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Lionel Marquis

La formation de l’opinion ­publique


en démocratie directe
Les référendums sur la ­politique
extérieure suisse 1981–1995
Lionel Marquis

La formation de
l’opinion ­publique en
démocratie directe
Les référendums sur
la ­politique extérieure
suisse 1981–1995
Cette recherche a bénéficié d’un soutien du Fonds national de
la recherche scientifique.

© 2006, Editions Seismo, sciences sociales et problèmes de société


Zähringerstrasse 26, CH-8001 Zurich
E-mail: info@seismoverlag.ch
http://www.seismoverlag.ch

Reproduction interdite. Tous droits réservés.


ISBN 2-88351-032-6


Table des matières

Avant-propos 13

PREMIÈRE PARTIE : Concepts et


modèle théorique
1 Introduction 16
1.1 Genèse de l’ouvrage et remarques formelles 16
1.2 Qu’est-ce que l’opinion publique ? 19
Le concept d’opinion publique 19
Evaluation normative de l’opinion publique 20
Quel est le dépositaire de l’« opinion publique » ? 24
Opinion(s) publique(s) et élites politiques 29
1.3 Matières à débats … 34
La politique des enjeux 34
Une information politique « imparfaite » 37
L’épistémologie contextualiste 38
Présentation de la Première Partie 42

2 L’importance du contexte 45
2.1 Le contexte scientifique 47
2.1.1 Réalistes versus idéalistes 48
2.1.2 Politique extérieure : Qui influence qui ? 58
2.2 Le contexte historique 73
2.2.1 La structuration des attitudes de politique extérieure 74
2.2.2 L’opinion publique suisse sur les enjeux de politique ­extérieure 78
2.3 Le contexte par les enjeux 83
2.3.1 Les dimensions des enjeux politiques 84
2.3.2 Les enjeux de la politique extérieure suisse 98
2.4 Le contexte par les institutions 109
2.4.1 L’influence du système politique 110
2.4.2 Le rôle de la démocratie directe 115
2.4.3 Démocratie directe et politique extérieure suisse 120
2.5 Synthèse : Le contexte de la politique ­extérieure suisse 131
2.5.1 Les enseignements de la recherche internationale 131
2.5.2 Une influence accrue des citoyens sur la politique ­extérieure suisse… 136
2.5.3 Donc, des efforts de persuasion accrus de la part des ­élites … 140


3 L’importance de la communication 146


3.1 Place des médias dans les modèles de la communication 147
3.1.1 Evolution de la recherche 147
3.1.2 L’influence des médias versus le « two-step flow of ­communication » 151
3.1.3 La communication est une dimension de l’activisme ­politique 157
3.2 Les composants de la communication 161
3.2.1 Variables liées à la source : caractéristiques des ­communicateurs 164
3.2.2 Variables liées au message : structure et contenu 168
3.2.3 Variables liées au canal : caractéristiques des médias 181
3.2.4 Variables liées au récepteur : « audience factors » 188
3.2.5 Les composants de la communication : conclusion 193
3.3 Nature des effets médiatiques 193
3.3.1 Les effets « persuasifs » des mass médias 194
3.3.2 Les effets « cognitifs » des mass médias 198
3.3.3 La fonction d’agenda-setting des mass médias 201
3.3.4 La fonction de priming des mass médias 209
3.3.5 L’attribution de responsabilité : framing effects 214
3.3.6 Autres fonctions des mass médias 218
3.4 Que « médiatisent » les mass médias ? 221
3.4.1 Qui fixe l’agenda des médias ? 222
3.4.2 Le rôle des sondages d’opinion 225
3.5 L’importance de la communication : conclusion 233

4 De l’information aux opinions 236


4.1 Nature des attitudes 236
4.1.1 Définition des attitudes 237
4.1.2 Propriétés des attitudes 243
4.2 Dimensions des attitudes : intensité, complexité et ­ambivalence 261
4.2.1 Les composants des attitudes 261
4.2.2 L’intensité des attitudes 264
4.2.3 La complexité des attitudes 272
4.2.4 L’ambivalence des attitudes 275
4.2.5 Conclusion et synthèse 281
4.3 Un modèle œcuménique de la formation des attitudes 283
4.3.1 Pré-requis du modèle 283
4.3.2 Le modèle Persuasion-Mémorisation-Remémoration (PMR) 287
4.3.3 La persuasion 293
4.3.4 La mémorisation 321
4.3.5 La remémoration et la formation des opinions 349
4.3.6 Problèmes d’opérationalisation 372


DEUXIÈME PARTIE : Analyse empirique


5 Cadre empirique et méthodologique 380
5.1 Données empiriques 380
5.1.1 Données de sondage 380
5.1.2 Données sur les campagnes publicitaires 381
5.2 Cadre méthodologique 391
5.2.1 Récolte des données 391
5.2.2 Construction des indicateurs 398

6 La structure des campagnes et ses effets 403


sur le vote
6.1 L’intensité absolue des campagnes 403
6.2 L’intensité relative des campagnes 410
6.3 Les acteurs des campagnes : Qui s’engage pour quoi ? 414
6.3.1 Les catégories d’annonceurs 414
6.3.2 La position des annonceurs 419
6.3.3 Le rôle des partis politiques 424
6.3.4 Répartition géographique et « sélectivité » des annonceurs 426
6.4 La dynamique des campagnes 429
6.4.1 Les mécanismes réactifs 430
6.4.2 Les tactiques 435
6.5 L’effet des campagnes sur le vote : analyse au niveau agrégé 438
6.6 L’effet des campagnes sur le vote : analyse au niveau ­individuel 450
6.6.1 Le modèle théorique 450
6.6.2 Comment mesurer le degré de conflit au sein de l’élite ? 452
6.6.3 Résultats empiriques 454
6.6.4 Conclusion : le vote est-il question de confiance ou d’arguments ? 462

7 Les arguments des campagnes 465


7.1 Le codage des arguments 465
7.2 La structure argumentative des campagnes 470
7.2.1 Le nombre d’arguments 471
7.2.2 La cible des arguments 475
7.2.3 La thématique des arguments 481
7.2.4 Conclusion 508
7.3 L’argumentation populiste 509
7.3.1 La Suisse : un contexte favorable au populisme ? 510
7.3.2 Le discours populiste : caractéristiques et potentiel 514
7.3.3 Le discours populiste dans les campagnes de politique extérieure 516
7.4 Entre valeurs et stratégies 526
7.4.1 Les arguments déterminent-ils le vote ? 526
7.4.2 Effets de résonance 531


7.4.3 Agenda-building 535


7.4.4 Opinion collective et opinions individuelles 537

8 Effets de « priming » des ­campagnes ? 540


8.1 Les annonces publicitaires ont-elles un ­impact ? 540
8.2 Questions de méthodologie 544
8.3 Priming effects : une analyse au niveau agrégé 548
8.3.1 Résultats préliminaires 548
8.3.2 Le modèle théorique 552
8.3.3 Caractéristiques de la source et du contexte 554
8.3.4 Exposition aux médias 560
8.3.5 Réception des messages 562
8.3.6 Exposition aux arguments : fréquence ou primeur ? 575
8.3.7 Analyse au niveau agrégé : conclusion 578

9 Effets persuasifs : une étude de la campagne 581


sur l’EEE
9.1 Le modèle théorique 582
9.2 Opérationalisation des variables du modèle 583
9.2.1 L’exposition aux arguments 583
9.2.2 L’exposition aux médias 587
9.2.3 La réception des messages 586
9.2.4 Variables dépendantes : les opinions individuelles 589
9.3 Analyse préliminaire de l’exposition aux ­arguments 591
9.4 Vérification empirique du modèle 593
9.4.1 Test du modèle de base 593
9.4.2 Médias officiels, médias concurrents 600
9.4.3 Effets directionnels, effets de polarisation 604
9.4.4 Accessibilité et polarisation affective 613
9.5 Limites et contraintes aux effets persuasifs des campagnes 615
9.5.1 Limites méthodologiques 616
9.5.2 Limites et contraintes substantielles 618

10 Conclusion 638
10.1 Vue d’ensemble de l’ouvrage 638
10.2 Evaluation et perspectives du modèle PMR 654

Références bibliographiques 666




Table des figures


Figure 2.1 : Différents modes d’inter-influence entre élites et citoyens 46
Figure 2.2 : Structure bi-dimensionnelle des attitudes vis-à-vis de la politique 76
étrangère améri­caine
Figure 3.1 : La matrice communication/persuasion 163
Figure 4.1 : Les attitudes comme tendances psychologiques à propos d’un 239
objet, inférées à partir des réponses éva­luatives
Figure 4.2 : L’espace évaluatif bi-dimensionnel de Cacioppo et Berntson 277
Figure 4.3 : Le modèle PMR : comment s’opèrent la persuasion, la 292
mémorisation et la remémoration des messages dans des
conditions non-expéri­­menta­les, et comment ces processus
aboutissent à la formation d’une opinion
Figure 4.4 : Différents types de messages sont internalisés sous différentes 317
formes de croyances
Figure 4.5 : Transformation des attitudes par activation et non-activation 339
Figure 4.6 : Connexions internes et externes de deux attitudes fictives 343
(à propos de la neutralité et des casques bleus)
Figure 5.1 : Construction de l’index composite de compétence politique 400
Figure 6.1 : Evolution temporelle du nombre d’annonces des campagnes 433
pour et contre les pro­jets gouvernementaux en politique extérieure
Figure 6.2 : Evolution temporelle de la surface publicitaire des campagnes 434
pour et contre les pro­jets gouvernementaux en politique extérieure
Figure 6.3 : Répartition temporelle des ressources de quelques catégories 436
d’annonceurs
Figures 6.4 et 6.5 : Répartition temporelle des ressources des annonceurs suivant 437
leur région linguistique et leur statut institutionnel
Figures 6.7 et 6.8 : Influence des prédispositions et de la compétence sur le vote 457
de sou­tien aux autorités en politique interne : objets consensuels
et conflictuels
Figure 6.9 : Influence des prédispositions et de la compétence sur le vote de 459
soutien aux autorités en politique extérieure : objets conflictuels
Figure 7.1 : Relations conceptuelles entre les mots-clés, les thèmes, les 467
arguments et les discours
Figure 7.2 : Evolution du nombre d’arguments par annonce au cours des 477
campagnes de politique extérieure
Figure 8.1 : Congruence arguments-motivations suivant la direction du vote, 563
le niveau d’exposition aux médias et le niveau de compétence
Figure 8.2 : Congruence arguments-motivations suivant la direction du vote, 567
le niveau d’exposition aux médias et le niveau de compétence
Figure 8.3 : Congruence arguments-motivations suivant la direction et le 570
moment de la décision de vote (vota­tion sur l’EEE)
Figure 8.4 : Congruence arguments-motivations suivant la direction et le 573
moment de la décision de vote (vota­tion sur les institutions
de Bretton Woods)
Figure 8.5 : Congruence arguments-motivations suivant la direction et le 574
moment de la décision de vote (vota­tion sur les casques bleus)
Figure 9.1 : Construction des variables COMM et TYPO 621
10

Figure 10.1 : Différents niveaux d’attention à la campagne entraînent 652


différents niveaux de sen­sibilité aux effets médiatiques
11

Table des tableaux


Tableau 2.1 : Les relations entre masses et élites dans le jargon politologique 54
Tableau 2.2 : Impact d’une variation des enjeux sur le mode de relations entre 97
élites et citoyens
Tableau 2.3 : Projets retenus pour chaque domaine politique et pourcentage
­d’acceptation en votation populaire
Tableau 4.1 : Déterminants de la réalisation de chaque médiateur du processus 376
PMR, en réponse à un message particulier ou à un flux de
messages
Tableau 5.1 : Sélection des quotidiens en fonction des principaux critères 393
Tableau 6.1 : Importance relative des différentes campagnes (en fonction du 406
nombre d’annonces et de la surface occupée)
Tableau 6.2 : Répartition du nombre d’annonces et de la surface occupée selon 409
les domaines politiques et les catégories de journaux
Tableau 6.3 : Taux de soutien au gouvernement selon les projets et les 411
différents quotidiens
Tableau 6.4 : Moyennes du taux de soutien au gouvernement selon les 413
catégories de journaux et les domaines politiques
Tableau 6.5 : Importance relative des catégories d’annonceurs 416
Tableau 6.6 : Pourcentage du nombre d’annonces redevable à chaque 420
catégorie d’acteurs, selon le domaine politique et la position face
aux objets (soutien/rejet de la position du CF)
Tableau 6.7 : Niveau de soutien aux autorités par catégorie d’annonceurs, par 423
domaine politique et par région linguistique
Tableau 6.8 : Importance relative des partis politiques dans les campagnes 425
­référendaires (rela­tions internationales, immigration et défense)
Tableau 6.9 : Répartition géographique des annonceurs (16 campagnes) 427
Tableau 6.10 : Position des annonceurs (% de soutien aux autorités selon le 428
nombre d’annonces et selon leur surface) par domaine politique
et par aire géographique
Tableau 6.11 : L’explication du résultat des votes populaires par la structure des 440
campagnes publicitaires
Tableau 6.12 : L’explication du résultat des votes populaires (modèles 444
différenciés selon l’intensité des campagnes publicitaires)
Tableau 6.13 : Modèle explicatif du résultat des votes populaires 446
Tableau 7.1 : Structure argumentative des campagnes publicitaires en politique 472
­extérieure
Tableau 7.2 : Distribution du nombre d’arguments par catégories d’annonceurs 474
Tableau 7.3 : Cible des arguments dans les campagnes de politique extérieure 476
Tableau 7.4 : Différence entre l’utilisation moyenne des types d’arguments et 478
leur utilisation par chaque catégorie d’annonceurs
Tableau 7.5 : Différence entre l’utilisation moyenne des types d’arguments et 480
leur utilisation par les annonceurs « institutionnels » et « non
institutionnels », pour chaque projet
Tableau 7.6 : Importance relative des arguments de la campagne sur l’ONU 484
12

Tableau 7.7 : Importance relative des arguments de la campagne sur les 489
institutions de Bretton Woods
Tableau 7.8 : Importance relative des arguments de la campagne sur l’EEE 494
Tableau 7.9 : Importance relative des arguments de la campagne sur les 505
casques bleus suisses
Tableau 7.10 : Importance globale et relative des deux principaux arguments 509
des campagnes
Tableau 7.10 : Opérationalisation des indicateurs du discours populiste 518
Tableau 7.11 : Importance des différents indicateurs du discours populiste, 521
pour chaque campa­gne de politique extérieure
Tableau 7.12 : Proportion des arguments populistes par rapport à l’ensemble 524
des arguments, pour chaque campagne de politique extérieure
Tableau 7.13 : Proportion de chaque argument par rapport à l’ensemble des ­ 527
arguments, et com­paraison des campagnes pour et contre les
projets gouvernementaux
Tableau 7.14 : Références aux opinions collectives par type d’annonceurs 538
Tableau 8.1 : Coefficients de corrélation (r de Pearson et rho de Spearman) 549
entre les arguments des campagnes
Tableau 8.2 : Corrélations entre les arguments de la campagne sur l’EEE et les 560
motivations du vote énoncées par le lectorat de trois journaux
Tableau 8.3 : Caractéristiques des citoyens suivant le moment de leur décision 569
Tableau 9.1 : Modèle explicatif de l’évaluation des arguments 595
Tableau 9.2 : Déterminants de l’évaluation des arguments, suivant la difficulté 603
de la décision de vote (uniquement les médias dont l’impact est
statistiquement significatif)
Tableau 9.3 : Modèle explicatif de l’échelle d’intensité des opinions sur les ­ 607
arguments (POL)
Tableau 9.4 : Modèle explicatif de l’échelle de direction des opinions sur les ­ 609
arguments
Tableau 9.5 : Caractéristiques des groupes d’individus distingués par la 622
variable TYPO
Tableau 9.6 : Modèle explicatif de l’échelle d’intensité des opinions sur les 624
­arguments (POL)
Tableau 9.7 : Modèle explicatif de l’échelle de direction des opinions sur les 626
arguments (POS)
Tableau 9.8 : Modèle explicatif de l’échelle de direction des opinions sur les ­ 631
arguments (POS)
13

Avant-propos
La réalisation de cet ouvrage m’a coûté bien des efforts ; près de huit années
ont passé entre les premières esquisses et la publication du manuscrit. Toutefois,
ce livre représente pour moi bien plus qu’un « accomplissement per­sonnel ».
Je vou­drais exprimer ma vive re­connaissance à toutes celles et ceux qui m’ont
té­moigné leur affec­tion et leur soutien au cours de ces années passées au Dé-
partement de science politique de l’Université de Ge­nève – et en dehors ! Je
pense tout d’abord à mes pa­rents, Claire et Hu­bert, qui m’épaulent depuis
l’âge du berceau ; je les remercie de leur confiance et de leur pré­sence à mes
côtés. Je pense bien sûr à Bar­bara, ma compa­gne, qui m’a toujours prodigué
ses encoura­gements, faisant preuve d’une grande pa­tience alors que le moment
de conclure ce travail sem­blait re­culer sans cesse ...
Je tiens ensuite à remer­cier mes excellent(e)s ami(e)s, collè­gues et men-
tors : Marie-Danièle Bruttin, Maya Jegen, José Bar­ranco, Mike Bützer, Tho-
mas Christin, Julien Dubouchet, Aref Etessami, Christian Hamm et Romain
Lachat. Leur amitié et leur connivence devant une tasse de café, un verre de
bière ou un écran d’ordinateur est tout sim­plement ines­timable. Enfin, je suis
extrê­mement redeva­ble à Hans­peter Kriesi, Eugène Horber et Pascal Sciarini
de m’avoir encou­ragé dans mes acti­vités de recher­che et d’enseignement ;
ce travail est aussi le fruit de leur écoute et de leurs conseils. En particulier,
Hanspeter Kriesi a été pour moi un directeur de thèse « idéal », me laissant
la liberté à laquelle j’aspirais sans pour autant perdre de vue les ob­jectifs que
nous avions fixés au départ. Je me plais à penser que, somme toute, seul le
temps néces­saire pour at­tein­dre ces objectifs fut pour lui un motif de profonde
consternation.
Sur un autre plan, cette publication a pu bénéficier, dans le cadre du
Programme National de Recherche n°42, de l’aide financière allouée par le
Fonds National de la Recherche Scientifi­que (subside n° 4042-046408/1)
pour la recherche dirigée par Hanspeter Kriesi et Pascal Scia­rini sur le thème
de « Démocratie directe et politique exté­rieure : étude de la formation des
attitudes en votation populaire ». Durant les trois années du projet, auquel
j’ai participé comme assistant de recherche, une partie essentielle des données
empiriques et des aspects théoriques nécessaires à cet ouvrage ont pu être
récoltés et développés. Je remercie également les autres membres de mon jury
de thèse – Andreas Auer, Yannis Papadopoulos et Pascal Perrineau – pour
leurs critiques bienveillantes, qui se sont avérées extrêmement utiles à l’amé-
lioration du manuscrit. Ensuite, je suis reconnaissant à Klaus Armingeon et
mes collègues de l’Institut de science politique de l’Université de Berne de
m’avoir offert des conditions de travail très agréables au cours de l’élaboration
du manuscrit original.
14

Enfin, cet ouvrage n’aurait pu voir le jour sans la compétence de Peter


Rusterholz et de ses collaborateurs de la maison Seismo à Zürich. Ni sans le
subside généreux du Fonds National de la Recherche scientifique (n° B‑0010-
106785), qui a permis d’en réduire considérablement le coût. Que tous soient
remer­ciés. Mes excuses, finalement, à tous les collègues et amis que je n’ai pas
nommés ici, bien que leur soutien à un moment ou un autre de mon travail
m’ait été si précieux.

Berne, en octobre 2004


15

PREMIÈRE PARTIE
Concepts et modèle théorique

« One implication of public opinion studies ought to be re­sisted by all friends


of freedom and de­mocracy ; the impli­cation that democracy is a failure
because the people are too ignorant to answer intelligently all the questions
asked by the pollsters. (…) The whole theory of knowledge un­derlying these
assumptions is pedantic. Democracy was made for the people, not the people
for democracy. Democracy is something for ordi­nary people, a political system
designed to be sensitive to the needs of ordinary people regardless of whether
or not the pedants approve of them »
(Schattschneider, The Semisovereign People, 1960, p. 135).
16

1 Introduction

1.1 Genèse de l’ouvrage et remarques formelles


Avant d’aborder les enjeux scientifiques de cette étude, nous souhaitons décrire
en quelques mots les circonstances et la manière dont elle a pris forme, pro-
gressivement, à partir de nos intérêts et questions de base. Cet ouvrage est le
fruit de cinq à six années de tra­vail, pendant lesquel­les les ob­jectifs et le cadre
de notre réflexion ont connu de nom­breuses rectifications. Tel est sans doute le
lot de tout néophyte qui se lance dans une entreprise com­parable. Toute­fois,
autant que nous puissions en juger après-coup, notre inconfort résidait moins
dans des tergi­versa­tions sur la forme que dans une certaine perplexité face à l’objet
même de notre re­cher­che. S’agissait-il de tester un modèle pré-existant du vote en
ma­tière de politique exté­rieure ? C’était notre position initiale – en somme,
la suite logi­que de notre mémoire de di­plôme, où nous avions effectué une
vérifica­tion som­maire du mo­dèle RAS de John Zaller (1992). Ce­pendant, cette
tâche nous est bientôt ap­parue comme « réduction­niste », d’un point de vue
em­pirique et théorique. D’une part, le modèle RAS constitue une théorie de la
forma­tion des opi­nions, et non seulement un modèle classique d’explication du
vote. D’autre part, ce modèle est largement axiomatique dans sa cons­truction
théorique, lais­sant ouvertes de nombreuses questions importantes.
S’agissait-il alors de se borner à une explication des opinions suivant
le modèle RAS ? A nou­veau, cette définition de notre objet d’étude soulevait
plusieurs objections, que nous présente­rons en temps voulu (voir chap. 4).
Notre principale critique était que le modèle RAS est loin de pouvoir saisir
les processus affectifs sous-tendant la formation des attitudes et des opi­nions.
Par ailleurs, sa séquence finale (axiomes d’accessibilité et de réponse) est
mise en cause par une partie importante de la littérature sur le traitement
de l’information. C’est pour­quoi nous avons décidé de repousser de manière
importante les limites de ce travail – en considé­rant le point de vue de modèles
alternatifs, et en élaborant sur cette base notre propre modèle de la formation des
opinions. Par ailleurs, ce modèle, comme ceux de Zaller et d’autres spé­cia­listes,
fournit également une explication de la formation des attitudes et des bases du
com­portement politique au sens large.
La théorie que nous proposerons excédera de beaucoup, à la fois dans
son étendue et dans sa spécificité, notre capacité à la tester empiriquement.
De fait, les limites rapidement attein­tes de notre matériel empirique ont
manqué nous faire rebrousser chemin, et réduire la portée de notre analyse à
une explication du vote – l’opportunité d’une telle option demeure en sus­pens.
Cependant, à défaut d’autres qualités, on peut considérer que notre dé­marche
empirique n’est pas dépourvue de tout mérite sur un plan heuristique. En
substance, nous pen­sons que les qualités principales de notre modèle résident
17

dans sa parci­monie, sa faculté de définir certains axes prioritaires de recherche,


ainsi que son applicabilité à un grand nombre de situations. Par ailleurs, nos
observations empiriques présentent à tout le moins une adéquation générale
avec les postulats de base de no­tre modèle.
Avant d’en arriver à la phase de vérification, toutefois, la construction
de notre cadre théori­que a éveillé de nombreuses questions. Ainsi, sur le
plan le plus général, nous avons cherché à dis­cerner quelles peuvent être les
conditions structurelles et contextuelles d’une influence des élites sur les citoyens,
et vice-versa (voir chap. 2). Or, cette question – qui n’est guère réser­vée à la
ré­flexion des milieux académiques1 – ne fait l’objet d’aucun consensus dans
la littérature empiri­que et théorique. Qui plus est, la distinction traditionnelle
entre politique interne et po­litique étrangère suggère que la question se pose
dans des termes fondamentale­ment dif­férents dans les deux domaines. A y
regarder de plus près, cependant, il nous est ap­paru que cette distinc­tion
n’avait que peu de vali­dité en tant que telle, mais qu’elle recoupait certaines
di­mensions essentielles des enjeux. A leur tour, ces dimensions sont en résonance
avec certai­nes proprié­tés des communications politiques sur ces enjeux et avec
certaines ca­ractéristiques des indivi­dus. Il importerait ainsi de déterminer
sous quelles conditions l’influence des élites atteint ses limites inférieures et
supérieures – pour quel type d’enjeu, abordé de quelle ma­nière dans le discours
politique, et auprès de quels individus.
Cependant, la même indétermination théorique et empirique semble
régner dans les autres domaines concernés par cette problématique : la recherche
sur les effets des mass médias (voir chap. 3) et sur la formation des opinions
individuelles (voir chap. 4). En outre, il est frappant de constater à quel point
chaque discipline particulière est étanche aux travaux effectués hors de son giron
scientifique. On relèvera tout spécialement la mauvaise… communication
entre les différents domaines s’intéressant au phénomène de la persuasion et
du changement des attitudes : sciences sociales (political behavior), psychologie
(social psychology) et sciences de la communication (mass media research), parmi
d’autres. Ce cloisonnement a eu notamment pour conséquence d’entraver
longtemps le développement de modèles opérationnels de l’influence des
médias (voir McGuire, 1969 : 224).
Partant de cette constatation, nous avons eu soin d’explorer ces diffé-
rentes disciplines, recher­chant particulièrement leurs dénominateurs communs.
Ce faisant, nous avons rencontré plu­sieurs obstacles, parmi lesquels notre
connaissance lacunaire et naïve de ces « nouveaux » do­mai­nes, ainsi que
l’impossibilité matérielle d’avoir accès à certaines sources im­portantes. Ces

1
Ainsi, le problème des relations entre élites et peuple refait sur­face chaque fois qu’un
référendum se tient dans l’un des pays membres de l’Union euro­péenne (voir chap.
2.4.3). En Suisse, la question du « pilotage de la démo­cra­tie directe » est centrale, et
revient à l’ordre du jour à l’occasion de chaque campagne référendaire d’une cer­taine
importance (voir chap. 2.6).
18

réserves faites, nous avons pris le parti de présenter la littérature de façon


relativement dé­taillée – contrairement à un usage répandu parmi les auteurs
anglo-saxons –, en utilisant de manière extensive les citations et les notes de
bas de page afin de satisfaire la curiosité éven­tuelle du lecteur. Par ailleurs,
il nous paraît justifié de mettre à disposition de celui-ci un mi­nimum d’indi-
cations méthodologiques au moment de discuter les résultats de recherches
em­piri­ques. Comme le soulignent notamment Rucht et Neidhardt (1995 :
22–3), les décisions mé­thodolo­giques, généralement nombreuses dans toute
étude empirique et souvent discuta­bles, ont une in­fluence considérable sur
les résultats obtenus. Or, à notre sens, cette remarque s’applique égale­ment
à l’analyse secondaire, c’est-à-dire que la lit­térature citée devrait être pré­sentée
dans un contexte critique. Ensemble, ces différentes options expliquent en partie
l’envergure de notre travail, aussi bien dans sa partie théorique que dans son
développement em­pirique (Deuxième Partie). Il n’empêche que cette étude
pourra certainement apparaître à certains comme excessivement forma­liste,
voire comme un travail historiographique dans sa première partie. Nous
aurions une préférence personnelle pour le qualificatif de « contextua­liste »
(voir chap. 1.3), mais le lecteur en sera naturellement seul juge… Il jugera
également de l’opportunité de définir plus exacte­ment, comme nous le fai­sons
dans le chapitre sui­vant, le concept d’« opinion publique ».
A nos yeux, la question se pose en effet, tant il est vrai que le terme
d’opinion publique fait partie intégrante du discours commun sur la po­liti­que
et ne suscite apparemment aucune inter­rogation de la part même de ceux qui
s’y réfèrent de façon routinière, à savoir les élites politi­ques et mé­diati­ques.
Pourtant, les choses sont moins claires qu’en apparence. En particulier, nous
souhaitons attirer l’attention sur les fondements normatifs, conceptuels, voire
idéologi­ques, des études sur ou au moyen de l’opinion publique. Notre discussion
rendra plus évi­dente, nous l’espérons, l’impossibilité d’entreprendre une étude
« neutre » (tant sur un plan théori­que que sur un plan méthodo­logique) de la
formation de l’opinion publique suisse sur les questions de politique étrangère.
En adoptant une définition nominale de l’opinion publi­que (voir infra), nous ne
ferons que rejoindre le « mainstream » de la recherche par sondages – mais
cela ne signifie en rien un affran­chissement de tout paradigme normatif.
En résumé, notre cadre de recherche a progressivement évolué vers
l’élaboration d’un mo­dèle « œcuménique » de la formation des opinions. Cette
tâche s’est bien sûr avérée très ardue, no­tamment en raison de l’étanchéité des
différentes disciplines touchées par nos questions de recher­che, ainsi que des
difficultés prati­ques qui en résultent. Ainsi, l’envergure de ce travail se justifie
en partie par la confusion théo­rique, empirique et méthodologique régnant
dans les domaines abordés, ainsi que par la néces­sité de présenter les différents
arguments utiles à no­tre raisonnement dans un contexte critique.
Avant d’ouvrir la discussion, il convient d’ajouter quelques indications
stylistiques desti­nées à faciliter la lecture de ce tra­vail. En principe, les citations
19

sont faites dans la langue originale. Lorsqu’une citation a été traduite en


français par nos soins, nous la désignons par le sigle [NT] (notre traduction),
inséré après la référence habituelle de l’œuvre ; par exemple, ci-dessous : « … »
(Neidhardt, 1994 : 25 [NT]). D’autre part, si certains passa­ges cités ont été
mis en évidence par nos soins (par exemple mis en italique), nous le si­gnale­
rons systématiquement par la référence ‹ accentuation ajoutée ». A défaut,
les accentua­tions sont contenues dans le texte original. Quant aux crochets
([…]) dans les références bi­bliogra­phiques, ils désignent l’année de parution
originale d’un texte. Par exemple, la réfé­rence « Ha­bermas (1993 [1962]) »
signifie que l’ouvrage de Haber­mas a été publié pour la pre­mière fois en 1962,
mais que notre propre exemplaire du texte a paru en 1993. La nuance peut
s’avérer importante pour les ci­tations, dans la mesure où la pagination peut
varier d’une édi­tion à une autre – notamment pour les ouvrages traduits.

1.2 Qu’est-ce que l’opinion publique ?


Le concept d’opinion publique
Notre étude porte sur le processus de formation de l’opinion publique en
politique étrangère. Mais à quoi faisons-nous référence lorsque nous parlons
de l’opinion publique ? La question a pré­occupé des générations de spécialistes
– en sociologie, science politique, psychologie, his­toire et philosophie, pour
ne mentionner que les principales disciplines. Aucun consensus ne semble
possible autour d’une définition de l’opinion publique, pas plus entre les diffé-
rents domaines scientifiques qu’en leur propre sein. En particulier, « depuis
des décennies, le concept de ‹ l’opinion publique › fait partie des concepts les
plus mystérieux des sciences so­ciales » (Neidhardt, 1994 : 25 [NT]). Ainsi,
Noelle-Neumann (1984 : 58 ff.) ne relève pas moins de cin­quante définitions
distinctes de l’opinion publique. De même, en retraçant la « préhistoire »
du concept, Habermas (1993 : 99–112) et Price (1992 : chap. 2) mettent en
évi­dence autant son extraordinaire pouvoir d’attraction que son am­bi­guïté
originelle et permanente.
L’avènement des sondages d’opinion et du concept de mass opinion est
singulièrement res­ponsable de l’essor considérable des études sur l’opinion
publique. A ce titre, on peut rele­ver que les méthodes employées et les résultats
empiriques des études sur les « opinions de masse » se sont influen­cés de
manière réciproque. Par exemple, plus ils connaissaient de suc­cès pour leur
capacité à prédire les résultats électoraux, plus les sondages d’opinion ont sti­
mulé des améliorations techniques et scientifiques pour la récolte et l’analyse
des données. Par la suite, l’accumulation de données secondaires a stimulé
l’étude tous azimuts de la structure de l’opinion publique, tout spécialement
aux Etats-Unis (Eichenberg, 1989). Or, cette focali­sation sur la « variable
dépendante » s’est largement faite au détriment de l’élaboration théori­que
20

au sujet de la nature et des « causes » de l’opinion publique – les « variables


indépendantes » (Eichen­berg, 1989 : 211–2)2. La conséquence de cette pratique
scientifique est une conceptualisation absente, impli­cite ou très morcelée de
l’opinion publique.
En somme, les interrogations au sujet de la nature de l’opinion publique
sont multiples. Ce­pendant, loin de prétendre y répondre exhaustivement pour
tenter ensuite de dégager la « meilleure » définition du concept, nous foca­
liserons ici notre attention sur deux questions essen­tielles à nos yeux :
1. Quel est le fondement normatif de l’opinion publique, notamment dans le
cadre des théo­ries démocratiques ? En résumé, deux modèles normatifs
se font face : le mo­dèle « dis­cursif » de Jürgen Habermas et le modèle
« réflexif » de Niklas Luhmann. A ceux-ci s’ajoutent par exemple les
modèles « implicites » et « osmotiques » des élites politiques (voir chap.
2.1.3).
2. Quel est le « dépositaire » de l’opinion publique – où s’observe-t-elle,
auprès de quelle instance doit-on la mesurer ? Diverses propositions
ont été faites, allant du « grand public » (i. e. l’agrégation des opi­nions
individuelles) à l’individu (i. e. la perception de la volonté géné­rale).
Ce faisant, il s’agit également d’appréhender la dimension ré­flexive de
l’opinion publi­que – suivant la manière dont on la conçoit, l’opinion
publique peut développer elle-même une no­tion de son identité et de
son devenir.

Evaluation normative de l’opinion publique


Dans L’espace public, Habermas (1993 [1962] : chap. 22 et 24) s’avise de
l’impossibilité de considérer l’opinion publique comme un concept neutre.
Analysant l’évolution de la sphère publique bourgeoise, il constate que
« l’opinion publique » est désormais constituée des consommateurs de la
« Publicité ». Or, cette Publicité « manipulatoire » s’oppose à la Pu­bli­cité
« cri­tique », inac­cessible au plus grand nombre. Habermas penche ainsi pour
2
Selon Eichenberg, les différences entre les études américaines et européennes de l’opinion
publique peuvent s’expliquer en partie par la simple disponibilité des données. En matière
de politique de sécurité, « the study of cleavage in European public opinion has been
strong on hypotheses and weak on data to test those hypotheses. (…) Lacking compa-
rative opinion sur­veys on a variety of security issues that could be subjected to primary
analy­sis, researchers have contented them­selves with a comparison of breakdowns to
single questions. The research tradition in the United States has been quite different.
American researchers are fortunate to have available a number of exhaustive surveys
that were designed specifically to allow the study of both public and élite opinions on
a very large number of issues. (…) Perhaps because the data are so rich, students of
American opinion have generally not started with hypotheses relating independent
variables to security opinions. Rather, the primary focus has been the exploration of
the underlying structure of opinions – the dependent variables » (1989 : 211).
21

une vision dé­sen­chantée de l’opinion publique : une opinion manipulée par


les médias et les « mana­gers élec­toraux », très loin de satisfaire aux critères
de son modèle discursif (voir infra). Il utilise ainsi le terme d’« opinion non-
publique » pour désigner le produit des interactions dans l’arène politique,
c’est-à-dire une forme d’opinion pervertie par les pratiques et les intérêts
particula­ristes. Pourtant, une concep­tion aujourd’hui archaïque de l’opinion
publique semble résister à l’épreuve des faits : « au sein d’une démocratie de
masse les institutions conformes à la Constitution ne peuvent se passer d’une
opinion publique supposée intacte, car elle reste l’unique fonde­ment reconnu
qui permette de légitimer la domination politique » (Habermas, 1993 : 248 ;
voir aussi Cohen, 1973). Même animées des meilleures intentions, les grandes
approches académiques de l’opinion publique – entre autres les approches
élitiste et institutionnaliste – ne sont guère mieux parvenues à saisir sa véritable
subs­tance, qui semble soumise à une sorte de prin­cipe d’incertitude (Habermas,
1993 : 250)3.
D’une part, pour certains, l’opinion non-publique « ne devient
‹ publique › qu’après avoir été reformu­lée par des partis » (1993 : 249), lui ôtant
toute fonction propre et l’asservissant aux instances politiques (voir cependant
Neidhardt, 1996). D’autre part, dès le début du siècle, les théories de l’opinion
publique (e. g. L’Opinion et la Foule de Gabriel Tarde, publié en 1901), n’ont eu
de cesse de l’analyser en tant qu’opinion de masse. De la sorte, l’opinion « est
im­médiatement dépouillée de son caractère authentiquement ‹ publique › ; elle
n’est plus considérée que comme le produit d’un processus de communication
qui se déroule au sein des masses et ne respecte pas plus les principes de la
discussion publique qu’il ne se réfère à la domination politique » (Habermas,
1993 : 250–1). C’est ainsi que, progressivement, le concept d’opinion publique
a évolué en direction d’une définition « réductionniste », l’assimilant à la somme
des opinions individuelles (voir infra). Le dernier avatar d’une telle conceptualisation
coïn­cide avec l’essor des sondages d’opinion (voir chap. 3.4.2). Ceux-ci, tout en
prétendant mesu­rer l’opinion publique, constituent en réalité des moyens de
contrôle et de manipulation des mas­ses à disposition des groupes au pouvoir
(1993 : 253–4) – « un instrument de démagogie ra­tionnelle », selon Pierre
Bourdieu (entretien pour la chaîne de télévision France2, 1999). Le rôle
normatif de l’opinion publique ne sem­ble obéir à aucune règle formelle ou
3
« L’opinion publique, fiction du droit constitutionnel, ne peut plus être repérée dans le
comportement réel du pu­blic lui-même ; et même si l’on fait complètement abstraction
de ce comportement, tenir compte du fait que l’opinion est prise en charge par certaines
institutions politiques ne suffit pas non plus à lui ôter son caractère de fiction. C’est
d’ailleurs pourquoi les recherches empi­riques dans le domaine des sciences sociales
en reviennent à s’attaquer à cette dimension du comportement avec une ardeur toute
positiviste, afin d’établir l’existence brute d’une ‹ opi­nion publique ›. Mais, à l’inverse,
elles font abstraction de ses aspects institutionnels et la psy­cho-sociologie en arrive
très vite à dissoudre le concept d’opinion publique en tant que tel » (Habermas 1993 :
250).
22

matérielle. Ses rapports avec le pouvoir politique sont opaques, et la privent


de toute existence autonome4. Quant aux approches marxistes défendues
dans certaines sociétés communistes, elles favo­risent un concept unitaire et
« moniste » de l’opinion publique (Zagatta, 1984 : 11–5).
Partant de ce constat, Habermas a posé les principes d’un « modèle
discursif » (Diskursmo­dell) de la formation de l’opinion publique. Ce modèle
définit les conditions sous lesquelles des opinions peuvent être considérées
comme « publiques », par opposition aux opinions « non-publiques » ou
« quasi-publiques » (1993 : 255). En fait, l’opinion publique constitue en soi
une fiction, une sorte de paradigme pour l’évaluation de la sphère publique
et des institutions dé­mocrati­ques : « Des opinions non-publiques prolifèrent,
tandis que ‹ l’ ›opinion publique (au singulier) reste une fiction ; néanmoins,
il ne faut pas renoncer au concept d’opinion publique au sens où il constitue
un paradigme, puisque la réalité constitutionnelle de l’Etat-social doit être
comprise comme le processus au cours duquel une sphère publique politique
se réalise, c’est-à-dire que l’exercice du pouvoir social et de la domination po-
litique y est effectivement soumis au principe démocratique de Publicité. C’est
dans la perspective de cette évolution socio-politique qu’il faut donc forger
les critères permettant d’apprécier les opinions d’un point de vue empirique,
et d’évaluer leur caractère plus ou moins public. (…) Dans la mesure où, en
fait, il n’y a pas d’opinion publique en tant que telle, et où l’on ne peut tout
au plus qu’isoler certaines tendances qui, dans des conditions données, contri-
buent à sa formation, la définition de l’opinion publique reste comparative »
(Habermas, 1993 : 255–9).
Le modèle discursif considère donc l’opinion publique comme une
émanation fictionnelle des débats au sein de l’espace public. Néanmoins, sous
certaines conditions, les élites et les médias contribuent – en tant que « porte-
parole » (Sprecher) et « communicateurs » au sein de l’espace public – à la
formation « d’opinions publiques » (öffen­tliche Meinungen). Il s’agit en substance
d’« opinions prédominantes parmi les acteurs de l’espace public, c’est-à-dire ceux
que le public peut percevoir » (Neidhardt, 1994 : 7 ; [NT]). De telles opinions
sont surtout susceptibles de se constituer sur des enjeux peu polarisants, qui
se situent au-delà des clivages traditionnels (e. g. en politique étrangère, ou
sur des enjeux de valence suscitant une désapprobation ou une acceptation
4
« L’opinion publique reste soumise au contrôle de la domination même lorsqu’elle
contraint le pouvoir à des concessions ou à des réorientations ; elle n’est plus ni tenue
d’observer les règles de la discussion publique ou tout simplement celles d’une commu-
nication écrite ou orale, ni de se préoccuper de problèmes d’ordre politique, voire de
s’adresser à des instances politiques. Les rapports qu’elle entretient avec la domination
se développent pour ainsi dire derrière son dos : les revendications d’ordre ‹ privé ›
(voiture, réfrigérateur) sont rangées sous la catégorie d’‹ opinion publique › au même
titre que tous les autres comportements de n’importe quel groupe so­cial, dès lors que
le pouvoir et l’administration de l’Etat-social peuvent en faire usage dans l’exercice de
leurs fonctions » (Habermas 1993 : 254).
23

générale). Jusqu’à un certain point, l’analyse de contenu des mass médias per­
met de mesurer la consonance des déclarations sur un enjeu et de sta­tuer sur
leur caractère d’opinion publique (Neidhardt, 1994 : 26–7).
D’un point de vue normatif, l’espace pu­blic doit remplir trois fonctions
pour permettre la for­mation d’opinions publiques (voir Neidhardt, 1994 :
8–9) : une fonc­tion de transpa­rence (ac­cès libre à l’espace public), une fonction de
valida­tion (discursivité des opinions ; voir infra), ainsi qu’une fonction d’orientation
(autorité persuasive des opinions). Ceci étant, les opinions de la popula­tion
(Bevölkerungsmeinung) et l’opinion publique (öffentli­che Meinung) sont deux entités
distinctes ; ainsi, leur convergence (ou leur divergence, suivant les enjeux) est
une question empirique (voir Neidhardt, 1994 ; Page, 1996 ; Roman, 1998).
Toutefois, dans la me­sure où une certaine convergence existe, une pres­sion
particulière tend à s’exercer sur les déci­deurs politiques, de manière directe
ou indirecte (i. e. au travers des sondages d’opinion). En résumé, le modèle de
Habermas implique une certaine discursivité des opinions pu­bli­ques, à savoir
une capacité de définir les problèmes et de proposer des solutions au moyen
de véritables arguments, visant à créer une acceptation collective par une voie
persuasive et dé­nuée de contrainte. Mais le modèle postule également, de
manière plus ou moins implicite, que les opinions méritant l’appellation de
« discours », en vertu de ce qui précède, doivent ser­vir à promouvoir un consensus
« raisonnable » (Neidhardt, 1994 : 9–10). A cet égard, Neidhardt (1996 : 64–8)
montre que la réalité empirique de l’opinion publique est loin de satisfaire
aux cri­tères de discursivité, notamment en raison du fort « négativisme »
imprégnant les débats – un procédé destiné à éveiller l’attention du public
(voir chap. 3.3.2 et 3.4.3). Ainsi, le modèle devrait être relativisé de manière à
admettre le compromis (ou le « consensus relatif ») comme principe de légitimité
des processus délibératifs (Neidhardt, 1996 : 65–6).
Si cette « stratégie de révi­sion » s’impose pour des enjeux qui, comme
l’avortement, suscitent de vifs conflits de valeurs et une forte polarisation
des débats (Neidhardt, 1996), elle ne paraît pas moins néces­saire au vu des
caractéristiques générales de l’espace public contemporain. En effet, de façon
globale, les conditions structurelles d’une opinion véritablement « publique »
(transparence, validation, orientation) ne sont guère rem­plies dans les sociétés
hautement mé­diatisées, où l’espace public est très largement soumis aux lois
du marché et où l’information est systéma­tiquement biaisée en faveur des
intérêts de certaines catégories d’acteurs (Neid­hardt, 1994 ; voir cependant
Page, 1996). Pourtant, Neidhardt reconnaît au modèle discursif certaines qua­
lités « heuristi­ques » que ne possèdent pas d’autres modèles (1994 : 38).
Entre autres, le « modèle réflexif » (Spiegelmodell) de l’espace public proposé
par Luhmann (voir Neidhardt, 1994, 1996) fournit une alternative au modèle
discursif. En comparaison de ce dernier, il se prête plus facilement à une
opérationalisation empirique, et implique de moin­dres exigences normatives
à l’égard de l’opinion publique (Öffentlichkeit) en se foca­lisant sur sa fonction de
24

transparence. Par cette fonction, il faut com­prendre que l’accès à l’espace public
est garanti à tous les groupes sociaux, à tous les enjeux et à toutes les opi­nions,
per­mettant ainsi à la société de se voir dans l’opinion publique comme dans
un miroir : « Öffentlichkeit erfüllt Transparenzfunktionen, und ihre Publi-
zität ist schon ihre Leistung. Die Gesell­schaft spiegelt sich mit dem, was sie
von sich gibt, im Medium der Öffentlichkeit, und das zu beobachten, gibt
instruktive Informationen für das Handeln in den Funktionsbereichen, die in
irgendeiner Weise von den Publikumsresonan­zen öffentlicher Kommunikation
abhän­gen. Als illusorisch erscheint in diesem Modell, von der Öffentlichkeit
auch noch zu erwarten, dass sie die Kristallisierung ‹ öffentlicher Meinun­gen ›
leistet. Allenfalls erzeugt sie eine ‹ In­stitutio­nalisierung von Themen ›, also
mit ‹ agenda-setting › eine Fokussierung der Aufmerk­samkeit auf bestimmte
Angelegenheiten » (Neidhardt, 1994 : 9). Globalement, le modèle ré­flexif
sug­gère de supprimer l’exigence du « consensus raisonnable » posée par le
modèle dis­cursif (Zolo, 1992 : 114 ; Neidhardt, 1996 : 65). D’un point de vue
em­pirique, pourtant, cette réduc­tion du rôle normatif de l’opinion publi­que
à sa fonction de transparence paraît poser des cri­tères de légitimité encore
trop élevés (voir chap. 2.3.1 et 3.4.1). Du reste, la nature col­lec­tive de l’opinion
publique est elle-même mise en cause par une ap­proche en vogue de­puis
l’essor des son­dages d’opinion, mais dont l’existence remonte aux origines
du concept.

Quel est le dépositaire de l’« opinion publique » ?


Pour les approches normatives de l’opinion publique, certes, il ne fait aucun
doute que celle-ci « n’est pas la somme de toutes les opinions exprimées
publiquement, mais un produit col­lectif des communications, qui se dégage en
tant qu’opinion ‹ dominante › parmi les interlo­cuteurs [Sprecher] » (Neidhardt,
1994 : 26 [NT]). L’approche « individualiste » de l’opinion publique reste
toutefois bien en deçà de ce principe, puisque toutes les opinions – y compris
celles qui ne sont pas exprimées publiquement – sont qualifiées pour faire partie
intégrante de l’opinion publique. Certains auteurs proposent une définition
moins disparate, en ceci que le terme « pu­blic » implique une restriction aux
opinions sur les « objets d’intérêt public » ou sur les affaires publiques, dans
le sens romain de Res Publica (Pool, 1973 : 780 ; Key, 1964 : 10–1). Enfin,
d’autres types d’approches proposent une définition intermédiaire, pour ainsi
dire para­doxale, de l’opinion publique. De fait, dès l’origine du concept, une
profonde am­bivalence s’est manifestée entre ses deux dimen­sions : l’opinion,
généralement conçue au niveau indivi­duel, et le terme « public », faisant nor­
male­ment référence au niveau collectif : « In conferring the ti­tle ‹ public › on
opinion, Enlightenment thinkers implied universality, ob­jectivity, and ration­ality.
On the other hand, the concept of opinion itself suggested considerable flux,
subjectiv­ity, and uncertainty. Connecting the concepts public and opinion repre-
sented a li­beral-phi­losophical attempt to unite the ‹ one › and the ‹ many ›, to
25

link the collective welfare to individ­ual ideas and preferences. It is no wonder,


then, that efforts to define the concept vacil­late between holistic viewpoints,
which locate public opinion in the realm of the collective, and reductionistic
definitions, which trace it to individuals » (Price, 1992 : 2).
Cette ambivalence se reflète clairement dans la pensée libérale des
Lumières, où l’opinion publique « was not held to coincide exactly either
with the opinion of the electorate or with any majority of it. Public opinion
expressed the general interest of the citi­zens because it emerged from the
centres of civil society – newspapers, magazines, profes­sional associa­tions,
clubs, salons, universities, the stock exchange, markets, etc. – which ensured
that the character of such opinion would be both public and rational. Public
opinion occupied, in sum, a kind of uncertain intermediate position between
the electorate and the legislative power » (Zolo, 1992 : 150). De même, les
travaux de théorie politique au début du 20e siècle (e. g. Bryce, 1966 [1900] ;
Lowell, 1966 [1913]) combinent des éléments relevant tantôt de l’agrégation
des opinions individuelles, tantôt de la délibération collective – la loi de la ma­
jorité et son acceptation, le consensus social quant aux objectifs et aux moyens
du processus politique, etc.5 Parallèlement, plusieurs travaux philosophiques
et scientifiques (e. g. Lippmann, 1965 [1922]) semblent renoncer aux critères
de rationalité, d’autonomie ou de compétence de l’opinion publique (Zolo,
1992 : 151–2). Ensuite, avec l’avènement des sondages d’opinion dans les
années 1930, une approche plus individualiste s’est imposée, popularisant
une définition ré­duction­niste de l’opinion pu­blique comme « agrégation des
opinions individuelles » (voir Price, 1992 : 22–3).
Depuis lors, l’ap­proche individualiste semble imprégner la grande
majo­rité des tra­vaux empiri­ques sur l’opinion publique, aussi bien en micro-
politique qu’en macro-politique (e. g. Duver­ger 1951 : 330 ff.). Ce faisant,
elle néglige largement les interactions complexes entre les ni­veaux collec­tif
et indi­viduel (voir Price, 1988 ; 1992 : chap. 5), et le processus de forma­tion
des opinions indi­viduelles semble échapper aux effets de la délibération

5
Voici en résumé la position de deux auteurs représentatifs de cette période : « What do
we mean by public opi­nion ? The difficulties which occur in discussing its action mostly
arise from confounding opinion itself with the organs whence people try to gather it, and
from using the term to denote, sometimes everybody’s views – that is, the aggregate of
all that is thought and sail on a subject –, sometimes merely the views of the majority,
the particular type of thought and speech that prevails over other types » (Bryce 1966
[1900] : 13) ; « Each of the two words that make up the expression « public opinion »
is significant, and each of them may be examined by it­self. To fulfil the requirement
an opinion must be public, and it must be really an opinion. (…) A body of men are
politically capable of a public opinion only so far as they are agreed upon the ends and
aims of government and upon the principles by which those ends shall be attained. (…)
In order that [public opinion] may be public a majority is not enough, and unanimity
is not required, but the opinion must be such that while the minority may not share it,
they feel bound, by conviction not by fear, to accept it » (Lowell 1966 [1913] : 21–6).
26

collective. En parti­culier, une telle approche fait abstraction de ce que les


opinions individuelles se forment au sein d’un « public », dont les propriétés
sont tout à fait distinctes de celles attribuées aux indi­vidus. Assurément, un
public ne « pense » ni n’agit comme la résultante des actions et des pen­sées
de chacun de ses membres – à l’inverse, un individu pense et agit de manière
diffé­rente lorsqu’il est inséré au sein d’un groupe ou lorsqu’il est isolé. Ce type
d’interac­tions ré­sulte de certaines caractéristiques du public, qui font défaut
à d’autres groupes d’individus comme la « foule » (the crowd) ou la « masse »
(Blumer, 1964 [1946] ; Turow, 1990 : 10–5 ; Price, 1992 : 24–9 ; Bro­sius and
Weimann, 1996 : 564).
Dans l’approche sociologique classique, un premier aspect d’intentionnalité
et de dis­cursivité se dégage du pu­blic : « The term public is used to refer to a
group of people (a) who are confronted by an issue, (b) who are divided in
their ideas as to how to meet the issue, and (c) who engage in discussion over
the issue. (…) The presence of an issue, of discussion, and of a col­lective opi­
nion is the mark of the public » (Blumer, 1964 : 189). Par contraste, « [o]ne
es­sen­tial charac­teristic of a mass is coincidence. People choose to do the same
thing at roughly the same time – each person for her or his own individual
rea­son » (Lemert, 1992 : 43). Un deuxième élément distinctif du public est
un certain degré de structuration et d’interconnexion, dont on attribue souvent
l’origine au développement des mass médias et à leur ubi­quité dans les sociétés
modernes : « the mass media allow for the transformation of the mass (as a
group of disconnected individuals) into an organizing, structured public »
(Price, 1988 : 665 ; voir cependant Turow, 1990)6. Ensemble, ces deux éléments
– discursivité et intercon­nexion – permettent à un grand nombre d’individus de
se constituer en acteur politique, ca­pable de développer une véritable opinion
collective : l’opinion publique (Blumer, 1964 : 190–3). Selon une telle perspective,
l’opinion publique est le produit des différentes opinions ré­pandues au sein du
public, mais un produit composite où ces opinions n’ont pas nécessaire­ment
le même poids selon leur inten­sité (voir chap. 2.3.1 et 4.2.2)7.
6
Selon Turow, Blumer « posited that a crowd and a public were both created not via
the media but only through direct interactions among the people involved (the first
on emotional, the second on rational, grounds). He added (…) that a mass was not a
product of interpersonal interaction » (1990 : 14).
7
« Public opinion should be viewed as a collective product. A such, it is not a unanimous
opinion with which eve­ryone in the public agrees, nor is it necessarily the opinion of
a majority. Being a collective opinion it may be (and usually is) different from the opi-
nion of any of the groups in the public. It can be thought of, perhaps, as a composite
opinion formed out of the several opi­nions that are held in the public ; or better, as the
central ten­dency set by the striving among these separate opinions and, consequently,
as being shaped by the relative strength and play of opposition among them. In this
process, the opinion of some minority group may exert a much greater influence in
the shaping of the collective opinion than does the view of a majority group. (…) The
forma­tion of public opinion occurs through the give and take of discussion. Argument
27

Ainsi définie, l’opinion publique se distingue à la fois de la notion de


« consensus raisonnable » promue par Habermas et de la définition nominale
de l’opinion comme agrégation des opi­nions individuelles – « what opi­nion polls
try to measure » (P. Converse, cité in Price, 1992 : 22). Néanmoins, en accord
avec le modèle discursif, cette définition admet implicitement qu’une opinion
publique ne se forme pas nécessairement sur tous les enjeux. En particulier,
Blumer souligne la possibilité que les critères de discursivité et d’interconnexion
ne soient pas toujours remplis. D’une part, certaines formes de discours axés
sur la communauté des senti­ments et des émotions (e. g. la « propagande »)
ou certains événements peuvent transformer le public en « foules » (Blumer,
1964 : 179–80). D’autre part, « there seems to be less ten­dency for the public
to become the crowd than for it to be displaced by the mass. The increa­sing
de­tachment of people from local life, the multiplication of public issues, the
expan­sion of agen­cies of mass communication, toge­ther with other factors,
have led people to act increa­singly by individual selection rather than by
participating in public discussion » (Blu­mer, 1964 : 196).
C’est précisément l’accroissement de ce risque d’atomisation et de
privatisation que traduit le renouveau du paradigme de la société de masse dans
les années 1970 et la mise en cause de la tradition behaviouriste (voir Gitlin,
1995). Dans certaines théories de la société de masse, le concept d’opinion
publique et de délibération collective est virtuellement dissous au profit d’autres
concepts comme celui de mainstreaming – une homogénéisation des attitudes
et des comportements résultant d’une exposition durable aux mass médias,
particulièrement à la télévision (Gerbner et al., 1994). Mais d’autres théories,
comme celle de la « spirale du silence » (Noelle-Neumann, 1984), révèlent
une autre approche du concept d’opinion publique. Contrai­rement à l’usage
examiné jusqu’ici (l’opinion comme jugement), l’opinion peut revêtir une
autre signification, réminiscente des concepts de « coutume » et de « contrôle
social » : « The first sense is essentially epistemological and stems from ist use
in distinguishing a matter of judg­ment from a matter of fact, or something
uncertain from something known to be true, either by demonstration or by
faith. (…) A second, related sense of opinion, by some contempo­rary ac­counts
more closely connected to its modern connotations, equates it with manners,
mo­rals, and customs. Here the emphasis is on the role of popular opinion as
a kind of infor­mal so­cial pressure and social control. Opinion is equated with
reputation, esteem, and the general re­gard of others, of interest principally
because it constrains human behavior » (Price, 1992 : 6).

and counterargument become the means by which it is shaped. For this process of
discussion to go on, it is essential for the public to have what has been called a ‹ uni-
verse of discourse › (…) The formation of public opinion implies that people share one
an­other’s ex­perience and are willing to make compromises and concessions. It is only
in this way that the public, divided as it is, can come to act as a unit » (Blumer 1964 :
191–2).
28

Selon Noelle-Neumann (1977, 1984), par exemple, l’opinion publique


se résume essentielle­ment à une perception individuelle de la volonté générale. En fin
de compte, la dualité entre expression et perception ajoute à la confusion générale
environnant le concept d’opinion pu­blique (Glynn and McLeod, 1985 : 64).
Ceci étant, la nécessité d’une clarification du concept n’est pas vaine, loin s’en
faut, et le choix d’une définition parmi d’autres a des conséquences bien plus
qu’académiques. En premier lieu, le niveau collectif ou individuel auquel, par
défi­nition, se situe l’opinion publique contraint naturellement l’observateur
à adopter des techni­ques d’analyse adaptées. Celui-ci veillera également à
éviter les pièges inhérents au passage d’un niveau à l’autre (erreur écologique,
erreur de composition). Deuxièmement, les techni­ques d’analyse propres à
un concept et une méthode (sondages d’opinion, expériences, analy­ses de
contenu, etc.) n’autorisent que difficilement des extrapolations à d’autres
méthodes. Par exemple, une étude de la formation d’opinions individuelles
en laboratoire ne permet en rien de préjuger de la formation d’une opinion
publique – même au sens nominal – dans des conditions « na­turelles » (voir
McGuire, 1969 : 231–2)8.
Enfin, nous examinerons plus loin (voir notamment chap. 4.1) les critiques
s’adressant à la mesure des opinions et des attitudes au moyen des sondages.
On peut cependant mentionner dès ici que certains spécialistes mettent en
doute l’existence même des « attitudes » chez la plupart des indivi­dus, et réfutent
par là même une définition nominale de l’opinion publique (voir Converse,
1964 ; Glynn and McLeod, 1985 : 65). En effet, l’opinion publique ne saurait
repo­ser sur une addition de « non-attitudes », d’autant moins si on lui assi­gne
un vérita­ble rôle poli­tique comme manifestation de la volonté générale.
Dans ce travail, nous adoptons une définition nominale de l’opinion publique,
ceci pour trois raisons principales. Premièrement, la littérature théorique et
empirique à laquelle nous ferons ré­férence repose en majeure partie – bien que
souvent de manière implicite – sur l’idée que l’opinion publique consiste en la
somme des opinions individuelles, et que l’opinion publique peut être changée
en atteignant directement les individus par les moyens de la communication
de masse. Deuxièmement, l’opinion publique ainsi conçue est précisément ce que nous
cher­chons à expliquer au moyen de notre modèle (voir chap. 4.3). Suivant le principe
« one man, one vote », la dé­mocratie directe crée pour les acteurs politiques
le besoin de rallier le plus grand nombre d’avis à leur cause, le plus souvent
sans considération pour la qualité de la déli­béra­tion collective et pour la
« rationalité » des opinions. Indépendamment des questions de légiti­mité et
d’efficacité du processus politique, la question posée dans ce travail exige un
modèle explicatif de la formation des opinions individuelles. Troisièmement, le

8
L’étude de Saris, « Public Opinion About the EU Can Easily Be Swayed in Different
Directions » (1997), illus­tre parfaitement l’abus de langage que l’on commet en inter-
prétant des résultats expérimentaux comme s’ils s’appliquaient directement au cadre
réel de la formation de l’opinion publique.
29

principal ma­tériel empiri­que à notre disposition est issu de sondages d’opinion


(voir chap. 5). Cette raison d’opportunité (l’absence d’autres don­nées primaires
et même se­condaires sur l’opinion publi­que au sens large) ne fait cependant
que renforcer l’option gé­nérale de notre approche.
Enfin, il faut souligner que nous veillerons aussi à mesurer l’opinion
publi­que « collective », du moins au sens où l’entend le modèle réflexif, et
que celle-ci constitue précisément une va­ria­ble indé­pendante essentielle pour
expliquer la formation des opinions individuelles. Pour dif­féren­tes raisons,
nous avons choisi de focaliser notre attention sur les argu­ments publicitai­res, c’est-
à-dire les énoncés persuasifs diffusés par la voie des annonces pu­blicitai­res
dans la presse quoti­dienne suisse (voir chap. 5). En admettant que l’analyse
de contenu des mass mé­dias occa­sionne un « déficit de validité supporta­ble »
pour mesurer la consonance des opi­nions publiques (Neidhardt, 1994 : 26), et que
les opi­nions diffusées dans les médias obéis­sent géné­ralement à un principe de
dominance (Riker, 1993) analogue (sinon identique) au principe de consonance,
il s’ensuit que nos mesures des arguments publicitaires méri­tent en tous cas
l’appellation d’opinions « publiquement mani­festées » (Habermas, 1993 :
257). Natu­rellement, tout recoupe­ment de notre analyse avec les postulats
des théories de l’espace public n’est qu’incidente, et notre modèle s’inscrit
résolument en marge de ces théories nor­matives.

Opinion(s) publique(s) et élites politiques


En résumé, nous avons vu que le concept d’opinion publique peut être utilisé
dans trois sens distincts (auxquels il faudrait ajouter la signification que lui
donnent les théories normatives, ba­sée sur des critères de légi­timité) : « (1) that
the opinions referred to are publicly expressed, or (2) that the opinions re­ferred to
are about public affairs, or (3) that the opinion is held by the general public instead of
by some small group » (Pool, 1973 : 780 ; accentuation ajoutée). Notre propre
définition se situe à l’intersection des deux derniers sens mentionnés : l’opinion
publique réside dans les opinions du general public, pour autant que celles-ci
concernent des enjeux politiques – des enjeux qui, par essence, contiennent au
moins une dimension publi­que. Mais en quoi consiste exactement le « grand
public » (general public) ?
On a généralement coutume de considérer l’opinion publique comme
un acteur stratifié, dont les différentes composantes sont ordonnées en cercles
concentriques (voir Price, 1992 : 33–43 ; Neidhardt, 1994 : 12–4). L’ensemble
le plus vaste est constitué du « grand public », qui corres­pond à la totalité
d’une population donnée – ou, si l’on préfère, à la population mère des
sondages d’opinion « commerciaux ». Malgré son avantage pratique pour la
recherche empiri­que et l’inclination démocratique de ses concepteurs, cette
catégorie du public ne mérite pas la dé­nomination de « publique » au sens
traditionnel du terme. Compte tenu de la faible connais­sance des enjeux
qui se dégage généralement des sondages d’opinions (voir chap. 2.7), « il est
30

difficile de considérer la popu­lation totale comme un groupe engagé dans


une appré­ciation ou une discussion attentive de la plupart des enjeux. (…) En
d’autres termes, il s’agit d’opinions de masse [mass opinions] » (Price, 1992 :
36). Ainsi, le terme de mass public peut être considéré comme équivalent à
celui de « grand public ».
Un premier « dégrossissage » du grand public consiste à ne sélectionner
que les membres de l’électorat (voting public). Cependant, cette distinction n’a que
peu d’utilité générale, tant il est vrai que l’électorat peut être défini de différentes
manières (on peut distinguer la popula­tion ayant le droit de vote, la population
inscrite sur les listes électorales, ou la population qui participe réellement à
un scrutin donné), et qu’il se caractérise par une très forte diversité in­terne,
peu compatible avec la notion de public. En effet, la participa­tion électorale
n’offre qu’une approximation très sommaire de l’intérêt des électeurs pour le
pro­cessus poli­tique et de leur niveau de connaissance ou de conceptualisation
des enjeux politi­ques (Key, 1964 : 543–8 ; Campbell et al., 1964 : chap. 9). Il
convient donc de diffé­ren­cier les élec­teurs en fonc­tion de leur degré d’attention
pour les affaires politiques, afin de mieux circons­crire la part de l’électorat
susceptible de former un public au sens classique du terme. De nombreux
spé­cialistes (e. g. Almond, 1950 ; Rosenau, 1961 ; Key, 1964 ; Cobb and Elder,
1972) ont ainsi sug­géré l’existence d’une « minorité attentive », que nous
appellerons ci-après le « pu­blic éclairé » ou le attentive public.
Cette catégorie de ci­toyens, généralement estimée à moins de 25% de la
population (Graham, 1994), se tient plus régulièrement informée des affaires
politiques au moyen des mass médias, s’engage plus vo­lontiers dans des dis­cus­
sions politiques avec d’autres individus (voir chap. 3.2) et dans d’autres formes
de participa­tion politique9. Pour Devine, « the attentive public is concei­ved
as the relevant group for the American political system » (cité in Price, 1992 :
38). Seule catégorie populaire « perti­nente » pour le fonc­tionnement des
institutions démocratiques, parce que seule capable de former des attitudes
cohérentes et stables, le public éclairé se pare ainsi de « blanc » dans le black
and white mo­del de Philip Converse (voir chap. 4.1.2). A noter qu’une certaine
incertitude subsiste quant à savoir si le niveau d’attention du public éclairé est
stable d’un enjeu à l’autre (Rogers, 1983 ; Merten, 1988 ; Price, 1992 : 42–3).
En d’autres termes, il reste à établir empiri­quement l’existence d’un public
généralement attentif aux enjeux politiques, distinct des « pu­blics secto­riels »
dont nous reparlerons plus loin (chap. 2.2.2).
Plus proche encore du centre du pouvoir – ou du sommet de la
« pyramide » –, on trouve un groupe d’individus généralement désigné par
le terme d’élites politiques. Comme c’est le cas de l’opinion publique, il n’existe

9
Selon une étude classique de Devine, « [m]embers of this group are far more active than
others in public de­bate, they are more likely to join demonstrations or wear campaign
buttons, and they are 10 times more likely than others to write public officials » (Price
1992 : 39).
31

guère de définition univoque et universellement acceptée des élites politiques.


Illustrée notamment par l’antagonisme entre les théories élitistes et plu­ralis­tes
de la démocratie, la controverse au sujet de la définition et de la composition
des élites politiques dépasse de loin le cadre de notre étude. Ainsi, dans notre
première partie, nous utili­serons le terme d’élites dans l’acception propre à
chacun des travaux pris en considération. Il semble toutefois possible de mettre
en évidence certains éléments communs aux différentes définitions proposées.
Premièrement, quelle que soit la définition adoptée, on peut noter que les élites
politiques comprennent une très faible proportion de la population. Selon la littéra­ture
compulsée par Price (1992 : 39–41), les élites pourraient représenter quelque
15% du pu­blic éclairé, c’est-à-dire 4% au plus de la population totale. Cette
estimation rejoint celle de Kegley et Wittkopf (1996 : 283), pour qui les élites
représentent moins de 2% de la popula­tion. Naturellement, cette proportion
est susceptible de varier marginalement suivant les systèmes politiques et
suivant la définition opérationnelle des élites.
Un deuxième point commun aux différentes définitions est que les
élites politiques compren­nent un « noyau dur » formé des élites partisanes.
Certaines approches s’en tiennent de manière restrictive à cette composante
fondamentale, tandis que d’autres intègrent une grande variété d’autres acteurs.
Par exemple, l’approche néo-fonctionnaliste – qui tend à déconsidérer le rôle
de l’opinion publique et des acteurs de la société civile – focalise son attention
sur l’arène partisane ; les élites se rédu­isent ainsi aux « leaders of all relevant
political groups who habi­tually participate in the ma­king of public decisions,
whether as policy-makers in govern­ment, as lobbyists or as spokes­men of
political parties » (E. Haas, cité in Sinnott, 1995 : 15). De même, l’approche
élitiste insiste sur la primauté d’une « oligarchie » partisane pour­suivant ses
propres intérêts (Michels), ou sur l’existence d’une power elitecumulant les
pouvoirs politique, économique et militaire (Mills). Le développement des
« appareils de partis » (Par­teiapparate) ne semble toutefois pas constituer une
« loi d’airain » universellement vérifiée, et doit être sin­gu­lièrement relativisée
dans le cas des partis suisses (Ladner und Brändle, 2001 : 225–8). Par ailleurs,
le rôle économique et militaire de l’élite politique suisse est important, mais
pas au point d’en faire une « élite de pouvoir » au sens de C. Mills (Kriesi,
1995 : 261–2).
A l’inverse, les approches pluraliste et behaviouriste conçoivent une sorte
de morcellement du pouvoir politique et une dissémination de l’influence des
élites (Gitlin, 1995). Dahl (1961) et Polsby (1970) prétendent que le leadership
des élites est « sectoriel » et que le pouvoir politi­que est segmenté en fonction
des enjeux (voir chap. 2.3.1). Partageant cette vision « polyarchi­que », Key
affirme que les élites – « politi­cal leaders, governmen­tal functiona­ries, party
activists, opi­nion makers, and others of that vaguely defined stratum of society
who talk and act in politi­cal roles » (1964 : 259) – consti­tuent un groupe peu
homo­gène, dont les membres se recrutent dans toutes les classes sociales
32

(1964 : 536–43). L’approche plura­liste s’oppose donc aux théories élitistes,


et notamment à celles de la « strati­fication sociale », qui affirment que la
structuration de l’influence politique coïncide avec la structura­tion so­ciale, de
sorte que les personnes de haut statut social jouent un rôle dispropor­tionné
dans le processus politique (voir Luttbeg, 1968b : 355–8). Pour leur part,
Lazarsfeld et ses collègues (1952 [1944]) ne proposent aucune définition
for­melle des élites, mais il ressort clai­rement de leur analyse que le pouvoir
politique réside dans la capa­cité de propagande des mass médias. Toutefois, les
« machines politiques professionnelles » sont men­tionnées très inci­demment,
et leur influence ne soutient guère la comparaison avec celle des « machines
ama­teurs » et des « pressions moléculaires lo­cales » résultant des contacts inter-
per­sonnels (1952 : 158). Autrement dit, l’un des as­pects essentiels du pouvoir
poli­tique, celui de « for­mer » et de contrôler les opinions de masse, se situe davantage
auprès des leaders d’opinion et du « public éclairé » que dans les appareils de
partis et dans les organes for­mels (voir chap. 3.1.2).
Un troisième point commun à de nombreuses approches est précisément
la tendance générale à définir les élites de manière fonctionnelle – par opposition
aux définitions positionnelles (e. g. Kritzer, 1978 : 485) ou réputationnelles
(e. g. Holsti and Rosenau, 1986 : 377) –, en ob­servant quels ac­teurs ont la
capacité de « faire l’opinion » ou d’influencer les politiques (e. g. Putnam,
1976 ; Aguilar et al., 1997). Cette approche est particulièrement manifeste
chez Rose­nau (1961 : 42–73), qui identifie 16 différents types de opinion-makers
en fonction de trois dimensions prin­cipa­les : le niveau (local ou national),
le secteur (single-issue vs. multi-issue) et le type d’occupation (gouverne­mental,
associationnel, institutionnel ou individuel). Pour Rosenau, cepen­dant, le
concept même d’élites reste peu clair10 ; l’on constate une abondance de
définitions « servant à identifier les élites et le public effectif comme des classes
générales d’individus », et simultanément un « manque évi­dent de définitions
opérationnelles qui per­mettraient une identification systématique des dif­férents
types de personnes influentes » (1961 : 7). Conceptuellement, Rosenau (1961 :
33–5) se range toutefois à une vision classique de la stratification du public,
où les élites – le opi­nion-making public – occupent le som­met de la pyramide, au-
dessus du attentive public et du mass public. Ce « stratum politique » se carac­térise
par un large consensus sur les « règles du jeu » démocratique, contrairement
au mass pu­blic (McClosky, 1968 : 369–71).
10
« [C]onfusion prevails with re­spect to the identification of those persons in the society
who are central to the opinion-mak­ing process. They have been variously designated
as the ‹ elite ›, the ‹ ef­fective public ›, the ‹ influen­tials ›, the ‹ Great Disseminators ›, the
‹ is­sue-makers ›, the ‹ opin­ion leaders ›, the ‹ prestigeful leadership ›, and the ‹ cosmo-
politans ›. For most ana­lysts all these terms are descriptive of the same characteristic :
a capacity of indi­viduals to influence the course of events and/or the flow of opinion.
Hence many ana­lysts make no distinction between these designations, but use them
indiscriminately, changing from one term to another solely on the basis of the stylistic
need for variety » (1961 : 6–7).
33

La majorité des définitions assimilent les élites à des agrégations plus


ou moins larges d’individus actifs dans les partis et les associations politiques,
dans les gouvernements et les admi­nistrations, dans le secteur médiatique, ainsi
que dans les groupes de la société civile qui prennent part au débat public (voir
McClosky, 1968 : 368). Pour Brody et Shapiro, « [elites are] individuals – often
but not exclusively government officials – who by role, experience, or expertise
are in a position to comment on matters of public concern and are seen to
be in that position by those who would contribute to public understanding of
these matters. It is a status that is conferred by election, appointment, and by
selection by the news media » (cités in Hubert, 1994 : 4). Pour Zaller (1992 :
6), les élites sont les individus qui consacrent tout ou partie de leur temps aux
affaires publiques (c’est-à-dire les politiciens, le personnel du gou­vernement,
les journalistes, les activistes, les experts politiques, etc.) et qui sont à l’origine
des idées politiques circulant dans le public. Une fonction similaire de fabrication,
d’articulation et de propagation du dé­bat public se retrouve no­tamment chez
Graham (1994 : 195), pour qui les élites comprennent le public éclairé, l’élite
d’opinion et les décideurs politiques (« the attentive public, the opinion and
policy elite, and policy makers »).
On retrouve donc ici les concepts de « porte-paroles » et de
« communicateurs » propres au modèle discursif de l’espace publique. Par
ailleurs, s’il est vrai que les membres du public éclairé – les « transmetteurs »
des opinions publiques – ne sont pas systé­matique­ment inclus dans la catégorie
des élites, du moins sont-ils considérés le plus souvent comme l’opinion « ef­
fective » pour cette dernière (Kennamer, 1992). Pour notre part, nous définissons
comme appartenant à l’élite politique : (a) toute per­sonne qui intervient (à
titre individuel ou comme membre d’un groupe) dans le processus de décision,
y compris de manière « invisible » ou in­directe (voir Kriesi, 1995 : 253–5) ; (b)
toute personne qui inter­vient (à titre individuel ou col­lectif) dans le processus
de dé­libération institué et stimulé par la dé­mocratie référendaire. D’un point
de vue opérationnel, la se­conde com­posante de l’élite inclut tous les acteurs
s’exprimant publique­ment sur un enjeu poli­tique, et dont le dis­cours est relayé
par les mass médias.
Mais revenons au concept général de stratification du public, et notons
que sa « redécouverte » a en quelque sorte éveillé l’espoir de résoudre plus
aisément la question des liens entre élites et public. En particulier, la présence
d’acteurs intermédiaires entre les décideurs politiques et le mass public – les
partis politiques et les groupes de pression, bien sûr, mais également les mass
médias, les leaders d’opinion, le public éclairé, etc. – est censée faciliter la
transmis­sion d’information et d’influence entre la base et le sommet de la
pyramide sociale (Katz and Lazarsfeld, 1995 [1955] ; Rosenau, 1961 ; Deutsch,
1968 ; Luttbeg, 1968a). C’était pourtant sans compter avec toute une série de
problèmes, inhé­rents à la composition extrêmement hété­rogène de l’opinion
publique, que certains spécialis­tes se sont empressés de souligner. Comme
34

l’avaient pressenti plusieurs précurseurs (e. g. Lippmann, 1965 [1922]), le public


se signale par un manque géné­ral de compétence sur les enjeux politiques, par
un manque de ressources communicationnel­les, et par une certaine vulnérabi­
lité à la persuasion « émotion­nelle » ou « non-rationnelle ». A cela s’ajoutent
les problèmes de la « tyrannie de la majorité » et de la « massification du
public » (Price, 1992 : 17–21). Le cha­pitre suivant présente les contro­verses
et les débats qu’ont suscités les grandes questions rela­tives au lien entre élites
politi­ques et public, et qui feront l’objet de notre première partie.

1.3 Matières à débats …


La politique des enjeux
La question centrale de cette étude porte sur les modalités de la formation des
opinions indi­viduelles en matière de politique extérieure suisse. La toile de fond
de ce phénomène haute­ment complexe comprend les institutions (formelles
et informelles) de la démocratie directe et les attitudes induites par celle-ci.
La démocratie directe, introduite en Suisse à la créa­tion de l’Etat fédéral en
1848 et complétée en plusieurs étapes jusqu’en 2003, a déterminé en bonne
partie les caractéristiques du processus politique en Suisse, ce qu’on nomme
parfois la culture politique de ce pays. Ainsi, à la différence de la plupart des
systèmes politiques, en Suisse la politique des enjeux (issue politics) prend souvent
le dessus sur la politique par­tisane (partisan politics) – l’articulation et la gestion
des problèmes politiques par les par­tis. En Suisse, les votations populaires et
la démocratie directe sont souvent considérées comme plus importantes que
les élections et la démocratie représentative (Vatter, 1997 ; Linder, 2001).
Ori­ginellement, les partisans du mou­vement démocratique dans les années
1860 affir­maient déjà que les questions de choses sont plus faciles à tran­cher que
les questions de per­sonnes (Vuil­leumier, 1996 : 184 ; Gross und Klages, 1996 :
279–80). C’est pourquoi les théo­ries explicati­ves du comportement politique
élaborées dans les gran­des universités américai­nes ou euro­péennes sont sou-
vent bien incapables de répondre aux questions soulevées par le changement
politique en Suisse. Nous restreignons ici notre dis­cussion aux déterminants
du comportement de vote, même si une bonne partie des considérations à ce sujet
s’appliquent aussi à d’autres formes de comportement poli­tique et pour la
for­mation de l’opinion publique en général.
Relevons pour commencer que la politique des enjeux n’exclut pas
l’influence des partis et de l’activisme partisan. Le rôle des partis dans
l’articulation des clivages sociaux est un élément essentiel pour comprendre
les comportements politiques indivi­duels. De fait, leur explication par les
clivages socio-culturels est chose très fréquente, en Suisse comme partout ailleurs
(Lijphart, 1977, 1979, 1984 ; Lor­win, 1971 ; Kerr, 1975 ; Kriesi, 1995 :
134–41 ; Hug et Trech­sel, 2002). Cela n’a rien d’étonnant lorsque l’on
35

connaît la segmentation élevée et particu­lière­ment complexe de la so­ciété


suisse. Pourtant, l’explication des comportements politiques par les clivages
sociaux est avant tout « conservatrice » – comme dans l’hypothèse du « gel
des systèmes de partis » avancée par Lipset et Rokkan (1985). Ainsi, ce genre
d’explication rend compte davantage de la conti­nuité des comportements
que de leur évolu­tion ; bien que les cli­vages changent eux aussi, ils le font
à un rythme qui ne permet pas d’appréhender la modifi­cation relativement
brutale de certains comportements11. L’articulation durable des cliva­ges par
les partis politiques, qui crée parmi la population des liens socio-pys­chologiques
d’identification partisane, permet dans une cer­taine mesure de rendre compte
de telles varia­tions de comportement. Celles-ci sont liées à la capacité des par­tis
d’entretenir ces liens parti­sans, à leur façon de se positionner face à cer­tains
enjeux et à la personnalité des candidats qu’ils pré­sentent. Cette explication
reste toute­fois fragmentaire et ne prend pas en compte de nom­breux facteurs
conjoncturels, externes à l’action des partis. Ces facteurs (e. g. les événe­ments sur
la scène internationale, les crises économiques) pourraient notam­ment servir à
expliquer la mo­bi­lité parti­sane et la volatilité du vote (Grunberg, 1989 : 426–8),
au lieu de la considérer arbi­trai­rement comme un « phéno­mène marginal »
ou une « part de variance aléa­toire »12.
Vient ensuite l’idée d’une dilution des appartenances sociales : alors que
les clivages sociaux demeurent en tant que tels, le lien subjectif qui associe
les individus à leur milieu social (et ses forces partisanes) peut se distendre et
se resserrer en fonction de certaines circonstances13. C’est l’idée centrale de
l’ouvrage de Nie, Verba et Petrocik (1976 : chap. 4 et 10), qui met en évidence le
déclin des affiliations partisanes, au profit du vote sur les enjeux. A la diffé­rence de
la politique des enjeux (issue politics), propre au système suisse et plus largement
aux sys­tèmes connaissant la démocra­tie directe, le vote sur les enjeux (issue
voting) constitue un vote « utilitaire » ou « rationnel », d’abord identifié dans
des systèmes représentatifs, et qui s’apparente aux théories du choix public
et aux théories « économiques » du vote (voir Simon, 1985 ; Elster, 1986 ;
Popkin, 1991 ; Friedman, 1996 ; Lupia et al., 2000). En ce sens, issue politics et
issue voting sont deux choses très différentes ; tandis que le vote sur les en­jeux

11
C’est l’argument de Campbell et ses collègues contre les travaux de l’Ecole de Colum-
bia : « For example, the distribution of social characteristics in a population varies but
slowly over a period of time. Yet crucial fluctua­tions in the national vote occur from
election to election. Such fluctuation cannot be accounted for by independ­ent variables
which, over brief spans of time, do not vary » (Campbell et al., 1960 : 17).
12
Dans une version révisée de leur ouvrage original, Campbell et al. (1985 [1964] : 31)
admettent l’importance de facteurs externes à l’action des partis, tout en restant fidèles
à l’idée de loyautés partisanes sta­bles.
13
Cette idée n’est pas partagée par tous les spécialistes ; certains mettent davantage en
évidence la stabilité de la base sociale des partis et la stabilité des liens subjectifs d’ap-
partenance sociale (e. g. Heath et al. 1985 : chap. 3).
36

prend souvent la forme d’un vote « rétrospectif », la politique des enjeux est une
pratique essentiellement « pros­pective » et incertaine. L’incertitude inhérente
à la démocratie directe est renforcée par l’érosion accélérée des mécanismes
de transmission des identités sociales et partisanes (au sein de la famille, par
exemple), et surtout par l’émergence de nouveaux en­jeux, sur lesquels les
partis peinent à se positionner et qu’ils tardent à intégrer à leur répertoire
politique tradi­tionnel (Per­rineau, 1996). Ce double phénomène (relâchement ou
resserrement des loyautés partisanes, renouvellement des enjeux) n’est cependant
pas tou­jours d’un grand secours pour comprendre les comportements en Suisse,
où l’on observe de­puis le début des enquêtes d’opinion un fai­ble attachement
aux partis14 et où la population est constamment appelée à se pronon­cer sur
des enjeux, qu’ils soient fondamentalement nou­veaux ou non.
En résumé, le compor­tement politique des citoyens suisses possède
une certaine assise so­ciale, visible notamment dans l’influence du milieu
social sur le vote, mais cette assise n’est que faiblement médiatisée par
l’appartenance partisane. Même si les partis remplissent effec­tivement leur
fonction d’articulation des clivages, et les rendent ainsi « opérationnels » pour
les décisions des citoyens, cette fonction est plus discrète et moins reconnue
en Suisse que dans d’autres systèmes plus partisans. De fait, les démocraties
semi-directes comme la Suisse ou certains états américains se signalent par
la faiblesse organisationnelle et financière de leurs partis politiques, ainsi que
par l’importance des organisations non-partisanes de « marketing » politique
(Ladner und Brändle, 2001 ; McCuan et al., 1998). De plus, la tâche de l’analyste
des comportements politiques en Suisse se révèle d’autant plus ardue qu’il
est sans cesse en train de viser sur ces sortes de « cibles mouvantes » que sont
les objets de vote en démocratie di­recte. Il ne lui suffit pas, par exemple, de
dégager des tendances à partir de données longitudi­nales, comme se limitent
souvent à le faire les spécialistes de so­ciologie électorale, pour avancer un
pronostic ou commenter le résultat d’un vote. Il lui faut, comme le simple
citoyen ap­pelé aux urnes, s’informer sur le contenu de l’objet de vote, suivre
le débat précédant le scru­tin et identifier les argu­ments susceptibles de peser
sur le vote des individus, pour peu que ces argu­ments aient été diffusés dans
un large public. En somme, il cherche à discerner l’impact éventuel des
délibérations référendaires, afin de se faire une idée intuitive du proces­sus
de formation des opinions. S’il dispose de données empiriques adéqua­tes – à
l’instar des enquêtes VOX (voir chap. 5.1.1) –, il pourra les confronter à son
idée préconçue de la for­mation des opinions. Mais ce n’est encore qu’un pas
dans la direction souhaitée.

14
Le pourcentage de citoyens suisses attachés à un parti semble même décliner : 65%
en 1972 selon Kerr (1975 : 52), moins de 50% selon Kriesi (1995 : 152), environ 45%
selon les données VOX les plus récentes.
37

Une information politique « imparfaite »


Alors que les approches de sociologie électorale se basent sur des données
connues, relative­ment stables, toujours disponibles au moyen des questions
signalétiques des sondages d’opinion, l’approche qui conviendrait à l’explication
des comportements politiques en démo­cratie di­recte ne peut se satisfaire de
ces données structurelles. Le rôle de l’information politi­que, différente à chaque
scrutin, est de la plus haute importance. Dans un monde « idéal » où tous les
problèmes seraient parfaitement connus des citoyens, où ces derniers seraient
parfaitement cons­cients de leurs propres intérêts et où les différents partis
défen­draient au plus près cette variété d’intérêts, chaque individu saurait
exactement « quoi va avec quoi » : quel intérêt avec quel parti, avec quelle
décision. Et nous pourrions nous contenter d’observer l’influence sur le vote des
variables so­cio-politiques : milieu social, identification partisane, position sur
l’axe gauche-droite, etc. Dans le monde moins idéal des théoriciens du choix
rationnel, il est géné­ralement admis que les individus peuvent se satisfaire d’une
information « optimale », à défaut d’être complète, en consacrant davantage
de ressources à l’acquisition d’information sur des enjeux importants (Becker,
1986). La volatilité apparente des opinions sur des enjeux de moindre impor-
tance témoigne alors d’une forme de rationalité – elle traduit une répartition
tran­sac­tionnelle des coûts impliqués par l’information –, et non d’une forme
d’irrationalité ré­duc­tible à une variance par essence aléatoire.
Or, bien sûr, même cette condition de « transparence relative » est
loin d’être remplie – pro­bablement pour le bien et la stabilité des systèmes
démocratiques (Russett, 1969 ; Miller, 1983). Cela n’enlève rien à l’intérêt des
variables mentionnées plus haut, notamment des prédisposi­tions poli­tiques,
comme nous le verrons. Toutefois, pour le processus de formation de l’opinion
pu­blique, il est in­dispensa­ble de tenir compte du rôle de l’information politi-
que, quelles qu’en soient les sour­ces. En quelque sorte, l’analyse sociologique
permet d’évaluer la « situa­tion de départ » – the initial bias, dans les termes de
Fiorina (voir Pizzorno, 1986 : 342) –, mais ne nous apprend rien sur l’influence
intrinsèque des campagnes référen­daires, ni sur les interac­tions entre les ca-
ractéristiques des individus et les ca­ractéristiques des messages politi­ques qu’ils
reçoivent. Autrefois, les mo­dèles « ad­ministra­tifs/behavioristes » professaient
que les individus sont des récepteurs passifs de la communi­cation ; à l’inverse,
les modèles « libé­raux/transactionnels » soulignaient que les indivi­dus prennent
une part ac­tive dans le proces­sus (voir Biocca, 1988). Depuis quelques dé­cen­
nies, de nombreux spécia­listes (en particulier des psychologues) ont effectué la
synthèse de ces deux approches, et soulignent une dichoto­mie fondamentale dans le
traitement de l’information (e. g. Petty and Cacioppo, 1986 ; Ea­gly and Chaiken,
1993 : chap. 7). En substance, tandis que certains indi­vidus intéressés par un
en­jeu ont tendance à examiner soigneusement l’information reçue, d’autres
indi­vidus peu concernés par le même enjeu ont recours à des « signaux heuristi­
38

ques » (short­cuts) extraits de la même information pour prendre des décisions


efficientes et peu coûteuses.
Naïvement, l’on pourrait croire à première vue que ces travaux sont
de nature à réconcilier les différentes approches sur le rôle de l’information
dans les systèmes démocratiques, puisque les citoyens peu informés parvien-
nent à « imiter » le comportement des citoyens bien informés (Lupia, 1994)
ou s’excluent d’eux-mêmes du jeu politique. Cependant, les conséquences
d’une information politique « imparfaite » continuent de donner lieu à des
controverses gigantesques, dans un cadre strictement empirique comme dans
la théorie démocratique (voir Bartels, 1996). Ainsi, l’étude de la formation
des attitudes populaires en politique étrangère suisse s’inscrit dans un champ
de tensions extraordinaire, qui dépasse de loin le contexte institutionnel hel­
vétique. D’abord, tensions scientifiques et académiques quant à la nature
exacte de l’opinion publique et quant à la manière adéquate d’étudier sa
formation, suscitant une série de débats que nous pré­senterons plus loin. En-
suite, tensions entre les différents acteurs politiques en amont du pu­blic (élites
socio-économiques, politiques et médiatiques), dont les points de vue diver­gent
quant au poids à donner à l’opinion publique dans le processus décisionnel
et quant aux moyens de l’influencer. Enfin, en Suisse tout particulièrement,
tensions de l’opinion publique elle-même, qui se trouve étroitement engagée
dans le proces­sus déci­sion­nel en tant que parte­naire de la conduite des affaires
extérieures, du moins de­puis une trentaine d’années.
Dans le jeu interactif auquel participent élites, médias et opinion publi-
que, les stratégies sont parfois complexes et les résultats du processus de décision
hautement imprévisibles. Compte tenu de ces incertitudes et des « coûts »
toujours plus élevés associés au processus po­litique, ce n’est certainement
pas un hasard si la pratique des sondages d’opinion s’est consi­dérablement
développée depuis ses débuts dans les années 1930 aux Etats-Unis, occupant
de nos jours un créneau florissant de la recherche scientifique. Toutefois,
dans leur rôle d’explication des comportements politiques, les scientifiques
ont bien du mal à respecter leur vocation d’observateurs impartiaux. Dans
de nombreux travaux scientifiques se manifestent une confusion des genres
(normatif, descriptif, explicatif) et une certaine prétention intellectuelle, dont
pâtit avant tout le comportement supposé « irrationnel » des « mas­ses ». Cette
tendance, contre la­quelle s’est insurgé Schattschneider (voir l’épigraphe au
début de ce chapitre), était spéciale­ment évidente dans la recherche empirique
américaine des an­nées 1950. Cependant, maints travaux actuels attestent de
la vigueur du « démoscepticisme » et de la difficulté de s’en dé­faire par les
seuls arguments scientifiques.

L’épistémologie contextualiste
Devant les difficultés considérables que présente notre objet d’étude, notam-
ment la diver­sité et la « dispersion » des domaines de connaissances nécessaires
39

pour l’appréhender, le besoin se fait jour d’une approche globale et cohérente


susceptible de guider l’intégration des différen­tes théories que nous manipule-
rons. A cet égard, des éléments intéressants peuvent se trouver dans le courant
« contextualiste » développé par William McGuire (1983 ; 1985 : 265–6 ; Perry,
1988). Selon cette approche, les « actes de science » aboutissent né­cessai­rement
à une simplifi­cation excessive et à une distor­sion des ob­jets de connaissance, y
com­pris – et sur­tout – dans le processus de théorisation scientifi­que : « [theory
is] kno­wledge writ large in the form of generalized abstractions appli­cable
to a wide range of expe­riences but represen­ting each only vaguely, making
it likely that dange­rous oversimplifica­tions and distorsions will arise when a
theory is applied to a specific case » (McGuire, 1983 : 2).
L’épistémologie contextua­liste devrait servir à élaborer une « métathéo­
rie » de la psycho­logie et à orienter les réformes néces­saires de la recherche, dans
ce do­maine comme dans d’autres disciplines. Selon Perry, le contextualisme
trouve sa source dans le pragmatisme de la recher­che améri­caine. En parti­
culier, la recherche en com­munica­tion de masse (e. g. Klap­per, 1966) a depuis
longtemps contenu « des orientations contextualis­tes la­tentes » (Perry, 1988 :
247). Le con­textualisme emprunte deux prémisses à l’épistémologie logico-
positiviste, « namely that deri­vations of a hypothesis from broader theories
should precede and guide a scientist’s empi­rical observations and that empi­rical
confrontation is essential for developing the hypothesis’s sci­entific meaning and
vali­dity » (McGuire, 1983 : 7). En re­vanche, « [d]eparting radically from logical
empiricism’s tenet that some theories are right and others wrong, contextualism
maintains that all theories (including even mutually con­tradictory ones) are right. Depart-
ing from the logical empiricist position that the empirical confronta­tion is a
test of whether a given theory is correct (or better, in the method of strong
inference, which of several opposed theories is correct and which wrong),
contextualism as­serts rather that empi­rical confronta­tion is a discovery process to
make clear the meaning of the hy­pothesis, disclo­sing its hidden assumptions
and thus clarifying circumstances under which the hypothesis is true and those under which
it is false » (McGuire, 1983 : 7 ; accen­tuation ajoutée).
En substance, la démarche empirique devrait être un « processus de
découverte continu » ser­vant à spé­cifier dans quels contextes les hypothèses
dénaturent la réalité dans une mesure to­lérable, et dans quels contextes elles nous
induisent sérieusement en erreur (McGuire, 1983 : 7–8 ; Perry, 1988 : 250). Or,
les phéno­mènes so­ciaux changeant de manière perpétuelle, les contextes dans
lesquels une rela­tion est admise pour vraie se modifient également, si bien que
« nos connaissances doivent toujours demeurer provisoires et relatives » (Perry,
1988 : 247). Comme les sciences sociales, la psy­chologie sociale gagnerait sans
doute à s’émanciper de l’influence des sciences naturelles (Perry, 1988 : 251),
notamment parce qu’elle est « historique par nature » (Lana, 1991 : 10). Les
conditions sous lesquelles une relation a été déclarée signi­ficative sont donc
susceptibles d’évoluer et de rendre cette relation potentielle­ment obsolète
40

– « the most obvious example being the usually accu­rate, but short-lived pre­
diction of the winner of an election. The next election, even with the same
candidates partici­pating, will involve different fac­tors that make reanalysis
essential » (1991 : 10). A ce titre, McGuire sug­gère quatre axes de réforme
pour renou­veler la recherche en psychologie : au ni­veau de la génération des
théories et hypothè­ses ; de l’utilisation des données empi­riques (« as discovery
rather than test ») ; des « styles de recherche » ; des stratégies de recherche
(1983 : 9–32).
Pour une part, le contextualisme comme méta-théorie a été élaboré
inductivement à partir de la nécessité, soulignée plus haut, de prendre en
considération les interactions entre les varia­bles d’une communication. A son
tour, le contextualisme suggère une réforme des « styles de re­cherche » adoptés en
psychologie sociale (McGuire, 1983 : 18–22). En effet, les styles « uni-linéaires »
en vogue dans cette discipline utilisent des designs de recherche relativement
rigi­des, cherchant à expliquer la variance de variables dépendantes au moyen
de variables indé­pendantes, selon un schéma de causalité généralement uni-
direc­tionnel. Par contraste, l’approche contextualiste recommande d’adopter
un nouveau style de recherche (the systems style of research). Il s’agit d’élaborer des
modèles capables de « re­fléter la complexité des situations réelles représentées,
qui comprennent des relations récipro­ques et des bou­cles de rétroaction
permettant une causalité multiple et bi-directionnelle » (1983 : 21 [NT]).
L’approche contextualiste suggère également l’utilisation de questions ouvertes,
plus « permissi­ves », per­mettant d’enrichir considérablement l’information à
disposition. De plus, de telles données se révélant plus difficiles à analyser, les
méthodes employées devraient être diversifiées (analyse de contenu, variables
dummy, time-series, structural equation mo­deling, log-linear models, etc.), notam­ment au
profit d’analyses exploratoires « that exploit descriptive statistics as dis­covery
proce­dures rather than simply inferring whether a rectilinear horizontal null
hypothesis can be re­jected at some conventionally accepted level of signifi­cance »
(1983 : 21). Ces modifications du style de recherche prédominant vise à faciliter
la détection des interactions entre les varia­bles, et notamment les interactions
avec le contexte dans lequel les variables s’insèrent : « To assert that all theories
are true, but only in some ins­tances, implies a search for interaction. Interac-
tions can lead to inconsistent findings across studies, for ex­ample, when social
or historical contexts modify the effect of mass communi­cation on people.
They also can operate within a study, when people with dif­ferent motives for
using the mass media are affected differently by their messages, for ins­tance.
(…) Contex­tualism, of course, implies that inconsistency is challenging, not
disturbing » (Perry, 1988 : 254).
Le même souci de « relativisme scientifique » se retrouve dans le
plaidoyer de Galtung (1990) pour un « plu­ralisme théorique » en sciences
sociales. Selon cet auteur, il s’agit d’aborder la di­versité des phénomènes
sociaux en exploitant la complémentarité des méta-langages existants (ho­listes,
41

hypothético-déductifs, compréhensifs, etc.) et en développant une appro­che


« œcu­méni­que » – étant entendu que l’élaboration d’une « science sociale
universelle » est une en­treprise vouée à l’échec (1990 : 109–11). Les « conteurs
d’histoires » (story-tellers) et les « bâtis­seurs de pyramides » (pyramid-builders)
– c’est-à-dire les scientifiques préoccupés d’offrir tantôt une description extensive,
tantôt une explication intensive des phénomènes sociaux – ap­portent chacun
leur pierre à l’édifice, bien que l’effort de théorisation repose essentielle­ment
sur les seconds (1990 : 96–8). On pourrait ajouter un troisième idéal-type à
cette conceptualisation : les « architectes de pyramides ». Au lieu de vi­ser à
l’achèvement d’une construc­tion, ceux-ci se contentent d’en concevoir les plans
géné­raux, puis passent aussitôt à la réali­sation d’un prochain plan – sans véritable
souci de mener à bien les finitions de l’ouvrage et d’en vérifier la solidité. La
génération « à la chaîne » d’hypothèses inductives est une pratique surtout
répandue dans les pays anglo-saxons (où les questions d’opérationalisation
et de mé­thodologie possèdent une importance accrue) et contraste avec les
approches plus déductives de la tradition « germanique » (von Beyme, 1988 :
15). Cependant, comme le souligne Galtung, « [t]heory is not the negation
of data » (1990 : 97); nous pensons qu’une ap­proche « contex­tualiste » est
un moyen de concilier les deux premiers types d’efforts scientifi­ques tout en
évi­tant de tomber dans les travers du troi­sième. Par essence, le contextualisme
admet le carac­tère relatif et provisoire de toute construction théorique, mais ne
prône pas pour autant la jux­tapo­sition permanente d’hypothèses inductives et
partielles. Au contraire, le contextualisme est une invitation à remodeler sans
cesse les contours et les intérieurs du même édifice, en ex­ploitant simultanément
la richesse – et la rivalité – des données empiriques, des méthodes ana­lytiques
et des énoncés théoriques.
Ancré dans la méta-théorie contextualiste, le modèle Reception-Yielding de
McGuire (voir chap. 3.2) a exercé une influence importante sur de nombreux
au­teurs (e. g. Zaller, 1992 ; Petty and Priester, 1994). Aujourd’hui, le mo­
dèle de McGuire demeure l’une des théories les plus largement acceptées
du traitement de l’information et du changement des attitudes (Eagly and
Chaiken, 1993 : 259 ff.). Selon ce modèle, le processus de changement des
attitudes est balisé par une série de mécanismes « médiateurs » (exposition,
attention, compréhension, etc.). Or, l’approche contextualiste suggère que les
variables jouant un rôle dans différents média­teurs ont un effet global non-
linéaire sur le changement des attitudes, et que les interactions entre variables ont
une valeur explicative essentielle. Cet ensei­gnement guidera l’élaboration de
notre propre modèle de formation des attitudes (voir chap. 4.3). Par définition,
le contex­tualisme insiste également sur le contexte dans lesquel se déroulent les
phénomènes étudiés. Notre approche du contexte sera multi-dimensionnelle,
puisque nous considérerons aussi bien le contexte temporel et scientifique que
celui des enjeux et des institutions (voir chap. 2).
42

Présentation de la première partie


En présentant les grands débats liés à la formation des opinions en politique
étrangère, nous poursuivons trois objectifs. Le premier est de rendre le lecteur
conscient que notre recherche est soustendue par un héritage scientifique et
normatif extrêmement riche, parfois même contraignant. Le deuxième est
de montrer comment l’articulation de ces débats en Suisse est étroitement
dépendante de la recherche étrangère – notamment américaine – et combien
il est néces­saire de développer un modèle d’analyse capable de tenir compte
des caractéristiques excep­tionnelles du système politique suisse. Enfin, notre
troisième objectif est précisément de tirer de ces dé­bats les meilleurs ensei-
gnements pour élaborer notre propre modèle explicatif.
Par ailleurs, il faut souligner que les trois débats abordés dans ce travail
sont intimement liés. Leur présenta­tion dans trois chapitres successifs est
relativement artificielle, et pourrait suggé­rer que nous avons affaire à trois
champs de connaissance distincts. Dans une certaine mesure, ce cloisonne­ment
reflète l’état de domaines de recherche autrefois autonomes ou, au contraire,
ambition­nant de le devenir. Il apparaîtra cependant que chaque discipline
utilise, de manière impli­cite ou explicite, les concepts élaborés ou les résultats
des travaux effectués dans cer­taines disciplines connexes. De plus, comme nous
venons de l’indiquer, les différents débats sont loins d’être clos, ajoutant ainsi
à l’impression d’indétermination et au sentiment de per­plexité que l’on peut
en retirer. C’est pourquoi la nécessité d’un « fil rouge » se fait jour pour guider
nos pas au travers d’une littérature aussi volumineuse que morcelée. A cet
égard, nous trouvons une certaine marche à suivre dans l’approche contextualiste
(voir supra). En subs­tance, cette approche recommande une grande pru­dence
dans l’interprétation des faits, suggé­rant que le contexte interfère souvent
dans les relations mises en évidence par la recherche empirique. Partant de
ce constat, nous consacrerons une attention particulière au contexte des études
que nous examinerons – notamment le contexte défini par les enjeux et par
les insti­tutions (voir chap. 2). Dans la même perspective, le fait qu’un certain
nombre de nos référen­ces soient « datées » n’est pas du tout à considérer
comme un inconvé­nient. Au contraire, les sources an­ciennes ont une valeur
heuristique particulière, dans la me­sure où elles permettent d’éclairer l’impact
du contexte historique – aussi grossière que soit une telle évaluation15. De
plus, il convient de rappeler que notre période d’investigation (1981–1995)
remonte à plusieurs an­nées, et que des changements fondamentaux concernant la
politique étrangère suisse sont in­tervenus au cours de cette période. Compte tenu
15
En effet, l’approche contextualiste nous enseigne que si une étude contemporaine
contredit les résultats d’une étude plus ancienne, cela n’implique pas pour autant une
plus grande validité des résultats récents. Quand bien même les méthodes empiriques
sont a priori plus « performantes » aujourd’hui que par le passé, les différences éven-
tuelles entre deux études peuvent tout aussi vraisemblablement s’expliquer par un
change­ment du contexte.
43

de la faible dimension comparative de nom­breuses études, la nécessité s’est


im­posée de consulter des sources contemporaines des vota­tions et des autres
événe­ments étudiés dans ce travail.
Nous commencerons par le plus normatif de ces débats, portant sur le rôle
des citoyens en politique étrangère et sur leurs liens avec les élites politiques (chapitre 2). En
premier lieu, le propos de ce chapitre sera de positionner les différents acteurs
du jeu politique, et de recen­ser tous les modes de relations et d’interaction
entre les élites politiques et le grand public qui ont été postulés théoriquement
ou observés empiriquement. A première vue, la question de l’interinfluence entre
élites et citoyens est une question empirique. Cependant, cette ques­tion est
également centrale pour les théories normatives de l’espace public (voir supra). De
plus, elle a été tranchée de manière « quasi-normative » dans de nombreux
travaux empiriques – en particulier ceux émanant de la controverse entre
« réalistes » et « idéalistes ». Conceptuellement, les liens entre élites et citoyens
peuvent faire l’objet d’une typologie, et se ranger entre deux types extrêmes :
le gouvernement des élites et le gouvernement de l’opinion publique. Dans
l’optique du second idéal-type, l’opinion publique règne parce que les élites
se sentent obli­gées – par sens moral ou par crainte de sanctions – de suivre les
préférences populaires. En guise d’illustration, on rapporte que le dirigeant d’une
faction pendant les jour­nées révolu­tionnaires de 1848 en France, apercevant
ses partisans défiler dans la rue, leur emboîte le pas, puis s’ex­clame : « Eh ! Je
suis leur chef, il fallait bien les suivre ! ». Par contraste, le gouverne­ment des élites
résulte notamment de l’absence d’obligation morale ou de sanctions électora­les.
Les élites parlent et agissent alors de leur propre chef, mais géné­ralement sous
le couvert factice (ou légitimé par les institu­tions) d’un blanc-seing populaire.
A témoin cette autre phrase, attribuée à Pascal Paoli, héros de la Républi­que
corse du 18e siècle, qui se serait adressé à une foule bruyante en ces termes :
« Corses, taisez-vous, je parle au nom de tous ! »16.
Ceci étant, ces citations et les idéaux-types sous-jacents sont d’un autre
temps, où le pouvoir politique était confiné à des so­ciétés restreintes, avec un
nombre limité de participants poten­tiels, capables d’intervenir plus ou moins
directement auprès des leaders politiques (voir Luttbeg, 1968a). Depuis lors,
le développement des sociétés de masse a entraîné l’émergence d’un troisième
acteur : les mass médias. En tant qu’intermédiaires privilégiés entre les élites et
la « base », les mass médias peuvent aussi bien servir une fonction d’informa-
tion du public et de transmission de ses préférences (voir cependant Tipton,
1992) que subir une instrumentalisa­tion de la part des élites, et as­sumer à cet
instant une fonction de persuasion ou de manipula­tion des citoyens. Ainsi se
pose la question de l’influence des mass médias et des campa­gnes politiques (chapitre
3). En d’autres termes, nous examinerons comment les citoyens ac­quiè­rent
l’information nécessaire à la formation de leurs opinions. Ce processus revêt
16
La première phrase est attribuée à Ledru-Rollin ; la seconde a été portée à ma connais-
sance par Rocco Vitali.
44

sans doute une importance singulière en politique étrangère, où les enjeux


sont souvent très éloignés du quotidien des individus et inaccessibles à leur
expérience directe.
Enfin, nous analyserons comment se forment les attitudes et les opinions des
individus, et dans quelle mesure celles-ci interfèrent dans leurs décisions poli-
tiques (chapitre 4). Nous examinerons donc le passage « de l’information aux
opinions » (chap. 4.2) en présentant quel­ques-uns des modèles les plus influents
de la formation des opinions et des attitudes. Cette discus­sion se révélera cru-
ciale pour l’élaboration de notre propre modèle – un modèle « œcuméni­que »
synthétisant, articulant et complétant diverses contributions de la littérature
empirique et théorique sur les processus de persuasion, de mémorisation et de
remémoration. Ce modèle prend en considération toutes les étapes susceptibles
de jalonner le traitement de l’information, depuis l’exposition à un message,
en passant par la formation ou le changement d’une attitude sous-jacente,
jusqu’à l’expression d’une opinion ou la manifesta­tion d’un compor­tement
quelconque – notamment la décision de vote. En effet, n’en déplaise à Philip
Converse (1964) et aux détracteurs de la dé­mocratie directe en matière de
politique étrangère (e. g. Borner, 1997), les ci­toyens suisses n’ont peut-être pas
de « vraies attitudes », mais ils prennent sans aucun doute de « vraies déci-
sions ». En définitive, acquérir une meil­leure compréhension des mécanismes
qui sous-tendent les opinions et les décisions des indi­vidus n’est pas une tâche
élémentaire – le lecteur aura tôt fait de le consta­ter.
Avant de poursuivre, nous souhaitons apporter deux précisions sur l’objet
même de notre étude. Ci-dessous, nous utiliserons indifféremment les termes
de politique extérieure et de politique étrangère pour désigner les mesures prises
par les autorités et le peuple afin de ré­guler les relations de la Suisse avec ses
partenaires étrangers. Au sujet de notre période d’investi­gation, notons que trois
législatures et demie sont prises en considération (1981–1995). De facto, les
votations de politique extérieure que nous analyserons s’échelonnent entre
1984 et 1994. Cependant, nous nous baserons parfois sur la période complète
– notamment, pour certaines analyses agré­gées, cette période coïncide avec
le début des enquêtes VOX à notre disposition (1981).
45

2 L’importance du contexte
Aux Etats-Unis, depuis les premières études de l’opinion publique (e. g. Bryce,
1966 [1900] ; Lippmann, 1965 [1922]), une part importante de la littéra­ture
théorique et de la recherche em­pirique s’est penchée sur la question de l’in-
fluence mutuelle entre le public et les élites politi­ques dans le do­maine des
affaires étrangères. La question fondamentale était bien sûr de dé­terminer « qui
in­fluence qui » – ou « qui influence l’autre davantage » – durant le processus
de dé­cision. Bien que cette question se soit posée de manière persistante au
cours du 20e siècle, dans l’ensemble les réponses avancées n’ont que peu varié.
Chaque paradigme a connu suc­cessivement son heure de gloire, mais n’a fait
que prédominer provisoirement sur les au­tres. Pour simplifier la présentation
des différentes théories avancées à propos de l’inter-in­fluence entre peuple
et élites, nous empruntons la typologie de Foyle (1994 : 3–5), qui dis­tingue
entre qua­tre grands modèles d’explication suivant la direction et la nature
de l’influence.
Suivant le type no impact, les décideurs négligent, largement ou totalement,
les po­sitions de l’opinion publique au moment de formuler leur politique ;
les masses se contentent de suivre l’option décidée. Selon le type lead, les dé-
cideurs négligent les positions de l’opinion pu­blique au moment de formuler
leur politique, mais ils s’efforcent de guider l’opinion publique après-coup.
Suivant le type constraint, l’opinion publique limite les options dont disposent
les décideurs et définit en même temps un éventail de politiques « accepta-
bles » parmi lesquel­les les décideurs peuvent choisir ; l’opinion publique joue
ainsi un rôle actif, mais surtout en éli­minant les options indésirables. Enfin,
selon le type follow, les déci­deurs prennent acte ou « sentent » qu’une certaine
politique est soutenue par le public et que n’importe quelle autre décision
serait contraire à l’intérêt général ; de la sorte, les politiques mises en œuvre
sont conformes aux préférences perçues de l’opinion publique. De ces quatre
types d’explication se dégagent trois grandes thèses à propos des relations
entre les élites en charge des affaires extérieures et l’opinion publique, thèses
qui attri­buent plus ou moins de latitude à l’opinion publique pour influencer
les décisions de l’élite politique :
1) Le contrôle par l’élite. Cette thèse regroupe les deux premiers types de
relations men­tion­nés plus haut : le type no impact et le type lead. Elle a
été avancée dans les années 1920, et a prévalu depuis la fin de la Se-
conde Guerre Mondiale jusqu’au début des années 1970 ; elle conserve
toutefois un certain pouvoir d’attraction de nos jours.
2) La restriction des choix. Cette thèse pluraliste (type constraint) postule que
l’opinion publique opère une sélection parmi les options à disposition
des élites politiques. Elle était en vogue dans les années 1950 et 1960,
mais a donné lieu à peu de vérifications empiri­ques jusqu’à une époque
récente.
46

3) Le contrôle par l’opinion publique. Cette thèse (type follow) postule que les
citoyens exercent un véritable pouvoir politique. Elle était prédominante
pen­dant la phase ini­tiale de démocratisation des sociétés occidentales
jusque dans les années 1920, et sus­cite de­puis une vingtaine d’années
un regain sensible d’intérêt.
La quasi totalité des proposi­tions admettent au moins l’existence d’une rela-
tion entre les élites et le public. Certaines étu­des, il est vrai, laissent entendre
qu’un tel lien est peut-être superflu, car les élites peuvent se pas­ser d’un quel-
conque soutien du public (voir Russett and Graham, 1989 : 240–1) ; d’autres
études affirment que le lien est falla­cieux, car des facteurs externes agissent
si­multanément sur les élites et le public, donnant l’impression d’un lien de
causalité (voir Page and Shapiro, 1983 : 175 ; Putnam, 1976 : 6–7). D’une
manière générale, il paraît ce­pendant raison­nable de postuler un lien entre les
élites et le public. A partir de là, plusieurs modes de relations sont possibles,
que l’on peut résumer schématiquement (voir Figure 2.1).
Figure 2.1 : Différents modes d’inter-influence entre élites et citoyens
(d’après Foyle, 1994 : 3–5)

Type no impact Type lead Type constraint Type follow


Élites Élites Élites Élites
Politique Politique Politique Politique
Public Public Public Public

Sur la base de ces catégories d’explication, Foyle conceptualise le débat entre


« gouvernement par le peuple » et « gouvernement des élites » comme une
dispute normative « entre les idéalistes et les théoriciens de la démocratie, d’une
part, et les réalistes classiques, d’autre part » (1994 : 1). En effet, les conclusions
normatives qui découlent presque toujours des différents types d’explication
sont plus importantes que les explications elles-mêmes. Elles définissent la ligne
de démarcation ex­trêmement rigide entre l’école réaliste et l’école idéaliste
(Griffiths, 1992 : 14–34), ainsi que Morgenthau la décrit : « The history of
modern political thought is the story of a contest bet­ween two schools that
differ fundamentally in their conceptions of the nature of man, society, and
politics. One believes that a rational and moral political order, derived from
universally valid abstract prin­ciples, can be achieved here and now. (…) The
other school believes that the world, imperfect as it is from the rational point
of view, is the result of forces inherent in hu­man nature » (1956 : 3–4). La
force de cette opposition, au-delà des considéra­tions intellec­tuelles, est éga­
lement ancrée dans la réalité politique de ce siècle. En effet, comme le rappelle
Eichenberg (1989 : 18–9, 204–5), l’affrontement entre réalistes et idéalistes se
superpose de manière nette et durable au traditionnel clivage gauche-droite, qui
47

prévaut toujours dans la plupart des so­ciétés industrialisées (Budge, 1993 :


58 ff.). Alors qu’en matière de politique internationale la gauche a toujours
prôné, avec plus ou moins d’emphase, la né­gociation et la coopération entre
les Etats, les forces conser­vatrices sont traditionnellement attachées aux valeurs
de la dissua­sion militaire et de l’équilibre des forces (Holsti, 1992 : 449).
En réalité, les différentes descriptions « idéal-typiques » des rapports
entre élites et citoyens – en particulier les typologies « uni-directionnelles »
– ne résistent guère à un examen empiri­que approfondi. Une étude de cas
révèle plutôt une combi­naison de plu­sieurs types, variant suivant les situations,
et des relations essentiellement inte­ractives entre élites et ci­toyens (voir Foyle,
1994). L’objectif de ce chapitre sera de positionner les différents acteurs du
jeu politi­que (élites, médias et citoyens), et de déterminer dans quelle mesure
le contexte politi­que intervient pour réguler leurs rapports de force. Par là même,
nous apporterons une ré­ponse à une question lancinante, sans cesse réitérée :
la politique exté­rieure est-elle intrinsè­quement différente de la politique
interne ?
Mais le contexte politique est loin de se réduire à une distinction entre
domaines politiques. De fait, nous identifions au moins trois catégories de
variables contextuelles, susceptibles de conditionner les processus d’influence
entre élites et citoyens : l’époque historique (chap. 2.2), la nature des enjeux (chap.
2.3) et les institutions politiques (chap. 2.4). A cet égard, la principale question
qui se pose est de déterminer en quoi ces contextes structu­rent la direction
des processus d’influence entre élites et citoyens, et dans quelle mesure ces
contextes établis­sent de facto une différence fon­damentale entre politique interne
et politique extérieure. Mais auparavant, nous examinons l’impact d’un autre
type de contexte : le contexte scientifique dans lequel évoluent les spécialistes de
l’opinion publique et du processus politique.

2.1 Le contexte scientifique


Dans le domaine qui nous intéresse, le bagage scientifique et personnel de
chaque chercheur façonne dans une certaine mesure ses prénotions implici-
tes, en particulier quant à savoir quel est l’acteur « décisif » dans le processus
causal d’influence sociale. Entre autres, un scientifique est marqué par l’expé-
rience histori­que de la politique étrangère de son propre pays. Bien sûr, cette
expérience est susceptible d’exercer un impact sur les relations entre éli­tes et
citoyens, mais également sur la manière dont les chercheurs – profondément
ancrés dans leur contexte spa­tial et historique, à l’image de leur objet d’étude
– abordent une telle question. De fait, à propos des relations entre élites et
citoyens en poli­tique étrangère, les approches normatives coexistent souvent
dangereusement avec les approches factuelles. En principe, les théo­ries norma­
tives et les théories factuelles ne sont pas exclusives, mais leur juxtaposition
devrait être évitée au sein d’un même cor­pus (March, 1986 : 143–4). Or, chez
48

bien des auteurs ayant contribué à cette littérature, les normes et les faits
se trouvent étroite­ment en­tremêlés – les normes tenant lieu d’observations
empiri­ques, et cer­tains faits empiri­ques ac­quérant, on ne sait trop comment
ni pourquoi, une valeur normative et légitima­trice.
A la limite compréhensible à l’époque « héroïque » où naissaient cer-
taines disciplines comme la science politique ou les relations internationales,
dans le besoin immédiat de former des théories et de justifier d’onéreuses
récoltes de données empiriques, cette confusion des genres continue cependant
de contaminer ces disciplines. Certes, on ne peut qu’être conscient des enjeux
extraordinaires qui ont influencé la recherche sur l’élaboration de la poli­tique
étran­gère, en particulier aux Etats-Unis ; derrière les conclusions de ces re-
cherches résidaient pen­dant longtemps « l’intérêt national » ou la « raison
d’Etat ». Alors que la politique étrangère se résumait souvent à la poli­tique
de sécurité des états, il fallait éviter qu’un mauvais partage des compétences
entre élites et citoyens ne fasse commettre des erreurs fu­nestes, en­traînant
la na­tion entière dans la tragédie des guerres ou des crises internationales.
Cet aspect volontariste de la recherche scientifique (voir Griffiths, 1992 : 6)
est une caractéristi­que première de la controverse que nous pré­sentons plus
loin. Parmi les plus éminents partici­pants du débat aux Etats-Unis, beaucoup
– journalistes de renom ou conseillers au Département d’Etat – ont exercé une
in­fluence bien plus que scientifique, c’est-à-dire une influence morale de tout
premier plan. Par exemple, George Kennan est considéré comme le père de la
politique amé­ricaine de containment face à l’Union soviétique (Deutsch, 1968 :
78, 117). Walter Lippmann, quant à lui, a acquis une réputation immense par
ses écrits journalistiques ; certai­nes de ses expres­sions ont fait date, comme
celle de Cold War (Schramm, 1973 : 125). Comme nous tenterons le montrer,
le climat in­tellectuel que ces personnalités ont contribué à créer a impré­gné
les esprits jusqu’en Europe et en Suisse, où le débat sur la politi­que extérieure
atteint au­jourd’hui l’un de ses paroxysmes. La question fondamentale n’est
pas mince en effet : faut-il consi­dérer la politique interne et la politique extérieure comme
deux champs politiques distincts, et faut-il attribuer aux citoyens un rôle différent dans ces
deux domai­nes ?

2.1.1 Réalistes versus idéalistes


L’école réaliste
A l’époque du Public Opinion de Lippmann (1965 [1922]), la communauté
scientifique se met à adhérer à la vision pessimiste de l’école réaliste. Ce courant
fait suite à l’embellie « libé­rale » de la fin de la Première Guerre Mondiale
et de son règlement par les puissances démo­cratiques, sous la houlette du
président américain Wilson. Cette période, dont l’influence in­tellectuelle
connaî­tra ensuite une seconde vie (i. e. « l’héritage wilsonien »), s’éteint
progressi­vement avec les désillu­sions de l’entre-deux guerres, préparant ainsi
49

l’avènement de l’école réaliste17. Pour­tant, des années 1920 à Pearl Harbor,


les principes réalistes se trouvent en contradiction avec la politique effective
des Etats-Unis, essentiellement isolationniste, qu’elle ne manque jamais de
critiquer sévèrement (Kegley and Wittkopf, 1996 : 43 ff). L’entrée en guerre
des Etats-Unis et la transition vers une doctrine in­terventionniste dès la fin
du conflit retentissent alors comme une sorte de consécration du réalisme et
de la Realpolitik. Comme l’approche behavioriste dont elle procède, le courant
réaliste participe d’une « macro-théorie » dont l’objectif était d’unifier les théories
de la politi­que, à la manière des sciences exactes cherchant à unifier les grandes
forces physiques (Dal­ton, 1991 : 22–5). Souvent criti­quée, spé­cialement depuis
les années 1980, la doctrine réaliste n’en a pas moins imprégné de manière
durable la communauté scientifique américaine (voir Gitlin, 1995 [1978]).
Après les ravages de la Seconde Guerre Mondiale, la question de la
participation des citoyens dans la formulation de la politique extérieure a
donné lieu à de nombreuses contro­verses. D’éminents auteurs réalistes ont
perpétué bien au-delà de la Seconde Guerre Mondiale le ju­gement selon
lequel « l’intervention du public dans le processus politique peut saper l’intérêt
national – la base rationnelle pour toute politique » (Ripsman, 1994 : 5 [NT]).
Dans l’interprétation réaliste, l’opinion publique est décrite comme une source
de décisions émotionnelles et in­considérées, mettant en péril la conduite
responsable et rationnelle des affaires extérieures (e. g. Kennan, 1954 : 43 ;
Morgenthau, 1956 : 532). L’analyse des relations internationales par l’école
réaliste est résolument basée sur l’action des états (state-centered), dont on
regrette qu’elle soit entravée par la pression ou l’action des masses. En effet, le
peuple est très mau­vais conseil­ler sur les questions de politique internationale,
dont il ignore tout et auxquelles il réagit de manière naïve et émotionnelle,
en particulier sur des enjeux « de vie ou de mort » (Nincic, 1992b : 773–4 ;
Waltz, 1967 : 267). De nombreux réalistes en veulent pour preuve l’attitude
prétendument désastreuse du public occidental face à la montée du nazisme
(Rips­man, 1994 : 6 ; Nincic, 1992a : 8).
Par ailleurs, l’analyse réaliste (ou néo-réaliste) des relations internationales
repose sur l’idée de la spécificité des affaires étrangères (Rourke et al., 1992 : 21),
distinctes de la politique domestique à de nombreux égards, et prêtant à dire
qu’il existe en réalité deux présidences, l’une orientée vers les affaires internes
et l’autre vers les affaires étrangères (Oldendick and Bardes, 1982 : 368).
Cette spécificité dérive de la com­plexité, de l’ambiguïté et de l’imprévisibilité
supérieures des événements de la politique in­ternationale (Morgenthau, 1956 :
14–19), requérant des responsables politiques un haut degré d’expertise que
ne possè­dent pas les sim­ples citoyens. Par ailleurs, les événements de la scène

17
Selon Nordlinger (1981 : 207 ff.), l’édifice de la théorie démocrati­que libérale s’est lé-
zardé avant même l’offensive réaliste, notamment avec les tra­vaux de Freud ou Pareto,
qui mettaient en évidence les aspects irrationnels de l’esprit humain, ainsi qu’avec les
travaux des premiers théoriciens élitistes ou marxistes.
50

inter­nationale exigent souvent une ré­action immédiate, incompatible avec la


consul­tation de l’électorat (Ripsman, 1994 : 6). Ainsi, la mauvaise in­fluence des
citoyens sur la formulation de la politique extérieure, si elle est n’est pas à pro­
pre­ment parler un axiome de l’approche réaliste18, n’en découle pas moins
du fait que les ci­toyens n’ont ni les capacités requises, ni la motivation de
s’informer sur des en­jeux aussi com­plexes et aussi « lointains » de leur expé­
rience quotidienne que la politique amé­ri­caine en Al­lemagne ou en Corée, par
exemple. Comment l’opinion publique serait-elle apte à juger des mesures à
pren­dre pour conserver le fragile équilibre d’un monde placé sous la me­nace
cons­tante des arse­naux nucléaires des grandes puissances ? Facilement appâtée
par les mesures « populaires » de politique interne que lui font miroiter certains
candidats aux pos­tes clés de l’état, l’opinion publique met déjà suffisamment
en danger les intérêts de la nation en ayant le pouvoir de placer à sa tête des
leaders incompétents (Waltz, 1964 : 906–7).
Le courant réaliste, issu de l’étude des relations internationales, a été
relayé en science politi­que par la thèse d’Almond (1950) sur l’indifférence et
l’ignorance des Américains vis-à-vis des affaires étrangères. Souvent étayée
depuis les années 50 et 60 (voir Aldrich et al., 1989 : 123–4), cette mood theory
soutient que les citoyens américains – et probablement le public occidental dans
son ensemble – n’ont que peu de notions des en­jeux de politique étrangère et
que leur avis s’apparente davantage à des marques d’humeur qu’à un jugement
éclairé (Rose­nau, 1961 : 35–9). La raison en est que les enjeux de politique
extérieure sont trop éloignés des activités et des intérêts quotidiens d’une
majorité d’Américains (Almond, 1950 : 69). Corol­laire de cette indifférence,
les opinions de politique étrangère sont peu structurées, instables, sans
véritable contenu factuel, en un mot des « non-attitudes » (Converse, 1964).
L’implication pratique de cette théorie est que l’intervention du public dans le
processus de décision devrait se restreindre à la petite fraction de la population
qui constitue le « public éclairé », afin de promouvoir une opinion publique
stable, pacifi­que et de bon conseil (Galtung, 1969 : 571).
Dans l’ensemble, les pre­mières enquêtes d’opinion ont porté un rude
coup à la théorie plura­liste de la démocratie, dé­crivant plutôt la citoyenneté
comme une « société de masse » peu im­pliquée et peu intéressée par les
enjeux politiques, et confirmant donc tout le mal que pensait l’école réaliste
de l’influence des mas­ses. Pour Free et Cantril (1967 : 61) par exemple, deux
Américains sur cinq sont trop peu in­formés pour pouvoir jouer un rôle
« intelligent comme citoyens d’une nation qui est le leader du monde ». En
d’autres termes, seuls les citoyens les mieux informés sont capables de discer­
18
On peut résumer les axiomes de base du réalisme en trois points : « (1) states (or city-
states) are the key units of action ; (2) they seek power, either as an end in itself or as
a means to other ends ; and (3) they behave in ways that are, by and large, rational,
and therefore comprehensible to outsiders in rational terms » (Keohane 1986a : 7). En
ce sens, la tradition réaliste rejette les conceptions morales et érige la survie de l’Etat
national en règle éthi­que suprême (Kegley and Wittkopf 1996 : 539).
51

ner où résident leurs vrais intérêts (Hadley Cantril, in Zaller, 1992 : 114). Plus
généralement, un consensus s’est formé dans les années 60 autour de trois
caractéristiques de l’opinion publique en matière de politique extérieure :
« (1) it is volatile and thus provides inadequate foundations for stable and effective foreign
policies, (2) it lacks coherence or structure, but (3) in the final analysis, it has little impact
on foreign policy » (Holsti, 1992 : 439 ; accentuation ajoutée).
Basée sur des études faisant autorité (e. g. Miller and Stokes, 1967), cette
nouvelle description du rôle des citoyens rompt ainsi avec la conceptualisation
de la res­triction des choix (cons­traint) et prend résolument la forme d’une
thèse du contrôle par l’élite. Cette thèse a long­temps été dominante dans la
recherche empirique américaine, et « la confirmation de la rela­tive ignorance
des citoyens sur les affaires publiques a été l’un des traits caractéristiques de la
recherche par sondages » (Hubert, 1994 : 6 [NT]). En fin de compte, la mood
theory constitue à la fois une ob­servation et une justification du fait que le peuple
américain, ignorant et apathique, est absent du processus de décision, n’ayant
d’autre impact que celui d’élire son président et ses repré­sentants au Congrès. En
quelque sorte, les représentants de la mood theory ont ob­servé ce que les réalistes
avaient toujours souhaité : la spécificité des affaires étrangères et le leadership
des élites (Kelman, 1965 : 580). Celles-ci s’adaptent aux conditions changeantes
de l’environnement international, prennent les décisions nécessaires et se
contentent de s’adjuger le soutien des citoyens après-coup.

L’école idéaliste
Occupant le pôle opposé à l’approche réaliste, la tradition idéaliste prône
comme valeurs es­sentielles la négociation et la coopération entre les états,
l’universalisme, le désarmement, les droits de l’homme, la régulation
internationale et la démocratie (Kegley and Wittkopf, 1996 : 539–40). En
d’autres termes, « la force militaire est plutôt le problème que la solution »
(Ei­chenberg, 1989 : 18). Au lendemain de la Deuxième Guerre Mondiale,
l’approche idéaliste avait cédé beaucoup de terrain aux théories réalistes de
l’équilibre des forces (balance of po­wer). Cependant, dès les années 1960, certains
théoriciens pluralistes – se basant sur des théories normatives de la dé­mocratie
et sur l’héritage intellectuel des Lumières – ont réagi aux thèses réalistes, ne
pouvant admettre le sort qu’elles infligeaient aux citoyens. Invoquant la « foi
démocratique » (1961 : 311–25), Dahl représente cette tendance réclamant
un « gouverne­ment par le peuple ». Cette revendication se justifie notamment
par le fait que les individus possèdent bel et bien des préférences politiques
stables, à un niveau élevé d’abstraction (Dahl, 1961 : 98, 316 ; Polsby, 1970
[1963] : 122–38). Cependant, la faiblesse de ces étu­des réside à la fois dans leur
approche essentiellement normative, et dans leur cadre d’analyse relativement
réduit (community po­wer), qui rend délicate leur application aux sys­tèmes bien
plus vastes impliqués par l’étude de la politique extérieure.
52

Bien que, à proprement parler, une véritable école idéaliste n’ait pas
survécu à la Deuxième Guerre Mondiale, on regroupera ici sous ce terme
les spécialistes des relations internationales ou de disciplines voisines qui
ne partagent pas les axiomes de la théorie néo-réaliste, et notamment sa
vision pessimiste de l’intervention du public dans les affaires extérieures.
La renaissance difficile d’une vision libérale des relations internationales
s’explique par la position de force occupée par le paradigme réaliste, et par
l’utilisation « propagandiste » des termes « réalisme » (synonyme de précision)
et « idéalisme » (synonyme de spéculation et utopie) (Griffiths, 1992 : 6). De fait,
longtemps discréditée, une nouvelle littérature libérale n’a fait son apparition
qu’à la fin des années 1960. Ce « néo-idéalisme » s’est d’abord constitué à partir
d’une approche nouvelle au sein du domaine des relations internationales,
empruntant certains concepts aux théories du comportement économique
ou politique, et se dotant de méthodes quantitatives et statistiques (Midlarsky,
1989 : xv). De cette manière, les travaux de ces néo-idéalistes ont surtout
remis en question deux postulats réalistes : l’étatisme (l’état comme unité
d’analyse) et la rationalité des acteurs. Parallèlement, ces travaux ont cherché
à montrer l’influence sur l’action étatique de facteurs socio-économiques (les
caractéristiques des systèmes nationaux), politiques (la compétition partisane),
voire socio-psychologiques (les caractéristiques des décideurs), prenant ainsi le
contre-pied des théoriciens réalistes, pour qui les caractéristiques du système
international et les positions structurelles des états à l’intérieur de ce système
constituent le facteur décisif (Nincic, 1992b : 772–3 ; Putnam, 1988).
L’étatisme de l’approche réaliste classique a été dénoncé, y compris par
certains réalistes (e. g. Kissinger, 1969), pour son réductionnisme : « a theory
which ignores, or is incompatible with, the findings of such disciplines as
psychology, social psychology, cybernetics, and communications theory, as
well as knowledge of politics at the local or national level, is almost certain
to be inadequate. (…) The state as the primary unit appears to provide an
insufficient basis for building a comprehensive theory of international rela-
tions » (Holsti et al., 1968 : 126–7). Notamment, les perceptions ou les préférences
des décideurs politiques sont placées au centre du modèle de l’action politique (e. g.
Holsti, 1969 ; Gelpi and Feaver, 2002), de même que certains mécanismes de
compétition « partisane », que l’on retrouve aussi bien dans les systèmes nationaux
qu’au sein du système international (Russett, 1969). Ainsi, l’intérêt s’est porté
sur de nombreux attributs des états, de même que sur des unités d’analyse
d’ordre inférieur (individus, groupes) (Rosenau, 1967 ; Singer, 1968, 1969).
Par ailleurs, une deuxième critique fondamentale adressée à la théorie réaliste
porte sur l’axiome de rationalité des acteurs. Certains spécialistes ont suggéré que
les relations internationales peuvent être aussi bien influencées par des actions
raisonnées et compréhensibles que gouvernées par l’opacité, l’indécision et les
erreurs de perception (e. g. Jervis, 1969 ; Snyder and Diesing, 1977 ; Singer,
1989). Enfin, certains auteurs ont cherché à montrer que l’action des états sur
53

le plan international n’est pas nécessairement guidée par des motifs égoïstes et
intéressés, mais peut en certaines occasions s’accompagner de considérations
morales, voire altruistes, notamment à l’égard des pays en voie de dévelop-
pement (Lumsdaine, 1993 ; voir cependant Levi, 1969).
Mais au-delà de ces critiques, le renouveau du libéralisme s’articule
aussi autour de la reformulation d’une idée ancienne (présente déjà chez
Kant), selon laquelle le contrôle démocratique de l’action des élites par le peuple
est garant de paix entre les états. Le renouveau de cette idée se traduit par le for-
midable développement des War Studies, qui montrent que la vision réaliste
ne résiste pas à une analyse sérieuse, de type statistique, des causes possibles
de conflit entre les états. En suggérant que le processus de démocratisation
« peut réduire la fréquence des conflits violents entre nations » (Russett,
1993 : 92–3), ces études mettent en doute l’idée réaliste que la structure du
système international prévaut sur les caractéristiques nationales. En somme,
l’opinion publique constitue une source d’inspiration sûre pour la po­litique
étrangère, empêchant la poursuite d’intérêts parti­culiers (Ripsman, 1994 :
13) et réfré­nant « les penchants belliqueux des leaders », selon l’adage du pré­
sident Wil­son (Holsti, 1992 : 440). De fait, on observe une propension bien
plus nette parmi les opinion leaders qu’au sein du mass public à vouloir envoyer
des troupes américai­nes à l’étranger dans certai­nes situa­tions fictives (Holsti,
1996 : 91–5). Il faut toutefois noter que la moin­dre im­plication des dé­mocraties
dans des conflits violents et pro­longés est probable­ment due autant à certai­nes
ca­ractéristiques structurelles des états démo­cratiques qu’à l’impact du public
lui-même (Rum­mel, 1968 ; Russett, 1972 ; Weede, 1984 ; Lake, 1992 ; Dixon,
1993 ; Oneal and Rus­sett, 1997).
Après un intermède essentiellement empirique (qui a, semble-t-il,
permis aux thèses libérales de se défaire du soupçon d’utopie), une littérature
plus théorique est réapparue (e. g. Doyle, 1986 ; Ripsman, 1994). Il faut dire
également que l’attrait de l’approche libérale a profité de deux moments de
fléchissement de la politique extérieure réaliste pratiquée par les Etats-Unis (la
guerre du Viet-Nam, puis la fin de la Guerre Froide). Pour ré­sumer la perspective
idéaliste, les citoyens jouent le rôle de garde-fous ou de véritables pro­moteurs
de la politique étrangère. Que ce rôle s’apparente à une restriction des choix
(cons­traint) ou à un contrôle de l’action étatique (follow), il reste que l’opinion
publique exerce un impact indéniable sur les élites au pouvoir. En somme, le
mass public des idéalistes appa­raît comme le parfait négatif de celui des réalistes :
un acteur collectif responsable, informé et influent. De la sorte, il n’y a guère
de raison valable de cloisonner la politique interne et la politique extérieure,
puisque ces deux domaines se situent dans le champ d’action des ci­toyens.

Critique des thèses réalistes et idéalistes


L’antagonisme entre les approches réaliste et idéaliste a durablement alimenté
le débat scien­tifique et politique sur le rôle des citoyens en politique extérieure.
54

Mais ces approches restent avant tout des « écoles de pensée », au sens de
Griffiths (1992), voire des idéologies. Pourtant, cinquante ans après The American
People and Foreign Policy (Almond, 1950) et quatre-vingts ans après Public Opinion
(Lippmann, 1922), ces écoles de pensée ont laissé une trace pro­fonde de leur
activité. Notamment, elles ont contribué à mettre en place deux paradigmes
om­niprésents dans les travaux de science politique, dont la portée dépasse
largement l’étude des affaires étrangères. « Approche top-down », « néo-fonc-
tionnalisme », « modèle populiste », « plu­ralisme » : ces exemples empruntés à
un vocabulaire politologique florissant ont le point commun de s’insérer dans
l’un des deux paradigmes représentés par les écoles réaliste et idéaliste. Il est
bien clair que ces écoles n’ont pas « inventé » les grandes approches des faits
sociaux et politiques, mais elles ont contribué à en définir les contours sur un
plan empirique et normatif, à une époque où le climat idéologique est-ouest
mettait les affaires extérieures au premier rang des préoccupations scientifi-
ques et politiques. Le Tableau 2.1 présente de fa­çon synthéti­que les différents
termes utilisés pour conceptualiser les rela­tions entre élites et citoyens, en les
regroupant sous l’approche réaliste (top-down) et idéaliste (bottom-up).

Tableau 2.1 : Les relations entre masses et élites dans le jargon politologique

Auteur Ecole réaliste Ecole idéaliste

Deutsch (1968) cascade model bubble-up theory

Eichenberg (1989) elite leadership populist model

Risse-Kappen (1991) top-down bottom-up

Foyle (1994) lead/no impact constraint/follow

Wessels (1995b) elite-driven/pull mass-driven/push

Sinnott (1995) neo-functionalism cognitive mobilization

Koopmans (1996) elitism, objectivism pluralism, constructivism

Depuis les années 60, un certain nombre d’auteurs ont dénoncé les thèses
erronées des réalis­tes et des idéalistes, dont la plupart sont basées sur des
fondements normatifs, méthodologi­quement inacceptables, voire infalsifiables.
Selon Rosenau (1961), il convient d’adopter une approche plus « austère » et
plus prudente pour l’analyse de l’influence mutuelle entre citoyens et élites,
qui souffre d’un « manque évident de définitions opérationnelles ». Cet auteur
rappelle que nous ne pouvons qu’inférer les influences qui agissent sur la forma-
tion de l’opinion pub­lique – et non les observer directement, comme dans une
situation expérimentale (1961 : 10–1). Ainsi, nous ferions mieux d’abandonner
le concept diffi­cilement mesurable d’influence au profit de celui de transmission
d’opinions. Par ailleurs, Rosenau considère l’opinion publique comme un acteur
55

pluraliste et stratifié, dont l’influence doit être nécessairement plurielle. Ce­


pendant, sa vision du mass public américain n’échappe guère au paradigme et
à la terminolo­gie prédominants de l’époque – le grand pu­blic se caractérise à
ses yeux par son indifférence vis-à-vis des enjeux de politique étrangère, quand
bien même cette « hu­meur » particulière est bénéfique et « introduit un facteur
de stabilité dans le processus de décision » (1961 : 37).
Dans son ouvrage classique Public Opinion and American Democracy, Key
(1964) défend une approche relativiste en reconnaissant que l’analyse des
relations entre élites et opinion publique est partiellement déterminée par le
contexte historique et par la variété des enjeux et des situations, ce qui pose
« un problème analytique d’une difficulté extraordinaire » (1964 : 7). En
premier lieu, l’idée d’une opinion publi­que comme une « unité organique »
autonome et homogène doit être abso­lument abandonnée, de même que les
conceptions sim­plistes des re­lations en­tre le public et les élites (1964 : 7–14, 409
ff.). Cependant, sa conceptualisa­tion de l’opinion publique – « those opinions
held by private persons which governments find it pru­dent to heed » –, du
« consensus per­missif » ou de l’opinion latente (1964 : 14, 28–39, 263–87)
ne contribue pas pour beaucoup à une des­cription opérationnelle des relations
entre les élites politiques et les différents segments du public. Ces relations
restent envisagées de façon très vague et spéculative, avec une opinion publique
servant principalement de constraint à la politique menée par les éli­tes. Cette
fonction de « digues » à l’action gouver­nementale assumée par l’opinion publi­
que (opinion dikes) sera l’un des concepts les plus ci­tés dans la littérature sur
l’influence entre public et élites, quand bien même son utilité pratique doit
être sérieuse­ment relativisée (Cohen, 1973 : 19).
Une critique plus radicale de la recherche des années 1950 et 1960 est
formulée par Cohen (1973). Selon cet auteur, la plu­part des études souffrent
d’erreurs dans leur conception même des rapports entre public et élites en
politique étrangère (1973 : 8–20). A l’en croire, la plus grande partie de la
recherche « is concerned with public opi­nion on foreign policy, igno­ring or
side-stepping the relationship between them » (1973 : 22 ; voir aussi Gal­tung,
1969 : 551–2 ; Kennamer, 1992 ; Holsti, 1996 : 34). Lorsque la relation elle-
même est prise en considé­ra­tion, elle est pres­que toujours désignée par le
concept de cons­traint, mais n’est jamais dé­crite, et se retrouve pour ainsi dire
sans substance, « piégée » dans ce terme. Par exemple, l’opinion pu­blique
agit pour certains comme un obstacle ou un frein à l’action gou­vernemen­
tale, mais la manière dont cette influence s’exerce n’est pas spécifiée. Pour
d’autres, l’opinion publique agit d’une manière que Cohen (1973) a ironique­
ment appelé « l’hypothèse de l’osmose » : les élites prennent bel et bien en compte
l’opinion publique avant de prendre une décision, car ils y sont poussés par
une force quasi incons­ciente, automatique, de sorte que les préférences du
public sont instantanément transmises au plus haut niveau (e. g. Hoffmann,
1968 : 233). Cette affirmation se retrouve égale­ment dans la théorie pluraliste,
56

où sont décrits « les processus complexes de symbiose et de changement qui


constituent les relations des leaders et des ci­toyens » ; le rôle des « croyances
démocratiques » est ainsi de servir « comme une limite critique aux façons
dont les leaders peuvent façonner le consensus » (Dahl, 1961 : 325 [NT]).
Ce faisant, l’approche pluraliste aboutit à une dis­sémination des sources du
pouvoir et de l’action politiques : « we are left with a plethora of inde­pendent
variables, any or all of which may be suf­fi­cient conditions for the production
of a single dependent vari­able – the pluralistic pattern of decision-mak­ing »
(Polsby, 1970 : 138).
Par ail­leurs, cette conception presque mythique du rôle des citoyens (the
governing people) est régulièrement appuyée par les affirmations hyperboliques
de hauts fonctionnaires, de jour­nalistes ou d’autres acteurs, selon lesquelles
« the policy maker is guided by public sentiment, that governments cannot
function without it, and so forth » (Cohen, 1973 : 21 ; voir aussi Holsti,
1992 : 444 ; 1996 : 34 ; Eichenberg, 1989 : 28, 218). L’hypothèse de l’osmose
tient en ef­fet pour acquis le fait que la politique étrangère reflète les valeurs
populaires transmises par les mécanismes traditionnels du vote, des sondages,
ou de l’activisme politique (Foyle, 1994 : 1). Pourtant, cette hypothèse a
probablement servi (tout comme la mood theory) à justifier les investissements
de la recherche empirique sur l’opinion publique ; en apportant confirma­tion
à tant d’hypothèses pourtant contradictoires, cette recherche a contribué au
dévelop­pe­ment formidable de l’industrie des sondages d’opinion aux Etats-
Unis (Schatt­schneider, 1960 : 131–3 ; Benson, 1967 : 543–4). Au terme de son
étude, toutefois, Cohen (1973) fait remarquer qu’en réalité les responsables de
la politique étrangère américaine ont peu de consi­dération pour les préférences
du public, à l’exception des officiels au sommet de la hié­rarchie. Remise en
cause plus tard (e. g. Powlick, 1991), l’analyse de Cohen attire cependant
notre at­tention sur la force du « mythe démocratique » selon lequel le peuple
gouverne, ainsi que sur la nécessité de se détacher des affirmations rituelles
sur le rôle du public pour évaluer son rôle effectif.

Vers une approche contextualiste


Le défaut général de la recherche sur l’opinion publique en politique extérieure
réside dans le fait qu’elle tire des conclusions, qu’elles soient congruentes ou non
avec l’évidence empirique, de prémisses biaisées sur un plan méthodologique.
Par exemple, l’adéquation de la mood theory avec les données empiriques est le
résultat d’un artefact (Caspary, 1970). De fait, les trois postulats du « consensus
Almond-Lippmann » (volatilité, incohérence et impo­tence de l’opinion
publique) doivent être considérablement nuancés à la lumière des don­nées
empiriques accumulées depuis plusieurs décennies (Holsti, 1996 : 40–62).
Entre autres, la vo­latilité du public alléguée par la mood theory ne s’observe pas
au niveau agrégé (Shapiro and Page, 1988). D’autre part, à l’époque où de
sérieuses mises en garde étaient émises à la fois contre l’approche libérale et
57

réaliste, le développement du conflit au Viet-Nam a joué un rôle de « catalyseur »


pour remettre en cause l’approche prédominante (Holsti, 1992 : 459). Le
renouveau des perspectives est exprimé par cet officiel des affaires étrangères :
« I’m skeptical of the claim that there is all wisdom on the part of government
bureaucrats, or even the foreign policy elite, in setting our agenda or policy. If
anything, Vietnam is proof of the fact that the system can make horrendous
mistakes » (cité in Powlick, 1991 : 624–5). Depuis les années 1980, plusieurs
études suggèrent que les élites, tout comme les citoyens, ont modifié leurs at-
titudes pendant le conflit vietnamien. En réalité, cette guerre a fait émerger
un nouveau clivage au sein des élites et du public, remettant en question la
politique extérieure américaine poursuivie depuis la Seconde Guerre Mondiale
selon les principes de la doctrine réaliste (Eichenberg, 1989 : 215–6) ; nous y
reviendrons (voir chap. 2.2.1).
Plus généralement, les vagues de protestations aux Etats-Unis comme
en Europe à la fin des années 60 et l’émergence de formes de participation
politique non-conventionnelles ont remis sérieusement en cause tant la théorie
pluraliste que la théorie élitiste de la démocratie (Barnes and Kaase, 1979 :
13–4). De toute évidence, on assiste depuis le début des années 1970 à l’essor
d’un courant de littérature « révisionniste » (e. g. Mueller, 1970 ; Caspary, 1970 ;
Cohen, 1973 ; Page and Shapiro, 1982 ; Nincic, 1988) suggérant qu’aucune
des théories établies ne parvient à décrire de façon satisfaisante les processus
d’échange entre les élites et l’opinion publique en politique étrangère – quand
bien même l’influence de ces théories est encore extrêmement vivace (Shapiro
and Page, 1988 : 212–3). En outre, les travaux de ces révisionnistes ont souligné
qu’il n’existe aucune raison claire pour traiter la politique extérieure comme
un champ politique à part, distinct de la politique interne, « substantiellement
étranger aux théories et aux concepts du processus politique développés par
les spécialistes de la politique américaine » (Cohen, 1973 : 24 [NT]). Il est
vrai que, pen­dant longtemps, la recherche américaine a systématiquement
mis en évidence que les opinions en matière de politique étrangère sont pour
ainsi dire indépen­dantes des opinions de politique interne (e. g. Campbell et
al., 1964 : chap. 8 ; Converse, 1964). Par là même, les attitudes de politique
étrangère sont longtemps apparues comme iso­lées du substrat de l’idéologie
et des principes de la « rationa­lité » idéolo­gique (voir chap. 4.1.2). Cependant,
dans les années 1970, il restait à démon­trer empiri­que­ment que le contexte de la
politique interne et celui de la poli­tique extérieure diffè­rent systé­matique­ment.
Selon Rosenau (1967 : 21 ff), il n’y a pas de raison « ontologique » à cela : on
peut très bien imaginer que la variété des contextes de la po­litique étrangère
soit plus impor­tante qu’une sorte de « contexte général » qui caractéri­serait
alternati­vement les af­faires do­mestiques ou extérieures. De plus, les deux
domaines se signa­lent sans doute par une inter­pé­nétra­tion croissante (voir chap.
2.1.2).
58

Pour résumer l’apport de la littérature « révisionniste », on peut syn-


thétiser les critiques aux modèles traditionnels en quatre points :
1) La conceptualisation de la relation entre élites et citoyens est cruciale et
délicate; il faut éviter de tomber dans certains pièges du sens com­mun,
notam­ment celui d’étudier l’opinion publique sur les affaires extérieu-
res.
2) Les pro­cessus d’influence doivent être observés, et non seulement in­férés;
à cet égard, il faut veil­ler à ce que les pro­positions soient testables empi­
riquement.
3) L’opinion publique est strati­fiée ; il faut en spéci­fier les diffé­rents « seg-
ments » ou « niveaux ».
4) Le contexte dans lequel s’insèrent les pro­cessus d’influence est important
– sans doute davantage qu’une sim­ple di­chotomie entre politique interne
et politique étrangère.

2.1.2 Politique extérieure : Qui influence qui ?


Quand bien même toutes ces précautions seraient prises, la recherche produirait
néces­sairement des résultats en apparence contradictoires. En effet, comme
la science politique procède très souvent au moyen de « monographies » (par
exemple, le processus politique dans un pays, à une époque donnée), chaque
étude voit la portée de ses conclu­sions réduite à son contexte spécifique. Ceci
étant, la catégorisation que nous opérons ci-après des différents travaux théo­
riques et empiriques – thèses bottom-up, top-down ou mixtes – est relati­vement
ar­bitraire, dans la mesure où la focalisation de ces travaux sur l’une ou l’autre
direction des pro­ces­sus d’influence entre élites et citoyens résulte souvent d’un
choix empirique délibéré. Ainsi, dans la plupart des cas, ce choix ne revient
pas à nier l’existence de forces contraires s’exerçant sur la formulation de la
politique extérieure (c’est particuliè­rement le cas des thèses « interac­tion­nis­
tes »), et plusieurs travaux pourraient donc s’inscrire simulta­nément dans
deux des trois sections à suivre. Celles-ci examinent comment la littérature
théorique et empirique – au-delà de la controverse entre réalistes et idéalistes
en relations internationales – a em­poigné la question de l’influence croisée
entre élites et citoyens en politique extérieure.

Le « gouvernement par le peuple » : études « bottom-up »


En premier lieu, certaines études mettent en évidence l’influence exercée par
le public sur les élites politiques. A ce titre, ces études peuvent être rangées
sous le label bottom-up, puisque l’influence décrite s’exerce depuis la base vers le
sommet de la hiérarchie sociale. Par exem­ple, rappelons que le credo idéaliste
de la « paix démocratique » (e. g. Russett, 1993) attri­bue aux citoyens une
59

influence modératrice et pacifiste sur leurs dirigeants. De même, dans la lignée


de Lincoln, Franklin ou Jefferson (voir Linder, 2001), il est cou­tumier de la
part des élites d’insister sur la nécessité et sur la réalité du « gouverne­ment par
le peu­ple »19. Toutefois, comme nous l’avons déjà souligné, cette hyperbole
du rôle de l’opinion publique est un pro­cédé rhétorique dont il convient de
se méfier (Cohen, 1973 ; Holsti, 1996). De plus, on s’accorde généra­lement à
reconnaître l’existence d’une « asymétrie fonda­mentale dans la communi­cation
so­ciale » (Putnam, 1976 : 147), à savoir que les élites politi­ques peuvent com­
muniquer – via les mass médias – avec un très grand nombre de person­nes,
tandis qu’un très petit nombre de citoyens est en mesure de communiquer
avec les élites. Cette constatation empiri­que est évi­demment en contradiction
flagrante avec l’hypothèse os­motique de la « voix du peuple ». Tou­tefois, en
certaines circonstances, les opinions répandues au sein du public par­viennent
bel et bien à « remonter » jusqu’aux décideurs politiques et autres membres
de l’élite. De fait, un tel processus n’est pas si improbable si l’on part de l’idée
que les élites po­litiques elles-mêmes peuvent trouver avantage à connaître et à solliciter les
préfé­rences du public (Luttbeg, 1968a ; Putnam, 1976).
Premièrement, l’impact du public pourrait résulter de la « logi­que
électorale ». En effet, les politiciens sont parfois soucieux de prendre en
compte les préfé­rences populaires, afin de maximiser leurs chances d’être
(ré)élus. Ainsi, l’attention prêtée au public semble notamment liée au degré
de compétition électorale (Hansen, 1975 ; Hill and Hinton-Andersson,
1995). A cet égard, la politique étrangère ne paraît pas moins sensible à la
logique électorale que la politique interne (voir Aldrich et al., 1989 ; Holsti,
1992 ; Foyle, 1997). Cependant, une atten­tion accrue en période électorale
ne garantit aucunement que tou­tes les opinions soient bien « entendues ». Par
exemple, de nombreuses études ont mis à jour des biais importants dans la
communication masses-élites, notamment parce que l’information parvenant
aux élites pro­vient généralement des couches sociales les plus favorisées (voir
Converse et al., 1968 ; Verba and Brody, 1970 ; Putnam, 1976 ; Verba, Nie and
Kim, 1978 ; Delli Carpini and Keeter, 1992 ; Kennamer, 1992). En d’autres
termes, certains constats rémi­niscents des théories élitistes de la « stratification
sociale » viennent modérer la thèse « plura­liste » de la logique électorale. Par
ail­leurs, cette logique est parfois difficile à discerner empiriquement, parce
que les élites peuvent prendre les devants et anticiper les réactions du public
à leurs actions (rule of anticipated reaction). En somme, les politiciens « act re-
19
« Abraham Lincoln asserted that ‹ Public sentiment is everything. With public senti­
ment nothing can fail ; with­out it nothing can succeed › ; and in 1936, Secretary of
State Cordell Hull stated that ‹ Since the time when Thomas Jefferson insisted upon
a ‹ decent respect to the opinions of mankind ›, public opinion has controlled foreign
pol­icy in all democracies ›. Similar assertions have been made at one time or another
by almost all presi­dents and secretaries of state. Such hyperbolic statements, depicting
an unalloyed direct democracy or ‹ bottom-up › mo­del of government, are unlikely to
withstand serious empirical scrutiny » (Holsti 1996 : 34).
60

sponsively, not because citizens are actively making de­mands, but in order
to keep them from becoming active » (Almond and Verba, cités in Put­nam,
1976 : 152). Ainsi, une part du dialogue entre citoyens et élites se déroule
peut-être « dans l’ombre », sans qu’aucune demande ne soit explicitement
formulée par le public.
Deuxièmement, conformément à la thèse du constraint en vogue dans
les années 1960, plu­sieurs études ont suggéré que le public impose des
restrictions aux alternatives politiques dont disposent les élites (voir Dahl, 1961 ;
Rosenau, 1961 ; Key, 1964 ; Rosenberg, 1965). En somme, le constraint de
l’opinion publique s’exerce surtout en faisant pencher la balance en faveur
d’une option politique reconnue comme « populaire », ou en défaveur d’une
autre option désapprouvée par un grande majorité de citoyens. Cependant,
comme nous l’avons noté plus haut, la thèse du constraint est peu opérationnelle
sous sa forme originelle (Cohen, 1973). C’est pourquoi certains auteurs ont
cherché à spécifier sous quelles conditions les élites pren­nent réellement en
considération les opinions « spécifiques » du public (e. g. sondages d’opinion),
plutôt que de se limiter aux opinions « per­çues » ou à une appréciation globale
du « climat de l’opinion » (voir Lemert, 1992 ; Hubert, 1994 ; Foyle, 1994).
Il semble ainsi que la prise en compte de préférences populaires spécifiques
dépend de la gravité, de la sail­lance et de la conflictualité des enjeux (voir
chap. 2.3.1), ainsi que du stade décisionnel ou du contexte po­litique général
(périodes électorales vs. non-électorales). Dans l’ensemble, contrairement à ce
que suggérait l’étude classique de Miller et Stokes (1967 [1963]), il appa­raît
que les élites politiques ne sont pas moins susceptibles de « suivre » l’opinion
publique en matière de politi­que étrangère que sur des enjeux de politique
interne (Shapiro and Page, 1988 ; Russett and Graham, 1989 ; Bartels, 1991 ;
Kegley and Wittkopf, 1996).
Troisièmement, l’intervention du public dans le processus de décision
peut constituer en soi une norme culturelle partagée par les élites politiques.
Autrement dit, les élites pourraient considérer cette intervention comme
souhaitable, ce qui renforce naturellement la probabilité que l’opinion publique
exerce une influence réelle sur les décisions de politique extérieure. Putnam
(1973 : 196–212) montre par exemple que les valeurs des politiciens britanniques
et italiens vis-à-vis de la démocratie et du rôle souhaitable du pu­blic dans le
processus démocra­tique sont très différentes. Aux Etats-Unis, Powlick (1991)
observe que les élites de politique extérieure admettent vo­lontiers la nécessité
d’un impact du public sur le processus décision­nel, quand bien même les
citoyens sont jugés comme peu compétents en la matière. Ainsi, Beal et Hinckley
constatent qu’un « manque de réceptivité de la part du président [à l’égard
de l’opinion publique] cause souvent une consternation considérable parmi
les conseillers de la Maison Blanche » (1984 : 73 [NT]). Cependant, les élites
« opérationalisent » l’opinion publique d’une manière ­peu habituelle pour les
spécialistes des sciences sociales. Ainsi, les fonction­naires de politique extérieure
61

conçoivent généralement le public sous la forme des news me­dia (48% des
interviewés) ou du Congrès (43%), et plus rarement sous la forme des sonda­
ges d’opinion (27%) (Powlick, 1995). Certes, une forte saillance des enjeux
semble encoura­ger l’utilisation des sondages et d’autres formes « immédiates »
d’opinion pu­blique (lettres, télé­phones, contacts personnels, etc.) ; par ailleurs,
les sondages bénéficient d’une attention maximale parmi les décideurs de
haut rang (Foyle, 1997 ; Cohen, 1973 : 188–92). Dans l’ensemble, l’utilisation
des sondages est sans doute plus courante que ne veulent bien l’admettre les
élites de politi­que extérieure. Toutefois, contrairement à une idée répan­due,
les sondages servent bien moins à « manipuler » l’opinion publique qu’ils
ne sont utiles aux hom­mes politi­ques pour choisir parmi les options les plus
populaires, influencer leurs adversaires ou jauger leurs chances avant de se
lancer dans une compétition électorale ma­jeure. Nous re­viendrons plus loin
sur les multiples rôles des sondages d’opinion (voir chap. 3.4.2).
Enfin, on peut mentionner d’autres modalités d’influence du public
sur les élites politiques, mises en lumière par les travaux sur les mouvements
sociaux (e. g. McAdam, 1982), sur la « mobilisation cognitive » (e. g. Inglehart
et al., 1987), sur la dynamique des coalitions électo­rales (e. g. Risse-Kappen,
1991), ou plus largement sur le processus de modernisation et de changement
des valeurs dans les sociétés occidentales (voir Inglehart, 1984 ; Dalton et al.,
1984). Le processus politique y est décrit comme « stimulé à la base » par
certains phénomènes se dé­roulant au sein de la société civile. Ainsi, « by means
of intergenerational value change and increasing political mobilization, the
process of European integration has become ‹ mass pushed’ » (Wessels, 1995b :
39 ; voir aussi Everts, 1995 ; Sinnott, 1995). D’autres exemples viennent à
l’esprit, comme la mobilisation contre la guerre du Viet-Nam ou contre le dé­
ploiement des « euro-missiles » dans les années 1980 (voir Eichenberg, 1989 :
233–4). On pour­rait ajouter à ce catalogue le rôle que jouent certains groupes
de la société civile – absents des procédu­res de consultation pré-parlementaires
­– dans le fonctionnement de la démocratie directe en Suisse ou ailleurs. En
d’autres termes, des études très diverses attri­buent un rôle de « pionnier » à
l’opinion publique dans les processus de changement des socié­tés modernes.

Le « gouvernement des élites » : études « top-down »


Pour leur part, les études dites top-down offrent une vision fondamentalement
antagoniste, puisqu’elles postulent une prééminence des élites dans la défini-
tion des enjeux et des politi­ques. Selon cette approche, l’opinion publique est
essentiellement une émanation des délibé­rations au sein de l’élite politique, qui
constitue ainsi la principale source d’influence pour les opinions des citoyens.
Par ailleurs, conformément au paradigme réaliste, les opinions populai­res sont
souvent désignées comme instables, malléa­bles ou superficielles, ce qui facili-
terait d’autant leur « imprégnation » par les communications en provenance
des élites. En bref, les élites mènent le jeu, mais veillent généralement à ce que
62

les citoyens « suivent » leurs impul­sions, afin de conserver une certaine har-
monie entre le contenu des politiques et la nature de l’opinion publique (type
lead). On peut distinguer – de manière heuristi­que, étant donné la formidable
abondance des études empiriques de type top-down ­– quatre grandes traditions
de recherche octroyant aux élites le premier rôle dans le processus politi­que.
En premier lieu, l’élite politique est parfois considérée comme un
« agent d’innovation ». En substance, les élites et le public ne possèdent pas
tout à fait les mêmes valeurs fondamentales (McClosky, 1968), notamment
parce que les élites changent d’attitudes avant le public et constituent ainsi le moteur
de l’innovation sociale (voir Rogers and Shoemaker, 1971 : 185–91 ; Rogers,
1973 ; Black, 1982 ; Zaller, 1992 : 9–13). Par exemple, selon l’étude classique
de McClosky et Brill (1983), le mécanisme essentiel impliqué dans la formation
des attitudes est celui de l’apprentissage de nouvelles formes de comportement
social (social learning) : li­bertés sexuelles, avortement, homosexualité, euthanasie,
etc. Face à de telles libertés émer­gentes, souvent encore disputées au sein de
l’élite judiciaire, l’élite politique est mieux équi­pée que le grand public pour
apprendre les modifications souvent subtiles des droits civils, et pour internali-
ser de nouvelles valeurs. En d’autres termes, les élites et les leaders d’opinion
sont souvent « en avance » sur les idées répandues dans le mass public, et c’est
grâce à leurs délibérations et leurs actions que de nombreux citoyens finissent
par acquérir de nouvelles valeurs ­– en dernière analyse, les élites influencent
l’opinion publique en légiférant sur diffé­rentes questions (Noelle-Neumann,
1984 : 130–3). La question reste ouverte de savoir si cette description convient
aux affaires extérieures, où règne parfois une certaine inertie parmi les élites.
En tous cas, l’exemple des négociations sur l’EEE, qui donnèrent lieu à un
véritable apprentissage du multilatéralisme de la part du Conseil fédéral et de
l’administration (Scia­rini, 1992 ; voir chap. 2.3.2), suggère que les élites sont
mieux armées que les citoyens pour modi­fier rapidement leurs perceptions
de l’environnement international.
Une deuxième catégorie d’études va plus loin que la première, et affirme
que les élites ont la capacité de « manipuler » l’opinion publique, c’est-à-dire d’in-
fluencer l’opinion publique à court terme en transmettant « une information
trompeuse ou incorrecte qui détourne les ci­toyens de leurs propres intérêts »
(Page and Shapiro, 1984 : 659). A cet égard, la littérature sug­gère que les
élites politiques possèdent une latitude plus importante pour « manipuler »
les ci­toyens sur des questions de politique étrangère qu’elles n’en ont pour les
affaires internes (Page and Shapiro, 1992 : chap. 9). Tirant profit de la faible
expérience directe des ci­toyens avec ces enjeux et de certaines situations de
crise internationale, les élites ont parfois la possi­bilité d’exercer un contrôle
sur le contenu de l’information médiatique parve­nant aux indivi­dus. La couverture
médiatique de la Guerre du Golfe – unilatérale et soumise à la cen­sure mili-
taire – est exemplaire à cet égard (voir Raboy and Dagenais, 1992 ; Kellner,
1992 ; Nincic, 1992b ; Zaller, 1993 ; Bennett, 1994 ; Page, 1996). Grâce
63

à leur contrôle sur l’information, les élites de politique étrangère peuvent


focaliser l’attention du public sur cer­tains aspects de la réalité qui leur sont
favorables ; simplifier les faits de manière extrême, ou les déformer ; en­fin, dissi­
muler certains événements gênants (voir Stoll, 1984 ; Ostrom and Job, 1986 ;
Edelman, 1988 : chap. 4 ; Schlesinger, 1991 ; Danielian, 1992 ; Salmon and
Moh, 1992 ; Brock, 1993). A cela s’ajoute que les citoyens (américains en tous
cas) ont pour habitude de faire corps autour de leur président en temps de
crise internationale (phénomène de rally round the flag), ce qui élargit la marge
de manœuvre de l’exécutif dans la conduite des affai­res étran­gères (voir Key,
1964 : 284–5 ; Waltz, 1967 : 274 ff. ; Mueller, 1970 ; Brooks, 1990 ; Iyengar
and Simon, 1993). Ceci étant, en dehors des cas de crise internatio­nale, de
monopole éta­tique sur l’information ou d’opérations « secrètes » dans les
pays étran­gers, il y a lieu de relati­viser la thèse de la ma­nipulation du public,
notamment parce que les individus se laissent dif­ficile­ment influencer par
des sources d’information qu’ils jugent eux-mêmes comme biai­sées en faveur
d’intérêts particuliers (Page et al., 1987 ; McGuire, 1985).
Globalement, la « manipulation du public » semble être une descrip-
tion paradigmatique des relations entre élites et peuple dans les systèmes
politiques totalitaires (Gabriel et al., 1982 ; Zagatta, 1984) ou dans certains
systèmes démocratiques qui, à l’exemple de la France, connaissent un pouvoir
étatique fort et une médiatisation importante du « jeu » politique (Julien et al.,
1988 ; Roman, 1998 ; voir cependant Champagne, 1990). Par contraste, une
troisième caté­gorie d’études top-down appréhende l’influence des élites dans
un contexte culturel et institu­tionnel moins spéci­fique et vraisemblablement
plus courant. Pour simplifier, ces études pos­tulent que les élites ont intérêt à
« guider » l’opinion publique, afin de disposer d’un soutien ta­cite ou explicite
pour leurs politiques. Ceci est d’autant plus nécessaire que le « consensus
permissif » prévalant autrefois au sein du public américain et européen (Key,
1964 ; Ei­chen­berg and Dalton, 1993 ; Gabel and Palmer, 1995) ne va plus du
tout de soi depuis quelques décennies. Le souci de « construire des majorités »
sur chaque enjeu spécifique dérive de la multi-dimen­sionnalité des attitudes de
politique extérieure (voir chap. 2.2.1), et se manifeste très vivement en marge
de négociations internationales importantes ou dans le cadre des référen­dums
de politique étrangère (e. g. traité de Maastricht, adhésion à l’UE). Compte tenu
de l’importance de tels enjeux, on observe généra­lement un fort engage­ment
de la part des élites politiques pour faire prévaloir leur point de vue ; en ce
sens, les campagnes référendai­res constituent un exemple paradigmatique d’influence exer­cée
par les élites sur le public.
En même temps, le pluralisme, la concurrence et l’abondance de
l’information disponible pendant les campagnes référendaires sont autant
d’obstacles aux tentatives manipulatoires de certains acteurs ou intérêts
particuliers (Kriesi, 1994 ; Graber et al., 1998). Les effets de com­munications
concurrentes se neutralisent largement au niveau agrégé et individuel (Zaller,
64

1996 ; voir chap. 3.3.1). Dans des conditions non expérimentales, où les effets
de messages in­dividuels ne peuvent être contrôlés, il n’est pas aussi « facile de
faire pencher l’opinion publi­que » dans n’importe quelle direction, contraire-
ment à ce qu’affirme Saris (1997) à propos du soutien à l’Union Européenne.
Typiquement, au niveau agrégé, les mouvements d’opinion in­duits par les
acteurs les plus populaires et les plus crédibles ne sont que de quelques pour­
cents au mieux (Page and Shapiro, 1984). De plus, au sujet de l’intégration
européenne, les campa­gnes référendaires n’ont qu’un effet temporaire sur le
degré d’information et de soutien à l’UE (Gehrke, 1996), sauf en cas de forte
participation des citoyens (Dalton and Duval, 1986). Ensuite, certaines di-
mensions de politique interne échappent au contrôle des élites ; par exemple,
sous certaines conditions, les référendums européens offrent l’opportunité aux
ci­toyens de sanctionner leurs autorités pour leur gestion des affaires domesti-
ques (Schnei­der and Weitsman, 1996 ; Hug and Sciarini, 2000 ; Hug, 2002 :
chap. 4). Par ailleurs, la quantité d’argent investie dans une campagne n’est
pas sys­tématiquement liée à son taux de succès (Fisher, 1999) ; un petit groupe
de leaders po­liti­ques peut exploiter habilement une situation et obtenir des
résultats « inespérés » (e. g. Blais et al., 1996). Enfin, les mouvements d’opinion
induits par les commu­nications po­litiques des élites s’apparentent souvent à
des effets de second ordre s’ajoutant aux effets plus substantiels des variables
socio-économiques ou cultu­relles (Ei­chenberg and Dalton, 1993 ; Gabel and
Palmer, 1995 ; Christin and Hug, 1999 ; voir toutefois Steenbergen and Jones,
2002). En ré­sumé, pour des raisons que nous approfondi­rons lors de notre
discus­sion des ef­fets des mass médias, les tentatives de « guidage » de l’opinion
pu­blique ou les campagnes de persua­sion à grande échelle paraissent enregis-
trer des résultats plus mo­destes qu’on ne s’imagine généralement. Sans doute
conviendrait-il, dans ce do­maine, de re­voir à la baisse les objec­tifs pratiques
et les attentes scientifiques (McGuire, 1981 : 51).
Quand bien même les possibilités pour les élites d’influencer directement
l’opinion publique semblent limitées, une quatrième catégorie d’études top-down
souligne le fait que les élites ont la capacité de contrôler l’agenda politique. Cette
fonction d’agenda-setting (voir chap. 3.1.3) s’observe aussi bien au sommet de
la hiérarchie exécutive (Behr and Iyengar, 1985) qu’aux échelons inférieurs,
où les leaders d’opinion et les médias locaux peuvent jouer un rôle primor­dial
(McCombs and Shaw, 1995 [1972]). Dans le contexte suisse, les élites politi­
ques prennent notamment en charge le « pilotage de la démocratie directe »,
au travers d’un certain nombre de « méta-décisions ». Ces décisions, qui vont
bien au-delà d’une simple tâ­che d’intendance, concernent notamment la
fixation de l’agenda des votations populaires (sur quoi, comment et quand voter),
ainsi que l’interprétation des résultats de ces votations (voir Germann, 1996).
Nous reviendrons plus loin sur cette question (voir chap. 2.4.2). Notons pour
l’heure que les méta-décisions revêtent une importance croissante, et qu’elles
ont été souvent déterminantes pour l’orientation de la politique extérieure en
65

Suisse (Kreis, 1995). D’autre part, en Suisse comme ailleurs, l’analyse des effets
agenda-setting des mass médias est en plein essor, et désormais toute campagne
électorale ou référendaire d’une certaine importance fait nécessairement l’objet
d’une telle analyse (e. g. Longchamp, 1998a ; Bieri et al., 1999).

L’interaction entre élites et citoyens : études « mixtes »


Contrairement aux analyses du processus politique illustrées jusqu’ici, de
nombreux travaux – par ailleurs fort disparates – partagent l’idée que les rela­
tions entre élites et citoyens sont essentiellement « interactives », et qu’elles ne
dépendent pas des impulsions ou de la « surveil­lance » d’un pôle d’influence
particulier. Certes, l’interaction entre élites et citoyens n’implique pas
nécessairement une convergence entre les deux types d’acteurs, loin s’en faut, quand
bien même les analyses de « congruence » constituent une méthode souvent
utilisée par ce que nous appellerons ici les études « mixtes » (par opposition à
bottom-up et top-down). Ce­pendant, d’un point de vue conceptuel, cette catégorie
d’études « mixtes » devrait également comprendre une série de travaux dont
l’approche est exactement inverse à celle des thèses « interactionnistes »,
puisqu’ils soulignent une absence de relations entre élites et citoyens, ou du moins une
déconnexion relative entre ces deux types d’acteurs. En substance, ces travaux
suggèrent que les citoyens ne dépendent pas des interprétations du monde
fournies par les élites et les mass médias, et qu’ils appréhendent directement
les événements et les signaux du « monde réel » (voir Deutsch and Merritt,
1965 ; Graham, 1988 ; Russett and Graham, 1989). Il convient toutefois de
souligner que cette thèse est très contestée (e. g. Atkin and Heald, 1976 ; Page
et al., 1987), tout spécialement en matière de politique extérieure (Dalton and
Duval, 1986 ; Page and Shapiro, 1992) et dans la tradition de recherche sur
les effets d’agenda-set­ting. En général, on admet tout au plus que, sur certains
enjeux « obtrusifs », les indivi­dus sont moins dépendants des mass médias et
du discours des élites pour former leurs opi­nions (e. g. Iyengar and Kinder,
1987) ou que les citoyens et les mass médias réagis­sent paral­lèle­ment aux real-
world cues (e. g. Neuman, 1990). Mais les enjeux de politique étrangère sont
globale­ment considérés comme peu obtrusifs (voir chap. 2.3.1), ce qui confère
une im­por­tance accrue aux communications des élites et des médias pour
définir la réalité du monde extérieur.
Pour le reste, les études mixtes peuvent faire l’objet d’une classification
en cinq catégories. Premièrement, plusieurs travaux suggèrent que l’opinion
publique constitue un acteur collec­tif « rationnel ». En effet, en analysant l’opinion
publique au niveau agrégé, les indiscutables « incohérences » des attitudes
individuelles se corrigent mutuellement et les attitudes collecti­ves manifestent
une stabilité étonnante (Shapiro and Page, 1988). En quelque sorte, l’agrégation
des opinions individuelles permet d’éliminer une bonne partie du « bruit »
redeva­ble à l’ignorance d’un grand nombre de citoyens, dont les opinions
(distribuées de manière quasi aléatoire) « se neutralisent mutuellement, laissant
66

passer le ‹ signal › des individus infor­més » (Delli Carpini and Keeter, 1992 : 35–7
[NT]). Sur une base empirique très large, comprenant une gamme complète
d’enjeux de politique interne et extérieure, Page et Shapiro (1982, 1992)
montrent que plus de la moitié des items ne manifestent aucun changement
signi­ficatif d’opinion (i. e. variation supérieure à 6 points). Malgré un léger
surplus d’instabilité dans les préfé­rences de politique extérieure, la magnitude
des changements d’opinion est semblable à celle observée en politique interne.
En revanche, les changements dans les préfé­rences de po­litique extérieure se
font de manière plus abrupte. Cependant, ces variations sou­daines se produisent
souvent en relation avec des événements dramatiques tels que les crises ou
les conflits inter­nationaux. Ainsi, les changements de l’opinion publique
en matière de politique étrangère correspondent à des réactions prévisibles et
raisonnables, en réponse à des événe­ments « ob­jectifs » reportés et interprétés
par les mass médias. Il ne s’agit pas de fluc­tuations dictées par des « sautes
d’humeur », puisque l’opinion réagit de façon ins­trumentale à l’information
qui est mise à sa disposition, en répondant « de la même manière aux mêmes
stimuli » (Page and Sha­piro, 1992 : 14 ; voir aussi Nincic, 1988 ; Peffley and
Hur­witz, 1992).
En résumé, la spécificité de la politique étrangère tient plus à la nature
des stimuli auxquels les citoyens sont exposés dans ce domaine qu’à la nature de
leurs attitudes20. En substance, si cette analyse est correcte, le postulat d’une
opinion publique capricieuse et volatile devrait être abandonné. En particulier,
ce postulat ne devrait plus faire obstacle à l’extension de la démocratie directe
aux af­faires extérieures, comme ce fut longtemps le cas aux Etats-Unis (Ran­
ney, 1980 : 75–6 ; Suksi, 1993 : 59–69 ; Kriesi and Wisler, 1999). De même,
dans le cadre de l’intégration européenne, il semble que le soutien des ci­toyens
à la Communauté dépend de facteurs aussi bien internes qu’internationaux,
tant éco­nomiques que politiques et culturels, et agissant aussi bien à court
terme (e. g. les campagnes référendai­res) qu’à long terme (e. g. les « traditions
nationales »). Autrement dit, « citizens take their cues from multiple sources
when judging the performance of the EC. For example, although citizens
of the UK, Den­mark, and the Netherlands support the EC at far different
levels be­cause of differing historical and for­eign policy traditions, there is a
variation around each baseline, and this variation is caused by a similar eco-
nomic and political dynamic » (Ei­chen­berg and Dalton, 1993 : 530). Cette
dy­namique s’apparente en quelque sorte à un « choix rationnel », puisque les
citoyens accordent leur soutien à l’intégration européenne dans la me­sure où
20
Aux Etats-Unis, trois facteurs contribuent à expliquer pourquoi l’opinion publique
change plus vite en politi­que extérieure qu’en politique interne : (1) sur la scène interna-
tionale, les événements sont rapides et inattendus ; (2) le gouvernement a un contrôle de
l’information sur les affaires internationales qu’il ne possède pas en politi­que interne  ;
(3) il existe une forte tendance de la part d’une grande majorité du public américain
à identifier un « intérêt national » commun dans les affaires mondiales (Hallenberg
1994 : 176–7).
67

ils évaluent les politiques commu­nautaires comme potentiellement bénéfiques


pour leur pays et leurs propres intérêts (Gabel and Palmer, 1995). Peut-être en
reconnaissance de cette situation, et suite au refus da­nois du Traité de Maas-
tricht en 1992, les leaders politi­ques accordent depuis une dizaine d’années
davantage d’attention aux préférences populaires, soulignant de nouveaux
thèmes comme le « déficit démocratique » et le « principe de subsidia­rité »
(Eichenberg and Dalton, 1993 : 529).
Une deuxième catégorie d’études mixtes aborde la question des relations
entre élites et ci­toyens en cherchant à mettre en évidence le degré de similitude
entre les opinions de ces deux groupes d’individus. Certes, la plupart de ces
études insistent sur le fait que la mise en évidence d’une convergence entre les
deux pools d’attitudes ne permet en rien d’établir un lien de causalité, encore
moins la direction de ce lien, sans compter que celui-ci est susceptible de résulter
d’une tierce variable (e. g. les informations médiatiques ou les événements du
« monde réel ») qui influencerait indépendamment les attitudes des élites et des
citoyens. Néanmoins, les études de congruence offrent de véritables pistes pour
répondre à la question plus générale de la possibilité de processus d’influence
entre l’élite et la base. En effet, s’il s’avérait que les opinions des élites et des
citoyens divergent systématiquement, l’une des conditions nécessaires (mais non
suffisantes) à l’existence d’un lien de causalité serait absente.
De fait, les élites ont des attitudes sensiblement différentes du mass public
sur la majeure par­tie des enjeux de politique étrangère (McClosky, 1967 ; Free,
1976 ; Oldendick and Bardes, 1982 ; Kegley and Witt­kopf, 1996 : 283–5 ; Holsti,
1996 : 84–98). En particulier, les élites ap­parais­sent comme plus inter­nationalistes. Aux
Etats-Unis, les élites (y compris les leaders d’opinion et le « public éclairé »)
sont proportionnellement plus favorables à ce que leur pays joue un rôle actif
sur la scène internationale, ce qui implique – pour les élites américai­nes en
tous cas – un consentement plus large à faire usage de la force mili­taire, mais
pas né­ces­sai­rement un soutien supérieur aux dépenses de sécurité (Ke­gley
and Witt­kopf, 1996 : 283–4 ; Oldendick and Bardes, 1982 : 373–5). Les élites
sont égale­ment plus favorables que le pu­blic à promou­voir une politique de
détente entre les super-puis­sances et de protection des droits de l’homme. En
revanche, de façon curieuse, les citoyens sont plus sou­cieux de renfor­cer le rôle
des organisations internationales, notamment de l’ONU. Cependant, malgré
ces diffé­rences, les attitu­des du public et des élites semblent repo­ser sur les
mêmes dimen­sions fon­damentales (voir chap. 2.2.1). En Europe également,
les élites font souvent preuve d’une « mentalité » plus internationaliste que les
simples citoyens (Dalton, 1985). Premièrement, cette tendance se matérialise
dans des attitudes plus « belliqueu­ses » (ou plus « prévoyantes ») à l’égard des
ques­tions de sécu­rité : soutien à l’OTAN et à une augmentation des dépenses
militaires, ap­proba­tion de l’installation des « euro-mis­siles » et de la dis­suasion
nucléaire (Eichenberg, 1989 : 220–4). Toutefois, les attitudes du public sur ces
ques­tions ne sont pas très différentes de cel­les des élites, à l’exception de pays
68

comme la France, où la centralisation et la concen­tration du pou­voir au profit


de l’exécutif dispensent apparemment les déci­deurs de se mettre à l’écoute
des désirs populai­res (Eichenberg, 1989 : 239–41). Par ailleurs, le sou­tien des
popula­tions euro­péennes aux ins­titutions responsables des questions de sécurité
(OTAN, CE) est relati­vement élevé (Everts, 1995 : 406–10). Deuxiè­mement,
l’internationalisme des élites politi­ques se ma­térialise dans un atta­chement plus
pro­noncé à l’intégration européenne, en com­paraison des citoyens (Wessels,
1995b : 142–6 ; Gehrke, 1996). Ce­pendant, les élites euro­péen­nes sont géné­
ralement parve­nues à « maîtriser » le déca­lage entre leurs conceptions et
cel­les de l’opinion publique, d’une part en consultant l’électorat en cer­taines
occa­sions (référen­dums euro­péens) pour ren­forcer la légi­timité du pro­cessus
d’intégration, d’autre part en pro­fitant d’un certain « consen­sus permissif »
pré­valant autrefois au sein des popu­lations euro­péennes.
Globalement, les différences d’opinions entre les élites et les citoyens
ne sont pas systéma­tiques et suffi­samment prononcées pour conclure à leur
indépendance. Il importe davantage de discerner les variables susceptibles
d’accentuer ou de réduire la convergence entre les opi­nions des deux types
d’acteurs. A cet égard, le type d’enjeux pris en considération paraît es­sentiel
(Miller and Stokes, 1967 [1963] ; Page et al., 1984). Selon Ei­chen­berg (1989 :
233–5), l’explication prédominante dans le domaine de la politique de sécu­rité
est de type « populiste » (i. e. bottom-up)21. Dans le domaine de l’intégration
européenne, par contraste, la pers­pec­tive néo-fonctionnaliste (i. e. top-down)
semble avoir eu longtemps la préférence des spé­cialistes. En d’autres termes,
la poli­tique extérieure – au sens des relations internationales – a souvent été
décrite comme un domaine cloisonné, où les élites agissent « entre elles »
sans se soucier véritablement des préférences po­pulaires. En même temps, la
théo­rie néo-fonc­tionnaliste souligne qu’un pro­cessus d’intégration initié dans
certains domaines a tendance à s’élargir tou­jours plus à des domaines connexes,
suivant des « effets d’engrenage » (spill-over effects ; voir Sinnott, 1995 ; Schmit­
ter, 1993 ; Quer­monne, 1992). Il en résulte une interpénétration crois­sante
des affaires domes­tiques et exté­rieures, à quoi s’ajoute la « repoliti­sation » de la
politi­que extérieure, autrefois marquée par le consen­sus (Wittkopf, 1986 ; Holsti,
1996 : 118–27 ; Aguilar et al., 1997). Cette réappropriation de la politique
extérieure par les partis politiques devrait faciliter la communi­cation entre élites
et citoyens, favoriser l’intégration des attitudes dans les schémas partisans et
augmenter la congruence des opinions entre la base et les lea­ders. Autrement

21
Cependant, un modèle de « prédispositions communes » (« shared predispositions »)
pourrait également s’appliquer, selon lequel les attitudes des élites et des citoyens
convergent « naturellement » – notamment en ré­action aux mêmes événements de
politique internationale – vers une préférence pour une politique de défense nuan­cée,
combinant des aspects de dissuasion militaire et de négociation (« dual track policy »)
(Eichenberg 1989).
69

dit, on pour­rait assister à une homogénéisation de la communi­cation et de la


représentation au travers des différents enjeux22.
Une troisième catégorie d’études mixtes adopte une stratégie un peu
différente de la précé­dente, en examinant la congruence entre les opinions
des citoyens et les politiques mises en œuvre par les élites. Certes, les données
empiriques sur les politiques sont plus nombreuses et accessibles que les
données sur les opinions des élites, mais elles ne permettent guère davan­tage
de résoudre la question de la causalité évoquée plus haut, et ne peuvent que
suggérer certaines inférences « raisonnables ». Afin d’éviter au moins le caractère
statique de nom­breux travaux, Page et Shapiro (1983) optent pour une étude
des covariations entre l’opinion publique et les politiques menées aux Etats-Unis
(1935–1979). Leur enquête révèle que les « changements congruents » des
politiques et de l’opinion publique sont, dans l’ensemble, deux fois plus fré­quents
que les changements non-congruents (i. e. l’opinion publi­que et les politi­ques
changent nettement plus souvent dans la même direction que dans une direction
oppo­sée). A cet égard il n’existe pas de diffé­rence significative entre les enjeux
de politique in­terne et ceux de politique extérieure. De plus, la proportion de
covaria­tions positi­ves croît à mesure qu’augmente l’amplitude des changements
de l’opinion publi­que. En somme, pour autant que la tendance de l’opinion
pu­blique soit claire, son impact pré­sumé devient quasi « automatique » ; ce
résultat constitue l’équivalent dynamique de l’analyse de Gra­ham (1994),
selon laquelle le niveau de consensus de l’opinion publique sur la « bonne »
politi­que à suivre détermine lar­gement son influence sur les élites en charge
de la politique exté­rieure (Foyle, 1997 : 143 ; Hallenberg, 1994 : 159–60).
Comme précédemment, l’impossibilité d’établir un lien de causalité
entre les séries de don­nées a conduit les chercheurs à proposer des explications
substantielles aux variations du ni­veau de congruence entre l’opinion publique
et les politiques. En particulier, il apparaît que la saillance des enjeux favorise la
congruence, ce qui laisse supposer que l’opinion publique exerce parfois une
influence sur les politiques adoptées par les élites, et non systématiquement
l’inverse (Page and Sha­piro, 1983 : 182). Cette interprétation peut être
corroborée en exploi­tant les « asymétries temporelles » qui se présentent dans les
données ; il apparaît ainsi que les politiques ne peuvent avoir influencé l’opinion
publique dans la moitié des cas, au maximum (1983 : 186–8). Ceci étant, une
comparaison avec les résultats d’autres études (e. g. Brooks, 1990) attire surtout
notre attention sur l’impact décisif de la méthodologie employée.
Les différents travaux présentés jusqu’ici suggèrent qu’il existe une in­
fluence mutuelle entre l’opinion publique et les élites en matière de politique

22
D’autres variables sont susceptibles d’affecter la congruence des opinions entre la
base et les leaders : le ni­veau de participation politi­que des citoyens (Hansen 1975),
leur position dans la stratification sociale et commu­nicationnelle (Wessels 1995b), leur
contexte socio-démographique (Page et al. 1984), ou la base de représenta­tion (locale
vs. nationale) (Stone 1982).
70

extérieure. Une quatrième catégorie d’études mixtes vise à établir cette


influence mutuelle sur des bases empiriques solides, no­tamment au moyen
de techniques d’analyse plus sophistiquées (e. g. two-stage least squares regression)
permettant d’appréhender la question de la causalité. Malheureusement, de
telles analyses n’ont pas été menées dans le domaine de la politique étrangère,
à notre connaissance, mais pour différents enjeux de politique interne. Par
exemple, en matière de politique sociale, Hill et Hinton-Andersson (1995) ont
testé et vérifié un modèle d’influence réciproque entre les attitudes du public
et des élites – attitudes qui déterminent à leur tour l’orientation des politiques
mises en œuvre. Il apparaît que le processus d’inter-influence est plus prononcé
entre citoyens et élites de même orientation partisane, et que le public exerce
un impact sur les politiques surtout au travers de son influence sur les élites
(plutôt que de manière directe).
Ce genre d’analyse est à rapprocher d’une série de travaux consacrés
à l’explication des méca­nismes sociaux de la violence xénophobe en Alle­
magne (e. g. Willems, 1993 ; Ohlema­cher, 1993). Dans l’une de ces études,
Koopmans (1996) compare la pertinence de deux mo­dèles pour cerner les
origines de la vague de violence raciste enregistrée en Allemagne au début
des années 1990. Un modèle top-down insiste sur le rôle des élites politi­ques
dans la probléma­tisation et la dramatisation des enjeux relatifs à la politique
d’asile ; au contraire, un mo­dèle bottom-up attribue l’impulsion du processus
décisionnel aux citoyens23. En réalité, Koop­mans trouve une confirmation
empirique pour les deux modèles, chacun dé­crivant la réalité de façon adéquate
pendant une certaine période. En effet, avant les événe­ments tragi­ques survenus
à Hoyerswerda (septembre 1991), la structure causale du problème de l’asile
reflète assez fidèlement le modèle top-down : les débats publics au sein de l’élite
politique déclen­chent une vague d’actes de violence et conduisent à une série
de mesures politiques, lesquel­les contribuent à freiner à leur tour l’utilisation
de la violence. En revanche, il n’existe qu’un lien très ténu entre la situation
objective (i. e. le nombre de requé­rants d’asile) et l’ampleur des débats publics
ou de la violence – ce qui pourrait témoigner, dans une perspective cons­
tructi­viste, de l’origine discursive des problèmes sociaux (Koop­mans, 1996 :
188). Dans une se­conde phase, après que les événements mentionnés eurent
fait du problème de l’asile le thème poli­tique le plus important aux yeux des
Allemands, une struc­ture causale de type plu­raliste se met en place, reflétant le
modèle bottom-up : la recru­des­cence des actes de vio­lence, liée à l’augmentation
23
Ces modèles insistent soit sur la réaction de groupes de la population à des problèmes
concrets engendrant des sentiments d’injustice, soit sur le pouvoir de sélection et de
définition des enjeux détenu par les élites et les ins­titutions. Dans le modèle bottom-up,
l’agenda politique est défini par les citoyens, de manière directe (vote, son­dages) ou
indirecte (mobilisation de groupes d’intérêts et de mouvements de protestation) ; par
contre, les élites ont une attitude réactive. Dans le modèle top-down, l’agenda politique
est contrôlé par les élites, et de nombreux enjeux entraînent des décisions sans avoir
jamais donné lieu à un débat public (Koopmans 1996 : 169).
71

du nombre de requérants d’asile, contribue à l’essor des débats pu­blics sur la


question et engendre une avalanche de décisions politiques pour réduire le
nombre de requé­rants et freiner les vagues de violence. En d’autres termes, les
élites ont perdu l’initiative et leur prééminence dans la définition des enjeux :
le pôle de l’influence s’inverse.
En fait, ce genre d’analyse attire notre attention sur la manière dont
les enjeux évoluent (Problemkarriere) et illustre le concept de issue-attention cycles
proposé par Anthony Downs (1972 ; voir aussi Tarrow, 1989 : chap. 3). Comme
nous l’avons déjà suggéré, la na­ture des enjeux et le contexte social dans
lequel ils s’insèrent n’est pas sans incidence sur l’importance res­pective du
public et des élites dans la définition et le traitement des problèmes politiques
(Neuman, 1990). Le contexte est encore plus central pour une cinquième
catégorie d’études mixtes, dont le propos est d’examiner l’impact de l’opinion
publique sur les opinions indivi­duelles. Dans cette perspective, les changements de
l’opinion publique échappent en partie à l’influence des élites, des médias
ou des politiques mises en place, et peuvent être considérés comme le fruit
des interactions sociales au sein du public lui-même. Il s’agit en l’espèce d’un champ
d’étude extrêmement vaste, comprenant notamment la théorie des grou­pes
(e. g. Rothman, 1968 ; Tru­man, 1968 [1951]), la théorie du two-step flow of
communica­tion (voir chap. 3.1.2), la littérature sur les stéréotypes (e. g. Lippmann,
1965 [1922] ; Wilder and Simon, 1996 ; Fiske and Morling, 1996 ; Kinder,
1998 : 169–71), la théorie de la « spirale du silence » (e. g. Noelle-Neumann,
1984 ; Taylor, 1982 ; Merten, 1985 ; Price and Allen, 1990 ; Kennamer, 1990 ;
Salmon and Moh, 1992), la recherche sur l’ignorance pluraliste et les effets
de projec­tion (e. g. O’Gorman and Garry, 1976 ; Fields and Schuman, 1976 ;
Salmon and Kline, 1985), ou encore l’immense littérature sur les ef­fets des
son­dages d’opinion (voir chap. 3.4.2).
Un trait commun à ces différents domaines de recherche est de
conceptualiser l’opinion pu­blique et les groupes de référence auxquels
adhèrent les individus comme des contextes commu­nicationnels et sociaux
dans lesquels et grâce auxquels les citoyens forment leurs opi­nions politiques,
dans une indépendance relative (bien que parfois factice) du discours des
élites. En substance, « ce que les autres pensent » – et tout spécialement « les
autres comme nous » – n’est pas sans incidence sur que nous pensons. A
cet égard, l’influence de l’opinion publique ou des groupes peut être aussi
bien « positive » (i. e. adhésion aux opinions d’autrui) que « né­gative » (i. e.
distanciation des opinions d’autrui). Quoi qu’il en soit, toute analyse de la
forma­tion des opinions individuelles qui se focaliserait exclusivement sur les
communications des élites et qui négligerait l’influence « personnelle » (e. g.
amis, famille) ou « impersonnelle » (e. g. sondages d’opinion) est certaine de
sous-estimer l’impact global des processus de délibé­ration collec­tive. On notera
tout de même que l’opinion publique n’a guère été étudiée pour son in­fluence
dans le domaine de la politique extérieure. Cependant, la conviction générale
72

de­meure – depuis l’argument originel de Lippmann (1965 [1922] : 173)24 – que


la politique exté­rieure comprend des enjeux peu obtrusifs, qui dépassent
« l’horizon d’orientation » des indivi­dus (Schöni und Zwicky, 1988). Pour cette
raison, les opinions de politique extérieure seraient davantage perméables aux
images et aux stéréotypes transmis par les mass médias qu’à l’influence de
l’environnement direct des citoyens.

Conclusion
Par le passé, les différences d’opinion entre les élites politiques et le grand
public ont sou­vent été mi­ses en évidence pour stigmatiser le rôle des citoyens
en politique étrangère (e. g. Kennan, 1954 ; Morgenthau, 1956). En effet, la
cause de ces divergences était généralement réduite à un manque de sophisti-
cation et d’information du mass public. Ainsi, pour peu que l’opinion publique
soit prise en considération dans les travaux empiriques des années 1950 et 60,
c’est surtout pour souligner son ignorance plus ou moins totale des enjeux de politique
étrangère. Certes, le niveau de connaissance du public est parfois extrêmement
faible, no­tamment vis-à-vis de certains enjeux « techniques » ou « lointains »
comme les traités de désar­mement nu­cléaire. Ce­pendant, il s’avère que « l’igno-
rance » du public est générale (Luskin, 1987 ; Page and Shapiro, 1992 : 9–15 ;
Delli Carpini and Keeter, 1992), et non spécifique aux affaires étrangè­res. Dans
l’ensemble, les institutions politiques semblent bénéficier de la meilleure connais­
sance au sein du public, suivies par les personnalités et les rapports de force
entre par­tis. Mais parmi les enjeux à proprement parler, les citoyens semblent
aussi bien rensei­gnés des ques­tions de politique étran­gère que des questions
de politique interne, et connaissent tout aussi bien l’action du gouvernement
en la matière (Campbell et al., 1985 [1964] : Table 7.1 ; Delli Carpini and
Keeter, 1992 : Table 2.2 ; Page and Shapiro, 1992 : Table 1.2).
Il est vrai que cette connaissance est par­fois très superficielle25, mais
ceci n’est guère une carac­téristique des af­faires étrangères. Cer­tains tests
factuels d’information politique (voir chap. 5.5.2) révèlent que le niveau
24
Lippmann s’est employé à démontrer la contradiction entre le modèle démocratique
(fondé sur la dignité de l’homme et sur la sagesse de ses choix politiques) et la réalité
observable. L’idéal du « self-government » est peut-être approché dans les communautés
rurales, où la relative simplicité des affaires publiques fait en sorte que la doctrine du
citoyen « omnicompétent » puisse être largement vérifiée. Mais partout ailleurs, dans
la société « mo­derne », le fonctionnement des stéréotypes – ces images dans nos têtes
qui entraînent une distorsion de la ré­alité objective – met en doute la réalisation de cet
idéal. Le problème se pose avec encore plus d’acuité vis-à-vis des enjeux de politique
extérieure (Lippmann 1965 [1922] : 173). A souligner qu’aujourd’hui la littérature
sur les « cadres de référence » (frames of reference) poursuit la discussion ouverte par
Lippmann.
25
Par exemple, ce que savent les Européens de l’ONU (Everts 1995 : 421) ou les Améri-
cains du contexte géo-politique de la Guerre du Golfe (Delli Carpini and Keeter 1992 :
28–30) est extrêmement superficiel.
73

moyen de connais­sance des enjeux domestiques au sein du public américain


est virtuellement identique à celui qu’on at­teindrait en répondant aux diffé­
rents items de manière parfaitement aléatoire (Luskin, 1987 : 888–9). De
plus, quand bien même le niveau de connais­sance des citoyens serait aussi bas
en politique étrangère que dans d’autres domaines, cela ne constitue pas né­
cessairement un problème en soi. Plusieurs études (e. g. Hurwitz and Pef­fley,
1987a ; Sniderman et al., 1993 ; Lupia, 1994) ont montré que la co­hérence
des sys­tèmes cognitifs et la « ratio­nalité » des choix politiques ne sont pas
néces­sai­rement affectées par un manque de connais­sance des enjeux (voir
chap. 4.1.2). A l’inverse, les élites politiques peuvent parfois être tenues pour
responsables du manque de connais­sance au sein du public. En particulier, un
manque de « démocratie » dans le domaine des affai­res étran­gères pourrait
être une cause d’aliénation politique et de désintérêt vis-à-vis des enjeux. Par
suite, une telle indifférence implique une efficacité réduite des campagnes de
persuasion des élites, qui se trouvent dépourvues de « prise » sur les attitudes
populaires (voir chap. 3.2.4).
En résumé, « l’ignorance » n’est pas un grief suffisant pour écarter les
citoyens de la politique extérieure. Une autre pierre d’achoppement entre les
thèses réalistes et idéaliste, et plus géné­ralement entre visions top-down et bottom-
up du processus politique, est bien sûr la question de l’influence des citoyens. Quant
à l’influence des élites, elle ne souffre apparemment aucune discus­sion quant
au fond, mais prête à controverse quant à sa forme. Si l’on met de côté tout
préjugé normatif, à l’instar d’une nouvelle géné­ration de spécia­listes dans les
années 1970, on doit admettre que l’influence des citoyens et des élites peut
théori­quement se mani­fester de multiples manières. Ceci étant, les processus
d’influence ont rare­ment été opératio­nalisés et mis en évi­dence avec toute la
clarté souhaitée. En fin de compte, le contraste parfois très important entre
les résultats obtenus peut vrai­sembla­blement s’expliquer en partie par des
différences dans la méthodologie employée et par des variations du contexte dans
lequel les données empiriques ont été récol­tées.

2.2 Le contexte historique


Dans leur ges­tion des affaires extérieures, les responsables politiques doivent
compo­ser avec l’opinion pu­blique « du jour » – telle qu’elle existe, et non
telle qu’ils la souhaiteraient. Cet état de fait est peut-être si évident qu’il est
fréquemment négligé dans les études de cas ou les ouvrages de politique « non
comparée ». En d’autres termes, telle campagne politique ou telle stratégie
de communication qui s’avère payante hic et nunc n’est pas certaine de réussir
dans une autre situation. Par ailleurs, si l’on peut lire ici ou là que les élites
« ont parfaitement réussi à faire passer leur message » sur un enjeu, faut-il
nécessairement comprendre que les élites sont d’excellents communicateurs,
74

ou peut-on attribuer leur succès à un certain opportunisme et à la nature de


l’opinion publique sur l’enjeu en question ?
Même si de nombreuses questions de ce type ne recevront sans doute
jamais de réponse, il ne s’agit pas pour autant de verser ici dans un relativisme
historique stérile ; la di­mension tempo­relle du contexte suggère l’analyse de
certaines structures et de leur évolu­tion. Ainsi, comme nous l’avons indiqué pré-
cédemment, il existe un certain consensus pour affirmer que les atti­tudes des
élites et des citoyens divergent sur plusieurs questions de politi­que extérieure
– les élites manifestant généralement une orientation plus « internationaliste ».
Malgré ces diffé­ren­ces, nous montrerons dans ce chapitre que les attitu­des du
public et des élites sem­blent repo­ser sur les mêmes dimen­sions fon­damentales (Holsti, 1996 :
98–118). Autrement dit, « la struc­ture des attitudes de l’élite et du public est
similaire, même si leurs préférences politi­ques spécifiques divergent » (Kegley
and Witt­kopf, 1996 : 285 [NT]). Certes, même structurées « en pro­fondeur »,
les attitu­des ne sont pas im­muables ; a fortiori, les opinions « superficielles »
sont largement per­méables à l’impact des événements et des contingences
historiques. Toutefois, c’est l’identification même des structures qui permet
une comparaison fructueuse de l’opinion pu­blique dans le temps.

2.2.1 La structuration des attitudes de politique extérieure


La dimension historique et contingente du contexte peut sem­bler quelque peu
artificielle ou superflue, dans la mesure où n’importe quelle situation se caracté­
rise en grande partie par les enjeux et les institutions qui prévalent à l’instant
– c’est-à-dire par les deux autres éléments du contexte dont nous reparlerons
dans les chapitres suivants. Cependant, la dimension tem­porelle du contexte
dans lequel évoluent les acteurs de la politique étrangère s’inscrit égale­ment
dans l’influence qu’exerce la politique du passé sur la représentation des
problèmes actuels et sur la définition des solutions envisageables (Art, 1976).
Autrement dit, la poli­tique étran­gère est partiellement un héritage du passé, sur
lequel les conditions du moment (enjeux, ins­titutions, etc.) n’ont pas toujours
de prise (Millar, 1969 : 61). Par ailleurs, le flux des déci­sions de politique exté­
rieure n’est pas seulement déterminé par l’inertie des options s’imposant aux
décideurs, mais procède également de l’évolution des valeurs parmi les élites politi­ques
et les citoyens. Cette évolution ne dépend pas nécessai­rement d’une modifi­cation
objec­tive des en­jeux, et pré­cède souvent le change­ment des insti­tutions.
A titre d’exemple, l’évolution histo­rique de l’opinion publique américaine
– notamment en réaction à l’expérience doulou­reuse de la guerre du Viet-
Nam – a souvent été avancée pour expliquer les dif­fé­rences sensi­bles existant
entre les résultats empiriques des années 50 et 60 et ceux obtenus depuis les
années 70 (Holsti and Rosenau, 1988 : 250–1). Depuis lors, les ci­toyens mani­
festeraient davantage de cohérence dans leurs systèmes d’attitudes, seraient
plus familiarisés avec les enjeux politiques, aussi bien en matière de politique
in­terne que sur les questions de politique étrangère. Parallèlement, les élites
75

améri­caines au­raient également mo­difié leurs valeurs, leur perception des


préférences du public, et par suite leur mode d’interaction avec les citoyens.
En même temps, le déclin du paradigme réaliste et la montée en puis­sance des
mouvement sociaux dans les années 1960 ont certainement stimulé la curio­
sité des chercheurs vis-à-vis du contenu et des sources de l’opinion publique.
A cet égard, l’évolution des méthodes d’investigation scientifique n’est sans doute pas
sans rapport avec les change­ments observés au niveau des attitudes populai-
res. En particulier, comme nous le montrons ci-des­sous, les progrès réali­sés
dans l’exploration des données de sondage – surtout au moyen de l’analyse
factorielle – ont permis de révé­ler, au sein de l’opinion pu­blique améri­caine
et eu­ropéenne, des systè­mes de croyances beaucoup plus nuancés que ceux
précé­dem­ment mis en évidence par Al­mond (1950) ou Converse (1964). En
d’autres termes, les travaux des an­nées 1980 se détachent d’une conception
uni-dimension­nelle des systèmes d’attitudes, basée principalement sur l’idéologie.
Ainsi, l’objectif de la recherche consiste désormais à détermi­ner quelles sont
les dimensions princi­pales des systè­mes de croyances : « It becomes the task of the
analyst to discover the struc­ture rather than find the ideologues » (Ziegler,
1987 : 458). Une inférence des attitudes à partir des opinions est possible
dans la mesure où les opinions se regroupent en plusieurs clusters distincts et
co­hérents. Si tel est le cas, on peut supposer que les opinions reposent sur un
véri­table substrat psychologique : les « attitu­des », ou les « croyan­ces », struc-
turées en « sys­tè­mes » d’attitudes/de croyances (voir chap. 4.1.1). Pour peu
que ces systèmes soient « cohérents », c’est-à-dire qu’ils puissent être ordonnés
en fonction de cer­taines dimensions, ils possèdent alors une véritable capacité
pré­dictive (Witt­kopf, 1986 : 427).
Dans une revue critique de la recherche américaine, Holsti souligne
qu’« une seule di­men­sion isolationnisme-internationalisme décrit de manière
inadéquate les principales dimen­sions de l’opinion publique sur les affaires
internationales » (1992 : 448 [NT]). En effet, plusieurs études (e. g. Man-
delbaum and Schneider 1979 ; Holsti and Rosenau, 1984 ; Wittkopf, 1986 ;
Hinc­kley, 1988 ; Kegley and Wittkopf, 1996) ont identifié un changement
dans les attitudes du public et des élites améri­cains vis-à-vis des enjeux de
politique extérieure. En substance, l’émergence d’un nouveau clivage au sein
de la population américaine aurait signifié la fin d’un consensus très large,
regroupant autant les élites que le public éclairé et le grand public (Graham,
1994 : 192), et prévalant depuis les premières heures de la Guerre Froide en
fa­veur de la doc­trine réaliste de containment. L’irruption de ce nouveau clivage
aurait créé une situation rémi­niscente de celle des années 1930 (Holsti and
Rosenau, 1986 : 376). Le conflit au Viet-Nam, ainsi que les mouvements de
protestation contre la politi­que militariste des admi­nistrations Nixon et Johnson,
auraient conduit à une division du public et des élites sur un nouvel axe : la
po­sition face à l’usage de la force mili­taire à l’étranger (mi­litant inter­natio­nalism).
Or, cette nouvelle di­mension ne se superpose pas à l’ancienne dimen­sion
76

reflé­tant la position face à la coopération internationale (cooperative internatio-


nalism). Les deux dimensions reflètent lar­gement les conceptions antagonistes
des écoles réaliste et idéaliste (Holsti, 1992 : 449). Ce­pendant, du fait de leur
indépendance, elles répartissent les membres du public et de l’élite en quatre
groupes (voir Fi­gure 2.2).

Figure 2.2 : Structure bi-dimensionnelle des attitudes vis-à-vis de la politique


étrangère améri­caine (adapté de Holsti and Rosenau 1988 : 258)
Militant Internationalism Cooperative internationalism
Oppose Support

Oppose Isolationists Accommodationists

Support Hardliners Internationalists

Basée sur une analyse factorielle de données de sondage portant sur différents
enjeux de poli­tique extérieure, cette construction empi­rique dégage donc deux
dimensions indépen­dantes d’un point de vue statistique. Par ailleurs, cette
inférence des attitudes du public à par­tir de ses opinions sur une série d’enjeux
se justifie par l’existence de véritables systèmes de croyances chez les individus
– une notion très contestée dans les années 1950 et 1960, et qui fait encore
l’objet d’un débat intense (voir chap. 4.1.2). A relever que les quatre groupes
d’attitudes sem­blent stables dans le temps, aussi bien parmi les élites qu’au
sein du grand public, avec une distribution légèrement différente dans les deux
cas. En effet, le mass public adopte des préfé­rences un peu plus conservatrices,
en adhérant plus souvent que les élites aux systèmes de valeurs hardliners ou
« isolationnistes » (McClosky, 1967 : 63–4 ; Witt­kopf, 1986 : 434). En même
temps, il se pourrait que les élites les plus influentes pré­sentent des systèmes
d’attitudes plus « isolationnistes » que d’autres ty­pes d’élites (Ferguson, 1986 ;
Agui­lar et al., 1997).
Dans la foulée de la recherche américaine, il est apparu qu’en Europe
la structure des systè­mes de croyance est également multi-dimensionnelle.
Ainsi, le soutien des citoyens euro­péens à la coopération entre les pays de
l’Alliance atlantique dépendait surtout, au début comme à la fin des années
1980, de deux dimensions orthogonales : la coopération militaire et la coopé­ration
non-militaire (Ziegler, 1987 ; Everts, 1995 : 419–21). De ces deux dimen­sions
dérivent quatre types de posi­tions fon­damentales vis-à-vis de la politique étrangère :
les « Atlanticistes » (qui soutiennent les deux types de coopération), les
« isolation­nistes » (qui ré­prouvent les deux types de coopéra­tion), les « alliés
militaires » (qui ne soutien­nent que la coo­pération militaire), et les « partenai­
res paci­fistes » (qui ne soutiennent que la coopération non-militaire). Dans un
échantillon de 1980, la distri­bu­tion de ces quatre sys­tèmes-types indique que
les « Atlanticis­tes » constituent la catégorie la plus importante (34%), tandis
77

que les isolationnistes sont rela­tivement peu nombreux (25%) ; on observe


également certaines variations suivant les pays (RFA, UK, France, Italie) et
leurs expériences historiques propres (Ziegler, 1987 : 469–72). Mal­heureuse­
ment, la question de savoir si les élites euro­péennes partagent la même structure
de croyances que les citoyens n’a pas été explorée à no­tre connais­sance, bien
que la com­pa­raison ait été souvent effectuée sur des enjeux spécifi­ques (e. g.
Eichenberg, 1989 : 220–4).
En dépit de cette dernière lacune, il existe une forte convergence entre
la recherche améri­caine et européenne quant à la structuration fondamentale
des attitudes de politique étrangère. Comme nous le verrons au chapitre
suivant, cette composition multi-dimensionnelle26 du pu­blic a d’importantes
implications pour la formation de coalitions au sein du public, lors­que celui-ci est
amené à se positionner sur les différents enjeux qui se présentent à lui. Par ail­
leurs, aux Etats-Unis, la reconsidération du public comme un acteur cohérent,
possédant des attitudes sous-jacentes stables, se combine avec le « syndrome
du Vietnam » et l’effondrement de l’ancien consensus interventionniste pour
rehausser l’impact du public sur l’élaboration de la politique étrangère. Les recettes des
administrations américaines des années 50 et 60, qui profitaient peut-être de la
non-politisation (ou bipartisanship) de la politique étrangère27 pour se contenter
de diriger le pu­blic ou de l’éduquer après-coup, s’avèrent désormais insuffi­
santes (Mandelbaum and Schneider, 1979 : 67–70). En Europe, les autorités
étaient également confrontées dans les années 1980 à une opinion publique
attentive aux problèmes de sécurité internationale (euro-missiles, etc.), et dont
les divisions ne semblaient plus passagères comme autrefois (Ei­chenberg,
1989 : 197). De fait, les nouvelles attitudes de politique extérieure semblent
bien ancrées dans les croyances idéologi­ques des indivi­dus (sympathie parti­
sane, axe conserva­tisme – libéralisme) et liées à certains caractéristiques de
leur statut social comme leur profession, de sorte que la « réorienta­tion » des
élites et du public ne constitue sans doute pas un phéno­mène transitoire (Holsti
and Rosenau, 1988 ; Aguilar et al., 1997 : 357–9). La struc­ture des attitudes
de politique étrangère paraît d’autant plus durable qu’elle est étroi­tement
liée à celle des attitudes prévalant en politique interne, contrairement aux
résultats prédomi­nants de la recher­che des années 1950 (Holsti and Rosenau,
1988 : 277).
En même temps, il serait erroné de prendre le schéma conceptuel de
Holsti et Rosenau pour un fait acquis, qui déterminerait à l’avenir la manière

26
D’autres dimensions (e. g. « unilatéralisme-multilatéralisme ») ont été avancées pour
mieux saisir les contours des attitudes de politique extérieure (Holsti and Rosenau
1984 : 243–4 ; Wittkopf 1986 ; Hinckley 1988).
27
La plupart des études antérieures au conflit du Viet-Nam avaient démontré qu’il existe
une déconnexion entre les préférences partisanes en vigueur en politique interne
et les préférences de politique extérieure. Or, on assiste depuis les années 70 à une
(re)politisation de la politique étrangère (Wittkopf 1986 : 435).
78

dont les données sont récoltées et analy­sées, et de perpétuer ainsi une forme de
« fermeture théorique » typique des précurseurs des années 1950 et 1960 (Nincic,
1992b : 784–5). Néanmoins, à notre avis, l’intérêt porté au contexte histori­que
des opinions dans les années 1970 et 1980 a constitué une étape nécessaire
pour mieux cerner les sources de variation dans les processus de décision et
de mise en œuvre de la politique étrangère. Pour résumer, le postulat d’une
meilleure orientation de la base se fonde sur l’impact durable de certaines
expériences collectives – la guerre du Viet-Nam, les événements protestataires de
1968 ou l’avènement des nouveaux mouve­ments sociaux. Ces étapes clés de
l’histoire contri­buent à façonner de nouveaux enjeux et de nouvelles institu­tions,
mais également de nouvelles attitu­des et croyances au sein de l’éli­te et du public.
En effet, de nouvelles méthodes d’exploration des données de sondage, telles
que l’analyse facto­rielle, ont permis de mettre en évidence que les opinions de
politique étrangère déri­vent de systèmes de croyances multi-dimensionnels, corrélés
de manière signi­fica­tive au tra­di­tionnel clivage idéologique entre « gauche »
et « droite ». Cette analyse donne une meilleure image du grand public (moins
volatile, plus avisé, etc.) – image susceptible de changer la manière dont les
élites per­çoivent les citoyens et d’accroître leur importance dans le processus
politi­que.

2.2.2 L’opinion publique suisse sur les enjeux de politique ­extérieure


En Suisse comme ailleurs, les élites sont confrontées à l’opinion publique
« du jour ». Cepen­dant, en Suisse plus souvent qu’ailleurs, l’opinion publique
intervient comme une sanction ultime pour les politiques élaborées par les
élites – quand bien même l’arbitrage du peuple n’est sollicité que dans une
infime proportion des mesures de politique extérieure (voir chap. 2.4.3). Or,
tandis que le peuple peut à l’occasion changer ses élites, les élites ne peuvent
pas changer le peuple, et doivent s’accommoder de ses décisions. Lorsque,
à l’issue de la votation sur l’initiative des Alpes (février 1994), un conseiller
fédéral critiqua le « style d’ayatollah » de la majorité populaire, un quotidien
le rappela immédiatement à l’ordre – « Mon­sieur Delamu­raz, voulez-vous
un autre peuple ? » –, tandis qu’un député avisait que « le peuple a tou­jours
raison » (Blick, 22.02.1994, p. 1–2). Dans ces conditions, l’anticipation des
déci­sions populai­res et la connaissance de l’opinion publique deviennent
des enjeux ma­jeurs. Nul n’oserait prétendre que les élites ne font que diriger
l’opinion publi­que sans jamais se rensei­gner à son sujet et se laisser guider
par l’information re­cueillie. Ainsi, dans notre perspec­tive, les « bon­nes »
campagnes ne sont pas nécessai­rement celles qui développent les meilleurs
ar­gu­ments, mais peut-être celles qui disposent de la meilleure « connaissance
du terrain » de l’opinion.
A ce propos, quelle est la structure de l’opinion publique suisse sur les
affaires extérieures ? En général, les citoyens suisses expriment-ils – notamment
par leur vote – une position globale, « ab­solu­tiste », vis-à-vis des affaires
79

étrangères ? Ou choisissent-ils sur pièce, pour ainsi dire, en fonction des


enjeux soumis à leur appréciation ? A première vue, les résul­tats des votations
populaires (entre 24% de oui pour l’ONU et 67% de oui pour les accords bilaté­
raux I) suggèrent une certaine variabilité dans la formation des « coalitions
populaires » face aux enjeux. Ainsi, les positions face à l’intégration du pays
dans l’Europe et dans la communauté internationale semblent varier en
fonction des modalités spécifiques à chaque type d’intégration (OMC, ONU,
EEE, UE, OSCE, FMI, etc.). En Suisse, les corrélats de la position vis-à-vis
des ins­titutions internationales sont probablement multiples, mais parmi ceux-
ci l’évaluation de la neu­tralité et l’évaluation des droits populaires occupent une
place impor­tante (Frei und Kerr, 1974 ; Halti­ner et al., 1996 ; Klöti und Ruloff,
1996 ; Haltiner, 1998 ; Christin and Trechsel, 2002). Bien que la neutra­lité
et la démocra­tie directe soient des institutions et des concepts dont la signifi­
cation évolue, le niveau de soutien à ces deux pierres angulaires du système
politique suisse reste élevé et ne fluctue que très peu28. Dans l’ensemble, les
institu­tions de la neu­tralité et de la démocra­tie directe connaissent une érosion
de popularité très lente, à peine per­ceptible même sur une génération, et une
très forte majorité des Suisses ma­nifeste toujours un atta­chement profond à
ces institu­tions.
Quand bien même une évaluation critique de la neutralité a été menée dès
les années 70 dans différents travaux académiques (e. g. Frei und Kerr, 1974 ;
Frei, 1977), ceux-ci ont trouvé peu d’écho, et la neutralité demeure de nos
jours une véritable « maxime » (Klöti und Ruloff, 1996 : 29–32). Celle-ci est
d’autant plus difficile à remettre en question que l’attachement à la neu­tralité
est probablement inculqué durant le processus de socialisation (Frei und Kerr,
1974 : 56–8). Ainsi, cette « norme semble ancrée si profondément que, même
parmi ceux qui mani­festent une attitude fondamentalement coopérative, le
plus grand nombre ne met pas en doute le bien-fondé de cette norme » (1974 :
55–6 [NT]). Le plus sou­vent, la neutralité est évoquée comme un facteur du
« succès » helvétique : elle participe à la protection contre les conflits (Sciarini
et al., 1997), aux condi­tions-cadres de la compétitivité de la place financière
suisse (Lusser, 1987) et de la pratique des « bons offices » (Long, 1964 ; Stamm,
1974 ; Probst, 1989 ; voir ce­pendant Borsani, 1995 ; Marquis und Schneider,
28
Pour ce qui est de la neutralité, le niveau de soutien a toujours été compris, dans la
période 1972–1998, entre 79% et 93% (Frei und Kerr 1974 : 225 ; Haltiner 1998 :
36–7), c’est-à-dire dans la même proportion qu’en 1946 (plus de 90%) (Goetschel 1994 :
95). Par ailleurs, le soutien à la neutralité différentielle oscille entre 53% et 63% dans
les années 1990, tandis que l’abandon pur et simple de la neutralité est prôné par une
petite minorité de Suisses (de 11% à 20%) (Haltiner 1998 : 36–7). Pour ce qui est des
droits populaires, nous ne disposons pas de données longitudinales aussi complètes.
Toute­fois, l’évolution dans la première moitié des années 1990 révèle qu’une grande
majorité de Suisses (environ 70–75%) soutient à la fois le référendum et l’initiative
populaire (Klöti und Ruloff 1996 : 47–9) ; à noter cependant que le souhait d’opérer
de « petites réformes » était en légère progression pendant cette période.
80

1996), ainsi qu’à la consolidation de la cohé­sion in­terne – « [d]em innenpo-


litisch delikaten Gleichgewicht wurde durch aussenpolitisch Absti­nenz die
Belastung durch einen wichtigen zusätzlichen Streitgegenstand erspart » (Frei,
1977 : 12). Quant aux institu­tions de la démocratie directe, elles ont largement
contribué à la création d’une identité helvétique (Sciarini et al., 1997). Elles
bénéficient toujours d’un appui très large et, au sein même de la communauté
scientifique, d’une sympathie sans doute supé­rieure à celle qui se manifeste à
l’égard de la neutralité. Même parmi ceux qui sou­haitent leur réduc­tion, en
parti­culier dans le domaine des affaires étrangères, nul ne remet en cause ces
institu­tions dans leur totalité (voir Germann, 1994 ; Borner, 1997). Certains
recom­mandent plutôt leur élargis­sement (e. g. Frey, 1997), ou souhaitent
trouver un optimum entre les exigen­ces de l’efficacité de l’action étatique et
les exigences de la souveraineté populaire (e. g. Rent­sch, 1997).
Dès lors, il n’est guère étonnant de constater que, dans les travaux de
plusieurs spécialistes, l’attachement à la neutralité et à la démocra­tie directe
entre directement ou indirectement dans la construction de plusieurs échelles
exprimant le degré d’ouverture du pays souhaité par les citoyens suisses. Par exemple,
Frei et Kerr (1974) ont utilisé les données d’un sondage effec­tué auprès des
jeunes recrues en 1972 pour construire une échelle « isolation – coopération »,
sur la base de leurs réponses à des questions portant sur la neutralité, l’adhésion
à l’ONU et l’adhésion à la CE. La dis­tribution sur cette échelle à sept positions
dégage un camp « isola­tion­niste » très important (58% des répondants), plus
de deux fois supérieur à celui des « coo­péra­tifs » (23%). Bien que l’échantillon
ne soit pas représentatif de la population dans son en­sem­ble, ces « attitudes-
types » possèdent des liens très clairs avec la position des recrues sur des
enjeux spécifiques et avec toute une série de caractéristiques socio-politiques,
ce qui ren­force leur validité. On observe notamment un lien très clair entre le
traditionnel axe gau­che-droite utilisé en politi­que interne et les positions sur
l’échelle « isolation-coopéra­tion » : les individus coo­pératifs sont légèrement
plus nombreux que les isolation­nistes à gauche, alors qu’ils sont trois fois moins
nombreux à droite. Ce lien, confirmé par des études ultérieu­res (e. g. Haltiner
et al., 1996 : 26–7), est en accord avec les résultats obtenus par la recherche
améri­caine (e. g. Holsti and Rosenau, 1988) et européenne (e. g. Eichenberg,
1989). Nous revien­drons sur cette ques­tion relativement complexe. Notons
pour le moment que les attitu­des de politique interne et extérieure ne sont pas
cloisonnées. En d’autres termes, on n’observe pas de consen­sus idéolo­gique
(pas de bipartisanship) en politique exté­rieure suisse. Par ailleurs, la posi­tion des
individus sur l’échelle isolation-coopération est en partie tributaire de leur vision
du monde (Welt­bild) et de leur perception du degré de dépendance de la Suisse
par rapport à son environnement international (Frei, 1988 : 50–1)29.
29
Etonnamment, la perception d’une dépendance de la Suisse vis-à-vis de l’étranger paraît
encourager davan­tage une attitude fermée et isolationniste qu’une attitude ouverte et
coopéra­tive (Frei 1988 : 51).
81

En même temps que les attitudes populaires vis-à-vis de l’ouverture


du pays évoluaient dans les années 1970 et 1980, les typologies et les échelles
construites pour les examiner ont aussi connu quelques développements. A la
première dimension dégagée par Frei et Kerr (1974) est venue s’ajouter une
distinction exprimant le type d’intégration ou de coopération souhaité par les citoyens
suisses. Par exemple, Haltiner et ses collègues (1996) ont élaboré une typologie
sur la base des réponses à 19 questions touchant l’ensemble des aspects de la
politique étran­gère suisse (cluster analysis). Cette typologie met en évidence trois
types d’attitudes face au degré d’ouverture de la Suisse : (1) l’ouverture résolue
(distinctive des integrative Koopera­tive) ; (2) l’ouverture modérée (distinctive des
non-integrative Kooperative) ; (3) l’autonomie (distinctive des nationale Autonomisten).
Ces trois types d’attitudes correspondent à des posi­tions préférentielles sur
un axe fermeture-ouverture, qui recoupe partiellement l’axe gauche-droite
(l’ouverture prévaut à gauche, l’isolationnisme à droite). Les autonomistes
refusent toute forme de coopération supplémentaire avec l’étranger ; les
coopératifs non-intégratifs souhai­tent une coopération accrue, mais de préfé­
rence sans intégration institutionnelle à des orga­nismes internationaux (sauf à
l’EEE) ; enfin, les coopératifs intégratifs poursuivent une stratégie d’intégration
institutionnelle (à l’ONU, à l’UE ou à l’OTAN, mais pas à l’EEE). La taille
respective de ces trois groupes évolue dans le temps : depuis 1994, le camp des
auto­nomistes est en perte de vitesse (­­–14%), celui des coopératifs intégratifs
se maintient, tan­dis que celui des coopératifs non-intégratifs s’est renforcé
(+14%). En 1998, ces trois groupes com­prenaient respectivement 34%, 29%
et 37% des répondants (Haltiner, 1998 : 39).
En d’autres termes, aucune des stratégies promues par l’un des groupes ne peut
mobiliser une majorité stable, malgré la prédominance des appels à la coopération,
car la faible majorité favorable à l’ouverture est divisée quant aux formes
concrètes de coopération souhaitables (Halti­ner et al., 1996 : 24). Un consensus
est d’autant plus difficile à trouver que le degré de coopé­ration est déterminé
de manière non linéaire par l’intensité des menaces que les indivi­dus per­çoivent
dans l’environnement international ; les individus du groupe médian (i. e. les
coopé­ratifs non-intégratifs) se sentent moins en danger que ceux des deux
autres groupes (Klöti und Ruloff, 1996 : 26–7). De plus, les menaces perçues
ne sont pas de même nature pour les autono­mistes (surpopulation étrangère,
criminalité, guerres conventionnelles, terro­risme, troubles intérieurs, etc.) et pour
les coopératifs intégratifs (crise économique, destruc­tion de l’environnement,
appauvrissement du Tiers-Monde, etc.).
Bien que leur analyse ajoute une différenciation du type d’ouverture
(coopération vs. intégra­tion) à l’échelle proposée par Frei et Kerr, la typologie
élaborée par Haltiner et ses collègues s’apparente également à un continuum,
dans lequel la neutralité continue de jouer un rôle charnière (1996 : 11–2). Cette
typologie révèle toutefois quelques paradoxes et quelques am­biguïtés du point de
vue des différences entre coopératifs intégratifs et non-intégratifs. Par exemple,
82

les coopératifs intégratifs sont plus attachés à l’indépendance économique et


politi­que que les coopératifs non-intégratifs, mais jugent pourtant l’intégration
à l’Europe de façon favorable d’un point de vue économique et du point de vue
de la neutralité. En effet, les coo­pératifs intégratifs sont très favorables à une
adhésion sans réserve à l’UE (Haltiner et al., 1996 : 21), probablement parce
qu’ils jugent l’adhésion à l’UE comme non dommageable pour la neutralité
différen­tielle, confinée à son noyau militaire. Cette configura­tion quelque peu
étrange suggère qu’il manque une ou plusieurs dimensions à cette typologie des
attitudes vis-à-vis de la politique étrangère suisse. Nous proposons ici quelques
pistes de ré­flexion pour compléter cette structure multi-dimensionnelle.
Selon Klöti et Ruloff (1996 : 14–6, 51 ff.), une vision économiste des
affaires extérieures de la part des citoyens contraste désormais avec une vision
plus politique – un constat déjà es­quissé dans les années 1970 (Frei und Kerr,
1974 ; Deutsch und Schmidtchen, 1977). A cette époque, qui coïncide avec
l’introduction du Référendum sur les traités internationaux (voir chap. 2.4.3),
l’opinion est déjà largement répandue que l’ancienne politique extérieure suisse,
cantonnée pour l’essentiel aux affaires économiques extérieures, a vécu ; sa
politisation et sa démocratisation sont parmi les principaux pro­blèmes du moment
(voir W. Spüh­ler, ancien con­seiller fédéral, in Deutsch und Schmidtchen,
1977 : 5). Or, quand bien même la distinction entre ouverture écono­mique
et politi­que appa­raît constamment dans la littérature, elle n’est que rarement
articulée avec les autres dimen­sions des attitudes de po­litique extérieure. A
cet égard, on peut souligner que la préférence pour une ouverture écono­
mique ou politique – de même que la pré­domi­nance de critères économiques
ou politiques dans l’évaluation des for­mes d’ouverture – ne recoupe pas
l’alternative entre coopération ou inté­gration. La préfé­rence pour une ouver­
ture économi­que est largement un reliquat de l’ancienne politique exté­rieure
et du discours tradi­tionnel promu par une majorité de l’élite jusqu’à la fin des
années 1980. Par comparaison, l’ouverture politique – voire militaire – est un
objectif relativement récent de la po­litique extérieure fédérale.
Pour résumer, les attitudes populaires en matière de politique étrangère
semblent dépendre de plusieurs dimensions, comme c’est le cas ailleurs en Europe
ou aux Etats-Unis. En premier lieu, le mode d’ouverture au monde souhaité par
les citoyens suisses détermine trois types d’attitudes (fermeture/coopération/
intégration) ; les positions face à la neutralité semblent jouer un rôle décisif
sur cette première dimension. En second lieu, chaque type d’ouverture peut
s’appliquer différentiellement à l’ouverture économique et à l’ouverture politique de
la Suisse. En d’autres termes, il est possible de favoriser une option d’intégration
économique et de se contenter en même temps d’une coopération politique ;
à l’inverse, il est possible de prôner une certaine intégration politique ou
militaire, tout en souhaitant conserver une forte indépendance économique
(par exemple, en acceptant d’adhérer à l’ONU, mais en refusant d’entrer
dans l’UE et dans le Système Monétaire Européen). Par conséquent, chaque
83

mesure politique spécifique est susceptible de rallier une coalition populaire


sui generis, dont la taille et la composition dépendent de la manière dont les
citoyens évaluent la mesure en question sur les deux dimensions. Les projets
susceptibles de recueillir le plus large soutien sont ceux qui se rapprochent
le plus du statu quo sur chacune des dimen­sions – par exemple un projet
de coopération économique sans volet politique. A l’inverse, tout projet qui
contiendrait une forme d’ouverture politique ou une forme d’intégration est
presque certain de coaliser contre lui la majeure partie de la population.
Ainsi, à moyen terme, il est hautement improbable que les autorités puissent
trouver une majorité populaire stable, indépendante des enjeux, en fa­veur
de leur politique d’intégration politique. Ceci dit, les élites doivent sans cesse
confronter leurs projets à l’opinion pu­blique afin d’en évaluer l’acceptabilité.
Un revire­ment de la politi­que extérieure suisse devra sans doute passer par
une évolution en profondeur des va­leurs des citoyens suisses – notamment
à l’égard de la neutralité et des droits populai­res –, jusqu’à ce que l’opinion
publique « du jour » soit compatible avec les desseins des auto­rités.

2.3 Le contexte par les enjeux


Comme nous l’avons déjà souligné, une distinction entre les affaires étrangères
et la politique interne peut éventuellement se justifier par des raisons heuris-
tiques ou analytiques, mais il n’existe pas de cloisonnement de principe entre
les deux domaines. Tandis que la politi­que étrangère et la politique interne
se signalent par une interdépendance et une interpé­nétration croissantes, il
convient d’évaluer leurs différences sur certaines dimensions spécifi­ques, plutôt
que sur une appréciation globale dénuée de critères précis (Rosenau, 1967).
Ainsi, l’un des objectifs de ce chapitre sera de mettre en évidence l’existence
de véritables dimensions des enjeux, telles que leur saillance, leur complexité, etc.
En fin de compte, ce sont ces dimen­sions qui peuvent varier tendanciellement
entre la politique extérieure et la politique domesti­que, et affecter différem-
ment le mode des relations entre élites et citoyens – le plus souvent en filtrant
ou en limitant la capacité d’influence des élites sur leurs électorats. Par exemple, la
dépendance des individus vis-à-vis des mass médias pour s’informer sur cer-
taines questions (censée augmenter les possibilités d’influence dont disposent
les élites) n’est pas liée directe­ment à la dis­tinction entre la sphère interne et
extérieure, mais à une dimension des enjeux (leur obtrusi­vité) qui tend à être
distribuée différemment d’un domaine à l’autre, et qui admet des excep­tions
importantes (voir Neuman and Fryling, 1985). Par ailleurs, il convient de
consi­dérer non seulement l’impact des dimensions sur la formation des opinions,
mais égale­ment sur l’information transmise par les citoyens à destination des élites. En
effet, cette informa­tion peut faciliter le travail de « relations publiques » des
autorités et favoriser indirectement la conver­gence des opinions des élites et
des citoyens.
84

2.3.1 Les dimensions des enjeux politiques


Avant tout, il importe de déterminer quelles sont les dimensions des enjeux
qui peuvent renforcer ou limiter l’influence des élites et des campagnes réfé-
rendaires. La prise en compte de ces dimensions vise à mieux comprendre le
succès variable des com­munications politiques des élites, d’une campagne à
l’autre et peut-être même d’un argument à l’autre – variations qui sont com-
plètement insaisissables par une simple dicho­tomie entre politique interne
et po­litique extérieure. Ceci étant, il convient de préci­ser que les dimensions
dont nous parlerons ici ne sont pas nécessairement des dimensions intrinsèques
des enjeux, mais qu’elles dérivent parfois de la perception des enjeux par le public
et les élites. Ainsi, nous entendons par di­mensions des enjeux non seulement
des caractéristiques des enjeux et des mes­sages à leur sujet, mais également
des traits distinctifs « de l’audience qui s’y intéresse ou non » (Zaller, 1992 :
153). A cet égard, on peut rappeler que le changement des en­jeux, par la
modifica­tion réelle ou perçue de certaines dimensions clés, contribue à redé-
finir le mode des relations entre élites et ci­toyens (e. g. Zaller, 1992 : 11–3 ;
Koopmans, 1996). Ceci démontre à nouveau la pertinence d’une analyse
contextuelle par les enjeux.

Dimension 1 : la saillance
Les enjeux de politique étrangère sont susceptibles de connaître de fortes
variations de sail­lance, en fonction de l’évolution des affaires internationales
et de l’attention que leur accor­dent les mass médias (voir Cohen, 1967), en
particulier dans le cadre des campagnes électora­les (Budge, 1993 : 73–4).
Pourtant, selon Aldrich et ses collègues (1989 : 127), « there is little theoretical
reason to expect large differences in the availability and campaign accessibility
of foreign and do­mestic atti­tudes ». Partant du constat que les candidats à la
présidence des Etats-Unis consa­crent une partie considérable de leurs efforts à
définir leur position sur les enjeux de politique étrangère, les auteurs montrent
que ces efforts ne sont pas vains – les can­didats « do not waltz before a blind
audience ». En effet, la dispo­nibi­lité des attitudes (i. e. la connaissance des enjeux)
et leur acces­sibi­lité (i. e. la saillance des enjeux) déterminent en­semble l’impact
que ces attitudes peu­vent avoir sur le vote pour les candi­dats. Lorsqu’un en­jeu
est saillant, il est immédiatement accessible en mémoire et peut influencer les choix
élec­toraux. Même si la connaissance et la saillance des affaires étrangères
varient for­tement d’un enjeu à l’autre (Graham, 1988), dans l’ensemble les
questions de politique exté­rieure ont au­tant de poids sur le vote que les enjeux
de politique interne – un contraste saisis­sant avec les résultats de Miller (1967)
et Stokes (1970). Les effets d’une campagne électo­rale se déploient au travers
de deux mécanismes : (1) la couverture médiati­que des en­jeux renforce leur
sail­lance ; (2) le po­sitionnement des candidats sur les enjeux crée entre eux
des différen­ces plus ou moins gran­des. L’effet total des enjeux est maximal lorsque
leur saillance est éle­vée et la dif­férence entre les candidats sur les enjeux est impor­tant ; il est
85

en revanche mini­mal lorsque la saillance des enjeux est faible et les positions
des candidats difficiles à distin­guer (Aldrich et al., 1989 : 136). Par ailleurs, à
l’aune des variables électora­les « classi­ques » (e. g. identifica­tion parti­sane),
l’impact des enjeux est mo­deste mais tout aussi significa­tif.
En définitive, l’analyse de Aldrich et ses collègues suggère une
interprétation très nuancée de l’interaction entre masses et élites. D’une part,
les élites peuvent tirer parti de la saillance de certains enjeux – et la rehausser
au travers des campagnes électorales (voir chap. 3.3.3) – pour influencer le
vote. D’autre part, les attitudes de politique étrangère sont façonnées à long
terme par l’information médiatique intériorisée par les individus. Ainsi, la
mobilisation du public au moment des élections contribue surtout à le ren­
dre conscient des alternatives existant sur les enjeux de politique étrangère ;
autrement dit, les élites doi­vent se conten­ter d’exploiter un potentiel de soutien
existant au sein du public (Al­drich et al., 1989 : 135). Il paraît improbable
que les élites puissent profiter de la faible sail­lance des enjeux de politique
étrangère pour manipuler à leur guise le public comme le conçoivent les
approches élitistes (Risse-Kappen, 1991 : 481). De fait, bien qu’ils n’utilisent
pas cette terminologie, l’analyse d’Aldrich et ses collè­gues est une contribution
à l’étude des priming effects des mass médias (voir chap. 3.3.4).
Plusieurs autres études ont montré que les enjeux de politique étrangère
sont souvent saillants et déterminants pour l’évaluation de candidats à des
élections (e. g. Perloff, 1985 ; Hurwitz and Peffley, 1987b). Contrairement à
d’autres enjeux, l’intérêt personnel pour les affaires étrangè­res est associé de
manière signi­ficative avec la plupart des mesures d’attention à la campagne et de
recherche d’information (Perloff, 1985 : 190–1), peut-être parce que ces enjeux
sont à la fois « motivants » et n’inspirent que peu de certitude (Kruglanski,
1996). Ainsi, l’importance des affaires extérieures sti­mule la recherche d’information
et la partici­pation politique, ce qui sem­ble difficilement conciliable avec les thèses
top-down de la ma­nipulation du public en politique extérieure. Ajou­tons qu’un
niveau élevé de saillance semble augmenter la réceptivité des élites de politique
étran­gère aux formes « immédiates » de l’opinion publique (sondages, contacts
personnels, let­tres, téléphones, etc.) (Po­wlick, 1995 : 441).
Le défaut principal de la « saillance » comme dimension des enjeux
est son manque de clarté conceptuelle. Aussi l’a-t-on opérationalisée par toute une
série d’indicateurs, dont certains relèvent à notre avis d’autres dimensions.
Nous la définissons pour notre part comme l’importance personnelle accordée à un
enjeu, ou alternativement comme le rang attribué à un enjeu sur une échelle
de priorités. A ce titre, elle se distingue de la familiarité, qui exprime le degré
de connaissance d’un enjeu. Il est pourtant difficile de distinguer clairement
la saillance de concepts tels que « l’intérêt » (interest, concern) pour les enjeux,
le « niveau d’engagement » (invol­vement toward is­sues), l’intensité des jugements,
ou encore « l’intensité moti­vation­nelle », qui sont souvent utilisés comme des
équi­valents de la saillance. Enfin, pour des raisons prag­matiques tenant à la
86

qualité des données récoltées, souvent les indicateurs de la saillance ne sont que
« les meilleurs dont on dispose » – et non ceux recommandés par la théorie.

Dimension 2 : la familiarité
La différence entre saillance et familiarité rejoint la distinction habituellement
opérée entre « affect » et « cognition », ou entre les composants affectif et
cognitif des attitudes (voir chap. 4.2.1). Autrement dit, tandis que la saillance
exprime le niveau d’engagement affectif vis-à-vis d’un objet, la familiarité traduit
le niveau de connaissance de cet objet30. A l’instar de la saillance, la familiarité a
également été appréhendée par une grande variété de concepts et d’indica-
teurs – la connaissance, le niveau de compétence ou de conscience (awareness,
attentiveness), le niveau d’expertise, etc. En psychologie, la connaissance d’un
enjeu conditionne la disponibilité des attitudes à propos de cet enjeu (Aldrich
et al., 1989 ; Eagly and Chaiken, 1993 : 193–206). Dans la mesure où une
attitude est disponible, la saillance de l’enjeu détermine ensuite l’accessibilité de
cette attitude, c’est-à-dire la facilité avec laquelle elle peut être « mobilisée »,
par exemple pour influencer un choix électoral31. En d’autres termes, un
enjeu saillant pour un individu lui est nécessairement familier, tandis qu’un
enjeu connu n’est pas nécessairement saillant (tout en restant disponibles, les
attitudes vis-à-vis d’un enjeu peuvent perdre de leur intensité lorsque cet enjeu
rétrograde dans l’ordre des priorités).
La familiarité des enjeux, dont l’importance a été reconnue de bonne
heure (e. g. Campbell et al., 1964 : 97 ff.), n’a été étudiée que plus récemment
de manière systématique. Par exemple, le niveau de connaissance des enjeux
joue un rôle central dans les modèles de formation des opinions de Gamson et
Modigliani (1966), Zaller (1992) ou Bartels (1996). Mesurée la plupart du temps
au niveau individuel, la familiarité peut être également estimée au niveau collectif
(e. g. Zaller, 1992 : 151 ff.). A ce niveau, la familiarité des enjeux contribue à
définir un contexte plus ou moins favorable à la capacité d’influence des élites
politiques. Globalement, les changements d’attitudes sont plus rares sur des
enjeux familiers, et se limitent généralement à la portion du public la moins
30
Nous distinguons ici la familiarité, ou le niveau de connaissance des enjeux, de certains
concepts et mesures destinés à évaluer le niveau de connaissance général des individus
vis-à-vis de la politique : le degré de « sophis­tication politique », le niveau d’« infor-
mation », de « conceptuali­sation » ou d’« expertise » (voir chap. 4.3.3).
31
Aldrich et ses collègues se basent sur les travaux de Russell Fazio : « Availability refers
to whether a con­struct or category is stored in memory, while accessibility refers to the
readiness with which a stored construct like an attitude is retrieved from memory or is
used in stimulus encoding. (…) Thus attitudes may be thought of as occupying a position
on an accessibility continuum. At the lower end of this continuum are nonattitudes,
where no evaluation of the attitude object is represented in memory. At the upper end
of the continuum are attitudes that are well learned and chronically accessible. In the
middle range of the continuum are attitudes that are avail­able but only moderately
accessible » (1989 : 125).
87

informée (Zaller, 1992 : 155). En résumé, la marge de manœuvre des leaders politiques
semble restreinte sur ce type d’enjeux ; l’opinion publique sur les enjeux fa­miliers est
re­lativement stable et peu vulnéra­ble à la per­suasion. Mais elle peut chan­ger
lors­que la situation internationale se modifie de manière fon­damentale (Page
and Shapiro, 1992). Ajoutons que la familiarité des enjeux est sou­vent liée à leur
ancienneté – ou, si l’on préfère, à la durée de leur présence sur l’agenda politi­
que. Cependant, nous ne considérerons pas la persistance des enjeux comme
une véritable di­men­sion, dans le sens où chacune des dimen­sions présentées
dans ce chapitre doit être appré­hen­dée dans une perspective dynami­que.

Dimension 3 : le contraste des positions partisanes


Les enjeux ont souvent été distingués quant à la possibilité qu’ils offrent aux
acteurs de se positionner de façon antagoniste. D’une part, les enjeux de valence
sont ceux qui ne possèdent qu’une seule position acceptable en regard des
normes sociales (valence positive) ou qu’une seule position unanimement reje-
tée (valence négative), si bien que les différences entre les acteurs politiques se
limitent essentiellement au « dosage » ou à la saillance des positions exprimées.
D’autre part, les enjeux de position sont ceux qui offrent une véritable alterna-
tive, socialement et politiquement viable, et invitent les acteurs à prendre un
véritable parti – pour ou contre quelque chose. Ainsi, « [p]eace, prosperity,
re­form, and good govern­ment are all posi­tively valued by the electorate, while
unem­ployment, military weakness, in­com­petence, and corruption have negative
valen­ces. Position issues are inherently divisive, in the sense that candidates
and voters can take sides on them. In the case of valence issues, how­ever,
every­one is on the same side » (Witt­kopf, 1986 : 436). En d’autres termes, la
valence des enjeux est liée à la visibilité des alterna­tives politiques, et l’existence
même des enjeux de valence produit des effets durables sur la configuration
des systèmes de partis (Macdo­nald and Rabino­witz, 1998 : 282).
Bien que la définition habituelle des enjeux de valence et de position soit
essentiellement di­chotomique, on peut imaginer d’étendre cette définition de
telle manière qu’elle reflète a posteriori la dispersion des points de vue adoptés
sur un enjeu. Dans une pers­pective « down­sienne », la possibilité d’une certaine
forme de issue-voting requiert un mini­mum de diffé­rencia­tion dans la position
des partis ou candidats sur les enjeux, ainsi que la perception ef­fective de ces
différences par les individus (Campbell et al., 1985 [1964] : 104 ff. ; Nie et
al., 1976 : 158 ff.). Dans cette optique, on a parfois observé une meilleure diffé­
renciation de la position de candidats sur les enjeux de politique étrangère que sur les enjeux
domesti­ques – en tous cas, les Américains per­çoivent davantage de différences
entre les can­didats sur les enjeux de politique étrangère (Aldrich et al., 1989 :
133). Au contraire, Gers­tlé note que les posi­tions des candidats à l’élection
prési­dentielle française de 1995 ont été de mieux en mieux perçues au cours
de la campagne, à l’exception de leur posi­tion sur l’intégration européenne
(1996 : 749). Il semble donc difficile d’assimiler a priori les enjeux de politique
88

étrangère à des enjeux de valence ou de position. Sur la base de certaines


études empiriques (e. g. Perloff, 1985 ; Aldrich et al., 1989), on peut néanmoins
faire l’hypothèse que les affaires étrangères contiennent ten­danciellement une
plus grande propor­tion d’enjeux de position que la politique interne.
Le degré de contraste des positions sur les enjeux donne à ceux-ci
un relief variable dans les choix électoraux. Selon Wittkopf (1986 : 436), la
saillance est la caractéristique première des enjeux de valence. En effet, sur des
enjeux ne présentant qu’une seule position socialement acceptable, la diffé-
rence ne peut se faire qu’au regard de l’attention dont ils bénéficient auprès
des citoyens, et de l’importance que leur accordent les élites politiques (voir
l’exemple du thème de l’insécurité lors de l’élection présidentielle française de
2002). L’insistance des lea­ders politiques sur les enjeux de valence est typique
des campagnes présidentielles, où les candidats ont intérêt à traiter de sujets
rassembleurs et à éviter de prendre position sur des en­jeux controversés. En
revanche, dans d’autres types d’élections (e. g. primaires américai­nes), les
candidats ont avantage à se profiler sur des enjeux de position, qui permettent
une véritable différenciation entre les di­vers programmes politiques (Man-
delbaum and Schneider, 1979 : 35 ; voir cependant Hallenberg, 1994 : 171).
A ce titre, la politique extérieure peut ac­quérir une impor­tance particulière
dans les choix électoraux ; au milieu d’une nuée d’enjeux de valence, un seul
enjeu de position peut décider de l’issue d’une élection. Par exemple, la crise
des otages en Iran, sur­médiatisée juste avant l’élection présidentielle de 1980,
a proba­blement causé la défaite de Carter (Behr and Iyengar, 1985 : 38–9).
En ré­sumé, on peut dire que la marge de ma­nœuvre des autorités est plus
étendue sur les enjeux de position, parce que le potentiel de changement des attitudes
populaires est plus vaste. En re­vanche, les ris­ques encourus sont également plus
importants, notamment parce que les ci­toyens sont plus cons­cients de l’existence
d’alternatives aux politiques poursuivies par le gouvernement.

Dimension 4 : la complexité
Le degré de complexité d’un enjeu a souvent été envisagé comme un facteur
important des attitudes relatives à cet enjeu. De manière générale, Converse
(1964 : 213) considère que la politique est une affaire complexe (« remote and
abstract »), et que seuls les individus disposant d’une « connaissance contex-
tuelle » suffisante peuvent prendre un parti « éclairé » des enjeux. Poursuivant
ce raisonnement, Zaller (1992 : 47–8) argumente que le degré d’obscurité
ou de complexité cognitive des enjeux joue un rôle important du point de vue
de la formation des attitudes populaires. Dans le cas des enjeux limpides (easy
learning situation), les messages persuasifs de l’élite sont facilement « décodés »
par l’ensemble des citoyens, qui les jugent à l’aune de leurs prédispositions.
Dans le cas des enjeux complexes (hard learning situations), seuls les individus les
plus compétents (i. e. ceux possédant l’information contextuelle nécessaire)
sont en mesure de faire correspondre les messages de l’élite avec leurs intérêts
89

et leurs prédispositions politiques (Zaller, 1992 : 124–6). Plus globalement,


la complexité des enjeux co-détermine l’influençabilité des individus dans
différentes « situations de persuasion » (McGuire, 1969 : 249). En résumé,
divers travaux laissent entendre que les cam­pagnes persuasives des autorités ou
d’autres groupes d’élites ne peuvent avoir un vérita­ble impact sur les citoyens
que pour des enjeux relativement complexes – la position des indivi­dus sur
des enjeux limpides ne faisant que refléter leurs valeurs pré-existantes. Ce­
pen­dant, comme le note Zaller (1992 : 48), l’obscurité des enjeux est chose
ex­trêmement com­mune en politi­que.
L’idée que la complexité des enjeux attribue une importance diffé-
rentielle au niveau de connaissance se retrouve dans la thèse de Carmines
et Stimson (1980) sur « les deux visages du vote sur les enjeux ». Selon ces
auteurs, la valorisation quasi unanime du issue voting (au détriment du party
voting) comme seule forme de choix « rationnel » (1980 : 79) est empreinte de
considérations normatives, et fait peu de cas d’une distinction fondamentale
entre les easy issues et les hard issues. Les easy issues se différencient des hard issues
sur trois points au moins : (1) ils sont symboliques et aisément compréhensi-
bles, plutôt que techniques ; (2) ils sont orientés vers des objectifs politiques,
plutôt que vers des moyens ; (3) ils sont inscrits de longue date sur l’agenda
politique. Or, le niveau d’information des votants est crucial dans le cas des
hard issues, mais pas dans celui des easy issues (1980 : 83). En effet, l’information
diffusée sur les hard issues dé­termine le poids qu’auront ces enjeux sur le vote :
poids im­portant pour les citoyens les mieux infor­més, plus négligeable pour
les citoyens de moindre compé­tence. En re­vanche, les easy issues ont un poids
uniforme sur le vote, quel que soit le degré d’information des indivi­dus. De
manière générale, on peut considérer que la complexité – qui peut être aussi
bien cogni­tive que morale – détermine en partie la « marge de délibéra­tion » sur
un enjeu (Kriesi, 1994 : 50–1). Toutes choses égales par ailleurs, un enjeu plus
com­plexe réserve plus de possibilités pour l’élite d’influencer les citoyens, car
ceux-ci sont initia­lement indécis quant à la position à adopter. Dans le cadre
de la démocra­tie di­recte, les objets complexes semblent moins pré-déterminés ;
ils confèrent ainsi da­vantage d’importance aux campagnes référendai­res, dont
l’une des stratégies consiste précisément à convaincre les ci­toyens en réduisant
la complexité des enjeux (Long­champ, 1991 : 316–7).

Dimension 5 : l’obtrusivité
Neuman (1990) suggère qu’une autre dimension des enjeux peut conditionner
la dépendance des individus vis-à-vis des mass médias. L’obtrusivité peut être envisa­gée
comme un conti­nuum exprimant dans quelle mesure les en­jeux sont proches
de l’expérience quotidienne des individus et ont des ef­fets tangibles sur leurs
conditions de vie (McCombs, 1994 : 7). Dans le cas des enjeux « obtrusifs »,
c’est-à-dire d’enjeux ayant une prise directe sur la vie quotidienne des individus
(inflation, chômage et autres enjeux de type bread and butter), les citoyens ne
90

dépendent pas principalement de l’information médiatique pour s’en faire une


idée et développer leurs attitudes. L’inverse est vrai des enjeux « non-obtrusifs »,
tels qu’une bonne partie des enjeux de politique étrangère, qui ne peuvent pas
être appréhendés directement, sans l’aide des médias. On attribue donc un
rôle plus pro­noncé aux mass mé­dias dans la for­mation des préférences sur les
enjeux non-obtru­sifs – de même pour les enjeux dont la « dis­tance structurelle »,
la « gravité » (voir infra) ou le ca­ractère « sym­boli­que » sont importants (Behr
and Iyengar, 1985 : 53). Toutefois, la magnitude des effets « agenda-setting »
(voir chap. 3.3.3) n’est pas liée de façon li­néaire au degré d’obtrusivité des
enjeux, et certains enjeux pro­ches de la réalité quotidienne des individus (e. g.
chô­mage) ré­vèlent une influence des mé­dias aussi im­portante que les en­jeux
de politique étran­gère (Iyengar and Kinder, 1987 : chap. 3).
L’échelle géographique ou institutionnelle à laquelle se rapportent les
enjeux dé­termine en partie leur obtrusivité. La politique locale est souvent
appréhendée de manière directe, tandis que la politique nationale (à plus forte
raison internationale) se déroule au-delà de la sphère de contact personnel des
individus (Schenk, 1987 : 206). Cette constatation est à la base de théories
importantes en sciences de la communica­tion (voir chap. 3.3.6), et rejoint
également le postulat des théories du vote rétrospectif selon lequel les individus
jugent la performance des hommes politiques sur la base d’enjeux tangi­bles,
c’est-à-dire plus volontiers en fonction de décisions de politique interne
qu’en fonction de décisions de politi­que étrangère (Key, 1968 : 69–70)32. En
matière de politique extérieure, les problèmes sont relativement peu tangi­
bles, en constante évolution, ne se prêtent guère à une information statistique
comme le chô­mage ou l’inflation, et subissent de nombreuses distorsions de
la part des élites politiques (Peffley and Hur­witz, 1992 : 433). Par contraste,
les attitudes dérivant d’une expérience di­recte sont plus stables, plus intenses,
plus résistantes à la persuasion et plus « accessibles » (Fa­zio, 1986 : 220–4 ;
McGraw and Pinney, 1990 : 11–2). Cepen­dant, certains objets appréhendés de
ma­nière indirecte (e. g. une éventuelle guerre nucléaire) peuvent correspondre
à des attitudes relativement concrètes et bien cristalli­sées, ou stimuler des com­
portements réels (e. g. la participation à une manifestation contre les arme­s
nucléaires). Ainsi, plusieurs enjeux de politique étrangère sont susceptibles
d’être aussi « accessibles » que la plupart des enjeux de politique do­mestique
(Aldrich et al., 1989 : 126–7). En définitive, les implications de l’obtrusivité
des enjeux pour la formation des opinions ne tombent pas sous le sens. D’une
part, les élites au pouvoir sont sans doute jugées principale­ment pour leur
32
Cependant, en certaines circonstances, l’isolement des individus par rapport aux cen­
tres de décision et aux ré­seaux de communication est aussi invoqué pour expli­quer leur
ré­sistance aux tentati­ves d’influence venant « d’en haut », ainsi que leur repli sur des
valeurs identitaires. Ce réflexe « isolation­niste » semble expliquer la mé­fiance à l’égard
des instances supra-nationales, comme le mon­trent le vote français sur le Traité de
Maastricht ou le vote des communes schwyzoises sur les enjeux de politique étrangère
(Del­bos 1994 ; Vatter et al. 1997 : 50–2).
91

performance dans les affai­res bread-and-butter, ce qui leur donne une marge de
manœuvre accrue dans leur gestion des enjeux non-obtrusifs. D’autre part,
devant leur incapacité chro­nique à satisfaire l’électorat sur les en­jeux obtru­sifs
(chômage, inflation, etc.), les élites sont régulièrement ten­tées de se tourner
vers les en­jeux de politique extérieure pour redorer leur blason et détourner
l’attention des problèmes internes (Holsti, 1992 : 452 ; Morgan and Bickers,
1992 : 25–6). Cependant, cette stratégie n’est pas dépourvue de tout dan­ger,
notamment si le contrôle sur l’information mé­diatique leur échappe33.

Dimension 6 : la redistributivité
Selon Brooks (1990), les gouvernements agissent plus souvent en accord avec
le public dans le domaine des affaires extérieures qu’en politique interne. Ce
résultat, identique pour les quatre pays occidentaux étudiés (France, UK,
RFA et USA), s’inscrit apparemment en faux contre le postulat maintes fois
énoncé que les élites sont moins sensibles aux pressions de l’opinion publique
en matière de politique étrangère (e. g. Miller and Stokes, 1967). Toutefois,
il apparaît qu’une dimension spécifique des enjeux interfère dans ce résultat.
En effet, Brooks note que les enjeux « redistributifs » donnent lieu à moins de
congruence entre les politiques et les préférences populaires que les enjeux
« non redistributifs » – or, pratiquement tous les enjeux redistributifs ont trait
à la politique interne (1990 : 516–7). Ce résultat fait écho à la typologie des
« arènes » politiques de Theodore Lowi : l’arène comprenant les enjeux relatifs
à la redistribution des ressources est celle qui s’apparente le plus au modèle
élitiste34. En effet, les enjeux redistributifs, fortement idéologiques et marqués
par des conflits de classe, donnent régulièrement lieu à une « frustration de la
volonté populaire ». A cet égard, Miller (1983) suggère que les enjeux redistri-
butifs produisent des majorités transitives dans les préférences populaires, c’est-à-dire
33
A cet égard, Morgan et Bickers rappellent que les décisions de politique extérieure sont
des déci­sions politi­ques, et non des décisions inéluctables détermi­nées seulement par le
contexte in­ternational. En particulier, « aggressive foreign beha­vior is a useful tool for
dealing with domestic political problems. (…) [M]any interna­tional relations theorists
accept as conventional wisdom the notion that foreign conflict is often initiated in an
attempt to divert attention from domestic problems » (1992 : 26 ; voir cependant Stohl
1975).
34
S’inspirant de cette typologie (voir Rosenau 1967 : 19–20), Brooks définit les enjeux
distributifs « as propos­als to reallocate income, property, political rights, or some other
related value among broad groups or classes. This necessarily means that there will
be winners and losers. This process often will be marked by class conflict and will be
cast in ideological terms. (…) Since these issues challenge those forces that benefit
from existing ine­qualities in economic and political power, it can be expected that in
these cases, more than others, attempts will be made to frustrate the popular will »
(1990 : 516). Les enjeux non-redistributifs regroupent deux autres catégo­ries de Lowi
(« regulatory » et « distributive »). Il est à noter que cette dimension des enjeux est la
seule qui soit associée au niveau de congruence entre les préférences po­pulai­res et les
politiques (Brooks 1990).
92

des choix sociaux stables dont le résultat est de conserver les mêmes groupes
de gagnants et de perdants. Au contraire, « purely allocative or distributive
issues (such as pa­tronage, spoils division, and pork barrel) of the sort often
asso­ciated with pluralist politics and political sta­bility entail massive major-
ity cycles » (1983 : 742). Ce mécanisme entraîne aussi pour consé­quence la
frustration des intérêts d’une forte minorité sur les enjeux redis­tribu­tifs, ce d’autant plus
que la société est divisée par des clivages qui se super­posent (plutôt qu’ils ne se
chevauchent) et que les enjeux sont uni-dimensionnels (Mil­ler, 1983 : 740–1).
En résumé, l’implication de la redistri­butivité des enjeux pour le processus
de formation des opinions est paradoxale : tandis que les enjeux redistributifs
sont mieux « contrôlés » par les élites au pouvoir, la marge de délibéra­tion sur
les enjeux non-redis­tributifs est plus im­portante et le potentiel de changement
des attitudes populaires est proba­blement plus vaste.

Dimension 7 : la conflictualité
Pour certains auteurs, le degré de division de l’élite sur les enjeux joue un rôle
de tout premier plan dans la formation de l’opinion publique (Zaller, 1992 ;
Hubert, 1994). L’ampleur de cette division tient probablement au degré de
conflictualité intrinsèque des enjeux, qui par leur nature même peuvent engen-
drer des conflits d’intérêt ou idéologiques plus ou moins importants entre les
acteurs du système politique. Certains enjeux, et même certains domaines
politiques, sont connus pour diviser plus profondément et durablement les
élites politiques, alors que d’autres sont traités de manière plus consensuelle
(Hug, 1994b ; Papadopoulos, 1994). Précisons que la conflictualité d’un enjeu
concerne le rapport de force, au sein de l’élite ou au sein de la population, entre
les différentes positions qui s’expriment – cette dimension se distingue donc
de la visibilité des alternatives politiques sur un enjeu (voir supra).
Dans la mesure où un enjeu fait l’objet d’une décision politique, le
rapport de force observé à un moment donné du processus décisionnel per-
met difficilement de présager de son issue finale. En revanche, un niveau élevé
de conflit conduit probablement à une participation et à une dé­libé­ration accrues, car les
perspectives de victoire ne sont assu­rées pour aucun des camps qui s’affrontent
(Papadopoulos, 1996 : 16 ; Taylor, 1982). Selon Schattschneider (1960), le
conflit constitue le phénomène essentiel en politique et le moteur principal de
tout changement. De fait, « le conflit est captivant » (1960 : 139), et il existe
probablement une corrél­ation positive entre le ni­veau initial du conflit au sein
des élites politiques et le ni­veau général de participation politi­que35. D’autre
35
De fait, comme l’issue d’un conflit politique dépend largement de son envergure et de sa
capacité à se propager au sein de la société, la politique peut être vue comme un champ
de tension entre la privatisation et la socialisation du conflit. Tandis que les groupes
d’intérêts privés travaillent à la privatisation du conflit, de manière à maintenir les biais
du système, les partis sont davantage impliqués dans l’extension du conflit à une plus
large échelle – parfois jusqu’à englober la société dans son ensemble (Schattscheider
1960).
93

part, la propagation du conflit a pour conséquence de modifier les rapports


de force existants, car « l’afflux de nouveaux votants » dans le système politi­
que aboutit pres­que nécessairement à un remode­lage des clivages exis­tants
(Russett, 1969 : 126–7). De manière générale, un ni­veau élevé de compétition
entre les acteurs politi­ques est considéré comme une condition né­cessaire à
l’exercice de la souve­rai­neté populaire (Page and Shapiro, 1983). Ainsi, les
états américains avec un « gouvernement divisé » connais­sent un usage plus
important des instruments de démocratie directe (Banducci, 1998 : 116–7).
Mais revenons à la formation des opinions à proprement parler. A ce
sujet, la plupart des spécialistes s’accordent à dire que l’élite a plus d’influence
si elle est unie sur un enjeu donné (McClosky and Brill, 1983 : 422). Si l’élite
parle d’une seule voix, ses interprétations de la réalité politique – les official
packages, au sens de Gamson (1988) – pourront difficilement être remises en
cause par des challengers, tels que les mouvements sociaux ou certains groupes
de pression. En effet, de nombreuses études ont noté la pro­pension qu’ont
les journa­listes de se tourner routinièrement vers les élites politiques pour
obtenir l’information re­cher­chée, ou en­core de donner davan­tage de crédit aux
déclarations émanant de sour­ces offi­cielles (voir chap. 3.4.1). En somme, plus
le système médiatique est ouvert aux forces d’opposition, plus le consensus de
l’élite sur les enjeux tend à se réduire, et plus sa capacité d’influence diminue.
Mais le consensus varie également, au sein d’un même système, en fonction de
la conflictua­lité intrinsèque des enjeux. Certes, la « propagation du conflit » au
niveau des élites a pour conséquence de stimuler la participation des citoyens,
et de rendre l’issue du conflit par­ticu­lièrement imprévisible. Pour Zaller
(1992), toutefois, le niveau de conflit des élites affecte de manière importante
et systématique la formation et le changement des opinions au sein du public
américain. Son modèle prédit notamment que, dans les situations de consensus
au sein de l’élite, le soutien populaire au gouvernement augmente en fonction
du niveau de compétence politique des individus. Toutefois, malgré sa grande
robustesse, ce modèle manque peut-être de prendre en considération l’intensité
des attitudes populaires (Kriesi, 2000b)36.

Dimension 8 : la gravité
On considère parfois que la « gravité » ou « l’urgence » d’un enjeu, c’est-
à-dire son caractère de crise (par opposition aux situations « normales » ou
« délibératives »), peut déterminer la marge de manœuvre dont bénéficient
les autorités. Par exemple, Hermann (1969) conçoit n’importe quelle situation
internationale à laquelle sont confrontés les décideurs politiques comme une
combinaison de trois dimensions : le niveau de menace ; la durée de temps pour
36
En effet, lorsque les attitudes du public reposent sur des valeurs intenses et durables,
elles peuvent se révéler quasiment imperméables à la persuasion, même lorsque de
nouveaux événements de politique extérieure « dissonants » sont interprétés de façon
extrêmement consensuelle par les élites politiques (Peffley and Hurwitz 1992).
94

prendre une décision ; le de­gré de surprise. Dans cette typologie, les situations
de crise se caractérisent par un degré de menace et de surprise élevé, ainsi que
par la durée limitée du temps à disposition pour prendre des déci­sions. Un tel
contexte a souvent été mis en relation avec le phénomène de rally round the flag
dont bénéficie l’exécutif américain (voir chap. 2.1.2). Cependant, ce phénomène
admet certaines exceptions – sans compter qu’il ne s’applique qu’au contexte
américain –, et son ampleur diminue sensi­blement si les médias se font l’écho
de critiques à l’action gouverne­mentale (Hubert, 1994 : 14).
Paradoxalement, l’opinion publique pourrait jouer un rôle plus
important, quoique indirect, dans les situations de crise que dans d’autres types
de situations (Foyle, 1994). Il se peut que les citoyens acquièrent davantage de
connaissances sur les enjeux « graves » (Hubert, 1994). Or, la familiarité des
enjeux limite la capacité d’influence des élites. Par ailleurs, en contradiction
avec les postulats de la doctrine réaliste (« increased threat, heightened secrecy,
concentration of authority, and premium on quick and decisive action »), Foyle
(1997) montre que, en cas de crise, les décideurs américains continuent d’agir
en fonction de leurs croyances normatives prescrivant une intervention des
citoyens dans le processus de décision. Cependant, l’influence de l’opinion
publique s’exerce non pas au début, mais plutôt à la fin du processus de dé-
cision, notamment lors de la phase de mise en œuvre. Pour sa part, Neu­man
(1990) élabore une typologie des enjeux selon le degré d’interaction entre
l’opinion pu­blique et le traitement de l’information par les médias. Il observe
une inte­raction forte dans le cas des enjeux classés comme « crises », et une
interaction plus faible (voire inexistante) pour les autres catégories d’enjeux.
Par ailleurs, il faut souligner l’importance des variations (et non seu­lement de
l’augmentation) dans le niveau de gravité des enjeux (Pef­fley and Hurwitz, 1992 :
456). Ainsi, une diminu­tion de la gravité d’un enjeu pourrait égale­ment ac­croître
la pression de l’opinion pu­blique – par exemple en faveur d’une réduc­tion de
l’engagement militaire.
Globalement, il serait faux de croire que les élites peuvent en toutes
circonstances se servir des crises internationales pour faire avancer leurs idées
auprès du public. Au contraire, il ap­paraît que les citoyens sont en mesure
d’imposer plus de « pression » sur les autorités quand celles-ci font face à des
problèmes gra­ves – c’est-à-dire à la fois me­naçants pour les intérêts du pays,
et réclamant une réponse ur­gente, non « bureaucratique », au vu du degré de
surprise des événements. Tout au plus, les citoyens semblent parfois disposés
à donner à leurs autori­tés les moyens d’agir rapidement, comme la situation
l’exige, mais ils n’expriment nullement un consensus sur les buts à long terme
de la politique extérieure (Hinckley, 1992 : chap. 2).

Dimension 9 : l’intégration
Comme nous l’avons souligné précédemment (voir chap. 2.2), l’opinion pu-
blique et les éli­tes se trouvent divisées d’une manière plus complexe et plus
95

imprévisible que jamais. Aux Etats-Unis comme en Europe, les différentes


politiques mises en place par les gouvernements ne peu­vent désormais plus
compter sur un soutien populaire acquis d’avance. Leur acceptabi­lité dé­
pend de la ca­pacité des élites à rallier de larges portions du public sur les deux
dimen­sions qui lui importent (i. e. la coopération militaire et non-militaire). En
d’autres termes, des majorités populaires favorables aux politiques doivent
s’obtenir par le biais de coa­litions entre les diffé­rents groupes composant
l’opinion publique. Pour Mandel­baum et Schneider (1979 : 68), cette instabilité
des coalitions a un effet systémique. En effet, les autorités ne sachant plus à quel
saint se vouer, leur per­plexité et la versatilité de leurs politiques contribuent à
leur tour à renforcer l’instabilité du soutien populaire à la politi­que étran­gère
(voir cependant Ziegler, 1987 : 459). Dans ce contexte, le degré d’intégration d’un
enjeu, c’est-à-dire son de­gré de dépendance (ou au contraire de cloisonnement)
vis-à-vis d’autres enjeux, peut contri­buer à étendre ou res­trein­dre le nombre
d’attitudes mises en jeu dans les préférences de l’électorat, compliquant ou
simplifiant ainsi le processus décisionnel.
L’exemple des intermes­tic issues, ces questions à mi-chemin entre les af-
faires domestiques et étrangères (voir Aldrich et al., 1989 : 124 ; Kegley and
Wittkopf, 1996 : 373), illustre bien le dilemme potentiel posé par certains en-
jeux très intégrés. En effet, quelles sont les considéra­tions qui doivent primer
pour se prononcer sur ces objets ? Les orientations de politique étrangère ou
les préfé­rences de politique interne ? Au dilemme éventuel des citoyens fait
écho celui des leaders politiques, confrontés à la nécessité de cons­truire des
coalitions souvent iné­dites. En somme, l’intégration des enjeux contribue
proba­blement à introduire une dose sup­plémen­taire d’incertitude dans le processus
politique, et à augmenter la réceptivité des élites aux préféren­ces populaires, surtout
si les enjeux sont éga­lement saillants aux yeux du public. A l’opposé, l’univo-
cité ou la spécificité de certaines questions (enjeux « unitaires ») ga­rantit des
préféren­ces et des réactions plus ou moins stables de la part du public (i. e.
des majo­rités tran­sitives), tout spécialement s’il s’agit d’enjeux redistributifs
comme les « enjeux de classe ». Cependant, si les choix populaires « frustrent »
régulièrement (notamment à l’occasion de votations) les intentions des élites
en place, celles-ci ont la possibilité de manipuler l’agenda poli­tique de différentes
façons. Par exemple, elles peuvent étouf­fer les enjeux sensibles ou « ar­ranger »
de manière adéquate le contenu, la forme et le mo­ment des scrutins (Page
and Shapiro, 1992 : 366 ; Riker, 1986). Nous reviendrons plus loin sur ces
ques­tions (voir chap. 2.4.3).

« Publics sectoriels » et importance des enjeux


La question des « publics sectoriels » (issue publics) a été soulevée notamment
par Key, avec sa distinction entre ge­neral public et special publics (1964 : 10). Dif-
férents enjeux sont en ef­fet susceptibles de tou­cher des segments différents de
l’opinion publique. L’étude classique de Dahl (1961 : 169–83, 260–4) suggère
96

l’existence de leaders et de publics « spécialisés » vis-à-vis de cer­tains enjeux,


et même de moyens d’information spécifiques aux domaines concer­nés ; cette
vision pluraliste a toutefois suscité une certaine controverse (voir Pool, 1973 :
815–7). Quant à lui, Converse parle de issue publics et estime que « différentes
controverses sti­mulent chez différentes personnes la formation de véritables
opinions » (1964 : 246 [NT]). Enfin, Cobb et El­der (1972 : chap. 6) définis-
sent les attention groups comme composés d’individus qui se dé­sintéressent de
la plupart des enjeux, mais qui s’intéressent et s’informent à propos d’enjeux
spécifiques. En résumé, les publics sectoriels peuvent être dé­finis comme des
seg­ments de la population composés d’individus qui ont un intérêt personnel
à pro­pos d’un enjeu, qui lui prêtent une grande atten­tion et qui développent
à son égard des attitudes « cohé­rentes ». De fait, plusieurs travaux empiriques
témoignent en faveur de l’existence des publics secto­riels (e. g. Cohen, 1966 ;
Sears et al., 1980 ; Price and Zaller, 1993 : 153–7 [NT]).
En plus des attention groups, Cobb et Elder (1972 : 106–7) définissent
également trois autres strates de la population : les « groupes d’identification », le
« public éclairé » et le « grand public ». Sous certaines conditions, un enjeu connu
d’un public restreint abandonne­ son re­latif anonymat pour intéresser un public
plus large, et « l’expansion du conflit » d’une strate à une autre augmente de
façon radicale les chan­ces que cet enjeu soit inscrit sur l’agenda formel, c’est-à-
dire qu’il s’impose comme un pro­blème dont les autorités doivent s’emparer.
Ainsi, un en­jeu est susceptible de toucher une part crois­sante de la po­pulation
s’il est défini de manière ambiguë ou non tech­nique, comme ayant une grande
signification so­ciale et une portée géné­rale, comme ayant des conséquences
durables, ou comme n’ayant pas de pré­cédent (Cobb and Elder, 1972 : 112–23).
Ces différen­tes dimensions contribuent à dé­terminer la saillance d’un enjeu et
son inscription ultime sur l’agenda public. Bien sûr, l’efficacité de cette « pres-
sion par le bas » dépend aussi de l’habileté des promoteurs d’un enjeu dans
leur travail de défini­tion, notamment par l’utilisation de symboles et par leur
capacité à se servir des mass médias (1972 : chap. 8–9). Suivant les publics qui
ont pu être atteints par cette « contagion du conflit », les stratégies visant à
convain­cre les autorités de s’emparer d’un enjeu varient de façon im­portante.
Tandis que les enjeux qui restent limités aux groupes d’identification et aux
groupes d’attention donnent surtout lieu à des menaces (e. g. recourir à la
force ou prendre des sanc­tions électorales), ceux qui sont parvenus à gagner
le public éclairé induisent plutôt l’intervention d’intermé­diaires comme les
partis politiques pour obte­nir une reconnais­sance auprès des autorités. En­fin,
« dans quelques cas, le grand pu­blic devient impliqué vis-à-vis d’un enjeu. A ce
moment, la réponse du sys­tème est presque un réflexe ; les décideurs placent
automati­quement l’enjeu sur l’agenda gou­vernemental » (1972 : 157).
En résumé, dans la me­sure où des publics « spé­ciali­sés » existent sur
certains enjeux, leur rôle consiste avant tout à favoriser l’expansion du conflit
vers des cercles plus larges de la popula­tion. C’est alors seu­lement que leurs
97

Tableau 2.2 : Impact d’une variation des enjeux sur le mode de relations entre élites
et citoyens

Dimension Effets d’une « augmentation » sur cette dimension


1. Saillance Influence accrue des enjeux sur le vote ; marge de manoeuvre
des élites réduite, se limitant à l’exploitation d’un potentiel
existant (manipulation de la saillance, surtout au travers des
mass médias). Constraint
2. Familiarité Influence réduite des communications persuasives des élites.
Constraint
3. Dispersion Influence accrue des enjeux sur le vote ; préférences des
citoyens plus « cohérentes ». Constraint
4. Complexité Influence accrue des communications persuasives des élites.
Lead
5. Obtrusivité Influence réduite des communications persuasives des élites ;
attitudes plus résistantes au changement. Constraint
6. Redistributivité Marge de manoeuvre des élites accrue ; frustration perma-
nente de certaines minorités populaires. Lead
7. Conflictualité Hausse de la participation politique des citoyens ; rôle accru
des grass-roots movements ; effet de polarisation partisane.
Constraint
8. Gravité Marge de manoeuvre des élites réduite, notamment lors de
la mise en oeuvre ; interaction forte entre élites et citoyens.
Constraint
9. Intégration Imprévisibilité accrue du processus politique ; sensibilité
­accrue des élites aux préférences des citoyens. Constraint

revendi­cations ont une réelle chance de parvenir sur l’agenda formel et d’at-
tirer l’attention des déci­deurs politiques. On peut douter de l’existence de
véritables publics sectoriels en matière de politique étrangère, du moins en Suisse
et dans les démocraties occidentales. Néan­moins, la discussion qui précède
attire notre attention sur l’importance cruciale de certaines dimensions des
enjeux pour le processus de formation des opinions ; ces dimensions peuvent
affecter de façon cruciale les rapports entre la population et les élites. Tout
parti­culièrement, la saillance des enjeux est à la fois une di­mension du jeu
politique aisément « construite » (en grande partie par les mass mé­dias) et
une in­forma­tion im­médiatement com­muniquée aux élites (en grande par­tie
par les sondages d’opinion et les mé­dias). Autant les décideurs politiques que
les candi­dats à di­verses fonctions ne peu­vent guère se conduire de manière
identique en présence d’enjeux saillants ou se­condaires, et doivent souvent se
conformer aux exigences de l’agenda public.
98

Au-delà de leur saillance, toute une série de propriétés des enjeux


garan­tissent aux de­mandes de certains groupes de la po­pulation un accès
plus ou moins aisé auprès des élites, et limitent la marge de manœu­vre de
celles-ci. Ainsi, la capacité d’influence des élites politi­ques est sans doute di­minuée dans
le cas d’enjeux saillants, conflic­tuels, familiers, obtru­sifs, peu com­plexes, ou pour les­quels la
vi­sibilité des alternati­ves politi­ques est réduite. En re­vanche, les élites jouissent d’un
pouvoir plus dis­cré­tionnaire pour d’autres types d’enjeux, et peuvent alors agir
plus direc­tement sur l’opinion pu­blique – ou gouverner sans vé­ritable­ment
la prendre en compte. Par ailleurs, les dimensions des enjeux ne déterminent
pas seulement dans quelle mesure les attitudes populaires sont vul­nérables à
la persuasion des élites, mais également si ces attitudes ont une influence sur
les choix concrets des citoyens. Selon Campbell et ses collègues (1985 [1964] :
chap. 7), la saillance, la familiarité et le contraste des positions partisanes
constituent les trois conditions minimales sous lesquelles un enjeu peut influencer la décision
de vote des citoyens. En effet, les attitudes doivent être disponibles, suffisamment
accessibles, et doivent correspondre à une alternative politique visible (nous
approfondirons cette question plus loin ; voir chap. 3.3.4). Pour l’heure, le
Tableau 2.2. se propose de récapi­tuler les di­mensions des enjeux présentées
dans ce chapitre, ainsi que leurs effets présumés sur les rela­tions entre éli­tes
et citoyens (les ter­mes lead et constraint se référent à la Figure 2.1).

2.3.2 Les enjeux de la politique extérieure suisse


Après avoir défini les principales dimensions des enjeux politiques, il convient
de décrire la nature des enjeux spécifiques qui sous-tendent la politique exté-
rieure suisse, et qui seront analysés dans notre partie empirique. De fait, les
enjeux de la politique extérieure se limite­ront ici aux questions ayant fait l’objet
d’une votation populaire, c’est-à-dire à une portion congrue de l’ensemble
des dossiers traités par le gouvernement, l’administration ou le Parle­ment.
Néan­moins, dans ce chapitre, nous élargissons quelque peu notre vision
afin de replacer les vota­tions de politique extérieure dans leur contexte plus
général. Notre analyse porte ap­proximati­vement sur les années 1981–1995,
c’est-à-dire sur la période pour laquelle nous dis­posons de données em­piri­ques
suffisantes (voir chap. 5.1).
Dans le cadre de cet ouvrage, on considérera comme relevant de la
politique extérieure tous les projets ressortis­sant à l’un des ces trois domaines :
(1) les relations internationales ; (2) la po­litique de l’immigration et des étrangers ; (3)
la politique de défense et de sécurité. Notre intention n’est pas de donner ici une
description détaillée du contenu de ces domaines politi­ques, ni de leur évolution
historique, mais plutôt de les distinguer du reste des champs politi­ques couverts
par la démocratie directe au cours de la période 1981–1995. En particulier,
nous avons sou­haité exclure de notre base empirique les objets indirectement
liés à la politique extérieure – parfois désignés par le terme de intermestic issues.
Il ne fait aucun doute que la frontière autrefois relativement hermétique
99

entre politiques interne et exté­rieure s’est consi­dérablement estompée depuis


quelques années (Germann, 1994 ; Sciarini, 1994 ; Kreis, 1995). Ainsi, pour
quelques projet récents37, il n’a pas été aisé de déterminer leur appartenance
ou non à l’un des trois domaines de la politique extérieure. Pourtant, alors que
les élites politi­ques prenaient progressivement conscience de l’interpéné­tration
croissante entre affaires internes et extérieures, les citoyens suisses sont restés plus
volontiers attachés à la distinction entre les impératifs des affaires étrangères
et les contraintes de la politique domestique. Ainsi, les citoyens suisses tendent
à sous-estimer la dépendance du pays vis-à-vis de l’étranger (Klöti und Ruloff, 1996 :
14–5 ; voir cependant Christin and Trechsel, 2002)38. D’une certaine ma­nière,
nous avons pris en consi­dération le phéno­mène de chevauchement entre les
diffé­rents champs poli­tiques en incluant dans notre analyse les domaines les
plus étroitement asso­ciés aux relations internationales proprement dites, à
savoir les domaines connexes de l’immigration et de la sécurité natio­nale.

Les relations internationales


Pendant longtemps, la politique étrangère suisse s’est bornée à une gestion
pragmatique de la politique extérieure économique (Keel, 1975 ; Frei, 1977 ; Sciarini,
1992 ; Jost, 1999). De fait, le pouvoir réel était détenu par quelques hauts
fonctionnaires s’occupant surtout de questions commerciales, travaillant de
manière rapprochée avec les milieux économiques, et le plus sou­vent employés
à l’extérieur du Département des Affaires étrangères ; ce dernier faisait alors
figure de minis­tère fantôme, peu prisé des politiciens aux ambitions nationales.
Pour l’historien Jost, des hommes de la Division du commerce du Département de
l’Economie comme Hans Schaffner, Walter Stucki ou Paul Jolles (qui négocia
l’Accord de Libre Echange avec la CE), peuvent être considérés « comme les
véritables ministres des Affaires étrangères » (Le Temps, 09.05.00, pp. 2–3).
Ainsi, Wid­mer et Serdült (1999 : 26–7) notent que, entre 1970 et 1997, près
de 48% des projets de politi­que extérieure menés principalement par un
seul département (91% des cas) l’ont été par le Département de l’Economie
(presque toujours par l’entremise de l’Office fédéral des affaires écono­miques
extérieures), alors que seuls 13% des projets ont été traités par le DFAE (voir
aussi Frei, 1977 : 10). Pour le reste, la politique étran­gère suisse s’est longtemps
limitée à une action très « institutionnelle » : partici­pation aux or­ganisations
internationales (mais non supranationales), aux organes subsidiaires de l’ONU
37
On peut mentionner l’initiative des Alpes (février 1994), la révision de la Lex Friedrich
(juin 1995) et la loi « antiraciste » (septembre 1994) – les deux premiers objets figurent,
par exemple, parmi les votations analysées par Ko­bach (1997) pour examiner la ques-
tion de l’isolationnisme helvétique. Bien que les problèmes de politi­que étrangère ou
de politique des étrangers aient imprégné les débats dans les trois cas, nous estimons
qu’ils ne représentaient pas l’enjeu majeur des projets en tant que tels.
38
Christin et Trechsel (2002) montrent que les conséquences d’une entrée dans l’UE
pour les « intérêts natio­naux » sont prises très au sérieux par les citoyens suisses, et
conditionnent fortement le soutien à une adhé­sion.
100

(voir Keusch, 1992 : 344–5), et à certaines missions de « bons offices » (voir


Probst, 1963, 1992).
Ce n’est qu’à la fin des années 80, avec les préparatifs de la négociation
sur l’Espace écono­mique européen, que la dimension politique des affaires
extérieures helvétiques a com­mencé à se profiler. Selon Sciarini, cette difficile
négociation a mis en évidence l’échec de la politique traditionnelle de la Suisse
– « une politique d’intégration pragmatique, sectorielle et bilaté­rale » (1992 :
305) ou « l’opportunisme comme principe » (Jost, 1999 : 15–6). La rupture
obligée avec cette stratégie d’adaptation a ainsi révélé l’impréparation des
autorités face aux enjeux nouveaux de la négociation, et s’est soldée par une
exacerbation patente des tensions internes. En même temps, il y a lieu de
souligner éga­lement les « bienfaits de la négociation », que l’on peut résumer
en trois points. Premièrement, la négociation a permis de mettre en évidence les
faiblesses du système suisse, en conduisant à une « objectivation du débat » (Jacot-
Guillarmod, 1992 : 514) et à une « mobilisation générale de l’administration et
de l’économie, qui a amené à une prise de conscience « européenne’, à une découverte
des inconsistances de notre législa­tion et des pro­tectionnismes plus ou moins
larvés » (F. Blan­kart, cité in Sciarini, 1992 : 315). Deuxième­ment, compte tenu
des « convergences heureuses entre les exigences du Traité EEE et les be­soins
d’ajustement interne », les autorités ont pu saisir ce « levier externe pour dépas­
ser les oppositions d’intérêts internes [et] remédier au manque de flexibilité et
à la lenteur de la réac­tion politique interne » (Sciarini, 1992 : 316).
Enfin, les autorités et l’administration ont été entraînées dans un
véritable processus d’apprentissage – et notamment l’apprentissage du multilatéra­
lisme (Jacot-Guillarmod, 1992 : 515). La négociation a décuplé le dynamisme
et la collabora­tion en­tre les différents services de l’administration (co­mité
interdépartemental, bureau de l’intégration), et a permis de les sensibiliser aux
réalités européennes en leur donnant l’occasion de faire en­tendre la voix de
la Suisse à l’extérieur. En résumé, la négociation sur l’EEE a claire­ment fait
évoluer le discours traditionnel des au­tori­tés suisses – la fameuse « troisième
voie », que le Conseil fédéral ne commencera à remet­tre en question qu’en
1990 (voir CF, 1990 : 100) – vers un discours ré­nové, prônant l’intégration
de la Suisse sur plusieurs plans (UE, ONU, OTAN, etc.). Ce fai­sant, le
gouvernement a rapproché son dis­cours de celui des experts scientifiques ;
ceux-ci affirmaient que la politi­que extérieure et la neutra­lité « ont déjà cessé
de­puis longtemps de se chevaucher : la neutralité ne représente au­jourd’hui
plus qu’une facette des affaires étrangères suisses, et souvent même pas la plus
im­portante » (Frei, 1977 : 12 [NT]).
Toutefois, malgré l’évolution du discours et de la praxis du gouvernement
et de l’administration fédérale en matière de relations internationales, les
conceptions populaires des moyens et des buts de la politique extérieure suisse
sont demeurées en partie ancrées dans un discours quasi « mythologique »
(Kriesi, 1995 : chap. 1) et dans une identité nationale « négative », fondée sur
101

la définition d’ennemis communs (Sciarini et al., 1997). La dissonance entre les


deux dis­cours est en­core amplifiée par le soutien que continue d’apporter une
certaine partie de l’élite politique aux principes « immuables » du discours
traditionnel – une attitude ou­verte dans le domaine du commerce et des
transports, mais une grande retenue sur les ques­tions politiques (Frei und Kerr,
1974 : 58). Ce faisant, la pérennité du mythe de la neutralité sem­ble déter­
miner en grande partie la position des indi­vidus sur les projets de relations
inter­natio­na­les, indé­pen­damment de sa validité empirique (Marquis und
Schneider, 1996). De bonne heure, l’attachement des Suisses à la « maxime »
de la neutra­lité a grandement condi­tionné leur posi­tion face à l’ONU ou face
à d’autres for­mes d’intégration (Frei und Kerr, 1974 : 48–59 ; Ko­bach, 1997 :
186–9). A son tour, le conser­va­tisme avéré du peuple suisse dans ces domaines
semble avoir imprégné jusqu’à récemment le discours officiel sur la politi­que
étrangère, qui a systé­matiquement écarté tout « aventurisme » et s’est focalisé
essen­tielle­ment sur les avantages à retirer d’une coopération économique avec l’étranger,
y compris en matière d’aide aux pays en voie de développement (Ra­pold,
1979 : 147). Après la dé­bâcle du projet d’adhésion à l’ONU en mars 1986,
il fau­dra attendre mai 1992 pour que le référendum fa­cultatif prévu par la
modification constitu­tion­nelle de 1977 soit uti­lisé contre un projet de po­litique
étrangère – en l’espèce, la partici­pa­tion aux institu­tions de Bretton Woods.
C’est dire l’anémie des dis­cussions sur l’intégration de la Suisse en Eu­rope et
dans le monde pendant près d’une dé­cen­nie. Dans la foulée, cependant, la
vota­tion sur l’entrée de la Suisse dans l’Espace écono­mique européen (EEE)
en décembre 1992 a redonné une cer­taine ampleur au débat sur la po­litique
extérieure suisse, qui ne connaîtra dès lors plus de vé­ritable trêve jusqu’à la
votation de juin 1994 sur la création d’un corps de cas­ques bleus hel­vétiques.
Au total, nous recensons donc quatre objets de vote relatifs aux rela­tions interna­
tionales (voir Ta­bleau 2.3).
En somme, jusqu’à une période récente le gouvernement a fait preuve
de peu d’initiative en matière de relations internationales. Il est vrai que ses
échecs répétés ont trouvé un écho dans les conclusions pessimistes de la plu­part
des études scientifiques sur l’opinion publique face aux questions d’intégration
(à l’exception possible de Frei, 1988). A cela s’ajoute une retenue extrême de
la part des membres du Parlement. Pour Widmer, l’engagement des députés
pour une politique étrangère plus active est « une entre­prise extrê­mement
périlleuse », à moins de disposer d’une base électorale très solide (1988 : 41–2).
Pour beaucoup de députés, le fait de se préoc­cuper de politique étrangère
constitue avant tout une occasion de se brûler les doigts et de met­tre en péril
leurs chances de réélection, à l’instar de l’enjeu européen lors de la cam­pagne
pour les élections fédérales de 1991 (L’Hebdo, 10.10.1991, pp. 10–2). Aussi, du
moins jusqu’à une période récente, les par­lementaires ont-ils soigneusement
évité de s’emparer des thèmes de politique étrangère, lais­sant ainsi dans l’ombre
le nécessaire débat sur l’intégration européenne, et faci­litant l’exploitation
102

par les for­ces isolationnistes d’une conception « mythi­que » de la politique


exté­rieure.

La politique de sécurité
Dans la recherche, les relations internationales et la politique de sécurité sont
commu­nément considérées comme appartenant au même domaine (foreign
policy). En tant qu’instrument traditionnel de la politique de neutralité, le statut
de l’armée de milice reven­dique une place de choix parmi les enjeux de
politique extérieure, ainsi qu’en at­teste la très forte mobilisation populaire du
vote de novembre 1989 (initiative du GSsA pour la sup­pression de l’armée).
L’attachement traditionnel des Suisses à leur armée a été favorisé par la croyance
largement répandue que la dissuasion militaire suisse a préservé le pays des
conflits (particu­lièrement des deux guerres mondiales). Cette croyance était
accréditée par l’élite en place et par certains travaux d’historiens enseignés
dans les écoles (e. g. Grand­jean et Jeanre­naud, 1965 : 225–6 ; Chevallaz,
1964 : 355–7)39. Un élément frappant du discours traditionnel sur la dissuasion
mili­taire suisse est l’auto-réfé­rence cons­tante au passé de la Confédération.
Par exemple, le Conseil fédéral déclarait au lendemain de la Seconde Guerre
Mondial que « la supé­riorité numéri­que de l’ennemi ne doit donc pas avoir
plus d’influence sur notre volonté de nous dé­fendre qu’elle n’en a eu pour les
anciens confédérés lorsqu’ils luttaient pour leur exis­tence » (CF, 1947 : 77).
D’une certaine manière, le principe de l’armée de milice fait partie intégrante
de la culture politique suisse – ce d’autant plus que l’armée assume également
une fonction inté­gratrice et « nationalisante » auprès des jeunes re­crues, « à
un âge où ils sont encore très impres­sionnables » (Schmid, 1981 : 28).
Cependant, en comparaison des relations internationales, la politique
suisse de sécurité a sus­cité de plus longue date un affrontement ouvert,
essentiellement entre la gauche et la droite, comme partout en Europe (voir
Eichenberg, 1989). Avant même la chute de l’Empire so­viéti­que, le sys­tème de
valeurs des citoyens de gauche a souvent déterminé chez eux un rejet de la force
militaire, et en même temps une remise en question de l’organisation existante
de l’armée suisse, particulièrement à propos du traitement des objecteurs

39
Selon Schmid, « tous les [manuels d’histoire utilisés dans les écoles suisses] mettent
l’accent sur l’importance d’un fédéralisme décentra­lisé, de l’autonomie cantonale, des
institutions démocratiques et d’une politique exté­rieure et interne de neutra­lité. De plus,
des thèmes historiques tels que le serment du Rütli, Guil­laume Tell et la lutte pour la
liberté sont employés en vue d’enseigner des attitudes civiques » (1981 : 81 [NT]). Ceci
étant, la contro­verse historique sur l’autonomie et la souveraineté helvétiques n’est pas
close, que ce soit pour la période récente ou pour l’époque « héroïque ». Selon Lüthy,
la survie de la Confédération « ne fut pas assurée par sa cohésion in­terne ni par les
mécanismes très fra­giles de la concertation et du compromis, mais par une in­fluence
extérieure – de fait, par l’intérêt des puissan­ces européennes à maintenir le statu quo
aux confins des Alpes » (1971 : 17 [NT]).
103

de conscience et de la question du service civil. Dans ce sens, le lancement


de plusieurs initiatives populaires dans les années 80 (pour un service civil,
février 1984 ; pour un référendum en matière de dépenses militaires, avril
1987 ; pour l’abolition de l’armée, novembre 1989) répondait à un besoin de
réformes présent depuis quelque temps au sein de la population suisse40. Le
séisme provoqué par les 36% de oui à l’initiative du GSsA « pour une Suisse
sans armée et pour une politique globale de paix » en 1989 a sans doute été
à l’origine d’une série de ré­formes dont « Armée 95 » a constitué une sorte
d’aboutissement. Dans la foulée, le peuple a encore été consulté à deux reprises
(juin 1991, mai 1992) pour régler la question de l’objection de conscience et
du ser­vice civil (voir Graf, 1999).
Ensuite, avec la crise économique des années 90 de nouvel­les
revendications se font jour. Il apparaît généralement que la problématique
des dépenses militaires est étroitement liée à celle des dépenses sociales :
les gens ne s’opposent pas aux dépenses mili­taires tant qu’on ne coupe pas
dans les dépenses sociales (Eichenberg, 1989 : 193–6). L’encart publi­citaire
suivant, paru en juin 1993, résume bien la teneur du dé­bat : « Früher hiess
es in Deutschland : Kanonen statt Butter ! Heute heisst es in der Schweiz :
F/A–18 statt Butter !!! (…) Ein Wertvergleich : Für den Preis einer F/A–18
kann man 100–150 Einfamilien­häuser oder 300–400 Wohnungen bauen. (…)
Schluss mit der sinnlosen Rüste­rei ! » Alors que l’endettement crois­sant de
l’état fait craindre aux organisa­tions de gauche une cure d’amaigrissement
des assurances sociales au détriment des individus les plus préca­risés par la
crise, on enregistre une recrudescence des demandes visant à réduire le budget
alloué aux affaires mi­litaires (initiatives contre les places d’armes et les avions de
combat, juin 1993). Paral­lèle­ment, la dispari­tion de la « me­nace so­viéti­que »,
aussitôt rempla­cée par le spectre de la violence dans les Bal­kans, fait naître un
nou­veau débat sur l’opportunité de conserver une défense na­tionale forte.
Bien que le remodelage de l’échiquier stratégique européen et mondial
ait assigné de nou­veaux buts à la défense nationale (Gabriel, 1992 ; Goetschel
und Meiers, 1992), celle-ci a fina­lement traversé les années 80 et 90 sans trop
d’encombres, et le mouvement de contes­tation s’est aujourd’hui passablement
essoufflé. Actuellement, il n’est plus tant ques­tion du maintien ou de l’abolition
de l’armée suisse que de problèmes relatifs à son organisa­tion et à son coût.
Parallèlement, le domaine de la sécurité nationale se confond toujours plus
avec celui des re­lations internationales, notamment parce que les projets
d’intégration et de coopé­ration inter­nationale lancés par le gouvernement
sont de nature militaire ou possèdent un volet mili­taire (e. g. casques bleus). Au
total, nous recensons sept objets relatifs à la politi­que de défense et de sécurité
(voir Tableau 2.3).
40
En 1977 déjà, le peuple votait sur une initiative du PDC visant à instaurer un service
civil (Münchensteiner-Initiative). Ce texte très modéré fut tout de même largement
refusé par 62% des votants.
104

La politique de l’immigration et des étrangers


Le troisième domaine examiné dans ce travail est celui des projets relatifs à
l’immigration, ainsi qu’aux conditions de séjour et d’intégration des étrangers
résidant en Suisse. Ces enjeux, bien que connexes aux enjeux internationaux
et sécuritaires, peuvent être considérés comme ap­partenant à la politique
interne, et serviront en quelque sorte de « groupe de contrôle » pour mettre
en évidence les caractères distinctifs de la politique étrangère41. Rappelons
que l’hypothèse générale examinée dans ce deuxième chapitre stipule que
les différences entre politiques extérieure et interne sont négligeables en ce
qui concerne les mécanismes de formation des opi­nions. En revanche, il est peu
vraisemblable que les conditions sous lesquelles ce pro­cessus se déroule soient
identiques dans les deux domaines. Dans la mesure du possible, nous cherche­
rons à vérifier si les divergences entre politique extérieure et interne dans les
résultats de la démocratie directe sont imputables à des variations intrinsèques
dans le processus de forma­tion des opinions ou aux conditions de départ
prévalant dans les deux domaines.
Dans le domaine de l’immigration et des étrangers, il fait peu de
doute que l’enracinement profond du « privilège » de la nationalité helvétique
dans la tradition politique du pays (voir Lüthy, 1971) revêt une importance
primordiale pour expliquer la teneur des débats et des pro­jets soumis au
vote populaire. Les valeurs attachées au concept de la nationalité suisse sont
centrales dans les systèmes de croyance des citoyens (voir Melich, 1991). La
classe politique, encore récemment, manifeste une grande prudence à l’égard
de sujets qu’elle sait extrême­ment délicats. En particulier, la question de l’asile
est devenue l’enjeu majeur dans le do­maine de l’immigration et des étrangers
– à la fois sous la pression de la droite nationaliste, qui vise à « (re)construire
une identité culturelle qui exclut les étrangers (avant tout les ressor­tis­sants
étrangers d’autres traditions culturelles et religieuses) » (Gentile and Jegen,
1995 : 353 [NT]), et en raison d’une « confusion croissante [entre la politique
des étrangers et de l’asile] dans la ré­alité quotidienne » (Kälin, 1992 : 772).
Cette confusion se manifeste clairement dans le débat autour des « vrais » et
des « faux » réfugiés (Altermatt et Kriesi, 1995 : 232–6 ; Gentile and Jegen,
1995). En la matière, les autorités suisses ont opté de longue date pour une
ap­proche pragma­tique du problème saillant (mais relativement acces­soire)
de l’asile, en adaptant les critères d’admission des réfugiés aux conditions du
moment (Kälin, 1992). Ainsi, au début des années 90, la loi sur l’asile « ne

41
Certes, le choix de ce « groupe de contrôle » n’est pas idéal, parce qu’il n’est sans
doute pas repré­sentatif de la po­litique interne. Ainsi, il aurait été peut-être préfé­rable
de choisir un autre domaine, comme la po­litique sociale ou des transports. Toutefois,
nous avons jugé plus important de décrire la « périphérie » de la politi­que extérieure
que d’en contrôler scrupuleuse­ment la spécifi­cité ; de plus, nous utiliserons égale­ment
des don­nées portant sur d’autres questions internes, afin d’observer les différences avec
les affaires exté­rieures (voir chap. 6.5 et 6.6).
105

consacre pas le droit explicite à l’asile pour les réfugiés, mais prévoit dans son
article 2 que les réfugiés obtiennent l’asile lorsqu’ils rem­plis­sent les condi­tions
pré­vues par la loi » (Kälin, 1992 : 769 [NT]). De plus, la décentralisation de
la mise en œuvre des critè­res d’admission fait intervenir d’autres facteurs
pour la pratique de la politique d’asile. Par exemple, le pourcentage de po­
pulation étrangère et l’attitude des ci­toyens dans chaque canton influencent
de manière importante le traitement des de­mandes d’asile (Holzer et al., 2000)
ou l’attribution de permis de travail aux requérants (Spörndli et al., 1998).
Ainsi, une approche relativement restrictive des problèmes d’immigra­
tion, qui satisfait à la fois la majeure partie des élites politiques et de la
population, a toujours été reconduite avec succès. En témoignent notamment
l’acceptation des deux projets de durcissement de la loi sur l’asile et de la loi
sur le séjour et l’établissement des étrangers (avril 1987), ainsi que l’acceptation
des mesures de contrainte (décembre 1994). Par contraste, le refus de l’initiative
de l’Action Nationale pour une limitation de l’immigration (décembre 1988)
montre que les so­lutions « extrémistes » ne sont pas en mesure de rallier une
majorité. Inversement, à l’instar des deux projets de naturalisation facilitée
pour les jeunes étran­gers (décembre 1983 et juin 1994, ce dernier ayant été
refusé, il est vrai, par la seule majorité des cantons), les propo­sitions trop
novatrices essuient également des revers en votation populaire. Le succès de
la politique gou­vernementale en matière d’immigration semble résulter d’un
fragile équilibre entre la néces­sité d’une certaine ouverture à la main-d’oeuvre
étrangère (Sciarini et al., 1997 : 20–3) et le contrôle des prétendus abus du
droit d’asile42. Au total, cinq objets de vote relatifs au statut des étran­gers ont
été retenus dans notre analyse.
Pour l’heure, le Tableau 2.3 énumère les 16 projets analysés dans
cette partie empirique. Il est à noter que d’autres objets auraient mérité de
figurer dans cette liste, comme le projet de naturalisation facilitée pour les
étrangers de dé­cembre 1983. Malheureusement, pour un petit nombre d’objets
relativement anciens, nous ne disposons pas des enquêtes VOX – qui ont été
perdues ! – et de ce fait nous nous concentre­rons sur la douzaine d’années
entre 1984 et 1995.
42
Dans le débat sur les mesures de contrainte en 1994, le président du PRD Franz Stei-
negger déclarait : « Wir be­wegen uns innenpolitisch in der Ausländer- und Asylfrage
auf sehr dünnem Eis. Die Volksabstimmungen von 1992 über den EWR-Vertrag und
von 1994 über die erleichterte Ein­bürgerung zeigen dies deutlich. (…) Ange­sichts
der an­gespannten Situation in der Ausländer- und Asylfrage genügt es nicht, vor
Ausländerfein­dlichkeit zu warnen und womöglich gleichzei­tig der missbräuchlichen
Ausnützung unserer rechtsstaatlichen Verfahren Vor­schub zu leisten. Wer offenkundige
Missbräuche toleriert und nicht bekämpft, macht sich am Ende mitschuldig, wenn
ausländerfeindliche Gruppen aktiv werden. Gerade in der Ausländer- und Asylfrage
darf die Bevölkerung nicht den Eindruck erhalten, den politischen Kräften fehlten
die Absicht, der Wille und die Kraft, Missbräuche in den Griff zu bekommen » (Neue
Zürcher Zeitung, 22.11.1994, p. 15).
106

Tableau 2.3 : Projets retenus pour chaque domaine politique et pourcentage


­d’acceptation en votation populaire

1) Relations – Adhésion à l’ONU (mars 86) : 24.3%


internationales – Participation aux institutions de Bretton Woods (mai
92) : 56.1%
– Intégration à l’EEE (décembre 92) : 49.7%
– Création d’un corps de casques bleus suisses (juin 94) :
42.8%
2) Défense nationale – Initiative pour un service civil (février 84) : 36.2%
– Initiative demandant un référendum pour les dépenses
militaires (avril 87) : 40.6%
– Initiative pour une suppression de l’Armée (novembre
89) : 35.6%
– Loi Barras : révision du droit pénal militaire (juin 91) :
55.7%
– Introduction d’un service civil dans la Constitution (mai
92) : 82.5%
– Initiative contre les places d’armes (juin 93) : 44.7%
– Initiative contre l’achat de nouveaux avions de combat
(juin 93) : 42.8%
3) Immigration – Loi sur l’asile (avril 87) : 67.4%
et étrangers – Loi sur le séjour et l’établissement des étrangers (avril
87) : 65.7%
– Initiative pour une limitation de l’immigration (décem-
bre 88) : 34.2%
– Naturalisation facilitée (juin 94) : 52.9%
– Mesures de contrainte (décembre 94) : 72.9%

Incompétence des citoyens sur les enjeux de politique ­extérieure ?


Il est incontestable que les enjeux de politique extérieure possèdent une forte
saillance au sein de l’opinion publique ; c’est également le cas, dans une moindre
mesure, des enjeux ayant cours dans les domaines connexes de la politique de
sécurité et des étrangers. La saillance des enjeux, nous l’avons vu, est fortement
liée à leur familiarité, et les enjeux de politique exté­rieure ne sont généralement
ni moins saillants, ni moins familiers que la plupart des en­jeux de politique
interne. En Suisse également, le niveau de connaissance des enjeux est à peu
près équivalent en politique exté­rieure et en politique in­terne (Marquis, 1997 :
19–25). Ainsi, il est douteux qu’une mau­vaise information soit à l’origine
du « blocage » des réformes entrepri­ses par le gouverne­ment en matière de
politique extérieure. Pour­tant, prenant le relais du débat historique entre « ré­
alistes » et « idéalistes », les enquêtes empiri­ques ont généralement pris une
position unilatérale, en cher­chant plus ou moins délibé­rément à révé­ler une
« carence démo­cratique » et à donner raison au camp des « démoscepti­ques ».
107

En Suisse, la recherche empiri­que au moyen de sondages d’opinion est une


discipline récente, qui ne s’est déve­loppée qu’au cou­rant des années 1970.
Cette période coïncide avec un regain d’intérêt général vis-à-vis de la question
de l’intégration européenne : l’Accord de Libre Echange avec la Commu­nauté
Européenne (1972), ainsi que l’adhésion à celle-ci de trois an­ciens membres
de l’AELE (UK, Irlande, Danemark) en 1973, ont en effet modifié de façon
impor­tante les relations de la Suisse avec ses partenaires européens. Dès le
com­mencement, les en­jeux interna­tionaux ont ainsi bénéficié d’une attention
soutenue. Or, la recher­che nais­sante sur les attitudes populaires en politique
exté­rieure correspond dans les grandes lignes au para­digme dominant de
l’époque (le « consen­sus Almond-Lippmann ») et n’évite quasiment aucun
des pièges tendus à ce type de recherche (voir chap. 2.1.1). Plusieurs exemples
peu­vent en témoi­gner.
Premièrement, dans le premier Manuel de la politique extérieure suisse,
Sidjanski et Nicola (1975) procèdent à un examen des attitudes dans ce domaine,
sur la base d’un sondage effec­tué en 1972. Ce faisant, bien que leur ambition de
départ soit d’illustrer le rôle de l’opinion publique dans le processus de décision
en politique étrangère (1975 : 311), les auteurs se li­mitent à rendre compte de
l’opinion publique sur la politique internationale et sur plusieurs op­tions de
politique étrangère à disposition du gouvernement. Ainsi, leur étude ne permet
nul­lement de décrire le rôle ou l’influence de l’opinion publique. Au lieu de
cela, elle s’appuie sur des questions de sondage inadéquates, semblables à celles
utilisées par Al­mond43, pour abou­tir à la même conclusion : « l’opinion publique
est souvent assez indiffé­rente à l’égard des questions de politique étrangère »,
et donc peu digne de foi (Sidjanski et Nicola, 1975 : 315). Indépendamment
des résultats, l’analyse de ces auteurs doit être rejetée, notamment parce qu’elle
perpétue ce glis­sement de sens, commun dans la littéra­ture, qui consiste à
confondre l’influence de l’opinion publi­que et l’évaluation des options de poli­tique
étrangère et de l’actualité internationale par les citoyens (Cohen, 1973 : 22).
Alors que la pre­mière chose est ex­trêmement difficile à mesurer (Rosenau,
1961), la deuxième est immédiate­ment acces­sible via les sondages d’opinion,
mais ne rem­place en au­cune façon la première.
Quelques années plus tard, Hablützel et Hertig (1979) ont entrepris la
critique de leurs prédé­cesseurs, mais à notre avis de façon erronée. Selon eux,
43
Notamment, Almond (1950 : 71) s’appuie sur la question « Que considérez-vous comme
le problème le plus important pour le peuple américain aujourd’hui ? » et utilise le
pourcentage d’individus mentionnant des ques­tions de politique extérieure comme un
indicateur d’intérêt et d’attention vis-à-vis de ce domaine. Pourtant, ce genre de ques-
tions ne produit aucune échelle valable pour mesurer le degré d’intérêt du public pour
la politique étrangère (et encore moins son degré d’influence sur celle-ci), et conduit
à surestimer l’instabilité des opinions (Caspary 1970). Lorsque d’autres questions sont
utilisées (e. g. « Quel intérêt portez-vous à l’ONU ? »), c’est au contraire une grande
stabilité des opinions qui transparaît, indépen­damment du taux de men­tion des pro-
blèmes internationaux (Caspary 1970 : 541–4 ; Shapiro and Page 1988 : 212–3).
108

le travail de Sid­janski et Nicola est coupable de s’être basé sur l’intérêt des
citoyens pour les affaires interna­tionales, et non pour la politique extérieure
suisse proprement dite. Ainsi, il est vraisemblable qu’on ait mis en évi­dence
davantage d’intérêt de la part des citoyens qu’il n’en existe réelle­ment. En effet,
l’intérêt pour la politi­que étrangère serait mieux mesuré par l’attention prêtée à
des projets concrets, soumis à vo­tation populaire – une procédure rendue possible
par l’adoption, en mars 1977, du Référen­dum sur les traités in­ternationaux
(RTI). Sur la base des premiers sondages VOX, inaugurés justement à l’occasion
du scrutin de mars 1977, Hablützel et Hertig mon­trent que, parmi les 33
projets proposés aux citoyens suisses en deux ans (1977–79), le seul objet de
politique exté­rieure (le RTI) est le moins sail­lant aux yeux du pu­blic sur plu­
sieurs dimensions, tendant à confirmer la « loi anthropologi­que » d’Almond.
Pourtant, comme nous le montrons en détail ailleurs (Mar­quis, 1997), une
étude de cas ne permet au­cune générali­sation pour l’ensemble de la politique
exté­rieure. Par ailleurs, la sélection du cas en question pose pro­blème, puisque
le RTI doit être considéré comme un projet institutionnel, et non comme un
projet de politique extérieure à proprement parler. En­fin, en élargissant la
base empirique tout en reproduisant la procédure et les indica­teurs utili­sés par
Hablützel et Hertig, nous avons pu montrer que les objets de politi­que exté­
rieure sont au contraire plus saillants pour le public que les objets de politique
interne (Mar­quis, 1997 : 19–25 ; voir aussi chap. 6.6.3 infra).
Plus récemment, Schöni et Zwicky (1988) ont abordé la question du
rôle des citoyens en poli­tique extérieure dans une perspective sociologique. Les
éléments centraux de leur analyse sont la capacité d’orientation et l’horizon
d’orientation des citoyens, attributs qui sont liés aux différences socio-culturelles
et particulièrement au niveau d’éducation. Pour la plupart des citoyens, la
politique internationale – y compris les projets d’adhésion de la Suisse à des
organisations internationales ou supranationales – dépasserait leur horizon
d’orientation. Il existerait en effet une limitation générale du public pour
percevoir des objets dont la « distance structurelle » est trop importante.
S’ensuivraient des orientations politiques « frag­mentées » et « instables »,
dérivant du fait que « l’individu en règle générale ne pos­sède pas les moyens co­
gnitifs pour pouvoir codifier de manière sensée [sinnvoll] les do­maines structurels
se situant au-delà de son voisinage » (Schöni und Zwicky, 1988 : 244 [NT]).
Par contraste, les élites et les ci­toyens de forma­tion supérieure posséderaient,
quant à eux, une perception différenciée des af­faires extérieures (1988 : 245).
Ceci étant, cette étude n’apporte aucun fait empirique nou­veau ; globalement,
son argumentation ne fait que reprendre le credo de la doctrine ré­aliste et
la vision « manichéenne » des systèmes d’attitudes popularisée par Converse
(1964). Par ail­leurs, une seg­mentation du public en fonction de ses capacités
d’orientation a été mise en doute par plu­sieurs études démontrant l’aptitude
d’un large public à s’orienter sur des enjeux relativement complexes d’une
façon « rationnelle » (voir chap. 4.1.2).
109

Dans l’ensemble, les travaux empiriques dénonçant une incompétence


des citoyens en matière de politique extérieure sont pris en défaut sur un plan
méthodologique, ou manquent d’arguments empiriques à l’appui de leurs
affirmations. Du point de vue de la saillance et de la fa­miliarité des enjeux,
rien ne justifie une dichotomie simpliste entre politique interne et politi­que
extérieure, ainsi qu’une mise à l’écart des citoyens lorsqu’il s’agit de débattre des
affaires étrangères. Il existe certainement des questions relativement méconnues
du grand public – par exemple, l’adhésion aux institutions de Bretton Woods,
acceptée en votation populaire en mai 1992 –, mais tel est également le cas
des enjeux domestiques. Qui oserait prétendre les citoyens incompétents en
matière de politique de l’environnement sous prétexte qu’ils n’auraient pas
bien saisi le propos de l’initiative « pour l’introduction d’un cen­time solaire »
ou de la « redevance pour l’encouragement des énergies renouvelables » ?

2.4 Le contexte par les institutions


En insistant sur l’importance du contexte, on doit également s’interroger sur
le rôle des insti­tutions formelles et informelles prévalant au sein d’un système
politique donné, ce que les monographies consacrées au système américain
ont longtemps négligé. Dans son étude com­parative des politiques étrangères
anglaise et américaine, Waltz (1967) est l’un des premiers à lier la conduite
des affaires étrangères aux arrangements institutionnels propres à chaque sys­
tème. Il conclut de son analyse que « la politique extérieure est façonnée par
les institutions internes » et qu’il est « impossible de démêler les forces internes
et externes qui pè­sent sur les politiques » (1967 : 306–7). Cette position est
partagée par un certain nombre de « réalistes rai­sonnables » (sensible realists,
une amusante étiquette de Keohane, 1986b : 183), et relativise beaucoup le
sens de la fron­tière – herméti­que dans la tradition réaliste classique – entre
po­litiques interne et exté­rieure. Dans cette perspective, nous examinerons
l’influence générale des systèmes politiques sur l’élaboration de la politique
étrangère (chap. 2.4.1). Ensuite, nous évaluerons l’impact des instruments de
démocratie directe (chap. 2.4.2), avant de considérer leur ap­plication dans le
cadre de la politique étrangère suisse (chap. 2.4.3).

2.4.1 L’influence du système politique


Il paraît indispensable de prêter attention aux structures domestiques pour
comprendre certai­nes différences dans la manière dont les états s’occupent et
s’accommodent des enjeux de politique extérieure. En première analyse, les
paramètres propres à chaque système politi­que sont sus­cepti­bles de favoriser
l’orientation générale d’un pays vers un modèle top-down ou bottom-up, c’est-à-dire
vers une exclusion ou une inclusion de l’opinion publique dans le processus de
décision. Ces paramètres comprennent notamment : les institutions formelles
110

et informelles favorisant ou limitant l’autonomie des décideurs politiques ;


l’emprise des en­jeux de politique extérieure sur les élections ; la fonction de
représentation des préférences popu­laires assumée par les partis politiques ;
le degré d’autonomie des mass médias à l’égard du pouvoir politique.
En premier lieu, les institutions peuvent déterminer le degré d’autonomie
des décideurs poli­tiques vis-à-vis de la société et de l’opinion publique. A cet égard,
rappelons qu’une partie de la littérature néo-idéaliste avait préfiguré cette
notion en analysant les différences de compor­tement entre états démocratiques
et autoritaires. Cependant, autant la littérature libérale que la littérature
réaliste « ne font pas de distinction entre les démocraties » (Ripsman, 1994 :
18). En effet, la véritable question ne concerne pas tant le type de régime
politique que la manière dont les structures institutionnelles « peuvent accorder aux
gouvernements démocratiques des degrés variables d’autonomie décisionnelle,
affectant ainsi le niveau d’intervention du public dans le processus politique »
(1994 : 18 [NT]). Ces variables institutionnelles com­pren­nent notam­ment la
nature du pouvoir politique (présidentiel, parlementaire, mixte), le sys­tème
électoral (majoritaire, proportionnel), le nombre de partis politiques prenant
une part active dans le processus politique et électoral, la fréquence des
élections, le nombre d’institutions qui contri­buent aux décisions politiques,
la mesure et la fréquence auxquelles ces insti­tutions doi­vent s’en référer à un
organe démocratique, ou encore l’organe res­ponsable de la dé­signation du
ministre des affaires étrangères et d’autres officiels clés. Ces différentes variables
détermi­nent l’autonomie « sectorielle » dont jouissent les décideurs politiques
pour conduire les affaires extérieu­res – autonomie sans doute supérieure à
celle prévalant dans d’autres domaines poli­tiques (Ripsman, 1994 : 24). Cette
caractéristique des états revêt notam­ment une grande importance pour leur
marge d’action dans le cadre des négociations internationales (Putnam, 1988).
Tou­tefois, il serait faux de conclure qu’une plus grande autonomie implique
nécessairement une efficacité supérieure de l’action gouvernementale (e. g. « the
quick identification of problems, the pragmatic quest for solutions, the ready
confrontation of dangers »), comme le montre une approche comparée des
systèmes britannique et américain (Waltz, 1967 : 307–8).
Cependant, plus les autorités sont « immuni­sées » contre les pressions
éventuelles de l’opinion publi­que, plus celle-ci pourrait se désinté­resser des
enjeux de politique étrangère ou dévelop­per des opinions antagonistes à
celles des élites en place. Ainsi, dans son analyse de la politi­que de sécurité
de quatre états européens (France, Grande-Breta­gne, Pays-Bas, Allemagne),
Eichen­berg (1989 : 236 ff.) montre que les facteurs institutionnels ne sont
pas étrangers à la conver­gence des opinions de l’élite et du public. En effet,
certaines structures institutionnelles favo­risent l’impact de l’opinion publique
sur les élites et le rapprochement des opinions entre diri­geants et citoyens. En
particulier, les caractéristiques du système de partis (multipartite vs. bipartite)
et du système électoral (proportionnel vs. majoritaire) semblent décisives : « the
111

corres­pondence between citizen and élite views is highest in multi-party


systems and systems of pro­portional representation » (1989 : 237). L’exemple
de la France est éclairant à cet égard, puisque c’est dans ce pays que le gou­
vernement semble agir avec le moins de considération pour l’opinion publique.
De fait, contrairement aux autres pays, il existait en France des diffé­rences
profondes entre les préférences populaires et les préférences des élites sur
une série d’enjeux de premier plan relatifs à la po­litique de sécurité (OTAN,
dépenses de sécurité, euro-missiles, utilisation des armes nucléaires) – certaines
données plus récentes suggèrent que ce fossé pour­rait s’être comblé depuis
lors (Everts, 1995 : 407–8). Or, l’état français se caractérise par un système
électoral majoritaire, mais également par certains aménagements particuliers
des ins­titutions qui favorisent l’indépendance du pouvoir exécutif face à la
société civile. En somme, l’autonomie du pouvoir exécutif dérive du fait que
le pré­sident « est à l’abri des pres­sions populaires et des divisions qui affectent
les premiers ministres dans les systèmes parle­mentaires purs » (Eichenberg,
1989 : 240 [NT]). Cette tendance à « l’immunité » de la po­litique de sécurité
aux pres­sions populaires est également liée à certains aspects de la culture du
pouvoir exécutif, tels que le petit nombre d’officiels qui sont attelés à la formation
de la politique de sécurité, et qui opèrent dans un mi­crocosme politique
cloisonné (1989 : 240).
Selon Risse-Kappen, l’impact du public sur l’élaboration de la politi­
que étran­gère ne dépend pas tant de la nature spécifique des enjeux que
des institutions formelles et infor­melles des états (1991 : 479–86). Cette
conceptualisation rejoint l’approche dite du processus politique développée dans le
cadre de l’étude des mouvements sociaux (e. g. McAdam, 1982), selon laquelle
« les structures internes déterminent la manière dont les systè­mes politiques
ré­pondent aux demandes de la société » (Risse-Kappen 1991 : 484 [NT]).
Cette approche introduit la notion que l’opinion publique exerce une influence
conditionnelle sur le processus politi­que, à savoir que son influence devient effec­
tive lorsque certaines conditions sont remplies. Trois facteurs institutionnels
peuvent être distingués à cet égard : « 1. The nature of the politi­cal in­stitutions
and the degree of their centralization (…) 2. The structure of society regarding
its polarization, the strength of social organization, and the degree to which
societal pressure can be mobilized (…) 3. Finally, the nature of the coalition-
building processes in the policy net­works linking state and society » (1991 : 486).
Risse-Kappen montre ainsi que l’opinion pu­blique exerce une influence sur
la politique étrangère de quatre pays (Etats-Unis, Al­lema­gne, France, Japon)
vis-à-vis de l’Union soviétique (1980–1990), mais que la force et la nature de
cette influence varient considérablement d’un pays à l’autre en fonc­tion des
facteurs insti­tu­tion­nels – en particulier la centralisation du pouvoir, le poids
relatif de l’état et des groupes d’intérêts, et plus largement le contrôle étatique
du système de partis et d’associations. Par ailleurs, les structures internes
semblent également ca­naliser l’impact de l’opinion publique dans le court et
112

moyen terme, comme en témoigne l’engagement des pays occidentaux dans


la Guerre du Golfe (Risse-Kappen, 1994).
Cependant, une part essentielle de l’influence de l’opinion publique
s’exerce au travers des élections, par le renouvellement du personnel politique.
Premièrement, il convient sans doute de réviser l’idée selon laquelle le public
n’a qu’une influence li­mitée sur le processus de déci­sion parce que les enjeux de
politique étrangère n’impliqueraient aucun ris­que de sanction électorale (Key,
1968 : 69–70 ; Stoll, 1984 : 232–3 ; Holsti, 1992 : 452). Dans la mesure où les
enjeux de politique étrangère sont saillants, leur impact sur le vote est souvent
manifeste (voir chap. 2.3.1). Or, il existe des pays où la politique étrangère a
traditionnellement une grande emprise sur les élections, tandis que son rôle est
généralement occulté dans d’autres systèmes. Cependant, l’impact de l’opinion
publique s’exerce plus souvent de manière indirecte, en in­fluençant les processus de
forma­tion des coalitions au sein de l’élite (Eichenberg, 1989 : 234–5 ; Risse-Kappen,
1991). Ce faisant, l’opinion publique « conduit à des réalignements parmi les
groupes d’intérêts, les partis politiques et les acteurs bureaucratiques au sein
des gouverne­ments. Ces effets indirects sont difficiles à suivre à la trace, et
par conséquent faciles à perdre de vue » (Risse-Kap­pen, 1994 : 239 [NT]).
Ainsi, le remodelage des coalitions peut contribuer, comme dans le cas de la
Républi­que fédérale d’Allemagne, à réorienter la politique étrangère d’un
pays (la fameuse Ostpolitik) et à l’ouvrir aux pressions de la société.
Pour sa part, Dalton (1985) insiste sur le rôle des partis politiques comme
« courroie de trans­mission » entre les élites et les publics en Europe occidentale,
permettant ainsi de maintenir un certain niveau de congruence entre les opinions
des deux groupes. Contrairement à d’autres spécialistes, Dalton attribue ce
rôle principalement aux partis, et non aux législateurs indivi­duels au sein des
parlements locaux ou nationaux (1985 : 268–71). Son ana­lyse suggère que la
convergence entre élites et citoyens varie considéra­blement d’un parti à l’autre.
Les causes de ces variations peuvent être institution­nelles : la congruence augmente
dans les systèmes pro­portionnels par rapport aux systèmes majoritaires, et
elle croît en fonction du nombre de par­tis, c’est-à-dire de la « variété des op­
tions partisanes disponibles dans un pays » (1985 : 286–8). Au niveau de la
structure des par­tis, on s’aperçoit que les partis relativement « centralisés » sont
plus représentatifs des opi­nions de leurs sympa­thisants – un effet présumé du
contrôle ou du « frein à l’innovation » que ces partis exercent sur leur base
électorale (1985 : 289–92). Par ailleurs, la position idéo­logi­que des partis mani­
feste une relation curvi-linéaire avec le degré de congruence entre par­tis et
supporters, puis­que les partis centristes sont systémati­quement en dé­calage
avec leurs sym­pathisants, tandis que les partis de gauche et de droite sont les
plus re­présentatifs sur « leurs » enjeux. Contrairement aux enjeux de gauche
(e. g. économie, environnement, liberté d’expression), la politique extérieure
(EC regional aid, aid to Thirld World) sem­ble se caractéri­ser par un « biais à droite
de la représen­tation ». De manière géné­rale, l’étude de Dalton met en évi­dence
113

un niveau relativement élevé de corres­pondance entre les opinions des élites


partisanes et de leurs sym­pathisants en Europe occidentale, quand bien même
elle ne permet pas de conclure sur la direction des pro­cessus d’influence entre
élites et citoyens44. De plus, l’étude souligne que la nature des en­jeux doit être
systé­matique­ment prise en considération.
Finalement, le mode d’interaction entre élites politiques et mass médias constitue
un élément institutionnel supplémentaire, susceptible d’affecter les relations
entre élites et citoyens. Dans la plupart des systèmes démocratiques, les élites
politiques constituent l’interlocuteur privilé­gié des mass médias (voir Gam­son,
1988 ; Berkowitz, 1992 ; Danielian, 1992 ; Iyengar, 1993 ; Bennett, 1994 ; Blu-
mler and Gu­re­vitch, 1995). Or, dans les systèmes où les mass médias sont pour
ainsi dire « inféodés » aux sources gouvernementales, il devient naturellement
plus facile pour les élites de « diriger » et de contrôler l’opinion publique. En
substance, il est ici question du degré d’autonomie des mass médias par rapport au
pouvoir politique ; nous y reviendrons plus en détail dans un chapitre suivant
(voir chap. 3.4.1). Pour l’heure, notons que les rela­tions entre médias et élites
de politique étrangère sont sujettes à des variations historiques et dépen­dent
de façon importante du contexte natio­nal et institutionnel. A l’inverse, suivant
les contextes, les grass-roots movements et autres ac­teurs non-étatiques ont plus
ou moins de réus­site pour accéder aux médias et faire valoir leurs positions
(Gerhards et al., 1998).
A la lumière des différents facteurs institutionnels entrevus dans ce
chapitre, le système poli­tique suisse paraît peu propice à une gestion « autonome »
des affaires extérieures. En particu­lier, nous aurons l’occasion de souligner le
rôle déterminant de la démocratie directe (voir chap. 2.4.2 et 2.4.3), ainsi que
l’influence du système médiatique suisse (voir chap. 5.1.2). Mais il y a lieu de
relever égale­ment la fonction intégratrice du système proportionnel. Entre autres, ce
système a pour effet de minimiser l’impact du changement des préfé­rences
po­pulai­res sur la composition des partis traditionnels ; en revanche, il est ex­
trême­ment sensi­ble à l’émergence de nouvelles idées et de nouveaux partis
(Duverger, 1951 : 337 ff.). Ainsi, dans la me­sure où les enjeux de politique
étran­gère ont acquis en Suisse une impor­tance croissante, on peut s’attendre à
ce que ces questions aient été progressivement intégrées au discours des par­tis
traditionnels – à défaut d’avoir mené à la création de nou­veaux partis. Comme
le sys­tème proportionnel conduit à une offre partisane relativement large, les
alterna­tives politiques sur les enjeux de politique extérieure sont suffisamment
nombreuses pour stimuler la compé­tition électorale et rehausser la sensibilité
des partis aux variations de l’opinion pu­blique dans ce domaine. Nous verrons
toutefois que la validité de cette analyse est historiquement contin­gente, et

44
A noter que d’autres variables viennent brouiller les pistes en agissant sur la congruence
en interaction avec les variables institutionnelles ou partisanes – par exemple les diffé-
rences générationnelles (Eichenberg 1989 : 227), la structure politique des communautés
ou leur niveau de participation (Hansen 1975 : 1187).
114

que certains partis ont longtemps tardé à prendre à bras le corps la question
de l’intégration euro­péenne et internationale de la Suisse.
Dans les chapitres suivants, consacrés essentiellement à l’étude du
cas helvétique, nous allons nous concentrer sur quelques-unes des dernières
étapes du pro­cessus de décision en politique étrangère : la fixation du scrutin
populaire, la campagne référendaire, la votation elle-même, l’interprétation
du résultat. Ce faisant, nous examinerons les rapports entre élites et citoyens
dans quelques phases « privilégiées » de leur interaction. Cependant, l’opi-
nion publique est également une cible et une source d’influence en dehors de
ces instants qui focalisent les re­gards. Comme nous l’avons montré en détail
dans notre texte original (Marquis, 2002 : 69–75), l’étude du stade décisionnel
comme élément du contexte de la politique extérieure a préoc­cupé plus d’un spécialiste
(e. g. Cobb and Elder, 1972 ; Powlick, 1991, 1995 ; Lemert, 1992 ; Foyle,
1994 ; Graham, 1994). En effet, un découpage temporel selon les phases
du processus permet de mieux identifier à quel moment interviennent quels
acteurs pour tenter d’influencer la prise de décision. De manière indirecte, le
stade décisionnel a également une influence sur le nombre d’acteurs insérés dans
les débats sur un enjeu, ainsi que sur leurs pratiques et leurs stratégies (avant
tout celles des différents groupes d’élites). En effet, l’attitude adoptée par un
acteur à un moment donné est interdépendante de la situation issue des phases
antérieures et du résultat envisagé au cours des phases ultérieu­res.
En politique étrangère, selon Foyle (1994), les élites américaines ont
une perception plus ou moins différenciée de l’opinion pu­blique – variant
entre une opinion « projetée », « perçue » et « spécifique » – suivant le stade
décisionnel (repré­sentation des problèmes, défi­nition des op­tions, sélection
d’une politique, mise en œuvre) et suivant le type d’enjeux (situations de crise
ou situations délibératives). Or, ces variations dans la façon d’appréhender
l’opinion publique est un élément fondamental pour comprendre son mode
d’interaction avec les élites et son impact ultime sur les mesures adoptées. Il
s’avère ainsi que la thèse de la « restric­tion des choix » (voir Figure 2.1) s’appli-
que relati­vement bien aux situations de crise, tandis que la thèse du « contrôle
par l’élite » résume da­vantage les si­tuations délibératives, no­tamment parce
que l’opinion publique n’est pas prise en considéra­tion lors de la sélection des
politiques. Dans l’ensemble, toutefois, l’opinion af­fectant les dé­cisions est plus
spécifique dans les situa­tions délibératives que dans les situations de crise. En
d’autres termes, une plus grande diffé­renciation ou fidélité dans la perception de
l’opinion publique ne lui ga­rantit pas nécessaire­ment une influence ac­crue
sur les décisions des élites (voir Foyle, 1994 : 31–2).
En réalité, l’opinion publique est surtout considérée par les professionnels
de la politique ex­térieure américaine comme un first cut, c’est-à-dire comme un
facteur qu’ils prennent en compte relativement tôt dans le processus de décision
et qui joue comme une norme subjec­tive de « fai­sabilité politique » (Powlick,
1991 : 635–6). En résumé, l’opinion publique améri­caine joue un certain rôle
115

dans la phase de « définition des options », alors qu’elle est lar­gement absente
ou « contrôlée » au cours des phases suivantes. Ainsi, lorsque une mesure prise
suscite une opposition populaire, la réaction typique n’est pas de changer de
politique, mais d’éduquer le public pour s’assurer son soutien (Powlick, 1991 :
636). Il serait toutefois incor­rect de penser que l’impact de l’opinion publique
diminue linéairement en fonction de l’avancement du pro­cessus de dé­cision. En
substance, l’opinion publique rem­plit apparemment une fonction importante
et directe dans la définition dynamique de l’agenda politique. De même, le
succès de la phase de ratifi­cation d’accords inter­na­tionaux dépend dans une
large mesure du niveau de consensus popu­laire face aux tex­tes soumis au Congrès,
c’est-à-dire de l’ampleur du sou­tien ou de l’opposition qui se révèle dans les
sonda­ges (Graham, 1994 : 202–3). En re­vanche, lors de la phase de négociation,
l’opinion publi­que ne produit qu’un impact indi­rect sur les décideurs, quand
bien même cet impact peut se révé­ler important en dernière analyse (Putnam,
1988). En­fin, l’opinion publi­que joue parfois un rôle indi­rect lors de la phase
de mise en œu­vre : certaines élites peuvent se servir du soutien populaire à
l’un des aspects parti­culiers d’un enjeu pour réorienter une politi­que mise en
route précédemment (Graham, 1994 : 204).

2.4.2 Le rôle de la démocratie directe


Qu’en est-il des institutions spécifiques de la démocratie directe ? Il est trivial de
dire que la démocratie directe augmente les possibilités de l’opinion publique
pour influencer l’élaboration de la politique extérieure. Selon Rourke et
ses collègues (1992 : chap. 1–2), les instru­ments de la démocratie directe
contribuent probablement au fait que les états « les plus démo­cratiques »
sont aussi les moins belliqueux, conformément à l’interprétation idéaliste
des rela­tions internationales. Certains travaux suggèrent que la possibi­lité de
participer au jeu politi­que, notamment par le biais d’initiatives, augmente
le bien-être subjec­tif des citoyens et ren­force leur contrôle sur le processus
politique (Stutzer und Frey, 2000 ; voir cependant Stokes, 1998 ; Hug, 2002 :
82–4)45. Par suite, cette satisfac­tion matérielle de­vrait diminuer leurs velléi­tés
d’appuyer des politiques expansionnistes ou agressives. Mais au-delà de ces
45
Selon Su­san Stokes (1998), il convient de distinguer entre « réceptivité » (responsiveness)
et représen­tation –une plus grande réceptivité aux préférences des citoyens ne signifie
pas né­cessairement une meilleure re­présentation de leurs intérêts. En Amérique latine,
les compéti­tions élec­torales peuvent en réalité récompenser des lea­ders qui, pressés
par l’économie et les mar­chés financiers d’abandonner la politique pour laquelle ils
ont été élus, trahis­sent les pré­férences ex ante des électeurs en faveur d’une meilleure
représentation ex post de leurs inté­rêts. On ne sait si cette divergence entre récepti­vité
et repré­sentation est valide dans le domaine des affaires étrangères et dans d’autres
sys­tèmes politi­ques ; en tous cas, la diver­gence apparaît particu­lièrement plausible
lorsque les citoyens ont une information limi­tée sur les conséquences des po­litiques
promises par les leaders.
116

observations géné­rales, il reste à clarifier dans quelle mesure on peut attribuer


à la démocratie directe une per­formance spé­cifique, en particulier dans quelle
mesure elle inflé­chit de manière détermi­nante l’orientation de la politi­que
étrangère des différents états qui la pratiquent.
Dans l’une des rares études comparatives sur le sujet, Rourke et ses
collègues (1992) aboutis­sent à une conclusion très prudente, selon laquelle les
instru­ments de démocratie directe peu­vent aussi bien favoriser le statu quo (e. g.
référendum sur le statut du Québec) que donner de nouvelles impulsions à la
politique extérieure d’un état (e. g. référendums sur l’indépendance dans les
pays baltes, ou sur l’autonomie régionale en Espa­gne). Ainsi, « referendums
seem neither first and foremost a conservative policymaking proce­dure nor an
inherently radical one. Referendums can lead to both novel innovation and
policy continuity » (Rourke et al., 1992 : 177). Cette prudence fait écho à une
autre évaluation provi­soire de la « performance générale » de la démocra­tie
directe, dans l’ensemble de ses domaines d’application : « our preli­minary
verdict would be that the referendum is a poli­tically neutral device that gener-
ally pro­duces outcomes favored by the current state of public opinion. Public
opinion is seldom left or right on all questions at any given moment, nor is it
consistently left or right on any question through all time » (Butler and Ran-
ney, 1978 : 224). En d’autres termes, il est difficile de pré­voir, au moment de
leur adoption dans l’ordre institutionnel ou de leur utilisation ponc­tuelle par
les élites, si les instruments de démocratie directe joueront en faveur ou en
défa­veur de tel ou tel groupe d’élites (partis, groupes d’intérêts, etc.) ou de
citoyens (minori­tés, régions péri­phériques, etc.). Une telle prévision est d’autant
plus délicate que la démocra­tie directe permet au conflit de se dévelop­per au-
dehors de la « sphère de controverse légi­time », voire même de se propager
de la société civile vers les instances du pouvoir exécutif et légi­slatif, rendant
l’issue du pro­cessus encore plus aléatoire. Tout de même, on peut observer que
le référendum est utilisé avec succès tant par des groupes économiquement
« avan­tagés » (Basques, Catalans) que par des groupes « défavorisés » (Andalous,
Norvégiens) (Rourke et al., 1992 : 176) ; en général, la démocratie directe ne
semble pas promou­voir une « tyran­nie de la majo­rité ».
On peut également avancer que les instruments de démocratie directe
assument une fonction de contre-pouvoir. Ils permettent notamment de contre-
balancer la tendance « naturelle » à une conduite exécutive (plutôt que législative)
des affaires étrangères (voir Rosenau, 1967 : 42–4), ou de rendre les partis plus
sensibles aux préférences de l’électorat en matière de politique étran­gère. Ce
rééquilibrage est peut-être à l’esprit des promoteurs d’une introduction ou
d’une extension de la démocratie directe aux Etats-Unis et en Allemagne (voir
Brooks, 1990 : 509), afin d’exercer un contrôle démocrati­que sur des législateurs
potentiellement « craintifs, corrompus ou domi­nés par des groupes d’intérêts
spécifiques » – en effet, « the mere circulation of peti­tions for an initiative,
referendum, or recall sometimes encourages officials to recon­sider what they
117

are doing and how they are doing it » (Cronin, 1989 : 224). Cepen­dant, il
est difficile d’affirmer qu’un remaniement de la politique extérieure figure
parmi les objec­tifs de ces réformes, puisque sou­vent cette ques­tion n’y est pas
abordée ; de plus, les ins­tru­ments envisagés sont souvent de portée modeste,
entourés de nombreux gar­des-fous, et desti­nés en premier lieu à la politique
locale (1989 : 232–46). Ainsi, le dessein de ces ré­formes n’est pas, dans la
plupart des cas, d’évincer les élites de la conduite des affaires étran­gères. La
prati­que référendaire montre que « la grande majorité des déci­sions de politique
extérieure restent exclusivement entre les mains de diplomates confirmés et de
politiciens de carrière » (Rourke et al., 1992 : 176 [NT]). De fait, la démocratie
di­recte s’est dévelop­pée comme une ins­tance de supplémentation aux fonctions
exécutives, et non comme une force d’opposition échap­pant à tout contrôle
(Cronin, 1989 : 229 ; Schaffner, 1996 : 161–2 ; Gallagher, 2001).
En réalité, l’utilisation des référendums comme procédure de supplé­
mentation aux décisions de l’élite nous rend attentifs au fait qu’il existe au
moins deux types d’instruments de démo­cratie directe. En premier lieu, les référendums
de type « plébis­citaire » existent dans un certain nombre d’états, qui ont
notamment été confrontés à des ques­tions de souveraineté (e. g. réfé­rendums
d’autodétermination), d’adhésion à des or­ganismes supranationaux ou de
ratifica­tion de traités internationaux. Dans le cas des plébis­cites, et dans une
moindre mesure dans le cas des référendums obligatoires46, c’est le gouver­nement
ou le parle­ment qui décide de sou­mettre un objet à l’approbation populaire
et qui dé­tient donc la com­pétence exclusive de dé­clencher le processus référendaire.
Cette caracté­ristique ressortit plus spéciale­ment aux systèmes représentatifs
et majoritaires (Westminster de­mocracies), dans lesquels les « droits popu­laires »
assument avant tout une fonction de légitimation (Vatter, 1997 : 11–2). Or, cette
fonc­tion des droits populaires « majoritaires » est souvent considérée comme
particulièrement im­por­tante en politique extérieure, où se posent des questions
cruciales pour le destin des états – adhésion à des communautés supranationales,
rati­fication de traités internationaux, etc.
Un second type d’instruments de démocratie directe se distingue du
premier en ceci que l’impulsion du processus référendaire revient en partie
aux groupes de la so­ciété civile47. Ceci présuppose que les mécanismes de
saisie des droits populaires sont codi­fiés (de manière per­ma­nente) dans l’ordre
institutionnel, et ne dépendent pas de la bénévo­lence du pouvoir exé­cutif ou
législatif. C’est seulement alors que l’on peut parler de vérita­bles instru­ments
46
En effet, comme nous le verrons, la décision de soumettre un objet au référendum
obligatoire résulte souvent d’une appréciation politique de l’enjeu, et non de considé-
rations purement formelles.
47
En partie seulement, car comme le montre la pratique du référendum ou de l’ini-
tiative en Suisse, ce sont fré­quemment les partis politiques insatisfaits de la politique
gouvernementale qui se saisissent des instruments de la démocratie directe, aussi bien
en politique interne qu’en politique extérieure (voir Kriesi 1995 : 91 ff.).
118

de dé­mocra­tie directe. Par opposition aux systèmes de démocratie représen­


tative « plé­biscitaire », les pays connaissant le référendum facultatif ou l’initiative
popu­laire se rangent exclusivement parmi les démocraties de concordance. Dans
ces systèmes « consen­suels », les droits démocra­tiques remplissent plutôt une
fonction de contrepouvoir (power-sharing), de compen­sation, ou encore d’intégration des
minorités. En effet, le référendum facultatif et l’initiative sont sou­vent désignés
comme des droits de veto à l’intention des mino­rités, garan­tissant une cer­taine
régulation des conflits et une stabilisation du système politique (Vatter, 1997 :
10–5)48. Simulta­nément, le référendum produit un effet « conservateur », et
tend à af­faiblir le rôle du Parle­ment et des partis politiques (Möckli, 1996 :
217–8). En résumé, ce type de dé­mocratie directe « par le bas » se distingue
très nette­ment du type plé­biscitaire, principa­le­ment pour la raison que la
disponibilité permanente des instruments tels que le référendum faculta­tif
leur confère une fonction latente d’intégration des différentes forces politiques
et écono­miques. En effet, en Suisse en tous cas, la menace référendaire dé­ploie
constamment ses ef­fets sur le compor­tement des élites politiques. Afin d’éviter
au maximum l’utilisation des ins­truments de démo­cratie directe, les autorités
invitent tous les groupes à « capacité réfé­ren­daire » à participer au processus
de décision au cours de la phase pré-parlementaire (Neid­hart, 1970). Quelque­
fois, cependant, la men­ace référendaire ne remplit pas sa fonction inté­gratrice,
et un référen­dum peut être alors lancé avec succès par un groupe qui s’estime
lésé par la poli­tique offi­cielle. Quoi qu’il en soit, cette menace force les autorités
à prendre en considé­ration le point de vue de l’ensemble des acteurs (société
civile comprise) concernés par un enjeu, à présenter éven­tuellement un contre-
pro­jet, ou tout au moins à « réflé­chir sur les pro­blèmes » mis en évi­dence par
ces acteurs (Kriesi, 1995 : 88–98 ; Delley, 1978 : 23–4).
Cet effet de stimulation induit par la démocratie directe permet de
contrebalancer l’effet de contrôle sur l’action gouvernemen­tale, et d’éviter la sclé­
rose du sys­tème (Morel, 1992 : 854–5). Il ne faudrait cependant pas exagérer
la portée du contrôle sur le processus politique, tant il est vrai que le travail
des commissions permanentes et de l’administration se déroule dans un
manque relatif de transparence et de responsabilité politique (Neidhart, 1970 :
316–8). Ainsi, il s’avère que le processus de consultation lors de la phase pré-
parlemen­taire est tellement « institutionnalisé » que les intérêts particuliers sont
généralement pris en compte « même en l’absence de la menace référendaire,
notamment dans le cas de l’élaboration d’ordonnances du Conseil fédé­ral non
soumises au référendum facultatif. C’est dire que la phase pré-parle­men­taire

48
Selon Vatter, la fonction d’intégration de la démocratie directe s’articule de manière
plus ou moins systémati­que à une fonction de compensation (1997 : 14). Historique-
ment, la démocratie di­recte a fait « mûrir » la dé­mocratie de concordance (fonction
d’intégration) ; parallèle­ment, elle fournit un mécanisme de régulation des conflits et
compense dans le court terme les déficits de la démocratie de concordance (fonction
de compensa­tion).
119

s’est généralisée à l’ensemble des outputs de l’exécutif au point de devenir


une vé­ritable institution, un circuit profondément ancré dans le schéma déci­
sionnel » (Ossipow, 1988 : 121). En fin de compte, du fait de son ouverture
aux demandes de tous bords, la démocratie di­recte suisse fonctionne « comme
une éponge » (Kriesi, 1995 : 98), et la multiplication des « points de veto »
qu’elle entraîne rend les réformes plus difficiles et plus lentes (Linder, 2001 ;
van Kers­ber­gen, 2002). Mais les pratiques consensuelles et les possi­bilités
laissées aux forces d’opposition de s’exprimer induisent une « modération
des revendi­cations » (Papadopoulos, 1996 : 7), qui per­met de compenser au
moins en partie la difficulté du système à prendre des décisions.
D’autres effets des droits populaires ont été mis en évidence (voir
Rickenba­cher, 1995 : 55–7). Entre autres, la démocratie directe contribue
à une différenciation et à une atomisation des enjeux, puisque chaque domaine
politique est susceptible d’être fractionné en une multitude de questions parfois
très spécifiques. A son tour, ce phénomène entrave les pro­cessus de log-rolling
législatif (i. e. les « échanges de bons procédés » entre groupes parle­mentaires
pour ga­rantir le succès de projets qui sont alternativement dans l’intérêt des
uns et des autres), ce qui favorise la promotion de l’intérêt général (Kobach, 1993 :
155–83 ; voir ce­pendant Donovan and Bowler, 1998a : 14–20). En Suisse,
cette tendance permet probablement de compenser (sinon d’expliquer) en
partie la colonisation du parlement par les intérêts privés, lesquels par­viennent
à imposer à leur repré­sentants une « discipline de vote » aussi stricte que
les partis politiques (Lüthi et al., 1991 : 67–8). Mais, bien que normalement
favorable à une meil­leure représentation des préférences populaires (voir cependant
Papadopoulos, 1995), la dé­mocratie directe peut aussi entraîner une certaine
« irresponsabilité » dans la gestion à plu­sieurs ni­veaux de certains enjeux
et contrevenir aux intérêts de long terme des citoyens (Do­novan and Bo­wler,
1998b : 254–64). En revanche, contrairement à ce que laissent entendre ses
détrac­teurs, la démocratie directe en tant que telle ne semble pas coupable
de promouvoir une « ty­rannie de la majorité » au détri­ment des minorités
(Cronin, 1989 : 197–8 ; Donovan and Bowler, 1998b : 264–70) – même si
les campagnes référendaires peuvent induire des opi­nions plus défavora­bles à
l’égard de cer­tains groupes « impopulaires » et stigmatisés (gays, immigrés,
etc. ; voir Wenzel et al., 1998). Ensuite, au niveau de la phase référendaire,
l’imprévisibilité du résultat induit les acteurs po­liti­ques à « maximiser leurs
gains en formant les coalitions les plus inclu­sives possibles, contrai­rement
au principe de la ‹ coalition mini­male gagnante › » (Papado­poulos, 1996 :
15). Enfin, le référendum pourrait exacer­ber les clivages intra-par­ti­sans, et
simultanément renfor­cer le consensus global (Morel, 1992 : 857–60).
Pour résumer, on peut souligner que la démocratie directe exerce des
effets systémiques de première importance sur le processus de décision. Contrai-
rement aux systèmes représentatifs, qui prévoient souvent la possibilité de
consultations plébiscitaires, mais qui connaissent une alternance bien définie
120

entre une phase « nor­male » et une phase « référendaire », les systè­mes de


démocratie directe se caractérisent par des processus décisionnels relativement
compliqués et opaques, où les flux d’influence entre élites et citoyens sont
« non-récur­sifs » (Hofstad­ter, 1985 : chap. 5) et étroitement entremêlés, et
où les scrutins populaires peuvent avoir aussi bien des ef­fets sectoriels qu’un
impact sur les « règles du jeu » elles-mêmes (Donovan and Bo­wler, 1998b :
252–4). Malgré ses inconvénients en termes d’efficacité, la démocratie directe
contribue à renforcer la légitimité des décisions (Auer, 2001 : 347). En effet, elle
rend les res­ponsables politiques plus attentifs aux désirs de la société civile
au moment de la sélection des options et lors de la phase de décision, et non
seulement lors de la mise en œuvre, comme c’est généralement le cas dans les
systèmes représentatifs. En fait, la démocratie directe a sans doute pour effet
d’augmenter les possi­bilités d’influence de l’opinion publique à cha­que étape du
processus de décision (voir chap. 2.5.3). Le réper­toire d’action des citoyens et des
groupes de la société ci­vile est sans doute plus large à cer­tains stades, mais
la simple perspec­tive d’un scru­tin popu­laire est suspendue comme une épée de
Damoclès au-dessus de tout le parcours déci­sionnel. C’est pourquoi les élites
ont sans cesse multiplié leurs moyens de jau­ger l’opinion publique « du jour »,
afin de mieux anticiper ses réactions et in­fluencer ses déci­sions.

2.4.3 Démocratie directe et politique extérieure suisse


Aspects historiques
Dans un premier temps, nous souhaitons souligner certains aspects historiques
de la politique étrangère suisse49. En effet, à la fin du 19e siècle, les arguments
« réalistes » et « idéalistes » se faisaient déjà en­tendre en Suisse dans le débat
sur l’opportunité d’étendre la démocratie di­recte aux affaires extérieures – à
ceux invoquant un renforcement de la diplomatie helvétique répondaient ceux
qui soulignaient un manque de connaissance des enjeux au sein de la popu­
lation (Kreis, 1996 : 336–7). En 1897, l’une des toutes premières proposi­tions
de référen­dum pour les traités commerciaux était sèchement rejetée par le
Parlement. Fait curieux, comme ce sera le cas dans les années 1910, puis dans
les années 1970 avec l’initiative de l’Action Nationale, c’est en première ligne
« une insatisfaction concrète par rap­port aux traités commerciaux conclus »
qui avait motivé cette proposition.
Un peu plus tard, le débat des années 1910 à propos de la convention du
Gothard reflétait déjà un clivage entre gagnants et perdants de la modernisation
(Kreis, 1996 : 343–4). De manière globale, les cir­constan­ces ou la « culture
politique générale » favorisent ou défavorisent suivant les époques le soutien

49
Nous ne souhaitons pas ici résumer l’histoire de la politique étrangère suisse, mais seu-
lement exami­ner briève­ment le rôle des citoyens dans l’élaboration de cette poli­tique
depuis un siècle. Pour une approche his­torique, nous renvoyons aux travaux de Lüthy
(1971), Bonjour (1970), Probst (1963, 1989, 1992) et Stamm (1974).
121

à l’extension des droits populaires en matière de politique extérieure. En


particulier, l’accélération du processus de modernisation à certaines périodes (années
1910, années 1960) joue en faveur du désir d’une telle extension (Kreis, 1996 :
348–50) – cet effet de pression à l’innovation institutionnelle a d’ailleurs joué
dans d’autres domaines que les affaires extérieu­res (question jurassienne, vote
des femmes, etc.). Par ailleurs, il apparaît que les périodes de crise économique
– succédant à des périodes de forte croissance – sont particulièrement propices
à l’émergence des « mouvements démocratiques », comme en Suisse dans les
années 1860 et aux Etats-Unis dans les années 1890 (Kriesi and Wisler, 1999 :
45–7 ; Wirth, 1996 : 149–51). Une période de changements sociaux favorise
donc l’épanouissement d’un « esprit populiste », car celui-ci repose à la fois sur
« la nostalgie et l’espoir véritable d’une res­tauration des conditions prévalant
avant l’industrialisme, le capita­lisme d’entreprise orga­nisé à large échelle et la
commercialisation de l’agriculture » (Cronin, 1989 : 44 [NT]). Mais d’autres
éléments semblent favoriser l’introduction de la démo­cratie directe, tels que
la dispo­nibilité de « cadres d’interprétation » des événements (diagnos­tic and
pronostic frames), la vulnéra­bilité des institutions existantes (accentuée en Suisse
par la faiblesse de l’Etat et le système fédéra­liste), ainsi que l’envergure de la
mobilisation elle-même (accentuée en Suisse par la division de l’élite et la
faiblesse des partis) (Kriesi and Wi­sler, 1999).
Des arguments semblables à ceux du siècle précédent seront invoqués
au milieu des années 1970 lors du débat sur l’introduction du Référendum sur les
traités internationaux (Kreis, 1995). A ceux-ci s’ajoutent cepen­dant un argument
crucial contre le RTI : le « blocage » théorique de la politi­que extérieure par les
citoyens. Ainsi s’exprimait l’ancien conseiller fédéral Willy Spühler en 1977 :
« Solange nicht verstanden wird, wie sehr die Aussenpolitik die Tendenz zur
‹ Weltin­nenpolitik’ hat, wird schweizerische Aussenpolitik immer Mühe ha­ben,
im kon­kreten Einzel­fall die Zustim­mung des Stimmbürgers zu gewinnen »
(in Deutsch und Schmidt­chen, 1977 : 6). De théorique à l’époque, le veto
des citoyens est ensuite devenu une réalité empiri­que et une donnée du jeu
es­sentielle pour l’élaboration de la politique étran­gère suisse, après les échecs
successifs des pro­jets sur l’ONU (1986), sur l’EEE (1992) et sur les casques
bleus (1994). Il n’est dès lors guère surprenant de voir res­surgir réguliè­rement,
dans diverses contributions scienti­fiques, plusieurs propo­sitions de réforme
visant à s’accommoder du veto po­pulaire, à le contourner ou à l’éliminer par
des mesures plus radica­les ; nous y reviendrons.

Le partage des compétences


Depuis l’introduction du référendum sur les traités internationaux (voir infra),
les rôles du gouvernement et du Parlement en matière de politique étrangère sont
volontai­rement confondus dans la Constitution fédérale. Les compétences ne
sont pas limitées de fa­çon claire et se chevauchent largement, afin d’assurer
une coopération maximale entre les deux organes (Widmer, 1988 : 35 ; Wildhaber,
122

1992 : 132–4). Plus spécifiquement, le Conseil fédéral « veille aux intérêts


de la Confé­dération au dehors, notamment à l’observation de ses rapports
inter­nationaux, et il est, en gé­néral, chargé des relations extérieures ; il veille
à la sûreté extérieure de la Suisse, au maintien de son indépendance et de sa
neutralité » (art. 102 ch. 8 et 9 Cst. féd.). Quant à l’Assemblée fédérale, elle
est compétente dans les domaines sui­vants : « Les alliances et les traités avec
les Etats étrangers ; (…) les mesures pour la sûreté extérieure, ainsi que pour
le maintien de l’indépendance et de la neutralité de la Suisse ; les déclarations
de guerre et la conclusion de la paix ; (…) le droit de disposer de l’armée fédé­
rale » (art. 85 ch. 5, 6 et 9 Cst. féd.). Dans la pratique, toutefois, le Conseil
fédéral assume la fonction motrice, tandis que les commissions parlementaires
pour les affaires extérieures servent de cour­roie de transmission entre le
gouvernement et l’Assemblée et garantis­sent une certaine colla­boration entre
les deux instan­ces (Widmer, 1988 : 36). Ainsi, le Conseil fédéral s’en remet aux
commissions avant tout pour orienter les députés sur les mesures qu’il prévoit,
même si en théorie celles-ci constituent l’organe compétent pour préparer
les projets. Il est vrai que la modification en 1991 de la Loi sur les rapports
entre les conseils a oc­troyé des prérogatives plus étendues au Parlement et aux
commissions de politique exté­rieure (Kreis, 1994)50.
En résumé, durant la période 1981–1995, le gouvernement et l’admi-
nistration ont assumé la fonction première dans l’élaboration de la politique
étrangère. D’une part, le flou juridique dans le partage des compétences
exécutif-législatif a longtemps favorisé de facto le partenaire le plus impliqué
et le plus actif dans ce domaine, c’est-à-dire le gouvernement, lui permet-
tant de prendre sous tutelle ce « no man’s land » quel­que peu dé­laissé par
le Parlement. D’autre part, les députés avaient manifestement tendance à
se détour­ner de ce type d’affaires, qui n’offrent que peu d’avantages électo­
raux en dehors d’une posi­tion strictement défensive et attentiste : « Wer sich
Freunde in sei­nem Elektorat sichern will, der muss den Drohfinger heben,
vor gefährlichen Verstrickungen warnen und mit Niklaus von Flüh ausrufen :
‹ Machet den Zaun nicht zu weit › » (Widmer, 1988 : 38). De surcroît, malgré
le développement de la structure des commissions parlementai­res, celles-ci
ne pouvaient guère suivre le rythme de croissance de l’administration et la
mul­tiplication des activités de politi­que étrangère, non seulement au DFAE,
mais dans presque tous les départements (1988 : 40).
Comme le fait remarquer René Rhinow (1997 : 139), « nos droits po-
pulaires ont été dévelop­pés pour un pays sans politique étrangère ». Jusqu’à

50
Voir aussi NZZ, 08.01.1994, p. 21 ; Schweiz global, 3/2001, p. 14. La loi prévoit no­
tamment que le « Conseil fédéral informe sans tarder les présidents des Conseils et les
commis­sions de politique exté­rieure de manière régulière et complète sur la situation en
matière de politique exté­rieure, sur les projets envisa­gés dans le cadre des organisations
internationales et sur les négociations menées avec des Etats étran­gers » (art. 47bis, let.
a, ch. 1).
123

une période récente, notre expérience dans ce domaine a été très limitée, et
le partage des compétences entre gouvernement, Parle­ment et peuple demeure
aujourd’hui un sujet de controverse. Cependant, un fait semble acquis : les
affaires extérieures ont gagné une énorme importance au courant des années
1980 et 1990, principalement en raison de l’accélération du processus d’inté-
gration en Europe et de certains changements politiques sur le plan interna-
tional (fin de la Guerre Froide, implication croissante des états européens dans
certaines opérations militaires, Guerre du Golfe, conflit yougoslave, etc.). En
conséquence, les événements de politique internationale ont exercé de plus
en plus d’influence sur la vie politique suisse, et la frontière entre politiques
interne et extérieure s’est en grande partie désagrégée, notamment parce
que les conditions-cadres de l’économie et du droit helvétique sont toujours
plus déterminées sur le plan euro­péen et mon­dial. Immanquablement, cette
évolution s’est traduite, en Suisse, par une multipli­cation des consultations
populaires en matière de politique étrangère.

Considérations juridiques : le référendum sur les traités ­internationaux


Mais il faut avancer une autre raison, d’origine institutionnelle, à la recrudescence
des projets de politique extérieure ces dernières législatures : la pratique instaurée
par la révision en mars 1977 du réfé­rendum sur les traités internationaux (RTI)
– pratique qui a notamment prévalu pour soumettre en votation l’adhésion à
l’EEE et la création d’un corps de casques bleus suis­ses. La révision du RTI était
un projet des autorités visant en réalité deux objectifs : d’une part, actualiser
l’article constitutionnel de 1921 (prévoyant déjà de soumettre au référendum
facultatif certains traités internationaux) ; d’autre part, combattre une initia-
tive de l’Action Nationale exigeant de soumettre au référen­dum facultatif tous
les traités conclus avec l’étranger, et ceci même avec effet rétroactif. Sous la
pression de cette initiative et d’une pro­portion croissante de parle­mentaires,
le Conseil fédéral mettait ainsi sur pied un projet, ac­cepté fina­lement par les
cham­bres fédérales – non sans donner lieu à plusieurs controverses et procé­
dures de conci­liation – puis par le peuple et les cantons. Le projet trouve aussi
son origine dans le précé­dent créé par le vote sur l’Accord de libre échange
de 1972 : ce vote « d’exception » avait été avalisé par le Parlement, mais de
nombreux députés avaient rechigné à accepter cette entorse à la procé­dure
habituelle, estimant qu’on établissait là un fâcheux pré­cédent. De même,
les procédures contradictoires suivies pour intégrer et quitter la Société des
Nations avaient généré une certaine confusion (Kobach, 1997 : 209). Aussi, le
sou­tien à une révision de l’article de 1921 a-t-il également comme explication
le souci de forma­lisme des décisions largement répandu au sein de l’Assemblée
fédérale (Kreis, 1995 : 19–25).
Dans sa nouvelle teneur, l’art. 89 al. 3 de la Constitution fédérale
prévoit désormais le réfé­rendum facultatif pour les traités internationaux
(a) d’une durée illimitée et non dénonçables, (b) pré­voyant l’adhésion à une
124

organisation internationale, (c) entraînant une unification mul­tilaté­rale du


droit. Le référendum facultatif peut également être demandé lorsque les
deux conseils en prennent la décision (art. 89 al. 4), alors que le référendum
obligatoire (nécessitant la double majorité) est prévu pour l’adhésion à des
organisations de sécurité collective ou à des communautés supranationales
(art. 89 al. 5)51. Selon Kreis, on peut identifier quatre fac­teurs ayant contribué
à l’accueil finalement favorable réservé à cette réforme. Premièrement, comme
nous l’avons déjà dit, il s’agissait pour la majorité du Parlement de contrecarrer
le projet excessif de l’AN. Deuxiè­mement, l’inadéquation de l’article de 1921
aux conditions du moment était un fait rarement contesté (Malinverni, 1979 :
209–11). Troisiè­mement, « il s’agissait d’un ral­liement, légèrement retardé et
indépendant des positions parti­sanes, au pos­tulat d’une meil­leure orientation
de la base, tel qu’il s’était développé dans le sillage du re­nouveau de 68 » (Kreis,
1995 : 39 [NT]). Enfin, pour une raison inverse, la réforme était aussi soute­nue
par les grou­pes UDC et PRD : ceux-ci entrevoyaient que leurs intérêts seraient
servis par l’intervention du peuple, dont les opinions en matière de politique
extérieure étaient connues pour être plutôt conservatrices. Cependant, la
quasi unanimité du Parlement n’était pas de mise chez tous les observateurs :
certains avaient déjà prévu à l’époque la capa­cité de blo­cage introduite par la
réforme, et le camp des mécontents n’a cessé dès lors de se renfor­cer.
De manière générale, le débat sur l’inclusion des citoyens dans la
définition de la politique extérieure n’a pas eu en Suisse l’écho qu’il aurait
certainement trouvé ailleurs. D’une part, il est vrai que le peuple avait été
tenu jusqu’alors à l’écart de la politique extérieure, qui se li­mitait en grande
partie aux affaires extérieures économiques. Mais d’autre part, la décision
d’étendre la démocratie directe aux affaires étrangères n’a pas provoqué un
séisme politique, pour cette raison que la démocratie directe est pratiquée en
Suisse depuis près d’un siècle et demi au niveau fédéral et que cette décision a
été prise conformément aux instruments de la démocratie directe elle-même. Par rapport à
l’article de 1921, qui ne prévoyait qu’un référen­dum facultatif pour les traités
non dénonçables d’une durée d’au moins 15 ans, le nouveau RTI de 1977
représente un « gain » démocratique important, du moins si l’on se réfère au
nom­bre de projets potentiellement concernés. Entre 1921 et 1977, 57 projets
étaient sou­mis au ré­férendum (soit un projet par année), alors qu’on en
dénombre 62 entre 1977 et 1994 (soit en­tre 3 et 4 projets par année) – même
si un seul de ces projets de politique extérieure a fina­lement été soumis au vote
populaire, tandis qu’en général environ un projet sur 15 sou­mis au référendum
facultatif fait l’objet d’un vote (Trechsel and Kriesi, 1996). Apparemment,
aussi bien l’élargissement de la prati­que référendaire que l’intensification des
51
A noter que la nouvelle Constitution fédérale de 1999 a modifié la numérotation des
articles relatifs au RTI ; ce sont actuellement les articles 140 (référendum obligatoire) et
141 (réfé­rendum facultatif) qui régissent l’application (inchangée) des différents modes
de scrutin.
125

rapports internatio­naux sont à l’origine de cette extension du champ de la


démocratie directe (Kreis, 1995 : 42). On assiste donc depuis deux dé­cennies
à un double phénomène : l’internationalisation de la poli­tique interne et la
« démocratisation » des affaires de politique extérieure.

Considérations politiques : les « méta-décisions »


Ce dernier phénomène, instauré par le RTI, a eu certaines répercus­sions
importantes sur la pratique en matière de politique extérieure. Cependant,
en plusieurs circonstances, le recours au vote populaire n’était pas seulement
dicté par des normes juridi­ques, mais relevait égale­ment de considérations
politiques et constituait une véritable métadécision, au sens de Ger­mann (1996).
De quoi s’agit-il au juste ? Rappelons d’abord que, parmi les visions top-down
du processus politique, une approche relativement modérée af­firme que les
élites exercent leur influence avant tout en contrôlant et en modifiant l’agenda public
(Riker, 1986). Cette fonc­tion d’agenda-setting est par exemple attribuée au prési­dent
américain, dont les discours sti­mulent l’attention publique sur différents sujets
(Behr and Iyengar, 1985), et dont les initiati­ves dans de nombreux domaines
déterminent quels se­ront les principaux dossiers de son man­dat. En Suisse,
le contrôle de l’agenda public s’effectue largement au tra­vers des « métadéci­
sions » – un phénomène éga­lement connu sous le nom de pilotage de la démocratie
directe. Selon Germann, les métadé­cisions nécessaires au fonc­tionnement de
la démocratie directe ont acquis récemment une importance nouvelle : « Par
le passé, les métadécisions n’étaient guère visibles. La conviction était large-
ment répan­due que des normes abstraites et des automatis­mes inscrits dans
la Constitution régissaient le fonctionnement de la démocratie directe, le
gouvernement et le Parlement étant réduits à un rôle de simple intendance en
la matière. En­tretemps, le nombre de votations a considérable­ment augmenté,
la démocratie directe s’est élargie au domaine de la politique extérieure, et
l’intégration européenne a eu comme consé­quence que les politiques extérieure
et intérieure sont de plus en plus entremêlées. Dans cette nouvelle situation,
les métadécisions qui pilotent la démocratie directe revêtent une impor­tance
croissante : certaines politiques publiques sont da­vantage dé­terminées par les
métadé­cisions des gouvernants que par les résultats issus des ur­nes » (1996 :
253–4).
Le pilotage de la démocratie directe fait appel à trois mécanismes :
l’agenda-setting, l’information officielle et l’interprétation du scrutin (Germann,
1995 : 38–42). Tout d’abord, l’agenda-setting « concerne les questions de savoir
sur quoi, comment et quand il faut faire voter le peuple » (Germann, 1996 : 254).
Le Parlement et le Conseil fédéral ont une certaine marge de manoeu­vre
pour décider du champ d’application de la démocratie directe (par exemple,
en décidant de soumettre un texte de loi au référendum, en invalidant une
initiative populaire, ou en pro­posant un contreprojet). Le mode de scrutin peut
aussi se révéler d’une impor­tance ca­pitale pour le succès ou l’échec d’un
126

projet. Notamment, dans la mesure où les auto­rités ont une certaine latitude
pour choisir de soumettre un objet à la majorité simple ou à la double majorité
(par exemple, en légiférant au niveau de la loi ou de la Constitu­tion), elles
peuvent peser sur la décision finale. Enfin, le moment du scrutin est un autre
élé­ment dont peut jouer le gouvernement, par exemple en retardant au
maximum le vote sur une ini­tiative52, en asso­ciant différents objets de vote lors
d’un même scrutin (« effets multipacks ») ou au contraire en dissociant des
objets portant sur une même ques­tion. Ces différents moyens d’intervention
ont pour effet de modifier la dynamique de la for­mation des opinions dans un
sens favorable aux autorités, même si celles-ci ne sont pas à l’abri d’un faux
pas (Germann, 1995 : 40).
Au mécanisme d’agenda-setting s’ajoute une fonction d’information du public
lors des cam­pagnes référendaires. Cette fonction – qui est même reconnue
comme un devoir des autorités par la jurisprudence actuelle (Germann, 1996 :
252–3) – sera largement discutée dans notre partie empirique (voir chap. 7.3.1).
Enfin, le pilo­tage de la démocratie directe consiste égale­ment à en interpréter
les résultats, un exercice qui ne saurait être considéré comme neutre. De fait,
avec la complexification des objets de vote, qui comportent souvent plusieurs
volets distincts, il est parfois bien difficile de « lire » le verdict du peuple. En
effet, en proposant une alternative quelque peu « fictive » ou simpli­ficatrice,
dont le « manichéisme » est encore accen­tué par les campagnes référendaires,
le référendum entraîne nécessairement une déformation de la vo­lonté popu­
laire et ne peut guère prétendre à refléter la structure de l’opinion publique
(Morel, 1992 : 841–2). Pourtant, selon René Knü­sel, la « discussion en Suisse
autour du résul­tat d’une votation est quelque chose qui gagne en poids depuis
une quinzaine d’années ; elle est même bien souvent plus importante que le
ré­sultat lui-même » (Le Temps, 16.05.2000, p. 9). Certes, une constante de
la rhétorique offi­cielle veut que, tout particulière­ment en cas de dé­faite, le
gouvernement accepte la décision du peuple, et en tire les ensei­gne­ments.
Mais les mandats dont les auto­rités se di­sent avoir été chargées par le verdict
po­pu­laire cons­tituent des décisions politiques, prises parfois dans le cadre d’une
stratégie géné­rale anté­rieure aux scru­tins, et dont l’impact apparaît d’autant plus
clairement que les textes adoptés par le peuple néces­sitent souvent une légi­
slation d’application (Germann, 1996 : 256–7)53. Bien sûr, la ma­jeure partie

52
De la sorte, les enjeux ayant motivé son lancement ont parfois déserté l’agenda public
avant le scrutin. Les « délais d’attente » au Parlement étaient autrefois de trois à cinq
ans (Möckli 1994 : 262), mais la modification des lois fédé­rales sur les droits politiques
et sur les rapports entre les Conseils (avril 1997) a nettement dimi­nué le délai légal
d’examen des initiatives par le Conseil fédé­ral et le Parlement, ainsi que le délai de
mise en vota­tion.
53
Germann donne deux exemples d’interprétation des scru­tins, qui montrent bien le
rôle actif des autorités : « la classe politique a interprété le vote du 6 décembre 1992
[sur l’EEE] comme un mandat d’entamer des né­gocia­tions bilatérales avec l’Union
127

de ces mécanismes de pilotage se déroule à l’insu du grand public, qui en


Suisse a pour ha­bi­tude de penser que le rôle du gouverne­ment se li­mite à une
tâ­che d’intendance. C’est pour­quoi le pilotage de la démocratie directe, surtout
en matière de politique extérieure, peut avoir pour certains observateurs des
relents de « manipu­lation » (Germann, 1995 : 38).
Mais voyons ce qu’il en est des quatre projets qui feront l’objet de notre
analyse empirique. Premièrement, le vote sur les casques bleus suisses, refusés
par le peuple en juin 1994 suite au référendum demandé par la Lega et les
Démocrates suisses, aurait pu être théoriquement évité en donnant au projet
une autre forme que celle d’une loi fédérale soumise au référendum. Pourtant,
« on a été d’avis que l’affaire nécessitait une légitimation démocratique et que
pour cette raison le référendum facultatif était souhaitable » (Kreis, 1995 : 46
[NT]). Deuxièmement, la clause du référendum obligatoire s’est appliquée
pour le vote sur l’ONU (mars 1986) et pour le vote sur l’EEE (décembre 1992),
même si quelques doutes sur le caractère supranational de cette dernière
organisation n’ont pas été entièrement effacés par des considérations avant
tout politiques : « Les accords relatifs à l’Espace économique européen sont
sans aucun doute d’une signification politique et écono­mique capitale pour
notre pays. Par conséquent, de l’avis du Conseil fédéral, seul le référen­dum
obligatoire entre en considération » (Conseil fédéral, 1992a : 530). En 1994,
une initiative parlementaire abondait dans ce sens et proposait d’adopter
un référen­dum conventionnel extraordinaire, applicable « lorsque le traité
(…) est particu­lièrement important ou très contro­versé et que selon toute
vraisemblance, il fera de toute fa­çon l’objet d’un référendum, car cela pourrait
contribuer à dépassionner le débat pré­cédant le scrutin » (initiative Robert
du 15.12.1994, citée in Delley et Mascotto, 1997 : 46). Cependant, certains
spécialistes continuent de contester le bien-fondé de la clause de la dou­ble
majorité dans le cas de l’EEE, la jugeant même anti-constitutionnelle : « Le
mode de scrutin choisi pour l’EEE n’était pas conforme à la Constitution, ce
que le Conseil fédéral lui-même a admis par la suite. (…) Une répétition du
vote, cette fois-ci à la simple majorité et en conformité avec la Constitution,
a été jugée politiquement inopportune » (Germann, 1999 : 96).
A cet égard, le vote sur l’adhésion aux institutions de Bretton Woods
(mai 1992) constitue une exception : c’est le seul projet, sur les 62 soumis
européenne. Cependant, le 20 fé­vrier 1994, le même peuple a accepté « l’Initiative
des Alpes », qui se trouve en contradiction avec le très im­portant accord de transit que
la Suisse venait de signer avec l’UE. Ce vote a désa­voué à la fois l’approche bilatérale
et l’interprétation donnée au scrutin du 6 décembre 1992. Le nouvel article 36sexies
sur la protection des Alpes, inscrit dans la Constitution le 20 février 1994, établit un
monopole du rail en interdisant le transport routier des marchandises transitant par la
Suisse. Pour éviter le blocage des négociations avec l’UE, le Conseil fédéral a interprété
cette disposi­tion comme une autorisation à prélever un péage sur les quatre routes
principales traver­sant les Alpes, péage qui frapperait tout le trafic de marchandise,
interne et de transit » (1996 : 256–7).
128

potentiellement entre 1977 et 1994 au réfé­rendum facultatif (au sens de


l’art. 89 al. 3, c’est-à-dire à l’exclusion du référendum « po­liti­que »), qui ait
finalement donné lieu à un vote (en l’occurrence, favorable aux auto­rités).
Au total, il apparaît que la réforme de 1977 a considérablement alourdi la
pratique de la politique exté­rieure suisse, notamment au travers de l’exigence
de la double majorité pour les projets sou­mis au référendum obligatoire. Même
s’il faut bien constater que les majorités qui se sont dégagées des votations par
référendum ont été le plus souvent des majorités de blo­cage, nous ne souhaitons
pas revenir sur le débat normatif opposant les défenseurs et les dé­tracteurs
de la démocratie directe en politique étrangère. Le fait est que, si le peuple
suisse a voix au chapitre à propos des affaires extérieures, c’est parce que les
élites en décident ainsi le plus souvent de façon délibérée : « für die Beziehung
Parlament-Volk sind auf dem Gebiet der Aussenpolitik nicht die formellen,
sondern die praktisch-politischen Fak­toren massge­bend » (Widmer, 1988 : 34).
Qui plus est, si l’on en croit Germann (1999), cette délégation volontaire des
compéten­ces au peuple peut être ramenée à des éléments plus durables que le
coup par coup des métadéci­sions. En effet, cette manifestation du « populisme
gouverne­men­tal » trouve son origine dans une « étonnante coalition formée du
Conseil fédéral et des juristes du palais » (Germann, 1999 : 90)54. Ces spécialistes,
garants de « l’orthodoxie en matière de démocratie directe et d’interprétation
de la Constitution » et régulièrement consultés par le gouvernement, sont
tou­jours d’avis d’élargir les moyens d’intervention des citoyens (more is better),
comme ce fut le cas avec les propositions du « paquet » de réformes des droits
populaires (voir Koller, 1997). Mais d’autres types d’acteurs semblent aussi
impliqués dans cette forme de « populisme intra muros » (Kobi, 2000 : 200 ;
voir chap. 7.3.1). Si cette analyse s’avère exacte, le partage des compétences
que nous connais­sons au­jourd’hui semble promis à un bel avenir, avec le gou­
vernement comme organe de coordina­tion et de proposition, le peuple comme
instance su­prême de décision – et le Parle­ment confiné dans son rôle actuel
de chambre d’enregistrement.

En définitive, très peu d’affaires sont décidées par le peuple


Une analyse du discours des élites sur la démocratie directe (1970–1996) montre
que, de ma­nière générale, le gouvernement (Conseil fédéral ou Chancellerie)
est l’acteur le plus élo­gieux vis-à-vis des droits populaires – même s’il se livre
à quelques critiques circonstancielles, portant davantage sur le fonctionnement
des institutions que sur les institutions elles-mêmes (Delley et Mascotto, 1997 :

54
Germann les décrit en ces termes : « Il s’agit d’un groupe de juristes, internes ou externes
à l’administration fé­dérale, qui sont consultés, entre autres par le Conseil fédéral, sur les
dossiers touchant à la démocratie directe. Ces acteurs jouissent d’une grande influence.
Préférant une argumentation plutôt formaliste, ils sont souvent portés sur l’esthétique
de leur raisonnement et se soucient moins des aspects fonctionnels et systémiques de
leurs propositions » (1999 : 91).
129

40–1). Ainsi, tant sur le plan du discours, des (méta-)décisions que sur celui des
institutions, tout porte à considérer le « souverain » comme un maillon extrê­
me­ment important du processus de décision en politique étrangère. Pourtant,
une image bien différente se dégage lorsque tous les processus de décision sont
examinés, et non seulement ceux qui aboutissent à une consultation populaire.
De fait, sur les 804 processus analysés par Widmer et Serdült (1999) pour la
période 1970–1997, le Conseil fédéral apparaît dans 63% des cas comme
l’instance de décision, le Parlement dans 22% des cas, et l’administration dans
13% des cas. En comparaison, très peu de questions relatives aux affaires étrangères
ont été soumises au verdict populaire : en tout et pour tout 1% ! (Widmer und Serdült,
1999 : 24–5).
Le fait que certaines décisions parmi les plus importantes soient décidées
en votation ne doit pas masquer l’immense travail « souterrain » accompli par
le gouvernement et l’administration. A cela s’ajoute que l’élaboration de la
politique étrangère se déroule de manière beaucoup moins visible que celle de
la politique interne (par exemple du point de vue du nombre des publica­tions
dans le recueil systématique du droit fédéral, ou de celui du nombre de procédu­
res de consultation), et ne donne que très rarement lieu à un compte-rendu
détaillé dans les médias (Widmer und Serdült, 1999 : 25–6). Ainsi, les projets
de politique extérieure retenus dans notre étude ne sont guère exemplaires
des processus de décision dans ce domaine – pas de primat de l’exécutif, peu
de confidentialité. Cependant, grâce à l’intérêt immédiat qu’ils sus­citent
auprès des médias, des cher­cheurs et des instituts de sondage, ils constituent
certaine­ment des occasions uniques de découvrir la structure et les sources
de l’opinion publi­que sur les affaires étrangères.

Blocage du système par les citoyens ?


Pour résumer l’approche dominante, on dira que les auteurs suisses ont été
enclins jusqu’à récemment à souligner la relative ignorance ou indifférence
du public vis-à-vis des enjeux de politique extérieure. Cette vision est partagée
en partie par une étude de l’opinion publique sur l’intégration européenne
(Klöti und Ruloff, 1996). En substance, les consé­quences d’un comportement
« imprévisible » du public – l’imprévisibilité est en effet le corollaire direct de
la malformation et de l’instabilité des attitudes – sont aggravées par le contexte
institu­tionnel de la démocratie directe, qui offre aux citoyens la possibilité d’une
participation im­médiate à la formulation de la politique extérieure. Dès lors, il
n’est pas étonnant de voir se multiplier les appels à une réduction des droits populaires
dans certains domaines d’importance cruciale – notamment en modifiant la
procédure d’adoption des traités interna­tionaux prévoyant l’adhésion à des
organisations internationales ou supranationales, ou en augmentant de ma­
nière générale les « coûts d’entrée » (nombre de signatures, délais, etc.) de la
démocratie di­recte (e. g. Germann, 1991, 1997 ; Borner et al., 1994 ; Borner,
1997 ; Kleinewe­fers, 1997). « Wie lässt sich das System deblockieren ? »
130

(Brunetti, 1997 : 177), telle est effecti­vement la question d’actualité pour


ces auteurs. Il est vrai que les institutions du système ac­tuel permet­tent théo­
riquement à 9% des ayants droit de vote de décider du sort des votations, contre
l’avis d’une majorité écrasante et sur des enjeux particulièrement im­portants
(Germann, 1994 : 135–8)55. Cependant, cette « tyrannie des minorités » ne
s’est guère manifestée en politique interne et pas du tout en politique étrangère,
où chaque projet de ces trente dernières années (1972–2002) a été refusé ou
accepté par une majorité populaire et une majorité de cantons.
Par contraste, d’autres observateurs maintiennent leur confiance au
système actuel (e. g. Frey, 1997). Sciarini et Trechsel (1996), par exemple, n’ad-
mettent pas la nécessité d’une réforme globale. En effet, si l’on compare dans
le temps (1947–1995) le nombre d’actes sou­mis au référendum facultatif et le
nombre de référendums ayant effectivement abouti, « la proportion des actes
contestés par référendum demeure très stable, alors même que leur nom­bre
aug­mente forte­ment en valeur absolue » (1996 : 213). Par ailleurs, la proportion
relative de réfé­rendums fa­cultatifs, de référendums obligatoires et d’initiatives
témoigne également d’une relative stabi­lité. Ainsi, l’augmentation du nombre
de votations au cours de la période d’après-guerre « n’est pas le fait d’une
institution spécifique, mais plutôt des trois institutions simul­tané­ment ; alors
que les commentaires se focalisent généralement sur la prétendue in­flation des
initiatives et des référendums facultatifs, il apparaît que le nombre de référen­
dums obli­gatoi­res, soumis au vote du peuple et des cantons sous l’impulsion
des autorités politiques, a aug­menté dans la même proportion depuis la fin de
la seconde guerre mondiale » (1996 : 211). Autrement dit, les auto­rités n’ont
guère perdu le contrôle sur le processus de décision, et peuvent d’ailleurs tou-
jours compter sur un soutien populaire élevé lors des vota­tions : « à partir de
1975 le taux de sou­tien populaire [calculé par législature] n’a jamais été – à
une exception près – inférieur à 60% pour chacune des trois institutions de
démocratie directe ; il avoisine même les 80% pour le référendum obligatoire.
Pour ce qui est des initiati­ves populai­res, on constate que le taux de soutien
aux autorités est demeuré maximal pendant plusieurs législatu­res, puis s’est
stabilisé autour de 90% » (1996 : 214).
Mais la contribution la plus originale de Sciarini et Trechsel consiste
à montrer que le niveau de consensus au sein de l’élite parlementaire détermine dans
une large mesure la probabilité d’aboutissement d’un référendum : « En ré-
sumé, l’élite politique n’apparaît pas totalement démunie face à la ‹ menace
référendaire ›. Comme le suggérait Neidhart (1970), la recherche du consensus
dans les phases parlementaire et pré-parlementaire constitue une stratégie

55
Germann a élaboré, sur le principe « one man, one vote », un indicateur de la « plus
petite minorité de blocage théorique » dans le cas des référendums obligatoires requérant
la double majorité du peuple et des cantons. Il apparaît qu’une majorité minimale de
refus (50% des voix) dans les 11.5 cantons les moins peuplés suffisent à faire échouer
un projet – c’est-à-dire 9.04% des voix dans l’ensemble du pays en 1988.
131

qua­siment imparable pour surmonter l’écueil référendaire » (1996 : 220). Par


ailleurs, le degré de consensus de l’élite parlementaire est également un très
bon prédicteur du vote populaire dans le cas des initiatives et des référendums
obligatoires – mais pas dans celui des référendums facultatifs (1996 : 222–5).
Certes, Sciarini et Trechsel ne tiennent pas compte du contenu des objets de
vote (1996 : 227), et c’est un fait avéré que la politique extérieure constitue un
domaine paradigmatique d’insuccès pour les autorités (Marquis and Sciarini,
1999). Mais le mérite de leur analyse consiste à réfuter, sur une base empirique
solide, la thèse d’une origine structurelle aux blocages du système, qui détermi-
nerait une évolution historique irréversible – et préjudi­ciable pour l’intérêt
général – de l’utilisation de la démocratie directe. Au contraire, nous avons vu
que ce sont autant les méta-décisions des élites que les décisions popu­laires qui
ont contribué à orienter la politique étrangère suisse vers sa teneur actuelle.

2.5 Synthèse : Le contexte de la politique ­extérieure suisse


2.5.1 Les enseignements de la recherche internationale
Dans ce deuxième chapitre, nous avons décrit en détail comment les relations
entre décideurs poli­ti­ques et citoyens dépendent en partie du contexte politique
prévalant à un moment et à un lieu donnés. Ainsi, compte tenu de l’extrême
diversité des contextes à travers le temps, les systèmes ou les enjeux politiques,
les études empiriques sont nécessairement vouées à révéler des images très diffé­
rentes du couple élites-citoyens. Cependant, cette diversité possède éga­lement
une base ex­trinsèque, dans la mesure où elle dérive de la manière dont les études
em­piriques sont conçues et réalisées. La collecte des données, les méthodes d’analyse
et l’interprétation des résultats sont souvent conditionnées par les présupposés
théoriques pro­pres à une époque ou à une dis­cipline particulières. Ce risque
de « fermeture théorique » (theoretical self-clo­sure) est parti­culièrement aigu
lorsque les perspectives ouvertes par un nouveau mo­dèle théorique induisent
les études subséquentes à se « mouler » dans des procédu­res pré-éta­blies, sans
autre forme de réflexion sur le contexte de recherche (Nincic, 1992b : 784–7).
En dépit de ces difficultés et de la diversité intrinsèque des situations
examinées par la re­cherche empirique, un consensus semble se dégager sur un
certain nombre de questions relatives à l’inter-influence entre élites politiques
et citoyens : (1) Les élites sont plus internationalistes que le public. (2) Le public
n’est pas plus ignorant en politique étrangère qu’en politique in­terne. (3) Le
pro­cessus politique peut être décrit comme une combinaison d’impulsions
« par le haut » et de contraintes « par le bas ». (4) La prévalence d’un pôle
d’influence (élites ou ci­toyens) dépend no­tamment de la structure de l’opinion
publique « du jour », des enjeux consi­dérés et des ins­titu­tions concernées. (5) En
dé­finitive, il n’existe pas de raison valable de tra­cer une frontière hermétique
132

entre la politique interne et la politique extérieure. Les trois der­niers points


appellent sans doute quelques commentaires.

Impulsions par le haut, contraintes par le bas


Le modèle du leadership des élites politiques pourrait s’appliquer à certains en-
jeux, à des régi­mes auto­ritaires, à des systèmes politiques dans lesquels le
pouvoir exécutif est ex­trême­ment centralisé et concentré, mais également à
des systèmes où la « déconsidération » de l’opinion publique fait l’objet d’une
doctrine politique particulière, éventuellement légitimée par la communauté
scientifique. Par ailleurs, les explications top-down semblent s’appliquer sous une
forme relativement « pure » aux situations structurellement favorables à une
mainmise des élites sur l’agenda public. Par exemple, les élites sont systémati-
quement à l’origine de la (re)définition des enjeux et à la source des réformes
dans le cadre du processus d’intégration européenne (Wessels, 1995b). Dans
une certaine mesure, le mo­dèle du leadership pourrait également dépeindre
la politique étrangère américaine d’après-guerre, à une époque où l’opinion
pu­blique était ju­gée – par une élite quelque peu collusoire de décideurs et de
scientifiques – comme un très mauvais conseiller de l’action étatique. A l’op-
posé, le mo­dèle du « diktat » de l’opinion publique (follow) semble peu plausible
pour décrire l’action des organes exé­cutifs dans les démocraties occidentales.
Cependant, le modèle de la pression de l’opinion pu­blique inter­fère parfois avec
le modèle du leadership des élites. De fait, selon une perspective néo-fonc-
tionnaliste, les citoyens ont tendance à suivre les im­pulsions données par les
décideurs, mais ils ont toutefois la capacité d’influencer l’agenda des élites politiques.
Premièrement, il est significatif que, depuis plu­sieurs décennies, les leaders
utilisent les sondages de manière intensive pour orien­ter leurs décisions, tant
en politique étrangère qu’en politique interne (Hinckley, 1992). Les sondages
indui­sent les décideurs poli­tiques à écarter les solutions les moins populai­res
et les moins « praticables » – à « naviguer entre les digues de l’opinion » (Key,
1964). Cette tâche ne tombe cependant pas sous le sens, étant donné la multi-
dimensionnalité des systèmes de croyances populaires, qui contraint les élites à trouver
une majorité sur cha­que enjeu spé­cifique (Witt­kopf, 1986 ; Ziegler, 1987). A
noter par ailleurs que le degré de « réceptivité » à l’égard de l’opinion publi­
que semble plus élevé au som­met de la hié­rarchie exécutive qu’aux échelons
inférieurs (Foyle, 1997).
Deuxièmement, une autre forme d’influence – peut-être si évidente
qu’elle est fréquemment négligée – s’exerce au travers des élections, soit par la
refonte permanente des coalitions au pouvoir (Risse-Kappen, 1991), soit en
vertu de la « règle de réaction anti­cipée » (Put­nam, 1976). Ainsi, les sympa-
thisants des différents partis européens exercent une influence sensible sur
l’élaboration des programmes électoraux (Wes­sels, 1995b). Troisième­ment,
il est souvent ad­mis que l’influence de l’opinion publique augmente en fonction de son
niveau de consensus : une opinion « unanime » sur un enjeu (plus de 80% d’avis
133

favorables à la même solution) exerce une influence quasi « automatique »,


tandis qu’une opi­nion « plu­raliste » (moins de 50% pour la solution recueillant
le plus large soutien) n’a généralement qu’un impact insi­gnifiant (Graham,
1994). Pour prendre l’exemple de l’intégration euro­péenne, la tendance
indique que les ci­toyens européens ont des attitudes nettement plus affir­mées
dans les années 1990 qu’ils n’en avaient dans les années 1950, au tout début
du proces­sus (Everts, 1995). En même temps, ces attitudes sont plus polarisées
que par le passé, ce qui ne facilite guère une « traduction » claire des vœux
de l’opinion publique. La « mobilisation cogni­tive » de la popula­tion euro­
péenne pourrait avoir pour consé­quence de pola­riser l’électorat – les ci­toyens
reconnaissant mieux quel­les politiques correspondent à leurs intérêts –, et
de rendre plus délicate la repré­sen­tation des préférences popu­laires, sans parler
de leur satisfac­tion. Une nouvelle fois, ce­pendant, il convient de souligner la
nécessité de dis­tinguer entre les différents en­jeux et les différents systèmes politiques pour
comprendre le mode de relations entre élites et ci­toyens, tant il est vrai que la
cris­tallisation, la polarisa­tion et la pression éventuelle de l’opinion publi­que
sont ex­trêmement différentes d’un contexte politique à l’autre. Même si l’on
s’accorde au­jourd’hui à décrire le processus politique comme une combinaison
d’impulsions « par le haut » et de contraintes « par le bas », on admet égale-
ment que cette com­binaison peut varier en fonction du contexte, c’est-à-dire
suivant les périodes, les en­jeux et les insti­tu­tions.

L’importance des « multi-contextes »


On peut se demander s’il existe une hiérarchie d’importance entre les différents
types de contextes examinés dans ce chapitre. En tous cas, il ressort d’études
combinant une certaine va­riété d’enjeux et de contextes nationaux (e. g. Eichen-
berg, 1989) que c’est avant tout le carac­tère des enjeux qui détermine la structure
des relations entre élites et publics, en interaction avec l’opinion publique du jour.
Bien sûr, ces relations sont souvent confuses et peu intel­ligibles, surtout si notre
incapacité de reconnaître une pluralité de dimensions dans les croyances des
individus et dans la structure des enjeux nous conduit à surestimer la volatilité
des opi­nions populaires, et à sous-estimer la tâche des élites politiques pour
« construire » des majo­rités sur les en­jeux. Ceci dit, il est certain que la nature
des enjeux – en particulier leur sail­lance et leur degré d’intégra­tion – interfère
de ma­nière importante avec les dimensions fon­damenta­les des va­leurs répan-
dues dans la population à une période donnée, et contribue ainsi à définir des
coa­litions plus ou moins favorables aux élites en place. Le degré auquel les
auto­rités sont suivies par l’électorat dans les dossiers de politi­que étran­gère est
donc hautement dépen­dant des en­jeux. A l’inverse, la thèse du leadership de
l’opinion publi­que paraît égale­ment invrai­sembla­ble sous sa forme simpliste.
En effet, les citoyens et les groupes de la so­ciété civile se voient at­tribuer un
rôle plus ou moins décisif suivant les enjeux et selon la bé­névolence à leur
égard des mass médias, qui constituent la vérita­ble « courroie de transmis­sion »
134

entre le public et les élites. Or, le « rôle de service public » généra­lement


assigné aux médias repose sur des « règles non écrites », peu agréées par les
journalistes eux-mêmes et sus­cepti­bles de varier d’un contexte politique à un
autre (Tip­ton, 1992 ; Graber et al., 1998 : 3). Ainsi, la mesure dans la­quelle
l’attention prêtée par les médias à la société civile est préstructurée par les
enjeux, les institutions et d’autres facteurs est sans doute l’une des questions
les plus délicates de ce dé­bat (voir Gerhards et al., 1998).
Ce qui apparaît comme un même enjeu, cependant, n’est pas perçu de
manière identique dans différents contextes institutionnels. En effet, les institutions
politiques contribuent à certaines diffé­rences de perception et de traitement des
enjeux, et la singularité des contextes nationaux ou locaux se répercute sur les
re­la­tions entre élites et publics (Risse-Kappen, 1991, 1994). A cet égard, on
s’aperçoit que l’opinion publique dispose de points privilégiés d’intervention dans le
proces­sus de décision, dans la mesure où les institutions prévoient des possibilités
d’accès (e. g. réfé­rendums, pressions lors de la ratification de traités) plus ou
moins importan­tes suivant le stade décisionnel. Cependant, cette variable interfère
avec les enjeux, puisque chaque étape du processus de décision « saisit » les
problèmes dans une phase particu­lière de leur dévelop­pement et induit les
acteurs politi­ques à s’emparer de certains enjeux plutôt que d’autres (Neuman,
1990 ; Man­del­baum and Schneider, 1979). De toute évi­dence, l’analyse des
différents types de contextes suggère qu’ils interagissent les uns avec les autres, aussi
bien en politique extérieure qu’en politi­que interne. Il convient ainsi de parler
de « multi-contex­tes », dont les différents éléments sont interdépendants, et qui
contri­buent ensemble à modeler l’influence mutuelle entre l’opinion publique
et les élites po­liti­ques. Par exemple, Graham (1994) affirme que l’influence des
citoyens sur la politique étrangère amé­ricaine n’est pas un phéno­mène absolu,
mais dépend de quatre conditions pour s’exercer ef­fectivement : (1) le ni­veau
général du soutien populaire à une po­litique ; (2) le stade décision­nel auquel se
trouve la poli­tique en question ; (3) la mesure dans laquelle les déci­deurs sont
conscients des multiples di­mensions de l’opinion pu­blique ; (4) l’aptitude des
élites à développer des stratégies de com­munication utilisant un vocabulaire
qui « résonne » avec les attitudes préexis­tantes au sein du public. A leur tour,
ces conditions sont susceptibles de varier suivant la nature des enjeux.

Une frontière entre la politique interne et la politique ­extérieure ?


Pour autant, nous ne discernons pas de raison valable de tracer une frontière
hermétique entre la politique interne et la politique étrangère. Les deux types
d’enjeux sont de plus en plus « inextricablement liés » (Rosenau, 1967 : 21),
et la nature du processus politique varie sans doute autant à l’intérieur de ces
deux domaines qu’entre ceux-ci. En politi­que interne, cer­tains enjeux semblent
porter la marque du leadership des élites politi­ques, comme en té­moi­gne le
changement des attitudes du public américain vis-à-vis des pro­blèmes « ra-
ciaux » (Zaller, 1992). D’autres enjeux, comme la politique sociale, attribuent
135

un rôle beaucoup plus im­por­tant à l’opinion publique dans la définition des


politiques (Hill and Hinton-An­dersson, 1995). Enfin, sur certaines questions,
l’inter-influence entre élites et ci­toyens varie en fonc­tion du cadre institu-
tionnel et culturel propre à chaque pays, comme le révèle par exemple une
ana­lyse compa­rée des débats sur l’avortement aux Etats-Unis et en Allemagne
(Neidhardt, 1996 ; Adams 1997 ; Gerhards et al., 1998). Cependant, la politique
étrangère révèle une aussi forte diversité dans les rap­ports élites-citoyens que les
enjeux domestiques. En plusieurs circons­tances, notamment lors de conflits
internationaux, le potentiel des élites pour diriger ou même « manipuler l’opi-
nion publique » est sans doute relativement vaste. Mais la politique étrangère
contient également de nombreux contre-exemples au leadership sans par­tage
des élites, où le grand public intervient de manière décisive dans le processus
politique. Rappelons ici le rôle crucial de la société civile dans le dénouement
du conflit au Viet-Nam, dans l’arrêt des essais nucléaires français ou dans la
fixation du budget militaire par le Congrès américain (Bartels, 1991). Ceci
sans mentionner le rôle « institutionnel » du public, dont les opinions de
politi­que étrangère sont tout aussi importantes à l’occasion des référendums
« internationaux » (traité de Maastricht, référendums d’accession à l’UE, etc.)
qu’à l’occasion des élections (Al­drich et al., 1989). En­fin, nous avons suggéré
que le mode spéci­fique d’interaction entre élites et ci­toyens varie suivant les
contextes institutionnels, comme en politique interne.
En conclusion, la politique extérieure n’est pas intrinsèquement diffé-
rente de la politique in­terne. En particulier, le processus de formation des opinions
et des attitudes est globalement identique dans ces deux domaines (voir chap. 4 et 6).
Il est vrai que le contexte dans lequel ce processus s’opère (inten­sité des flux
d’information, nature des alignements politiques, saillance et fami­liarité des
en­jeux, etc.) est souvent différent de celui prévalant en politique in­terne, ce
qui ne peut qu’affecter la distribution des préférences populaires au niveau
agrégé (voir Zaller, 1992). Mais en soi, au niveau indivi­duel, la formation et le
changement des attitudes et des opinions de politique étrangère ne reposent
pas sur des mé­canismes psychologi­ques spéci­fiques. Certes, la distinction entre
politiques in­terne et exté­rieure peut fort bien être conservée d’un point de
vue analytique, ainsi qu’à des fins heu­risti­ques. Mais, si le contexte exerce une
influence indéniable sur les relations entre l’élite et la base, il demeure que les
va­riations du contexte affectent ces relations indépendamment du domaine politique
concerné. Et si, en certai­nes circonstances, de véritables différences se font jour
entre les affaires internes et ex­térieures, on serait mal avisé de les considérer
autrement que les différences exis­tant néces­saire­ment entre les différents
secteurs de la politi­que interne (économie, culture, affaires socia­les, etc.). Il
convient d’examiner un large spectre de situations pour obtenir une idée de la
va­riété des modes d’influence de l’opinion publique sur la politique étrangère
(Russett and Gra­ham, 1989). A l’inverse, les efforts déployés par l’élite pour
136

in­fluencer le pu­blic connais­sent des résultats aussi variés en politique extérieure


qu’en politique interne (Jor­dan and Page, 1992).

2.5.2 Une influence accrue des citoyens sur la politique ­


extérieure suisse…
En Suisse, toute discussion sur les relations entre élites politiques et citoyens
ne peut qu’invariablement se référer aux institutions de la démocratie directe.
Il est difficile, en effet, d’imaginer un moyen plus visible et plus efficace aux
mains des citoyens pour restreindre les possi­bilités d’action des élites politiques.
A première vue, donc, le terme de constraint sem­ble convenir pour décrire les
relations entre public et élites en Suisse. Certes, cette configura­tion unique
de partage du pouvoir a eu de tous temps ses critiques ; cependant, ceux-ci
évo­luaient en rangs plutôt dispersés et de préfé­rence hors de nos frontières.
Schumpeter, par exemple, relevait que la démocratie di­recte ne peut fonction-
ner que dans un pays confronté à des pro­blèmes extrêmement sim­ples (Kriesi,
1993a : 10 ; Linder, 2001), tandis que Kautsky jugeait le mo­dèle helvé­tique
exemplaire mais difficilement « exportable » (Vuilleumier, 1996 : 181–3). Or,
récem­ment, la criti­que s’est considérablement renforcée (e. g. Borner et al.,
1994 ; Ger­mann, 1994, 1999 ; Borner und Rentsch, 1997). Face au regain
d’importance des décisions soumises au peuple suisse ces der­nières années, de
nom­breuses voix s’élèvent pour condam­ner l’influence « contraignante » et
néfaste de la démocratie directe sur les projets de l’élite politi­que et sa conduite
des affai­res. Dans le contexte actuel, la politi­que étrangère est souvent pla­cée
au premier rang des pré­occupations : c’est dans ce do­maine que sont prises les
déci­sions les plus cruciales, sur les­quelles il est extrêmement difficile de reve­
nir, car elles impli­quent les parte­naires inter­nationaux et parfois les opinions
publiques d’autres états. De là surgit presque na­turellement la crainte d’associer
des citoyens «  irresponsables » à de telles déci­sions. Dans sa virulence ac­tuelle,
le sentiment d’inquiétude et de méfiance vis-à-vis de l’électorat – de la part
de cer­tains milieux politiques et scientifi­ques – est relativement iné­dit pour
l’époque moderne. Il repose toutefois sur des bases ancien­nes, qui renvoient
inévita­ble­ment au débat américain dont nous avons fait un tour d’horizon.

Le contexte historique et international


Le contexte politique interne et international à un moment donné détermine
en partie la confi­guration des échanges entre les élites et la population. Nous
avons esquissé plus haut (voir chap. 2.3.2) comment les changements de la
politi­que mondiale, le développement de l’administration, l’interdépendance
croissante entre poli­tiques exté­rieure et interne, l’évolution de la culture
politique des élites et l’impact des négo­ciations internationa­les ont contri-
bué à dessi­ner les contours actuels de la politique étrangère suisse. Du côté
des autorités politiques, une pro­fonde conversion des mentalités s’est opérée
à partir de la fin des années 1980, entraînant l’abandon du discours sur la
137

« troisième voie » helvétique au profit d’un nouveau discours d’ouverture.


Du côté de l’opinion publique, en revanche, on peut constater qu’une cer­taine
inertie l’emporte sur l’adaptation et le change­ment. Il apparaît que l’impact
d’un renou­velle­ment des généra­tions sur les orientations populaires a été sures­
timé, notam­ment au moment de l’introduction du nouveau référendum sur
les traités interna­tionaux. Y compris au sein de l’élite politique, il n’a pas été
dé­montré (en tous cas jusqu’à la fin des années 1980) que la diffusion d’idées
nouvelles (émancipation, promotion de la paix, aide au développement, etc.)
soit de nature à réorienter la politique exté­rieure suisse, qui au contraire a
longtemps conservé une fa­çade conservatrice. Dans les ana­lyses longitudina-
les des attitudes populaires et de leurs déterminants (e. g. Klöti und Ruloff,
1996), l’élément le plus frappant est bien plus la stabilité que les ruptures et le
changement. Il est vrai qu’une évolution rapide des attitudes présuppose cer-
taines condi­tions qui ne sont guère remplies en Suisse, notamment un certain
contrôle sur l’information de la part des auto­rités et une forte tendance de la
part du public à identifier un « intérêt national commun » dans la conduite
des affaires étrangères (Hallen­berg, 1994).
En résumé, il n’est guère de pays en Europe où les autorités politiques
(mais non les élites dans leur ensemble) aient pareillement modifié leur discours
sur l’intégration euro­péenne et d’autres sujets de politique étrangère, et où
simultanément l’opinion publique soit restée aussi imperméable aux évolu­tions
radicales du contexte international. En première analyse, si les autorités ont
tenté « d’éduquer » le public et d’en faire l’allié indis­pensa­ble pour réfor­mer
la politique étrangère suisse, il faut convenir que cette stratégie s’est soldée
par un échec. Telle était pour­tant l’intention du Conseil fédéral – comme le
suggère la campagne d’informa­tion sur l’EEE (voir Goetschel, 1994) –, mais
les moyens investis pour cette entre­prise se sont ré­vélés inadaptés, sinon in-
suffisants. De plus, les autorités doivent compo­ser avec l’opposi­tion d’une partie
de l’élite, qui continue d’apporter son soutien au discours tra­dition­nel et qui
conforte de nombreux citoyens dans leurs systèmes de valeurs isolation­nistes.
On peut d’ailleurs constater, non sans ironie, que le soutien à une adhésion de
la Suisse à l’UE est beau­coup plus large au sein de la population européenne
qu’à l’intérieur du pays ; environ 80% de la popu­lation de l’UE est en faveur
de l’intégration de la Suisse à la Commu­nauté (Westle, 1995 : 330–1). Ceci
étant, l’immobilisme de la politique étrangère suisse ne peut se com­prendre sans
tenir compte de la nature des enjeux et du cadre institutionnel helvé­tique.

Le contexte par les enjeux


Certaines caractéristiques des enjeux définissent dans quelle mesure les citoyens
sont intégrés dans le débat public à leur sujet. Or, plus grande est la portion
du public prenant part aux déli­bérations sur un enjeu, plus mince est la marge
de manoeuvre des autorités, car celles-ci su­bissent des pressions pour élaborer
une politique à même de contenter des intérêts souvent di­vergents (Cobb and
138

Elder, 1972). Suivant cette analyse, les enjeux de la politique extérieure suisse
sont de nature à englober dans les débats une part essentielle de la population.
Notamment sous l’impulsion des opposants à une politique d’intégration, et
à la suite des vio­lentes controverses au sein de l’élite politique, les enjeux ont
presque toujours (à l’exception possible de l’adhésion aux institutions de Bretton
Woods) revêtu une forme très ambiguë, avec une signification sociale très large et
durable. Ensuite, ces enjeux sont hautement « dé­complexifiés », de manière à en
évacuer les aspects les plus techniques, et tou­chent à des thè­mes relativement
nouveaux, sans véritable précé­dent. Ces différentes ca­racté­ristiques contri­buent à
faire des enjeux de politique extérieure des thèmes particulière­ment saillants
et fami­liers au sein du public. Cette des­cription, par ailleurs, ne s’applique pas
seu­lement aux enjeux soumis à votation – que l’on songe, par exem­ple, à la
demande d’adhésion à l’UE déposée par le Conseil fédéral en 1992, ou à
l’affaire des fonds juifs en déshé­rence.
Sans trop s’avancer, on peut dire qu’il n’existe probablement pas de
issue public à propos des affaires étrangères. Ceci se reflète dans le taux de
participation très élevé que connaissent les scrutins comprenant des objets
de politique étrangère, lesquels attirent beau­coup de ci­toyens habituellement
« abstentionnistes » ou « sélectifs » (voir Mottier, 1993). Contrairement à
d’autres types d’enjeux (e. g. politique agricole) qui s’adressent principa­
lement à certains segments de la population, la politique étrangère intègre
assez aisément l’ensemble des ci­toyens, même lorsque ceux-ci appartiennent
à des groupes qui ne sont pas explicitement et directe­ment concernés – par
exemple les agriculteurs vis-à-vis du traité sur l’EEE (voir Kriesi et al., 1993 :
25–6). Le conflit généralement élevé qui entoure ces enjeux n’a donc pas
besoin d’être « propagé » par un public spécialisé, qui serait désireux de les
inscrire sur l’agenda formel des élites poli­tiques. Celles-ci manquent d’ailleurs
rarement de s’enquérir des mouvements de l’opinion, comme en témoignent
la multiplication des sondages consacrés à la politique étran­gère et l’évolution
du comportement des politiciens vis-à-vis des enquêtes d’opinion depuis une
quinzaine d’années (voir Fagagnini, 1989 : 229–30). Nous y reviendrons.

Le contexte par les institutions


L’une des caractéristiques du système politique suisse est son extrême décentra-
lisation, mise en œuvre par l’institution du fédéralisme, en réponse à une structure
sociale très hétérogène. Par conséquent, l’Etat suisse est relativement faible, no-
tamment en comparaison des orga­nisa­tions économiques, à plus forte raison
que l’exécutif collégial diffuse le pouvoir entre plu­sieurs mains et plu­sieurs
tendances politiques. Quant au processus politique, il revêt plutôt une forme
intermédiaire entre le « contrôle sociétal » et le « corporatisme démocra-
tique » (Risse-Kappen, 1991 : 486). Globalement, le système helvétique se
situe à mi-chemin entre le cas des Etats-Unis et celui de l’Allema­gne, avec
des opportunités pour la population d’influencer la politique étrangère à la
139

fois di­recte­ment, grâce à l’ouverture du système ga­rantie par les ins­truments de


démocratie directe depuis 1977, et indirectement, au travers des élections – qui
n’entraînent cependant pas de remode­lage des coalitions gouvernementales.
D’un point de vue comparatif, la Suisse se rap­proche du modèle bottom-up ou
du type cons­traint décrits tout au début de ce chapitre.
Comme nous l’avons déjà souligné, les institutions de démo­cratie directe
sont d’une impor­tance capitale pour saisir la nature des échanges entre les
élites politi­ques et les citoyens. Le développement considérable de la démo-
cratie directe en Suisse depuis le 13e siècle en fait un exemple paradigmatique
de système bottom-up (Lu­thardt, 1994 : 43 ff.). L’opinion publique détient un
« pouvoir potentiel de veto » que les élites politi­ques ne peuvent pas négliger.
Au contraire, celles-ci redoublent d’efforts pour influencer l’opinion, ce d’autant
plus que le sys­tème suisse – contrairement aux systèmes parlementaires – ne
relâche guère la pression entre deux élections, si bien que « le gouvernement,
les partis et les groupes d’intérêts doi­vent s’employer à recueillir une majorité
[Akklamation] sur des thèmes spécifiques » (Hertig, 1982 : 39 [NT]). La fré-
quence élevée des scrutins populaires engage donc le gouverne­ment dans une
sorte de « campagne permanente » (Pfetsch, 1998 ; Norris et al., 1999), où il
lui faut sans cesse prépa­rer la population à ap­prouver sa politique, interpréter
les résultats des vota­tions et remettre au besoin l’ouvrage sur le métier pour
corriger le tir. Mais la campa­gne permanente touche éga­lement les partis poli-
tiques, qui n’ont d’autre choix que de se po­sition­ner sur l’ensemble des objets de
vote (Ladner und Brändle, 2001 : 316). A noter que cet enga­gement constant
n’est pas stimulé, en Suisse, par l’imprévisibilité des échéan­ces élec­torales et
par le finance­ment public des par­tis, lequel peut entraîner l’effet pervers de
rendre les partis moins sensi­bles aux échecs électo­raux et moins réceptifs aux
préférences populaires (Alexan­der, 1987 : 9–11).
En conséquence, parce que les politiciens sont mieux « contrôlés » par
les citoyens et parce que les votations sont riches d’enseignements sur les dé­
sirs de la population, la démocratie directe conduit peut-être à une meilleure
représenta­tion des préférences populaires (voir Stutzer und Frey, 2000 : 2–3 ; Gerber,
1999 : 131–6) – mais pas nécessairement à une meilleure représen­tation des
intérêts à long terme des individus, par exemple dans le domaine fiscal (Donovan
and Bowler, 1998b : 254–61). En tous cas, aux Etats-Unis on observe une uti-
lisation plus large des instruments de démocratie directe lorsque les citoyens
se sentent frustrés par l’inertie ou la congestion du processus législatif (Ban-
ducci, 1998 : 113–6). En même temps, le résultat des vo­tes n’entraîne pas de
sanctions pour le gouver­nement, dont la survie n’est pas liée à l’acceptation
de ses pro­positions. Ainsi, la démocratie directe ne « crée pas suffisamment
d’incitations pour qu’un gouvernement s’engage ferme­ment à faire triompher
sa position sur un enjeu spécifi­que » (Schneider and Weitsman, 1996 : 602–4
[NT]). Par suite, comparativement à d’autres sys­tèmes politiques, elle procure
un avan­tage à l’opposition plus ou moins cir­cons­tancielle qui se forme sur
140

les enjeux. En particulier, la démocratie directe tend à favoriser les posi­tions


conservatrices et à promouvoir par conséquent un « biais en faveur du statu quo »
(voir Möckli, 1996 ; Brunetti, 1997 ; Banducci, 1998 ; Kobi, 2000 : chap. 9).
Par exemple, dans les états américains, les investissements des opposants à
une initiative sont plus rentables que ceux des partisans en termes de voix
rem­portées (Banducci, 1998 : 126–8).

2.5.3 Donc, des efforts de persuasion accrus de la part des ­élites …


Globalement, le contexte de la politique extérieure suisse est de nature à renfor-
cer le rôle des citoyens dans le processus de décision. Cependant, comme nous
l’avons souligné plus haut, les élites politiques ont développé des stratégies, à
différentes étape du processus décisionnel, pour tenter de contre-balancer le poids de
la société civile et canaliser l’influence de l’opinion publique – avec des fortunes
diverses. Pour commencer, s’il est quasiment tautologique d’affirmer que les
citoyens jouent un rôle crucial dans la phase référendaire, il est tout aussi indénia­
ble que les campagnes référen­daires constituent le point culminant des tentatives d’influence
de l’opinion publique par les élites politiques. Peu d’autres circonstances offrent une
telle occa­sion d’observer comment diverses catégories d’élites (autorités, partis,
associa­tions d’intérêt, médias, etc.) manoeu­vrent pour tenter de gagner les
faveurs du public. Ce sont précisément les exigences de la démocra­tie directe
qui, sous l’impulsion de cer­tains groupes d’intérêts écono­miques, ont favorisé
l’émergence du mar­keting politique dans les années 1970, puis sa géné­ralisation et
sa profes­sionnalisation à la manière américaine (Longchamp, 1991 : 319–21 ;
McCuan et al., 1998). De plus en plus, la planification et la mise en œuvre
des campagnes sont confiées à des organisa­tions permanentes et faîtières (au
niveau fédéral ou ré­gional), dirigées par des spé­cialistes en communication.
Leur mission consiste à cibler cer­tains groupes de la po­pulation (en choisis­sant,
par exemple, de se concentrer sur certains cantons dont le vote est déter­minant
dans l’optique de la double majorité), à choisir une pa­lette de médias adaptée
au comportement des cibles choisies, et à planifier les diffé­rentes éta­pes de la
campagne (Long­champ, 1991 : 321–3).
A cette fin, les sondages d’opinion sont devenus, après des débuts hésitants56,
un moyen coutu­mier de discerner la structure et l’évolution de l’opinion publique
sur les enjeux de dé­mo­cratie directe. Les sondages et autres dispositifs pour
connaître les opi­nions de la population sont d’autant plus utiles aux décideurs
que, compte tenu de la très forte sail­lance et de l’odeur sulfureuse des enjeux
56
Voir l’affaire du « sondage » Gulliver, effectué lors de l’exposition nationale de 1964 ;
révélant no­tamment des opinions peu consensuelles et « progressistes » à l’égard du
marché commun, il fut cen­suré par le Conseil fédéral (NZZ Online, 13.08.02). De fait,
les enquêtes d’opinion nationales n’ont guère été utilisées avant le début des années
1970 (voir Sidjanski et al. 1975). Par la suite, la prati­que s’est ré­pandue en réponse
aux besoins spécifi­ques de certains groupes confrontés aux futures échéances de la
démo­cratie directe (voir Longchamp 1998b).
141

de politique étrangère, il n’y a en Suisse quasi­ment pas d’intermédiation des


préférences du public par les députés – à la différence des Etats-Unis (voir Bartels,
1991). Naguère, en tous cas, les parlementaires restaient très discrets sur leurs
opi­nions en matière de politique extérieure (ce d’autant plus à l’approche des
élections), car s’exprimer sur le sujet équivalait qua­siment à un sui­cide électoral.
Comme ces enjeux sont extrêmement conflictuels et touchent tous les groupes
de la population, les députés évitaient soigneusement de prendre une position
qui mécontente­rait forcément certains segments de leur électorat (voir Widmer,
1988 : 38). En d’autres termes, le gouvernement ne pouvait guère compter
sur l’appui du Parlement pour relayer son discours vers le public, ni s’y référer
comme à un ré­véla­teur des change­ments de l’opinion publi­que. La votation
sur l’EEE de décembre 1992, tout particulièrement, a contribué à l’essor des
sondages comme outil d’analyse et de planification, aussi bien auprès des
campaigners qu’auprès des journa­listes (Goetschel, 1995 : 77–8). Malgré bien des
réticences, le gouverne­ment s’est éga­lement résolu de­puis quelques an­nées à
se ser­vir des sondages pour améliorer le pi­lotage de la démocratie directe. Par
exemple, les secréta­riats des départements concernés par une initiative recourent
aux enquêtes pour déterminer la situation de départ et cibler les groupes de
la population à atteindre en priorité ; cer­tains orga­nes officiels cherchent par
ce moyen à analyser les causes d’une défaite, ou à éva­luer l’acceptabilité des
diffé­rentes variantes d’un projet (Longchamp, 1998b).
Lors de la phase d’interprétation des décisions populaires, les résultats des
votations rivali­sent avec les sondages comme moyen de connaître les préférences
de l’opinion publique (Fa­gagnini, 1989). Selon René Knüsel, « les vo­tations
sont un moyen de mesu­rer les for­ces en présence, c’est comme un sondage
in vivo : les 36% de l’initiative contre l’armée indi­quaient par exem­ple une
évolution en profondeur dont il a fallu ensuite tenir compte » (Le Temps, 16.
05.2000, p. 9). Ainsi, les commentaires des au­tori­tés sur les ré­sultats des
votations indi­quent souvent les futures pistes qu’ils prendront. Même si cette
activité d’interprétation n’est pas neutre et peut être considérée comme une
forme de « métadécision », elle tra­duit bien le fait que l’influence du pu­blic ne
se limite pas à un pou­voir de décision ponctuel, mais qu’elle im­pose certaines
bar­rières permanentes à l’action des autorités – à l’instar des votes successifs sur
l’armée, qui ont révélé une forte minorité de mécontents et qui ont motivé
les différentes réformes du ser­vice militaire. Deuxièmement, on peut analyser
l’influence du public durant la phase éventuelle de négociation préludant à la
conclusion d’un accord inter­national. A cet égard, il apparaît que l’opinion
publique est régulièrement utilisée comme une « ressource » par les élites,
parfois même en amont de futures négociations (Snyder and Diesing, 1977 ;
Olden­dick and Bardes, 1982 ; Holsti, 1996). La référence plus ou moins
ins­trumentale au « sou­tien populaire » est donc de mise pour un état démo­
cratique s’asseyant à la table des pourpar­lers : « Lamenting the domestic
constraints under which one must operate is (…) the natural thing to say at
142

the beginning of a tough negotiation » (Putnam, 1988 : 440). Pour diffé­rentes


raisons, l’influence directe ou indirecte de l’opinion pu­blique peut donc se faire
sentir très tôt dans le processus de décision. Il est évident que l’existence de
droits populaires ne fait qu’accentuer le poids de l’opinion pu­blique dans les
négociations. Par exem­ple, le minis­tre des finances Kaspar Villiger déclarait
en marge d’éventuelles né­gocia­tions avec l’UE sur la fiscalité : « Le secret
bancaire n’est pas négo­ciable. La déclara­tion au­tomati­que n’entre pas en ligne
de compte. Si nous voulions faire cela, il faudrait une vota­tion popu­laire, et
les son­dages mon­trent l’attachement de la popula­tion au secret ban­caire » (Le
Temps, 29.06.2000, p. 7)57.
Au cours des phases de consultation et parlementaire, l’influence du public
est susceptible d’être relativement discrète et surtout indirecte, dans la mesure
où elle entre dans les considé­ra­tions stratégiques des groupes à capacité référendaire
qui veulent jauger leurs chances de suc­cès en votation populaire. Ces groupes
(partis, associations éco­nomiques, etc.) peuvent se référer à leur base pour
« tâter le terrain » (procédures de consultation, sim­ples contacts person­nels),
et décider du lancement éventuel d’une initiative ou d’un réfé­ren­dum. Mais les
groupes peuvent également avoir recours à des techniques plus so­phisti­quées,
telles que les sonda­ges d’opinion. De fait, ceux-ci représentent une indus­trie
en plein expansion, dont le « chiffre d’affaires total annuel est actuellement
d’environ 130 mil­lions de francs. En 1997, 61% des Suisses affirmaient avoir
déjà répondu à une enquête d’opinion » (Horizons, septembre 1999, p. 7). De
même, les autori­tés politi­ques (fédérales et cantonales) recourent de plus en plus
régu­liè­rement aux enquêtes d’opinion pour évaluer l’acceptabilité de leurs
projets et le niveau d’information des citoyens à leur sujet, voire pour s’en
servir comme arme contre leurs dé­tracteurs (Le Temps, 29.05.2000, p.15).
57
Dans un certain sens, une opinion publique récalcitrante peut être un atout aux mains
des négocia­teurs suis­ses, car elle les met dans une sorte d’impossibilité d’accepter un
accord qui ne passerait pas la rampe d’un vote populaire obligatoire ou hautement
prévisi­ble, et force donc les partenaires étran­gers à certai­nes conces­sions. En même
temps, la trans­parence est inconciliable avec la discrétion dont les négociateurs suis­ses
ont égale­ment besoin pour dépasser certaines oppositions internes (Zie­gler 1988). Par
le passé, cette exi­gence a pu mener les autorités suisses à cacher leurs véritables objec-
tifs de politique étrangère, contri­buant ainsi à main­tenir les ci­toyens suisses dans leurs
attitudes isolationnistes (Zie­gler 1988 : 65). Pourtant, cette stratégie n’a pas tou­jours
été possible. Ainsi, lors des négociations sur l’EEE, les contraintes internes impo­sées
par la me­nace référen­daire « n’ont pas été un atout pour les négociateurs suisses », car
leurs interlocuteurs de la CE ont été in­flexibles vis-à-vis du « déficit de modernité du
sys­tème politique suisse » (Sciarini 1992 : 313). Les in­termi­nables pour­parlers sur les
Ac­cords bilatéraux sont une autre illustration de la position fra­gile des né­gociateurs
suis­ses. L’influence de l’opinion publique, dont le conserva­tisme en matière de politique
étrangère est connu au-delà des frontières, en combinaison avec le comportement des
négociateurs étrangers, produit des contraintes très sérieu­ses pour les autorités, qui
doi­vent se battre simultanément sur deux fronts – un front international et un front
interne.
143

L’influence de l’opinion publique peut donc s’exercer de manière directe et


indirecte pendant la phase d’élaboration des projets.
Dans une perspective proche, une interrogation maintes fois soulevée
concerne l’influence des groupes d’intérêt sur le public en matière de politique étran­
gère58. Aux Etats-Unis, l’emprise des groupes de toutes sortes (cor­pora­tions,
trade associa­tions, mais aussi mouve­ments pour la paix, organisations des droits de
l’homme, etc.) sur les attitudes populaires en politi­que étran­gère était autrefois
négligeable (Milbrath, 1967), mais elle s’est renforcée considéra­ble­ment depuis
quelques années. En particu­lier, la colonisation de l’establishment de politi­que
étrangère par les intérêts privés, et la pro­pension d’une nouvelle génération de
profes­sionnels à exprimer dès que possible leurs points de vue dans les médias,
augmentent percep­tiblement l’influence des intérêts organisés sur l’opinion
publique (Tierney, 1994 : 124–5). Cette évolu­tion participe d’une tendance
générale à la professionnalisation du marketing poli­tique aux Etats-Unis, qui
n’épargne pas la démo­cratie directe. Ainsi, les campagnes référen­daires sont
conçues en par­tenariat entre les « clients » (groupes d’intérêt, partis, candidats),
« l’industrie du marketing » (consultants, insti­tuts de sondage, juristes, etc.) et
les mass médias (McCuan et al., 1998 : 67–71). En Suisse, la politique étrangère
a été pendant longtemps la chasse gardée de hauts fonction­naires s’occupant
surtout des problèmes du commerce internatio­nal, en parte­nariat avec les
milieux économiques. Or, l’économie suisse étant extrê­mement tournée vers
l’extérieur (Katzenstein, 1985), et les grandes entrepri­ses suisses réalisant
l’essentiel de leur chiffre d’affaires à l’étranger, « les ‹ multinationales helvé­ti­
ques › ne peuvent guère se per­mettre d’être des contemplatrices passi­ves de la
politique étran­gère suisse » (Keel, 1975 : 297). Tou­tefois, autant il est connu
que les grou­pes d’intérêt sont bien représentés au Parlement suisse (Lüthi et
al., 1991) et intimement associés au pro­cessus décisionnel lors des phases de
consul­tation ou de négocia­tion d’un accord internatio­nal, autant leur rôle lors
de la phase réfé­ren­daire reste mal défini.
L’analyse de Schneider (1985 : 31–46) montre cependant que les prises
de position de deux grands groupes d’intérêt (USP et USS) ont un impact
significatif sur le résultat des votations po­pulaires en matière de politique
économique (1960–1978) ; leur influence est même supé­rieure à celle des
princi­paux partis et à celle des indica­teurs économiques « réels » (inflation,
salaires, dette publi­que). Par ailleurs, les ap­précia­tions – plus ou moins subjecti­
ves – de la capacité de ces groupes à « manipuler » l’opinion pu­blique ne
man­quent pas. Par exemple, Borner et ses collègues (1994 ; Borner, 1997)
sont convaincus de l’influence déter­minante des grou­pes d’intérêt lors des
votations populai­res. Au contraire, Frey (1997 : 186) est d’avis que l’influence

58
Beaucoup d’études américaines ont abordé l’influence des groupes d’intérêt sur les
élites politiques (e. g. Mil­brath 1967 ; Tierney 1994 ; An­solabehere and Iyengar 1995 ;
Kegley and Wittkopf 1996 ; Aguilar et al. 1997). En revanche, l’impact de ces groupes
sur les citoyens a été étudié beaucoup moins fré­quemment.
144

des intérêts organisés est plus puissante dans les démocraties repré­sentatives
(voir Gerber, 1999 : chap. 7 ; Donovan and Bowler, 1998b : 250–1). En réalité,
ces évaluations man­quent parfois singu­lièrement de rigueur. Pour notre part,
nous tenterons d’examiner un aspect de cette question complexe dans notre
partie empi­rique, en observant le niveau d’activité des groupes d’intérêt dans
les cam­pagnes publicitai­res précé­dant les vota­tions. S’il est vrai que ces groupes
exer­cent une in­fluence dé­terminante sur les citoyens, leur contribution aux
efforts déployés tous azimuts pen­dant les quel­ques semaines avant les scru­tins
devrait être clai­rement visi­ble. D’autre part, il sera inté­res­sant de vérifier si
leur engagement est dis­tinct, notamment sur le plan des arguments, de ce­lui
d’autres acteurs en­gagés dans les cam­pagnes.

Conclusion
Il n’existe pas, en Suisse, de manière uniforme de décrire les interactions entre
les élites poli­tiques et la population en matière de politique étrangère. A pre-
mière vue, les institutions de démocratie directe garantissent un rôle important
à l’opinion publique (et plus spécifiquement à certains acteurs de la société
civile) dans l’élaboration de la politique étrangère. La thèse du « contrôle par
l’opinion publique » est d’autant plus séduisante qu’elle est régulièrement « ré­
citée » par les élites elles-mêmes – « le peuple est souverain », « la population
a le dernier mot », etc. Toutefois, selon Sciarini et Trechsel (1996 ; Trechsel
and Sciarini, 1998), l’élite parvient à contrôler en majeure partie le processus
décisionnel, malgré la pression des institutions de démocratie di­recte. Leur ana­
lyse se rapproche donc de la thèse de la « restriction des choix ». D’autres au­teurs
(e. g. Neid­hart, 1970 ; Vatter, 1997 [NT]) in­sistent davantage sur la fonction
inté­gratrice ou compensatoire du référendum, c’est-à-dire sur « les stratégies
de cooptation des élites politi­ques pour minimiser les risques de la démo­cratie
directe » (Vatter, 1997 : 29). Ainsi, suite aux nombreux ajuste­ments qui ont
trans­formé la démocratie référendaire en démo­cratie de concordance, les élites
politiques resteraient pour ainsi dire « entre elles » pour gérer les affai­res – une
description qui correspond mieux à la thèse du « contrôle par l’élite ».
Ces études ne sont pourtant pas spécifiques au domaine de la politique
étrangère. Dès lors que nous foulons ce terrain de recherche, il se produit un
glissement à peine perceptible de l’investigation empirique vers la doctrine
politique et la théorie normative. Parfois en­ta­chées de défauts méthodologi-
ques (e. g. Sidjanski et Nicola, 1975 ; Hablützel und Hertig, 1979), les étu­des
empiriques décrivent fréquemment la regrettable réalité d’une opinion publique
in­compé­tente et inca­pable de répondre aux exigences de la politique extérieure
– reflétant ainsi les préoccupa­tions des autorités politiques qui perçoivent
souvent la population comme un « fac­teur déran­geant » (Störfaktor) (Rapold,
1979). En effet, on a maintes fois établi le diagnos­tic selon lequel le peu­ple
est une source de blocage pour le système (e. g. Germann, 1994 ; Borner et
145

al., 1994), l’empêchant de se réformer et de s’intégrer à son environnement


interna­tional.
En résumé, l’opinion publique suisse est généralement considérée comme une source
de contraintes, dont les effets sont diversement appréciés en fonction de considérations surtout
nor­mati­ves, liées à la perception des impératifs et des enjeux du moment – par exemple,
pour certains, la « néces­sité » d’adhérer à l’Union Européenne. Cette tendance
à évaluer les ef­fets de la démocratie directe dans une perspective normative et
de court terme (Koller, 1997 : 30–1) n’est d’ailleurs pas spécifi­que à la Suisse
(voir Donovan and Bowler, 1998b : 252–3). Pour notre part, nous tâ­cherons
de montrer dans notre partie empirique que l’opinion publique ne peut être
réduite à ce rôle sim­pliste de blocage du sys­tème politique, et que le public
peut être sensible à l’offre politique qui lui est faite dans le cadre de la démocra-
tie directe (Papa­do­poulos, 1996). Les partis et les autres campaigners ne sont
pas sans ressources pour convaincre les citoyens de révi­ser leurs attitudes de
politique étrangère. Et si, pour de nom­breux observa­teurs, la Suisse se trouve
depuis quel­ques années dans une impasse sur le plan de sa politique extérieure,
la faute en incombe sans doute autant aux élites politiques en charge de ce
dossier qu’à l’incurie des ci­toyens suisses – qui sont d’ailleurs appelés aux ur­nes
le plus souvent à l’initiative des élites politiques elles-mêmes (voir chap. 2.4.3).
146

3 L’importance de la communication
Après avoir considéré en détail le contexte de la politique extérieure suisse,
nous quittons à présent l’analyse « contextuelle » pour aborder de manière
plus théorique la question de l’influence des élites sur l’opinion publique. A ce
titre, un domaine de recherche sur lequel nous devons nous pencher dans ce
travail est celui des médias de masse et de leurs effets. Ce sujet revêt une grande
importance pour notre étude, puisque nous considérons les infor­mations
mé­diatiques diffusées au cours des campagnes référendai­res comme l’un des
facteurs essentiels de la formation des opinions en poli­tique extérieure suisse.
A ce propos, rappelons que l’effet des campa­gnes médiatiques constitue un
exemple paradigmatique des appro­ches top-down de l’influence des élites poli­
tiques (voir chap. 2.1.2). En abordant les diffi­cultés soule­vées par l’analyse
des mass media ef­fects, nous espérons être en mesure de mieux saisir l’impact
po­tentiel des campa­gnes réfé­rendaires en Suisse.
Pris dans une perspective plus large, le débat sur l’influence des mass
médias se concentre sur l’une des séquences du processus de formation des
opinions, que nous appel­lerons pour sim­plifier ‹ persuasion › (voir chap. 4.3).
Ceci exige de placer auparavant la diffusion des informa­tions média­tiques
dans un modèle global de la com­munication de masse, suggérant comment les ci-
toyens s’informent sur les en­jeux politiques (voir chap. 3.1). Ensuite, il s’agira
d’opérer une distinction entre les diffé­rents composants de la commu­nication de
masse (voir chap. 3.2). Autrement dit, il convient de se demander quels types
de messa­ges, dans quels types de médias, sont utilisés par quels types d’élites
pour influencer quels types d’audience. En effet, notre discussion du chapitre
pré­cédent a montré que le public est un acteur diversi­fié et strati­fié. Ainsi,
l’information médiatique est susceptible d’avoir un im­pact diffé­rencié sur les
dif­férents segments de l’opinion publique. Par ailleurs, les ca­racté­ristiques des
communi­cateurs, des messages et des médias se combi­nent vraisem­blable­ment
avec les ca­ractéristiques du pu­blic pour déterminer l’impact de l’information
trans­mise. C’est seulement après avoir spécifié les composants du processus
de communica­tion (autrement dit la source, le message, le canal, le récepteur
et la destination des informa­tions média­tiques) que peut se poser la question
des effets médiatiques proprement dits (voir chap. 3.3). A cet égard, il s’agira de
s’interroger sur la nature très variée des infor­mations transmi­ses par les mass
mé­dias, sur leurs fonc­tions spé­cifi­ques, ainsi que sur les biais de la communi­
cation de masse (voir chap. 3.4).
147

3.1 Place des médias dans les modèles de la communication


3.1.1 Evolution de la recherche
La recherche sur les médias constitue une discipline des sciences sociales extrê­
mement floris­sante depuis une cinquantaine d’années, particulièrement aux
Etats-Unis. En réalité, l’intérêt pour les effets des mass médias n’a fait que
suivre la croissance formidable de l’offre mé­diatique pendant cette période
– accompa­gnée il est vrai par une augmentation plus modeste de la « consom-
mation » médiatique (Neu­man and Pool, 1986 : 74–83). En particulier, l’étude
des effets médiatiques a souvent été conduite en réponse aux craintes d’une
recrudescence de la violence ou de la criminalité, dont la respon­sabilité était
attribuée aux mé­dias, tout comme la perversion des comportements sexuels,
du langage ou des valeurs morales (voir McQuail, 1977 : 71–2 ; McGuire,
1985 : 279–80 ; Jo and Berkowitz, 1994 ; Newbold, 1995). Par ail­leurs, les
intérêts propres de certaines industries ont contribué au développe­ment de
la re­cher­che sur l’efficacité des stratégies publicitaires, de sorte que les buts
propres aux sciences sociales n’ont pas toujours été la motivation première de
ce type de recherche – ceci devient immédiatement évident lorsque l’on consi-
dère les sommes gigantesques investies dans les campagnes de communication
aux Etats-Unis (McGuire, 1969 : 227 ; McGuire, 1985 : 233). En somme, le
débat sur l’influence des mass médias s’est déve­loppé de manière « dialecti-
que », souvent en réponse à des impératifs extra-scientifiques et normatifs.
En réalité, l’histoire des sciences de la communication est faite de va-et-vient
entre la perspective élitiste de la « société de masse » et la perspective pluraliste,
behavio­riste, de la « société des groupes ». Au flux et au reflux de ces deux grands
paradigmes vien­nent se superposer quel­ques « vagues » de second ordre – par
exemple les théories du two-step flow of com­muni­cation ou du public agenda-setting.
Pour sim­pli­fier, on peut distin­guer trois grandes pha­ses de recherche.
Premièrement, du début du 20e siècle à la Deuxième Guerre Mon­diale,
la recherche naissante sur les médias fait écho au développement de la presse,
à l’exposition grandis­sante du public aux médias et aux vives préoccupations
accompagnant l’irruption de chaque nouveau médium (ci­néma, puis radio).
Les mass médias sont alors suppo­sés produire des effets « hypodermi­ques » sur
leurs audien­ces, c’est-à-dire une in­fluence di­recte et massive, plus ou moins
délé­tère, s’exerçant à la ma­nière d’une « seringue hypodermi­que » ou d’une
« balle de fusil ». A une période où les moyens d’investigation scien­tifique
étaient encore très res­treints, cette quête des effets massifs s’appuyait large­
ment sur les théories de la société de masse élaborées à la fin du 19e siècle (voir
Seeman, 1966 ; DeFleur and Ball-Ro­keach, 1989 : chap. 6 ; Newbold, 1995).
De l’avis général, l’opinion publique était dé­sorgani­sée, coupée de la réalité
du monde extérieur, sté­réotypée, et démunie face au pouvoir de cen­sure et de
148

persuasion des médias (Lippmann, 1965 [1922])59. Le public apparaît comme


une audience ato­misée, composée d’individus sans lien entre eux, et placée
sous la tutelle de mé­dias tout-puissants. La relation entre médias et pu­blic
est donc conçue comme une sorte de « one-step flow of communica­tion », qui
s’apparente à la notion de « stimulus-réponse » alors en vo­gue en psychologie
expé­rimentale. Ce paradigme, contemporain des deux Guer­res Mon­diales et
de l’avènement des régimes to­talitaires, a donc vu presque naturellement se
dé­ve­lop­per les théo­ries les plus alar­mantes sur le potentiel des campagnes de
propagande idéo­logi­que (Schramm, 1973 : 126 ; De­Fleur and Ball-Ro­keach,
1989 : 160–4). Pourtant, le concept de stimulus-ré­ponse n’a jamais été établi
empi­riquement. Au contraire, plusieurs études expé­rimentales au cours de
la Seconde Guerre Mondiale (comme celles de Hovland [et al., 1949] sur les
opi­nions des soldats améri­cains) ont commencé à suggérer que la modification
des attitudes par l’information mé­diati­que n’était pas chose aussi aisée que
l’approche domi­nante de l’époque ne le supposait.
Une deuxième phase de recherche voit le jour avec l’essor des études
de sociologie électorale aux Etats-Unis. Le milieu des années 1940 inaugure
une période de scepticisme à tous crins face aux conclusions du one-step flow,
et voit se propager la thèse des effets négligeables des mass médias. A l’Université
de Columbia, Lazarsfeld et ses collègues (1952 [1944]) montrent par exemple
que la campagne pour l’élection présidentielle de 1940 a eu un effet très
modeste sur les votants, qui se sont déterminés plutôt sur la base de leurs
caractéristiques so­ciales ou de discus­sions inter-personnelles. L’impact des
médias doit être largement relativisé, puisque « the group which the cam-
paign manager is presumably most eager to reach – the as-yet unde­cided
– is the very group which is less likely to read or listen to his propaganda.
(…) In­sofar as cam­paign propaganda was intended to change votes, it was
most likely to reach the people least sus­cep­tible to such changes. It was least
likely to reach the people most likely to change » (Lazars­feld et al., 1952 :
124–5). Les conclusions de l’école de Columbia peu­vent se résumer en trois
points. (1) Les caractéris­tiques sociales prennent une part prépondé­rante dans
la détermination du vote (« a person thinks, politically, as he is, socially »). (2) La
59
Avec les mass médias de son époque, en par­ticulier la presse, Lippmann pensait tenir
l’une des causes des stéréotypes : « The newspapers are regarded by democrats as
a panacea for their own defects, whereas analysis of the nature of the news and of
the economic basis of journalism seems to show that the newspapers necessarily and
inevita­bly reflect, and therefore, in greater or lesser measure, intensify, the defective
organization of public opinion ». En effet, la presse ne fait qu’accentuer les faiblesses
matérielles et cognitives de l’homme de la rue, notamment « the limitations of social
contact, the com­paratively meager time available in each day for paying attention to
public affairs, the distortion arising because events have to be compressed into very
short messages, the difficulty of making a small vocabulary express a complicated world,
and finally the fear of facing those facts which would seem to threaten the established
routine of men’s lives » (Lippmann 1965 [1922] : 18–9).
149

campa­gne n’a qu’un effet limité (« conversion is, by far, the least frequent result »).
(3) Les relations inter-personnelles jouent un rôle im­portant dans la prise
de décision individuelle (« more than anything else people can move other people »)
(La­zarsfeld et al., 1952 : 27, 104, 158). Les mo­difications apportées plus tard
à ce modèle par l’Ecole de Michigan (e. g. Campbell et al., 1985 [1964]) ne
changent rien de fondamental au rôle présumé des médias dans la formation
des opinions (Fishbein and Ajzen, 1981 : 258–9). Ce rôle reste marginal en
regard de l’emprise des apparte­nances sociales et de l’identification partisane,
qui filtrent l’information transmise par les médias et « verrouillent » ainsi la
décision de vote. L’effet principal des campagnes est donc le renforcement des
attitudes pré-exis­tantes, bien da­vantage que leur conver­sion.
En somme, la vision sociale de l’école de Columbia reflète la tendance
behavioriste de l’époque, et ap­porte son soutien à la théorie pluraliste de la
démocratie en montrant que les ci­toyens ne sont pas des individus isolés,
mais qu’ils sont insérés dans un tissu social où le « groupe primaire » remplit
une fonction intégratrice (Katz and Lazarsfeld, 1995 [1955] : 128–33). C’est
l’heure de gloire du paradigme beha­vioriste et pluraliste, illustré notamment par la
théo­rie des groupes (e. g. Truman, 1968 [1951]) et par la théorie du two-step flow
of communi­ca­tion (Katz and Lazarsfeld, 1995 [1955]). Selon ces théories, les
mass médias ne sont qu’une variable parmi d’autres – en particulier le milieu
social – sus­ceptibles de renforcer les opi­nions pré-établies des individus. De fait,
jusqu’au milieu des années 1960, en même temps que prennent forme les
théories du choix rationnel (voir chap. 4.1.2), l’évidence empiri­que s’accumule en
faveur d’un mo­dèle « transaction­nel » soulignant l’inefficacité des campagnes
de persua­sion politique (Biocca, 1988 : 54–8 ; Stewart and Ward, 1994 :
332). Si l’effet des mass médias n’est pas strictement exclu, on ad­met que
l’information médiatique n’est pas une cause suffi­sante (ni même nécessaire)
des mouvements de l’opinion publique, et que ses effets sont neu­tralisés par
l’interférence d’une foule de facteurs préexistants, touchant aux relations
so­ciales, aux sys­tèmes de culture et de croyances, aux groupes de référence,
etc. (McQuail, 1977 : 73). A noter que cette vision correspond davan­tage à la
recherche américaine qu’à la recherche menée en Europe, où le behavio­risme
ne s’est pas véritablement implanté et où sub­siste une influence impor­tante
de la pensée mar­xiste (Blumler, 1995 [1981] : 47).
En fin de compte, l’approche des mediating factors appa­raît comme
essentiellement conser­vatrice, et considère les mass médias comme des agents
contribuant à renfor­cer les condi­tions existantes (Blumler and Gure­vitch,
1996 : 121). En falsifiant graduellement le modèle hypo­dermique (Katz and
Lazarsfeld, 1995 [1955] : 125), l’approche behavioriste est moins « totali­sante »
(à l’instar des théories élitistes ou marxistes) que « dissolvante », en ceci qu’elle
disperse les sources d’influence et dissémine les causes des relations de pouvoir
(Gitlin, 1995 [1978] ; Dalton, 1991). De plus, la profusion d’explications
fragmentaires, « in-between », avancées au cours de cette phase de recherche a
150

eu pour conséquence de décourager certaines institutions (toujours préoccupées


de connaître les effets des médias dans des do­maines sensi­bles comme la
criminalité) et de pro­voquer un certain pessimisme au sein même de la com-
munauté des cher­cheurs : « We shaped insights into hypotheses and eagerly
set up research designs in quest of the additional variables which we were sure
would bring order out of chaos and ena­ble us to describe the process of effect
with sufficient preci­sion to diagnose and predict. But the vari­ables emerged in
such a cataract that we almost drowned » (Klapper, 1966 : 474).
A peine commençait-on à tirer les leçons de cette deuxième phase de
recherche qu’une troi­sième approche s’est imposée. Selon McQuail (1977 :
73–4), la reconsidéra­tion de la question des mass media effects repose sur deux
critiques fondamentales adressées à la méthodologie en vogue dans la discipline.
Premièrement, si les médias exercent des effets très modestes, les méthodes
d’observation doivent être plus précises. Deuxièmement, ces méthodes ne
doivent pas se limiter à détecter des changements de court terme se produisant
chez les individus. En quelque sorte, la recherche depuis la Deuxième Guerre
Mondiale était « condamnée » à ne dé­tecter que des effets très modestes : « It
has looked to « effects’ of broadcast programming in a spe­cifically behaviourist
fashion, defining « effects’ so narrowly, microscopically, and directly as to make
it very likely that survey studies could show only slight effects at most. It has
en­shrined short-run ‹ effects’ as ‹ measures’ of ‹ importance’ largely because
these ‹ effects’ are measurable in a strict, replicable behavioural sense, thereby
deflecting attention from larger social meanings of mass media production »
(Gitlin, 1995 [1978] : 21). Parmi d’autres, Todd Gitlin a ferme­ment dénonçé
une forme de collusion entre la socio­logie behavio­riste améri­caine et le capita­
lisme des consortiums médiatiques : « the majority of American-based re­search
was, and to an extent still is, based on an administra­tive model, funded by the
media indus­tries them­selves » (Newbold, 1995 : 118).
Les années 60 voient donc l’émergence d’une littérature « relativiste »,
ou « phénoméniste », qui se libère d’une approche braquée sur des effets directs
et de court terme et reconnaît la multi­plicité des effets médiatiques – ceux-ci
variant suivant le contexte, la pé­riode et la méthode d’observation (Klapper,
1966 : 476 ; Perry, 1988 : 252). Or, ce changement de paradigme a de sérieu­ses
implica­tions pour la place des médias dans les systèmes de communication.
No­tamment, en pas­sant d’une perspective de court terme à une pers­pective
de long terme, l’influence des com­muni­cations inter-personnelles devrait être
relativi­sée par rapport à l’influence mé­diatique (Lang and Lang, 1981 [1959] :
332–5). En effet, une bonne partie des effets déployés par les médias pourrait
bien se produire entre les campagnes électorales où ils sont générale­ment
mesurés, et ces effets pourraient s’avérer cumulatifs – comme l’affirme la media
cultivation theory (voir Gerb­ner et al., 1994). De plus, s’inspirant des travaux en
sciences cogniti­ves, en psy­chologie so­ciale, ou des théories de l’action collective,
151

la recherche sur les médias s’est enri­chie de nombreux terrains d’enquête (voir
McLeod et al., 1994).
Comme l’impact des mass médias était désormais considéré comme
dépendant du contexte d’observation, il convenait d’en dégager les dimensions
principales. McQuail (1977 : 70–1) en dé­nombre au moins trois. (1) On peut
distinguer entre ‹ effets › et ‹ efficacité › (effectiveness), c’est-à-dire entre n’importe
quelles conséquences des médias et leur capacité d’atteindre cer­tains objectifs
prédéterminés. (2) On peut observer les effets médiatiques à différents niveaux,
variant entre l’individu, le groupe, les institutions, la société ou la culture ; ce
faisant, il s’agit de préciser quel type d’influence les médias sont susceptibles
d’exercer. (3) On devrait égale­ment spécifier quelle est la direction des effets
mesurés : « Are the media changing some­thing, preventing something, facili-
tating something or reinforcing and reaffirming some­thing ? [A] ‹ no change’
effect can be as signi­ficant as its reverse and there is little doubt that in some
respects the media do inhibit as well as promote change » (1977 : 71). Ces
clarifica­tions apportées au contexte des effets médiati­ques se sont avérées d’une
grande uti­lité. Pour chaque contexte, la recherche s’est employée à identifier
les facteurs contribuant à promou­voir ou à inhiber l’impact des messages
médiati­ques. Dans le cadre de cette étude, notre inté­rêt se por­tera en prio­
rité sur les facteurs concernant les effets observables des mé­dias sur les at­titudes et le
compor­tement politique des individus, dans une perspective de court terme.
En réalité, l’affrontement entre les parti­sans d’une vision pluraliste-beha­
vio­riste et les tenants d’une approche élitiste s’est focalisé en grande partie sur
le rôle respectif des médias et des échanges inter-personnels dans la for­mation
de l’opinion pu­blique. Certes, cette foca­lisation a pour conséquence d’obscur­
cir d’autres processus importants – les effets « institution­nels » ou « cogni­tifs »
des médias, leur fonction d’intégration sociale, etc. Nous reviendrons plus
loin sur cette large pa­lette d’effets médiatiques (chap. 3.3). Auparavant, nous
concentrons notre atten­tion sur l’influence compa­rée des mass médias et des
conversations privées entre indivi­dus.

3.1.2 L’influence des médias versus le « two-step flow of


­communication »
Après la thèse élitiste de l’omnipotence des médias face à une société atomisée
et démunie, la vision sociale de l’Ecole de Columbia a opéré un renversement
complet de cette perspec­tive. Depuis sa première formulation dans The People’s
Choice (Lazarsfeld et al., 1952 [1944]) et son élaboration dans Personal Influence
(Katz and Lazarsfeld, 1955), le modèle du two-step flow of communication a été
l’une des hypothèses les plus citées de toute la littéra­ture socio­logique ou
politique (Merten, 1988 : 610–1). Ce modèle réduit à la portion congrue
le rôle des médias dans la formation de l’opinion publique, non seulement
à l’occasion des campagnes électorales, mais aussi sur des thèmes de la vie
quotidienne comme la mode, les produits de consommation, le cinéma, etc.
152

Ce qui compte avant tout, dans le domaine de la persuasion, ce sont les


communications inter-personnelles : « In the last analysis, more than anything
else people can move other people. From an ethical point of view this is a
hopeful aspect in the serious problem of propaganda. The side which has the
more enthusiastic sup­porters and which can mobilize grass-root support in
an expert way has great chances of suc­cess » (Lazarsfeld et al., 1952 : 158).
Ainsi se dégage l’image d’un public bien intégré, où les indivi­dus reçoivent un
grand nombre de « micro-influences » (molecular pressures) exercées dans leur
environne­ment proche – en somme, cette image n’est pas loin de suggérer
un certain dé­terminisme social. Cependant, nous verrons que le modèle proposé
par les chercheurs de Columbia peut être qualifié de « ré­ductionniste ». Bien
qu’il repose sur un petit nombre d’assertions, les hy­pothè­ses qu’on peut en
dériver sont nombreuses et ont été testées le plus souvent de façon iso­lée60.
C’est pourquoi « la structure exacte du modèle et les processus par lesquels
les mécanis­mes inter-personnels opèrent ont plutôt évolué pièce par pièce »
(Rob­inson, 1976 : 305 [NT]). Nous focalisons ici notre attention sur trois
implica­tions majeures du modèle original.
1) Les médias sont relayés par les leaders à destination du public dans son ensemble :
« ideas often flow from radio and print to the opinion leaders and from
them to the less active sections of the population » (Lazarsfeld et al.,
1952 [1944] : 151). A cet égard, soulignons que l’hypothèse du two-step
flow a été formulée avant l’irruption de la télévision dans la vie quo­tidienne
des Américains, à une époque où le public était moins « éduqué » et
moins « dépen­dant » des médias (Robinson, 1976 : 304). Autrement
dit, la conclusion de Katz et Lazars­feld (1995 : 129 ; Lazarsfeld et al.,
1952 : 51) sur l’exposition différentielle aux médias devrait être révi­sée :
désormais, l’ensemble des individus reçoit l’information médiatique de
façon directe. Même si cer­taines différences sub­sistent entre plusieurs
catégories d’individus en termes d’exposition aux médias, elles sont re­
lativement faibles (Robinson, 1976 : 312 ; Merten, 1988 : 628). Tous les
individus subissent po­tentiellement une influence média­tique directe sur
leurs jugements, sur leurs valeurs ou leurs comportements (Bandura,
1994 : 78–80 ; Schenk, 1987 : 259).
2) Les médias informent, les leaders influencent : les contacts inter-personnels
constituent la principale source d’influence reportée par les individus,
qu’ils soient leaders ou non (Katz and Lazarsfeld, 1995 [1955] : 129–31).
Selon Robinson, la distinction entre « information » et « influence »
est plus subtile que ne le suggèrent les pères du two-step flow, et rien ne
justifie a priori de limiter conceptuellement le nombre et la nature des
60
De façon plus générale, Merten (1988 : 617–9) démontre que l’hypothèse des chercheurs
de Columbia est composée en réalité de deux hypothèses distinctes. Ainsi, un véritable
test du modèle passe par la vérification simultanée de ces deux hypothèses, et conduit
à mettre à l’épreuve une douzaine d’hypothèses implicites.
153

relations et des acteurs pris en considération (1976 : 307–8). Robinson a


donc analysé les communications verticales et hori­zontales entre quatre
types d’acteurs : médias, opinion givers, opinion recei­vers et « indi­vidus
isolés ». Il s’avère que « les sources inter-personnelles prévalent sur les
sources médiatiques quand les deux types de sources sont comparées
ou sont en conflit. Cependant, cette condition du ‹ quand › doit être
soulignée » (1976 : 315 [NT]). En effet, dans un contexte naturel, les
individus tendent à être exposés davantage aux messages médiatiques
qu’aux influences inter-personnelles. De façon analogue, Merten (1988 :
628–31) élabore un mo­dèle où sont repré­sentées aussi bien les relations
verticales entre des ac­teurs de différents niveaux d’attention politique
(influence et information) que les relations horizontales entre des acteurs
de même niveau (opinion-sharing).
3) Une troisième implication du two-step flow postule que ce sont les leaders
d’opinion qui initient les communications inter-personnelles (Troldahl, 1966 :
611–2). Cette implica­tion, bien que rarement formulée de façon explicite,
dérive du rôle attribué aux leaders d’opinion dans le processus de com-
munication, auquel on assortit habituellement une inten­tionnalité d’influencer
(Lazarsfeld et al., 1952 : 152–3 ; Merten, 1988 : 627). Cette vision du
rôle des leaders d’opinion est consolidée par certaines études faisant
état de leur qualité de « pionniers » dans les changements de l’opinion
publique (Rogers and Shoemaker, 1971 : 185–91 ; Black, 1982 ; Rogers,
1983 : 284 ff.). Pourtant, l’évidence empirique tend plutôt à infirmer la
fonction d’impulsion du second-step attribuée ordinairement aux leaders,
dont l’influence est souvent « dif­fuse et non délibérée » (Merten, 1988 :
627). Par ailleurs, on admet géné­rale­ment l’existence d’une hiérarchie
des leaders d’opinion, ce qui implique une structure communi­cation­nelle
très imbri­quée. A cela s’ajoute que le rôle de leader d’opinion est très
certaine­ment dé­pendant des enjeux : un leader dans un certain domaine
a relativement peu de chances d’être égale­ment influent dans d’autres
domaines (Katz and La­zarsfeld, 1995 [1955] ; Dahl, 1961 ; Polsby,
1970). Ainsi, dans un grand nombre de situations, les rôles de giver
et asker tendent à être échan­gés relativement souvent (Merten, 1988 :
627–8). La situation standard est celle que l’on peut dé­crire comme une
re­lation de opinion-sha­ring entre individus partageant le même niveau
d’attention politi­que (Lenart, 1994 : 42). Toutefois, pour peu que de
vérita­bles pro­ces­sus d’influence aient lieu (opi­nion-gi­ving), « the general
direction of interperso­nal at­tempts, then, does flow downward rather
than upward » (Robin­son, 1976 : 317).
Malgré son immense popularité, l’hypothèse du two-step flow n’a quasiment
jamais été infir­mée, ce qui laisse Merten songeur : « Gemessen an den sicherlich
weit über hundert empiris­chen Überprüfungen hätte für diese Hypothese alle­
mal eine Falsifikation oder eine Unbeden­klichkeitserklärung vorliegen müssen.
154

Da dies ersichtlich nicht der Fall ist, muss daraus ges­chlossen werden, dass die
empirische Überprüfung der Hypothese selbst problematisch ist » (1988 : 611).
De fait, l’hypothèse de Lazarsfeld et ses collègues ne se prête pas directement
à une vérification empirique (Troldahl, 1966 : 610). Un véritable dé­faut de
formalisation et de concepts opérationnels a donc nécessité des amé­nagements,
abou­tissant systématiquement à des modèles plus com­plexes (multi-step flow).
Certains modèles sont encore relativement fidèles à l’hypothèse de départ
(e. g. Rosenau, 1961), tandis que d’autres s’en distancient plus nettement
(e. g. Merten, 1988). Par exem­ple, conscient de l’extrême sim­plification
du two-step flow, Rosenau imagine un four-step flow où s’insère, en plus des
étapes distinguées précé­demment, une relation dialectique entre les médias
et les élites (opinion-makers) (1961 : 8). Pour sa part, Deutsch (1968 : 101–11)
conceptualise la communi­cation de masse comme un flux d’information se
déversant en cascade entre cinq niveaux ou cinq « strates » de la société : l’élite
socio-économi­que ; l’élite politique et gouver­nementale ; les mass médias ;
les leaders d’opinion ; la popu­lation. Les liens existant entre ces niveaux se
prêtent à une interprétation systémique (top-down) des rap­ports sociaux, où « les
communications circulent plus librement au même niveau que d’un niveau
à un autre ; et elles transitent plus facilement depuis les cou­ches supérieures
dépositaires du pouvoir vers les échelons inférieurs que l’inverse » (Deutsch,
1968 : 101 [NT]). Certes, comme dans tout modèle systémique, il existe des
proces­sus de feed­back, transmettant par « capillarité » la réaction de chaque
niveau vers les strates supé­rieures (Put­nam, 1976 : 139). Mais « l’influence »
en tant que telle s’exerce du haut vers le bas, et ce d’autant plus efficacement
que la dis­tance structurelle entre les niveaux est minimale (Deutsch, 1968 :
104–9 ; McClosky and Brill, 1983 : 422 ; Wessels, 1995b).
Il découle du modèle de Deutsch que les mé­dias ont un impact sur
la population dans son en­semble, mais surtout par le relais des leaders d’opinion.
Lorsque leurs messages touchent directement le public, ils ont plutôt pour
effet de renforcer les informations transmises de leur côté par les leaders
d’opinion. Cependant, Deutsch apporte une retouche importante au mo­dèle
original : selon lui, la communication s’établit plus fréquemment à l’intérieur
des catégo­ries sociales qu’il distingue (c’est-à-dire parmi les leaders d’opinion
et parmi les « suiveurs ») que d’une catégorie à l’autre. En somme, il y a de
sérieuses raisons de penser que les deux types de communication (vertical
et horizontal) se produisent simultanément, et non séquen­tiel­lement (comme
l’affirment Katz et Lazarsfeld)61. Dans cette perspective, Merten (1988)

61
En revanche, Deutsch ne remet pas réellement en cause l’idée que les opinion followers
et les opinion leaders communiquent parce qu’ils partagent le même statut social. Cette
idée découle du fait que les deux catégories d’individus sont représentées de manière
équilibrée dans toutes les couches sociales (Katz and Lazarsfeld 1995 : 128), ce qui
tendrait à prouver que les échanges inter-personnels s’établissent plus aisé­ment et plus
fré­quemment entre des leaders et des followers de même statut social (Rogers and
155

affirme qu’il existe deux modes de communication (horizontal et vertical) et


trois formes de communication (information, opinion-giving, opinion-sharing). La
fonction d’information, de type horizontal (chaque in­dividu est exposé à des
informations médiatiques ou personnelles correspondant à son propre niveau
dans la hié­rarchie sociale), s’oppose à la fonction d’opinion ou d’influence, de
type vertical (chaque indi­vidu peut solliciter ou recevoir une opinion « d’en
haut » l’aidant à in­terpréter ou à prendre po­sition sur une information reçue
préalable­ment). Par ailleurs, trois nouveaux types d’acteurs s’ajoutent aux
médias, aux leaders et aux followers : les « communicateurs », qui transmettent aux
médias leurs opinions ou celles de certains leaders ; les leaders d’opinion « fictifs »,
qui ne s’expriment qu’au travers des médias ; les individus « isolés », qui corres-
pondent à cette partie du public n’appartenant ni aux leaders d’opinion, ni
aux followers, mais qui peut être atteinte par les médias62. Par ailleurs, le modèle
conçoit qu’il existe une hiérarchie des leaders d’opinion : chaque leader peut
subir l’influence d’un leader de niveau supérieur. Ensuite, Merten reconnaît
qu’il est extrêmement délicat de distinguer les informations des opinions. Ainsi,
les mass médias informent l’ensemble des individus, mais peuvent aussi trans-
mettre des opinions – notamment à destination des individus « isolés », pour
lesquels certains leaders fictifs peuvent jouer un rôle de supplémentation aux
contacts inter-personnels. De même, les leaders d’opinion sont susceptibles
de transmettre également des informations à leurs followers (Merten, 1988 :
622). Dans la pratique, toutefois, il est sans doute très difficile de distinguer
les opinions des informations, notamment parce que les opinions constituent
souvent une sorte de « méta-information » sur l’information divulguée par
les mass médias, tandis que les informations factuelles favorisent à leur tour
la formation d’opinions – cette analyse rejoint la distinction entre persuasive
mes­sage et cueing message (Zaller, 1992) (voir chap. 4.3).
Quoi qu’il en soit, ce modèle ne reconnaît pas aux leaders d’opinion la
fonction de gate-keeper que leur attribuaient les auteurs de Columbia, puisque
tout individu est susceptible de recevoir une certaine quantité d’information
directement depuis les médias. Eclairée de cette manière, la communication de
masse s’effectue au travers d’un multi-step flow comprenant peut-être quatre ou
cinq étapes (e. g. Rogers, 1973 : 296). La multiplication des niveaux d’analyse a

Shoe­ma­ker 1971 : 210–2). Or, cette conception « pluraliste » est sans doute erronée
(Merten 1988 : 619).
62
Ces personnes ne sont toutefois considérées comme « isolées » que dans la mesure où
elles ne sont pas en rapport direct avec des leaders d’opinion (Merten 1988 : 629–30).
En revanche, rien n’implique que de telles personnes ne puissent être en contact les
unes avec les autres, et ne puissent échanger des informations ou des opinions (opinion-
sharing). Notons en passant que les personnes « isolées » – un terme assez malheureux,
à notre avis – ne constituent guère un groupe marginal au sein du public ; environ la
moitié de la population pourrait se limiter à entretenir des relations de opinion-sharing
avec d’autres individus (Robinson 1976 : 312).
156

donné lieu à un foisonne­ment de typologies et de catégories d’individus jouant


des rô­les particuliers dans les processus de communication de masse. En même
temps, les di­vergences dans les méthodes et les définitions opérationnelles des
différentes recherches ex­pliquent pourquoi la taille estimée du groupe des
leaders d’opinion par rap­port à la population est aussi variable – entre 11%
et 57% dans les 15 étu­des analysées par Merten (1988 : 615–6). Bien que plus
satisfaisante sur un plan concep­tuel, cette complexification du modèle original
pose donc de nombreux problè­mes d’opérationalisation et de modélisation. En
effet, si l’enjeu est de saisir les effets glo­baux de la communica­tion de masse, ce
processus doit être à son tour inséré dans un total infor­mation flow comprenant
également certains éléments contex­tuels et collectifs, tels que les interactions
entre groupes et la percep­tion par les individus du climat de l’opinion (voir
Huckfeldt and Sprague, 1987 ; Lenart, 1994 : chap. 8).
A ce propos, il est vraisemblable que la percep­tion du climat de l’opinion
au niveau national dépend essentiellement de l’exposition aux médias, tandis
que la perception du climat au ni­veau local est plutôt le résultat des com­muni­
cations inter-person­nelles (Deutsch and Merritt, 1965 : 154 ; Lenart, 1994 :
109). Cette distinction suggère que l’un ou l’autre des moyens de communication
est susceptible d’être prédominant sous certaines conditions. Ainsi, l’exposition
préférentielle à l’information médiatique ou inter-personnelle pour­rait varier
suivant les enjeux (Dahl, 1961 : 263), le degré d’actualité d’un événement,
le man­que de structuration d’une si­tuation, le risque impliqué par une déci­
sion, ou la crédibilité et l’accessibilité d’une personne de référence (Merten,
1988 : 620–4). En particulier, le rôle de la saillance des enjeux a fait l’objet de
plusieurs hypothèses contradictoires. Une ma­jorité des études empiriques si­
gnale cependant une relation positive entre l’importance des événe­ments et
l’utilisation préfé­ren­tielle des médias (Schenk, 1987 : 254–9). Par exemple, la
théorie de la dépendance (media system dependency theory) suggère, à l’inverse de
Merten, que les indivi­dus se réfèrent plus intensément aux sources médiatiques
« lorsque l’environnement social est ambigu, menaçant et/ou lorsqu’il change
rapidement » (DeFleur and Ball-Rokeach, 1989 : 316 ; voir aussi Katz et al.,
1995 [1974] : 170 ; Blumler and Gurevitch, 1996 : 133–4). A noter que le
besoin subjectif d’orientation, même s’il entraîne une exposition supérieure
à l’information médiatique, ne garantit pas que cette information aura un
impact sur les attitudes des individus (Schoenbach and Weaver, 1985 ; voir
cependant Kruglanski, 1996).
Pour résumer ce premier tour d’horizon, on peut souligner quatre
caracté­ristiques essentielles de la communication de masse. (1) Il existe une
hiérarchie des leaders d’opinion ; chaque leader est sus­ceptible de se tourner vers un
leader de niveau su­périeur. (2) Les leaders d’opinion sont présents dans toutes
les couches so­cia­les – ce qui n’empêche pas qu’il existe une cer­taine différence
de statut entre les leaders et leurs followers. (3) Les leaders d’opinion sont re-
lativement issue-specific. A noter toutefois que les leaders d’opinion sont plus
157

fréquem­ment actifs dans plusieurs domaines que cela n’est théori­quement


prévisible. Il se peut que les lea­ders possèdent une « compétence communi­
cation­nelle » générale, relati­ve­ment indépendante des enjeux (Merten, 1988 :
625) ; ce « po­lymorphisme » (Rogers, 1983 : 288) mettrait en doute une vision
purement plura­liste de la communication de masse. (4) L’importance relative
des communications médiatiques et inter-personnelles dépend de varia­bles
concernant la source des messages, le canal par lequel ils transitent, ainsi que
certaines ca­ractéris­tiques des ré­cep­teurs. Ces composants de la com­munica­tion
seront examinés au chapitre 3.2.

3.1.3 La communication est une dimension de l’activisme ­politique


Les principales critiques adressées au modèle du two-step flow s’appuient
essentiellement sur l’inadéquation entre les présupposés du modèle et la réalité
empirique mise en évidence par un nombre crois­sant d’études. Sur un autre
plan, certains chercheurs en psychologie sociale ou dans d’autres disciplines
ont aussi mis en cause les biais méthodologiques sous-ja­cents à une comparaison
de l’efficacité des messages inter-per­sonnels et médiatiques (voir McGuire,
1969 ; Gitlin, 1995)63. Cependant, les révisions apportées au modèle original
ont abouti à de nou­veaux modèles où les rôles des ac­teurs et les processus de
la commu­nication, aussi diffé­renciés soient-ils, restent relativement figés et
dissociés des concepts dé­veloppés pour l’étude des comportements politiques.
Dans cette section, nous soulignons les conver­gences possi­bles entre les processus
de com­munication et les mécanismes de la participation politi­que.
De manière générale, la distinction fondamentale entre communication
médiatique et inter-personnelle est sans doute artificielle, notamment parce
que toute communication est médiati­sée, même dans les situations face-to-face
(Lievrouw and Finn, 1990). En d’autres termes, cette distinction ne repose
guère sur une réelle dimension des processus de communication. Pour Lievrouw
et Finn (1990 : 49–54), les diverses formes de communication se différencient
principalement selon trois dimensions : la temporalité, l’engagement (involvement)
et le contrôle. Selon ce schéma d’analyse, les contacts inter-personnels se

63
Selon Gitlin (1995 : 25), la théorie du two-step flow se caractérise par cinq présup-
posés, dont l’un érige en rè­gle la commensurabilité des modes d’influence. Or cette
comparabilité des sources d’influence – qui seraient du même ordre, et pourraient être
décrites comme plus fortes ou plus faibles – doit être sérieusement mise en doute. Par
ailleurs, McGuire soutient que les changements d’attitude observés en laboratoire sont
systémati­que­ment plus importants que les changements observés sur le terrain. Or,
« there is a strong tendency for mass me­dia effects to be tested mostly in field situations,
while face-to-face com­munication effects tend to be tested in the laboratory » (1969 :
231). Le problème est que les interactions entraî­nées par les effets de multiples varia-
bles du « monde réel » sont absentes des dispositifs expérimentaux et « empê­chent la
généralisation des résultats de laboratoire au terrain » (Perry 1988 : 260), c’est-à-dire
au domaine d’investigation des sciences sociales.
158

distinguent surtout par leur degré élevé d’engagement (1990 : 51). Cependant,
la variable « engagement » peut se concevoir non seulement comme une
dimension générale des modes de communication, mais également comme
une disposition individuelle relativement stable (Roser, 1990 : 575). Dans cette
pers­pective, plusieurs études semblent indiquer que l’intensité du rôle de leader
d’opinion n’est qu’une dimension parmi d’autres du degré de participation politique (e. g.
Robinson, 1976 ; Black, 1982 ; Rogers, 1983). Plus précisément, le fait de
conseiller ou de persuader d’autres in­divi­dus est une activité poli­tique corrélée
aux autres activités connues (vote, parti­cipation à des meetings, soutien finan­
cier à un candidat, etc.). En substance, les individus plus « ac­tifs » du point de vue
des com­muni­cations inter-person­nelles sont également plus engagés dans d’autres modes
d’activisme poli­tique.
Ce ré­sultat rejoint l’analyse de Marsh et Kaase (1979a) dans le classique
Po­liti­cal Ac­tion. Ces au­teurs mesurent l’activisme politique conventionnel sur une
échelle de Gutt­man – ce type d’échelle convient pour mesurer un concept sur
la base d’items (en l’occurrence la participa­tion à différentes formes d’action
politique) qui peuvent être ordonnés et cumulés (voir Bar­nes and Kaase, 1979 :
538–9). Il apparaît que, pour les cinq pays étudiés (Pays-Bas, UK, USA, RFA et
Autri­che), l’activité consistant à s’informer de la vie poli­tique dans les journaux
est la plus « basi­que » des sept formes d’activité retenues, c’est-à-dire qu’elle
occupe l’extrémité infé­rieure de l’échelle de participa­tion (juste au-dessus de
la non-participation). Le fait de dis­cuter de poli­tique avec des amis constitue
l’échelon suivant dans tous les pays, alors que le fait d’essayer de convaincre
des amis de voter comme soi-même est placé plus haut dans l’échelle, à des
degrés divers suivant les pays (Marsh and Kaase, 1979a : 85). De fait, les diffé­
rences entre les pourcentages réels et les pourcenta­ges prédits par l’échelle
de parti­cipation conven­tionnelle sont minimes, ce qui tend à prouver que les
diverses formes de parti­cipation sont effective­ment cumu­latives. En d’autres termes,
le fait de tenter d’imposer son point de vue auprès de ses amis présuppose le
fait de discuter avec eux, ce qui à son tour présuppose le fait de lire la rubrique
politique des journaux, alors que les condi­tions inverses ne sont pas vraies dans
une bonne partie des cas. Ce profil des personnes les plus actives correspond
assez fidè­lement à celui prêté dans la litté­rature aux leaders d’opinion : ces
individus lisent la presse, discutent de politique avec des amis et cherchent à
les convaincre de voter dans leur sens. Ceci étant, les individus qui participent
à des discus­sions politiques sans chercher à convain­cre (les opi­nion-sharers) n’en
lisent pas moins, eux aussi, l’information politique dans les quotidiens. Et de
la même façon, ceux qui généralement s’abstiennent de prendre part à des
discussions po­litiques n’en sont pas moins des lecteurs de la presse dans trois
quarts des cas. A une vision « segmentée » des diffé­rents publics se substi­tue
une vision « concentrique », où le noyau central est constitué des indivi­dus
les plus actifs – les leaders d’opinion.
159

Cette analyse possède bien sûr ses limites – par exemple, l’échelle ne
prend en considération que les journaux, et non pas les médias dans leur
ensemble ; néanmoins, on peut imaginer que l’exposition à d’autres médias
importants (e. g. la télévision et la radio) obéit également à la logique de l’échelle
d’activisme, en ce sens que leur utilisation est très répandue et relative­ment
peu « contraignante » (i. e. ne présuppose pas de compétences particu­lières,
réservées à des individus actifs sur le plan politique). Quoi qu’il en soit, l’échelle
de participation politique conventionnelle démontre assez clairement que la
fonction de leader d’opinion peut se comprendre comme une forme d’activisme relativement
intense, qui constitue à son tour une « pré-condition » à des formes d’engagement
encore plus intenses et contraignantes – par exemple, participer à une cam­
pagne électorale ou assister à des meetings politiques. C’est probablement
parmi les leaders d’opinion que l’on trouve le plus d’indivi­dus entretenant
des contacts personnels avec les éli­tes politiques – une forme de participation
politique particu­lièrement intense (voir Put­nam, 1976 : 148–9). De plus, une
telle conception de l’utilisation des médias et des canaux informels est compati­
ble avec les résultats d’autres tra­vaux. Par exemple, Converse (1967 [1962] :
152–5) observe également que l’utilisation de différents médias ré­pond à la
logique des échelles de Guttman, et relève une corrélation très forte entre
l’exposition à l’information médiatique (i. e. le nombre de médias utilisés) et
la propension à assumer le rôle de leader d’opinion. Enfin, dans la mesure où
les formes d’activisme plus contraignantes pré­suppo­sent l’engagement dans
d’autres formes qui le sont moins, on comprend pourquoi « le fait de donner
une opinion et le fait d’en recevoir sont intercorrélés avec une telle intensité »
(Ro­bin­son, 1976 : 311 [NT]).
Notons à ce stade que le degré de participation politique ne constitue
pas une propriété abso­lue, que l’on pourrait attribuer aux individus une fois
pour toutes. D’une part, il se produit une évolution du degré de participation
durant le parcours de vie des individus (Marsh and Kaase, 1979b : 111).
D’autre part, le statut de leader d’opinion dépend bien davantage de variables
situationnelles et relationnelles que de variables individuelles (Merten, 1988 :
620). Certes, le niveau de participation découle en partie de certains facteurs
socio-économiques ou culturels assez bien connus désormais (Verba et al.,
1978 ; Marsh and Kaase, 1979b). Mais ces facteurs ne constituent qu’un
« premier filtre » : une majorité de citoyens s’engagent dans les affaires
publiques de ma­nière sélective, selon l’intérêt qu’ils portent aux enjeux, et non
pas de façon systématique (Mottier, 1993). Ainsi, Wille (1994 : 150–2) suggère
qu’il n’existe pas d’activisme général, indé­pendant des enjeux – cependant, cet
auteur s’intéresse surtout au potentiel d’activisme, pour des formes relativement
« contrai­gnantes » (e. g. signer une pétition, assister à un meeting, etc.).
Dans cette optique, il convient de souligner que les affaires étrangères sont
vraisem­blablement l’un des domaines où l’intérêt pour les enjeux entraîne
160

tendancielle­ment le plus d’exposition à la fois aux informations mé­diatiques


et aux discussions inter-per­sonnelles (Perloff, 1985 : 190–1).
De manière générale, la discussion qui précède suggère plutôt un effet
de supplémentation entre l’utilisation des médias et les échanges inter-personnels,
et non un effet de subs­titution. En réalité, la littérature (e. g. Chaffee, 1975 :
112–3 ; Rogers, 1983 : 198–202 ; Bandura, 1994 : 78–80) propose alternative­
ment un modèle de renforcement et un modèle de compéti­tion entre les deux types
de com­munication. Ce dernier « formalise la relation entre les médias et les
sources inter-personnelles sous la forme de deux effets principaux qui sont
en compéti­tion pour influencer les individus, et dont l’un prévaut sur l’autre.
Dans l’ensemble, le résultat de cette compétition entre sources profite habituelle­
ment aux effets in­ter-person­nels, parce que l’interaction entre les individus (au
sein de leur famille, avec leurs amis) sur­passe l’influence des médias. (…) De
plus, une interaction existe peut-être entre les deux sour­ces d’information, à
savoir qu’une augmenta­tion des communi­cations inter-person­nelles devrait
contribuer à af­fai­blir l’impact des médias ». Au contraire, le modèle de ren­for­
cement postule que « plus les individus conversent à propos de l’information
récoltée au pré­alable dans les médias, plus l’impact total des médias sera im­
portant. (…) Les médias, en par­ticu­lier dans le domaine des affaires pu­bliques,
four­nissent de plus en plus la matière des conversations inter-personnel­les,
stimulant fréquemment des discussions qui n’auraient ja­mais eu lieu au­trement.
(…) Ce mo­dèle postule donc des effets d’interaction posi­tifs » (Le­nart, 1994 :
40–1 [NT]). Grâce à la popularité de l’hypothèse du two-step flow, le modèle
« compétitif » a reçu un sou­tien prolongé depuis les études des « pionniers »
(e. g. Lazarsfeld et al., 1952 : chap. 16). Toute­fois, plus récemment, dif­férents
modèles de renforcement ont été proposés (e. g. Becker et al., 1975 : 44–5 ;
Chaffee, 1981 : 194–5 ; Rice and Atkin, 1994 : 379–80), notamment dans
le cou­rant de recherche sur les effets agenda-setting (voir chap. 3.3.3). Dans
l’une des rares études empiriques cherchant à mesu­rer les interactions entre les
effets des deux sources, Lenart (1994 : 71–109) observe ex­périmen­talement
trois types d’effets, suivant les situations et les variables dépendantes prises en
considération : (1) Des effets indépendants (pas d’interaction entre les sources) ;
dans ce cas de figure, seules les discussions inter-personnel­les exercent une
influence significative sur les opinions. (2) Des effets de renforcement ; de manière
intéressante, le renforcement peut se produire dans les deux sens, c’est-à-dire
un ren­forcement des effets médiatiques par l’exposition aux sources inter-
personnelles, et un renfor­cement de l’effet des discussions par l’information
mé­diatique. (3) Des ef­fets compéti­tifs : les discussions exercent un effet inverse à
celui de l’information médiatique, par exemple en haussant ou en dépréciant,
respective­ment, l’évaluation d’un candidat64.
64
Dans une autre expérience, Lenart parvient à spécifier quelque peu les conditions sous
lesquelles les différents types d’effets se produisent. Pour cela, il convient de distin­guer
deux niveaux d’influence inter-personnelle. Premièrement, au niveau « personne à per­
161

En général, les études qui se sont penchées sur les mécanismes de la


participation politique ont donc mis en évidence un effet de supplémentation
entre l’utilisation des médias et le re­cours aux échanges inter-personnels. Ceci
nous engage à concevoir la communication de masse de manière radicalement
opposée à l’approche behavioriste exemplarisée dans The People’s Choice. Selon cet
ouvrage, les citoyens les plus actifs et les plus intéressés par la politique sont
en même temps les individus les plus exposés aux messages médiatiques et
les moins affectés par les campagnes. Or, dans plusieurs travaux plus récents,
l’exposition aux médias appa­raît comme le dénominateur commun de la grande majorité des
individus. En comparaison, la parti­cipation à des discussions inter-personnelles
ne concerne qu’une propor­tion plus restreinte des individus, tandis que l’activité
consistant à persuader son entourage ne concerne qu’un nombre encore
plus limité d’individus – probablement moins du quart de la population. En
substance, nous admettons volontiers que les leaders d’opinion s’informent
par les mass médias, mais nous réfutons l’autre principe du two-step flow selon
lequel les in­divi­dus moins ac­tifs ne reçoi­vent d’autre information que celle
issue des discussions avec les lea­ders. Pour mieux examiner cette pro­position
et répondre plus largement à la question des ef­fets médiatiques, le chapitre qui
suit dis­tingue entre les différents composants du processus de com­munication.
En disséquant les différentes ca­ractéristiques de chaque composant, nous
tenterons d’expliquer le succès variable des mes­sages persuasifs qui parviennent
aux indivi­dus.

3.2 Les composants de la communication


Comme bien d’autres contributions sur le sujet, la structure de ce chapitre
renvoie di­rectement à la formule fameuse de Lasswell, qui proposait d’étudier
la communi­ca­tion de masse en ré­pondant à cinq questions fondamentales :
« Who says what, in which channel, to whom, with what effect » (1966 [1948] : 178).

sonne », on examine l’impact des conversations des individus avec leur « interlocuteur
principal » (main discussant) – « an individual with whom they conversed most about
the elec­tion » (1994 : 58). A ce niveau, on observe une interaction entre les deux types
de sour­ces : une exposition accrue aux sources inter-personnelles atténue l’influence
des mé­dias, parce que les individus se « désen­gagent » simulta­né­ment de l’influence
médiati­que ; il convient dès lors de parler d’effets compétitifs. Deuxiè­mement, au ni-
veau « personne à groupe », Lenart souligne l’importance du degré de « cohésion » des
groupes de référence. En effet, les conversations fami­liales ren­for­cent généralement les
ef­fets des médias, tandis que les discussions avec des grou­pes moins homo­gènes peuvent
les atténuer (1994 : 86). Suivant que le degré d’homogénéité d’un groupe fa­vorise ou
défa­vorise l’influence médiati­que, on parle d’effets de rehaussement ou d’atténuation. A
noter toute­fois que ces différents types d’effets pourraient dépen­dre du type de médium
en ques­tion. Par exemple, la presse tend à supplémenter les rapports inter-person­nels,
tandis que la télévision tend à s’y substituer (Ra­faeli 1990).
162

Plus récemment, McGuire a éga­lement adopté cette appro­che pour examiner


les effets des communica­tions (personnelles, mais aussi médiati­ques) sur les
attitudes individuelles (1969 : 172–265). Cet auteur décompose le proces­sus
de communi­cation en cinq éléments : la source ; le mes­sage ; le canal ; le récepteur ;
la destina­tion. A l’exception du dernier élé­ment65, auquel nous substituerons
une discussion de la na­ture et de la fonction des effets médiatiques (voir chap. 3.
3), nous emprunterons à McGuire sa classi­fication des différents composants
de la communication. De même, nous parta­geons sa prudence vis-à-vis d’une
telle classification, qui isole artificiel­lement des éléments potentiel­lement in­
terdépendants (McGuire, 1969 : 174). Un tel pro­blème découle en grande
partie du fait que le changement d’une attitude s’insère dans un pro­ces­sus
glo­bal impliquant au moins cinq étapes comportementales (ou « médiateurs ») :
l’attention à un mes­sage (précédée normalement par l’exposition à celui-ci) ; sa
compréhen­sion ; son acceptation ; sa mémorisation ; le déclen­chement éven­tuel d’une
action (McGuire, 1969, 1981, 1985 ; Zaller, 1992 : 42–51). Ces cinq médiateurs
constituent les principales étapes du processus de traitement de l’information,
mais on peut dénombrer en fait une douzaine de média­teurs (McGuire, 1985),
comme nous le suggérons ci-après. Or, les différentes classes de facteurs associés
à la com­munication sont suscep­tibles de conditionner séparément l’issue de
chacun de ces média­teurs, et donc d’affecter l’influence d’autres facteurs lors
des étapes subséquen­tes. Dans sa forme la plus épurée, c’est-à-dire réduite
aux seuls média­teurs de la ré­ception et de l’acceptation, le modèle postule
que la probabilité d’un changement d’attitude est le pro­duit des probabilités
de rece­voir et d’accepter un message donné :
p (C) = p (R) × p (Y),

où p (C) désigne la probabilité d’un changement d’attitude, p (R) la probabilité


de réception du message et p (Y) la probabilité d’acceptation du message, sous
condition que celui-ci ait été effectivement reçu. Si l’on poursuit ce raisonnement, en
tenant compte de tou­tes les autres étapes définies pas McGuire (1985) dans
son modèle stochastique (voir Figure 3.1), on déduit que plus la réponse
comportementale à laquelle on s’intéresse est éloignée de l’exposition (i. e.
65
Par « destination factors », McGuire entend essentiellement l’échelonnement des effets
de la communication dans le temps, ainsi que le caractère plus ou moins latent de ces
effets sur les attitudes individuelles – à savoir un effet persuasif direct par opposition
à un effet indirect de renforcement de la résistance vis-à-vis d’arguments subséquents
(1969 : 252). Or, la pertinence des facteurs de destination est réduite ici par la spécifi­
cité de nos questions de recherche. En effet, comme nous le soulignions plus haut, nous
focaliserons notre atten­tion sur les effets observa­bles des médias sur le compor­tement
politique des individus, dans une perspective de court terme. Cette restric­tion a pour
conséquence d’écarter de notre analyse certains effets médiatiques, comme les effets
latents (i. e. non exprimés), retardés ou de long terme (e. g. le « sleeper effect »), ou
portant sur d’autres enjeux que les attitudes politiques des individus (e. g. les effets
« culturels », « ins­titu­tionnels », etc.).
163

Figure 3.1 : La matrice communication/persuasion (adapté de McGuire 1985 :


259, Table 1)

OUTPUT STEPS INPUT FACTORS (independent variables)


(mediating and
dependent variables)
Source Message Channel Receiver Target

Partisanship, etc.

Conferring resis-
Visual cues, etc.
Entertainment,
Attractiveness,

Ordering, etc.

Intrusiveness,

Involvement,
Intelligence,
Repetition,
Credibility,

Persistence
Power, etc.

of change,

tance, etc.
Style,
1. Exposure to the com-
munication (tuning
in)
2. Attending to it

3. Liking, interest in it

4. Comprehending its
content (learning
what)
5. Generating and
retrieving related
cognitions
6. Acquiring relevant
skills (learning how)

7. Agreeing with the


position (attitude
change)
8. Storing the change in
memory

9. Retrieving the rele-


vant material from
memory
10. Decision making
on the basis of that
material
11. Acting in accord with
the decision made

12. Postaction consoli-


dating of the new
pattern
164

l’étape initiale) dans la chaîne causale, plus sa probabilité de réalisation sera


faible. Nous re­viendrons largement sur ces questions au moment d’élaborer
notre mo­dèle de la for­mation des opinions (voir chap. 4.3). Pour l’heure, nous
conser­vons une appro­che analytique du proces­sus de commu­nication en dé-
taillant les varia­bles es­sentielles liées à chacun de ses compo­sants : la source,
le message, le canal et le récepteur.

3.2.1 Variables liées à la source : caractéristiques des ­communicateurs


Selon Blumler (1995 [1981]), les systèmes de valeurs des journalistes et des
politiciens européens présentent davantage de similitudes que de différences ;
les rôles de ces deux catégories d’élites apparaissent comme relativement bien
régulés et interdépendants (voir chap. 3.4.1). Qui plus est, le système médiatique
au niveau national et international a connu une homogénéisation croissante depuis
plusieurs décennies, de sorte que l’activité essentielle de gate-keeping attribuée
traditionnellement au métier de journaliste a sans doute perdu une grande part
de son autonomie. Certains estiment que « tous les journalistes ont les mêmes
règles de sélection » (Noelle-Neumann, 1984 : 146–51), alors qu’autres, par
exemple, ont parlé de « journalisme de meute » pour décrire la couverture
médiatique unilatérale et partisane du conflit serbo-bosniaque (Brock, 1993 ;
Merlino, 1993 : 133–45). Que ce soit sous l’emprise des grands groupes économi­
ques ou par l’effet des contraintes tempo­relles et ins­titutionnelles im­posées aux
journalistes, l’information médiatique présente aujourd’hui une forte conso­nance
et une étroite connivence avec les points de vue défendus par les autorités en
place – aux dépens de ceux avancés par les membres de l’opposition (Page
and Shapiro, 1992 : 380–1). A cet égard, il convient de relever que la crise de
confiance qui affecte les insti­tutions et les auto­rités politi­ques un peu partout
dans le monde s’accompagne généralement d’un net recul de confiance dans
les mé­dias (pour la Suisse, voir Brunner et Sgier, 1997 : 106–7).
Parallèlement à ce phénomène de consonance, les différences entre
journalistes et citoyens dans leur perception de la réalité sont parfois béantes.
Cette divergence, que Noelle-Neumann a appelé le dual climate of opinion (1981 ;
1984 : 161–6), n’est-elle pas de nature à entamer la crédibilité des médias, dès
lors que ceux-ci ne semblent prêter qu’une faible attention aux préoccupations
effectives de la population ? Par suite, dans quelle mesure le crédit attribué
aux médias conditionne-t-il leurs chances de transmettre avec succès leurs
messages persuasifs auprès des individus ? La question mérite d’être posée,
comme en témoigne l’importance accordée dans la littérature au concept
de valence de la source des messages. De fait, l’essentiel de la recherche sur les
source factors s’est pendant longtemps résumée à des expérimentations où l’on
manipulait l’attribution de la source d’un message tout en gardant constant
son contenu ; en comparaison, peu d’attention a été consacrée à l’influence
de communicateurs « réels » (McGuire, 1985 : 262). Suivant Kelman (1981
[1961] : 59–61), trois dimensions de la valence d’une source peuvent être
165

distinguées : le contrôle sur les moyens (le pouvoir, selon McGuire), l’attractivité et
la crédibilité. Ces trois dimensions sont liées à trois modes fondamentaux de changement
des attitudes (Kelman, 1981 ; Price and Allen, 1990 : 381 ff.). Le pouvoir intervient
dans le processus de conformisation (compliance), l’attractivité induit davantage
un processus d’identification, tandis que la crédibilité est déterminante pour le
processus d’internalisation.
Premièrement, la crédibilité dont jouit un communicateur auprès de
son audience augmente de façon substan­tielle l’impact de ses messages, car il
« immunise » les récepteurs contre des arguments poten­tiellement contestables.
Si la source est jugée très crédible ou très peu crédi­ble, l’individu se sert de cette
information « contextuelle » pour évaluer le message sans faire véritablement
attention aux arguments utilisés. Au contraire, si la crédibilité de la source n’est
pas évidente, les arguments seront examinés plus soigneusement (McGuire,
1969 : 182). Ceci étant, le concept de crédibilité est encore trop vague pour
en examiner les effets sur la capa­cité persuasive des messages. On peut
décomposer ce concept en deux dimensions, que nous nommerons ici « expertise’
et « objecti­vité » (McGuire, 1969 : 182–7). Il semble que l’attribution d’une
grande expertise ne suffit pas à procurer aux com­municateurs un véritable
pouvoir per­suasif, à moins d’y ajouter la reconnaissance d’une cer­taine objecti­
vité (McGuire, 1985 : 263 ; Sigelman, 1990 : 46). L’impression d’objectivité
laissée par la source est tantôt liée à un com­portement « altruiste » ou
« inhabituel », à l’autonomie ou à la consistance tem­porelle des posi­tions adoptées.
Au contraire, les sour­ces considérées comme non-objectives semblent exercer
un impact négatif sur l’opinion publi­que au niveau agrégé (Page and Shapiro,
1992 : 343–54). D’autre part, l’expertise attri­buée à une source peut exercer
une influence détermi­nante lors­que les argu­ments utilisés pa­raissent faibles,
lorsque l’information sur la source est limitée, lorsque le point de vue exposé
est largement contraire aux opi­nions initiales des récep­teurs, et sur­tout lorsque
le de­gré d’engagement des individus vis-à-vis d’un enjeu est faible (Sears and
Whitney, 1973 : 261–2 ; McGuire, 1985 : 263 ; Petty and Cacioppo, 1986 :
142–4). De l’avis de Zaller (1992 : 47), ce­pendant, les enjeux politiques sont
générale­ment si peu « en­gageants » (uninvolving) que les conditions requises
pour un traite­ment « périphéri­que » des messages (i. e. basé entre autres sur
la crédibi­lité de leur source, et non sur les argu­ments) sont presque tou­jours
remplies. Autrement dit, le crédit dont dis­posent les communi­cateurs auprès du
public pourrait souvent se ré­véler aussi impor­tant pour leur capacité d’influence
que leurs arguments (Popkin, 1991 : 61–3 ; Iyengar and Valentino, 2000). En­
suite, il appa­raît que la cré­dibi­lité de la source d’un message produit un effet
im­médiat et relativement peu du­rable (Abelson, 1959 : 74–5 ; Petty and Cacioppo,
1986 : 21–3). Par ail­leurs, une communi­cation peut s’avérer plus efficace si le
récepteur perçoit une diffé­rence d’expertise modeste entre la source et lui-même,
plutôt qu’une différence im­por­tante (McGuire, 1985 : 263). Enfin, la cré­dibilité
semble interagir avec le type de médium uti­lisé (Schenk, 1987 : 69–70).
166

L’attractivité de la source se rapporte à la motivation d’un individu


« d’acquérir une image gratifiante de soi-même, en se positionnant sur un
enjeu en fonction de la position prô­née par la source. La considération cruciale
pour celui qui adopte la position préconisée par la source est la possibilité
d’accroître son estime de soi en s’identifiant avec celle-ci » (McGuire, 1969 :
187 [NT]). A l’instar de la crédibilité, l’attractivité d’une source peut être
décom­posée en plu­sieurs dimensions : la familiarité ; la similarité ; la sympathie
(liking). En général, ces élé­ments se renforcent mutuellement, voire sont liés
entre eux de manière causale ; en particulier, la familiarité perçue de la source
semble favoriser la sympathie à son égard (1969 : 191). Prises sépa­rément, les
trois caractéristiques sont considérées par la plupart des théories comme des
ca­talyseurs importants du changement des opinions ou des comportements
(Bandura, 1994 : 76–7). Dans des circonstances normales (y compris dans la
situation des campagnes réfé­ren­daires), on peut prédire une relation positive
entre la sympathie suscitée par une source et son degré d’influence. Parmi les
personnes peu concernées par un enjeu, la sympa­thie éprou­vée à l’égard de la
source peut même servir de « signal périphérique » et favoriser très nette­ment
l’acceptation d’un message, alors que seule la qualité des ar­guments importe à
ceux qui se sen­tent impliqués vis-à-vis de l’enjeu (Petty and Cacioppo, 1986 :
143–6).
Le pouvoir attribué par les individus à la source d’un message intervient
dans le processus de « conformisation » (compliance), à savoir un mode de
changement des opinions visant à « atteindre certaines récompenses ou à éviter
certaines sanctions qui sont sous contrôle de l’agent d’influence » (Kelman,
1981 [1961] : 56 [NT]). La recherche a abordé cette variable sous différents
aspects, comme le « contrôle perçu », « l’intérêt perçu » ou la « surveillance
perçue » (McGuire, 1969 : 194). A priori, le pouvoir ne devrait induire que des
changements d’opinion superfi­ciels, mais en réalité ces changements peuvent
finalement donner lieu à une véritable inter­nalisation, et se révéler aussi pro-
fonds et durables que ceux provoqués par l’attractivité ou la crédibilité de la
source (1969 : 194) – Zinoviev (1984) fournit une excellente approche lit­téraire
de ce phénomène chez les citoyens so­viétiques. Ceci étant, le pouvoir attri­bué
à la source ne constitue pas l’élément le plus perti­nent en regard du type de
messages per­suasifs auquel nous nous inté­res­serons dans notre par­tie empirique.
En effet, les communi­cateurs engagés dans une campagne ne peuvent guère
exercer de contrôle sur les citoyens – non seulement parce que le vote est un
acte individuel « secret » échappant nor­ma­lement à toute surveillance, mais
aussi parce que les sources de communication sont multi­ples et contradictoi­
res. Cepen­dant, un aspect du pou­voir attri­bué à la source revêt une certaine
importance, à sa­voir la va­lence et la na­ture des éventuelles sanc­tions que les
campaigners associent à l’issue d’un vote. Est-ce que les menaces brandies par
les communicateurs contri­buent à faire apparaître ceux-ci comme plus puis­
sants et à favoriser la conformisa­tion des indivi­dus à leur point de vue ? Et si
167

tel est le cas, quelle est l’efficacité relative de sanctions positi­ves et négatives ?
Nous re­vien­drons à ces questions au moment d’examiner les diffé­rents types
d’arguments.
Auparavant, nous souhaitons souligner certaines particularités de la
source des messages dif­fusés au moyen des mass médias. A cet égard, il ne fait
aucun doute que les effets liés à la source de « véritables » messages ne sauraient
être identiques à ceux qu’on observe dans des conditions expérimentales, et il
faut résister à la ten­ta­tion d’extrapoler les résultats de la re­cherche expérimentale
aux processus de communi­cation du « monde réel » (McGuire, 1969 : 197 ;
Lana, 1991 : 1–5, 58–61). Par rapport aux principales dimensions de la source
discutés plus haut, ceci impli­que que la crédibilité des communicateurs prend
le pas sur leur attracti­vité comme détermi­nant du chan­gement des opinions
lorsque celui-ci est me­suré en labora­toire ; en revanche, l’attractivité pourrait
bien prédominer dans le contexte natu­rel des rela­tions sociales. En effet,
l’exposition à des sources bénéficiant d’un crédit élevé est moins fré­quente que
l’exposition à des sources proches du récepteur (e. g. les mem­bres de sa famille
ou ses amis), dont la familiarité, la similarité et la sympathie qu’elles sus­citent
cons­tituent une cause plus probable de persuasion. Enfin, les possibilités de
la recher­che expéri­mentale ont pro­bable­ment conduit à surestimer les effets
« réels » du pouvoir de la source. En particulier, l’application plus ou moins
naïve des résultats de la recherche expéri­mentale (small-group set­tings) à la
recherche sur l’opinion publique (e. g. Noelle-Neumann, 1984) pose plusieurs
pro­blèmes sérieux (Price and Allen, 1990 : 372–3). En gardant ces réser­ves
à l’esprit, est-il possible de prédire une influence différentielle de certaines
sources im­portantes de messages persuasifs en fonction de leur crédibilité, de
leur at­tractivité et de leur pouvoir présumés ? L’exercice est périlleux, mais la
littérature suggère tout de même quel­ques pistes.
Premièrement, diverses catégories d’acteurs intervenant dans les débats
publics par la voie des mass médias peuvent être grossièrement ordonnées
selon l’impression de « confiance » qu’elles susci­tent. La confiance, qui repose
sur la compétence « technique » et « fiduciaire » de la source (Kobi, 2000 :
127–8), mais aussi sur sa similarité et sa familiarité pour le récepteur, est une
dimension centrale pour comprendre le processus de persuasion. En Suisse,
tous les principaux types d’acteurs politiques ont subi une baisse de leur crédit
auprès de la population au cours des années 1989–1996 (Brunner et Sgier, 1997).
Mais les dernières places reviennent à la télévision (31% d’individus confiants),
aux partis politiques (27%) et à la presse (22%) ! Souvent accusés de collusionner
avec les pou­voirs politiques ou de se mettre au service des « marchands » (Julien
et al., 1988), les médias ont vu fondre leur crédit auprès du public. En Suisse,
une telle défiance vis-à-vis des médias et des partis (c’est-à-dire les princi­paux
ani­mateurs des campagnes référendai­res) suggère que l’influence potentielle de
ces ac­teurs ne peut guère s’exercer au travers de leur seule cré­dibi­lité. Or, la
mauvaise réputation des médias révélée en Suisse et en Allema­gne (voir Neid­
168

hardt, 1994 : 29) se trouve en contra­diction fla­grante avec les résultats obtenus
aux Etats-Unis, où les médias semblent exercer une influence « positive » sur
les individus (Page and Shapiro, 1992 : 341–54). Toutefois, l’étude de Page
et Shapiro ne fait que confir­mer l’importance de la crédibilité de la source,
puisque les com­mentateurs de télévision (contrai­rement aux groupes d’intérêt,
par exemple) bénéficient d’une forte crédibilité au sein du pu­blic (1992 : 345).
La crédibilité est probable­ment un déter­minant plus ou moins universel du
suc­cès des communications. Simple­ment, l’attribution de crédibi­lité à différents
types de sources est une question empirique, suscepti­ble de connaître de fortes
variations d’un contexte politi­que à un autre – par exemple, aux Etats-Unis,
la télévision dis­pose d’un capital de confiance supérieur à celui de la presse
écrite (Schenk, 1987 : 80).
Deuxièmement, l’attractivité d’une source semble également affecter
sa capacité d’influence. Dans la mesure où la popularité d’un acteur revêt
une signification distincte de sa crédibilité, cette qualité peut lui procurer un
avantage comparatif sur d’autres acteurs moins attractifs. Ainsi, Page et Shapiro
(1992 : 348–50) trouvent que les points de vue d’un président po­pulaire ont
un impact sensible sur les opinions des Américains, tandis que les efforts d’un
président impopulaire restent essentiellement vains. L’hypothèse d’un effet
d’attractivité de la source n’est toutefois pas aisément vérifiable, notamment
parce que cet effet pourrait résulter d’une influence réciproque entre le public
et le président (Page and Shapiro, 1992 : 349). Une autre difficulté réside dans
la distinction empirique entre cette dimension et celle de la crédibilité – une
distinction sou­vent impossible sur la base de données secondaires. En résumé,
la recher­che empirique suggère que certains communicateurs bénéficiant d’un
niveau élevé de confiance et de sympathie disposent d’un avantage comparatif
sur d’autres sources pour in­fluencer le public. Toutefois, il serait extrêmement
risqué de s’en rapporter de manière exces­sive à ces facteurs pour expliquer
le succès des messages persua­sifs. Entre autres, la difficulté de mesu­rer ces
dimensions sur la base de données secondaires et d’en isoler les effets parmi
la masse des facteurs potentiels de la persuasion ne peut que nous inciter à la
plus grande prudence.

3.2.2 Variables liées au message : structure et contenu


McGuire (1985 : 269–76) distingue six catégories de variables associées aux
caractéristi­ques des messages persuasifs : (1) le type d’argumentation ; (2) les inclusions
et omissions d’arguments ; (3) l’ordre de présentation ; (4) la distance entre les
positions de la source et du ré­cepteur ; (5) le style des messages ; (6) le volume
des messages. Ce type de variables a fait l’objet d’un domaine de recherche
particulièrement prolifique (McGuire, 1969 : 200). Dans la mesure du possible,
nous tenterons d’en intégrer les principaux résultats à notre conceptua­lisation
du potentiel persuasif des messages publi­citaires (voir chap. 7.1).
169

Le type d’argumentation
La recherche sur l’impact des différents types d’arguments ne constitue pas du
tout une discipline unifiée du point de vue des questions posées et des métho-
des utilisées. Une pre­mière catégorie d’études s’est penchée sur la distinction
aristotélicienne entre les arguments « lo­giques » et « émotionnels », révélant ten-
danciellement un impact supérieur des appels émo­tionnels (McGuire, 1969 :
202). Dans une perspective semblable, une grande attention a été accordée aux
effets persuasifs du discours populiste (voir Kobi, 2000). Il semble que les ac­teurs
populistes utilisent un grand nombre d’arguments et de procédés desti­nés à
provoquer une réponse émotionnelle (une « résonance ») auprès du pu­blic, et que
leur discours correspond de manière presque idéale aux critères de sélection
et aux formats de communication de mass médias comme la télé­vision (voir
Pelinka, 1987 ; Plasser, 1993). Ainsi, les médias jouent (consciemment ou non)
un rôle d’amplificateur du discours populiste, et lui procurent un avantage
persuasif sur d’autres catégories de discours plus « substantiels » en facilitant
l’attention et la compré­hension des messages dif­fusés – les deux premiers mé­diateurs
de McGuire (1969).
Un deuxième thème fréquemment abordé dans l’étude des types d’ar-
guments est l’impact dif­férentiel des arguments positifs et négatifs. Par cette
opposition, la psychologie sociale entend avant tout une distinction entre les
arguments se fondant sur des promesses ou sur une présentation « optimiste »
de la situation, et les arguments se servant d’une présentation « pessimiste »
– voire de la menace – comme arme de persuasion. A ce sujet, au­cun ré­sultat
définitif ne permet d’attribuer un avan­tage substantiel à l’un des deux types
d’arguments – Cobb et Ku­klinski (1997) suggèrent tout de même une efficacité
supérieure des arguments « contre » un enjeu. Concernant l’argumentation
négative, on observe tendan­ciellement une relation curvi-linéaire entre l’inten-
sité de la menace et la proba­bilité d’un changement d’opinion : des mena­ces
d’intensité intermédiaire induisent davantage de change­ments d’opinion que
des menaces très faibles ou très appuyées (McGuire, 1985 : 270 ; Schenk,
1987 : 58–63). Ainsi, nous verrons que les sanctions né­gatives promi­ses par
certaines élites (à l’instar de grandes entreprises lors de la campagne sur l’EEE)
n’ajoutent guère au po­tentiel per­suasif de leurs messages – sans compter que
des ef­fets contre-pro­duc­tifs peuvent se manifester, par exemple si la source est
perçue comme peu attractive. On a éga­le­ment noté un effet d’interaction
entre le niveau d’intensité d’une menace et le degré d’anxiété chronique des
indivi­dus : en suscitant davan­tage de crainte, l’impact d’un message diminue
auprès des per­sonnes géné­ralement an­xieuses (Janis, 1967 : 193–4). Plus spécifique­
ment, l’intensification d’une menace peut pro­duire un impact optimal si on
améliore en même temps la simplicité et la clarté du mes­sage (McGuire, 1969 :
205 ; Eagly and Chaiken, 1993 : 436–9). Enfin, plusieurs études suggèrent
qu’il existe un « biais de négati­vité » des attitudes, celles-ci étant davan­tage
170

affec­tées par les évalua­tions négatives que par les évaluations positives d’un
objet (voir chap. 4.2.4).
De leur côté, plusieurs spécialistes des sciences sociales, ont également
opéré une distinction entre arguments positifs et négatifs, mais davantage au
sens de la cible des messages. Un ar­gument est considéré comme positif s’il a
valeur de constatation ou de proposition – par exemple, un candi­dat à une
élection expose son point de vue sur un enjeu. Par contraste, l’objectif d’un
argu­ment négatif est d’attaquer un adversaire (ses opinions déclarées ou pré­
sumées, sa per­sonna­lité, son passé, etc.) et de di­mi­nuer ainsi l’impact de ses
messages subsé­quents, ou alors de répondre à une attaque dont on a soi-même
été victime. Concernant l’efficacité comparée des deux types d’arguments,
il n’existe guère de consensus dans la litté­rature. Pour les uns, les arguments
négatifs sont plus payants. Par exemple, le negative adver­tising – en parti­culier
sous la forme de spots publi­citaires à la télé­vision – est devenu une pratique
courante dans le cadre des campagnes élec­torales américai­nes (Ansolabehere
and Iyengar, 1995, 1996). De fait, les ar­guments négatifs ne sont pas intrinsèque­
ment supé­rieurs aux argu­ments positifs. En ef­fet, les candidats peuvent obtenir
un meilleur résultat en menant une campa­gne positive, mais seule­ment dans le
cas de figure où leurs adversaires font de même. Le résultat de ce dilemme est
que les candidats optent le plus souvent pour la stratégie la plus pru­dente, celle
qui mini­mise les pertes potentielles, c’est-à-dire pour une campagne néga­tive.
De plus, cette pratique génère des « externalités sérieuses » : une polarisation de
l’électorat et une dépression de la parti­cipa­tion aux élections (Ansolabe­here and Iyen-
gar, 1995). Pour d’au­tres spécialis­tes, toute­fois, la publicité positive l’emporte
clairement sur la publi­cité négative en termes d’impact sur les citoyens. Par
exemple, une expérience manipu­lant le ton du journal télé­visé révèle que
les Britanniques ne changent leurs préférences parti­sanes qu’après avoir été
expo­sés à des mes­sages positifs envers l’un des deux principaux par­tis, mais
ne mani­fes­tent aucun changement significatif après avoir visionné des messa­
ges né­gatifs (Norris et al., 1999 : 137–41). De plus, les mouvements d’opinion
en faveur d’un parti suite à la diffusion de messages positifs ne se font pas au
détriment des autres par­tis (1999 : 138).
Naturellement, plusieurs explications ont été avancées à propos des
différences entre les étu­des américaines et britanniques66 ; toutefois, quelle que
66
La première est que, comme leurs homologues améri­cains, les citoyens britanniques
avaient déjà été exposés à une longue campagne négative de la part des deux grands
partis au moment de l’expérience. Ceci pourrait avoir « immunisé » les individus contre
l’effet des images négatives – qui auraient dû être « beaucoup plus puissantes pour
produire une réponse mesurable » (Nor­ris et al. 1999 : 140). La deuxième explication
pourrait être que « les votants britanni­ques sont plus sensibles aux images positives pré-
cisément parce qu’ils sont généralement tel­lement cyniques et dédaigneux vis-à-vis de la
politique et des politiciens ». Par contraste, les ima­ges négatives, « étant donné qu’elles
correspondent aux prédispositions des votants et qu’elles les confirment, produi­sent
peut-être une moindre réaction » (1999 : 140). Toutefois, ces interprétations peuvent
171

soit leur validité, elles ne suffisent guère à réconcilier les résultats des études
que nous venons de survoler. Peut-être le contexte global de la campagne a-t-il
une influence sur l’efficacité relative de l’argumentation positive et négative ;
à ce titre, on a parfois souligné les différences existant entre les élections
primai­res et les élections générales (Ansolabehere and Iyengar, 1995 : 91–2).
A fortiori, il est possi­ble que le type d’arguments exerce des effets différents
dans un contexte « normal » et dans un quel­conque contexte « électoral ».
Par exemple, contrairement à ce qu’elle observait à propos des élections
britanniques, Norris (2000 : 199–207) montre que l’évolution de la cou­ver­ture
mé­diatique de l’euro, tendanciellement négative dans la période 1995–97, est
liée de ma­nière significative aux variations du soutien populaire à l’euro et à
l’UE. En somme, ce qui est vrai des enjeux ne l’est pas forcément des candidats
à une élection – attaquer une per­sonne n’est certainement pas la même chose
qu’attaquer une monnaie. Par ailleurs, il convient de connaî­tre plus précisé­
ment le contexte politi­que dans le­quel s’insèrent les messages mé­diati­ques,
et d’analyser les éventuelles interactions du type d’argumentation avec d’autres
élé­ments de la communi­cation, comme la familiarité des enjeux (voir Freedman
and Sears, 1965 : 87–9 ; An­solabehere and Iyengar, 1996 : 114–7). A défaut,
il semble diffi­cile de tran­cher entre les diffé­rentes appréciations de l’impact
des arguments po­sitifs et néga­tifs. De plus, comme le phéno­mène du negative
advertising est relativement récent et peu étudié en Europe, il est déli­cat de
comparer les résultats des analyses américaines et euro­péennes (Nor­ris, 2000 :
chap. 13). D’un point de vue normatif, il semble toutefois que les effets des
argu­ments né­gatifs sur l’opinion publique ne valident pas pour autant les
thèses du media ma­laise (voir chap. 3.3.6).
Une autre partie de la recherche s’est intéressée au style des arguments,
indépendamment de leur contenu. Parmi les variables étudiées, la « vivacité »
(vividness) des messages occupe une place importante. Les quali­tés présumées
d’une communication « vivante » sont de renfor­cer l’attention, la compréhen-
sion et la rétention des messages persuasifs. Premièrement, le mode de présentation
peut affecter la vivacité d’un message et son potentiel persuasif : les infor-
mations « de première main » (i. e. des interviews de personnes « modèles »)
semblent plus influentes que les informations « de seconde main » (i. e. des
compte-rendus d’interviews ef­fectués par des journalistes) ou les in­formations
« factuelles ». Les interviews originales sont ju­gées comme plus vi­vantes, et
af­fectent la perception des opinions de la majorité, même en dépit d’une in-
formation factuelle contradictoire. En quelque sorte, les individus « tendent à
former des jugements sur la base de la vivacité au lieu de la validité » (Brosius

contribuer à compren­dre pour­quoi les britanniques sont relativement peu sensibles à


la publicité négative, mais pas à expli­quer les différences avec les études américaines.
En effet, comme la Grande-Bretagne, les Etats-Unis connaissent un degré élevé de
cynisme politique (Ansolabehere and Iyengar 1995 : 2–3), et les campagnes négatives
y sont fréquentes.
172

and Bathelt, 1994 : 74), et la vivacité peut alors être considérée comme un « si-
gnal heuristique » (voir chap. 4.3). En revanche, la vivacité de langage ne semble
pro­duire aucun effet systémati­que : l’influence d’une communication ne varie
pas en fonction du ton utilisé : « émotionnel et ac­centué » ou au contraire
« monotone et grave » (1994 : 59–61). Ceci étant, il faut éviter de confondre
la vivacité des messages avec le type d’information ; en particulier, l’avantage
persua­sif des « exemples concrets » (stories) sur les informations statis­tiques a
sou­vent été interprété comme dérivant d’une différence de vivacité entre les
deux types de mes­sages (Baesler and Burgoon, 1994 : 585 ; Daschmann, 2000 :
163). Or, si l’on contrôle la vivacité des mes­sages en va­riant leur « émotivité »
(emotiveness), ainsi que leur caractère concret et imagé, il s’avère que les messa­ges
de type statistique sont plus persuasifs que les messages utilisant des exem­ples
personna­lisés. De plus, combinée à une présentation vivante, l’information
statis­tique est la seule dont les effets persuasifs persistent durablement (Baesler
and Bur­goon, 1994).
Une autre distinction, assez proche de la précédente, entre messages
« épisodiques » et « thématiques » a été proposée pour expliquer com­ment l’in-
formation médiatique influence les attri­butions de responsabilité opérées par les
individus (framing effects). Nous reviendrons plus en dé­tail sur cette question
(voir chap. 3.3.5). En lien avec la vivacité des messages, d’autres éléments du
style ont été analysés sous l’angle de leur impact persuasif. Par exemple, Per-
loff (1985) suggère que le recours à des ima­ges et à des « appels visuels » est
sus­ceptible d’interagir avec l’intérêt person­nel des indi­vidus. De telles « stra-
tégies affectives » pourraient se révéler trop superficielles pour influencer les
personnes qui perçoivent un fort intérêt personnel vis-à-vis d’un enjeu, mais
« très payantes avec les vo­tants qui discernent peu d’intérêt personnel dans
un enjeu et qui manquent de mo­tivation pour analyser sérieu­sement les argu-
ments d’un message » (Perloff, 1985 : 196 [NT]) – une hypothèse équivalente
à celle des signaux affectifs (Petty and Cacioppo, 1986). De manière géné­rale,
l’utilisation d’un langage figuré ou métaphorique sem­ble re­hausser l’impact
per­suasif d’un mes­sage, en aug­mentant la compé­tence perçue de la source
ou l’attention des ré­cepteurs.
Concernant l’aspect de la clarté, un message peu clair ris­que de perdre
de son impact en ré­duisant l’attention et la compréhen­sion des arguments,
voire leur acceptation (en indui­sant les individus à attribuer une moindre
compé­tence à la source) (McGuire, 1985 : 270). De même, une manipula­tion
de la « compré­hensibilité » d’un mes­sage a des consé­quences signifi­cati­ves sur
l’acceptation et la mémorisa­tion des arguments employés (Eagly and ­Chaiken,
1993 : 272–3). Enfin, quelle que soit sa clarté, la complexité intrinsèque d’un
message peut affecter son pou­voir persuasif, notamment en rendant sa réception
plus difficile (McGuire, 1969 : 249–50). La complexité des messages contri-
bue, avec d’autres facteurs comme la qualité de diffusion ou la présence de
distractions, à définir deux types de situations. Dans la première (easy learning
173

situation), la simplicité des messages fait que leur réception ne dépend pas des
capacités cognitives des individus, contrairement à leur acceptation ; en principe,
les changements d’attitude sont plus fréquents parmi les individus dotés de
faibles ressources cognitives. Dans la seconde situation (hard learning), la com-
plexité des messages fait intervenir la compétence des individus au niveau du
mécanisme de réception, tandis que l’acceptation se produit uniformément
pour tous les individus ; ainsi, en principe, la probabilité d’un changement
d’attitude augmente en fonction des capacités cognitives des individus (Zaller,
1992 : 124–6 ; Cobb and Kuklinski, 1997).

Inclusions et omissions
La rubrique des inclusions et omissions peut être décomposée en trois questions
relatives à la présence ou à l’absence de certains éléments typiques des messages
persuasifs. En pre­mier lieu, on s’est souvent inter­rogé sur l’opportunité de rendre
les conclusions d’un message explicites ou au contraire de les garder implicites
(McGuire, 1985 : 271 ; Schenk, 1987 : 53–4) ; cependant, cette question ne se
pose guère dans le cadre de notre étude, puisque les conclu­sions des messages
publicitaires sont toujours explicites. Un second point consiste à détermi­ner s’il
vaut mieux ignorer, ou inclure et réfuter les arguments de l’adversaire. Ce problème
est sérieux, tant il est vrai que les attaques contre l’adversaire sont deve­nues
une stratégie do­mi­nante dans de nombreuses cam­pagnes politiques. Or, dans
une étude célè­bre sur les effets de la propagande lors de la Se­conde Guerre
Mondiale (Hovland et al., 1949 : chap. 8), il est apparu que l’argumentation
« unilatérale » et l’argumentation « bilatérale » produisent les mêmes effets.
Toutefois, l’efficacité des deux types d’argumentation dépend dans une certaine
me­sure des opinions initia­les des individus et de leur niveau d’éducation : l’omission
des contre-argu­ments est plus efficace pour renforcer les opinions, tandis
que leur inclusion favorise la conversion des opi­nions et s’avère plus efficace
vis-à-vis des individus mieux for­més. Peut-être est-il également judicieux de
réfuter les contre-argu­ments de l’adversaire lors­que ceux-ci sont familiers ou
controversés (McGuire, 1985 : 272). Enfin, il se peut que l’argumentation
bilatérale pré­sente l’avantage d’accroître la résistance des indi­vi­dus à des contre-at-
taques ultérieures – réfuter les argu­ments de l’adversaire exer­cerait donc un effet
« immunisant » (Petty and Cacioppo, 1986 : 191 ; Schenk, 1987 : 53). Enfin,
les com­munica­teurs sont confrontés à une troi­sième alternative : leur faut-il
inclure ou ex­clure leurs ar­guments « fai­bles » ? Bien que la qualité des arguments
consti­tue certaine­ment un détermi­nant crucial du change­ment des attitudes,
la ques­tion plus spécifi­que de l’influence conjuguée d’arguments « forts » et
« fai­bles » au sein d’un même mes­sage ne trouve que peu de répon­ses dans la
littéra­ture. Cer­tains modèles (ave­raging models) suggèrent que seuls les ar­guments
les plus forts devraient être conservés dans un message, tandis que d’autres
(additive models) im­pliquent que l’ajout d’arguments plus faibles renforcent l’im-
pact final d’un mes­sage (McGuire, 1985 : 272). En réalité, chacun des deux
174

modèles pour­rait voir ses conclusions confirmées sous cer­taines condi­tions. Ainsi,
l’une des expériences menées par Petty et Ca­cioppo (1986 : 153–4) indique
que l’ajout d’arguments faibles aug­mente très nettement l’impact d’un mes­
sage lors­que les indivi­dus se sentent peu impliqués par rapport à un enjeu. En
revanche, l’inclusion d’arguments faibles tend plutôt à saper l’efficacité d’un
mes­sage lorsque celui-ci porte sur un enjeu impli­quant étroitement les indivi­
dus. Confor­mément à leur modèle ELM, les auteurs cons­tatent : « argument
quantity served as a cue under low rele­vance, but argu­ment quality was more
important under high rele­vance » (1986 : 154 ; ac­cen­tuation ajoutée).

L’ordre de présentation
Dans le même ordre d’idées, on peut s’interroger sur l’ordre de présentation dans
lequel devraient être pla­cés les arguments faibles et forts au sein d’un même
message. Une première solution consiste à placer les arguments dans un ordre
climax, avec les arguments les plus fragiles figurant au début du message et les
meilleurs à la fin. La solution inverse (ordre an­ticlimax) a aussi été régulièrement
proposée. L’efficacité comparée de ces deux procé­dés est très controversée
(Schenk, 1987 : 57–8), notamment parce que « chaque ordre facilite la persua­
sion via certains médiateurs et l’entrave via d’autres médiateurs » (McGuire,
1985 : 272 [NT]). L’effet conjugué des différents médiateurs pourrait bien
produire une relation curvi-linéaire entre l’efficacité des messages et l’ordre
d’apparition des arguments forts. Mais la question la plus étudiée en psychologie
sociale et dans d’autres disciplines concerne les effets induits par la suc­cession
de messages contradictoires émanant de sources différentes. Dans ce contexte, le message
présenté en premier l’emporte-t-il en termes d’impact persuasif sur le message
lui succédant (primacy-effect), ou au contraire « celui qui parle en dernier »
possède-t-il un avantage sur le communicateur qui l’a précédé (recency-effect) ?
Plusieurs approches théo­riques (e. g. learning theory) suggèrent une préémi­nence
des mes­sages diffusés en premier, soit parce que les arguments présentés plus
tardive­ment sont moins bien compris et appris par les individus, soit parce qu’ils
subissent des dis­torsions pour être assimilés à l’information reçue au préalable
(McGuire, 1969 : 215–6 ; Eagly and Chaiken, 1993 : 265 ; Kruglanski, 1996 :
472–4). Par ailleurs, une opi­nion favorable du premier message peut induire
une approche plus critique vis-à-vis du se­cond message, ou alors un déclin
d’intérêt dans le sujet abordé peut faire baisser l’attention au mes­sage venant
en dernier (Ea­gly and Chaiken, 1993 : 265). D’une manière générale, les pre­
miers médiateurs (attention, com­préhension), de même que l’étape ultérieure
de l’acceptation, donnent l’avantage aux pri­macy-effects, car les ré­cep­teurs sont
en principe moins soupçonneux de l’intention per­suasive de la source quand
ils sont exposés au premier message (McGuire, 1985 : 273)67. Notons toutefois
67
Généralement, la perception par les individus que la source a l’intention de les persua-
der di­minue la proba­bilité d’un changement d’opinion (McGuire 1985 : 263–4). De la
sorte, l’avantage du premier message est peut-être réduit dans le cas d’enjeux contro-
175

que certains modèles mathémati­ques (e. g. linear-operator models) prédisent


un avan­tage gé­néral aux recency-ef­fects, et contri­buent à éclairer des résultats
empiriques incompa­tibles avec la plupart des ap­proches théoriques, prédisant
un effet de primauté (voir Schenk, 1987 : 54–7). D’autre part, les ques­tions
d’ordre concernent également le domaine de la recherche par son­dages
(Schu­man and Presser, 1981 : 44–54), dans la me­sure où l’ordre dans lequel
les questions sont po­sées peut induire des effets de saillance ou d’autres types
d’effets (voir chap. 4.2.4).
Penchons-nous un instant sur deux points méthodologiques non dénués
d’importance pour notre propre recherche. Premièrement, dans plu­sieurs
situations « naturelles », il est vrai­sem­blable que la source s’exprimant en
dernier dispose d’un avantage, en ceci qu’elle peut te­nir compte des arguments
présentés antérieu­rement et moduler son propre discours en fonc­tion – un
pro­blème notamment pris en considération dans les procédures des tribunaux
(Strodt­beck, 1973 : 648). Dans des situations expéri­mentales, par contraste,
les mes­sages attri­bués aux différentes sources sont généralement pré-composés,
ce qui élimine le « biais » po­tentiel des si­tuations hors-laboratoire (McGuire,
1969 : 215). Or, les messages publicitaires aux­quels nous nous intéres­serons
dans notre partie empirique sont essentiellement du premier type, c’est-à-dire
qu’il existe sans doute une « dialectique » entre les messages diffusés à diffé­rents
moments de la campa­gne. Cette question sera examinée assez superficielle-
ment, étant donné l’impossibilité d’isoler l’impact des messages publicitaires
et d’analyser l’influence mutuelle en­tre les nom­breux messages (diffusés en
grande partie par d’autres mé­dias) et les nombreux acteurs des campa­gnes
(voir chap. 6.4). Nous nous limiterons à détec­ter d’éventuelles diffé­rences dans
l’impact des argu­ments publicitaires suivant le moment ap­proxi­matif auquel ils
ont été diffusés (voir chap. 8.3.6 et 9.3). Deuxièmement, compte tenu de ces
contraintes, nous devrons nous contenter de recentrer la question des effets
dus à l’ordre de présen­tation des arguments sur l’ordre interne à chaque message.
Ce cas de figure (une seule source, un seul message, plusieurs ar­gu­ments en
principe non-contradictoires) n’a pas été abordé par la litté­rature, à notre
connaissance. Mais les conclusions générales des études sur les « primacy-ef­fects’
ten­dent à prédire un impact décroissant d’une séquence de stimuli, surtout au
travers du média­teur de l’attention (Eagly and Chaiken, 1993 : 251). C’est

versés, pour lesquels l’intention de persuader est généra­lement trans­pa­rente (Schenk


1987 : 55). De même, l’intérêt et la fami­liarité des individus avec les mes­sages, ainsi
que leur style, pourraient favoriser ou défa­voriser l’émergence de « primacy-effects »,
mais la question reste largement in­déterminée (Brosius and Bathelt 1994). Le facteur
temporel a été également pris en considération : plus le laps de temps entre les deux
messages est important et plus la mesure des opinions est ef­fectuée rapi­dement après
la deuxième présentation, plus un « recency-effect » tend à se manifester ; inver­sement,
réduire l’intervalle de temps entre les messages et retarder la me­sure des opinions tend
à favo­riser un effet contraire (Schenk 1987 : 56).
176

pourquoi nous donnerons une pondération particulière aux premiers arguments


apparaissant dans un message (voir chap. 7.1).

Le volume des messages


Le simple volume des messages peut-il affecter leur influence ? Dans cette
perspective, les effets de la répétition des messages ont occupé de nombreux
spécialistes – en particulier les spécialistes en marketing, pour lesquels « l’effet
persuasif de la répétition est la plus pres­sante de toutes les questions de
recherche » (McGuire, 1985 : 273). Généralement, on s’accorde à dire que
« le degré et la persistance de l’impact persua­sif augmente en fonction des
répéti­tions initiales, mais que des répétitions supplémentaires, environ au-delà
des trois premières, ajou­tent peu à l’impact ou pourraient même le réduire »
(1985 : 274 [NT]). Ainsi, la répétition d’un mes­sage peut s’avérer efficace
dans une certaine me­sure, mais son ren­de­ment marginal est très clairement décrois­sant
(McGuire, 1969 : 211 ; Stewart and Ward, 1994 : 321–3). Une ré­itéra­tion
excessive peut même induire un rejet du message, notamment en mettant en
évidence les faiblesses de certains ar­guments (Petty and Cacioppo, 1986 : 131).
De plus, la répétition peut stimuler un niveau d’ennui et d’aversion tel que les
individus sont « motivés à rejeter le mes­sage, indépendamment de la qualité
inhérente des arguments » (Eagly and Chaiken, 1993 : 286). Ainsi, l’effet
persuasif d’un message semble dépendre de manière curvi-linéaire (fonc­tion
en forme de ∩) du nombre de répéti­tions. Cependant, tandis que l’attention et
l’acceptation du mes­sage déclinent après une répétition prolongée (McGuire,
1985 : 274), la compré­hension et l’apprentissage des arguments se pour­suivent de
manière plus ou moins linéaire. Ceci confirme que « le simple fait d’apprendre
les arguments d’un message n’est pas suffisant pour garantir l’adhésion à celui-
ci » (Petty and Cacioppo, 1986 : 132 [NT]). En revanche, la redon­dance est
particulière­ment efficace pour des en­jeux peu familiers ou peu sail­lants, et il
peut s’avérer judicieux de répartir l’information conte­nue dans un seul message
dans plu­sieurs messages de moindre envergure (Page and Shapiro, 1984)68. En

68
Par exemple, certaines expériences ont montré l’impact extrêmement positif de la
répétition pour des messa­ges dont le contenu était totale­ment inconnu aux partici-
pants (Schenk 1987 : 146–7 ; Stewart and Ward 1994 : 346). De même, les campa­gnes
répétitives menées par certains can­didats semblent atteindre leur objectif avant tout
parmi les personnes qui s’intéressent peu à la politique, ou dont l’attachement partisan
est faible. Au contraire, lorsque le contenu des messages est déjà connu, ou lorsque
l’atta­chement à un parti facilite les évaluations, augmenter l’exposition conduit plutôt
à faire apparaître les faiblesses de l’argumentation et à stimuler l’émergence de contre-
arguments (Petty and Cacioppo 1986 : 133). D’autre part, le fait d’additionner le biais
direc­tionnel de chaque mes­sa­ge émanant d’une source permet de pré­dire les variations
de l’opinion publi­que avec plus de précision que la moyenne calculée sur l’ensemble
des messages attribués à la source (Page and Sha­piro 1984 : 655). Par ailleurs, sur le
même intervalle de temps, la diffusion périodique d’une poignée de mes­sages paraît
plus efficace qu’une répartition régulière de mes­sages unitaires (McGuire 1985 : 274).
177

effet, la répétition des messa­ges a un im­pact différent sur la dimension affective


et sur la dimension cognitive des attitudes (Schenk, 1987 : 145–6). D’un point
de vue cognitif, la répétition favorise l’apprentissage des enjeux, tandis que
d’un point de vue af­fec­tif, le mieux est souvent l’ennemi du bien.
Une deuxième question liée au volume du matériel persuasif a trait à l’impact
du nombre d’arguments inclus dans un message. Cette question a donné lieu à des
résultats très contras­tés, sans doute parce que la quantité d’arguments utilisés
peut exercer des impacts persuasifs opposés suivant les médiateurs considérés
(McGuire, 1985 : 274). En général, il apparaît qu’une augmentation du nombre
d’arguments ajoute au pouvoir persuasif d’un mes­sage, mais à condition qu’il
s’agisse d’un supplément d’arguments de « bonne qualité ». Conformément
à leur modèle ELM, Petty et Cacioppo ont émis et testé l’hypothèse selon la­
quelle le nombre d’arguments pourrait servir en soi de « signal périphéri­que »
pour accepter ou rejeter un mes­sage, mais seulement auprès des individus peu
concernés par l’enjeu soulevé (1986 : 151–3) ; le nombre d’arguments pourrait
constituer un équivalent fonctionnel au degré d’expertise de la source – une
source experte est susceptible d’avoir « plus de choses à dire » qu’une source
moins avertie. De fait, leurs expérien­ces confirment qu’une augmentation
du nombre d’arguments accroît substantielle­ment le succès d’un message
auprès des person­nes peu concernées, quelle que soit la qualité des arguments
employés. En revanche, auprès de per­sonnes mo­tivées, la persua­sion augmente
ou diminue suivant que l’on ajoute de bons ou de mauvais ar­guments (Petty and
Cacioppo, 1986 : 153 ; Eagly and Chaiken, 1993 : 273). En somme, l’impact
du nombre d’arguments ne semble guère s’exercer de manière directe, mais
en inte­raction avec leur qua­lité et avec le degré d’engagement des individus
vis-à-vis des en­jeux.

Distance entre la position de la source et du récepteur


La dernière caractéristique des messages que nous examinerons ici se rapporte
à la dis­tance entre la position préconisée par le message et la position initiale des récepteurs.
Cette notion de « convergence/divergence » pré­suppose généralement qu’il est
possible d’ordonner la position de la source et celle du récep­teur sur un même
continuum illustrant l’orientation des attitudes face à un objet (voir Schenk, 1987 :
117). McGuire (1969 : 217–24) a proposé d’examiner l’impact de la distance
source-récepteur sous trois aspects, qui renvoient à la séquence des différents mé­
diateurs du changement des attitudes : (1) l’exposition sélective ; (2) la distorsion
perceptuelle (compréhension) ; (3) le changement d’attitude (acceptation).

Dans le do­maine publicitaire, la répétition des messages semble aussi efficace à court
terme et à haute fréquence qu’à long terme et à plus fai­ble fré­quence (Stewart and Ward
1994 : 347–8). Un effet néga­tif peut toutefois s’ensuivre lorsque les attitudes initiales
vis-à-vis d’un produit sont négati­ves, ou lors­que la répétition est excessivement forte
(« wea­rout »).
178

Le concept de l’exposition sélective a été formulé dans les années 1950, et a


rapidement pris un essor considérable. A cette époque, qui voit fleurir la thèse
des effets médiatiques minimaux, de nombreuses théories ont été avancées
pour tenter d’expliquer pourquoi « il est si dif­ficile de changer les opinions
des gens en dehors d’une situation artificielle en laboratoire » (Freedman and
Sears, 1965 : 58). Les théories les plus en vogue ont été celles qui mettaient
en évidence la sélectivité des individus dans leur rapport avec l’information
médiatique, ceci au travers de toute une série de méca­nismes : selective exposure
(Freedman and Sears, 1965), se­lective in­terpretation (Sears and Whitney, 1973 :
259) ; selective learning (Fiske and Taylor, 1991 : 471–2) ; selective attention, selective
perception, selec­tive retention, selective recall (Bauer, 1973 : 143). De cette manière,
un véritable « système de sélection protège en quelque sorte l’individu contre
une influence dé­mesurée des médias » (Schenk, 1987 : 120). La question
centrale est plus précisément celle-ci : « est-ce qu’un message persuasif
donné a plus de chan­ces d’atteindre ceux qui l’approuveront que ceux qui le
désapprouveront ? » (Freedman and Sears, 1965 : 59 [NT]). Dans la mesure
où les infor­mations discordantes ne parviendraient même pas aux individus, la
distance source-récepteur aurait une influence considé­rable sur le succès des
communications. De fait, une partie de la litté­rature a mis en évidence une
tendance psy­chologique des individus à re­chercher une infor­mation congruente
avec leurs croyances – une « sélectivité motivée » (Freedman and Sears, 1965 :
62–5 ; Sears and Whitney, 1973 : 259).
Cependant, le postulat négatif dérivant du concept d’exposition sé­lective
– à savoir que les individus évi­tent de s’exposer à l’information non conforme à
leurs prédispositions (selective avoidance) – a été sérieuse­ment mis en question par
la re­cherche empirique (Freedman and Sears, 1965 : 62–9 ; McGuire, 1969 :
219–21). Que ce soit en raison d’un état de dissonance co­gnitive, ou d’un
manque de confiance dans ses opinions ini­tiales, l’hypothèse selon laquelle un
individu recherche l’information congruente et évite l’information in­congruente
n’a trouvé aucune confir­mation em­piri­que consis­tante et systé­matique (Freed­
man and Sears, 1965 : 69–79 ; Schenk, 1987 : 125–7). Ainsi, l’échec mani­feste
des travaux empiriques à ancrer l’exposition sélective dans les mécanismes
psychologi­ques prédits par la théorie a conduit les cher­cheurs à réexaminer la
question de la « sélectivité de facto », à savoir que les audiences des dif­férents
médias se composent en large partie de personnes qui adhèrent déjà aux points
de vue exprimés par ces médias. Cette forme de sélectivité serait d’origine
« contingente », « acciden­telle », et indépendante de toute préférence psychologique
pour une infor­mation congruente – « people are disproportionately exposed
to supportive infor­mation, but for rea­sons other than its supportiveness. (…)
For example, financiers read the Wall Street Journal and farmers listen to farm
reports on the radio, both for reasons having to do with the practical utility
of infor­mation for their livelihoods. Yet in each case, the indi­vidual may be
indulging, quite inciden­tally, in de facto selectivity, since the Wall Street Journal
179

shares a com­mon set of political opinions with many financiers, and many
farm reporters agree politically with farmers. Hence (…) the information
turns out to support the individual’s pre-existing political or social opin­ions as
well  » (Freedman and Sears, 1965 : 90–1). Ce type de sélectivité repose donc
sur les besoins pra­tiques des individus, sur la disponibilité de l’information, ou
sur des différences individuelles dans le ni­veau absolu d’exposition aux médias
(Schramm, 1973 : 121–2)69.
Ceci étant, si les individus tendent à résister aux informations discor­
dantes, ce n’est pas né­cessairement parce qu’ils ont évité de s’y exposer.
On peut également relever des distorsions dans la perception de l’information
reçue, que ce soit vis-à-vis de la source ou du contenu du message lui-même.
Selon McGuire, « [t]he more discrepant communication is perceived as less
fair, less infor­med, less logical, less grammatical, less interesting, etc. Besides
affecting how the message is perceived as regards evaluation, the discrepancy
also affects the perceived position of the message on the attitude continuum »
(1969 : 221). Les théories de la percep­tion sélective ont ainsi développé une
approche à la fois qualitative et quantitative. En par­ticulier, la théorie du juge-
ment social (social judgment theory) postule les effets suivants : « The greater
the discrepancy between the subject’s own stand and the position ad­vocated,
the greater the displacement away from the subject’s position (con­trast effect).
When only a small discre­pancy in posi­tions exists, there will be a tendency
for dis­placement toward his own stand (as­similation effect) » (She­rif and Hov-
land, cités in Feather, 1967 : 140 ; accen­tuation ajoutée). En d’autres termes,
lorsqu’une personne évalue un mes­sage proche de sa propre position (i. e.
dans sa « latitude d’acceptation »), elle a tendance à le juger comme encore
plus proche qu’il n’est en réalité. A l’inverse, un message relative­ment éloigné
de la position initiale d’une personne (i. e. dans sa « latitude de rejet ») sera
perçu comme encore plus distant. Enfin, « un message qui tombe dans la
‹ zone d’indifférence › (la portion du continuum qui n’entraîne ni un accord ni
une désaccord prononcé) sera perçu sans distorsion systématique » (McGuire,
1969 : 222 [NT]). En somme, les attitudes initiales des individus servent de
« points d’ancrage évaluatifs » (judgmental anchors) et peuvent les amener à des

69
Progressivement, la recherche s’est effectivement éloignée des théo­ries de la dissonance
et s’est orientée vers d’autres variables, telles que cer­tains attributs de la personnalité
des individus ou leur contexte social (Schenk 1987 : 130–2 ; Eagly and Chaiken 1993 :
594–5). Ainsi, « l’exposition sélective semble confinée aux situations dans lesquelles la
décision ou le comportement d’un individu est irréversible ; dans le cas contraire, il se
pourrait même qu’il existe une faible tendance à s’exposer aux informations discor-
dantes » (Eagly and Chaiken 1993 : 594 [NT]). De même la familiarité des individus
avec les mes­sages pourrait jouer un certain rôle – notamment parce que l’information
contradictoire connue est peu menaçante pour l’individu, car celui-ci peut facilement
la contester ; ce type d’information peut donc faire l’objet d’une recherche active
(Freedman and Sears 1965 : 86).
180

évaluations considé­rable­ment biaisées de la position d’une source (Eagly and


Chaiken, 1993 : 366–7).
Par la suite, un certain nombre de nuances ont été apportées la théorie
du jugement social. Premiè­rement, le degré d’engagement des individus vis-
à-vis des enjeux semble af­fecter la probabilité de cha­que type de distorsion
– « la latitude d’acceptation ne varie pas en fonction de l’engagement, mais
la latitude de rejet, elle, s’étend et gagne du terrain sur la zone d’indifférence
à mesure que l’engagement augmente, rendant ainsi les erreurs de contraste
plus pro­bables » (McGuire, 1969 : 222 [NT]). Deuxièmement, la nature des
distorsions perceptuelles semble dépendre en partie du degré de crédibilité et
d’attractivité de la source : les effets d’assimilation et de contraste constituent une
fonction directe de la force des senti­ments, res­pective­ment positifs et négatifs,
vis-à-vis du communicateur (Feather, 1967 : 141 ; McGuire, 1985 : 275).
Troisièmement, l’ampleur des distorsions dépend largement de l’ambiguïté des
messa­ges (Eagly and Chaiken, 1993 : 367). Enfin, les messages qu’un indi­vidu
a jugés précé­dem­ment et pris comme point de référence, ainsi que le contexte
présent dans le­quel il exa­mine de nouveaux messages, créent des distorsions
en interaction avec la distance source-récepteur. Par ailleurs, le modèle « assi­
milation-contraste » ne constitue pas la seule approche des méca­nismes de
perception sélec­tive, comme en témoigne la littéra­ture sur les phénomènes de
loo­king-glass perception et de « projection », ou sur les biais sociaux de perception
(Schramm, 1973 : 122–4 ; Huckfeldt and Sprague, 1987 ; Eagly and Chaiken,
1993 : 595–9). Cependant, la théorie du jugement social constitue la tentative
la plus aboutie d’incorporer la distance source-récepteur à une théorie de la
perception et de la per­suasion. En effet, l’acceptation des messages dé­rive assez
directe­ment des erreurs de percep­tion : généralement, l’assimilation favorise la
persua­sion, tandis que le contraste l’inhibe (Ea­gly and Chaiken, 1993 : 363–8).
De plus, la théorie du jugement social a bientôt engen­dré des prédictions plus
subtiles, en établis­sant notamment une relation curvi-linéaire entre la discordance
des positions et l’ampleur du change­ment. Un changement d’attitude maximal
se produit lorsque la distance source-ré­cep­teur est intermé­diaire, c’est-à-dire
lorsque la source se trouve dans la zone d’indifférence. Si la source est trop
éloignée, elle est rejetée (pouvant même produire un « effet boomerang ») ; si
elle est trop pro­che, ses argu­ments sont « assimilés » sans produire de véritable
changement (McGuire, 1969 : 223). Le mo­dèle linéaire s’applique probablement
à la plupart des situations, tandis que le modèle curvi-linéaire s’applique plus
spécialement aux situations impliquant des sources peu crédi­bles, de même que
des distances extrêmes entre les positions de la source et du récepteur (McGuire,
1969 : 223–4 ; Schenk, 1987 : 117–20)70.

70
En fait, le modèle curvi-linéaire de la théorie du jugement social est encore plus
nuancé que cela, faisant notam­ment intervenir la crédibilité de la source et la force
des attitu­des initiales (Eagly and Chaiken 1993 : 368–9). De plus, les deux modèles
esquissés plus haut (linéaire et curvi-linéaire) ont été contestés par d’autres modèles
181

Bien d’autres aspects de la qualité et de la quantité des messages persuasifs


auraient pu être abordés dans ce chapitre. Par exemple, une caractéristique
fondamentale des communications, mais souvent négligée dans la forte tradition
behavioriste américaine (voir Lana, 1991 : 111–2), est tout simplement leur
rhétorique. Le fait que certains messages échouent là où réussissent d’autres
messages quasiment identiques ne peut parfois être ramené à autre chose
qu’à la qualité formelle des arguments utilisés. Est-ce là un aveu d’impuissance, ou
un échec des méthodes employées pour mesurer le potentiel persuasif d’une
communication ? Bien que certaines innovations méthodologiques puissent sans
doute améliorer quelque peu les modèles explicatifs des effets médiatiques, nous
pensons que la solution réside également dans un renforcement de l’intérêt pour les
aspects qualitatifs des communications politiques. Dans notre partie empirique, nous
suivrons cette voie en examinant de plus près les arguments diffusés au cours
des campagnes de politique étrangère. Nous tenterons ainsi d’évaluer si, en
première analyse, certains arguments ont été plus convaincants que d’autres
– fournissant aux individus les motivations de leur vote ou infléchissant leurs
opinions sur les enjeux.

3.2.3 Variables liées au canal : caractéristiques des médias


Dans cette section, nous examinerons brièvement comment les caractéris-
tiques de différents médias peuvent interférer dans le succès des messages
persuasifs. Nous n’entrerons pas dans le détail des sections précédentes, dans
la mesure où notre partie empirique portera essentiel­lement sur l’influence
des messages diffusés dans un seul médium, les annon­ces publicitaires dans la
presse quotidienne – nous renvoyons le lecteur au chapitre 5.1.2 pour une
discussion des particularités de ce médium. Notre objectif est plutôt de fournir
ici les bases d’une compa­rai­son entre nos résultats et ceux d’études portant
sur d’autres canaux d’information et de per­suasion. Par ailleurs, en dépit des
fortes différences entre mé­dias, une bonne partie de la dis­cussion sur l’impact
des canaux de communication se résume à la controverse sur les effets respec­

postulant une relation linéaire positive entre la distance source-récepteur et l’ampleur


du changement d’attitude : « the greater the urged change, the greater the obtained
change » (McGuire 1969 : 223). De fait, la recherche empirique a établi que l’ampleur
des change­ments d’attitude est plutôt une fonction po­sitive (à pente décrois­sante) de
la distance source-récepteur (McGuire 1969 : 223–4 ; 1985 : 276 ; Eagly and Chai­ken
1993 : 373–5 ; Feather 1967 : 137–40). Pour conclure, il convient de noter que les deux
effets de la distance source-ré­cepteur (percep­tual distorsion et atti­tude change) sont
concep­tuellement et empiri­quement distincts. Cependant, ils fonction­nent comme
des modes de réponses alterna­tifs : « [w]hen confron­ted with a large dis­crepancy, it
seems likely that [the recipient] will re­spond with a little atti­tude change, a little source
derogation, a little per­ception distor­sion, etc. » (McGuire 1969 : 224 ). Ajou­tons que
l’exposition sélec­tive pour­rait constituer un moyen supplémen­taire de résoudre les
dis­sonances, et de­vrait être étudiée en pa­rallèle aux deux autres mécanis­mes.
182

tifs des mass médias et des échanges inter-personnels (voir chap. 3.1.2). Pour
notre part, nous concentrerons da­vantage notre attention sur les différences
entre la télé­vision et la presse écrite – qui sont d’assez loin les deux principaux
médias utili­sés par les citoyens suisses au cours des campa­gnes référendai­res
(Kriesi, 1994 : 51–2).
Pour commencer, on peut relever que l’étude des channel factors a suscité
nettement moins d’intérêt, notam­ment de la part des socio-psychologues, que
les facteurs liés à la source ou à la structure des messages (McGuire, 1969 :
224–5). Pourtant, comme le suggère l’expression fa­meuse de Marshall McLuhan,
« The medium is the message », « il est clair que différents médias génèrent une
variété de réponses cognitives, affectives et comportementales parmi les
individus » (Stewart and Ward, 1994 : 352 [NT]). En effet, il est indubitable
que le mé­dium utilisé pour diffuser un message exerce per se certains effets
sur son audience, notam­ment au travers des sens qui sont affectés par la com­
munication, du contexte social créé (ré­ception indivi­duelle ou collective), de
son « pouvoir multiplicateur » (la taille du public po­tentiellement at­teignable),
etc. (Schramm, 1973 : 118–25 ; Katz et al., 1995 [1974] : 167). En dépit des
fortes variations entre médias sous ces diffé­rents as­pects, il se pourrait que le
mode de communica­tion (oral, écrit, visuel, ou une combi­naison de plusieurs modes)
soit en cause dans les diffé­rences observées. A cet égard, la parole pos­sède sans
doute un avantage persuasif sur la com­munication écrite. Les commu­nications
ver­bales induisent sensiblement plus de changements d’attitudes au travers du
méca­nisme d’acceptation, tandis que les messages écrits bénéficient habituellement
d’un avantage au ni­veau de leur compréhen­sion (McGuire, 1969 : 226).
Jusque dans les années 1970, les rares études empiriques comparant les
effets des médias ont établi une sorte de hié­rar­chie des modes de communication, au
sommet de la­quelle se placent les contacts inter-per­sonnels (face-to-face), suivis
par la télévision (optique-acoustique), la radio (acousti­que), et enfin seulement
la presse écrite (optique) (Schenk, 1987 : 76–7). Géné­ralement, la plus grande
influence de la télévision a été attribuée au fait qu’elle transmet « des impressions
plus ani­mées » que les médias acoustiques, lesquels supplantent à leur tour
les médias écrits de ce point de vue (Schenk, 1987 : 77). De fait, la télévi­sion
trans­met « une ex­périence sensorielle médiatisée », qui requiert moins d’efforts
d’attention et de compréhension, et donne l’impression d’avoir été témoin des
événements décrits (Meyrowitz, 1990 : 90)71. Enfin, si l’on s’écarte un instant
du ter­rain cogni­tif, il se peut que la télévision et la radio en­traînent des réac­tions
émotionnelles plus né­gatives que les journaux – en tous cas vis-à-vis du Congrès
amé­ricain (Hibbing and Theiss-Morse, 1998) ; en revan­che, les évaluations

71
De même, pour Lazarsfeld et ses collègues (1952 [1944], l’influence de la radio l’a
emporté sur celle des journaux pendant la campagne présidentielle de 1940, parce que
la campagne menée à la radio était plus dyna­mique, plus « dramatique », et donnait à
l’auditeur l’impression de participer aux événements. En définitive, « [radio] is closer
to a personal rela­tionship, and hence more effec­tive » (1952 : 129).
183

cogni­tives ne varient pas en fonction du médium utilisé, ni même en fonction


du degré d’exposition aux médias, contrairement à ce qu’affirment les thèses
du media ma­laise (voir chap. 3.3.6).
Mais la majeure partie des effets dus aux caractéristiques des médias
se produit en interaction avec d’autres éléments de la communication. Premièrement, il
s’avère que différents médias (written, au­dio, video) n’ont pas la même efficacité
suivant le degré de complexité des mes­sages (McGuire, 1985 : 283 ; Eagly and
Chaiken, 1993 : 274–5). Le mode écrit fa­vorise l’acceptation et la mémorisation
des messa­ges com­plexes, car il favorise égale­ment le mé­diateur le plus important
dans ce cas, c’est-à-dire la réception. Au contraire, le mode visuel est plus
efficace vis-à-vis de messages simples, car il facilite le médiateur crucial dans
ces circonstan­ces, c’est-à-dire l’acceptation. Souli­gnons cependant que cette
hiérar­chie n’est pas une cons­tante dans la recherche sur les effets persuasifs
des mass médias72. Par ail­leurs, l’influence des différents médias est hau­tement
dépendante des enjeux (Kriesi, 1994). Deuxièmement, une variable qui
revient – ou transparaît implicitement – dans de nombreux travaux est le degré
d’engagement des individus (involvement) induit par les différents modes de communi­
cation. La presse est principalement utilisée par les personnes de formation
supérieure et politique­ment actives – de nettes différences existent toutefois
entre tabloids et broadsheets (Norris et al., 1999). Par contraste, la télévision est
le mé­dium de pré­di­lection des in­dividus de moindre formation et peu intéres­
sés par la politique (Lau and Erber, 1985 : 58–60 ; McGuire, 1985 : 276–7 ;
Schenk, 1987 : 80–1 ; Wuerth, 1999 : 344–5). Certes, l’exposition aux différents
types de médias aug­mente généralement en fonc­tion du niveau d’éducation et de
participation poli­tique ; en principe, il existe un effet de supplémenta­tion (et
non de substitution) entre l’utilisation de la télévision et de la presse (La­zarsfeld
et al., 1952 [1944] : 123 ; Norris et al., 1999 : 90–2). Mais un trait distinctif de
l’exposition à la télévi­sion est le peu d’engagement ou d’attention requis en moyenne
pour suivre une émis­sion ou un message quelconque. De fait, dans une étude
sur les effets des publi­cités télévisées, Krug­man (1981) suggère que la télévi­sion
favo­rise un « ap­prentissage sans engagement » (learning without involvement). Ce
mode d’influence s’opère largement de façon « incons­ciente » et « irrépressi­
ble » (intrusive), sans rencontrer beaucoup de résis­tance, et en induisant cer­tains
comporte­ments avant même de sti­muler de véri­tables changements d’attitudes
(Krug­man, 1981 : 406–7 ; Atkin, 1981 : 278 ; Biocca, 1988). En effet, « il est
généralement plus facile de prêter at­tention ou d’ignorer de manière sé­lective différents
mes­sages dans un jour­nal que dans un pro­gramme télé­visé » (Lau and Er­ber,
1985 : 59 [NT]). Conjuguée à son importance numéri­que, l’inadvertance de
l’audience de la télévision pour­rait entraîner des conséquences impor­tantes :
72
Par exemple, on a reporté une supériorité du mode écrit sur le mode acoustique pour
l’apprentissage et la mémorisation de différents concepts (Schenk 1987 : 79), ou un
avantage persuasif de la presse sur la télévision par rapport à la décision de vote des
citoyens suisses sur toute une série d’objets (Kriesi 1994 : 54–62).
184

un déclin de confiance dans la classe politi­que, une faible intensité des attitudes
for­mées, ainsi qu’une adaptation du « style de communi­cation » des ac­teurs
politiques au format de ce médium (sound bites) (Kegley and Wittkopf, 1996 :
322 ; Graber et al., 1998 : 9).
En substance, pour re­prendre la grille d’analyse de McGuire, la résistance
aux messages télé­visés ne devrait guère se produire au travers des mécanismes
d’exposition ou d’attention – du moins pas dans le sens généralement supposé.
En effet, suivant certains travaux (distraction hypothesis), la persuasion pourrait
être renforcée lorsque les individus sont distraits pendant leur réception des
messages, pour autant que les distractions n’entravent pas la compré­hension
(Roser, 1990 : 574–5). Qui plus est, la télévision offre des techniques particulières qui
permettent de stimuler l’attention du récepteur ou d’influencer sa perception
des événements – par exemple, la rapidité d’enchaînement des scènes ou
des prises de vue, ainsi que d’autres effets visuels ou auditifs (Kepplinger,
1987 ; Schenk, 1987 : 82–90). Ces techniques permettent également de faire
apparaître les communicateurs comme plus crédibles, plus attractifs, etc.
Globalement, la télévision possède donc un avantage sur les autres médias en
termes d’exposition (audience plus vaste) et d’attention (formats de présentation
plus « captivants »). En ce qui concerne la compréhension et l’apprentissage des
messages, toutefois, la presse semble disposer de meilleurs atouts : « People re­
port getting more infor­mation from television and regard it as more believable
(…) but infor­mation and attitudes are actually more closely related to print
than to television exposure, and print evo­kes more thought » (McGuire, 1985 :
283). La presse pourrait aussi disposer d’un léger avan­tage du point de vue
de la remé­mora­tion des messages (Price and Zaller, 1993 : 147). De manière
générale, « les individus peuvent plus fa­cilement assimiler les messages qui
paraissent dans la presse écrite que ceux qui sont contrôlés de façon externe
(e. g. la radio et la télévision) » (Petty and Priester, 1994 : 104 [NT[). Toutefois,
comme « l’avantage relatif des différents canaux varie d’un médiateur à
l’autre », il convient de prêter plus d’attention aux interactions des médias avec
d’autres variables qu’à leurs effets directs (McGuire, 1985 : 283). A ce titre,
nous avons déjà évoqué l’interaction entre le type de médium et la complexité
des messages. Une autre interaction se manifeste avec la crédibilité de la source :
« the greater source vi­vidness with tele­vision over print gives televi­sion the
advan­tage when the source is highly credible but makes print relati­vely more
persua­sive when the source is sus­pect » (1985 : 283). De plus, cette interaction
dépend de la discor­dance entre les positions de la source et du récepteur : si
elles coïncident, ni la source, ni le médium ne semblent affecter l’acceptation
du message (Schenk, 1987 : 69–70).
Qu’en est-il, justement, du changement des attitudes à proprement parler ?
A cet égard, en dépit de sa popularité, de la confiance des praticiens en ses
possibilités et des moyens énormes investis dans ce médium, la télévision semble
généralement produire des effets aussi limités que d’autres médias, que ce soit
185

dans le domaine des publicités commerciales, des campagnes électorales, des


campagnes de sensibilisation menées par les pouvoirs publics, et même en ce
qui concerne l’incitation à la violence et aux comportements anti-sociaux, que
d’aucuns imputent au contenu des programmes télévisés (e. g. Kriegel, 2002).
Toutefois, McGuire n’avance pas moins de quatorze « circons­tances atté­nuan­tes »
pour expli­quer la médiocrité des effets obser­vés (1985 : 281–3)73. En­tre autres,
trois argu­ments nous invitent à examiner l’impact des médias sur d’autres
ter­rains que celui de la seule persuasion – effets agenda-setting, effets cultu­rels,
effets au tra­vers des institutions –, ce que nous ferons plus loin dans ce tra­vail
(voir chap. 3.3). En droite ligne de ces réflexions, on peut également concevoir
que l’individu se tourne vers certains médias pour satisfaire des besoins plus ou
moins particuliers, ainsi que l’imagine l’approche uses and gratifications. Dans
cette perspective, les individus utilisent les médias pour parvenir à certains
buts personnels : information, mais aussi attribution de sens (sense-making),
plaisir, divertissement, etc. (voir Dervin, 1981 : 72–4 ; Schenk, 1987 : 369 ff. ;
Stewart and Ward, 1994 : 329–31 ; Rubin, 1994 ; Katz et al., 1995 : 164). Cette
approche renverse donc la perspective classique développée par la recherche
sur les effets persuasifs – les médias « utilisent » les individus – et suggère donc
de « considérer l’utilisation de l’information du point de vue des utilisateurs
plutôt que du point de vue de la source » (Dervin, 1981 : 84 [NT]). Etant donné
la grande diversité des besoins au sein du public, il existe vraisemblablement
une sorte de « division du travail » parmi les médias pour la satisfaction de
ces besoins (Katz et al., 1995 [1974] : 168). Par exemple, les personnes « who
endorse information needs do watch more information programs. Those who
endorse social and personal identity needs do watch more of those programs
such as popular dramas and movies that can be seen to serve those needs related
to vicarious social contact » (Stewart and Ward, 1994 : 330). En définitive, les
raisons pour lesquelles les individus utilisent différents médias relèvent d’une
question empirique (Neidhardt, 1994 : 36).
En même temps, les médias sont en compétition avec d’autres sour­ces
pour la satisfaction des mêmes besoins. En particulier, les rapports sociaux avec
d’autres individus procurent certai­nes gratifications, auxquelles les médias
peuvent ap­porter soit un substitut, soit un complé­ment. Ainsi, certains spécialistes
ont parlé de la fonction d’échappatoire à la réalité sociale (esca­pist function) offerte
par la télévision et d’autres mé­dias visuels, alors que d’autres au­teurs ont plutôt
insisté sur leur rôle d’auxiliaire pour l’interpré­tation des faits so­ciaux et pour
« l’ajustement à la réalité ». Certaines critiques, plus radicales, ont même dé­
noncé la télévi­sion comme un agent propagateur d’une « fausse conscience

73
Trois de ces conjectures seront prises en considération dans notre partie empirique (poor
measurement of varia­bles ; sim­plistic designs ; mutual can­cellation of effects). Cinq
autres ont déjà fait précédemment l’objet d’une discussion : l’exposition sélective ; les
effets de renforce­ment (et non de conver­sion) ; la perception sélective ; la théorie du
two-step flow ; les effets d’interaction avec les discus­sions inter-personnelles.
186

sociale » (Katz et al., 1995 : 172). A cet égard, plusieurs études consul­tées par
Rafaeli (1990 : 134–5) mettent en évidence une rela­tion négative entre le
degré de sociabilité des individus et le temps qu’ils consacrent à regar­der la
télévision, alors que la relation est généralement positive avec l’utilisation de
la presse. Dans sa propre investigation, Rafaeli trouve que la presse écrite joue
un rôle de supplémentation aux rapports sociaux (corrélation positive), tandis que
la télévi­sion joue un rôle de substitution ou d’échappatoire aux rapports sociaux
(corrélation néga­tive). De fait, l’interaction « para-sociale » (1990 : 136–43)
– « an illusion of face-to-face inte­raction » – constitue un phéno­mène de plus
en plus répandu, suite aux « ef­forts pro­lon­gés pour person­nali­ser le contenu
de la com­muni­cation de masse », à la « dispari­tion rapide de la dis­tinction
entre communication de masse et communication inter-person­nelle », et au
« déve­lop­pe­ment d’une pseudo-commu­nauté » (Be­niger, 1987 : 354 ; Lie­vrouw
and Finn, 1990 : 41–2).
A première vue, le type de médium consulté dépend donc des besoins
spécifiques des indivi­dus. Par exemple, un manque de rapports sociaux pourrait
être partielle­ment compensé par une utilisation plus soutenue de la télévision.
Cependant, comme le suggère Rafaeli (1990 : 135, 175), les différences entre
médias découlent peut-être d’une combinaison de facteurs liés à la source des
messages et des facteurs liés au canal. En d’autres termes, l’offre proposée
par la source, au sens du contenu et du format de l’information, pourrait stimuler
différentiellement plusieurs segments de l’audience des médias. A ce titre,
Iyengar (1991 : 129) a souligné que la télévision effectue habituellement une
couverture « épisodi­que » des en­jeux, alors que la presse penche pour un
traitement plus « thématique ». Cette distinc­tion a pour effet d’induire les
téléspectateurs à attribuer une responsabilité individuelle aux problè­mes actuels,
alors que les lecteurs de la presse auraient plutôt tendance à attribuer une
respon­sabilité sociale aux mêmes problèmes (voir chap. 3.3.5). Apparemment,
les jour­nalistes de télévision croient que les images sont des produits de
consommation rapide, qui exigent des « schémas narratifs » fa­cilement
reconnaissables : « The re­sulting coverage tends to focus on the event rather
than on the issues and un­derlying condi­tions involved, the individual rather
than the group, conflict rather than consen­sus, and the facts that advance the
story line rather than those that explain the situation » (Da­nielian, 1992 : 77 ;
voir cependant McCarthy et al. [1995] pour un exemple de traitement plus
épisodique de la part de la presse).
Aux « biais de description » s’ajoutent des « biais de sélection ». En effet,
le contenu des médias est également le produit de différents mécanismes
de filtrage vérifiant que les informations satisfont à un certain format (news-
value for­mat). Les processus de sélection de l’information varient en fonction
des systèmes politiques, de l’importance variable des différents enjeux pour
chaque pays (Budge, 1993 : 69–75), de la structure du système de partis
(Hallin and Mancini, 1984), du niveau institutionnel (local vs. national) auquel
187

les médias s’intéressent (Haenisch und Schröter, 1971 ; Bar­ranco and Wisler,
1999 : 307–8), du mode de relations entre journalistes et autorités politiques
(Berkowitz, 1992 ; Bennett, 1994 : 177–81), mais sans doute encore davantage
de l’identité et de l’orientation politique de chaque médium individuel (i. e.
chaque titre de la presse écrite, chaque chaîne de télévision, etc.). En résumé,
« différents mé­dias ont différentes sensi­bilités quant à ce qui constitue ‹ un
sujet d’actualité ›. Cha­que journal a un pu­blic différent et les événements sont
cou­verts en consé­quence » (Barranco and Wisler, 1999 : 304 [NT]). De fait,
de­puis les premières en­quêtes d’opinion aux Etats-Unis, on sait que cha­que
mé­dium trouve un écho plus large auprès de l’audience qui partage globale­
ment sa ligne politi­que (phénomène de sélecti­vité de facto). Par exemple, lors de
la campagne présidentielle de 1940, les ci­toyens proches du Parti Républi­cain
préfé­raient la presse, tandis que les Démo­crates préfé­raient la radio, et chaque
camp subissait une influence préférentielle de « son » mé­dium (La­zarsfeld et al.,
1952 [1944] : 131). Parfois accentuées par les monopoles d’Etat (no­tamment
en matière de télévi­sion), les nuances dans la coloration politique propre à cha­
que mé­dium peuvent donc s’avérer importantes pour com­prendre le succès
des communica­tions. Ceci étant, au lieu de mettre l’accent sur les spécificités
des différents médias, d’autres au­teurs ont plutôt souligné le degré élevé de
consonance qui caractérise le système médiatique dans son ensemble (e. g. Noelle-
Neumann, 1981). Ce système se distingue également par son ubiquité (« the
omnipresence of the media as sources of informa­tion ») et par sa cumulation
(« the repetition of messages across media outlets and time ») (Glynn and
McLeod, 1985 : 44). Or, ces phénomènes pourraient court-circuiter les éventuels
mécanismes psychologiques d’exposition et de perception sélective, puisque le
discours reproduit dans les différents mé­dias se­rait essentiellement le même.
De fait, selon Blumler et Gurevitch (1996 : 124), les mé­dias de nombreux pays
font depuis plu­sieurs années l’expérience d’une certaine « dépolitisa­tion »,
au profit notam­ment d’une logique plus commer­ciale ou plus orientée vers le
divertis­sement – suscitant notamment de vives interrogations quant à la qualité
de l’information médiatique (Graber et al., 1998 : 5). En Suisse également, le
système médiatique a subi une certaine uni­formisation (voir chap. 5.1.2). En
même temps, cette ten­dance ne doit pas être exagérée, et le constat peut être
nuancé selon les médias ; par exem­ple, la télévision consti­tue probable­ment
un secteur plus homogène et « consonant » que la presse écrite (Salmon and
Kline, 1985 : 20). Dans l’ensemble, nous ne pensons pas que l’homogénéisation
– par ailleurs indéniable – des systèmes médiatiques soit de nature à ôter sa
pertinence à l’étude des channel factors.

3.2.4 Variables liées au récepteur : caractéristiques de l’audience


Le quatrième composant de la communication, les caractéristiques de
l’audience, est sans aucun doute celui qui a capté le plus d’attention de la
part des chercheurs. En même temps, la multiplication des études sur les
188

audience factors n’est pas allée sans susciter des critiques, en particulier depuis
le renouveau de la recherche sur les effets médiatiques dans les années 1970
(voir chap. 3.1.1). Joseph Klapper lui-même, en faisant la synthèse de la phase
behavioriste, a déploré la « cataracte » de variables ajoutées continuellement au
catalogue des facteurs de l’audience : « Almost every aspect of the life of the
audience member and the culture in which the com­munication occurs seems
susceptible of relation to the process of communica­tion effect » (1966 : 475).
Cette recherche effrénée des intervening variables s’est produite avant tout dans
le contexte pluraliste américain, et reposait sur l’idée que les membres du pu­
blic traitent l’information média­tique de manière extrêmement sélective. Cette
sélecti­vité était jugée comme tributaire des caractéristi­ques socio-cultu­relles
des individus – « the di­verse backgrounds, cultures, affiliations, and life-styles
of indi­vidual audience members » (Blumler, 1995 [1981] : 48). De fait, chaque
nou­velle tradition de recherche a contribué à multiplier les facteurs de l’audience « à
prendre en considération ». En mettant à jour de nouveaux indica­teurs, la recherche
empi­rique doit servir à spécifier les conditions sous les­quelles les individus cè­
dent – ou, plus fré­quemment, résistent – aux messages persuasifs des médias,
« illuminant chaque fois un peu mieux les ressorts complexes du processus de
persuasion de masse » (Katz and Lazarsfeld, 1995 [1955] : 127). De même,
bien qu’issue d’une vision très dif­férente du processus de commu­nication de
masse, l’approche uses and gratifica­tions a sti­mulé la crois­sance de la recherche
sur les facteurs de l’audience (Katz et al., 1995 [1974] : 170).
Pour nous repérer quelque peu parmi la pléthore des variables
individuelles, engendrée tant par les sciences sociales que par la psychologie,
nous adoptons la classification de McGuire (1969 : 235–52) et distinguons
trois catégories – ou approches – de « receiver factors ». Pre­mièrement, la parti­
cipation active dans le processus de persuasion peut en affecter le ré­sul­tat.
Deuxièmement, il importe de savoir dans quelle mesure l’influençabilité des
individus cons­titue une caractéristique « homogène », générale, ou au contraire
une variable dépendant des situations et des enjeux. Troisièmement, nous
examinerons les prin­cipales variables indivi­duelles (démo­graphiques, sociales,
politiques, économiques, etc.) dont l’impact sur le succès des communications
médiatiques a pu être dé­montré.
Concernant la participation active dans le processus de persuasion, les
résultats présentés par McGuire (1969 : 235–40) dérivent essentiellement des
travaux effectués dans les domaines de la psychanalyse, de la psychologie de
l’apprentissage, ou des théories de la dissonance. Alors que la plupart des
propositions théoriques prédisent une plus grande efficacité des inductions
persuasives lorsque le récepteur s’engage activement dans le processus, les
résultats empiri­ques tendent plutôt à démontrer le contraire – par exem­ple,
le fait de laisser implicites les conclusions d’un message a généralement pour
conséquence d’en réduire l’impact persuasif. En psychologie cognitive, la
question s’est posée d’une manière un peu différente, la variable examinée étant
189

plutôt la « pertinence personnelle » (personal relevance) d’un mes­sage. Toute­fois,


les résultats se sont avérés tout aussi nuancés. Par exem­ple, le modèle Elabo­ration
Li­kelihood de Petty et Cacioppo (1986) postule que l’implication des individus
par rapport aux enjeux tou­chés par un message persuasif peut augmenter
ou diminuer l’impact du message, suivant la qualité des arguments utilisés.
En science politique, l’intérêt pour les enjeux (ou pour la politique en gé­néral)
a souvent été re­tenu parmi les dé­terminants du chan­gement des attitudes.
Générale­ment, les personnes les moins actives et les moins inté­ressées par
les cam­pagnes électorales apparaissent comme les plus perméables aux effets
persuasifs des médias (Robinson, 1976 ; Chaffee, 1981). En revanche, la moti­
vation à s’informer sur les enjeux tend à renfor­cer les effets cognitifs des mass
médias (voir chap. 3.3.2), ainsi qu’à favoriser l’intensité et la polarisation des
opinions (At­kin and Heald, 1976).
La variable de l’engagement vis-à-vis des enjeux a souvent été reliée
au moment de la déci­sion de vote. En l’espèce, les auteurs de Columbia et de
Michigan proposaient autrefois un modèle dichotomique, qui distinguait
entre les citoyens « pré-déterminés » et les décideurs « de dernière minute »74.
Cependant, depuis les années 1950, plusieurs élé­ments nouveaux sont ve­
nus contester ce mo­dèle : le déclin des affiliations partisanes, l’essor du vote
sur les enjeux, ainsi que le développe­ment des nouveaux médias tels que la
télévision. Ainsi, « [b]ecause party identification has become less stable, and
has declined as a correlate of vote, fewer pre­deter­mined decisions exist in
advance of an election campaign. And because the campaign is brought to
virtually every citizen’s home via televi­sion, fewer voters ignore it than was
the case when newspapers and radio were the main chan­nels » (Chaffee and
Rimal, 1996 : 268). La conséquence de cette évolution est l’émergence d’un
groupe d’individus à la fois attentifs au contenu des campagnes et non disposés
par avance à prendre telle ou telle décision de vote. Autrement dit, il y a lieu
désormais de considérer un mo­dèle trichotomique, où les campaign deciders ne
constituent pas une sorte de catégorie inter­mé­diaire entre les early deciders et les
late deciders, mais la catégorie la plus attentive aux messages politiques délivrés
pendant les campagnes et proba­ble­ment la plus perméable à leur influence (Chaffee
and Choe, 1980 : 61–6 ; Chaffee and Rimal, 1996 : 281–5). Contrairement
aux early deciders, qui sont susceptibles de s’exposer de manière sélective à la
campagne pour consolider ou justifier leur décision initiale, les campaign deci­ders
auront tendance « à utiliser les sources d’influence (y compris les mé­dias) qui
74
Selon ce modèle, les citoyens « éclairés » ont générale­ment pris leur déci­sion avant
même le début de la campa­gne sur la base de leur identifica­tion parti­sane ; la campagne
mène surtout au renfor­cement de leurs opinions pré-existan­tes (precommitted voters).
A ces citoyens « modèles » étaient opposés tous ceux qui prennent leur déci­sion à la
dernière minute : « They are less opinion­ated and cor­relatively more persua­sible than
the early deci­ders, but they are also less inter­ested and consequently pay little at­tention
to political news. They are unaffected by the media not be­cause of re­sistance, but sim­
ply be­cause of lack of expo­sure » (Chaffee and Choe 1980 : 53–4).
190

leur sont accessibles au cours de la campa­gne, quelles qu’elles soient, afin de


facili­ter leur décision » (O’Keefe, 1975 : 137 [NT]). Ajoutons que le moment de
la décision est généralement lié à la diffi­culté de la décision, mais que ces deux
variables, per se, ne dé­terminent pas l’influence effective des médias (1975 :
137–8). Le moment et la diffi­culté de la décision signalent une propension plus
ou moins grande à utiliser l’information médiatique pour se forger une opinion,
mais ne permettent pas de présumer de la direction effective de l’influence des
médias. Par ailleurs, il convient de souligner que le moment de la décision ne
constitue pas un trait stable de la per­sonnalité des individus, mais plutôt une
ca­ractéristique situationnelle, va­riant en fonc­tion des enjeux (Chaffee and Rimal,
1996 : 271). Cependant, le moment de la décision constitue certai­nement une
variable proxi­male du degré de « cohé­rence » des systè­mes d’attitudes. Les
personnes qui se décident au dernier moment sont suscepti­bles d’éprouver une
forte am­bivalence entre leurs éva­luations des différents aspects d’un en­jeu ou
d’une élection (voir chap. 4.2.4). Au contraire, les évaluations des early deci­ders
ten­dent à converger vers la même réponse affec­tive, et constituent donc des
antécédents immé­diats du vote (Campbell et al., 1985 [1964] : 40–2).
Jusqu’ici, nous avons considéré l’engagement vis-à-vis des enjeux
essentiellement sur un plan cognitif. Pour leur part, certains auteurs ont
examiné la dimension affective des attitudes en rapport avec l’utilisation des
médias. Par exemple, McCombs et Shaw (1995 [1972] : 160–2) ont mesuré la
« saillance des affects » (« a pro/con orientation, a feeling of liking or disliking
something »), et ont observé les réponses ouvertes des individus par rapport à
différents candi­dats et enjeux. Or, des opinions intenses « tend to block use of
communication media to acquire further informa­tion about issues with high
personal importance. At least, survey re­spondents with high sali­ence of affect
do not recall acquiring recent information. This is true both for persons with
low and high political interest, but especially among those with high politi-
cal interest » (1995 : 161 ; accentuation ajoutée). Autrement dit, l’intensité
avec laquelle les individus éva­luent un enjeu peut entraver l’acquisition de
nouvelles informations relatives à celui-ci, ou du moins atténuer le souvenir (la
« trace cognitive ») d’avoir acquis ces informa­tions (voir chap. 4.3). Par ailleurs,
l’engagement sous la forme de l’attachement affectif à un parti est connu depuis
longtemps pour renforcer la résistance aux arguments adverses (Campbell et
al., 1960). Plus ré­cemment, deux études sur les élections suisses de 1995 et
1999 suggèrent que la cam­pagne électo­rale n’a réellement d’effet que sur les
personnes qui ont pris leur décision pen­dant la campa­gne et qui ne se sentent proches
d’aucun parti politi­que (La­chat, 2000 : 63–5 ; Lachat and Sciarini, 2002).
La deuxième question posée dans cette section est la suivante :
l’influençabilité est-elle une caractéristique homogène ? Selon McGuire (1969 : 241–3),
la « persuasibilité » n’est pas à proprement parler un trait géné­ral. Autrement
dit, les personnes sensibles à l’influence d’une source dans une situa­tion
donnée ne seront pas nécessairement influençables dans une autre situation.
191

La persuasibilité d’un individu est habituellement une caractéristique liée


aux en­jeux, et déterminée par plusieurs types d’interaction (avec la source,
le message, etc.). Ceci étant, on dispose tout de même d’une certaine base
empirique pour suspecter l’existence d’un niveau général d’influençabilité : dans
des conditions expérimentales faisant inter­venir plu­sieurs enjeux, « la variance
entre sujets dépasse largement la variance interne à chaque su­jet » (1969 : 242).
En revanche, dans un environnement « naturel » (i. e. hors labora­toire), il de­
vrait être difficile d’établir un trait général d’influençabilité, car les interactions
avec toutes sortes de paramètres sont pratiquement impossibles à contrôler.
Toutefois, nous avan­çons ici deux hypothèses allant dans le sens d’une certaine
homogénéité de l’influençabilité. Pre­miè­rement, le « polymorphisme » des leaders
d’opinion (Rogers, 1983) suggère l’existence d’une tendance similaire (i. e. une
non-spécialisation de l’influençabilité) parmi les personnes qui ne prennent
jamais part aux discussions inter-per­sonnelles et ne trouvent pas d’appui
externe pour leurs propres opinions. Notamment, les individus qui trouvent
dans certains médias un substi­tutif aux rapports sociaux pourraient en subir
l’influence à une échelle relative­ment glo­bale. Deuxièmement, s’il est vrai
que la stratification observée dans les rapports inter-person­nels varie avec le
ni­veau d’éducation ou d’autres attributs du statut social, il en va générale­ment
de même pour la cohérence des systè­mes d’attitudes (voir chap. 4.1.2). Les
personnes qui oppo­sent peu de ré­sistance aux messages persuasifs tendent à
présenter en même temps les systèmes de valeurs les moins « contraints ».
Autrement dit, un chan­ge­ment d’attitude vis-à-vis d’un objet s’effectue de
manière relative­ment indépendante des at­titudes sur d’autres ob­jets et s’en trouve ainsi
facilité. Ceci implique également que toutes sortes d’attitudes peuvent être
changées, au gré des enjeux abordés par les messages persua­sifs. En résumé
– sans pour autant rejoindre Converse (1964) dans sa conception des « non-
attitudes » et du changement « aléatoire » des opinions –, nous suggérons que
l’influençabilité pour­rait dé­river de manière plus ou moins homogène du degré
de cohérence caractérisant les sys­tèmes d’attitudes. Pour prendre un terme
commode (sinon dépourvu d’ambiguïté), l’idéologie ré­gule une acceptation
sélective des messages, alors qu’un manque total d’idéologie ouvre la porte à une
persuasion à large échelle, indépen­dante des enjeux.
Cette discussion nous amène naturellement aux bases individuelles de
l’influençabilité. A cet égard, plusieurs auteurs (e. g. McGuire, 1969, 1981,
1985 ; Converse, 1964 ; Zaller, 1992, 1996) nous convainquent de nuancer
de manière importante notre argument sur la « cohérence » des systè­mes
d’attitudes. En particulier, McGuire (1969 : 243–7 ; 1985 : 286–7) attire
notre atten­tion sur certains prin­cipes « génotypiques » qui sont à la base de
sa théorie du changement des attitudes. Il convient d’en énoncer ici quelques
axiomes essentiels, en commençant par celui que McGuire nomme le « principe
de média­tion » : « this mediational principle states that we can understand the
relationship between a personality variable and influenceability only inso­far
192

as we consider the impact of personality trait on the several me­diators of


attitude change, taking into account its impact on message reception (which
is often ignored) as well as on the usu­ally considered yielding mediator. This
principle in itself does not allow us to make any con­fident predictions, but
simply calls our attention to the com­plex­ity of the undertaking » (1969 :
244). Trop souvent, les modèles théoriques se focalisent sur le médiateur de
l’acceptation (yielding) et présentent ainsi deux défauts majeurs. Ainsi, ils ne
pren­nent en consi­dération que les caractéristiques individuelles qui régulent
cette étape du proces­sus. Ensuite, ils omet­tent d’examiner l’impact de ces
mêmes caractéristiques sur d’autres mé­diateurs. La relation entre l’intelligence
et l’influençabilité offre une excel­lente illustration des conséquences à tirer
du principe de médiation. En géné­ral, l’intelligence est liée négativement à
l’influençabilité au niveau de l’acceptation des messages, car une per­sonne
« intelligente » dis­pose de croyances bien ancrées, d’arguments pour réfuter
un point de vue adverse, ainsi que de l’assurance nécessaire pour maintenir
un désaccord avec une source externe (McGuire, 1969 : 243). Cependant, la
relation s’inverse probablement au niveau du médiateur de la réception, car
une personne « intelligente » tend à prêter davantage d’attention à un message,
et à mieux com­prendre et mémoriser son contenu. Dans la mesure où l’étape
de la réception est décisive dans le processus de traitement de l’information,
l’influençabilité est susceptible d’être corrélée posi­tivement à l’intelligence
(1969 : 244).
De fait, McGuire postule que les caractéristiques individuelles ont
tendance à exercer sur l’influençabilité des effets opposés via les médiateurs de la
réception et de l’acceptation (compensation principle). En vertu de cette compensation,
la relation globale entre un trait individuel et l’influençabilité tend à être
non-linéaire, l’optimum d’influence se situant à un niveau intermédiaire de la
variable en question. Ce schéma d’analyse pourrait expliquer pourquoi de
nombreuses études empiriques ont observé une relation curvi-linéaire entre
l’influençabilité et certaines variables individuelles telles que l’âge, l’estime
de soi, l’anxiété ou l’intelligence (McGuire, 1969 : 248–51 ; 1985 : 287–9).
En définitive, il importe de spécifier quelles variables interviennent à chaque
étape du processus de persuasion, et de vérifier si ces variables n’exercent
pas une influence contradictoire d’une étape à une autre. Suivant le même
raison­nement, Zaller (1992) propose d’étudier les changements d’attitudes en
fonction de deux ca­ractéristiques individuelles : le niveau de compétence et
les prédisposi­tions politiques. La compétence politique des individus remplit
dans le proces­sus de persuasion un rôle tout à fait illustratif du « corollaire
de non-linéarité » énoncé par McGuire. En effet, le niveau de compé­tence
régule, d’une part, la réception des messages per­suasifs diffusés par les élites (un
mes­sage a plus de chances d’être reçu auprès des personnes plus compétentes),
et d’autre part la résistance aux messages dont l’orientation politique est in­
compatible avec les prédispositions des individus. En conséquence, dans de
193

nombreux cas de figure, l’ampleur du changement d’attitude est maximal à


un niveau de compétence intermé­diaire. Nous re­vien­drons en détail sur cette
question (voir chap. 4.3.3).

3.2.5 Les composants de la communication : conclusion


En résumé, ce chapitre sur les composants de la communication nous a permis
de mettre évi­dence la multiplicité des facteurs impliqués dans le sort d’un message
persuasif. De façon générale, les conditions requises pour qu’un message pro-
duise les effets es­comptés par la source sont beaucoup plus nombreuses que
les raisons suffisant à son échec. De plus, il peut s’avérer extrêmement délicat
de déterminer quelles variables sont responsables de l’ineffica­cité apparente
d’un message. Constatant l’échec d’une campagne publicitaire pour relan­
cer les ventes de son commerce, ce gérant d’un grand magasin exprimait la
même per­plexité que les spécialistes en communication : « I know that half
of my advertising budget is was­ted ; the trouble is, I don’t know which half »
(cité in Ste­wart and Ward, 1994 : 320). En substance, comment savoir si les
« déficiences » d’une communication sont imputa­bles à la source, au médium,
aux récepteurs ou aux messages eux-mêmes ? Nous pensons que la différencia­
tion par Lasswell et McGuire des composants de la communication permet
au moins de structurer cette problématique. Cependant, si l’on se réfère à la
distinction entre effets et effi­cacité (ef­fectiveness) des messages médiatiques, notre
analyse serait incomplète sans une concep­tuali­sation attentive des différents
types d’effets – « intentionnels » ou non – exercés par les mass médias. Cette
tâche est entreprise dans le chapitre suivant.

3.3 Nature des effets médiatiques


Dans ce chapitre, nous abordons la question du résultat des messages médiati-
ques – « with what effects », selon la formule de Lasswell. Comme l’a souligné
McQuail (1977), les conclu­sions de l’analyse empirique des effets médiati-
ques sont susceptibles de varier énormé­ment, non seulement en raison de
la réalité changeante des phénomènes sociaux, mais égale­ment en fonction
des questions de départ. De quoi parlons-nous lorsque nous prétendons me­surer
les effets des mass médias ? Une première distinction possible porte sur la
direction des effets : les médias ont-ils pour effet de « changer, d’empêcher, de
faciliter, ou de renforcer et de réaf­firmer quelque chose » ? Le fait qu’aucun
changement n’apparaisse « en surface » n’est pas forcément moins significatif
qu’un changement manifeste. Deuxièmement, sommes-nous pré­occupés par
les effets des médias ou par leur efficacité, c’est-à-dire leur capacité d’atteindre
cer­tains objectifs prédéfinis ? Ensuite, à quel niveau observons-nous les effets
médiatiques – s’agit-il des individus, des institutions, de la culture, etc. ? Enfin,
à quelle échelle de temps veut-on saisir l’influence des médias : s’agit-il d’effets
194

immédiats, retardés, de long terme ? Les mesures sont-elles effectuées en pé-


riode électorale ou en période normale ? A ces quatre questions posées par
McQuail, nous ajoute­rons celle de la dimension des attitudes : dans la mesure où
les effets des mass médias sont observés au niveau des attitudes, des opinions
ou des valeurs individuelles, celles-ci sont-elles modifiées dans leur composant
cognitif, affectif ou comportemental ? La discussion qui suit tient compte de
ces différents éléments pour identifier six « catégories » d’effets médiatiques. En
premier lieu, nous examinerons les effets per­suasifs des mass mé­dias – l’objet
de la plupart des études empiriques dans le do­maine de la communi­cation.
En second lieu, nous survolerons un autre domaine d’investigation qui, cu-
rieusement, n’a que rarement retenu l’attention des spécialistes, à savoir les
effets « cogni­tifs » des mass médias. Ensuite, nous examinerons les connaissan-
ces acquises dans trois do­maines connexes, qui ont acquis une importance
croissante depuis les années 70 : les effets agenda-setting, les effets de priming
et les effets de framing attribués aux mass médias. Enfin, le dernier chapitre
servira de catégorie résiduelle pour mentionner briè­vement quel­ques autres
appro­ches conceptuelles du rôle et des effets des mass médias. Ajou­tons que
le détail de notre présenta­tion variera en fonction de l’importance que nous
accorde­rons à cha­que type d’effet dans no­tre partie empirique, mais également
en fonction de la familiarité pré­sumée du lecteur avec les concepts énoncés
par les différentes approches.

3.3.1 Les effets « persuasifs » des mass médias


La persuasion qui s’opère par l’exposition aux mass médias a été, depuis la thèse
initiale des effets « hypodermiques », au centre de toutes les préoccupations des
théoriciens et des cher­cheurs actifs dans le domaine des sciences de la commu-
nication. Certes, la capacité des mé­dias à changer les opinions de leur audience a
été un instant remise en cause par les représen­tants des écoles behavioriste et
pluraliste. Ceux-ci, à l’instar de leurs chefs de file de l’Ecole de Columbia, ont
mis en évidence que la conversion des opinions constitue un mode d’influence
quasi marginal parmi les différents modes observables (Lazarsfeld et al., 1952
[1944] : chap. 7–11). Plus spécifiquement, les médias servent davantage à
« activer » les prédispositions plus ou moins latentes des individus, et surtout à
renforcer leurs attitudes pré-existantes. Toutefois, ce constat est manifestement
incomplet, notamment parce qu’il néglige la possibilité que des messages
persuasifs exercent un effet contre-productif sur les personnes prédisposées à
leur résister (Schmitt-Beck, 1997 ; Popescu and Tóka, 2002). D’autre part, le
constat se fonde exclusi­vement sur des situations de campagne électorale, où
les opinions sur les par­tis et les candi­dats étaient solidement an­crées dans les
systèmes de valeurs des individus (Sears and Whitney, 1973 : 267–8). Dans
d’autres situations ou d’autres contextes historiques (voir Nie et al., 1976),
les médias se heurteraient donc à moins de résistance et parviendraient plus
aisé­ment à changer les opinions. Par exemple, les « vainqueurs » des débats
195

télévisés en Alle­magne obtiennent un profit électoral substantiel (Schrott,


1990). Ainsi, avec le déclin pro­gres­sif d’une conception pluraliste de la société,
grâce à un raffinement et à une diver­sifica­tion des métho­des d’investigation,
le « mythe des effets massifs » des mass médias a été « revi­sité », regagnant
quelque crédit au sein de la communauté scientifique (Zaller, 1996).
Par exemple, Fan (1988) montre que l’opinion publique, au niveau agrégé,
peut être prédite de manière satisfaisante par un modèle mathématique prenant
en compte le contenu sémanti­que des informations de la principale agence de
presse américaine (Associa­ted Press). Son analyse suggère que l’opinion publique
au niveau agrégé répond aux variations de contenu de la presse, rejoignant ainsi
la conclusion de Page et Shapiro (1992 : chap. 8). Mal­gré ses limites – entre
autres, il est impossible d’extrapoler au niveau individuel les résultats obtenus
au ni­veau agrégé –, l’étude de Fan apporte trois clarifications sur la manière
dont l’information mé­diatique affecte l’opinion publique. Premièrement,
le test du modèle infirme les hy­pothèses du two-step flow of communication,
notamment parce que celles-ci sont incompati­bles avec la rapi­dité à laquelle
les informations médiatiques pa­raissent se répercuter sur l’opinion publique
(Fan, 1988 : 129–31). En second lieu, les effets de renforcement ne sem­blent
pas prévalents dans le processus d’influence (1988 : 131–2). Troisièmement,
de manière plus importante, l’étude de Fan suggère que les messages média­
tiques produisent des effets cumulatifs, et que l’effet d’un message individuel
dé­pend du volume des autres messa­ges sur le même enjeu (1988 : 132–4). En
somme, « certains messages ont apparemment des effets minimaux parce que
les messages opposés prédominent largement, et non en raison de leur propre
inefficacité. Avec moins de messages contradictoires, la communication pour-
rait s’avérer clairement persuasive » (1988 : 132 [NT]). Ceci signi­fie que dans
les cas où l’information mé­diatique est déjà abondante, l’effet d’un message
individuel sera très limité (Kriesi and Büts­chi, 1996). Cepen­dant, « il est plus
utile de penser en termes de messages persuasifs sé­quentiels ayant des effets
cumula­tifs considérables, plutôt qu’en termes de messages indivi­duels ayant des
effets mini­maux. C’est pourquoi la loi des effets minimaux pourrait être rem­
placée avan­tageusement par le concept des effets cumulatifs de l’information »
(Fan, 1988 : 134 [NT]).
Cette vision est partagée par Zaller (1996), pour qui les « effets
minimaux » habituellement mis en évidence par la recherche empirique
sont une « illusion ». En réalité, les médias peuvent exercer un impact tout
à fait considérable, mais les effets de messages opposés se neutralisent mutuellement.
En conséquence, les chercheurs doivent élaborer des modèles statistiques ca-
pables de mesurer les effets de communications contradictoires, et dépasser
cette « illusion » d’un impact modeste (Zaller, 1996 : 19–20). Autrement dit,
l’influence totale des médias (total media effects) est probablement bien supérieure
à leur in­fluence « finale » (net media effects). Or, la littérature fait généralement
référence à l’influence finale lorsqu’elle parle d’effets mé­diatiques et qu’elle en
196

démontre les limites (1996 : 37). Par ailleurs, au-delà d’un modèle ca­pable de
me­surer l’influence totale des médias, deux conditions supplémentaires paraissent
nécessaires pour parvenir à détecter des effets médiati­ques « massifs » : « 1.
Good measure­ment of key variables, especially individual-level varia­tion in
reception of communication from the mass media. 2. Good variance in key
independ­ent variables, especially the content of the mass communication to
which individuals are ex­posed » (1996 : 18). Ainsi, l’analyse de Zaller comprend
plusieurs campagnes électorales, afin de répondre au critère d’une variance suffi­
sante dans l’intensité des flux d’information concur­rents. Par ailleurs, en vertu
du prin­cipe de compensation énoncé par McGuire (voir supra), Zaller plaide
pour l’utilisation de modèles non-linéaires. Cet ensemble de précautions métho­
dologiques permet de mieux com­prendre pourquoi les effets habituellement
détectés sont aussi modestes (1996 : 36–7).
Avec un souci analogue, Norris et ses collègues (1999 ; Norris, 2000)
ont cherché à préciser sous quelles conditions les messages médiatiques sur un
enjeu parvien­nent à « sur­monter » le phénomène récurrent de neutralisation
mutuelle. Au préalable, il est nécessaire que les indivi­dus soient attentifs à
l’information ou aux signaux heuristiques délivrés par les mass médias en tant
que source spécifique de messages, en comparaison des informations « fournies
par les partis, les dirigeants, les experts, les groupes politiques et so­ciaux, les
communications inter-personnelles, les conditions objectives et les expériences
per­sonnelles » (Nor­ris, 2000 : 183 [NT]). Si tel est le cas, il existe au moins trois
mécanismes par les­quels l’influence des médias peut s’exercer. Premiè­rement,
il peut arri­ver que certains médias diffusent des messages distincte­ment positifs
ou négatifs, par exem­ple à propos d’un parti politique (Norris et al., 1999 :
137–41). Cette cou­verture médiati­que « directionnelle » (directional coverage)
semble toute­fois produire des ef­fets asymétriques et variables selon les contextes
politiques. Deuxièmement, les médias peu­vent favoriser une position politique
en lui consacrant tout simplement davan­tage d’attention et de temps (stop-
watch imbalance). Ce genre d’impact apparaît cependant comme marginal, et
l’attention ex­clusive dévolue à l’un des partis politiques britanniques a plutôt
pour effet d’entraîner des pertes ou des profits pour les autres partis (Norris
et al., 1999 : 141–2). Enfin, étant donné que les enjeux de prédilection d’un
parti ou d’un candidat sont gé­néralement occultés par leurs ad­versaires, qui
préfèrent se concentrer sur leurs « pro­pres en­jeux » (Ri­ker, 1993), un troi­
sième mode d’influence pourrait résulter du fait que les mé­dias marquent plus
d’intérêt pour les thèmes qui « appartiennent » traditionnellement à un acteur
(agenda-balance). Ceci ne semble pas avoir été le cas des élections de 1997 en
Grande-Breta­gne, mais pourrait se produire dans d’autres contex­tes. Lorsque
les trois ty­pes d’effets sont évalués simultanément, seule la couverture direction­
nelle positive apparaît comme un déter­minant significatif du changement des
préférences par­tisanes (Norris et al., 1999 : 143).
197

Même si la « possession » partisane des enjeux (issue ownership) ne


structure pas nécessaire­ment les possibilités d’influence des médias, il n’en
reste pas moins que les opinions des indi­vidus sont plus aisément modifiables
sur certains enjeux que sur d’autres (voir chap. 2.3.1). En résumé, le public
est plus sensi­ble aux changements de l’agenda médiatique sur les enjeux qui,
d’une manière ou d’une autre, correspondent à des opinions relativement
peu cristallisées et indépendantes de l’expérience personnelle des individus.
Ainsi, lorsque les autorités politi­ques disposent d’un monopole du contrôle et de la
diffusion de l’information, à l’instar de ce qui se produit communément dans les
situations de crise internationale, les médias ne font souvent que reproduire
la position des autorités (voir chap. 2.1.2). Ce faisant, ils transmettent un dis­
cours glo­balement uni-directionnel, particulièrement propice aux effets persua­sifs. A
cela s’ajoute, dans le cas améri­cain, le phénomène de rally round the flag, qui
ren­force en­core la « force de pénétration » du discours officiel. Cette asymétrie
et le rôle du monopole étatique de l’information ont été soulignés à vifs traits
à l’occasion de la Guerre du Golfe (e. g. Iyengar and Simon, 1993). De plus,
le sentiment d’insécurité qui prévaut normalement en temps de crise pourrait
accentuer la dépendance et la « vulnérabilité » des individus face à l’information
médiatique, comme le suggère le fameux canular de la « Guerre des Mondes »
monté par Orson Welles (voir Lane and Sears, 1964 : 79–81 ; Cantril, 1973).
Des travaux plus récents prêtent crédit à la thèse selon laquelle le public est
particulièrement dépendant des médias lorsque le climat social apparaît
troublé et instable (DeFleur and Ball-Rockeach, 1989). Enfin, l’impact des
médias pour­rait être facilité dans les systèmes médiati­ques qui se caracté­risent
par un degré élevé de consonance, de cumulation et d’ubiquité. Ce genre de
climat mé­diati­que monolithique est d’autant plus susceptible de prévaloir dans les
systèmes politiques tota­litaires ou très centralisés, ainsi que dans les so­ciétés
peu pluralistes (Salmon and Moh, 1992). A long terme, les mass médias pour­
raient donc délimiter une « latitude d’acceptation » sociale (au sens de la théorie
du jugement social) autour du statu quo, et « margi­nali­ser comme ‹ ex­trêmes ›
ou ‹ radicales › les opinions qui n’acceptent pas la prémisse du statu quo et
qui préco­nisent à la place une réforme structurelle majeure » (Salmon and
Moh, 1992 : 157 [NT]).
Depuis plusieurs années, la foi dans l’omnipotence des mass médias est
très répandue, aussi bien parmi les élites politiques que parmi les journalistes
eux-mêmes et au sein du grand public (Mutz, 1998 : 51–61). Cette croyance
est même si profondément an­crée que les mass médias exercent parfois des
« effets non-intentionnels sur des audiences non prévues » (Lasorsa, 1992 :
165). Connu sous l’appellation de third-person-effect, ce genre d’effets dérive
d’une tendance géné­rale à considérer que les médias ont un effet plus important
sur les autres que sur soi-même (Tichenor, 1988 : 548–51 ; Edelstein, 1988 : 508–9 ;
Price, 1992 : 68 ; Mutz, 1998 : 186). On peut citer l’exemple de cette unité
com­posée de Noirs américains basée sur une île du Pacifique pendant la
198

Deuxième Guerre Mon­diale : « The Ja­panese drop­ped propa­ganda leaflets


on the island telling the unit not to fight a ‹ white man’s war ›. Though there
was no evidence that the message affected the fighting spirit of the unit, it was
with­drawn from com­bat the next day » (Lasorsa, 1992 : 165). Paradoxale­ment,
la conviction que les autres sont « manipulés » par une source peut induire les
personnes a priori les moins influ­ençables à ré­agir à cette source ; en dernière
analyse, ce sont donc ces personnes qui en subis­sent les ef­fets. Cette tendance
semble plus prononcée parmi les individus plus « compé­tents » et plus âgés
(qui jugent autrui comme moins expérimenté et plus vulnérable aux mé­dias),
lorsque l’enjeu d’un message est saillant pour une personne, et lors­que la
source du mes­sage est per­çue comme non crédible ou biaisée en faveur d’un
point de vue particulier (1992 : 169–72).

3.3.2 Les effets « cognitifs » des mass médias


Malgré l’intérêt évident que présente l’étude des effets persuasifs des mass
médias, il peut paraître surprenant que leurs effets sur la dimension cognitive (et
non affective) des attitudes ait été si souvent reléguée au second plan. En effet, la
transmission d’informations est la fonction première du métier de journaliste,
et « c’est une ironie que la littérature sur la communication politique se soit
focalisée à ce point sur la fonction persuasive des médias et sur le change­ment
des attitudes, reléguant à un rang secondaire l’étude de la fonction de transmis-
sion et de stockage de l’information » (Becker et al., 1975 : 22–3 [NT]). Cette
lacune a été partiellement com­blée depuis quelques décennies (McLeod et al.,
1994 : 138–9). Sur un plan pratique, tout d’abord, les cam­pagnes d’information
(officielles ou non) ont commencé à porter leurs fruits dans les années 1970,
suscitant un regain d’intérêt pour les effets cognitifs des mass médias (Atkin,
1981). D’autre part, à la même époque, un « virage cognitif » s’est produit
dans le domaine des sciences de la communication, en réaction à la thèse des
effets minimaux (Blumler and Gure­vitch, 1996 : 121). Certaines études (e. g.
Chaffee et al., 1981) ont montré que l’utilisation des médias pour s’informer
des affaires pu­bliques constitue une variable im­portante dans le pro­cessus de
socialisation politique. Plus largement, les médias exercent un effet indubitable
sur la formation des systèmes cognitifs (Gurevitch and Blumler, 1977 : 271) et
sur le niveau d’information politique des citoyens (Page and Shapiro, 1992 :
12–3). L’exposition aux médias détermine en partie le niveau de connaissance
des enjeux et des candi­dats d’une campagne, renforce la mémorisation de
l’information et la cris­tallisation des opinions (Becker et al., 1975 ; Atkin and
Heald, 1976 ; Fishbein and Aj­zen, 1981 : 270–4 ; Hers­tein, 1985 ; An­solabehere
and Iyengar, 1995 : chap. 3 ; Wenzel et al., 1998 ; Norris, 2000 : 220–7). A leur
tour, les différences indivi­duel­les dans le ni­veau d’information peuvent avoir
des consé­quences significati­ves sur les choix électo­raux (Bartels, 1996).
Cependant, la fonction d’information des mass médias ne doit pas être
confondue avec le rôle quelque peu « idéaliste » qu’on leur prête parfois, celui
199

de diffuser une information com­plète et représentative de tous les points de vue


existant. Ainsi, à la suite de Riker (1993), Schneider et Hess (1995) montrent
comment, en Suisse, les camps prenant part à un dé­bat référendaire dans les
médias ont ten­dance à argumenter sur des thèmes différents, « de sorte qu’il
est peu probable que les citoyens perçoivent un contre-argument pour chaque
ar­gument central et puissent se faire leur propre opinion » (1995 : 101 [NT]).
Dans l’ensemble, ce­pendant, les médias exercent un im­pact non négligeable
sur le niveau de connaissance des enjeux soumis au vote des citoyens suisses
(Kriesi, 1994 : 54–8). L’exposition aux médias affecte le degré de connaissance
des enjeux d’une élection, mais uni­quement dans le long terme, dans le cadre
d’un pro­cessus cumula­tif (Nor­ris et al., 1999 : chap. 7). Les médias semblent
égale­ment jouer un rôle de court et long terme dans le renforcement de la
confiance au système (system effi­cacy) et de la par­ticipation. Ensuite, les campa­
gnes médiati­ques pré­cédant une élection peuvent éga­le­ment produire un effet
d’« intégration » sur les sys­tèmes d’attitudes, c’est-à-dire renforcer tem­poraire­
ment la cohérence entre diffé­rents éléments co­gnitifs (Schoenbach and Weaver,
1985). Certes, sur des en­jeux peu obtrusifs comme l’intégration européenne,
les campagnes ne pro­duisent peut-être que des ef­fets temporaires, ou même ne
transmettent qu’un « savoir illu­soire », c’est-à-dire un sen­timent d’information
subjectif (Gehrke, 1996). Globale­ment, toute­fois, la dimension cognitive des
attitudes est bel et bien affectée par l’information médiatique. Celle-ci fournit
des élé­ments de connaissance nouveaux, renforce les connaissan­ces existantes
ou ravive leur souve­nir (Anso­labe­here and Iyengar, 1995 : 60).
Ceci étant, il apparaît que l’aptitude des mass médias à augmenter les
capacités cognitives des individus interagit avec les composants de la communication
présentés plus haut, comme dans le cas des messages persuasifs. Pour commencer,
la source des messages peut se révéler un facteur important pour attirer l’attention
du public visé et pour faciliter la compréhension des arguments. Par exemple,
une source « experte » sera préférable si le message est complexe, tandis
qu’une source « célèbre » et « attractive » sera plus efficace si le message
est simple, s’il est diffusé par un médium électronique, ou si l’audience est
peu impliquée et peu motivée à examiner le contenu du message (Atkin,
1981 : 275). Sur le plan des channel factors, nous avons déjà mentionné que les
différents médias assument des fonctions diverses. En matière d’effets cognitifs,
une distinction entre presse écrite et télévision a souvent été opérée dans la
recherche empirique. Généralement, on observe une relation plus forte entre
le niveau d’information politique et la lecture des journaux (McGuire, 1985 :
278 ; Kriesi, 1994 : 56–7). Cepen­dant, la télévision pourrait s’avérer plus
efficace pour inculquer des idées relativement sim­ples (Atkin, 1981 : 278), et
sa fonction cognitive pourrait être masquée par le fait que son au­dience est de
moindre statut social et moins active que celle d’autres médias – « there is a
self-se­lection artifact that masks television’s impact in bringing these otherwise
inactive per­sons up to the average le­vel » (McGuire, 1985 : 283).
200

Mais ce sont les caractéristiques de l’audience qui ont attiré le plus d’attention
en relation avec l’impact cognitif des mass médias. A ce propos, plusieurs
travaux se sont inspirés de manière plus ou moins explicite de l’hypothèse du
knowledge gap : « As the infusion of mass media information into a social system
increases, segments of the po­pulation with higher socioeconomic status tend
to acquire this information at a faster rate than the lower status segments, so
that the gap in knowledge between these segments tends to in­crease rather
than decrease » (Tichenor et al., 1981 [1970] : 286). Par exemple, la quantité
accrue d’informations qui circule en période électorale contri­bue à creuser
l’écart, en termes de connaissances acquises, entre les individus de statut socio-
économique supérieur (dont les capacités cognitives sont déjà élevées) et les
individus de statut inférieur (dont les capacités cognitives sont moindres).
L’hypothèse du knowledge gap a été notamment avan­cée pour ex­pliquer le relatif
insuccès des campagnes d’information des années 50 et 60, qui n’atteignaient
tendanciellement que les personnes de formation supérieure, les jeu­nes et
les hommes, tandis que les personnes de moindre éducation, les aînés et les
femmes demeu­raient pour ainsi dire dans l’ignorance. Plusieurs études ont
confirmé l’hypothèse de base et conduit à la conclusion que « les mass mé­dias
sem­blent avoir une fonction similaire à celle d’autres institutions socia­les : le
renfor­ce­ment ou l’accroissement des inégalités exis­tantes » (Tichenor et al.,
1981 : 293). Bien que le niveau général d’éducation ait augmenté depuis les
années 1960, en contre­partie la sophistica­tion technique croissante des mass
mé­dias (e. g. le dé­veloppement d’Internet) tend à maintenir les iné­galités
structurelles dans l’acquisition de l’information (Blumler and Gurevitch,
1996 : 125). En Suisse, le même phé­nomène a été ob­servé dans le domaine
de l’écologie, à savoir que « ceux qui savent déjà beau­coup de choses à propos
des problèmes environnemen­taux et ceux qui ont une meilleure édu­cation
sont les plus suscepti­bles d’acquérir des infor­mations supplémentaires sur ces
problè­mes » (Kriesi and Bütschi, 1996 : 12 [NT]).
D’une certaine manière, le phénomène du knowledge gap peut s’expliquer
par le fait que la consommation de l’information médiatique et le niveau des
connaissances acquises au cours du processus de socialisation politique sont
des variables qui se renforcent mutuelle­ment – l’utilisation initiale des médias
permet de prédire le niveau ultérieur de connaissances, et in­versement –, si
bien que « l’effet total de la com­munication de masse est d’élargir le fossé qui
sépare les jeunes gens in­for­més des autres » (Chaffee et al., 1981 : 84 [NT]).
Par ailleurs, l’audience se différencie du point de vue des médias utilisés
(Wuerth, 1999 : 344–5). En effet, suivant l’approche uses and gratifi­cations,
ce sont plutôt les personnes de moin­dre ni­veau d’éducation qui utilisent la
télévision pour satisfaire des besoins alternatifs à la recherche d’information au
sens strict. Comme la télévision diffuse davantage d’images pro­pres à ren­forcer
la méfiance à l’égard du système, une « spirale sociale » se déve­loppe, consoli­
dant la stratifica­tion du corps électo­ral. Tout en contri­buant à creuser l’écart
201

de connaissance objec­tive, la té­lévision peut néan­moins animer un sen­timent


subjectif d’être in­formé (Gehrke, 1996 : 4).
Certaines études ont suggéré que le niveau d’information est également
tributaire de la moti­va­tion à s’informer sur un enjeu (Viswanath et al., 1993 :
547–9 ; Bandura, 1994 : 81–3 ; voir cependant Roser, 1990 : 588–9) ; l’existence
même des issue publics semble en témoigner. Il apparaît ainsi que l’éducation et
la motivation exercent un impact conjoint sur le niveau de connaissance d’un
enjeu. Cependant, en contrôlant l’impact de la motivation, un écart signifi­catif
continue de se creuser entre les individus d’éducation inférieure et supérieure
(Vis­wa­nath et al., 1993). Même si la motiva­tion est sus­ceptible de favoriser
le traitement de l’information à proprement parler (Petty and Cacioppo, 1986 ;
Viswanath et al., 1993 : 549), le rôle de l’éducation ne se limite pas à favoriser
l’exposition et l’attention aux messages médiati­ques, mais constitue également un
prédicteur assez robuste de l’apprentissage et de la remé­moration des événements
politiques (Price and Zaller, 1993 : 148–53). Autrement dit, les per­sonnes mieux
édu­quées sont non seulement plus exposées et plus attentives aux messages
médiatiques, mais elles appren­nent également davantage que les personnes
de moindre for­mation : « [m]ore or less regardless of self-reported levels of
mass me­dia use, someone who is gen­e­rally well-informed about politics will
tend to be well-infor­med about whatever the news me­dia also cover, whether
the trials of Hollywood celebrities or the lat­est arms control propo­sals » (Price
and Zaller, 1993 : 157). Certes, « les ré­pon­dants informés des affaires politiques
ne peuvent vraisemblablement l’être devenus qu’en utili­sant les news me­dia »
(1993 : 158 [NT]). Par ailleurs, le prin­cipal facteur explicatif de la remémoration
des événements politiques est sans conteste le niveau de connaissance générale des
affaires politi­ques.

3.3.3 La fonction d’agenda-setting des mass médias


Le virage cognitif des années 1970 a été parfois confondu et même réduit
(e. g. Schenk, 1987 : 194–5) à l’étude des effets agenda-set­ting des mass médias.
De fait, ce domaine d’investigation a connu une rapide expansion à cette
époque, pour les mêmes raisons que d’autres approches cognitives des effets
médiatiques – une insatisfaction et un inconfort vis-à-vis de la conclusion des
effets minimaux prêchée par l’école behavioriste. Le succès immédiat de cette
approche s’explique sans doute par l’alternative qu’elle offrait à la recherche
(le plus souvent déçue) d’effets médiatiques directs, ainsi que par l’émergence
d’une nouvelle géné­ration de spécialistes de la communication (Rogers and
Dearing, 1988 : 560–5). Toutefois, pen­dant longtemps, cette tradition de
recherche a trop manqué d’élaboration théorique et d’unité méthodologique
pour mériter l’appellation de théo­rie (Iyengar and Kinder, 1985 : 117). Tout
au plus peut-elle se résumer à une série d’hypothèses parti­culières. La sui­vante
est celle que l’on a mis le plus souvent à l’épreuve : « Les problèmes qui reçoivent
une attention pré­dominante dans les actualités nationa­les de­viennent les problèmes que le
202

public considère comme les plus im­portants pour la na­tion » (Iyengar and Kinder,
1987 : 16 [NT]).
Ceci dit, il convient d’insister sur le polysémisme du concept d’agenda-setting,
qui ne signifie guère davantage que « le fait de fixer l’agenda ». Mais de quel
agenda parle-t-on au juste, et qui le détermine ? Rogers et Dearing (1988) ont
soin de souligner que trois agendas (au moins) peuvent être examinés : l’agenda
du public (public agenda), celui des mass médias (media agenda), et celui des élites
politiques (policy agenda). Les termes policy, public et media se réfèrent donc à la
varia­ble dépendante dans le processus d’influence examiné. Certes, une grande
confusion sémantique demeure au sujet de ces différents processus (Swanson,
1988), notamment parce que chacun de ces agendas est susceptible d’exercer
une in­fluence sur les deux autres. Dans la pratique, néanmoins, deux principales
traditions de re­cher­che se sont dégagées, auxquelles on a coutume de se référer
de la ma­nière suivante : « (1) agenda-setting, a process through which the mass
media communicate the relative im­por­tance of various is­sues and events to
the public (an approach mainly pursued by mass com­muni­cation research­ers),
and (2) agenda-building, a process through which the policy agen­das of political
elites are influenced by a variety of factors, including media agen­das and pub­lic
agen­das » (Rogers and Dearing, 1988 : 556). La recherche sur l’agenda-buil­ding
(ou po­licy agenda-setting) corres­pond en fait au champ d’investigation des études
bot­tom-up et ne sera pas réexa­mi­née. Quant à la tradition du public agenda-setting,
qui fait l’objet de ce cha­pitre, elle a pris son essor plus tardivement, dans les
années 1970, mais a donné lieu – jusqu’au recen­sement de Rogers et Dearing
(1988 : 560–3) – à deux fois plus de publica­tions. Enfin, une troisième tradition
de recherche, que l’on pourrait appeler le « me­dia agenda-set­ting », vise à étudier
les facteurs déterminant l’agenda des mass médias (voir chap. 3.4.1).
Même si l’on trouve la notion d’agenda-setting en germe dans des travaux
plus anciens (e. g. Lippmann, 1965 [1922] ; Lazars­feld et al., 1952 [1944] :
98), c’est à Bernard Cohen en 1963 que l’on doit la première formula­tion
explicite des effets agenda-setting des mass médias : « The press is si­gnificantly
more than a purveyor of information and opinion. It may not be successful
much of the time in tel­ling people what to think, but it is stunningly sucessful
in telling its readers what to think about. (…) The editor may believe he is only
printing the things that people want to read, but he is thereby putting a claim
on their attention, powerfully determining what they will be thinking about,
and talking about, until the next wave laps their shore » (cité in Iyen­gar and
Kinder, 1987 : 2). Dans la même veine, McGuire avance cet ar­gument comme
l’une des explica­tions possibles au « non-impact » des mass médias – « une
telle manipulation de la saillance serait aussi importante qu’une manipulation
des opinions ». Mais la première étude empirique se référant directement à la
formule de Cohen a été entreprise par McCombs et Shaw (1995 [1972]). Selon
eux, les médias contribuent à « façonner la réalité politique » et déterminent
quels sont les enjeux principaux d’une campagne politique : « Readers learn
203

not only about a given issue, but also how much importance to attach to that
issue from the amount of information in a news story and its position. In
reflec­ting what candidates are saying during a campaign, the mass media may
well determine the important issues – that is, the media set the ‹ agenda’ of
the campaign » (1995 : 153).
Pour tester cette hypothèse, les auteurs ont demandé quels étaient les
principaux enjeux du moment à 100 répondants dont le vote n’était pas encore
totalement acquis à l’un des candi­dats à l’élection présidentielle américaine
de 1968. Parallèlement, ils ont recueilli le contenu des princi­paux news media
(journaux, maga­zines, chaînes de télévision) à disposition de la population
enquêtée. Ces news sto­ries ont ensuite été répartis en deux catégories d’importance
(items « majeurs » et « mineurs ») en fonction de critères de position dans
le médium et d’espace ou de temps. Finalement, les items ont été recodés
dans les mêmes catégories que les répon­ses des interviewés. Il s’est ainsi
avéré « qu’une quantité considérable d’informations relatives à la cam­pagne
n’était pas dédiée à la discussion des enjeux politiques majeurs, mais plutôt
à l’analyse de la campagne elle-même » (1995 : 155 [NT]). En second lieu,
une relation très forte se dé­gage entre l’accentuation médiatique des thèmes
et les évaluations in­dividuelles de l’importance des enjeux. Cependant, ces
évaluations sont plus fortement corrél­ées à la cou­verture médiati­que totale
qu’aux thèmes soulignés uniquement par les candidats ayant la pré­férence des
indi­vidus – ce qui s’explique plus aisément par des effets d’agenda-set­ting que
par des phénomè­nes de perception sélective (1995 : 157–8). En­fin, les auteurs
rejet­tent l’éventualité d’une re­lation fallacieuse entre l’agenda médiatique et
l’agenda public, étant donné que les indivi­dus n’ont pas de moyens alter­natifs
aux médias pour s’informer sur la campa­gne, ainsi que l’éventualité d’une
causalité inverse entre les deux agendas (1995 : 160). En revanche, McCombs
et Shaw reconnaissent n’apporter aucune preuve formelle du phénomène
d’agenda-set­ting, leur démonstration se limitant au niveau agrégé ; simplement,
« the evidence is in line with the conditions that must exist if agenda-set­ting
by the mass media does occur » (1995 : 160).
Quand bien même la contribution de McCombs et Shaw a ouvert la
voie à un flot ininter­rompu de travaux empiriques (voir Brosius and Weimann,
1996 : 562), certaines de ses faiblesses théoriques et méthodologiques n’ont
pas été pour autant résolues. Pour commencer, la ques­tion de la récursivité du
phénomène d’agenda-setting reste encore débat­tue : les médias in­fluencent-ils
le public, le public influence-t-il les médias, ou alors le processus d’influence
est-il réciproque ? Pour certains auteurs, l’emploi de méthodes différentes
(two-stage models au niveau agrégé, expérimentations au niveau individuel)
conduit à des résultats identiques (e. g. Behr and Iyengar, 1985 ; Iyengar and
Simon, 1993). D’autres chercheurs contes­tent cette conclusion ; par exemple,
Brosius et Kepplinger (1990) mon­trent que le sens de la causalité peut va­rier
d’un enjeu à l’autre, produisant à l’occasion un impact mutuel. Par ailleurs,
204

l’influence uni-direc­tionnelle des mass médias sur la saillance des en­jeux politiques
est remise en cause par le fait que les hommes politiques s’informent des
préférences du public avant de se lancer dans une campa­gne. Les sondages
d’opinion et l’agenda de certains individus parti­culière­ment influents et attentifs
à la vie po­litique (early recognizers) pourraient guider la décision de souligner
tels ou tels enjeux (At­kin and Heald, 1976 : 218 ; Bro­sius and Weimann,
1996). Ensuite, directement liée à la précédente, la question du choix d’une
approche méthodologi­que adé­quate est régulièrement remise à l’ordre du jour. Un
cer­tain consensus, il est vrai, a com­mencé à apparaître pour recommander un
certain détache­ment des études transversales (cross-sectional samples) au profit
d’études longitudinales, qui sont mieux adaptées pour saisir l’aspect dynamique du
processus d’agenda-setting et pour traiter la question de la cau­salité (Behr and
Iyengar, 1985 : 39 ; Brosius and Kepplinger, 1990 : 183–5)75. En même temps,
les problè­mes inhérents aux études basées sur des données agrégées (time series
issues de sonda­ges et de compilations médiatiques), tels que leur « pollution »
par des facteurs externes impos­sible à contrôler, ont suscité un engouement
croissant pour la méthode expérimentale. Celle-ci per­met un contrôle beau­coup
plus rigoureux du processus par le­quel l’information médiati­que peut affecter
la sail­lance des enjeux auprès des individus (voir Iyengar and Kinder, 1985,
1987). Mais les faiblesses du modèle agenda-setting de base ne se limitent pas
au do­maine méthodologique. Selon Neuman (1990 : 161–2), quatre autres
révisions fondamentales de l’hypothèse originale ont été proposées.
Premièrement, le rôle des conditions et des événements du « monde
réel » (real-world cues) a été pris en consi­dération. En effet, il est possi­ble que
les individus réagissent directement aux conditions réelles, et indépendamment des
messages médiatiques, de sorte que la corrélation entre l’agenda public et
l’agenda des médias ne serait que le fruit de l’impact simultané des cir­constances
externes sur ces deux agendas (McLeod et al., 1994 : 137). Globalement, la
re­cherche a mis en évidence que la saillance de certains enjeux est déterminée
à la fois par l’agenda des médias et par les real-world cues (Page and Shapiro,
1984 ; Behr and Iyengar, 1985 ; Neuman and Fryling, 1985). Une deuxième
révision du modèle initial concerne préci­sément l’impact des enjeux eux-mêmes
dans le processus d’agenda-setting, afin de détermi­ner « si différents types
d’enjeux se caractérisent pas une dynamique unique » (Neuman, 1990 :
162). A cet égard, nous avons déjà vu que l’obtrusivité des enjeux ou leur gra­vité
contribuent à déterminer le degré de dépendance des individus par rapport
à l’information médiatique, ou au contraire leur possibilité de recourir à
75
Basées sur la méthode de Granger, ces études sont plus adéquates pour déceler des
relations causales, à condi­tion toutefois de disposer d’un nombre d’observations suffi-
sant (Adams 1997 : 734). De plus, on ne peut éta­blir de lien de causalité que sous trois
conditions simultanées : la covariance entre les séries de données, l’ordre temporel
(la cause ne peut que précéder l’effet) et la « qualité contraignante » (forcing quality)
du contenu média­tique par rapport à l’opinion publique (Rogers and Dea­ring 1988 :
569–70 ; Fiske and Taylor 1991 : 58–9).
205

leur expé­rience personnelle. Dans le cas d’enjeux non-obtrusifs, comme le


sont généralement ceux de politique étrangère, ou dans le cas d’événements
« graves » comme les crises internes ou internationales, la dépen­dance aux
médias est nettement plus prononcée, et les effets agenda-setting se manifestent
plus clairement (Neu­man and Fryling, 1985 : 232–5 ; Neuman, 1990 : 167–8 ;
Iyengar and Si­mon, 1993 ; McCombs, 1994 : 7–9). C’est pourquoi la tradition
de recherche agenda-setting s’est focali­sée princi­palement sur ce type d’enjeux
(Schenk, 1987 : 206). Troisièmement, le modèle a été nuancé en ce qui concerne
les caractéristiques des différents mé­dias. Les études agenda-setting ont été pendant
longtemps li­mitées à la presse écrite, et les premiers travaux consacrés à la
télévision ont fait état d’effets très limités (Bro­sius and Kep­plinger, 1990 :
184). De­puis lors, cependant, plusieurs études expérimentales ou basées sur
des sondages ont démontré que la télévision détient un pouvoir certain pour
manipu­ler la saillance de certains enjeux, sans doute compara­ble à celui de
la presse écrite (e. g. Behr and Iyengar, 1985 ; Iyengar and Kinder, 1987 ;
Iyengar and Simon, 1993 ; Brosius and Kep­plinger, 1990).
Enfin, une quatrième rectification du modèle original porte sur les
caractéris­tiques de l’audience. Comme en matière d’effets persuasifs, il existe sans
doute certaines catégo­ries d’individus qui sont plus influencées par l’agenda
des mass mé­dias. Une hypothèse géné­rale avance que les personnes les moins
informées sont les plus dépendantes des médias pour at­tribuer une importance
aux enjeux politiques (Neuman, 1990 : 161). Par rapport au niveau de so­phistica­
tion politique, l’agenda-set­ting pourrait être un phéno­mène concernant davantage
les « novi­ces » que les « ex­perts » politiques » (Lau and Erber, 1985 : 60).
Le besoin d’orientation vis-à-vis des enjeux pourrait égale­ment se révéler déter­
minant (Swanson, 1988 : 605–8). D’autres va­riables ont été examinées avec
plus d’attention, comme l’engagement cognitif vis-à-vis des enjeux ou le niveau
d’éducation. Par exemple, les individus initialement peu fami­liarisés avec les
candidats à une élection sont plus sensibles à la hiérarchie des enjeux qui se
dégage des annonces publicitaires diffusées au cours d’une campagne (Atkin
and Heald, 1976 : 225). A première vue, le niveau d’éducation conditionne
également l’impact des médias (Iyengar and Kinder, 1987 : 59). Ce­pendant,
une analyse multi-variée montre que le niveau d’éducation en tant que tel n’est
pas responsable d’une plus grande per­méabilité aux effets agenda-setting. En
effet, si les in­divi­dus moins bien formés sont plus malléables, c’est avant tout
parce qu’ils manquent gé­nérale­ment de ressour­ces « affec­tives » pour résister
aux effets de saillance. Ainsi, les person­nes non identifiées à un parti et les
per­sonnes peu inté­ressées par la politique sem­blent plus vul­néra­bles à ces effets
(Iyengar and Kinder, 1987 : chap. 6)76. Ceci étant, on peut se demander quels

76
Il apparaît comme significatif à Iyen­gar et Kinder que les résultats de leurs études
expérimentales soient, pour une fois, en contra­diction avec les résultats issus de la
recherche par sondages – lesquels montrent géné­rale­ment des effets agenda-setting
plus prononcés parmi les personnes dont les aptitudes politi­ques sont plus déve­loppées.
206

sont les fondements psychologiques des différences individuelles face aux effets
de saillance. Premièrement, il apparaît que la résistance ou les réactions de
réfuta­tion que les informations médiati­ques peuvent en­gen­drer auprès des
individus (counterar­guing hypothesis) ne conditionnent qua­siment pas l’importance
accordée aux enjeux (Iyengar and Kinder, 1985 : 126). Autrement dit, les
effets agenda-setting ne sont pas redevables au fait que les individus trouvent les
informa­tions « irré­sistibles ». En re­vanche, « les nouvelles télévi­sées doivent
une partie de leur effica­cité à leur capacité de susci­ter de l’émotion » (affect
hy­pothesis). Les personnes qui manifes­tent des réac­tions émotionnel­les (espoir,
colère, etc.) en suivant les actua­lités sont plus promp­tes à indexer leur évalua­
tion des problèmes à l’agenda médiati­que (Iyengar and Kinder, 1985 : 135 ;
Iyengar, 1988 : 599). Ensuite, la magnitude des effets dépend assez fortement
de la crédibilité perçue de la source (source credibi­lity hypothe­sis). En revanche,
la « vivacité » des mes­sages (voir chap. 3.3.2) semble n’avoir aucun impact
mé­dia­teur sur les effets agenda-setting de la té­lévision (Iyengar and Kinder,
1987 : 34–42).
A ces quatre domaines de révision du modèle initial, on peut ajouter la
réflexion qui a été engagée sur l’impact des échelles de temps prises en considération.
L’un des moyens de sur­monter les difficultés se posant à ce niveau (e. g. les
corrélations fluctuent très fortement d’une période à l’autre ou suivant l’unité
de temps choisie) consiste à prendre en compte l’influence de l’information
médiatique sur différentes échelles de temps, et donc à élaborer des mo­dèles distin­
guant plusieurs « temps de réaction » (time lags) entre la diffusion médiatique
de l’information et les mesures de sail­lance au sein de l’opinion publi­que
(e. g. Brosius and Kep­plinger, 1990 ; Brosius and Weimann, 1996). D’autres
enjeux méthodologiques auxquels s’est adres­sée la recherche comprennent par
exemple la forme de la fonction de réponse du public par rapport aux informations
diffusées par les mass médias. Plusieurs auteurs ont fait l’hypothèse qu’il existe
un « seuil de l’attention publique », au-dessous duquel les enjeux poli­tiques ne
sont pas « captés » par l’opinion (Neu­man, 1990 : 171–3). De fait, à l’exception
d’enjeux relativement obtrusifs, la réponse du public au traitement médiatique
des enjeux est de type logistique (Neuman, 1990 ; Price and Zaller, 1993 ; Zaller,
1996). En deçà d’un certain vo­lume d’information dé­livrée par les mé­dias (takeoff
point), l’attention du pu­blic n’est guère stimu­lée, alors qu’au delà d’un certain
volume (leveling off point) elle ne peut être aug­mentée que de façon margi­nale ;
entre ces deux seuils, la réponse du public à un trai­tement accru des en­jeux

Cette diver­gence peut cependant s’expliquer par le fait que les condi­tions expérimen-
tales mettent en lu­mière le médiateur de l’acceptation des messages (lié négati­vement
aux aptitudes) et occultent en partie le médiateur de la réception (lié positi­vement aux
aptitudes). En effet, tous les partici­pants aux expé­riences de Iyengar et Kinder étaient
exposés et com­prenaient les messages télévisés qui leur étaient propo­sés. Au contraire, les
conditions « natu­relles » tendent à favoriser la récep­tion au détri­ment de l’acceptation
(Iyengar and Kinder 1987 : 61–2).
207

est à peu près linéaire. En quelque sorte, il existe un « rende­ment marginal


décrois­sant » de l’exposition aux informa­tions médiatiques. Quel que soit le
mé­diateur res­ponsable de cette forme de réponse, celle-ci paraît relati­vement
bien établie par la recherche empirique, et peut s’expliquer théori­quement
par des mécanismes psychologi­ques (capa­cité d’attention limitée, satu­ration, etc.).
L’existence d’un seuil d’activation de l’intérêt public traduit aussi le fait que,
pour ga­gner une certaine promi­nence, un enjeu doit en « chas­ser » d’autres
de l’agenda public, ce qui ne va pas sans occa­sion­ner quelque résistance. Cette
ten­dance « hy­draulique » dé­coule de ce que les en­jeux sont interdé­pendants et
« rivali­sent » pour gagner l’attention des jour­na­listes (Rogers and Dea­ring,
1988 : 567 ; Iyen­gar and Simon, 1993 : 376 ; Gerstlé, 1996 : 747).
D’autres considérations peuvent conditionner les résultats de la recherche
empirique. Notam­ment, il importe de tenir compte du degré de variance des
variables indé­pendantes (en parti­culier l’ampleur des variations dans la couverture
médiatique des enjeux), ainsi que du nom­bre d’enjeux inclus dans les analyses
transversales : plus les enjeux sont nombreux, plus les effets sont modestes
(Rogers and Dea­ring, 1988 : 573–4 ; Brosius and Kep­plinger, 1990 : 203). Une
autre question importante concerne l’opérationalisation des varia­bles, tant
du côté de l’agenda médiatique que du côté de l’agenda public. Sur le plan
des in­formations médiatiques, certains auteurs ont procédé à une distinc­tion
entre les nouvelles im­portantes (qui font les titres de la presse écrite ou des
jour­naux télévi­sés) et les autres nouvel­les de moindre importance (lead story
vs. middle story). Tandis que certains auteurs ne trou­vent quasiment aucune
différence dans l’impact des items « majeurs » et « mineurs » (McCombs and
Shaw, 1995 [1972]), d’autres observent une influence prédominante des lead
stories sur la hié­rarchie des thèmes au sein du public, en tous cas pour certains
enjeux (Behr and Iyengar, 1985 : 48–50). Enfin, un dernier point mérite à
notre avis d’être abordé, à savoir la me­sure concrète de la saillance des enjeux au
sein du public. Générale­ment, deux mesures al­ternati­ves ont été proposées :
l’évaluation de l’importance de différents enjeux pré-sélec­tion­nés (par exemple
sur une échelle de 1 à 10), ou la mention spontanée d’un enjeu comme étant l’un
des plus impor­tants pour le pays. Bien que ces deux indicateurs produisent
réguliè­rement des ré­sultats com­para­bles, de véritables diffé­rences se sont
parfois manifestées dans les tra­vaux qui les utilisent côte à côte (e. g. Iyengar
and Kinder, 1985, 1987). Une autre alter­native concerne l’utilisation de
mesures de saillance (signalant l’attention) ou de priorité (ré­vélant la hiérar­chie
des enjeux). Par exemple, se basant sur les élections fran­çaises, Gerstlé note
que l’agenda médiatique « oriente l’attention immédiate du public et pas
la hié­rarchie des problèmes priori­taires à court terme » (1996 : 747). A nos
yeux, on n’a pas encore étudié de ma­nière satisfai­sante les conséquen­ces de
l’opérationalisation de la varia­ble dépendante du pu­blic agenda-set­ting sur les
résul­tats empiriques dans ce domaine.
208

Pour conclure, il convient de noter que l’hypothèse centrale du processus


d’agenda-setting a parfois été inversée, et les conséquences de l’absence de couverture
médiatique pour certains enjeux ont été examinées : « In a sense, one of the
strongest pieces of evidence of the media’s agenda-setting influence may
consist of the fact that issues and events that are completely ignored by the
mass media do not register on the public agenda » (Rogers and Dearing, 1988 :
576). Conceptuellement, ce processus de « non-agenda-setting » est directement
lié à la fonc­tion de gate-keeping assumée par les mass médias. Compte tenu
de leurs ressources limitées, les mass médias se voient obligés d’opérer une
sélection parmi une multitude de nouvelles potentielles, et donc d’ignorer
certains enjeux au pro­fit d’autres esti­més plus importants, plus adaptés aux
stan­dards de chaque médium, ou obtenus de manière routinière (Berkowitz,
1992). Effectivement, les non-stories ne suscitent que très peu d’attention (Rogers
and Dearing, 1988). A contrario, la saillance des enjeux non couverts par les
médias n’est pas corrélée aux mesures d’exposition aux médias (Atkin and
Heald, 1976 : 223–4). Ainsi, en ignorant cer­tains enjeux, les élites politiques
ou médiati­ques sont en mesure de détourner l’attention pu­blique de certains
problèmes et de dé­courager la participation politique (Lemert, 1992 : 51–2).
Ce­pendant, quelques invariants semblent déterminer en partie la « valeur
médiatique » (news value) des informations récoltées par les mass médias. Ces
caractéristiques, surtout étudiées par les spé­cialistes des mouvements sociaux,
comprennent notamment : la gravité des événements, leur caractère illégal ou
violent, le nombre de participants impliqués, la sur­prise créée, ou le « négativisme » des
propos reproduits (McAdam et al., 1988 : 723 ; Iyengar, 1991 ; Neidhardt, 1994 :
20–2 ; Rucht and Neidhardt, 1995 ; Beissinger, 1995 ; Hocke, 1995 ; Kriesi
et al., 1995 : 253–8 ; Neidhardt, 1996 : 61–5). Ces différentes pro­priétés des
événements sont connues pour attirer l’attention du public, et les événements
corres­pondant à de tels « formats » ont la faveur des organisations médiati­
ques, dont l’un des objectifs princi­paux est de « vendre leur information ».
A ce titre, les événe­ments de politique étrangère ont une valeur médiatique
élevée et font souvent les gros titres de la presse, quand bien même l’intérêt
du public pour ces enjeux est limité (Cohen, 1966 [1963] : 134–5 ; Cohen,
1967 : 203–6). Ceci étant, les critères de sélection peu­vent varier d’un médium
à l’autre (McCarthy et al., 1995), et même d’une entreprise mé­diati­que à une autre
(Barranco and Wisler, 1999 : 316–8). De plus, certains événements, à l’instar
des débats télévisés entre les candidats à une élec­tion (Schrott, 1990 ; Johnston
et al., 1992 : chap. 6), ont la capacité de contourner le processus de gate-keeping
contrôlé par les journalistes. Certains enjeux peuvent donc occuper le devant
de la scène sans l’assentiment exprès des organisations mé­diati­ques.

3.3.4 La fonction de priming des mass médias


La notion de priming, tout comme celle d’agenda-setting, dérive des travaux de
psycholo­gie sur les « biais d’accessibilité » (e. g. Fiske and Taylor, 1991 : 257–65 ;
209

Jo and Ber­kowitz, 1994)77. Dans le domaine des jugements politiques, les effets
de priming sont tra­ditionnellement considérés comme un phénomène d’origine
médiatique. Ainsi, l’hypothèse des effets de pri­ming des mass mé­dias occupe une
place centrale dans les travaux prolon­geant l’analyse des effets agenda-setting
(Iyengar and Simon, 1993 : 368), et l’approche de ces deux phéno­mènes
s’inscrit largement dans le même cadre théorique et méthodologique. Pour
cette raison, l’essentiel de l’analyse menée dans le chapitre précédent demeure
valable pour les méca­nis­mes de priming, et ne sera pas répétée. L’hypothèse
de base peut se formuler de la manière suivante : « By calling at­tention to some
matters while ignoring others, [mass media] news influences the standards by which gov-
ernments, presidents, policies, and candi­dates for pub­lic office are judged » (Iyen­gar and
Kinder, 1987 : 63).
Implicitement, l’hypothèse du priming admet que l’agenda des médias
exerce une influence importante sur les individus, notamment parce que la
perception des expériences ou des conditions économiques collectives est plus
déterminante pour les comportements politi­ques que les expériences ou
les conditions person­nelles (Mair, 1983 : 418). En d’autres termes, en atti­rant
l’attention du public sur certains problèmes sociaux, les mass médias définissent les
cri­tères évaluatifs d’après lesquels les citoyens évaluent la performance des hommes
politi­ques. Par exemple, si l’enjeu du désarme­ment est de­venu la priorité d’une
grande partie du public suite à son expo­sition aux médias, on peut prévoir
que les candidats à une élec­tion présiden­tielle seront jugés en fonction de leur
action passée ou de leurs promesses dans ce domaine. De manière plus géné­
rale, lorsqu’ils sont appelés à prendre une décision, les individus ne prennent
pas en considération tous les critères d’évaluation en leur possession : « they
often derive their decisions from lim­ited subsets of the available in­formation
pool so as to make satisfactory judgments without expending a great deal of
effort. (…) Which particular pieces of information get used, accord­ing to the
priming hypothesis, may be those that come to mind quickly and auto­matically
for an individual – those that are most accessible. And the acces­sibilities of
various policy do­mains are in turn presumed to be deter­mined importantly
by news media coverage » (Miller and Krosnick, 1996 : 80–1). Les effets de
priming ont été mis en évidence à propos d’enjeux politiques très divers. La
po­litique étrangère ne fait pas excep­tion (Iyengar and Kinder, 1987 : chap.
7–8 ; Aldrich et al., 1989 ; Iyengar, 1991 : 133), comme en témoignent les
effets de l’information médiatique pen­dant la Guerre du Golfe (Iyengar
and Simon, 1993 ; Miller and Krosnick, 1996 : 89–92). Conformément au
modèle « hydraulique » esquissé pour les effets agenda-set­ting, l’émergence de

77
En psychologie cognitive, les objets mentaux qui, du fait de leur acti­vation fréquente
ou récente, sont accessibles pour interpréter les faits sociaux constituent des « primes »,
tandis que leur effet est nommé le « priming ». En neuro-psychologie, le pri­ming
est considéré comme l’une des manifestations de la « mémoire implicite » (Schacter
1996).
210

la politique étrangère comme critère de jugement du président (le poids de ce


facteur double en trois ans) s’accompagne d’un cer­tain recul des évaluations
économi­ques78. On peut obser­ver un phéno­mène analogue de déplace­ment
des critères évaluatifs pour expliquer le déclin du can­didat Balladur aux élec­
tions pré­sidentielles de 1995 en France (Gerstlé, 1996 : 749–52).
De nombreux travaux ont testé l’hypothèse du priming, ainsi que des
hypothèses alter­natives ; par exemple, Iyengar et Kinder (1987 : 70–2) ont
exploré la piste alternative des phénomènes de projection et montré que les
effets de priming persistent si l’on contrôle les erreurs de per­ception. Ces
diverses vérifications empiriques ont permis la formulation d’un modèle plus
nuancé, assorti d’un certain nom­bre de spécifications. Pour résumer, le modèle
a été dé­ve­loppé dans trois directions. Premiè­rement, l’hypothèse de base a subi
une sorte de retour aux sources de l’idée de priming, élabo­rée en psychologie
sociale et en neuro-psychologie (voir Schacter, 1996 : chap. 6). Cette idée peut
s’énoncer comme suit : « priming describes the ef­fects of prior context on the
interpretation of new in­formation. Priming is specifically a name for the fact
that recently and frequently activated ideas come to mind more easily than
ideas that have not been activated. (…) Priming occurs when knowledge is
activated and is applica­ble to currently attended stimuli » (Fiske and Taylor,
1991 : 257). Dans la mesure où, dans la mémoire des individus, les éléments
de connaissance (nodes) sont reliés entre eux par des réseaux sémanti­ques, la
notion de « biais d’accessibilité » peut être étendue aux objets qui sont liés à
l’objet activé par une nouvelle informa­tion : « the presentation of a certain
stimu­lus ha­ving a parti­cular meaning ‹ primes › other semantically related
concepts, thus heighte­ning the likelihood that thoughts with much the same
meaning as the presentation stimulus will come to mind. It is as if the activa-
tion of the primed ideas has spread along the associa­tive pathways to other
semantically related thoughts » (Jo and Berkowitz, 1994 : 46). Par ail­leurs, les
effets de priming semblent particulièrement impor­tants lorsque les éléments de
connais­sance activés compor­tent aussi une dimension affective, ce qui permet
une interpréta­tion des informations même les plus ambiguës (Fiske and Taylor,
1991 : 493–4 ; Rogers and Dea­ring, 1988 : 568). A for­tiori, lorsque les stimuli
possèdent une valence claire, l’attention de l’audience est mieux captée et le
proces­sus de priming se déroule de manière ins­tanta­née et « automatique ».
De fait, de tels processus af­fectifs sont courants, et les individus peuvent tout
à fait subir les effets de stimuli dont ils ne sont pas conscients, ou auxquels ils
78
Deux raisons expliquent ce modèle hydraulique : « First, people have neither the ability
nor the motivation to comprehensively incorporate every potentially relevant issue into
their presidential evaluations. As some issues are brought into the foreground of peo-
ple’s thinking by the news media, other will be pushed into the cognitive background.
Second, because television news broadcasts are limited in length and newspaper front
pages are of a fixed size, they can only focus on a small set of issues on any given day.
There­fore, when the media devote at­tention to certain issues, they must of necessity
devote less discussion to others » (Miller and Krosnick 1996 : 82).
211

ont été simple­ment expo­sés, sans autre forme d’activité mentale (mere exposure
hypothesis ; voir chap. 4.3.3).
Retournant implicitement au concept original de priming, Miller et
Krosnick (1996) ont ainsi ajouté deux hypothèses au modèle de base. La première
(target gradient hypothesis) peut se formuler de la manière suivante : « When a
specific attitude is called to mind, activa­tion of its node will spread to other
attitudes to which it is linked. The stronger the activated node, the more
spreading activation would be expected. Consequently, we would expect that
priming induced by a news story would occur mostly for attitudes that are
directly relevant to the story. (…) Thus, there might a gradient of priming
effects, decreasing in strength as attitu­des become more and more remote
from those being activated by a story » (1996 : 82). La seconde hypothèse
(consequence gradient hypothesis) concerne la variable dépendante, c’est-à-dire les
jugements individuels affectés par les effets de priming. A cet égard, dans la
mesure où les études se sont focalisées presque exclusivement sur la couverture
médiatique des problèmes nationaux et sur l’évaluation du président américain,
Miller et Krosnick postu­lent que les médias auront tendanciellement plus
d’influence sur les jugements de la perfor­mance globale du président que sur les
jugements de sa compé­tence ou de son intégrité (1996 : 83). Les auteurs trouvent
confirmation de ces deux hypothèses, à la fois dans deux études expérimen­tales
et dans deux études s’appuyant sur des données de sondage (1996 : 84–92).
Ainsi, c’est avant tout la performance générale du président qui est affectée
par les informations rendues sail­lantes au travers des mass médias, et seules les
attitudes directement ou fortement liées à ces infor­mations exercent un impact
sur l’évaluation du président. Dans une formulation légère­ment diffé­rente de
l’hypothèse du gradient, Iyen­gar et Kinder soulignent que le moin­dre poids attri­
bué aux critères de jugement qui ne sont pas directement liés à l’information
mé­diatique reçue dérive de ce qu’un processus inférentiel supplémentaire est
requis, que peu d’individus sont disposés à entreprendre (1987 : 111).
Un deuxième champ d’investigation concerne le rôle des caractéristiques
de l’audience dans la régulation des priming effects. Assez naturellement, Iyengar et
Kinder (1987 : chap. 10) se sont demandés si les « victimes du priming » étaient
les mêmes personnes que les « victimes de l’agenda-setting » ; leur réponse est
clairement négative. En particulier, l’identification parti­sane constitue un facteur
important. Tandis que les effets d’agenda-setting concernent avant tout les non-
partisans, les effets de priming s’exercent sur les deux principaux grou­pes de
partisans, mais de manière distincte. Les Démocrates sont surtout influencés par
les in­forma­tions concernant des enjeux « de gauche » (environnement ou droits
ci­vils), et les Répu­blicains sur des enjeux « de droite » (inflation ou défense).
Ainsi, les effets de pri­ming se ré­vèlent comme un « phénomène hautement
partisan », susceptible de toucher essentielle­ment les indi­vidus pré­dis­posés en
faveur d’un mes­sage. Puisque les par­tis « possè­dent » certains enjeux, il leur suffit
de réactiver la sail­lance de « leurs » en­jeux auprès de leurs sym­pathisants et de
212

tirer profit de leur crédibilité et de leurs « avantages de réputation » (Iyengar


and Valentino, 2000). En revan­che, ils semblent im­puis­sants à détourner les
sym­pathisants du parti adverse de leurs préoccu­pations majeures (Ansola­behere
and Iyengar, 1995). En résumé, « une campagne efficace attire l’attention des
vo­tants sur les enjeux qu’ils considè­rent déjà comme prioritai­res » (1995 : 88
[NT]). Par ailleurs, le degré d’intérêt des individus pour la politique (political
invol­vement) ne contribue pas à mé­diatiser les effets de priming, contrairement à
ce que l’on ob­serve pour l’agenda-set­ting (Iyen­gar and Kinder, 1987 : 94).
Pour leur part, s’appuyant implicitement sur la théorie des médiateurs
de McGuire, Miller et Krosnick (1996) émettent l’hypothèse que l’ampleur
des effets de priming varie positivement en fonction de la quantité de messages
médiatiques auxquels les individus sont exposés et du degré d’attention qu’ils leur
prêtent (dosage hypothesis). Mais l’influence des médias est également régulée
par le mécanisme de résistance, au niveau duquel la connaissance des af­faires
politiques joue un rôle primordial (knowledge hypothesis) (1996 : 83–4). En effet,
les person­nes compétentes disposent d’évaluations bien cristallisées, et sont
plus résistantes aux varia­tions temporaires dans l’accessibilité des croyances
relatives aux différents enjeux. Empiri­quement, les tests expérimentaux de
l’hypothèse du « dosage » suggèrent que, par rap­port aux individus non exposés,
les individus exposés à une information médiatique sur certains enjeux utilisent
davantage leurs jugements de l’action présidentielle dans les domaines couverts
par cette information pour procéder à une évaluation générale du président.
Toutefois, il n’existe pas de véritable diffé­rence d’effets entre les individus
moyennement et fortement exposés aux stimuli – même un niveau intermédiaire
d’exposition et d’attention semblent « maximiser le priming » (1996 : 84–92).
En revanche, dans les études basées sur des sondages, la relation est inverse :
les effets sont plus prononcés parmi les individus peu exposés et peu attentifs.
Parmi les explica­tions possibles, Miller et Krosnick avancent que les données
de sondages impli­quent un retard entre l’exposition aux messages et les mesures
empiriques, ce qui n’est pas le cas en labora­toire. Ainsi, dans le cas de la
guerre du Golfe, les individus haute­ment attentifs aux war messages absorbent
aussi une grande quantité d’autres messa­ges, périphéri­ques aux événements
proprement dits ou sans aucun lien avec eux. En consé­quence, « l’effet de
priming du message principal a peut-être été dilué par les nombreux autres
domaines de connais­sance également rendus accessibles » (1996 : 93 [NT] ;
voir aussi Wyer and Srull, 1989 : 120–3).
Pour ce qui est de l’hypothèse de la connaissance, on observe également une
contradiction entre les résultats obtenus en laboratoire et ceux des enquêtes
d’opinion. Ainsi, les études ex­périmentales confirment plus ou moins clairement
l’hypothèse : les individus peu rensei­gnés des affaires politiques sont plus sensibles
aux effets de priming, même lorsque l’information rendue momentanément
accessible est quasiment sans rapport avec l’évaluation demandée (McGraw
and Pinney, 1990 : 23–4). En revanche, certaines en­quêtes d’opinion (e. g.
213

scandale Iran-Contra) ne révèlent aucune diffé­rence entre les niveaux de connais­


sance, tandis que d’autres (e. g. Guerre du Golfe) suggèrent qu’un niveau de
connais­sance supérieur renforce les effets de priming. Suivant Miller et Krosnick
(1996 : 94–6), le critère déterminant pour spéci­fier la relation entre le niveau
de connaissance et la magnitude des effets de priming est l’intervalle de temps entre
l’exposition aux mes­sages médiatiques et le mesurage des répon­ses. Dans le cas des études
expérimentales, l’effet de la saillance des critères de jugement sur l’évaluation
générale du président est mesuré immédia­tement après l’exposition aux sti­muli.
En pareilles circonstances, un degré de connaissance élevé intervient, comme
prévu, pour « immuniser » les individus contre les variations momen­tanées
de l’accessibilité de certai­nes considérations. Par contraste, lorsqu’un certain
temps s’écoule en­tre l’exposition aux messa­ges médiatiques et l’évaluation
du président, le niveau de connais­sance remplit une double fonction : une
fonction de résistance et une fonction de mémorisa­tion de l’information. En ef­fet,
un niveau élevé de connaissances préalables favorise la capacité de rétention de
l’information en facilitant l’interprétation, l’intégration et la « remémoration »
(retrieval) de nouveaux éléments de connaissance « depuis un système mnémo-
nique élaboré et organisé » ; or, l’importance de cette capacité augmente à
mesure que le temps passe entre l’exposition et la mesure des réponses (Miller
and Krosnick, 1996 : 95). Cette interpré­tation, à défaut de se ba­ser sur une
dé­monstration empirique solide, réaffirme l’importance qu’il faut accorder à
la multi-fonc­tion­nalité de certaines variables dans le processus du chan­gement
des attitudes79.
Nous reviendrons sur plusieurs questions de méthodologie associées
à l’étude des priming effects dans notre partie empirique. D’un point de vue
substantiel, nous souhai­tons ajouter deux qualifications au modèle théorique
qui se dégage induc­tivement des résultats présentés plus haut. Premièrement, les
médias ne sont pas omnipotents : quand bien même ils peuvent aisément rehausser
la saillance de certains enjeux, ils n’ont pas toujours la capacité de déter­miner
quels enjeux seront les critères essentiels du jugement des personnali­tés politiques.
En particulier, les enjeux obtrusifs et familiers se prêtent peu aux effets de priming
(Norris et al., 1999 : 128–9 ; Gidengil et al., 2002), ni même certains enjeux
tout à fait nouveaux, comme le montre Zaller (1998) à l’exemple de « l’affaire
Lewinsky ». Malgré la frénésie médiatique autour du comportement du
président Clinton dans cette affaire, les effets d’une couverture négative ont
été limi­tés, en magnitude comme dans le temps. Les citoyens ont continué de
fonder leurs éva­luations sur des critères de « subs­tance politique » : la paix,
la prospérité et la modération idéolo­gique du prési­dent (Zaller, 1998 : 186).

79
A ce sujet, voir McGuire (1969 : 243–4), ainsi que Petty et Priester (1994 : 107–12).
D’après la re­cherche expéri­mentale en psychologie cognitive, l’effet principal d’une
prolongation du délai en­tre stimulus et réponse est probable­ment de renforcer les effets
de priming. Par contraste, le délai entre « prime » et stimulus est lié négati­vement à
l’amplitude des effets (Fiske and Taylor 1991 : 261–2).
214

Cette « ligne de base » détermine lar­gement l’évaluation des per­formances


politiques, en particulier parmi les ci­toyens peu infor­més (Zal­ler, 1997 : 17–8).
En revanche, l’exposition aux actuali­tés médiati­ques, globalement désastreu­ses
pour l’image du président en tant que per­sonne, ne semble produire qu’un
impact éphé­mère sur l’évaluation du président en tant que responsable politi­que
(Zaller, 1998 : 187–8). En résumé, quelque im­por­tance qu’elle ait pu prendre
dans les so­ciétés moder­nes, la « poli­tique des mé­dias » n’a pas remplacé la
« politique parti­sane », ni comme mode de gouverne­ment, ni comme base de
ré­flexion pour les citoyens invités à juger leurs représentants politi­ques.
Une deuxième remarque concerne l’importance du contexte dans lequel
les messages médiati­ques sont diffusés. Notamment, en accord avec la thèse
des effets cumulatifs des mass médias, certaines études suggèrent que la capacité
d’un acteur indi­vi­duel de mani­puler la saillance d’un enjeu dépend étroitement
du volume total des communi­cations relati­ves à cet enjeu. Ainsi, bien qu’ils
tentent d’influencer les journalistes par des communiqués ou des conféren­ces
de presse, les candidats à une élection ne contrôlent pas la saillance des enjeux
d’une campagne, et ne peuvent qu’espérer que le flux de messages déli­vrés par
l’ensemble des sour­ces médiatiques ira dans la direction de leurs propres efforts
de thématisation (Ansolabehere and Iyengar, 1996 : 115). Autrement dit, le
contenu d’un mé­dium peut servir aussi bien à « amorcer » qu’à « neutraliser »
les ef­fets de saillance cau­sés par le contenu d’un autre médium. La nature
du contexte médiatique global déter­mine dans quelle mesure il est possible
d’utiliser un enjeu pour promouvoir sa position dans une compétition poli­tique.
Ainsi, les campa­gnes électorales sont sans doute plani­fiées avec « l’hypothèse
du pri­ming à l’esprit » (Kinder, 1998 : 182–3). De même, la saillance des enjeux
est capitale pour comprendre l’interaction rhétorique entre les adversaires en
présence (Riker, 1993).

3.3.5 L’attribution de responsabilité : framing effects


A la suite des effets agenda-setting, des effets de priming ou de « bandwagon », un
autre biais d’accessibilité a été étudié sous le nom de framing effects pour son
impact sur les attitudes et les comportements politiques. Toutefois, comme
celui de priming, le concept de frame est polysémique, et sa signification varie
d’un domaine scientifique à l’autre (voir McLeod et al., 1994 : 139–43).
Premièrement, en psychologie sociale, les « cadres de référence » (frames of refe­rence)
désignent des structures cognitives abstraites et organisées, qui se composent
d’attitudes pré-existantes et facili­tent l’acquisition et l’interprétation de
connaissances nou­velles. En ce sens, les frames s’apparentent essentiel­lement
aux « schémas », et sont généra­lement étu­diés sous cette rubrique (e. g. Eagly
and Chai­ken, 1993 : 18, 480 ; Fiske and Taylor, 1991 : 504–5). Deuxièmement,
dans la littérature sur les mouve­ments sociaux, le concept de col­lective ac­tion fra­mes
est très familier (Gamson, 1992 ; Gamson and Modigliani, 1989 ; Snow and
Benford, 1988). Pour les spécialistes de l’action collective, les mécanismes de
215

fra­ming, comme processus de construction de la réalité sociale, relient l’univers


psycholo­gique des croyances individuelles (schémas, scripts) à l’univers culturel
des discours et des idéolo­gies. A ce titre, les frames constituent l’un des objets
de conflit qui animent les mou­ve­ments sociaux : « On most political issues,
there are compe­ting inter­pretations, ways of fra­ming in­formation and facts
in alternative ways. Indeed, one can view social movement actors as en­gaged
in a symbolic contest over which meaning will prevail. Particular frames ebb
and flow in promi­nence and require constant updating to ac­commodate new
events » (Gamson, 1992 : 67). Nous revien­drons plus loin (chap. 7.4.2) sur ce
rôle particulier des frames.
Dans le domaine du comportement politique, le concept de frame est devenu
très populaire depuis quelques années. Pour Chong, « [a] com­mon frame of
reference is an interpreta­tion of an issue that has been popularized through
dis­cussion. When an issue has a common frame of reference, people learn
to base their opinion on certain considerations rather than others » (1996 :
196). Suivant la manière dont un problème (actions, résultats, contingences)
est conçu par des individus appelés à prendre une décision (decision frame), ces
individus peuvent « violer systématiquement les exigences de consistence et
de cohérence » qui sont à la base des théories du choix rationnel (Tversky and
Kahneman, 1986 [1981]). Selon Popkin (1991 : 81–91), le framing est avant
tout un effet de « for­mulation », qui détermine la manière dont nous conce­
vons les événements, quel type de don­nées nous prenons en considération et
quelle « stratégie cogni­tive » nous adoptons : « Framing effects occur whenever
altering the formula­tion of a problem, or shifting the point of view of an
ob­server, changes the information and ideas that the obser­ver will use when
making deci­sions. (…) If the same information and meta­phors al­ways come
to the fore no matter how questions about a subject are formulated, there is
no differentiation and hence no possibility of framing effects » (Popkin, 1991 :
82). A noter que les frames – notamment ceux des journalistes qui interprètent
les événements politiques – constituent parfois un mode d’influence tout à fait
involontaire et inconscient de la part même des acteurs qui les « manipulent »
(Paletz and Boi­ney, 1988 : 539). Il demeure que les événe­ments et les acteurs
politi­ques « ne parlent pas d’eux-mêmes », tout spé­cia-lement en politique
internationale, et sont d’abord interprétés par les experts politi­ques et les
leaders d’opinion (Page and Shapiro, 1992 : 345).
Dans la littérature méthodologique consacrée aux sondages d’opinion, les
framing ef­fects désignent parfois une catégorie des « effets de réponse » (response
effects ; voir chap. 4.3.5). Ces effets sont induits par la formulation et l’ordre
des questions (Schuman and Presser, 1981 : 51–2). Plus précisément, il s’agit
d’un biais d’accessibilité observable quand « une considéra­tion utilisée pour
répondre à une question demeure disponi­ble pour répondre à des questions
subséquen­tes » (Zaller and Feld­man, 1992 : 602 [NT]). En appliquant ces
considérations méthodolo­giques à l’analyse du comportement politique,
216

l’étude de Kinder et Sanders (1990) montre que la for­mulation des questions


de sondage peut « cadrer » la réflexion sur les enjeux politi­ques à la manière
des discours politiques dans le « monde réel » : « In our analysis, frames lead
a double life : they are internal structures of the mind that help individuals
to order and give meaning to the dizzying parade of events they witness as
political history unfolds ; they are also devi­ces embedded in political discourse,
invented and employed by political elites, often with an eye on advancing their
own interests or ideologies, and intended to make favorable interpre­tations
prevail » (1990 : 74). Afin de vérifier cette hypothèse, les auteurs incluent dans
leur question­naire deux frames dis­tincts, mais tous deux fon­damentalement
hostiles à la « discrimination positive » (i. e. des mesures pour remé­dier à
la discrimination subie par la commu­nauté Afro-amé­ricaine). On obser­ve
ainsi que les deux frames, à défaut d’influencer directe­ment les opinions sur
la discrimination positive, ont toute une série de conséquences indi­rectes80.
Par ail­leurs, les au­teurs relè­vent une plus forte vulnérabi­lité aux framing effects
parmi les in­divi­dus ayant une faible connaissance des enjeux politi­ques ;
par contraste, les individus bien informés dis­posent plus souvent de leurs
« propres » frames et sont moins sensibles à ceux « imposés de l’extérieur »
(Kinder and Sanders, 1990 : 90–4). En résumé, la manière de « ca­drer » le
débat politi­que a bel et bien une in­fluence sur la manière dont les ci­toyens
réfléchis­sent aux enjeux et sur les opinions qu’ils expriment – même sur des
opinions aussi cristalli­sées que celles touchant aux enjeux « ra­ciaux ». Enfin,
sur un plan méthodologique, il importe de souligner que les sondages « ne
mesurent pas seulement l’opinion publique, mais la façon­nent, l’induisent, et
occasion­nellement la créent de toutes pièces » (1990 : 74 [NT]).
Dans la littérature sur les effets médiatiques, sur laquelle nous allons nous
étendre plus lon­guement, les framing effects correspondent plus exacte­ment au
diagnostic framing défini par Snow et Benford, c’est-à-dire « l’identification d’un
problème et l’attribution de responsa­bilité ou de causalité » (1988 : 200)81.
Par exemple, Page (1996) observe la façon dont certains jour­naux cherchent
à gagner l’assentiment de leur pu­blic en distribuant les torts et les mérites à
propos d’un événement donné : « The pur­pose is to make the reader or viewer
see things the medium’s (or a reporter’s or source’s) way. (…) Framing is often
accom­plished at the very outset of a news story, in an ope­ning interpretive

80
Suivant le frame reçu (« unfair advantage » vs. « reverse discrimi­na­tion »), les opi­nions
sur d’autres questions (« raciales » et « non raciales ») sont plus ou moins corrélées à la
position sur la discrimination positive (DP) ; les réac­tions émotionnelles à la question
sur la DP sont plus ou moins vives et plus ou moins négati­ves ; les anté­cédents de la
position sur la DP sont diffé­rents (intérêt personnel vs. préjugés raciaux vs. valeurs
fondamentales).
81
A noter que certains auteurs (e. g. McLeod et al. 1994 : 140–3) affirment que l’attri-
bution causale n’est qu’un exemple parmi d’autres de framing, et que l’unité d’analyse
n’est pas nécessairement l’individu (e. g. groupes).
217

sentence or sentences, organizing the first facts and quota­tions that are pre­sen­
ted » (1996 : 115). Ainsi, les effets de saillance induits par les médias sont plus
importants pour l’évaluation générale du prési­dent américain si les pro­blèmes
sont pré­sentés comme découlant de sa res­ponsabilité (Iyen­gar and Kinder,
1987 : chap. 9). Cette problématique rejoint donc la dichotomie utilisée en
psychologie entre les attribu­tions de causa­lité in­terne et externe (Deschamps et
Clémence, 1990). A cet égard, l’attribution de responsabilité pour les événe­ments
poli­tiques découle notam­ment du type d’information présenté dans les médias
(Iyengar, 1991). Les informations pré­sentées de manière épi­sodique tendent à faire
endosser la respon­sabilité des événe­ments aux actions d’individus (coupables
ou victimes) ou de groupes parti­culiers concernés par un pro­blème (pauvreté,
ra­cisme, crime, terrorisme, etc.) ; en somme, l’attribution de respon­sabilité est
sous-tendue par une causalité interne. En revan­che, les in­formations présentées
sur un mode thé­matique ont pour effet d’induire le pu­blic à imputer la respon­
sabilité des événe­ments à des facteurs situa­tionnels ou à des phéno­mènes se
produisant à large échelle, tels que les condi­tions économi­ques, les inéga­lités
socia­les ou les politiques mises en oeuvre par le gou­verne­ment, c’est-à-dire
selon une attribu­tion de causalité externe (Iyengar, 1991 : 15–6).
Or, comme la plu­part des informations transmises par les mé­dias (en
tous cas par les chaînes de télévision améri­caines) sont présentées sur un mode
épiso­dique, « [t]his tendency may obscure the ‹ big pic­ture › and impede the
process of gene­raliza­tion. (…) In short, television news may contrib­ute to domain
specificity in political rea­soning. Like the networks’ dominant episodic news
frame, Americans’ perspective on politi­cal pro­blems tends to be concrete rather
than abstract and specific rather than general » (Iyen­gar, 1991 : 136). Par suite,
le framing haute­ment épiso­dique des nouvelles télévisées a pour conséquence
de camoufler les causes structurelles des problèmes et de ménager les autorités
politiques qui en ont la charge, contri­buant ainsi à consolider le biais « pro-
establishment » (Iyengar, 1991 : 137 ; Danielian, 1992 : 77). En revan­che,
le cas du président américain est particulier dans cette perspective, car les
journa­listes ont tendance à présenter les enjeux politiques comme étant l’affaire
du gouverne­ment (plutôt que l’affaire des partis) et à personnaliser le pouvoir
politique sous les traits du prési­dent (Hallin and Mancini 1984). Cela implique
qu’une lourde responsabilité individuelle peut être imputée au président – dans
certains cas spécifiques impliquant direc­tement le gou­ver­nement améri­cain,
comme dans l’affaire « Iran-Contra » (Iyengar, 1991 : 80).
De même, lors de la Guerre du Golfe, la grande majorité des news stories
était de nature épi­sodique (Iyengar and Simon, 1993 : 377–9). Dans ce cas,
cependant, la question fondamentale n’était pas tant d’identifier la cause du
problème (causal responsibility) que d’attribuer la respon­sabi­lité de résoudre le
problème en question (treatment res­ponsibility) (1993 : 369). Sur cette seconde
dimension des attributions de responsabilité, et plus particuliè­rement pour des
enjeux touchant à la sécurité publique (voir Iyengar, 1991 : chap. 4), le format
218

épisodi­que a généralement pour effet d’induire le public à considérer que des


mesures puniti­ves – plutôt que des réformes sociales ou politiques – constituent
la réponse adéquate aux pro­blè­mes qui se présentent. Cette tendance s’est
confirmée lors de la Guerre du Golfe : la préférence pour une solution militaire
à l’invasion irakienne aug­mente (bien que modestement) en fonction de
l’exposition aux nouvelles télévisées, tout spé­cialement parmi les indi­vidus les
moins attentifs aux affaires politiques (Iyengar and Si­mon, 1993 : 379–81). On
notera encore que, pareille­ment aux effets agenda-setting et de pri­ming, les effets de
fra­ming ne s’exercent pas avec la même intensité sur tous les enjeux politi­ques. A
nouveau, la dimension de l’obtrusivité revêt une importance cruciale, puisqu’elle
détermine dans quelle mesure les individus sont dépen­dants des médias pour
leur infor­mation. C’est pourquoi les enjeux peu obtrusifs (comme l’exemple
précédent de la Guerre du Golfe) sont sus­ceptibles de révéler des effets plus
pro­noncés que d’autres enjeux plus « quotidiens » (Iyengar, 1991 : 26).

3.3.6 Autres fonctions des mass médias


Comme nous l’avons vu au cours de ce chapitre, les effets des communications
médiatiques ne résident pas seulement dans leur capacité de persuader le
public, mais aussi et surtout dans leur rôle de définition de la réalité sociale
et de transmission de schémas cognitifs : « media work most directly on
consciousness, by providing the constructed images of the world and of social
life and the definitions of social reality. (…) Media are themselves separate
institutions with their own place in society, their own objectives to pursue,
their own power and institu­tional dynamics. They are not merely neutral
‹ message-carrying’ networks » (McQuail, 1977 : 76–7). Les effets institutionnels
des mass médias, comme on les appelle parfois, désignent les effets de long
terme exercés par les médias sur la société dans son ensemble, qui tendent à
maintenir un équilibre structurel entre les différents groupes sociaux, ainsi
qu’entre ces grou­pes et les élites (politiques, économiques, culturelles, etc.) qui
assument le pouvoir. Par leur simple existence et leur pénétration dans la vie et
les pratiques du plus grand nombre, les mass médias assu­ment selon certains
une véritable fonction d’intégration sociale (voir Price, 1988 : 665). En organisant
les masses en public, comme le laisse entendre Blumer (1964 [1946] : 191–3), les
mass médias permettent la cristallisation des points de vue et contribuent à la
structuration du débat public – on est ainsi très loin du modèle des effets hypo­
dermiques, où les masses atomisées étaient victimes de l’influence néfaste de
la propa­gande médiatique. En particulier, Price suggère que les mass médias
activent les mé­canismes de l’identification so­ciale en décrivant la position des groupes
sociaux sur les en­jeux et en associant les identités de groupe à des clivages
sociaux (1988 : 670 ff.). Ainsi, « l’effet ultime du processus est de cla­rifier ou
de cristalliser les différences collectives d’opinion au sein du mass public » (Price,
1988 : 672 [NT] ; pour un point de vue opposé, voir Lemert, 1992).
219

Certes, nous avons souligné plus haut que l’information médiatique ne


saurait être prise pour ce qu’elle n’est pas, c’est-à-dire pour une présentation
complète, exacte et neutre des faits politiques et sociaux. Certains auteurs
(e. g. Zoll, 1971 ; Helfer, 1991 ; Wuerth, 1999) vont plus loin, évo­quant ou
stigmatisant tantôt un manque de sens critique de la part des journalistes,
tantôt les biais de « l’industrie médiatique », sa soumission aux intérêts privés,
voire sa volonté délibérée de désinformation. De même, du point de vue des
décideurs politiques, il serait er­roné d’attribuer à l’information médiatique le
rôle d’un « système de surveillance ou d’un sismo­graphe », qui permettrait de
déceler les évolutions de l’opinion publique, d’identifier les pro­blèmes qui se
posent aux citoyens et de déterminer les solutions susceptibles de recueillir la
plus large ap­probation. En effet, « la reconstruction de la réalité médiatique
suit exclusive­ment sa pro­pre ratio­nalité [i. e. une logique avant tout com­
merciale], d’où il s’ensuit que la rationa­lité des médias et celle des citoyens ne
se recou­pent que dans une faible mesure, et que l’information propo­sée par
les journalistes, pour des rai­sons presque institutionnelles, néglige la question
des pro­blèmes des citoyens » (Wuerth, 1999 : 370–1 [NT] ; voir aussi Tipton,
1992). Toutefois, dans une certaine mesure, la frustration de la « demande
politique » par les journa­listes découle aussi de la segmentation des intérêts
au sein du public lui-même – « the de­mands of sports fans, for instance,
have always taken precedence over the demands of people interested in local
politics » (Graber et al., 1998 : 8).
D’autres contributions met­tent en évi­dence le rôle délétère des médias
sur le niveau de ci­visme et d’engagement politi­que des électeurs. Par exemple,
les media malaise theories soulignent que la « tabloïdi­sation » de la presse et de
la télévision (c’est-à-dire l’importance accrue du horserace jour­nalism, la priorité
donnée à la divulgation des scandales poli­tiques et pri­vés, ainsi que la pré­
pondérance des campagnes électorales négatives) ont pour effet d’encou­rager le
cynisme et la méfiance à l’égard des institutions, et de déprimer la parti­cipation
poli­tique (Iyengar and Kinder, 1987 : 129–30 ; Anso­labe­here and Iyengar,
1995 ; Graber et al., 1998 : 10–1 ; Norris et al., 1999 : 97–9). Selon Lemert,
« [m]obilizing information disappears from the news precisely when contro-
versy is involved. And it disappears precisely where or­dinary citizens have
the fewest other re­sources to obtain politi­cal mobilizing information – that is,
when policymakers are located out of town » (1992 : 50). Toutefois, certains
spécia­listes mettent sérieuse­ment en doute la thèse du media malaise, à la fois
comme théo­rie générale et comme « exceptionnalisme améri­cain » (Hibbing
and Theiss-Morse, 1998 ; Nor­ris, 2000).
De plus, aussi justifiée soit-elle, la perplexité causée par certaines
dysfonctions des médias ne doit pas nous faire perdre de vue le rôle global
éminemment « fonctionnel » des mass médias. Première­ment, contrairement
aux assertions des media malaise theories, les théories de la mobilisa­tion (e. g.
Inglehart et al., 1987) affirment que les médias ont un impact bénéfique sur
220

le niveau de connaissance, d’intégration et de participation des citoyens – à


long terme, les médias sem­blent effectivement produire des effets cumulatifs
conformes à la thèse de la mo­bilisation (Norris et al., 1999 : chap. 7).
Deuxièmement, en produisant des images de la société large­ment uniformes
et complémentaires pour une audience très large et très hétérogène (voir
Cayrol, 1991 : 468–71), les mass médias (en particulier la télévision) ont pour
effet de créer une véritable culture des médias. Selon la media cultivation theory de
George Gerbner, par exemple, cette culture partagée par le plus grand nombre
légitime l’ordre social existant, un peu à la manière de la religion autrefois
(Gerbner et al., 1994 ; Edelstein, 1988 : 509–11 ; De­Fleur and Ball-Rokeach,
1989 : 262–4 ; Newbold, 1995 : 120–1). En « grandissant avec la télé­vision »,
les individus sont constamment exposés à une certaine réalité sociale qu’ils
ne re­mettent guère en question (Noelle-Neumann, 1984). Par conséquent,
une « absorption » homo­gène de la culture télévi­suelle réduit les différences
habituelles de comportements et d’opinions entre les individus et les groupes
sociaux (mainstreaming) (Gerbner et al., 1994 : 28).
De cette manière, les médias – surtout la télévision – contribuent
largement à la « structu­ration de l’environnement politique » (Cayrol, 1991 : 465–8)
et à la « construction sociale de la réalité » (Bandura, 1994 : 70–6). Comme le
préfigurait Lippmann (1965 [1922]), les médias fournissent aux indi­vidus des
interprétations du monde, des modèles sociaux, des stéréotypes (par exemple
sur les minorités ethniques ou les personnes âgées) et des justifica­tions de leur
propre comportement. A long terme, « [h]eavy exposure to this symbolic
world may even­tu­ally make the televised images appear to be the authentic
state of human affairs » (Bandura, 1994 : 76). Ainsi, par exemple, comme
les personna­ges (ré­els ou fictifs) du petit écran sont sans cesse confrontés à la
violence, « une forte ex­position au monde de la télévision cultive des perceptions
exagérées du nombre de personnes impli­quées chaque semaine dans des
actes de violence » (Gerbner et al., 1994 : 29 ; Jo and Berkowitz, 1994). De
fait, les indivi­dus déve­loppent dès leur plus jeune âge des relations de dépendance
vis-à-vis des mass mé­dias, en vue d’atteindre trois objectifs fon­da­mentaux : la
compréhen­sion, l’orientation et le divertis­sement (DeFleur and Ball-Rokeach,
1989 : 305–10). La théorie de la dépen­dance (media sys­tem dependency theory)
« does not share the mass soci­ety idea that the media are powerful because
individuals are isolated, without group bonds. Rather it conceives of media
power as lying in control over certain in­formation resour­ces that individu­als
require to attain their per­sonal goals. Furthermore, the more complex the
society, the broader the range of per­sonal goals that require access to media
information re­sources » (1989 : 308).
221

3.4 Que « médiatisent » les mass médias ?


Comme leur nom l’indique, les médias exercent une fonction de relais entre
la sphère publi­que et la sphère privée. A ce titre, ils sont présumés jouer un
rôle indépendant de transmission d’informations et d’opinions entre les élites
politiques et les citoyens. Cependant, si l’on exa­mine cette question de plus
près, on s’aperçoit que l’agenda médiatique est biaisé en faveur de certains acteurs et de
certains enjeux. Autrement dit, certains communicateurs sont mieux « servis »
par les mass médias (au détriment d’autres sources) et peuvent s’adresser plus
aisé­ment au public. Dans le sens inverse, « l’opinion publique » atteint plus
difficilement les élites, en dehors des périodes électorales82. En ramenant le plus
souvent la politique aux seuls enjeux électoraux et en présentant les élections
comme la seule opportunité pour les citoyens de peser sur les décisions des élites,
les mass médias contribuent à creuser les diver­gences entre l’opinion « effective »
(celle qui atteint les décideurs) et l’opinion « de masse » (Le­mert, 1992 : 54–5).
Par ailleurs, les journalistes eux-mêmes ne conçoivent pas le « compte-rendu
de l’opinion pu­blique » comme faisant partie de leurs tâches professionnelles,
contraire­ment au rôle que leur assignent souvent les politiciens et le public
lui-même. Ainsi, « much of the media content that serves policymakers and
others as surrogate measures of public opinion was not produced with that
purpose in mind » (Tipton, 1992 : 136). De toute évidence, les mass médias
ne contribuent guère à la « fonction de transparence » de l’opinion publique.
Mais que se passe-t-il lorsque cette fonction est prise en charge par l’industrie
des sondages, et que l’opinion publi­que est présentée comme le vecteur de la
thé­matisation de ses propres idées ? A cet égard, nous poserons la question
de l’influence des sondages sur les opinions indivi­duelles.

3.4.1 Qui fixe l’agenda des médias ?


Auparavant, nous souhaitons examiner le processus que certains ap­pellent le
media agenda-setting (Rogers and Dearing, 1988 : 557–8). Sans trop anticiper
sur les questions que nous pose­rons dans notre partie empirique, il nous paraît
utile de déterminer com­ment les enjeux politiques par­viennent sur l’agenda des médias.

82
Dans le contexte électoral, les élites perçoivent l’opinion publique « effective » au travers
du résultat du vote, du taux de participation et des sondages « sortie des urnes » ; les
élites interprètent ces manifestations de la vo­lonté populaire de façon relativement sys­
tématique et consensuelle. En revanche, en dehors des pério­des électo­rales, l’information
est transmise sous des for­mes très variées ; elle est plus volatile, moins comparable de
cas en cas, et plus fré­quem­ment sujette à discus­sion parmi les élites ; elle com­prend
des données de sondage « pas­si­ves » (où les non-votants s’expri­ment au même titre que
les vo­tants). D’autre part, les ressources al­louées au traite­ment de l’information sont
beaucoup plus modestes que dans le contexte électoral, et peuvent s’avérer rapi­dement
in­suffisantes pour traiter l’information transmise par un nombre relativement limité
de citoyens (Lemert 1992 : 47).
222

A ce propos, nous avons déjà en­trevu que le processus de sélection des thèmes
mé­diatiques résulte d’une interaction entre les rôles des journalistes et les rôles
des acteurs qui leur fournissent leurs sources. Nous avons ainsi noté que les
sources gouvernementales semblent bénéficier d’un accès préférentiel aux
mass mé­dias, et que les journalistes sont extrêmement dépendants de l’in-
formation officielle – « ten­dancielle­ment plus dépendants des politiciens que
l’inverse » (Wuerth, 1999 : 371–2). Ce phé­nomène possède à la fois des bases
circonstancielles et structurelles. Parfois, comme pendant la Guerre du Golfe,
« les journalistes ont attribué leur tendance à ré­péter simplement la ‹ ligne du
parti › au pouvoir à l’indisponibilité d’autres sources d’information » (Iyengar
and Simon, 1993 : 382 [NT]). De fait, à cette occasion, plus de 50% des nou-
velles émanaient directe­ment de sources officielles, entraînant nécessairement
une couverture médiatique biaisée et « conso­nante » des événements réels,
ainsi qu’une conver­gence entre l’interprétation de la crise par le public et le
président améri­cain (1993 : 382). Plus généralement, les jour­nalistes prennent
souvent les packages officiels comme « point de départ pour dis­cuter d’un
enjeu », ou « leur donnent inconsciemment le béné­fice du doute » (Gamson
and Mo­di­gliani, 1989). D’autre part, le temps souvent très li­mité dont dispo­
sent les journalistes et la complexité crois­sante des questions qu’ils sont ame­nés
à traiter ren­forcent leur habitude à se tourner vers les sources officielles, qui
sont sou­vent spé­cialement préparées à leur attention par des spécialistes en
relations publiques (Wuerth, 1999).
Par ailleurs, l’accès aux médias est la plupart du temps très difficile pour
les acteurs challen­gers. Ainsi, un conflit qui ne serait pas issu (ou repré­senté) au
sein même de la com­munauté politi­que « offi­cielle » (la « sphère de controverse
légitime », selon Daniel Hallin) a toutes les chances de ne jamais être couvert
par les mé­dias. Quand bien même les journalistes valorisent habituellement
une présentation « équilibrée » des différents points de vue (balance norm), cette
norme n’implique pas pour autant l’inclusion dans le discours médiatique des
packages challengers (Gamson and Modigliani, 1989 : 7–8). Pour sa part, Ben­
nett (1994) affirme que l’information médiatique est liée au comportement des
élites de ma­nière encore plus in­time, et parle d’un phénomène « d’indexation »
des sujets d’actualité à l’ampleur des conflits offi­ciels : « the news gates tend to
open or close depending on the levels of conflict among powerful players in
the policy situa­tion on Capitol Hill, the White House, the State Department,
the Defense Department, and other relevant institu­tions » (Bennett, 1994 :
180). Ce n’est que lors­que les divisions au sein des institutions sont profondes
et durables que les mass médias s’ouvrent aux voix dissidentes et aux acteurs
challen­gers (1994 : 179–80).
Toutefois, le succès des sources officielles n’est pas directement lié
au fait qu’elles émanent du gouvernement, mais davantage aux « échanges
mutuellement bénéficiaires » entre journa­listes et politiciens de haut rang.
Cette interdépendance des rôles et des attentes semble ancrée dans une culture
223

commune devant être « continuellement rééta­blie » (Blumler and Gurevitch,


1995 : 113 ; Berkowitz, 1992 : 92–8). D’une part, les journalistes considèrent
que les décideurs ont un véritable impact sur la société, ce qui renforce leur
légitimité comme newsmakers (Ber­kowitz, 1992 : 89). D’autre part, les décideurs
politiques ont un intérêt évident à com­prendre les attentes et les besoins
des journalistes, à participer au jeu médiatique et à contrôler les nouvelles
« disséminées » par les médias (Graber et al., 1998 : 9). Considérons pour
commencer la situation et les rôles des politiciens. Le pouvoir particulier des
sources gouvernementales leur permet d’agir avec plus d’efficacité sur l’agenda
des médias, et ceci à trois différents ni­veaux. Premièrement, Berkowitz (1992 :
89–90) rap­porte que le gouvernement américain ob­tient assez facilement une
couverture mé­diatique auprès de la presse écrite ou électronique (entre 20 et
50% des informations fournies sont publiées), tandis que le taux de succès des
autres sources est nettement plus modeste (ty­piquement, entre 5 et 10%). Malgré
les échecs répétés de nombreux acteurs pour gagner l’attention des médias, il
n’en demeure pas moins qu’une forte proportion de l’information médiatique
provient de sources externes – ici en­core, les sources gouvernementales occupent
la première place. Celles-ci revêtent souvent la forme d’événements planifiés,
faci­litant le travail des journalistes, tels que les communiqués de presse, les
conférences de presse ou les débats officiels. Deuxièmement, le gouvernement
peut tirer un autre parti de sa légitimité : en publiant sa po­sition sur les enjeux
et fournissant les « alter­na­tives disponibles pour la discus­sion », c’est-à-dire
en « délimitant les arguments gé­néraux que l’opposition peut employer », il
contribue également à la définition des enjeux (Berkowitz, 1992 : 90–1). Troi­
sièmement, grâce au contrôle sur l’information dont elles dispo­sent, les au­torités
peuvent soustraire certains pro­blèmes à l’attention des médias lorsqu’elles le
jugent opportun, créant ainsi des non-sto­ries (1992 : 91).
Si l’on considère ensuite les rôles tenus par les journalistes, a priori ces
rôles peuvent être défi­nis à plusieurs niveaux : individuel, organisationnel,
professionnel et sociétal (Berkowitz, 1992 : 92–4). L’influence des organisations
médiatiques sur les règles de sélection des jour­nalistes semble toutefois
prédominante : « Organizational role prescriptions are (…) signifi­cantly shaped
by an organization’s linkage with its financiers and its need to remain finan­cially
viable. (…) Over time, a journalist becomes enmeshed in the organizational
culture and begins to subconsciously act according to its norms » (1992 : 93–4).
Pour sa part, Patterson (1998) souligne davantage les influences individuelles
et sociétales s’exerçant sur les procédures de sélection des journalistes. Certes,
les caractéristiques des organisations médiatiques ne sont pas sans effet sur
les règles de sélection, mais les valeurs personnelles des journalistes peu­vent
considérablement tempérer cette influence. En particulier, le « biais à droite »
de la plupart des entreprises médiatiques est partiellement compensé par le
« biais à gauche » d’une majeure partie des journalistes eux-mêmes (1998 :
21). A ces facteurs s’ajoutent les normes profes­sionnelles et culturelles distinctives
224

de chaque système politique et médiatique (Patterson, 1998 ; Pfetsch, 1998 :


86–8 ; Danielian, 1992). En particulier, la conception de l’objectivité journalis­
tique varie très sensiblement d’un pays à l’autre (Patterson, 1998 : 22). Aux
Etats-Unis, par exemple, les différences indivi­duelles entre journalistes ont
moins de poids sur leur sélection des nouvelles, en raison de leur conception
commune de l’objectivité de leur métier. En com­pa­raison de leurs homologues
allemands, qui sont plus partisans et plus indépendants des sour­ces externes, les
journalistes américains se basent plus systématiquement sur les commu­ni­qués
officiels et les interviews avec des politi­ciens ou des experts, traitent les enjeux
de façon rela­tivement superficielle et évitent autant que pos­sible d’exprimer
leur propre opi­nion, ce qui a pour effet de rendre leurs compte-rendus des
événements très « conso­nants » (1998 : 23–4).
Cette description suggère que les rôles des journalistes peu­vent être
analysés par rap­port à trois aspects : rôle neutre vs. parti­san ; objectif vs.
subjectif ; « gardien » (i. e. critique) vs. « mes­sager » (i. e. non criti­que). Finale­
ment, Patterson retient deux dimensions lui permettant d’établir une typologie
des rôles journa­listiques. En premier lieu, le rôle passif vs. actif des journa­lis­tes fait
référence à leur degré d’autonomie par rapport aux autres acteurs politiques ;
en se­cond lieu, le rôle neutre vs. partisan (« advocate ») exprime dans quelle mesure
les journalistes pren­nent position dans les débats politiques. Empiri­quement,
les journalistes des cinq pays étudiés (Al­lemagne, USA, UK, Italie et Suède)
se positionnent bel et bien de façon différen­ciée dans cet espace à deux
dimen­sions (1998 : 27–30). De plus, les différences de rôles pour­raient avoir
des conséquen­ces pour l’agenda des élites et celui de des citoyens : « First,
the more that a news system tends toward the passive-neutral position, the
less likely that journalists will have a significant influence on political agendas
and public opinion. Se­cond, the more that a news system tends toward the
passive-advocate position, the more likely that journalists will reinforce party
politics in its various forms : party leadership, identification, ideology, and
so on. Third, the more that a news sys­tem tends toward the active-advocate
po­si­tion, the more likely that journalists will have an independent influence
on political agendas and preferences. Finally, the more that a news system
tends toward the active-neutral position, the more likely that journalists will
contribute to public mistrust of politics and also to higher stan­dards of official
conduct » (Patterson, 1998 : 30). Comme nous l’évaluons grossièrement (voir
chap. 5.1.2), la presse helvétique se situe à un degré intermé­diaire de neutralité
et à un degré relativement élevé d’autonomie. Ainsi, il est vrai­semblable que
l’influence des auto­rités suisses sur l’agenda médiatique soit limitée, et que
cet agenda exerce à son tour une in­fluence sensible sur les préoccupations du
public. Mais d’autre part, « le fait essentiel de la vie journa­listique est que les
reporters doivent avoir une histoire à raconter » (Patterson, 1998 : 17 [NT]),
de telle sorte que « les journalistes doivent retourner à leur or­ganisation avec
une nouvelle, même si ce n’est pas la nouvelle qu’ils voulaient à l’origine »
225

(Berkowitz, 1992 : 96 [NT]). Ainsi, il faut considérer le fait que la plupart des
médias suisses disposent de res­sources trop limitées pour pouvoir se passer
de l’information officielle ou des dépêches d’agences, et que, par conséquent,
les journalistes se compor­tent généralement de manière très réactive (Wuerth,
1999). Dans ce contexte, les agen­ces et les porte-parole du gouvernement ont
poten­tiellement une grande influence sur la défi­nition de l’agenda médiatique :
« more powerful policymakers will have a greater degree of agenda influence,
if not the exact news story that they want » (Berkowitz, 1992 : 98). En ré­sumé,
les conditions semblent réunies pour l’existence de biais systématiques dans la théma­tisa­tion
du débat public en Suisse.

3.4.2 Le rôle des sondages d’opinion


Dans notre discussion du media agenda-setting, le lecteur aura peut-être remar-
qué l’absence du troisième acteur central dans ce travail – l’opinion publique.
Or, plusieurs travaux (e. g. At­kin and Heald, 1976 ; Bro­sius and Weimann,
1996) ont souligné l’influence d’une partie au moins de l’opinion publique sur
l’agenda médiatique. Dans ce chapitre, nous évaluons plus spécifiquement le
rôle des sondages d’opinion sur les trois agendas : celui des médias, celui des
élites politiques, et celui de l’opinion publique elle-même. Pour commencer,
nous avons déjà entrevu com­ment les sondages étaient accueillis et utilisés
par les hommes politiques, et comment ces derniers en subissaient l’influence
sous certaines conditions. En tout premier lieu, les sondages servent donc une
fonction de mana­gement politique. En parti­culier, « les fluctuations enregistrées par
les co­tes de popularité peuvent avoir de sérieu­ses conséquences, moins auprès
du public qu’auprès des médias et des états-majors politiques, où l’analyse des
chiffres se fait de façon minutieuse et attentive. Leur évolution y sera inter­
prétée comme l’une des indications qui permettent de discerner le niveau des
ambi­tions poli­tiques auxquelles l’intéressé peut aspirer » (Brulé, 1988 : 170).
C’est pourquoi les décideurs politi­ques s’entourent de plus en plus d’équipes
de consultants, où se mêlent des spécialistes des sonda­ges et des « conseillers
en image » (les fameux spin doctors). Depuis les années 1980, les administra­tions
au pouvoir aux Etats-Unis ont fait un usage extensif des sondages d’opinion,
mais cette pratique remonte à l’époque du président F. D. Roosevelt (Graham,
1994 : 196–8). D’une part, les sondages peuvent servir à guider les politi­ques
en cours d’élaboration, en sug­gérant où et comment le gouvernement devrait
intervenir pour tenter de recueillir une majorité de sou­tien au sein du public.
D’autre part, les sondages peuvent être utilisés pour soigner l’image du pré-
sident, en lui évitant de prendre des mesures potentiellement impopu­laires
(Beal and Hinc­kley, 1984), voire pour margi­nali­ser l’opinion publique, c’est-à-
dire pour gou­verner sans avoir à affronter d’opposition popu­laire (Hinckley,
1992 : 132).
Ceci étant, les adversaires du gouvernement, de même que certains groupes
d’intérêt ou les mass médias, peuvent également se servir de sondages – ou
226

en faire réaliser eux-mêmes – pour influencer l’agenda du gou­vernement et


lui forcer la main sur certains enjeux, en mettant en évidence que la majorité
des citoyens sou­tient leur propre position ou désapprouve la posi­tion officielle
(Beal and Hinckley, 1984 : 75–8). Ce­pendant, cette intégration ou cette instru­
mentalisation du public dans les dé­bats politiques a tendance à ne se produire
que sur des en­jeux suffisamment conflictuels et saillants au préala­ble (Hubert,
1994). Dans la mesure où les enjeux sont peu « capti­vants », les références aux
son­dages ont tendance à disparaître du débat politique. Les sonda­ges constituent
également un outil précieux pour orienter une campagne électorale ou référen­
daire (Lemert, 1992 : 46–7 ; McCuan et al., 1998 : 68–9). En particulier, les
sondages « sortie des urnes » (exit polls) peuvent fournir aux candidats une
infor­mation très précieuse lorsque le processus élec­toral comporte plusieurs
tours (Frankovic, 1998 : 160–1). Enfin, les son­dages peuvent servir d’instruments
d’information et de pression dans le cadre des négo­cia­tions internationales. Les
négociateurs peuvent les utiliser comme justification de leur in­flexi­bilité vis-
à-vis de certaines positions fermement approu­vées sur un plan interne, mais
égale­ment pour s’informer des pres­sions exercées sur leurs in­terlocuteurs par
leurs pro­pres électo­rats (Beal and Hinckley, 1984 : 83–4 ; Hinckley, 1992 :
136 ; Kegley and Witt­kopf, 1996 : 290). De ma­nière générale, la politi­que
étrangère ne fait pas exception en ce qui concerne l’utilisation des sondages
pour la ges­tion des enjeux.
Selon cer­tains spécialistes (e. g. Brulé, 1988 ; Hinckley, 1988 ;
Champagne, 1990 ; Holsti, 1996), les sondages influencent bien moins les
électeurs que les médias et les leaders politiques. Ce­pendant, cette ap­préciation
du rôle des sondages se trouve en contradiction flagrante avec d’autres étu­des,
no­tamment américaines (voir Fran­kovic, 1998). Elle ne saurait donc nous
convaincre de l’innocuité ou d’une absence totale d’influence des sondages
sur le public. De fait, nous identifions au moins quatre fonc­tions remplies par les
sondages, et sept types d’effets possibles sur le public. Premièrement, les sondages
ont souvent pour objectif d’informer les individus sur les « attitu­des » de la popu­
lation. Il s’agit d’une information à laquelle ils n’ont pas accès en scrutant leur
environ­nement immé­diat ; contrairement à ce qu’affirme Noelle-Neumann
(1984), les sondages cons­tituent proba­blement un moyen non négli­geable
dont dis­posent les individus pour connaître le contenu et les changements de
l’opinion publique, et auquel un hypothétique « sens quasi-sta­tisti­que » ne
saurait suppléer entière­ment (Salmon and Kline, 1985 : 18). Ainsi, la fonction
d’information des son­dages d’opinion est indéniable et signifi­ca­tive, surtout si
on la conçoit comme une forme d’influence indirecte. Depuis leur apparition
sous une forme « scientifique » dans les années 1930, les sondages bénéficient
d’une diffusion très large via les mass médias, qui les repro­duisent de manière
extensive ou qui les réalisent eux-mêmes (Fran­kovic, 1998 : 155–8 ; Delli
Carpini and Keeter, 1992 : 38–9 ; Tipton, 1992 : 139–42). Pa­rallèlement à
certains déve­loppe­ments tech­nologiques, la Guerre du Viet-Nam et le scan­
227

dale du Watergate ont donné un essor définitif aux sondages d’opinion – un


moyen de « contourner les leaders politiques et de sol­liciter directement les
opinions du pu­blic » (Franko­vic, 1998 : 157). Les sondages ont acquis la valeur
d’« actualités », au même titre que les phé­nomènes sur lesquels ils portent ;
ils constituent un « pro­duit » indis­so­ciable des mass médias, avec lesquels ils
entretiennent un rapport dialectique (Luskin et al., 1996 : 22).
En résumé, à l’instar des mass médias, les sondages pos­sèdent de plus
en plus les propriétés d’ubiquité, de cumulation et de consonance, qui en font
une source d’information particuliè­rement influente (Noelle-Neumann, 1984).
Toutefois, compte tenu de l’intense compé­tition médiatique pour atteindre
les « consommateurs », les sondages s’ingénient à maximiser leurs chances
de sur­monter les mécanismes d’attention sélec­tive au sein du public. Cette
quête du « mémorable » (au travers de procédés textuels et graphiques, de
questions provo­cantes ou d’une grande rapidité de réaction aux événements)
conduit les son­dages à assu­mer une fonc­tion d’agenda-setting (Tichenor, 1988 :
551–3 ; Frankovic, 1998 : 165–6). En effet, la ré­puta­tion d’objectivité dont
jouis­sent les son­dages, en tous cas dans certains pays, laisse sup­poser qu’ils
peu­vent jouer un rôle important dans la définition de l’agenda public (Iyengar
and Kin­der, 1985). Indirectement, leur réputation constitue également une
source d’expertise, d’autonomie et de pouvoir pour les journalistes qui en
font usage.
Malgré tout, avec la multiplication des sondages dans les années 1980,
c’est avant tout leur fonction de persuasion qui a été mise en évidence. A priori,
comme source d’information hautement visible, supposée objective et neutre,
les sondages sont en meilleure posture que d’autres moyens de communication
pour percer le système de défense sélective des individus. Ensuite, certaines
études expérimentales ont montré que les informations de type statistique ont
un impact persuasif supérieur aux informa­tions « événe­mentielles » (story evi­
dence). Com­biné à un style de présenta­tion vivant (vivid statistics), à l’instar de
nombreux sondages d’opinion actuels, ce genre de messages est même le seul
à exercer une influence persuasive durable (Baesler and Burgoon, 1994 : 595).
Dans des condi­tions naturelles, deux phénomènes associés aux sondages ont
été régulièrement ob­servés par les spé­cialistes du comportement électoral : le
bandwagon effect et le underdog effect. Ces phénomènes trou­vent leur ori­gine dans
le fait que les sondages constituent à la fois une mesure statistique de l’opinion
pu­blique et un événe­ment médiatique (a news event) : « a pu­blic opinion poll
is ‹ public › in two different meanings of that word : it is based on a sample
of the voting public, and its results are made public » (Be­niger, 1976 : 24).
Dans le cadre des campagnes électora­les, en particu­lier, le horserace jour­nalism
prévaut largement sur le trai­tement des enjeux de la campa­gne (McCombs and
Shaw, 1995 [1972] ; Mutz, 1998 : 36–7 ; Norris et al., 1999 : chap. 5). En subs­
tance, les journalistes ont tendance à reporter quel candi­dat ou quel parti est
« en avance » sur les autres et à spéculer sur l’issue de la compétition. Or, ce
228

style d’information s’appuie en partie sur les son­dages d’opinion, car ceux-ci
sont dans une large mesure dédiés aux aspects horserace de la campagne. Par
contraste, les positions du public sur les enjeux ne suscitent qu’un intérêt très
limité auprès des son­deurs et des journa­listes : « Journalists are interested in
telling their readers who is ahead and who is behind and specu­lating about
who will win the election. They are not as interested in using polls as the basis
for issue analysis » (Stovall and Solomon, 1984 : 621–2). Bref, les sondages
d’opinion – sous forme de « baromè­tres électo­raux » ou de tracking polls publiés
jour après jour – consti­tuent une part non né­gligeable de l’information reçue par
les électeurs au cours des campa­gnes, y compris en Suisse (Hori­zons, septembre,
1999, p. 7–8). Ils contri­buent à « créer un sentiment de mouve­ment constant
et d’incertitude dans le déroulement de la com­pétition, sus­citant à l’occasion
un élé­ment d’animation sans lequel la campagne pourrait para­ître morne »
(Frankovic, 1998 : 159–60). Notons cepen­dant que le horse­race polling peut
créer un senti­ment de satu­ration au sein du public, et les citoyens reprochent
quelquefois aux médias – télé­vision en tête – d’insister trop lourdement sur
les résultats de sondages (Lavrakas et al., 1991 : 160 [NT] ; Norris et al., 1999 :
94–5).
Dans la mesure où les résultats de sondage horserace sont diffusés à large
échelle au cours d’une campagne électorale, les deux phénomè­nes mentionnés
plus haut sont susceptibles de se produire. Pour commencer, le terme bandwagon
effect a été utilisé pour désigner de brusques changements dans les intentions
de vote tout à la fin des campagnes (Noelle-Neu­mann, 1984 : 1–7), ou une
corrél­ation entre les intentions de vote et les prévisions quant à l’issue du
scrutin (Lazarsfeld et al., 1952 [1944] : 107–9). En d’autres termes, les individus
auraient par­fois ten­dance à « sauter dans le wagon de tête » pour se retrouver
dans le camp des vain­queurs. En effet, le horserace reporting encouragerait les
individus à évaluer les candidats surtout en termes de « viabilité électorale »,
en dépeignant sous un jour plus fa­vorable ceux dont les chan­ces de victoire
sont les plus grandes. Les élections de­viendraient alors une sorte « d’événement
sportif dans lequel les citoyens cherchent à pronostiquer un gagnant plutôt qu’à
décider quel candidat mérite leur vote » (McGuire, 1985 : 278 [NT]). Lazars­
feld et ses collègues ont recueilli des témoi­gnages directs et sans équivoque
de ce type de comporte­ment (« I wan­ted to vote for the winner »), non sans
émettre des doutes quant aux vérita­bles ressorts psycho­logiques de l’effet
bandwa­gon au sein d’un public plus large (1952 : 168).
De fait, l’évidence empirique ne permet pas de déterminer avec
certitude les mécanismes psy­chologiques responsables des bandwagon effects,
ni les conditions sous lesquelles ces effets se produisent. Certes, l’existence
même des effets bandwa­gon n’est pas vrai­ment contestée. Mais ceux-ci sont
décrits tantôt comme un mécanisme po­tentiel (bien que pro­bablement très
répandu) résultant des critères de « viabilité électorale » in­culqués aux citoyens
(Iyengar, 1991 : 134), tantôt comme un phénomène circonscrit à la portion
229

la moins informée de l’électorat (Blais et al., 1996 : 826) ou aux couches


sociales supérieures (Navazio, 1977)83. La question du mécanisme psychologique
des effets bandwagon est peut-être encore plus déli­cate, comme en témoigne
la convergence avec deux autres phénomè­nes : la « spi­rale du silence » (i. e.
le conformisme social) et les mécanismes de projection (voir Lazarsfeld et al.,
1952 [1944] : 168 ; Salmon and Kline, 1985 : 13–7 ; Lenart, 1994 : 32–3).
En ré­sumé, l’idée des effets bandwagon est que les individus veulent soutenir
le vain­queur, mais pas né­cessai­rement pour éviter les conséquences sociales
négatives asso­ciées au fait d’appartenir à la minorité (i. e. spirale du silence) ;
par ailleurs, ce sont les prévi­sions de l’issue du scrutin qui détermi­nent les
intentions de vote, et non l’inverse (i. e. méca­nismes de projection). Bien que
ces dif­férents mécanismes soient susceptibles de se produire parallè­lement,
le bandwagon effect est d’autant plus plausible que les individus sont de plus en
plus exposés au horserace reporting, et qu’ils semblent capables d’utiliser ce type
d’information pour se faire une idée relative­ment précise des préférences
agrégées de l’opinion pu­blique (Glynn and McLeod, 1984 : 739–40).
Ceci dit, l’influence de l’opinion publique sous forme de sondages est
connue pour emprunter une voie inverse, traditionnellement désignée par le
terme de underdog effects. La dif­férence entre bandwagon et underdog effects n’est
pas difficile à saisir : « In the former, the indi­vidual is motivated to be on
the winning side, in effect, to join the majority. In the latter, the individual is
motivated to vote or work for the issue or candidate who is lagging behind
in the polls » (Salmon and Kline, 1985 : 18). Dans une expérience destinée à
vérifier la perti­nence de ces deux mécanismes, Navazio (1977) conjecture que
les sondages d’opinion sont suscepti­bles d’influencer les individus dans les deux
directions : un bandwagon en défaveur d’un lea­der politique stigmatisé dans
un sondage (en l’occurrence le président américain en exercice, R. Nixon),
ou au contraire un réflexe underdog en sa faveur. Afin de tester ces hy­pothèses,
un groupe ex­périmen­tal reçoit les résultats d’un sondage qui s’avèrent très
critiques à l’égard du président. Or, ce n’est qu’en distinguant entre différents statuts
socio-professionnels que des divergences systématiques apparaissent entre le
groupe de contrôle et le groupe expérimental. Ainsi, les ouvriers sont plus
favorables au prési­dent lorsqu’on leur soumet les résultats du sondage ; par
contraste, les ca­dres se montrent plus criti­ques en­vers Nixon une fois informés
des mêmes résultats. Cette différence suggère que les sondages peu­vent exercer
83
Dans d’autres cas encore, l’effet bandwa­gon est présenté comme un phénomène sus-
ceptible d’être com­battu, notamment dans le contexte d’un « double climat de l’opi-
nion » (Noelle-Neumann 1984 : chap. 22), ou alors comme un phéno­mène marginal,
par rapport à d’autres facteurs de chan­gement de l’opinion publique (e. g. le résultat
des candidats aux primaires américaines ; voir Beniger 1976). Enfin, ces effets sont
parfois absents au mo­ment même où les circonstan­ces semblent y être particu­lièrement
favorables ; par exemple, « election night television projections of the likely presidential
winner based on East Coast returns have little bandwagon effect on late voters at the
still-opened West Coast voting places » (McGuire 1985 : 278).
230

une influence dans la mesure où ils représentent ou symbolisent un groupe de


référence pour les individus : « the presence of the poll in the experimental
questionnaire ac­ted as a positive referrent for the white-collar wor­kers and as
a negative referrent for the blue-collar workers in the experimen­tal group »
(Navazio, 1977 : 223). En quelque sorte, un tel effet s’apparente au processus
d’identification conceptualisé par Kelman (1981 [1961]).
Autrement dit, si les sondages – ou la majorité qui s’exprime par ce
moyen – sont perçus comme un groupe de référence positif, les individus
sont tentés de sauter dans le bandwagon ; sinon, ils pourraient bien soutenir le
candidat (ou la position sur un en­jeu) qui s’incline dans les sondages. Ainsi,
l’expérience de Ceci et Kain (1982) montre que, dans la grande majorité des
cas, les individus tendent à réagir défavo­rablement au candidat qui leur paraît
« prendre de l’avance » dans les sondages, c’est-à-dire à accorder davantage de
sympathie à son adversaire. Ce type d’effets underdog, malgré la qualification
importante que les auteurs leur apportent dans le contexte de leur étude84,
surpren­nent par leur ampleur et par leur systématicité au travers des différentes
conditions expéri­mentales. Il est peu proba­ble, toute­fois, que de tels effets se
produisent lorsque les résultats de sondages sont communi­qués aux individus
par des voies « naturelles », c’est-à-dire par les mass mé­dias, en de­hors de tout
contrôle expérimental (McGuire, 1969 : 231–2 ; Ceci and Kain, 1982 : 241).
A cela s’ajoute que le même sondage peut influencer différentes personnes
dans des directions oppo­sées, de sorte que ses effets tendront à se neutraliser
au niveau agrégé (Long­champ, 1998b).
La dualité de l’influence des sondages laisse à penser que le méca­nisme
sous-jacent est celui du mo­dèle des réponses cognitives (voir Mutz, 1998 : 213–4 ;
Petty and Ca­cioppo, 1986). En effet, ce modèle permet d’expliquer aussi bien
une conver­gence qu’une divergence entre les opinions individuelles et l’opinion
collective, au travers de l’élaboration cognitive suscitée par les son­dages. Mais
deux autres modèles pourraient également s’appliquer de cas en cas. Une
approche suggère que les individus utilisent l’opinion publique comme une
indica­tion « heuristique » pour orienter leurs propres opinions, se basant sur
l’idée rousseauiste qu’une opinion majori­taire ou consensuelle ne peut pas
être mauvaise (the consensus heu­ristic). A noter que ce mécanisme, comme tout
traitement « périphérique » de l’information, est sus­cepti­ble de s’appliquer
essen­tielle­ment aux individus peu informés ou peu motivés par un enjeu (Mutz,
1998 : 211–2). Enfin, un autre type d’explication af­firme que les individus
ont recours à l’opinion publique, particuliè­rement sous la forme de sondages,
84
En effet, Ceci et Kain prennent soin de relativiser l’effet underdog qui semble se dégager
de leurs résultats. Ils montrent notamment que les individus soumis à des conditions
expérimentales « inconsistantes » (i. e. lorsque les deux sondages don­nent tour à tour
une avance substantielle aux deux candidats) ne font qu’effectuer une sorte de va-et-
vient à partir de leur position initiale (« réactivité op­positionnelle »). En fait, les effets
underdog se limitent globalement aux indécis et aux individus dont le soutien initial
pour l’un des can­didats est faible (1982 : 239–40).
231

comme ressource « stratégi­que » ou « tactique » pour opti­miser le bénéfice attendu


de leurs décisions (Popkin, 1991 : 125–9 ; Mutz, 1998 : 206–7). Conforme au
postulat néo-uti­litariste de « rationa­lité » des électeurs, ce mécanisme semble
ma­ni­feste dans le cas du « vote stratégique », lorsque les indi­vidus retirent
leur soutien à leur can­didat préféré afin de reporter leur vote sur un can­didat
moins attractif, mais possédant de meilleures chances de l’emporter – et ainsi
de battre un troisième candidat dont ils ne veu­lent absolument pas.
Dans quelle mesure les sondages influencent-ils les opinions indivi­
duelles ? Comme sou­vent, une contra­diction semble se dessiner entre la
recherche expérimentale et la recherche « sur le ter­rain ». En laboratoire,
les conditions expérimentales permettent d’isoler l’impact des sonda­ges sur
les sujets et de contrôler l’effet de divers paramètres. Ceci n’est pas possible
dans un contexte « naturel », où de nombreuses variables inter­viennent dans
la relation entre opinion publique et opinions individuelles, et « brouillent »
en quelque sorte l’influence propre des sondages. A cet égard, il convient
notamment de prendre en considéra­tion la question de l’interprétation et de
l’instrumentalisation des sondages par les élites politiques ou d’autres acteurs
(Hinckley, 1992). En publiant les résul­tats des enquêtes d’opinion, les médias
(journaux, télévision, radio, etc.) mettent à dispo­sition des « données brutes »,
généralement accompagnées d’un commentaire journalis­tique. Mais, par la
suite, les mêmes sondages feront égale­ment l’objet, dans ces mêmes médias, de
discus­sions et d’interprétations (voire de protesta­tions) de la part des leaders
politiques ou d’autres ac­teurs impli­qués dans les enjeux abordés. En ce sens, « les
sondages comme sujet d’actualité sont toujours vul­nérables à l’interprétation
parti­sane » (Frank­ovic, 1998 : 168 [NT]). De même, les « ex­perts » (aca­dé­
miciens, spécialistes en commu­nication, etc.) donnent aux sondages une va­leur
ajoutée sous la forme de commen­taires ou de prédictions – quand bien même
leur statut d’experts ne ga­rantit pas que leurs interprétations soient toujours
plus objectives que cel­les des politiciens (e. g. Eichenberg, 1989 : 23).
En somme, les enquêtes d’opinion donnent naissance à deux types de
messages à destination des individus : des messages persuasifs et des messages
con­textuels (voir chap. 4.3). Selon l’hypothèse des effets bandwagon, un sondage
peut fournir une raison suffisante pour former ou réviser une opinion ; dans
ce cas, on dira qu’il assume une fonction persuasive. Mais les sondages et leur
interprétation dans les mass médias trans­mettent également une information
contextuelle. Par exemple, ils indiquent que les électeurs de gauche soutiennent la
position A, que le problème B est un su­jet de préoccupation parmi les électeurs
de droite, ou que l’action du leader politique C est réputée mauvaise dans
le domaine D, etc. Par ailleurs, en indi­quant les majori­tés d’opinion sur les
différents enjeux, les sondages pourraient servir de « si­gnaux heuristi­ques »
(Frankovic, 1998 : 164), et même de groupes de réfé­rence pour certai­nes
catégo­ries d’individus (Navazio, 1977). Ainsi, en leur attribuant une valence,
les sondages permet­tent aux individus de se posi­tionner face aux en­jeux, aux
232

groupes et aux person­nalités politi­ques : ils servent donc égale­ment une fonction
d’orientation. Ce­pendant, dans l’environne­ment « artificiel » des recherches
expérimentales, il est prob­able que les sondages pa­raissent assumer avant
tout une fonction persuasive ; en effet, c’est princi­palement ce type d’effets
que les dis­positifs expérimentaux cherchent à isoler et à me­surer. A contrario,
ces dispositifs ne sont guère adéquats pour déceler les effets de long terme de
l’information contextuelle fournie par les enquêtes d’opinion. En revanche,
dans des condi­tions « naturel­les », il est vraisemblable que les sondages assu-
ment simultané­ment dif­férentes fonctions, ce qui rend l’observation empirique
beau­coup plus délicate.
Enfin, les opinions que les sondages prétendent mesurer ont une signi-
fication collective sus­ceptible d’évoluer au cours du temps, indépendamment des
opinions elles-mêmes (shifting referents) (voir Shapiro and Page, 1988 : 219–20).
Par exemple, le fait d’être favorable à une légali­sation de l’avortement n’a pas
du tout la même signification aujourd’hui qu’il y a cin­quante ou même vingt
ans ; paradoxalement, on pourrait dire qu’une personne n’ayant pas changé
son opinion contre l’avortement possé­dait autrefois une opi­nion plus favorable
(ou moins défavorable) qu’aujourd’hui, parce que l’opinion « moyenne » s’est
déplacée vers une position plus favorable et que le contexte collectif de référence
a changé. D’autre part, on a souvent observé que les initiatives po­pulaires re­
cueillent un fort soutien initial, mais qu’elles finissent par échouer le jour du
scru­tin (voir Karp, 1998 ; Longchamp, 2001). Dans ce contexte, on pourrait
envisager que la publication des sondages contribue à inflé­chir la tendance de
l’opinion au détriment des initiatives, notam­ment en sonnant la mobilisa­tion
du camp des ad­versaires. Mais il est également possible de concevoir que les
opinions « initiales » et les opi­nions « finales » sont de nature différente ; ainsi,
les opinions initiales peuvent être quelque peu trompeuses, car elles traduisent
une adhésion à une « idée générale », qui peut être aisément modifiée par
l’acquisition d’informations supplé­mentaires sur les différents aspects concrets
d’un projet (Lemert, 1992 : 42). De plus, comme le suggère Longchamp (2001),
une compa­raison brute entre les opinions « initiales » et « fina­les » néglige la
position potentielle des indé­cis, lesquels se ral­lient le plus souvent au camp des
opposants. Or, le nombre d’indécis et le nombre d’individus qui ont l’intention
de se rendre aux urnes ne sont que très rarement indi­qués dans les sondages
pu­bliés par les mé­dias (Hori­zons, septembre 1999, p. 8). Le rétrécis­sement gra­
duel du camp des parti­sans et la préférence des indécis pour le statu quo sont
cer­tainement autant imputables aux cam­pagnes référendai­res qu’à l’influence
des sondages. En revanche, ceux-ci pourraient bien avoir un impact déci­sif
sur les stratégies des campaigners eux-mêmes (voir Karp, 1998 : 153).
En résumé, les sondages d’opinion et d’autres mesures de l’opinion
publique ont sans doute da­vantage d’impact sur les élites politiques que sur les citoyens.
Cependant, un certain nom­bre d’effets de « l’opinion publique » sur les opi-
nions individuelles ne sont certainement pas à exclure. (1) L’opinion publique
233

pourrait induire une certaine forme de « conformisme social » (spiral of silence).


(2) L’opinion publique peut servir d’information stratégique pour maxi­miser
l’utilité du vote (strategic voting). (3) L’information fournie par les sondages peut
ser­vir de motivation pour rejoindre le camp des « gagnants » ou pour ré­duire
le retard des « per­dants » (bandwagon/underdog effects). (4) L’opinion publique
peut être utilisée comme si­gnal heuristique pour prendre une décision lors-
que la motivation à s’informer sur les en­jeux est faible (consen­sus heuristic). (5)
Les sondages peuvent être assimilés à un groupe de réfé­rence et faciliter le
positionnement sur les enjeux (identifi­cation process). (6) La prise de cons­cience
de la majorité sur un enjeu peut susciter une éla­boration cognitive et af­fecter
indi­recte­ment les opinions individuelles (cognitive response).

3.5 L’importance de la communication : conclusion


Dans ce chapitre, nous avons surtout considéré les fonctions d’information et
de persuasion des mass médias – au détriment d’autres fonctions comme le
divertissement, qui rivalisent avec les précédentes au sein de l’espace public
(Neidhardt, 1994). Ces fonctions correspondent res­pectivement aux besoins de
compréhension et d’orientation qui se manifes­tent au sein du pu­blic, et qui engagent
celui-ci dans une relation de dépendance vis-à-vis des mass médias (De­Fleur
and Ball-Rokeach, 1989). Notre intérêt conti­nuera de se porter essentiellement
sur le rôle des messages médiatiques dans la compré­hen­sion des faits sociaux
et dans l’orientation des actions individuelles. A ce propos, l’une des questions
que nous soulèverons plus loin sera d’établir si – et comment – l’acquisition
d’informations sur les enjeux d’un débat politique détermine les décisions et
autres ac­tions individuelles relatives à ce dé­bat. En d’autres termes, nous exa-
minerons le pas­sage « de l’information aux opinions » et les liens de causa­lité
entre le mécanisme de réception des mes­sa­ges et celui du changement des attitudes,
ce dernier pou­vant induire à son tour des comporte­ments spécifiques.
En simplifiant à l’extrême, on peut résumer la matière dans de chapitre
en distinguant entre les effets directs et les effets indirects des messages médiatiques,
tant au niveau des cognitions que des évaluations des objets politiques.
Chronologiquement, l’étude des effets directs des mass mé­dias a précédé une
approche plus relativiste ou « phénoméniste » de l’influence mé­diatique.
Au début du 20e siècle, le paradigme de la société de masse a natu­rellement
ouvert la voie aux spéculations sur les effets « hypodermiques » de la presse
et bien­tôt (dès les années 1930) de la radio. D’autre part, les analyses de la
configuration du pouvoir au sein des socié­tés modernes ont mis en évidence
une « asymétrie fondamentale dans la communication so­ciale », accréditant une
vision top-down dans laquelle les mass médias constituent le relais indispensable
de la « communication » entre décideurs politi­ques et citoyens (Berkowitz,
1992 : 87–8). De fait, quelques études récentes (e. g. Zaller, 1996) ont montré
que des effets persuasifs directs peu­vent être détectés, à condition de prendre
234

certai­nes précautions méthodologiques, et d’utiliser des modèles appropriés à


la découverte d’effets cumulatifs, agis­sant souvent dans des directions opposées,
et susceptibles de se neutraliser mutuellement au niveau agrégé.
Ceci étant, dans les années 1940, la phase behavioriste de la sociologie
politique américaine met en évidence que les médias produisent des effets très
médiocres sur le public, no­tamment en comparaison des communications inter-
personnelles. Les spécialistes de l’époque attribuent cette absence d’impact
réel à l’abondance de facteurs intervenant entre l’exposition à un mes­sage et
la réponse comportementale imputable à ce message. De vérita­bles modèles
« épidé­miologiques » (Russett and Graham, 1989 : 250–1) voient alors le jour,
contri­buant à allonger toujours plus la liste des facteurs faisant obstacle à
l’influence médiati­que. Ainsi, au moment où se produit le virage cognitif des
années 1970, l’une des motivations principales de la recherche d’effets indirects
est proba­blement le découragement devant la conclusion des « effets mini­
maux » ren­due par la sociolo­gie behavioriste. Progressivement, de nouveaux
domai­nes de re­cherche se développent – agenda-setting, priming, cultivation theory,
spiral of si­lence. Leurs résultats tendent bientôt à faire oublier le marasme des
décennies précédentes, mais condui­sent également à un formidable éclatement
des sciences de la communication.
Notre sujet – la formation de l’opinion publique lors des campagnes
référendaires – nous a évidemment conduits à centrer notre attention sur les
mécanismes par lesquels les messages médiatiques sont susceptibles d’affecter
à court terme le comportement de vote des individus. A cet égard, la plupart
des spécialistes s’accordent aujourd’hui à dire que le vérita­ble objet d’une campagne
consiste à définir quels en sont les enjeux. Ce processus est essen­tiel­lement interactif,
à savoir que les différents protagonistes soulignent les enjeux sur lesquels ils
ont une position dominante, et délaissent généralement les enjeux « détenus »
par leurs adversaires. Cette constatation empirique rejoint dans une certaine
mesure l’exigence normative de « consonance des opinions publiques » posée
par Habermas (1993 [1962]), avec cette nuance im­portante que le « principe
de domi­nance » (Riker, 1993) est le produit de stratégies particularis­tes et
prédéfinies, et non celui d’une délibération collective en vue du bien commun.
Ainsi, « les campagnes sont moins des débats sur un ensemble com­mun d’enjeux
qu’elles ne sont des luttes pour définir sur quoi porte l’élection » (Kinder, 1998 :
183 [NT]). Certes, ce pro­cessus d’agenda-setting se déroule quotidiennement
– en particulier dans le cadre de la « campagne perma­nente » menée par le
gou­vernement ou d’autres acteurs im­portants du sys­tème (Pfetsch, 1998 ;
Fisher, 1999). Cependant, parmi les différents stades du processus déci­sionnel,
les campagnes référendaires constituent l’instant privilégié pour ob­ser­ver l’influence des
élites politiques sur la thématisation du débat public. La définition de l’agenda public
est cruciale, dans la mesure où les enjeux saillants servent de critères pour
l’évaluation des hom­mes politi­ques (priming effects). Dans notre par­tie empirique,
nous tes­terons l’hypothèse selon laquelle les enjeux saillants servent également
235

de base au jugement des objets de démocratie directe, et nous examinerons dans


quelle me­sure les motivations du vote sont tributaires de l’information mé­
diatique diffusée au cours des campagnes. Parallèle­ment, nous évaluerons
les effets per­suasifs et cognitifs de l’information médiatique, suivant notre propre
modèle de la formation des opi­nions (voir chap. 4.3). Celui-ci nous amènera
dans un premier temps à vérifier les effets présumés de la compétence et des
prédispositions politiques des citoyens, ainsi que des mots d’ordre lancés par
les élites politiques, sur l’acceptation des objets de vote. D’autre part, nous
observerons si l’exposition aux débats référendai­res favorise la maîtrise des
enjeux – plus précisément la faculté de se positionner de manière claire sur
les arguments clés d’une cam­pagne.
Enfin, nous porterons une certaine attention au contenu qualitatif des
campagnes référendaires. Comme le suggèrent la structure des relations
de pouvoir et plusieurs études empiriques, l’information médiatique est
tendanciellement biaisée en faveur des acteurs défendant le statu quo (Page and
Shapiro, 1992 : 375–81). Elle est également présentée de telle manière que
les déci­deurs politi­ques sont rarement tenus pour responsables des problèmes
sociaux et politiques (Iyengar, 1991). De plus, les messages médiatiques ont
parfois pour conséquence de démobiliser l’électorat, soit en occultant tout
simplement les informations de nature « mobilisatrice » (Le­mert, 1992), soit
en privilégiant la couverture des scandales politiques et la publicité négative
contre les candidats (Ansolabehere and Iyengar, 1995). Dans cette perspective,
nous analyserons le contenu des campagnes référendaires en prêtant une
attention particulière au type d’argumentation (voir chap. 7). En particulier, nous
établirons une distinction entre ar­guments « posi­tifs » et « négatifs », ainsi
qu’entre arguments « substantiels » et « populistes ». En insistant sur ces aspects
qua­litatifs du discours politique, nous espérons enrichir notre interprétation
générale de l’impact des campagnes référendaires.
236

4 De l’information aux opinions


Notre discussion successive des effets du contexte et des communications po-
litiques nous amène à présent à franchir une étape supplémentaire. Dans ce
chapitre, nous chercherons à préciser comment nous envisageons le processus
de formation des attitudes. Pour cela, nous devons d’abord clarifier les différentes
hypothèses que l’on émet usuellement à propos de la structure psychologique
des individus. En effet, quel que soit le modèle du traitement de l’information
proposé, il est nécessaire que ce modèle s’inspire d’une concep­tion pré­cise de la
nature des opinions et des attitudes. Si, comme le préten­dent certains, les attitu­
des de la plu­part des individus sont incohérentes, instables et « irration­nelles »,
toute tentative d’élaborer un modèle de leur formation et de leur changement
peut paraître vaine, puisque le processus s’effectuerait es­sentiellement « au
hasard ». Au contraire, si nous pensons que les attitu­des pré­sen­tent au moins
une structure minimale, il s’agit alors de décrire cette structure et d’en te­nir
compte dans l’élaboration d’un mo­dèle théorique.

4.1 Nature des attitudes


La question que nous abordons dans ce chapitre porte sur la nature des attitudes,
et non pas sur leur objet ou leur contenu spécifique. Ainsi, les théories dans ce
domaine n’opèrent pas a priori de distinction intrinsèque entre les différents
champs politi­ques, quand bien même cer­taines diffé­rences notables sont
signalées a posteriori. Par ailleurs, une distinction heuristique entre la politique
interne et la politique extérieure est parfois conservée, mais sans pour autant
découler des préjugés normatifs qui encombrent la recherche sur les mass
médias ou sur les processus politiques. Enfin, il faut signaler que ce débat
se situe au carrefour de plu­sieurs dis­ciplines, dont les plus im­portantes sont
certainement la science politique et la psy­chologie85. Dans la mesure où il s’agit
ici d’attitudes politiques, il paraît naturel que la science politique ait développé
certains axes de recherche essentiels. Toutefois, longtemps cantonnés dans
la sociologie électorale à gros traits, les polito­logues n’ont commencé que
récemment à exami­ner les concepts et les théories élaborés dans d’autres
domaines – notamment la psychologie sociale et cognitive – versés de plus
lon­gue date dans « l’introspection des esprits »86.
85
Malgré leur réorientation vers une perspective plus psychologique ou cognitive au cours
des années 1960 (deci­sion-making approach), les relations internationales ne sont pas
véritablement partie prenante de ce débat (voir cependant Jervis 1976).
86
Pour un aperçu de l’histoire du concept d’attitude, voir McGuire (1985) et Lana (1991).
En psychologie so­ciale, le concept fut plus ou moins en vogue selon les périodes – le
statut épistémologique de cette discipline scientifique, qui « n’existe pas en dehors du
processus social qu’elle étudie », explique sans doute ces flux et re­flux d’intérêt pour
l’étude des attitudes (Lana 1991 : 114).
237

Ceci dit, malgré son caractère avant tout théorique, le débat sur la
nature et la genèse des attitudes présente une filiation avec l’affrontement
entre réalistes et idéalistes – ou, si l’on préfère, avec l’opposition entre mo-
dèles top-down et bottom-up. On se rappelle que les réalistes, à l’instar d’autres
courants élitistes, dénient au public la capacité de prendre des déci­sions rai­
sonnables, en particulier sur des enjeux de politique étrangère. Ces enjeux,
argu­men­tent-ils, sont trop complexes et trop éloignés de la sphère privée ou
de « l’horizon d’orientation » des individus pour qu’ils puissent s’en faire une
idée objective. En consé­quence, les citoyens du mass pu­blic (à la différence des
élites ou du attentive public) forment des attitudes incohéren­tes, fluctuantes,
irrationnelles du point de vue de leur propre intérêt et de celui de la société
dans son ensemble. Les tenants d’une approche libérale se sont inscrits en faux
contre cette interprétation. Prises au niveau collectif, disent-ils, les attitudes
populaires sont stables, cohé­rentes, et répondent de façon rationnelle aux
modifications du contexte so­cial et politique, à la fois sur un plan national et
international. En fait, dans leur quête d’une « théorie unifiée de la politique »
(Dalton, 1991 : 22–5), les prota­gonistes du débat ré­alisme-libéra­lisme comme
Almond ou Deutsch n’ont examiné les questions de stabilité ou de rationa­lité
des at­titudes populaires que d’un point de vue « macroscopique », suivant un
schéma beha­vio­riste relati­vement grossier. Dans ce chapitre, nous poserons un
certain nombre de questions analo­gues, mais à un niveau d’analyse désagrégé, plus
approprié à l’étude du fonctionnement psy­chologique des individus. Pour ce
faire, nous analyserons les « propriétés » des attitudes (chap. 4.1.2), puis leurs
« composants » (chap. 4.2.1) et leurs « dimensions » (chap. 4.2.2 à 4.2.4). Aupa­
ra­vant, le concept même d’attitude mérite d’être défini plus précisément.

4.1.1 Définition des attitudes


Il n’existe qu’un consensus minimal à propos du concept d’attitude (McGuire,
1969 : 141–9 ; Fiske and Taylor, 1991 : 463 ; Eagly and Chaiken, 1993 :
666–7 ; Bergman, 1998). Au début des années 1970, on avait déjà recensé pas
moins de 500 différentes définitions opéra­tionnelles des attitudes (McGuire,
1985 : 239). La définition pro­posée par Milton Rokeach est vraisem­blablement
partagée par le plus grand nombre de spé­cialistes : « An atti­tude is a rela­tively
enduring organization of beliefs about an object or si­tuation predisposing one
to res­pond in some preferential manner » (Ro­keach, 1966 : 530). Pour Eagly
et Chaiken, « [an a]ttitude is a psychological tendency that is expressed by
eva­luating a particular entity with some degree of favor or disfavor. (…) This
psychological ten­dency can be regarded as a type of bias that pre­disposes the
individual to­ward evaluative res­ponses that are positive or nega­tive » (1993 :
1–2). La notion de prédispo­sition, commune à ces deux définitions, signale qu’une
attitude est une tendance psy­chologi­que qui prépare ou induit potentiellement un
indi­vidu à un comportement ou une réponse subsé­quente à propos d’un objet (McClosky,
1967 : 55–6). Tandis que la recherche en matière de persuasion s’est surtout
238

appliquée à iden­tifier les facteurs de change­ment des attitudes, il convient


à l’inverse de souligner aussi leur rôle comme antécédent des évaluations et
des compor­tements. Dans cette perspective, on a montré que les attitudes
rem­plissent des fonc­tions très diverses, qui contribuent à orienter l’action des
individus dans tou­tes sortes de si­tuations (McGuire, 1969 : 157–60 ; Eagly
and Chaiken, 1993 : 479–90). Pour Katz (1966 : 57 ff.), les attitu­des peuvent
remplir une fonction d’adaptation, d’expression des valeurs, « ego-dé­fen­sive »,
ainsi qu’une fonction de connais­sance.
Plus généralement, un vaste débat s’est porté sur la question du lien entre
attitudes, réponses évalua­tives et comporte­ments. McGuire (1969 : 144–6) ne
distingue pas moins de cinq gran­des ap­proches, se situant entre un pôle « po­
sitiviste » définissant les attitudes en termes de « ré­ponse » et un pôle « interac­
tionniste » préfé­rant le concept de « prédisposition [readiness] à ré­pon­dre ».
Certains auteurs considèrent les attitudes et les comportements comme deux
élé­ments essen­tiellement distincts, qui corres­pondent à des étapes différentes
(non successives) dans la chaîne des mé­canismes individuels d’adaptation
à l’environnement et de traitement de l’information (e. g. McGuire, 1985).
D’autres auteurs présupposent un lien de force variable entre les attitudes et les
actions (e. g. Rokeach, 1966)87. Cette relation peut être médiati­sée par cer­tains
constructs comme les « attitudes vis-à-vis de l’action » (attitude toward the beha­viour)
et la « désirabilité sociale de l’action » (subjective norm), qui permettent de prédire
les com­portements avec précision (voir Ajzen and Fishbein, 1980 ; Ajzen,
1991). Enfin, cer­tains spécia­listes assimilent les actions à l’un des compo­sants
mêmes des attitudes (voir chap. 4.2.1). Pour notre part, nous rejoi­gnons sur ce
sujet la posi­tion de McGuire, et opé­rons une distinc­tion nette entre attitudes,
réponses évaluatives et com­porte­ments. Comme nous l’exposerons plus loin,
une action – et en parti­culier l’expression d’une opinion – a éven­tuelle­ment
pour effet de ré­véler une atti­tude, d’une façon qui resti­tue plus ou moins bien
son véri­table contenu. Mais une atti­tude n’en est pas moins, en elle-même,
un état psy­cho­logique la­tent (Ea­gly and Chaiken, 1993 : 6–8).
Egalement centrale dans la définition des attitudes est la notion
d’évaluation : une attitude consiste en une évaluation d’un « objet » (attitude
object). D’un point de vue opérationnel, une attitude peut être considérée
comme l’attribution à un objet de propriétés observables et quan­tifiables :
« Typically the person’s attitude regarding an object is operationally defined
as a response by which he indicates where he assigns the object of judgment
along a dimension of variability » (McGuire, 1969 : 149). Notons que rien
n’implique, dans cette définition, que les évaluations soient des « sentiments »

87
Pour Rokeach, « a person’s social behavior must always be a function of at least two
attitudes – one acti­vated by the attitude-object, the other activated by the situation.
If one focusses only on attitude-toward-object, he is bound to observe some inconsis-
tency between attitudes and behavior, or, at least, a lack of dependence of behavior
on attitude » (1966 : 531).
239

de type « émotionnel » ou « affectif ». Au contraire, on ad­met généralement


que les évaluations peuvent être de type cognitif, affectif ou com­portemen­tal
(voir chap. 4.2.1). Compte tenu de leur caractère latent, les attitudes doivent être
inférées à partir des réponses évaluatives fournies par les individus, que l’on peut classer
dans l’une de ces trois catégories : « The cognitive category contains thoughts
that people have about the atti­tude object. The affective category consists of
feelings or emotions that people have in rela­tion to the attitude object. The
behavioral category en­compasses peo­ple’s actions with respect to the attitude
object » (Eagly and Chaiken, 1993 : 10). Autrement dit, les évalua­tions d’un
objet comprennent la connaissance de ses différents aspects, les sentiments que
l’on éprouve à son égard, ainsi que les intentions d’agir ou les actions en rap­
port avec cet ob­jet. Les réponses évaluatives servent ensuite d’indicateurs pour
tenter de mesurer les attitu­des. En effet, dans les ter­mes de Fiske et Taylor, « [a]n
attitude is a hypothetical mediating variable assumed to inter­vene between
stimulus and response » (1991 : 507). La mesure des attitudes sous-jacentes se
fait par diverses techniques plus ou moins sophistiquées, aboutissant générale­
ment au placement des individus sur des échelles d’attitude bipolaires (Him­melfarb,
1993). La Figure 4.1 sché­matise les rapports généralement admis entre les
objets d’attitude, les atti­tudes elles-mê­mes et les réponses éva­luatives.

Figure 4.1 : Les attitudes comme tendances psychologiques à propos d’un objet,
inférées à partir des réponses éva­luatives (reproduit de Eagly and
Chaiken, 1993 : 10)

Observable Inferred Observable

Cognitive responses
Stimuli that
denote attitude Attitude Affective responses
object

Behavioral responses

A propos des attitudes, une autre question souvent posée concerne leur structure
et leur orga­nisation. D’une certaine manière, la structure d’une attitude semble
dépendre de l’objet sur lequel elle porte. Inférentiellement, une attitude
englobe la somme des croyances (beliefs), des sentiments (feelings) ou d’autres
évaluations se rapportant à un objet donné. La direction et l’intensité d’une
attitude résultent, en quelque sorte, de la « synthèse » des valences attribuées
aux différentes propriétés de l’objet évalué. Une controverse existe à ce propos
240

(voir McGuire, 1969 : 154–5 ; Eagly and Chaiken, 1993 : 241 ff.), certains
auteurs postulant qu’une attitude dérive de la somme des valences attribuées
aux propriétés d’un objet (additive models), tan­dis que d’autres spécialistes
recommandent de procéder à une moyenne des valences (avera­ging models).
D’autre part, d’après la théorie de Fishbein et Ajzen (theory of rea­so­ned action),
ce sont surtout les croyances (beliefs) mo­mentané­ment les plus saillantes et les
plus « fortes » qui déterminent l’attitude à l’égard d’un objet ; celle-ci peut
donc dépendre d’un petit nombre de croyances (1981 : 263). Par contraste,
certains auteurs (e. g. Zaller, 1992) envisagent qu’un très grand nombre de
croyances peuvent contri­buer à l’orientation d’une attitude. Quoi qu’il en
soit, les attitudes apparaissent comme des entités composites ; elles peuvent se
révéler homo­gènes lorsque les diffé­rentes réponses éva­luatives convergent,
ou au contraire très ambivalen­tes lorsqu’une forte proportion d’évaluations
s’avèrent contradictoires (voir chap. 4.1.5).

Attitudes, croyances, valeurs, schémas, opinions


D’autres questions liées à la structure des attitudes seront examinées dans
les chapitres sui­vants. Pour l’instant, il nous paraît important de compléter
notre définition du concept d’attitude en le distinguant de concepts proches,
tels que les croyances (beliefs), les valeurs ou les opi­nions. Les croyances, comme
nous venons de le voir, sont souvent considérées comme les « particules
élémentaires » des attitudes : « The assumption is common among atti­tude
theo­rists that people have beliefs about attitude objects and that these beliefs
are in some sense the ba­sic building blocks of attitudes » (Eagly and Chaiken,
1993 : 103). Cependant, il n’est pas rare de trouver d’autres définitions des
croyances. Par exemple, pour Fishbein et Ajzen, « [a] per­son’s belief about an
object may be defined as his or her subjective probability that the object has
a given attribute » (1981 : 262). Pour Converse (1964), les beliefs ne sont pas
claire­ment distincts des attitudes, des « idées » ou des « opinions » – par suite,
les belief systems sont simplement des « configurations d’idées et d’attitudes »
(1964 : 207). Pour d’autres spé­cialistes (e. g. Schoenbach and Weaver, 1985 ;
Wittkopf, 1986 ; Kegley and Witt­kopf, 1996), les beliefs possèdent même un
statut supérieur aux attitudes, les­quelles sont plus spécifiques, moins fon­
damentales et moins stables. Notre discussion de la cohérence « verti­cale »
des attitu­des montrera qu’il existe diverses manières de « hiérarchiser » les
différents constructs, gé­né­ralement en fonction de leur degré d’abstraction et
de stabilité. Pour notre part, nous adop­tons le concept de croyance comme
élément consti­tutif des attitudes.
Les valeurs sont parfois considérées comme des sortes d’entités
psychologiques plus étendues ou plus fondamentales que les attitudes (e. g.
Tetlock, 1986), quelquefois comme des compo­sants des attitudes (e. g.
McGuire, 1985 : 241). Une autre manière de différencier les deux constructs
est de prendre en considé­ration non pas leur objet, mais le statut individuel ou
241

collectif du sujet qui les forme et les élabore. Dans cette perspective, les valeurs
sont défi­nies par des groupes, des organisations ou des cultures tout en­tières,
tandis que les attitudes – qui déri­vent sans doute partiellement des valeurs
– sont des tendances psychologiques individuelles : « [A]n attitude is the cogni­
tive construction and affective evaluation of an attitude object by an agent.
(…) [A] value may be understood as the cognitive and affective evaluation
of an ar­ray of ob­jects by a group of agents » (Bergman, 1998 : 87). A noter
que cette définition structuraliste n’est pas partagée par tous les courants des
sciences sociales ; en particulier, la cau­salité entre valeurs sociales et attitudes
individuelles a été mise en cause (1998 : 87–8).
Il convient également de distinguer les attitudes d’autres constructs
fréquemment utilisés dans la littérature : les schémas. Un schéma consiste en une
structure fortement cristallisée et in­tégrée, composée de cogni­tions à propos
d’un objet donné : « a cognitive structure that repre­sents knowledge about a
concept or type of stimulus, including its attrib­u­tes and the re­lations among
those attributes » ; en d’autres termes, « a cognitive structure of organized
prior kno­wledge, abstracted from experi­ence with specific instances that guides
the processing of new informa­tion and the re­trieval of stored informa­tion »
(Fiske and Taylor, 1991 : 98 ; Cono­ver and Feldman, 1984 : 96). Bien qu’ils
soient is­sus d’expériences spécifiques vis-à-vis d’un ob­jet ou d’un sti­mulus, les
schémas exis­tent ap­paremment à différents niveaux d’abstraction, c’est-à-dire à
différents niveaux hiérar­chi­ques des systèmes cognitifs. D’une part, les schémas
diri­gent de manière sélec­tive l’attention des individus sur certaines informations
et biaisent par­fois leur codage en mé­moire. D’autre part, les schémas opèrent
un effet sélectif sur la re­mémoration des informations (Conover and Feldman,
1984 ; Lau and Er­ber, 1985 ; Lodge and Hamill, 1986 : 506–8 ; Lodge and
McGraw, 1991 ; Anderson, 1995 : 217–9). En fin de compte, la diffé­rence entre
sché­mas et attitudes ne tombe pas sous le sens, peut-être parce que les at­titudes
consti­tuent un type parti­culier de schémas (Eagly and Chaiken, 1993 : 18–9)
ou un concept équiva­lent (Ku­klinski et al., 1991 ; Wyer and Carlston, 1994 :
47). Toutefois, certains spécialistes revendi­quent une dis­tinction entre les deux
cons­tructs, et soulignent notamment que les attitudes sont fonda­men­talement
évaluatives et affec­tives, tan­dis que les schémas pos­sè­dent une base prin­cipale­
ment cognitive (Fiske and Taylor, 1991 : 173–4 ; Conover and Feld­man, 1991 :
1365–6 ; Miller, 1991 ; Anderson, 1995 : 154). Par ailleurs, les deux concepts
ren­voient à des traditions théoriques très dif­fé­rentes, qui accentuent ou au
contraire né­gligent lar­ge­ment les bases motivationnelles des pro­cessus men­taux
(voir chap. 4.2.1).
Mais la distinction la plus couramment effectuée implique les attitudes et
les opinions ; selon McGuire, « on a peut-être consacré plus d’efforts à distinguer
les attitudes des opinions que de n’importe quel autre construct » (1969 : 152
[NT]). Pour certains spécialistes, une telle distinction est non seulement facile à
opérer, mais aussi souhaitable. En effet, « bien qu’une distinction raisonnablement
242

claire puisse être faite entre une attitude sous-jacente et l’expression d’une
opinion », la tendance à utiliser les deux concepts de manière interchangeable
« crée l’impression qu’un changement significatif dans l’expression d’une
opinion représente aussi un changement dans l’attitude sous-jacente » (Rokeach,
1966 : 534–5 [NT]). Originellement, les opi­nions étaient souvent conçues
comme un équivalent des coutumes et des règles morales – d’où la conception
de « l’opinion publique » comme un instrument de contrôle social (Price,
1992 : 6). Bien qu’elle soit encore usitée de nos jours (e. g. Noelle-Neu­mann,
1984), une telle conceptualisation des opinions a fait l’objet de nombreuses
critiques, et l’on admet géné­rale­ment que les opinions sont des objets distincts
des coutumes et des « attitudes établies de la communauté » (Key, 1964 : 12).
Les opinions ont également été distinguées des at­titudes sur le plan de leur
observabilité, de leur orientation affective-cognitive, ainsi que sur le plan de
leur stabilité (Price, 1992 : 46–7). De fait, dès les années 1920, les psychologues
ont proposé d’utiliser le concept d’attitude pour une orientation générale et le
concept d’opinion pour la « mani­festation plus spécifique de cette at­titude plus
large », c’est-à-dire comme « l’expression mani­feste [overt] d’une attitude latente
[covert] » (McGuire, 1969 : 152), voire comme une forme de comportement
(Rokeach, 1966 : 536). Dans un modèle théorique, les opi­nions de­vraient
avoir le statut de variables dé­pendantes, observables, tandis que les attitudes
tien­draient lieu de va­riables inter­médiaires, latentes. Cependant, la position
de Rokeach (1966) contre l’interchan­geabilité des deux concepts dé­montre
que ces propositions n’ont pas été suivies immé­diate­ment, loin s’en faut, et son
insa­tisfaction semble toujours d’actualité (Bergman, 1998). En ef­fet, un autre
groupe de spé­cialistes continue de minimiser la différence entre opi­nions et
atti­tudes, ou de nier son uti­lité pratique et heuristi­que (e. g. McGuire, 1985).
Pour d’autres, le concept d’opinion est dénué de signification propre ; il est
équivalent aux concepts de « croyance » ou de « proposition », qui lui sont
habituel­lement préférés en psychologie sociale et cognitive88.
Pour notre part, nous concevons une opinion comme l’expression instantanée
d’une attitude sous-jacente, notamment en réponse à une question de sondage.
88
Les opinions sont généralement absentes des travaux de psycholo­gie cognitive. En effet,
les cognitions et les affects (préférences, éva­luations, émotions) sont autant de répon­ses
spécifiques qui ren­dent virtuellement inutile la conceptuali­sation des réponses évaluati­ves
sous la forme d’opinions (Fiske and Taylor 1991 : 410–1 ; Eagly and Chaiken 1993 :
11). Ainsi, le concept d’opinion est plus prégnant en science politique qu’en psy­chologie
so­ciale ou cognitive pour des raisons largement méthodologi­ques. Tandis que, pour
étudier les atti­tudes, les po­litologues ont re­cours presque exclusive­ment aux sonda­ges
d’opinion, les psycholo­gues dis­posent de moyens d’observation plus nuancés au travers
des expé­riences. Dans le premier cas, l’opinion donnée en réponse à une ques­tion de
sondage constitue par défaut le meilleur indicateur des attitu­des sous-jacen­tes. Dans
le se­cond cas, les conditions expérimentales per­mettent de contrôler et de sus­citer de
manière sys­tématique un type parti­culier de réponse évaluative ; le concept d’opinion,
trop vague, perd ainsi sa subs­tance et son utilité concep­tuelle.
243

Cette définition n’implique au­cun rapport nécessaire d’identité entre les


opinions et les attitudes. Au contraire, l’effet de « sur­prise » ou les autres
« effets de réponse » induits par les sondages biaisent une opinion en fa­veur
de certaines croyances ou considérations immédiatement saillantes au moment
de l’interview, au détriment d’autres croyances constitutives de l’attitude
sous-ja­cente (Zaller, 1992). De plus, tandis que les attitudes sont des états
ou des tendances psychologiques plus ou moins sta­bles, les opinions sont
essentiellement des comportements (Rokeach, 1966). Par conséquent, une opinion
peut également constituer une réaction à une autre opinion, tout comme une
action peut résulter d’une action précédente. En particulier, nous envisageons
la possi­bilité qu’une opinion serve à la « rationalisation » d’une autre opi­nion (voir
chap. 4.3.5). Dans notre approche, le concept d’opinion est donc voisin du
concept de opiniona­tion que l’on ren­contre dans certains travaux de psychologie
sociale. Concep­tuellement, une opinio­nation correspond au fait de former et de
développer une opinion sur un enjeu donné ; opé­rationnel­lement, elle peut
se définir comme le fait d’exprimer une opi­nion, par opposition au fait de ne pas
en exprimer (Krosnick and Milburn, 1990). En fin de compte, nous pen­sons
que la défini­tion conceptuelle des attitudes et des opinions est suffi­sam­ment
distincte pour satis­faire aux critères énoncés par McGuire89. S’il nous arrive
d’utiliser un terme pour l’autre, pour des rai­sons de style ou parce que tel est
l’usage de l’auteur cité, nous demeurons néan­moins attachés à leur dis­tinction
conceptuelle. Ainsi, par exemple, l’une des hypothèses cen­trales tes­tées dans
notre par­tie empi­rique, celle des effets de priming, dé­rive explicite­ment des
« biais d’accessibilité » qui reflètent en grande partie la différence entre attitu­
des et opi­nions.

4.1.2 Propriétés des attitudes


Après avoir défini plus précisément ce que nous entendons par « attitude » et
« opinion », nous passons à la description des différentes propriétés des attitudes.
Par « propriétés », nous enten­dons certaines caractéristiques des attitudes qui
ne dérivent pas (ou dérivent indirecte­ment) de leur structure interne. Chrono-
logiquement, les poli­tologues ont d’abord porté leur attention à la structure
des systèmes d’attitudes (inter-attitu­dinal structure), et non à la structure interne des
attitudes elles-mêmes (intra-attitudinal structure). De même, nous abordons en
premier la question des systèmes d’attitudes et de leur cohé­rence – une question
réminiscente des controverses présentées précédemment. Nous soulignerons
89
« [W]e would allow distinctions between set of beliefs called ‹ opinions › and others
called ‹ attitudes › only inso­far as it has been demonstrated that one set be­haves diffe-
rently from the other in an experimental situation. (…) When substantial differences
do justify making a dis­tinction, it should be communi­cated by labels not already in use
for other distinctions and that indi­cate the es­sential difference between the concepts.
Using attitudes as a contrast term to opinions, beliefs, etc., sco­res poorly on both these
criteria » (McGuire 1969 : 153 ; 1985 : 241).
244

que la cohérence peut être exami­née sur un plan horizontal ou vertical. Puis
nous aborderons les propriétés de stabilité et de « ratio­nalité », que l’on peut
concevoir comme des extensions spécifiques du concept de cohé­rence. La
notion de rationalité, en particulier, nous amènera à examiner une première
fois la relation entre les attitudes et les comportements (modèles du « choix
rationnel »), ainsi qu’entre les attitudes et l’idéologie. Enfin, les dimensions
intrinsèques des attitudes (intensité, com­plexité, etc.) seront examinées dans
le chapitre suivant (chap. 4.2).

Cohérence horizontale
Les attitudes de l’homme de la rue forment-elles un tout cohérent, ou une
juxtaposition de croyances désordonnées et contradictoires ? Selon les tenants
de la première vision, la révolu­tion éducationnelle de la deuxième moitié du
20e siècle et le développement formidable des mass médias ont contribué à
l’émergence d’une société mieux informée, dotée d’un plus grand sens criti-
que (voir Page and Shapiro, 1992 : 325–7 ; Neuman and Pool, 1986 ; Barnes
and Kaase, 1979 : 13–4). Cette vision moderne s’oppose aussi bien aux
théories élitis­tes (promptes à décrire les masses po­pulaires comme inca­pables
d’assumer le rôle que leur attribue la théorie démocratique) et aux théories
plura­listes traditionnelles (selon lesquelles les masses sont « bien socialisées »
et res­pectueuses du statu quo, acceptant ainsi de jouer un rôle modeste dans
l’élaboration des poli­tiques). Les évé­nements de 1968 et d’autres conflits so-
cio-politiques (e. g. la guerre du Viet-Nam ou la lutte pour les droits civi­ques)
ont remis en ques­tion ces deux théories démocrati­ques. Ainsi, la cohé­rence
des systèmes d’attitudes des Améri­cains a progressé dans les années 1960,
notamment parce que la nature des enjeux a changé (Nie et al., 1976 : chap. 10,
19 ; Gaxie, 1982 : 261–2). Les nouveaux enjeux (e. g. intégration « raciale »,
chômage, délinquance juvénile, drogue, etc.) sont plus obtrusifs, plus diversifiés
que par le passé, plus largement médiati­sés, et suscitent davantage d’intérêt.
Ils exercent un impact personnel plus prononcé sur les indivi­dus, et entraînent
un resserrement des liens entre les attitudes des individus (Nie et al., 1976 :
348–9 ; Miller and Levitin, 1976 : 15–7).
Cependant, le postulat d’une « meilleure orientation de la base » est à
prendre avec pru­dence (Luskin, 1987 ; Peffley and Hurwitz, 1985 : 872–3).
Qu’entend-on au juste par le concept de cohérence (constraint) des attitudes ? Se­
lon Converse (1964), la cohérence désigne la qualité d’un sys­tème de croyances
dans lequel les différents éléments sont fonction­nellement interdépen­dants : « We define
a belief system as a configu­ration of ideas and attitudes in which the ele­ments
are bound toge­ther by some form of cons­traint or functio­nal interdependence.
In the static case, ‹ constraint › may be taken to mean the success we would
have in predicting, given initial knowledge that an individual holds a speci­fied
attitude, that he holds further ideas and attitu­des » (1964 : 207). La cohérence
a des sour­ces sociales (par exemple, le niveau d’éducation), mais repose en
245

grande partie sur l’information contex­tuelle qui parvient aux individus. Cette
information leur permet de reconnaître « ce qui va avec quoi » (what goes with
what), c’est-à-dire d’établir des liens fonctionnels entre différents éléments de
connaissance et de leur assigner une place dans une structure cognitive plus
ou moins sta­ble (1964 : 212–3). Nous parlerons de cohérence horizon­tale pour
désigner ce type de cons­traint entre les éléments d’un système cognitif. De
manière générale, les individus diffèrent les uns des autres par la richesse et
l’intensité des connexions entre les éléments de leurs sys­tèmes de croyances.
A cet égard, Converse (1964, 1967, 1970) a formulé l’idée d’un black and white
model pour rendre compte des différences individuelles extrêmement mar­quées
qu’il observait sur le plan de la cohérence des systèmes cognitifs (voir infra).
Ceci étant, plu­sieurs auteurs ont proposé des explications qui dépassent
cette vision extrême­ment peu flexi­ble du concept de cohérence90. En particulier,
les sché­mas facilitent l’assimilation de nouvelles connaissances ou le sou­venir (re­
trie­val) de connaissan­ces pré-existantes (Lodge and Hamill, 1986 : 506–8 ; Fiske
and Taylor, 1991 : 121–32). Or, les schémas se distin­guent, selon les caté­gories
d’individus, non seule­ment par l’intensité des liens entre leurs élé­ments, mais
égale­ment par leur taille et leur com­plexité, ainsi que par la fonctionna­lité
de leur organisation (Lau and Erber, 1985 : 40–3). De même, on a souvent
prêté aux attitu­des elles-mêmes une fonction d’organisation de la mémoire. A l’instar
des schémas, les atti­tudes contribuent à la « mémoire sélective », en favo­
risant l’intégration et la récupération de certaines infor­mations au détriment
d’autres informations relatives au même objet (les attitudes comme « retrie­val
cues »)91. Or, la disponibilité des attitudes et des sché­mas varie d’un individu à
l’autre, affec­tant à la fois l’assimilation de nou­velles connais­sances et leur re­
mémoration – c’est-à-dire la cohérence horizontale réelle et mesurée. Ainsi, les
diffé­rences dans l’organisation même des systèmes cognitifs mettent en question
une ap­pro­che réductionniste de la cohé­rence qui se baserait exclusivement sur
la force des liens entre les éléments de connais­sance (en réalité, sur une étude
de corrélation entre les répon­ses à des en­quêtes d’opinion)92. Selon Sni­derman
90
Par exemple, selon Galtung, « what is ‹ consistent › in the sense of ‹ going together
in the same mind › in the center of a social system is not necessarily consis­tent in the
periphery and vice versa. Attitudes are kept in clusters according to very different
organizing princi­ples in the periphery and in the center » (1969 : 565).
91
« Once you have formed an attitude about somebody as a pilot instead of a come­dian,
that attitude organizes subsequent judgments, including recall of the data on which the
judgment was based. The attitude is easier to recall than is the evidence that supports
it » (Fiske and Taylor 1991 : 475). A ce propos, une question depuis longtemps débattue
est de savoir si les informations congruentes avec l’évaluation affective globale d’un objet
ont tendanciellement un avantage mnémonique sur les informations incongruentes,
ou si la tendance inverse prédomine (voir Eagly and Chaiken 1993 : 599–604).
92
La plupart du temps, la cohérence horizontale des attitudes a été abordée en mesurant
les corrélations entre les réponses à différentes questions de sondage (e. g. Campbell
et al. 1964 ; Converse 1964 ; Miller and Levitin 1976). Or, cette méthode présente de
246

et ses col­lègues (1986 : 425–7), de nombreuses personnes (particuliè­rement


parmi les indivi­dus de moindre formation93) possè­dent des systè­mes de valeurs
qui sont essentielle­ment contraints par la dimension affec­tive de leurs évalua­tions
(affect-driven) : « People can adopt their opi­nions or be­liefs on the basis of their
likes and dislikes ; and they can do so wi­thout necessarily knowing very much
about politics » (1986 : 426). Les affects jouent donc un rôle de likability heuristic
(Sniderman et al., 1993 : chap. 6). Pour d’autres personnes, par contraste, la
cohérence des systè­mes d’attitudes dépend à la fois de la dimen­sion co­gnitive
et affective des jugements (Sears et al., 1980 : 681–2).
Enfin, la cohérence des systèmes cogni­tifs connaît des variations.
Notamment, si les campa­gnes de commu­nication avant les élections sont effi­
caces, alors les gens apprennent « ce qui va avec quoi » – notamment la position
des partis sur les diffé­rents enjeux (Converse et al., 1968 : 422). Ainsi, Schoenbach
et Weaver (1985) découvrent que les campagnes électora­les sont à l’origine
d’un phénomène qu’ils intitulent « intégration cognitive » (cognitive bon­ding). Or, les
individus éprou­vant un « besoin modéré d’orientation » (uninterested) subissent
les ef­fets cognitifs les plus prononcés – mais également les plus éphé­mères. Par
contraste, les in­dividus ressentant le moindre be­soin d’orientation (in­formed)
possèdent à l’origine des systè­mes cognitifs plus cohérents, mais ceux-ci de­
meurent large­ment inchan­gés par la cam­pagne. Finalement, les person­nes qui
éprouvent le plus grand besoin d’orientation (curious) ne pré­sentent quasiment
aucune co­hérence dans leurs attitudes et pa­raissent ne subir aucun effet des
campagnes. Ceci dit, il convient de préciser que les auteurs opé­rationalisent
le « besoin d’orientation » par une combinaison d’intérêt et d’incertitude vis-à-vis
des enjeux de la cam­pagne (voir McCombs, 1994 : 8–9). Ainsi, les résultats
contras­tés qu’ils obtiennent pour cha­que caté­gorie d’individus pourraient être
interprétés aussi bien selon une approche behavio­riste classi­que que dans une
perspective uses and gratifications (Schoenbach and Weaver, 1985 : 172–3). En
d’autres termes, la cohérence des systèmes d’attitudes dépend proba­ble­ment
autant de dispo­sitions cognitives que de dispositions motivationnelles.
Pour Luskin (1987 : 859–60), la so­phistication politique reflète les
trois dimensions principa­les des systè­mes d’attitudes : leur constraint, leur
nombreux défauts, comme celui de ne mesurer la cohérence des systèmes d’attitudes
qu’au niveau agrégé (et non au niveau individuel, comme il serait souhaitable), ou celui
de surestimer la cohérence en ne prenant en compte que la partie la plus « sophisti-
quée » de l’échantillon, puisque toute non-réponse ou indécision sur un item a pour
conséquence de retirer le cas de l’analyse (Luskin 1987 : 865–76). Mais le défaut majeur
reste conceptuel, puisque les corrélations mesurent la covariation entre diffé­rentes
opinions, et non leur cohérence (i. e. le degré d’association entre les cognitions sous-
ja­centes). De plus, la covariation peut avoir des sources externes (e. g. des expériences
ou des réfé­rences communes à des groupes d’individus), qui sont totalement étrangères
à l’interdépen­dance psychologique entre les attitudes (Luskin 1987 : 865–9).
93
Il se peut aussi que la cohérence affective concerne plutôt les « experts » (McGraw and
Pinney 1990 : 13).
247

« différenciation » et leur « étendue » (voir chap. 4.2.1). Ainsi, les personnes


com­pé­tentes ou expertes dans un domaine sont susceptibles de maintenir une
cohérence élevée entre leurs attitudes et leurs jugements, parce que ces per­
sonnes « think more deeply and more frequently about political issues and
their impli­cations for each other, and while devo­ting thought to these sub-
jects, they are more likely to bring to bear abstract ideological princi­ples that
inform their thought » (Judd and Downing, 1990 : 104–5). De fait, plusieurs
études ont montré que la cohérence des attitudes augmente en fonc­tion de la
fréquence de pensée à propos de certains objets poli­tiques, mais seulement
parmi les individus plus compétents – elle reste inchangée parmi les individus
de moindre ex­pertise (Judd and Downing, 1990 ; voir cependant Zaller, 1992 :
86–8). Toutefois, l’expertise politique seule ne suffit pas à contraindre les
systèmes d’attitudes ; certains principes idéologiques abs­traits sont également
requis pour faciliter l’intégration de différentes éva­luations dans un en­semble
« cohérent » (Judd and Downing, 1990 : 118–20). Or, ces principes sont
généralement disponibles dans la mémoire des personnes expertes, alors que
les person­nes moins compé­tentes développent des « règles spécifiques à la
situation » pour générer leurs jugements.

Cohérence verticale
En lieu et place des corrélations entre items, Luskin conseille de prendre en
considération le niveau d’abstraction des opinions comme mesure de cohérence :
« Constraint, in large de­gree, is abstraction. Hence by gauging a person’s use
of abstractions – either how abstract they are or how heavily used – we can
gauge his or her constraint » (1987 : 876–7). Par exemple, dans leur étude des
campagnes électorales, Schoenbach et Weaver (1985) appréhendent le cons­traint
des attitudes à la fois sur un plan horizontal et vertical. La cohérence verticale
trouve l’une de ses premières formulations dans le modèle de « consistence
cognitive » de Gamson et Mo­digliani (1966 ; Sigelman and Conover, 1981).
Elle implique l’existence de liens entre les attitudes (ou opinions) et des élé­
ments de connaissance moins superficiels et plus stables – appelés tantôt
croyances, valeurs, ou prédis­positions – sur lesquels reposent les attitudes des
individus. En effet, les éléments d’un système cognitif se dis­tinguent les uns des
autres par leur degré d’abstraction et de cen­tralité. Bien que ces deux dimensions
soient suscepti­bles de covarier positi­vement et que leur différence n’ait pas
été rigoureusement éta­blie, à titre pro­visoire on peut rapporter la centralité
d’un élément au nombre de ses connexions avec d’autres éléments (Luskin, 1987 :
858–9). Par contraste, le degré d’abstraction se réfère plutôt au lien déductif et
dé­rivatif existant entre des éléments plus fondamentaux et des éléments plus
spéci­fiques.
Selon Ro­keach, « toutes les croyances et les attitudes peuvent être
ordonnées sur une dimen­sion d’importance, des plus centrales aux plus
périphé­riques » (1966 : 533 [NT]). Le degré de cen­tralité d’une attitude dépend
248

de son importance (Schuman and Presser, 1981 : 236), qui peut se mesurer au
nombre de ses con­nexions avec d’autres attitudes. Les attitudes centrales, qui sont
intimement liées au self-concept des individus (Katz, 1966 : 56) et qui présentent
da­vantage de liens avec d’autres élé­ments de connais­sance, se révèlent en
principe plus stables et plus difficiles à mo­difier (Converse, 1964 : 239–41 ;
Ro­keach, 1966 : 545–7). Inversement, à la manière de dominos, la modifica­
tion d’une atti­tude centrale est suscepti­ble d’initier une réaction en chaîne sur
toutes les attitu­des plus péri­phéri­ques qui lui sont liées (Eagly and Chaiken,
1993 : 584–7). L’importance de la centralité des attitudes a également été
reconnue dans le domaine des re­lations internationales. Selon Jervis (1976 :
297–308), les croyances, images et autres cogni­tions centrales (par exemple la
perception de l’hostilité d’un pays étran­ger) sont plus résis­tantes au changement
que d’autres cognitions plus périphériques94. Cet état de fait semble tra­duire
un principe général de conservation des systèmes d’attitudes. A la manière d’un
scienti­fique qui réagit à des résultats inattendus en faisant les plus petites modi­
fications possibles de ses hypothèses et en évitant de toucher aux hypothèses
centrales, de même un individu ou un gouvernement confronté à une réalité
dissonante cherche à s’en ac­commoder en révisant les croyances ou les images
les moins fondamentales dans son système d’idées, et en préservant le plus
grand nombre de croyances pré-existantes (Jervis, 1976 : 297–8 ; Gärdenfors,
1992 : 381–2 ; Galliers, 1992 : 230). Soulignons que nous avons parlé ici de
centralité cognitive – une dimension qui a été définie comme « la proportion de
temps men­tal dévolue à un objet d’attitude sur des pério­des substantielles »
(Converse, 1970 : 182). Quant à la centralité motivationnelle, elle a été étudiée
en relation avec les fonctions des atti­tudes (voir chap. 4.1.1), et se rapporte au
degré auquel un objet « est pris dans l’engrenage des objectifs structurels ou
des besoins primaires de l’individu » (Converse, 1970 : 181 [NT]).
Par contraste avec la cohé­rence « horizontale » décrite plus haut,
l’étude des « hiérarchies cogniti­ves » entreprise en science politique depuis les
années 80 démontre que « les gens orga­ni­sent leur univers politique de façon
plus diversifiée et plus riche que ne l’ont indiqué Converse et ses collègues »
(Holsti, 1992 : 450 [NT]). Moins sévères, Peffley et Hurwitz (1985) mon­trent
que les travaux de Converse suggè­rent également un concept de hiérar­chie
en­tre les élé­ments d’un système co­gnitif. Ce­pendant, le design de recherche
adopté par Converse est inap­pro­prié à l’opérationalisation de son concept de
constraint : « Converse’s es­timate is deri­ved from correl­ations between specific
atti­tudes, thereby failing to capture the important rela­tion­ship which span
94
Par exemple, « when one country thinks another is its enemy, the perception of hos-
tility is usually more cen­tral than other aspects of the image (…) So when the other
acts with restraint, our hypothesis would predict that the actor would be more likely
to change his view of the other’s strength than of its intentions. Thus in the late 1950s
and early 1960s most Americans felt that Russian weakness, not Russian friendship,
was the reason Rus­sia built fewer missiles than the United States had predicted » (Jervis
1976 : 299).
249

the various levels of abstraction » (1985 : 874). Pour pallier cette inapti­tude,
Pef­fley et Hurwitz (1985 ; Hurwitz and Peffley, 1987a) élaborent un modèle
hié­rarchi­que, où la co­hé­rence « idéologique » est mesurée entre trois niveaux
d’abstraction. Les élé­ments de ni­veau intermédiaire « are abs­tract beliefs about
the appropriate role of govern­ment in differ­ent policy do­mains (…). These
beliefs are assumed to constrain more specific prefer­ences for con­crete go­
vernment actions in more defined areas of public policy (…). Fi­nally, the more
general attitu­des are assumed to be partially – but not totally – a function of
liberal­ism-con­serva­tism at the apex of the hierar­chy » (1985 : 876). L’un des
postulats du modèle est qu’il existe un fonctionnement causal et déductif entre
les différentes strates d’un système co­gnitif, à savoir que les raisonnements poli­
tiques effectués par les individus résul­tent de princi­pes géné­raux et abstraits,
qui se matériali­sent dans des préfé­rences spécifiques et concrètes95. Souvent,
ces principes généraux ont été désignés par le terme de « principes idéologi­
ques », ou plus sommai­rement par la notion d’idéologie (Kritzer, 1978), et ont
été mesurés par des échelles bipolai­res comme l’axe « gau­che-droite » ou l’axe
« conserva­tisme-libéralisme »96.
Dans un premier test de leur modèle, Peffley et Hurwitz consta­tent
que, « [w]hen constraint is measured as the relationship between general and
specific idea-elements in a belief system, the level of attitudinal consistency
is much higher than pre­vious studies suggest » (1985 : 880–2). De manière
générale, les études mesurant le cons­traint vertical entre les éléments des systèmes
cognitifs observent beaucoup plus de co­hérence que les études portant sur des
rela­tions horizontales en­tre éléments du même niveau d’abstraction (Hurwitz
and Peffley, 1987a : 1100). Par ailleurs, les opinions de politique étrangère ne

95
Toutefois, la notion d’un fonctionnement déductif n’est pas central dans l’argument de
Peffley et Hurwitz : « a finding that correl­ations are due to inductive processes would
not negate any demonstration that belief sys­tems are constrained » (1985 : 877). Pour
faire un rapprochement avec certains courants de logique formelle, ce mo­dèle s’inspire
davantage des théories « fondationnalistes » que des théories « cohérentistes » (Gär-
denfors 1992).
96
Selon Kritzer, « [a]n ideology is a system of beliefs centered upon a small number of
central principles. An indi­vidual’s thinking in a wide variety of areas is dominated by
these central principles and his or her behavior can be seen as flowing from those same
principles. The individual should be aware that his or her behavior and thinking are
governed by that set of principles and should be able to explicate those prin­ciples »
(1978 : 485). Toutefois, « [t]he presence of constraint is a necessary but not a sufficient
condition for the pres­ence of ideol­ogy ; for an ideology to be present, there must
be some underlying, meaningful structure to the belief ele­ments or attitudes. This
structure can be viewed as the set of ‹ general principles › from which the cons­traint
among ele­ments flows » (1978 : 487). Mais le concept d’idéologie a été per­verti par
des usages trop dif­férents les uns des autres, et vidé de sa substance (Converse 1964 :
207–9). Enfin, le statut « réflexif » de l’idéologie – un individu possède une idéologie
dès lors qu’il en est conscient – est problématique (Ea­gly and Chai­ken 1993 : 145).
250

sont ni plus ni moins « cohé­rentes » que d’autres types d’opinions. Dans ce


domaine, un petit nombre de valeurs fonda­mentales (core va­lues) détermi­nent
cer­taines positions générales en matière de politique exté­rieure (ge­neral postures),
les­quelles ont à leur tour une influence importante sur les préféren­ces des
individus face à un large spectre d’enjeux spécifiques (specific issues) (Hurwitz
and Peffley, 1987a). Sur un plan plus substantiel, celui de la légitimité et de
l’efficacité du processus dé­mocrati­que, de tels résul­tats remet­tent en question la
vision pessimiste des études antérieures. En effet, le public est tout à fait capable
de saisir la rhétorique souvent abstraite des élites po­litiques, et de déduire des
positions concrètes plus ou moins cohérentes – et non « aléatoi­res » – à partir
de principes généraux (Peffley and Hurwitz, 1985 : 885).
Toutefois, cette analyse des hiérarchies cognitives serait incomplète si
l’on omettait de men­tionner plusieurs exceptions au principe du rapport causal
et déductif entre les différentes strates d’une hiérarchie. Selon Sniderman et
ses collègues (1993 : chap. 5 ; Sniderman and Carmines, 1999), ces exceptions
sont même généralisables à l’ensemble des raisonne­ments politiques tenus par
les individus dans leur vie de tous les jours. Sur les questions « ra­ciales », par
exemple, les at­titu­des du public américain évoluent de manière auto­nome
sur deux plans : « At the level of principle, opinion has moved in a progres-
sive direction, with increa­sing numbers of Ameri­cans ready to support racial
equality ; however, at the level of policy, attitudes have moved only modestly
in a positive direction and, indeed, in some respects have scarcely moved at
all » (Sniderman et al., 1993 : 25). Ce phénomène n’est guère nouveau : déjà
dans les années 1950, les élites et les citoyens américains étaient quasi­ment
unanimes pour approuver les principes abstraits de liberté de parole et d’opinion,
mais extrê­mement di­visés sur les ques­tions concrètes d’égalité politique, sociale
ou « raciale » (McClosky, 1968 : 371–5 ; McClosky and Brill, 1983).
De telles différences peuvent s’expliquer de trois maniè­res. Premièrement,
pour revenir aux questions raciales, le principe selon lequel il faut favo­
riser l’égalité des chances pour les Noirs améri­cains constitue une opinion
superficielle et peu coûteuse ; il s’agit désormais d’un « enjeu de valence »
sur lequel presque tout le monde est d’accord. Cependant, le problème est
tout autre lorsqu’il s’agit de donner son avis sur les po­litiques concrètes mises
en place pour réaliser ce principe, et les deux types d’opinions peu­vent donc
évoluer de manière indépen­dante. Deuxièmement, cette évolution autonome
peut s’expliquer par le fait que les valeurs fonda­mentales et les attitudes plus
spécifiques se condi­tionnent mutuellement, et que les « chaînes de raison­nement »
ne pro­cèdent pas toujours de manière « inférentielle » – « beginning, that is, with
the most general considerations and then pro­ceeding to increasingly specific
ones. Rather, reasoning operates backward as well as for­ward » (Sniderman et
al., 1993 : 92). Enfin, le de­gré de constraint entre les principes fon­damentaux et
les positions sur des en­jeux concrets est tributaire, entre autres, de la manière
dont les enjeux sont for­mulés (fra­med) dans le discours politique (Kinder and
251

San­ders, 1990)97. Par exemple, en altérant la per­ception du point de référence


auxquels différentes options sont rapportées, la formulation des questions peut
changer l’ordre de préférence entre les options (Tversky and Kahneman, 1986
[1981]), alors même que les valeurs fondamentales restent inchangées.

Cohérence longitudinale (stabilité)


On peut admettre, à la suite de Converse, qu’il existe un troisième mode de
constraint : la co­hérence longitudinale des attitudes, ou si l’on préfère la cohésion
des attitudes dans le temps (dynamic constraint). A cet égard, nous ne souhaitons
pas entrer dans le débat méthodologi­que opposant Converse (1964) ou Luskin
(1987) à des auteurs comme Achen (1975) ou In­glehart (1985) à propos de la
mesure des attitudes au moyen des sondages d’opinions et de l’opportunité de
corriger l’erreur de mesurage (measurement error) inhérente à une telle pra­tique.
Rappelons néanmoins que plusieurs auteurs considèrent les attitu­des du mass
public comme extrêmement volatiles, de sorte que l’opinion publi­que constitue
essen­tielle­ment un « phénomène transitoire » (Glynn and McLeod, 1984 :
731). Dans l’élaboration de son black and white model, Converse (1964 : 238–45)
définit comme « non-attitudes » ces opi­nions qui sont tellement instables dans
le temps que leur auto-corrél­ation est essentielle­ment due au hasard. Ceci est
particulièrement le cas des attitudes de politi­que étrangère, qui sont supposées
peu centrales dans les systèmes de croyances des Améri­cains98. Or, comme nous
venons de le voir, le degré de centralité d’une attitude est précisément un fac­teur
important de sa stabilité. Celle-ci dépend également du niveau d’information des
indivi­dus. De fait, les électeurs « flottants » (the floating voters, the wave­rers) cons­
tituent une part extrêmement impor­tante du public, mais tendanciellement peu
informée (Converse, 1967 [1962] ; La­zarsfeld et al., 1952 [1944]). Par ailleurs,
la volatilité des attitudes étant liée à l’intensité générale des com­munica­tions
média­ti­ques, la tendance au développement des mass médias parle en faveur
d’une aug­menta­tion prévi­sible de l’instabilité (Converse, 1967 : 156). Ceci
étant, la relation entre le ni­veau d’information (ou de « concep­tualisation »)
des individus et la stabilité de leurs attitudes n’est pas linéaire dans toutes les
situations (Converse, 1967 : 144–8 ; 1964 : 234–8).
En réponse aux travaux de Converse, plusieurs auteurs (e. g. Wittkopf,
1986 ; Hinckley, 1988, 1992 ; Shapiro and Page, 1988, 1994 ; Russett and
Graham, 1989 ; Nin­cic, 1992a ; Kegley and Wittkopf, 1996) ont souligné que
l’instabilité apparente des attitudes face aux enjeux de politi­que étrangère résulte

97
Tandis que certains frames favori­sent l’ancrage des opinions dans des principes abs­traits
(égalité des chan­ces, individua­lisme, etc.), d’autres renforcent le lien entre les opinions
et les préjugés raciaux (1990 : 86–90).
98
A noter que deux des trois enjeux de politique étrangère choisis par Converse sont
très peu saillants (aide éco­nomique et militaire aux pays étrangers). Or, le dynamic
constraint est largement tributaire du degré de sail­lance des enjeux ; ce faisant, Converse
a probablement surestimé l’instabilité des attitudes en politique étrangère.
252

de leur multi-dimensionnalité (voir chap. 2.2.1). En substance, les sys­tèmes de valeurs


sous-jacents aux opinions spécifiques manifestent une grande stabilité, mais, du
fait de la pluralité de dimensions qui les composent, déterminent des réponses
spécifiques aux enjeux du mo­ment (Kegley and Wittkopf, 1996 : 273 ff.). En
d’autres termes, les opinions ou attitudes chan­gent en fonction de la nature des
enjeux, alors même que les croyances (be­liefs) restent pour l’essentiel identiques.
Le public n’est ni « irrationnel », ni « volatile », ni incapable par « caprice » de
former des majorités stables en faveur des politiques préconisées par les élites.
Simplement, aucune coalition populaire ne peut se maintenir durablement si
les préférences sont stables mais distribuées sur plusieurs dimensions (Russett
and Graham, 1989 : 254 ; Mil­ler, 1983 : 739 ff.). Paradoxalement, bien que
« le processus politique pluraliste conduise à des choix politiques instables,
cette instabilité est en réalité favorable à la stabilité des systèmes pluralistes
eux-mêmes » (Miller, 1983 : 744 [NT]).
Appréhendée sous ses différentes dimensions, l’opinion publique apparaît
comme bien mieux structurée que par le passé, tout spécialement en matière
de politique étrangère (Holsti, 1992 : 447–50). Il est probable que l’instabilité
des attitudes populaires a souvent été surestimée, ou du moins ramenée à des
causes incorrectes. Ceci ne signifie pas pour autant que toute source d’instabilité
soit artificielle. Par exemple, il est indéniable que la politique étrangère donne
lieu à des changements d’opinion plus fréquents et plus abrupts que la politique
interne (Page and Shapiro, 1992 ; Bauer et al., 1972 [1963] : 84–6). Mais le
surcroît d’instabilité des opinions peut souvent être relié aux caractéristiques des
enjeux en question. Notamment, la volatilité des attitudes dépend dans une
certaine mesure de la complexité et de la familiarité des enjeux, ainsi que de l’expérience
que les individus possèdent à leur égard. Par exemple, le public n’a que peu
d’idées préconçues sur le sujet du commerce extérieur (Bauer et al., 1972), si
bien qu’il est induit à réagir de manière relativement brutale aux nouvelles
informations qu’il reçoit. De même, les attitudes vis-à-vis de la Communauté
européenne sont généralement plus volatiles dans les nouveaux pays membres,
mais tendent ensuite à se stabiliser au cours du temps, probable­ment en
fonction de l’expérience accumulée vis-à-vis des questions commu­nautaires
(Eichenberg and Dalton, 1993 ; Dalton and Duval, 1986). Paral­lèlement, en
fournis­sant aux citoyens une occasion de s’engager de manière directe dans
un processus de commu­nication, les scrutins européens contribuent à cristalliser
les attitudes et à augmenter la persis­tance des changements d’opinion (Dalton and
Duval, 1986 : 130 ; McGuire, 1969 : 254). De manière générale, les attitudes
dérivant d’une expérience directe avec leur objet (i. e. enjeux ob­trusifs) sont plus
stables, plus résistantes aux arguments adverses et plus accessibles en mé­moire
(Fazio, 1986 ; Aldrich et al., 1989 ; McGraw and Pinney, 1990).
Dans le cas de la politique étrangère, il apparaît également que la
relative instabilité des attitudes constitue une réaction sensée et prévisible aux
caractéristiques de la politique internationale, dont les développements sont
253

souvent rapides et dramatiques (Page and Shapiro, 1993). Les ajustements


des opinions individuelles aux variations du contexte international signalent
donc, davantage qu’un défaut, une qualité des systèmes cognitifs des citoyens.
Par exemple, les Américains révisaient naguère leurs attitudes de politique
étrangère en accord avec les va­riations de leur image des Soviétiques, « thereby
providing impressive evi­dence of dy­namic constraint in their foreign policy
belief systems » (Peffley and Hurwitz, 1992 : 452). D’ailleurs, jusqu’à un certain
point, l’instabilité des attitudes ne traduit pas une moindre connais­sance des
enjeux. Au contraire, notamment dans le cadre des campagnes électorales,
« [t]hose who switch back and forth are much more involved and knowled­geable
than are other voters who also come to their decisions during the campaign »
(Chaffee and Rimal, 1996 : 279). Sur un autre plan, bien qu’extra-scientifique
à proprement parler, la multiplica­tion des sondages d’opinion et leur « temps
de réaction » toujours plus court face aux événe­ments « donnent sou­vent une
vision irréaliste de la volatilité du public » et conduisent à une sur-interprétation
sta­tistique des mouvements de l’opinion publique. Ainsi, « une baisse de deux
points (bien en deçà de la marge d’erreur) devient une dégringolade dans
l’opinion » (Frankovic, 1998 : 166 [NT]) ; en Suisse également, « un décalage
de 2% équivaut déjà à un glisse­ment de terrain politique » (Horizons, septembre
1999, p. 8). Enfin, il convient de men­tionner deux autres types d’explication à
l’instabilité des opinions, auxquels nous revien­drons par la suite. Première­ment,
le problème de la remémoration a été invoqué par les mo­dèles on-line : l’instabilité
résulterait de la difficulté qu’éprouvent les individus pour se souvenir des éva­
luations stoc­kées dans leur mémoire de long terme (Lodge et al., 1995). En
second lieu, l’instabilité pour­rait résulter de l’ambivalence des attitudes (Guge
et al., 1997 ; Zaller and Feldman, 1992).
En ré­sumé, l’instabilité apparente des attitudes dérive essentiellement
d’une instabilité des opi­nions, c’est-à-dire des réponses évaluatives servant
à mesurer les attitudes. Cette insta­bilité ne doit pas mas­quer une cohé­rence
dynami­que beaucoup plus élevée au ni­veau des ob­jets mentaux sous-ja­cents (attitudes,
croyances, etc.). D’autre part, insta­bilité n’équivaut pas à inapti­tude, tant il
est vrai que la révision des atti­tudes constitue souvent un processus cogni­tif
par­faitement « raisonnable », explicable par l’information reçue et par la
nature des enjeux.

Cohérence comportementale (« rationalité »)


Au même titre que les qualificatifs de « capricieux », « irresponsables » ou
« dangereux », l’accusation d’irrationalité a souvent été prononcée contre les
choix et les opinions du mass public. Pourtant, il n’existe guère de définition
opérationnelle et communé­ment admise de la rationa­lité (Lupia et al., 2000),
et il est souvent bien difficile de comprendre ce que désigne une opi­nion
« rationnelle ». A vrai dire, le concept possède de multiples facet­tes ; il peut
être défini de plusieurs manières et à plusieurs niveaux. Au niveau des acteurs
254

collectifs tels que l’opinion publique, la rationalité des choix s’apparente souvent
à leur ca­ractère « raisonnable », compte tenu de l’information disponible :
« coherence, stability, and sen­sibleness are the defi­ning di­mensions of rationality
in this conception » (Nincic, 1992b : 775). Au ni­veau des indi­vidus, le concept
de rationalité ras­semble parfois pêle-mêle des considéra­tions liées à la cohé­
rence ho­rizontale, verticale ou temporelle des attitudes. Mais une défini­tion
courante de la rationa­lité, dans la ligne des modèles du choix rationnel, semble
« évacuer » cette no­tion de l’étude des at­titudes elles-mêmes. En effet, le critère
de rationalité s’applique en principe à la relation entre les choix des individus
et leurs préférences préalables, et non aux attitudes ou aux préférences elles-
mêmes (voir cependant Elster, 1986 : 13–5)99. Nous reviendrons plus loin sur
les modèles du choix ration­nel ; mais il convient de souligner dès maintenant
que le critère de ratio­nalité s’applique éven­tuellement aux personnes ou à leurs
décisions, mais pas à leurs attitu­des, leurs sentiments ou leurs pen­sées. Par
exemple, le terme de rationalité ou de « raison » peut être uti­lisé pour exprimer
l’ancrage plus ou moins profond des comportements dans cer­taines attitu­des
– nous pensons notamment à la theory of reasoned action de Fishbein et Ajzen
(1981). Dans un tel cas, la ca­pacité du chercheur de prédire les actions des
individus d’après leurs objets mentaux semble correspondre à l’un des sens
communs de la rationalité. Mais, au-delà de l’utilisation du terme à des fins
suggestives, il nous paraît peu justi­fié de considérer la ra­tiona­lité comme une
propriété des attitudes à proprement parler.
Voyons ce­pendant comment le concept a été employé dans la littérature,
et comment il peut être critiqué de manière heuristique pour approfondir
notre connaissance des attitudes. A cet égard, Herbert Simon rappelle la
distinction entre rationalité procédurale (forme pri­vilégiée par la psy­cho­logie
cognitive) et substan­tive (forme privi­légiée par les appro­ches économi­ques) :
« we can judge a person to be ratio­nal who uses a rea­sonable process for
choosing ; or, alter­nati­vely, we can judge a person to be rational who arri­ves
at a reasonable choice » (Si­mon, 1985 : 294). Par ailleurs, parmi les approches
substantives, il faudrait également distin­guer entre l’approche dite du choix
public et l’approche plus large du choix rationnel », ainsi qu’entre l’approche
« standard » et celle de la « rationalité limitée » (Simon, 1985 ; March, 1986 ;
Friedman, 1996 ; Lupia et al., 2000). En d’autres termes, différents auteurs
ou éco­les ont mis l’accent sur différentes formes de ratio­nalité. Ainsi, « when
people argue about the role of rationality in the study of politics, they are often
arguing about very different concepts » (Lu­pia et al., 2000 : 3). L’approche
pro­cédurale insiste sur la cohérence entre cer­taines disposi­tions stables des
individus (idéologie, valeurs, etc.) et les prises de position plus ponc­tuelles qui
devraient en découler (décisions, opinions, etc.). Par contraste, l’approche
économique se désintéresse dans une certaine mesure des proces­sus internes
99
Elster conçoit également une forme de rationalité pour les préférences (beliefs), et
même pour les désirs sous-jacents aux préférences et aux décisions.
255

aux individus pour se concentrer sur la correspondance entre leurs décisions


et leurs ordres de préférences. Ceci étant, les deux approches possèdent à la
fois une dimension explicative et une dimension normative100.
Dans une perspective de rationalité procédurale, les préférences populaires
ont souvent été critiquées pour leur indépendance par rapport aux schémas
idéologiques traditionnels. Notam­ment, une décision de vote qui serait motivée
par la personnalité des candidats, plutôt que par leur idéologie, passe souvent
pour une décision « irrationnelle », « émotionnelle » ou « superfi­cielle ».
Cependant, certains spécialistes montrent que les choix qui se basent sur la
crédibilité, l’attractivité ou la personnalité des acteurs sont aussi « logiques »
que les choix découlant de la position des acteurs sur différents enjeux. Dans
un certain sens, la personnalité est peut-être un critère de choix plus fiable,
dans la mesure où il est impossible de prévoir à quels enjeux un responsable
politique sera confronté pendant son mandat (McGuire, 1969 : 202–3). En tous
cas, il sem­ble que les évaluations des candidats constituent des croyances ou des
schémas plus stables que les évaluations des partis ou des enjeux, et se fondent
généralement sur des critè­res tout à fait pertinents (compétence, crédibilité,
responsabilité, etc.) pour juger la perfor­mance des lea­ders politiques (Miller,
1991 ; Iyengar and Valentino, 2000). D’autre part, le vote de contenu (issue
voting), ou toute autre forme de vote « orthodoxe » basée sur l’identification
par­tisane, comportent leur propre part d’« irrationalité » ou de « variance
inexpliquée », et né­cessitent l’adjonction d’un modèle symbolique, expres­sif
ou « théâtral » de la politi­que (Piz­zorno, 1986 ; Abelson, 1996). Certains
modèles prennent donc en considération plu­sieurs for­mes de rationalité de
l’électeur, souscri­vant ainsi à la « conclusion raisonnable que le vo­tant n’est ni
complètement rationnel, ni com­plète­ment irration­nel, mais en quelque sorte
entre les deux » (Herstein, 1985 : 24 [NT]).
Cependant, « l’idéologisation de la rationalité » s’étend au-delà du
simple comportement de vote. On peut concevoir cette tendance comme
l’incapacité de reconnaître autre chose que l’idéologie (et singulièrement
la dimension gauche-droite ou libéralisme-conservatisme) comme principe
fondateur et organisateur des attitudes. Ainsi, toute opinion ou attitude qui
ne serait pas cohérente ou contrainte par les valeurs fondamentales d’un tel
univers est immédiatement désignée comme « suspecte » ou « non-articulée »
(McClosky, 1968 : 377–80). C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre
la mauvaise réputation des attitudes de politique étrangère, puisque celles-ci
100
Pour certains auteurs, les modèles de choix rationnel (MCR) sont avant tout normatifs,
et plus acces­soire­ment descrip­tifs ou explicatifs (Elster 1986). Pour d’autres, la valeur
normative des MCR est importante, mais n’enlève rien à leur valeur explicative,
prédictive et descriptive (Harsanyi 1986 : 83–4). Enfin, d’autres encore estom­pent la
dimension normative des MCR au profit de leur dimension prédictive ; selon eux,
l’approche éco­nomique peut expliquer toute la gamme des com­portements humains
(Becker 1986 : 112–4). Quant aux tenants de l’approche procédurale, leurs présupposés
normatifs sont plus implicites, mais tout aussi importants (voir infra).
256

ne pouvaient souvent pas être ramenées à une dimension idéolo­gique simple,


en vigueur dans la plupart des domaines de po­litique interne. A l’encontre
de ce paradigme scientifique, Conover et Feldman (1984) plai­dent pour une
« désidéologisa­tion » du concept de cohé­rence : « we should abandon our focus on the
ideology question and concen­trate instead on how people actually think about
politics » (1984 : 95). Leur application de la théorie des schémas à ce domaine
d’étude permet d’imaginer d’autres formes de cohérence et d’interdépendance
fonctionnelle entre les éléments des systèmes co­gnitifs : « People may not have
belief systems with strong liberal-conservative constraint, but they can still
possess smaller cognitive structures that organize knowledge in particular
substantive areas. These structures allow them to deal with information they
receive from the media, to organize their issue pre­ferences, and to make as-
sessments of candidates for political office » (Conover and Feldman, 1991 :
1368). A cet égard, il est peut-être plus productif d’examiner la structure des
atti­tudes « en utilisant une approche intensive, spécifique à chaque domaine,
plutôt qu’une approche extensive couvrant tous les domaines » (Hurwitz and
Peffley, 1987a : 1100 [NT]). En bref, l’étude des systèmes cognitifs ga­gne­rait
à se déta­cher du concept d’idéologie et à se réorien­ter vers leurs véritables
princi­pes fon­da­teurs. Ce faisant, on soulève en ré­alité une autre question.
En effet, si l’idéologie (qui permet d’interpréter le monde de manière plus
ou moins routi­nière) est ab­sente de nom­breux systè­mes cognitifs, et si d’autre
part le ni­veau des connaissances des indi­vidus sur les affaires poli­tiques est
effectivement très mo­deste (Luskin, 1987), alors com­ment expliquer que les
individus soient à même de pren­dre des décisions « rai­sonnables » ?
Une énigme de la ration­a­lité substantive réside dans le fait que le public (du
moins au niveau agrégé) réagit de manière sen­sée et cohérente aux changements
sociaux et aux si­tuations de crise, sans pour autant connaî­tre les détails des en­
jeux, voire en ne possé­dant qu’une in­forma­tion très li­mitée, ambiguë, biai­sée
ou dé­formée (Page and Shapiro, 1992). A priori, cette situa­tion n’est guère
compatible avec les axiomes des théories du choix rationnel, qui présupposent
notam­ment une information complète ou suffisante pour pouvoir maximiser
l’utilité attendue d’une décision. Plus généralement, le do­maine poli­tique
– en particulier le comportement de vote – semble échapper à la logique du
choix rationnel : « Indeed, voting behaviour provides one of the strongest
cases against the omni­potence of rational-choice explanation. Voting does
seem to be a case in which the ac­tion itself, rather than the outcome it can be
expected to produce, is what mat­ters » (Elster, 1986 : 24). En particulier, la
théorie du « choix public » (« economics applied to politics ») n’a pas ob­tenu
les résultats escomptés : « Interest group politics cannot effecti­vely explain
voting beha­vior ; ideological considerations appear to account for a great
many political and judicial deci­sions » (North, 1986 : 248). Ainsi, malgré
l’hypothèse originale de Downs (1957), beau­coup de spécialistes, y compris
parmi les partisans des modèles éco­nomiques du vote, s’accordent à dire que les
257

comportements politiques se soustraient en grande partie aux pré­dictions des


théories du choix rationnel, du moins dans un sens restreint de « maximisation
de son pro­pre inté­rêt » (Friedman, 1996 ; Lane, 1996 ; Denzau and North,
2000). Aujourd’hui, de nom­breux théoriciens du choix rationnel dénient toute
prétention « universaliste » et reconnais­sent la por­tée limitée de leur approche
(e. g. Fiorina, 1996 : 87–8).
En somme, une grande partie des individus paraissent dépourvus de
l’idéologie ou de l’information nécessaires pour prendre des décisions « cohé-
rentes » en regard de différentes formes de rationalité. Pourtant, l’observation
empirique réfute généralement l’idée de comporte­ments « déraisonnables »
de la part du grand public, de sorte que d’autres mécanismes doivent rendre
compte de cette rationalité substantive. A cet égard, on considère souvent que
les individus sont « cognitivement avares », qu’ils ont « une capacité limitée
pour traiter l’information, et qu’ils doivent de ce fait utiliser des signaux [cues]
et des connaissances préalables pour ef­fectuer des jugements et des décisions
de manière aussi précise et efficiente que possible » (Conover and Feldman,
1984 : 96 [NT]). En d’autres termes, les individus util­isent des schémas, des
« préjugés », des « stéréotypes », ou d’autres structures cognitives de simpli-
fication de la réalité sociale, afin d’organiser leur vision du monde et de par-
venir à prendre certaines décisions sans dépen­ser d’énergie superflue à traiter
chaque nouvelle information : « people are cogni­tive misers who attempt to
conserve their limited cognitive capacities by relying on sim­plifi­cation strate­gies
under a variety of labels, including stereotypes, schemata, and heuris­tics » (Peffley
and Hur­witz, 1992 : 433). Ainsi, la disponibilité d’un type d’information très
ciblé short­cuts permet à des indi­vidus rela­tive­ment peu compétents d’imiter
remarquablement bien les décisions de ci­toyens « mo­dèles », qui possèdent une
information bien plus com­plète (Popkin, 1991 ; Lu­pia, 1994). No­tons toutefois
que cer­tains auteurs (e. g. Zaller, 1992 ; Bartels, 1996) s’opposent fondamenta­
lement à cette explica­tion, et démontrent que le ni­veau d’information joue
bel et bien un rôle dans le processus de décision ; a contra­rio, « l’ignorance
politique a des consé­quences politiques qui sont systématiques et si­gnificati­
ves » (Bartels, 1996 : 220 [NT]).
Quoi qu’il en soit, « un manque d’information n’implique pas un
manque de struc­ture » (Nincic, 1992b : 786), et pourrait au contraire motiver
le développement et l’utilisation des structures cognitives (Hurwitz and Pef­
fley, 1987a : 1114). Ainsi, la structuration verticale ap­portée par les schémas
et d’autres formes de heu­ristics permet de pallier, chez certains in­dividus, au
manque de structuration hori­zontale dé­coulant de l’absence d’idéologie ou
d’une faible so­phistication politique (Conover and Feld­man, 1984 : 109). En
somme, certains individus peuvent se baser sur « quelques critères sail­lants
plutôt qu’une information com­plète » et sur « quelques croyances fondamen­
tales pour guider leur pensée au travers de toute une gamme d’enjeux » (Holsti,
1992 : 450 [NT]). En général, les individus pos­sèdent des schémas de différents
258

niveaux d’abstraction (les schémas les plus abstraits corres­pondant aux valeurs
les plus cen­trales), qui sont liés les uns aux autres de ma­nière horizontale et
hiérarchique (Conover and Feldman, 1984 : 113). A leur tour, ces schémas
ont un lien signi­ficatif avec les positions adoptées par les indi­vidus sur des
enjeux concrets.
A ce propos, plusieurs études confirment que les sché­mas ou d’autres
modes de structuration des connaissances revêtent également une certaine
im­portance pour les enjeux de politique étrangère (Jervis, 1976 ; Conover and
Feld­man, 1984 ; Hurwitz and Peffley, 1987a). Par contraste, les modèles de
choix rationnel ne peu­vent offrir qu’une « approximation » des pro­cessus de
décision au niveau international (Verba, 1969), mal­gré le développement de la
théo­rie des jeux (voir Harsanyi, 1986) et les diverses ap­plications des théories
utilitaristes aux affaires inter­nationales (e. g. Bueno de Mesquita, 1989). De fait,
la com­plexité et l’ambiguïté particu­lières de ce domaine, ainsi que sa relative
étanchéité aux repères idéologiques en vigueur en politique interne, rendent
le recours aux cognitive heu­ristics d’autant plus probable (Hur­witz and Peffley,
1987a : 1103–4). Certes, la politique extérieure com­prend peut-être la plus
forte proportion d’individus « aschématiques », ce que l’on peut attri­buer à
la moin­dre infor­mation du public sur les questions de politique étrangère, et
donc au moindre ré­servoir de cogni­tions servant à gui­der l’appréciation de
nou­velles informa­tions (Conover and Feldman, 1984 : 108–9). De plus, malgré
la fin annoncée du bi­partisanship en politique extérieure améri­caine (Holsti,
1996), l’indépendance des jugements de politique in­terne et de politique
étran­gère de­meure une question débattue101. Toutefois, « when con­straint
is measured as a series of verti­cal relation­ship between attitudes at different
levels of abstrac­tion, the degree of structure among foreign-policy attitudes
is gener­ally im­pressive » (Hurwitz and Peffley, 1987a : 1111).
Ceci étant, l’utilisation des heuristics n’empêche pas toute flexibilité et tout
ajustement aux nouvelles informations, même si celles-ci sont en contradiction
avec les valeurs fondamenta­les des individus. En effet, quand bien même
les individus ont tendanciellement un mode de raisonnement « déductif »
(theory-driven) et se prononcent sur des enjeux spécifiques en accord avec leurs
croyances fondamentales (Peffley and Hurwitz, 1985 ; Tetlock, 1999), la hiérar­
chisation des systè­mes cogni­tifs ne signifie pas pour autant que les individus
soient les « es­claves de leurs croyances pré-existantes ». Autrement dit, les
individus sont également sen­sibles aux nouvelles informations, et répondent
101
Ainsi, Conover et Feldman (1984) observent des liens parfois importants entre les sché-
mas censés organiser les opinions de politi­que interne et celles de politique étrangère.
Cependant, « within any given domain and level of abstraction, there are several
distinct, relatively independent schemas or ways of struc­turing the same informa­tion,
that often cannot be labeled in simple liberal-conservative terms » (1984 : 109). De
même, Hurwitz et Pef­fley (1987a) consta­tent que les attitudes de poli­tique étrangère
sont presque totalement indépen­dantes de l’identification partisane et de l’axe libéra­
lisme-conservatisme.
259

égale­ment de manière « induc­tive » (data-dri­ven) aux événe­ments de politique


internationale (Peffley and Hurwitz, 1992). A cet égard, ajoutons que la nature
des enjeux af­fecte dans une certaine mesure le degré de cohérence ver­ticale en­
tre les attitudes et leur subs­trat. Par exemple, les attitudes à propos d’enjeux
militaires sem­blent plus « contraintes » que d’autres types d’attitudes, « be-
cause they are inherently more threatening to the public, are more often the
object of media coverage, and are generally more salient in the mass public’s
mind » (Hurwitz and Peffley, 1987a : 1113). La saillance des en­jeux et leur
degré de cou­verture médiati­que jouent un rôle important, notamment parce
que l’information contextuelle sur certains enjeux per­met de dis­tinguer « ce
qui dépend de quoi » et tend à renforcer l’interdépendance fonction­nelle entre
les éléments d’un système cognitif. En substance, les en­jeux saillants favorisent
un mode de raisonnement déductif.
En résumé, si l’on conçoit la rationalité comme la capacité de prendre
des positions et de faire des choix en accord avec ses valeurs fondamentales, de
nombreuses études suggèrent qu’une grande majorité d’individus doivent
être considérés comme « rationnels ». La même conclusion s’impose si l’on
conçoit la rationalité comme l’aptitude à réagir de manière « raisonnable » aux
évolutions de l’environnement social, indépendamment du type d’information
utilisé (shortcuts vs. encyclopedias) et du type de raisonnement effectué (theory-driven
vs. data-driven). En revanche, les exigences des théories du choix rationnel sont
rarement remplies, soit parce que les décisions des individus sont guidées par des
considérations (« altruistes » ou autres) qui ne respectent pas leurs préférences
initiales, soit parce que les décisions possèdent une dimension expressive qui
inhibe les comportements « rationnels » de resquille (free rider behavior) ou de
maximisation de l’intérêt personnel (Lane, 1996 ; Taylor, 1996).
Mais la rationalité substantive peut être examinée suivant un critère
différent, en posant la question suivante : dans quelle mesure les préférences
et les choix des individus reflètent-ils leur intérêt personnel « réel » ou l’intérêt général
« objectif » ? Il n’est pas rare, spéciale­ment dans la littérature d’inspiration élitiste
et réaliste, de voir justifier l’exclusion des ci­toyens du proces­sus politi­que sous
prétexte qu’ils sont trop ignorants des choses politiques pour pou­voir discerner
leur propre intérêt (voir Cronin, 1989 : chap. 4). Ainsi, la participa­tion des ci­toyens
est désignée comme un facteur d’exacerbation des conflits, préci­sément parce
les conflits d’intérêt ne sont que rarement résolus dans le sens de l’intérêt géné­
ral. Ce type d’argument a notamment été soulevé pour entraver l’extension
ou l’introduction d’instruments de dé­mocra­tie di­recte (Vuilleumier, 1996 :
177 ; Cronin, 1989 : 61). Sans parler de la ques­tion de l’intérêt général, il
apparaît que la poursuite par les individus de leurs propres intérêts objec­tifs est
nécessairement un exercice difficile, car l’information sur les enjeux politi­ques
n’est que ra­rement satisfaisante. Ainsi, en démo­cratie directe, les intérêts des
260

co­mités référendai­res sont parfois en conflit avec les intérêts de trans­parence


et d’information des électeurs102.
Pourtant, dans le cas de certains référendums aux Etats-Unis, les votants
parais­sent se déterminer en fonction de leurs intérêts pro­pres, ou du moins en
fonction de leurs inté­rêts présumés (Bowler and Dono­van, 1994). Ce résultat
va à l’encontre des tra­vaux favorisant des explications du type symbolic politics,
qui dissocient l’intérêt personnel et les motiva­tions du vote – celles-ci dépassant
largement les considé­rations utilitaristes – et considèrent généralement que la
démocratie directe pose des exigences telles que « le vote est principale­ment
un processus non rationnel, idiosyn­cratique, produisant des décisions qui sont
inconsis­tantes avec les désirs des votants » (Bowler and Donovan 1994 : 22
[NT]). Certes, les au­teurs recon­naissent que leur analyse empirique se base
sur des cas où l’intérêt personnel des votants est le plus susceptible d’être
reconnu im­médiatement. De fait, le rôle de l’information est mani­feste : lorsque
le contenu des projets est succinctement expliqué aux répondants, ceux-ci sont
mieux à même de faire correspondre leur déci­sion avec leurs intérêts propres.
Autrement dit, il est probable que la perception par les individus de leur intérêt
est moins évidente lorsqu’on les invite à « faire des choix à propos d’enjeux où
il n’y a pas claire­ment de gagnants et de perdants, ou pour lesquels les coûts et
bénéfices ne sont pas immédia­tement visibles pour des catégories particulières
de votants » (1994 : 21 [NT]). Dans l’ensemble, tou­tefois, plusieurs études dans
des domaines très différents suggèrent que la rationalité substan­tive constitue
la règle plutôt que l’exception, et que l’information sur les enjeux joue un rôle
tout à fait primordial à cet égard (pour la Suisse, voir Klöti und Ruloff, 1996 ;
Weck-Hanne­mann, 1990).
Il n’en demeure pas moins que la rationalité est un concept dis­tinct de
celui de sophistication poli­tique (Luskin, 1987). Certes, « [m]ore sophisticated
people, with their greater knowledge of political means and means-ends
connections, should do better at maximizing their ‹ objec­tive › interests. The
relationship is causal, however, not defini­tional » (1987 : 864). Cependant, une
étude reportée par Abelson (1996 : 31) suggère que les calculs coûts-bénéfices
requièrent des aptitudes particulières, qui font défaut même à des individus très
compétents sur un plan général, mais qui peuvent s’obtenir par un apprentissage
approprié. Quoi qu’il en soit, les théories néo-utilitaristes à la base du concept
de rationalité comme « maximisation de l’intérêt personnel » atteignent
rapidement leurs limites pour expliquer les comportements po­litiques et n’ont
jusqu’ici jamais résolu « les disputes interminables sur le concept ‹ d’intérêt
véritable › » (Piz­zorno, 1986 : 356). Certains exemples concrets (e. g. Russett
102
Aux Etats-Unis, les comités référendaires ont tendance à simplifier leurs textes, afin
d’éviter que les signatai­res potentiels ne les lisent en entier, ne posent des questions
ou n’engagent des discussions, retardant ainsi la ré­colte des signatures (Cronin 1989 :
208). Par ailleurs, le lancement par certains groupes d’intérêt de contre-pro­jets à des
initiatives pourrait parfois viser déli­bérément à créer une certaine confusion et à stimuler
une préfé­rence pour le statu quo (Banducci 1998 : 110).
261

and Slemrod, 1992) pourraient aussi bien témoigner de la « rationalité » que


de « l’irrationalité » des individus, suivant les pré­supposés conceptuels et normatifs
de l’observateur. De plus, les conclusions des diffé­rentes études empiriques
dépendent également de leurs particularités méthodologiques. Tandis que certains
spécialistes (e. g. Page and Shapiro, 1992) raisonnent au niveau agrégé, sur des
échel­les de temps relativement vastes, les ana­lystes économiques raisonnent
au niveau indivi­duel, dans une perspective de court terme appropriée aux
changements continuels du contexte de choix. Enfin, la prépondérance des
raisonnements utilitaristes dépend aussi de l’impor­tance de la dimension sym­
bolique des enjeux examinés – une dimension générale­ment plus dévelop­pée
pour les enjeux sociaux et politiques que pour les enjeux économiques (Abelson,
1996). En effet, les inté­rêts personnels des individus ont vraisemblablement
une moindre portée sur leurs com­portements et leurs opinions spécifiques,
en comparaison de leurs attitu­des « symbo­liques » (i. e. sympathie partisane,
idéologie, préjugés raciaux, etc.) (Sears et al., 1980).
En fin de compte, il est peut-être aussi important de cerner les limites
des théories du calcul ration­nel dans l’explication des opinions que de cer­ner les
limites des individus à procéder de manière ra­tionnelle dans leurs choix politi­ques.
Du reste, l’un des seuls points communs à tous les modèles de choix rationnel
est simplement que les individus agissent « pour une certaine raison » (purposively)
(Fiorina, 1996 : 87) – l’action pou­vant elle-même constituer cette raison. En
somme, « [i]t is time to move beyond the heated, but fruitless, debate about
whether people are rational and toward a scientific search for the elements
of reason » (Lupia et al., 2000 : 11). Notre discussion de la rationalité comme
corres­pondance entre inté­rêts, pré­férences et décisions met surtout en avant
que la rationalité, sous quelque forme que ce soit, n’est pas une pro­priété des attitudes, mais
plutôt une caractéris­tique situa­tionnelle des indi­vidus qui forment et ex­priment des attitu­des.
Ainsi, quand bien même cette discussion se ré­vélera importante pour éclairer
certains aspects de notre modèle (voir chap. 4.3.3), il im­porte également de
souligner que le concept de rationa­lité est étranger à notre analyse de la
nature des attitudes – l’expression « attitude irra­tionnelle » n’a aucun sens à
nos yeux. En revanche, la cohé­rence des attitudes, qu’elle soit mesurée par leur
degré de centra­lité (co­hérence ho­rizon­tale), leur degré d’abstraction (cohé­rence
verticale) ou leur degré de stabi­lité (cohérence lon­gitudi­nale), est une pro­priété
des attitudes et des systèmes d’attitudes.

4.2 Dimensions des attitudes : intensité, complexité et


­ambivalence
4.2.1 Les composants des attitudes
Jusqu’à présent, nous avons parlé des attitudes et des systèmes d’attitudes es-
sentiellement en termes de cognitions. On a cependant coutume de distinguer
262

trois composants (components) des attitudes. En premier lieu, le composant cognitif


est relatif aux « propriétés distinctives attri­buées à un objet mental » (McGuire,
1985 : 242), autrement dit à ce que l’on sait d’un ob­jet. Ce compo­sant est
généralement assimilé aux croyances (beliefs), c’est-à-dire à des « asso­ciations
ou des liens que les individus établissent entre l’objet d’une attitude et diverses
ca­ractéristiques » (Eagly and Chaiken, 1993 : 11 [NT]). Pour Daniel Katz
(1966 : 56), le composant cognitif comporte deux dimen­sions : le degré de
spécificité ou de généralité d’une attitude (que l’on peut rapprocher du concept
d’abstraction exposé plus haut), ainsi que son degré de différenciation, c’est-à-dire
« le nombre de croyances ou d’items cogni­tifs contenus dans une attitude ».
Cette dernière dimension suggère l’hypothèse que plus la structure cognitive
d’une attitude est simple, plus il est aisé de la modifier. A la dimension de la
différenciation, Tetlock (1986 : 819) adjoint la dimension de l’intégration, qui
« se réfère au développement de connexions conceptuelles entre les différentes
caractéristiques » qu’un individu attribue à un objet d’attitude, et qui s’appa-
rente ainsi au concept de constraint (Luskin, 1987 : 859–60).
En second lieu, le composant affectif (ou évaluatif, selon certains auteurs)
des attitudes fait référence à l’évaluation d’un objet en termes de goût, de
désirabi­lité, d’attachement – « how much the person likes the object of thought »
(McGuire, 1985 : 242). Plutôt qu’en des cogni­tions, ces évalua­tions consistent en
« des sentiments, des humeurs, des émotions, et une acti­vité du système nerveux
sympathique en rapport avec un objet d’attitude » (Eagly and Chaiken, 1993 :
11 [NT]). Les affects constituent une catégorie assez large d’objets mentaux,
dans laquelle certains auteurs rangent aussi bien des constructs motivationnels
(arousal, incentives, needs, motives, etc.) que des constructs émotionnels (Eagly and
Chaiken, 1993 : 390–1). Le composant affectif a surtout été étudié en termes
d’intensité des jugements, suivant la tra­dition instaurée dans les années 1920 par
Thurstone (voir Dahl, 1956 ; Lane and Sears, 1964 : chap. 9 ; Katz, 1966).
Mais ce composant a également été appréhendé en termes de centra­lité (e. g.
Schuman and Presser, 1981 : chap. 9), d’extrémité, d’importance ou de certi­tude
des ju­ge­ments (e. g. Fishbein and Ajzen, 1981 ; Krosnick and Fa­brigar, 1995 ;
Guge et al., 1997). Nous examinerons plus précisément le composant af­fectif
ci-après (voir chap. 4.2.2).
Pour l’heure, notons que les composants cognitif et affectif des
attitudes sont souvent très difficiles à dis­tinguer empi­riquement, et qu’ils
se révèlent généralement fortement corrélés (Katz, 1966 : 56–7 ; McGuire,
1985 : 242 ; Eagly and Chaiken, 1993 : 12–3)103. Par exemple, il existe une
relation substantielle entre la certitude des opinions à propos d’un enjeu et
le degré d’intégration et de différenciation des cognitions liées à cet enjeu

103
Cette difficulté vient notamment de ce que les deux composants peuvent être mesurés
par des réponses évaluati­ves, sur des continuums variant de très négatif à très positif.
Ceci remet en question l’équivalence entre « affectif » et « évaluatif » qui a prévalu
dans un pre­mier temps (Eagly and Chai­ken 1993 : 10–7) .
263

(Tetlock, 1986 : 823–4). De même, la centralité « motivationnelle » d’un objet


d’attitude est sans doute très forte­ment corrélée avec sa centralité « cognitive »
(Converse, 1970 : 181–6). Pour leur part, Fishbein et Aj­zen (1981) conçoivent
un rapport nécessaire entre cognitions et affects, puisque les attitudes devraient
être mesurées, selon eux, comme le produit de deux types d’évaluations : une
éva­luation des propriétés asso­ciées à un objet et une évaluation de la force
de ces asso­ciations104. Pour d’autres spécialistes s’inspirant des théories de
l’équilibre (e. g. Rosenberg, 1965 : 295–8 ; 1967 : 142–8), la corrélation entre
les composants affectif et cognitif est le ré­sultat d’une ten­dance des individus à
maintenir une certaine cohérence au sein de leurs attitu­des, plus spécifi­quement
entre le « noyau affectif » des attitudes et les valences asso­ciées aux différentes
croyances (eva­luative-cognitive consistency theory)105.
Cette tendance suggère l’existence d’une troisième catégorie d’objets
mentaux intervenant dans les processus psychiques. De fait, on adjoint
communément aux cognitions et aux affects un troisième composant, la
di­mension conative (behavorial), qui fait référence à l’aspect com­portemen­tal
des attitu­des. Ce composant se rapporte quelquefois aux intentions d’agir à
l’égard d’un objet de pensée (Fishbein and Ajzen, 1981 ; McGuire, 1985 :
242 ; Kriesi, 1993b), parfois aux actions manifestes (overt actions) (Eagly and
Chaiken, 1993 : 12). On peut éga­lement rapprocher le composant conatif
des attitudes de cer­tains constructs motivationnels, comme les « besoins » ou les
« mo­tifs ». Pourtant, ainsi que nous l’avons indiqué plus haut, les motiva­tions
sont parfois considérées comme une famille d’affects, au même titre que les
émotions. En fait, la raison d’être de ce troisième com­po­sant est souvent
contestée, notam­ment lorsqu’il est uti­lisé « pour expliquer la diver­gence entre
les attitu­des exprimées et les compor­tements effec­tifs » (Bergman, 1998 : 84)
ou pour exclure de la définition d’attitude les cons­tructs non liés à des actions
(Fazio, 1986 : 205). En particulier, les motivations – dont le rôle était autrefois
prépondérant dans les théories de l’équilibre ou de la dissonance cogni­tive

104
Cette dernière évaluation (« belief strength ») correspond à la « probabilité subjective »
qu’un objet pos­sède les propriétés en question. Plus précisément, « a person’s attitude
toward an object is a function of his salient beliefs about that object. Each belief links
the object with a valued attribute. The attitude is determined by the person’s evaluation
of the attributes associated with the object and by the strength of these associations.
Specifically, the evaluation of each salient attribute contributes to the attitude in
proportion to the person’s subjective probability that the object has the attribute in
question. By multiplying belief strength and attribute evaluation, and summing the
resulting pro­ducts, we obtain an estimate of attitude toward an object based on the
person’s salient beliefs about that object » (Fishbein and Ajzen 1981 : 263).
105
Pour certains auteurs, cha­que attitude possède un « noyau affectif », reflétant de manière
chronique l’orientation générale des affects à propos d’un objet : « The affective core
of the attitude is simply the person’s habitual posi­tive or ne­gative evaluative orientation
toward the attitude object » (Rosenberg 1967 : 142–3).
264

– ont été largement délaissées avec l’émergence de la psychologie cognitive


et des appro­ches de type information-processing (voir Fiske and Taylor, 1991 :
463–7 ; Conover and Feld­man, 1991 : 1366). A cet égard, il est frappant de
constater que les motivations sont totale­ment ab­sentes du tour d’horizon de la
psychologie cognitive effectué par Anderson (1995)106, comme de la plupart
des travaux dans ce domaine (Eagly and Chaiken, 1993 : 389–91).
De manière générale, une certaine ambi­guïté demeure quant à sa­voir
ce qui relève des dispo­si­tions et ce qui relève du comportement. Pour Rokeach
(1966 : 536), par exemple, l’expression d’une opinion constitue en réalité une
forme particu­lière de com­portement, et non la révéla­tion d’une attitude à pro­prement
parler. En d’autres termes, « the opinions expressed by the public on political
is­sues should be un­derstood not as the revelation of fixed inner states but as
the result of a question-answering process » (Kinder and Sanders, 1990 : 99).
Pour notre part, sans nier son exis­tence, nous fe­rons abstraction du compo­sant
conatif des attitu­des compris comme « action », pré­férant nous en tenir à
notre distinction conceptuelle entre attitu­des et opinions – selon laquelle une
opinion constitue une action révélatrice ou justificatrice d’une attitude, voire
d’autres opinions. En revanche, le composant conatif compris comme « moti­
vation vis-à-vis d’un objet » occupera une place centrale dans notre modèle
(voir chap. 4.3). Ce genre de construct motivationnel peut impliquer autant
une disposition relativement passive (par exemple, en suscitant l’exposition à
un message) qu’une disposition relativement active (par exemple, en suscitant
l’élaboration cognitive d’un message).

4.2.2 L’intensité des attitudes


On considère généralement que la force des attitudes et leur résistance au changement
sont tributaires de certaines dimensions (voir Krosnick and Fabrigar, 1995 ;
Bizer et al., 2000). Ces di­mensions sont parfois difficiles à subordon­ner à un
composant plutôt qu’à un autre, ou alors sont liées à d’autres entités que les
attitu­des elles-mêmes (e. g. les structures d’attitudes, les états subjectifs ou la
mémoire des individus). De plus, « [a] compli­cating fac­tor in discus­sions of
attitude strength has been the large num­ber of related concepts suggested,
each dif­ferent from the others in ways that are intuiti­vely intri­guing but em-
pirically untested : inten­sity, centrality, salience, certainty, ego-invol­vement,
importance, confidence, crystalliza­tion, am­bivalence » (Schuman and Presser,
1981 : 231–2). Ensuite, aussi bien le composant co­gnitif que le composant
affectif des attitudes peuvent contri­buer à la cohérence des systèmes d’attitudes,
permettant de comprendre et de prédire les pré­férences individuelles sur des
en­jeux spécifi­ques (Snider­man et al., 1986, 1993). Enfin, cer­tains spécialistes

106
A une seule reprise, Anderson compare les effets de « l’intentionnalité » et du mode
d’apprentissage sur la capacité de mémorisation, et conclut que « l’intention d’apprendre
ou la quantité de motivation à apprendre n’ont aucun effet » (1995 : 193 [NT]).
265

défendent le point de vue que les processus cognitifs et affectifs peuvent se


dé­rouler de manière largement indépendante les uns des au­tres, et que les
affects « précè­dent » les cogni­tions dans de nombreuses situations courantes
(e. g. Fiske and Taylor, 1991 : 450–7 ; Marcus et al., 2000 ; LeDoux, 2002).
Pour notre part, nous faisons dépendre la force des attitudes de leur
composant affectif, et plus précisément de l’intensité des jugements exprimés.
L’intensité d’un jugement peut se com­prendre comme son éloignement
par rapport à une position neutre ou indif­fé­rente vis-à-vis d’un objet,
indépendamment de sa direction ou de sa polarité (e. g. pour ou contre un candi­dat).
En admettant que l’on puisse mesurer et représenter les attitudes sur des axes
bipo­laires – une prémisse controversée (voir chap. 4.2.4) –, plus les croyances
constituti­ves d’une at­titude se rap­pro­chent de l’une des extrémités de l’échelle,
plus cette attitude sera considérée comme in­tense, c’est-à-dire forte et résistante
au changement. Certes, cette conceptualisation de la force des attitudes fait
abstraction d’autres dimensions souvent étu­diées : centralité, saillance, etc.
(Campbell et al., 1985 [1964] : chap. 7). Mais il s’avère que différents indi­cateurs
de la « force » sous-jacente des attitudes ten­dent à être in­terchan­geables d’un
point de vue pratique (Schuman and Presser, 1981 : chap. 9)107.
Pour de nombreux auteurs, plus les attitudes sont intenses, plus elles
sont résistantes au chan­gement (Krosnick and Fabrigar, 1995)108. En substance,
cela signifie que la relation entre l’intensité (ou l’extrémité) des attitudes et
l’amplitude des changements provoqués par un mes­sage est géné­ralement
négative. Cependant, si l’on modélise la relation sous une forme gra­phique
plus ha­bituelle, c’est-à-dire avec une échelle d’attitude bipolaire en abscisse et
l’amplitude du chan­gement en ordonnée, la relation prédite est curvi-linéaire,
en forme de ∩. Par ailleurs, plus un enjeu est connu et sus­cite des sentiments
intenses, plus l’attitude vis-à-vis de cet enjeu est forte et peut orienter les com­
portements, par exemple les choix électoraux (voir Campbell et al., 1964 : 98).
Ainsi, l’intérêt des chercheurs pour le mesu­rage de la force des croyances et des
107
L’intensité est mesurée par la « force subjective du sentiment » à propos d’un enjeu ;
la centralité est mesurée par « l’importance subjective » attribuée à un enjeu ; le degré
d’engagement (« committed action ») se réfère aux actions menées par les individus en
rela­tion avec un enjeu donné (écrire des lettres, donner de l’argent) (Schu­man and Presser
1981 : 234–40). L’interchangeabilité des indica­teurs s’applique plus spéciale­ment aux
enjeux où la direction des jugements est liée de façon linéaire à leur force, c’est-à-dire
à l’intensité des jugements ou à d’autres mesures similaires (1981 : 247–8).
108
Paradoxalement, au niveau agrégé, le fait que les individus aient des préférences faibles
sur les enjeux politi­ques – tout comme le fait qu’ils soient peu informés à leur sujet
– contribue à la stabilité du système, car en de telles cir­constances seules des minorités
avec de fortes préférences se constituent en force d’opposition (Dahl 1956 ; Key 1964).
Au contraire, « [i]f the majority of voters held strong preferences the system might
quickly become un­workable ; only so long as most voters are relatively uninvolved in the
ideological arguments of the parti­sans is the peaceful resolution of conflict possible »
(Russett 1969 : 126).
266

attitudes ré­side en partie dans le pouvoir discriminant de cette variable dans


les modèles de prédiction des comportements politiques. Comme l’ont montré
les travaux de Russell Fazio, les attitudes fortes – qui se distinguent par une
expérience directe avec l’objet d’attitude, et donc par un lien plus intense en­tre
l’objet et son évaluation – sont plus « acces­sibles », plus faciles à récupérer
de la mémoire, ont une structure plus complexe et multi-di­mensionnnelle,
sont exprimées avec une plus grande certitude, sont plus résistantes à la per­
suasion, et par conséquent plus prédictives des actions pouvant reposer sur ces
attitudes (Fa­zio, 1986 ; Eagly and Chai­ken, 1993 : 195–6 ; Aldrich et al., 1989 :
126). De fait, les attitu­des plus extrê­mes génèrent des opinions exprimées plus
rapidement (Zaller, 1992 : 85–6).
Cependant, la relation curvi-linéaire postulée généralement entre
l’échelle d’attitude et l’amplitude du changement pourrait s’appliquer de façon
restreinte, c’est-à-dire à certains individus et à cer­tains enjeux. Ainsi, à la suite
des changements intervenus en URSS avec l’accession au pou­voir de Mikhail
Gor­batchev, Peffley et Hurwitz (1992 : 445–9) observent que les per­cep­tions
de « l’hostilité » et de « l’honnêteté » des Sovié­tiques ont changé le plus parmi
les ci­toyens américains qui détenaient initialement les im­ages les plus négatives,
et le moins parmi ceux qui avaient les images les plus bienveillantes (ou les
« moins négatives »). En d’autres termes, les opinions extrêmes sont les plus
perméables ou les plus résistantes au changement, selon leur valence négative
ou positive. Ce n’est que parmi les individus bénéfi­ciant d’un niveau élevé
d’expertise que la relation curvi-linéaire prédite est clairement con­firmée par
les don­nées empiriques – les personnes possédant les images les plus modérées
modifiant le plus leurs perceptions, mais uniquement vis-à-vis de l’hostilité
des Soviétiques, et non vis-à-vis de leur honnêteté (une dimension peut-être
plus centrale ; voir infra).
Sans pour autant généraliser les résultats obtenus par Peffley et Hurwitz
(1992), ceux-ci sug­gèrent qu’une relation curvi-linéaire entre les échelles
d’attitudes et l’amplitude du change­ment se manifeste sous certaines conditions.
Premièrement, il se peut qu’une telle relation disparaisse si le potentiel de changement
n’est pas suffisamment important, c’est-à-dire si le stimulus n’est pas assez
fort ou persuasif pour susciter une révision des attitudes initiales. Dans notre
exemple, les réformes en URSS étaient potentiellement plus « frappantes » pour
les personnes dont les attitudes étaient les plus incompatibles avec la nou­velle
image des Soviéti­ques – « individuals with more negative images may change
more because they have further to move » (Peffley and Hurwitz, 1992 : 448).
Deuxièmement, la résis­tance induite par des at­titudes intenses présuppose
un certain niveau d’expertise, c’est-à-dire une compréhension préalable des
messa­ges et une capacité à reconnaître s’ils sont congruents ou incongruents
vis-à-vis de nos propres valeurs (Zaller, 1992). Par conséquent, sur des enjeux
peu obtrusifs comme l’hostilité de l’URSS, la relation curvi-linéaire entre
attitude initiale et chan­gement est susceptible de se limiter aux experts : ceux
267

avec des images originellement très négatives au­ront tendance à discréditer


les informations présentant les Soviétiques sous un nouveau jour, tandis que
ceux avec des images initiales positives ne peuvent guère re­considérer leurs
per­ceptions déjà très favorables. Enfin, le potentiel de changement dépend dans
une certaine me­sure de la centralité des attitudes impliquées (voir Jervis, 1976 :
297 ff.). Plus une attitude est périphérique (e. g. hostilité des Soviétiques), plus
les mécanismes de ré­sis­tance sont suscepti­bles de produire la relation curvi-
linéaire postulée. Au contraire, plus une attitude est centrale (e. g. honnêteté
des Soviétiques), plus ces mécanismes sont inhibés, y compris parmi les indi­
vidus les plus compétents (Peffley and Hurwitz, 1992 : 449).
Le mesurage de la force des attitudes pose d’autres questions théoriques
et em­piriques de première importance. Dans la littérature de psychologie sociale
et de science poli­tique, nous identifions au moins trois enjeux de discussion
concernant la me­sure de la force des attitudes, en particulier au moyen des
sondages d’opinion. Le premier débat concerne l’influence de la présence
ou de l’absence d’une catégorie de ré­ponse médiane pour les ques­tions destinées à
mesurer l’intensité d’une opinion. Tendanciel­lement, il semble que les effets
de réponse in­duits par la possibilité de donner une réponse « neutre » ont une
portée limitée. En effet, bien que les « sans opinion » voient leur fréquence
diminuer au profit de la catégorie médiane, la presque totalité du chan­gement
se produit par une désaffec­tion des caté­gories qui possèdent une va­lence. Or,
ce phé­nomène affecte les deux pôles évaluatifs de ma­nière proportionnelle, de
sorte que l’inclusion ou l’exclusion d’une catégorie médiane n’a pas d’impact
majeur sur la distribution des opinions (Schuman and Presser, 1981 : chap.
6). Cer­tains spécialistes recom­mandent tout de même de ne pas inclure de
catégorie médiane dans les items, afin de mieux évaluer dans un deuxième
temps l’intensité des opinions : « Do not ex­plicitly provide the middle ca­tegory,
and thereby avoid losing information about the direction in which some people
lean, but follow the ques­tion with an intensity item, thus separating those who
defi­nitely occupy a position from those who only lean toward it » (Converse
and Presser, 1986 : 37).
Les autres points de débat que nous souhaitons aborder portent sur la
signification réelle des « sans opinion » et sur l’ambivalence des attitudes. Les
prochaines sections seront consa­crées à ces questions. En définitive, nous
tenterons d’établir si une faible intensité des juge­ments ex­pri­més implique
nécessairement une faiblesse des attitudes sous-jacentes, et nous chercherons
à discerner ce qui, dans les réponses « médianes » faites aux ques­tions de
sondage, relève de l’ignorance, de la neutralité, de l’indifférence ou de l’ambivalence des
jugements.

Le problème des « don’t know responses »


Fréquemment, les concepteurs de sondages cherchent à minimiser le nombre
de « sans opi­nion » (don’t know responses, ci-après DK), notamment en évitant
268

de faire figurer cette alter­native dans les ques­tions posées. En effet, ce type
de réponses est généralement assimilé à des données man­quantes et entraîne
une réduction indésirable de la taille de l’échantillon (Schu­man and Pres­ser,
1981 : 113–4). Toute­fois, cette pratique présente aussi des inconvénients,
puisqu’elle incite les répondants à pro­duire une réponse même lorsque ceux-ci
n’ont pas de « vraie » opi­nion (Converse, 1970). De fait, les DK constituent une
faible proportion des répon­ses en com­parai­son des réponses « obligeantes »
que les individus sans aucun avis fournissent, essentiel­lement au hasard,
pour satisfaire aux attentes des enquêteurs – des non-attitudes selon Converse
(1970 : 171–6). Dans ces conditions, certains estiment qu’il est « préférable
de traiter des données man­quantes que des mesures parasitées » (Converse,
1970 : 171), et re­commandent de présenter claire­ment aux ré­pondants l’option
DK comme une réponse légi­time (Converse and Presser, 1986 : 35–6). Pour
cela, on fait parfois usage de questions filtres avant de requé­rir un choix entre
des alternatives ; par exemple : « Have you been inte­rested in this enough to
favor one side over the other ? » ; « Here is a statement about another country.
Not everyone has an opinion on this. If you do not have an opinion just say
so » ; « Diffe­rent things are im­portant to different people, so we don’t ex­pect
everyone to have an opinion about all of these things » (Schu­man and Presser,
1981 : 114 ; Converse and Presser, 1986 : 35 ; Converse, 1970 : 171). Ce
type de pro­cédure constitue ce­pendant une exception, et dans la plupart des
ques­tion­naires les items ne sont pas « filtrés ». En même temps, il ne faut pas
sous-estimer la capacité des individus à choisir eux-mêmes l’option DK lorsque
les ques­tions posées dépassent leurs compétences de manière évidente. Ainsi,
une forte majorité de répondants améri­cains sollicitent eux-mêmes cette option
lorsqu’on les interroge à propos d’enjeux « plausibles, mais obscurs ou fictifs »
(Converse and Presser, 1986 : 36).
Lorsque des questions filtres sont utilisées, le pourcentage de DK subit
une augmenta­tion substantielle (Schuman and Presser, 1981 : 116–25), mais
particulièrement prononcée parmi les individus peu compétents (Zaller and
Feldman, 1992 : 603). Cette proportion peut égale­ment varier selon les enjeux
et les questions filtres – en particulier selon leur « degré d’encouragement » à
admettre une absence d’opinion. Mais la conséquence la plus im­portante de
l’utilisation de questions filtres est une modifica­tion éventuelle de la distribution
des opi­nions substantives (c’est-à-dire toute réponse « valide », à l’exclusion
des DK). En ré­alité, dans la grande majorité des cas analysés par Schuman
et Presser (1981 : 126–8), les fré­quences relati­ves ne varient pas de manière
si­gnificative lorsque les floaters (i. e. les in­divi­dus qui préfè­rent répondre DK
lorsqu’on leur en offre claire­ment la possibilité) sont reti­rés des caté­gories
substantives. En somme, le filtrage des DK n’a pas d’influence nota­ble d’un
point de vue descriptif, univarié. De même, à de rares exceptions près, il appa­
raît que les re­lations entre variables ne sont que marginalement affectées par
les procédures de filtrage (1981 : 129–37). Pour­tant, « les changements dans
269

les filtres, la formulation des ques­tions et les catégories de réponse des sonda-
ges NES semblent responsables de la plus grande part de l’augmentation des
corrél­ations entre les items de 1960 à 1964 » (Luskin, 1987 : 868 [NT]). Ainsi,
« quand on com­pare l’évolution des coefficients de corrélation des répon­ses en
gardant des questions à for­mulation identique, on ne constate plus d’évolution
signifi­cative des années 1950 aux années 1970 » (Gaxie, 1982 : 255). Ceci
signifie que l’accroissement pré­sumé de la cohé­rence du pu­blic américain à
cette période (Nie et al., 1976) pourrait être en partie d’origine artefac­tuelle.

Beaucoup d’opinions sur beaucoup d’enjeux : le rôle de la


compétence politique
Apparemment, les individus qui ont une attitude faible à propos d’un enjeu sont
plus suscepti­bles de changer d’opinion lorsqu’une catégorie médiane est ajoutée
ou retranchée des alterna­tives de réponse, par rapport aux personnes qui ont
une attitude forte (Converse and Presser, 1986 : 37). De même, les personnes qui
ont une attitude faible (ou peu centrale) à propos d’un enjeu sont plus suscepti­
bles de renoncer à donner une opi­nion lorsque l’option DK est explicitement
disponi­ble (Schuman and Presser, 1981 : 142–3). Ce résultat suggère que le
fait d’exprimer une opinion, quelle qu’elle soit (i. e. une opinionation), n’est pas
sans lien avec la force des attitudes, la certitude des juge­ments (Tetlock, 1986 :
823–4) ou le « besoin de ré­solution cognitive » (Kruglanski, 1996)109. A son
tour, l’opinionation semble dépendre en partie du niveau objectif de compétence
po­litique des indivi­dus : plus ceux-ci sont compé­tents sur les affaires politiques,
plus ils émettent d’opinions sur la série d’enjeux qu’on leur présente (Krosnick
and Milburn, 1990 ; Zaller, 1990 : 129). La compétence (ou sophisti­cation)
politique exprime en effet le degré de différenciation des systèmes d’attitudes
(Luskin, 1987). Dans une moindre mesure, le nombre d’opinions (ou niveau
d’opiniona­tion110) est égale­ment tribu­taire du ni­veau d’éducation et de certaines
caracté­ristiques so­cio-dé­mogra­phiques. En revan­che, l’effet d’autres variables
indi­viduelles (notamment la compé­tence sub­jective des répon­dants) dispa­raît
dans une analyse multi-variée (Krosnick and Milburn, 1990 : 60–1).
Par ailleurs, plusieurs interactions entre ces variables apparais­sent
comme significatives dans un modèle explicatif global. En particulier, le niveau
de compétence objective semble jouer un rôle inhibiteur pour l’impact des
autres variables (Krosnick and Milburn, 1990 : 64–7). Par exemple, à de faibles

109
A noter que le besoin de résolution cognitive (« need for cognitive clo­sure ») peut être
spécifique (« an individ­ual’s desire for a firm answer to a ques­tion and an aversion to
ambiguity ») ou non-spé­cifique (« the de­sire for an answer on a given topic, any answer
compared to confusion and ambiguity ») (Krug­lanski 1996 : 467).
110
Le niveau d’opinionation correspond au nombre d’opinions exprimées par une personne
sur une série d’enjeux, c’est-à-dire « the total number of opinions he or she expres­sed
(…) divided by the total number of opi­nion questions he or she was asked » (Krosnick
and Milburn 1990 : 54).
270

niveaux de compétence, l’éducation produit un effet positif sur le nom­bre


d’opinions émises ; mais à mesure que la compétence augmente, l’influence
de l’éducation décroît jusqu’à devenir négative parmi les individus les plus
compétents. Pour les auteurs, l’aptitude cognitive transmise par l’éducation
permet aux individus bien informés de recon­naître la complexité des enjeux
politiques, et les dissuade de formuler des jugements « sim­plistes » (1990 :
64). Un autre effet interactif intéressant émerge entre le niveau d’intérêt pour
la politique et le de­gré d’exposition à l’information médiati­que : « Among
people who were very interested in poli­tics, expo­sure to political information
increased opinionation, as would be expected. But among people who were
uninterested in politics, frequent exposure to politi­cal information actually
decrea­sed opinionation. This may reflect a reactance-like process whereby
these in­dividuals actively distance themselves from what they might consider
to be a constant, per­haps even annoying flow of uninteresting in­formation »
(1990 : 65).
Sur un plan méthodologique, on peut avancer que le nombre d’opinions
exprimées, bien que lié à divers indicateurs de compétence ou d’expertise poli­
tique, ne mesure pas la même di­mension sous-jacente. Ainsi, il faut résister à la
tentation de renverser la causalité et de consi­dérer le « niveau d’opinionation »
comme un antécédent des attitudes à l’instar du niveau de compétence
(Krosnick and Milburn, 1990 : 69). Cependant, s’il est relativement aisé de
distin­guer les facteurs expli­catifs du nombre d’opinions exprimées, une tâche
plus difficile consiste à inter­préter la signifi­cation même du manque d’opinions,
et à en préciser les implications pour no­tre étude de la structure interne des
attitu­des. Sui generis, une absence d’opinion dé­note-t-elle une véritable absence
d’évaluation de l’objet d’attitude, une neu­tralité des juge­ments, une incerti­tude
des jugements, ou alors une forte ambivalence des atti­tudes ? L’hypothèse géné­
rale de la section suivante postule que, sous certaines condi­tions, le nombre
d’opinions à pro­pos d’un même enjeu – i. e. la complexité intégrative d’une atti­tude
– dé­coule de dispo­sitions psychologiques plus fondamentales que les attitudes
et les opinions elles-mêmes.
Ceci dit, la compétence politique ne détermine pas seulement le nombre
d’opinions énoncées, mais également leur qualité et leur cohérence horizontale
(voir chap. 4.1.2). En effet, un niveau élevé de compétence induit une certaine
garantie que les informations seront correctement filtrées en fonction des valeurs
essentielles d’une personne (Zaller, 1992). Nous reviendrons longuement sur
cette question au moment de présenter notre propre modèle (voir chap. 4.3).
Pour l’heure, puisque l’information et la compétence politique semblent être
la clé des choix « cohérents », on peut se demander quelles seraient les conséquences
d’une optimisation générale du niveau de compétence au sein du grand public. Plus
modestement, certaines études ont cherché à établir quelles sont les opinions
des citoyens lorsque certaines procédures les aident à effectuer un traitement
271

« systématique » et « attentif » de l’information (Luskin et al., 1996 ; Bütschi


and Kriesi, 1996).
Par exemple, le choice questionnaire « confronte les répondants avec un
problème pré-structuré et leur demande d’évaluer les conséquences d’une
série d’alternatives susceptibles d’apporter une réponse à ce problème »
(Bütschi and Kriesi, 1996 : 3 [NT]). Ainsi, engagés dans une « délibération
virtuelle avec des experts », les répondants sont susceptibles de procéder à une
évaluation « éclairée » des problèmes et de leurs solutions, et de fournir une
information précieuse aux décideurs politiques, qui sont eux-mêmes confrontés
à ces problèmes et souhaitent connaître la faisabilité de différentes options
(Bütschi, 1996a : 28 ; 1996b : 22). Afin d’estimer l’impact de la délibération
virtuelle sur un problème, on mesure généralement les opinions avant et
après les évaluations des différentes alternatives. De fait, analyse de Bütschi
suggère que, sur la question des dommages à l’environnement causés par le
trafic privé, l’impact de la délibération varie d’une mesure politique à l’autre.
Pour une seule mesure, les opinions finales sont principalement déterminées
par les évaluations de cette mesure (1996a : 27). Pour trois autres mesures,
les opinions initiales et les évaluations influencent les opinions finales dans la
même proportion, tandis que l’impact des opinions initiales est prépondérant
pour les quatre dernières mesures. Le succès du choice questionnaire n’est donc
pas uniforme, et dépend des alternatives soumises à la délibération (Bütschi,
1996a : 28–9). Au-delà de son succès mitigé dans le cas d’espèce, le choice
questionnaire n’est pas véritablement en mesure de cerner les conséquences d’une
meilleure information sur les enjeux politiques, puisqu’il manque une véritable
« constante » à laquelle comparer l’effet spécifique de cette information.
Les études quasi-expérimentales, comme celle de Kriesi et Bütschi (1996)
sur le problème des émissions de CO2 dans l’atmosphère, semblent mieux
adaptées à cet objectif. Cependant, il s’avère que la diffusion d’informations
supplémentaires dans un groupe expérimental n’affecte guère les opinions de
manière significative, par rapport à un groupe de contrôle. En effet, pendant
la durée d’une étude, les individus sont également exposés à un très grand
nombre d’autres messages, transmis par de multiples canaux. Bien que
le contexte « naturel » des quasi-expériences leur prête un degré élevé de
validité externe, les effets imputés à des messages expérimentaux particuliers
ne peuvent être que très limités, du moins en ce qui concerne le changement des
opinions (Kriesi and Bütschi, 1996 : 10, 24). En substance, les opinions mesurées
par le sondage final sont avant tout tributaires des opinions mesurées par les
sondages précédents. Dans la mesure où les messages expérimentaux ont un
quelconque impact, ils contribuent plutôt au renforcement des opinions initiales,
et donc à une polarisation des opinions (1996 : 22).
Pour tenter de contourner les difficultés posées par les méthodes de
« délibération virtuelle » et les études quasi-expérimentales, une troisième
méthode consiste à procéder à une simulation du comportement d’un électorat
272

hypothétique « parfaitement informé ». Par une procédure statistique


adéquate111, Bartels a cherché à tester l’hypothèse selon laquelle les individus
non-informés votent comme s’ils étaient informés (1996 : 209–15), en comparant
le comportement d’un électorat « modèle » au comportement de l’électorat
réel. De fait, contrairement à ce que suggèrent les théories de l’utilisation des
shortcuts (voir chap. 4.1.2), l’information a bel et bien un impact sur le vote,
en conditionnant les effets de certaines variables socio-démographiques. Par
exemple, à chaque élection présidentielle aux USA (1972–92), les femmes
sont d’autant plus susceptibles de voter pour le candidat Démocrate qu’elles
possèdent un niveau d’information plus élevé ; le contraire est vrai des protes-
tants. A contrario, l’impact du manque d’information se révèle au travers d’une
comparaison entre les résultats des votes réels et les résultats simulés pour un
électorat parfaitement informé. Au niveau agrégé, les différences n’atteignent
que quelques pourcents ; par exemple, « Democrats do almost two percentage
points better and incumbents do almost five percentage points better than they
would if all voters in presidential elections were, in fact, fully informed » (Bartels,
1996 : 220). Ainsi, bien que le comportement des individus non-informés et
bien informés converge – et l’utilisation des « signaux heuristiques » pourrait
contribuer à l’expliquer (1996 : 217) –, certaines différences systématiques
demeurent, non sans conséquence pour l’issue des élections, dont les résultats
sont régulièrement très serrés. En résumé, les effets dus à l’information sont
faibles, mais significatifs et systématiques – information matters !

4.2.3 La complexité des attitudes


Beaucoup d’opinions sur le même enjeu : la complexité des attitudes
Reprenons notre hypothèse selon laquelle le nombre d’opinions à pro­pos d’un
enjeu dé­rive d’entités psychologiques plus fondamentales que les attitudes et
les opinions elles-mêmes. Tetlock (1986) a cherché à tester cette hypothèse
111
Bartels observe d’abord l’impact sur le vote de toute une série de caractéristiques so-
cio-démographiques, de manière séparée pour la catégorie des individus « pleinement
informés » et pour la catégorie des individus « pas du tout informés ». Ensuite, ces
paramètres sont utilisés pour modéliser les interactions entre le niveau d’information
et chacune des variables explicatives du vote (1996 : 205–7). L’idée sous-jacente est
que « le choix de chaque votant est gouverné par une moyenne pondérée des effets
‹ d’information complète › et des effets ‹ d’absence d’information ›, les poids étant
déterminés par le véritable niveau d’information mesuré pour chaque votant » (1996 :
207 [NT]). Autrement dit, plus une personne est réellement informée, plus le modèle
ainsi spécifié lui « attribuera » le comportement dérivant de l’estimation faite précé-
demment pour les individus parfaitement informés. Par contraste, le comportement de
vote d’une personne qui aurait un score d’information moyen dépendrait à part égale
des paramètres « d’information complète » et « d’absence d’information ». L’ensemble
de ces interactions est ensuite utilisé pour prédire l’orientation du vote (pro-Républicain
ou pro-Démocrate). Enfin, l’ajustement de ce modèle est comparé à celui du modèle
sans spécification des effets dus à l’information.
273

en analysant les relations entre les va­leurs, les « pensées » (thoughts), et les
préférences ou jugements formulés à propos d’enjeux maté­riels. Bien qu’elle
ne soit qu’implicitement présentée, la hiérarchie entre les différents cons­tructs
fait clairement dépendre les opinions – « a yes or no stand in response to the
po­licy question » (1986 : 822) – des attitudes. Celles-ci sont mesurées par des
croyances ou des « réponses co­gniti­ves » : on invite les sujets de l’expérience
à noter, pendant cinq minutes, toutes les pen­sées qui leur viennent à propos
d’un enjeu donné. A leur tour, les attitudes sont contraintes par les valeurs des
individus, c’est-à-dire des orientations fondamentales vis-à-vis de thèmes gé­
néraux comme la protection de l’environnement, la défense nationale, la crimi­
nalité ou la santé pu­blique. On peut considérer que chaque valeur possède une
certaine im­portance pour un indi­vidu, et que celui-ci observe (consciemment
ou non) un ordre de priorité particulier entre ses valeurs. Des conflits de valeurs
émergent lorsque deux (ou plus de deux) va­leurs diffé­rentes incitent à prendre
des positions opposées à propos d’un même enjeu. Plus pré­ci­sément, le mo­dèle
développé par Tetlock (value pluralism model) suggère qu’un conflit de valeurs
sera d’autant plus grand que les valeurs en contradiction sont importantes et
que la différence d’importance entre elles est minime (1986 : 821). Les enjeux,
bien entendu, ont été choisis pour leur ambiguïté et leur potentiel à mettre
différentes valeurs en conflit.
En premier lieu, l’étude empirique de Tetlock montre que les préférences
des individus (leurs positions sur les enjeux) sont déterminées de manière très
significative par la différence d’importance entre les valeurs impliquées dans
leurs choix (1986 : 822). Plus nettement l’une des deux valeurs prédomine sur
l’autre, plus la décision d’un individu se fera en accord avec la position suggérée
par la valeur prédominante. En second lieu, l’étude montre que la magni­tude des
conflits de valeurs exerce une influence substantielle sur la « complexité intégrative »
des attitudes, c’est-à-dire sur la différen­ciation et l’intégration des croyances à propos
d’un enjeu donné. Comme nous l’avons indi­qué précédemment, la diffé­renciation
se réfère au nombre et à la « variété des aspects ou des composants d’un enjeu
qu’une personne reconnaît », tandis que l’intégration se réfère à la qualité et à
la quantité des connexions conceptuelles entre les croyances (Tetlock, 1986 :
819 ; Sniderman et al., 1993 : 26). Troisièmement, les conflits de valeurs ont
un impact sur la certitude (confidence) avec laquelle les individus se posi­tionnent
sur les enjeux. Cela pourrait se traduire par un temps de réflexion prolongé
pour ré­pondre à une question suscitant un conflit de valeurs (Sniderman and
Carmines, 1997 : 87–8).
En somme, les personnes confrontées à des choix difficiles en raison des
contradictions exis­tant entre leurs valeurs éprouvent moins de certitude dans
leurs opi­nions, mais réagissent pa­rallè­lement en complexifiant la structure
interne de leurs attitu­des. Ainsi, la nature des enjeux abordés détermine en
partie la ma­nière dont les individus réfléchissent à leur sujet : « What people
think (the basic values they hold and the types of problems they are trying to
274

solve) may often constrain how they think (the complexity of their reasoning).
Content and structure are closely intertwi­ned, and efforts to analyze structure
in isolation from content can produce highly misleading conclusions » (Tet-
lock, 1986 : 824 ; accentuation ajoutée). Or, contraire­ment à certains travaux
suggérant un « biais idéologique » (tendanciellement à gauche) des conflits
de valeurs, de tels résultats plaident pour une interprétation contex­tuelle du
phéno­mène : différents enjeux activent différents types de conflit dans différents
groupes idéologi­ques. Pour certains enjeux, les conflits de valeurs atteignent
avant tout les groupes de gauche, tandis que pour d’autres enjeux le conflit
maxi­mal se situe à droite (Te­tlock, 1986 : 825).
Lorsqu’un conflit de valeurs surgit à propos d’un enjeu, les personnes
concernées sont sus­ceptibles de développer des attitudes plus complexes au
niveau de la structure des croyances, mais moins extrêmes et donc moins pré­
dictives des comportements. Cependant, le modèle de Tetlock ignore deux
questions, impor­tantes à nos yeux pour sa généralisation à d’autres situa­tions.
Premièrement, il ne spécifie pas si la complexification intégrative des attitudes
stimulée par les conflits de valeurs est un phé­nomène durable ou seulement
transi­toire, induit par les conditions expérimentales. Deuxièmement, le
modèle ne précise pas si les attitudes com­plexes sont plus résistantes ou plus
vulnérables au change­ment. Traditionnellement, on considère que les attitudes
moins complexes sont plus sensibles à l’influence de nouvelles communications
(Katz, 1966 : 56). A l’inverse de cette hypothèse, plusieurs études (e. g. Linville,
1982) ont ob­servé que la complexité est associée à une modération des attitudes,
c’est-à-dire à une moin­dre extrémité, et donc potentiellement à une moindre
résistance au changement. Par exemple, on a souvent noté que les représentants
des partis de l’extrême gauche et de l’extrême droite manifestent des styles de
raisonnement moins complexes que les politiciens plus centristes, mais révèlent
aussi des attitudes plus rigides (Ea­gly and Chaiken, 1993 : 122). De même, les
individus ont tendance à juger de manière plus extrême les membres d’autres
groupes so­ciaux, qui sont moins connus et dont la représentation cognitive
est moins complexe (Linville, 1982 : 87–90). Toutefois, d’autres étu­des ont
mis en évidence une relation positive entre complexité et extrémité, voire une
relation tantôt négative, tantôt positive. En fait, ces résultats contra­dictoires
peuvent être réconciliés en pre­nant en considération le degré d’interdépendance
en­tre les croyances (ou entre les dimen­sions sous-jacentes aux croyan­ces). Dans
la me­sure où les croyances sont non corrélées (di­mensions or­thogonales), leur
nombre contribue à restrein­dre l’intensité des attitudes. Par contraste, si les
croyances sont corrélées entre elles – si elles sont éva­luati­vement « redon­dan­tes » –,
leur multiplication tend à renforcer l’intensité des attitudes (Ea­gly and Chaiken,
1993 : 120–2)112. Or, sous l’influence d’un conflit de valeurs, un cer­tain degré
112
Cette interpréta­tion est conforme aux modèles « ave­raging », qui préconisent de procé­
der à une moyenne des croyances pour estimer la direction et l’intensité d’une attitude
(voir chap. 4.1.1).
275

de contradic­tion entre les croyances paraît inévitable, contribuant ainsi à la


modé­ration des attitudes.

4.2.4 L’ambivalence des attitudes


Ces considérations nous amènent naturellement à la dimension de l’ambiva-
lence des attitu­des. Ce concept émane des travaux démon­trant que « parfois
les individus possèdent simulta­nément des croyances incohérentes d’un point
de vue évaluatif, c’est-à-dire certaines croyan­ces qui expriment une évalua-
tion positive et d’autres croyances qui expriment une évaluation négative »
(Eagly and Chaiken, 1993 : 123 [NT]). En substance, les affects po­sitifs et
négatifs sont relative­ment peu corrélés à court terme (Fiske and Taylor, 1991 :
411–3) comme à long terme (Marcus, 1988). Les travaux sur l’ambivalence
consti­tuent une rupture importante dans l’évolution de la connaissance des
at­titudes. Premièrement, ils pren­nent en défaut les théories sti­pulant que les
individus suppor­tent difficilement l’incongruence et cherchent continuelle­
ment à maintenir une « cohérence évaluative » parmi les croyances re­latives
à un objet (e. g. Rosen­berg, 1967). Deuxièmement, les travaux sur l’ambiva-
lence suggè­rent un développement fon­da­mental de l’instrument tradi­tionnel
de me­sure des attitudes (bipolar scales) et une re­for­mula­tion com­plète de la
théorie sous-jacente à son utilisation : « The attitude measures most often
used – bipolar rating scales – reflect an as­sumption un­derlying the study of
atti­tudes since Thurs­tone [in the 1920s] : An attitude is re­ducible to the net
difference between the po­sitive and negative valent processes aroused by a
stimulus » (Cacioppo and Berntson, 1994 : 401). Cette définition clas­sique,
il est vrai, présente l’avantage d’être pratique, écono­mique, et conforme au
sens com­mun (1994 : 406).
Or, contrairement à l’un des axiomes de base du mesurage traditionnel
des attitudes113, il sem­ble que les évaluations positives et les évaluations négatives
ne s’activent pas toujours mu­tuelle­ment, selon le principe qu’une augmentation
de « positivité » à l’égard d’un objet s’accompagne d’une diminution de
« négativité », et vice-versa (reciprocity). En effet, les pro­cessus d’activation
évaluative se produisent parfois sur un mode inverse, non-réciproque (coacti­
vity), ou même sur un mode totalement indépendant (uncoupled) (Cacioppo and
Berntson, 1994 : 402). Qui plus est, l’ambivalence résul­tant de « sentiments
parta­gés » peut surve­nir aussi bien au niveau des cognitions (Tetlock, 1986 ;
Weary and Ed­wards, 1996 : 149–51) qu’au niveau des affects (Guge et al.,

113
Cacioppo et Berntson identifient trois principes de base : « (a) An attitude is a joint
function of positively and negatively valent activation functions (principle of evaluative
activation) ; (b) positively and negatively valent activation functions have generally
opposing effects on an attitude (principle of opposing evaluative actions) ; and (c) po-
sitively and negatively valent activation functions are reciprocally controlled (principle
of reciprocal evaluative activation) » (1994 : 401).
276

1997), ou même entre ces deux classes de ré­ponses évaluatives (Kriesi, 2000b)
– « the ‹ heart ver­sus mind › conflict so prevalent in lite­rary works » (Eagly
and Chaiken, 1993 : 124). Nous nous intéres­serons ici à l’ambivalence affective114,
une notion qui dérive directement d’une concep­tuali­sa­tion multi-dimensionnelle des
attitudes. En subs­tance, un seul axe bipolaire exprimant l’évaluation affective
d’un objet ne permet pas de dis­tinguer entre les individus ambivalents (que leurs
croyances contradictoires, en se neutrali­sant, pour­raient positionner quelque
part au mi­lieu de l’axe) et les individus in­différents (sus­ceptibles de se rapprocher
d’un point médian indi­quant la neutralité des juge­ments). Alterna­tivement, en
suggérant de placer les individus am­bivalents au point zéro du continuum et
d’en exclure les personnes sans attitude stable, Converse (1970 : 179–80) fait
table rase des person­nes indifférentes (qui, presque à coup sûr, correspondent
à son critère de non-attitudes). Une solution plus satisfai­sante consiste
certainement à définir les attitudes comme une combinai­son d’évaluations
positives et d’évaluations négati­ves, que l’on peut ordonner sur deux di­mensions
orthogona­les. Autrement dit, « aussi bien la positi­vité que la néga­tivité peuvent
augmenter ou dimi­nuer de manière indépendante » (Guge et al., 1997 : 2),
mais aussi de manière réciproque ou non-récipro­que (Cacioppo and Berntson,
1994). Par conséquent, dans cet espace bi-dimen­sionnel, une attitude indiffé­
rente (i. e. positivité et né­gativité faibles) sera nettement dis­tincte d’une attitude
ambivalente (i. e. positivité et négati­vité for­tes). La Figure 4.2 schématise cet
espace évaluatif où « toutes les combinaisons possibles d’activation positive
et négative sont représentées de manière uni­que » (1994 : 402 [NT]), et dans
lequel les indi­vidus parfaitement indiffé­rents occupent l’intersection inférieure
des deux axes, tandis que les individus maximalement am­bivalents occupent
l’intersection supérieure.
Dans de nombreuses situations courantes, l’espace évaluatif peut vrai­
sembla­blement se ré­duire à une représentation bipolaire, uni-dimensionnelle.
Cependant, comme le soulignent Cacioppo et Berntson (1994 : 411 [NT]),
« un modèle bivarié est adapté à n’importe quelle gamme de résultats, tandis
qu’un mo­dèle bipolaire ne peut se conformer qu’à une seule gamme » et
ne permet pas de distinguer certains facteurs importants d’activation des
évaluations (ceux qui produisent des mouvements non-réciproques). A partir
de cette constatation, il s’agit de déterminer sous quelles conditions l’espace
éva­luatif peut être réduit sans risque à une seule dimension, et sous quel­les
autres conditions les évaluations sont activées sur un mode non-réciproque
ou indépen­dant. En fait, le concept de séparabilité des évaluations positives
et négatives trouve égale­ment sa source dans d’autres domaines que la
recherche sur les attitu­des – entre autres, l’étude du compor­tement animal,

114
Selon Guge et ses collègues, « [e]motions and affect are consequential for individual
political behavior and have been shown to be comparable, if not even stronger predictors
of political attitudes than many cognitive variables » (1997 : 8 ; voir aussi Sniderman
et al. 1986, 1993).
277

Figure 4.2 : L’espace évaluatif bi-dimensionnel de Cacioppo et Berntson (1994 : 402)

uncoupled uncoupled
negative positive

reciprocity

high high
coactivity

Positivity Negativity

low low

les neuro-sciences et la recherche sur les préjugés racistes (Ca­cioppo and


Berntson, 1994 : 406–9). Ces travaux montrent que l’activation différenciée
des évaluations positives et négati­ves repose sur des bases physiolo­giques,
situationnelles, socia­les et psy­chologi­ques (1994 : 408–11)115. Néanmoins, le
mode exact d’activation des éva­luations positives et négatives (reciprocity, coactivity
ou un­coupled) dépend surtout des caractéristiques de chaque objet d’attitude
et des variations dans les stimuli provoqués par chaque objet (e. g. da­vantage
d’aspects positifs transmis).
Pour revenir à une représenta­tion bipolaire, la direction et la force
d’une attitude peuvent être modélisées par une fonction relativement simple,
dont le terme essentiel est la différence entre les évaluations positives et les
évalua­tions néga­tives de l’objet d’attitude (Cacioppo and Berntson, 1994 :
412). Dans cette fonction, les termes symbolisant les évaluations devraient

115
Bases physiologiques : Par exemple, « [there is] evidence that approach- and withdrawal-
related systems are localized in different cerebral hemispheres » (Cacioppo and Berntson
1994 : 408). Autrement dit, les évaluations positives (approach) sont générées par une
zone cérébrale distincte de la zone générant les évaluations négatives (withdrawal).
Bases situationnelles : Par exemple, les « contingen­ces environnementa­les » peuvent
mettre en conflit les modes de comportements « appétitifs » et « aversifs » observés chez
certains animaux (1994 : 406–7). Bases sociales et psychologiques : Par exemple, suivant
que l’on donne un feedback positif ou négatif de leur travail à des sujets astreints à des
tâches évaluatives, un renforcement affectif se produira seulement sur l’une ou l’autre
des deux dimensions (po­sitivité ou négativité). De même, la recherche sur les préjugés
raciaux suggère que la négativité des sentiments à l’égard des minorités ethniques dépend
d’autres variables que leur positivité. Si l’on modifie les « doses » d’égalitarisme (valeur
activant la positivité) et d’individualisme (valeur activant la négati­vité) d’une politique,
les attitudes seront plus ou moins favo­rables aux minorités (1994 : 408–11).
278

être pondérés, afin de prendre en considération le fait que les attitudes et les
réponses évalua­tives sont plus for­tement affectées par les stimuli néga­tifs que
par les stimuli positifs (Lau, 1985). Ainsi, une attitude pourrait être dé­crite,
par exemple, par la fonction sui­vante :
Attitude = 0.4 (Pi + c) – 0.6 Nj + Iij,
où Pi et Nj sont respectivement le niveau de positivité et de négativité activés
par l’objet d’attitude, 0.4 et 0.6 sont les pondérations approximant le « biais
de négativité », c est une constante exprimant le fait que la fonction de positivité
P possède une ordonnée à l’origine supérieure à la fonction de négativité N
(positivity offset)116, et Iij est un terme désignant les effets non-ad­ditifs ré­sultant
par exemple d’une interaction entre les évaluations positives et négatives
(d’après Ca­cioppo and Berntson, 1994 : 414). Une telle fonction recouvre
tous les modes d’activation, à savoir la réciprocité (suite à un stimulus, les indi-
ces i et j vari­ent dans un sens inverse), la co-activité (i et j varient dans le même
sens) et l’indépendance (seul i ou j varie). Certes, une attitude très ambiva­lente
– bien que très différente d’une attitude indiffé­rente sur un plan substantiel
– se rap­procherait également du point de neutralité, puisque les évaluations
posi­tives seraient « neu­tralisées » par les évaluations négatives. Ceci étant, la
théo­rie de Cacioppo et Berntson va bien au-delà de cette réduction (avant
tout illustrative) à une structure bipolaire. Elle permet no­tamment de prédire
plusieurs propriétés des attitudes et de leur change­ment en fonction du mode
d’activation des évaluations ; nous y reviendrons.
En mesurant l’ambivalence par la similarité entre réactions positives et
négatives, ainsi que par l’intensité de ces réactions117, Guge et ses collègues (1997)
montrent que l’ambivalence af­fective (au sujet des candi­dats à la présidence
américaine, de 1980 à 1996) constitue une vé­ritable dimension des attitu­des
po­litiques, distincte d’autres dimensions. D’abord, les réac­tions (affectives
et émotionnelles118) positives face aux candidats influencent leur évaluation
globale de façon indépendante des réactions négatives. Ensuite, les indicateurs
d’ambivalence exercent un effet indépendant et substantiel sur les évaluations,
116
L’activation des évaluations négatives nécessite des stimuli plus intenses que celle des
évaluations positives.
117
La formule adoptée par Guge et ses collègues pour mesurer le degré d’ambivalence
est connue sous le label de Griffin Ambivalence Scale et peut s’écrire comme suit : A
= (P + N)/2 –P – N, où P est le nombre de réac­tions positives vis-à-vis d’un objet
et N est le nombre de réac­tions négatives.
118
Guge et ses collègues font une distinction entre réaction émotionnelle (catégorie spéci­
fique) et affective (catégorie générale). Les réactions émotionnelles sont mesurées en
demandant aux répondants s’ils ont éprouvé des sentiments de colère, de peur, de
fierté ou d’espoir à l’égard d’un candidat. Les réactions affectives sont mesu­rées par
des questions ouvertes du type likes-dislikes – « y a-t-il quelque chose en particulier au
sujet du can­didat qui pourrait vous faire voter pour/contre lui? » (Guge et al. 1997 :
9–10).
279

même en contrôlant l’impact direct des réactions positives et négatives, ainsi


que d’autres facteurs potentiels – identifica­tion parti­sane, idéologie ou niveau
d’éducation (Guge et al., 1997 : 14–5). Ajou­tons que l’ambivalence est loin de
consti­tuer une disposition psychologique marginale, puis­que entre un cinquième
et un tiers des Améri­cains manifestent des réactions ambivalentes à l’égard
des candidats aux élections pré­siden­tielles (1997 : 30, Table 1). Les données
analy­sées par Zaller (1992 : 61, Table 4.2) indiquent que cette proportion
peut être nettement supé­rieure (jusqu’à 75%), suivant les enjeux abor­dés et le
type de ques­tions posées. Peut-être les candidats à une élection présidentielle
susci­tent-ils moins d’évaluations ambivalentes que d’autres objets d’attitude en
raison de la dispo­nibilité des schémas idéologiques, qui favorisent une assimila­tion
« cohérente » de l’information reçue (Sniderman et al., 1993 : 25–7).
Une autre question importante concerne les conséquences de l’ambivalence
pour les attitudes elles-mêmes. Premièrement, comme le suggère la recherche sur
les conflits de valeurs (e. g. Tetlock, 1986), l’ambivalence produit un effet de
modération sur les attitudes. De fait, dans la recherche électorale, elle semble
conduire les individus à exprimer des évaluations globales moins ex­trê­mes des
candidats – contrairement aux effets directs des réactions affectives à leur égard,
de l’extrémité idéologique ou de la force de la sympathie partisane (Guge et
al., 1997 : 12–4 ; Cacioppo and Berntson, 1994 : 405). Deuxièmement, une
tendance secondaire se superpose à cet effet général de modéra­tion, à savoir
un effet de « valorisation » des candi­dats : ceteris paribus, l’ambivalence amène à
des évalua­tions glo­bales légèrement plus positi­ves des candi­dats, comme si les
individus ambivalents leur laissaient le « bénéfice du doute ». Troisième­ment,
l’ambivalence affective vis-à-vis des can­didats est associée à des évaluations
plus « correctes » ou plus « objectives » de leurs positions sur diffé­rents enjeux.
Ceci pourrait être le résultat d’une plus grande complexité intégrative, d’un
trai­tement plus rigoureux de l’information (systematic processing) de la part des
indivi­dus ambi­va­lents, ou encore du fait que ceux-ci sont moins sensibles aux
effets de contraste et d’assimilation (voir chap. 3.2.2). Cependant, parallèle­ment
à une plus grande objectivité, l’ambivalence induit une plus grande incertitude
dans les évaluations du positionnement des candidats sur les en­jeux (Guge et
al., 1997 : 18–9 ; Tetlock, 1986 ; Kriesi, 2000a : 23), ainsi qu’une plus forte
pro­pen­sion à répondre DK aux questions de sondage (Schuman and Presser,
1981 : 145).
En ré­sumé, il apparaît que l’ambivalence affective des attitudes à
propos de cer­tains objets (e. g. les « likes and dislikes » face aux candidats) a des
implications relativement étendues pour diffé­rentes dimensions des attitudes et
pour toutes sortes de juge­ments associés (e. g. évalua­tions glo­bales, placement des
candidats sur les en­jeux, etc.). De même, le mode d’activation des évaluations
responsable de l’ambivalence – la « coactivation » – a des conséquences pour la
structure des attitudes et pour leur changement (Cacioppo and Berntson, 1994 :
416–9). Comme les autres modes d’activation éva­luative, la coacti­vation est liée
280

à trois paramètres du changement des attitudes : la stabilité directionnelle (une


attitude est directionnellement stable si un stimulus ne change pas sa polarité,
i. e. l’attitude reste posi­tive ou négative) ; l’amplitude réelle du changement ;
l’amplitude manifeste du changement (reactive lability, i. e. la varia­tion captée par
les réponses évaluatives des individus). En substance, la coactivation des éva­lua­
tions positives et négatives est susceptible d’entraîner des changements de faible
ampli­tude, parce que les déplacements sur les deux dimensions tendent à se
neutraliser. En revan­che, ces changements mineurs ont un effet difficilement
prévisible sur la « direction » d’une atti­tude. En effet, il peut suffire que l’un
des deux substrats évaluatifs prédomine légèrement sur l’autre pour que la
polarité de l’attitude soit inversée – autrement dit, la coactivation en­traîne une
faible stabilité directionnelle (voir Cacioppo and Berntson, 1994 : 417, Table 1). Il
convient de noter que ces pré­dictions expriment des tendances générales, qui
font notamment abstraction du pla­cement initial d’une attitude dans l’espace
évaluatif bi-dimensionnel, et qui se basent sur des fonc­tions d’activation linéaires
– ce qui constitue probablement une vision réductrice de la complexité des
processus évaluatifs119.
Tout en restant fidèle à une conception uni-dimensionnelle des attitudes,
Zaller (1992 : 59–62 ; Zaller and Feldman, 1992 : 583–6) prend également
en considération la question de l’ambivalence des attitudes, mais dans une
perspective plus cognitive. Il affirme en effet qu’il existe une probabilité
élevée que les indi­vidus (en particulier les individus avec un faible niveau de
compétence politique, c’est-à-dire un grand nombre de citoyens américains)
internalisent de nombreuses « considérations » contra­dictoires, qui les induisent
à se prononcer de ma­nière tantôt favorable, tantôt défavorable, sur les mêmes
enjeux. Pour Zaller, l’ambivalence des opinions permet d’expliquer en partie
le mé­canisme des effets de priming : « priming ef­fects may be explained by the
assumption that indivi­duals do not typically possess ‹ just one attitude › toward
issues, but several opinions, and that which of these potential opinions they
report depends (…) on the information that has been most recently made sali-
ent to them » (Zaller, 1992 : 84). De plus, le fait que les individus pos­sèdent
119
Vraisemblablement, les fonctions d’activation sont non-linéaires, avec une pente po­sitive
décroissante. Ainsi, l’effet marginal d’un stimulus peut va­rier suivant les coordonnées
évaluatives ini­tiales d’une attitude, particuliè­rement lorsque le mode d’activation est
réci­proque ou non-réciproque. Par exem­ple, un déplacement des évalua­tions dans un
sens « réciproque positif » (i. e. la positivité augmente et la négativité dimi­nue) n’aura
quasiment aucun effet si l’attitude avait initialement une positivité et une négativité
fortes. Par contraste, un déplacement de même direction et de même amplitude aura
un impact beaucoup plus sensible si l’attitude avait initialement une négativité faible
et une positivité moyenne (d’après Cacioppo and Berntson 1994 : 418, Figure 5).
D’autre part, la non-linéarité des fonctions d’activation peut avoir des conséquences
sur l’amplitude manifeste des change­ments d’attitude : « the rate of manifest change
in attitudes (e. g., reactive lability) can diverge rather dramatically from the rate of
change in underlying psychological (i. e., evaluative) processes » (1994 : 416–7).
281

des considérations conflictuelles contribue proba­blement en bonne partie à


l’instabilité des opinions révélée par les sondages, car les considérations qui, de
manière stochastique, sont les plus accessibles pour ré­pondre à une interview
ne seront pas nécessairement aussi accessibles à la prochaine occasion (Zaller,
1992 : 91–4 ; Zaller and Feldman, 1992 : 597). Dans cette optique, les attitudes
du mass public ne méritent pas l’appellation de « non-attitu­des ». Plutôt, si
l’on admet que les citoyens possè­dent davantage qu’une seule consi­dération
accessible (« at the top of their heads ») au moment de répondre à une question
de sondage, alors leurs opinions peuvent fluc­tuer dans une large mesure.
Cependant, ces fluctuations se produi­sent en général autour d’une tendance
centrale qui est sta­ble dans le temps et qui correspond à l’orientation du
plus grand nombre de consi­dérations inter­nalisées – une tendance typique
qu’observent aussi les spé­cialistes de la correction des « erreurs de mesu­rage »
(Zaller, 1990 : 129–30 ; Zaller and Feld­man, 1992 : 597).
Cependant, l’instabilité des opinions n’a pas seulement des causes
intrinsèques (e. g. le man­que de cohérence interne des systèmes d’attitudes),
mais dépend également de facteurs exter­nes, connus sous le terme de response
ef­fects, qui agissent sur la saillance et l’accessibilité des considérations dispo­nibles
au moment de l’interview (Schuman and Presser, 1981 ; Zaller and Feldman,
1992 ; Eagly and Chaiken, 1993 : 77–9 ; Chong, 1996). Nous re­viendrons
largement sur ce point au moment d’examiner le processus de remémora­tion
et l’influence du contexte de réponse (voir chap. 4.3.5).

4.2.5 Conclusion et synthèse


Paradoxalement, en se concentrant sur un cas particulier d’évaluations – mais
peut-être de plus en plus fré­quent –, la recherche sur l’ambivalence paraît
avoir contribué dans une large mesure à la « découverte » de l’infrastructure
des attitudes. En résumé, nous conceptualisons une attitude comme un objet
mental latent, composé de différentes croyances (beliefs) se rapportant à des propriétés
distinctes de l’objet d’attitude. Ces croyances regrou­pent des éva­luations aussi
bien cognitives qu’affectives d’un objet, qui sont reliées les unes aux autres
par un réseau associatif (voir chap. 4.3.4). Ensemble, les différen­tes croyances
déter­mi­nent la direction, l’intensité, l’ambivalence, la stabilité et la complexité intégra-
tive d’une atti­tude. A chaque fois qu’une croyance est activée par un stimulus
exté­rieur, elle devient plus ac­cessible et plus immédiatement disponible pour
servir de base à d’éventuelles opinions. Dans ce sens, les attitudes peuvent
être considérées comme des « pré­dispositions » à exprimer certaines opi­nions.
Cependant, l’inférence des attitudes à partir des opinions demeure une tâche
extrême­ment délicate, car les biais de réponse sont multiples. Souvent, les opinions
ne révèlent guère davantage que le « noyau affec­tif » d’une attitude, voire
ne correspondent à aucune at­titude pré-existante – ces opinions consti­tuent
l’équivalent des « non-attitudes » de Converse (1964).
282

Pour autant, il nous paraît peu justifié de concevoir que tous les « dé-
fauts » des opinions et des individus se concentrent, en somme, sur les enjeux
de politique ex­térieure. Comme dans d’autres domaines, les attitudes popu-
laires sur les affaires étrangères varient en termes de co­hérence, de stabilité,
d’intensité et d’ambivalence. En particulier, il faut veiller à ne pas confondre
l’ambivalence des at­titudes individuelles avec une quel­conque « incohé­rence »,
« versatilité » ou « irrationalité » du pub­lic en matière de politique étrangère.
De même, il faut avoir soin de distinguer ce qui relève des attitudes et ce qui
relève des opinions, sa­chant qu’une éventuelle fluctuation des opinions ne
traduit pas nécessairement une instabi­lité des attitudes sous-jacentes. Sur un
autre plan, nous écartons l’idée que le public soit tota­le­ment impuissant à
influencer les élites ou leurs politiques. En Suisse en tous cas, on ne peut guère
contester le fait que le public est en mesure de produire un impact subs­tantiel
sur la po­litique étrangère. En comparaison in­ternationale, son influence est
probable­ment même l’une des plus frappantes et des plus déter­minantes, pour
diverses raisons. En particulier, les insti­tutions de démocratie di­recte permettent
aux citoyens de se prononcer, sinon sur la plu­part des enjeux de politique
étrangère, du moins sur les plus importants. Quand bien même les citoyens
suis­ses ne pos­séderaient pas de « vraies attitudes », ils n’en prennent pas moins
de vraies déci­sions. En­suite, bien que ses compétences formelles portent sur
la dernière phase du proc­essus de décision, l’opinion publique suisse peut
égale­ment exercer une influence indi­recte lors des étapes pré­cédentes ; pour
utiliser la terminolo­gie de Foyle (1994), le cas helvé­tique se rapproche du type
constraint dans la plupart des phases déci­sionnel­les.
En définitive, si le « consensus Almond-Lippmann » (voir chap. 2.1.1)
était une « loi anthropolo­gique », on devrait observer une forte instabilité
et une forte incohérence dans l’impulsion donnée par le public suisse aux
affaires étrangères de la Confédération. Ce n’est manifeste­ment pas le cas,
et il paraît pour le moins difficile d’assimiler les décisions populai­res à des
marques d’humeur. Au con­traire, n’en déplaise à de nombreux observateurs,
il faut relever une grande constance dans le refus – exprimé de manière répétée
par une majorité de ci­toyens suisses – d’intégrer davantage leur pays dans
son environnement international. En ré­sumé, l’opinion publique exerce une
in­fluence réelle et régulière sur le processus de déci­sion. Ceci nous amène à
l’hypothèse suivante : c’est précisément la force et la visibilité de l’impact de l’opinion
publique qui rendent les élites politiques particulièrement soucieuses d’anticiper ses
mouvements et d’influencer ses déci­sions – que cela soit dans le domaine des affaires
étran­gères ou dans d’autres domaines. En d’autres termes, plus les citoyens
ont leur mot à dire dans l’élaboration de la politique étrangère, plus les élites
sont susceptibles de vouloir générer un soutien popu­laire à leur gestion de
ces affaires. Ainsi, dans la perspective d’expliquer la for­mation des atti­tudes
populaires, nous attribuons un rôle significatif (mais cer­tainement pas ex­clusif) aux
campagnes référendaires qui transmettent, via les mass mé­dias, les arguments des
283

élites politiques à desti­nation du public. Les campagnes menées par les élites
cons­ti­tuent certainement un facteur explicatif important dans de nombreux
systèmes politi­ques, mais nous pensons que ce facteur est encore plus pertinent
dans le cadre des vota­tions en Suisse. Dans ce pays, en effet, le résultat des
débats référendaires est rarement acquis d’avance, étant donné la faiblesse
des partis et des orientations partisanes. Selon l’orthodoxie en vogue dans
les milieux politiques et scienti­fiques, cette indétermination laisse une marge
de manœuvre aux élites politiques pour tenter « d’acheter » le résultat d’une
votation (voir Her­tig, 1982).

4.3 Un modèle œcuménique de la formation des attitudes


De nombreux modèles ont été proposés pour expliquer comment les individus
uti­lisent l’information qu’ils reçoivent pour former, renforcer ou réviser leurs
attitudes et leurs opinions. Très souvent, toutefois, les mécanismes internes aux
individus – opérant entre l’exposition à l’information (médiatique ou inter-per-
sonnelle) et le changement des attitudes – ont été oc­cultés et relégués dans une
sorte de « boîte noire » dont le contenu n’était guère détaillé (e. g. Lazarsfeld
et al., 1952 [1944]). L’essentiel de la recherche dans les années 1950 à 1970
por­tait sur le contenu et le volume des connaissances du mass public. Par la suite,
un nouveau courant a pris ses distances avec le précédent, « en déplaçant le
centre d’attention de la recher­che des niveaux d’information vers les mécanismes
individuels et collectifs de traitement de l’information » (Bartels, 1996 : 197 [NT]).
L’avènement de la psychologie cognitive a donc permis une relaxation des
contraintes rigides des modèles « behaviorants » de science politique, dans
lesquels l’idéologie, la sophistication politique et le milieu social inhibaient
les processus de persuasion et d’adaptation. En même temps, les approches
cognitives ont remplacé une contrainte par une autre, en effaçant complètement
de leurs programmes de recherche les variables affectives et motivationnelles
– toute « réponse » de l’individu étant conçue comme le résultat de processus
cognitifs uniquement (e. g. Anderson, 1983). Par conséquent, nous proposons
ci-après un modèle « œcuménique » de la formation des attitudes et des opi-
nions, qui prend en considération les trois composants des attitudes, et qui
formule des hypothèses quant à leurs interactions dans le processus persuasif.
Ce modèle vise également à se rapprocher d’une « compréhension » (au-delà
d’une simple « prédiction ») des phénomènes – même si cette entreprise, nous
le verrons, soulève un certain nombre de questions « indéterminées » que nous
ne prétendrons pas résoudre dans le cadre de ce travail.

4.3.1 Pré-requis du modèle


Dans le modèle que nous présentons ci-après, nous nous attachons (et nous
nous limitons) à analyser les opinions des ci­toyens suisses vis-à-vis des objets
284

de politique étrangère en fonction d’un certain nombre de caractéristiques


politiques. Plus précisément, le « biais originaire » (Fiorina) dont découle en
partie toute décision individuelle ne sera pris en considé­ration qu’au travers
d’un seul indicateur des prédispositions politiques, à savoir l’identification partisane.
Dans un souci de parcimonie, nous délais­serons l’ap­proche clas­si­que de la
sociologie électo­rale visant à capter la « situation de départ » (i. e. la position
des indi­vidus avant même le début de la campagne référendaire). Autrement
dit, nous renonce­rons à introduire dans notre modèle les traditionnelles varia­
bles socio-démogra­phiques que l’on retrouve dans la plu­part des modèles
« exploratoires » d’explication du vote. Il ne nous importe guère, par exemple,
de confirmer que la région lin­guistique et le clivage centre-périphérie sont
des fac­teurs impor­tants des décisions de politique extérieure – un résultat
qui intri­gue tant les obser­vateurs étrangers (e. g. Kobach, 1997 : 199–201),
mais qui ne revêt pour nous qu’un inté­rêt très limité. En effet, notre intérêt
réside davantage dans une analyse des effets des campagnes référendai­res et
du débat public qui s’en dégage, plutôt que dans une analyse des effets de
long terme de va­riables structurelles telles que l’âge, le sexe ou le statut social.
Pour autant, en négligeant l’impact des variables socio-démographiques, notre
modèle évite tout de même le travers très répandu d’un certain réductionnisme
psychologique, consistant à vouer tout l’effort de recher­che aux seules varia­bles
psychologiques et motivationnelles (van Deth, 1986)120. En particu­lier, les
variables comportementales et contextuelles (comme l’exposition aux médias
et l’intensité des campagnes) occupent une place centrale dans notre modèle.
Par ailleurs, nous utiliserons par­fois les variables socio-démographiques pour
contrôler l’effet des messages sur les opinions et les comportements.
Ensuite, nous réfutons l’idée d’une influence « mécanique » de
l’information politique, et nous considé­rons que l’effet des messages est filtré
par un certain nombre de caractéristiques indivi­duelles. L’un de ces filtres,
nous venons de le dire, est l’identification partisane. Le fait (ou le sen­timent)
d’appartenir à une famille politique constitue un facteur de « contrainte » des
systèmes d’attitudes. En effet, les partis politiques, en articulant les clivages
de la société et en pour­voyant à l’interprétation des événements sociaux,
économiques et politiques, four­nissent aux individus à la fois l’information
contextuelle et les messages persuasifs qui leur permet­tront de maintenir une
certaine interdé­pendance dans leurs systèmes d’attitudes (Zaller, 1992). En­core
faut-il, pour qu’un enjeu fasse l’objet d’attitudes et de croyances « cohérentes »,
que cet enjeu ait été « politisé » par les partis – que les partis aient pris une
po­sition claire et recon­naissable sur le problème en question et qu’ils l’aient

120
Selon van Deth, « the dependent variable in voting research has been reduced to in-
dividual attitudes and percep­tions. Since the direct independent variables are located
at the motivational level according to the Michi­gan-approach, the result is that the
analysis of voting behavior is restricted to the search of constraint between individual
perceptions and attitudes only » (1986 : 192).
285

intégré à leur dis­cours. Si la position d’un parti sur un enjeu manque de clarté,
si elle apparaît comme discor­dante avec la teneur générale de son discours, ou
si elle est communi­quée de manière insatis­faisante à son électo­rat, ce dernier
risque fort de ne pas assimiler l’information contex­tuelle nécessaire pour résis­
ter aux argu­ments adverses. En résumé, l’identification partisane est sus­cepti­ble de
jouer un rôle dans la formation des attitudes, mais à condition que les en­jeux soient politisés
(enjeux « partisans »). Dans le cas contraire (enjeux « non-partisans »), on peut
s’attendre à ce que les variables structurelles prennent le dessus sur les variables
politi­ques, voire que la position des individus soit essentiellement aléatoire ou
dictée par des inté­rêts de court terme.
Dans le cadre de ce travail, la question qui se pose naturellement est
la suivante : les enjeux de politique extérieure constituent-ils de véritables enjeux
partisans ? On a longtemps considéré la politique étrangère comme un domaine
à part, déconnecté des repères idéologiques en vi­gueur en politi­que interne
(voir chap. 2). Cette conception est en passe d’être révisée, notamment dans
le contexte du processus d’intégration européenne. Par exemple, sur la base
de données de sondage dans tous les pays membres de la CE, Wessels (1995a)
montre que les variables socio-économiques ont perdu de leur influence
sur les attitudes populaires vis-à-vis de l’Europe. En revanche, les variables
politiques ont gagné en importance, notamment parce que l’enjeu européen a
été progressivement politisé par les partis politiques. Ainsi, le déve­loppement
des connaissances et du soutien à la CE résulte d’un « processus de diffu­
sion » initié par les élites politiques (Wessels, 1995a : 135 ; voir cependant
Budge, 1993 : 65–9). De même, les opinions euro­péennes et américaines
sur la politique de sécurité sont surtout tributai­res de l’idéologie (la position sur
l’axe gauche-droite), et seu­lement ensuite du niveau d’éducation et de l’âge
(Eichenberg, 1989 : 209–14 ; Everts, 1995 : 418). Il est vrai que l’évolution
de l’enjeu européen et la cristallisation des attitudes à l’occasion de certains
votes (e. g. Maastricht) fa­vorisent également l’émergence de nou­velles iden­
tités culturelles, qui ne se su­perposent pas aux an­ciens clivages socio-politiques
(Perrineau, 1996 : 58–9).
En Suisse également, on peut estimer que les enjeux de politique
étrangère – en particulier le dossier de l’intégration européenne – ont connu
une politisation croissante depuis la fin des années 1980. Certes, comme nous
le soulignons ailleurs (Marquis and Sciarini, 1999 : 466–9), cette politisation
est demeurée incomplète pendant quelque temps, notamment en raison du
manque de profil des partis de la droite modérée sur les questions d’intégration
(ONU, EEE). De plus, ce phénomène s’est produit en Suisse avec un certain
retard sur les pays de la Communauté Européenne, pour lesquels les questions
de politique étrangère (création de l’Union Européenne, union monétaire,
politique étrangère et de sécurité commune, etc.) ont connu un nouvel essor
dès l’élargissement de la CE (1986) et la ratification de l’Acte Unique Européen
(1987). Ainsi, le caractère récent de la politisation des enjeux de politique
286

étrangère en Suisse pourrait entraîner dans ce pays une plus forte volatilité
des opinions que dans les pays membres de la CE, où ces enjeux sont saillants
depuis plus longtemps (Dalton and Duval, 1986 ; Eichen­berg and Dalton,
1993). Dans l’ensemble, toutefois, nous pensons que le dis­cours des élites sur
la politique étrangère est suffisamment perceptible, principalement lors des
campa­gnes réfé­rendaires, pour que les orientations partisanes des citoyens
contribuent à l’explication de leurs préférences.
Notre modèle requiert donc en premier lieu un certain niveau de
politisation des enjeux. Deux autres pré-requis peuvent être formulés. Tout d’abord,
l’observabilité des causes externes du changement des attitudes est une exigence
commune à tous les modèles développés dans la perspective d’une application
empirique. Ainsi, nous partons du principe que les campagnes référendaires ont
un impact sur les attitudes populaires et jouent un rôle dans la prise de déci­sion
des citoyens sur les objets de politique extérieure. En d’autres termes, nous
postulons que la formation des attitudes est une expérience médiatisée, et que les
enjeux liés aux différents objets sont au moins partiellement non-obtrusifs. De
la sorte, le changement des attitudes peut être considéré – au moins théoriquement
– comme tributaire de causes observables et mesu­ra­bles (sinon directes), et non
comme un processus idiosyncratique résultant d’une expérience directe avec
les « ingrédients » des objets de vote, ou guidé principalement pas des événe­
ments et des informations externes aux campagnes propre­ment dites. Nous
reviendrons plus loin sur cette ques­tion (voir chap. 5.1.2).
Un troisième pré-requis du modèle dérive du précédent. Celui-ci
implique indirectement que les facteurs de changement des attitudes doivent
être déterminés sur une base essentiellement discursive : les arguments et l’information
contextuelle fournis par les campagnes référendai­res. Les aspects des campagnes
qui ne reposent pas sur une base discursive – tels que les messages visuels,
les signaux affectifs liés par exemple au ton de la voix des participants à un
débat télévisé, etc. – sont en quelque sorte « disqualifiés » par nos méthodes
d’analyse et par les procédures de construction de nos indicateurs. Dans notre
modèle empirique, les princi­pales variables indépendantes exogènes seront
les arguments contenus dans les annonces publi­citaires parues au cours des
campagnes. Cette base empirique tendanciellement discursive et cognitive implique
une focalisation sur les messages persuasifs, au détriment d’autres types de
messages (voir chap. 4.3.3). En même temps, nous faisons l’hypothèse implicite
que les pro­cessus de remémoration – sollicités par les sondages d’opinion
auxquels nous aurons recours pour mesurer les réponses évaluatives des
individus – sont relativement peu biaisés. Ceci signifie par exemple que la
mémoire des individus est un indicateur relativement « véridique » des motifs
« réels » de leur vote (voir chap. 8). Naturellement, ce présupposé est quelque
peu problématique, puisque les processus cognitifs sont les plus soumis aux biais
de codage et de remémoration (voir chap. 4.3.4 et 4.3.5). Nous reviendrons
sur ce point lors de notre conclu­sion (voir chap. 10.3).
287

4.3.2 Le modèle Persuasion-Mémorisation-Remémoration (PMR)


Le modèle présenté dans ce chapitre, nous l’espérons, est un modèle suffisam-
ment robuste pour que son applica­tion à des situations très différentes soit possi­
ble, sans acrobaties inutiles. Certes, on pourra toujours souligner le caractère
hau­tement spécifique des institutions et des processus de la démocratie directe
suisse pour mettre en doute la reproductibilité des résultats obtenus – étant
entendu que la robustesse du modèle à proprement parler demeure une ques­tion
empi­rique, a fortiori dans une perspective contextualiste. En même temps, la
nature parfois très diffé­rente des enjeux que nous analyserons justi­fie l’élabo-
ration d’un mo­dèle dont la por­tée soit la plus générale possible, à défaut d’être
réel­lement « universelle ». Ceci dit, il convient de souligner que le modèle
proposé ici est une « importation » de théories éla­borées dans des contextes
politiques et scientifiques sensi­blement différents des nôtres. Notre objec­tif
n’est certainement pas de « redécouvrir la roue » – une entreprise pour le
moins « em­barras­sante » (McGuire, 1969 : 152) –, mais d’intégrer différentes
théories dans une explica­tion globale de la formation des attitudes qui réserve
en même temps un véritable rôle au contexte politique. Ainsi, notre modèle ne
constitue ni une construction de toutes pièces, ni une théorie « englobante »
à la Tilly, ni une théorie ad hoc destinée à examiner des pro­blèmes spéci­fiques
au système suisse et aux enjeux de politique extérieure.
En dépit de ces « bonnes intentions », notre modèle s’expose sans doute
au reproche d’un man­que de parcimonie, en raison du nombre relativement
élevé de variables explicatives prises en compte. Il est entendu que les modèles
purement exploratoires ne contribuent guère à une meilleure compréhension des
comportements politiques, tout comme l’utilisation de tech­ni­ques d’estimation
complexes ne garantit en rien une meilleure validité des résultats (van Deth,
1986 : 196). Mais, en fin de compte, la parcimonie a pour objectif principal de
rehausser la validité interne de l’opérationalisation empirique et de renforcer le
contrôle sur la significa­tion des phénomènes mis en évidence. A cet égard, nous
espérons avoir réussi à compenser la rela­tive complexité du modèle par une
approche plus « compréhensive » des phénomènes – en parti­culier ceux qui se
trouvent généralement confinés dans la « boîte noire » du psychisme humain.
D’autre part, une certaine simplicité est garantie par la multifonctionnalité de plu­
sieurs variables dans notre modèle. Notamment, la compétence politique et la
motivation face aux enjeux se voient attribuer un rôle simultané ou séquentiel
dans plusieurs mécanis­mes, que ce soit dans le processus de persuasion, dans
le processus de mémorisation, dans le processus de remémora­tion, ou dans
plusieurs processus à la fois.
Par ailleurs, le modèle est plus parcimonieux qu’il n’y paraît à première
vue, en ceci qu’il ne fait aucune prédiction directe à propos du changement
des attitudes sous-jacentes, préférant s’en tenir à ce qui est observable : les
opinions. Comme nous avons eu l’occasion de le préci­ser, nous ne faisons pas
de distinction entre de « vraies » et de « fausses » opinions, c’est-à-dire entre
288

des versions des attitudes censément « fidèles » et « biaisées ». Une opinion


est es­sen­tiel­lement un comportement, une réponse évaluative « sur le champ »,
dont le substrat est ou n’est pas une attitude, selon les individus et selon les
enjeux. Comme la plupart des chercheurs se servant des sonda­ges d’opinion,
nous avons naturellement certaines attentes implicites à pro­pos de la signifi-
cation des opinions, et nous sommes tentés de définir les opinions comme des
expres­sions instanta­nées, bien que biaisées, d’attitudes sous-jacentes. Néanmoins, nous
sommes conscients du fait que cette défini­tion est probablement simpliste,
dans la mesure où elle assimile toute autre forme d’opinion à une part de
variance aléatoire, non-expliquée par notre mo­dèle – du moins sous sa forme
opérationnelle. D’autre part, nous avons tenté de résister à la tentation de
remplacer une boîte noire (les attitudes) par une autre, dissimulant la manière
dont les informations sont codées en mémoire, sous forme de croyances ou
d’autres objets mentaux. Le chapitre 4.3.4 est ainsi exclusivement consacré à
la question de la mémorisation, largement négli­gée par la majorité des modèles
de science politique.

Principes de base du modèle PMR


Le label de notre modèle, PMR, se réfère à trois processus de base, susceptibles
d’être déclen­chés par une communication : la Persuasion, la Mémorisation et la
Remémoration. Notre concep­tion du processus de persuasion – comment il s’opère
et se ratta­che à la mémori­sation et à la remémoration – est di­rectement issue
des travaux de McGuire (1969, 1981, 1985) et de son modèle Reception-Yielding.
L’idée principale de ce modèle est que le pro­cessus de per­suasion se déroule
en plusieurs étapes ou médiateurs, dont les plus importants sont sans doute
l’exposition à un message, sa réception, son acceptation et le changement
d’attitude. La probabilité de réalisation de chaque mécanisme (e. g. un message
est effective­ment accepté) est conditionnelle de la réalisation du mécanisme
précédent (e. g. un message est effective­ment reçu). Cette conception glo­bale
du proces­sus persuasif a largement imprégné les travaux d’autres spécialistes
et se re­trouve dans plu­sieurs modèles de psychologie sociale ou politique (e. g.
Petty and Cacioppo, 1986 ; Zaller, 1992).
Ce­pendant, notre modèle diffère des modèles Reception-Yielding ou RAS
en ceci qu’il pro­pose d’élargir la signification de ce que l’on entend tradition-
nellement par « accepter un mes­sage ». Précisons au préalable que, dans la
perspective du modèle PMR, un message consiste simplement en un argu­ment ou
une information relative à un objet d’attitude. Par extension, un message peut
comprendre plusieurs arguments ou informations, dans la mesure où ceux-ci
proviennent de la même communication, sont redondants et non-contradic-
toires, et visent au même effet. Un message invite généralement à prendre
une po­sition par rapport à un objet, mais tel n’est pas nécessai­rement le cas.
Notam­ment, certains mes­sages portent sur des pro­priétés d’un objet qui ne
sont guère évaluables en termes affectifs – par exemple, « le Parle­ment suisse
289

est composé de 246 membres ». Par suite, l’acceptation d’un mes­sage signifie
simplement que le message en ques­tion est « pris en considération » d’un point
de vue affectif ou cognitif. Dans une ver­sion élémentaire, la persua­sion consiste
donc à faire admettre à une personne qu’un argument ou une information
quel­conque est digne de considération. A ce titre, il n’est pas impossible qu’un
individu internalise un contre-argument, c’est-à-dire un argument contraire à
la valence générale de ses considérations pré-existantes, dans le but délibéré
de le réfuter par la suite et de s’en servir pour défendre ses propres idées. Dans
une version plus convention­nelle, la persuasion consiste à convaincre une per-
sonne des conclusions d’un mes­sage. Ainsi, le « changement d’attitude » qui
résulte de l’acceptation d’un message signifie qu’une nouvelle croyance a été
ajoutée à l’ensemble des croyances pré-existantes. Comme nous le ver­rons, ce
changement n’implique pas nécessairement une modi­fication de l’évaluation
affec­tive de l’objet d’attitude, ni une mémorisation du message origi­nel.
Si de nombreux modèles paraissent se ranger à la conception de McGuire
en ce qui concerne les premières étapes du processus de persuasion, de grandes
divergences apparaissent au ni­veau des conséquences et de la nature même des
changements d’attitude. En particulier, aussi bien les modèles on-line (e. g. Lodge
et al., 1989, 1995) que le mo­dèle RAS (Zaller, 1992) pro­cèdent impli­citement
à une dissociation des composants cognitif et affectif des attitudes. En quelque sorte,
les réponses évaluatives dépendraient essentiellement de l’un ou l’autre des
composants, plutôt que de les exprimer simultanément. En effet, tandis que
les modèles on-line don­nent la priorité aux processus affectifs, le modèle RAS
fonde le change­ment des attitudes sur des bases avant tout cognitives. Pour
les modèles on-line, les messages reçus contri­buent à modifier l’évaluation d’un
objet, qui est stockée et mise à jour par un « compteur affectif », tandis que
le contenu cognitif des messages est transféré dans la mémoire de long terme
et bientôt oublié. Pour le modèle RAS, les « considérations » interna­lisées par
les indivi­dus peu­vent contenir des aspects aussi bien affectifs que cognitifs des
mes­sages re­çus, mais les méca­nismes de réception et d’acceptation dépendent
essentiellement d’une va­riable co­gnitive, la compétence politique. Ensuite, le
mécanisme de remémoration re­pose sur les considé­rations immédiatement ac-
cessibles à un moment donné, à savoir sur une « image biai­sée » des attitudes
sous-jacentes. Mais du moins toute trace des messa­ges in­ternalisés n’est-elle
pas ir­rémédiablement perdue, contrairement à ce qu’affirment certains mo-
dèles on-line.
Certains travaux, il est vrai, suggèrent que le mode d’évaluation des
objets (on-line vs. mné­monique) dépend de certains éléments contextuels, notam-
ment du type de tâche évaluative sollicité. Plus fondamentalement, dans la
mesure où la correspondance entre la mémoire et les jugements est hautement
variable selon les situations (Hastie and Park, 1986), il est conceva­ble que la
mé­morisation cognitive et affective des messages est assumée par deux processus partielle­ment
indépen­dants – ce que ne contestent pas la plupart des modèles on-line. Ceci
290

étant, les deux pro­ces­sus possèdent logiquement un antécédent commun, à


savoir une modification de l’attitude sous-jacente, dans le sens indiqué précédem-
ment. Dans la plupart des cas, il est pro­bable que la « mise à jour » cognitive (i. e.
la mémorisation) et la « mise à jour » affective (i. e. l’invaluation) s’effectuent
conjointement. Même si les deux types d’ajustement ten­dent à converger en
principe (voir chap. 4.2.1), une certaine ambivalence cognitions-affects n’est
certai­nement pas exclue (voir chap. 4.2.4). Dans d’autres cas, il est possible
que l’un des deux pro­cessus ne se déclenche pas, notam­ment parce qu’une nouvelle
considé­ration n’a pas de véri­table valence ou parce que l’acceptation d’un
message s’est basée sur des si­gnaux heuristiques affectifs (e. g. la sympathie
éprou­vée pour le communicateur) plutôt que sur des infor­mations substantielles.
Autrement dit, certains messa­ges sont acceptés tout en étant dépourvus de
vé­ritable contenu cognitif ou affectif. Ainsi, dans la mesure où les pro­ces­sus
cognitifs et affectifs sont indépen­dants sous certaines condi­tions, un individu
peut éprou­ver des senti­ments ou des émo­tions intenses à propos d’un objet
sans véritablement le connaître ; à l’inverse, un individu peut démontrer une
grande connais­sance d’un objet sans pour autant être capable de lui attri­buer
la moindre va­lence.
En somme, notre modèle postule que les deux types d’évaluations,
les évaluations cognitives et affectives, peuvent être stockés et « mémorisés »
de manière indépendante. Pour des raisons de clarté, nous différencierons
désormais la rétention des évaluations cognitives et affectives en utilisant al-
ternativement le concept de « mémorisation » et d’« invaluation ». Notre modèle
postule ensuite que les opinions sont généralement tributaires des cognitions
et des évalua­tions immé­diate­ment accessibles au moment de l’interview. En
résumé, pour qu’un message produise un im­pact sur l’opinion d’une personne
à propos d’un objet, il doit transiter par qua­tre étapes au moins, sur les sept
que distingue le modèle PMR :
1) exposition
2) réception
3) acceptation
4) modification de l’attitude
5) mémorisation
6) activation
7) remémoration (opinion)
En substance, la personne doit être exposée au message ; elle doit recevoir le
mes­sage ; elle doit « accepter » le message et internaliser une nouvelle croyance,
modi­fiant (de manière si­gni­ficative ou marginale) l’attitude sous-jacente ; la
croyance ainsi internalisée doit être mémo­risée ou « invaluée » ; la mise à
jour de la mémoire doit être toujours accessible au moment de l’interview.
Enfin, l’impact d’un mes­sage indivi­duel ne sera réelle­ment perceptible que
si la varia­tion qu’il entraîne dans les cogni­tions et les évaluations acces­sibles
291

est suffi­sante pour surmonter leur force d’inertie et le « bruit » inhérent aux
réponses de sondage, et si l’instrument de mesure est suf­fisamment précis pour
saisir l’influence souvent mar­ginale d’un seul mes­sage. Ces questions concer-
nent le processus de remé­mora­tion, un terme générique que nous utilise­rons pour
nommer la sé­quence finale du modèle PMR. Par rapport à la distinction entre
éva­luations af­fectives et co­gnitives, le terme de « remé­moration » s’appliquera
dans un sens spécifique à la récu­pé­ration des co­gnitions, tandis que les « juge-
ments » dési­gneront la récupération des informa­tions af­fectives.
A chaque étape, un certain nombre de variables individuelles intervien-
nent pour favoriser, freiner ou stopper le processus. Parmi les variables les plus
importantes du modèle, on trouve celles qui assument plusieurs fonctions, dans
différents mécanismes. Ces variables sont brièvement décrites, avant d’être
intégrées au modèle PMR dans son ensemble (Figure 4.3).
1) La compétence objective : cette variable intervient pour réguler les méca-
nismes de ré­ception et d’acceptation des messages, et peut également
influer sur la remémoration des évaluations cogniti­ves.
2) La motivation (involvement) : cette variable joue un rôle prépondérant dans
le méca­nisme d’exposition, et contribue à définir quelles caractéristiques
d’un message (les arguments ou les « si­gnaux heuristiques ») sont prises
en compte lors de sa réception.
3) La compétence subjective : cette variable joue un rôle subsidiaire à la mo-
tivation lors de l’exposi­tion et de la réception des messages.
4) Les prédispositions politiques : l’identification partisane, en particulier,
contribue à déter­miner quels sont les messages auxquels les individus
s’exposent et quels sont les messages qu’ils ac­cep­tent. Par ailleurs,
l’identification partisane peut influer sur la re­mémoration des évalua-
tions affec­ti­ves.
Comme l’illustre la Figure 4.3, l’exposition à une communication déclenche
un processus complexe, qui peut être décomposé en 14 séquences principales
(lettres A à N). Ces séquen­ces en­globent les sept « mécanismes » ou « média-
teurs » énoncés plus haut. L’objectif ultime du modèle PMR est de mettre en
évidence comment un message peut abou­tir finalement à la formation d’une
opi­nion, et quelles sont les variables individuelles ou contextuelles interve­nant
dans la régula­tion de chaque mécanisme. La chaîne causale du modèle PMR
ne postule aucunement que chacun des sept mécanismes est une étape néces-
saire (et encore moins suffi­sante) pour qu’un message en tant que tel exerce
un impact sur la suite du processus. Par exemple, une attitude peut être modi­
fiée sans que le message ait été accepté, et une opinion peut se former sans
que le message ait été mé­morisé sur un plan cognitif. Par ailleurs, le mo­dèle
PMR met en évidence que les mé­diateurs de la formation des attitudes et des
opinions se situent à mi-chemin entre un « pôle cognitif » et un « pôle affectif »
(et « motivationnel »), qui sont sym­bolisés par un dégradé dans la couleur de
292

Figure 4.3 : Le modèle PMR : comment s’opèrent la persuasion, la mémorisation et


la remémoration des messages dans des conditions non-expéri­menta­les, et
comment ces processus aboutissent à la formation d’une opinion

Variables contextuelles: PÔLE COGNITIF


Activation
• Contexte historique
• Institutions
• Enjeux Compétence Cognitions
Nombre des
• Stade décisionnel Compétence objective, accessibles,
croyances I
• Tâches évaluatives objective Contraintes Compétence
préexistantes
• Contexte de réception individuelles objective
• Méthode observationnelle

Mémorisation
du message
N

D G L
des messages K
contextuels
A B C F Remémo-
Communi- Exposition Acceptation Modification ration
Réception Action
cation au message du message de l'attitude (opinion)
des arguments
des signaux
périphériques
E H M

Invaluation
du message

Motivation, Prédispositions,
Motivation, Valence des Evaluations
Compétence Contraintes J
Compétence croyances accessibles,
subjective, individuelles,
subjective préexistantes Prédispositions
Prédispositions Motivation

Activation
PÔLE AFFECTIF

fond du schéma. A noter que les différents média­teurs subissent l’influence


de variables émanant de ces deux pôles.
Pour structurer la présentation détaillée du modèle, nous allons découper
la chaîne causale en trois grands processus : la persuasion (chap. 4.3.3) ; la mémori­
sation et l’invaluation (chap. 4.3.4) ; la remémoration et la formation des opinions
(chap. 4.3.5). Nous évaluerons ensuite le modèle d’un point de vue opérationnel,
afin de guider la construction des variables et de préparer l’application du
modèle effectuée dans la Seconde Partie (chap. 4.3.6). Ajoutons que les sigles
utilisés (dans les titres ou dans le texte) pour dési­gner cha­que séquence du
modèle (lettres A à N) font toujours réfé­rence à ceux de la Figure 4.3.
293

4.3.3 La persuasion
L’exposition aux messages (A)
Le sens commun nous enseigne que l’exposition à un message constitue la
condition sine qua non à tout effet subséquent de ce message. Autrement dit, le
processus de persuasion n’est pas même entamé si l’exposition à un message est
gravement déficiente ou tout simplement ab­sente. En même temps, plusieurs
travaux de psychologie sociale suggèrent que le processus de perception est
« constructif », et non seulement automatique et mécanique (Fiske and Taylor,
1991 : 99). Ainsi, un ren­forcement de l’exposition « pure et simple » à un stimulus
(mere exposure effect) induit en principe des réponses évaluatives plus positives
de l’objet d’attitude (Eagly and Chaiken, 1993 : 412–21). Autrement dit, la
réalisation du méca­nisme d’exposition peut « court-circuiter » les médiateurs
suivants (réception et acceptation) et agir, en cer­taines circonstances, directe­
ment sur la modification des attitudes. Toutefois, cette pos­sibilité n’est pas
explicitement prise en considé­ration par le modèle PMR, notamment par souci
de parci­monie121. Par ailleurs, même si les mere exposure effects ne trouvent pas
de véritable place dans notre modèle, ils peuvent être conceptualisés comme le
produit de « si­gnaux affec­tifs », un type de message qui joue un rôle reconnu
dans le processus persuasif (voir section D/E infra). De plus, ces effets attirent
notre attention sur les conséquences possibles de la forme des messages eux-mêmes
(ci-après mess, symboli­sée par l’élément « communica­tion » dans la Fi­gure 4.3).
Ces effets de forme, large­ment examinés plus tôt dans ce travail (chap. 3.2.2),
se­ront pris en considération sous deux aspects relevant plus spécifiquement
du mécanisme d’exposition : la fréquence des messages et leur taille (voir chap.
7.1)122. En admet­tant que ces paramètres puissent être tenus constants, il s’agit

121
De plus, comme le suggèrent les travaux les plus récents dans ce domaine, il semble
que les effets de l’exposition pure sont valables avant tout pour des messages sublimi-
naux, favorisant des ré­actions affecti­ves incons­cientes, tandis que les messages supra­
liminaires impliquent davan­tage une recon­naissance des stimuli (un pro­cessus cognitif
plus « conventionnel ») et un traite­ment de l’information contenue dans les messages
(Eagly and Chaiken 1993 : 420–1). Or, les messages poli­tiques qui sont au centre du
modèle PMR devraient plutôt se prêter à une expo­sition « cons­ciente », médiatisée par
la perception et la reconnaissance des stimuli, même si cer­tains aspects d’un message
(e. g. les images) peuvent éventuellement conduire à des éva­luations affectives « subli­mi­
nales ». Notons que cette distinction est réminiscente de la diffé­rence entre traitement
« sys­tématique » et « heu­ristique » de l’information (voir Petty and Cacioppo, 1986),
transposée du médiateur de la réception au médiateur de l’exposition.
122
L’hypothèse sous-jacente est que plus le même message est répété dans un mé­dium
et plus il est visible dans la masse des au­tres mes­sages, plus la probabilité est faible
qu’un indi­vidu ne soit pas exposé de facto à ce message. Le risque de non-exposition
est particulièrement élevé si le message est trop imperceptible pour retenir l’attention
du récepteur (i. e. le signal est trop faible pour dépasser le seuil de « conscience »), ou
si la fréquence d’émission du message est trop faible pour compenser la probabilité
294

à présent de détermi­ner quelles variables individuelles peuvent influencer


l’exposition aux messages politiques. Le modèle PMR pos­tule que l’exposition
dépend prin­cipalement de dispositions affectives : la motivation person­nelle à
s’informer, la compé­tence subjective et les prédispo­sitions politi­ques.
Sans motivation personnelle (involvement, ci-après invo), les indivi­dus ne
prennent généra­lement pas la peine d’acheter le journal ou de lire la rubrique
politique, ils évitent de se mê­ler à une dis­cussion politi­que avec des amis,
etc. – bref, ils ne s’exposent pas à l’informa­tion politique. Certes, la mo­tivation
face à un enjeu ne dérive pas uniquement de caracté­risti­ques individuelles :
le mé­dium dans son en­semble, le message en particulier ou le contexte de
communication peuvent s’avérer plus ou moins « mo­tivants » (Stewart and
Ward, 1994 : 333–5). Par exemple, nous pou­vons prendre part à une discussion
sur un thème pour lequel nous n’avons aucune motivation à nous informer,
simplement parce que nous aimons bien nos in­terlocu­teurs. De même, nous
pou­vons éprouver une indifférence totale face à un enjeu, mais nous exposer
quand même à un message télévisé sur cet enjeu parce que nous aimons bien
la musi­que qui l’accompagne ou parce que les images diffusées sont « specta­
culaires » (e. g. un pugilat dans le parlement d’un pays lointain). Néanmoins,
la motiva­tion personnelle face aux enjeux politiques prédomine proba­blement
sur les sources extrinsè­ques de motivation, qui doivent être ramenées aux
effets des messages et du contexte (voir chap. 4.3.6).
La motivation seule ne garantit pas toujours que les individus s’exposent
à un message. La compétence subjective (subc), c’est-à-dire le jugement de ses
propres capacités à assimiler un certain type d’information, peut intervenir
indépendamment de la motivation pour encourager ou décourager l’exposition
à un message. Ce jugement réflexif peut dépendre de l’enjeu en question,
mais également du message lui-même, du médium utilisé ou du contexte
de com­munication123. En fin de compte, la compétence subjective peut agir
sur l’exposition aux messa­ges en poussant les individus à se retirer de la
communication par anti­cipation d’un échec de la réception. Par ailleurs, la compétence
subjective est susceptible d’interagir quel­quefois avec la motivation personnelle
(Kruglanski, 1996)124.

d’une non-exposition « fortuite » (e. g. le ré­cepteur ne lit pas le journal ou ne regarde


pas les programmes télévisés tel ou tel jour).
123
Un individu peut choisir de ne pas s’exposer à une communi­cation pour diverses raisons :
parce qu’il se juge incompétent sur le thème abordé, parce que le message lui-même
paraît trop long ou trop compliqué, parce que le médium (e. g. Internet) fait appel à
des compétences que l’individu estime ne pas posséder, ou parce que le contexte de
communication comporte des « distractions » qui rendent le message « irreceva­ble »
à ses yeux.
124
Kruglanski (1996 : 474–5) affirme que les per­sonnes manifestant un fort besoin de
résolution cognitive (i. e. plu­tôt motivées) et une forte certitude dans leurs ju­gements
initiaux (i. e. plutôt compétentes sur un plan subjec­tif) ont ten­dance à consulter peu
295

Le troisième déterminant affectif de l’exposition est pluriel, puisqu’il


s’agit des prédisposi­tions politiques des individus (pred). Dans de nombreux
modèles, les prédispositions politi­ques (i. e. le placement sur l’axe gauche-
droite, l’identification partisane, les valeurs politi­ques ou d’autres préférences
politiques relativement stables) jouent un rôle majeur dans l’acceptation des
messages. Il en va de même dans le modèle PMR ; mais celui-ci conçoit que
les indi­vidus ont également recours à leurs prédispositions pour « résister » aux
messages in­congruents en évitant d’y être exposés. Cette tendance, appelée parfois
« sélectivité motivée », signifie que les individus recherchent l’information
congruente avec leurs propres valeurs. Même si les postulats de l’exposition
sélec­tive comme ten­dance psycholo­giquement fondée ont été sou­vent infirmés
par la recherche, il n’en demeure pas moins que le phénomène de sélectivité « de
facto » constitue une régularité empi­rique in­contestable (voir chap. 3.2.2).
Ainsi, la segmentation politique des lectorats de différents quotidiens (voire
la segmentation des audiences de différentes chaînes de télévision) peut
certainement s’expliquer en partie par la quête d’une information congruente.
Mais, dans le contexte d’une société et d’un secteur médiatique largement
dépolitisés, à l’exemple de la Suisse (voir chap. 5.1.2), cette segmenta­tion
s’explique probablement davantage par une convergence d’intérêts et de besoins
« prati­ques » entre les journalistes d’une rédaction et leur audience (Freedman
and Sears, 1965)125. Ceci étant, la coïncidence entre l’agenda d’un quotidien
et l’agenda de son audience ne per­met pas d’en dé­duire un lien de causalité
spé­cifique (voir chap. 8.2). Nous nous bornons ici à observer que des indi­vidus
avec des pré­dispositions différentes sont exposés à des informa­tions politiques différentes,
aussi bien sur un plan quantitatif que sur un plan qualitatif.
Pour conclure, quelle que soit la source d’une exposition différentielle à
l’information politi­que, le fait de s’exposer à certains messages n’implique en
rien que ces messages soient ef­fectivement reçus, c’est-à-dire que la personne
exposée leur consacre son attention et les com­prenne. Ajoutons que, dans des
conditions non-expérimentales, il est extrêmement diffi­cile de déter­miner à quels
messages les individus ont été réellement exposés. C’est pourquoi les va­riables

d’information. Par contraste, les personnes très désireuses d’acquérir des opi­nions sur un
sujet, mais peu confiantes dans leurs connaissances initiales, ont tendance à s’informer
activement.
125
Par exemple, la Neue Zürcher Zeitung donne une grande quantité d’informations
écono­miques et boursiè­res, qui sont recherchées en priorité par des cadres d’entreprise
ou des ac­tionnaires. Or, ten­danciellement, il se trouve que l’orientation politique de
ces personnes et des journalistes de la NZZ convergent, de sorte que cette catégorie
de lecteurs est exposée « incidemment » à une in­formation plutôt co­hérente avec ses
valeurs politiques. Par contraste, le Blick fait la part belle à l’information « épisodique »
et sportive, ce qui attire une « clientèle » relati­vement peu politi­sée. Du même coup, ce
public est également plus sensible que d’autres à l’argumentation po­puliste, sans ligne
politique fixe, développée par la rédaction du quoti­dien.
296

énumérées ci-après nous serviront à l’occasion de mesures proximales de l’exposition.


Il demeure en­tendu que tel n’est pas le rôle que nous leur attribuons sur un
plan théorique, et que partout où l’exposition peut être mesurée directement,
ces variables doivent servir à ex­pliquer et à prédire l’exposition.
En résumé : exposition = f (mess, invo, subc, pred)

La réception des messages (B)


Partant du principe qu’une personne a été effectivement exposée à un message,
celui-ci doit être reçu pour avoir un impact sur la suite du processus persuasif.
La réception englobe au moins deux mécanismes, l’attention et la compréhension,
qui sont conceptuellement distincts mais qu’il est malaisé de distinguer empiri­
quement. Selon McGuire (1985 : 258–60), un troi­sième mécanisme, l’intérêt
ou la sympathie pour le message, est même susceptible de s’intercaler entre
l’attention et la com­préhension. Pour Roser (1990 : 577–8), il convient de
distinguer les composants cogni­tif et affectif de la motivation vis-à-vis d’un
message, à savoir le niveau d’attention et la pertinence personnelle. Cependant, « les
deux caractéristi­ques sont sans doute hautement corrélées dans n’importe quel
contexte naturel : nous faisons attention aux messages qui ont une importance
personnelle, et la pertinence perçue d’un mes­sage est susceptible de croître
si nous lui prêtons attention » (1990 : 577 [NT]). En effet, certaines études
suggèrent que les systèmes émotionnels et affectifs « pilotent » souvent le
système co­gnitif, en induisant une mobilisation des ressources cognitives pour
le traitement de l’information jugée saillante, au détriment de l’information
jugée périphérique et peu impor­tante, qui est largement ignorée (LeDoux,
2002 : 221–9). Au contraire, Zaller (1992 : 42–3) conçoit une supériorité de
l’engagement cognitif sur l’engagement affectif (i. e. l’intérêt ou la saillance)
pour expli­quer de nombreux aspects de l’opinion publique ; toutefois, compte
tenu de la difficulté à dissocier les différents mécanismes, il condense tous ces
médiateurs dans un axiome de réception essentiellement cognitif.
Le modèle PMR part éga­lement du principe que ces différents
mécanismes sont quasiment inextricables pour la re­cherche non-expérimentale.
Cependant, à la différence de Zaller, nous rejetons l’idée que la remémo­ration
des messages soit une mesure – même dis­tale – de leur réception. Ces deux
méca­nismes sont trop éloignés dans la chaîne causale du modèle PMR pour
qu’un message reçu soit nécessairement remémoré, en particu­lier après un
certain laps de temps, et la remémoration n’est qu’une mesure très grossière
de la réception – l’un des principaux reproches des modèles on-line contre les
modèles « mnémoniques » (memory-ba­sed) (Mackie and Asun­cion, 1990). Ceci
n’enlève rien au fait que les deux mécanismes sont vraisembla­blement corrélés,
notamment parce qu’ils sont tous deux régulés par le niveau de compétence
politique des individus. De plus, selon le modèle PMR, le niveau de compé­
tence n’est que l’une des variables impliquées dans la réception des messages ;
ceteris pari­bus, les personnes bien informées auront simplement tendance à mieux
297

recevoir les messages. D’ailleurs, certains tra­vaux s’inscrivant dans la tradition


on-line (Lodge and Hamill, 1986 ; Lodge et al., 1989, 1995) suggèrent qu’un
niveau de compétence élevé procure effectivement certains avantages lors du
codage en mémoire de l’information – notamment au travers de l’utilisation de
schémas –, et non seulement lors de la remémoration (retrieval).
Par ailleurs, le modèle PMR s’oppose à l’idée que la ré­ception des
messages soit un méca­nisme uniquement ou essentiellement cognitif. Plutôt,
conformément aux travaux soulignant la distinction entre le traitement
« systématique » et « heuristique » de l’information, nous postu­lons que la
réception peut s’appliquer à des aspects différents d’un mes­sage. Ainsi, le modèle ELM
(Petty and Cacioppo, 1986) spécifie que, sous certaines conditions, les arguments
sont reçus et soumis à une élaboration cognitive – la « voie centrale vers la
persuasion ». Mais sous d’autres conditions, ce sont plutôt les signaux « heu­
ristiques » d’un message qui sont reçus, par exemple l’expertise de la source ou la
sympathie qu’elle suscite auprès des ré­cep­teurs du message. Cependant, tandis
que le proces­sus « éla­boré » est surtout cognitif, le pro­cessus « pé­riphérique »
est tendanciellement, mais pas nécessai­rement, affectif. Par exemple, le simple
nombre d’arguments utilisés peut être reçu comme signal heuristique pour tirer
des conclu­sions sur la valeur persuasive d’un message (ainsi, bien que la Figure
4.3 rapproche les signaux heuristiques du « pôle affectif », il de­meure entendu
que certains signaux contribuent au processus persuasif sur un plan cognitif).
Selon le modèle ELM, le degré d’élaboration (i. e. la propension relative à
emprunter la voie centrale ou la voie périphé­rique) est tri­bu­taire de la pertinence
personnelle du message et des capa­cités individuelles à analyser l’information. En
condition de forte élaboration, la ré­cep­tion des arguments est pri­mordiale,
fournissant ainsi la base des mécanismes suivants : le message sera accepté ou
re­jeté en fonc­tion de la qualité des argu­ments. En condition de fai­ble élabora­tion,
ce sont avant tout les signaux périphéri­ques qui font l’objet du mécanisme de
réception. Les messages se­ront en­suite acceptés ou rejetés en fonction de ces
signaux ; par exemple, un mes­sage sera d’autant plus certainement accepté
que la source est perçue comme plus experte.
Le modèle PMR adhère à l’idée que, sous certaines conditions, un
message peut être reçu sous la forme d’indications périphériques ou de signaux
purement affectifs (e. g. une voix agréable, une présentation « dy­namique »).
Toutefois, nous adhérons à ce concept pour peu que les signaux périphériques
soient définis dans un sens relativement large, incluant égale­ment la conno­tation
idéologique des messages, des arguments ou de la source. Ces cueing messa­ges, dans
la terminologie de Zaller (1992 : 42), sont extrêmement importants dans la
mesure où les enjeux et les messages politiques sont presque toujours « peu
engageants » (low-involve­ment). En effet, si la plupart des messages politiques
induisent un traite­ment peu élaboré de l’information, indifférent à la qualité
des arguments utilisés, les messages contex­tuels fournis­sent alors le seul critère
de décision vis-à-vis des messages persuasifs. Par ailleurs, confor­mément à l’idée
298

« contextualiste » d’un continuum d’élaboration (Petty and Cacioppo, 1986 : 7–10),


le modèle PMR conçoit que les individus peuvent recevoir simulta­nément, ou
séquen­tiellement, des signaux périphériques et des arguments126. En résumé,
les individus exposés à un message peuvent en recevoir différents aspects :
des signaux purement ou essentiellement affectifs, des signaux cognitifs, ou
des arguments. Selon le modèle PMR, la probabilité relative de recevoir ces
différents éléments est notamment tri­butaire de la motivation personnelle (invo)
et des capacités objectives à analyser le message (objc).
Le niveau de compétence (ou de sophistication) politique – que l’on peut
définir provisoire­ment par le nombre, la diversité et le degré d’intégration des
attitudes d’une per­sonne (Luskin, 1987 : 860) – est susceptible d’agir sur la
compréhension des arguments utili­sés dans les messages, et donc de faciliter leur
réception sur un plan cognitif. En même temps, cette varia­ble peut favoriser
la réception de signaux cognitifs relativement subtils, comme la coloration
idéologique des arguments, des messages, ou de leur source. Par exem­ple, une
per­sonne plus compétente sera mieux à même de reconnaître le voca­bulaire
et les arguments ty­piques d’un parti ou d’une mouvance partisane, et d’inférer
ainsi la tendance idéologique d’un message. De même, lorsque la source d’un
message est mentionnée sans autre précision, une certaine connaissance de la
vie politique peut être nécessaire pour identi­fier l’appartenance par­tisane de
l’auteur. Ces informations inférentielles et contextuelles se­ront ainsi reçues sépa­
rément des arguments utilisés dans un message.
Du point de vue de l’opérationalisation, la réception semble davantage
déterminée par le ni­veau des connaissances de base sur les enjeux politiques
(background knowledge) que par le ni­veau d’utilisation des médias ou par d’autres
variables comme l’éducation (Price and Zaller, 1993). Tandis que la quantité
d’informa­tion absorbée au travers des médias constitue plutôt une mesure
de l’exposition aux messages, la connaissance générale des affaires politiques
en­courage réellement l’attention aux mes­sages qui parviennent aux individus
et en facilite la compréhen­sion. Les conséquences du niveau de compétence sont
conformes à l’hypothèse du knowledge gap (voir chap. 3.3.2), selon laquelle les
individus déjà bien informés acquièrent encore plus d’information : « people
who possess large stores of in­formation need well-de­veloped schemata to
organize it, and these schemata aid in the acqui­sition of new informa­tion »
(1993 : 138). La compé­tence politique se mesure par des tests de connais­sances
« neu­tres et factuels », portant par exemple sur le fonc­tionnement du système

126
D’après le modèle ELM, ce cas de figure devrait être le plus fréquent parmi les per-
sonnes en condition d’élaboration modé­rée, c’est-à-dire moyennement motivés et/ou
capables d’analyser une information. Lorsque les condi­tions d’élaboration sont inter­
médiaires, les signaux positifs peuvent jouer un rôle de catalyseur à la récep­tion des
arguments – ceux-ci étant jugés en­suite sur la base de leur qualité (Petty and Priester
1994 : 109–10). De fait, les affects précèdent les cognitions dans de nombreuses situa-
tions (voir chap. 4.3.4).
299

politique, sur les ac­teurs po­litiques et leurs posi­tions fon­damen­tales, sur les
problè­mes princi­paux du pays, etc. (Zaller, 1992 : 333–44). Ainsi, le niveau
d’information politi­que apparaît comme le meilleur indica­teur pour mesurer le
degré d’apprentissage des enjeux et leur degré d’accessibilité en mémoire (Zaller,
1990 : 131). Il est plus étroitement lié à la ré­ception que d’autres indicateurs
plus gé­néraux comme le niveau d’éducation ou l’exposition aux commu­
nications inter-per­sonnel­les (Price and Zaller, 1993), et surpasse également
d’autres indica­teurs (political acti­vity, media use, political self-schema) pour prédire
chacune des éta­pes du traitement de l’information : codage de l’information,
utilisation de l’information pour prendre des déci­sions, degré d’élaboration
cognitive et remémoration (Fiske and Taylor, 1990 : 40–5). Ensuite, les mesures
de connais­sance ne « souffrent pas autant de biais de ré­ponse que les mesures
ty­piques d’exposition aux médias, car un répondant ne peut pas facile­ment
révéler des infor­mations qu’il ne possède pas » (Price and Zaller, 1993 :
138–9 [NT]) ; en particulier, ces mesures sont « relati­vement insensi­bles aux
effets de désirabilité sociale », contrairement aux mesures sub­jectives comme
l’intérêt pour la politi­que (Zaller, 1990 : 131–2). Enfin, davantage que toute
autre variable, le niveau d’information contribue à la « cristallisa­tion » des
opinions, et permet de réduire consi­dérable­ment la variance aléatoire dans
les ré­pon­ses indivi­duelles (1990 : 134–7)127.
Un troisième facteur de la réception, la compétence subjective (subc), se réfère
à une dimen­sion plus affective de ce mécanisme, fondée sur les médiateurs
hypothétiques de l’attention et de l’intérêt pour un message, un peu à la manière
de la motivation personnelle. Les personnes qui s’estiment compétentes vis-à-
vis d’un enjeu manifesteront un engagement affectif plus fort à l’égard d’un
message touchant à cet enjeu, et chercheront plus volontiers à l’analyser. A
l’inverse, un sentiment d’impuissance à atteindre certains objectifs désirés
(powerlessness), souvent lié à une faible intégration socio-professionnelle et à
des attributions de causalité interne, entrave les processus d’apprentissage
(Seeman, 1966). Par ailleurs, le modèle PMR postule que la compétence
subjective peut intervenir dans le mé­canisme de réception indé­pendamment de
la compétence objective, mais tendanciellement avec le même résultat. En effet,
un individu objective­ment compétent peut échouer à recevoir les arguments
d’un mes­sage par manque de compétence subjec­tive, notamment parce que
cer­taines contraintes individuelles (e. g. les conséquences per­sonnelles d’un
objet de vote) lui font apparaître sa tâche analytique comme trop difficile. A
l’inverse, quand bien même un individu objectivement peu compétent res­
127
Toute­fois, les indi­cateurs de connais­sance habituellement utilisés sont sans doute trop
géné­raux pour me­surer la com­pétence par­fois hautement « issue-specific » qui se
dégage dans certains do­maines (Zaller 1992 : 43 ; Price and Zaller 1993 : 139). Ceci
est problématique, dans la me­sure où les indi­cateurs d’expertise géné­rale et spécifi­que
ne sont pas toujours positi­vement corrél­és, et par­fois même indépen­dants (McGraw
and Pinney 1990). Nous tente­rons d’apporter une solu­tion à ce pro­blème dans notre
partie empirique (voir chap. 5.2.2).
300

sentirait une forte motivation personnelle et une forte com­pétence subjective,


il serait ten­danciellement plus réceptif aux signaux péri­phériques qu’aux
arguments eux-mêmes (Petty and Cacioppo, 1986 : 165–72). En somme, la
réception des ar­guments présuppose un enga­gement suffisant vis-à-vis d’un
message, à la fois sur un plan cognitif et affectif.
Enfin, certaines propriétés des messages ( mess ) sont à prendre en
considération, dans la me­sure où elles rendent leur réception (et singulièrement
la réception des arguments) plus ou moins probable (voir chap. 3.3.2).
Premièrement, les messages eux-mêmes ou le médium uti­lisé sont diverse­
ment « motivants », affectant le médiateur de l’attention ou de l’intérêt pour
une communica­tion128. Deuxièmement, les messages peuvent varier selon leur
degré de com­plexité. Ceteris paribus, les messages easy-learning favo­risent bien
évidemment la récep­tion des argu­ments ; plus les messages sont complexes,
plus leur réception – via le mé­diateur de la compréhension – dépend du niveau
de com­pétence ob­jective des individus. Mais la difficulté « objective » de
réception peut également découler de certains facteurs du contexte, comme
la présence de bruits ou de distractions. Globalement, ces fac­teurs ten­dent à
diminuer l’importance de la qualité des arguments (Petty and Cacioppo, 1986 :
61–8)129. Troisièmement, la répétition d’un mes­sage favo­rise sa compréhension et
son apprentissage. Cependant, au-delà d’un certain seuil de satu­ra­tion (wearout),
la répétition commence à exercer un impact négatif sur les as­pects af­fectifs du
trai­tement de l’information, à savoir l’attention et l’intérêt pour le message,
ainsi que son ac­ceptation subséquente – d’autant plus si l’attitude initiale
vis-à-vis d’un message est néga­tive. Globalement, même si l’apprentissage se
poursuit de façon li­néaire, l’impact persuasif est une fonction curvi-linéaire
de la répétition.
En résumé : réception = f (mess, invo, objc, subc)
128
Par exemple, cer­tains messages induisent une forte motivation par leur « ten­sion » ou
leur « suspense » (Stewart and Ward 1994 : 331–2). En même temps, ces messages
peuvent être véhiculés par des médias qui, comme la télévision, sont globalement
« low-invol­vement ». L’exposition à ces médias génère une faible activité cérébrale
et suscite peu de pen­sées, en parti­culier peu de réponses cognitives (Krugman 1981).
En somme, il s’avère que la télé­vi­sion favorise moins la réception des arguments que
d’autres médias (e. g. la presse écrite). En revanche, ce médium semble plus efficace
pour transmettre des signaux affectifs, et ainsi dé­terminer à long terme l’évaluation des
objets en ter­mes de réputation, de sympathie, etc. (Stewart and Ward 1994 : 334).
129
Lorsque le contexte est dépourvu de tout élément perturbateur, la réception des argu-
ments semble se dérou­ler correctement, puisque les attitudes mesurées après-coup sont
fortement déterminées par la qualité des argu­ments. En re­vanche, lorsque le contexte de
réception est « parasité », les arguments faibles et forts ont un impact nettement moins
distinct sur les attitudes, suggérant que les arguments n’ont pas été reçus convenable­
ment. D’autre part, les effets potentiels d’un contexte perturbant sont plus prononcés
lorsque, par ailleurs, la motivation et la capacité ob­jective d’élaboration des messages
sont élevées.
301

L’acceptation « centrale » des messages (C)


A partir du médiateur de l’acceptation, nous allons utiliser le terme « message »
dans sa signifi­cation exacte, distincte de celle de communication130. Rappelons que,
dans le modèle PMR, un message consiste simplement en un argu­ment ou une
information quelconque, relative de près ou de loin à un objet d’attitude (par
exemple, un signal heuristique concernant l’expertise ou la réputation de la
source d’une communication). Sont éga­lement considérées comme messages des
informations dépour­vues de véritable valence, à l’instar de nombreux messages
contextuels. Comme nous l’avons souli­gné précédemment, « l’acceptation
d’un mes­sage » doit être définie de manière très large, c’est-à-dire comme
le fait d’internaliser une information quelconque (y com­pris un signal heu­ristique
ou un argu­ment contraire aux valeurs pré-existantes d’une personne). Cette
définition de l’acceptation comprend bien sûr le sens tradition­nel d’adhérer aux
conclusions d’un mes­sage persuasif (ou argument). Lorsque l’acceptation revêt cette
signification conventionnelle, plusieurs variables indivi­duelles sont susceptibles
d’intervenir pour la régu­ler. Le modèle RAS (Zaller), 1992) postule qu’un cer­
tain niveau de compétence ob­jec­tive permet aux individus de détermi­ner si
un mes­sage est conforme à leurs prédisposi­tions ; quant au modèle ELM,
il postule que les argu­ments re­çus seront acceptés ou rejetés en fonction de
leur « qualité », mais égale­ment en fonc­tion des « schémas » pré-existants
des individus, qui peuvent biaiser l’élaboration des argu­ments (Petty and
Cacioppo, 1986 : chap. 5)131.
Dans la Figure 4.3, ce mode central est symbolisé par la lettre C. Les
lettres D et E traduisent la possibilité qu’une information ait des répercussions
sur une attitude sous-jacente sans subir au préalable une examination cognitive
et une sélection affective fondée sur les prédisposi­tions. Certes, le modèle PMR
postule que les informations acceptées sur un mode périphéri­que sont également
soumises à une forme de sélection affective, puisque leur internalisation dé­
pend de l’intérêt que leur accordent les individus (une fois reçue, c’est-à-dire
placée dans la mémoire de travail, une information doit posséder une charge
affec­tive suffisante pour être internalisée dans l’esprit d’une personne, c’est-à-
dire ancrée dans sa mémoire de long terme). Or, ce mode « pé­riphérique »
d’internalisation est parfois indifférent aux effets des varia­bles men­tionnées
plus haut (compétence et prédispositions). C’est pourquoi leur im­pact sur les
attitu­des sera examiné dans la prochaine section, tandis que celle-ci est exclusi­
vement consa­crée au mode central d’acceptation des messages persuasifs, tel
qu’il découle de l’approche Recep­tion-Yielding de McGuire (1985).
130
Une communication est une unité de discours (définie par une unité de source, de
médium, de contenu et d’occurrence) comportant généralement plusieurs messages
de thèmes et de types différents.
131
Dans la mesure où les schémas sont liés aux pré­disposi­tions politi­ques, il n’existe pas
de contradiction fonda­mentale entre ces deux mo­dèles quant au mode « central »
d’acceptation des messages.
302

Le mécanisme d’acceptation ou de résistance aux messages persuasifs


présuppose d’abord une « reconnaissance cognitive » de leur contenu et de
leurs implications idéologiques. Cette tâche peut se trouver facilitée par la
réception d’une information contextuelle accompagnant le mes­sage lui-même :
par exemple, « la personne qui énonce cet argument est un député du parti
P ». Quelquefois, ce type d’information faisant défaut, la tâche peut se révéler
plus ardue, et présuppose la création d’informations inférentielles à propos de
la coloration politique d’un argument, qui sont reçues séparément du message
à proprement parler132. Toutefois, ces inféren­ces ne seront vraisemblablement
effectuées que pour une information suffisamment sail­lante ou intéressante
(Anderson, 1995 : 396–7), de sorte que la motivation (invo) vis-à-vis des messages
est sans doute une variable à prendre en considération. En­fin, la disponibi­lité
de connaissances contextuelles pré-existantes – notamment sous la forme de
schémas – peut se révéler né­cessaire pour faciliter ces infé­rences (causales,
catégorielles ou relationnelles) lors de la réception (Miller, 1991 : 1374–5) et
pour dis­cerner ensuite les implications idéologi­ques d’un argument pour ses
propres valeurs.
Quel que soit le type d’information né­cessaire à cette reconnaissance
cognitive (informa­tions contextuelles acquises ou pré-existantes, in­for­ma­tions
inférentielles), le niveau de com­pé­tence objective (objc) consti­tue vraisembla­blement
une mesure proximale des capacités indi­viduelles requises par cette tâche. En
subs­tance, plus un individu fait preuve d’une com­pé­tence objective élevée, plus
il est ca­pable de tirer les implications « idéologiques » ou « parti­sanes » d’un
argument, de les confronter à ses propres pré­dispo­sitions politiques (pred), puis
d’accepter ou de rejeter le message suivant qu’il s’avère com­patible ou incom­
patible avec ses va­leurs (Zaller, 1992). A l’opposé, un indi­vidu sans au­cune
connaissance du sys­tème poli­tique aura tendance à accepter l’ensemble des
messages qu’il a reçus, y com­pris ceux qui de­vraient normalement heurter ses
valeurs. Cette interaction entre la compétence objective et les prédispositions
politiques est tout à fait sem­blable au mé­canisme de résistance partisane dans le
modèle RAS. Compte tenu de son rôle positif dans le mécanisme de réception
et de son rôle négatif dans le mécanisme d’acceptation, l’effet global de la
compétence au terme de ces deux médiateurs est sans doute curvi-linéaire : le
taux d’arguments acceptés est maximal parmi les indi­vidus moyennement
compétents.
Ceci étant, l’examen des messages ne s’effectue pas dans un contexte
exempt de toute contrainte matérielle ou normative. Ces contraintes varient
selon les enjeux et selon les indi­vidus. En particulier, Kriesi (1994 : 48–51)
fait l’hypothèse que l’évaluation des argu­ments reçus pendant les campagnes
référendaires est plus ou moins diffi­cile suivant la nature des « biens » (matériels,
positionnels ou publics) soumis au vote. Certaines attitudes sont plus dif­ficiles à
132
Ce processus inférentiel constitue le cinquième médiateur dans le modèle de McGuire
(1985 : 260).
303

changer parce que les messages destinés à induire un changement se heurtent


à des contrain­tes indivi­duelles fortes (indc) : « Constraints may be of a material
or a moral kind. The more an issue is con­straining in either sense, the more
individuals tend to feel strongly about it and the more their opinions tend to be
embedded in a set of related principles or cost-benefit con­sidera­tions » (Kriesi,
2000a : 8). En somme, deux types de contraintes indi­viduelles peuvent être
distingués. Sur un plan affec­tif, certains sentiments d’obligation morale se maté­
rialisent dans des attitudes plus fortes et mieux intégrées, oppo­sant ainsi une
force d’inertie aux mes­sages persuasifs. Plus une attitude est intense, et plus elle
se trouve « insérée dans un ensemble plus ou moins cohérent de valeurs et de
croyances politi­ques d’ordre plus général » (Kriesi, 2000b : 7 [NT]), moins il
est proba­ble qu’un message contraire à la valence générale de cette atti­tude
puisse franchir l’obstacle de l’acceptation, et ceci indé­pen­damment du niveau de
compé­tence politi­que des individus. Cet axiome de « cristallisation» (Kriesi, 2000b :
27) ne déroge pas aux principes de la théorie de la « cohé­rence évaluative-
cognitive », selon laquelle le changement d’une attitude est d’autant plus
probable que cette attitude n’est pas impliquée dans la satisfaction des be­soins
fondamentaux d’une personne et qu’elle est relativement dé­connectée de ses
attitu­des centrales (Rosenberg, 1967 : 145).
Sur un plan cognitif et motivationnel, les contraintes proviennent de la
perception par les individus de leurs intérêts matériels et de toutes sortes de
considé­rations utilitaristes de type « coûts-bénéfices » (voir chap. 4.1.2). Dans la
mesure où un argument est perçu comme impliquant davantage de coûts
personnels que de bénéfices, il sera tendanciellement rejeté. Pour autant, il est
égale­ment nécessaire que le « coût affectif » soit négli­geable ; à l’inverse, les
contraintes affectives peuvent inhiber l’acceptation d’un message à condition
que le coût soit négligeable en termes utilitaristes (Kriesi, 2000b). Toutefois,
les deux types de contraintes peuvent quelquefois se trouver en conflit. Par
exemple, une per­sonne peut avoir reçu un message clai­rement contraire à ses
prédispositions, mais dont les im­plications maté­rielles sont perçues comme
très avanta­geuses en termes coûts-bénéfices. Dans un tel cas, cette personne
est sus­ceptible d’éprouver une forte am­bivalence, rendant très incer­taine
toute pré­diction quant au résultat du mécanisme d’acceptation – quand bien
même l’utilité « symbolique » dérivant du res­pect de ses valeurs est souvent
considérée comme supérieure à l’utilité de type « matérielle » (Lane, 1996). Par
ailleurs, cette ambivalence sera vraisemblablement plus répandue et aura des
consé­quen­ces plus im­portantes parmi les indivi­dus de compétence poli­tique
élevée, car ceux-ci auront tendance à prendre en considé­ration les deux types
de contraintes si­multanément.
En résumé, un message sera accepté s’il est conforme aux prédispositions
d’un individu, et dans la mesure où il satisfait aux contraintes normatives ou
utilitaristes existant sur certains enjeux. Pour autant qu’un individu possède
suffisamment de connais­sances du système poli­tique, il parviendra chaque fois à
304

la même conclusion à propos de messages similaires, qui se­ront systématiquement


acceptés ou rejetés. Par contraste, les individus peu compétents sont sus­
ceptibles d’internaliser des messages contraires à leurs valeurs ou de refuser
des mes­sages « conformes », de sorte que l’acceptation constitue chez eux un
méca­nisme plus aléatoire. Ceci étant, l’acceptation des arguments ne dépend
pas seulement des caractéristiques des individus eux-mêmes. Par exemple,
lorsqu’un argument porte sur un enjeu méconnu, dont les implica­tions pour
les valeurs des individus sont peu claires, alors l’acceptation ou le rejet de cet
ar­gument est susceptible de dépendre de sa qualité intrinsèque, particulièrement
parmi les indi­vidus objectivement com­pétents. Une autre possibilité, nous
l’avons vu, consiste à exploiter les signaux périphériques accompagnant un
message. Le rôle des signaux périphériques sem­ble précisément renforcé
lorsque, toutes choses égales par ailleurs, les connaissances préala­bles sont
faibles (Petty and Cacioppo, 1986 : 170–2). Cependant, pour les individus
motivés à éla­borer une communica­tion, c’est vraisemblablement la qualité des
arguments qui supplée aux prédis­positions et aux schémas lorsque ceux-ci se
révèlent inadaptés à l’évaluation af­fective d’un message. Pour cette raison, les
propriétés des messages (mess) – en particulier la qua­lité des ar­guments utilisés
– doivent être prises en considération pour comprendre le succès ou l’échec
persuasif d’une communication.
Indépendamment de ses antécédents, quels sont les effets de l’acceptation
« cen­trale » d’un message ? Le modèle PMR pose tout simplement qu’un argument
accepté est in­ternalisé dans la mémoire de long terme des individus sous la
forme d’une nouvelle croyance. Par ailleurs, compte tenu de l’effort cognitif et
affectif nécessaire à une telle acceptation, la nouvelle croyance est susceptible de
trouver une place relati­ve­ment centrale dans le système de croyances constitutif
de l’attitude en question. En effet, les efforts nécessaires à cette internalisation
– en particulier les processus inférentiels éventuellement requis pour évaluer
la coloration parti­sane d’un message – ont pour conséquence de stimuler la
créa­tion de nom­breux liens entre la nouvelle croyance et d’autres croyances (pré-
existantes ou créées en parallèle). C’est sans doute pour cette raison que les
croyances issues d’un processus persuasif « central » s’avèrent plus résistantes
au changement que les croyances ac­quises par une voie « périphéri­que »
(Petty and Cacioppo, 1986). D’autre part, si un argument accepté par la voie
centrale corres­pond à une croyance déjà exis­tante, c’est-à-dire si l’argument porte
sur une pro­priété d’un objet déjà représentée en mémoire, son internali­sation aura
pour effet de modifier l’évaluation affective (ou « invaluation ») de la pro­priété en
question. Autrement dit, la valence de la croyance pré-existante sera révisée
en fonc­tion de la valence de l’argument ac­cepté. Par exemple, une pro­priété
de l’objet d’attitude va­lencée positivement sera évaluée de manière moins
positive après l’acceptation d’un argu­ment négatif. L’amplitude réelle de cette
rééva­luation dépendra notamment du degré d’ambivalence pré­alable de la
305

croyance en question, c’est-à-dire du nombre relatif d’arguments positifs et


néga­tifs in­ternali­sés par le passé (voir infra sec­tion G/H).
En résumé : nouvelle croyance = f (mess, invo, objc, pred, indc)

L’acceptation « périphérique » des messages (D, E)


Comme nous l’avons déjà noté à plusieurs reprises, le modèle PMR admet que
certains types de messages puissent être internalisés sans faire l’objet d’une
acceptation « centrale ». En ré­alité, ce cas de figure se produit fréquemment,
notamment parce que les messages politiques sont souvent peu « motivants »
pour les individus, et relativement complexes. Ceci a pour effet de déclen-
cher un traitement périphérique de l’information, à savoir que les indivi­dus
se basent sur des signaux heuristiques pour accepter ou rejeter un message
per­sua­sif. Mais si l’acceptation périphérique est un phénomène fréquent,
c’est également pour une autre raison, qui tou­che à la définition même du terme
« message ». En fait, en plus des messages persuasifs (ou arguments), nous
recensons au moins trois autres types de messages, qui peu­vent faire l’objet
d’une acceptation périphérique.
Premièrement, une communication peut comporter des signaux affectifs.
Certains éléments comme une musique plaisante ou des aspects visuels peu­vent
servir de signaux périphé­riques en condition de faible motivation, ou lorsque
les capacités d’analyse d’une communi­cation sont faibles (Perloff, 1985 : 196 ;
Petty and Cacioppo, 1986 : 156–70). Ensuite, sous certai­nes conditions qu’il
conviendra de préci­ser, l’ob­jet d’attitude lui-même ou diffé­rentes proprié­tés
du communicateur (son appa­rence, son com­porte­ment, sa voix, les émotions
qu’il transmet, etc.) peuvent induire un véri­table état affectif, plus ou moins
favo­rable à l’objet d’attitude. A son tour, « l’état af­fectif (e. g. l’amour) induit
par un objet d’attitude (e. g. une personne) peut servir d’argument persua­sif
pour esti­mer les qualités de l’objet quand la pro­babilité d’élaboration est élevée
(e. g. quand la per­sonne est un conjoint poten­tiel) » et quand cet état affectif
est directe­ment perti­nent pour l’évaluation de l’objet (Petty and Ca­cioppo, 1986 :
213–4 [NT]). Fi­nalement, lorsque la proba­bilité d’élaboration est moyenne,
les états af­fectifs sont suscep­tibles de déter­miner si le message sera analysé ou
pas – une personne en­treprendra plus volontiers un effort cognitif si elle « se
sent bien ». En ré­sumé, les signaux af­fectifs peu­vent stimuler l’accepta­tion ou
le refus périphéri­que d’un mes­sage per­suasif lors­que la motivation à analy­ser
l’argumentation fait défaut ou lorsque les connaissan­ces pré­ala­bles de l’objet
sont faibles. En revan­che, lors­que les signaux affectifs in­duisent un véritable
état af­fectif (e. g. une émo­tion) auprès d’un ré­cepteur motivé, cet affect peut
servir de moyen d’évaluation de l’objet et il est suscep­tible d’être internalisé de
manière centrale – pour sim­plifier, l’évaluation affective de l’objet est modifiée
par l’attribution d’une nouvelle va­lence.
En second lieu, une communication peut comporter des messages contex-
tuels. Contrairement aux arguments, ces messages consistent en des informa-
306

tions dépourvues de véritable va­lence, qui ren­seignent les individus sur certains faits
en rapport avec un objet d’attitude. Elles repré­sentent vraisemblablement la
majeure partie des informations médiati­ques, qui sont le plus souvent « fac­
tuelles ». Les messages contextuels ne sont pas suffisants, en eux-mêmes, à persua-
der une personne de prendre position pour ou contre un enjeu ; toutefois, un
commu­nicateur peut généralement espérer une influence persuasive indi­recte
de l’information transmise. En effet, le rôle de ces messages est notamment
d’éclairer les indivi­dus sur la correspondance idéologi­que entre un argument
et leurs propres valeurs, en éta­blissant des liens entre un message persuasif et
son auteur (son orientation partisane, ses in­tentions réelles, etc.). De même,
c’est grâce aux messages contextuels que les citoyens ap­prennent la position
des partis sur les différents enjeux – une information « plus subtile et plus
complexe » que celle portant sur les enjeux eux-mêmes, et qui fait défaut à
de nombreux citoyens (Campbell et al., 1985 : 105). Pendant une campagne
référendaire, l’évaluation d’une nuée de messages persuasifs serait difficile
sans l’acquisition préalable de messages contextuels mettant en évidence les
implications idéologiques de chaque argument.
Par exemple, à propos de la neutralité suisse, une communi­cation
pourrait contenir les messa­ges contextuels suivants : (1) « En 1986, le peu­ple
suisse a refusé d’adhérer à l’ONU pour des motifs largement liés à la neutra­
lité » ; (2) « Certaines études historiques affirment que le maintien de la Suisse
en dehors des deux Guer­res Mondia­les n’a rien à voir avec la neutralité » ;
(3) « Lors de la Guerre du Golfe (1991), la Suisse a participé aux sanc­tions
économiques contre l’Irak ». Bien que dépourvues de valence propre, ces
informations peuvent servir à exa­miner la va­leur d’un message persuasif
décrétant que « La neutralité n’a plus de fonction réelle et doit être abolie en
tant que principe de la politique étrangère suisse ». Imaginons en­suite que des
personnes avec des valeurs différentes, mais sans connaissance approfondie
des en­jeux, se basent sur les messages contextuels pour se prononcer sur le
message persuasif. Pre­nons tout d’abord le cas d’une personne pour qui le
res­pect des décisions populaires est une valeur fon­damentale. Cette personne
serait susceptible de rejeter le message persuasif car il heurte ses convictions
profondes – la neutralité ayant été plébiscitée il y a peu de temps (1). Ensuite,
pre­nons le cas d’une personne qui prône une politique étrangère pacifiste ;
celle-ci pour­rait accepter le message persuasif parce que la position défendue
est compatible avec ses va­leurs – la neutralité n’a rien à voir avec la préser-
vation de la paix (2 et 3).
Au minimum, le fait que de tels messages contextuels jouent un rôle
dans l’acceptation cen­trale d’un argument présuppose que ces messages aient
été reçus et soient disponibles au même instant dans la mémoire de tra­vail
des individus. Naturellement, la plupart des indivi­dus pos­sèdent également
un stock d’informations contextuelles pré-exis­tantes, qu’ils peuvent ré­cupé­rer
de leur mé­moire de long terme et transférer dans leur mémoire de travail.
307

D’une part, l’existence même de ces connaissan­ces impli­que que cer­tains


messages contextuels ont été bel et bien internali­sés par le passé (contribuant
ainsi à définir le ni­veau de compé­tence objectif d’une personne). D’autre
part, l’impact de messa­ges contextuels supplémentaires sur l’acceptation d’un
argument peut quelque­fois s’avérer mo­deste ou virtuellement inexistant, en
raison de la force d’inertie des infor­mations contextuelles préalables – une
nuance impor­tante, dans la mesure où les informa­tions contextuelles acqui­
ses et nouvelles peuvent être contradictoires. A l’inverse, l’importance des
messages contex­tuels contenus dans une com­munication sera renforcée pour
des enjeux peu familiers, au sujet desquels les individus pos­sèdent peu d’in-
formations pré-existantes. Pour­suivons le raisonne­ment, et prenons l’exemple
d’une per­sonne qui ne possède qu’une très fai­ble connaissance d’un enjeu,
dont les valeurs ne sont pas direc­tement mises en ques­tion par cet enjeu, et qui
n’éprouve aucune motivation par­ticulière à ana­lyser une com­munication à ce
sujet. Dans ce cas, le modèle PMR conçoit que l’acceptation d’un argument
puisse dé­pendre du sim­ple nombre de messages reçus, et qu’en défini­tive la
lon­gueur d’une communi­cation serve de signal périphé­rique. Autre­ment dit, la
réception de mes­sages contextuels supplé­mentaires pour­rait servir à aug­menter
la probabilité d’une adhé­sion (péri­phérique) à un argument pour un individu
peu moti­vé à analy­ser la com­muni­cation. En tant que signal périphérique,
la longueur d’une commu­nication est proba­ble­ment équiva­lente au nom­bre
d’arguments (voir chap. 3.2.2), dans la me­sure où les person­nes peu moti­vées
ne font pas né­cessairement la dis­tinction entre les argu­ments à pro­prement
par­ler et l’information contex­tuelle, et se fient à une simple routine heu­ristique
du type « more is bet­ter » (voir Chaiken, 1987 : 26).
Enfin, nous distinguons un troisième type de messages non persuasifs :
les « méta-messages ». En quelque sorte, les méta-messages ne portent pas sur
la signification d’une communication, mais sur sa forme et sur toutes sortes de
paramètres concernant sa diffusion et sa réception par une personne. Où et
quand une com­munication a-t-elle été diffusée (dans quel journal, quel mois
de quelle année, etc.), par qui (quelle est la personne ou le parti responsa­ble
de la diffu­sion, etc.), sous quelle forme (avec quels mots, sous quel format, avec
quelles illustrations, etc.), dans quel contexte (était-ce avec des amis, quelles ont
été leurs réactions, quelle était mon humeur à cet instant, etc.) ? Tel est le
genre d’informations qui ac­compa­gnent généralement un message persuasif
ou qui sont géné­rées lors de sa récep­tion. En effet, il convient de noter que
les méta-messages (de même que les messages contextuels) sont sus­cepti­bles
d’être créés de manière inférentielle, au cours de l’élaboration cogni­tive d’une
communi­cation. En somme, l’internalisation des méta-messages permet après-
coup de « re­contex­tuali­ser » l’acquisition des croyances.
Mais le fait que certains méta-messages soient internalisés permet aussi
d’expliquer pourquoi les individus sont parfois capables de se rappeler certains messages
persuasifs qu’ils ont pourtant « refusés » ! Par exemple, n’importe lequel d’entre
308

nous est en mesure de citer, avec une précision variable, quelques phrases
ou quelques mots utilisés un jour par un politi­cien d’un camp ad­verse – un
argument que nous avons aussitôt contesté. Cette sim­ple cons­tatation appelle
au moins deux commen­taires. Le pre­mier est que les principaux mo­dèles de
la formation des opinions ne souf­flent mot sur le sort des mes­sages persuasifs
refusés par un individu. Si l’acceptation ne se produit pas, le proces­sus per­
suasif s’arrête, et les argu­ments semblent « re­tourner au néant » sans lais­ser de
trace. A l’évidence, cette conceptualisa­tion est fausse. D’une part, comme nous
venons de le souli­gner, les arguments refusés peu­vent être internali­sés dans la
mémoire des individus, via les méta-mes­sages. D’autre part, le refus d’un argu­
ment en­traîne implicitement l’acceptation de sa néga­tion, comme le souli­gnent les
travaux de logique épistémique133. En quelque sorte, une cogni­tion pré-exis­tante
pourrait « bénéficier » du refus d’un message in­com­pati­ble, no­tamment parce
que la simple activation de cette cognition renforce les liens qu’elle entre­tient
avec d’autres croyances et accentue son accessibilité en mémoire (Fiske and
Taylor, 1991 : 297–9). Ensuite, un argument incompatible avec nos valeurs
pourrait entraîner un effet de « ré­actance », de nature à renforcer l’attitude
« mise en danger » par cet argument (boome­rang ef­fect ; Eagly and Chaiken,
1993 : 568–71). Quoi qu’il en soit, nous souhai­tons souligner que les modè­les
de la formation des at­titudes considè­rent généralement le refus d’un argu­ment
comme un mécanisme d’ignorance, ce qui est vrai­semblablement erroné.
La deuxième question qui se pose à propos de la mémorisation des
arguments refusés porte plus généralement sur les conditions d’internalisation des
messages non-persuasifs examinés dans cette section, à savoir les signaux affectifs,
les messages contextuels et les méta-messages. Le modèle PMR fait l’hypothèse
que le facteur déterminant est le degré d’intérêt pour la communication. Cette
variable dérive normalement de l’intérêt pour l’objet d’attitude im­pliqué ; mais
notons que l’intérêt pour les arguments d’une communication pourrait favoriser
l’intérêt pour la communication, et susciter indirectement l’internalisation
de messages non-persuasifs, renversant ainsi la causalité suggérée jusqu’ici.
Rappelons que l’intérêt constitue le deuxième médiateur hypothétique de la
réception, pos­térieur à l’attention et antérieur à la compréhen­sion (McGuire, 1985)134.
133
Selon ces travaux, nier une proposition revient à accepter sa négation. Il n’existe ainsi
que deux types fonda­mentaux d’« attitudes vis-à-vis de l’information » : l’acceptation
et l’ignorance, cette dernière constituant une attitude de non-engagement vis-à-vis de
la validité d’un message (Brotons 2001 : 1–2).
134
A première vue, donc, l’intérêt pour un mes­sage semble difficilement en mesure de
décider de son accepta­tion. Cependant, on peut consi­dérer que l’intérêt détermine les
conditions mini­males pour une acceptation subsé­quente (centrale ou périphérique), et
que la compréhension jette ensuite les bases pour une accepta­tion cen­trale. Il est vrai
que la compréhen­sion est corrélée à l’intérêt (en particu­lier, on com­pren­dra d’autant
mieux un message qu’on le trouve intéressant), puisqu’il existe peut-être une relation
condi­tionnelle entre les médiateurs. Ainsi, selon le modèle de McGuire, tout message
compris a nécessairement été jugé intéressant, et cette convergence contribue à rendre
309

Ainsi, l’intérêt pour un message ne permet aucunement de préjuger de sa


compréhension, sans compter qu’une personne peut en définitive « comprendre
ce qu’elle veut » d’un message (élaboration biaisée), et que la compréhension
n’est pas néces­sai­rement liée à une notion de vali­dité du raisonne­ment.
Pour autant, l’intérêt pour un objet n’en est pas moins susceptible de
déterminer l’acceptation des messages qui, par leur nature même, ne requièrent
pas un véritable examen de leur qualité et de leur force persuasive : les signaux
affectifs, les messages contextuels et les méta-messa­ges. Dans la mesure où
l’intérêt pour un objet d’attitude n’est pas complètement nouveau, on peut
suspecter l’existence d’un réseau de cognitions et d’affects bien développé, dans
le­quel les informations relatives à cet objet seront plus facilement insérées. Au
contraire, un message contex­tuel à propos d’un objet jugé peu intéressant ne
sera probablement pas internalisé, car la structure de croyances pré-existantes
fait globalement défaut, et une internalisation néces­site­rait des efforts cognitifs
que l’individu n’est généralement pas prêt à consentir. Ceci étant, comme
nous le verrons dans la section suivante, l’acceptation « périphérique » d’un
mes­sage modifie les attitudes de manière plus marginale (et parfois plus
temporaire) qu’une ac­ceptation « centrale ». En effet, compte tenu de la nature
des messages concernés, l’intérêt pour un objet suscite généralement une
internalisation de croyances peu centrales, c’est-à-dire présentant relativement peu
de liens avec d’autres éléments. De fait, ces croyances sont moins essentielles
que d’autres pour la mentalisation d’un objet ; d’autre part, elles ont suscité
moins d’inférences et mobilisé moins d’efforts cognitifs et affectifs.
Dans le modèle PMR, l’intérêt pour un message est opérationalisé
par des mesures proxi­ma­les : la motivation personnelle et les prédispositions
politiques. Certes, il est vrai que la moti­vation (invo) s’applique plus précisément
à l’exposition et à l’attention à un message qu’à la sym­pathie éprouvée pour
son contenu135. Néanmoins, par souci de parcimonie, et comme les différents
médiateurs de la réception sont empiriquement très proches, voire indissociables,
nous retenons la motivation personnelle comme mesure de l’intérêt porté à un
message. Les prédispositions politiques (pred) mesurent un autre facteur de l’intérêt,
à savoir que la sym­pathie pour un message est partiellement déterminée par
les valeurs d’une per­sonne. On s’accorde généra­le­ment à dire que différents
partis ou tendances politiques « possè­dent » diffé­rents enjeux (issue ownership)

la corrél­ation substantielle. Toutefois, il n’est pas diffi­cile de trouver des exem­ples qui
contre-viennent à cette logique sé­quentielle et conditionnelle. Par exemple, on peut
comprendre un mes­sage pour lequel on n’éprouve aucune sympathie ; inver­sement,
on peut ne pas com­prendre un message intéres­sant.
135
En effet, la motivation initiale à prendre connaissance d’un message peut être « déçue » ;
par exemple, l’intérêt suscité par le message n’est pas à la hauteur de l’intérêt que l’on
porte à l’objet d’attitude. A contrario, quand bien même la motivation pré­alable est
faible, l’intérêt peut être éveillé par un aspect particulier du message ; par exemple,
quelqu’un que l’on connaît personnellement y est impliqué.
310

et que l’espace des enjeux est pré-défini (Budge et al., 1976 ; Budge, 1993 ;
Riker, 1993). Ainsi, les sym­pathisants d’un parti quel­conque (à l’exception peut-
être des partis catch-all) sont tendan­ciellement « socialisés » pour acquérir des
infor­ma­tions spé­cifi­ques. A terme, l’exposition préférentielle à certains types
d’enjeux est sus­ceptible de dé­terminer des intérêts particuliers ; toutes choses
égales par ailleurs, on peut s’attendre à ce que les per­sonnes identifiées à un
parti internali­sent plus facilement des in­formations contex­tuelles, des signaux
affectifs ou des méta-messa­ges relatifs à un enjeu que ce parti « possède ». Dans
la termino­logie de Kel­man (1981 [1961]), l’acceptation « périphérique » d’un
mes­sage non-persuasif se situerait à mi-chemin entre un pro­cessus d’identification
(i. e. on accepte un message parce qu’il émane d’une source attractive) et un
processus d’internalisation au sens strict (i. e. on accepte un message parce qu’il
est congru­ent avec nos pro­pres valeurs).
Enfin, le niveau de compétence objective (objc) peut intervenir conjointement
à l’intérêt pour un message, particulièrement dans le cas des messages
contextuels. En effet, les messages de ce type sont plus ou moins complexes,
et peuvent requérir certaines connaissances générales ou spécifiques pour être
internalisés. A titre d’exemple, reprenons l’enjeu de la neutralité et ajoutons
un message contextuel aux quatre déjà présentés : (4) « Depuis plusieurs
années, la Suisse a repris une politique de neutralité différentielle ». Il est
évident que le concept de neu­tralité différentielle ne pourra être intégré à une
attitude que si les connaissances préalables d’une personne lui confèrent une
véritable signification et des liens pertinents avec les autres croyances relatives
à la neutralité – autrement dit, la compétence objective et le mécanisme de
compréhension sont importants dans ce cas. Mais au moins deux autres
scénarios exis­tent quant à l’internalisation de ce message. Premièrement, la
communication elle-même peut contenir une information additionnelle (e. g.
des exemples concrets) précisant la signifi­cation du concept de neutralité
différentielle ; celui-ci est donc susceptible d’être internalisé, pour autant que
l’intérêt pour l’objet soit suffisant. Deuxièmement, si la signification du mes­sage
n’est pas établie d’une manière ou d’une autre, il se peut que l’intérêt pour la
neutra­lité provoque tout de même l’internalisation du message à la périphérie
de l’attitude, sous la forme d’un méta-message136. Enfin, si la compétence et la
motivation font simultanément défaut, le mes­sage contextuel peut malgré
tout servir de signal heuristique pour accepter un point de vue persuasif – en
étoffant la communication et en la rendant plus « convaincante ».
Il découle de ce qui précède que la forme des messages (mess) constitue un
facteur ex­trêmement important de l’acceptation. En somme, un mécanisme
d’internalisation intervient aussi bien pour une acceptation centrale que pour une
acceptation périphérique. Cependant, comme les antécédents et les conséquences
136
Tout le contenu de notre mémoire n’a pas nécessairement de sens. Nous avons en
mémoire certains concepts dont la signification nous échappe à chaque fois que nous
les lisons ou les entendons dans une conversation.
311

de ces deux modes d’acceptation sont différents, la dis­tinction entre eux


mérite d’être maintenue, et notre typologie des différentes formes de mes­sages
possède un pouvoir discriminant très utile à cet égard. Certes, comme cette
typologie a été construite de manière hypothético-déductive (et non d’après les
effets observés de diffé­rents messages), elle ne permet pas de lier de manière
systématique un type de message à un mode d’acceptation. Mais elle souligne
le fait que de nombreux messages peuvent être inter­nalisés par les individus (et
non seulement les arguments persuasifs), parce que les conditions d’une acceptation
périphérique sont multiples. Nous retiendrons surtout ces trois cas de fi­gure : (1)
lorsque certains signaux périphériques déterminent l’acceptation d’un message
per­suasif ; (2) lorsqu’un message contextuel, dépourvu de véritable valence, est
in­ternalisé en raison d’un intérêt élevé pour l’objet d’attitude ; (3) lorsque cer­
tains méta-messages sont internalisés pour des raisons identiques. Ceci étant, il
convient de répéter que le mode d’acceptation (central vs. périphé­rique) ne
fait ici référence qu’à l’intervention ou à l’absence d’un mécanisme de résis­tance
partisane ou « prédisposition­nelle ». Soulignons ainsi la différence fondamentale
entre l’acceptation « péri­phérique » dans notre modèle et le concept originel
du modèle ELM. Dans ce dernier, certains signaux heuris­tiques contribuent à
l’acceptation ou au refus d’un message persuasif, mais leur trace « s’évapore »
sitôt après. Le modèle PMR conçoit la même fonction pour certains messages
non-persuasifs, mais ajoute la possibilité d’une internalisa­tion de ces messages
sous certaines conditions. Ainsi, dans cette « acceptation périphérique n°2 », le
terme « périphérique » fait réfé­rence à la relative non-centralité des croyances nouvel­
lement formées, et non au « contournement » du mode d’acceptation central.
La question du degré de centralité des cognitions ou des affects in­ternalisés sera
examinée dans la section suivante.
En résumé : nouvelle croyance = f (mess, invo, pred, objc)

Le changement d’attitude (D, E, F)


Cette section explore les conséquences de l’acceptation des différents types de messages
pour les attitudes ; cette étape ne constitue pas un médiateur à proprement
parler, mais pré­pare no­tre discussion de la mémorisation des messages (voir
chap. 4.3.4). Pour décrire le change­ment des attitudes, le modèle PMR part
du principe que ce phénomène n’est pas une « expé­rience de conversion », à
savoir « le remplacement d’une structure d’opinions cristallisée par une au­tre »
(Zaller, 1992 : 118). Une attitude est « changée » dès lors qu’elle intègre un ou
plusieurs éléments nouveaux ; ce faisant, elle peut subir une modification fon-
damentale, ou recevoir une simple « retou­che ». L’importance du chan­gement
dépend principalement de deux paramètres : la complexité inté­grative préalable
de l’attitude et le degré de centralité de la croyance nou­vellement formée. Plus
une attitude est complexe et plus la nouvelle croyance est pé­ri­phérique, plus le
changement sera marginal pour cette attitude et pour les réponses éva­luatives
qui en dérivent. Avant d’examiner ces propo­sitions, préci­sons que nous utili­
312

serons dé­sormais le terme « croyance » pour dé­signer n’importe quel élé­ment


d’une atti­tude. Les ter­mes « cognition » et « affect » seront utilisés lorsqu’une
distinction entre ces deux types de croyances s’impose.
Pour commencer, la complexité intégrative d’une attitude (voir chap. 4.2.3)
est souvent défi­nie par le nombre et la variété de ses éléments constitutifs (degré
de différenciation), ainsi que par le nombre et la qualité des connexions entre
ces éléments (degré d’intégration). A cette deuxième dimension se superpose le
degré d’interdépendance des éléments formant une atti­tude (i. e. dans quelle me­
sure les croyances sont « évaluativement redondantes »)137, ou si l’on préfère le
degré de cohérence entre le « noyau affec­tif » d’une attitude et les différentes
croyances (Rosenberg, 1965). Ensem­ble, ces trois dimensions sont susceptibles
de définir la force de l’attitude et sa ré­sistance au changement. Pre­nons une
attitude très différenciée et très inté­grée, typi­quement une attitude for­mée
depuis long­temps et relative à un objet très saillant pour une per­sonne – par
exemple son attitude vis-à-vis de la neutra­lité. Imaginons par ailleurs que
cette per­sonne est fermement attachée au principe de neutralité ; autrement
dit, elle a formé anté­rieurement un grand nombre de croyances attribuant à
la neutralité des pro­priétés positives. Ainsi, face à un argument per­suasif sem­
blable à celui énoncé plus haut (« La neutra­lité n’a plus de fonction réelle et
doit être abolie »), une telle personne est suscep­tible de résis­ter à ce message
contraire à ses prédisposi­tions (i. e. de ne pas l’accepter et d’accepter sa né­
gation). Elle peut également entreprendre une éla­boration biaisée du message et
internaliser ses pro­pres conclusions (e. g. « La politique de neu­tralité est en
déclin, il faudrait lui re­donner de la vigueur »). Même si le mes­sage est accepté
sans autre biais, la croyance ainsi formée est sus­ceptible d’avoir un impact li­mité
sur la valence générale de l’attitude, car les croyances pré-existantes, du fait de
leur re­dondance, opposent une sorte de « résistance par inertie » (Zaller, 1992 :
121). L’ambivalence cognitive ou affective est certes susceptible d’augmenter
quelque peu ; pourtant, en termes de réponses évaluatives mesu­rées sur un
échelle bipolaire, la proba­bilité de changer de posi­tion sur l’objet d’attitude est
ré­duite. Pre­nons à présent une atti­tude peu inté­grée, peu différenciée, au sein
de laquelle les dif­fé­rentes croyances se situent sur des di­mensions or­thogonales.
Dans ce cas, l’internalisation d’une seule croyance peut avoir des consé­quences
importantes, ob­servables dans les ré­ponses évaluati­ves de l’individu.
Concernant le deuxième paramètre du changement des attitudes, le degré
de centralité de la nouvelle croyance, le modèle PMR se distancie nettement du
137
A la différence de l’intégration, l’interdépendance ne s’applique pas aux connexions
conceptuelles entre les croyances, mais simplement au degré de corrélation entre elles.
On admet qu’une corrélation peut exister même en l’absence de véritables connexions
conceptuelles. Ainsi, un individu peut posséder des croyances attri­buant systématique-
ment des propriétés positives à un objet, être en mesure de les exprimer sur demande
de l’expérimentateur ou de l’enquêteur, mais se montrer en même temps incapable de
faire la moindre association d’idées entre ses co­gnitions – ce qui suggère une déficience
au niveau des liens conceptuels.
313

modèle RAS en ceci qu’il ne met pas toutes les croyances sur un pied d’égalité
(Chong, 1996). Tandis que cer­taines croyances sont centrales et contribuent
de manière cruciale à la définition de l’objet d’attitude, d’autres sont plus
périphériques et relativement secondaires. En d’autres termes, l’internalisation
d’une croyance centrale aura des répercussions plus substantielles pour l’attitude
dans son ensemble que l’internalisation d’une croyance périphérique ; nous
y re­viendrons. Pour l’heure, souli­gnons que le modèle PMR se distingue
également du modèle RAS sous un autre aspect : la prise en compte des affects
comme éléments constitutifs d’une atti­tude. Dans notre modèle, un affect peut
revêtir deux formes : une forme « primaire » et une forme « se­condaire ».
Sous une forme primaire, un affect consiste en une émotion, un senti­ment, un
besoin, une humeur, ou une quelconque réaction affective en relation plus ou
moins directe avec un objet d’attitude (voir Fiske and Taylor, 1991 : 410–5).
Ces sentiments ne por­tent pas nécessai­rement sur une pro­priété précise de
l’objet, mais traduisent plus généralement un état affectif suscité par cet ob­jet-
stimulus. Comme l’affirment les modèles on-line, les évaluations affectives sont
généralement déconnectées de la base cognitive dont elles sont initialement
issues – « sou­vent les votants peuvent vous dire combien ils apprécient tel ou
tel candidat, mais sont inca­pables de vous donner la plupart des raisons à
leurs jugements » (Lodge et al., 1995 : 311 [NT]). Les affects sont peut-être
des formes de réponse plus « primitives » que les cogni­tions, indépendantes
et antérieures à celles-ci dans de nombreuses situations (Zajonc et al., 1982 ;
Zajonc, 1984). Cette inclu­sion dans les affects de diverses for­mes basiques
d’évaluation n’est guère contes­tée, contraire­ment à la question de l’indé­pendance
entre affects et cognitions. Cette ques­tion sera re­posée au chapitre suivant.
Mais notons dès ici que le modèle PMR n’implique nulle­ment que les affects
soient systémati­que­ment dissociés des cognitions, bien au contraire.
En effet, les affects existent également sous une forme secondaire, plus
familière en science politi­que : la valence donnée à une propriété d’un objet
d’attitude. Ce « composant af­fectif » est généralement révélé par une opinion
et consiste en une évaluation d’un objet ou d’une pro­priété d’un objet en termes
d’intensité, par exemple sur une échelle variant de très négatif à très positif.
A noter que les affects « secondaires » ne sont pas for­cément plus complexes
que les affects « primaires », comme la terminologie pourrait le laisser enten­
dre. Ainsi, les « évalua­tions » ou les « préfé­rences » (des formes d’affect
secondaire de no­tre point de vue) sont géné­ralement considérées comme plus
rudimentaires que certaines émo­tions (Fiske and Taylor, 1991 : 410–1). Par
ailleurs, il n’existe guère de consensus sur la défi­nition même des affects (Eagly
and Chaiken, 1993 : 390–1). Très simple­ment, notre conceptualisation des
affects se­condaires présuppose la « super­posi­tion » d’une évaluation co­gnitive
et d’une évaluation af­fective d’une propriété d’un objet – une repré­sentation
tout à fait vrai­sem­blable, ainsi qu’en té­moignent les for­tes corrél­ations entre
les deux types d’évaluation (voir chap. 4.2.1). En même temps, cette défini­tion
314

des af­fects n’est pas res­trictive, et cer­taines formes plus « pri­maires » trou­vent
leur place dans le mo­dèle PMR, comme nous le ver­rons. Au­paravant, nous
souhai­tons distin­guer l’intensité affective des croyances de la certitude des opinions
ex­primant ces croyances. Même si la certitude des réponses af­fectives vis-à-vis
d’un ob­jet dépend probable­ment de la « certitude subjective » avec laquelle
les croyan­ces attribuent différentes pro­priétés à cet objet (Rosenberg, 1967 ;
Fishbein and Ajzen, 1981), il convient de souligner que l’intensité des croyances
et la certitude des opinions ne se si­tuent pas au même niveau concep­tuel138.
Par analogie avec la distinction entre affects « primaires » et
« secondaires », le modèle PMR admet que certaines croyances sont totalement
dépourvues de valence, c’est-à-dire qu’il existe des cognitions « pures » sans aucun
contenu affectif. Tel devrait être le cas, une fois internali­sés, des messages
contextuels et de certains méta-messages purement cognitifs. Tendanciel­lement,
l’absence de valence devrait plutôt concerner les croyances périphériques,
et non pas les croyances centrales, qui sont internalisées conformément aux
prédispositions politiques d’une per­sonne. Originellement, il se peut que seuls
les affects ou seules les cognitions prévalent dans certaines sous-structures
des attitudes. Mais l’évaluation des propriétés centrales d’un objet im­plique
des processus d’activation et d’intégration trop fréquents pour que, dans la
plupart des cas, les composants affectif et cognitif restent disso­ciés. Autrement
dit, les réac­tions affectives sont attribuées à une propriété précise de l’objet,
tandis que chaque élément de connaissance reçoit une charge affective, fût-elle
ambivalente. Cette approche « synergique » (Eagly and Chaiken, 1993 : 423)
sera développée ci-dessous (voir chap. 4.3.4).
Une troisième question qui se pose au sujet des croyances internalisées
est leur persistance et leur résistance à la contre-persuasion. La question de
savoir si le « change­ment d’attitude » est durable ou seulement temporaire
est liée aux deux précédentes – le degré de centralité des croyances et leur
nature (cognition vs. affect). D’après le modèle ELM, lorsqu’une attitude est
modifiée par la voie « périphérique », en fonction de signaux heuristiques
positifs ou négatifs, le changement est peu persistant et ne permet guère de
prédire des compor­tements en rapport avec l’objet d’attitude. Par contraste, la
voie centrale conduit à la forma­tion d’attitudes plus résistantes au changement
et plus prédictives des ac­tions subséquentes – mais n’induit pas une capacité
supérieure à se souvenir des arguments acceptés (Petty and Cacioppo, 1986).
Le modèle PMR se range à ces idées, mais postule également que les messages
non-per­suasifs internali­sés en raison de l’intérêt particulier qu’une personne
accorde à un objet ou à une communica­tion seront moins persistants que les

138
A notre avis, la certitude des opinions dépend de facteurs cognitifs (centra­lité et fréquence
d’activation des croyances, com­plexité inté­grative des attitudes), et non seule­ment de
facteurs affec­tifs. En revanche, il est possi­ble que les af­fects soient plus cen­traux dans
les attitudes intégra­tive­ment peu complexes (e. g. les atti­tudes « jeu­nes »), et que ces
atti­tudes in­dui­sent une plus grande certitude des opinions (Tetlock 1986 : 823–4).
315

arguments acceptés par la voie centrale. De même, les messa­ges contex­tuels


utilisés pour vérifier la correspondance entre arguments et pré­dispo­sitions sont
sus­ceptibles d’être internalisés, mais sous la forme de croyances relative­ment
pé­riphériques. A moins d’être « réactivées » périodiquement – notamment par
associa­tion sé­mantique ou concep­tuelle avec d’autres croyances – et maintenues
acces­sibles, les croyances périphériques occupent une place relativement
temporaire dans les ré­seaux d’attitudes. Par contraste, les croyances centrales
sont fréquemment activées et ren­for­cées, du fait de leur im­portance intrinsèque
et de leur position névralgique au « carrefour » des connexions concep­tuelles
reliant les différents éléments d’une attitude (voir Figure 4.5 in­fra).
Mais il existe probablement aussi une certaine relation entre la persistance
des croyances et leur composition affective et/ou cognitive. Au niveau des
attitudes, nous avons déjà souligné que leur composant affectif est un facteur
important de leur résistance au changement. Plus les propriétés attribuées à un
objet possèdent des valences fortes, moins elles sont susceptibles de céder à des
efforts persuasifs subséquents. En même temps, la force des attitudes dépend
aussi de leur complexité intégrative, notamment du nombre de liens entre les
cognitions et de la fréquence à laquelle elles sont activées. Ainsi, la résistance
des attitudes dé­rive à la fois de leur dimension affective et de leur dimension
co­gnitive. Il n’existe pas « une seule variable sous-jacente à leur force » (Eagly
and Chaiken, 1993 : 588–9), peut-être parce que la cohérence entre les deux
types d’évaluation est détermi­nante (Rosen­berg, 1967). Ensuite, au niveau
des croyances, celles qui sont centrales (i. e. qui possèdent à la fois un contenu
cognitif et une évaluation affective) sont sans doute les moins vulnérables au
chan­gement. Sur un plan général, une com­binaison d’affect et de cognition est certainement
le meilleur gage de per­manence d’une éva­luation. Par exemple, les « impressions on-
line » cumulent une forme d’évaluation affective à l’utilisation de « catégories
psychologique­ment significatives » pour organiser ini­tialement la mémoire, ce
qui garantit à la fois une capacité d’ajustement affectif et une dura­bilité mnémo­
nique des attitudes (Fiske and Taylor, 1991 : 334). Pour ce qui est des affects
primaires et des cognitions pures, les parti­sans du « primat de l’affect » (e. g.
Za­jonc, 1984) soutiennent que les affects ont un avantage « onto­génétique »
sur les cognitions : « Affective reactions tend to be irrevocable, in contrast to
co­gnitive judgments. One’s feelings cannot be wrong, but one’s beliefs can
be ; hence affect is less vulnerable to persuasion than cognition » (Fiske and
Taylor, 1991 : 451). Cette inter­préta­tion peut bien sûr prêter à discussion,
mais elle n’est pas incompatible avec les ré­sultats empiriques obtenus par la
re­cherche sur les mere exposure effects et par les mo­dèles on-line du traitement de
l’information. Enfin, les croyan­ces périphé­riques qui possèdent une valence
sont peut-être plus persistantes que les cognitions pures, mais moins durables
que les croyances centrales et les affects primaires.
Dans de multiples situations, les affects sont donc susceptibles d’être
plus durables que les cognitions. Cependant, leur permanence ne résulte pas d’une
316

im­munité à la persuasion (ainsi, les évaluations on-line sont constamment et


immé­diatement révisées au gré des informations re­çues), mais de qualités intrinsè­
ques des évaluations affectives qui seront exami­nées dans les chapitres suivants.
De plus, certaines conditions « mnémoniques » – comme l’interférence de
distractions au cours de l’exposition à un message, ou le caractère inattendu
des réponses sol­licitées – favorisent le recours à la mémoire co­gnitive pour
for­muler des juge­ments (Hastie and Park, 1986 ; Lodge et al., 1989 ; Mackie
and Asuncion, 1990).
Si nous récapitulons les différentes caractéristiques des croyances,
celles-ci peuvent varier par rapport à trois dimensions : leur centralité, leur
composition (affect vs. cognition), leur persis­tance. Comme ces trois dimensions
ne sont pas indépendantes les unes des autres, notre typo­logie des croyances se
réduit à quatre types de croyances : (1) Les croyances centrales, com­posées de
cognition et d’affect, généralement durables ; (2) les cognitions pures, co­gni­
tions périphériques non-valencées, relativement temporaires ; (3) les croyances
périphéri­ques, composées de cognition et d’affect, relativement temporaires ; (4)
les affects primai­res, plus ou moins centraux, généralement durables. Or, cette
typologie présente un intérêt parti­culier en ceci qu’elle peut être mise en relation
avec notre typologie des messages. Rap­pelons que les messages peuvent revêtir
quatre formes : (1) Les messages persuasifs ; (2) les signaux affectifs ; (3) les messages
contextuels ; (4) les méta-messages. La Figure 4.4 schématise les différents liens
entre les quatre types de messages et les quatre types de croyances, résumant
ainsi les différents mécanismes d’internalisation sous-jacents au processus
persua­sif. D’autre part, la Figure met en évidence que plusieurs types de
messages compris dans une même communication peuvent être internalisés.
Enfin, elle suggère que les messages non-persuasifs peuvent s’avérer « multi-
fonctionnels », c’est-à-dire servir de signal heuristique pour l’acceptation ou
le refus d’un message persuasif (« voie périphérique n°1 »), et faire en même
temps l’objet d’une inter­nalisation « périphérique n°2 », causée par l’intérêt
accordé à l’objet du message.
En résumé, le traitement des messages persuasifs peut générer quatre ty-
pes de résultats. Pre­miè­rement, s’ils sont refusés par la voie périphérique sous
l’influence d’un signal heuristique (que ce soit un signal affectif, un message
contextuel ou un méta-message), les arguments ne laissent aucune trace dans
la mémoire de long terme de l’individu, mais demeurent un très court instant
disponible dans sa mémoire de travail. Deuxièmement, s’ils sont acceptés
par la voie périphérique, les argu­ments sont internalisés généralement sous
la forme de croyances périphériques. Troi­sième­ment, s’ils sont re­fusés par
la voie centrale, les arguments ne sont pas mémorisés en tant que tels, c’est-
à-dire qu’ils préservent le noyau affectif de l’objet d’attitude. Toutefois, ils
peuvent être internalisés sous la forme de croyances périphériques, dans la
mesure où la communica­tion suscite un intérêt particulier et entraîne alors une
inter­nalisation des méta-messa­ges correspondant au contenu sémantique des
317

Figure 4.4 : Différents types de messages sont internalisés sous différentes formes de
croyances

Message
persuasif

INVO, SUBJ, OBJC

Voie « périphérique » no 1 Voie « centrale »

PRED, OBJC, INDC


Signal
affectif
Refus Acceptation
du m.p. du m.p. ou
indécision

Message
contextuel

Refus Acceptation
du m.p. du m.p.
Méta-message

INVO, PRED

Voie
« périphérique »
no 2 Mémoire
de travail Croyances
centrales

Cognitions
« pures »

Croyances
périphériques

Affects
«primaires»

arguments – c’est pourquoi l’on peut se souvenir d’un argument refusé. Enfin,
s’ils sont acceptés par la voie centrale, les arguments sont internalisés sous la
forme de croyances centrales et modifient (marginalement ou fondamenta-
318

lement) le noyau affectif de l’attitude (voir infra). Quant aux signaux affectifs,
aux messages contextuels et aux méta-messages, ils peuvent être internalisés indépen­
damment des arguments, sous l’impulsion d’un intérêt particu­lier pour l’objet
de la communica­tion. Suivant leur nature, ils se­ront mémorisés sous la forme
d’affects primaires, de croyances péri­phériques ou de cognitions pures. Par
exemple, quand l’examen d’un argu­ment requiert l’intervention d’un message
contextuel, celui-ci peut être inter­nalisé indépen­damment de l’argument si
l’objet de la communication est personnellement saillant.
Par ailleurs, un certain nombre de mécanismes impli­cites, non représentés
dans la Figure 4.4, méritent quel­ques explications. Premièrement, le refus d’un
argument peut conduire à ac­tiver la croyance correspondant à sa « négation ».
Par exem­ple, si vous refusez l’argument que « la neutralité n’a plus de fonction
réelle et doit être abo­lie », votre attitude vis-à-vis de la neu­tra­lité est rendue
plus accessible en mémoire – et sera notamment plus susceptible d’influencer
un jugement subséquent (voir chap. 4.3.4). A noter que l’activation des attitudes
peut se pro­duire de façon « automatique » (Bargh, 1994), sur un mode bien
plus inconscient que le refus d’un argu­ment contraire aux prédispositions
ou à l’évidence disponible. Deuxièmement, conformément au concept d’un
« continuum d’élaboration », il est vraisemblable que les argu­ments et les si­
gnaux heuris­tiques contenus dans une communication soient reçus, en particu­
lier par les per­sonnes en condition d’élaboration modérée. Même lors­que les
indi­vidus sont attribués à des condi­tions low- et high-involvement, un im­pact
résiduel de l’information traitée de façon subsidiaire peut se mani­fester, indui­
sant des effets de renforcement ou d’atténuation (Petty and Cacioppo, 1986 :
144–53)139. Troisiè­me­ment, on aura noté que nous avons représenté la mé­moire
de travail sous la forme d’une zone se super­posant partiellement aux différents
types de croyances, mais surtout aux croyan­ces périphéri­ques (y compris les
cognitions pures). Cette représentation traduit le fait que de nombreux messages
traités de manière périphérique ne seront jamais internalisés dans la mé­moire
de long terme. Contrairement à l’idée d’une « internalisation temporaire »
(Ro­sen­berg, 1967 : 144) ou au concept d’une « mémoire de court terme »140,
nous considérons qu’un mes­sage est internalisé ou ne l’est pas. Autrement dit,
une proportion importante des croyances périphériques « poten­tielles » sont
rapidement oubliées, contrairement aux signaux affectifs et aux arguments ac­
ceptés par la voie centrale141. Quatriè­mement, répétons que l’acceptation d’un
139
Par exemple, la pré­sence d’un méta-message positif (e. g. une source experte) peut
renforcer (marginalement) l’acceptation du message per­suasif même parmi les indi-
vidus motivés à examiner les arguments ; symétrique­ment, la qualité des arguments
peut aussi renforcer leur acceptation auprès d’indi­vidus peu motivés.
140
Ce concept est parfois discrédité (e. g. An­der­son 1995 : 171–4) ; voir cependant Bad-
deley (1999 : chap. 2).
141
Par ailleurs, cette zone temporaire contient également des « tra­ces » de com­munica­tions
pré­cédentes. Or, si une communi­cation qui vient de se terminer a laissé dans la mé­
319

mes­sage n’aboutit pas nécessai­rement à la formation d’une nouvelle croyance. En


effet, dans la mesure où une croyance correspondant au contenu du message
est déjà disponible en mé­moire, l’impact éventuel du message sera de modifier
la valence de cette croyance – c’est-à-dire d’ajuster l’évaluation d’une propriété
de l’objet d’attitude dans un sens positif ou négatif. Cinquièmement, le fait
que des messages contra­dictoi­res sont parfois internalisés (en par­ticu­lier par des
personnes motivées à examiner des argu­ments, mais peu compétentes d’un
point de vue objectif) et que des messa­ges refusés peuvent être incorporés à
une attitude (sous la forme de croyances péri­phériques) repose le problème
de l’ambivalence des attitudes. En ef­fet, à la fois la positivité et la négati­vité des
évaluations peuvent augmenter suite à la récep­tion d’une communication,
avec toutes les conséquences mentionnées précé­dem­ment142.
Finalement, soulignons que la Figure 4.4 constitue bien sûr une présenta­
tion schémati­que des processus alternatifs d’internalisation des messages. Elle
ne prétend en aucune façon rendre compte de tous les « cheminements »
possibles entre la réception d’un message et la formation ou la modification
d’une croyance. En particulier, le schéma ne prend pas en consi­dération
certains propriétés essentielles de l’attitude dans son ensemble, telles que son
degré de diffé­renciation ou d’intégration (voir chap. 4.3.4). Par exemple, le
schéma suggère la formation d’une croyance périphérique lorsqu’un argument
est accepté de manière périphé­rique. Toute­fois, si l’attitude en question est
très peu différenciée (i. e. peu ou pas de croyances pré-exis­tantes), l’argument
accepté pourrait prendre la forme d’une croyance relati­ve­ment centrale.
Ainsi, la nature du « change­ment d’attitude » dépend à la fois des nouvelles
croyances et des croyances déjà existantes. En première analyse, le changement
d’une attitude dépend donc du nombre, de la valence et de la centralité des nouvelles

moire de travail certains signaux heuristiques, par exemple, ceux-ci peuvent contri­buer
à l’acceptation ou au refus péri­phérique d’un message persuasif, quand bien même ils
ne se­raient pas di­rectement liés à l’objet de la nouvelle commu­nication.
142
Si l’on met toutes les croyances sur un pied d’égalité (modèle RAS), l’adjonction à une
attitude de deux croyan­ces de valence oppo­sée entraînera un changement apparent
(sur une échelle bipolaire) en faveur de la po­si­tion initiale­ment la plus faible. En termes
absolus (i. e. pour ou contre un objet), ce change­ment corres­pond à une augmentation
dans la pro­babilité d’évaluer l’objet d’attitude en désac­cord avec la valence de la plupart
de ses croyan­ces. Considérons par exemple qu’un individu attribue ini­tialement trois
propriétés positives (3P) et cinq proprié­tés négatives (5P) à un objet ; la probabilité ori-
ginelle d’évaluer l’objet positive­ment (p) est donc d’environ 0.38. Lorsqu’une croyance
est ajou­tée, le changement de probabilité (Δp) est plus important si la nou­velle croyance
attribue à l’objet une pro­priété positive (4P, 5C : p = 0.44, Δp = .07) que si elle lui
attribue une pro­priété négative (3P, 6C : p = 0.33, Δp = 0.04). Lorsque deux croyances
de valence opposée sont ajoutées, la varia­tion de probabilité se fait tendanciellement
en faveur d’une évaluation positive (4P, 6C : p = 0.40, Δp = 0.03). La différence ne
peut se neutraliser qu’en ajoutant un nombre croissant et égal de croyances de va­lence
opposée.
320

croyances (Σ [new beliefs]), ainsi que du nombre (npbe) et de la valence (vpbe) des
croyances pré-existantes. Autre­ment dit, l’impact margi­nal d’une nouvelle croyance
dépend du degré de différenciation de l’attitude (i. e. le nombre de croyan­ces) et de
son degré d’ambivalence (i. e. l’interdépendance évaluative entre les croyan­ces).
Cette analyse, conforme aux modèles averaging préconi­sant une interprétation
stochastique des attitudes, est évidemment très réductrice, puisqu’elle néglige
une grande quantité d’aspects du proces­sus persuasif explorés tout au long de
ce cha­pitre, comme le degré d’intégration des attitu­des. Cependant, dans des
conditions non-expé­rimentales ne permet­tant pas de contrôler l’impact diffé­
ren­cié de plusieurs types de mes­sages, la fonction formulée plus haut fournit
peut-être la moins mauvaise approximation du change­ment des attitudes.
De plus, les attitudes constituent des structures sous-jacentes qui ne peu­vent
être observées directement, et dont le changement ne se prête guère à une
défini­tion opé­rationnelle. Pour autant, cette constatation ne nous dispense pas de
proposer une explication et une description nuan­cée du changement des attitudes.
A cet égard, nous pensons que les rapports établis en­tre notre deux typologies
(messages et croyances) permet­tent de mieux spé­cifier la diversité in­terne des
attitu­des et leurs différents modes de change­ment.
En résumé : changement d’attitude = f (Σ [new beliefs], npbe, vpbe)
Avant de poursuivre, nous aimerions ajouter une réflexion sur la diversité in-
terne des attitu­des. D’une manière générale, cette diversité pourrait contribuer
à clarifier les causes multiples de validation de l’hypothèse nulle dans le domaine
de la persuasion – c’est-à-dire générale­ment une absence de relation en­tre
l’exposition à un message persuasif et un changement ma­nifeste des opinions.
Cette tâche, peu gratifiante et rarement entreprise (voir Fiske and Taylor, 1991 :
457), est sans doute utile pour une interprétation judi­cieuse de nos futurs ré-
sultats em­piriques. A cet égard, le modèle PMR met en évidence les différents
filtres exis­tant au niveau de l’exposition, de la réception et de l’acceptation des
messages persua­sifs. De plus, le mo­dèle insiste sur le fait que d’autres types
de messages peuvent être internalisés (y compris cer­tains messages persuasifs
refu­sés), ce qui conduit à la formation d’attitudes plus com­plexes qu’on ne
le suppose par­fois. Par suite, l’inférence des attitudes à partir des opinions
de­vient plus aléatoire, dans la mesure où les opinions sont des répon­ses à des
questions for­mu­lées en fonction de l’impact présumé des messages persuasifs. En
d’autres termes, ces ques­tions sont mal adaptées à saisir des modifi­cations
« périphériques » des attitudes (e. g. l’internalisation de cognitions pures ou
d’affects primaires). Ainsi, on a souvent tendance à déclarer qu’un mes­sage
persuasif n’a eu aucun effet dès lors qu’on n’enregistre aucun chan­gement
manifeste et significatif du « noyau évaluatif » d’un objet. Nous reviendrons
plus loin sur cette question.
321

4.3.4 La mémorisation
Nous abordons ici la deuxième séquence principale du modèle PMR : la
mémorisation. Pour commencer, l’objet de la prochaine section est de spécifier
comment et sous quelle forme sont mémorisés les cognitions et les affects après
leur internalisation. Selon McGuire (1985), une distinction s’impose entre le
changement des attitudes et la mémorisation des nouvelles croyances (voir Figure
3.1 supra). En revanche, son modèle ne prévoit pas de séquence parti­cu­lière
pour les mécanismes d’activation des croyances. La deuxième section de ce
chapitre portera précisément sur la ma­nière dont les croyances sont rendues
ou mainte­nues accessibles, pour servir finalement de base aux opinions solli-
citées par les questions de sondage.

La mémorisation et l’invaluation des messages (G, H)


Une fois internalisés, les cognitions et les affects sont stockés dans la mé-
moire de long terme des individus. Cette opération présuppose un codage de
l’information et une organisation de l’information codée. Dans cette section,
nous donnerons aussi un premier aperçu de l’activation des croyances, dans la
mesure où ce processus peut modifier à son tour l’organisation interne des
attitudes, voire même la nature des informations codées. Nous ne cachons pas
que la séquence « mémorisation » du processus PMR est la plus indéter­minée à
nos yeux. Bien qu’un do­maine significatif de la psychologie sociale et cognitive
(et maintenant aussi des « neu­ro-sciences ») soit consacré à la question des
processus mnémoni­ques, notre propre mécon­nais­sance de cette littérature
limite quelque peu notre approche de la mémorisation des mes­sages. Toutefois,
nous avons tenté d’extraire une vue d’ensemble des mécanismes de la mé­moire
de certains ouvrages de littérature secondaire faisant autorité en psychologie
et dans les « sciences co­gni­tives » (e. g. Fiske and Taylor, 1991 ; Eagly and
Chaiken, 1993 ; Damasio, 1994 ; Anderson, 1995 ; Schacter, 1996 ; Squire
and Kandel, 1999 ; LeDoux, 2002). Par ailleurs, nous procéde­rons dé­ductive­
ment à partir de notre typologie des croyances pour développer notre propre
concep­tualisation du pro­cessus de mémorisation.
A propos du codage de l’information, nous commencerons par énoncer
l’hypothèse, explicite dans notre typologie des croyances, que les affects peuvent
être distincts des cognitions. De fait, la séparabilité des affects et des cognitions n’est
guère contestée : « affect and cognition have been distinguished, respectively,
as sensory vs. inferential, physiological vs. mental, motor vs. perceptual, innate
vs. learned, preference vs. knowledge, and liking vs. dis­crimina­tion. One’s
operational definitions of affect and cognition depend on which of these
dimen­sions one emphasizes » (Fiske and Taylor, 1991 : 457). En substance, la
question n’est pas tant si les affects et les cognitions sont distincts, mais en quoi ils
le sont. Par conséquent, les que­relles de définition, illustrées par la controverse
entre Zajonc (1984) et Lazarus (1984), sont d’une importance majeure pour
une interprétation globale du fonctionnement de la mé­moire des in­divi­dus.
322

Ceux-ci, immergés dans un environnement offrant toutes sortes de sti­muli,


des plus éla­borés aux plus imperceptibles, peuvent a priori réagir sur un mode
cognitif (en utili­sant et en formant des cognitions) ou sur un mode affectif
(en générant des émotions ou d’autres ty­pes d’affects). La pomme de discorde
entre « cognitivistes » (partisans du pri­mat de la cogni­tion) et « affectivistes »
(partisans du primat de l’affect) consiste donc à dé­termi­ner la­quelle des deux
propositions suivantes est correcte, ou plutôt sous quelles conditions chacune
d’elles peut être vérifiée : (1) Les cognitions constituent une pré-condition à la
formation d’affects (hypothèse « tradi­tion­nelle » de la psychologie, exemplifiée
par Lazarus [1984]). (2) Les sys­tèmes affectif et cognitif sont essentiellement
indépendants : les cogni­tions peu­vent tour à tour précéder ou être précédées
par les affects. De même, certains affects peuvent se former sans que se forment
des cognitions, et inversement (hypothèse de Zajonc [1984])143.
Ainsi, au-delà de leur séparabilité, le postulat d’une indépendance entre
affects et cognitions – a fortiori le postulat d’une primauté d’un composant sur
l’autre – a donné lieu à de vi­ves controverses (voir LeDoux, 1996 : chap. 3).
Suivant Zajonc (1984), le prin­cipe d’une indé­pen­dance entre affects et cogni­
tions repose sur des bases empiriques solides. En premier lieu, il existerait des
raisons ontogé­nétiques et phylogénétiques144 au fait que les émotions peu­vent
précéder les cognitions. En­suite, il y aurait des raisons neuro-physiologiques à
l’indépen­dance entre affects et cogni­tions, l’une d’entre elles étant que « les
réactions émotionnelles sont pro­bable­ment sous le contrôle de l’hémisphère
cérébral droit, tandis que les processus co­gni­tifs sont avant tout dirigés par
l’hémisphère gauche » (1984 : 119 [NT]). Cette asy­métrie hé­mis­phérique
prévaut égale­ment pour l’activité logique et analytique (hémisphère gauche,
hg) ou plutôt émotion­nelle (hémisphère droit, hd), pour l’activation différenciée
des évalua­tions po­sitives (hg) ou négati­ves (hd), pour les aspects sémantiques du
langage (hg) ou ses aspects émo­tionnels (hd), pour le traitement de l’information
familière (hg) ou nou­velle (hd), ainsi que pour les raisonnements créatifs, la
contextualisation et l’interprétation de sti­muli (hg) par rapport à des tâches
strictement perceptuelles (hd) (Geschwind, 1979 ; Za­jonc, 1984 ; Petty and
Cacioppo, 1986 : 134–6 ; Cacioppo and Bern­tson, 1994 ; Gazzaniga, 1998 ;
Goldberg, 2001 : chap. 5–7). Un tel degré de latéralisation cérébrale signifie
à première vue que les processus cognitifs et af­fec­tifs peuvent reposer sur des
systèmes parallèles et dis­tincts.
Ceci étant, une dimension commune à plusieurs de ces asymétries
cérébrales semble être le caractère abstrait ou concret des objets appréhendés. Il se
pourrait que « l’hémisphère gauche soit plus spécialisé pour les représentations
143
A noter que la troisième possibilité logique – les affects constituent une pré-condition
de la formation de cognitions – n’a pas été avancée comme hypothèse par les psycho-
logues, à notre connaissance.
144
A savoir des explications relatives au développement des individus (ontogénèse) et à
celui de l’espèce humaine (phylogénèse).
323

abstraites, tandis que l’hémisphère droit tend à conserver des représentations


isomorphes avec la réalité » (Petty and Cacioppo, 1986 : 134 [NT]). La même
hypothèse sous-tend la distinction entre cognitions « syncrétiques » et cognitions « ana­
lytiques ». Selon Eagly et Chaiken, cette distinction est en mesure de réconcilier
affecti­vistes et cognitivistes : « Like Zajonc’s notion of affect, syncretic cognition
is ho­listic and often vague, involves directly perceived ‹ analog › information,
and is viewed as a right he­misphere func­tion. In contrast, analytic cognition
is more differentiated, involves in­forma­tio­nal trans­forma­tions of sensory
data, and is identified with the left hemisphere » (1993 : 422–3). De fait, la
distinction entre cognitions syncrétiques et analytiques ressemble à la dis­tinc­
tion ef­fectuée par Zajonc (1984 ; Zajonc et al., 1982) entre affects et cognitions.
Dans la mesure où les émo­tions sont distin­guées de certaines cogni­tions comme
activité « non-intellectuelle », et non pas opposées à toute co­gnition comme
activité « non-men­tale » ou « incons­ciente »145, la dispute défini­tionnelle entre
af­fectivistes et co­gnitivistes pourrait être résolue.
D’une part, comme le souli­gnent Fiske et Taylor (1991 : 454–5), l’état
de conscience ou d’inconscience n’est ni une ca­ractéristique des affects, ni une
caractéristique des cognitions. Cer­tains mécanismes d’évaluation cogni­tive
(appraisal) peuvent être inconscients ou « précons­cients », rapi­des, automatiques,
non-intention­nels, « irrationnels » ou « intuitifs », tout comme les affects (voir
Bargh, 1994, 1997 ; Schacter, 1996). D’autre part, il est indéniable que les
affects reposent sur des mécanismes mentaux, et ne constituent pas de simples
processus physiologi­ques comme n’importe quelle réaction du système nerveux.
Cependant, la controverse refait surface dès lors qu’il s’agit d’identifier la nature
affective ou cognitive de dif­férents proces­sus. Ainsi, lorsque Zajonc (1984 :
119–20) souligne que des émotions peuvent être suscitées sans perception cognitive
préalable, chose que conteste Lazarus (1984 : 126), le désaccord porte en vérité
sur la question de savoir si ces perceptions sont une forme de cogni­tion ou
d’affect, et sous quelles conditions elles interviennent146. Aujourd’hui, un certain
consen­sus semble s’être dégagé pour admettre que les affects dépendent autant
145
Ainsi, Fiske et Taylor opèrent une distinction entre « cognition1 » (« intellective knowledge
acquisition ») et « cognition2 » (« all mental acti­vity, as compared to behavior ») (1991 :
455–6). La deuxième acception du terme est celle qui prévaut habituellement dans les
sciences cognitives (e. g. Anderson 1995).
146
Selon Lazarus, toute émotion dépend, pour se manifes­ter, d’une perception cognitive
préalable des conséquen­ces personnelles d’un stimulus ; sans cette per­ception, qui
peut revêtir des formes très primitives ou même inconscientes, il n’y a pas d’émotion
possible (1984 : 124–6). Pour sa part, Zajonc (1984) considère cette conceptualisation
comme erronée et pourtant infalsifia­ble, puisque Lazarus « a élargi la définition des
évalua­tions co­gnitives pour inclure les formes même les plus primitives d’excitation
sensorielle, effaçant ainsi toute distinction entre les cognitions, les sensations et les
perceptions » (1984 : 117 [NT]). En revanche, Lazarus admet que, si les co­gnitions
sont indispensables pour la formation d’émotions ou d’autres formes d’affects, ceux-ci
ont à leur tour une influence bien réelle sur les cognitions (1984 : 126).
324

des cognitions qu’ils ne les influencent. D’une part, les émotions sont le résultat
d’un processus de différen­ciation et d’appréciation cognitive (e. g. Scherer,
1987 ; Clore et al., 1994 ; Carver and Scheier, 1999). D’autre part, certains
affects ont une véri­table valeur informative pour les individus, et fonc­tionnent
comme « sentiments métacogni­tifs » (Weary and Ed­wards, 1996 : 151) pour
gui­der les pensées et les comportements (e. g. Dama­sio, 1994 ; Rahn, 2000 ;
Marcus et al., 2000).
En fin de compte, cette interaction entre affects et cognitions suggère
que « les distinctions sont moins importantes que la possibilité d’intégrer à la
fois les cognitions et les affects au sein d’un même système mental », voire que
« l’affect devrait être traité comme n’importe quel autre genre d’information »
(Fiske and Taylor, 1991 : 455 [NT]). Dans le domaine des attitudes, cette
position s’est traduite par une perspective sy­nergique, selon laquelle les affects et
les cognitions « most often operate jointly to produce effects that are more at-
tributable to their combination than to either one alone. (…) [E]ven if attitudes
can be formed by purely affec­tive mecha­nisms (or purely cognitive ones), it is
unlikely that they would remain purely af­fective (or cognitive) for long. Sup-
pose, for example, that an attitude was formed in absence of a prior cognitive
process. This affectively based atti­tude would no doubt influence subse­quent
cognitions and behavior, and these cognitions and behavior, in turn, could
influence affective reactions to the attitude object. The result would be an at-
titude based on all three classes of experience even though the impetus for its
initial forma­tion may have been affec­tive » (Eagly and Chaiken, 1993 : 423).
En substance, les sous-structures af­fectives et cognitives d’une at­titude auront
tendance à s’influencer et à se construire mutuel­le­ment – parfois également
au travers des comportements suscités (Eagly and Chaiken, 1993 : 201–2).
Alternativement, l’on pourrait considérer que l’ordre dans lequel les co­
gnitions et les affects interviennent pour former ou modifier une attitude est
une question se­condaire, tandis qu’une catégorisation basée sur les fonctions
as­sumées par différents types de croyances pourrait se ré­véler plus féconde.
Dans cette perspec­tive, les affects et les cogni­tions syncrétiques contri­bueraient
principalement aux fonc­tions « ego-défensive » et d’expression des valeurs,
tandis que les cognitions analytiques serviraient essentiellement aux fonctions
d’adaptation et de connaissance (voir Katz, 1966 ; Eagly and Chaiken, 1993 :
479–90). Cepen­dant, il est peu vrai­semblable qu’une attitude demeure
longtemps attachée à l’accomplissement d’une seule ou de plusieurs fonctions
spécifiques. Quelle que soit l’origine fonctionnelle d’une atti­tude (la dé­fense
de notre propre image, la pesée d’intérêts personnels plus ou moins vitaux, le
besoin de connais­sance du monde extérieur, l’expression de nos va­leurs centrales
ou l’ajustement de nos rela­tions sociales), cette attitude est suscep­tible de
connaître un processus de différencia­tion et d’intégration au fur et à mesure de
son activation. Une telle approche suggère une pré­sence tendanciellement plus
forte des af­fects et des cogni­tions syncrétiques au sein des attitu­des « jeunes »
325

ou parmi les attitudes des personnes de moindre formation (Sniderman et al.,


1986 : 425–7). De fait, comme le suggèrent certains tra­vaux de psychologie
développementale (voir Zajonc, 1984 : 119), les affects pourraient précé­der
les cognitions dans le développement des individus – et donc aussi dans le
processus de so­cialisa­tion politique. Toutefois, un certain nom­bre de questions
de­meurent ouvertes. En premier lieu, si les tâches analytiques sont bel et bien
traitées par une région cérébrale différente de celle s’occupant de tâches plus
sen­so­riel­les, est-ce que le ré­sultat de ces deux types de tâches (i. e. les affects,
les cognitions syn­crétiques et les cognitions analytiques) est également stocké
dans des régions distinctes ?
Cette possibilité est hautement probable, mais extrêmement compliquée
à substantialiser de façon détaillée. D’une part, certains spécialistes pensent
que la mémoire cognitive repose à la fois sur des « images mentales » localisées
dans l’aire de perception origi­nale (cortex sensoriel primaire) et sur des
représenta­tions « dispositionnelles », stockées dans des structures de niveau plus
complexe (cortex asso­ciatif, nuclei subcorticaux) et susceptibles de déclencher
l’activation des images mentales initiales (Damasio, 1994 : chap. 5). Suivant
le mode d’acquisition (visuel, auditif, somato-sen­so­riel, etc.) des expériences,
certaines traces de cel­les-ci demeurent dans les différentes ré­gions corticales
impliquées au cours de la percep­tion (Damasio, 1999 : 219–22 ; Goldberg,
2001 : 58–67). Pour cette raison, la représentation mentale d’un seul objet
(par exemple, un membre de sa famille) n’est généralement pas localisée dans
un site unique, mais se trouve distribuée dans diffé­rentes régions en fonction
des différents sens nécessaires pour acquérir une représentation complexe de
cet objet147. D’autre part, on pense aujourd’hui que la mémoire affec­tive repose
à la fois sur une mémoire émotionnelle implicite et sur une mé­moire expli­cite des
ex­périen­ces émo­tionnelles (LeDoux, 1996 : chap. 7). La première consiste en une
repré­sentation inconsciente, capable notamment de répondre à la présence d’une
stimulus condi­tion­nant en restituant automatiquement les émotions origi­nales. La
seconde réside dans une représentation consciente des expériences affectives
faites dans le passé, c’est-à-dire des circonstances et des caractéristiques de ces
expériences (mais pas des émotions en tant que telles) ; en ce sens, elle mérite
plutôt d’être considérée comme faisant partie des sys­tèmes de mémoire cognitive.
La mémoire émotionnelle implicite, contrôlée avant tout par des structures
subcorticales (amygdale, hypothalamus), est étudiée depuis longtemps dans le
ca­dre d’expériences de conditionnement (e. g. Kandel and Kupfermann, 1995 ;
Squire and Kandel, 1999 : 167–73). En revanche, la façon dont les indivi­dus
attribuent consciemment une valeur affective aux objets perçus ou remémorés
demeure plus énigmati­que.

147
Ainsi, la mentalisation d’un membre de sa famille implique par exemple une représen-
tation visuelle de son visage et d’autres parties de son corps, une image auditive de sa
voix, une image phonétique de son pré­nom, une représentation multi-sensorielle de
différents événements le concernant, éventuellement une image olfactive, etc.
326

A ce propos, plusieurs hypothèses ont été émises. La plus simple


consiste à considérer que les systèmes de mémoire cognitive et affective sont
effectivement séparés, mais que leur contenu est en quelque sorte « recomposé »
lors de leur transit dans la mémoire de travail des individus. Cette explication
est avancée aussi bien par certains travaux en neuro-sciences (e. g. LeDoux,
1996 : 201–4) que par certains modèles de cognition sociale ou de psychologie
politique. Par exemple, la théorie des « systèmes associés » postule que les
informations visuelles, verba­les, affectives et comportementales composent
un réseau associatif (voir infra), dont les éléments sont activés par des influx se
propageant dans ce réseau et transférés dans la mé­moire de « court terme »
(Carlston, 1994 : 21–5). Pour leur part, les modèles on-line présup­posent que
chaque concept socio-politique stocké dans la mémoire de long terme (conçue
également comme un ré­seau associatif) est relié directement à une sorte de
« comp­teur » qui tient à jour l’évaluation affective glo­bale du concept (on-
line tally). Or, ce compteur est trans­féré dans la mémoire de travail en même
temps que le concept en question, ce qui permet aux in­dividus de formuler
des évalua­tions immédiates de toutes sortes d’objets (e. g. Lodge et al., 1995 ;
Lodge and Ta­ber, 2000).
Une autre hypothèse – évoquée plus haut – consiste à affirmer que les
affects ne sont pas véritablement codés en mémoire, mais qu’ils sont « construits »
sur le champ en réponse à des processus cognitifs. Cette hypothèse est sans doute
partiellement valable pour la perception originale des stimuli et pour l’émergence
initiale d’une émotion ou d’un affect. En revanche, elle s’accommode très mal
de l’évidence empirique – aujourd’hui très vaste – documentant l’existence des
systèmes de mémoire émotionnelle implicite et la résurgence d’émotions très
différenciées en réponse à des stimuli relativement basiques ; c’est pourquoi
nous l’écartons de cette dis­cussion. Enfin, une troisième hypothèse met en
évidence que les « sentiments » à l’égard d’un objet résultent de la juxtaposition
d’une image mentale à propos de cet objet et d’une repré­sentation mentale
de divers changements somatiques causés par l’émotion liée au même objet
(Damasio, 1994 : 143–64). En d’autres termes, « the essence of sadness or
happi­ness is the combined perception of certain body states with whatever
thoughts they are juxta­posed to, complemented by a modification in the style
and efficiency of the thought process » (1994 : 146–7). Les signaux provenant
des images mentales (cortex sensoriel primaire) et de repré­sentations transitoires
des états somatiques (cortex somato-sensoriel) se combinent alors dans des
« zones de convergence » (vraisemblablement situées dans le cortex associatif),
où ils su­bissent l’influence de neuro-transmetteurs activés par le mécanisme
émotionnel, et d’où ils peuvent en­suite accéder à la mé­moire de travail et
induire des évaluations.
Quelle que soit l’explication du processus d’association de la mémoire
cognitive et affective, il demeure que certai­nes connexions entre les diffé­rents
systèmes mnémoniques exis­tent bel et bien – comme le suggère d’ailleurs le
327

fait que les évaluations cognitives et affectives soient si sou­vent corrélées (voir
chap. 4.2). En résumé, les diffé­rentes croyances sont probablement « manipu­
lées » et stockées dans des aires céré­brales dis­tinctes et spécialisées, dont les
multi­ples inter­con­nexions permettent toutefois un grand nombre d’interactions
et donnent l’impression d’un es­pace mné­monique unique – voire permettent
un éveil de la conscience (Crick and Koch, 1992 ; Edelman and Tononi, 2000).
Cette approche « mo­dulaire » constitue donc la trame de fond de notre
conceptualisation du mécanisme de mémorisation.
Après avoir résumé notre point de vue sur la localisation et l’intégration
des systèmes de mé­moire, nous souhaitons à présent aborder la question du
« codage » de l’information, autrement dit la question du substrat biologique
de la mémoire. A ce su­jet, les psychologues ont géné­ralement éla­boré des
modèles réduisant la complexité des phé­nomènes neuraux à des concepts plus
« mé­taphoriques ». C’est dans cette optique que doivent être considérés les
nombreux mo­dèles psy­chologiques basés sur le concept de réseaux associatifs (e. g.
Lodge and McGraw, 1991 ; Wyer and Carlston, 1994). Selon ces modèles, les
objets mentaux (nodes) sont connec­tés les uns aux autres par des liens désigna­tifs
(links), qui expriment des rela­tions spécifi­ques entre les objets. Ainsi, lorsqu’une
personne se remémore un objet, elle aura tendance à se re­mémo­rer les autres
objets qui lui sont étroitement associés en mémoire – suivant le principe bien
connu des « associations d’idées ». Comme les systèmes de croyances, les schémas
revêti­raient cette forme élémentaire de réseaux (Fiske and Pavelchak, 1986 :
171–2) ; la théorie des effets de priming se base également sur cette représenta-
tion de la mémoire (voir chap. 3.3.4). Une autre propriété fonda­mentale des
réseaux associa­tifs est que les liens entre les idées sont renforcés chaque fois qu’ils sont
activés (« effet so­cratique »)148. Inversement, moins les con­cepts sont réactivés,
plus la probabilité de se rappeler ces con­cepts est faible, étant donné la moindre

148
A propos de cet effet, voir McGuire (1960 : 79–83). Selon cet auteur, dans la mesure où
les croyances d’un système sont liées entre elles sur un plan logique, un questionnaire
expérimental peut servir à révéler les « inco­hérences logiques » entre les croyances
(issues notamment des mécanismes de « projection »), incohérences dont la résolution
se manifeste ensuite à l’occasion d’un second questionnaire. Ainsi, les croyances « can
be modified by the Socratic method of merely asking [a person] to verbalize his beliefs,
thereby sensitizing him to any inconsis­tencies among his beliefs, and thus inducing
changes toward greater internal consistency » (1960 : 79 ; voir aussi McGuire 1969 :
184 ; Eagly and Chaiken 1993 : 226–8). Cette interprétation théorique de l’effet socra­
tique – ayant fait l’objet de maintes observations empiriques – repose essentielle­ment
sur le para­digme des théories de l’équilibre, c’est-à-dire sur le besoin éprouvé par les
individus de réduire « l’incohérence cognitive » mise en évidence par les questionnaires
expérimentaux. Pour notre part, nous nous rap­prochons davantage de l’interprétation
donnée par Wyer et Srull (1989 : 99–100), selon laquelle l’effet socratique est dû à
un pro­cessus cognitif plus passif, à savoir qu’un premier questionnaire contribue à
augmenter l’accessibilité de cer­taines croyances et à biaiser les réponses au cours du
second questionnaire.
328

fluidité de leurs chemins d’accès. Par ailleurs, la « mé­mora­bilité » d’une idée


est d’autant plus grande que cette idée entretient des liens plus nom­breux
avec d’autres idées : « the more separate linkages to any given idea, the more
li­kely it is to be recalled. More links create more alternative retrie­val routes and
enhanced mem­ory » (Fiske and Taylor, 1991 : 299).
C’est généralement dans ce paradigme théorique qu’ont été proposés
différents types de codes mnémoniques. Ces codes correspondent à différents types
de « noeuds » dans les réseaux asso­ciatifs – et potentiellement à différents types
de croyances dans le modèle PMR. Selon Fiske et Taylor (1991 : 297–320),
quatre différents types de codes ont été distingués dans la recher­che psychologi­
que sur la structure de la mémoire humaine. Le plus amplement documenté
est un code « ver­bal », ou « propositionnel » (Wyer and Srull, 1989 : 54–6). Selon le
principe des réseaux associatifs, une « propo­si­tion » regroupe plusieurs codes
synthétisant les diffé­rentes unités d’une information (un message, un événement,
etc.) en un ensemble d’idées in­tercon­nectées par des liens dont la signifi­cation
spécifique permet de qualifier la relation entre les codes : « Each proposi­tion
consists of a set of nodes and links, in which each node is an idea (a noun,
a verb, or an ad­jective), and each link is the relation between ideas » (Fiske
and Taylor, 1991 : 297). Une grande partie de la mé­moire est suscepti­ble de
contenir des codes et des réseaux propositionnels – en pre­mière analyse, des
co­gnitions plus ou moins complexes.
D’autres types de codes ont été inférés à partir de certaines observations
empiriques du pro­cessus de mémorisation. Tout d’abord, dans la mesure où les
indi­vidus peuvent mémoriser des comportements relativement complexes sous la
forme de codes propositionnels (e. g. des évé­ne­ments aux­quels ils ont assisté),
certains spécia­listes ont suggéré la nécessité d’un code tem­porel pour en faciliter
l’organisation en mémoire (Fiske and Taylor, 1991 : 313–5)149. En­suite, les
aspects physiques d’un objet d’attitude ou d’un stimulus quel­conque ne se prêtent
guère à un codage sous la forme de propositions verbales ou sémanti­ques. Pour
cette rai­son, on a parfois invoqué l’existence de codes analogiques, isomorphes
à la ré­alité, par ailleurs utiles pour com­pléter ou faciliter le codage proposi­
tionnel de cer­tains objets. Par exemple, la « mémoire visuelle » permettrait
de stoc­ker ainsi les images d’innombrables sti­muli ; bien que sans doute très
basique, elle serait pourtant « extrê­mement précise sous cer­taines conditions »

149
En effet, la plupart des com­portements ont par nature un aspect séquentiel, qui doit
être conservé pour une mémorisation fidèle du déroulement de l’action. Ainsi, les codes
temporels peuvent être conceptualisés comme des « liens condition­nels » (enabling
links), semblables aux « scripts », permettant de passer d’une étape à l’autre d’une
séquence comportementale. Ces codes permettraient également de rattacher certai­
nes expériences person­nelles à une période donnée de notre vie – par exemple, « cet
épisode a eu lieu alors que j’étais au collège ».
329

(Fiske and Taylor, 1991 : 315–20 ; Hofstadter, 1985 : 384–90)150. Fina­lement,


un code affectif a été par­fois proposé pour appréhender la dimension affec­tive
des stimuli, omni­présente dans toute situation de la vie courante comme dans
l’évaluation des objets poli­tiques et sociaux (Fiske and Taylor, 1991 : 320). Une
ca­ractéristi­que essen­tielle des affects est qu’ils sont com­muns aux propriétés
abs­traites, aux comporte­ments et aux aspects physi­ques151. Cepen­dant, certains
spécialis­tes repré­sentent les af­fects de la même façon que n’importe quel autre
type d’information (e. g. Bower, 1991 : 47, Fig. 2.9 ; Carlston, 1994 : 24, Fig.
1.5).
Tandis que les codes pro­position­nels sont les seuls adaptés aux
cognitions analytiques (et plus généralement à la mé­moire abs­traite), les codes
temporels et analogiques serviraient plutôt au stockage des cognitions syn­
crétiques (et plus généralement à la mémoire concrète). De leur côté, les codes
affectifs représenteraient évidemment les affects primaires et secondaires.
Toutefois, cette typologie des codes mnémoniques ne va pas sans susciter un
certain nombre de critiques. Par exemple, certains s’interrogent sur la nature
strictement représentationnelle (i. e. mnémoni­que) ou plutôt dispositionnelle
de ces codes (Wyer, 1994 : 101–4). Mais la critique la plus évidente concerne
le support biologique des codes eux-mêmes. La recherche en neuro-sciences
suggère qu’il n’existe pas de substrat biologique distinct pour des informations
« pro­positionnelles », « temporelles », « analogiques » ou « affectives ». Quel
que soit le type d’information perçue (apparence physique, contexte spatial ou
temporel, etc.), la mémori­sa­tion d’une expérience est le fruit du renforcement des
connexions au sein des circuits neu­raux partici­pant à la perception et à l’élaboration
de cette expérience (voir Kandel, 1995 ; Le­Doux, 2002). La mémoire repose
donc ultimement sur la plasticité des mécanismes synaptiques de trans­mission
des influx nerveux et chimiques entre neurones (long-term potentia­tion). Par exem­
ple, la mémoire d’un visage devient possible parce que les circuits neuraux
responsables de la perception et du traitement du stimulus ont été « excités »
au point de devenir fluides et de res­ter potentiellement « tracés » jusqu’à la
prochaine évocation du même stimulus.
150
Toutefois, nous préférons le terme « analogique » au terme « visuel », car d’autres
mémoires que la mémoire visuelle se for­ment de manière relativement isomorphe à la
réalité (e. g. la mémoire auditive) et pourraient utiliser le même support que les images
visuelles.
151
Par exem­ple, nous nous souvenons du plaisir que nous a pro­curé un livre illustré lu
dans notre enfance, et nous pouvons ainsi le juger favorablement, sans pour autant nous
rap­peler – au-delà du titre et d’une idée très générale du thème – la moindre action
concrète, la moindre apparence physique ou le moin­dre caractère des personnages. Ces
trois derniers ty­pes d’information ont sans doute contribué à susci­ter les états affectifs
re­mé­morés après-coup, mais leur codage en mémoire n’a pas sub­sisté aussi long­temps.
Un champ privi­légié des co­des af­fectifs est probablement le domaine artisti­que, dans
lesquels les « signaux » peuvent être très subtils, faire appel à une grande expérience
sen­sorielle, et rester pourtant distincts des cognitions dans de nombreux cas.
330

Ceci étant, une telle vision mi­cros­copique des proces­sus mnémoniques


est fort peu commode pour guider une des­cription ma­cros­copique des phénomè­
nes mentaux. Pour peu que nous gardions à l’esprit la réalité biolo­gi­que de
ces phénomènes, et que nous restions at­tentifs à ce que le cer­veau peut et ne peut pas
faire, les « co­des » ou autres « types de croyan­ces » peuvent fournir une méta­
phore utile et satisfaisante. Partant de cette idée générale, nous proposons
que le processus de mémorisation repose sur trois types d’ensembles en inte­raction
constante. Suivant le principe d’un « gradient cognitif » (Goldberg, 2001 : 58–67),
ces ensembles s’ordonnent hiérarchiquement, selon la na­ture plus ou moins
concrète ou abstraite de l’information traitée. Par ailleurs, suivant l’idée d’une
juxtapo­sition des informations co­gni­tive et affective (Damasio, 1994), l’ensemble
hiérarchiquement supérieur procède à la mé­mo­risation d’expériences plus
complexes, incluant notamment la dimension affective des faits socio-politiques
(hot cognition hypothesis ; voir Lodge and Taber, 2000).
Le premier ensemble est en charge de percevoir les stimuli extérieurs et
de créer des images mentales « topographiques », c’est-à-dire fidèlement liées
aux caracté­ristiques physiques des objets perçus, séparément selon chaque
modalité sensitive (vision, audition, etc.). Autrement dit, le cor­tex sensoriel
primaire génère des codes analogiques, qui peuvent être assimilés aux co­gnitions
syncrétiques ou, dans le jargon du modèle PMR, aux co­gnitions pu­res. En recueil­
lant l’information immédiatement perceptible, les cognitions pures stockent
cer­tains méta-messages conte­nus dans une communication politique – sa forme,
sa couleur, l’apparence physique de la source (dans le cas de messages télévisés),
ou certains éléments du contexte de réception (e. g. une terrasse ensoleillée,
ajoutant par là une indication tempo­relle). Chaque co­gnition pure (ou chaque
groupe de neurones dans les différentes régions du cortex sensoriel) constitue
une image mentale dépourvue de signification sé­manti­que ou symbo­lique, et
se rap­porte aux seuls aspects physiques (visuels, auditifs, etc.) des sti­muli.
Toutefois, ces représentations topographiques envoient des projections
vers un deuxième en­semble. Celui-ci, distribué dans le cortex associatif152 et dans
certaines structures subcorticales (e. g. hippocampe), traite alors les données
de base et génère des représentations plus com­plexes, qui ne dépendent plus
d’un mode perceptuel spécifique (cependant, certaines de ces re­présenta­tions
« dispositionnelles » sont peut-être capables de réactiver les images mentales
du premier ensemble). On peut conceptualiser la « mémoire » de ce deuxième
ensem­ble sous la forme de codes proposition­nels et « contextuels » (i. e. représentant
les relations entre différents stimuli individuels, à la manière des « scripts ») (voir
Anderson, 1995 : 161–4 ; Le­Doux, 1996 : 165–8). Ces codes correspondent à
ce que l’on nomme aussi des cognitions analyti­ques, ou à ce que le modèle PMR

152
Pour simplifier la présentation, nous négligeons une distinction entre les régions cor-
ticales (plus postérieu­res) qui sont encore spécifiques à chaque mode perceptuel (mo-
dality-specific association cortices) et celles (plus antérieures) qui sont non-spécifiques
(polymodal association cortices) (voir Goldberg 2001 : 58–9).
331

appelle des croyances centrales et périphériques. Celles-ci trouvent leur origine dans
l’information sémantique et abstraite des messa­ges per­suasifs et contextuels
reçus par les individus (voire de certains méta-messages, comme ceux liés à
la source d’une com­munica­tion), ainsi que dans l’information inférentielle
générée lors de l’interprétation de ces diffé­rents types de messages. Par ailleurs,
une caractéristique essen­tielle des croyances centrales et périphéri­ques est
leur base à la fois cognitive et affective. Cette juxta­posi­tion est possible parce
que le cortex associatif se compose d’un ensemble de « zones de convergence »
au carre­four des pro­jections venant du cortex sensoriel primaire et des projec­
tions issues du système de mé­moire émotionnelle, le troisième ensemble dont
nous parlerons plus loin.
En quelque sorte, le cerveau dispose d’une interface entre les perceptions
cognitives et affec­tives, per­mettant l’intégration des propriétés distinctives
d’un objet et des réactions émotion­nelles sus­citées par cet objet. Bien que la
« superposition » de ces deux types d’information implique en réalité un circuit
neural relativement complexe, les croyances peu­vent être sym­bolisées par des
éléments discrets dans un réseau associatif. Cette conceptuali­sation des af­fects
secondai­res suggère ainsi la possibilité d’un codage synthéti­que de l’information af­
fec­tive, qui peut être ajustée de manière économique au gré des stimuli per­çus.
En effet, on peut imaginer que plusieurs codes affectifs puissent être « attachés »
au même concept dans le cortex associatif. Contrairement aux stimuli utilisés
dans les expériences de condi­tionnement classique, un seul et même stimulus
peut entraîner des réactions affectives chan­geantes, non-renforçantes, voire
contradictoires, par exemple suivant l’humeur dans laquelle un indi­vidu se
trouve au moment de percevoir le stimulus (Bower, 1991 : 41–3). Dans la me­
sure où différents états affectifs liés à un objet sont accessibles, l’évaluation de
cet objet dé­pendra du mode d’agrégation de cette information affective ; nous
y reviendrons (chap. 4.3.5).
Un troisième ensemble de structures – localisé avant tout dans le lobe
limbique, notam­ment l’amygdale, le thalamus et l’hypothalamus – est en
charge de traiter les signaux soma­tiques et de réguler les états émotionnels
(Damasio, 1994 ; Kupfermann and Schwartz, 1995). Comme nous l’avons
déjà dit, ces structures sont dépositaires d’une mémoire émotion­nelle implicite,
dotée d’une plasticité pour retenir les expériences significatives et pour
produire des réponses automatiques à certains stimuli proches des expériences
originales (LeDoux, 2002 : 155–62). Nous pen­sons que les repré­sentations
(ou les « codes affectifs ») manipulées par ce troisième ensemble peuvent être
quali­fiées d’affects primaires, dans la mesure où les réac­tions affecti­ves reposant
sur ces repré­sentations sont relativement peu discriminantes par rapport au
contenu spécifi­que des stimuli. La résultante de ces affects par rapport à un
objet ou à une classe d’objets peut être comparé aux « tags affectifs » que
certains auteurs attachent directement au concept central d’une attitude ou aux
catégories générales d’un schéma, et non à leurs dif­fé­rents attributs (e. g. Fiske
332

and Pavelchak, 1986 : 171–2 ; Lodge and Taber, 2000 : 192–3). Tou­tefois,
cette relative non-spécificité n’empêche pas, dans certains cas, une grande
complexité des réactions émotion­nelles elles-mêmes. Nous pensons que les
signaux affectifs conte­nus dans une commu­nication poli­tique (e. g. des images
« chaudes », un ton « agressif ») peuvent conduire à la formation d’affects
pri­maires sans pour autant donner lieu à un traite­ment éla­boré dans le cortex
senso­riel – parfois même en contournant ces régions (LeDoux, 1996 : 163–5).
En même temps, de nombreux stimuli ne font que transiter par le système
de mémoire émotionnelle ; celui-ci envoie des projections vers le deuxième
ensemble, permet­tant la for­ma­tion d’affects secondaires et l’expérience subjective
de senti­ments à l’égard de différentes propriétés des objets. Par ail­leurs, le
système émo­tionnel a la capacité d’interférer dans les processus cognitifs, en
aug­mentant le nombre et la variété des stimuli accédant à la mémoire de travail
et en biaisant les stratégies cognitives (attention, degré d’élaboration) uti­lisées
pour le traitement de l’information. De plus, les émotions peuvent déclencher
l’émission d’hormones et de neuro-transmet­teurs, dont l’effet est d’amplifier la
mémorisation si­multa­née de co­gnitions (Clore et al., 1994 : 388–403 ; Le­Doux, 1996 :
205–8 ; LeDoux, 2002 : 221–9 ; Edelman and Tononi, 2000 : chap. 8).
En résumé, chacun des trois ensembles décrits est en relation réciproque
avec les deux autres. Le résultat de ces interactions est la formation de cognitions
pures dans le cortex sensoriel, d’affects primaires dans le lobe limbique, et de
croyances composites dans le cortex associatif et l’hippocampe. Les réseaux
associatifs symbolisant les circuits neuraux supportant et reliant les différentes
informations mémorisées sont ainsi « distribués » dans une grande partie du
cer­veau. A son tour, la mémoire de long terme entretient des liens plus ou moins
directs avec toute une série de « modules » cérébraux nécessaires aux fonctions
courantes – mentales et somatiques – de l’organisme : attention, mémoire de
travail, motricité, régulation interne, raisonnement, lan­gage, etc.
Si l’on revient un instant à une conception globale du processus PMR
(Figure 4.3), il est à relever que nous utilisons un terme différent pour l’inter-
nalisation d’informations affectives, que nous ap­pelons l’invaluation, et pour
l’internalisation d’informations cognitives, que nous nommons la mémorisation.
Par ailleurs, on notera que la séquence « mémorisation/in­valua­tion des mes-
sages » n’est pas soumise en tant que telle à l’influence de facteurs indivi­duels.
En effet, dans l’état actuel des connaissances, le codage de l’information
internalisée ne dépend pas de caractéristiques individuelles. Par exemple,
les individus bénéficiant d’une compétence politique élevée n’utilisent pas
d’autres « codes » que les individus peu compétents pour mé­moriser leurs
croyan­ces. En re­vanche, le nombre de croyances internalisées et leur organi­sation
en mémoire est sus­ceptible de varier d’une personne à l’autre. Les individus
compé­tents ou motivés auront ten­dance à s’exposer davantage aux stimuli de
toutes sortes que présente l’information politique, et auront plus d’occasions
d’activer leurs croyances et de renforcer les liens internes et exter­nes à leurs
333

attitudes – ceci fera l’objet de la prochaine section. Pour l’heure, soulignons que
la mémori­sation et l’invaluation, dans un sens strict correspondant au codage
et à l’organisation des croyances, dépendent essentiellement de la forme des
messages mémorisés (mess). Par ailleurs, dans une certaine mesure, la mé­mori­
sation et l’invaluation dépendent aussi du type de tâche évaluative (task) auquel les
indivi­dus sont astreints, vo­lontairement ou non. Nous examinerons l’impact
des tâches éva­luatives dans une prochaine sec­tion consacrée à l’influence du
contexte (chap. 4.3.5).
Avant de poursuivre, nous souhaitons apporter quelques précisions
quant à la portée du mo­dèle de mémorisation présenté plus haut. En effet,
il convient de noter que ce modèle laisse dans l’ombre certains phénomènes
importants pour le processus de mémorisation. En premier lieu se pose la
question de l’attention sélective ; à ce sujet, nous renvoyons le lecteur à notre
dis­cussion précédente des biais d’exposition et de perception (voir chap.
3.2.2). Deuxièmement, le problème de la schématisation de l’information et des
mécanismes inférentiels fera l’objet d’une discussion dans le chapitre suivant
– en effet, ce problème est souvent commun à la mémorisation et à la remé-
moration de l’information. Ensuite, nous laisserons en suspens les processus
de consolidation de la mémoire (une fonction traditionnellement attribuée à
l’hippocampe) et de sa reconsolidation après les souvenirs (une fonction parfois
liée à l’amygdale) (voir Schacter, 1996 : 81–8 ; Squire and Kandel, 1999 :
chap. 7 ; LeDoux, 2002 : 155–62). Enfin, il faut signaler que notre concep-
tualisation du processus de mémorisation ne tient pas vérita­blement compte
des systèmes de mémoire implicite, non-déclarative, en dehors du système de
mémoire émotionnelle. Par exemple, quid de la mémoire « procédurale » (voir
Anderson, 1983 ; Smith, 1994), qui sous-tend l’acquisition de toutes sortes de
capacités motrices, spatiales, lo­giques, etc. ? De fait, notre modèle ne prétend
pas prendre en compte les effets de la mémoire procédurale ou d’autres for-
mes de mémoire non-déclarative, et part du principe que les croyances sont
potentiellement accessibles, en vertu des mécanismes d’activation décrits dans la
section suivante. En revanche, l’activation des croyances et le renforcement
des liens associa­tifs entre les concepts se produisent eux-mêmes de manière
souvent automatique et in­consciente (voir Bargh, 1997).
En résumé : mémorisation/invaluation = f (mess, task)

L’activation des croyances (l’accessibilité des messages) (I, J)


Nous avons vu précédemment que le substrat biologique de la mémoire cognitive
et affective est identique. Pour cette raison, nous pensons qu’il n’existe pas de
mode dis­socié d’activation des affects et des cognitions, et que les proprié­tés des
ré­seaux associatifs énoncées plus haut s’appliquent à toutes formes d’informations
codées. En tout premier lieu, l’accès aux objets exerce un « effet socratique »,
à savoir que les liens em­pruntés sont renfor­cés à chaque activa­tion. A l’inverse,
les liens faiblissent s’ils ne sont pas activés, raison pour laquelle les croyan­ces
334

très périphériques (qui ont une faible probabilité d’être activées de manière
exogène) ont une « espérance de vie » limitée. Ensuite, une source d’activation
se « répand » dans un réseau par tous les chemins suffisamment fluides (sprea-
ding activation ; voir Anderson, 1983 : chap. 3). Enfin, plus un objet possède de
liens avec d’autres ob­jets, plus les « chemins de remémora­tion » de cet objet
seront nombreux, multipliant les chances de s’en souvenir.
En particulier, une comparai­son du fonc­tionnement de la mémoire
des informations abstraites ou générales (e. g. « Les Suisses sont ri­ches ») et de
celle des infor­ma­tions concrètes ou spécifi­ques (e. g. « Ce client suisse est riche »)
suggère que la densité des liens entre les pro­positions abs­traites leur confère
une mémorabi­lité supé­rieure (Fiske and Taylor, 1991 : 320–4). Cette richesse
associa­tive repose sur le fait que les informations abstraites suscitent un degré
d’élaboration plus élevé, et sur le fait que la mémoire abstraite « consiste en des
concepts (qui doivent être infé­rés), tandis que la mémoire concrète consiste en
des expériences concrètes (qui sont plus pro­ches des stimuli originels). Ainsi,
effectuer des inférences organise la mé­moire pour les expé­riences. (…) Tout
ceci suggère que les inférences seront plus facilement remémo­rables que les
données spécifiques sur lesquelles elles sont basées. De la sorte, il sem­ble clair
que les infé­rences dominent souvent la mémoire spécifique » (Fiske and Taylor,
1991 : 322 [NT] ; voir ce­pen­dant Sniderman et al., 1993 : 92)153. Ceci constitue
une explication alternative à la centra­lité de certaines croyances (inter­nalisées
par une élaboration des messages persua­sifs, susci­tant une certaine quantité
d’inférences) et à l’excentricité d’autres croyances (inter­na­lisées par simple
acceptation de mes­sages contex­tuels ou de méta-messages, qui sont ten­danciel­
lement plus spéci­fiques et plus concrets que les argu­ments, et suscitent un
nombre mi­nimal d’inférences). De même, du fait de la mul­tipli­cité de leurs
liens avec toutes sortes d’autres ob­jets, on s’explique pourquoi les croyan­ces
centra­les sont plus facilement remémo­rées que les croyan­ces périphériques.
Ces dernières, à moins d’avoir été rendues suffisamment accessibles, ont une
probabilité plus faible d’être remémo­rées par « associa­tion d’idées ». En
ré­sumé, le noyau d’une attitude (i. e. l’ensemble des croyances centrales) est
susceptible de contenir un réseau relativement dense d’informations sémanti­
ques et affectives, tandis que la péri­phérie se com­pose d’un réseau moins dense
et plus hété­rogène, qui peut toutefois se différen­cier en certai­nes sous-structures
(ou clus­ters) plus fortement associées.
Tendanciellement, les croyances péri­phériques sont moins durables que
les croyances cen­trales et les af­fects primaires. A notre avis, ceci n’est pas directe­

153
La capacité de faire des inférences et de manipuler la mémoire abstraite est sans doute
ce qui distingue l’intelligence humaine de l’intelligence artificielle (Hofstadter 1985 :
770–3). Les machines peuvent coder une in­formation très complexe de manière efficiente,
mais aussi longtemps qu’elles seront dé­pour­vues d’une véritable volonté autonome,
elles seront incapables d’effectuer des inférences (de « produire leurs propres règles »)
et d’organiser leur mémoire de manière évolutive.
335

ment une consé­quence du mode d’internalisation (central ou périphérique) et du


type de croyances formées, mais une consé­quence plus immédiate de l’absence
d’activation de ces croyances. Or, conformément aux modèles « sélectionnistes »
du cerveau humain (e. g. Edelman and Tononi, 2000), il s’avère que les liens
synaptiques (voire les neurones elles-mêmes) permettant l’activation des
croyances disparaissent faute d’être « utilisés ». Cette constatation de base
est sous-jacente aux différents modèles décrivant le « déclin » naturel de la
mémoire humaine (memory decay) ou les méca­nismes d’interférence – en vertu
desquels l’acquisition de nouvelles informations à propos d’un objet peut
précipiter l’oubli d’anciennes cognitions (voir An­derson, 1995 : 198–211 ;
Schacter, 1996 : 72–81 ; Sikström and Jaber, 2002).
Comment représenter le réseau associatif d’une attitude, avec ses
différents chemins d’activation et de remémoration ? Une première difficulté
provient de ce que les différentes théories de la mémoire ne disent rien sur la
« directionnalité » des liens entre les éléments. Implicite­ment, ces théories admettent
une relation bi-directionnelle entre les objets mentaux, à savoir que, si un lien
unit les objets A et B, A peut activer B et B peut activer A. Le problème avec
cette conceptualisation est le suivant : (a) comme tout élément dans une sous-
structure péri­phérique est connecté avec un autre élément, et (b) comme les
différentes sous-structures sont reliées entre elles et/ou reliées au noyau, il en
résulte que (c) tout élément d’un réseau asso­ciatif est mutuellement atteignable
à partir de tout autre élément. Par exemple, lorsqu’un concept abstrait
(dans le noyau) ou une représentation visuelle (à la périphérie) sont activés,
l’activation se transmettrait à tous les éléments du réseau. Nous considérons
que les im­plications d’une telle conceptualisation des liens sont diffi­cilement
défendables d’un point de vue empi­rique et que la nature des liens entre les
objets est sans doute plus diversifiée que le seul mode bi-directionnel154. Dans
cette perspective, nous opérons tout d’abord une distinction entre les chemins
d’activation et de re­mémoration. Un processus d’activation se produit lorsque l’on
pense – y compris de manière furtive ou machinale – à un aspect particulier d’un
objet d’attitude, et que cette pensée évoque quel­que aspect associé (association
sémantique, concep­tuelle, logi­que, contextuelle, analogique, etc.)155. Ainsi, une
activation ne se pro­duit pas nécessaire­ment en réponse directe à un stimulus
lié à l’objet d’attitude. Par contraste, une remémoration – dans une signification
restreinte, propre au modèle PMR – se produit lors­que l’on cherche à se souvenir

154
Certes, certains modèles spécifient que l’activation des éléments se fait préfé­rentiellement
au travers des liens les plus forts, c’est-à-dire au travers des liens les plus fré­quemment
empruntés (Fiske and Taylor 1991 : 304). Cela signifie que certaines sous-structu­res
d’une attitude ne seront pas activées, mais la nature bi-directionnelle des liens n’est
pas véritablement remise en cause.
155
Par exemple, on ne peut guère penser à Yasser Arafat sans avoir immédiatement à
l’esprit son visage et son légendaire keffieh, peut-être aussi le sigle de l’OLP ou un
événement récent dans le­quel il est impliqué.
336

d’un ou de plusieurs aspects particu­liers d’un objet, en ré­ponse directe à un


stimulus associé à cet objet. Cette opé­ration implique un effort cognitif plus
important qu’une simple pen­sée, et constitue le « rappel à la conscience » (i. e.
dans la mémoire de travail) d’une information stockée dans la mémoire de
long terme. L’équivalent affectif d’une remé­moration est un jugement, c’est-à-
dire le rappel d’une infor­mation évaluée en ter­mes de goût, de désirabilité,
d’attachement, etc.
Ensuite, le modèle PMR conçoit que certains liens sont tendanciellement
uni-directionnels : en substance, l’impulsion se transmet plus facilement de A vers
B que de B vers A, ce qui si­gnifie que l’activation de B par A est plus probable
que l’activation de A par B. Toutefois, la possibilité d’une activation mutuelle
est moins négligeable si le lien a été activé récemment ou fréquemment, ou
si l’influx psychique est particulièrement intense (par exemple lors d’une
activité inférentielle ou d’un autre genre d’élaboration cognitive). En revanche,
si un effort de remémoration est entrepris, l’impulsion peut indifféremment
se transmettre dans les deux directions. Par contraste, d’autres liens sont
structurellement bi-directionnels, à savoir que l’impulsion transite dans les deux
direc­tions, qu’il s’agisse d’un sim­ple processus d’activation ou d’un processus de
remémora­tion. En résumé, ces deux processus empruntent les mêmes chemins
entre les croyan­ces, mais le processus de remémoration est susceptible de
parcourir des che­mins plus longs et plus ramifiés – notamment par capillarité,
du noyau vers les croyances périphé­riques. Ceci étant, une croyance centrale
(qui est généra­lement bien « des­servie » par les liens associatifs) sera plus facile
à activer, à la fois lors d’une pensée et lors d’une re­mémora­tion (en particulier
sur l’incitation d’une ques­tion de son­dage).
Sur cette base, nous posons comme règle simple que les liens entre les
croyances périphéri­ques et les croyances centrales sont tendanciellement uni-
directionnels, à savoir que l’impulsion se transmet normalement de la périphérie
vers le noyau. Dans une certaine mesure, cette hypothèse est conforme à la « règle
de Hebb », selon laquelle un chemin d’activation faible, insuffisant à transmettre
de lui-même un influx nerveux à une structure cible, peut être ren­forcé par
l’activation simultanée d’un chemin efficient vers la même cible (voir Kandel,
1995 : 681–4 ; LeDoux, 2002 : chap. 6). Du fait de leur position névralgique
dans les zones de conver­gence du cortex associatif, les concepts abstraits d’un
noyau d’attitude sont facilement activés par les influx coordonnés en provenance
de différentes régions corticales « primaires » – cette coordination trouvant son
origine dans la présence récurrente de stimuli affectant simultané­ment chaque
aire sensorielle (e. g. formes, couleurs, mouvements, sons, etc.). En revanche,
la règle hebbienne ne s’applique guère aux pro­jections divergentes conduisant
du noyau vers les structures périphériques. La probabilité d’activation de la
périphérie à partir du noyau dépend donc essentiellement de la force chronique
des liens associatifs, tandis que la probabilité du pro­cessus in­verse est plus
contingente et plus dynamique.
337

En substance, le modèle PMR postule que l’activation des croyances


se fait préférentiellement sur un mode data-driven, du spécifique au général.
Dans la mesure où le parallèle peut être fait avec le fonctionnement des systèmes
d’attitudes, cette hypothèse contrevient à la fois aux modèles concept-driven (e. g.
Peffley and Hurwitz, 1985) et aux modèles « multi-hiérarchi­ques » (e. g.
Sniderman et al., 1993). Mais l’on peut spéculer que l’orientation et l’efficience
des chemins d’activation dépendent également de certaines variables indivi­
duelles. Quand bien même l’évidence empirique est très mince – l’activation
étant un processus relativement passif et difficile à observer empiriquement
–, les déterminants possibles comprennent des variables « physiologiques »
comme l’âge des individus (Li et al., 2001), ainsi que leur niveau de com­pétence
objective156. D’autre part, compte tenu du fait que l’activation des concepts
politiques présuppose les mêmes bases individuelles que l’exposition et la ré-
ception des messages poli­tiques, il faut tenir compte de l’impact de la motivation
personnelle (invo), de la compétence subjective (subc) et des prédispositions
politiques (pred) des individus.
Une manière heuristique de représenter un réseau associatif est de
considérer le réseau global comme un « composant faible », le noyau et les
différents clusters périphériques comme des « composants forts », et l’union de
chaque cluster avec le noyau comme un « composant unilatéral », ces termes
ayant la signification que leur donne la théorie des graphes (Harary et al., 1965 :
53–7). Cette théorie offre un schéma conceptuel pertinent pour analyser, entre
autres, « la transmission d’impulsions neurales dans un système nerveux, ou la
manière dont le chan­ge­ment d’un élément se répercute par ramifications dans
une structure cognitive » (1965 : 77–8 [NT]). Dans un composant faible, tous les
points sont connectés les uns aux autres, mais il n’y a pas de véritable chemin
pour relier toutes les paires de points (notamment parce que certains points ne
sont que des « récepteurs », et non des « transmetteurs », de sorte que le che­
min s’arrête en ces points). Dans un composant unilatéral, toute paire de points
{a ; b} est reliée par un chemin {agb} ou par un chemin {bga}. Enfin,
156
Si l’on s’inspire du domaine des évaluations, les individus semblent généralement
posséder des modes de rai­sonnement aussi bien déductifs qu’inductifs (Peffley and
Hurwitz 1992). De plus, il est vrai­semblable que les carences cognitives stimulent
plus qu’elles n’entravent la structuration hié­rarchique des objets mentaux (Hur­witz
and Peffley 1987a). Ainsi, il est peu probable que les individus de moindre exper­tise
se distinguent des autres par une absence de raisonnement déductif. En revanche, il
est possible que les per­son­nes peu compé­tentes raisonnent moins souvent de manière
inductive que les experts. Ceci peut no­tamment s’expliquer par le fait que leurs sys­
tèmes de croyances sont moins complexes et moins nuancés, ce qui ne facilite pas
l’interprétation d’informa­tions nouvelles en fonction de catégories abstraites comme
les schémas ou les sté­réotypes. Pour re­prendre la termino­logie de Fiske et Pavelchak
(1986), les individus peu compétents auront tendance à évaluer les informa­tions « à la
pièce », tandis que les individus compétents auront tendance à effectuer des éva­luations
« catégorielles ».
338

dans un composant fort, toute paire de points {a ; b} est reliée par un chemin
{agb} et par un chemin {bga}, ou si l’on préfère, par un chemin {anb}.
Un composant fort se caractérise donc par un constraint maxi­mal (voir Luskin,
1987 : 860). Dans un premier temps, nous ferons abstraction des dis­tinctions
entre les croyances, à l’exception de leur degré de cen­tralité.
Considérons à cet égard la partie A de la Figure 4.5. Ce schéma
représente un réseau asso­ciatif relativement simple, avec un noyau central et
trois clusters périphériques. Ces quatre en­sembles d’objets mentaux constituent
des composants forts (délimités par des traits noirs), au sein desquels n’importe
quel objet activé entraîne l’activation des autres. Un objet ne peut faire partie
que d’un seul composant fort à la fois. En revanche, il peut appartenir à plu­
sieurs composants unilatéraux, délimités dans le schéma par des traits gris. La
règle posée plus haut, selon laquelle l’activation se fait de la périphérie vers le noyau,
implique que toute acti­vation initiée dans un élément d’une sous-structure
périphérique se répand dans celle-ci et gagne le noyau ; en revanche, une
activation du noyau ne se transmet pas à la périphérie. Ce principe dérivant
des propriétés des composants unilatéraux est nécessaire pour représenter une
atti­tude, à défaut de quoi tout élément d’une attitude appartient virtuellement
au noyau. Toute­fois, la richesse d’un réseau associatif dépend non seulement
de son degré d’intégration, mais aussi de son degré de différenciation, c’est-à-
dire du nombre de croyances distinctes se rap­portant à un objet d’attitude.
Un réseau qui ne contiendrait que trois croyances aurait un maximum de six
liens possibles – dans le cas où le réseau entier serait un composant fort. Un
ré­seau comme celui de la Figure 4.5A, contenant dix objets et constituant
dans sa globalité un com­posant faible, pos­sède un nombre de liens potentiels
compris entre 9 et 72 (d’après Harary et al., 1965 : 75). Il apparaît donc que la
densité d’un réseau (i. e. le nombre de liens) n’est qu’un très mauvais indicateur
de la qualité des connexions de ce réseau.
Cependant, l’intégration d’un réseau peut être renforcée par l’activation
des chemins – et même substantiellement renforcée si certains liens stratégiques
sont créés ou développés. Prenons l’exemple, dans la Figure 4.5A, de la croyance
la plus à droite dans le noyau. Cette croyance est potentiellement très sollicitée,
car elle reçoit toute impulsion générée dans le noyau ou transmise à celui-ci
depuis la périphérie ; qui plus est, cette croyance est directement liée à deux sous-
structures périphériques. On peut tout à fait imaginer qu’un effet socratique
se pro­duise à force d’activation de cette croyance, et que l’un des liens avec
le cluster péri­phérique en-dessous du noyau devienne bi-directionnel. Cette
hypothèse est illustrée par la partie B de la Figure 4.5, qui montre comment
le noyau d’une attitude peut s’étendre de façon consi­dérable lorsqu’un seul
lien est ajouté entre deux composants forts (i. e. entre le noyau et un cluster),
rendant toute paire de croyances mutuellement accessible dans le nouveau
noyau. La Figure illustre également comment deux clus­ters péri­phéri­ques
339

Figure 4.5 : Transformation des attitudes par activation et non-activation

A: Situation initiale B: Intégration


(après différenciation)

C: Atomisation D: Condensation

peuvent se rejoindre en une seule sous-structure sous certaines condi­tions157,


et aug­men­ter encore le degré d’intégration du réseau. En l’espèce, toute impul­
sion générée à la périphérie active­rait potentiellement l’ensemble du réseau. Il
157
Par exemple, si deux croyances périphériques ont été internalisées dans le même
contexte, caractérisé par une humeur spécifique, elles auront tendance à être activées
simultanément (et indé­pendamment de leur contenu) lorsque ce contexte se représente,
favorisant à terme une « asso­ciation d’idées » entre les deux croyances (Petty and Ca-
cioppo 1986 : 214 ; Bower 1991 : 49–51 ; Fiske and Taylor 1991 : 445–6 ; Clore et al.
1994 : 372–4).
340

de­meure vrai que les liens les plus forts sont les plus empruntés, et qu’il existe
des chemins préférentiels entre toute paire de points.
La partie C de la Figure 4.5 illustre le processus inverse à celui de
l’intégration, que nous ap­pellerons ici atomisation. Faute d’être activés, certains
liens peuvent disparaître, contri­buant à désintégrer une attitude. Tendanciellement,
le nombre de composants unilatéraux et forts donne une indication du degré
d’intégration du réseau – une attitude parfaitement intégrée ne contient
qu’un seul composant fort et aucun composant unilatéral. Enfin, la partie D
de la Figure 4.5 représente le processus inverse à celui de la différencia­tion,
que nous appellerons condensation. Ce concept revêt un sens très proche de
celui de la théo­rie des graphes, c’est-à-dire qu’il exprime la concentration (ou
la dédifférenciation) d’un réseau en fonc­tion de ses composants forts (Ha­rary et
al., 1965 : 57–65). Autrement dit, les diffé­rents éléments d’un com­posant fort
per­dent leurs propriétés distinctives et se trouvent « com­pressés » en un seul
élé­ment. Ce proces­sus est susceptible de résulter d’une non-activation prolongée
des diffé­rentes croyances, par laquelle chaque croyance perd son contenu
distinctif et s’agrège aux autres croyances les plus proches, partageant certains
attributs communs (Schacter, 1996 : 91). Ima­ginons par exemple que nous
ayons formé une attitude vis-à-vis d’une personne, et que nous ayons internalisé
certains aspects de son comportement dans plusieurs situations. Si nous ne
rencontrons plus cette personne et si nous n’en entendons plus parler pendant
long­temps, il est probable que les différents traits de son comportement auront
tendance, à terme, à se réduire à quelque dimension commune de plusieurs
épisodes mémorisés – par exemple, « cette per­sonne est timide ». Bien sûr, la
Figure 4.5D est un exemple extrême de condensa­tion, puisque le nombre de
propriétés distinctives attribuées à l’objet d’attitude dimi­nue de moitié.
Il convient de souli­gner qu’aucun des quatre processus envisagés par
le modèle PMR (diffé­renciation, intégra­tion, atomisation, condensation) n’est
irréversible, puisque chacun dépend de l’internalisation de nouvelles croyances
ou de l’activation (respectivement la non-activa­tion) des croyances exis­tantes.
Or, l’internalisation et l’activation sont des événements im­pondérables, qui
peu­vent se produire à tout moment en fonction de circonstances externes aux
individus – par exemple, nous entendons à nouveau parler de la personne
évoquée plus haut, dont le souvenir commençait à s’estomper. Ceci suggère
qu’un individu pos­sédant l’attitude D (Figure 4.5) pourrait acquérir l’attitude
A, au terme d’un processus de différenciation (i. e. par l’internalisation de
nouvelles croyances).
En résumé, l’activation des croyances se fait à l’intérieur du noyau et
des sous-structures pé­riphéri­ques, et tendanciellement de la périphérie vers le
noyau (ou de la mémoire concrète vers la mé­moire abs­traite, inférentielle). En
revanche, quand un stimulus (par exemple une ques­tion de sondage) suscite
un véritable ef­fort de remémoration, les chemins d’activation sont plus fluides
et les « associations d’idées » se font plus aisément, sans véritable direction
341

préfé­rentielle. L’activation renforce les liens entre les croyances et contri­bue à


l’intégration d’une attitude ; par contraste, la différenciation d’une attitude dé­pend
de l’internalisation de nou­velles croyances. Par ailleurs, les attitudes peuvent
également subir un phénomène de « dé­sacti­vation », qui contribue à la fois à
desserrer les liens entre les croyan­ces (atomisation) et à es­tomper les propriétés
distinctives d’un objet d’attitude, autrement dit à fu­sion­ner l’information dans
un plus petit nombre de croyances (condensation).
Cependant, notre modèle nécessite un certain nombre de postulats
auxiliaires pour préciser notre concept général du fonctionnement des réseaux
de croyances et d’attitudes. En premier lieu, notre mo­dèle admet la primitivité et
la permanence des affects. Selon cette hypothèse, les affects favo­risent l’intégration des
attitudes, particulièrement lors­que celles-ci sont peu différenciées, en mettant en
relation certaines propriétés des objets (e. g. agréable-désa­gréable, com­pétent-
in­com­pétent) et en les regroupant pour maintenir une certaine cohérence
« locale » (voir infra). Ainsi, les affects sont plus centraux, en proportion, dans
les at­titudes peu diffé­ren­ciées. Inver­sement, les co­gnitions favo­ri­sent la diffé­renciation
des attitudes, et elles sont plus centrales, en proportion, dans les attitu­des bien
diffé­renciées. En somme, ce postulat ex­prime le fait que les af­fects précèdent
probablement les cognitions dans de nombreux cas et ser­vent alors de « force
co­hésive » pour contraindre les attitudes et les systèmes d’attitudes (e. g.
Sniderman et al., 1993). Par ailleurs, lorsqu’une attitude n’est pas activée
pendant un certain temps, les phé­nomènes de condensa­tion se font surtout au détriment
des cognitions. En d’autres termes, une atti­tude se dédifférencie en dissipant
les propriétés cognitives distinc­tives d’un objet et en les fu­sionnant dans une
information essentiellement affective158. Ainsi, en cas de non-activation, les
at­titudes ont ten­dance à se résumer à leur composant affectif, générale­ment
le plus primitif dans leur développement. Toutefois, conformément à une
pers­pective synergique (Ea­gly and Chaiken, 1993), certains affects peuvent aussi
renforcer les co­gni­tions (e. g. la mémoire visuelle d’un objet) et prolonger leur
« durée de vie » indé­pen­dam­ment de toute ac­tivation (e. g. flashbulb memories ;
Schacter, 1996 : 195–201). Tendan­ciel­lement, les croyances cumulant une
évaluation cognitive et affective sont les plus durables.
Un deuxième postulat auxiliaire de notre modèle concerne les
phénomènes d’incongruence et de cristallisation affective. Selon l’une des familles
de modèles concevant la mémoire sous forme de réseaux asso­ciatifs (in­congruity-

158
Par exemple, mon souvenir d’une soirée passée chez un ami peut se résumer au juge-
ment que « la soirée était agréable ». De nombreux « codes propositionnels » utilisés
initialement pour mémoriser les différents aspects de cette expérience ont disparu. Ne
restent en mémoire, par exemple, qu’une information temporelle (« c’était juste avant de
m’inscrire à l’Université »), un « code analogique » (« l’appartement était immense ») et
un « code affectif » résumant le côté plaisant des discussions, des personnes rencontrées
et des différents épisodes de la soirée.
342

biased encoding models)159, les infor­mations incohé­rentes avec l’évaluation géné­rale


d’un ob­jet subis­sent un traitement particu­lier, qui leur assi­gne davantage de
liens avec d’autres croyan­ces (y compris celles qui sont cohé­rentes) et aug­mente
leur mémorabi­lité (Has­tie and Park, 1986 : 261). Autrement dit, les croyances
contraires à la va­lence gé­nérale des croyances pré-existantes (i. e. au « noyau
affec­tif » de l’attitude) sont plus faciles à activer et à remémorer – par exemple,
on ou­blie dif­ficile­ment un acte de trahison d’une personne que l’on estime.
D’autre part, on a souvent relevé que l’activation des évaluations positives et
né­gatives peut se produire de manière indépen­dante (voir chap. 4.2.4). On a
également observé que les évaluations positives et négatives sont ten­dan­cielle­
ment remémorées de manière « re­groupée », surtout parmi les personnes avec
une so­phis­tica­tion politique élevée (evaluative clustering in recall ; voir McGraw
and Pin­ney, 1990 : 18–9). Ainsi, un autre principe d’organisation interne des
attitu­des serait que les af­fects positifs et néga­tifs tendent à se re­grou­per en clus­ters distincts.
Ceux-ci communi­queraient par des liens d’autant plus denses que l’un des
clusters est peu impor­tant et se distingue par son in­congruence avec le noyau
affectif de l’objet (l’indépendance entre clusters étant ainsi maxi­male lors­que
l’ambivalence est maximale). Cependant, comme les affects né­gatifs ont une
struc­ture plus com­plexe (Clore et al., 1994 : 363–4 ; Fiske and Taylor, 1991 :
413), et comme ils sont plus fa­cilement acti­vés par des sti­muli ex­ternes, on peut
faire l’hypothèse ad­ditionnelle qu’ils se cristal­lisent en compo­sants associatifs
plus den­ses que les affects po­sitifs, tout en étant plus soli­daires des au­tres clusters
d’un réseau. Cette struc­ture permettrait d’expliquer le biais de négativité et la
constante de positivité observés pour l’activation des évaluations160.
Enfin, un troisième postulat concerne le mode de « constraint » dans les
systèmes d’attitudes. Dans la mesure où les réseaux associatifs de la mémoire

159
En particulier les modèles de Hastie (voir Hastie and Park 1986 : 261) et de Wyer et
Srull (1989 ; voir aussi Wyer and Carl­ston 1994 : 47–9). Bien que les modèles de type
« biased encoding » (i. e. les informa­tions cohéren­tes avec les évaluations initiales ont
un avantage mnémonique) aient longtemps représenté le paradigme domi­nant et soient
toujours amplement mentionnés dans la littérature (Eagly and Chaiken 1993 : 600–1),
ce sont ceux qui ont reçu le moins de confirmation empirique ces dernières années
(Hastie and Park 1986 : 260–1).
160
Ainsi, le biais en faveur des évaluations négatives pro­vient peut-être de la densité
particulière des liens entre les affects négatifs, par laquelle toute inten­sification d’un
stimulus a des conséquences plus importantes sur l’activation des évalua­tions négatives
(les chemins d’activation sont multiples et renfor­cés à chaque stimulation). La même
structure pourrait également expliquer le « po­sitivity off­set » observé pour les évalua-
tions positives (Cacioppo and Bern­tson 1994 : 413). En effet, si les affects positifs sont
moins liés entre eux que les affects né­gatifs, des stimuli plus intenses sont nécessaires
pour atteindre le même niveau d’activation. Dans une certaine mesure, notre postulat
traduit aussi le besoin des individus de maintenir un certain équi­libre local dans les
sous-structures de leurs attitudes, selon le concept des théories de l’équilibre (voir
Schenk 1987 : 103–16).
343

humaine contiennent de nombreuses at­titudes, nous postulons que ce sont les


croyances centrales (pour­vues, sauf exception, d’un contenu affectif) qui fonc­
tionnent comme « relais » entre différentes attitudes. Les croyances cen­tra­les
attri­buent des pro­priétés fondamentales aux objets d’attitude (e. g. la profession
d’une per­sonne, l’expérience sé­culaire de la neutralité suisse), propriétés qui font
également l’objet d’une évaluation affective (e. g. « je n’aime pas les médecins »,
« une institution qui dure depuis si longtemps est une bonne ins­titu­tion ») et
qui sont tendanciellement plus abstraites que les attributs périphéri­ques. Ces
trois ca­racté­ristiques des croyances centrales leur assi­gnent un rôle crucial
dans la cohérence des systèmes d’attitudes (voir chap. 4.1.2).

Figure 4.6 : Connexions internes et externes de deux attitudes fictives (à propos de


la neutralité et des casques bleus)

(9)

(3)
(4)

(5) (2)
(1)
(6)
(7)
(11)
(8)

(10)
peripheral beliefs
central beliefs
affects

Sur la base de ces hypothèses et des concepts développés tout au long de ce


chapitre, la Figure 4.6 illustre la structure (totalement fictive) de deux attitudes
relativement proches, l’une por­tant sur la neutralité suisse et l’autre sur les
casques bleus. A noter que, contrairement à la figure précé­dente, la direction
des liens n’est pas spécifiée, afin de garantir une meilleure lisi­bilité (ce­pendant,
conformément à ce qui précède, l’activation des croyances se fait toujours
préférentiellement de la périphérie vers le noyau). Par ailleurs, dans le même
souci de clarté, nous n’avons pas représenté chaque type de croy­ances, et nous
344

avons limité la complexité intégrative des attitudes161. Ensuite, la dis­tance entre


deux croyances (i. e. la longueur de cha­que lien) et l’épaisseur des liens (i. e.
leur fréquence d’activation, plus élevée dans le noyau) peuvent être interprétées
comme des indi­cateurs conjoints de la probabilité de co-acti­vation de deux croyances.
Le premier indi­cateur (distance) fait référence à « l’hypothèse du gradient »
testée dans la recherche sur les effets de pri­ming (voir chap. 3.4.4) ; le second
indicateur (épaisseur) est simplement une opé­ratio­nalisa­tion graphique de
l’effet socratique. Notons ensuite que l’attitude de droite (neu­tralité) contient
deux fois plus de croy­ances que l’attitude de gauche (casques bleus), et près
de trois fois plus de liens internes (généralement, le degré d’intégration d’une
attitude augmente plus rapidement que son degré de différencia­tion), mais
que les affects sont proportionnelle­ment plus cen­traux dans l’attitude moins
dif­féren­ciée.
Pour mieux envisager la structure de ces attitudes, plaçons-nous dans le
contexte de la cam­pagne pour la votation sur l’adhésion à l’ONU (mars 2002),
et imaginons que les croyances suivantes ont été récemment internalisées ou
activées (la numérotation cor­respond à celle de la Figure 4.6) : (1) S’engager
davantage dans l’ONU est dangereux pour la neutralité. (2) La Suisse par­ticipe
déjà à de nom­breuses institutions spécialisées de l’ONU. (3) Le peuple suisse
a déjà refusé d’adhérer à l’ONU par le passé. (4) On va prochainement voter
à nouveau sur l’ONU. (5) La Suisse a participé aux sanctions économiques
contre l’Irak lors de la Guerre du Golfe. (6) Les radicaux sont favorables à une
adhésion complète à l’ONU. (7) Malaise vis-à-vis de la posi­tion des radicaux
sur l’ONU. (8) Ressentiment contre les détracteurs de la neu­tralité. (9) La
neutralité figure à peine dans la Constitu­tion fédérale. (10) Les mis­sions con­
fiées aux casques bleus sont trop dangereuses. (11) La Suisse a déjà participé
à des mis­sions de protection de la paix en Irak.
Les croyances (1) à (3) sont centrales pour l’attitude vis-à-vis de la
neutralité, et expriment une position conservatrice face au rôle de la Suisse
dans les Nations Unies. De ces croyances centrales « dépendent » un certain
nombre de croyances périphériques (4 à 8), regroupées dans une sous-structure.
Ainsi, chaque fois que la croyance (4) est activée, cette activation est sus­ceptible
de se transmettre aux autres croy­ances du clus­ter. Par exemple, si l’individu
en ques­tion s’identifie au Parti Radical, l’évocation de la pro­chaine votation
pourrait lui rappeler la position de son parti (croyance 6), certains affects
as­sociés à cette position (7 et 8) et une croyance (5) internalisée suite à un
161
Ainsi, nous n’avons pas représenté de croyances périphériques valencées (e. g. un
argument refusé). A l’inverse, à une exception près, les croyances centrales sont toutes
valencées. Il est toute­fois possible que cer­taines propriétés centrales d’un objet soient
dépourvues d’évaluation affective – par exemple, que seraient Yasser Arafat sans son
keffieh, ou Fidel Castro sans sa barbe ? D’autre part, nous avons limité le nombre de
croyances ; en effet, une personne experte dans le domaine concerné serait susceptible
de développer des attitudes trop diffé­ren­ciées et trop intégrées pour se prêter à une
représentation graphique intelligible.
345

message d’un parle­mentaire radical. Par ailleurs, l’activation se transmettra


vraisemblable­ment au noyau, faisant réapparaître qu’une adhésion com­plète
à l’ONU est dangereuse pour la neutralité, que la Suisse y participe déjà de
manière sub­sidiaire, que le peuple suisse s’est déjà exprimé claire­ment sur ce
sujet, etc. D’autre part, si la croyance (5) est activée, à savoir que « la Suisse
a par­ticipé aux sanctions économiques contre l’Irak lors de la Guerre du
Golfe », une associa­tion sémantique pour­rait s’effectuer avec une cognition
périphérique (11) relative aux casques bleus suisses, à sa­voir que « la Suisse
a déjà participé à des mis­sions de protection de la paix en Irak » (voir Hofer,
1992 ; Conseil fédéral, 1992b). De plus, conformément au pos­tulat énoncé plus
haut, l’incohérence superficielle entre ces deux croyances est suscepti­ble de fa­
voriser leur association. Cependant, la co-activation des deux attitudes tendra
à se produire de façon plus con­ventionnelle, par les liens qui existent entre
leurs noyaux. En­fin, la Fig­ure sug­gère que certains phénomènes de condensation
(sym­bolisés par des surfaces grises) peuvent avoir lieu en cas de non-activation
de certaines croy­ances, notam­ment si la campagne laisse dans l’ombre certains
aspects périphériques de l’objet. Plus précisément, une attitude tend à se dé­diffé­
rencier au profit de son composant affectif, ou en fusionnant des éléments de
connais­sance particulièrement proches (par « interférence associative » ; voir
Eagly and Chaiken, 1993 : 608–12 ; An­derson, 1995 : 205–11). Toutefois, si
un état de désactivation se prolonge, le phé­no­mène pour­rait s’étendre à tous
les éléments d’un cluster périphérique (e. g., les croyances 4 à 8).
Quels sont les effets « macroscopiques », mesurables, de notre
conceptualisation des processus de mémorisation et d’activation ? Dans le
modèle PMR, la mémorisation des croyances en­traîne des conséquences
à deux ni­veaux. Premièrement, comme le suggère la Figure 4.3 (flè­ches
rétroactives I et J vers le nombre et la valence des croyances pré-existantes), la
mémori­sation d’une croyance implique le changement d’une attitude, plus ou
moins marginal suivant sa structure pré-existante et suivant la centralité de la
nouvelle croyance. Ces changements latents induits par le proces­sus de persuasion
s’inscrivent dans une séquence du modèle PMR déjà amplement discutée au
chapitre précédent. Deuxièmement, la mémorisation entraîne des changements
ma­nifestes, en renouvelant le stock des croyances facilement « mémora­bles » et
en déterminant quelles croyances seront immédiatement accessibles à l’esprit
des individus (voir Fi­gure 4.3, flèches I et J vers les cogni­tions et les évaluations
accessibles). Or, ce sont tendancielle­ment les croyances les plus accessibles qui
s’exprimeront dans les opi­nions (ou éventuellement les actes) des individus.
Troisièmement, à plus long terme, plus une croyance est activée, plus elle sera
accessible en mémoire et se manifestera dans les opinions.
Ceci étant, il existe une alternative théorique entre la fréquence (fre­quency)
et la « primeur » (recency) des processus d’activation comme facteur premier de
l’accessibilité des croyances. A ce propos, une compétition entre trois modèles
se dégage de la littérature de psychologie cognitive (Fiske and Taylor, 1991 :
346

262–4). Le premier modèle (storage bin model) conçoit la mé­moire humaine


comme une sorte de « boîte » remplie de concepts, dans laquelle les concepts
ac­tivés le plus récemment se trouvent à la surface (on top of the head) (Wyer and
Srull, 1989 : chap. 4). Les concepts activés fré­quemment tendent également à
occuper une place au sommet, « because the odds are they will have been
primed relatively recently also ; conse­quently, both recently and frequently
primed concepts are likely to be used. If the two are pitted against each other
(one concept has been primed more fre­quently but a com­peting one has been
primed more recently), recency may well win » (Fiske and Taylor, 1991 : 263).
Ce mo­dèle est sans doute le plus usuel dans la littéra­ture de science politique
ou des sciences de la communi­cation, notamment parce que de nom­breux
travaux ne spécifient pas leur concep­tua­lisation de la mémoire humaine et se
rangent implicitement à l’idée que la « primeur » d’un message est la meilleure
garantie de sa mémo­rabilité. Une autre raison à la popu­larité impli­cite du
storage bin model est que la plupart des études empiriques se focal­isent sur des
pé­riodes d’observation relativement courtes. Ainsi, ces études concentrent
néces­sai­rement leur atten­tion sur des stimuli récents, et sont très peu adap­tées
pour déceler l’influence chronique de la fré­quence d’activation des croyances.
Un second modèle (storage battery model) fait une prédiction opposée à celle
du précédent, à savoir que la fréquence des activations possède un avantage sur
leur primeur. Comme que son nom l’indique, ce deuxième modèle conçoit la
mémoire pour chaque croyance comme une sorte d’accumulateur électrique,
qui se charge un peu plus à chaque activation. Certes, ces « piles mnémo-
niques » se déchargent progressivement en cas de non-activation ; cependant,
« if recency and frequency are pitted against each other, frequency is likely
to win because the frequently primed concept will have a higher overall
charge » (Fiske and Taylor, 1991 : 263). Cette conceptualisation correspond
globalement à l’hypothèse du « dosage » énon­cée au sujet de la magnitude des
priming effects (voir chap. 3.4.4). Cependant, plusieurs véri­fications em­piriques
de cette hypothèse montrent que tantôt le storage bin model, tantôt le storage
battery model semblent s’appliquer suivant les situations (Miller and Krosnick,
1996). Le contraste entre ces différents résultats est malheureusement ambigu,
car il peut provenir en partie des différentes méthodes utilisées (expériences vs.
sondages).
Un troisième modèle (synapse model) a toutefois pour ambition d’expliquer
de telles diffé­rences sur un plan théorique. Une notion essentielle de ce modèle
est qu’il existe un maxi­mum fixe d’activation (ou de charge accumulée), de
sorte qu’une augmentation de fréquence est ineffective au-delà d’un certain
niveau. Ainsi, à court terme, une croyance récemment ac­tivée aura un avantage
mnémonique parce qu’elle aura également atteint ce maximum et que son
potentiel de remémoration sera resté intact. En revanche, à long terme, plus
une croyance est activée fréquemment, plus son degré d’accessibilité diminue
lentement en cas de non-activation. Ainsi, en combinant ces deux axiomes, les
347

prédictions du synapse model varient en fonction de l’instant auquel on observe


l’accessibilité de différentes croyances : « In the short run, the recent concept
predominates, but it decays faster than the more frequently primed concept ;
in the long run, the frequently primed concept predominates because of its
slower decay rate » (Fiske and Taylor, 1991 : 263).
En somme, aussi bien le synapse model que le storage bin et le storage battery
models pro­posent des hypothèses alternatives pour expliquer les priming effects
(voir chap. 3.4.4). A cet égard, bien que le synapse model soit le plus plausible
des trois modèles de la mémoire, il est également le plus difficile à tester car
il implique un contrôle très strict sur le découpage tem­porel des différentes
phases du processus de priming : l’acquisition initiale d’information (the prime),
le stimulus déclenchant une activation (the primed information), et le jugement
solli­cité à propos du stimulus (the rating) (Fiske and Taylor, 1991 : 261–3). Or,
cette diffi­culté s’avère rédhibitoire pour notre propre étude empiri­que des effets
de priming dans le ca­dre des campagnes référendaires de politique étrangère
(voir chap. 8). Nous n’avons en effet aucun contrôle sur le timing des messages
publicitaires diffusés pendant les campagnes, ni même sur l’exposition effective
des individus à ces mes­sages, dont l’intensité est par ailleurs souvent très faible.
C’est pourquoi nous nous limiterons à tester les hypothèses alternati­ves que
l’on peut dériver du storage bin et du storage battery model pour expliquer l’effet
de l’information diffusée pendant les campagnes référendaires sur les com­
portements politi­ques révélés au moyen des sondages d’opinion. Nous formulons
deux hy­pothèses à partir du storage bin model : une hypothèse générale (H1) et
une hypothèse particu­lière (H2). Cette der­nière postule que certains individus
se retirent des débats référendaires une fois qu’ils ont pris leur décision de
vote, de sorte que l’information diffusée entre ce mo­ment et le moment de
l’interview n’a en principe pas d’influence sur l’accessibilité des croyances
(« primacy ef­fect » ; voir Kru­glanski, 1996 : 473). Enfin, nous spécifions une
hypo­thèse dérivant du storage battery model (H3), selon laquelle l’accessibilité
des croyances au mo­ment de l’interview dé­pend de la fré­quence totale de
leur activation pendant toute la campa­gne ré­férendaire. Nous don­nerons à
ces hypo­thèses une forme plus opérationnelle dans notre deuxième partie, et
nous les soumettrons alors à une première vérifica­tion empirique.
H1 : Plus une croyance a été internalisée ou activée récemment, plus elle
sera accessible au moment d’exprimer une opinion (recency).
H2 : Le principe de H1 est également valable pour les indivi­dus qui se re-
tirent des débats référendaires sitôt après avoir pris leur décision de
vote. Dans ce cas, cependant, c’est la primeur des croyances par rapport
au moment de la décision qui doit être prise en considération, et non
la primeur par rapport au moment du vote (disen­gage).
H3 : Plus une croyance a été activée fréquemment, plus elle sera accessi­ble
au moment d’exprimer une opinion (process).
348

Pour récapituler, la mémorisation des croyances, c’est-à-dire leur codage et


leur organisation en mé­moire, détermine en partie comment et avec quelle
probabilité se produira leur activa­tion. Autrement dit, l’accessibilité d’une
croyance dépend d’une part d’un potentiel d’activation, défini par un certain
nombre de caractéristiques de cette croyance (belief). Parmi cel­les-ci, on
relèvera sa position structurelle (e. g. centrale vs. périphérique) au sein du réseau
de croyances et la force des liens l’associant aux autres croyances (provenant de
la fréquence des activations précédentes, de sa congruence avec l’évaluation
globale de l’objet, de sa va­lence positive ou négative, etc.). D’autre part,
l’accessibilité d’une croyance dépend également de son activation effective, c’est-
à-dire de facteurs externes et contingents – une croyance ne peut pas s’activer
sans raison, même si le processus est généralement inconscient. Des stimuli
récents (recy) ou fréquents (frcy) sont perçus par une per­sonne, ayant pour
effet de « mobi­liser » le potentiel d’activation de ses différentes croyances.
Par ailleurs, l’exposition et la ré­ception effective de ces stimuli nécessite les
mêmes bases individuelles que celles mises en évidence pour le processus de
persuasion (invo, subc, pred, objc).
En résumé : accessibilité = f (belief, recy, frcy, invo, subc, pred, objc)
Avant de passer à la séquence finale du modèle PMR, nous souhaitons confronter
ce modèle à une critique potentielle, qui souligne certaines discontinuités dans
le processus persuasion-mémorisation-remémoration. En effet, plusieurs spécialistes ont
montré que le’activation n’est pas né­cessairement – et même, n’est généralement
pas – un mécanisme conscient. Ainsi, l’activation des croyances peut s’effectuer
de manière quasi-automatique, notamment par simple contact visuel avec
l’objet d’attitude (Fazio, 1986 : 224–7 ; Eagly and Chai­ken, 1993 : 197–9 ;
Bargh, 1997 : 21–3). En quelque sorte, l’activation automa­tique des attitudes et des
croyances relève du même prin­cipe que les mere exposure effects, en vertu duquel
une in­forma­tion à propos des objets d’attitude et un minimum de traitement
cognitif ne sont pas nécessai­res pour influencer les at­titudes. En d’autres termes,
l’acquisition, la modification et l’activation de certaines attitudes peuvent se
produire de ma­nière inconsciente, per­ceptuelle, sans passer par la persuasion et
la mémo­risation. De plus, les sti­muli responsables de l’accessibilité de certaines
croyances (e. g. deux photos dans un jour­nal activent la croyance que « le
politicien P est très combatif ») ne laissent sou­vent aucune trace dans la mémoire
des individus, de sorte que l’explication (ou la « recons­truction ») des juge­ments
dérivant de ces croyances est une tâche quasiment insur­montable dans des
condi­tions non-expérimentales. Cependant, plutôt que d’en réfuter le prin­cipe,
le modèle PMR sou­ligne la portée réduite des mécanismes inconscients dans le domaine
politi­que. En effet, les enjeux politiques se distinguent d’autres types d’objets
par leur degré d’abstraction élevé et l’importance des processus d’inférence
nécessaires pour transformer l’information concrète en concepts généraux.
Autrement dit, l’acquisition et la modification des concepts est générale­ment
349

médiatisée par la persuasion, et leur activation peut rarement être suscitée


par la simple pré­sence de l’objet d’attitude, à l’exception notable du jugement
des personna­lités politiques. En somme, nous ne pensons pas que l’existence de
processus d’activation in­conscients ait pour conséquence de remettre en cause
la causalité élé­mentaire du modèle PMR – en parti­culier la séquence de la
persuasion – pour l’évaluation de la plu­part des ob­jets politiques.

4.3.5 La remémoration et la formation des opinions


Ainsi que nous l’avons défini précédemment (chap. 4.1.1), une opinion consti-
tue l’expression instantanée d’une attitude sous-jacente, notamment en réponse à une
question de sondage. Cependant, les individus n’ont généralement pas la
motivation – ni les ressources – de scruter soigneusement leur mémoire pour
« récupérer » toutes les croyances relatives à un enjeu ou à un stimulus quel-
conque. Aussi les opinions se fondent-elles en principe sur les croyances les plus
accessibles au moment de l’interview. Par exemple, Zaller (1992) conçoit une
opi­nion comme la moyenne des considérations accessibles. Les biais d’accessibilité
sont également centraux dans le modèle PMR, mais leurs antécédents et leurs
conséquences sont plus nuancés que dans le modèle RAS. En substance, chaque
croyance internalisée, activée et rendue acces­sible n’a pas la même probabilité
d’orienter une opinion. En effet, comme nous l’avons vu au chapitre précédent,
la mémorisation et l’activation des croyances (i. e. la position structurelle d’une
croyance dans le réseau associatif et la force des chemins d’activation la reliant
aux au­tres éléments) prédéterminent leurs chances de remémoration. De plus,
comme nous l’expo­serons plus loin, la remémoration des croyances dépend
également de certaines variables du contexte de réponse. Cependant, l’originalité
du modèle PMR tient peut-être davantage à sa distinction entre plusieurs types
d’opinions – ou, si l’on préfère, entre plusieurs « qualités » d’opinion. En réa-
lité, notre schéma explicatif global (Figure 4.3) suggère qu’une opinion peut
revêtir au moins trois formes :
1) la déclaration pure et simple d’une action ou d’une décision (séquence
K) ;
2) l’explication ou la rationalisation d’une action ou d’une autre opinion (sé-
quence K) ;
3) les réponses co­gniti­ves et af­fectives suscitées par un stimulus relatif à un objet
d’attitude, c’est-à-dire ce que l’on entend le plus souvent par « opinion »
(séquence L/M).
Dans une acception large, les opinions comprennent toute forme d’énoncés
réflexifs, c’est-à-dire relatifs à l’individu même qui les formule (e. g. « je trouve
que le gouvernement n’est pas assez sévère en matière d’octroi de l’asile »). En
premier lieu, les opinions sont elles-mêmes une forme de comportement (voir
chap. 4.1.1), et servent à rendre compte de certaines actions ou de certaines
décisions des individus – par exemple leur vote. Dans ce cas, nous parlerons
350

d’opinions déclaratives. En second lieu, dans la mesure où les attitudes et d’autres


tendances psychologiques indui­sent les individus à se com­porter de telle ou
telle ma­nière, les opinions peuvent égale­ment servir, a posteriori, à expri­mer
les bases psy­chologi­ques latentes (motiva­tionnelles, émotion­nelles, cognitives,
etc.) des actions entreprises. On peut ainsi inter­roger une personne sur les
motifs de son com­portement politique, et no­tamment sur les motifs de son vote.
Les réponses fournies pour établir les raisons d’un comportement (y compris
d’une autre opinion) constituent ce que nous appelons des opinions explicatives.
Ensuite, on peut distinguer les réponses co­gnitives et affectives. Ces opinions
traduisent l’évaluation d’un objet en ter­mes de propriétés distincti­ves et de
senti­ments. Elles ne visent pas à expliquer ou ratio­naliser, mais remplissent
plutôt les fonctions de connais­sance et d’expression des valeurs person­nel­les que l’on
attribue par­fois aux attitudes. Dans ce troisième cas de figure, nous parlerons
d’opinions évaluatives. Finalement, il n’est certaine­ment pas à exclure que les
indi­vidus répondent parfois de manière aléatoire aux questions de son­dage.
Ces opinions sont totalement déconnectées des repré­sen­tations mentales sur
lesquelles elles seraient censées se baser. Il s’agit de réponses « obli­gean­tes »,
fournies essen­tiel­lement au hasard, qui re­flètent avant tout le désir de satis-
faire aux attentes des enquêteurs et de remplir ainsi un « rôle so­cial ». Ce genre
d’opinions « factices » (ou « alibis ») sont parfois considérées comme des « non-
attitu­des » (Converse, 1970 : 171–6) ou comme la principale source d’erreur
dans le mesurage des attitu­des (Luskin, 1987 : 872). Pour plus de détails sur
les opinions « factices », nous ren­voyons le lec­teur à la section consacrée aux
don’t know responses (chap. 4.2.2).

La déclaration des comportements (K)


A propos des opinions déclaratives, c’est ici l’occasion de spécifier la place du vote
dans le modèle PMR. Paradoxalement, le vote ou d’autres types de comportement
politique – faisant très souvent l’objet des modèles de science politique
– n’occupent pas une place très impor­tante dans le modèle PMR. Ce dernier
vise en effet davantage à l’explication de la formation des attitudes et des
opinions, dont le vote ne constitue qu’une forme particulière. De façon ca­
ractéristique, le vote ne mani­feste généralement qu’une évaluation très globale d’un
objet, et la décision de vote décla­rée lors d’un sondage ne dépend pas (ou peu)
du degré d’accessibilité des croyances vis-à-vis de l’objet, contrairement aux
autres formes d’opinions. En effet, pour autant que l’instant du vote et l’instant
du sondage se suivent de manière rela­tivement rapprochée, la déclaration
du vote ne mobilise que très peu d’efforts de remémoration. Par ailleurs, le
vote dé­pend potentiellement de nombreuses variables exogènes au modèle
PMR, à l’instar des varia­bles socio-démographiques162. Cependant, dans la
162
Certes, les croyances et les opinions sont également tributaires des variables socio-
démographiques (voir chap. 9.5.2). Mais, tandis que ces variables sont susceptibles
d’exercer sur les opinions un impact spécifique, non-systématique (parfois très fort,
351

mesure où nous disposons de certains indi­cateurs synthétiques de l’information à


laquelle sont exposés les citoyens suis­ses pendant les campagnes, nous nous
ap­pliquerons à prédire le vote sur dif­férents enjeux. Au niveau agrégé (chap.
6.5), nous utilis­erons essentiellement des mesures de l’intensité absolue et relative
des campagnes référen­daires (inte et surf). Au niveau individuel (chap. 6.6), nous
élaborerons une mesure du de­gré de conflit au sein de l’élite (elcf) à partir des
indica­teurs précédents et des mots d’ordre lancés par les partis politiques. Sur
cette base, nous nous conten­terons d’une opérationali­sa­tion rudimentaire du
modèle PMR, réduite aux séquences de la réception et de l’acceptation, et
fondée essentiellement sur le niveau de compétence ob­jec­tive (objc) et sur les
prédisposi­tions politiques (pred) des individus163.
Sous cette forme simplifiée, la fonction du vote dans le modèle PMR
est donc très proche de celle du modèle RAS dans sa plus simple formulation
(Zaller, 1992 : chap. 6). De même, les prédictions issues du modèle re­joignent
celles de Zaller, à savoir un effet mainstream ou un effet de po­lari­sation suivant
le niveau du conflit au sein des élites politiques. Comme nous le verrons, une
opération­alisation simplifiée du modèle PMR convient pour prédire de manière
satisfaisante l’évaluation très globale des enjeux que constitue le vote. Par
ailleurs, afin de mieux identifier les prin­cipales dimensions de cette évaluation globale
(au-delà d’une sim­ple dimension parti­sane, exprimée par les prédispositions),
nous examinerons l’impact sur le vote de la position des individus face aux
arguments-clés des campagnes (chap. 7.4.1). Par ailleurs, nous cher­cherons
à déterminer dans quelle mesure les campagnes référendaires sont capables
de « ma­nipuler » ces dimensions, c’est-à-dire d’activer les attitudes (ou les
croyances) centrales dans l’évaluation des objets de vote (chap. 7.4.2)164.
En résumé : vote = f (inte, surf, elcf, objc, pred)

parfois inexistant) et difficile à mesurer, leur impact sur le vote est sans doute plus
fort et plus facile à identifier. En effet, en plus de leur influence directe, le vote subit
également l’influence indirecte des varia­bles structurelles, en « recomposant » leurs
multiples effets spécifiques sur les différentes croyances (en tous cas celles qui s’avèrent
saillantes pour la prise de déci­sion).
163
D’un point de vue théorique, cependant, les variables individuelles impliquées dans
les mécanismes pré­cédant le vote sont susceptibles de jouer un rôle subsidiaire (en
particulier invo et indc).
164
On peut concevoir que les individus ne forment pas une nouvelle attitude pour chaque
nouvel objet de vote, et que le vote se base quelquefois sur des croyances appartenant
aux réseaux de différentes attitudes. Par exem­ple, pour le vote sur les institutions de
Bretton Woods (mai 1992), il est probable que de nombreuses personnes ne se soient
pas fait une véritable idée de ces institutions, et que la campagne référendaire se soit
limitée à activer leurs attitudes vis-à-vis des pays du Tiers-Monde, de l’emploi, de la
dette de l’Etat, etc. (voir chap. 7.2.3).
352

L’explication et la « rationalisation » des comportements (K)


Les sondages ont pour habitude de solliciter les raisons de toute une série
de comportements. En ce sens, on peut dire que les opinions fournies sont
« explicatives », car elles visent à révéler les causes (plus ou moins opaques,
y compris pour les répondants eux-mêmes) de com­porte­ments, de décisions
ou d’opinions pré­alables. Eventuellement, ces opinions peuvent exprimer le
compo­sant motivationnel d’une atti­tude à partir de son composant compor­te­mental.
Toute­fois, quand bien même elles se baseraient sur de véritables attitudes
sous-jacentes, ces opi­nions sont sou­mises à des biais d’accessibilité, au même titre
que les « opinions évalua­tives » (voir section suivante), car cer­tains motifs ou
explications sont plus saillants que d’autres à un moment donné. De plus, tout
comme les opinions évaluatives et déclaratives165, les opi­nions explicati­ves ne
sont guère à l’abri des distorsions liées à l’influence du contexte de ré­ponse ; nous
y reviendrons (voir section N).
Dans un sens plus spécifique, une opinion explicative peut servir à
rationaliser une décision, une action ou une autre opinion. Ceci se produit
généralement lorsqu’une évaluation affective globale a été manifestée (e. g.
« J’aime le programme de ce candidat »), mais que les bases co­gni­tives de cette
évaluation ne sont pas immédiatement acces­sibles en mémoire (Lodge et al.,
1995 : 311). La formation d’une partie de ces opinions est susceptible d’obéir
au prin­cipe de base du biased re­trieval model. Suivant ce modèle, les jugements
rendus ont le po­tentiel de biaiser les souvenirs de telle sorte que les élé­ments
cognitifs congruents avec un jugement ou une action seront plus probablement
remémorés que les éléments non-con­gruents (Hastie and Park, 1986 : 260). Ce
modèle pourrait s’appliquer dans la mesure où les décisions ou les juge­ments sont
antérieurs (temporellement et causalement) à la remémo­ration des cognitions.
De fait, plusieurs spécialistes dans la tradition du « choix rationnel » suggèrent
que la « rationalité post hoc » s’applique tout particulièrement au domaine
politique (e. g. March, 1986 : 160–1). Plus largement, la rationalisation post
hoc serait encouragée par l’ancrage profond du mode de pensée « rationnel »
dans la culture occidentale (Abelson, 1996 : 32–3).
De plus, la rationalisation des jugements est d’autant plus « socialement
désirable » que la « co­hérence évaluative-cognitive » (Rosenberg, 1967) est
implicitement sollici­tée par les enquêtes d’opinion. En effet, les individus ressentent
généralement une pres­sion à éviter une incohé­rence apparente dans l’expres-
sion de leurs opinions – une explication possible aux « biais d’acquiescence »
(voir infra). Selon Biocca, « self-report methodology by its very nature and
structure invites the respondent to give meaning to his or her behavior. The
very act of re­sponding is an invitation to rationalize one’s behavior, to create
attitudinal ‹ causes › for one’s actions » (1988 : 58). Il est vrai que les croyances
165
En ce qui concerne les opinions déclaratives, un exemple classique est la « dissimu-
lation » du vote pour l’extrême droite (ou pour d’autres organisations socialement
stigmatisées).
353

ainsi « exprimées » sont parfois relativement peu perti­nentes, voire totalement


étrangères aux véritables motiva­tions d’un comportement ou d’une décision,
notamment si elles ont été rendues accessibles par un aspect périphérique de
la question de sondage. Cependant, dans la mesure où la théorie des biais
d’accessibilité ne spé­cifie aucun critère de « fidélité » ou de « vérité » pour
les croy­ances sail­lantes, et dans la me­sure où les opinions « rationalisatrices »
dérivent de croyances effective­ment mémorisées, ces opi­nions nous renseignent bel
et bien sur le contenu de la mémoire des citoyens et sur l’information potentiellement acquise
au cours des campagnes référendaires.
Certes, il n’est pas à exclure que certaines opinions puissent être créées de
toutes pièces pour rationaliser une déci­sion ou un jugement effectués au hasard,
et sans qu’aucun processus de remémoration n’ait été entrepris. De fait, ces
opinions alibis constituent un véritable écueil pour une théorie de la forma­tion
des opinions, de même que pour son opérationalisation. Par exemple, une
personne pourrait justifier son opposition à un projet de loi (opposition décidée
au hasard, ou motivée par une très vague inclination affective) par le fait que
« les arguments des partisans du projet ne m’ont pas convaincu ». Ceci étant,
il est quand même possible de repérer les opinions les plus factices dans la
majeure partie des cas – par exemple, les motifs « non valables » du vote (voir
chap. 5.2.2) –, et une procédure raisonnable consiste alors à les assimiler à des
données manquantes. D’autre part, nous formulerons plus loin l’hypothèse que
cette tendance aux « biais de remémoration » concerne plus particulièrement
les individus peu compétents (voir section suivante).

Les opinions évaluatives : les remémorations et les jugements (L, M)


Dans la mesure où les opinions évaluatives se ba­sent – ou sont supposées se baser
– sur les attitudes sous-jacentes, c’est à ce type d’opinions que nous prêtons
notre plus grande atten­tion. L’information véhiculée par ces opinions ne vise
pas à expliquer, justifier ou rationaliser, mais remplit da­vantage des fonctions
de connaissance et d’expression des valeurs personnel­les. Ces ré­ponses éva-
luatives sont suscitées par une question ou un simple stimulus relatif à un
objet d’attitude. Tout d’abord, comme le suggèrent les flèches L et M dans la
Figure 4.3, les croyances mémorisées peuvent exercer une influence directe sur
les opinions, notamment lorsque le processus de mémorisation et d’invaluation
est très récent et que les messages inter­nalisés sont encore accessibles dans la
mé­moire de court terme. Cependant, dans la majeure partie des cas, l’effet
des messages internalisés sur les opinions est indirect, c’est-à-dire que cet effet
est mé­diatisé par les proces­sus d’activation exposés plus haut (chap. 4.3.4). L’en-
semble des cogni­tions et des affects accessi­bles à un moment donné dépend
ainsi de la fréquence et/ou de la primeur de l’activation des croy­ances. Le
processus de remémoration initié par une question de son­dage aura donc pour
résultat de récupérer les croyances les plus accessi­bles (flèches verti­cales dans
354

la Figure 4.3), à savoir tendanciellement les croyances les plus centra­les au


sein d’une atti­tude.
Mais le processus ne s’arrête pas là ; nous n’avons encore rien dit sur la
manière dont l’information remémorée est utilisée pour former des opinions.
Les croyances dont on se souvient ne sont pas des opinions toutes faites, qu’il
suffirait de « réciter » à haute voix. D’une part, rappe­lons que les croyances
sont des représentations mentales basées sur le renforcement de cer­tains circuits
neuraux, et non pas des « phrases intérieures » en bonne et due forme – quand
bien même l’idée de codes propositionnels peut être utile pour symboliser les
représentations. Ainsi, les opinions présupposent l’intervention des structures
de langage – un mécanisme complexe que certains spécialistes (e. g. Anderson,
1983 : chap. 7) attribuent aux performan­ces d’un système de mémoire
procédurale, et qui dépasse largement notre objectif dans ce chapi­tre. D’autre
part, les croyances remémorées ne sont pas systématiquement « traduites »
en structures verbales. Au préalable, ces croyances sont vraisemblablement
agrégées ou simpli­fiées d’une façon ou d’une autre, afin d’être ajustées au « for­
mat de ré­ponse » imposé par les sonda­ges d’opinion ou les questionnaires
ex­périmentaux. Par exemple, si une question sol­licite une ré­ponse ouverte à
propos d’une votation (e. g. « Quel était le sujet de l’article constitu­tionnel sur
l’agriculture ? »), la réponse ne saurait se baser sur l’ensemble des informa­
tions accessi­bles concernant cette votation – une démarche éventuellement
va­lide pour les inter­views en pro­fon­deur. Cela est encore plus évi­dent dans le
cas des ques­tions fer­mées, en parti­culier lorsque les individus sont invités à se
prononcer sur des différentiels sé­mantiques.
En substance, si l’on part du principe que les individus ne répondent pas
au hasard aux ques­tions posées, leurs évaluations cognitives devraient refléter
tendanciellement leurs croyances les plus accessibles (au détriment des croyances
relativement « désactivées ») et leurs croyances les plus extrêmes (Fazio, 1986 :
224–7 ; Eagly and Chaiken, 1993 : 603–4). La prépondé­rance des croyances
extrê­mes pour­rait dériver aussi bien d’un avantage mnémonique propre que
d’un biais systématique d’activation166. Mais elle pourrait également provenir
de biais inférentiels ; par exemple, les stéréotypes à propos de groupes se basent
préférentiellement sur l’information du sujet d’individus saillants ou extrêmes
(Beike and Sherman, 1994 : 213–4). Quoi qu’il en soit, cela signifie concrè­te­
ment que seules les croyances les plus récemment ou les plus fréquemment

166
En effet, les croyances extrêmes ont vraisemblablement une plus forte pro­babilité d’être
activées au travers des communications sociales. Par exemple, certains attributs des
res­ponsables politiques (comme leur apparte­nance eth­nique, leur fortune personnelle,
leur attitude « belliqueuse » ou même leur sexe) ont tendance à polari­ser les jugements
so­ciaux et à susciter des invaluations extrêmes – positives ou négatives. A leur tour, ces
croyances conflictuelles suscitent un intérêt plus soutenu et possèdent une « news va­lue »
supérieure (voir chap. 3.3.3), qui augmente leur présence dans le discours médiatique
ou les conversations inter-personnelles.
355

acti­vées viennent à l’esprit de la per­sonne in­terrogée, et que, parmi cel­les-ci,


elle tendra à accorder plus d’importance aux croyan­ces les plus intenses167.
Dans le cas des évaluations affectives, ou « jugements » (généralement
des répon­ses à des questions fermées sollicitant l’évaluation d’un objet sur
un continuum ou un diffé­rentiel sé­manti­que), nous pensons que les individus
procèdent à une agrégation « automa­tique » de la va­lence des affects associés
aux croyances immédiatement accessibles. En premier lieu, il est sans doute
plus aisé et naturel de former un jugement affectif global d’un objet, voire de
plusieurs objets distincts, que d’en résumer les différents attributs cognitifs.
Ensuite, le mécanisme d’agrégation est facilité par le fait que les in­dividus
ressentent leurs dispositions affectives lors de l’activation de leur mémoire
émotion­nelle (Le Doux, 1996). En somme, ils « revivent » (bien que parfois
de manière imperceptible) les expé­rien­ces affectives vécues pré­cédemment en
relation avec l’objet d’attitude. Par exemple, la résur­gence successive d’un affect
positif et d’un affect né­gatif à l’égard d’un homme politi­que pourrait créer
une impression générale « mitigée », et sus­citer une éva­luation relativement
neutre. Pour une autre personne, la réminis­cence de trois affects positifs en­vers
le même poli­ticien devrait susciter une évaluation réso­lument po­sitive. Ainsi,
dans la mesure où les expé­riences affectives « réactivées » sont liées à des
attributs cen­traux de l’objet d’attitude, les opi­nions exprimées sont susceptibles
de refléter le noyau af­fectif de cette attitude.
En résumé, les évaluations cognitives procèdent de la sélec­tion (largement
inconsciente) des croyances les plus acces­sibles et les plus intenses, tandis que
les évalua­tions affectives procè­dent de l’agrégation (également inconsciente)
des croyances les plus accessibles. En somme, le mécanisme impliqué dans les
évaluations cognitives et affectives est relativement similaire. A première vue,
peu de choses paraissent distinguer les « remémorations » des « jugements »,
ce qui peut sembler contredire les modèles prônant une séparation nette de
la mémoire cognitive et affective – dont la conséquence est une séparabilité
tout aussi nette des évaluations cogni­tives et affecti­ves. Par exemple, pour les
mo­dèles on-line du traitement de l’information, les jugements déterminent ou
biaisent souvent les remémorations, que ce soit lors du codage de l’information
ou lors de sa « récupération » (retrieval) (Hastie and Park, 1986 ; Lodge et al.,
1995). Selon ces modèles, la supé­riorité des évaluations affectives provient
de leur mode de stockage, flexible et instan­tané (on-line tally), qui contraste
avec la lourdeur opéra­tionnelle de la mémorisation des co­gnitions (long-term
memory). Cependant, malgré une bonne repro­duc­tibilité de leurs résultats,

167
Par exemple, si une personne est appelée à évaluer la politique étrangère américaine,
elle devrait se pronon­cer exclusivement sur les croyances les plus accessibles et les plus
extrêmes (e. g. intervention en Irak [– – –], en Afghanistan [+ + +], ou au Viet-Nam
[– – –]), au détriment des croyances ac­cessibles inva­luées de manière moins inten­se
(e. g. initiative de défense stratégique [– –], guerre du Golfe [+]) ou des croyances peu
accessibles.
356

on peut reprocher aux modèles on-line d’appréhender la distinc­tion entre


mémoire affective et mé­moire cogni­tive de façon essentiellement induc­tive
– les éva­luations demeurent et les souve­nirs dispa­raissent, il faut donc que les
systèmes de mémori­sation soient différents. Pour notre part, nous proposons
une explication à la per­sistance des évaluations affectives qui ne re­quiert pas
(ou pas seulement) une partition de la mémoire af­fective et cognitive, mais une
organisation dif­férente de chaque type de mémoire.
Premièrement, comme nous l’avons répété à plusieurs reprises, les
composants co­gnitif et affectif des attitudes sont vraisemblablement distincts,
du moins en ce qui concerne les co­gnitions pures et les affects primaire. Les
cognitions pures sont stockées dans le cortex sensoriel primaires, et sont activées
de manière contingente par les concepts dispositionnels du cortex asso­ciatif ou
par une perception courante. Pour leur part, les affects primaires correspondent
au moins partiellement aux réactions émotionnelles et aux sensations somatiques
innées ou liées à des stimuli relativement peu spécifiques, localisées dans certaines
structures subcorti­cales. Mais une grande partie de la mémoire d’un individu,
en tous cas en ce qui concerne les événements hautement abstraits du domaine
politique, se trouve dans le cortex associatif, où s’effectue la « synthèse » entre
les perceptions cognitives et les états émotionnels qui leur sont liés de manière
spécifique. Pour simplifier, comme les propriétés d’un objet sont discriminées
sur un plan cognitif (par des re­présentations abstraites ou topographiques),
les « affects se­condaires » qui s’y superposent dans le cortex associatif peuvent
être réajustés de ma­nière in­cré­mentale, au gré des mes­sages reçus. En effet,
nous avons admis la possibilité que plusieurs états affectifs soient liés au même
objet et soient activés simultanément à la suite d’un sti­mu­lus dé­clencheur.
De plus, comme la mémoire affective a cette particularité de resti­tuer « physi­
quement » l’émotion mémorisée, une personne peut « savoir » dou­blement
quels sont ses senti­ments à l’égard d’un objet. D’une part, elle peut avoir in­
tellectualisé ces sentiments à l’occasion d’une précédente expérience avec le
stimulus ; d’autre part, elle les « éprouve » une nou­velle fois au moment du
stimulus actuel (e. g. une question de sondage). En d’autres ter­mes, la mémoire
émotionnelle peut atteindre un certain degré de précision. Il n’est pas néces­
saire, à notre avis, d’invoquer l’existence d’un « opérateur de juge­ment » pour
expliquer la faculté des indi­vidus de synthétiser leurs évaluations affectives de
manière relativement « correcte ». La flexibilité et l’immédiateté perceptuelle
des évaluations affectives impli­quent essentiellement les mêmes prédictions
que les modèles on-line.
Par ailleurs, les modèles on-line soulignent que les jugements témoignent
d’une fidélité supé­rieure à la mémoire cognitive. Notre modèle offre deux
explications à cette régularité empiri­que. Premièrement, si l’on accepte les
prémisses du chapitre précédent, et en particulier notre postulat de primitivité
des affects, il apparaît normal que les évaluations affectives soient plus faciles
à « récupérer » que les évaluations cognitives, non pas nécessairement
357

parce que tout ju­gement s’effectue sur un mode on-line, mais parce que les
affects secondaires sont pro­por­tionnellement plus centraux que les cognitions dans les
systèmes de croyances, surtout au sein des systèmes « jeunes ». Cette position
« névralgique » garantit aux affects une probabilité supérieure d’être activées,
et ensuite d’être récupérées, tandis que de nombreux aspects cogni­tifs seront
vraisemblablement négligés, car leurs chemins d’activation sont trop longs ou
trop indirects en rapport de l’effort de remémoration entrepris. De ce fait, les
jugements paraissent plus re­présentatifs de l’information reçue pendant une
certaine période, parce que les juge­ments sont moins soumis aux biais d’accessibilité que
les remémorations. Cette expli­cation de­vient plus évidente si l’on exa­mine de plus
près le design expéri­men­tal des travaux étudiant la formation de jugements
on-line. D’une part, les évaluations co­gnitives sont suppo­sées émaner de
l’exposition à une liste de propriétés souvent peu sail­lan­tes, qui plus est à pro­pos
de candidats hypothétiques (Lodge et al., 1995 : 322–3). Ceci impli­que qu’aucune
attitude pré-existante n’est disponible et qu’aucune activation ne peut interve­
nir entre l’exposition à l’information et la mesure des évaluations affectives
et cognitives (les candi­dats fictifs étant bien sûr absents des communications
« réelles », hors laboratoire, par­venant aux indivi­dus). En d’autres termes,
aucune consolidation du système initial ne peut être attendue. D’autre part,
les attitudes susceptibles de se former à la suite de tels stimuli expé­rimentaux
sont nécessai­rement peu différenciées et peu intégrées, ce qui valorise d’autant
plus la fonc­tion intégrative des affects (voir chap. 3.4.4). En somme, l’information
présen­tée aux sujets dans ces expé­riences est biaisée en faveur d’un mode
d’évaluation affectif168.
Une seconde explication s’appuie sur les mécanismes de condensation
présentés au chapitre précédent. En substance, les représentations cognitives
proches perdent leurs propriétés dis­tinctives en cas de non-activation, et se
condensent en une information essentiellement affec­tive. A titre d’hypothèse,
nous pouvons avancer que le substrat biologique des représen­tations co­gnitives
(i. e. le dense réseau de connexions neurales, généralement réciproques, inner­
vant le cortex associatif et sensoriel) est plus plastique et remodelable que le
subs­trat de la mé­moire émotionnelle et que les grands circuits (tendanciellement
uni-direction­nels) reliant le lobe limbique et le cortex associatif (voir Kandel
and Kupfer­mann, 1995 : 607–11 ; Edel­man and Tononi, 2000 : 42–7). Ceci
aurait pour conséquence que la dissi­pation de certains « détails » des objets
d’attitude ne sacrifierait pas pour autant leurs invaluations, qui seraient
simplement réaffectées aux propriétés plus générales résultant des phénomènes
de condensation. Autre­ment dit, la coor­dina­tion entre cognitions et affects
serait toujours assurée dans les zones de conver­gence du cortex associatif. Par

168
On pourrait également incriminer les mesures utili­sées pour établir que la re­mémoration
est un mauvais prédic­teur des juge­ments. Par exemple, dans l’étude de Lodge et ses
collègues (1995 : 324, note 13), les indivi­dus ambivalents, indiffé­rents ou incapables
du moindre souvenir ont tous le même score sur l’échelle de recall.
358

exemple, plusieurs réactions émo­tionnelles de dégoût ou de mépris face à des


affaires de corruption politique pour­raient ne plus être attri­buées dis­tinctivement
aux politi­ciens P et Q , mais collectivement aux politiciens du parti X.
Jusqu’à présent, notre description du processus de remémoration suggère
que les individus ont une plus grande facilité et une plus grande propension à
ancrer leurs jugements dans leur mémoire affective qu’ils n’en ont pour ancrer
leurs remémorations dans leur mémoire cogni­tive. Ce­pendant, ce n’est pas
nécessairement le cas. En réalité, on peut distinguer trois cas de figure quant à
la manière de former des jugements. Premièrement, la situation classique exa­
minée dans ce chapitre postule que les jugements dérivent d’une remémoration,
à savoir d’un effort mental pour récupérer de la mémoire de long terme
les informations relatives à un sti­mulus. Dans ce contexte général, certains
spécia­listes ont attiré notre attention sur des conditions plus spéci­fiques – les
conditions on-line et mnémoniques – favorisant une convergence plus ou moins
grande entre les évaluations cognitives et affectives. Nous y re­vien­drons dans
la section suivante. Toutefois, on peut préciser dès maintenant que, dans le
modèle PMR, les juge­ments on-line ne sont rien d’autre que des juge­ments
formés dans des condi­tions on-line. Deuxiè­mement, les individus peuvent igno­
rer (délibérément ou non) leurs connaissances d’un objet, et formuler une
opi­nion sur la base de jugements précédents à pro­pos du même objet (Hastie and
Park, 1986 : 263). En quelque sorte, les individus peuvent cé­der à un « biais
de pri­mauté » et tolérer un « gel prématuré » (early freezing) de leurs évalua­
tions ; les impres­sions « formées précocement au cours du processus guident
aussi bien le codage et la récupé­ration de l’information que les évaluations »
(Lodge et al., 1989 : 413–4 [NT]). Cette ten­dance sem­ble liée à certains facteurs
motivationnels comme l’intensité du « be­soin de résolu­tion co­gni­tive » (Kru­
glanski, 1996 : 472–4). Par exemple, si l’on interroge une per­sonne à plusieurs
reprises à propos d’un po­liticien qui lui dé­plaît forte­ment, elle pour­rait bientôt
former un ju­gement « tout fait », immé­diatement accessible en mé­moire pour
toute nouvelle occasion (e. g. « le politicien P ne m’inspire pas confiance »).
Troisième­ment, certains juge­ments peuvent être formés de manière spontanée,
c’est-à-dire uniquement sur la base de l’information per­cep­tuellement disponible, et
sans accéder à la mémoire de long terme (Has­tie and Park, 1986 : 262–3). De fait,
il apparaît que les individus rechignent souvent à consulter leur mémoire, et
préfè­rent effectuer une appréciation sponta­née d’un sti­mulus. Par exemple,
une personne peut juger un politicien sur la base d’attributs immédiate­ment
percep­tibles ou inférés (son âge, son « in­telli­gence », etc.), plutôt que de s’en
remettre aux informa­tions mémo­risées à son sujet.
En somme, il n’existe aucune raison d’attendre nécessairement une
correspondance étroite entre les jugements et la mémoire affective d’un objet
– pas plus qu’une corrélation élevée entre les remémorations et la mémoire
cognitive. En définitive, il n’existe qu’une seule caté­gorie d’évaluations affectives
qui soient clairement ancrées dans la mémoire des individus et dont la fidélité
359

surpasse clairement celle des évaluations cognitives : lorsque les invalua­tions


satisfont initialement à certains objectifs comme la « formation d’impressions »
et font en­suite l’objet d’un véritable processus de remémoration. Ces
commentaires ne doi­vent pas être inter­prétés comme une mise en question de
la validité des modèles on-line, mais plus simple­ment comme une relativisation
de leur capacité explicative. D’ailleurs, la formation d’impres­sions constitue
plutôt l’exception dans le domaine des enjeux politiques, où préva­lent plus
généra­lement des conditions mnémoniques (voir section N).
Tout de même, en tendance générale, il faut admettre que les évaluations
affecti­ves pos­sèdent probablement un avantage mnémonique sur les évaluations
cognitives, pour les raisons mises en évidence plus haut (facilité d’agrégation,
cen­tralité, condensation). Toutefois, certains fac­teurs sont susceptibles de
modifier quelque peu la balance entre les deux types d’éva­luations. En premier
lieu, plus le niveau de com­pétence objective (objc) des individus est élevé, plus leurs
attitudes tendent à présenter un degré important d’intégration, de différenciation
et d’accessibilité. Selon Luskin (1987), la sophistication politi­que (un autre terme
pour notre concept de compétence) reflète préci­sément le niveau d’intégration
et de différencia­tion des systèmes de croyances. En s’exposant davantage à
l’information politi­que, les per­sonnes compétentes acquièrent da­vantage de
croyances et mobilisent plus fréquem­ment leurs cogni­tions pré-exis­tantes ;
celles-ci demeurent donc plus différenciées et leurs chemins d’activation
plus fluides. Par conséquent, on observe habituelle­ment – y compris dans le
cadre des modèles on-line (e. g. Lodge et al., 1989 : 407–8) – que les indi­vidus
plus compé­tents ont une meilleure ca­pacité de remémo­ration169. Pour Lodge et Hamill,
ceci confirme l’hypothèse que « les indivi­dus politiquement sophistiqués ont
une mémoire structurée de manière à faciliter le stockage et la récupération
d’informations ressortissant à leurs schémas » (1986 : 516 [NT]). A l’inverse,
les sys­tèmes d’attitudes des individus peu compétents sont peut-être contraints
essentiellement par des corres­pondances affectives (Sniderman et al., 1986).
Ainsi, pour les personnes relative­ment ignorantes des enjeux po­litiques, on
peut s’attendre à ce que les éva­luations affectives soient nettement pré­pondé­
ran­tes pour la formation d’opinions.
De fait, la faculté de con­server et de se rappeler l’information (in­
formation holding) est l’une des dimensions mêmes du niveau de so­phistication
politique (Luskin, 1987 : 882)170. Bien que des index compo­sites mesu­rant à
169
Cependant, il est peut-être nécessaire d’opérer une distinction entre la sophistication
politique (une mesure de compétence générale) et la compétence spécifique à un
domaine. Par exemple, McGraw et Pinney (1990) observent que c’est avant tout la
compétence spécifique qui renforce la capacité de remémoration.
170
De même, la probabilité de remé­moration peut être conceptuellement ou empirique-
ment prédite par toutes sor­tes de mesures connexes au « niveau de sophistication » : le
« niveau d’information » (Bartels 1996), le « niveau de conceptuali­sation » (Campbell et
al. 1964 ; Converse 1964), « l’intellectualité » (McClosky 1967), le « niveau d’expertise »
(Judd and Downing 1990), le « niveau de conscience politique » (Zaller 1992), etc.
360

la fois l’intégration et la différenciation des systè­mes d’attitudes lui paraissent


préférables, Luskin « suspecte que les mesures du niveau d’information
représentent la meil­leure approche uni-dimensionnelle qui existe » (1987 : 890
[NT]). Ceci nous amène à une hypothèse « cohérentiste », selon laquelle la
capacité de se remé­morer certaines cognitions peut être prédite au mieux
par des tests factuels de connaissance des enjeux politi­ques – et donc de
remémora­tion d’autres cognitions. A no­ter que ces tests factuels (e. g. Zal­ler,
1992) donnent également une idée du degré d’intégration (ou de cons­traint)
des systèmes d’attitudes, puisque les connaissances testées (e. g. quel parti a la
majorité au Congrès, quelle est la position du prési­dent en matière de dépenses
militaires, etc.) sont susceptibles de servir d’informations contextuelles – au
sens de Converse (1964) – favo­risant l’interdépendance entre les croyances.
Mais l’inclusion dans les sondages de tests de connaissances a également suscité
un certain nombre de critiques. Notamment, en donnant aux questionnaires
l’aspect d’une « interroga­tion orale », les questions de connaissance auraient
pour conséquence de dété­riorer le rap­port cordial existant entre l’interviewer
et le répondant, et d’affecter la qualité des réponses données (Delli Carpini
and Keeter, 1992 : 21–2) ; de plus, « [m]any interviewees, ha­ving little to say,
may rapidly loose interest » (Luskin, 1987 : 892). Notam­ment pour ces rai­
sons, il n’existe aucune mesure standard du niveau d’information politique ;
et jusqu’à récem­ment, ra­res étaient les données et les procédures disponibles
pour construire des échelles de connaissance fiables (voir Delli Carpini and
Keeter, 1993 ; Price, 1999).
En résumé, il y a lieu de penser que les individus politiquement plus
compétents auront plus de facilité à se remémorer leurs évaluations cognitives
d’un objet, et auront par consé­quent moins tendance à fonder leurs opinions
uniquement sur leurs évaluations affectives. Mais le rôle de la compétence
politique ne s’arrête vraisemblablement pas là. D’une part, il s’avère que les
individus plus « sophistiqués » sont mieux à même d’évaluer l’information
sur un mode on-line que les personnes moins compétentes : « Political experts
are apparently better equipped to perform on-line evaluation of inco­ming
informa­tion ; novices are unable to do so and must therefore make judgments
after in­forma­tion expo­sure based on what little they can re­call » (Krosnick,
1990b : 155). D’autre part, les individus plus compé­tents se rappellent plus
facile­ment les évaluations qui sont cohérentes avec leurs attitu­des initiales
(McGraw and Pin­ney, 1990). Ceci nous amène à formuler une considération
gé­nérale et une hypothèse plus spé­ci­fique. Tout d’abord, nous pensons que tous
les individus biaisent leurs évaluations, quel que soir leur niveau de sophistication
politique. En effet, la compétence peut exercer une in­fluence « déformante »
aussi bien sur la manière dont les infor­mation sont codées en mémoire que sur
la ma­nière dont elles sont récupérées de la mémoire. C’est pourquoi la mémoire
des indivi­dus n’est jamais un compte-rendu véridique de l’information reçue
(Lodge and Hamill, 1986 ; Schacter, 1996). Cependant, nous faisons l’hypothèse
361

que les indi­vidus plus compétents biai­sent l’information « au départ » (lors de la


mémorisa­tion), tandis que les individus moins com­pétents biaisent l’information
« à l’arrivée » (lors de la remémoration).
Comme les individus compétents possèdent générale­ment des structures
cogniti­ves bien dé­veloppées (schémas partisans, stéréotypes, etc.), ils ont
la capacité de résister à un message contradictoire avec leurs propres pré­
dispositions (Petty and Cacioppo, 1986 : 111–5 ; Zaller, 1992). Ainsi, les per­
sonnes compéten­tes filtrent l’information à l’instant du codage (biased enco­ding
model), soit en ignorant ou refusant les argu­ments incongruents, soit en les « in­
terpré­tant » de façon congruente. Ces biais d’interprétation se produisent quand
les individus « stéréotypent » ou « schématisent » l’information reçue (Lodge et
al., 1989 : 408–9), lorsqu’ils effectuent des inférences, ou lorsqu’ils mémorisent
les réactions cognitives suscitées lors de la réception de l’information – et non
l’information elle-même (Petty and Cacioppo, 1986 : 179–81 ; Mutz, 1998 :
212–5). La mémoire des personnes compétentes contient donc un échantillon
d’informations reflétant tendanciellement leurs prédispo­si­tions ou leur « biais
originaire », de sorte que leurs évaluations affectives et cognitives seront plus
ou moins corrélées, relativement sta­bles et représentatives des attitudes sous-
jacentes. Par contraste, les in­dividus peu compétents ont de moindres capacités
cognitives pour s’opposer à des arguments incongruents avec leurs valeurs ou
pour « interpréter » l’information à la source. La moindre disponibilité de leurs
schémas partisans, ainsi que leur moindre intérêt pour les enjeux politiques
(l’intérêt étant néces­saire pour l’activité inférentielle) induisent une réception
plus neutre et moins filtrée de l’information. De plus, comme ils s’exposent
peu à l’information politi­que, leurs différen­tes croyances sont relativement
peu activées et peu accessibles. Par consé­quent, la remémora­tion constitue
pour les personnes peu compétentes un exercice plutôt exigeant, suscitant le
recours à des « stratégies » alternatives de réponse. En particulier, lorsqu’un
jugement vient d’être pro­noncé, il peut servir de « clé de re­cher­che » pour
faciliter la remémoration ou pour ratio­nali­ser les souvenirs, de telle sorte
que les croyan­ces congruentes avec le jugement auront une probabilité plus
élevée d’être récupérées (biased re­trieval model). Il est possible d’inter­préter ce
phénomène comme un biais plus ou moins conscient, ty­pique des per­sonnes
cherchant à rationaliser leurs actions ou leurs opinions (voir su­pra). Mais on peut
également l’assimiler à un « effet de réponse » involontaire, découlant de l’ordre
dans lequel les questions sont posées (voir chap. 3.3.5)171.
171
De manière similaire, dans un contexte expérimental, nous sus­pectons que l’ordre dans
lequel les différentes mesures (attitu­des initiales, exposition, remé­moration, attitudes
finales, etc.) sont effectuées peut considé­rable­ment affecter la corrélation entre la mémoire
et les ju­gements. Pour l’heure, à notre connaissance, il n’existe pas de re­cherche faisant
varier à la fois l’ordre des ques­tions et le niveau de sophisti­cation des répondants. Ainsi,
en com­parant les trois études les plus proches sur un plan métho­dologique (Lodge et
al. 1989 ; McGraw and Pinney 1990 ; Lodge et al. 1995), on s’aperçoit que l’ordre des
mesures n’est jamais rigoureusement le même. Sauf exception (e. g. Has­tie and Park
362

Par ailleurs, les inférences semblent être plus fréquentes lors de


la remémora­tion que lors du codage des croyances, du moins pour des
informations relativement neutres (Anderson, 1995 : 211–20)172. Or, les
personnes peu compétentes (tendan­ciellement peu inté­ressées par les en­jeux
politiques) sont susceptibles de traiter l’information politique avec une certaine
neutralité et d’effectuer les inférences nécessaires « sur demande », lors de la
remémoration, tandis que les individus compétents mobilisent leurs ressources
in­ter­prétatives dès la réception et le co­dage de l’information. Au total, quelle
que soit l’interprétation des biais d’interprétation et d’inférence, leur consé­
quence commune sera de minimiser les différences entre les « experts » et les
« novices » poli­tiques, et de renforcer la cohérence globale des opinions.

L’influence du contexte (N)


A tout moment du processus PMR, une foule de variables contextuelles est
susceptible d’intervenir (flèche N dans la Figure 4.3) pour renforcer, neutraliser
ou inverser les relations pos­tulées par le modèle. Premièrement, sous des formes
très diverses (e. g. les enjeux, les institu­tions), le contexte détermine dans quelle
mesure les individus sont motivés et capables de recevoir et d’internaliser des
informations, d’activer leurs croyances, et finalement de for­mer de « vraies »
opinions. Toutefois, la liste des facteurs potentiels est beaucoup trop longue
et leur influence est sans doute trop diffuse pour que nous puissions spécifier
un ensemble cohé­rent d’hypothèses sans renoncer à certains impératifs de
parci­monie. Nous renvoyons le lec­teur à notre étude préliminaire du contexte
(chap. 2.2) pour un aperçu de son impact sur les choix indivi­duels et sur la
marge de manœuvre des agents de persuasion. Pour ce qui est de cette section,
nous allons nous pencher sur trois catégories de variables contextuelles. En pre­mier
lieu, nous estimerons l’impact du type de réponse sollicité (délibérément ou
non) par les enquêteurs. En­suite, nous examinerons les facteurs motivationnels
pesant sur la qualité du processus de re­mémo­ration. Enfin, nous tenterons de
définir plus précisément les multiples aspects du « contexte de réponse ».
Nous commençons par évaluer l’influence du type de réponse sollicité.
Nous distinguons trois dimensions principales de cette variable : la forme des
questions posées, le temps à disposi­tion pour y répondre, et le rôle de différentes
« clés de remémoration » (retrieval cues). Premiè­rement, la forme des questions posées
influence le degré de différenciation des répon­ses, ainsi que la remémoration
préférentielle des cognitions ou des affects. Tout d’abord, le nom­bre et la nature
des caté­gories de réponse peuvent encourager le souve­nir d’un type d’évaluation

1986), les effets d’ordre ne sont pas systémati­quement pris en compte. A ce problème
s’ajoute celui du laps de temps qui s’écoule entre chaque mesure (Lodge et al. 1995 :
314–6).
172
A noter que les inférences sont probablement dirigées par diffé­rents hémis­phères céré-
braux suivant qu’elles interviennent lors du codage ou lors du souvenir de l’information
(Gazzaniga 1998).
363

au détriment de l’autre. Dans le cas d’un différentiel sémantique, requérant


l’appréciation d’une propriété pré-définie de l’objet sur un axe bipolaire, les
évaluations af­fecti­ves sont évidemment sollicitées en pre­mier lieu. En d’autres
termes, une per­sonne n’entame pas de véritable recherche mnémonique (par
exemple par association d’idées), mais éprouve un sen­timent global en agrégeant
les différents états affectifs suscités par un objet. Dans le cas d’une batte­rie de
questions destinées à cons­truire une échelle de Li­kert, les éva­luations affectives
ont un rôle prédominant, mais un cer­tain niveau d’élaboration cognitive peut
être atteint173. Enfin, dans le cas d’une question ou­verte sur l’objet d’attitude en
géné­ral, les évalua­tions cogniti­ves sont sus­ceptibles d’être re­mémorées autant
que les évalua­tions af­fecti­ves. Ceci implique éga­lement que les opinions
des individus sont davantage sou­mises aux biais d’accessibilité typi­ques des
remémorations, et que ces opi­nions auront ten­dance à reflé­ter les concepts
fréquem­ment ou récemment acti­vés.
Une autre caractéristique des questions fermées est leur tendance à
sous-estimer l’ambi­valence des individus sur certaines questions. Par exemple, à
la question « Que souhaitez-vous pour la Suisse ? Une Suisse avec une armée
forte [1] ou une Suisse sans armée [6] ? »174, vous êtes plutôt induit à répondre
sur un mode affectif – a fortiori si vous disposez d’une expérience personnelle
dans ce domaine. Mais vous pouvez également ressentir une forte ambivalence
face à une telle question, par exemple si vous êtes totale­ment opposé au système
de défense actuel, mais extrêmement fa­vorable au principe même de l’armée
et à la création d’une armée profes­sion­nelle. Si telle est votre attitude réelle,
aucune des possi­bili­tés de réponse offertes ne vous semblerait alors apte à la
traduire, et l’une des stratégies les plus probables consisterait alors à choisir
l’une des catégories médianes (autre­ment dit à éviter les réponses extrêmes).
Cet exemple souli­gne une nouvelle fois la principale faiblesse des échelles
bipolaires, c’est-à-dire leur incapacité à discri­miner entre l’indifférence, la
neutralité et l’ambivalence (voir chap. 4.2)175. En résumé, la forme des questions
tend à faire varier le niveau d’élaboration cogni­tive, le degré de diffé­rencia­tion des
opinions, ainsi que l’amplitude des biais d’accessibilité. Plus une question in­duit une
opinion différenciée, plus les évalua­tions cogni­tives ga­gnent en im­por­tance
173
En abordant le même enjeu de manière répétée et sous différents aspects, les items à la
Likert augmentent les chances d’activer certaines cognitions, et incitent les individus à
réfléchir plus intensément à l’objet d’attitude pour maintenir une certaine cohérence
dans leurs réponses.
174
Il s’agit d’une question standard des enquêtes VOX depuis 1993.
175
Seules des questions ouvertes combinées à des échelles multi-di­mensionnelles – confiant
aux indivi­dus eux-mêmes le soin d’utiliser leurs évalua­tions cognitives d’un objet pour
définir les di­men­sions éva­luati­ves per­ti­nentes – seraient à même de capter les dis­tinctions
entre une attitude neutre, une atti­tude am­bivalente et une attitude « indiffé­renciée »
(exprimant essentiellement une mécon­nais­sance et une indifférence vis-à-vis d’un objet,
et reflétant un manque de différenciation des croyan­ces). A défaut, l’indifférenciation
des questions tend à favo­riser le recours à des évalua­tions affecti­ves globa­les.
364

relative et en in­dépendance face aux évaluations affectives, quand bien même


les deux types d’évaluation seraient pareillement accessibles. A contrario, les
questions fer­mées (induisant une faible dif­férenciation) ne sus­citent que peu
d’associations d’idées et impli­quent nécessai­rement l’omission de nombreux
attributs cognitifs d’un objet (Schuman and Presser, 1981 : 110)176. A noter
toutefois que Zal­ler (1992 : 62–4) obtient une corrélation relative­ment élevée
entre les évalua­tions « affectives » (closed-ended questions) et les évalua­tions « co­
gniti­ves » (open-ended re­marks) de différents enjeux. Mais le fait que les questions
ouvertes sus­citant le plus d’élaboration cognitive (stop-and-think probes, par oppo­
sition aux retros­pective probes) sont moins corrélées aux évaluations affectives va
précisé­ment dans le sens de notre hypo­thèse. Par suite, un niveau intermédiaire
d’induction affective et d’élaboration co­gnitive de­vrait maximiser la « cohérence
évaluative-cognitive ».
Une deuxième caractéristique des questions posées est relative à l’objet
d’attitude, à savoir le degré de généralité de l’objet évalué. Le fait est que nous avons
tendance à recourir à des évaluations affectives lorsque nous exprimons notre
opinion sur des objets collectifs, dont les différents éléments individuels sont
connus sous des aspects distinctifs et ne possèdent pas nécessairement les mêmes
dimensions évaluatives. En gardant constant le pa­ramètre de diffé­renciation des
questions, on peut donc s’attendre à ce que les évaluations af­fec­tives gagnent
en importance rela­tive à mesure que les questions portent sur des objets de
forme plus géné­rale. Par exemple, à la question « Que pensez-vous de la qualité
de vie dans l’Union Euro­péenne ? », il est vraisemblable que de nombreuses
personnes ne puissent répondre directe­ment sur la base d’une attitude vis-à-
vis de l’UE, car une telle attitude n’existe pas. A priori, ces indi­vidus auront
tendance à récu­pérer les noyaux affectifs associés aux différents pays membres
qui leur viennent immé­diate­ment à l’esprit, puis à les agréger en une évaluation
globale. En revan­che, dans un premier temps en tous cas, ils ne se hasarderont
guère à récupérer tout ce qu’ils savent de la situation socio-économique dans
les pays membres (pas même leurs connaissances les plus saillantes), sans
doute parce que la seule perspective d’un tel effort cogni­tif est dissuasive177.
Comme nous l’avons suggéré, une solution alternative consisterait bien sûr à
récupé­rer di­rectement l’évaluation affective de la situation socio-éco­nomique
de l’UE, mais une telle évaluation n’est vraisem­blablement dis­ponible que pour
un nombre limité de per­sonnes parti­culièrement com­pétentes. Ainsi, les biais
d’accessibilité jouent également un rôle pri­mordial pour l’évaluation (pour­tant

176
En particulier, « the failures of closed questions do not seem to be due primarily to
misrepresentation of be­liefs and attitudes by respondents, but to unrepresen­tativeness
of the categories of thought and values provided by investigators » (Schuman and
Presser 1981 : 110).
177
Peut-être aussi les individus rechignent-ils à manifester une certaine ambi­valence cogni­
tive, parfois considé­rée comme « gênante » vis-à-vis de l’enquêteur.
365

affec­tive) des objets collectifs dont tous les élé­ments ne sont pas pareillement
sail­lants dans l’esprit des individus.
D’autres aspects de la forme des questions pourraient sans doute être
distingués, comme le degré d’abstraction de l’objet évalué178. Mais venons-en
à une deuxième dimension essentielle du type de réponse sollicité : le temps dont
les individus dis­posent pour formuler leurs opinions évaluatives. En première analyse,
plus il nous est accordé de temps pour réflé­chir et répondre à une question,
plus nous pouvons entreprendre un vé­ritable effort d’élaboration cognitive
– pour autant, bien sûr, que nous soyons motivés et capables de nous y enga­ger
(Petty and Cacioppo, 1986 ; voir cependant Roser, 1990 : 586–7). A priori,
cette opportu­nité devrait augmenter le nombre de croyances disponibles pour
former une opinion, neutrali­ser au moins en partie les biais d’accessibilité, et
donc renforcer la cohérence globale entre les réponses (Zaller and Feldman,
1992 : 603). Pourtant, il n’existe guère de consensus à propos des effets d’une
réflexion pro­longée (mere thought effect). D’un côté, les études de Abra­ham Tesser
(e. g. Tesser and Conlee, 1975) mettent en évidence un effet de polarisation :
plus un individu dispose de temps pour réfléchir à un objet d’attitude, plus
son juge­ment sera ex­trême. Autrement dit, l’élaboration cognitive a pour
conséquence de polari­ser les évaluations affectives dans la di­rection de leur
orientation ini­tiale, car la réflexion contribue à augmenter la « cohérence
éva­luative-cognitive » (Rosenberg, 1967) et à faire converger les réponses
vers le noyau affectif initial179. D’un autre côté, les recherches menées par
Philip Tetlock (1986) et Patri­cia Lin­ville (1982) suggèrent que la complexité
ou l’ambivalence co­gnitive ont pour consé­quence de modérer les évaluations
affectives. En d’autres termes, plus nous avons de temps pour réfléchir et
manier nos connaissances, plus celles-ci seront nom­breuses, mais po­tentiel­
lement contradictoires, et plus nos jugements se­ront modérés. A noter toutefois
que seules les expériences de Tesser ont directement manipulé le temps de
réflexion et mesu­ré le change­ment des jugements dans le temps – c’est-à-dire ce
que l’on entend généralement par « effets persuasifs ».
Ainsi, en modifiant le temps de réflexion, il semble qu’on ne manipule
pas seulement le degré d’élaboration cognitive, mais qu’on touche en même
temps aux évaluations affectives. Malgré leurs différences radicales, le modèle
de modération et le modèle de polarisation partagent un certain nombre de
points communs. En premier lieu, de tels résultats seraient impossibles s’il
n’existait un lien causal entre les cognitions et les affects (Tesser and Conlee,
1975 : 262). Deuxièmement, pour se mani­fester, les phénomènes de modération
et de polarisation requiè­rent également une certaine motivation à réfléchir et un
178
On pourrait faire l’hypothèse que plus les objets d’attitudes sont abstraits, plus les
cognitions sont favorisées au détriment des affects (voir chap. 4.3.4, section I/J).
179
Cependant, lorsque l’élaboration co­gnitive est me­surée par la fréquence (et non par la
durée) des ins­tants de ré­flexion, aucun effet de type « mere thought » n’est enregistré
(Tesser and Conlee 1975 : 266–8).
366

certain degré d’intégration des attitu­des mobilisées (Petty and Cacioppo, 1986 :
112). A défaut, le temps de réflexion pourrait bien ne présenter aucune
relation avec l’extrémité des attitudes. Mais consi­dérons plus en détail ce qui
pourrait expliquer les différences entre les modèles. Pour com­mencer, l’impact
de la réflexion varie probablement en fonction du degré d’interdépendance entre les
croyances pré-existantes (Ea­gly and Chaiken, 1993 : 120–2). Si les croyances se
si­tuent sur des dimensions orthogonales, une activation ac­crue entraîne une
modération des attitudes. Ainsi, dans les expé­riences consacrées aux conflits
de valeurs (e. g. Tetlock, 1986), on comprendra que l’activation de croyances
contra­dictoires (mais pas diamétralement oppo­sées) entraîne une modération
des ju­gements. Au contraire, si les croyances sont évaluative­ment re­dondantes,
un effet de polarisa­tion est sus­ceptible de se pro­duire. En somme, le temps de
réflexion exerce plusieurs effets conco­mitants : (1) il renforce la saillance des attitudes ;
(2) il multiplie les dimen­sions évaluatives ; (3) sui­vant le degré d’interdépendance
entre ces dimensions, il polarise ou modère les juge­ments.
Mais l’interaction entre évaluations cognitives et affectives dépend
aussi du niveau de com­pétence des individus (Zaller and Feldman, 1992 :
603–6). Ainsi, le fait d’accorder aux indivi­dus un temps de réflexion avant
de répondre aux questions de sondage (stop-and-think condition) ne renforce la
cohérence idéologique entre diverses opinions que parmi les per­sonnes les plus
compétentes (Zaller, 1990 : 144–5 ; 1992 : 85–9). En stimulant la réflexion,
on pourrait induire une « sur-représentation des cognitions au détriment des
sentiments » (Zaller and Feldman, 1992 : 606)180. A noter que cet effet de la
réflexion pourrait également s’expliquer par une stratégie défensive de la part
des individus peu compétents. Ceux-ci peu­vent interpréter les procédures stop-
and-think comme un moyen de scruter et de juger leurs atti­tudes, et chercheront
peut-être à les « défendre » en adoptant des positions plus modérées qu’en
réalité (Tesser and Conlee, 1975 : 266). D’autre part, les différences entre les
modèles sont également substantives. Par exemple, les travaux de Tetlock (1986)
ou Lin­ville (1982) explo­rent l’impact des conflits de valeurs ou de la complexité
schématique dans un envi­ronnement social, riche en normes et en informations
diverses. Au contraire, les expé­riences de Tesser visent à établir l’impact de
la simple réflexion « lorsqu’un indi­vidu est sé­paré de l’objet d’attitude et que
l’information externe concer­nant cet objet est in­disponi­ble » (Tesser and Conlee,
1975 : 262 [NT]). A ce propos, McGuire parle de self-generated attitude change, et
sou­ligne que les attitudes « peu­vent être changées non seulement en présentant
180
En effet, « asking people to articulate the reasons for their attitudes consistently reduces
the predictive reliabi­lity of attitude reports, especially for persons less knowledgeable
about the given attitude object. The ex­planation for the disruptive effects of thought
(…) is that asking people to think about the reasons for their atti­tudes causes them to
sample ideas that are too heavily weighted in the direction of cogni­tive reactions to
the at­titude object rather than affective ones. Attitude re­ports that are based on this
unrepre­sentative sample are (…) less reli­able than reports based on the ideas that are
otherwise most accessible in memory » (1992 : 606).
367

une information nouvelle émanant d’une source externe, mais également en


renforçant la saillance de l’information qu’une personne possède déjà » (1985 :
245 [NT]) ; cet « effet socratique » est proba­blement aussi important que les
effets de persuasion plus classiques (voir chap. 3.3.1).
Une troisième dimension essentielle du type de réponse sollicité est
l’inclusion éventuelle dans la question de « clés de remémoration » (retrieval cues).
Selon Schacter (1996 : 60–71), tout souvenir résulte de la combinaison d’une
« trace » (the engram) et d’un « guide » mné­monique (the retrieval cue) permettant
de retrouver cette trace. La « qualité » d’un souvenir dé­pend de la relation entre
le contexte de mémorisation et le contexte de remé­moration : « the specific way
a person thinks about, or encodes, an event determines what ‹ gets into › the
en­gram, and the likelihood of later recalling the event depends on the extent
to which a retrie­val cue reins­tates or matches the original encoding. Explicit
remembering al­ways depends on the simila­rity or affinity between encoding
and retrieval processes » (Schacter, 1996 : 60). La preuve la plus évidente de
l’importance des retrieval cues est que la reconnaissance d’objets est une tâche
beaucoup plus aisée que la remémoration des mêmes objets. De ma­nière plus
subtile, la similarité affective entre le contexte de mémorisation et le contexte de
remé­moration peut faciliter les souvenirs. Par exemple, l’humeur d’une per-
sonne peut lui ser­vir de clé de re­mé­moration pour récupérer les informations
affectivement congruentes (voir Bower, 1991 ; Clore et al., 1994 : 372–80 ;
Anderson, 1995 : 225–7 ; LeDoux, 1996 : 211–3). En somme, ceci si­gnifie
qu’une manipulation expérimentale de l’humeur des individus peut biai­ser
l’échantillon des informa­tions qui seront effectivement remémorées. Dans le
même ordre d’idées, ajoutons que les clés de remémoration peuvent également
dé­pendre de l’ordre des questions et de la pré­sentation générale des enjeux au
sujet desquels on sollicite l’opinion des individus (Tversky and Kahnemann,
1986 ; Popkin, 1991 ; Zaller and Feldman, 1992). A cet égard, nous renvoyons
le lecteur à notre discussion des framing ef­fects (voir chap. 3.3.5).
En définitive, notre conceptualisation du processus de remémoration
s’appuie sur une autre no­tion essentielle : la mémoire est un processus de re-
construction et de « recatégorisation », et non une matrice repré­sentationnelle
ou une simple réplique des expériences ori­ginellement perçues (Edelman and
Tononi, 2000 : chap. 8). Il existe donc une différence fondamentale entre
le fonctionnement de la mémoire humaine et celle d’un ordinateur (2000 :
212–4). Le fait qu’une trace mnémonique est continuellement « régéné­rée »
explique pourquoi le contexte et l’acte de remémoration sont eux-mêmes des
ingré­dients essentiels de ce que nous appelons nos sou­venirs. La notion de
« mé­moire reconstructive » permet aussi d’expliquer com­ment des souvenirs
peuvent être créés de toutes pièces par une manipu­lation appropriée du
contexte de remémoration et de la suggestibilité des individus. En parti­culier,
de faux sou­venirs peuvent être « implantés » en suscitant une confusion sur la
source d’une information, c’est-à-dire en indui­sant les indivi­dus à penser qu’ils
368

ont réellement vécu un événement fictif et qu’ils sont la vé­ritable source de


leurs souvenirs (voir Loftus, 1997 ; Johnson and Raye, 2000).
A présent, nous abordons une deuxième catégorie de variables
contextuelles, que l’on quali­fiera ici de facteurs motivationnels. Dans la littérature,
ces motivations apparaissent souvent comme déterminées de façon ex­trinsèque,
par exemple par un expérimentateur ou par les contraintes matérielles prévalant
au moment de la remémoration. Parmi ces facteurs motiva­tion­nels, nous nous
intéresserons ici aux tâches évaluatives qui s’imposent aux individus de façon
externe ou interne. Bien que cette variable se rapporte en réalité au processus
de mémorisation (voir chap. 4.3.4), son influence s’exerce de manière différée sur
la formation de jugements. Le critère essentiel pour distinguer les différents
types de tâches réside dans les objectifs ou les buts qui animent les individus lors
du traitement de l’information (processing goals). Ainsi, quand nous éprouvons
un engagement fort vis-à-vis d’une communica­tion, ou quand on nous donne pour
instruction de former une impression générale d’un objet, nous avons tendance
à élaborer des jugements sur un mode on-line. En revanche, si l’exposition au
message a été per­turbée par la présence de distractions, ou si les réponses sol­
licitées sont inatten­dues par rap­port aux instructions initiales, nous sommes
contraints de for­mer des ju­gements sur une base mnémonique, c’est-à-dire en
récupérant de notre mémoire ce que nous avons retenu du mes­sage (Hastie
and Park, 1986 ; Mackie and Asuncion, 1990). Ceci étant, les individus n’ont
pas nécessairement des souvenirs plus précis en condi­tion mnémonique, car
la qualité des remémorations dépend da­vantage de l’engagement vis-à-vis de
la communication et du type de tâche évaluative. No­tons par ail­leurs que les
modèles on-line, comme la plupart des modèles mnémoniques, postulent un
effet de primeur (« re­cency ») pour la remémoration des croyances, à savoir
que les idées activées le plus ré­cem­ment ont la plus grande probabilité d’être
récupérées (e. g. Lodge et al., 1989 : 417, note 6)181. En re­vanche, les modèles
on-line considèrent que la remémoration ne fournit qu’une mesure très grossière
de la réception, et que de nombreuses informations influencent réellement les
éva­luations (i. e. sont réellement reçues) sans que les individus puissent jamais
s’en rappeler.
Le modèle PMR admet tout à fait que certains jugements soient formés
dans des conditions on-line. Comme la littérature l’indique clairement, ces
jugements sont tendanciellement plus précis et plus représentatifs de l’information
reçue que les jugements formés dans des condi­tions mnémoniques. Cependant,
le modèle PMR ne par­tage pas l’explication de ce phénomène par les modèles
on-line, à savoir que les informations affectives sont plus permanentes parce
qu’elles sont conservées et mises à jour dans une mé­moire particulière. A no-
tre avis, l’explication réside dans les conditions elles-mêmes, c’est-à-dire dans les
181
Dans la grande majorité des études empiriques, le temps d’exposition est relativement
court, de même que le délai entre l’exposition et les remémorations, de sorte que les
effets de primeur prédominent généralement sur les effets de fréquence.
369

tâches éva­luatives assi­gnées aux individus. Prenons pour commencer la tâche


consistant à former des impressions. De manière contre-intuitive, les individus à
qui l’on de­mande de for­mer une impression d’une autre personne possèdent
une meilleure (ou une moins mauvaise) capacité de remémoration que les in-
dividus à qui l’on demande de mé­moriser cette per­sonne en détail (Fiske and
Taylor, 1991 : 332–4). En ef­fet, la for­mation d’impressions incite les indi­vidus
à créer une image co­hérente d’une autre personne, à forger des liens entre les
différents élé­ments perçus et à orga­niser l’information en fonction de schémas
pré-existants, de traits de personnalité ou d’autres caté­gories psycho­logi­
quement signifi­catives, qui aident en­suite à la re­mémoration (Wyer and Srull,
1989 : 145–7). En compa­raison, les stratégies de mémo­risation des individus
en condi­tion mnémoni­que ne sont pas toujours aussi efficientes.
Ceci étant, plusieurs points méritent d’être précisés. Premièrement, les
modèles on-line ont été développés originellement dans un domaine extrêmement
important de la psychologie sociale – celui des « cognitions sociales » –, mais
très éloigné du domaine de l’information et des jugements politiques. En subs-
tance, les objets politiques sont en moyenne si peu impor­tants et les sondages
d’opinion nous prennent tellement au dépourvu que les conditions mné­moniques
constituent la norme pour l’évaluation des objets politiques (Zaller, 1992 : 278–9). Certes,
il n’est pas exclu que nous ayons pour objectif de former des im­pressions à propos
de certains objets. A l’égard des hommes politiques, par exemple, nous pou­vons
ressentir le be­soin de parfaire notre impres­sion, notamment si les pro­chaines
élections se rapprochent ou si nous soupçonnons l’éventualité d’une future
évaluation. Par ailleurs, nous aurons tendance à co­der l’information relative
aux politiciens en fonction d’un petit nombre de propriétés inter­nes (e. g.
com­pé­tence, intégrité, attractivité, modération idéologique) et externes (e. g.
la paix et la pros­périté écono­mique du pays) (Zaller, 1997, 1998). Ces critères
sont plus ou moins cons­tants d’un indi­vidu à l’autre, soit qu’ils constituent
des catégories psy­chologiques si­gnifi­catives, soit que l’information elle-même
est structurée de cette manière. Par exemple, si mon objectif est de former
une impression à propos du candi­dat C, je pourrais interpréter sa mau­vaise
performance lors d’un débat télévisé (e. g. son attitude empruntée face aux
ques­tions) comme un signe d’incompétence, et mo­difier en conséquence mon
évaluation sur cette di­mension, sans pour autant mémoriser dura­blement
les détails du débat. Dans la mesure où chaque nouveau stimulus imprègne
la mémoire affective, la formation d’impressions consti­tue un cas de figure
typique où les jugements prédominent sur les remé­morations..
En résumé, les tâches évaluatives ont un impact sur la manière dont l’information
est codée en mémoire. Certaines tâches (formation d’impressions, empathie, auto-
référence, interaction anticipée) ont pour effet d’intégrer les informations à
des schémas pré-existants ou à d’autres catégories psychologiques, qui s’avè-
rent utiles à la fois à l’interprétation et à la remémoration (Fiske and Taylor,
1991 : 330–7). Dans la plupart des cas, toutefois, l’information politique est
370

reçue sans aucun objectif pré­cis, et un traitement mnémonique de l’information est


alors susceptible de se produire (Lodge et al., 1989 : 401–2). De plus, la nature
même de nom­breux objets politiques est pour ainsi dire contraire à des ob­
jectifs comme l’empathie ou la forma­tion d’impressions. La on­zième révision
de l’AVS ou la modification de la péréquation finan­cière sont des enjeux trop
peu saillants, trop abstraits et trop multi-di­mensionnels pour se prêter à une
évaluation on-line. Ainsi, dans le domaine politique, les in­dividus se trou­vent
souvent « par défaut » en condition mnémo­nique, et sont régulièrement « pris
au dépourvu » par les questions de son­dage. Enfin, il n’est nul besoin de placer
les individus dans des conditions on-line comme la for­mation d’impressions
pour constater que leurs évaluations affectives prédomi­nent sur leurs éva­
luations cognitives, et que leurs jugements sont souvent plus assurés que leurs
remémora­tions. Comme nous l’avons déjà souligné à maintes reprises, la raison
de cette « supériorité » des jugements n’est pas à rechercher dans l’existence
d’une mé­moire spécifique (on-line tally), mais plutôt dans un codage et dans une
organisation structurelle particulière des informations affectives.
Avant de conclure cette section, nous survolons brièvement une
troisième catégorie de varia­bles contextuelles, qui ressortissent au « contexte de
réponse ». La plupart de ces variables ont été déjà évoquées dans les chapitres
précédents. Premièrement, diverses va­riables du contexte socio-politique
déterminent certains biais de dé­sirabilité sociale (Krosnick, 1999 : 44–9). Ainsi,
Snider­man et Carmines (1997 : 41–53) ont démontré, grâce à une procé­dure
astucieuse, que les Amé­ricains libéraux ont ten­dance à cacher leurs préjugés
contre la minorité noire, en rai­son de leur sou­tien idéologi­que présumé aux
mesures politiques favori­sant cette minorité et de la « pres­sion sociale » qui en
ré­sulte182. Deuxièmement, si les questions font référence à des person­nalités
ou des groupes jugés favorablement ou défavora­blement par les ré­pondants,
l’activation de ces dispositions peut biaiser les évaluations d’autres personnes,
groupes ou enjeux (endorse­ment effect) (Zaller and Feldman, 1992 : 601 ; Eagly
and Chaiken, 1993 : 78 ; Strack, 1994 : 301). Ensuite, on observe parfois
une tendance à répondre de façon identique à des ques­tions dif­fé­rentes
(acquiescence bias) (McClosky, 1968 : 387–90 ; Schu­man and Pres­ser 1981: chap.
8 ; Krosnick, 1999 : 38–42). Enfin, une quantité d’autres effets ont été re­levés
dans la littérature méthodologique sur les sondages (e. g. l’origine ethni­que
de l’interviewer) ou dans le domaine des jugements sociaux (e. g. le contexte
de la conversation) (voir Schuman and Presser, 1981 ; Zaller and Feldman,
1992 ; Strack, 1994).
Toutes les variables du contexte de réponse, qu’elles soient externes ou
internes aux indivi­dus, manipulent la saillance de certaines idées, biaisent les

182
Relevons en passant que ce biais peut causer bien des tracas aux instituts de sondage
engagés dans la prévi­sion de résultats électoraux (et aux politiciens qui les exploitent…),
comme le suggère vivement la surprise sus­citée par le score du candidat du Front
National au premier tour de l’élection présidentielle française de 2002.
371

opinions exprimées et compliquent considérablement la me­sure des attitudes


sous-jacen­tes. Cependant, on peut faire l’hypothèse que les effets de ré­ponse
ne touchent pas indifféremment tous les individus, et que certains d’entre eux
disposent des ressources cognitives nécessaires pour se soustraire aux biais in-
duits par le « contexte de réponse ». L’une de ces ressources, nous l’avons vu,
est probablement le niveau de compétence générale sur les enjeux politiques. En
effet, comme les personnes compétentes ont plus fréquemment de « vraies »
opinions à pro­pos des enjeux qu’on leur sou­met, elles se laissent moins in-
fluencer par les signaux heuristi­ques du contexte de réponse. A l’inverse, les
personnes peu compétentes sont plus vulnérables aux effets de réponse, parce
que les considérations induites par le contexte pal­lient plus systématiquement
le manque de « vé­ritables » croyances accessibles.
Il est temps de récapituler, et de dresser la liste – longue et pourtant
loin d’être exhaustive – des variables dont les jugements et les remémorations
sont tributaires. En premier lieu, les opinions dépendent des co­gnitions et des
évaluations accessibles au moment de l’interview (acog, aeva). Dans le cas de
figure où aucune croyance n’est directement accessible, les in­dividus entament
une recherche mentale pour récupérer les informa­tions per­tinentes depuis
leur mé­moire de long terme ; si cet effort de remémoration se solde par un
échec, les ré­pon­dants ad­mettent leur ignorance ou « fabriquent » des opi-
nions. Quoi qu’il en soit, les opinions ne sont guère une copie conforme des
attitudes sous-jacentes, mais reflètent tout au plus les idées immédiatement
associées à un stimulus. Ces idées représentent un échantillon biaisé des
croyances constitutives d’une attitude, dans lequel figurent les croyances les
plus fréquem­ment ou les plus récemment activées. En plus des phénomènes
de renforcement ou de désac­tivation des croyances, certaines variables contextuelles
peuvent co-déterminer quelles seront les croyances directement acces­sibles pour
former une opinion ; mais elles peuvent également biaiser ou tout simplement
fournir les idées nécessaires à la formation d’une opi­nion. Parmi ces varia­bles
contextuelles, nous avons d’abord relevé le type de réponse sollicité (nombre et
nature des caté­gories de réponses, degré de généralité des objets évalués, temps
de réflexion à dispo­sition, présence de « clés de remémoration », etc.). Ensuite,
nous avons souli­gné le rôle de fac­teurs motivationnels ; en particulier, le type de
« tâche évaluative » affecte la manière dont les informations sont codées et
orga­nisées en mémoire. Enfin, nous avons rap­pelé l’impact du « contexte de
réponse » (effets de désirabilité sociale, effets d’acquiescence, etc.). Ces trois
catégories de facteurs, regroupées ici sous le terme de « variables de réponse »
(vrep), agissent plus souvent en interaction avec deux variables indivi­duelles
jouant par ail­leurs un rôle central dans le mo­dèle PMR. D’une part, le niveau
de com­pé­tence objectif des per­sonnes (objc) régule leur susceptibilité aux effets du
contexte de ré­ponse, et renforce glo­balement la remémoration des croyances.
D’autre part, les prédisposi­tions politiques (pred) peu­vent atténuer ou ren­forcer
372

la vulnéra­bilité des individus aux effets de ré­ponse (e. g. social de­sirability bias,
endorsement effects).
En résumé : opinion = f (acog, aeva, vrep, objc, pred).
Les mêmes variables ont été examinées pour les besoins d’une question plus
spécifique : quel est le poids relatif des cognitions et des affects dans les opinions ? En
d’autres termes, dans quelles circonstances les individus se basent-ils plutôt sur
leurs évaluations affectives (juge­ments) ou plutôt sur leurs éva­luations cognitives
(remémorations) pour répondre aux ques­tions de sondage ? De manière générale,
il existe une tendance de la part des personnes plus compétentes d’appréhen-
der le monde extérieur sur un mode plus cognitif, de sorte que leurs opinions
reposent davan­tage sur des cognitions que les opinions des personnes moins
compé­tentes. Par ailleurs, l’importance relative des évaluations cognitives et
affectives semble dé­pendre de deux paramètres : le type de réponse sollicité et le
type de tâ­che évaluative. Premiè­rement, la forme des questions varie aussi bien
sur le plan de leur différenciation que sur le plan de leur généralité. Par exemple,
dans le cas des ques­tions fermées, peu différenciées, les biais d’accessibilité jouent
un moindre rôle car ces questions solli­ci­tent avant tout les éva­luations affectives
d’un objet. Dans le cas des questions ou­ver­tes, les évaluations cognitives revê­tent
une plus grande importance, particulièrement si l’on accorde aux individus
plus de temps pour réfléchir à leurs réponses. Nous faisons ainsi l’hypothèse
que la supériorité des éva­lua­tions af­fecti­ves sur les éva­luations cognitives sera
maximale lorsque la question est à la fois indiffé­ren­ciée et géné­rale, mi­nimale
lors­que la question est à la fois différenciée et spé­cifi­que, et in­termé­diaire dans
les autres cas. Deuxièmement, nous avons postulé que les évalua­tions affec-
tives sont prédominantes lorsque la motivation des individus au moment du
traite­ment de l’information est orientée vers la formation d’impressions. Toutefois,
bien que la formation d’impressions ou d’autres tâches on-line ren­forcent en
prin­cipe la prédominance des évalua­tions affectives, la plupart du temps nous
re­ce­vons l’information politique sans aucun objectif précis, c’est-à-dire dans
des conditions « mnémo­niques ». Ainsi, par défaut, les cognitions et les affects
sont potentiellement impor­tants.

4.3.6 Problèmes d’opérationalisation


En introduction (chap. 4.3.2), nous avons souligné qu’un modèle théorique – a
fortiori dans un domaine aussi vaste que celui de la formation des opi­nions – de-
vrait viser une certaine parcimonie, afin d’éviter l’enlisement dans une pléthore
de variables ad hoc. Concrète­ment, la complexité des phénomènes décrits par
notre modèle n’a-t-elle toute­fois pas été « fa­tale » à cet objectif initial ? Nous
ne le pensons pas. Lorsque toutes les variables jouant un rôle dans le processus
PMR sont répertoriées, on n’en dénombre pas plus de vingt. De plus, si l’on
écarte les variables dont la définition, bien que parfois fonda­mentale sur un
plan théo­rique, est nécessairement non-opérationnelle dans un cadre non-ex-
373

périmental (e. g. le « de­gré de centra­lité d’une nouvelle croyance » ou le type


de tâche évaluative), ce nom­bre se réduit à une di­zaine : les caractéristiques
des messages (mess), la motivation personnelle (invo) ; la compé­tence subjective
(subc) ; les prédis­positions politiques (pred) ; la compé­tence objec­tive (objc) ;
les contrain­tes indivi­duelles (indc) ; la primeur et la fréquence d’activation
d’une croyance (recy et frcy) ; les variables de réponse (vrep). Dans ce chapi­
tre, nous procédons à une présentation succincte du modèle PMR, condensée
autour de ses as­pects opérationnels, afin de préparer son application au contexte
de la démocratie directe suisse et des campagnes référendaires sur les objets
de politique extérieure.
Les caractéristiques des messages (mess) ont ceci de particulier qu’elles
sont potentiellement à l’origine d’un très grand nombre d’effets (voir chap.
3.3.2). Mais surtout, cette « multivaria­ble » pose un problème considérable
au niveau du mesurage empirique. En effet, dans des conditions naturelles,
il est extrêmement difficile de détecter l’impact infinitésimal d’un mes­sage
individuel, quel que soit le médiateur considéré. Par ailleurs, les individus
interrogés sont seuls à pouvoir dire s’ils ont été véritablement exposés à tel ou
tel message, ce qui est pour le moins problématique183. Sans certitude quant
à l’exposition, l’influence d’un seul message sur des varia­bles distales comme
le vote ou la formation des opinions est encore plus aléatoire. Qui plus est,
comment être certain que telle ou telle propriété du message est responsable
de l’effet constaté ? Une solution partielle à ce problème consiste, d’une part,
à agréger les mes­sages en fonction des caractéristiques dont on souhaite examiner
l’impact sur le processus PMR. D’autre part, il s’agit d’élaborer une mesure
d’exposition à la fois suffisamment géné­rale et suffi­samment discriminante
pour approximer la « dose » de messages de chaque genre parvenant aux
individus (voir chap. 9.2.1).
Ayant posé ce principe, nous sommes toutefois dans l’impossibilité
absolue de mesurer tous les messages politiques parvenant aux individus au
cours des campagnes référendaires. Nous aurons recours à un indicateur parmi
d’autres, à savoir les annonces publicitaires paraissant dans six des principaux
quotidiens suisses (voir chap. 5.2.1). Il n’en demeure pas moins qu’un certain
niveau d’agrégation est indispensable pour évaluer l’impact des campa­gnes
publicitai­res sur les votants. Bien entendu, le critère d’agrégation variera en
fonction du mé­diateur pris en considération et du type d’effet en question,
mais également en fonction de certains objec­tifs des­criptifs (voir par exemple
183
Compte tenu du volume gigantesque des messages diffusés au cours de certaines
campagnes référendaires, nul besoin de souscrire aux prédictions des modèles on-line
pour anticiper l’échec d’un tel effort de remémora­tion. Même si nous avions connais-
sance de tous les messages diffusés au cours d’une campagne référendaire et si nous
faisions certaines hypothèses raisonnables quant à la probabilité d’exposition à chaque
message, une estimation itérative du modèle glo­bal – par exemple, la prédiction d’une
opinion favorable au projet – serait d’une lourdeur invrai­semblable, sans garantie
d’obtenir des meilleurs résultats qu’au moyen d’un modèle beau­coup plus simple.
374

le chapitre 7.3 sur l’argumentation « populiste »). Dans l’ensemble, le principal


critère d’agrégation sera la différenciation du discours en différents types
d’arguments – qui seront toutefois pondérés en vertu de nos hypothèses concernant
l’exposition, la réception ou la réten­tion de l’information (voir chap. 7.1). Par
ailleurs, d’autres critè­res d’agrégation seront appliqués suivant les questions
de recherche. Ces critères seront prin­ci­palement axés sur la source ou le contexte
des communications (le quotidien en question, la région linguistique, etc.).
En codant les différents arguments figu­rant dans les annonces publi­citaires,
nous serons en mesure de créer des indices d’exposition aux arguments, qui
nous seront utiles pour pré­dire l’accessibilité des croyances et les opi­nions.
Mais d’autres types de mesure auront notre préfé­rence pour d’autres stades
du proces­sus PMR. En particulier, en ce qui concerne l’exposition, nous
utiliserons des mesures relati­vement générales d’exposition aux médias, fournies
par les individus eux-mêmes (fré­quence de lecture des journaux, utilisa­tion
des mé­dias au cours de la campagne)184. En ce qui concerne la décision de vote
sur les ob­jets de dé­mocratie directe, nous évaluerons l’importance relative
des flux d’information concurrents en calculant l’intensité absolue des campa­gnes
publicitaires, le degré de conflit au sein de l’élite parti­sane, ainsi que le degré de conflit
parmi les annonceurs publicitaires.
Par ailleurs, le test empirique de notre modèle pose le problème récurrent
de la disponibilité des indicateurs servant à opérationaliser les différentes variables.
Comme nous l’avons déjà signalé, certaines variables (e. g. task, acog) seront
omises, faute d’indicateur adéquat parmi les données à notre disposition (voir
chap. 5.1.1). Certaines variables expri­mant une disposi­tion spécifique à l’égard
d’un message particulier seront rempla­cées par des variables plus générales. En
particulier, l’engagement personnel vis-à-vis de certains enjeux (invo) sera
opé­rationalisé par le moment de la décision de vote. Il est apparu en effet que cette
variable tra­duit relativement bien les concepts d’engagement affectif et de
motivation à traiter l’information. Ainsi, les personnes qui prennent leur décision
au cours de la campagne (campaign deci­ders) sont globalement plus exposées et
plus attentives aux communications persuasives, en comparaison des individus
qui se décident avant même le début de la campa­gne (early deci­ders) ou au tout
dernier moment (late deciders) (voir Chaffee and Rimal, 1996).
Le Tableau 4.1 récapitule les variables impliquées dans chacune des
sept étapes du processus PMR, auxquelles s’ajoute ici la décision de vote. La
colonne de gauche énumère les variables originelles du modèle théorique.
Comme la probabilité de réalisation de chaque médiateur est, d’une manière
ou d’une autre, conditionnelle de la réalisation du médiateur précédent, les
184
Notre mesure d’exposition aux arguments se base nécessairement sur les mesures d’ex-
position aux médias (en l’occurrence la fréquence de lecture des quotidiens), puisque
les arguments sont diffu­sés par cette voie. Bien sûr, l’importance relative des différents
arguments est aussi prise en considération – une per­sonne qui lit assi­dûment le journal
J ne peut pas avoir été exposé à un argument si celui-ci n’y figure jamais (voir chap.
9.2.1).
375

variables régulant un mécanisme donné exercent une influence indirecte sur


les mécanismes suivants. Ainsi, la formation des opinions est théoriquement
tributaire de l’ensemble des va­riables identifiées par le modèle : opinion =
f (Σ[mess], invo, subc, pred, objc, indc, Σ[new beliefs], npbe, vpbe, task, belief,
recy, frcy, acog, aeva, vrep). D’un point de vue opé­rationnel, toutefois, la
vérification d’une telle hypothèse constitue une tâche pour ainsi dire insur­
montable, car les effets de certaines variables sont mal connus, et les pro­duits
de proba­bilités engendrent des fonctions non-linéaires – sans même parler des
interactions se produi­sant entre plusieurs variables. De plus, le modèle qui sous-
tend le choix de ces diffé­rentes va­riables s’applique aux effets de messages
particuliers, alors que nous ne pouvons mesurer que des flux de messages.
Conscients de la difficulté de transposer à des données de sondages
un modèle s’inspirant en grande partie de travaux menés en psychologie
expérimentale, nous indiquons les stratégies utilisées plus loin pour effectuer
ce passage délicat. Le Tableau 4.1 indique les équiva­lences entre les deux
types de données : la deuxième colonne énumère les variables « théori­ques »
du modèle (éventuellement mesurables par des procédures expérimentales),
tandis que la colonne de droite énumère, pour chaque média­teur, les variables
« empiriques » pour lesquelles nous disposons d’indicateurs plus ou moins
adéquats (grâce aux sondages en notre possession). Les variables en caractères
italiques désignent di­verses mesures agrégées de l’information diffusée pendant les
campagnes publicitai­res, ainsi que le moment de la déci­sion de vote. Précisément,
cette variable a été incluse dans le modèle pour opérationaliser la motivation
personnelle à un niveau de généralité équivalent à celui des mesures agrégées
de l’information médiatique. Elle traduit l’engagement affectif et motivationnel
global vis-à-vis des enjeux d’une campagne, à l’image du niveau d’engagement
cognitif ex­primé par la compétence objective.
Comme les sondages constituent la seule méthode et le seul matériel
empirique à notre dispo­sition pour mesurer les opinions individuelles, on aura
compris que la vérification du modèle PMR doit rester largement inférentielle.
Il ne saurait être question, par exemple, d’observer directement le mécanisme
de changement des attitudes, ou l’efficacité relative du processus d’activation
des évalua­tions affec­tives et cognitives vis-à-vis d’un objet donné. En effet, par
défini­tion, les sondages d’opinion n’ont d’autre but que de révéler les réponses
cognitives et affectives à une série de stim­uli. Nous demeurons pour ainsi dire en
surface des processus mentaux décrits par le modèle. En outre, il est évident
que notre modèle dynamique ne pourra faire l’objet que d’une vérification
par­faite­ment statique – une dérogation parmi d’autres aux principes de l’ana-
lyse causale.
Ces raisons expliquent notre incapacité de tester le modèle PMR dans
son ensemble, ainsi que l’opérationalisation « segmentée » qui en découle. A
cela s’ajoutent plusieurs problèmes con­crets, in­hérents bien souvent à l’analyse
de données secondaires, à savoir le manque d’indicateurs et le manque de cas. En
376

Tableau 4.1 : Déterminants de la réalisation de chaque médiateur du processus


PMR, en réponse à un message particulier ou à un flux de messages
Données expérimentales : Données de sondage :
influence d’un message particulier influence d’un flux de messages

utilisation des médias, invo, subc,


1. exposition mess, invo, subc, pred
pred

moment de la décision, invo, subc,


2. réception mess, invo, subc, objc
objc

exposition aux arguments, invo,


3. acceptation mess, invo, objc, pred, indc
objc, pred

4. changement
Σ [new beliefs], npbe, vpbe –
d’attitude

5. mémorisation/
mess, task –
invaluation

6. activation belief, recy, frcy, invo, subc, exposition aux arguments (plusieurs
(accessibilité) objc, pred variantes selon recy et frcy)

conflit au sein de l’élite politique et mé-


7. vote Σ [mess], invo, objc, pred, indc diatique, intensité des campagnes, objc,
pred, invo

exposition aux médias, exposition aux


8. opinion (remémo-
acog, aeva, vrep, objc, pred arguments, moment de la décision, vrep,
ration/jugement)
objc, pred

l’occurrence, ces deux problèmes sont liés. Compte tenu de l’absence – dans
presque toutes les enquêtes VOX – de ques­tions précises sur l’exposition des
individus à la presse, nous n’aurons d’autre choix que de rester à un niveau
d’agrégation relati­vement élevé. Par ailleurs, lorsque ces ques­tions exis­tent,
leur dis­cor­dance avec les quo­tidiens sélectionnés pour l’analyse de contenu
nous contraindra à réduire notre échantillon à la por­tion contenant tous les
indi­cateurs nécessaires (ce que nous avons fait pour la votation sur l’EEE).
Bien qu’elle s’impose comme la moins mauvaise solution, cette réduction de
l’échantillon est malgré tout problé­matique dans la perspective de mener une
analyse multi-variée. En effet, l’introduction de variables de contrôle conduit
377

à baisser encore le niveau de signifi­cation des résultats185. Globalement, ces


problèmes d’effectif ne feront que renforcer notre tendance à procéder de
manière séquentielle dans la vérifica­tion du modèle.
Auparavant, nous commencerons par un travail de description et
d’exploration de nos don­nées empiriques (chap. 5). Nous pour­suivrons par
une analyse des effets des campagnes sur le vote (chap. 6) et par une étude plus
qualitative de la structure argumentative des cam­pa­gnes (chap. 7). Ensuite,
nous abor­derons la question des effets de priming (chap. 8) et des effets per­
suasifs (chap. 9) de l’information médiatique sur les opinions individuelles,
avant de conclure et d’ouvrir la discussion sur les « perspectives » de notre
modèle (chap. 10).

185
L’introduction de variables de contrôle implique en effet un découpage de l’échantillon
en sous-groupes de taille restreinte. Une alternative aurait été d’utiliser les techniques
de l’analyse structurelle (structural equation modelling). Cependant, le potentiel de
ces techniques nous a semblé disproportionné en regard de la qualité et de la quantité
médiocres de nos données empiriques.
379

DEUXIÈME PARTIE
Anayse empirique

« La Suisse est citée en exemple dans le monde entier. Pour son ouverture
au monde. Pour ses droits inséparables de la liberté. Pour sa démocratie
directe. Le peuple suisse est le souverain, le dernier mot lui appartient. Et il
dit souvent NON à ce que Berne entend lui imposer. Et voilà qu’aujourd’hui
notre gouvernement voudrait livrer ces droits aux mains des bureaucrates de
Bruxelles ! Bien sûr, nous irions encore aux urnes, mais simplement pour dire
OUI et AMEN à tout ! » (Comité d’action suisse contre la tutelle de l’EEE et
la CE, Journal de Genève, 13.11.1992).
380

5 Cadre empirique et méthodologique

5.1 Données empiriques


Dans ce chapitre, nous traitons de la question du matériel empirique utilisé
dans cette étude, et plus particulièrement de nos méthodes de sélection et de
recueil des données. D’autres points méthodologiques – tels que la construction
de nouvelles variables à partir des données exis­tantes – seront abordés au
cours de notre analyse (ou de manière plus complète dans un cer­tain nombre
d’appendices). Toutefois, pour répondre au moins partiellement aux recomman­
dations de Rucht et Neidhardt (1995)186, nous ouvrons ici une discussion sur la
qualité de nos données (sélection, représentativité, précision, lacunes, etc.). Ces
données sont principalement de deux sortes : (1) des sondages d’opinion réalisés
à l’occasion de chaque votation de politi­que étrangère (données secondaires) ; (2)
des données concernant les campagnes publicitaires menées dans la presse
avant ces mêmes votations (données primaires).

5.1.1 Données de sondage


Pour notre étude des comportements individuels, nous utiliserons les enquêtes
VOX, réalisées après chaque votation fédérale depuis 1977. Comme il
s’agit de données secondaires, les questions de qualité se réduiront ici à une
description du matériel à disposition. Les fichiers de données consistent en
plusieurs échantillons récoltés selon la méthode des quotas187, compre­nant de
600 à 1000 cas environ, selon les objets (marge d’erreur comprise entre ± 3
et 4%). Pour éviter de sous-évaluer certains objets de vote par rapport aux
autres, notam­ment dans le cadre d’analyses agrégées, regroupant plusieurs
votations, nous avons pondéré l’ensemble des fichiers de données, de sorte qu’ils
contiennent chacun exactement 1000 cas. A propos du contenu substantiel
de ces fichiers, nous renvoyons à l’ouvrage collec­tif dirigé par Kriesi (1993a :
notamment 299–302), qui fait un usage exclusif et très intensif des enquê­tes
186
Comme le font remarquer Rucht et Neidhardt, « [k]nowledge and experience about
data collection is often individualized and fragmented, and thus this wheel of research
has to be reinvented from project to project. Mo­reover, the quality of this wheel may
not necessarily be bad, but it is hard to judge for those who have not parti­cipated in
the data collection. The reader has to take for granted the quality of the data. Many
resear­chers tend to be silent about the flaws and limits of their data. Or they obscure
problems in nonspecific remarks to be found in footnotes or brief methodological
appendices » (1995 : 1).
187
Ces quotas ont pour objectif de garantir une représentation adéquate des sexes, des
groupes d’âge, des profes­sions, des types d’agglomération et des régions linguisti-
ques.
381

VOX. Ajoutons que, pour faciliter leur exploitation et leur comparaison, les
fi­chiers ont été en partie recodés (e. g. standardi­sation de certaines variables),
complétés (e. g. ajout de don­nées contextuelles) et compilés dans une banque
de données développée au Dé­par­tement de science poli­tique de l’Université de
Genève.
L’un des problèmes majeurs rencontrés lors de l’analyse des données
VOX est, malgré les efforts de standardisation entrepris, le manque d’homogénéité
entre les fichiers correspondant à différentes périodes. Par exemple, le placement
subjectif sur l’échelle gauche-droite (échelle en 10 positions) n’est disponible
qu’à partir du scrutin de décembre 1988, ce qui rend cette variable inutilisable
comme indicateur des prédispositions politiques (voir Marquis and Scia­rini,
1999 : 459). Deuxièmement, comme souvent avec des données secondaires,
un autre in­convénient des enquêtes VOX vient de ce qu’elles sont largement
inadaptées aux objectifs que nous poursui­vons. Dans certains cas, les indica-
teurs nécessaires à l’opérationalisation de notre modèle sont tout simplement
absents ; dans d’autres cas ces indicateurs existent, mais sont loin de satisfaire
aux exigences de qualité et de précision posées par notre approche quantita­
tive. Les mesures d’exposition aux médias pendant la campagne constituent un
exemple signi­ficatif à cet égard, puisqu’elles consistent presque toujours (lors-
qu’elles sont disponibles) en de simples variables dichotomiques (consulté/pas
consulté). Seul le fichier concernant la votation sur l’EEE contient davantage
de données – mais somme toute assez rudimentaires – sur l’exposition aux
informations médiatiques, raison pour la­quelle nous devrons limiter une partie
importante de notre analyse à cet unique objet de vote (chap. 9).

5.1.2 Données sur les campagnes publicitaires


Le cas des annonces publicitaires dans la presse
Dans cette partie empirique, nous analyserons l’impact des campagnes
référendaires sur les citoyens suisses à l’occasion des votations de politique
extérieure. A cette fin, nous aurons recours à un indicateur parmi d’autres des
communications politiques parvenant aux individus : les annonces publicitai-
res dans la presse quotidienne. C’est pourquoi nous nous interrogeons dès à
présent sur les caractéristiques de ce médium et sur la spécificité éventuelle
des messages diffusés par cette voie. A priori, un médium se distingue des
autres par certaines de ses propriétés, mais également par la perception qu’ont
les individus de ce médium et de ses caractéristiques (Stewart and Ward, 1994 :
327–9). Ceci dit, les annonces publicitaires ne constituent pas un médium stricto
sensu, puisqu’elles requièrent le support physique d’un autre médium : quotidiens,
magazines, télévision, etc. De là, il découle que l’interaction entre les annonces et le
contenu général de leur support médiatique est un élément crucial pour comprendre
leur impact – probablement davantage que dans toute autre combinaison de
médias. Ainsi, une campagne de prévention contre la violence à l’école qui
382

se ferait sur une chaîne de télévision diffusant de nombreux programmes


violents risque de voir son efficacité limitée par les caractéristiques de ce mé-
dium et par sa perception au sein du public (Rice and Atkin, 1994 : 380–1)
– par exemple, conformément à l’approche uses and gratifications, la chaîne de
télévision en question pourrait être perçue avant tout comme un moyen de
divertissement, et non d’information. En résumé, il convient de prendre en
considération les caractéristiques des annonces publicitaires et de leur support,
la perception par le public des annonces et de leur support, ainsi que l’interaction
entre le contenu des deux médias.
Comme nous l’avons mentionné, les annonces ne constituent pas
un médium en tant que tel, et une partie de leurs caractéristiques relèvent
davantage de la qualité des messages à proprement parler. Toutefois, les
annonces publicitaires dans la presse se distinguent des annonces dans d’autres
médias sur un certain nombre d’aspects, recensés par Stewart et Ward (1994 :
328 ; voir aussi Cayrol, 1991 : 93–7). Il ressort de cette évaluation que les
annonces dans la presse quotidienne (parfois aussi dans les magazines) ont
un faible « rendement », notamment par rapport aux annonces télévisées
et radiodiffusées, sur plusieurs dimensions. On relèvera notamment leur
faible capacité à induire une exposition involontaire (intrusiveness), à stimuler
l’imagination et les émotions, à utiliser l’humour et une approche épisodique,
ainsi que leur inaptitude à imiter une communication de personne à personne.
D’après la théorie des médiateurs de McGuire (1985), on peut attribuer ces
faiblesses à une difficulté à stimuler l’exposition et l’attention d’une large audience.
En revanche, les publicités dans la presse présentent l’avantage de permettre
une sélection accrue du « public cible », une forte prévisibilité du taux
d’audience, de même qu’un contrôle efficace sur la fréquence de parution
des annonces et sur leur positionnement dans le « programme » du médium
concerné. Par ailleurs, il faut signaler une aptitude élevée à transmettre un
contenu informatif et détaillé, à quoi s’ajoutent un certain prestige de la
presse et sa grande diversité d’orientation (politique ou autre), offrant ainsi la
possibilité d’exploiter la « compatibilité » du contenu d’une annonce avec la
ligne éditoriale d’un journal. Ces avantages traduisent, d’une part, une capacité
à contrôler l’exposition (plutôt qu’à la maximiser) et donc à s’accommoder des
mécanismes d’exposition sélective. D’autre part, la presse quotidienne semble
disposer d’un meilleur potentiel que d’autres médias au niveau des médiateurs
de la compréhension et de l’apprentissage du contenu des annonces. En outre, au
bénéfice de sa plus grande crédibilité – par rapport à la télévision notamment –,
la presse quotidienne pourrait conférer aux annonces publicitaires un avantage
persuasif auprès des personnes peu motivées à examiner les arguments.
Les atouts des annonces dans la presse – compréhension, apprentissage
– pourraient être de nature à compenser au moins partiellement leur déficit
au niveau de l’exposition et de l’attention. Du point de vue de la perception
des médias par le public, ces avantages pourraient se révéler déterminants,
383

compte tenu notamment de la surabondance de l’offre publicitaire (advertising


clutter) (Stewart and Ward, 1994 : 317). De fait, il s’avère que les individus
manifestent moins d’inquiétude vis-à-vis de « l’encombrement publicitaire »
dans la presse que dans les médias électroniques. Par ailleurs, dans l’optique
de notre partie empirique, il est vraisemblable que la valeur informative du
médium – par opposition à sa valeur distractive, par exemple – revête une plus
grande importance lorsqu’il est question de publicité politique à propos d’objets
de vote. Dans une perspective uses and gratifications, on peut considérer que les
personnes cherchant à s’informer sur les enjeux d’un vote s’orienteront plus
volontiers vers les médias qui contiennent effectivement l’information souhaitée
et dans lesquels la publicité est jugée comme plus informative – généralement
la presse quotidienne188. Par ail­leurs, il est vrai que « les médias se distinguent
les uns des autres quant à leur capa­cité à sus­citer différents degrés d’attention
et de traitement de l’information publicitaire » (Stewart and Ward, 1994 :
334–5 [NT]). Ainsi, « the audience-controlled input of print adverti­sing may
gene­rate more immediate learning and cognitive responses than « low-invol­
vement » broadcast ex­po­sures » (Sawyer and Ward, in Stewart and Ward,
1994 : 348).
Ceci étant, le fait que les lecteurs potentiels des annonces dans la presse
tendent à démontrer une bonne compréhension et un bon apprentissage
des messages publicitaires ne permet pas de préjuger de leur impact persuasif
(voir chap. 3.2). Certes, selon l’étude de Atkin et Heald (1976), les publicités
politiques diffusées à la télévision et à la radio au cours des campagnes élec-
torales ont un effet significatif sur toute une série de réponses cognitives et
affectives, y compris la direction et la force des attitudes vis-à-vis des candidats.
Malheureusement, cette étude ne prend pas en considération les annonces
dans la presse. De plus, elle s’expose aux critiques émises par Ansolabehere
et Iyengar (1996) à l’encontre de la recherche par sondages (échantillon trop
faible, mesures d’exposition subjectives, etc. ; voir chap. 8.2). Toutefois, il apparaît
dans cette étude que l’exposition aux journaux – à défaut de l’exposition aux
annonces dans les journaux – est le meilleur prédicteur de plusieurs réponses :
connaissance, intérêt, agenda, force des attitudes, etc. En tous cas, l’impact des
journaux est globalement supérieur à l’impact des nouvelles et des publicités
télévisées, des publicités à la radio ou des communications inter-personnelles
(Atkin and Heald, 1976 : 222). Quant aux publicités, elles semblent plus efficaces
– en ce qui concerne la définition de l’agenda, l’intérêt pour la cam­pagne et
l’évaluation affective des candidats – vis-à-vis des per­sonnes qui dispo­sent de
peu d’information préalable ou d’information concurrente à celle des annonces.

188
C’est du moins le cas de la Suisse, où la propagande politique à la radio et à la télévision
est soumise à une régle­mentation très stricte (voir chap. 7.3.1), laissant ainsi ce créneau
à la presse quotidienne. De même, aux Etats-Unis, la publicité dans la presse est jugée
informative par nettement plus de personnes (59%) que la publi­cité à la télévision
(31%) ou la publicité à la radio (40%) (Stewart and Ward 1994 : 329).
384

Du point de vue de la connaissance des enjeux, c’est avant tout la motivation à


s’informer qui se révèle décisive (1976 : 225).
En somme, « l’argument selon lequel les campagnes publi­citaires n’ont
que des effets mini­maux sur les élections est difficilement compatible avec le
comportement réel des candidats. Toute campagne sérieuse investit lourdement
dans la publi­cité. Qui plus est, comme nous le notions plus tôt [voir chap. 8.2],
les sondages sous-esti­ment probablement la magnitude des effets des campagnes
publicitaires » (Ansolabehere and Iyengar, 1996 : 108 [NT]). Effectivement,
la littérature américaine a longtemps conclu à l’inefficience de la publicité
pour des objectifs politiques (McGuire, 1985 : 277–8). Au-delà des objections
méthodologiques soulevées plus haut, il faut préciser que cette littérature est
quelque peu datée et se base presque exclusivement sur les élections (Congrès,
présidence, etc.). A l’occasion de votations sur des enjeux précis, comme il en
sera question dans notre partie empirique, de nombreux citoyens abordent la
campagne référendaire sans avoir encore une avis solide sur chaque aspect du vote.
Les annonces publicitaires dans la presse constituent alors un moyen parmi
d’autres de contribuer à la formation de l’opinion publique. De plus, la publicité
offre aux acteurs politiques moins connus, voire marginaux, l’une des rares
possibilités de « court-circuiter » les réseaux de communication traditionnels
entre médias et politiciens (voir Blumler and Gurevitch, 1995 [1981]), et de
faire connaître leur point de vue à une large échelle.
Pour ces diverses raisons, les annonces publicitaires dans la presse
helvétique sont très largement utilisées par les acteurs impliqués dans les
campagnes référendaires (voir chap. 6.1). Potentiellement, leur contenu est
très « polarisant », puisque tous les points de vue peuvent y être représentés et
qu’il n’existe pour ainsi dire aucun contrôle sur l’information – à la différence
de la télévision ou de la radio. On sait par ailleurs que l’interaction entre les
annonces et leur support médiatique produit des effets très difficiles à prévoir. En
particulier, les lecteurs des annonces publicitaires peuvent subir un effet de
priming de la part de l’information contenue dans le même médium ou dans
d’autres médias (Ansolabehere and Iyengar, 1996 : 114–6). C’est précisément
ce qu’espéraient les initiateurs d’un nouveau genre d’information, appelé
ad-watch journalism, qui a fait son apparition au début des années 1990 aux
Etats-Unis pour tenter de combattre les effets de la publicité électorale men­
songère (Ansolabehere and Iyengar, 1995 : 137–42 ; Page, 1996 : 127). En
substance, ces jour­nalistes de la presse écrite se proposent d’évaluer la véracité
des campagnes publicitaires (en premier lieu à la té­lévision) et de dénoncer les
« ads » qui déforment ou dissimulent les faits, pour que les individus exposés
à ces publicités soient prévenus et « prémunis » contre leur influence. En
réalité, il s’est avéré que ces adnews ont pour conséquence de renforcer l’impact
des pu­blicités dénoncées (Ansolabehere and Iyengar, 1995 : 141). En Suisse
également, la dénonciation dans la presse des campagnes qui « déra­pent »
385

est aujourd’hui une pratique courante (voir chap. 7.3.1), mais dont l’efficacité
reste à démontrer.
En résumé, les annonces publicitaires apparaissent comme un médium
important dans le ca­dre des campagnes électorales ou de votations. Les lecteurs
de la presse écrite accordent géné­rale­ment une grande importance à la valeur
informative des annonces paraissant dans ce mé­dium. Certaines études américaines
suggèrent que les publicités peuvent produire des effets non-négli­geables sur
toute une série de réponses cognitives et affectives vis-à-vis des diffé­rents
aspects d’une campagne : intérêt, connaissance, force des attitudes, etc. Il est
vrai, en revan­che, que leur impact persuasif demeure très incertain. En Suisse, les
rares étu­des empi­riques ayant tenu compte des annonces publicitaires ten­
dent plutôt à ap­puyer ce constat ; les annonces publicitaires dans la presse
constituent habituelle­ment le cinquième mé­dium le plus utilisé par les citoyens
pour s’informer au cours des cam­pagnes référendaires (Kriesi, 1994 : 52–3).
Dans certains cas, cette informa­tion se révèle ef­fectivement utile pour acquérir
une connais­sance des enjeux, mais plus rarement pour prendre une décision de vote (1994 :
56–61). Ceci est vrai­semblablement dû au fait que les an­nonces publicitaires
– contrairement à d’autres mé­dias comme la partie rédactionnelle de la presse,
la télévision ou la brochure du Conseil fédéral – comprennent souvent un
large éventail de points de vue et que, par consé­quent, leur influence est rarement
uni-direction­nelle (voir chap. 9.5.1). Enfin, dans d’autres cas, la campagne
publicitaire est probable­ment trop peu intense pour produire quelque effet que
ce soit (voir chap. 6.5. et 6.6).

Pourquoi étudier les annonces publicitaires ?


Un certain nombre de décisions méthodologiques doivent être nécessairement
prises, dès lors qu’une investigation sur une grande échelle (temps, nombre
d’événements, nombre de varia­bles codées, etc.) se heurte à un niveau de
ressources limité (Kriesi et al., 1995 ; Rucht and Neidhardt, 1995 ; Hocke,
1995). Dans notre cas, la limite des ressources s’est révélée par­ticu­lièrement
contraignante. C’est pourquoi, pour notre étude des campagnes référendaires
dans les médias, nous avons choisi de privilé­gier un indicateur : les annonces
publicitaires parues dans la presse quotidienne. Il va de soi que ce choix se fait
au détriment d’autres mé­dias – comme la télévision ou la partie rédac­tionnelle
des quotidiens – qui jouent vraisem­blable­ment un rôle de tout premier plan
dans le processus de formation de l’opinion publique. Mais cette réduction
de la couverture médiati­que des campagnes à un seul moyen de diffusion
peut se justifier par une série de raisons pra­tiques et théoriques. Sur un plan
pratique, il est évident que nous ne sommes pas en mesure d’effectuer une
analyse exhaustive des messages médiati­ques pendant les campagnes, tant sont
importants le nombre des différents médias et le nom­bre des différents titres
ou entrepri­ses médiatiques (e. g. 107 quotidiens en 1993). Par ailleurs, la collecte
des données (qui souvent n’ont pas été archivées de manière systémati­que,
386

voire pas archivées du tout) peut se révéler extrêmement ardue. D’autre part,
pour coûteuse qu’elle soit en elle-même, l’entreprise de dépouillement des
quotidiens pour dénom­brer et coder les annonces pu­blicitai­res s’inscrit dans
une stratégie plus extensive qu’intensive. A long terme, il s’agit de constituer une
banque de données com­plète concernant toutes les cam­pagnes publi­citaires, du
moins sur tous les objets pour les­quels nous dispo­sons d’une enquête VOX ;
cette stratégie a déjà été initiée à l’Université de Genève sous la direc­tion de
Hanspeter Kriesi.
D’un point de vue théorique, notre choix des annonces publicitaires
dérive notamment du fait que ce médium est peut-être le plus « démocratique »
de tous, en compagnie du courrier des lecteurs. Ces deux moyens de diffusion
impliquent en effet des « coûts d’entrée » sensiblement plus bas que les autres
(voir chap. 8.1), ce qui garantit à la fois une grande « diversité interne » et
« externe » de l’offre médiatique (voir Danielian, 1992 : 64–5 ; Patterson,
1998 : 24) et une meilleure représentation des intérêts. De plus, par rapport
au courrier des lecteurs, la pa­lette des acteurs sus­ceptibles de s’exprimer par
cette voie est nettement plus large, de sorte que notre analyse de­vrait met-
tre à jour les principales catégories d’acteurs impliqués de façon plus large
dans les campagnes référendaires. Notre intérêt se portera en particulier sur
l’importance relative dont jouissent les partis politiques et d’autres acteurs
« institutionnels » dans l’animation des cam­pagnes. D’autre part, nous ferons
ici l’hypothèse que les annonces publi­citaires véhiculent en partie des opinions
ou des informations « de seconde main », dans le sens où elles servent par­fois
à reprendre, sous forme plus condensée ou plus percutante, des argu­ments
dé­veloppés dans d’autres médias (voir chap. 8.1). Dans une certaine mesure,
donc, les annonces publi­citaires pourraient constituer un « révélateur » de
la substance générale des dé­bats référen­dai­res et nous fournir un accès aux
idées-force des campagnes. Ajoutons que l’étude des an­non­ces publicitaires
présente également un intérêt du point de vue de l’analyse compara­tive, puisque
les spécialistes du comportement politique (e. g. Hertig, 1982 ; Long­champ,
1991) ont utilisé cet indicateur de longue date, pour tenter de mesu­rer l’influence
des campagnes réfé­rendaires sur l’issue des scrutins (voir chap. 6.5).
Enfin, dans la perspective du modèle PMR, les annonces publicitaires
dans la presse consti­tuent un médium relativement neutre ou « polyvalent »,
dans la mesure où certaines faibles­ses au niveau de l’exposition et de l’attention
aux messages sont au moins partiellement com­pensées par des atouts au niveau
de la compréhension et de l’apprentissage (voir chap. 3.3.3). En particulier,
les messages publicitaires sont susceptibles de se prêter aussi bien à un traite­
ment central qu’à un traitement périphérique de l’information. Contrairement à
d’autres moyens de diffusion, la position défendue dans l’annonce est toujours
clairement mise en évidence (généralement un oui ou un non en gros caractères),
parfois de manière très redondante, de sorte que les individus sont en mesure
d’accepter ou de refuser une communication de ma­nière périphérique, sans
387

exami­ner de plus près les arguments utilisés. Au préalable, toutefois, nous


devons sélectionner un certain nombre de quotidiens servant de support aux
annonces. Afin de garantir une certaine représentativité de nos sources, il est
né­cessaire de dégager la structure générale du système médiatique suisse. Dans
le paragraphe suivant, nous mettons l’accent sur la presse quotidienne et nous
identifions trois caractéristi­ques essentielles de ce système : (1) sa dépolitisation ;
(2) sa concentration ; (3) sa segmenta­tion linguistique.

Le système médiatique suisse


En Suisse, suivant la grille d’analyse de Gurevitch et Blumler (1977), la presse
est relative­ment indépendante des institutions étatiques et des partis politiques.
Meier et Schanne (1994 : 49) constatent même un affaiblissement de l’assise
politique de la presse suisse, en raison no­tamment de la disparition de plusieurs
titres régionaux ou locaux de faible tirage, qui étaient souvent étroitement liés à
des groupements politiques ou confessionnels. Ce phéno­mène de « dépolitisation »
ne doit toutefois pas masquer le fait que la presse « bourgeoise » continue de
dominer le paysage médiatique suisse – non pas que la plupart des journaux
aient un lien avec un parti de droite précis, mais dans le sens où ils représen-
tent avant tout les intérêts des partis bourgeois. Ceci n’est pas anodin, dans
la mesure où le paysage médiatique se limite à cette seule tendance politique
dans plusieurs cantons. Qui plus est, dans 60% des districts suisses, le journal
dominant est lu par plus des deux tiers des ménages (situation de mono­pole)
ou par plus de la moitié (situation de quasi-monopole) ; or, dans presque tous
ces dis­tricts, ce sont des quotidiens bourgeois qui tiennent le haut du pavé.
D’autre part, certains quoti­diens jouent occasionnellement un rôle de vérita-
ble force d’opposition, comme en atteste la position de la Neue Zürcher Zeitung
depuis le renver­sement de la majorité bourgeoise en ville de Zürich en 1990
(Meier und Schanne, 1994 : 26). Enfin, compte tenu de la faiblesse de la presse
de gauche ou de tradition chrétienne-démo­crate, seuls les journaux d’opinion
« indé­pendants » – par exemple le Tages-Anzeiger – of­frent une véritable vision
alternative à celle de la presse bourgeoise (1994 : 26–8).
Ceci étant, la presse suisse est avant tout dépolitisée dans le sens où
des liens concrets (fi­nancement, recrutement, etc.) entre les quotidiens et les
partis politiques font largement dé­faut. Ainsi, à de rares exceptions près189, il
n’est guère possible pour les partis d’instrumentaliser les quotidiens qui leur sont
proches en vue d’atteindre certains objectifs politiques. Parallèlement, on
assiste à un renforcement de « l’auto-discipline » au sein des ré­dac­tions : de
plus en plus, les médias font preuve d’une extrême retenue dans la diffusion
d’informations qui pourraient nuire à certains intérêts. De fait, la révision en

189
L’exception la plus importante est sans conteste la relation plus ou moins « intime »
entre la NZZ et le Parti Radical. Mais d’autres exemples d’une telle connivence exis-
tent – entre la Züri Woche et l’UDC, ou entre le Mattino della Domenica et la Lega
dei Ticinesi (Meier und Schanne 1994 : 28).
388

1986 de la Loi contre la concurrence déloyale a élargi la palette des moyens


d’engager des pour­suites judi­ciaires contre les journalistes « indélicats » (Meier
und Schanne, 1994 : 32–3). La conséquence de cette « crimina­lisation »
des métiers médiatiques est d’affaiblir encore un peu plus le jour­nalisme
d’investigation en Suisse. Enfin, il faut rele­ver l’importance accrue des activités
de relations publiques entreprises par les élites politi­ques, et tout particulièrement
par le gouver­nement. Les politi­ciens s’attachent de plus en plus fréquemment
les services de spécialistes en com­munication, afin de diffuser leurs messages
sous des formes qui corres­pondent étroite­ment aux critères de sélection et aux
formats de communication des journalis­tes (1994 : 31–2).
Compte tenu également de la complexité crois­sante des enjeux politiques
et du manque de temps dont ils disposent pour les traiter, les jour­nalistes sont
devenus extrême­ment dépen­dants des sources officielles, et se contentent sou­vent de
rapporter le point de vue exprimé par les autorités ou par les grandes agences
d’information : « Der Journalismus – ursprün­glich als kritischer Beobachter
gedacht – hat vor der Komplexität kapituliert. Bei rund 90 Prozent bravem
Rapportieren hat er lediglich noch Briefträgerfunktion » (Wuerth, 1999 :
373 ; voir cependant Helfer, 1991). Ainsi, de plus en plus, les informations
médiatiques sont de na­ture essentiellement réactive, car les journalistes n’ont
plus le temps d’interpréter les nouvel­les qui leur parviennent. Selon une étude
suisse de 1986 citée par Wuerth (1999 : 371), seuls 8% des articles analysés
étaient constitués d’un véritable commentaire des faits, et non d’une simple
retranscription des décla­rations officielles ou des dépêches d’agences : « Dies
führt zu einem reaktiven Journalismus als strukturbildendem Element (…)
Die Bundeshausjournalisten praktizieren mithin, vereinfa­chend gesagt, in
erheblichem Mass reaktiven und kooperativen und nur bedingt eigeninitiati­
ven und kritischen Journalismus. Politisches Marketing heisst also vor allem
Hintergrundges­präche und Beziehungspflege » (1999 : 371–3). Ainsi, en cas de
doute, les journalistes ont « tendance à adopter le point de vue des autorités.
[Cette] atti­tude favorable aux autorités (…) découle également du fait qu’ils
les rencontrent quotidienne­ment et qu’ils finissent par les ‹ comprendre › »
(Kriesi, 1994 : 36). En d’autres termes, le mar­keting politique des autorités
et l’insertion des journalistes dans des réseaux informels (par exemple, les
« journalistes du Pa­lais fédéral » participent à des « cercles d’information »
avec les parle­mentaires) contribuent à dépourvoir les journalistes de leur sens
critique et, conséquence ul­time de cette situation, à les placer impunément
dans la sphère d’influence de certains grou­pes d’intérêt puissants (Wuerth,
1999 : 376).
La dépolitisation de la presse helvétique s’est produite en parallèle à
des phénomènes de concentration et d’expansion du paysage médiatique. Depuis
la Seconde Guerre Mondiale, le tirage quotidien de la presse a plus que doublé
(d’environ 1.2 à 2.7 millions d’exemplaires). En même temps, toutefois, le nombre
de quotidiens s’est réduit de plus d’un tiers (de 406 à 255 entre 1939 et 1992).
389

Or, ce phénomène de concentration s’est produit surtout au détriment des


« petits » quotidiens locaux ou régionaux, dont beaucoup étaient intimement
liés à des groupes politiques ou confessionnels (Meier und Schanne, 1994 : 49).
Au début des années 1990, les cinq titres les plus importants représentaient
déjà à eux seuls 25% du tirage total. Ce phénomène de concentration s’est
accéléré dans la deuxième moi­tié des années 1990 (Wuerth, 1999 : 353), et
participe de l’homogénéisation du système mé­diatique suisse décrit plus haut. A
la dépolitisation et au conformisme des journa­listes s’ajoute donc une certaine
uniformisa­tion du ton et des formats de l’information média­tique.
Enfin, une troisième caractéristique essentielle du système médiatique
suisse est sa segmen­tation extrême de part et d’autre des frontières linguistiques
(Kriesi et al., 1996). En effet, la Suisse ne connaît aucun médium national,
mais autant de paysages médiatiques que de contextes socio-linguistiques. Ce
phénomène de cloisonnement a trois sources princi­pales. D’une part, l’attention
des journalistes se focalise pres­que exclusivement sur les évé­nements relatifs à
leur propre région linguistique. Par exemple, selon une étude citée par Wuerth
(1999 : 349), les autres régions linguistiques ne font l’objet que de 5% des sujets
des journaux télévisés de chaque chaîne régionale (DRS, TSR et TSI), alors
que seuls 15% des événements sont cou­verts de façon commune par les trois
chaînes. Qui plus est, en dehors des médias du service public (SRG/SSR), les
mass médias ont plutôt pour habitude de se focaliser sur les situations conflictuelles
opposant les régions linguistiques, même si les effets de cette atten­tion soutenue
pour les divergences entre régions sont difficilement mesurables (Wuerth,
1999 : 343)190. Par ailleurs, il est à mentionner que les médias du service public
s’écartent de plus en plus de la fonction d’intégration et de cohésion nationale
qui leur est confiée par la concession du gou­vernement, notamment parce
que cette mission est difficilement conciliable avec la rationalité économique
(parts de marché, sponsoring, news values, etc.) qui prévaut de plus en plus au
sein des trois chaînes nationales (Meier und Schanne, 1994 : 37–9 ; Wuerth,
1999 : 349–51). Le service public n’étant plus réellement en mesure de renforcer
la cohésion nationale (aussi bien entre les régions linguistiques qu’entre la

190
Comme le soulignent Rabois et Dagenais, « in a certain sense, media thrive on ‹ crisis ›
and are threatened by ‹ normalcy ›. The tendency is, therefore, for media to seek out
crisis where it does not exist, and to obscure the actual forces of change that threaten
media privilege along with entrenched social privilege in general » (1992 : 3–4). Par
exemple, Kriesi et ses collègues montrent que la minori­sation des cantons romands lors
des votations fédé­rales a tendance à s’estomper en termes relatifs, mais à s’accroître
en termes absolus, ce qui « peut donner l’impression que le fameux fossé s’agrandit,
puisque les oc­casions de le mettre en évidence deviennent plus fréquentes. A ce phé-
nomène s’ajoute depuis la même période une plus forte médiatisation, une publicité
plus grande faite autour de ces résultats de votations, (…) [de nature à] déformer la
per­ception de certaines tranches de la population en la matière » (1996 : 28).
390

population et la classe politi­que), cette mission est actuellement endossée en


partie par d’autres organes (ATS, commissions parlementaires)191.
En second lieu, les audiences des différents médias manifestent elles-mêmes
des habitudes très dis­tinctes de part et d’autre des frontières linguistiques.
Preuve en est que les individus ne consultent quasiment jamais des médias qui
s’expriment dans une autre langue que leur lan­gue maternelle. En effet, près des
trois quarts des citoyens suisses ne parlent habituellement qu’une seule langue
et n’ont ainsi qu’un accès très limité à l’offre médiatique fournie dans les au­
tres régions linguistiques (Kriesi et al., 1996 : 15–6). Il est rare qu’un quotidien
soit diffusé à plus de 10% dans une région parlant une langue différente ; les
parts de marché réalisées au-delà des frontières linguistiques sont encore plus
réduites pour les radios et pour les chaînes de télévision.
En revanche, et c’est là une troisième cause importante du cloison­
nement culturel helvétique, les audiences de chaque région linguistique sont
extrêmement ouvertes aux médias étrangers – un phénomène déjà visible au début
des années 1980 (Meier und Reimann, 1982), et que n’ont fait qu’accentuer
l’élargissement de l’offre médiatique étrangère (stimulée par une concurrence
accrue sur le plan européen), ainsi que les dévelop­pements techniques (satel­
lites, câbles) facilitant l’accès aux programmes radiophoniques et télévisés
des pays étrangers. Ce­pendant, même si les innovations technologiques – en
par­ticulier dans le domaine de la télé­vi­sion par satellite, ou désormais dans
celui du réseau Inter­net – ont permis d’ouvrir le mar­ché suisse à des médias
provenant d’horizons plus lointains (Grande-Bretagne, Etats-Unis, Espa­gne,
etc.), les ménages de chaque région linguistique mar­quent toujours une nette
préfé­rence pour l’offre médiatique des pays limitrophes parlant la même langue – à
savoir l’Allemagne et l’Autriche pour la Suisse alémanique, la France pour la
Suisse romande et l’Italie pour la Suisse italienne. En un peu moins de 15 ans,
les parts de marché réalisées par les mé­dias étrangers sont passées d’environ
20% à 30% pour le secteur radiophonique et d’environ 35% à 60% pour le
secteur télévisuel (Meier und Reimann, 1982 : 228 ; Kriesi et al., 1996 : 16–8).
Il en résulte un recul supplémentaire de l’offre médiati­que « transrégionale »,
puisque les médias étrangers ne sauraient être soucieux de l’équilibre entre
les régions linguistiques de la Suisse. Enfin, ajoutons que les médias étrangers
exercent également un effet in­direct sur le contenu de l’information disponible
en Suisse, en exportant certaines idées et certains modes de pré­sentation de
l’information. Or, ceux-ci sont souvent spécifiques aux différents pays voi­

191
En ce qui concerne l’ATS, Meier et Schanne (1994 : 39–43) montrent que cette agence
garantit un échange d’informations entre les principales régions linguistiques du pays,
notamment en traduisant les principales dépê­ches formulées dans chaque langue
nationale, et en s’assurant ainsi que les informations essentielles arrivent à destination
de ses clients sur tout le territoire national. Quant au Parlement, on peut relever par
exemple qu’une commission pour la « compréhension entre régions linguistiques » a
été créée après le non à l’EEE, dont l’objectif est de favoriser l’entente confédérale.
391

sins, et ne sont adoptés que dans la région linguistique culturellement proche


(Meier und Reimann, 1982 : 226–7 ; Wuerth, 1999 : 339–40). Cependant,
dans l’optique des effets agenda-setting des mass médias, il semble que les mé­dias
étrangers n’ont (ou n’avaient) qu’une in­fluence limitée sur la thématisation du
débat public en Suisse (Meier und Reimann, 1982 : 233 ff.).

5.2 Cadre méthodologique


5.2.1 Récolte des données
Les quotidiens demeurent le support idéal pour les publicités
Dans la perspective de notre étude, il convient d’évaluer l’importance de la
publicité diffusée dans la presse quotidienne. Selon Meier et Schanne (1994 :
72–82), la presse demeure – et de très loin – le support prioritaire pour la
publicité. Sur un total de 2900 millions de francs dépensés pour la publicité
en 1991192, près des deux tiers concernent les quoti­diens, et environ 20% les
magazines et autres revues spécialisées. Ainsi, malgré une certaine récession
des dé­penses publicitaires au début des années 1990 (phénomène qui s’est
inversé avec la reprise économique à la fin de cette décennie), la presse dans
son ensemble reste le leader incontesté sur le marché de la publicité193. D’après
certaines estimations, en moyenne environ trois quarts des recettes réalisées
par les quotidiens suisses proviennent des annonces publicitaires. Il en résulte
une dépendance importante des quotidiens vis-à-vis des entreprises, c’est-à-
dire une grande flexibilité à l’égard de leurs exigences et de leurs intérêts, de
même qu’une com­péti­tion intense entre les différents titres (1994 : 73–4). Il
convient cependant de préciser que ces données concernent la publicité au
sens le plus gé­néral, et non particulièrement la publi­cité politique. Mais nous
savons par ailleurs que la pro­pagande politique est réglementée de manière
très stricte sur le service public (SRG/SSR ; voir chap. 7.3.1), de sorte que les
quoti­diens conservent très vraisemblablement leur « quasi-monopole » sur le
marché des annonces politiques. En définitive, la principale question qui se
pose est de définir des critères de sélec­tion pour choisir parmi la centaine de
quotidiens exis­tant en Suisse dans les années 1980–90 (Meier und Schanne,
1994 : 49) et pouvant servir de support aux campagnes publicitaires.
192
Ce total ne prend pas en considération la publicité directe (sponsoring, affiches, publi-
cité lors d’événements sportifs, etc.) ; toutes formes de publicité comprises, le montant
atteint quelque 6 milliards de francs. En termes absolus, la Suisse se classe ainsi au
septième rang européen ; en termes relatifs (dépenses publicitaires par habi­tant), la
Suisse prenait en 1986 la troisième place sur le plan mondial (Cayrol 1991 : 88), puis
même la première place quelques années plus tard (Meier und Schanne 1994 : 73).
193
En 1998, ce sont près de 4050 millions de francs qui ont été dépensés pour la publicité
en Suisse. Les quoti­diens représentent 46% des parts de marché. A noter tout de même
que la télévision a progressé, passant de 8% à 16% de parts de marché entre 1991 et
1998 (Meier und Schanne 1994 : 74 ; http://www.schweizerpresse.ch).
392

La sélection des quotidiens pour l’étude des annonces ­publicitaires


Pour le choix des journaux, nous nous basons sur des critères différents de
ceux observés, par exemple, par Kriesi et ses collègues (1995 : 255–6) dans
leur analyse des mouvements sociaux à partir de la couverture médiatique
dans les journaux. Certes, l’étude des mouvements so­ciaux constitue l’un des
principaux domaines de recherche où la presse s’est imposée comme un matériel
empirique primordial, et certains points de méthodologie développés dans ce
do­maine ont guidé notre propre démarche. En même temps, il s’avère que nos
objectifs sont en réalité fort différents. De manière générale, la comparaison
entre pays visée par les recherches sur les mouvements sociaux pose le problème
essentiel de la sélectivité des médias – pro­blème qui n’a que peu de pertinence
dans notre cas194. En revanche, la comparaison tempo­relle visée par notre étude
pose une exigence de continuité dans la parution des quotidiens choisis. En effet,
notamment dans l’optique d’une comparaison de l’intensité absolue et rela­tive
des différentes campagnes (voir chap. 6.1 et 6.2), il est indispensable de conserver
la même base empirique. Autrement dit, ce premier critère conduit à exclure
les quotidiens qui ont disparu ou qui ont été créés au cours de notre période
d’investigation (1981–95). Dans un même souci de comparabilité, mais cette
fois-ci d’un quotidien à l’autre, nous n’avons retenu que des journaux avec la
même fréquence de parution, à savoir six édi­tions par se­maine195.
Au-delà de ces critères formels, il s’agit également de prendre en
considération la structure du système médiatique suisse esquissée plus haut,
pour tenter d’embrasser la diver­sité de la presse en Suisse et d’identifier les
biais éventuels dans le volume des annonces et dans la substance des argu-
ments utilisés au cours des campagnes. Concernant la structure seg­mentée
de ce système, la région linguistique à laquelle appartiennent les quotidiens
cons­titue un critère de pre­mière importance. Toutefois, afin de permettre

194
Les « biais de sélectivité » induits par la couverture partielle (et souvent partiale) des
événements par les mé­dias ont souvent été notés par les chercheurs (e. g. Beissinger
1995 ; McCarthy et al. 1995 ; Rucht and Neidhardt 1995), certains leur consacrant
leur attention principale (Hocke 1995 ; Barranco and Wisler 1999). Cette ques­tion se
pose de façon fort différente dans notre étude, puisque la décision de faire paraître un
encart publicitaire appartient aux annonceurs (et non aux quotidiens), et ne dépend
pas de la « valeur médiatique » de « l’événement », mais plutôt du profil économique,
politique ou éthique des annonceurs (voir chap. 6.1).
195
Seul Le Matin échappe à cette règle, puisqu’il possède également une édition domini-
cale. Nous avons cepen­dant décidé de conserver Le Matin dans notre échantillon et de
coder également les annonces parues le diman­che. En effet, cette édition est diffusée
à très large échelle (avec un tirage environ trois fois supérieur à celui de la semaine) et
permet d’augmenter sensiblement le nombre de lecteurs potentiellement exposés aux
annonces en Suisse romande. De plus, comme Le Matin était (avec La Suisse, jusqu’à
sa disparition en 1994) le seul journal romand à paraître le dimanche, il touche un
bassin de population beaucoup plus large que le seul canton de Vaud.
393

une combinaison du cri­tère ré­gional avec d’autres critères de sélection (sans


pour autant augmenter de manière trop im­por­tante le nombre de quotidiens
à dépouiller), nous avons réduit notre analyse aux deux princi­pales régions
linguistiques (Suisse alémanique et Suisse romande). Pour chaque région, nous
avons ensuite sélectionné trois quotidiens sur la base de leur standard de qualité
(« ta­bloid pa­pers » vs. « broadsheet papers ») et de leur tendance politique (journaux
de cen­tre-gau­che vs. journaux de droite). Ces critères ont pour objectif de
garantir un maxi­mum de « diver­sité ex­terne » (Patterson, 1998 : 24) dans
l’éventail des orientations politiques des quoti­diens, cette diversité étant un
gage d’une certaine diversité parmi les annonceurs et d’un cer­tain niveau de
représentativité du débat public dans son ensemble. Finalement, après avoir
pris en compte ces différen­tes di­mensions, nous avons opéré un choix définitif
en fonc­tion du tirage des quotidiens (i. e. du nombre d’exemplaires imprimés),
de manière à maximiser le nombre d’individus po­tentielle­ment ex­posés aux
messages véhiculés par notre échantillon de jour­naux.

Tableau 5.1 : Sélection des quotidiens en fonction des principaux critères


« Journaux de qualité » « Journaux populaires »
Centre-gauche Droite Populiste/apolitique

Suisse alémanique Tages-Anzeiger Neue Zürcher Zeitung Blick


Suisse romande Tribune de Genève Journal de Genève Le Matin

En observant ces différents critères, nous avons abouti au choix des quotidiens
suivants : Ta­ges-Anzeiger, Neue Zürcher Zeitung, Blick, Tribune de Genève, Journal de
Genève, Le Matin. Le Tableau 5.1 illustre comment les trois principaux critères
de différenciation (région lin­guistique, standard de qualité et tendance poli-
tique) ont conduit au choix des six quotidiens que nous venons d’énumérer.
Malgré la segmentation élevée du marché de la presse en Suisse, nous pensons
que notre sélection est suffisamment diversifiée pour répondre au problème
éventuel d’un « manque de duplication » (Beissinger, 1995 : 7) d’un certain
nombre d’annonces.

Questions de « représentativité »
En résumé, notre approche est à la fois orientée vers l’audience et vers la source
des commu­nications : dans chaque région linguistique, les deux standards de
qualité et les deux tendances politiques sont susceptibles de représenter un
certain éventail de comportements, tant du côté des lecteurs que du côté des
annon­ceurs. Ceci garantit qu’une certaine diversité dans la com­position des
élites et du public est pris en compte, de manière directe ou indirecte, dans
notre échantillon. D’autre part, les six quotidiens choisis représentent ensemble
une part impor­tante du marché de la presse en Suisse. En 1993, par exemple,
394

le tirage total des quotidiens choi­sis atteignait 944’000 exemplaires (798’000 en


Suisse alémanique et 146’000 en Ro­mandie), c’est-à-dire sans doute plus du
tiers du tirage total de la presse quotidienne dans les deux régions196. Ainsi,
une partie non négligeable du public suisse a été potentielle­ment expo­sée aux
annonces recensées dans les six quotidiens, sans compter que le lectorat des
journaux est souvent largement supérieur à leur tirage197. L’Annexe A.2 pré­
sente en détail l’évolution du tirage et du lectorat des six quoti­diens au cours
de notre période d’investigation.

A ce propos, il convient de préciser que toutes les annexes à cet ouvrage figu­rent sur un site
Internet, à l’adresse sui­vante : http://www.ipw.unibe.ch/mitarbeiter/marquis/. Parmi
les publi­cations de l’auteur, on trouvera la référence au présent ouvrage, conte­nant un lien
vers les différentes annexes. Cette solution permettra au lecteur de consulter un grand
nombre de données de base, et d’avoir ainsi accès à l’ensemble des documents utiles
pour suivre pas à pas notre démarche empirique et nos décisions méthodologiques.

L’un de nos objectifs de recherche sera de mesurer l’intensité absolue des cam-
pagnes publi­citaires, à savoir le nombre et la surface des annonces diffusées.
Naturellement, le terme « ab­solu » a quelque chose d’abusif, dans la mesure
où nous sommes assez loin de pouvoir dé­nombrer l’ensemble des messages
publicitaires parus dans la presse quotidienne suisse. Néanmoins, l’aspect le
plus intéressant de notre analyse sera de comparer les campagnes en­tre elles,
et de mettre en relation l’ampleur des débats suscités par chaque objet avec
certai­nes de leurs caractéristiques. En fait, l’incertitude liée à notre « échan-
tillonnage » se révèle plus pro­blématique pour évaluer l’intensité relative des
campagnes, à savoir la proportion d’annonces favorables et défavorables à un
196
Etonnamment, il est difficile d’obtenir un chiffre précis pour le tirage total de la presse
quotidienne. En effet, certaines statistiques (http://www.mediatrend.ch) ne prennent
pas en compte les quotidiens avec un tirage infé­rieur à 20’000 (Suisse alémanique) ou
10’000 (Suisse romande) exemplaires ; sur cette base, en 1993 le tirage total atteint
quelque 2.416 millions d’exemplaires (non compris les quotidiens tessinois). D’autres
sta­tistiques (http://www.schweizerpresse.ch) prennent en compte tous les quotidiens,
mais également tous les hebdomadai­res, et calculent un « tirage journalier » ; sur cette
base, le tirage pour l’ensemble de la Suisse atteignait 2.533 millions en 1993. Enfin,
Meier et Schanne (1994 : 49) font état d’un tirage journalier moyen de 2.7 millions
d’exemplaires pour toute la Suisse. En croisant ces différentes sources, on peut faire une
estimation de 2.5 mil­lions d’exemplaires pour les deux princi­pales régions linguistiques
en 1993. Ainsi, le tirage des six quotidiens sélectionnés représenterait environ 38% du
tirage total.
197
A la fin des années 90, par exemple, le rapport entre le lectorat des quinze plus grands
quotidiens suisses et leur tirage était de 2.73 en moyenne. Certains quotidiens (no-
tamment Le Matin) ont même un lectorat de trois à cinq fois plus important que leur
tirage (http://www.schweizerpresse.ch). Au total, le lectorat des six quotidiens choisis
varie entre 2.03 et 2.61 millions durant notre période d’investigation (1984–1994).
395

objet de vote. Dans quelle mesure, en effet, la quantité res­pective de messages


favorables et défavorables à un projet (e. g. 40% vs. 60%) est-elle re­pré­senta­tive
du rapport de forces réel, du moins tel qu’on pourrait l’établir en recensant
toutes les an­nonces parues dans tous les quotidiens ?
La question se pose surtout en rapport avec un éément négligé par
nos critères de sélection, à savoir le clivage ville-campagne. En effet, les
quotidiens sé­lectionnés proviennent tous des grandes villes de chaque région
linguistique (Zürich, Genève, Lausanne) – même si certains d’entre eux ont
une implantation régionale (i. e. dans toute la région linguistique) assez forte,
à l’exemple de la NZZ et de Blick. Dès lors, s’il s’avérait que des sensibilités
différentes s’expriment dans les petits quotidiens locaux, présents avant tout
dans les zones rurales, notre image des campagnes serait biaisée en faveur des
rapports de force en vigueur dans les grands centres. Cette hypothèse n’est
certainement pas à écarter, mais certains éléments en réduisent les conséquences
éventuelles pour notre analyse. Premièrement, comme nous l’avons constaté
plus haut, le lectorat des petits quotidiens est en constante régression depuis
plusieurs décen­nies, ce qui signifie que les habitants des zones rurales ont
de plus en plus recours aux grands quotidiens urbains pour s’informer198.
Deuxièmement, les élites locales marquent vraisembla­blement une préférence
pour un marketing à plus grande échelle que ne le permettent les quo­tidiens
liés à une région déterminée. S’il est possible de faire ici un parallèle avec les
straté­gies publicitaires des entreprises, on a souvent observé que « les clients
et leurs agences publi­citaires, soucieux des coûts, se concentrent avant tout
sur les « titres leaders’ et renoncent de plus en plus à toucher l’ensemble des
marchés régionaux. Cette stratégie de planification à large échelle désavantage
surtout les petits et moyens titres, pour lesquels il est impossible d’une manière
ou d’une autre de profiter des campagnes nationales » (Meier und Schanne,
1994 : 63 [NT]). De même, Kaufmann (1996) souligne que douze titres attirent
à eux seuls 25% du volume des investissements publicitaires, et que la véritable
concurrence pour les quotidiens locaux ne provient pas de la télévision, mais
bien de la presse « trans-régionale ». Ainsi, il est permis de supposer que les
responsables des campa­gnes politiques auront également tendance à concentrer
leurs efforts et leurs ressources sur les quotidiens d’audience régionale, au
détriment des quotidiens locaux.
En somme, les six quotidiens sélectionnés devraient constituer une
vitrine des ressour­ces et des arguments publicitaires utilisés à une échelle plus
large que les grandes villes où ils sont implantés. Par ailleurs, il faut relever le
rôle important que jouent les comités d’action et les partis politiques – dont
nous verrons qu’ils représentent ensemble la majorité des annonceurs impli-
qués dans les campagnes – dans l’agrégation des différentes sensibili­tés locales.
198
Cette tendance se remarque surtout en Suisse romande : parmi les cinq quotidiens
dont le tirage a enregistré un recul entre 1990 et 1994, quatre ont une implantation
locale (http://www.mediatrend.ch).
396

Ainsi, pour toutes les votations importantes, il se constitue un ou plusieurs


comités d’action faîtiers au niveau suisse (à la fois du côté des partisans et des
opposants au projet), comités générale­ment basés à Berne ou à Zürich (voir
chap. 6.3). D’autre part, en ce qui concerne les partis ou de multiples autres
annonceurs, il est souvent impossible de les assigner à une localité ou à une
région précise (par exemple, lorsque trois politiciens de trois cantons différents
se ras­semblent pour signer une annonce), de sorte que la provenance des encarts
publicitaires est beau­coup plus diffuse qu’il n’y paraît de prime abord. Ainsi,
du point de vue de la source des communications, notre sélection des quoti-
diens respecte en quelque sorte le critère de trans­pa­rence posé par Habermas
pour la formation d’« opinions publiques » (Neidhardt, 1994 : 8–9). Cela ne
signifie pas pour autant que les « specta­teurs » de l’arène référendaire aient
accès à un véritable « discours » sur les enjeux, de nature à pouvoir orienter
leurs préférences – confor­mément aux autres exigences du modèle discursif
de l’espace public.

Données récoltées
Un certain nombre d’autres questions sont relatives aux procédures observées
pour la récolte des données proprement dite. En premier lieu, signalons que
les annonces publicitaires ont été recensées pour les quatre semaines précédant
les différentes votations, soit pour une durée maximale de 27 jours. A
posteriori, il apparaît que ce délai est suffisant pour examiner les campagnes
publicitaires ; en effet, seuls 5 objets sur 16 ont enregistré plus de six annonces
(i. e. une annonce par quotidien) dès la première semaine de campagne
prise en considération, et seule la campagne sur l’EEE (voire celle sur les
F/A-18) semble avoir véritablement débuté antérieurement à notre période
d’investigation (voir chap. 6.4). En second lieu, compte tenu de l’investissement
considérable nécessité par le travail de dépouillement des quotidiens199, il est
légitime de poser la question de la fiabilité d’un tel travail. L’Annexe A.1 se
penche en dé­tail sur cette question, dont nous résumons ici les conclusions.
Globalement, nul ne saurait garantir qu’aucune erreur n’a été commise lors
du codage et de la saisie des données. Cepen­dant, l’une des erreurs les plus
probables – l’omission d’une annonce – paraît présenter un risque acceptable,
c’est-à-dire suffisamment faible pour ne pas conduire à une analyse erronée
de la structure des campagnes publicitaires.
Du point de vue du codage des annonces, les éléments suivants ont été
saisis :
– L’identité du quotidien
– Le numéro du projet concerné (selon la numérotation des enquêtes
VOX)
199
Il faut savoir que les publicités ne se trouvent pas dans une rubrique déterminée des
quotidiens, de sorte qu’il a fallu procéder au dépouillement exhaustif de plus de 1600
éditions, certaines comportant plus de 100 pages.
397

– Le numéro du cas (indexé pour chaque annonce relative au même


projet et au même quotidien)
Combinées entre elles, ces trois variables produisent un numéro d’identifica-
tion unique pour chaque annonce détectée (e. g. 2–291–005 = la cinquième
annonce recensée dans le Tages-An­zeiger à propos du vote sur l’ONU). D’autres
informations suivent :
– La date de parution
– La position défendue (oui/non)
– La surface occupée (en cm2)
– La présence d’une image (pas d’image/image/portrait)
– La couleur (noir-blanc/couleur)
– Le responsable de l’annonce (jusqu’à 4 responsables codés)
– Le numéro de référence du texte de l’annonce
Les deux derniers éléments méritent quelques explications supplémentaires.
A pro­pos de l’identité des responsables, on peut noter que toutes les annonces (à
trois exceptions près) ont pu être attribuées à une catégorie d’acteurs plus ou
moins précise. A la saisie, pas moins de 275 catégories d’annonceurs ont été
distinguées – certaines très générales (e. g. membre d’un parti politique) et la
plupart très spécifiques (e. g. l’entreprise Alusuisse) (voir chap. 6.3. et Annexe
G.3). Le numéro de référence du texte de l’annonce est un numéro à quatre chiffres
renvoyant à l’Annexe H, un document recueillant tous les textes parus lors des
seize campa­gnes analysées ici. Il est à noter que la même annonce parue (une
ou plusieurs fois) dans plu­sieurs quoti­diens possède à chaque fois le même
numéro de référence. Ce numéro (précédé de la lettre T) accompagnera les
extraits utilisés ci-après pour illustrer notre analyse des argu­ments pu­blici­taires.
A propos du codage des arguments, effectué dans un deuxième temps sur la base
des textes, signalons que toutes les informations utiles seront données au cha­pitre
7. Pour l’heure, il importe de souligner que toutes les analyses effectuées dans
le prochain cha­pitre, consacré à la structure des campagnes référendaires, se basent
sur l’information dont nous venons de donner un aperçu. Certes, quelques
recherches supplémentaires ont été néces­saires pour com­pléter notre base de
données – notamment pour mesurer le tirage et le lecto­rat des quotidiens à
différents moments, ou pour identifier plus précisément un certain nombre
d’annonceurs200. Globalement, toutefois, il faut reconnaître que la stratégie
« extensive » pour­suivie par cette étude et d’autres recherches apparentées
(e. g. Bützer, 1999) permet d’obtenir une image éton­namment complexe des
campagnes publicitaires, dont les différents aspects pourraient être étudiés
bien au-delà du présent ouvrage.

200
Pour les chiffres du tirage et du lectorat des quotidiens, nous remercions Mme Plöger,
de la société WEMF.
398

5.2.2 Construction des indicateurs


Dans ce chapitre, nous décrivons la construction des indicateurs servant à
mesurer les princi­pales variables individuelles du modèle PMR. Il s’agit du
niveau de compétence politique, des prédispositions politiques, ainsi que de
l’une des variables dépendantes du modèle, la décision de vote. Comme nous
l’avons indiqué précédemment, la motivation, la compétence subjective et
les contraintes individuelles ne seront pas systématiquement intégrées à cette
vérification initiale du modèle, et feront l’objet – nous l’espérons – d’une
prochaine analyse. D’autre part, les variables utilisées occasionnellement,
lors d’applications spécifiques de notre schéma d’analyse seront décrites au
moment opportun, que ce soit dans les chapitres suivants ou dans un certain
nom­bre d’an­nexes à cette ouvrage. Enfin, les procédures de codage des argu­
ments seront présentées en détail au chapitre 7.1 et en annexe.

Niveau de compétence
Le concept de « compétence », d’« expertise » ou de « conscience » politique
(ces termes seront considé­rés ici comme synonymes) a donné lieu à passablement
de définitions proches ou équiva­lentes, parmi lesquelles il est parfois difficile de
se repérer. De plus, d’autres concepts voisins ajou­tent à une certaine confusion
– par exemple le degré de « sophistication politi­que » (Lau and Erber, 1985 ;
Luskin, 1987), « l’intellectualité » (McClosky, 1967), ou encore le « niveau de
conceptualisation » (Converse, 1964). Cette confusion provient notamment
du man­que d’inter-disciplinarité entre les travaux de psychologie et de
science politique : « there has been relatively little cross-fertilization between
psychology and political science along these lines. There is little evidence of
political scientists making use of psychologists’ findings on expertise, and there
is even less evidence of psychologists making use of or trying to explain politi-
cal scientists’ findings on expertise » (Krosnick, 1990a : 2). Pour notre part,
nous avons pris en considération les nombreuses dimensions de la compétence
mises en évidence dans les deux traditions de recherche (Luskin, 1987 ; Fiske et
al., 1990 ; Price and Zaller, 1993), afin de choisir en connaissance l’indicateur
qui convient à l’opérationalisation de notre mo­dèle.
Selon Nincic (1992a : 49–50), il existe trois types diffé­rents de compétence
(awareness) : elle peut être factuelle, normative ou contextuelle. Pour les be­soins de
notre analyse, nous aurons recours à une mesure de compétence factuelle, relative aux
enjeux touchés par les objets de vote (issue-specific awareness). Contrairement à
Zal­ler, par exemple, qui doit se résoudre à utiliser « une me­sure de compétence
générale, chronique » (1992 : 43), nous dispo­sons d’indicateurs permettant de
mesurer la connais­sance des enjeux – ce qui est préférable, de l’aveu même de Zaller
(voir cependant Fiske et al., 1990 : 46). Par ailleurs, l’expertise spé­cifique à un
domaine semble renforcer l’accessibilité et l’intégration des attitudes – ce que
nous cher­chons précisément à mesurer –, alors que la sophistication générale
tend plutôt à encourager le traitement on-line de l’information (McGraw and
399

Pinney, 1990). A noter aussi que les deux types d’expertise semblent se distinguer
quant à leur mode d’acquisition (expé­rience directe vs. sources indirectes) et
quant à leur fréquence d’utilisation (1990 : 11–2).
Pour ces raisons, nous nous baserons sur trois items in­clus systématique­
ment dans les ques­tionnaires VOX : (1) la mention (ou le souvenir201) du titre
de l’objet de vote ; (2) la mention de son contenu général ; (3) la mention de la
recommanda­tion de vote émise par le Conseil fédé­ral. Pour chaque question,
les individus obtiennent un score de 0 (pas de réponse, mauvaise réponse)
ou de 1 (réponse correcte). Ces scores sont en­suite agrégés pour former une
échelle de connaissance, qui varie donc entre 0 et 3. Cette première variable vise
à mesu­rer essentiellement le degré de différenciation des systèmes d’attitudes
(Luskin, 1987 : 882). A noter que la distribution de l’échelle de connaissance est
clairement asymétrique (plus de la moitié des individus ont un score maximal,
et plus d’un quart ont un score de 2), contrai­re­ment à la distribution typique
des échelles de connaissance générale, qui est plutôt de forme normale (voir
Delli Carpini and Keeter, 1992 : 32–5).
Ensuite, dans la mesure où la compétence peut être définie comme
un « engagement intel­lec­tuel vis-à-vis de la politique » (Zaller, 1992 : 21),
nous souhaitons que notre indicateur tra­duise également une dimension de
« compétence pratique » (voir Bütschi, 1993 ; Judd and Downing, 1990). Cette
dimen­sion désigne la capacité qu’ont les individus d’utiliser leurs connaissances
des enjeux pour prendre une décision, et d’être ainsi à même de motiver cette décision au
moment de l’interview. Les répondants étant invités à donner deux justifications
pour leur décision, leur score sur notre échelle de motivation varie donc entre 0
(pas de justi­fication202) et 2. Dans une certaine mesure, cette seconde variable
exprime le degré d’intégration des systèmes d’attitudes, puisqu’elle mesure la
capacité des individus à fonder leur décision de vote sur une base motivationnelle
ou cognitive – un aspect de la structuration verticale des attitu­des (Peffley and
Hurwitz, 1985).
Finalement, les deux échelles ont été combinées dans une échelle de
compétence variant entre 1 et 4. Suivant Luskin (1987 : 884–5), les indices compo­
sites sont généralement préférables à des mesures partielles et indépendantes. La
Figure 5.1 illustre la manière dont les dimen­sions cognitive et motivationnelle
201
Rappelons qu’il s’agit d’interviews post-scrutin, effectuées dans les deux semaines
suivant le vote.
202
Ou du moins pas de justification « valable ». Les justifications sont considérées comme
non valables si elles sont clairement hors propos (e. g. des raisons de voter oui pour
motiver un non) ou si elles ne sont pas liées aux caractéristiques de l’objet de vote (e. g.
« J’ai voté comme mon mari/ma femme »). A noter que la va­lidité des mo­tivations est
indépendante de la participation effective au scrutin. De la même ma­nière que nous
prenons en considération les décisions « virtuelles » prises par les abstentionnistes (voir
infra), nous retenons leurs motiva­tions « virtuelles » en réponse à la question : « Quelles
sont les raisons principales pour lesquelles vous auriez accepté/refusé l’objet ? ». Cette
remarque s’applique également aux questions relatives à la connaissance de l’objet.
400

de la compétence ont été combinées pour produire notre index composite,


ainsi que l’importance relative des quatre degrés de compétence au sein de
notre échantillon total de 111 votations (politique interne et exté­rieure).

Figure 5.1 : Construction de l’index composite de compétence politique


(n = 111’000)

Connaissance
0 1 2 3

Motivation 1 1 (34.9%) 3 (32.6%)


2 (18.1%)
2 4 (14.5%)

Prédispositions politiques
Venons-en aux prédispositions politiques. Si l’on adopte la définition de Zaller
(1992 : 22–8), le meil­leur indicateur disponible dans les enquêtes VOX est
de prime abord l’auto-position­nement des individus sur l’axe gauche-droite.
Malheureusement, cette variable est manquante pour tous les objets antérieurs
à décembre 1988, de sorte que nous devrons nous satisfaire d’un indicateur de
l’identification partisane des individus. Assurément, cette variable est loin d’être
idéale, puisque près de 50% des répondants dans notre échantillon n’expriment
aucune préférence partisane203. Toutefois, nous créerons une catégorie pour les
« non-partisans », et nous aurons soin de comparer leur comportement avec
celui des sympathi­sants des différents partis204. Compte tenu du nombre
exceptionnel des partis politiques en Suisse – jusqu’à 16 partis ont été mentionnés
par les répondants –, la question qui se pose est précisément d’assigner les partis
et leurs sympathisants à des catégories analytiques plus larges, afin de rendre
possible une application du modèle PMR. Comme nous l’avons déjà suggéré,
203
En réalité, 40.7% des individus déclarent n’avoir aucune préférence partisane, tandis
que 7.3% n’ont pas répondu à la question et que 1.5% affichent une sympathie pour
un parti qui n’apparaît pas sur les listes des interviewers. Ces deux dernières catégories
d’individus seront exclues désormais de notre analyse.
204
Précisons que l’appartenance à la catégorie « non-partisans » n’implique aucunement
une absence d’idéologie et de valeurs politiques stables. Toutefois, les non-partisans
sont tendanciellement moins informés des enjeux, ainsi que l’indique leur score moyen
sur l’échelle de compétence (2.17, contre 2.44 pour les citoyens de gauche et de droite,
et 2.37 pour les citoyens d’extrême droite ; F = 753 ; p < .001).
401

le clivage gauche-droite continue d’être considéré comme la principale ligne


de dé­marcation en politique suisse (Kerr, 1974 ; Lehner, 1984 ; Hug, 1994a ;
Christin, 1999), même si elle s’impose davantage aux élites politiques qu’aux
citoyens (Sciarini, 1991 : 141–2). Tou­tefois, dans certains domaines qui nous
intéressent particulièrement comme la politique étran­gère ou la politique de
l’immigration, on observe régulièrement une scission au sein même du camp de
la droite, entre d’une part les partis modérés (PDC, PRD) et, d’autre part, les
partis plus extrémistes (UDC, Action Nationale/Démocrates Suisses, Parti des
Automobilistes, etc.) (voir Sciarini et Marquis, 2000). Dans de telles situations,
la droite modérée prend générale­ment une position commune avec la gauche,
tandis que les partis extrémistes se singularisent en prônant des solutions
drastiques, comme la limitation de l’immigration ou l’absentéisme intégral
sur le plan de la participation aux organisations internationales.
Ceci étant, si Zaller (1992 : 44–5) a raison d’affirmer que les citoyens
suivent « leurs » élites politiques lorsqu’ils possèdent l’information contextuelle
adéquate, alors nous proposons de procéder à un regroupement des sympathies
partisanes en trois catégories qui correspondent aux différentes configurations de
coalitions pouvant se présenter au sein du système partisan. Ainsi, le recodage
des 16 différentes préférences partisanes en trois tendances (gauche, droite,
extrême droite) auxquelles s’ajoute une catégorie pour les non-partisans,
permettra de tester le modèle dans toutes les situations205. Dans notre échantillon
total comprenant 111 votations (n = 101’234), la répartition des individus par
tendance se fait comme suit : gauche : 21.8% ; droite modérée : 23.9% ; extrême
droite : 9.7% ; non-partisans : 44.7%.

Décision de vote
L’une des variables dépendantes de notre analyse est la décision de vote prise
par les citoyens vis-à-vis des différents objets. Evidemment, il s’agit de la
décision rapportée par les individus, laquelle peut être différente de la véritable
décision dans certains cas. Nous savons d’expérience que la décision de vote,
de même que la participation au scrutin, sont régulière­ment biaisées dans les
enquêtes VOX. Cependant, ceci ne devrait pas altérer nos conclu­sions, puis-
que nous ne nous intéressons pas au niveau absolu de soutien dont bénéficie
le gouver­nement, mais aux variations relatives de ce soutien.
La décision de vote a été convertie en un indicateur de soutien à la position
du gouvernement (i. e., inversée dans le cas des initiatives, qui prônent un point
de vue opposé à celui des autorités), afin de rendre les différentes votations
comparables et d’assortir notre mesure du comporte­ment individuel aux mesures
effectuées au niveau des élites (voir chap. 6.6.2). Il convient de sou­ligner que

205
Les 16 partis sont assignés aux trois camps de la manière suivante : Gauche : POCH,
Parti du Travail, Parti Socialiste Autonome, PSS, Alliance Verte, PES, AdI. Droite
modérée : PEP, PDC, PRD. Extrême droite : UDC, PLS, Action Nationale/Démocrates
Suisses, Parti des Automobilistes/de la Liberté, Parti Républicain, Vigilance.
402

cette varia­ble comprend également les décisions « virtuelles » prises par les
absten­tionnistes, dans la me­sure où ceux-ci les ont effecti­vement exprimées.
Bien que les partici­pants et les non-partici­pants ne se prononcent pas sur tous
les objets de manière strictement semblable (Di Giacomo, 1993), plusieurs
raisons s’imposent pour conserver ces derniers dans notre échantillon206. En
particulier, cela permet d’en augmenter la taille de moitié environ – et donc
d’élever le ni­veau de signification de nos ré­sultats, ce qui s’avère important pour
le très petit nombre de votations ayant trait à la politique étrangère. D’autre
part, l’inclusion des non-participants a pour effet d’accroître la variance du
niveau de compétence, l’une des va­riables-clés du mo­dèle207. Au total, 80.6%
des individus dans notre échantillon total ont ex­primé une décision de vote
« va­lable » (i. e. à l’exclusion des votes blancs, des non-réponses et des individus
qui ne se rap­pellent pas leur décision).
Enfin, il convient de souligner que les analyses agrégées comprenant un
grand nombre de votations porteront uniquement sur les votes pour lesquels
nous disposons d’une enquête VOX, sauf indi­cation contraire (981–1995).
A cet égard, 111 votations seront prises en considération (dont 4 en politique
extérieure, 7 en politique de défense, et 5 en politique de l’immigration). A
souligner que les deux votes ayant porté sur l’adhésion et sur la participation aux
institutions de Bretton Woods seront considérés dans notre recherche comme
un seul objet.

206
D’après nos données, les participants sont légèrement plus favorables au gouvernement
que les non-partici­pants (respectivement 61% et 58% en sa faveur ; Phi = .03 ; p <
.001), mais la majorité n’aurait basculé dans le camp adverse que dans de très rares
cas si les abstentionnistes s’étaient donné la peine de voter.
207
Parmi les individus qui ont donné une décision de vote, seuls 35% des participants sont
classifiés dans l’une des deux catégories inférieures du niveau de compétence. Dans
certaines configurations (groupe idéologique × domaine politique × niveau de conflit
des élites), cette proportion est encore nettement plus réduite, de sorte que les rela­tions
mises en évidence entre la compétence et le vote se basent presque uniquement sur
les différen­ces de comportement entre les individus des deux niveaux de compétence
supérieurs. La prise en considération des non-participants permet d’augmenter la pro-
portion d’individus peu compétents de 35% à 42%. (Pour une discus­sion des problèmes
entraînés par une faible variance des variables indépendantes, voir le chap. 9.5.1).
403

6 La structure des campagnes et ses


effets sur le vote
Dans ce premier volet de notre partie empirique, nous commencerons par
effectuer une ana­lyse descriptive des campagnes publicitaires en matière de
politique extérieure suisse. Nous tâcherons de mettre en évidence la structure
de ces campagnes, en soulignant leurs traits communs, et en recourant à une
comparaison systématique entre les objets de rela­tions internationales (i. e.
la politique extérieure stricto sensu) et les objets relevant des deux domai­nes
connexes que sont la politique de défense et la politique des étrangers. Cette
compa­raison portera essentiellement sur trois aspects : (1) l’intensité ab­solue
des campagnes, ou, si l’on préfère, leur « envergure » ; (2) leur intensité re-
lative, c’est-à-dire le degré de compétition qu’elles engendrent ; (3) l’identité
des annonceurs qui sont enga­gés dans cette compétition et « animent » ainsi
les campagnes référendaires. Seront égale­ment pris en compte les moyens de
diffusion des annonces, c’est-à-dire les caractéristiques des dif­fé­rents quoti-
diens comme leur provenance linguistique, ainsi que la « dynamique » des
cam­pagnes. Ces analyses descriptives seront suivies par une étude des effets
des campagnes, au niveau individuel et agrégé.

6.1 L’intensité absolue des campagnes


Notre banque de données sur les campagnes référendaires en Suisse comprend
2920 cas, ce qui correspond à un peu moins de 2900 annonces208. Ce nombre
équivaut à plus d’une paru­tion journalière dans chaque journal et pour chaque
objet pendant le mois précédant les vota­tions ; si l’on préfère, le lecteur assidu
d’un journal rencontrera environ 30 annonces sur cha­que objet dans le mois
précédant la votation. Ce résumé donne une idée de l’ampleur totale des
campagnes publicitaires, mais non pas de leur variabilité d’un objet à l’autre.
En effet, on ne recense pas moins de 1146 annonces sur l’Espace Economique
Européen, soit près de 8 annonces par jour dans chaque journal, alors que le
vote sur la naturalisation facilitée des jeu­nes étrangers n’a fait l’objet que de
208
Le solde entre le nombre total de cas et le nombre exact d’annonces (2890) résulte du
fait que certaines annon­ces concernaient plusieurs objets à la fois. Lorsque ces objets
étaient très proches et relevaient du même domaine (c’est le cas des deux objets sur
les étrangers d’avril 1987 et des deux objets sur l’armée de juin 1993), l’annonce a
été codée une seule fois, de façon commune aux deux objets. En revanche, lorsque
les objets rele­vaient de domaines différents (c’est le cas de l’adhésion aux institutions
de Bretton Woods et de l’initiative sur le service civil de mai 1992, des objets sur les
étrangers et de l’initiative sur les dépenses militaires d’avril 1987, ou encore du projet
de casques bleus suisses et celui sur la naturalisation facilitée de juin 1994), les annonces
com­munes ont été codées séparément.
404

10 annonces en tout et pour tout, c’est-à-dire sur l’ensemble de la période et


des six journaux. Un autre critère de variation important concerne la surface
des annonces. Autour d’une moyenne de 185 cm2, la surface occupée par une
an­nonce fluctue entre 6 cm2 et deux pages209. Au total, les 16 objets de vote ont
occupé une sur­face de près de 540’000 cm2, soit environ 420 pages pleines d’un
journal de taille ordinaire. Bien évidemment, les différences entre les objets
observées quant au nombre d’annonces sub­sistent et sont même accentuées
en regard de leur surface agrégée – par exemple, la seule campagne sur l’EEE
contribue pour moitié à la surface totale de toutes les campagnes.
Au-delà de ces résultats agrégés, la prise en compte, en plus de leur
nombre, de la surface des annonces est importante pour plusieurs raisons. Tout
d’abord, la taille des annonces peut révéler deux caractéristiques des annonceurs,
c’est-à-dire de la source des messages publicitaires : (1) leur capacité financière ;
(2) leurs stratégies, c’est-à-dire la façon dont les annonceurs « distillent » leurs
messages au cours de la campa­gne, compte tenu de leur capacité financière210.
Ensuite, du point de vue des récepteurs des messa­ges, il importe de connaître
à la fois le nombre d’occurrences d’une annonce (ou d’un type d’annonces)
et sa visibilité, afin de faire une première estimation de son potentiel persua­
sif. Par exemple, on peut supposer qu’un grand nombre d’annonces de taille
réduite transmettant un message simple, ou al­ternativement un petit nombre
d’annonces de grande taille transmettant un mes­sage plus élaboré, auront
un impact différent sur différents types de citoyens. Ainsi, une com­binaison
du nombre et de la surface des annonces est nécessaire à une étude plus ap­
pro­fondie de l’impact des campa­gnes publicitaires. Pour l’instant, le Tableau
6.1 donne un aperçu du contenu de la banque de données en distinguant les
cas selon les objets et le do­maine poli­tique des objets. Il indique également
les abréviations que nous utiliserons doréna­vant pour dési­gner les diffé­rents
objets de vote.
L’importance relative des objets de politique extérieure est immédiate­
ment visible dans cette simple distribution des cas par objet et par domaine
politique. En effet, plus de la moitié des annonces recensées (et près des
deux tiers de la surface totale) se rapporte aux quatre objets de relations
209
La médiane de la distribution n’est que de 110 cm2, alors que l’écart-type s’approche
de 242 cm2. Autrement dit, les surfaces sont distribuées de façon relativement dispersée
et asymétrique (Pearson’s skewness = 4.21) ; trois quarts des annonces ont moins de
200 cm2, alors qu’un tout petit nombre d’annonces (moins de 3%) repré­sentent un
cinquième de la surface totale.
210
En effet, le coût d’une annonce se mesure avant tout à sa surface, mais également aux
tarifs pratiqués par les différents journaux. En considérant toutefois que les motivations
pour faire paraître une annonce dans un jour­nal déterminé ne sont pas principalement
financières – ce que suggère la distinction entre différents types d’annonceurs (voir chap.
6.3.) –, on peut admettre qu’il n’existe pas de biais systématique lié aux journaux et que
la surface totale des annonces représente un assez bon indicateur de l’investissement
des différents annon­ceurs.
405

internationales. Encore faut-il remarquer que l’EEE est responsable en grande


partie de l’intensité extraordinaire des campagnes dans ce domaine ; en
comparaison, la campagne sur les casques bleus (pourtant particulièrement
animée et la troisième en importance du point de vue de la surface occupée)
fait figure d’événement mineur, de même que les cam­pagnes sur l’ONU et les
institutions de Bretton Woods. Après les relations internationales suivent, par
ordre d’importance, les objets relatifs à la défense nationale et ceux relevant
de la politi­que de l’immigration et des étrangers. En l’absence de données
complètes concer­nant d’autres domaines de politique interne, il est délicat
d’évaluer l’intensité des campagnes por­tant sur l’armée et sur les étrangers.
Il apparaît toutefois que, conjugué à d’autres indica­teurs comme le taux de
participation211, l’écart substantiel en termes d’intensité séparant le domaine
de la défense nationale de celui des étrangers met en évidence la saillance
particu­lière des enjeux relatifs à l’armée suisse et à son organisation. Ce d’autant
que les campagnes relatives aux étrangers comptent probablement parmi les
plus intenses en matière de politique interne212.
Pour résumer ces premiers descriptifs, on peut dire qu’autour d’une
moyenne d’environ 26 pages pleines par objet de vote, l’intensité des campagnes
varie selon différents types de contextes. Premièrement, par domaine politique,
les enjeux de relations internationales précè­dent très nettement les objets
relatifs à la défense nationale et, plus loin encore, les objets re­levant de la
politique des étrangers. Il s’avère que cette dispersion se retrouve à d’autres
211
Voir les taux de participation élevés enregistrés lors des votes sur l’abolition de l’armée
(68%), sur les places d’armes et sur les avions de combat (55%).
212
Pour situer l’intensité des campagnes en politique des étrangers et de l’immigration,
nous pouvons effectuer une comparaison avec les chiffres présentés par Hertig (1982 :
53). L’auteur, sur la base de 41 objets de toutes sortes soumis à votation entre 1977 et
1981, trouve en moyenne 3.6 pages de publicité par objet, ceci dans deux quotidiens
et un journal gratuit lors de la dernière semaine de campagne. Notre base de données
révèle une inten­sité légèrement inférieure pour les objets ayant trait unique­ment aux
étrangers, puisque ceux-ci donnent lieu en moyenne à 3.3 pages de publicité, mais
dans seulement deux journaux équivalents, de sorte que l’intensité dans ce domaine
est probablement supérieure. Mais cette différence peut éven­tuellement s’expliquer en
partie par l’intensification générale des campagnes publicitaires au cours des années
80. Pour cette raison, l’enquête menée par Bützer (1999) offre peut-être un point de
comparaison plus éclai­rant. En effet, cet auteur a analysé 16 objets de vote de politique
interne (1981–1996), sur la base des publicités parues dans les six mêmes journaux que
ceux de notre en­quête, durant le mois précédant les votations. Il obtient une moyenne
de 9.2 pages par objet, tandis que d’après nos données la politique des étrangers
donne lieu à une cou­verture publi­citaire supé­rieure (11.9 pages par objet). Toutefois,
il convient de noter que les objets retenus par cet auteur n’ont pas été sélectionnés de
façon aléatoire, mais en fonction des objectifs de sa recherche et de critè­res pratiques.
C’est pourquoi il s’agit d’interpréter les résultats de notre com­paraison avec prudence ;
une conclusion raisonna­ble serait de dire que les objets relatifs à l’immigration sont au
moins aussi intenses que les autres objets de poli­tique interne.
406

Tableau 6.1 : Importance relative des différentes campagnes (en fonction du nombre
d’annonces et de la surface occupée)

Objet % nombre total n % surface totale N


213 : SC84 a
4.7 136 4.8 25’764
291 : ONU 7.9 232 4.6 25’013
321–2 : ASL/ETR 2.3 67 2.3 12’693
321 : ASL 1.1 31 0.9 4’705
323 : RDM 2.1 62 2.4 13’093
363 : AN 5.7 166 6.4 34’763
382 : GSSA 10.2 298 7.5 40’435
422 : LBAR 1.2 36 1.1 6’009
441 : BRW 1.8 53 1.8 9’568
445 : SC92 0.7 19 0.3 1’860
471 : EEE 39.2 1146 49.4 267’462
491–2 : PLA/AVC 8.6 250 6.0 32’510
491 : PLA 0.9 27 0.8 4’184
492 : AVC 2.2 64 2.1 11’183
531 : CBL 8.6 252 7.6 41’185
533 : NAT 0.3 10 0.1 719
553 : MDC 2.4 71 1.9 10’381
Total 100% (n = 2’920) 100% (N = 541’527)

Domaine politique % nombre total n % surface totale N

Relations internationales 57.6 1683 63.4 343’228


Immigration/étrangers 11.8 345 11.7 63’261
Défense nationale 30.6 892 24.9 135’038
Total 100% (n = 2’920) 100% (N = 541’527)
a
Signification des sigles utilisés dans le tableau et dans le texte :
SC84 :initiative pour un service civil, 26.02.84 ;
ONU : adhésion à l’ONU, 16.03.86 ;
ASL et ETR : loi sur l’asile et loi sur les étran­gers, 05.04.87 ;
RDM : référendum sur les dépenses militaires, 05.04.87 ;
AN : initiative de l’AN pour la limitation de l’immigration, 04.12.88 ;
GSSA : initiative pour la sup­pression de l’armée, 26.11.89 ;
LBAR : loi Barras, 02.06.91 ;
BRW : adhésion aux institutions de Bretton Woods, 17.05.92 ;
SC92 : initiative pour un service civil, 17.05.92 ;
EEE : adhésion à l’Espace Economique Européen, 06.12.92 ;
PLA et AVC : initiative contre les places d’armes et initia­tive contre les avions de combat, 06.06.93 ;
CBL : création d’un corps de casques bleus suisses, 12.06.94 ;
NAT : naturalisation facilitée pour les jeunes étrangers, 12.06.94 ;
MDC : mesures de contrainte en matière de droit des étrangers, 04.12.94.

ni­veaux d’analyse. Deuxièmement, en considérant la région linguistique dans


laquelle les cam­pagnes ont été menées, on constate que la Suisse alémanique
407

est le théâtre de luttes générale­ment plus vastes et plus serrées que la Suisse
romande. En effet, 62% des annonces et 69% de la surface totale se rapportent
aux trois journaux alémani­ques ; qui plus est, les trois campa­gnes les plus
intenses se sont déroulées très largement en Suisse alémanique (EEE : 78%
de la surface ; AVC : 67% ; CBL : 76%). Il est à noter que ces résultats ne
sont pas biaisés par la surreprésentation de la Suisse alémanique à l’échelle
natio­nale, puisque trois journaux ont été dépouillés de part et d’autre de la
frontière linguistique. L’explication réside plutôt dans cer­taines différences
culturelles ; notamment, l’utilisation de la démocratie directe est nettement
plus répandue en Suisse alémanique (Kriesi, 1995 : 85–8), ce qui contribue sans
doute à dé­velopper une « culture référendaire » visible au travers de l’intensité
des campagnes. A noter toutefois que l’asymétrie entre les deux régions se
mani­feste surtout en politique extérieure et en politique de défense, ainsi que
pour les campagnes les plus intenses213. Nous reviendrons sur ce thème lors
de notre étude des annonceurs.
Troisièmement, la variabilité de l’intensité des campagnes se reflète
également dans de l’étude séparée des différents journaux. Il convient de
rappeler que le principal critère de sé­lection des journaux, en plus de leur
provenance régionale et de leur volume de diffusion, se rapporte à leur « couleur
politique ». Comme représentants d’une tendance de centre-gauche – il n’existe
pas de grand journal de gauche en Suisse – le Tages-Anzeiger (TAZ) et la Tribune
de Genève (TDG) ont été choisis. La Neue Zürcher Zeitung (NZZ) et le Journal de
Genève (JDG) représentent une tendance de droite. Enfin, Blick (BLI) et le Matin
(LMA) ont été sé­lectionnés comme exemples de la presse « populaire », soit
apolitique (c’est plutôt le cas du Matin), soit populiste et sans ligne politique
fixe (c’est plutôt le cas de Blick). De tous les journaux, le TAZ est le plus prisé
des annonceurs (environ 30% des annonces et de la sur­face), suivi par BLI
et, à niveau égal, la NZZ et la TDG. Le JDG et LMA ferment la mar­che,
avec guère plus d’un dixième des annonces et de la surface chacun. Si l’on
regroupe les différents journaux par tendance politique, on s’aperçoit que les
journaux de centre-gauche arrivent en tête (45% des annonces), suivis par les
journaux populaires (30%) et de droite (25%).
En première analyse, les journaux de centre-gauche semblent proposer
le meilleur compromis entre trois critères pouvant rentrer en ligne de compte
dans le « calcul » stratégique des annon­ceurs : (1) la taille du lectorat, qui peut
également influer sur le tarif des annonces ; (2) la va­riété du lectorat ; (3) la
qualité du lectorat, en première ligne sa familiarité et sa sympathie vis-à-vis
des arguments utilisés. Le premier critère entre en ligne de compte pour
déterminer le rapport qualité-prix proposé par les quotidiens, par exemple par

213
70% des annonces (76% de la surface) en politique extérieure sont parues en Suisse
alémanique, de même que 55% des annonces (60% de la surface) en matière de poli-
tique de défense ; en revanche, la situation est plus équilibrée en matière de politique
des étrangers (57% des annonces et 50% de la surface en Suisse romande).
408

rapport au coût nécessaire pour atteindre 1000 lecteurs (Tausend-Leser-Preis), et


conduit à éliminer ceux qui ne ré­pondent pas aux exigences économiques
posées par un grand nombre d’annonceurs (Meier und Schanne, 1994 : 23–4).
Les deux autres critères représentent en réalité une alterna­tive. D’un côté, un
annonceur peut choisir de toucher un public varié, afin de tenter de convaincre
des personnes qui ne sont pas a priori acquises aux arguments défendus (mobili­
sation ex­terne). De l’autre côté, il peut aussi choisir de concentrer son action sur
un public plus ciblé, afin de contourner le problème de l’exposition sélective
(Stewart and Ward, 1994 : 325–6) et de maximiser l’impact de ses argu­ments
(mobilisation interne). Fagagnini (1989 : 220–1) for­mule cette alternative de
manière un peu différente, à savoir la préférence pour un marché ou pour une
idéologie. L’existence de tels choix stratégiques deviendra évi­dente lorsque nous
distin­guerons l’identité des différents annonceurs. Pour l’heure, revenons à
l’argument énoncé plus haut : les journaux de gauche paraissent offrir le
meilleur compromis entre, d’une part, une diffusion relativement large (ils se
placent au second rang dans leur ré­gion linguistique res­pective214), et d’autre
part un lectorat assez varié, malgré une légère ten­dance centriste (TDG) ou
de gauche (TAZ) qui peut avoir en plus attiré certains annon­ceurs de cette
tendance. Par contraste, les journaux populai­res ont comme principal atout
leur fort ti­rage et la variété du public touché ; en revan­che, ils peuvent paraître
moins attractifs pour des intérêts très par­ticu­liers et se caractérisent par un
public générale­ment moins attentif à la poli­tique. A l’inverse, les journaux de
droite sont rela­tivement profi­lés et offrent la meil­leure tri­bune pour la défense
d’intérêts spécifiques, en par­ticulier écono­miques ; par contre, leur tirage ré­
duit et leur public relativement ho­mogène constituent un handicap pour des
an­nonceurs en­clins au pro­sélytisme.
Le Tableau 6.2 rassemble les différentes variables discutées jusqu’ici. Pour
des raisons de lisibilité, on distingue cette fois-ci entre les domaines politiques, et
non entre les différents projets. Toutes les valeurs centrales du tableau indiquent
des pourcentages propres à chaque cellule, et non des pourcentages en lignes
ou en colonnes. Les pourcentages marginaux (en italique) se rapportent à la
proportion relative d’annonces dans les différents types de journaux (dernière
colonne) ou dans les différents domaines (dernière ligne).

214
Le TAZ, avec un tirage compris entre 250’000 et 280’000 exemplaires, a été le second
au palmarès alémani­que pendant toute la période 1984–1994 (derrière BLI, mais
largement devant la NZZ, la Berner Zeitung et la Basler Zeitung). La TDG, avec un
tirage proche de 60’000 exemplaires, se place également au second rang en Suisse
romande, derrière 24 Heures, et juste devant LMA. Du point de vue du lectorat de ces
quotidiens, la posi­tion est inchangée pour le TAZ (entre 575’000 et 750’000 lecteurs),
tandis que la TDG (entre 125’000 et 150’000 lecteurs) rétrograde à la troisième place,
derrière LMA et 24 Heures. Rappelons que l’on peut consulter l’Annexe A.2 pour un
aperçu de l’évolution du tirage et du lectorat des six quotidiens pris en compte dans
cette étude.
409

Tableau 6.2 : Répartition du nombre d’annonces et de la surface occupée (pourcen­


tages) selon les domaines politiques et les catégories de journaux

Catégorie de journaux Domaine politique Total


Relations inter- Immigration, Défense ­
nationales étrangers nationale
nombre surface nombre surface nombre surface nombre surface
Neue Zürcher Zeitung 10.2 9.8 1.3 1.4 2.7 3.2 14.2 14.4

Tages-Anzeiger 16.1 20.6 2.7 3.0 8.9 6.6 27.8 30.2

Blick 13.7 18.0 1.1 1.5 5.1 2.4 19.9 24.8

Journal de Genève 6.0 4.0 1.9 1.5 2.6 2.4 10.5 7.9

Tribune de Genève 6.4 5.0 3.4 2.8 7.2 4.3 17.0 12.1

Le Matin 5.2 6.0 1.4 1.5 3.9 3.2 10.5 10.7

Journaux alémaniques 40.0 48.5 5.1 5.8 16.8 15. 62.0 69.3

Journaux romands 17.6 14.9 6.7 5.9 13.8 9.9 38.0 30.7

Journaux de gauche 22.5 25.6 6.2 5.8 16.1 10.9 44.8 42.3

Journaux de droite 16.2 13.8 3.2 2.9 5.3 5.6. 24.8 22.3

Journaux populaires 18.9 24.0 2.4 3.0 9.1 8.5 30.4 35.5

Total (n = 2920 ; 57.6 63.4 11.8 11.7 30.5 24.9 100.0 100.0
N = 541’527 cm2 )

Dans le prolongement de notre analyse descriptive, nous avons examiné le


lien entre l’intensité des campagnes et le niveau de mobilisation au sein de la
population. Notre hypo­thèse est banale : plus une campagne est intense, plus
le niveau de participation populaire au scrutin est élevé. A première vue, une
certaine correspondance semble exister entre l’intensité des campagnes dans
les différents domaines et la participation moyenne enregistrée dans ceux-ci.
Malgré les précautions à prendre en raison des effets « multipack » (voir Joye
et Papa­dopoulos, 1994), il s’avère en effet que les moyennes de participation
pour les relations inter­nationales (53.8% ; n = 4), pour la défense nationale
(49.7% ; n = 7) et pour la politique des étrangers (45.6% ; n = 5) se situent au-
dessus de la moyenne pour le reste des objets de vote (41.0% ; n = 95), ce qui
fait écho aux variations sectorielles de l’intensité des campagnes pu­blicitaires.
Une analyse plus systématique montre que les corrélations bivariées entre le
taux de partici­pation, d’une part, et la surface totale des campagnes (Pearson’s
r : .79) ou le nom­bre total d’annonces (r : .85) sont relativement élevées pour les
16 objets de vote de cette étude. Il convient toutefois de souligner que nous ne
pouvons déduire aucune causalité de la covariation entre les deux phénomènes.
410

A notre avis, la causalité pourrait être bi-direction­nelle : la mobilisation des


élites politiques et celle du public se renforcent mutuellement. Ou alors, on peut
envisager que les deux phénomènes résultent parallèlement d’une troisième
variable : la saillance des enjeux. De bonne heure, l’importance intrinsèque
d’un objet de vote est susceptible de stimuler une attention soutenue, à la fois
de la part des élites et de la société civile ; puis, une fois la campagne lancée,
les deux types d’acteurs se renforcent mutuellement dans leur conviction que
l’enjeu est important (il s’agit toutefois d’un processus non-récursif, dont les
étapes ne peuvent être isolées et analysées dans ce travail, compte tenu de la
qualité de nos données empiriques).

6.2 L’intensité relative des campagnes


Jusqu’ici, nous n’avons parlé que d’intensité absolue, c’est-à-dire du volume
global des mes­sages publicitaires. Il convient à présent d’introduire la notion
d’intensité relative, qui n’est autre qu’une transposition du concept de taux de
conflit (lié jusqu’ici au comportement des éli­tes po­litiques) au contexte des
campagnes. Il importe donc de calculer le rapport du volume d’une campagne
déterminée (le oui ou le non à un objet) au volume total de la campagne (le oui
et le non confondus). Par exemple, lors de la campagne sur l’initiative pour la
li­mita­tion de l’immigration, on observe que 23% des annonces et 29% de la
surface reviennent aux partisans de l’initiative. Dans ce cas, on observe donc
une nette prédominance d’une campagne (pour le non) sur une autre (pour
le oui) – une situation qui, selon Hertig (1982), entraîne presque à coup sûr
une victoire de la campagne dominante (voir chap. 6.5). Mais un problème
demeure avec cette mesure : même si l’on se base systémati­quement sur le
pour­centage du volume publicitaire favorable à un objet, les différents pour­
centages ainsi obtenus ne sont pas comparables entre eux. En effet, tantôt ils
expriment un soutien aux autorités qui ont élaboré l’objet de vote ; tantôt,
dans le cas des initiatives, ils marquent un soutien aux ini­tiants et par là
même un désaccord avec les autorités. Pour cette raison, nous utiliserons une
mesure de soutien aux autorités, qui exprime le pourcentage de la surface totale
d’une campa­gne qui partage le point de vue des autorités, sinon sur le fond,
du moins sur la forme.
Pour l’instant, le Tableau 6.3 offre un prolongement à notre discussion
sur la « sélectivité » des annonceurs vis-à-vis des différents journaux, en in-
diquant le taux de soutien aux autorités pour chaque objet de campagne et
chaque journal. Il est à noter que certaines valeurs sont absentes du tableau :
dans certains cas, le nombre d’annonces était trop faible pour donner une
véritable signification au taux de soutien. C’est pourquoi nous avons déclaré
manquantes toutes les données portant sur un nombre de cas inférieur à 5, afin
d’éviter que des valeurs peu significatives ne biaisent les moyennes indiquées
au bas du tableau – cette procédure conduit à éliminer quinze taux de soutien.
411

En revanche, les totaux pour chaque objet (dernière co­lonne) se basent sur
la totalité des cas, puisque leur nombre est toujours suffisamment élevé (10 ≤
n ≤ 1146). Ces totaux représentent des taux de soutien calculés sur l’ensemble
des an­nonces d’une campagne, sans distinction entre quotidiens.

Tableau 6.3 : Taux de soutien au gouvernement (% de la surface occupée) selon


les projets et les différents quotidiens ; les lacunes (…) indiquent un
nombre de cas inférieur à 5

Objet NZZ TAZ BLI JDG TDG LMA Total

213 : SC84 100.0 58.9 21.9 85.3 64.5 81.1 67.8


291 : ONU 7.5 10.1 26.7 52.4 30.3 49.0 23.0
321 : ASL 82.7 32.8 30.2 85.1 64.3 80.5 58.4
322 : ETR 93.0 37.9 32.8 100.0 45.2 100.0 58.2
323 : RDM 100.0 71.7 87.1 100.0 100.0 83.4 89.3
363 : AN 100.0 60.4 24.1 97.8 85.0 67.3 71.2
382 : GSSA 100.0 66.5 37.1 100.0 80.4 63.9 69.4
422 : LBAR … 45.0 … 12.5 32.6 … 27.5
441 : BRW 26.5 22.6 38.4 47.9 29.3 60.9 35.0
445 : SC92 … 100.0 … … … 62.9 78.1
471 : EEE 45.5 51.5 48.2 37.0 48.9 52.2 48.7
491 : PLA 100.0 79.4 91.5 100.0 94.8 86.8 90.1
492 : AVC 100.0 57.0 75.0 100.0 83.5 80.4 76.6
531 : CBL 64.7 48.1 54.9 11.4 43.6 49.5 49.8
533 : NAT … … … … … … 89.2
553 : MDC 96.9 38.9 … 61.2 39.1 … 54.6
Moyenne 78.2 52.1 47.3 70.8 60.1 70.6 61.7

Il est frappant de constater combien les différences entre les journaux sont
importantes. Sur les douze objets pour lesquels nous disposons de données
complètes, seule la campagne sur l’EEE n’a pas connu d’écart supérieur à
20% entre les niveaux de soutien mesurés dans les différents journaux. Sur
certains objets (SC84, ASL, ETR, AN, GSSA, CBL, MDC), les diffé­rences de
soutien publicitaire dépassent 50% entre deux quotidiens au moins. Ces écarts
se reflètent également dans le niveau moyen assigné aux quotidiens : la NZZ
apparaît comme le plus « officiel » de tous, montrant même un attachement
indéfectible à la politique des autorités en matière de défense nationale (voir
Tableau 6.4). Suivent les journaux romands, le journal de centre-gauche (TDG)
412

contenant un peu plus de publicité critique envers la politique gou­vernementale.


Enfin, le TAZ et le BLI ferment la marche, ce dernier étant le seul quoti­dien
« anti-gouvernemental » en moyenne – pour éviter des tournures de phrase
compliquées, nous as­simi­lons la position des journaux à l’utilisation qui en
est faite par les annonceurs.
A présent, plaçons ces résultats dans un contexte plus général. La
moyenne générale du sou­tien enregistré pour les différentes campagnes publi-
citaires se monte à 61.7%. Bien que favo­rable aux autorités dans 11 cas sur 16,
le soutien enregistré dans la phase réfé­ren­daire est donc inférieur en moyenne
au soutien calculé sur la base des mots d’ordre des partis (73.1%) et sur la
base des votes au Conseil National (75.5%). Il est en revanche très proche du
soutien po­pu­laire, calculé sur la base des résultats sortis des urnes (58.6%). A
pre­mière vue, on assiste à une érosion du consensus à mesure que l’on progresse
de l’arène par­lemen­taire vers l’arène parti­sane, puis vers l’arène référendaire,
et enfin vers la population.
Plusieurs explications ont été avancées à ce décalage entre les préférences
des élites politiques et celles des citoyens (voir Schattschneider, 1960 ; Lehner,
1984 ; Papadopoulos, 1994). La plus simple, et peut-être la plus convaincante,
consiste à montrer que les parlementaires diffèrent beaucoup des ci­toyens dans
leurs caractéristiques so­ciales (profession, éducation, etc.) – « le Parlement n’est
pas une copie du peuple » (Lüthi et al., 1991 : 54–6 ; Kriesi, 1995 : 192–8).
De même, les cadres par­tisans – i. e. les membres participant aux congrès ou
assemblées des délégués, responsables du lancement des mots d’ordre – ont
un « niveau social » plus élevé que la population dans son ensemble (Garcia,
1991). Or, l’influence du milieu social sur l’orientation des opinions politiques
est l’un des résultats les plus robustes de la recherche empirique en sciences
socia­les (van Deth, 1986). Mais revenons pour l’instant à notre description des
cam­pagnes publicitaires, pour souligner qu’une certaine structure sem­ble se
dégager en fonction du domaine politique, de la provenance régionale et de
la tendance politique des quotidiens. Le Tableau 6.4 résume ces différentes
dimensions. A noter que les cellules contien­nent des moyennes qui ne prennent
pas en compte les données non significati­ves (i. e. n < 5), alors que les totaux
(en ligne et en colonne) contiennent des moyennes se ba­sant sur la totalité
des cas (n toujours ≥ 10). Par ailleurs, les données concernant la région lin-
guistique et la ten­dance politique sont de simples moyennes calculées sur les
jour­naux concernés.
Un commentaire s’impose d’emblée : en matière de relations inter­natio­
nales, le Conseil fédé­ral fait l’unanimité contre lui. Sans être parfaitement
uniformes d’un quotidien à l’autre, les campagnes ne sont que rarement
en sa faveur ; la région linguistique et la tendance politique des journaux
n’interfèrent que très peu – et pas de façon systématique – dans la « levée en
masse » contre les propositions gouvernementales, alors même qu’au sein de
la population leur acceptation varie bel et bien en fonction de la région et de
413

Tableau 6.4 : Moyennes du taux de soutien au gouvernement (% de la surface occu-


pée) selon les catégories de journaux et les domaines politiques

Catégorie de journaux Domaine politique Total

Relations Immigration, Défense


­internationales étrangers ­nationale

Neue Zürcher Zeitung 36.1 93.1 100.0 78.2


Tages-Anzeiger 33.1 42.5 68.4 52.1
Blick 42.0 29.0 62.5 47.3
Journal de Genève 37.2 86.0 83.0 70.8
Tribune de Genève 38.0 58.4 76.0 60.1
Le Matin 52.9 82.6 76.4 70.6
Journaux alémaniques 37.1 54.9 77.0 59.2
Journaux romands 42.7 75.7 78.5 67.2
Journaux de gauche 35.6 50.5 72.2 56.1
Journaux de droite 36.7 89.6 91.5 74.5
Journaux populaires 47.5 55.8 69.5 59.0

Total 39.1 66.3 71.3 61.7

l’axe gauche-droite. Nous revien­drons naturellement sur ce point. Relevons


à présent qu’une différenciation selon la tendance politique des quotidiens se
manifeste aussi bien dans le domaine de l’immigration que dans celui de la
défense : sur ces objets, les journaux de droite sont très solidaires de la position
gouvernementale. En revanche, les journaux populaires et de gauche sont
relativement criti­ques en ce qui concerne la politique des étrangers, un peu moins
en matière de défense, mais se situent nettement en deçà du soutien apporté
par les journaux de droite. Notons tout de même que la faible approbation
de la politique des étrangers dans les journaux populaires est artificielle, dans
la mesure où Blick et Le Matin reflètent des positions antagonistes sur ce sujet
et que leur moyenne est dépourvue de sens. Dans ce domaine il y a lieu, en
effet, de prendre également en considération la région linguistique, puisque
en moyenne les quotidiens romands manifestent un niveau de soutien de 20%
supérieur à celui enregistré en Suisse alé­manique. D’une manière générale,
d’ailleurs, les quotidiens romands reflètent plus fidèlement et de façon plus
homogène la position des autorités215.
215
Ce résultat va à l’encontre d’un cliché largement répandu : la position minoritaire
et l’esprit frondeur des Ro­mands vis-à-vis des autorités fédérales. Bien que le soutien
supérieur dont bénéficie le gouvernement en Suisse romande soit à nuancer selon
l’identité des annonceurs, notre analyse confirme surtout l’argument plus géné­ral selon
414

6.3 Les acteurs des campagnes : Qui s’engage pour quoi ?


La manière de rendre compte de l’identité des annonceurs n’est pas le moindre
problème au­quel nous avons été confrontés pendant et après la récolte des don-
nées. Certes, seule une an­nonce sur mille, environ, ne donne aucune indication
au sujet des responsables de sa publi­cation. Cependant, une première difficulté
ressort du fait que plus de 40% des annonces ont plus d’un annonceur recensé.
Par « annonceur », on entend une personne, un groupe de person­nes, une
institution, un parti politique ou une quelconque organisation dont l’identité
a pu être identifiée – directement ou indirectement, par recoupements avec
d’autres annonces – et se trouve ainsi répertoriée dans l’une des catégories
de notre liste des annonceurs (voir l’Annexe G.3). Naturellement, cette liste
ne contient pas toutes les identités individuelles des annon­ceurs et recourt
parfois à des catégorisations plus larges. Par exemple, seules les plus grandes
entreprises ont été codées séparément (e. g. UBS, Swissair, Migros, Sulzer,
etc.), tandis que les autres sont simplement identifiées comme « entreprise ».
De même, les individus ne sont pas codés selon leur identité particulière, mais
regroupés en quelques grandes catégories (e. g. politiciens, juristes, artistes,
sportifs, etc.). Le lecteur désireux d’en savoir plus sur les critères de codage
observés dans notre enquête se reportera à l’Annexe G.3.

6.3.1 Les catégories d’annonceurs


Mais revenons au problème évoqué plus haut, c’est-à-dire à la difficulté de
définir l’appartenance à une catégorie d’un annonceur aux identités multiples
– jusqu’à quatre res­ponsables différents ont été codés. Deux stratégies ont été
employées. La première consiste à construire des variables dummy indiquant
si telle ou telle catégorie, seule ou parmi d’autres, est partie prenante dans
la responsabilité de parution d’une annonce. Ainsi une seule annonce peut
être codée sous plusieurs catégories différentes, de sorte que le pourcentage
total des catégories dépasse 100%. Cependant, si l’on sait que près d’une
annonce sur trois (31.8%) est explicitement placée sous la co-responsabilité
d’un individu (politicien ou particulier) et d’une organisation, on se convainc
rapidement que la multiplicité des annonceurs atteint des proportions trop
importantes et que la comparaison entre les différentes catégories devient
malaisée. Ce d’autant plus que politiciens ou particuliers ne sont souvent
que les porte-parole d’une organi­sation et n’agissent pas réellement en leur
nom propre. C’est pourquoi nous avons appliqué une deuxième stratégie de
codage, selon laquelle un politicien ou un particulier n’est codé comme tel
que s’il assume seul (ou avec d’autres politiciens ou particuliers) la responsa­

lequel il existe au moins deux espaces publics en Suisse, cloisonnés de part et d’autre
de la principale fron­tière linguistique (Kriesi 1994 : 63–4 ; Kriesi et al. 1996 : 15–9 ;
voir aussi chap. 8.3.3).
415

bilité d’une annonce216. Par ailleurs, la multiplicité des annonceurs nous


permet de distinguer entre, d’une part, les comités d’action patronnés par des
politiciens ou des partis, et d’autre part les comités issus de la société civile.
Cette distinction s’avère intéressante mais n’a pas été éten­due aux autres
catégories – comme par exemple les groupes de pression ou les orga­nisations
militaires – en raison d’un nombre insuffisant de cas. Le Tableau 6.5 résume
l’importance des différentes catégories d’annonceurs. Il faut lire ce tableau
comme une juxta­position de variables dummy dont la plupart ne sont pas
mutuellement exclusives, ce qui ex­plique que les pourcentages totaux puissent
être supérieurs à 100%. Certaines différences entre la Suisse alé­manique et
la Suisse romande y apparaissent également.
A la lecture du tableau, un élément s’impose à l’évidence : l’absence totale
des autorités (i. e. le Conseil fédéral, mais aussi l’administration, le Bureau de
l’Intégration, etc.) dans les cam­pagnes publicitaires. Certes, une telle absence
pourrait n’être qu’apparente et résulter de la sélection de nos sources (quotidiens
et période pris en considération). Mais nous savons par ailleurs (e. g. Germann,
1996) que le Conseil fédéral est tenu à une certaine objectivité dans son activité
d’information, et qu’il interprète généralement cette règle comme un devoir
de discré­tion et de non-participation aux débats référendaires (voir chap.
7.3.1). Bien que la ju­rispru­dence ait évolué depuis quelques années, octroyant
au gouvernement des moyens plus étendus pour intervenir dans les débats,
il apparaît que le Conseil fédéral rechigne toujours à utiliser les annonces
publicitaires pour exposer son point de vue. Ainsi, lors de la campagne sur
l’EEE, il a renoncé aux annonces au profit d’un style de campagne plus
« passif »217, exi­geant des citoyens qu’ils prennent eux-mêmes l’initiative de
sollici­ter l’information auprès de leurs autorités : « Im Mai 1992 fällte der
Bundesrat einen Grundsatzentscheid in bezug auf die zu führende EWR-In-
formationskampagne. Er verzichtete auf die von der Sektion In­formation des
Integra­ti­onsbüros vorgeschlagene Inseratenkam­pagne. Diesem Entscheid kam
insofern grundsätzliche Bedeutung zu, als er einem praktisch generellen Verzicht
auf aktive Informati­onsleistungen der Verwaltung entsprach. Die Infor­mation
sollte gemäss dem Prinzip der ‹ Holschuld › für die Öf­fentlichkeit konzipiert
werden. Das Integrationsbüro arbeitete eine Reihe von Informationsangeboten
216
Par rapport au nombre important d’annonces « signées » (46.4%), c’est-à-dire portant
le nom d’un ou plu­sieurs individus, seulement 14.6% des annonces reviennent à des
particuliers ou à des politiciens « indépen­dants » d’une organisation ; de plus, on peut
supposer que parfois ces personnes bénéficient bel et bien du soutien d’une organisation,
qui n’est simplement pas citée. A noter que si des particuliers et des politiciens « indé­
pen­dants » se côtoient au bas d’une annonce (3.3% des cas), le premier responsable
est attribué à la catégorie des politiciens.
217
Les moyens d’information choisis comprenaient : des brochures officielles (souvent dis-
ponibles à la de­mande), des « boîtes aux lettres » dans différents médias (par lesquelles
les citoyens pouvaient poser des ques­tions aux autorités), une exposition itinérante,
des conférences organisées par le Bureau de l’Intégration (500 en 1992), une ligne
416

Tableau 6.5 : Importance relative des catégories d’annonceurs


Annonceur % du % de la % nombre % nombre
nombre surface CH Além. CH Rom.
Comités civils 24.9 26.0 28.3 19.4
Comités partisans 11.6 18.7 11.8 11.4
Partis politiques 15.1 13.4 12.8 18.7
ASIN 12.6 6.8 14.3 9.9
Particuliers 11.1 10.9 14.6 5.3
Sociétés, groupes de pression 9.6 6.7 2.8 20.7
Entreprises 5.2 9.4 7.6 1.3
Organisations militaires 4.8 3.4 7.1 1.2
Politiciens 3.5 4.1 2.9 4.4
GSsA 3.3 2.1 2.4 4.8
Associations économiques 2.4 2.4 1.5 4.0
Syndicats 1.5 2.3 1.5 1.6
Organisations humanitaires 0.8 0.8 0.6 1.2
Eglises, org. confessionnelles 0.5 0.4 0.3 0.8
Org. de protection de l’environnement 0.3 0.1 0.2 0.5
Autres 0.3 0.9 0.4 0.1
Annonceurs « institutionnels » 30.6 37.5 25.4 39.1
(voir infra)

Total 107.6 % 108.4 % 109.1 % 105.3 %


(n = 2920) (N = 541’527) (n = 1809) (n = 1111)

aus, die den Informati­onswilligen offenstanden, von die­sen jedoch ver­langten,


dass sie selber den ersten Schritt zu ihrer Information unternahmen. (…)
Damit sollte die Verwaltung bzw. das Integrationsbüro keine im engeren Sinn
eigenständig geführte Kampagne mehr ma­chen, sondern eher als Da­tenbank
und Referenzgrundlage für die privaten Meinungsführer wal­ten » (Goetschel,
1994 : 225–6). Une telle retenue a également été observée lors de la campagne
sur l’ONU, où le budget de la campagne officielle (env. 100’000 Frs.) a été
principalement alloué à la publication de brochu­res d’information. L’absence
de « volonté politique » et la « culture politique dominante » s’opposaient
en effet à un investisse­ment plus immédiat des autorités (Goetschel, 1994 :

téléphonique gratuite pour poser des questions sur le projet, une disquette informati-
que « interactive », des conférences et autres interventions médiatiques (notamment
à la télévision) des membres du gouvernement, etc. Malgré cette grande diversité de
moyens, la tradition­nelle bro­chure officielle du Conseil fé­déral a été le seul support
d’information envoyé à tous les ménages (Goetschel 1994 : 226–39).
417

98–9)218. Le même type de considérations a probablement pesé sur la décision


des autorités de s’abstenir d’une campagne d’opinion à l’occasion des votes
sur les institutions de Bretton Woods et sur la création d’un corps de cas­ques
bleus. En fait, le gouvernement a manifeste­ment tranché la question de son
intervention dans les débats référendaires en décidant de ne publier aucune
publicité, quel que soit l’objet de vote ; c’est du moins ce que tend à démontrer son
absence de toutes les campagnes publi­citaires en matière de défense nationale
et de politi­que de l’immi­gration.
Mais revenons à la synthèse des acteurs effectuée par le Tableau 6.5. La
catégorie la plus im­portante d’annonceurs est, sans surprise, celle des comités
d’action, qui regroupe plus du tiers des annonceurs. La majorité de ces comités
consistent en des comités issus de la société ci­vile, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas
organisés à l’instigation de partis poli­tiques ou de politi­ciens reconnus. Il va
sans dire qu’une partie de ces comités est probable­ment dirigée en sous-main
par des acteurs « officiels » de la politique fédérale ; mais en surface rien ne
permet de dire à coup sûr si un comité est noyauté par des partis ou certains de
leurs membres – cela supposerait une investigation qui, à elle seule, prendrait
beaucoup de temps et ne serait pas certaine d’aboutir systématiquement219.
Malgré tout, certaines différences appa­raissent de ma­nière très nette entre les
comités civils et partisans par rapport à la taille de leurs annonces (directement
liée à l’investissement fourni) et à leur positionnement face aux enjeux (voir
Tableau 6.6 infra), ce qui laisse à penser qu’il y a bien lieu de les considérer de
façon distincte. Après les comités, ce sont les partis politiques qui s’affirment
comme les principaux annonceurs. Toutefois, avec 15% des annonces, les
partis jouent un rôle extrême­ment effacé dans les campagnes publicitaires,
et ceci particulièrement en Suisse alé­manique. Suit ensuite l’ASIN (Action
pour une Suisse indépendante et neutre), qui par ses campagnes intensives
contre l’EEE et les casques bleus égale presque – sinon en surface, du moins
en nombre d’annonces – les efforts des partis, toutes tendances confondues !
Un tel niveau d’activisme de la part d’une seule organisation constitue peut-
218
Il est significatif à cet égard que les autorités aient cherché à diversifier leur offre d’in-
formation – et à la ren­dre plus attractive – en soutenant la « Communauté de travail
Suisse-ONU » (Arbeitsgemeinschaft Schweiz-UNO), qui s’engageait de manière plus
directe dans la campagne. Cette manière « détournée » de faire campagne n’est toutefois
pas restée à l’abri des critiques, notamment de la part de la délégation des finances des
Chambres (Goetschel 1994 : 99). A noter que la Communauté de travail ne fait pas
partie des acteurs ayant diffusé des annonces publicitaires, d’après nos sources.
219
De façon générale, l’identification des acteurs participant aux campagnes référendaires
dépend énormé­ment de l’information que ceux-ci veulent bien mettre à notre dispo-
sition ; en ce sens, la délimitation de nos catégories d’acteurs s’accompagne toujours
d’une petite marge d’incertitude. Cette marge reflète en grande partie la ten­dance
de certains acteurs institutionnels à taire leur identité. Aussi la proportion d’acteurs
« institutionnels » vs. « non-institutionnels » (voir infra) est-elle sans doute légèrement
biaisée en faveur de ces derniers.
418

être un cas sans précédent dans l’histoire de la démocratie directe en Suisse,


bien que nous n’ayons ici à faire qu’à un aspect des campa­gnes ; il relègue en
tous cas assez loin les efforts d’organisations comparables, telles que le GSsA
ou l’Equipe.
Ensuite, avec plus de 10% des annonces à leur actif, les particuliers
participent de manière tout à fait visible au débat public. Il existe cependant
une différence notoire entre les deux régions linguistiques : alors qu’en Suisse
alémanique les particuliers n’hésitent pas intervenir dans l’arène référendaire
– et ceci davantage même que les partis politiques –, en Suisse romande cette
pratique est chose bien moins courante. L’inverse est vrai de l’action des
so­ciétés, clubs, associations civiques et autres groupes de pression, qui sont
quasiment absents de la scène alémanique, alors qu’ils jouent un rôle très en
vue en Suisse romande220. Enfin, parmi les autres acteurs qui ont égale­ment
quelque importance, mentionnons que les entrepri­ses et les sociétés militaires
sont surtout actives en Suisse alémaniques, alors que le GSsA et les associations
économiques ont davantage de poids en Suisse romande. Dans l’ensemble,
les acteurs « institutionnels » (partis, politiciens, comités partisans, associations
économiques et syndicats) jouent un rôle éton­namment modeste (31% des
annonces, 38% de la surface totale), surtout en Suisse alémani­que. Pour
compléter un point souligné plus haut, on peut admettre que c’est probablement
du fait de l’inclusion dans les débats de nombreux acteurs non-insti­tutionnels
que les campagnes sont plus volumineuses en Suisse alémanique221.
Une étude internationale (résumée in Gehrke, 1996) a mis en évidence
que la Suisse était vrai­semblablement le pays européen où les groupes d’intérêt
jouent le rôle le plus important dans les campagnes précédant les scrutins
européens (Maastricht, adhésion à l’UE, etc.). La Suisse se singulariserait
également par l’absence du gouvernement et des partis dans l’organisation et
l’argumentation des campagnes. Nos données vérifient ce constat, puisque le
gouverne­ment n’a participé à aucune campagne publicitaire et, à l’exception
de quelques débats télévi­sés, ne s’est guère engagé dans la bataille médiatique
sur l’EEE – sans doute une consé­quence de sa division in­terne sur la question
européenne. Quant aux partis politiques, nos données confir­ment leur très
faible visibilité dans les débats référen­daires sur les questions de politique exté­
rieure (voir infra). Il faut également souligner l’importance géné­rale, presque
par­tout en Eu­rope, des groupes ad hoc (des « groupes non institutionnalisés
jusque là ») comme prin­cipale force d’opposition au processus d’intégration

220
Précisons toutefois que l’Equipe, association ultra-conservatrice genevoise, est respon-
sable à elle seule de 13.5% des annonces parues en Suisse romande. Déduction faite de
cette contribution, les groupes de pression jouent malgré tout un rôle plus important
en Suisse romande qu’en Suisse alémanique.
221
Les acteurs institutionnels sont presque aussi nombreux en Suisse romande (n = 434)
qu’en Suisse alémanique (n = 460), alors que les acteurs non-institutionnels y sont deux
fois moins nombreux (n = 677 contre n = 1349).
419

(Gehrke, 1996 : 20). En Suisse, cepen­dant, nous verrons que les groupes ad
hoc – à l’instar des comités civils – ne sont pas les seuls dépo­sitaires du combat
contre l’intégration européenne, et que certaines organisa­tions per­manen­tes
comme l’ASIN en ont fait leur priorité.

6.3.2 La position des annonceurs


Une analyse séparée de la situation selon les trois domaines politiques distin-
gués jusqu’ici va nous permettre de nuancer le rôle des différents acteurs et
leur force relative ; le Tableau 6.6 se charge de les résumer. Premièrement,
le domaine des relations internationales se singula­rise par l’extrême faiblesse
des acteurs institutionnels, faiblesse liée directement à l’inclusion dans la
campagne – en plus d’un nombre extraordinaire de comités civils – d’acteurs
nou­veaux (ASIN) ou réputés « marginaux » (particuliers). Un chiffre (ne figu-
rant pas dans le tableau) est particulièrement parlant à cet égard : 18.4 % des
annonces en Suisse alémani­que sont publiées par des particuliers, soit presque
cinq fois plus que les partis politiques (3.9 %) ! Singulièrement importante est
aussi la participation des entreprises et des associations économiques ; cela
s’explique presque en totalité par la mobili­sation du secteur économique
pendant la campagne sur l’EEE. Précisons par ailleurs que la faiblesse des
acteurs institution­nels en matière de relations internationales n’est pas issue
arti­ficiellement de la surreprésenta­tion dans la base de données de la campagne
sur l’EEE : aussi bien lors de la campagne sur l’ONU (27.6% des annonces
publiées par des ac­teurs institution­nels) que lors des suivantes (BRW : 35.8% ;
EEE : 22.6% ; CBL : 17.1%) les acteurs « civils » se sont mobilisés en masse
– avec un succès certain en regard du verdict des urnes. A un niveau plus gé-
néral, la fai­blesse insigne des partis politiques dans les débats réfé­rendaires est
probablement liée à l’institution même du référendum (Morel, 1992 : 855–6),
puisque celui-ci prévoit effective­ment la possibilité d’une intervention d’acteurs
externes à l’élite politique propre­ment dite. Mais le fait remarquable est que
les partis politi­ques ne suppléent pas à l’absence des autorités ; ils ne servent
pas, comme on pourrait le pen­ser, de tribune de substitution où pourraient
s’exprimer plus librement les membres du gou­vernement – tenus par ailleurs
à la plus grande réserve – au travers de leurs porte-parole partisans. Cette
im­pression se confirme si l’on détaille les partis prenant la parole au moyen
des annonces publi­citaires (voir Tableau 6.8 infra) ; nous reviendrons sur ce
point à la fin de ce chapitre.
Le domaine de la politique de l’immigration et des étrangers offre un
contraste frappant avec les affaires étrangères : les annonceurs institutionnels
y sont beaucoup plus présents (près de 70% des annonces et de la surface
totale), alors que les annonceurs « civils » les plus remuants sur les enjeux de
politique extérieure (comités civils, ASIN, particuliers) n’ont pas du tout la
même emprise sur les débats. Plus spécifiquement, les partis assument largement
420

Tableau 6.6 : Pourcentage du nombre d’annonces redevable à chaque catégorie


d’acteurs, selon le domaine politique et la position face aux objets
(soutien/rejet de la position du CF)

Annonceur % Relations internat. % Etrangers, immigr. % Défense nationale


Total Soutien Rejet Total Soutien Rejet Total Soutien Rejet
Comités civils 28.2 37.3 24.3 19.4 18.0 22.6 20.9 19.8 23.4
Comités partisans 10.2 23.8 4.3 20.0 28.5 0.9 11.1 14.2 3.5
Partis politiques 5.9 11.9 3.3 50.1 57.3 34.0 18.8 22.8 9.0
ASIN 21.3 – 30.4 – – – 1.0 1.4 –
Particuliers 14.8 3.6 19.6 2.0 0.8 4.7 7.5 6.0 11.3
Sociétés, gr. de pression 8.7 5.2 10.3 9.0 7.5 12.3 11.4 13.2 7.0
Entreprises 7.4 12.5 5.2 2.3 3.3 0.0 2.1 3.0 0.0
Organisations militaires – – – – – – 15.8 21.7 1.2
Politiciens 3.0 2.2 3.4 4.6 0.8 13.2 3.9 5.0 1.2
GSsA – – – – – – 10.9 – 37.9
Associations écon. 3.4 8.3 1.4 2.0 2.9 0.0 0.8 1.1 0.0
Syndicats 1.1 3.6 0.1 4.6 2.9 8.5 1.1 0.3 3.1
Organisations hum. 0.1 0.0 0.1 3.8 2.1 7.5 1.1 0.6 2.3
Eglises, org. confess. – – – 2.9 0.8 7.5 0.4 0.0 1.6
Org. de protect. de l’env. 0.5 0.4 0.5 – – – 0.1 0.0 0.4
Autres 0.2 0.4 0.2 0.3 0.0 0.9 0.4 0.2 1.2

Total : % 104.8% 109.2% 103.1% 121.0% 124.9% 112.1% 107.3% 109.3% 101.9%
(n) (1683) (504) (1179) (345) (239) (106) (892) (636) (256)
Acteurs « institution- 22.9 47.2 12.5 68.7 74.5 55.7 30.5 36.0 16.8
nels » : % du nombre (29.6) (48.0) (13.6) (68.1) (73.9) (57.1) (43.3) (49.3) (28.7)
(de la surface)

leur rôle traditionnel de formation de l’opinion publique en participant à la


parution de la moitié des annonces (et 48% de la surface totale). Notons encore
le rôle modéré des groupes de pression (9% des annonces), des syndicats et
des associations économiques (7%), ainsi que des organi­sations humanitaires
ou confessionnelles (7%). Dans l’ensemble, les campagnes dans le do­maine
de la politique des étrangers offrent une image bien plus traditionnelle, où
l’affrontement des partis et des comités partisans rythme les débats et donne
la principale matière de réflexion aux citoyens.
Le cas de la politique de défense se situe à mi-chemin entre les deux
précédents. D’une part, les acteurs institutionnels ne sont pas majoritaires
(31% des annonces et 43% de la surface) et doivent souvent céder la main
aux acteurs civils. D’autre part, en comparaison des affaires étrangères, les
421

enjeux de défense nationale ne suscitent pas le même engouement de la part


des particuliers, alors même que les partis politiques ne sont pas entièrement
absents des dé­bats et peuvent s’appuyer sur un certain nombre de comités
partisans. Par ailleurs, la majorité conservatrice du Parlement peut compter
sur le soutien quasi indéfectible des organisations militaires, qui constituent un
allié sûr et pour ainsi dire institutionnel. Ces différents éléments restreignent
l’incertitude qui s’immisce dans les débats lors de l’inclusion d’acteurs non-ins­
titutionnels. Néanmoins, la force relative des comités civils (21% des annonces),
des groupes de pression (11%), et en particulier du GSsA (11%), empêche
les acteurs institutionnels de conserver la mainmise sur le déroulement de la
campagne. En ce sens, bien que le niveau gé­néral de soutien soit supérieur à
celui enregistré dans le domaine de la politique des étrangers (voir Tableau
6.4 supra), la diversité des acteurs et leur origine souvent non-institution­nelle
augmente l’incertitude du résultat des scrutins.
De manière générale, indépendamment du domaine politique concerné,
on relève que l’intensité absolue des campagnes est liée de façon substantielle au
niveau d’engagement dans la campagne des acteurs dits non-institu­tionnels (le
coefficient de corrélation entre la sur­face totale des campagnes et la proportion
d’annonceurs non-institutionnels est de .40). Au­trement dit, c’est notamment
par leur action que les votations deviennent vérita­blement com­pétitives et leur
issue particulièrement incer­taine. Ainsi, la proportion d’annonceurs non-ins­
titutionnels est corrélée (.37) avec l’étroitesse du score obtenu par les vainqueurs
du scrutin : plus les ac­teurs non-institutionnels sont nombreux, plus les votations
sont remportées avec une faible marge222. Ceci étant, le Tableau 6.6 donne
également un aperçu de l’importance relative des ca­tégories d’annonceurs au
sein des camps qui se forment sur chaque type d’enjeux (colonnes « soutien »
et rejet). En matière de relations internationales, on s’aperçoit ainsi que les
partis politiques et les comités partisans sont nettement plus actifs parmi les
défenseurs de la politi­que des au­torités que parmi ses détracteurs. Ceci signifie,
pour une part, que la majorité des partis se prononcent en faveur des projets
du Conseil fédéral et, pour une autre part, que les opposants (UDC, partis
d’extrême droite, rejoints en certaines occasions par des partis d’extrême
gauche et les Verts) se retrouvent souvent sous d’autres bannières que celles
des par­tis et des comités partisans – on pense bien sûr à l’ASIN. De même,
les entreprises et les asso­ciations économiques ont beaucoup plus de poids
relatif parmi les partisans de la politi­que étrangère officielle. En revanche, les
particuliers jouent un rôle très appréciable dans le com­bat isolationniste (près
de 20% des annonces), alors qu’ils sont quantité presque négli­geable parmi

222
L’étroitesse du score obtenu par les vainqueurs peut être calculée de la manière suivante :
tightness = abs (50 – résultat populaire). A noter que l’engagement dans la campagne
des acteurs non-institutionnels est clairement défavorable aux autorités : le pourcentage
de oui en votation populaire est lié négativement à la pro­por­tion de ce type d’acteurs
par rapport au total (Pearson’s r = .54).
422

les promoteurs de l’ouverture. Le même type de configuration existe dans les


domai­nes de la politique des étrangers et de la défense nationale, quoique de
manière un peu atté­nuée : les partis et l’économie jouent un rôle relatif plus
im­portant parmi les alliés du gou­vernement, tandis que les particuliers se
distinguent davan­tage parmi ses adversaires.
L’énumération des annonceurs effectuée jusqu’ici est instructive quant à
la structure globale des campagnes, mais nous souhaitons à présent connaître les
positions et les conflits existant au sein même des différentes catégories d’acteurs,
afin de mieux identifier les alliés et les ad­versaires des autorités dans les différents
domaines. Le Tableau 6.7 résume les positions des acteurs, en opérant une
distinction supplémentaire entre les régions linguistiques. Le com­portement
de deux acteurs spécifiques, l’ASIN et le GSSA, n’est pas reproduit car il est
sans équivoque : l’ASIN est systématiquement opposée au gouvernement en
matière de relations internationales et lui fait toujours confiance en matière de
défense nationale ; le GSSA, lui, se pose toujours en adversaire des autorités
sur les enjeux de défense. Quant aux autres ca­tégories (églises, etc.), elles
n’apparaissent pas en raison du trop petit nombre de cas.
Un premier commentaire s’impose : les catégories d’acteurs que nous
avons distinguées révè­lent de véritables différences dans le niveau de sou­tien
que ces acteurs apportent aux autori­tés223. En se basant sur les moyennes des
trois domai­nes pour l’ensemble du pays, on s’aperçoit que cinq catégories
sont extrêmement favorables aux autorités : les organisations militai­res (98%),
les associations économiques (91%), les comités partisans (87%), les entre­
prises (84%) et les partis politiques (75%), lesquels mani­festent un niveau de
soutien tout à faible comparable à celui enregistré lors des votes au Conseil
National ou celui calculé sur la base des mots d’ordre (respectivement 75%
et 74%). A l’opposé, cinq catégories d’acteurs appor­tent un soutien très tiède
ou sont même majoritairement opposées au gouver­nement : les co­mités
civils (57% de sou­tien), les syndicats (53%), les groupes de pression (53%),
les poli­ticiens (42%) et enfin les particuliers (31%). A propos de ces derniers,
on doit souligner leur opposition extraordinaire­ment marquée à la politique
extérieure du gouverne­ment, ceci dans les deux régions lin­guistiques224. De
même, les politiciens « isolés » – c’est-à-dire ne se trou­vant ni sous la ban­nière
d’un parti, ni sous celle d’un comité – se posent en adversaires dé­terminés
du gou­ver­nement, tant en matière de politique extérieure qu’en ma­tière de
223
En utilisant une variable un peu différente, c’est-à-dire une variable unique regroupant
les premiers responsa­bles co­dés en 13 catégories (les 10 catégories du Tableau 6.7, à
quoi s’ajoutent deux catégories pour l’ASIN et le GSsA et une catégorie résiduelle),
les six tests du Chi2 (évaluant la dépendance du niveau de soutien par rapport aux
catégories d’acteurs pour chaque domaine et chaque région linguistique) se révèlent
hautement signi­ficatifs.
224
C’est tout particulièrement le cas vis-à-vis de l’EEE (5% de soutien, n = 193), mais
également vis-à-vis des autres objets de relations internationales (ONU : 24%, n = 25 ;
BRW : 0%, n = 2 ; CBL : 14%, n = 29).
423

Tableau 6.7 : Niveau de soutien aux autorités par catégorie d’annonceurs, par
­domaine politique et par région linguistique (chiffres basés sur le
nombre d’annonces ; a : n < 10) 225
Domaine politique Moyenne
Catégorie d’annonceurs Relations Immigration, Défense
internationales étrangers nationale
Partis politiques Além. 70 76 87 77
CH 61 79 86 75
Rom. 53 83 86 74
Assoc. économiques Além. 36 – 100a 68
CH 72 100a 100a 91
Rom. 100 100a 100a 100
Syndicats Além. 86a 46 29a 54
CH 95 44 20 53
Rom. 100 33a 0a 44
Groupes de pression Além. 55 – 84 70
CH 18 58 82 53
Rom. 8 58 82 49
Militaires Além. – – 98 98
CH – – 98 98
Rom. – – 92 92
Entreprises Além. 47 100a 100 82
CH 51 100a 100 84
Rom. 91 100a – 95
Particuliers Além. 9 0a 76 28
CH 8 29a 57 31
Rom. 0 67a 18 28
Politiciens Além. 27 0a 86 38
CH 22 13 91 42
Rom. 7 14 95 39
Comités civils Além. 40 4 60 35
CH 40 64 68 57
Rom. 39 100 80 73
Comités partisans Além. 62 98 88 82
CH 70 99 91 87
Rom. 85 100 95 93

225
A de rares exceptions près, le niveau de soutien calculé sur la base des surfaces ne diffère
pas de plus de 15% du niveau basé sur le nombre des annonces. Ces exceptions sont les
groupes de pression (38% de soutien) et les particuliers (24%) en politique extérieure,
ainsi que les syndicats (75%) en politique de défense. Le problème avec les surfaces est
que, compte tenu du grand nombre de cellules du Tableau 6.7 et du faible nombre de
cas dans certaines d’entre elles, une seule annonce de surface élevée peut avoir une
influence déterminante sur le ni­veau de soutien attribué à toute une catégorie, comme
dans l’exemple mentionné des syndicats.
424

politi­que des étrangers ; en revanche, ils le soutiennent très nettement dans le


domaine militaire. Par ailleurs, il convient de noter que les comités partisans
apportent plus souvent leur soutien aux autorités que les comités civils – la
distinction entre ces deux types de co­mités est parti­culiè­rement évidente en
Suisse alémanique, ainsi qu’en Suisse romande dans le domaine des affai­res
étrangères. Dans l’ensemble, les acteurs institutionnels sont toujours plus
favora­bles à la politique du gouvernement, mais avec des nuances suivant
les domaines : 62% de leurs an­nonces prennent le parti du gouvernement
en politique extérieure, contre 75% en po­litique des étrangers et 84% en
politique de défense. Le niveau de soutien est moindre chez les acteurs non-
institu­tionnels : 21%, 57% et 66%, respectivement.
De manière générale, on peut noter que la région linguistique constitue
un critère de différen­ciation intriguant : dans la grande majorité des cas les
comportements sont largement conver­gents de part et d’autre de la frontière
des langues, alors que dans quelques cas particu­liers ils divergent de façon
extrêmement nette. Ainsi par exemple, en politique extérieure, les associa­
tions économiques et les entreprises romandes ont pris très clairement fait et
cause pour la politique gouvernementale, au contraire de leurs homologues
alémaniques. A l’inverse, les groupes de pression (et notamment les associa-
tions « civiques ») romands sont totalement op­posés aux autorités, tandis que
les groupes alémaniques sont beaucoup plus divisés. En ma­tière de politique
des étrangers, les comités civils romands prennent le parfait contre-pied
des comités alémaniques, en approuvant à l’unanimité la politique fédérale
en vigueur. Enfin, dans le domaine de la défense nationale, on observe une
distinction manifeste entre le soutien publicitaire des particuliers romands et
alémaniques, ces derniers étant plus atta­chés à la politique des autorités. Ces
variations de détail trouvent une expression à un niveau plus agrégé, c’est-à-dire
si l’on distingue entre acteurs institutionnels et civils. Dans les trois do­maines,
les acteurs institutionnels romands sont plus proches des autorités. De même,
l’étonnant consensus des annonceurs romands en matière de politique des
étrangers domine également parmi les acteurs civils (72% de soutien), ce qui
est loin d’être le cas en Suisse alémanique (24%). En revanche, le soutien des
acteurs civils alémaniques surpasse celui des romands en politique extérieure
(24% contre 11%) et en politique de défense (71% contre 58%).

6.3.3 Le rôle des partis politiques


En commentant le rôle des partis dans les campagnes publicitaires, nous avons
indiqué que les partis ne suppléent pas à l’absence des autorités dans ce domaine.
Ce point de vue se basait sur le faible nombre absolu d’annonces diffusées
par l’ensemble des partis ; le détail des partis impliqués dans les campagnes
publicitaires vient renforcer cette impression (Tableau 6.8).
Les partis gouvernementaux, qui ont toujours représenté entre 70% et
82% des voix aux élec­tions fédérales au cours de la période 1983–1995, sont
425

Tableau 6.8 : Importance relative des partis politiques dans les campagnes
­référendaires (rela­tions internationales, immigration et défense)
Parti politique % du % de taille moyenne
nombre la surface (cm2)
PSS 7.5 7.4 162
PES 0.5 0.5 187
PdT 1.1 0.9 123
AdI 1.8 2.2 197
PEP 0.2 0.2 110
PDC 5.0 3.1 102
PRD 24.5 22.0 147
UDC 5.5 6.1 183
Partis bourgeois 22.5 24.9 182
PLS 11.4 8.2 118
AN/DS 6.1 12.7 341
PA/PdL 2.7 5.6 338
Divers extrême droite 9.5 5.6 97
Autres 1.6 0.8 78
Partis gouvernementaux 65.0 63.5 160

Total 100 % 100% 164


(n = 440) (N = 72’336)

responsables d’un peu moins des deux tiers des annonces parues. Ils laissent
le champ libre, pour ainsi dire, à de petites forma­tions politiques alliées (PLS)
ou résolument opposées à la politique des autorités (Action Na­tionale/Dé-
mocrates Suisses, Parti des Automobilistes/de la Liberté, Vigilance, etc.).
L’extrême droite, à elle seule, est à l’origine de 18% des annonces, c’est-à-dire
autant que le Parti socia­liste, le PDC et l’UDC réunis. Seul le PRD semble en
mesure de se hisser à un niveau d’activité conforme à son importance élec-
torale (près du quart des annonces). A noter tout de même que les coalitions
des trois partis bourgeois sont responsables de quelque 23% des annonces,
ce qui donne à la droite une avance considérable sur la gauche. Par ailleurs,
il convient de noter que la relative discrétion des partis gouvernementaux
est particulièrement frap­pante en matière de relations internationales (54%
des annonces) et en politique des étran­gers (58%) ; seuls les projets relatifs à
la défense nationale semblent les tirer de leur réserve (79%). A l’inverse, les
partis d’extrême droite ont acquis une importance saisissante en politique
extérieure et en politique de l’immigration et des étrangers (respectivement
31% et 37% de la surface totale des annonces diffusées par les partis dans ces
deux domaines !). En résumé, les partis politi­ques « alliés » des autorités ne
fonctionnent guère comme relais des stratégies de communication élaborées
par le Conseil fédéral. Par ailleurs, l’importance relative du parti libéral (entre
8% et 14% des annonces suivant les domaines) tra­duit la forte assise électorale
426

de ce parti dans les cantons de Genève et Vaud, mais suggère également le


rôle crucial des moyens financiers dans la conduite des campagnes publicitaires
– moyens relativement éle­vés dans le cas du parti libéral, qui possède un bud-
get extrême­ment important au niveau can­tonal, et peut compter sur des dons
exceptionnellement « généreux » de la part de membres et de sym­pathisants
(Ladner und Brändle, 2001 : 159–68).
De fait, le prix prohi­bitif des annonces pourrait être une explication à
la faible visibilité des partis dans les campa­gnes publicitaires (Construire n°21,
25.05.1999, pp. 4–5). En comparai­son inter­nationale, les partis suisses sont
extrêmement faibles au niveau fédéral, tant sur un plan orga­nisationnel que
sur un plan financier (Alexander, 1987 : 6–8 ; Kriesi, 1995 : 150–8 ; Ladner
und Brän­dle, 2001 : 176–82). De plus, l’absence de financement des partis par
l’Etat – à l’exception du finance­ment des groupes parlementaires – explique
également un manque de transparence à cet égard, puisque les partis ne sont pas
tenus de publier leurs comptes (Ladner und Brändle, 2001 : 149–53). Aussi
le budget des partis se réduit-il souvent à des es­timations plus ou moins gros-
sières, et leur engagement réel dans les campagnes (no­tam­ment au travers de
comités ad hoc ou d’autres organisations) est extrêmement difficile à évaluer. En
outre, les partis suisses sont surtout actifs au niveau cantonal, où ils bénéficient
de ressources financiè­res en­viron deux fois plus élevées qu’au niveau national
(Ladner und Brändle, 2001 : 154). Cepen­dant, il semble que les campagnes
publicitaires soient surtout prises en charge par les partis fédéraux. Si l’on
regroupe les organisations faîtières et les « centrales » bernoises ou zürichoi­ses
(voir Tableau 6.9 infra), près de 65% des annonces sont diffusées par les partis
fédéraux. La tendance est exactement inverse (i. e. décentralisation) pour les
comités civils ou d’autres types d’organisations.

6.3.4 Répartition géographique et « sélectivité » des annonceurs


Nous avons émis précédemment l’hypothèse que la provenance géographique
des annonceurs était sans doute plus diffuse que ne pourrait le laisser supposer
l’implantation des quotidiens dans les principales villes de chaque région
linguistique (voir chap. 5.2.1). Si cette hypothèse se confirmait, nous pourrions
écarter l’idée que notre analyse des campagnes publicitaires ne mesure en
réalité que les rapports de force dans les grands centres urbains. Une analyse
de la provenance géographique des annonceurs permet d’apporter un premier
élément de réponse. En recodant l’origine des responsables par canton,
en fonction de règles simples226, on ob­tient la distribution résumée par le
226
Les règles de codage sont les suivantes : (1) lorsque plusieurs cantons sont représentés
parmi les annonceurs, la catégorie « Suisse » est retenue ; (2) idem lorsque l’organisation
est centralisée au niveau suisse (partis, associa­tions économiques, GSsA, ASIN, etc.) ; (3)
idem lorsqu’il s’agit d’une entreprise présente partout sur le territoire (Migros, Swissair,
UBS, etc.) ; (4) dès lors qu’une organisation ou un individu mentionne un canton de
prove­nance unique, celui-ci est pris en considération ; (5) dès lors qu’une organi­sation
427

Tableau 6.9. Lorsque l’organisation responsable de la pa­rution d’une annonce


est formellement et durablement centralisée au niveau suisse, ou lorsque plu­
sieurs cantons sont représentés parmi les responsables, ceux-ci ont été assignés
à une caté­gorie « Suisse ». D’autre part, nous avons distingué, pour les cantons
de Zürich et Berne, entre les annonceurs du canton et ceux qui utilisent ces
cantons (i. e. presque toujours leur capi­tale) comme « centrales » (ou « boîtes
postales ») pour coordonner leur action au niveau fédé­ral227.

Tableau 6.9 : Répartition géographique des annonceurs (16 campagnes)

Région % du nombre des annonces


Suisse 32.6
ZH canton 15.5
ZH centrale 4.8
GE 17.1
BE centrale 8.5
BE canton 2.4
VD 5.1
VS 1.7
LU 1.6
SG 1.5
SH 1.2
Autres cantonsa 4.5
Aucune indication 3.5
Total 100%
(n = 2920
a
AG, AI, AR, BL, BS, FR, GR, NE, OW, SO, SZ, TG, TI, ZG, Deutschland,
Liechtenstein

L’image donnée par le Tableau 6.9 correspond à la description de Longchamp


(1991 : 321–2), pour qui l’organisation des campagnes est confiée à des « pe-
tites centrales » au niveau suisse ou régional (Suisse alémanique/romande).
On s’aperçoit que la catégorie Suisse regroupe près du tiers des annonces,
que les régions « périphériques » (tous les cantons à l’exception de Zürich,
Genève et Vaud) en revendiquent tout de même 13%, et que pas moins de
22 cantons et demi-cantons (sur 26) sont représentés. De plus, dans 13 autres
locale membre d’une organisa­tion faîtière (e. g. parti cantonal, section cantonale d’un
comité national) s’exprime en son nom, le canton est pris en considération. Pour la
distinction entre « canton » et « centrale », voir le texte.
227
Dans plus de 95% des cas, il s’agit de comités d’action ou d’organisations mi­litaires. A
noter également que nous n’avons pas opéré de distinction entre canton et cen­trale
pour Genève et Vaud, car il s’agissait en quasi totalité de comités cantonaux, et non
de comités faîtiers au niveau suisse.
428

pourcents des cas, les can­tons de Zürich et de Berne constituent de simples


« centrales » pour les comités d’action ou d’autres organisations. En regroupant
d’une part les « centrales » avec la catégorie Suisse, et les autres catégories
d’autre part, on obtient 48% des annonces diffusées au niveau fédéral et 52%
au niveau cantonal (la catégorie « aucune indication » ayant été assignée aux
données manquantes). Il n’existe aucune différence significative entre les trois
domaines politiques, et une légère tendance à la centralisation – de 40% en
1983–87 à 49% en 1991–95, en calculant la moyenne des différents projets
par législature.
Par ailleurs, il convient de souligner que 38% des annonces sont
redevables à des acteurs des trois can­tons dont provien­nent les quotidiens,
ce qui n’est pas telle­ment supérieur au poids que ces cantons re­présentent
par rapport à la population totale du pays (environ 31%). Autre­ment dit, il
existe effectivement un biais en faveur des centres urbains où sont établis les
jour­naux que nous analysons, mais ce biais n’est suffisamment prononcé, en
pre­mière analyse, pour fausser radi­calement notre étude de la structure des
campagnes publicitai­res. Ce constat est renforcé par une étude des posi­tions
défendues à l’intérieur des principales régions du pays. Le Tableau 6.10 indi-
que le pour­centage d’annonces et de leur surface totale qui est fa­vorable aux

Tableau 6.10 : Position des annonceurs (% de soutien aux autorités selon le nombre
d’annonces et selon leur surface) par domaine politique et par aire
géographique (n entre parenthèses)

Domaine Suisse Centrale Centrale Canton Canton Canton Régions Totalb


ZH BE ZH GE VD périphé-
riquesa
Relations Nombre 19.1 100.0 24.0 29.9 33.7 66.1 28.8 29.9
internatio- (528) (74) (179) (288) (205) (62) (278) (1683)
nales
Surface 49.5 100.0 23.7 41.0 57.7 74.6 31.6 46.5
(108’923) (18’580) (36’086) (62’611) (25’768) (20’410) (57’856) (343’228)

Immigra- Nombre 75.3 – 100.0 42.9 72.2 100.0 16.7 69.3


tion et (146) (3) (42) (108) (25) (12) (345)
étrangers
Surface 59.8 – 100.0 59.9 76.0 100.0 1.3 65.1
(26’865) (999) (7654) (17’886) (5268) (1905) (63’261)

Politique Nombre 52.3 100.0 91.0 63.7 89.3 61.9 71.3 71.3
de sécurité (279) (67) (67) (124) (187) (63) (80) (892)
Surface 55.4 100.0 89.6 63.0 88.4 80.7 70.6 71.2
(41’864) (5368) (8521) (27’933) (25’319) (8749) (11’495) (135’038)
a
  Tous les cantons à l’exception de ZH, GE et VD.
b
Y compris les annonces dont la provenance n’a pas pu être identifiée.
429

auto­rités dans chaque région. A l’exception du do­maine de l’immigration (qui


se base cependant sur un très faible nombre de cas), on s’aperçoit notamment
que les positions défendues dans les régions périphé­riques sont très proches
de cel­les que l’on peut mesurer sur un plan général. En d’autres ter­mes, un
élargisse­ment de nos sources à d’autres quotidiens de rayonnement plus local
ne mo­difierait pas néces­sairement les rapports de force observés à l’aide de
quelques quotidiens seulement.
Enfin, pour terminer ce chapitre consacré aux annonceurs, nous aime-
rions reposer la question de leur « sélectivité » vis-à-vis des différents quotidiens.
Le choix de certains jour­naux, avons-nous dit, n’est pas totalement innocent
pour l’étude des campagnes référendaires. Plusieurs variables sont en effet
susceptibles d’interférer dans la décision d’un annonceur de faire paraître sa
publicité dans un ou plusieurs quotidiens déterminés : la région linguistique
à la­quelle il appartient ; la tendance politique dont il se réclame ; certaines
caractéristiques des journaux, notamment leur tirage, leurs tarifs publicitaires,
etc. L’ensemble de ces variables joue un rôle dans la définition de stratégies de la
part des principaux annonceurs. Ainsi, par exemple, les partis politiques don-
nent leur préférence aux journaux de gauche (TAZ : 25% de leurs annonces ;
TDG : 22%), bien qu’une minorité d’entre eux soient des partis de gauche.
De même, les syndicats cherchent avant tout à mobiliser leurs propres troupes
(TAZ : 38% ; TDG : 24%), ainsi que le GSsA (TAZ : 37% ; TDG : 31%), qui
fait par ailleurs l’impasse sur les journaux de droite (NZZ et JDG : 0%). Pour
leur part, les particuliers – surtout actifs en Suisse alémani­que – font clairement
le choix du journal de gauche (TAZ : 46%), de même que les politi­ciens (TAZ :
28% ; TDG : 20%) et les groupes de pression, actifs en Suisse romande (TDG :
55%). A l’inverse, en plus du rôle de la frontière linguistique, c’est la tendance
politique du journal romand de gauche qui semble avoir retenu l’ASIN d’y
faire campagne (TDG : 4% ; JDG et LMA : 13% ; NZZ, TAZ et BLI : 24%).
Par contraste, les associa­tions éco­nomiques évitent les journaux populaires
(BLI : 3% ; LMA : 9%). Enfin, le choix des autres catégories d’acteurs illustre
avant tout leur répartition par région linguistique. En conclusion, il y a lieu
d’envisager un choix « politique » ou « stratégique » de la part de nom­breux
annon­ceurs, ce qui signifie que le choix d’un journal n’est pas entièrement
dicté par des considéra­tions financiè­res (le tarif des annonces pratiqué par
les journaux). Le chapitre qui suit nous permettra d’explorer d’autres aspects
de la stratégie des acteurs, en introduisant une dimen­sion dynami­que dans
notre description de la structure des campagnes.

6.4 La dynamique des campagnes


Dans une certaine mesure, une campagne référendaire « se nourrit d’elle-
même ». D’une part, elle est le reflet des opinions et de la volonté politique
d’une partie influente de la population. D’autre part, elle contribue elle-même
430

à produire des opinions et des réactions auprès de nou­veaux acteurs ou chez des
acteurs déjà engagés dans la lutte référendaire. En d’autres termes, une partie
des messages émis pendant une campagne – pour autant que cette campagne
attei­gne un certain niveau d’intensité – ne sont pas diffusés en première inten-
tion, mais de ma­nière réactive face aux arguments de la campagne adverse
ou face à des événements de la vie politique (par exemple, un événement de
politique internationale, ou la publication d’un son­dage sur les intentions de
vote au prochain scrutin). Parfois, la campagne devient elle-même un enjeu
de campagne, par exemple lorsque les adversaires se livrent à un déni­grement
mutuel à propos des sommes « disproportionnées » investies ou des moyens
« inéquitables » utilisés par le camp opposé (voir chap. 7.3.1). Ces campagnes
auto-réflexives pourraient même consti­tuer le modèle prédominant (Stovall
and Solomon, 1984 ; Ansolabehere and Iyengar, 1995).

6.4.1 Les mécanismes réactifs


Pour observer de tels mécanismes « réactifs », nous avons besoin d’une appro-
che dynamique, qui tient compte de la séquence temporelle de parution des
annonces et permet ainsi d’évaluer si – et dans quelle mesure – une campagne
soutenant une position donnée évolue de façon dialectique par rapport à la
campagne adverse. On admet généralement qu’un camp éprouve le besoin
de réagir à la supériorité momentanée de la campagne adverse (mesurée ici
de façon quantitative), à moins qu’une asymétrie objective dans les moyens
à disposition l’en em­pêche. De même, les acteurs sont susceptibles de réagir
à l’utilisation par le camp op­posé de certains thèmes qui leur sont chers, ou
encore aux attaques dont ils sont victimes de la part de leurs adversaires.
Toutefois, il n’y a pas lieu de s’attendre à une réaction des acteurs dans toutes
les situations et sous toutes les conditions qu’on peut rencontrer au cours des
campa­gnes réfé­rendaires. Les contraintes à la « capacité de réaction » des acteurs,
en dehors de la pénu­rie de moyens financiers déjà évoquée, peuvent être de
plusieurs ordres. Premièrement, la nécessité d’une réaction immédiate peut
se heurter à certaines stratégies ou tactiques préétablies par les ac­teurs ; nous
aborderons cette question au chapitre suivant.
Deuxièmement, le temps objectif nécessaire à une réaction peut varier
d’un acteur à l’autre (nous pensons notamment à la nécessité pour une partie
des annonceurs de consulter certains membres de leurs organisation, sur le
principe même d’une réaction ou sur ses modalités, ce qui peut retarder la
réaction), ou alors en fonction des délais imposés par les quotidiens pour faire
paraître une annonce. En troisième lieu, le degré d’organisation d’un camp
politique et de la campagne menée par celui-ci peut faciliter ou au contraire
entraver sa capacité de réac­tion (voir aussi chap. 8.3.3). Par exemple, si les
partisans d’un projet forment un camp relati­vement homogène (au-delà
des différents groupes, orga­nisations et intérêts qui le compo­sent), ils seront
mieux à même de réagir aux éléments nouveaux de la campagne adverse,
431

en se concertant sur la réponse adéquate à apporter et en se répartissant les


tâches. Au contraire, si les acteurs composant un camp ne sont pas organisés (par
exemple, s’ils sont spécialisés dans certaines thématiques précises et manquent
de coor­dination avec leurs homologues dans d’autres domaines), la dispersion
des moyens et des énergies risque d’aboutir à une réaction insignifiante, ou du
moins qualitativement insatisfai­sante. Ensuite, une quatrième contrainte réside
dans l’intensité des campagnes elles-mêmes : les débats référendaires doivent
proba­blement atteindre un certain seuil de visibilité pour re­vêtir une véritable
importance aux yeux des campaigners eux-mêmes et induire chez eux des
mécanismes réactifs. Dans la mesure où une campagne est suffisamment intense
pour attirer l’attention du public, les annonceurs prennent non seulement soin
de leur propre capacité d’influence, mais s’avisent de celle de leurs adver­saires
et cherchent alors à la contrecarrer. Dans le même ordre d’idées, il est possi­
ble que les mécanismes réactifs soient inhibés par la domination trop large et
ostensible d’une campagne sur une autre. En effet, les acteurs ne sont incités
à « travailler » pour leur po­sition et à prendre au sérieux la menace posée
par le camp adverse que dans la mesure où l’issue du com­bat référendaire
est incertaine (voir chap. 2.3.1). Enfin, une dernière contrainte est liée aux
deux précédentes, ainsi qu’aux configurations de l’espace public particulières
à certains en­jeux. En substance, si le discours re­produit par les médias est
consonant à une échelle ou une autre – au niveau du média consulté lui-même,
au niveau local ou encore au niveau d’une région linguistique –, alors la prise
de conscience d’une pluralité de points de vue est impos­sible, quand bien
même cette pluralité existe à une échelle plus large, et aucune stimulation ne
s’exerce dans le sens d’une réaction au discours concur­rent. Cette contrainte
est susceptible d’influencer avant tout les acteurs périphériques (tels que les
particuliers qui interviennent de temps à autre dans les dé­bats réfé­rendaires) ne
dispo­sant pas d’une in­formation suffisamment complète pour appré­hender la
pluralité des discours et leur évolution, et qui sont de ce fait plus facilement
victi­mes de « l’ignorance plura­liste » véhiculée par les médias228.

228
Par exemple, admettons que l’espace public suisse est cloisonné de part et d’autre de la
principale frontière lin­guistique, et imaginons une situation extrême où le discours relayé
par les médias serait largement consonant dans chacune des régions linguistiques, mais
de manière inverse : 70% des annonces favora­bles à un projet en Suisse alémanique (où
paraissent trois quarts des annonces), 30% des annonces favorables en Suisse romande
(où paraît un quart des annonces). Imaginons ensuite un certain fléchissement du camp
des partisans en Suisse alémanique (de 70% à 60% d’annonces favorables) et en Suisse
romande (de 30% à 20%). Vraisemblablement, un individu confronté à cette configu-
ration ressenti­rait peu d’incitation à réagir à l’évolution de la situa­tion dans sa région
linguistique, puisque la marge d’avance de la position domi­nante est encore accrue ou
reste conforta­ble. Pourtant, au niveau national, le pourcentage d’annonces favorables
connaît une évolution équiva­lente mais beaucoup plus significative (de 60% à 50%) : le
rapport de force évolue d’une situation de nette domi­nance de la posi­tion favorable au
projet à une situation de quasi parité. Autrement dit, le régiona­lisme peut avoir pour
432

Ces différentes contraintes constituent autant de raisons pour les­


quelles l’étude des mécanis­mes réactifs au cours des campagnes promet
d’être particulièrement complexe. Par exemple, il faudrait tenir compte
des caractéristiques générales des différentes campagnes (leur inten­sité,
leur conflictualité, etc.), des tactiques propres aux divers acteurs et de leur
spécialisation thé­matique, ou encore du contexte particulier offert par les
différentes régions linguistiques et par la singularité des quotidiens consultés.
En négligeant ces aspects, on court le risque de détecter des phénomènes de
réaction spécieux, ou d’omettre d’autres phénomè­nes bien réels. Une telle
étude est encore compliquée par le fait que les acteurs réagissent par­fois à
d’autres stimuli que ceux fournis par les annonces publicitaires, comme le
contenu d’autres médias (articles de journaux, émissions télévisées, etc.) ou la
conjoncture politique (signature d’un traité, crise internationale, etc.). En outre, on
ne peut exclure la possibilité de feedbacks « po­sitifs » : les acteurs réagissent aux
annonces publiées par leur propre camp, soit en y apportant des com­mentaires,
soit en y trouvant l’appui nécessaire pour développer davantage leurs pro­pres
argu­ments. Bien que tous ces élé­ments soient à prendre à considération, nous
nous limi­tons pour l’heure à une approche très descrip­tive et sommaire des
mécanismes réactifs.
Dans un premier temps, examinons le déroulement typique des campagnes
de politique exté­rieure. La Figure 6.1 représente l’évolution agrégée (i. e. pour les
quatre objets), au travers des 24 jours de campagne, du nombre d’annonces
publiées par les deux camps : les parti­sans des projets (soutien) et leurs
adversaires (rejet). Visuellement déjà, on peut se rendre com-pte de l’étroit
parallélisme dans le développement des campagnes de soutien et de rejet (le
coefficient de corrélation est de 0.94), ceci malgré une évidente et perma­nente
domination des opposants aux projets des autorités. En effet, d’une part, les
campagnes d’opposition parais­sent commencer plus tôt – ce que confirme
l’étude de Schnei­der et Hess (1995) sur l’EEE – et disposent d’une avance
confortable dès le début de la pre­mière des quatre semaines consi­dérées dans
notre analyse. D’autre part, après une courte période de ralentissement vers
la fin de la deuxième semaine, où les partisans font presque jeu égal avec les
opposants, les campa­gnes de ces derniers reprennent un avantage substantiel,
qu’elles sont en mesure de conserver jusqu’à leur terme. A noter que chaque
édition du lundi donne lieu à une baisse du nombre d’annonces, à l’exception
des partisans lors de la dernière semaine.
Naturellement, ces résultats agrégés masquent certaines différences
entre les campagnes, puisqu’ils reflètent avant tout la structure de la campagne
sur l’EEE, qui représente plus des deux tiers du nombre total d’annonces.

consé­quence, sous certaines condi­tions, d’enrayer la dialecti­que propre aux campagnes


ré­férendaires. Mais le même type de phénomène pourrait se produire au travers de la
consonance in­terne aux quoti­diens, dans la me­sure où ceux-ci ne véhiculeraient qu’un
seul point de vue et leurs lecteurs n’auraient pas d’autre source d’information.
433

Figure 6.1 : Evolution temporelle du nombre d’annonces des campagnes pour et


contre les pro­jets gouvernementaux en politique extérieure 229
Nombre
d’annonces
120
rejet
100
soutien

80

60

40

20

0
1 3 5 7 9 11 13 15 17 19 21 23 25 27
Jour de campagne

Cependant, les graphiques illustrant le déroulement des campagnes sur


l’ONU, l’EEE et les casques bleus (voir Annexe B) montrent des similitu­des
frappantes. En premier lieu, il s’avère que les campagnes des partisans de
l’ouverture ac­cusent sys­tématiquement un retard initial substantiel. Le cas de
l’ONU est symptomatique à cet égard : les annonceurs favorables à l’adhésion
n’ont commencé leur campagne que quinze jours avant la votation ; à cette
date, les opposants ont déjà diffusé une quarantaine d’annonces, pour une
surface supérieure à deux pages de journal. La votation sur l’EEE est presque
une copie conforme : les partisans ne dépassent la dizaine d’annonces quo­
tidiennes que 15 jours avant le scrutin ; jusqu’à cet instant, la domination
des opposants est inso­lente. Seule la campagne sur les casques bleus semble
sortir d’un moule un peu diffé­rent. Tirant peut-être les enseignements de
leurs échecs tactiques lors de la bataille sur l’EEE, les parti­sans du projet ont
fait jeu égal avec leurs adversaires (mais à un niveau d’intensité relati­ve­ment
bas) lors des deux premières semaines de campagne230 ; cependant, ils se sont
229
La période totale considérée comprend 27 jours, auxquels il faut retrancher trois di-
manches. A noter que les éditions dominicales du Matin ont été assimilées aux éditions
du lundi, à l’exception de l’édition du dimanche de votation, qui a été ajoutée aux
éditions du samedi.
230
A l’instar de l’EEE, peut-être les débats à propos des casques bleus avaient-ils commencé
avant la première des quatre semaines couvertes par notre étude. On peut également
supposer que les opposants à l’ONU avaient commencé leur campagne publicitaire
plus tôt que notre enquête permet de l’établir. Quant à la campagne sur l’adhésion
aux institutions de Bretton Woods, elle a été trop peu intense pour se prêter à une véri­
434

montrés incapables d’intensifier ensuite leur effort dans les dernières semaines,
contrairement aux oppo­sants.
En résumé, les partisans de l’ouverture semblent incapables de réagir
proportionnelle­ment à la domination des opposants au début des campagnes,
ainsi qu’à leur montée en puis­sance dans les derniers jours précédant les scrutins.
Ceci étant, l’évolution des campagnes publici­taires peut être regardée d’un
autre point de vue, duquel l’impression d’impuissance et de né­gligence donnée
par les partisans est quelque peu corrigée. En effet, on peut consi­dérer que
les surfaces occupées par les annonces publicitaires constituent une meilleure
ap­proximation de l’intensité relative des campagnes. Cette mesure révèle un
combat beaucoup plus serré entre les partisans et les opposants des projets,
comme le montre la Figure 6.2. A noter qu’une graduation de l’axe vertical
(5000 cm2) correspond à la sur­face de quatre pages de jour­nal.

Figure 6.2 : Evolution temporelle de la surface publicitaire des campagnes pour et


contre les pro­jets gouvernementaux en politique extérieure
Surface
(m2)
25000
rejet
20000 soutien

15000

10000

5000

0
1 3 5 7 9 11 13 15 17 19 21 23 25 27
Jour de campagne

Au niveau agrégé, les partisans des projets gouvernementaux paraissent inca-


pables de répli­quer à l’engagement de leurs adversaires durant les dix premiers
jours de campagne. Vers le milieu de la période couverte par nos données,
toutefois, la tendance semble s’inverser : comme nous l’avons vu plus haut,
les partisans s’alignent quelque peu sur les opposants au niveau du nombre
d’annonces parues, mais surtout ils augmentent considérablement leur sur­
table approche dynamique. On peut toutefois noter que les opposants à l’adhésion ont
à nouveau ouvert les hos­tilités plusieurs jours avant les partisans, lesquels ont tout de
même pris l’avantage au cours de la der­nière semaine de campagne.
435

face. Ceci a pour effet global de donner une certaine avance au oui pendant
quelques jours, puis de mettre les deux camps dos à dos jusqu’au terme de la
campagne – on notera tout de même une légère domination des opposants
dans les tout derniers jours. Dans le détail, on s’aperçoit que les partisans de
l’EEE ont assez nettement devancé leurs adversaires vers le milieu de la cam-
période, tandis que les partisans des casques bleus ont par­fois outra­geusement
dominé les débats, mais de manière très sporadique, dans les deux der­nières
se­maines (voir Annexe B, Figures B1 à B6). En revanche, les supporters d’une
adhé­sion à l’ONU n’ont jamais été en mesure d’empêcher le cavalier seul de
la campagne isola­tionniste.
A première vue, donc, les opposants donnent le ton des campagnes en
prenant la mesure des partisans dans la phase initiale. Ces derniers ne restent
pas sans réaction, mais répliquent da­vantage en augmentant le volume de leurs
messages, plutôt qu’en les diversifiant (voir aussi le chap. 7.2.1. concernant
l’évolution du nombre d’arguments utilisés dans les annonces). Ce faisant, ils se
montrent capables de rivaliser financièrement avec les « machines politiques »
du camp adverse (ASIN et comités apparentés)231. Ainsi, contrairement aux
objets de vote dans les domaines de l’immigration et de la défense nationale
(voir Annexe B, Figures B7 et B8), les affaires étrangères donnent générale­ment
lieu à des combats référendaires intenses et ser­rés, probablement propices aux
mécanis­mes de réaction. Comme nous l’avons souligné, il appar­tiendrait à
une étude plus appro­fondie de clarifier cette question. Une telle étude devrait
s’appuyer sur une méthodologie plus sophistiquée et plus appropriée aux
exigen­ces de l’analyse causale. Elle devrait en outre procé­der à un examen
méticuleux du contexte dans le­quel ces mécanismes se produisent (e. g. influence
des informations diffusées dans d’autres médias) et prendre en compte les
contrain­tes subies par les acteurs (voir supra).

6.4.2 Les tactiques


Dans notre perspective, les tactiques adoptées par les acteurs constituent
précisément une contrainte à leur capacité de réaction. Par tactique, nous
entendons la planification – dans le temps et dans l’espace – de l’allocation
des ressources dont dispose un annonceur. L’intérêt pour l’aspect tactique
des campagnes réside dans l’idée que l’argent n’est pas nécessaire­ment une
« somme constante » (Fisher, 1999 : 530), et que l’habileté avec la­quelle les
ressour­ces fi­nancières sont utilisées pour faire campagne tient sans doute une
part significative dans le succès persuasif des communications. Comme nous
venons de le voir, les campagnes d’opposition à la politique étrangère des

231
Reste à savoir, bien sûr, si l’effet « massue » espéré par les partisans (avec leurs annonces
de grande taille) est aussi efficace que l’effet « sangsue » attendu par les opposants (avec
leurs multiples annonces de petite taille) ; les chapitres suivants nous en apprendront
davantage.
436

autorités commencent généralement plus tôt que les campagnes de soutien.


Mais nos données indi­quent également que différents types d’annonceurs
répartissent l’utilisation de leurs ressour­ces de manière spécifique, sans que cela
soit lié à leur position face aux projets. Pour illustrer ces diffé­rences, nous
aurons recours à une présentation graphique qui s’inspire, dans sa forme,
d’une courbe de Lorenz232 : l’axe verti­cal correspond au pourcentage cumulé
(par rapport au total) du nombre d’annonces déjà publiées par un ac­teur à un
moment donné de la campagne, signalé par l’axe horizontal. Plus une courbe
symbolisant un acteur s’approche de la diagonale reliant les deux extrémités
oppo­sées du cadran, plus cet acteur alloue ses ressources de manière constante
du début à la fin de la campagne. La Figure 6.3 montre de cette manière que
quatre catégories d’acteurs poursui­vent des « tacti­ques » distinc­tes, tandis que
la Figures 6.4 suggère que la région lin­guistique et le statut « ins­titutionnel »
des annonceurs (voir chap. 6.3) ont une influence plus ou moins systé­matique
sur le choix de ces tactiques. A noter que ces différentes courbes ne sont que
très marginalement différentes si l’on pondère le nombre d’annonces par
leur taille.

Figure 6.3 : Répartition temporelle des ressources de quelques catégories


d’annonceurs (en % cumulé du nombre d’annonces ; 16 campagnes)

100%
ASIN
particuliers
80%
partis
GSsA
60%

40%

20%

0%
Jour de campagne

Parmi les quatre catégories d’annonceurs de la Figure 6.3, l’ASIN est clai-
rement celle qui fait l’usage le plus constant des publicités ; c’est le groupe
qui s’approche le plus de la diagonale exprimant une allocation invariable
des ressources. Cette stratégie est probablement repré­sentative des campa-
gnes « modernes », qui se déroulent désormais sur le long terme (Norris
232
Ce type de courbe, basé sur l’indice de Gini, est notamment utilisé en économie pour
représenter les inégali­tés dans la distribution des revenus au sein d’une population
437

Figures 6.4 : Répartition temporelle des ressources des annonceurs suivant leur
­région linguistique et leur statut institutionnel (en % cumulé du nom-
bre d’annonces ; 16 campagnes)
100% 100%

80% 80%

60% 60%
Suisse além. Acteurs non inst.
40% 40%

20% 20%
Suisse rom. Acteurs inst.
0% 0%
Jour de campagne Jour de campagne

et al., 1999). Par comparaison, les partis politiques et les particuliers (bien
qu’il soit diffi­cile de parler de tactique pour ces derniers) suivent un schéma
plus traditionnel, avec une concen­tration accrue des dépenses publicitaires
à la fin des campagnes. Enfin, nous avons choisi le GSsA comme exemple
d’organisation unitaire, comparable à l’ASIN en ceci qu’elle peut mettre sur
pied de véritables stratégies de campagne, mais qui dispose en même temps
de res­sources financières inférieures à celles de l’ASIN. De fait, le rythme
adopté par le GSsA est très différent de celui de l’organisation blochérienne :
au 18ème jour de campagne, moins de 10% des annonces ont été diffusées
(contre plus de 50% pour l’ASIN) ; puis le rythme s’accélère brusquement
et demeure très soutenu jusqu’au dernier jour. Une telle stra­tégie, en cas de
ressources limitées, n’est probablement pas irrationnelle, surtout s’il s’avérait
que les campa­gnes produisent un effet optimal sur les opinions individuelles
dans les derniers jours avant le scrutin (voir chap. 9). Par ailleurs, ce type de
stratégie est largement utilisé par d’autres orga­nisations de moindre envergure
(organisations humanitaires, confes­sionnelles ou environne­mentales), mais pas
de manière systématique (e. g. le groupe gene­vois L’Equipe).
La Figures 6.4 illustre deux tendances dans le choix des tactiques de
diffu­sion : pre­mièrement, les annonceurs alémaniques font un usage plus
régulier des publicités que leurs homologues romands ; deuxièmement, les
acteurs « institutionnels » ont tendance à réser­ver le gros de leurs ressources
pour la phase finale des campagnes. Ainsi constate-t-on, par exemple, que les
comités civils ont régulièrement un temps d’avance sur les comités partisans,
même si les différences sont relativement faibles. En comparant les différents
domai­nes, on s’aperçoit que les objets de relations internationales stimulent une
allocation plus ré­gulière des ressour­ces que les objets des deux autres domaines
– mais les différences sont ténues. Enfin, au niveau agrégé, la dis­tinction entre
partisans et opposants des projets ne ré­vèle aucune diffé­rence significative de
438

stratégies ; seules les cam­pagnes portant sur la dé­fense nationale met­tent en


évidence un écart substantiel entre les deux camps, qui s’explique da­vantage
par les stratégies « attentistes » des opposants (à l’instar du GSsA) que par la
cons­tance des partisans.
Une analyse plus approfondie des tactiques publicitaires nécessiterait
un matériel empirique bien plus complet (e. g. interviews avec les responsables
des campagnes). D’autre part, il convient de souligner que les tactiques ne sont
véritablement pré-établies que par un certain nombre d’acteurs et ne consti-
tuent une contrainte à leur capacité de réaction que dans un cer­tain nombre
de cas, sur un plan avant tout quantitatif. D’un point du vue argumentatif, une
lecture globale des textes des annonces suggère que rien n’empêche a priori un
acteur de « sai­sir la balle au bond » dans le cadre d’une stratégie convenue à
l’avance et de réagir, par exem­ple, aux arguments de l’adversaire diffusés par
diverses sources. Enfin, les tactiques re­cou­vrent également l’aspect de la cohé-
rence interne des campagnes. Par exemple, Goetschel a signalé le chevauchement
malheureux de la campagne d’information officielle des autorités sur l’EEE
avec la campagne de persuasion menée par les acteurs privés (1994 : 253). Cet
as­pect sera abordé plus loin, d’un point de vue argumentatif (chap. 8.3.3).

6.5 L’effet des campagnes sur le vote : analyse au niveau agrégé


L’effet des campagnes a souvent été évalué à un niveau agrégé, en adoptant une
approche quelque peu « mécaniste ». Aux Etats-Unis comme en Suisse, que ce
soit dans le cadre des élections ou des votations populaires, plusieurs auteurs
ont cherché à établir le lien entre, d’une part, le rapport de forces observé au
cours des campagnes, et d’autre part la décision de vote des citoyens et le verdict
final des urnes (Hertig, 1982 ; Schmid, 1985 : chap. 5–6 ; Comp­ston, 1993 ;
Möckli, 1994 : 287 ff. ; Banducci, 1998 ; Gerber, 1999 ; Fisher, 1999 ; Bützer,
1999). Sur un mode plus cynique, la question est de déterminer si le budget
alloué à une campa­gne peut acheter une élection ou une votation po­pulaire
– « sind die Abs­timmungen käu­flich ? » inter­roge Hertig (1982). Globale­ment,
la réponse semble posi­tive, quand bien même on note cer­taines exceptions
(voir Fisher, 1999 ; Gerber, 1999) et des restrictions quant à la spécifi­cation
des liens de causa­lité ou le type de projets pris en considération (Longchamp,
1991). Plusieurs au­teurs constatent qu’en cas de domination d’une campa­gne
sur une autre, le résul­tat de la vota­tion pen­che pres­que toujours en faveur
de la position prônée par la campa­gne domi­nante. Le lien de cause à effet
paraît encore plus évident lorsque la propa­gande ma­jori­taire dispose d’une
marge confortable et qu’elle est dirigée contre un projet (spé­cialement contre
les initia­tives). Toutefois, ce principe de dominance devrait être for­mulé en
termes relatifs, c’est-à-dire comme un rapport entre les dépenses des deux camps
qui s’affrontent (Compston, 1993).
439

Revenons au cadre spécifique de la démocratie directe helvétique. En


se basant sur les annon­ces publicitaires parues dans trois journaux, Hertig
(1982) obtient un « taux de succès » de 77% pour les campagnes dominantes
(39 votations entre le printemps 1977 et l’hiver 1980/81), taux qui progresse
même jusqu’à 95% pour les campagnes marquées par une domination nette
de l’un des deux camps. Le succès des campagnes dominantes est particu-
lièrement évident quand elles s’opposent à un projet (c’est-à-dire, en général,
à une initiative). Uti­lisée comme variable indé­pendante dans une régression
linéaire, la variable « domination pu­blici­taire » (i. e. la diffé­rence entre la
surface publicitaire favorable et défavorable à un objet, ex­primée en pages de
journal, c’est-à-dire en termes absolus) explique 35% de la variance du résultat
des votations. Ce phénomène constitue un résultat robuste, reproduit par plu­
sieurs études. Toutefois, il n’est absolument pas éclairci du point de vue de la
causa­lité ; en effet, si un groupe est capable de mobiliser une somme d’argent
impor­tante, c’est peut-être aussi parce que sa position est po­pulaire, et qu’il
dispose ainsi d’un fort potentiel de sym­pathie et de fi­nancement privé (voir
Fisher, 1999 : 521). Le Tableau 6.11 synthétise les résultats obtenus par Hertig
(1982), Bützer (1999) et nous-mêmes, ainsi que les résultats d’une étude de
D. Ma­gleby à propos du sort des ini­tiatives en Californie (1954–82), repor­tée
par Möckli (1994 : 289–91).
On le voit, les différentes études aboutissent à des résultats très proches :
une grande majorité (généralement supérieure à deux tiers) des scrutins donnent
lieu à un résultat conforme à la position prônée par la campagne dominante.
L’étude de Magleby constitue une exception à cette règle, mais il convient
de rappeler qu’elle se base uniquement sur des initiatives ; ce type d’objets, en
général, a beaucoup plus de peine à passer la rampe auprès des citoyens. Ainsi,
Gerber (1999 : 107–16) montre que les puissants groupes d’intérêt américains
ont un succès indéniable pour torpiller les initiatives lancées par d’autres ac-
teurs. Parmi les initiatives rete­nues par Bützer et nous-mêmes, seule celle pour
la protection des ma­rais de Rothen­thurm (1987) a été acceptée (malgré une
campagne entièrement à l’avantage des oppo­sants), alors que les sept autres ont
été rejetées. Ceci étant, on peut relever que les deux tra­vaux les plus récents
ne confirment pas le constat de Hertig selon lequel les campagnes domi­nantes
en faveur des projets ont plus de peine à s’imposer que celles en leur défaveur.
En ef­fet, les ma­jorités d’opposition peuvent aussi se heurter à la volonté popu­
laire. Nous avons déjà évoqué le cas de l’initiative pour la protection du site de
Rothenthurm ; s’y ajoutent un article sur l’énergie (qui n’a échoué que devant
les cantons), la loi Barras et l’adhésion aux institutions de Bretton Woods. Les
deux premiers objets cités ont suscité une campagne de moyenne en­vergure
(env. 80 annonces et 15’000 cm2 de surface), alors que les deux derniers ont
fait en­core moins de vagues (voir Tableau 6.1). De même, d’après les don­nées
de Bützer, trois ob­jets de politique interne ayant bénéficié d’une campagne de
soutien majoritaire ont pourtant été désapprouvés par le peuple. Or, les trois
440

Tableau 6.11 : L’explication du résultat des votes populaires par la structure des
campagnes publicitaires
Catégorie Nombre Acceptés Refusés Taux de Variance
de projets de projets succès expliquée

Hertig (1982 : 54) Majorité pour 25 17 8 68 % 35 %


Majorité contre 14 1 13 93 %

Magleby Majorité pour 23 11 12 48 % –


(in Möckli, 1994 : 289) Majorité contre 15 2 13 87 %

Bützer (1999 : 28) Majorité pour 10 7 3 70 % 25 %


Majorité contre 6 2 4 67 %

Nos propres données Majorité pour 5 5 0 100 % 43 %


Majorité contre 11 2 9 82 %

Note : Deux objets retenus initialement par Hertig ne figurent pas dans le tableau : selon l’auteur, les
campagnes des partisans et des opposants étaient trop proches l’une de l’autre pour qu’on puisse parler
de domination. Par ailleurs, deux pro­jets (compris dans la base empirique de Bützer et dans la nôtre)
ont été acceptés par le peuple mais ont échoué devant les cantons ; ces deux projets sont considérés ici
comme « acceptés ». Concernant le taux de variance ex­pliquée, il s’agit du R2 d’un modèle de ré­gres­sion
linéaire utili­sant la « domination publicitaire » pour prédire le pourcentage d’acceptation en votation
popu­laire. Dans le modèle de régression de Hertig, trois projets ont été éli­minés, car ils dépréciaient
beaucoup la capacité expli­cative du modèle (R2 ≅ 0.15). En prenant une autre variable indépendante,
à savoir le pour­centage de oui selon la surface publici­taire, le taux de variance expliquée est légèrement
supérieur pour les don­nées de Bützer (28%) et les nôtres (44%).

campagnes en question sont restées très confi­dentielles, avec un maximum


de 40 annonces répertoriées. Dès lors, on peut faire l’hypothèse que l’intensité
des campagnes n’est pas sans lien avec la ressemblance existant entre le rap­port de force
parmi les annonceurs et le rap­port de force au sein de la population. En d’autres termes,
plus les campagnes sont intenses, plus les annonceurs sont représentatifs de
l’opinion publique qui s’exprime lors des votations.
De fait, en politique interne, une augmentation de 1 m2 du total des
surfaces publicitaires s’accompagne d’une réduction de 7.3 points de la
différence entre les pourcentages de oui selon la surface publicitaire et selon
le vote populaire ; une tendance analogue s’observe du côté des projets de
politique extérieure, mais de manière moins nette233. A notre avis, ce phé­
nomène peut s’expliquer par le fait qu’une intensification des campagnes
présuppose l’intégration dans les débats d’acteurs non partisans et « non-

233
Pour nos 16 objets, une augmentation de 1 m2 est liée à une réduction de 0.7 points
de la différence entre publici­tés et vote. Le lien est moindre qu’en politique interne,
notamment parce que les campagnes sont globa­lement plus intenses et que la valeur
relative de 1 m2 est moins importante. On constate ainsi que le coefficient passe de -0.7
à -2.4 si l’on ôte la campagne sur l’EEE, de loin la plus intense. Ces résultats sont issus
d’un mo­dèle de régression linéaire, où la variable expliquée est une valeur ab­solue :
diff = abs (% ouisurf – % ouivote).
441

institutionnels » (voir chap. 6.3). Il en résulte qu’une plus grande diversité de


points de vue et d’arguments sont agrégés, représen­tant plus fidèle­ment les
opinions des différents groupes de la population ; ceux-ci sont par ailleurs da­
vantage mobilisés sur les enjeux, et éventuellement convaincus par les messages
persua­sifs de cette élite « intermédiaire ». De plus, selon le schéma décrit par
Lehner, « l’homogénéité à l’intérieur des camps a tendance à augmenter à
mesure que le processus de décision avance, tan­dis que l’homogénéité entre les
camps a tendance à diminuer » (1984 : 32 [NT]). De telle sorte que des débats
référendaires intenses auront pour effet de clarifier les positions des différents camps
idéolo­giques, de rendre plus visibles les alternatives qui s’offrent aux citoyens, et
de faciliter ainsi leur prise de décision.
Plaçons-nous maintenant dans le cas de figure où les campagnes ne
dépassent pas un certain seuil d’intensité. Dans une telle situation, il est
probable que les campagnes publicitaires ne reflètent pas systématiquement
les véritables rapports de force au sein des élites politiques. En effet, la faible
intensité des débats traduit précisément un manque d’engagement, qui peut
résulter de l’importance mineure accordée aux objets de vote, ou du sentiment
que la partie est gagnée ou perdue d’avance. D’autre part, la discrétion des
débats référendaires empêche, selon toute vraisemblance, une formation de
l’opinion publique « traditionnelle », basée sur les communications politiques
des élites. Dans ce contexte, il faut s’attendre à ce que les partis politiques
(qui prennent de toutes façons position sur les enjeux) jouent un rôle important,
notamment en diffusant des mots d’ordre à destination de leurs sympathisants.
En l’absence de véritable campagne, ces « heuristic cues » constituent certainement
une base de réflexion, voire un motif d’orientation du vote pour une partie
importante de la population – en parti­culier pour les participants au scrutin,
dont on sait qu’ils se composent en grande partie des individus attachés à un
parti politique (Mottier, 1993 : 136–40). Ainsi, les campagnes référen­daires
de faible intensité ne sont guère susceptibles d’induire un boule­versement des
aligne­ments partisans ou une forte dissidence par rapport aux mots d’ordre
des partis. En revanche, les mots d’ordre ne permettent aucune prédiction
sûre lorsque les cam­pagnes sont intenses, car les individus sont confrontés à
des flux d’information qui peuvent être aussi bien unani­mes que parfaitement
polarisés (Converse, 1967 [1962] : 143). Dans ce cas de figure, le recours aux
annonces publicitaires vise à garantir une mesure plus fiable de l’information
qui parvient réellement aux individus.
Pour résumer, nous proposons de modéliser l’impact des campagnes
– au niveau agrégé, bien sûr – de la façon suivante. (a) Lors des campagnes peu
intenses, ce sont avant tout les mots d’ordre partisans qui ont une influence
sur l’orientation du vote. (b) Lors des campagnes intenses, ce sont davantage
les rapports de force mesurés par les annonces publicitaires qui déterminent
le résultat populaire. Afin de tester ces hypothèses, nous avons tout d’abord
eu recours à nos propres données et aux chiffres produits par Bützer (1999 :
442

28) pour estimer le rapport des surfaces publicitaires pour et contre les objets234.
Concernant les données élabo­rées par Bützer, nous devons préciser que les
objets de vote n’ont pas été sélectionnés par hasard, ou en raison de leur
appartenance à un domaine politique donné, mais en fonction des hypo­thèses
de recherche de l’auteur (1999 : 19–20). Celui-ci a tout de même pris soin
de va­rier au maximum la nature des objets de vote choisis, de manière à ce
qu’au moins un objet relevant de cha­cune des six grandes catégories d’enjeux
soit inclus dans la sélection235. Au total, notre échan­tillon de votations ne peut
cependant prétendre à être parfaitement représen­tatif des objets de vote de
la période 1981–1996236.
Pour chaque objet, les recommandations de vote des partis ont été
agrégées en une mesure de soutien partisan au gouvernement, selon une méthode
qui prend en compte le poids électoral de cha­que parti237. Ensuite, nous avons
également pris en compte la sur­face publicitaire totale de chaque campagne,
dans le but de vérifier si leur intensité absolue n’a pas également un impact
systématique et direct sur le vote. En effet, la quantité d’information détermine
par­tiellement la saillance des projets soumis au vote, c’est-à-dire le degré
d’accessibilité des at­titu­des relatives aux projets (Aldrich et al., 1989 : 130),
ainsi que le « de­gré de sensibilité » aux communications diffusées par le camp
adverse (effet crossover ; voir Zaller, 1996 : 29–33). Par ailleurs, l’introduction de
la surface totale dans notre modèle permet d’inclure indirecte­ment l’influence
de la surface absolue des campagnes pour (ou contre) la position gouverne­men­

234
Nous utilisons des pourcentages, bien que l’utilisation de valeurs absolues soit suggérée
par certains travaux, car des mesures absolues du contenu de l’information médiatique
permettraient de mieux prédire les change­ments de l’opinion publique que des mesu­
res relatives (Page and Shapiro 1984 : 655 ; Page, Shapiro and Demp­sey 1987 : 40).
Cependant, notre idée ici est d’utiliser des variables qui sont directement comparables
entre elles (i. e. pourcenta­ges de sou­tien partisan, mé­diatique et populaire), ce qui facilite
l’interprétation des modèles de régression. Par ailleurs, un modèle explicatif contenant
le pourcentage de surface favorable et l’intensité globale de la campagne s’avère un
prédicteur du vote nettement supé­rieur au modèle contenant des valeurs absolues.
235
Les six domaines sont représentés de la façon suivante : énergie (4 objets), social (4
objets), institutions (4 objets), culture (2 objets), finances (1 objet), économie (1 objet).
236
La période sélectionnée par Bützer (1981–juin 1996) dépasse légèrement la nôtre
(1981–juin 1995), mais aucune votation de politique extérieure n’a eu lieu dans l’in-
tervalle entre juin 1995 et juin 1996.
237
Les douze partis les plus importants, qui rassemblent près de 95% des votes aux
élections fédérales, sont pris en considération. Les mots d’ordre sont pondérés par les
résultats des partis aux élections les plus récentes, la liberté de vote étant assimilée à
un oui dans le cas des initiatives. Puis les scores des partis recommandant un oui sont
additionnés, et ce total est divisé par le score des douze partis pris en considération.
Par exemple, si seuls le PSS et le PES sont favorables à une initiative, l’addition de leurs
scores (législature 1991–95 : 18.5 + 6.1 = 24.6) est divisée par l’addition des scores des
douze partis (législature 1991–95 : 94.3) : 24.6/94.3 = 26.1%.
443

tale. En effet, cette surface n’est autre que le produit de la surface totale de
la campagne et du pourcentage de surface favorable (ou défavorable) au gou­
vernement.
Dans une optique sembla­ble, nous avons divisé notre échantillon (32
votations) en trois sous-groupes en fonction de l’intensité des campagnes (très
peu intenses, peu intenses, inten­ses) 238. De la sorte, nous sommes en mesure
de déterminer plus précisément si l’envergure des campagnes exerce un effet
dans une gamme d’intensité particulière. Enfin, il convient de préciser que la
variable expliquée par nos modèles de régression linéaire est le pourcentage de
soutien populaire aux autorités. Cette variable correspond aux taux d’acceptation
des référen­dums obli­gatoires et facultatifs (puisque ceux-ci bénéficient toujours
de l’appui de la majorité gou­ver­nementale), et aux taux de refus des initiatives
populaires, qui sont sauf exception com­battues par le gouvernement. En procé­
dant ainsi, il nous est possible d’interpréter le lien entre l’intensité des campagnes
et le vote, et de vérifier si une augmentation de l’envergure des campagnes
– liée généralement à l’inclusion dans les débats d’un nombre croissant
d’acteurs non institutionnels (voir chap. 6.3) – a pour effet d’accroître ou de
réduire le soutien po­pu­laire à la position gouvernementale. Plus précisément,
une augmentation du soutien publi­citaire aux autorités est censée rehausser
leurs chances de suc­cès devant le peuple en cas de campagnes intenses, alors
qu’une augmentation du soutien de la part des partis (tel qu’il s’exprime dans
leurs mots d’ordre) est supposée faire de même lorsque les campagnes restent
peu animées.
Le Tableau 6.12 montre tout d’abord que la capacité prédictive du
modèle augmente substantiellement en fonction de l’intensité des campagnes :
le modèle pour les campagnes « très peu intenses » n’explique qu’une part
négli­geable de la variance du vote, alors qu’il est le plus performant pour la
catégorie des campagnes les plus intenses. Cela s’explique en majeure partie
par l’accroisse­ment spectaculaire du poids des annonces publicitaires, dont
l’intensité relative est totalement indé­pendante du vote pour les objets très
peu débattus en campagne, alors qu’elle varie de concert avec le vote pour
les objets ayant donné lieu à des campagnes intenses. Pour ce type d’objets,
une progression de 10% du soutien publicitaire s’accompagne d’une progres­
sion du soutien populaire proche de 6%. En revanche, les mots d’ordre n’ont
aucun poids sur le vote – leur impact est même lé­gèrement négatif – à la suite
de campagnes intenses, alors qu’ils repré­sentent le principal déterminant du
vote sur les objets très peu saillants. Il faut toutefois noter qu’aucune initiative
n’est comprise dans cette catégorie de projets. Par ailleurs, notre modèle pour

238
Ce découpage s’effectue de la manière suivante : campagnes très peu intenses : 0–8’195
cm2 (0–µ/2) ; campa­gnes peu intenses : 8196–16’390 cm2 (µ/2–µ) ; campagnes intenses :
16’391–267’462 cm2 (µ-max.). Précisons que la campagne sur l’EEE (qui a été près de
six fois plus intense que n’importe quelle autre) a été exclue du calcul de la moyenne
utilisée dans ce découpage.
444

Tableau 6.12 : L’explication du résultat des votes populaires (modèles différenciés


selon l’intensité des campagnes publicitaires) 239

Campagnes très peu Campagnes peu Campagnes


intenses (n = 10) intenses (n = 10) intenses (n = 12)
B (s.e.) Beta B (s.e.) Beta B (s.e.) Beta
Constante 1.88 (85.49) 66.74 (30.66) 24.44 (26.12)

% surface publ. pour .03 (.73) .04 .26 (.15) .63 .59** (.17) .77**
le gouv.
% mots d’ordre pour .51 (1.43) .39 .03 (.40) .02 -.09 (.27) -.08
le gouv.
Surface totale (m2) 20.08 (45.24) .22 -23.09 (16.82) -.48 .07 (.48) .03

R2 .14 .39 .61


St. error of estimate 19.70 10.84 10.50

** p < .01 ; * : p < .05.

cette catégorie d’objets est entaché d’un grave pro­blème de multi-collinéarité


– notam­ment, les deux mesu­res de soutien des élites sont extrê­mement co-
variantes (Pearson’s r : .89) –, de sorte que l’impact des annonces publicitaires
et celui des mots d’ordre partisans doivent être considérés comme équivalents.
Quant à l’intensité abso­lue des campagnes, elle a un impact modeste et curvi-
linéaire. En effet, le modèle pour les campagnes « peu intenses » montre un
impact négatif de leur surface totale ; ceci suggère que l’intensification des
campa­gnes ne profite au gouver­nement que dans une gamme réduite, puis se
met à produire un effet négatif, qui se dilue en­suite jusqu’à deve­nir nul pour
les débats les plus animés (voir Annexe C, Figure C1).
En définitive, nos résultats suggèrent que l’intensité absolue des campagnes
a une influence sur le vote au niveau agrégé, mais ceci en interaction avec le taux de soutien
dont dispose le gouvernement (aussi bien au niveau des annonces publicitaires
qu’au niveau des prises de posi­tion des partis politiques). Il serait possible,
théoriquement, de modéliser ces interactions sur la base des enseignements
que nous tirons des trois modèles partiels, et de résumer nos résultats dans un
seul modèle. Cela aurait l’avantage, en plus de la commodité de présentation
et d’une plus grande facilité de compréhension, de remédier quelque peu à
« l’instabilité » des modèles partiels – ceux-ci se basent en effet sur une dizaine
de cas chacun, ce qui est évi­demment très peu – et de rendre nos résultats
vraisemblablement plus robustes. Parallèle­ment, il serait souhaitable d’intégrer
239
A titre indicatif, nous donnons le niveau de signification des coefficients de régression
(également dans le Ta­bleau 6.13 infra). Bien que nos données ne constituent pas for-
mellement un échantillon aléatoire, on peut considérer que le problème de l’inférence
statistique se pose tout de même puisque les projets de politique in­terne ne repré­sentent
qu’une toute petite partie des projets dans ce domaine. Dans la mesure où nous visons
à une géné­ralisa­tion de nos résultats, notre interprétation est de facto inférentielle.
445

dans le modèle d’autres variables dont nous soupçonnons l’influence sur la


configuration des votes populaires. Nous pensons notamment au niveau de
participa­tion populaire aux scrutins – qui est fortement lié à l’envergure des
campagnes (voir chap. 6.1) –, ainsi qu’à l’importance relative des acteurs
non institutionnels, dont nous avons vu qu’ils ajoutent dans le processus
référendaire une dose d’imprévisibilité qui est rare­ment à l’avantage des
autorités (voir chap. 6.3). Enfin, le domaine politique dans lequel s’inscrivent
les enjeux doit être également pris en compte, puisque le niveau de soutien
aux autorités varie parfois considérablement selon la nature des objets soumis
au vote (voir chap. 6.2).
Dans un premier temps, nous avons construit deux termes d’interaction
en calculant le produit du soutien publicitaire et du soutien des partis, d’une
part, avec l’intensité absolue des campa­gnes, d’autre part. Cependant, un
problème manifeste de multi-collinéarité s’est présenté dès lors que ces deux
termes étaient introduits dans la même équation de régression. C’est pour­
quoi nous avons conservé notre variable originale pour le soutien publicitaire,
puisque l’impact positif de cette variable est relativement peu sensible aux
variations de l’envergure des débats référendaires (voir Annexe C, Figure
C2). Par ailleurs, nous avons constaté que le poids des mots d’ordre partisans
sur le vote est maximal lorsque ceux-ci sont pris en interac­tion avec le taux de
participation populaire – supérieur, donc, à l’interaction avec l’intensité absolue
des campagnes. Ceci résulte, à notre sens, du fait que le taux de parti­cipation
combine à la fois une dimension d’intensité des débats (la corrélation entre la
partici­pation et la surface totale des campagnes est supérieure à .70) et une
dimension d’intégration des citoyens dans le processus politique. Dès lors que la
participation est élevée, le nombre de votants non identi­fiés à un parti augmente : c’est
pourquoi l’influence des partis diminue. Par ailleurs, une forte participation
signale une grande mobilisation cognitive et probablement une meil­leure
connaissance des enjeux. Ceci ôte une partie de leur fonction aux « signaux
heuristiques » déli­vrés par les partis ; effectivement, la loyauté aux partis diminue
parmi les sympathi­sants en fonc­tion de leur niveau de compétence politique
(Marquis, 1997 : 68–72). Enfin, il faut noter que la sail­lance élevée des enjeux
mobilisateurs a aussi des conséquences à l’intérieur même des organi­sations
partisanes. En effet, les déviations des sections cantonales des partis (par rapport à
la position de l’instance faîtière) sont d’autant plus nombreuses que les enjeux
sont saillants, mais ceci uniquement pour les partis de gauche sur les sujets de
po­litique exté­rieure et de po­litique de défense – sinon, la saillance des enjeux
contribue tendan­ciellement à res­serrer la cohésion des partis240. Au total, cepen­

240
En politique interne, la participation est liée négativement (Pearson’s r = –.42) au nom-
bre de déviations cantonales au sein des partis de gauche, et elle est indépendante des
déviations parmi les partis de droite. En politi­que extérieure (au sens large), la même
absence de relation s’observe à droite, tandis que les déviations au sein des partis de
gauche sont corrélées de manière extrêmement forte à la participation (r = .74).
446

dant, le désali­gnement observé en politique extérieure et de défense conduit


à entamer encore davantage le crédit et l’influence des partis politiques. Pour
ces différentes raisons, l’interaction entre le soutien des partis aux autorités et
le taux de participation se révèle comme un prédicteur pertinent du soutien
populaire.
Nous avons également introduit dans notre modèle trois variables dummy
exprimant l’appar­tenance des objets aux trois domaines étudiés jusqu’ici : la
politique extérieure, la po­litique des étrangers et de l’immigration, et la politique
de défense – la catégorie des objets de poli­tique interne constitue la catégorie
de référence. Enfin, nous avons conservé la surface totale des campagnes,
afin de vérifier si cet indicateur produit un effet indépendant des mesu­res
du soutien (publicitaire et partisan) et de la nature spécifique des domaines
politiques. En revan­che, l’ajout d’une variable exprimant l’importance des
annonceurs non institutionnels n’apporte aucune amélioration substantielle
du modèle, pas plus que la forme juridique des objets de vote (i. e. référendum
obligatoire ou facultatif, initiative). Le Tableau 6.13 présente nos résultats
selon l’introduction successive de trois blocs de variables : (1) les indicateurs de
sou­tien aux autorités (publicités et mots d’ordre) ; (2) les domaines politiques ;
(3) l’intensité absolue des campagnes.

Tableau 6.13 : Modèle explicatif du résultat des votes populaires

Modèle 1 (n = 32) Modèle 2 (n = 32) Modèle 3 (n = 32)


B (s.e.) Beta B (s.e.) Beta B (s.e.) Beta
Constante 44.32** (9.79) 42.73** (8.83) 45.75** (9.26)
% surface publicitaire .31** (.10) .51 .29** (.10) .48 .30** (.10) .50
% mots d’ordre -.003 (.003) -.19 -.004 (.002) -.25 -.005 (.003) -.34
× % particip.
Dummies
politique étrangère 3.78 (7.33) .09 .51 (7.93) .01
politique de 16.29** (5.86) .42 16.61** (5.85) .43
l’immigration
politique de défense 12.19* (5.17) .36 11.77* (5.17) .35
Surface totale (m )
2
.63 (.59) .21
R2
.25 .47 .49
St. error of estimate 12.71 11.30 11.27
** : p < .01 ; * : p < .05

Le modèle confirme clairement les résultats obtenus antérieurement, tout en


leur apportant certaines nuances intéressantes pour notre discussion de la
nature des affaires étrangères. En effet, le modèle 2 suggère que la spécificité
des objets de politique extérieure est avant tout liée aux principales grandeurs
447

mesurables avec lesquelles nous caractérisons les campagnes référendai­res,


si bien que leur prise en compte ne laisse subsister aucun effet propre au do­
maine politi­que. C’est là le paradoxe des affaires étrangères : elles donnent lieu à
des situa­tions extrêmes (du point de vue de l’intensité des campagnes, de la
participation, etc.), mais ce sont préci­sément ces ingrédients du jeu politique
qui, à première vue, expliquent le mieux les résultats populaires quelque peu
inédits que l’on enregistre dans ce domaine. Certes, le très faible nombre
de cas (quatre objets de vote) empêche une véritable généralisation de cette
tendance. En revanche, nous sommes certains par là même que les objets
relatifs à ce domaine ne cons­tituent pas la clé du modèle et que celui-ci possède
une validité plus générale241. En clair, la politique étrangère ne constitue pas
un cas particulier dans le processus de formation des dé­cisions populaires au
niveau agrégé.
Par contraste, dans les deux domaines connexes – immigration et
défense – le niveau de soutien exceptionnellement élevé dont bénéficient
les autorités ne peut être uniquement ra­mené au contexte de la campagne.
Au total, l’effet le plus prononcé est celui des campagnes publicitaires, suivi
par l’effet de l’appartenance aux domaines politiques (i. e. la nature plus ou
moins « populaire » des objets) et par l’effet des mots d’ordre partisans. Ceci
dit, au-delà du problème de la sélection des cas évoqué plus haut, il faut noter
que notre approche favo­rise les effets des campagnes au détriment d’autres
variables sans doute impor­tantes pour la détermi­nation du soutien populaire
– par exemple, l’impact des votes précé­dents sur le même sujet. Sans même
parler des indicateurs négligés par notre modèle, on s’aperçoit que l’effet du
terme d’interaction entre soutien partisan et partici­pation est dû en majeure
partie à cette der­nière variable. En remplaçant le terme d’interaction par le
taux de participation pur et simple, cette variable devient la plus importante du
modèle (Beta : –.57) et la capacité prédictive du modèle pro­gresse (R2 = .54).
Cet effet possède une ampleur considérable – une aug­menta­tion de 10% de
la participation signi­fie une chute de 7.5% du soutien populaire au gou­verne­
ment. Cependant, l’effet de la participation ne se manifeste que si la spécificité
des domaines politiques est prise en considéra­tion ; par contraste, seul l’effet des
campagnes publicitaires est constant d’un domaine politi­que à l’autre 242.

241
En retirant les quatre objets de politique extérieure de notre échantillon, le modèle
reste quasiment inchangé, aussi bien en termes de capacité explicative (R2 = .43) qu’au
niveau du poids relatif des variables (coefficients β : surface publicitaire : .45 ; mots
d’ordre : -.25 ; immigration : .46 ; défense : .39 ; in­tensité absolue : .02).
242
Par exemple, l’influence de la participation est inexistante en politique étrangère, et
très forte en politique interne. Ainsi, au niveau agrégé, l’effet de la participation peut
facilement passer inaperçu. L’inclusion dans notre modèle des domaines politiques
permet de tenir compte des relations particulières existant entre les autres éléments de
ce modèle pour chaque type d’objets. Au niveau agrégé, une analyse bi-variée suggère
que seul le soutien publicitaire a une influence directe sur le vote populaire dans l’en-
448

Pourtant, le problème le plus épineux reste à résoudre : dans quelle


mesure les campagnes publicitaires influencent-elles le résultat populaire ? S’il
est aisé de mettre en évidence la corrél­ation entre les campagnes et le vote, tel
n’est pas le cas de la causalité entre les deux séries de données. Sur un plan
méthodologique, tout d’abord, on connaît les risques que re­présente une lecture
causale de liens mesurés au niveau agrégé. Sur un plan théorique, ensuite,
on a sou­vent ten­dance à établir une relation hiérarchique et causale entre le
comportement des éli­tes et les « ré­actions » des citoyens aux informations et
aux arguments mis à leur disposition (voir chap. 2.1.2). Mais on peut également
envisager que les campagnes publicitaires reflètent les attitudes répandues dans
la population – voire même les imitent, parfois en les exagérant – en vertu
d’un processus de renforcement mutuel. Sur les enjeux saillants, la perception
des préférences populaires par les élites constituent probablement l’une des
conditions détermi­nant la forme et l’intensité de leur engagement dans les débats
référendaires. D’une part, il est plausible que le volume des ressources investies
par les annonceurs dépende en partie des perspectives de victoire (Schmid,
1985 : 175) ; en particulier, les situations perçues comme indécises stimulent
vraisemblablement les efforts des campaigners (Compston, 1993)243. D’autre
part, le contenu argu­mentatif des campagnes est susceptible de varier selon la
per­ception des dimensions centrales de l’opinion publique (voir chap. 2.2.2).
Ceci étant, il est indéniable que les campagnes contribuent elles-mêmes à
orienter les opinions d’un certain nombre d’individus. A ce stade de notre
analyse, la conclusion la plus prudente consiste à considérer les campagnes
référen­daires et les préférences populaires comme des variables insérées dans
une re­lation bi-directionnelle et non-récursive, largement soumises à l’influence
d’autres facteurs.

semble des domaines. Par ailleurs, une matrice de corrélations montre que les objets
de politique extérieure au sens large (relations internationales, immigration et défense)
se distinguent par un soutien populaire supérieur, un soutien des partis inférieur, des
campagnes intenses et un taux de participation beaucoup plus élevé – par rapport
aux objets de politique in­terne. Ensuite, en retenant comme variables explicatives le
taux de participation, l’intensité absolue des campagnes et le soutien publicitaire, le
vote populaire en politique interne apparaît comme plus « prévisible » qu’en matière
de politique extérieure au sens large (R2 : .53 > .30). Mais cette différence s’explique
essen­tiellement par le poids très important de la participation aux votes de politique
interne. En re­vanche, l’effet des campagnes publicitaires est très comparable dans les
deux domaines (coefficient B : politi­que interne : .37 ; politi­que exté­rieure : .34).
243
C’est ce que semble démontrer la corrélation entre un indicateur de conflictualité
des campagnes [tightness = abs (50 – soutien publicitaire)] et leur intensité totale
(Pearson’s R : -.33 ; n = 32). La direction du lien causal est cependant impossible à
démontrer. Sur un plan théorique, il se pourrait également que ce soit le volume total
des campagnes qui, en incluant un nombre plus ou moins grand d’acteurs, détermine
leur conflic­tualité.
449

Synthèse des principaux résultats


Selon Wuerth (1999 : 377), il est peu probable que les campagnes médiati-
ques aient un effet direct sur le vote, car celles-ci ne peuvent guère exercer
une influence uniforme sur l’ensemble des individus. Au contraire, selon le
« paradigme des effets médiatiques sélectifs » qui s’impose peu à peu dans la
littérature, « différents groupes de récepteurs et différentes sortes de stimuli
mettent en évidence des effets médiati­ques divergents. Dans ce paradigme,
un rôle essentiel est attribué au traitement individuel des informations, car
les personnes conçoivent et jugent leur environnement social de manière
plus différenciée que ne pourraient le laisser en­tendre les données objecti-
ves de la situation ou les lois de la logique formelle » (1999 : 338 [NT]). En
d’autres termes, l’approche « mécaniste » développée par des auteurs comme
Hertig (1982) et reprise à notre compte dans ce chapitre, est beaucoup trop
réductrice. Certes, malgré leur niveau élevé d’agrégation, nos modèles sont
loin de pouvoir expliquer toute la variation dans les ré­sultats des votations
populaires. Du strict point de vue de l’issue des votations (acceptées ou reje-
tées), celle-ci tend effectivement à coïncider avec l’orientation des campagnes
dominantes, mais il subsiste toujours quelques objets qui n’ont pas connu le
sort espéré par la majorité des annon­ceurs – en ce sens, les votations ne sont
pas « achetables ».
Cependant, cette approche préliminaire a permis de mettre en évidence
quelques relations fondamentales entre les principaux indicateurs étudiés. En
premier lieu, il semble que le po­tentiel conflictuel des objets de vote, partiellement
lié au domaine auquel ceux-ci appartien­nent, détermine l’intensité générale
des débats référendaires. A son tour, l’intensité des cam­pagnes stimule la
participation des citoyens, comme on l’envisage souvent (e. g. Taylor, 1982 :
333 ; Pa­padopoulos, 1996 : 16). Mais surtout, elle définit des contextes de
communica­tion plus ou moins favorables à certains types d’acteurs. Ainsi,
les partis politiques ont une chance de se faire entendre lors­que les débats sont
relativement peu animés, parce qu’ils prennent sys­téma­tiquement position et
qu’ils sont les seuls véritables animateurs de ces cam­pagnes, qui n’intéressent
que peu la société civile. Dans ce contexte, on peut s’attendre à ce que les
méca­nismes de loyauté parti­sane jouent un rôle prépondérant dans la décision
de vote des citoyens. Ceux-ci auront tendance à s’en remettre surtout aux
partis pour leur information, et à prendre leur décision en fonction de leurs
pré­dispositions politiques. En d’autres termes, « referendum campaigns will only
become competitive in the presence of li­mited information. Be­cause the
median voter will never know how beneficial an agreement is, trusting the
actors engaged in the campaign is the most central variable » (Schneider and
Weitsman, 1996 : 604).
En revanche, lorsque les objets de vote suscitent davantage de discussions
dans l’espace pu­blic – ce que nous avons mesuré par la surface des campa­gnes
publicitaires –, les partis politi­ques jouent un rôle beaucoup plus effacé. Leurs
450

messa­ges sont alors « submergés » par ceux qu’émettent de toutes parts un


grand nombre (et parfois une grande variété) d’acteurs de la société civile244.
Dans un tel contexte, qui caractérise souvent les projets de politique exté­rieure
ou de sécurité, les campagnes publicitaires offrent une assez bonne esti­ma­tion du
ré­sultat en votation populaire. Il faut souligner par ailleurs que les partis suisses
– particuliè­rement les partis du centre et de la droite modérée – ont rarement
adopté une ligne claire sur les problèmes de politique étrangère (Marquis and
Sciarini, 1999 ; Sciarini et Marquis, 2000). Ainsi, Rickenbacher observe que
« jusqu’ici les partis suisses ne se sont ja­mais profilés et dé­marqués les uns
des autres sur les questions de politique extérieure. Les camps traversent les
frontières partisanes, les points d’ancrage se reportent sur des organisations
ex­ternes aux par­tis » (1995 : 88 [NT]). Ajoutée à leur discrétion, l’indécision des
partis politiques sur les affaires étrangères ne fait que diminuer un peu plus
l’efficacité des mécanismes de loyauté partisane, et laisse le champ libre à
d’autres acteurs pour influencer les décisions po­pulaires.

6.6 L’effet des campagnes sur le vote : analyse au niveau


­individuel
6.6.1 Le modèle théorique
L’essentiel des résultats présentés dans ce chapitre a déjà été publié dans plu­
sieurs contribu­tions (Marquis, 1997 ; Marquis and Sciarini, 1999 ; Sciarini
et Marquis, 2000 ; Bützer and Mar­quis, 2000 ; Kriesi et al., 2000 : 30–5 ;
Bützer and Marquis, 2002). Une partie du texte de ce chapitre s’appuiera
donc sur ces diverses contributions, mais sans entrer dans leurs dé­tails et
sans reprendre toutes leurs applications empiriques ou méthodologiques. Par
exemple, Bützer et Marquis (2000) ont développé des indicateurs permettant
d’appliquer le modèle utilisé dans ce chapitre à tou­tes sortes de votations. Par
contraste, nous nous limiterons ici à un ré­sumé succinct de nos principaux ré­sultats,
en mettant surtout l’accent sur les quatre votations relati­ves aux objets de relations
internationales. Il convient toutefois de rappeler en quelques mots le modèle sur
lequel nous nous basons pour prédire le vote sur les objets de démocra­tie di­
recte. En l’occurrence, le mo­dèle PMR se réduit essentiellement aux axiomes
de base du mo­dèle RAS (Zaller, 1992), car le vote ne représente généralement
244
Certes, le fait que les partis politiques font paraître peu d’annonces en leur nom propre
ne signifie pas qu’ils soient complètement inactifs, puisqu’ils sont également impliqués
dans d’autres organisations – avant tout les comités partisans. Mais nous avons montré
plus haut (chap. 6.3) qu’en politique étrangère les acteurs « institu­tionnels » dans leur
ensemble sont sous-représentés parmi les annon­ceurs. Ainsi, le « camouflage » éventuel
des partis ou des politiciens dans des comités partisans regroupant souvent plusieurs
ten­dances politiques et d’autres types d’acteurs contribue à désactiver la fonction tra-
ditionnelle des « shortcuts parti­sans », qui est de permettre une reconnaissance rapide
de la provenance des messages et une appropriation facile de leurs mots d’ordre.
451

qu’une évaluation très glo­bale d’un objet, et la décision de vote reportée lors
d’un sondage ne dépend guère des effets de saillance étudiés plus haut (voir
chap. 4.3.5). De toutes manières, il nous serait impossible de tester le modèle
RAS dans sa forme complète, notamment parce que nous ne disposons pas,
en Suisse, d’estimation fiable de l’intensité totale des campagnes (voir Zaller,
1996 : 34–5). Ainsi, tandis que Zaller (1996 : 65) se base notamment sur les
dépenses des camps qui s’affrontent, en Suisse les comités n’ont aucune obliga-
tion de publier leurs dépenses, pas plus que les par­tis (Ladner und Brändle,
2001 : 149–53).
Ainsi, le modèle PMR emprunte ici sa parcimonie à une version épurée
du modèle RAS, dans laquelle seules trois variables jouent un rôle essentiel.
Premièrement, les capacités cognitives des individus – opérationali­sée par
leur niveau de compétence – régulent le mécanisme de réception des messages en
provenance des élites poli­tiques : plus une personne est com­pé­tente, plus elle est
susceptible d’être exposée à ces mes­sages, de les recevoir et de les com­prendre.
Deuxièmement, les va­leurs et les croyances stables des individus, autrement dit
leurs prédispo­si­tions politiques, régulent le mécanisme d’acceptation des messages :
les individus ont tendance à rejeter les messages qui ne correspondent pas à
leurs valeurs. Cependant, les prédispositions exercent leur effet en interaction
avec le niveau de compétence. En effet, les individus ne peuvent re­jeter les
messages reçus que s’ils possèdent l’information contextuelle leur permet­tant
d’établir la correspondance entre la position défendue et leurs propres valeurs.
En d’autres termes, un message peut manquer sa cible soit parce qu’il n’a pas
été reçu (i. e. auprès des personnes peu compétentes), soit parce qu’il a été
reçu mais pas ac­cepté (i. e. auprès des personnes compétentes dont l’idéologie
est incompatible avec son contenu politique).
Les deux mécanismes (réception et acceptation) sont mis en contexte
par une troisième varia­ble : le degré de consensus des élites politiques. Pour
résumer, on peut envisager deux cas de figure : (1) une situation où les élites
sont globalement d’accord quant à la position à adopter vis-à-vis d’un projet
(que ce soit pour recommander son approbation ou son refus) ; (2) au contraire,
une situation où les élites politiques sont plus ou moins profondément divisées
face à un projet. Dans le premier cas (consensus), le modèle RAS prévoit un effet
mainstream : le niveau de soutien aux autorités augmente en fonction du niveau
de compé­tence des ci­toyens, indépendamment de leurs prédispositions245.
Dans le second cas (conflit), il faut s’atten­dre à un effet de polarisation : le
niveau de soutien aux autorités évolue en fonc­tion du niveau de compétence
des citoyens, mais de façon inverse (augmentation ou diminu­tion) sui­vant le
groupe idéologique auquel ils appartiennent.

245
En effet, si un projet rallie une quasi-unanimité (pour ou contre lui), la majorité est
nécessairement en faveur de la position préconisée par les autorités, compte tenu du
fait que le gouvernement suisse est composé d’une coalition rassemblant les principales
forces politiques du pays.
452

6.6.2 Comment mesurer le degré de conflit au sein de l’élite ?


Afin d’examiner la pertinence de ce modèle dans le cadre de la politique
extérieure, nous avons procédé en deux temps. Dans un premier temps, nous
avons effectué une comparaison entre la politique interne (107 votes disponibles
sous forme de sondages VOX) et la politique étrangère (4 votes). Nous nous
sommes aperçu que les effets mainstream et de polarisa­tion documentés par
Zaller semblent effective­ment à l’œuvre dans le cadre de la politique interne,
alors qu’aucune tendance ne se dessine en matière de politique extérieure
(Marquis, 1997 ; Marquis and Sciarini, 1999). Nous avons pu mettre alors
en évidence qu’une grave dé­ficience de notre in­dicateur du conflit au sein de
l’élite politique, basé sur les mots d’ordre des partis, était en partie responsable de
l’absence apparente de structure dans la formation des opinions sur les enjeux
de politique extérieure. En effet, on assiste à une érosion chronique du soutien
aux autorités à mesure que se déroule le processus de décision (voir chap.
6.2). Ainsi, dans un deuxième temps, une image très différente s’est déga­gée
lorsque nous avons pris en compte l’intensité relative des campagnes publicitaires.
En quel­que sorte, cet indicateur est plus « proche » du stade ultime du pro-
cessus dé­cisionnel que constituent les votations populai­res. Eclairée de cette
manière, la politique extérieure est apparue comme un domaine ex­trê­mement
conflictuel, où se forment des opi­nions largement polarisées.
En réalité, ce résultat ne fait que confirmer ce que nous avons trouvé
au niveau agrégé, à sa­voir l’incapacité des partis à faire entendre leur voix
lorsquel’intensité globale des campagnes est relativement élevée. Ceci étant,
il nous est également apparu que les mots d’ordre des partis constituent un
bon prédicteur du vote individuel lorsque les campagnes sont peu inten­ses,
ce qui est conforme à nos résultats au niveau agrégé. Reste toutefois le pro­
blème de l’opérationalisation de cette double mesure du conflit au sein de
l’élite. En substance, il s’agit d’adopter un seuil pour distinguer les campagnes
intenses des autres campagnes, et de choisir ensuite entre notre mesure du
soutien publicitaire et celle du soutien partisan en fonc­tion de l’intensité réelle
des différentes campagnes. Contrairement à ce que laissent entendre certains
auteurs (e. g. Zaller, 1992 ; Hubert, 1994)246, nous sommes d’avis qu’une mesure
à la fois ro­buste et appro­priée au contexte étudié – les campagnes référendaires – est
hau­tement sou­haitable pour réduire au maximum l’arbitraire dans notre
opérationalisation du concept de conflit au sein de l’élite. Nous proposons de

246
Zaller se base tantôt sur l’ampleur des « critiques au sein du Congrès » (1992 : 103),
tantôt sur une mesure de la couverture médiatique favorable et défavorable au gouver-
nement (1992 : 102). Quant à Hubert, il avise que « [w]e can be somewhat flexible in
our operationalization of relative elite unity or disu­nity regarding a particular foreign
policy. Different measures are unlikely to reveal drastically different pictures of elite
debate » (1994 : 4).
453

prendre comme seuil l’intensité moyenne pour nos 16 objets de vote247, à savoir
21’285 cm2. Pour les huit objets qui se sont avérés d’intensité supérieure,
nous prenons en considération le soutien publicitaire au gou­vernement. Pour
les huit objets d’intensité infé­rieure, de même que pour les 95 autres objets de
politique interne que nous intégrerons à notre analyse (et pour lesquels nous
ne disposons pas de données sur les campa­gnes publicitaires), nous retenons
le soutien partisan aux auto­rités. En définitive, notre me­sure du conflit au sein
de l’élite politique (elcf) englobe aussi bien l’intensité ab­solue des campagnes
(inte) que leur intensité relative en faveur de la posi­tion gouvernemen­tale
(surf), ce qui était notre objectif initial (voir chap. 4.3.5).
Ensuite, sur la base de ces taux de soutien, nous calculons la marge d’avance
dont dispose la majorité par rapport à la minorité – que ce soit au sein du système
partisan ou parmi les an­nonceurs. Cette marge est nécessairement comprise
entre 0% (situation d’égalité parfaite entre les deux camps) et 100% (situation
d’unanimité). Plus cette marge est réduite, plus nous considérons que l’enjeu en question
est conflictuel, car il tend à diviser l’élite en deux frac­tions de force équivalente.
Cette mesure est légèrement différente de celle proposée originel­lement par
Schattschneider (1960 : 89) ou de celle retenue par Papadopoulos (1994 :
210). Ceci dit, la classification des différents projets (c’est-à-dire le classement
des objets par ordre croissant de conflictualité) ne diffère que très peu d’une
méthode à l’autre. Les différences potentielles résident avant tout dans la
détermination du seuil distinguant entre les enjeux consensuels et conflictuels.
Pour notre part, nous fixons ce seuil une nouvelle fois à la moyenne de la marge
d’avance dont dispose la majorité (i. e. 50.7%). Cette procédure conduit à
classifier 48 objets comme consen­suels, et 63 objets comme conflictuels248.
Elle présente l’avantage, à notre avis, d’être relative­ment rigoureuse – seule
la détermination des seuils peut varier selon les échantillons d’objets de vote
– et suffisamment parcimonieuse pour permettre son applica­tion à un grand
nombre de cas (voir Bützer and Marquis, 2000).

247
A l’exception de la campagne sur l’EEE, car ce seul objet fait presque doubler l’in-
tensité moyenne, et conduit à considérer quatre objets supplémentaires comme peu
intenses.
248
L’unique exception à cette procédure concerne le projet d’adhésion à l’ONU (mars 1986).
Cet objet est le seul ayant donné lieu à une campagne à la fois intense et désastreuse
pour les autorités. En effet, le soutien conforta­ble dont ce projet disposait au niveau
des partis (79% de oui) a été totalement anéanti par la campagne publici­taire (23% de
oui). Autrement dit, le consensus en faveur des autorités a été transformé en consensus
en leur défaveur. En ce sens, compte tenu du renversement total de la majorité entre
l’arène partisane et l’arène ré­féren­daire, nous considérons cet objet comme hautement
conflictuel.
454

6.6.3 Résultats empiriques


Les citoyens connaissent mieux la politique extérieure que la
politique interne
Un résultat préliminaire, mais néanmoins extrêmement important dans la
perspective du débat réalistes-idéalistes présenté dans la première partie,
vient de la comparaison du degré de com­pétence des citoyens sur les objets
de politique étrangère et interne. En moyenne, les individus sont sensiblement
plus compétents à propos des projets de politique étrangère (µ = 2.85 ; n = 4)
que vis-à-vis des projets de politique interne (µ = 2.24 ; n = 107)249. Parmi
ceux-ci, ce sont les objets relatifs aux domaines connexes de la politique
étrangère qui sont les mieux connus, à savoir la politique de sécurité (µ = 2.50 ;
n = 7) ainsi que la politique des étran­gers et de l’immigration (µ = 2.45 ; n
= 5)250. Les différences entre ces quatre catégories d’objets sont hautement
significatives (F = 620, p < .001). Ceci rejoint en tous points l’une de nos
analyses anté­rieu­res (Mar­quis, 1997 : 50–3) et permet d’écarter, en tous cas
pour la Suisse, l’hypothèse selon la­quelle les citoyens sont particulièrement
ignorants des affaires étrangères. Certes, no­tre me­sure de la compétence
politique est relativement « permissive » – les exigen­ces à rem­plir pour figurer
en bonne place sur l’échelle sont peu élevées –, mais tel est éga­lement le cas
des ob­jets de poli­tique interne. D’autre part, rappelons que les objets de vote
constituent des enjeux ponctuels, et que si notre mesure de compétence portait
sur une connaissance générale des affaires étrangères, elle révèlerait peut-être
un moindre degré d’expertise que face aux enjeux plus « quoti­diens » et plus
obstrusifs de la politique interne.
Cependant, tel n’est pas le propos de cette étude consacrée aux enjeux
de démocratie directe, et nos données infirment clairement les conclusions de
travaux précédents (e. g. Hablützel und Hertig, 1979) affirmant que les objets
de vote de politique étrangère sont moins saillants pour les citoyens suisses que
le reste des questions soumises au vote (voir chap. 2.3.2). En ré­alité, il existe
plusieurs explications possibles à la saillance particulière des projets de poli­tique
extérieure. Premièrement, selon Hubert (1994 : 13), le degré de connaissance des
enjeux au sein du public est susceptible d’augmenter sous certaines conditions,
notamment lorsque les élites sont divisées sur la politique à mener. En effet, cette
division est de nature à intégrer le public aux débats, et à inciter les élites à
249
Par ailleurs, la compétence vis-à-vis des objets de politique étrangère est encore plus
élevée (µ = 3.07) si l’on fait abstraction du projet relativement méconnu d’adhésion aux
institutions de Bretton Woods. Seuls trois projets relatifs à l’énergie et aux communi-
cations (initiative « pro vitesse 130/100 », NLFA) ou à la défense nationale (initiative
du GSsA pour l’abolition de l’armée) ont enregistré un tel degré de connaissance au
sein du public.
250
Ce résultat ne rejoint pas non plus l’appréciation traditionnelle de la politique de
sécurité. Par exemple, Eichen­berg affirme que ces enjeux ont une saillance faible,
contrairement aux enjeux économiques (1989 : 217).
455

adopter des stratégies de communication pour « édu­quer » les citoyens et les


soustraire aux arguments adverses. Quelle que soit la qualité d’un tel débat,
il en résulte qu’une grande quantité d’informations parvient aux citoyens,
qui font né­cessai­rement un certain apprentissage des enjeux. Précisément, la
politique extérieure est un do­maine où règne un conflit plus ou moins latent
entre les élites, et qui donne lieu à des cam­pagnes référendaires intenses, que
les individus peuvent rarement ignorer (Sciarini et Marquis, 2000). Qui plus
est, cette « effervescence démocratique » qui entoure les scrutins de politique
extérieure a pour conséquence de stimuler la participation des citoyens qui
s’abstiennent ha­bituellement de voter251, et de diffuser la compétence à une
plus large échelle – rappelons que notre mesure de compétence s’applique à
tous les citoyens, non-participants inclus.
En ré­sumé, les citoyens sont mieux informés des objets de politique
extérieure tout simple­ment parce qu’ils s’y intéressent et qu’ils reçoivent
davantage de messages de la part des éli­tes. Parallèlement à cette explication
exogène, on peut avancer une explication endogène au degré de connaissance
des individus, à savoir que le contenu des objets de politique étrangère tou­che
à des valeurs fondamentales, à des attitudes centrales dans les systèmes de croyances des ci­
toyens suisses (voir chap. 2.2.2). Partant de là, nous postulons que les cam­pagnes
réfé­rendaires peuvent activer (voire manipuler) certaines dimensions-clés de
la culture politique suisse, en particulier la neutralité et les droits populaires.
Autrement dit, les argu­ments utilisés par les campaigners résonnent parfois avec
certaines valeurs fonda­mentales des individus, ce qui en facilite l’apprentissage.
Nous tâcherons ainsi de met­tre en évi­dence que l’utilisation de packages capables
de faire vibrer les cordes sensibles des Suisses constitue une stratégie plus
largement répandue parmi les opposants à la politique étrangère du Conseil
fédéral, et qu’elle contribue à expliquer leur succès (voir chap. 7.4.2).
C’est sans doute pour cette raison, parmi d’autres, que la compétence des
opposants aux pro­jets du gouvernement n’est pas moindre que celle des partisans. N’en déplaise
à de nombreux observateurs de la vie politique suisse, les échecs successifs du
gouvernement en matière de politique étrangère ne peuvent être ramenés à une
mauvaise connaissance des enjeux de la part de ses adversaires (voir Marquis,
1997 : 23–4). Avec une moyenne de 3.12 parmi les parti­sans et de 3.09 parmi
les opposants (t = .94 ; p = .35), le niveau de compétence est strictement

251
Mottier (1993 : 128) relève que 18% des individus interrogés dans les enquêtes VOX
(1981–1991) sont des ci­toyens « abstentionnistes » (i. e. ne participent presque jamais),
56% sont « sélectifs » (i. e. participent de temps en temps) et 26% sont des citoyens
« modèles » (i. e. participent toujours). En reprenant sa définition des différents groupes,
nous observons que, à l’exception du scrutin comprenant le vote sur les institutions de
Bretton Woods, les citoyens « abstentionnistes » et « sélectifs » ont davantage participé
aux scrutins de politique extérieure qu’en moyenne. La palme revient à la votation sur
l’EEE, qui a connu une participa­tion de 62% des « abstentionnistes » et de 90% des
« sélectifs » (résultats obtenus avec nos propres données VOX).
456

équivalent dans les deux groupes. Ceci est un fait tout à fait exceptionnel que
l’on n’observe dans aucun autre domaine politique – où ce sont géné­ralement
les adeptes de la position gou­vernementale qui manifestent une compétence
supé­rieure252. Ce résultat ne devrait cependant pas nous surprendre. De bonne
heure déjà, Frei et Kerr (1974 : 48) avaient démontré que la relation entre,
d’une part, le niveau d’information et d’intérêt pour la politique étrangère,
et d’autre part les positions « coopératives » était fallacieuse. Aux Etats-Unis
également, il existe des différences minimes de compétence entre les différents
groupes d’orientation face à la politique extérieure (Hinckley, 1992 : 32–4).
En résumé, la compétence et le vote sont faible­ment liés en général – même
lorsque les différences entre les camps sont si­gnificatives – et complètement
indépendants en po­litique extérieure.

Effet « mainstream », effet de polarisation


Pour commencer notre présentation du modèle RAS, nous l’appliquons
aux votes de po­litique interne de la période 1981–1995. Nous adopterons
une approche essentiellement gra­phique, qui facilite la compréhension des
interdépendances entre les éléments du modèle, et qui nous fournira un point
de comparaison inté­ressant avec la situation prévalant en politi­que étrangère.
Les Figures 6.5 et 6.6 représentent le niveau de soutien au gouvernement au
sein de différentes catégories de la population, définies en fonction de leur
niveau de compétence et de leur appartenance idéologique. Figure 6.5 illustre
la configu­ration du vote pour les objets qui ont recueilli un relatif consensus au
sein de l’élite partisane. Confor­mément au modèle RAS, un effet mainstream
se manifeste : le soutien à la posi­tion gouver­nementale augmente en fonction
du niveau de compétence, quels que soient les grou­pes idéologiques dont les
citoyens se réclament – et même parmi les « non-partisans »253. On no­tera
également que le gouvernement dispose d’une majorité en sa faveur dans tous

252
Dans tous les autres domaines, les différences de compétence sont significatives (p <
.001) et varient entre .19 (politique de l’immigration) et .10 (politique interne), tou-
jours à l’avantage des partisans du Conseil fédéral. En inspectant la politique interne
de manière plus détaillée, on s’aperçoit que les différences peuvent être un peu supé-
rieures (e. g. .27 pour les objets touchant à la culture), et que seuls les objets relatifs à
l’économie mettent en évidence une meilleure connaissance de la part des adversaires
du Conseil fédéral (pour une défini­tion des sous-domaines de la politique interne, voir
Marquis 1997 : 8–9). Soulignons toutefois que l’ampleur de ces différences ne permet
pas d’établir un véritable lien (et encore moins un lien causal) entre la compétence et
le vote.
253
Il est vrai que la progression observée parmi les citoyens d’extrême droite est plus
timide et moins linéaire. Cela s’explique en grande partie par le fait que notre critère
de classification des objets « consensuels » admet comme tels certains projets qui ont
tout de même suscité une opposition non négligeable, proche de 25%. En d’autres
termes, l’extrême droite était plus souvent qu’à son tour dans l’opposition face aux
objets consensuels, ce qui explique la faible progression du soutien au niveau agrégé.
457

Figures 6.5 et 6.6 : Influence des prédispositions et de la compétence sur le vote de sou­
tien aux autorités en politique interne : objets consensuels
(n = 34’527) et conflictuels (n = 44’062)

Soutien (%)
100
droite ss. parti
gauche ext. droite
80

60

40

20

0
1 2 3 4
très faible très élevé
Niveau de compétence
Cramer’s V :
Gauche : .07**; Droite : .11**; Extr. droite : .07**; Sans parti : .09**
** : p < .01 ; * : p < .05; N = 48 votes

Soutien (%)
100
gauche ss. parti
droite ext. droite
80

60

40

20

0
1 2 3 4
très faible très élevé
Niveau de compétence
Cramer’s V :
Gauche : .10**; Droite : .09**; Extr. droite : .10**; Sans parti : .04**
** : p < .01 ; * : p < .05; N = 59 votes
458

les groupes de l’électorat, indépendamment des orientations politiques et du


degré de compétence des indivi­dus. Sans oublier qu’il s’agit là de données
agrégées (48 votations sont représentées dans le graphique), on peut avancer
qu’un relatif consensus au sein de l’élite partisane offre de sé­rieux gages de
succès pour les autorités (voir Sciarini et Trechsel 1996).
Par contraste, la Figure 6.6 souli­gne de façon convaincante comment
les situations de conflit au sein de l’élite partisane entraî­nent une polarisation de
l’électorat. Alors que l’écart entre les trois catégories de prédisposi­tions est mi-
nime parmi les citoyens les moins compé­tents (env. 8%), on voit clairement que
la résistance aux messages non-cohérents avec leurs valeurs augmente parmi les
citoyens de gauche, et diminue parmi les citoyens de droite (mo­dérée comme
extrême) – l’écart entre les catégories atteint ainsi 35% au sein de la couche
de la population la plus consciente des enjeux. Quant aux non-partisans, leur
soutien oscille faiblement dans des valeurs médianes par rapport aux autres
groupes et reste quasiment stable d’un niveau de compétence à l’autre. D’une
certaine manière, leur comportement confirme a contrario les prédictions du
modèle, puisqu’il illustre comment des individus sans orientation idéologique
forte sont tendanciellement incapables de mettre à profit leur connais­sance
des enjeux pour pencher de façon claire en faveur d’une position. Mais leur
comportement pourrait également refléter une simple agrégation de positions
fort différentes (cer­tains individus suivant les incitations des partis de gau-
che, et d’autres préférant s’aligner sur les partis de droite) dont s’ensuivrait
une position médiane. Une recherche plus approfon­die devrait permettre
à l’avenir de trancher entre les deux interprétations offertes ici de ma­nière
provisoire. Quoi qu’il en soit, en politique interne le principal cli­vage oppose
donc clai­rement les sympa­thisants des partis de la droite modérée et extrême
– dont les positions sont étonnamment semblables – aux citoyens de gauche.
A noter qu’une opérationalisation plus fine du concept de conflit, distinguant
notamment la nature des conflits partisans (conflits de gauche ou de droite ;
voir Bützer, 1999 ; Bützer and Marquis, 2000), permettrait sans doute d’en-
richir no­tre analyse et d’accentuer les phénomènes de polarisation au sein de
l’électorat. Pour notre part, nous n’utilisons ici les mots d’ordre partisans et
les cam­pagnes publicitaires que comme une variable contextuelle relativement
rudimen­taire – pour une exploitation plus nuancée de ces données, nous ren­
voyons à la littérature citée supra.
Qu’en est-il à présent du domaine qui nous intéresse, la politique ex-
térieure ? Comme nous l’avons déjà souligné, ce domaine se caractérise par
une conflictualité très élevée au sein de l’élite politique, mais également par
l’originalité des coalitions qui s’y affrontent. Depuis quelques années, la gauche a
clairement prôné une politique d’ouverture de la Suisse sur son environ­nement
international. La droite modérée soutient globalement cette position, mais de
façon plus hésitante, notamment en ce qui concerne le rythme de l’intégration
souhaitable de la Suisse à l’Union européenne. Quant à l’extrême droite, elle
459

verse volontiers dans un dis­cours de revalorisation de l’identité helvétique et


s’oppose à toute forme d’intégration. La Figure 6.7 démontre que le clivage
existant au sein de l’élite partisane se reproduit au sein de la population, et
ceci de façon d’autant plus marquée que les citoyens ont les capacités cogni­
tives de « déchiffrer » les messa­ges des élites et de les faire correspondre avec
leurs prédisposi­tions. Alors que les trois caté­gories idéologiques se tiennent
dans une fourchette de 11% du taux de soutien parmi les citoyens les moins
com­pétents – les non-partisans ne s’en écar­tant que de peu –, cet écart se
creuse jusqu’à 45% entre les partisans de gauche les plus com­pétents et leurs
homologues de l’extrême droite.

Figure 6.7 : Influence des prédispositions et de la compétence sur le vote de soutien


aux autorités en politique extérieure : objets conflictuels (n = 3339)

Soutien (%)
100
gauche ss. parti
droite ext. droite
80

60

40

20

0
1 2 3 4
très faible très élevé
Niveau de compétence

Cramer’s V :
Gauche : .15**; Droite : .05; Extr. droite : .23**; Sans parti : .11**
** : p < .01 ; * : p < .05; N = 4 votes

Tandis que la polarisation entre le camp de la gauche et celui de l’extrême


droite est très visi­ble, le comportement des citoyens proches de la droite
modérée est plus ambigu. Mais il peut vraisemblablement s’expliquer par le
manque de clarté des positions défendues par les grands partis de la droite
modérée (PRD et PDC) en matière de politique extérieure254. L’ambiguïté,
254
Par exemple, lors du vote sur l’adhésion à l’ONU en mars 1986, pas moins de 18
sections cantonales du PRD et 13 sections du PDC ont donné une consigne de vote
contraire à celle du parti fédéral.
460

sinon l’ambivalence, des messages délivrés par la droite modérée en politique


étrangère rend nécessairement délicat, chez ses partisans, l’examen de la
cohérence entre les messages reçus et leurs prédispositions. Pour cette catégorie
de votants, le niveau de compétence politique est ainsi partiellement dépourvu
de sa fonction dans le mécanisme d’acceptation des messages, un peu à l’image
de ce qui se produit vraisemblablement pour les non-partisans. De plus, on
peut noter que le niveau général de soutien au gouvernement (et donc aux partis)
est plus fai­ble qu’en politique interne, ce qui traduit une moindre loyauté des
citoyens à leurs partis de référence (Marquis, 1997 : 70–2).

En somme, la formation des opinions est-elle vraiment différente en politi-


que étrangère ?
Dans l’ensemble, il s’avère tout de même que les partis sont suivis par une
majorité de leurs sympathisants en politique extérieure comme en politique
interne, à condition bien sûr qu’ils aient été capa­bles d’émettre des messages
clairs à leur intention – ce qui n’est pas le cas, semble-t-il, des partis de la droite
modérée. Ceci tend à suggérer que les acteurs non par­tisans, qui dominent les
campagnes publicitaires (voir chap. 6.3) et proba­blement les campa­gnes dans
leur ensemble, mobilisent l’électorat sur la base d’arguments qui font écho à ceux
diffu­sés par les partis politiques. Le cas le plus évident de ce point de vue concerne
l’extrême droite, qui voit sa faible assise partisane compensée par les investisse­
ments considérables consentis par des alliés plus ou moins circonstanciels (en
particulier l’ASIN, mais aussi d’autres sociétés, comités, entreprises, ou même
des particuliers). En d’autres termes, à la fois en rai­son de l’intensité supérieure
des campa­gnes référendaires, de l’engagement « iné­dit » d’acteurs non partisans,
et du manque de clarté des messages délivrés par les partis de centre-droite,
la politique extérieure est sans doute un cas particulier du point de vue des
conditions sous les­quelles la formation des opinions se produit. Cependant, elle
ne constitue pas un cas particu­lier en ce qui concerne le processus de forma­tion
des opinions proprement dit. Dans ce do­maine, comme dans le vaste champ de
la politique interne, le mo­dèle RAS parvient dans une large mesure à rendre
intelligibles les mécanismes sous-jacents au vote des individus.
Bützer et Marquis (2000 : 20–2) aboutissent par d’autres méthodes
à la même conclusion. En tes­tant un modèle multivarié, ils montrent que
la prise en compte d’une éventuelle spécificité de la politique extérieure (au
moyen d’une variable dummy) n’ajoute absolument rien à l’explication du vote
dans ce domaine, et que la majeure partie de la variance expliquée est due
à l’interaction entre les variables du modèle RAS255. D’ailleurs, une analyse

255
L’étude de Bützer et Marquis (2000) se base sur 32 votations, dont 16 sont les objets
analysés dans ce tra­vail et 16 autres sont des objets de politique interne étudiés pré-
cédemment par Bützer (1999). Pour étudier les effets d’une spécificité éventuelle des
différents domaines, nous avons créé trois variables dummy (une pour la politi­que
extérieure, et deux autres pour la politique de l’immigration et pour la politique de
461

bivariée tend égale­ment à mettre en évidence les rappro­chements entre les


domaines de la politique exté­rieure et interne. Nous avons testé un modèle
très simple de régression logistique visant à ex­pliquer le vote par une seule
variable exprimant l’interaction entre le niveau de compétence et les prédispositions256. A
partir de l’équation du modèle, appliqué séparé­ment aux objets de politi­que
extérieure et de politique interne, nous pouvons es­timer avec quelle proba­bilité
les diffé­rents groupes de citoyens votent en faveur de la position du gou­verne­
ment – avec une seule varia­ble indépendante, le calcul des probabilités peut
s’écrire de la manière sui­vante : p = EXP (a + b × X)/[1 + EXP (a + b × X)].
En représentant ces probabilités de manière graphique, on s’aperçoit qu’elles
varient (en fonction des prédispositions et du niveau de compétence) de manière
extrêmement paral­lèle dans les deux domaines257.
Le seul véritable point de différencia­tion entre la politique étran­gère
et la politique interne consiste en une base de sou­tien au gouvernement globale-
ment supérieure pour les objets do­mestiques. Autrement dit, les proba­bilités
de voter en faveur des autorités sont systémati­que­ment plus élevées pour les
objets de politique in­terne. En va­leur ab­solue, le niveau moyen à partir du­quel
le soutien des individus varie est de 47% en politique exté­rieure et de 61%
en politique interne (ces chiffres corres­pondent au vote de tous les indivi­dus,
y compris les non-parti­sans). Ceci étant, la constante est moins instruc­tive
que les va­riations relatives, et celles-ci ont apparemment une origine com­mune
dans les deux ­do­mai­nes, à savoir les mé­canismes individuels de réception et
d’acceptation des mes­sages diffu­sés par l’élite politique. D’autre part, il faut
relever que l’impact du niveau de compé­tence et des pré­dispo­sitions est robuste.
En particulier, cet impact subsiste lorsqu’on le contrôle par un certain nombre

sécurité), la catégorie de référence étant constituée des objets de politique interne. On


s’aperçoit alors que l’effet spécifique de la politique étrangère est totalement inexistant,
contrairement à ceux de la politique de l’immigration et de la politique de sé­curité, qui
sont des domaines où le très fort soutien aux autorités ne peut s’expliquer uniquement
par les varia­bles du modèle RAS ou par les autres variables introduites dans le modèle
(intensité totale des campagnes, fami­liarité des enjeux, forme juridique des objets de
vote).
256
Le terme d’interaction est construit de la manière suivante : interaction = awareness
× predispositions, où predispositions a été recodé en –1 lorsque la situation suscite
théoriquement une opposition à la posi­tion gouvernementale (i. e. pour les citoyens de
gauche lorsque les objets de politique interne sont conflictuels, ainsi que pour les citoyens
d’extrême droite dans le cas des objets de politique extérieure) et en +1 autrement.
257
On s’aperçoit notamment que, dans les deux domaines, les probabilités de voter en
faveur du gouverne­ment sont très proches parmi les citoyens peu compétents, quand
bien même leur sympathie va pour des partis qui sont parfois en complet désaccord.
En revanche, dans les deux domai­nes également, les différences entre les « alliés » et
les « ennemis » du Conseil fédéral sont d’autant plus prononcées que leur niveau de
compétence augmente (avec un écart maximum d’environ 0.36, en termes de proba-
bilités de voter en faveur des autorités).
462

de variables socio-démogra­phiques (notamment le niveau de formation et la


région linguistique) ou par la familiarité des enjeux (Sciarini, 2000 ; Bützer
and Marquis, 2002). Cependant, tandis que la compétence politique joue un
rôle crucial pour la polarisation du vote lorsque les pro­jets sont consensuels
ou contestés par la gauche, c’est avant tout le niveau d’éducation qui af­fecte
les décisions lors­que les autorités rencontrent une op­position d’extrême droite
– dans ce cas, un ni­veau de forma­tion élevé décourage le vote « anti-esta­
blishment » (Bützer and Marquis, 2002).

6.6.4 Conclusion : le vote est-il question de confiance ou d’arguments ?


La confiance est une variable dont nous n’avons guère parlé jusqu’ici, mais
qui pourrait bien jouer un rôle très important dans le processus de formation
des opi­nions lors des campagnes référendaires. Dans une certaine mesure,
le concept de confiance fait par­tie intégrante de notre opérationalisation
des prédispositions politiques, puisque l’attachement aux partis politiques
présuppose une relation plus ou moins forte de confiance entre les indi­vidus
et les organisa­tions censées les représenter au niveau local ou national. C’est
cette confiance qui confère aux mots d’ordre des partis le rôle de shortcuts – des
« signaux » facilitant la décision des citoyens « identifiés » à une source parti-
sane. Mais la confiance peut être appré­hendée sur un plan plus large, comme
une manifestation du degré de crédibilité des élites po­litiques, et par­ticulièrement
des autorités fédérales. Nous avons vu plus haut (chap. 3.2.1) que cette caracté­
ristique de la source des mes­sages est une variable parfois es­sentielle pour
comprendre le suc­cès des com­munications (Abelson, 1959 ; McGuire, 1969 ;
Rapold, 1979 ; Schenk, 1987).
Il y a maintenant plus d’un quart de siècle, Frei et Kerr (1974 : 50–5)
observaient un lien entre la confiance accordée par les individus aux autorités
fédérales et leur position sur l’échelle « isolation-coopération » (voir chap.
2.2.2) : les individus confiants étaient à cette époque clai­rement plus isolationnistes
(à 66%) que les individus méfiants (à 46%). Actuellement, après le changement
radical du discours officiel en matière de politique étrangère, et avec la chute de
confiance aux autorités enregistrée au cours des années 1990 (voir Brunner et
Sgier, 1997), il s’avère que la relation s’est entièrement inversée : les personnes
confiantes dans le gouver­nement sont tendanciellement plus nombreuses à
soutenir l’ouverture du pays, alors que les personnes méfiantes manifestent
davantage leur attachement à la sauvegarde des traditions nationales258. Comme
nous venons de le suggérer, l’évolution du discours et de la pratique des autorités
258
Nous disposons, pour les cinq derniers scrutins de la période 1981–1995, d’une variable
exprimant la position des individus sur une échelle à 7 positions (1 : pour l’ouverture au
monde ; 4 : NSP ; 7 : pour la défense des tra­ditions). A l’exception du scrutin de mars
1995, on enregistre toujours un lien significatif (.11 < Gamma < .35 ; p < .01) entre
cette variable et la confiance au gouvernement (1 : plutôt confiant ; 2 : indé­cis ; 3 :
plutôt méfiant).
463

en matière de politique extérieure n’est sans doute pas sans rapport avec ce
ren­ver­sement de perspective, même si la confiance dans le gouvernement ne
se mesure pas seu­le­ment à l’aune de ses performances en politique extérieure.
Mais il est évident qu’un phéno­mène de crispation – étiqueté ici ou là comme un
réflexe « Neinsager », et anticipé de lon­gue date (voir Frei und Kerr, 1974 :
54) – résulte depuis quelques années d’une dissociation entre le discours de
autorités et les valeurs d’une grande partie de la population.
Dès lors que la confiance dans le gouvernement, le Parlement et
l’administration a chuté en peu de temps, et alors que la cote des partis
politiques est au plus bas (Brunner et Sgier, 1997 : 106–9), il est tout à fait
envisageable que les messages des autorités (et des partis gouverne­mentaux
soute­nant généralement leurs projets) constituent de véritables « shortcuts
négatifs » pour de nom­breux citoyens. Au surplus, les opposants aux projets des
autorités (comme d’ailleurs les parti­sans) ne se privent pas de brocarder leurs
adversaires au cours de la campa­gne, dans l’espoir d’attiser la méfiance et le
ressentiment contre les concepteurs de la politi­que extérieure (voir chap. 7.2.2
et 7.3). En d’autres termes, si la confiance dans les partis permet d’expliquer
une certaine part de variance dans le vote des individus, une variable analogue
– la crédibilité de la source des messages politiques – pourrait bien se dissimuler à
notre re­gard, et avec elle une cause importante des quelque 90% de variation
du vote demeurant jusqu’ici sans structure apparente. Ceci dit, nous avons
montré précédemment que les campagnes de politique extérieure se si­gnalent
par la discrétion des partis politiques et par l’absence des autorités fédérales
(du moins en ce qui concerne les campagnes publicitaires). Le fait que les
individus les plus com­pétents reconnaissent tout de même, sembe-t-il, la
coloration politique des mes­sages pourrait provenir de ce que les arguments
diffusés tous azi­muts font en partie écho au dis­cours des partis politiques. Mais
ceci est une question empiri­que, qui sera examinée plus loin au moyen de nos
données sur les campagnes publicitaires.
Pour l’instant, nous souhaitons pré­ciser pourquoi le traitement central
de l’information, c’est-à-dire la réception et l’acceptation des arguments des cam­
pagnes, est susceptible d’exister en pa­rallèle au traitement périphéri­que examiné
jusqu’ici, c’est-à-dire l’utilisation des shortcuts par­tisans. Premièrement, il faut
souligner encore une fois l’intensité singulière des campa­gnes de politique
extérieure. Le foisonnement des messages qui « encombrent » alors l’espace
public rend difficile la reconnaissance systématique de leur provenance – bien
des acteurs sont d’ailleurs inconnus du grand public – et leur jugement en
termes de crédibi­lité. De plus, comme le souligne McGuire, la crédibilité de la
source d’un mes­sage augmente la probabilité d’acceptation de son contenu, mais
n’en favorise pas nécessai­re­ment la mémorisation et le souvenir subséquent :
« [t]he general lack of source-recall relationship sug­gests again that the receiver
can be re­gar­ded as a lazy organism who tries to master the mes­sage contents
only when it is absolutely ne­c­es­sary to make a decision. When the purported
464

source is clearly positively or negatively valen­ced, he uses this information as


a cue to accept or re­ject the mes­sage’s conclusion without really ab­sorbing the
arguments used. Only when the source is un­clearly valenced does the receiver
really find it necessary to learn and absorb the arguments used, and so exhibit
a higher recall-of-argu­ment score » (McGuire, 1969 : 198).
McGuire suggère donc que l’ambiguïté évaluative de la source des
messages peut jouer un rôle complémentaire à la motivation personnelle dans la
décision de traiter l’information de manière centrale ou périphérique. Plus les
campagnes sont intenses et don­nent lieu à une structure de communi­cation
complexe, moins les individus pourront recourir à leur seule appré­ciation
normative de la source des messages, et plus ils seront potentiellement engagés
dans un processus d’évaluation et d’apprentissage des arguments utilisés dans les
débats – indé­pendamment, a priori, de leur éventuelle orientation idéologique.
Cette ten­dance sera renfor­cée en cas de forte motivation personnelle, c’est-
à-dire sur les enjeux qui sont saillants auprès des individus. Sur la base des
enseignements de ce chapitre, nous avons plusieurs rai­sons de pen­ser que les
conditions requises pour une influence argumentative des campagnes sont ré­unies dans le
cadre des votations de politique extérieure :
– Les alignements partisans sont souvent inédits et les partis eux-mêmes
profondément divi­sés sur les questions de politique extérieure. Par
conséquent, les shortcuts partisans sont moins faci­lement reconnaissables
et identifiables à certaines valeurs personnelles.
– Les campagnes de politique extérieure impliquent de nouveaux acteurs,
relativement peu con­nus de l’opinion publique. Il est donc difficile
d’accepter ou de rejeter leurs messa­ges sur la sim­ple base de leur « éti-
quette » idéologique.
– Les enjeux de politique extérieure bénéficient d’une forte saillance au
sein de la popula­tion suisse. Ainsi, les individus possèdent en moyenne
une forte motivation personnelle à exami­ner les arguments diffusés
pendant les campagnes référendaires.
Dans cette perspec­tive, le chapitre suivant examine la structure argumentative
des campagnes de politique exté­rieure. Nous chercherons ainsi à dégager le
contexte général de communication dans lequel les messages médiatiques
opèrent – un contexte opérationalisé au travers du nombre, de la cible et de la
thématique des arguments publicitaires.
465

7 Les arguments des campagnes


Dans ce chapitre, nous souhaitons poser pour la première fois la question du
contenu argu­mentatif des campagnes publicitaires. Ce faisant, nous poursuivons trois
objectifs principaux. Première­ment, nous adopterons une approche descriptive
(chap. 7.2), afin de donner un peu de « substance » aux débats référendaires,
dont nous n’avons éclairé jusqu’ici que la dimension quantitative. Une telle
approche permet de saisir les aspects plus qualitatifs du discours politi­que et
ouvre un passage vers des perspectives plus culturelles ou « constructionnis-
tes » de l’action politique. Deuxièmement, la structuration descriptive des
campagnes publicitaires nous permettra d’aborder un volet com­paratif (chap.
7.3), où il sera principalement question de la reproduc­tion, d’une votation à
l’autre, de cer­tains schémas discursifs se dégageant des messages publi­citaires.
Compte tenu de l’investissement considérable exigé par le codage des argu-
ments (voir chap. 7.1 infra), dans ce chapitre nous avons limité notre champ
d’investi­gation aux quatre objets de politique étran­gère. Une com­paraison entre
différents domaines politi­ques fera, nous l’espérons, l’objet d’une prochaine
étude. Enfin, mettant à pro­fit les ensei­gnements de ces deux approches, nous
tâche­rons d’envisager les effets des campa­gnes d’un point de vue analytique, en
observant dans quelle mesure les débats réfé­rendaires offrent aux individus les
ressources cognitives et moti­vationnelles pour appréhender les objets de vote.
A ce titre, nous étudierons les effets de saillance (ou de priming) des campagnes
(chap. 8), puis leurs ef­fets per­suasifs (chap. 9).

7.1 Le codage des arguments


Dès lors que l’on parle des « arguments » d’une campagne se pose la question
de l’unité d’analyse. Qu’est-ce qu’un argument ? En quoi un argument est-il
différent d’un discours, d’un thème ou d’un mot-clé ? Des considérations
aussi bien prati­ques que conceptuelles ont guidé notre opérationalisation du
concept d’argument. D’un point de vue conceptuel, l’argument se distingue du
discours, dont il n’est qu’un élé­ment constitutif, au même titre que les thèmes.
Il se distingue aussi d’une phrase, ou d’un autre groupe syntaxique : certains
ar­guments peuvent être développés sur plusieurs phrases, alors qu’une seule
phrase peut conte­nir plusieurs argu­ments. Ceux-ci se distinguent également
des thèmes, ou des enjeux, qui peuvent être considé­rés le plus souvent comme des
catégories ou des ensembles d’arguments (e. g. thème de la souveraineté, du
chômage, de la solidarité internationale, etc.). Mais il peut arriver que cer­tains
arguments se trouvent, en quelque sorte, à cheval sur deux thèmes définis au
préala­ble. Par exemple, lors de la campagne sur l’EEE, on a vu les oppo­sants
au traité faire un usage très courant de l’argument selon lequel l’immigration
de travail­leurs étrangers en­traînerait une hausse importante du chômage. En
466

l’occurrence, au moins deux thèmes sont exploités : la politique d’immigration


(ou la libre circulation des personnes) et le chô­mage.
En même temps, les arguments se distinguent des mots-clés. Ceux-ci peu-
vent être de simples substantifs (e. g. neutralité) ou des locutions (e. g. solidarité
avec l’Europe) ; ils peuvent dési­gner un aspect concret de l’objet de vote ou de
ses consé­quences, mais aussi revêtir une forme symbolique (e. g. « Morgarten »)
ou métaphorique (e. g. « les bail­lis de Bruxelles »). Cependant, une recherche
des arguments par mots-clés peut échouer pour plusieurs raisons, et principale­
ment pour celle-ci : les mêmes mots-clés peuvent revêtir des significations très
différentes suivant qui les emploie et comment. Par exemple, lors de la campagne
sur l’EEE, nous avons souvent re­péré les mots-clés suivants : interdépendance
écono­mique (wirtschaftliche Ver­flechtung) et pression pour l’intégration (Drang für
Integration). Cependant, partant de la même pré­misse (interdépendance), les
partisans et les opposants du traité ont tiré une conclu­sion dia­métrale­ment
opposée (pression/aucune pression pour l’intégration). En somme, les mots-
clés constituent parfois des résumés satisfaisants de certains arguments, mais il
leur manque une articulation avec le contexte de la réalité qu’ils contribuent
à décrire et avec le contexte géné­ral du discours. En réalité, ce qui ressort de
cette définition a contrario des ar­guments est avant tout leur vocation persuasive et
interprétative : celui qui « manie » des ar­guments cher­che à convaincre son
audience en établissant des liens entre des notions ou des aspects de la réalité qui,
en eux-mêmes, sont présentés comme incontestables.
Pour Petty et Priester (1994 : 105), un argument est « une information
qui dit quelque chose à propos de la valeur réelle de la position prise » dans
un message. En d’autres termes, un argu­ment a pour fonction de convaincre,
par des moyens directs ou détournés, du bien-fondé de la conclusion du mes-
sage – en l’occurrence, un oui ou un non à l’objet de vote. Potentielle­ment, un
grand nombre de composants textuels peuvent être considérés comme des
argu­ments : un mot, une expression, une phrase, un paragraphe, etc. Ce qui
définit le nombre d’arguments contenus dans un message est le nombre de
raisons différentes (mais pas forcé­ment indépendantes) qui sont invoquées de
manière implicite ou explicite pour prendre posi­tion sur un enjeu. Dans la
mesure où un même argument est utilisé de manière répétitive ou redondante,
il peut se trouver « dispersé » dans plusieurs parties distinctes d’un message.
Il s’agit donc d’élaborer un procédé d’agrégation des arguments au sein de
chaque annonce (voir infra). A la différence de Petty et Priester, cependant,
notre définition des arguments n’inclut pas les caractéristiques persuasives de la
source ou les caractéristiques non-textuelles du mes­sage. Ainsi, les illustrations
ou les couleurs figurant sur les annonces n’ont été codées que de manière très
rudimentaire, en vue d’une éventuelle analyse qualitative.
La Figure 7.1 propose une manière schématique d’intégrer les diffé­rents
concepts exposés dans une vision globale du discours politique. Elle prend
l’exemple de deux mots-clés, se rap­portant à deux thèmes distincts, utilisés
467

et articulés à des fins contraires par les partisans et les opposants à un objet
pour construire deux arguments contradictoires. Ensemble, les thèmes et les
arguments des partisans composent un discours X (celui des opposants n’est
pas repré­senté), tandis qu’un assemblage d’autres thèmes et d’autres arguments
compose un autre dis­cours (ici noté Y).

Figure 7.1 : Relations conceptuelles entre les mots-clés, les thèmes, les arguments et
les discours

Discours X Discours Y
(partisans) (partisans)

Thème 1 Thème 2 Thème 3–5 Thème 6–8

Argument A Argument B Arguments


(partisans) (opposants)

Mot-clé 1 Mot-clé 2 Mots-clés

D’un point de vue pratique, toutefois, il n’est pas toujours aisé de mettre en oeuvre
les concepts énoncés – par exemple, la distinction entre thèmes et arguments
n’est pas toujours aussi nette que l’on pourrait le souhaiter. De plus, nous devons
composer avec certaines contraintes imposées par la qualité des données de
sondage à notre disposition. En effet, pour explorer la question des effets de
priming (voir chap. 8), nous sommes tenus à respecter la plus grande équivalence
possible entre les arguments publicitaires et les motivations spontanées du vote
données par les individus et codées par les enquêteurs VOX. C’est pourquoi
notre grille de codage initiale a été conçue de manière à prendre en compte
toutes les motivations du vote exprimées dans les enquêtes post-scrutin. A
partir de là, nous avons élaboré des subdivisions dans les codes dès que des
différences sensibles se manifestaient dans l’utilisation des argu­ments. Cette
opération de « raffinage », qui a nécessité plusieurs relectures de l’ensemble
des textes, nous a permis d’obtenir une classification très précise et nuancée
des arguments, pré­sentant au moins trois avantages. Premièrement, elle permet
largement d’éviter les artefacts résultant d’une agrégation trop importante des
items codés (voir Riker, 1993 : 118–20). Deuxièmement, une telle classification
se révèle particulièrement précieuse pour démêler ce qui relève des thèmes et
ce qui relève des arguments proprement dits. Prenons l’exemple du thème des
délocalisations. Ce thème a été « désagrégé » en quatre argu­ments, dont un
a été employé par les partisans de l’EEE et les trois autres par ses adversaires
(extrait de notre grille de codage) :
468

413.0 Délocalisations, investissements à l’étranger en cas de refus de


l’EEE
413.9 Délocalisations, investissements à l’étranger en cas de refus de
l’EEE : pas crédible
413.8 Délocalisations, investissements à l’étranger en cas d’acceptation
de l’EEE
413.7 Pas de délocalisations en cas d’acceptation de l’EEE, mais embauche
de travailleurs étrangers
Comme on peut le voir, les quatre énoncés se rapportent au même thème des
délocalisations, mais correspondent à quatre arguments distincts, qui établis-
sent chacun un lien différent entre les conséquences du vote populaire et la
réalité économique sous-jacente au phénomène des délocalisations. Comme
nous le verrons plus loin (chap. 7.2.2), ces arguments se distinguent par leur
« réalité-cible ». Enfin, un troisième avantage d’une classification minutieuse
est de permettre en tout temps des recodages – exigés par exemple par des
changements dans le design de recherche – et de garantir ainsi une certaine
souplesse dans l’exploitation des don­nées récoltées. En tout, 427 codes diffé-
rents ont été élaborés. Dans leur grande majorité, ces codes corres­pondent à
de véritables arguments, dont presque tous ont pu être assimilés à l’une des
catégo­ries de motivations des enquêtes VOX. Dans le cas contraire, ils ont
été attri­bués à une catégo­rie résiduelle (voir chap. 7.2.3). Certains codes ne
dési­gnent pas des ar­gu­ments à proprement parler, mais servent à recenser
certaines figures de style (e. g. appel aux émotions) ou certaines références (e. g.
référence à des experts) ; ce genre d’informations nous sera utile en quelques
occasions. A partir de ces codes, il nous a été pos­sible de créer de nou­velles
caté­gories, exprimant différents concepts : (a) la cible des argu­ments (chap.
7.2.2) ; (b) le registre substantiel des arguments (chap. 7.2.3) ; (c) certains thè­mes
de la campagne, dont nous infére­rons certains types de discours (chap. 7.3.3).
L’Annexe G.2 donne tous les détails concernant l’ensemble des codes utilisés
initialement, ainsi que leur équivalence avec les au­tres catégo­ries utilisées dans
cette partie empirique (arguments, thèmes, dis­cours).
Avant de refermer ce chapitre introductif, nous souhaitons passer en
revue un certain nombre de questions techniques. Premièrement, les textes
des annonces ont été codés au moyen du lo­giciel ATLAS-ti, puis exportés vers
SPSSx. Cette procédure a permis d’attribuer à chaque code un numéro de ligne
signalant le début et la fin du passage codé, de sorte que nous pou­vons évaluer
approximativement l’importance d’un argument (ou d’un thème) au sein d’une
an­nonce. Cette information est à la base de quatre indices de pondération, destinés
à indexer la vi­sibilité des arguments – et donc leur potentiel de persuasion – à
un certain nombre de ca­ractéristiques propres aux arguments eux-mêmes,
aux annonces publici­taires ou aux quoti­diens dans lesquels ces annonces sont
parues. L’Annexe G.1 donne tous les détails et les for­mules nécessaires à la
construction de ces indices. En voici toutefois les prin­cipes de base.
469

Le premier indice (POND1) pondère les arguments en fonction de


deux critères : leur impor­tance relative dans les textes et leur éloignement du
début des textes – on assigne davantage de poids aux arguments se situant
au commencement d’une annonce, car ceux-ci sont suscep­tibles de capter
davantage l’attention des lecteurs (primacy effect). Enfin, nous avons donné
une pondération supplémentaire au dernier argument utilisé, car il exerce
probablement un impact particulier sur les lecteurs – soit parce qu’il reprend de
façon condensée l’essentiel de l’argumentaire exposé dans l’annonce (parfois sous
la forme de slogans faciles à mémoriser), soit parce qu’il constitue l’argument
mémorisé en dernier (recency effect), soit encore parce que les lecteurs distraits
ou pressés choisiront de préférence les premiers arguments ou le der­nier
pour se faire une idée de l’ensemble du texte. Le deuxième indice (POND2)
ne change rien par rapport au premier, si ce n’est qu’il multiplie le poids des
arguments par le nombre d’occurrences de l’annonce où ces arguments ont
été répertoriés – par exemple, une même annonce peut paraître trois jours
différents dans trois quotidiens, ce qui multipliera par neuf le poids des
arguments relatifs à cette annonce.
Le troisième indice (POND3) introduit un concept nouveau, celui de la
visibilité des annonces – et aussi, par conséquent, celle des arguments. Cependant,
la visibilité des annonces et des arguments qu’elles contiennent n’est sans doute
pas liée de manière linéaire à leur taille. S’il est vrai qu’une annonce de très petite
taille a de fortes chances de passer inaperçue, contraire­ment à une publicité
d’une demi-page ou davantage, il y a lieu également d’envisager l’éventualité
d’un phénomène de saturation dans l’accroissement de l’attention accordée par
les lecteurs aux annonces en fonction de leur taille259. Le même phénomène a
également été ob­servé par rapport au souvenir des messages médiatiques (Price
and Zaller, 1993 : 148–9). C’est pourquoi nous avons modélisé la réponse des
lecteurs à l’importance des an­nonces sui­vant une forme logarithmique : une aug­
mentation de leur taille stimule une forte différence de réponse dans la gamme
inférieure (par exemple, entre une annonce de 12 cm2 et une an­nonce de 100
cm2), mais ensuite cet impact différentiel décroît en fonction de la taille. Enfin,
le quatrième indice de pondération (POND4) tient compte d’un phénomène
parfois observé en psychologie sociale ou dans les sciences cognitives, à savoir
259
Rappelons que, confronté à une question similaire à un niveau plus agrégé, Neuman
(1990) observe qu’il existe à la fois un seuil d’activation et un seuil de saturation à l’at-
tention prêtée par le public aux enjeux politi­ques couverts par les médias ; ce genre de
réponse peut être décrit par une fonction de type logistique (voir chap. 3.3.3). Quant à
lui, Zaller trouve que l’utilisation d’une fonction logarithmique est moins per­formante
pour son modèle qu’une fonction logistique (1996 : 74). Cependant, les raisons à cela
ne sont pas évi­dentes, et dépendent probablement des données empiriques utilisées.
De plus, notre objectif est légère­ment diffé­rent, puis­que nous cherchons à modéliser
com­ment l’attention à des messages individuels dépen­d de leur taille. Or, il est vraisem­
blable que la pente ini­tiale d’une telle fonction est plus importante que celle d’une
fonc­tion logisti­que.
470

l’effet de la répétition d’un mes­sage (voir McGuire, 1985 : 274 ; Page and Shapiro,
1984 : 655). Un tel effet est suscep­tible de jouer pleinement dans le cas des
annonces publicitaires, qui constituent l’un des seuls médias où la répétition
pure et simple des messages est possible. Mais, dans la me­sure où les individus
ne sont pas conti­nuellement exposés aux messages publicitaires, l’ampleur du
phé­nomène ne devrait pas non plus être surévaluée. On peut considérer que
la multiplication, mais aussi l’espacement dans le temps des messages, contribuent
à maximiser la probabilité qu’un lecteur lise plusieurs fois la même annonce.
Ainsi, nous avons octroyé une pondération maximale aux arguments répé­tés un
grand nombre de fois sur une grande échelle de temps (e.g. lorsque l’intervalle entre la
première et la dixième publication d’une annonce atteint 25 jours).
A noter que d’autres types de pondération ont été élaborés, se basant
notamment sur le tirage des quotidiens (POND5) et sur la taille estimée de leur
lectorat (POND6). Cependant, ces pon­dérations additionnelles n’ont de sens
qu’au niveau agrégé, lorsque l’exposition « réelle » aux différents quotidiens
n’est pas systématiquement contrôlée (par exemple au chapitre 8). De plus, la
prise en compte de ces indices ne permet aucune amélioration de la capacité
prédictive de notre modèle – sans doute parce que l’échantillon des arguments
ainsi modifié demeure non représentatif (voire devient moins représentatif) de
l’ensemble des messages diffusés au cours des campagnes. C’est pourquoi nous
leur préférerons d’autres indices plus simples (POND2, POND3).

7.2 La structure argumentative des campagnes


Dans ce chapitre, nous nous penchons sur trois caractéristiques de la struc-
ture argumentative des campagnes, à savoir (1) le nombre et la diversité des
arguments ; (2) leur « réalité cible » (ce qui revient à distinguer les arguments
portant sur le projet, ceux portant sur le statu quo, et ceux désignés pour
attaquer la campagne des adversaires) ; (3) leur registre substantiel. En­suite,
en met­tant en relation ces thèmes avec les motivations du vote énoncées dans
les sonda­ges VOX, nous procéderons à une analyse préliminaire des effets de
priming des mass médias. En d’autres termes, nous tenterons d’évaluer dans
quelle mesure les thèmes dévelop­pés durant la campagne ont « imprégné »
la prise de décision des citoyens. En dépit de certains résultats relativement
convaincants, nous chercherons également à cerner les limites d’une telle
démarche. Pour l’heure, notons encore que la nette surreprésentation des
annonces concernant l’EEE nous oblige à un aller-retour parfois fastidieux
entre le niveau agrégé des quatre objets de relations internationales et le niveau
inférieur des campagnes prises séparé­ment. En effet, ces deux éclairages se
complètent suivant certains aspects des campagnes ou se contredisent selon
d’autres, et s’avèrent ainsi indispensables l’un comme l’autre pour les besoins
de la généralisation ou de la spécification.
471

7.2.1 Le nombre d’arguments


En premier lieu, les campagnes se caractérisent par le nombre d’arguments
délivrés par les différents camps, quelle que soit leur nature. On peut ainsi
apprécier en première analyse si un camp a dominé l’autre sur le plan de
l’abondance ou de l’insistance de ses arguments. Dans cette section, nous
considérerons comme argument chacun des 88 motifs du vote recensés par les enquêtes
VOX, ou un motif maté­riel260 méritant de figurer dans l’une des deux catégo­ries
résiduelles (« autres motifs » pour et contre) réser­vées à chaque objet de vote.
Selon cette logi­que, on obtient un total de 4938 arguments, ré­partis entre
1614 annonces261. Sur ce total, 1285 arguments (26%) ont été délivrés par les
parti­sans de la politique du Conseil fédéral, alors que 3653 arguments (74%)
l’ont été par les op­posants. Ce déséquilibre flagrant est dû en majeure partie
à la plus grande envergure générale des campagnes contre l’intégration, qui
dé­ploient une diversité et un nombre d’annonces nettement plus élevés. Mais
on note également une propension de la part des op­posants à utiliser un plus
large spectre d’arguments dans cha­cun de leurs messa­ges : ils ont fait usage,
en moyenne, de 3.26 arguments par annonce, contre 2.61 pour les par­tisans.
Cependant, ces différents paramètres varient selon les quatre objets de vote,
ainsi que le mon­tre le Tableau 7.1.
On observe une dominance des opposants quant au nombre d’arguments
utilisés au cours de chacune des campagnes, bien que la situation soit presque
parfaitement équilibrée dans le cas du vote sur les institutions de Bretton
Woods. En revanche, lors de deux campagnes (BRW et CBL) les partisans ont
abordé en moyenne davantage de thèmes dans chacune de leurs an­nonces
que les opposants. Il reste que, sur un strict plan comptable, les opposants
ont outra­geusement dominé les partisans de l’intégration262. Ceci étant, il y

260
Sont exclus ainsi les procédés purement rhétoriques, les attaques contre l’adversaire,
les références diverses, les appels à la mobilisation, et de façon générale les propos ne
s’attachant pas à un aspect particulier de l’objet de vote ou de ses conséquences.
261
Ce chiffre correspond aux 1683 annonces répertoriées en matière de relations interna-
tionales, desquelles il faut retrancher 69 annonces « non argumentées », c’est-à-dire ne
contenant aucun texte en dehors de slogans, tels que « ONU NON ! », « Le 6 décembre,
votez OUI à l’EEE ». Sur ces 1614 annonces, toutefois, seules 1556 contiennent des
arguments VOX (voir chap. 7.2.3). Rappelons que nous avons procédé dans un premier
temps à un codage plus large et plus « fin », s’appliquant à une palette d’arguments et de
procédés de langage beau­coup plus vaste. Ainsi, au moyen du logiciel ATLAS-ti, 3756
arguments de toutes sortes ont été codés parmi 668 textes (ce qui correspond à 9090
arguments une fois pris en compte le nombre d’annonces leur servant de sup­port).
262
Nous avons soupçonné dans un premier temps que le nombre de catégories d’argu-
ments déterminées par les sondages VOX pouvait jouer en défaveur des partisans,
puisqu’au total on recense 48 arguments pour le non (ONU : 9 ; BRW : 7 ; EEE : 21 ;
CBL : 11), contre 40 arguments pour le oui (ONU : 6 ; BRW : 7 ; EEE : 18 ; CBL :
9). A ceci s’ajoutent 2 catégories résiduelles pour chacun des 4 objets, ce qui donne
472

Tableau 7.1 : Structure argumentative des campagnes publicitaires en politique


­extérieure263
Objet de vote Total % arguments Nombre de Moyenne (argu-
arguments selon position parutions ments/parution)

ONU oui 83 25.6 54 1.54


ONU non 241 74.4 121 1.99
BRW oui 48 49.5 21 2.29
BRW non 49 50.5 29 1.69
EEE oui 969 24.7 345 2.81
EEE non 2952 75.3 796 3.71
CBL oui 185 31.0 73 2.53
CBL non 411 69.0 175 2.35
Total oui 1285 26.0 493 2.61
Total non 3653 74.0 1121 3.26

a lieu de nuancer quel­que peu cette constatation en fonction de la région


linguistique : le taux d’arguments positifs est en effet « abyssal » en Suisse
alémanique (23% ; n = 3489), un peu plus équilibré en Suisse ro­mande (33% ;
n = 1456). Il est également intéressant de noter qu’au fil du temps (c’est-à-
dire si on analyse l’évolution des arguments de la première à la quatrième
semaine de campagne), la structure argu­mentative des annonces se simplifie,

finalement un rapport de 52 arguments contre et 44 arguments pour. Cependant, un


éventuel artefact peut être écarté pour au moins deux raisons. Premièrement, c’est
avant tout le nombre d’annonces (et non d’arguments dans chaque an­nonce) qui fait
pencher nettement la balance en faveur des opposants. Deuxièmement, les deux votes
où les par­tisans dominent les opposants quant à la moyenne d’arguments par annonce
(BRW, CBL) comprennent le même nom­bre d’arguments VOX pour les partisans et les
opposants, ou même davantage pour ces derniers. Par ailleurs, il y a peu de variation
d’une campagne à l’autre dans le nombre d’arguments utilisés, en dépit des fortes dif-
férences dans le nombre des motivations de la VOX. En particulier, l’EEE donne lieu
au plus grand nombre d’arguments dans la presse ; mais en même temps le rapport
entre ce nombre et le maximum d’arguments pris en considéra­tion par la VOX est
aussi le plus faible – ce qui traduit simplement, à notre avis, la plus grande complexité
de l’objet. Nous pouvons donc exclure une cause extrinsèque du nombre d’arguments
utilisés par les annon­ceurs.
263
A noter que le solde entre le nombre de parutions indiqué dans le tableau et le nom-
bre total d’annonces (voir Tableau 6.1) provient du fait que certaines annonces ne
contiennent aucun texte en dehors d’un simple slogan invitant à voter oui ou non ; par
conséquent, elles ne sont pas prises en compte dans ce chapitre. Ce type d’annonces
est particulièrement nombreux parmi les opposants à l’ONU (n = 56, i. e. près du tiers
de leurs publicités) ; on en trouve aussi quelques-unes parmi les partisans de l’ONU (n
= 1), des institutions de Bretton Woods (n = 3), de l’EEE (n = 3) et des casques bleus
(n = 4), ainsi que parmi les opposants à l’EEE (n = 2).
473

en tous cas du côté des opposants. On as­siste à une cer­taine focalisation des
annonces opposées à l’intégration sur certains thè­mes probable­ment porteurs ;
en comparaison, la structure des annonces favorables au Conseil fé­déral ne
varie que très peu. Ce phénomène, immédiatement visible au niveau agrégé
des qua­tre cam­pagnes (voir Figure 7.2), concerne en premier chef les votations
sur l’EEE et sur les casques bleus, à l’occasion desquelles les opposants ont
simplifié leur argumentation tan­dis que les partisans l’ont maintenue ou même
étendue. Dans le cas de l’ONU, aucune ten­dance claire ne se des­sine, alors
que les annonces portant sur le FMI et la Banque Mondiale sont trop rares
pour pouvoir s’y référer dans le temps.

Figure 7.2 : Evolution du nombre d’arguments par annonce au cours des


­campagnes de politique extérieure

5
oui non total
Nombre d’arguments par annonce

0
1e sem. 2e sem. 3e sem. 4e sem.

Semaine de la campagne

Enfin, nous souhaitons aborder la question du nombre d’arguments diffusés


par les différents annonceurs. On constate à nouveau le rôle très effacé des
partis politiques (voir Tableau 7.2), qui laissent l’essentiel du terrain des
arguments aux comités et, du côté des opposants, à l’ASIN. Parmi les partisans
de l’intégration, on note le rôle non négligeable joué par les entre­prises,
les associations économiques et les syndicats (ensemble, près du quart des
arguments). Dans le camp des opposants, on remarque également l’intervention
importante des particuliers (20% des arguments). Par ailleurs, il est intéressant
de souligner que les acteurs « institution­nels » militant pour l’intégration ont
utilisé un nombre élevé d’arguments dans leurs annonces (3.14 en moyenne,
contre 2.61 pour l’ensemble des partisans) ; l’inverse se vérifie parmi les oppo­
sants « institutionnels », qui utilisent relativement peu d’arguments (2.73 en
474

moyenne, contre 3.26 pour l’ensemble des opposants). De son côté, l’ASIN est
le plus gros contributeur aux campa­gnes des opposants, et a semble-t-il opté
pour une grande diversité dans les types d’arguments utilisés. Ceci, ajouté au très
grand nombre d’arguments délivrés par cette asso­ciation, explique sans doute
le succès rencontré par ses campagnes, au-delà de leur envergure proprement
dite (nombre et taille des annonces, nombre de journaux utilisés, etc.) telle
que nous l’avons analy­sée au chapitre précédent264.

Tableau 7.2 : Distribution du nombre d’arguments par catégories d’annonceurs

Annonceur partisans opposants


Nombre % argu- Moyenne Nombre % argu- Moyenne
arguments ments arg./ann. arguments ments arg./ann.
Partis politiques 178 13.8 3.56 87 2.4 2.23
Assoc. économ. 84 6.5 4.42 48 1.3 3.00
Syndicats 33 2.6 3.67 (4) (0.1) (4.00)
Groupes de press. 46 3.6 1.92 233 6.4 1.94
Entreprises 181 14.1 3.18 131 3.6 4.68
ASIN – – – 1279 35.0 3.57
Particuliers 36 2.8 2.00 724 19.8 3.35
Politiciens 37 2.9 3.36 145 4.0 3.63
Comités civils 367 28.5 1.98 872 23.8 3.59
Comités partisans 318 24.7 2.69 118 3.2 2.31
Autres (7) (0.5) (3.50) 17 0.5 1.89
Total 1287 100.0 2.61 3658 100.0 3.26

Dans leur analyse de la campagne sur l’EEE, Schneider et Hess (1995 : 103) ont
recensé 71% des annonces en faveur des opposants à l’intégration européenne,
alors qu’au niveau du nom­bre d’arguments les opposants accroissent encore
leur avantage (79%). Cependant, notent-ils, les partisans ne peuvent pas, pour
expliquer leur défaite, se réfugier derrière un quelconque désavantage sur le
plan financier, puisqu’ils n’ont laissé aux opposants que les 45% de la sur­face
totale des annonces265. Bien davantage, « [e]ntscheidend ist, dass die Gegner
264
Par rapport au nombre d’annonces (comparaison avec le Tableau 6.6), l’ASIN accroît
encore son in­fluence (de 30% à 35%). Du côté des partisans, les comités civils perdent
de l’influence, de même que les asso­ciations économi­ques et les syndicats ; quant aux
partis, ils ne sont guère plus influents du point de vue des arguments que de ce­lui des
annonces. Parmi les opposants, les groupes de pression semblent plus efficaces pour
pu­blier des annon­ces que pour développer des arguments, alors que les particuliers
ont une influence équivalente dans les deux do­maines.
265
Schneider et Hess se basent sur les annonces récoltées dans le Blick et le Tages-Anzeiger
durant les seize semai­nes précédant la votation. Les deux quotidiens faisant partie de
notre propre base de données, nous pou­vons risquer une comparaison avec nos résul-
475

die Befür­worter argumentativ dominierten » (1995 : 104). Cette domination


est à la fois quantitative et qualitative, dans le sens où les opposants ont diffusé
tous azimuts un nombre nettement plus élevé d’arguments, et simultanément
ont conservé une marge d’avance confortable sur tous les thèmes importants de la
campagne (à l’exception des effets de l’EEE sur les exportations), bénéficiant
ainsi d’un « monopole argumentatif » (1995 : 104). Nous tenterons d’observer
au chapitre 7.2.3, consacré aux arguments des campagnes, si la domination
générale des oppo­sants de l’intégration (du moins pour trois objets de vote
sur quatre) se traduit également par une « mo­nopolisation » des thèmes clés
lors des différents dé­bats référendaires.

7.2.2 La cible des arguments


Avant d’entrer en matière sur la nature des arguments, il est intéressant de
se poser la question de leur objet. Au-delà des aspects spécifiques soulignés
et des techniques de persuasion utili­sées, de quoi ces arguments parlent-ils, à quelle
situation font-ils référence ? Pour simplifier, nous aurons recours à une distinction
entre trois types d’arguments, qui s’appliquent aussi bien aux messa­ges des
partisans qu’à ceux des opposants de la politique extérieure du Conseil fé-
déral. En premier lieu, les arguments peuvent se rapporter au projet lui-même,
pour en sou­ligner les aspects positifs ou négatifs (PROJ). En second lieu, les
arguments peuvent se réfé­rer au statu quo, autrement dit aux avantages de la
situation actuelle ou aux conséquences néfastes d’un refus du projet (STAT).
Enfin, certains arguments peuvent être conçus pour at­taquer les argu­ments de
l’adversaire, ou plus généralement pour dénigrer le camp adverse – ses motiva­
tions, ses per­sonnalités, ses méthodes de campagne, etc. (NEG). Pour plus de
préci­sions sur ces trois catégories, nous renvoyons le lecteur à l’Annexe G.1.
Une appréciation de l’importance des différents types d’arguments,
couplée à d’autres carac­téristiques de la cam­pagne, devrait nous permettre de
mettre en évidence certaines tendances dans les stratégies employées par les
ac­teurs266. A priori, le statu quo bénéficie d’un avantage « structurel » sur les positions

tats, étant entendu que notre période d’investigation est singulière­ment plus courte.
Or, cette comparaison a de quoi nous étonner : tout d’abord, le nombre d’annonces est
plus élevé dans notre base de données (669 > 641), alors même que la période couverte
est quatre fois plus courte ! Ceci est sans influence sur le pourcentage d’annonces en
faveur des opposants (70.4% ≈ 71.1%), mais non sans incidence sur le pourcentage de
la surface totale à leur profit (50.2% > 44.6%). L’explication réside probable­ment dans
la différence entre les périodes d’investigation : durant la période de 16 à 5 semaines
avant le scrutin, non couverte par notre analyse, il est plausible que les opposants aient
dominé la cam­pagne, au moyen toutefois d’annonces de petite taille, tandis que les
partisans ont répliqué par un nombre réduit d’annonces de grande taille.
266
Les trois types d’arguments définis de la sorte ne correspondent pas tout à fait aux
types utilisés par Judith Maag dans le cadre de son analyse de la campagne sur l’EEE
(in Schneider und Hess 1995 : 106). Ceci se vérifie par les pourcentages d’annonces
476

visant à faire admettre la nécessité de réformes (voir Schneider und Hess,


1995 : 95 ; Brunetti, 1997 ; Banducci, 1998 ; Donovan et al., 1998 : 98–9). Par
conséquent, la position de force initiale des te­nants du statu quo devrait induire une
stratégie plus of­fensive de leur part, alors que les promo­teurs du chan­gement
sont poussés « na­turellement » à une posture plus défen­sive, ayant à appor­ter
la preuve que les projets soumis à votation pré­sentent des atouts supé­rieurs au
maintien du statu quo. Le Tableau 7.3 permet de vérifier en première analyse
cette asymétrie dans l’utilisation des types d’arguments.

Tableau 7.3 : Cible des arguments dans les campagnes de politique extérieure
(N = POND2)
Proj Stat Neg Total ligne
Oui 15.6 a (57.3 b) 6.2 (22.8) 5.4 (19.9) 27.3 (100.0)
Non 52.3 (71.9) 9.8 (13.5) 10.6 (14.5) 72.7 (100.0)
Total colonne 67.9 16.1 16.0 100.0
(n = 6’185)
Note :
a pourcentage du total général
b pourcentage du total en ligne (pourcentage des arguments des partisans ou des opposants)

Tout d’abord, la catégorie d’arguments «PROJ» est de loin la plus importante :


plus des deux tiers des arguments recensés font référence au projet lui-même,
à ses avantages ou ses défauts, à ses conséquences positives ou négatives. Par
comparaison, moins d’un sixième des argu­ments portent sur le statu quo (STAT),
et la même proportion se rapporte aux arguments ou aux caractéristiques
des adversaires de la campagne (NEG). On notera toutefois une différence
importante entre les partisans et les opposants de la politique du Conseil
fédéral : les oppo­sants recourent plus systématiquement aux attaques contre
les projets gouvernementaux (72% de leurs arguments) que les partisans n’en
prennent la défense ou ne les mettent en valeur (57%)267. A l’inverse, les partisans
cherchent plus régulièrement à dénoncer les effets négatifs du statu quo (23%
de leurs arguments) ou à neutraliser la campagne adverse (20%), alors que les
opposants ne défendent que peu le statu quo (14%) et s’en prennent moins
contenant les différents types d’arguments : 20% d’annonces déni­grent la cam­pagne
adverse (NEG : 42% dans notre analyse) ; 87% des annonces des opposants portent
sur les in­convénients du projet (PROJ : 95%) ; 30% des annonces des partisans souli-
gnent les avantages du projet (PROJ : 79%) ; 55% des annonces des partisans insistent
sur les inconvénients du statu quo (STAT : 57%). Au-delà des différences entre bases
empiriques, les écarts suggèrent que les types d’arguments ont été définis de façon non
concordante.
267
Les proportions ne changent que très marginalement si l’on prend un autre indice de
pondération.
477

systématique­ment à la campagne de leurs adversaires (15%)268. Ajoutons que


ces tendances viennent d’être exprimées en chiffres relatifs, et qu’en chiffres
absolus les opposants de l’intégration ont un net avantage sur les partisans dans
toutes les catégo­ries d’arguments. Il demeure aussi que, si l’on admet comme
« offensif » l’emploi d’arguments destinés à ruiner la position adverse ou ses
arguments, les opposants à l’intégra­tion sont net­tement plus offensifs (PROJ
+ NEG = 85.4%) que les partisans (STAT + NEG = 42.7%)269.
Jusqu’ici nous avons considéré les campagnes comme animées par des
acteurs unitaires (« les partisans », « les opposants »). Cependant, il est à prévoir
que différentes catégories d’acteurs se comportent selon des stratégies variées
quant à l’objet de leurs arguments. A cet effet, le Ta­bleau 7.4 représente l’utili-
sation des trois types d’arguments par les principales catégories d’annonceurs ;
on observe ainsi certaines différences manifestes entre ces catégories.
Les différences les plus remarquables concernent quatre groupes
d’acteurs. Premièrement, les associations économi­ques opposées à l’intégration
délaissent l’offensive contre les projets pour se focaliser sur la défense du statu
quo. C’est également le cas des entreprises opposées à l’ouverture économi­que
ou politique, qui font relativement peu de cas des projets, préférant défendre
le statu quo et attaquer la campagne adverse. De façon significative, les entre-
prises favorables à l’ouver­ture se signalent de manière inverse, en délaissant
quelque peu la défense de l’intégration pour souligner les effets négatifs du
statu quo et d’un éventuel refus des pro­jets. Du côté des syndi­cats, on met au
contraire plus d’ardeur à convaincre des bienfaits de l’ouverture, en faisant
complètement abstraction de la campagne adverse. Enfin, on peut en­core
noter que les parti­culiers favorables à l’intégration ont laissé à d’autres le soin
de dé­fendre les projets (moins de 40% de leurs arguments), et se sont particu-
lièrement illustrés dans le dénigrement de la cam­pagne des opposants (43%
de leurs arguments).

268
A noter que l’une des motivations du refus de l’EEE (« manque de clarté du Conseil
fédéral/sanction du Conseil fédéral et de sa propagande »), assimilée ici à un argument
de type PROJ selon nos règles de codage, regroupe certains arguments qui mériteraient
plutôt de figurer parmi les arguments de type NEG. Néanmoins, cette catégorie de
motivations ne représente que 1.2% du poids total des arguments des opposants (N
= 4496, POND2) et son classement parmi les arguments PROJ ne modifie en rien la
tendance générale décrite ici.
269
Naturellement, la pertinence du terme « offensif » pour qualifier l’utilisation d’argu-
ments portant sur la posi­tion de l’adversaire (ses propres arguments ou la décision qu’il
sou­haite, i. e. statu quo ou acceptation du projet) prête à discussion. Notamment, on
pourrait tout aussi bien considérer comme « offensive » la démarche consistant à mettre
en relief les atouts d’un projet. Toutefois, le concept « campagne offensive/défensive »
est utilisé ici pour mettre en évidence une asymétrie naturelle entre les possibilités ar-
gumentatives offertes aux défenseurs du statu quo et celles à disposition des partisans
des projets. Ainsi, le but n’est pas de porter un quelconque juge­ment de valeur sur les
stratégies argu­mentatives des partisans et des opposants à l’intégration de la Suisse.
478

Tableau 7.4 : Différence entre l’utilisation moyenne des types d’arguments et leur
utilisation par chaque catégorie d’annonceurs (N = POND3)270
Catégorie Partisans Opposants
d’annonceurs PROJ STAT NEG N PROJ STAT NEG N
Partis politiques 9.8% -7.3% -2.5% 1073 -16.4% 6.1% 10.4% 568
Associations
-1.%6 2.8% -1.1% 657 -45.2% 60.6% -15.3% 209
écon.
Syndicats 21.3% -0.8% -20.4% 277 (29.3%) (-13.9%) (-15.3)% (16)
Groupes de
11.2% -5.1% -6.0% 330 -8.2% 0.1% 8.1% 1188
pression
Entreprises -15.7% 20.6% -4.9% 1863 -27.6% 11.0% 16.7% 1090
ASIN – – – – 16.8% -7.7% -9.0% 7575
Particuliers -16.4% -6.0% 22.5% 510 -10.3% 2.7% 7.8% 4464
Politiciens 7.5% -12.3% 4.8% 235 -6.5% -5.2% 11.8% 882
Comités civils -0.5% -1.5% 2.1% 2758 -0.5% 2.7% -2.0% 6775
Comités par-
6.1% -6.6% 0.6% 2832 -18.8% 8.0% 10.8% 861
tisans
Acteurs « insti-
6.9% -4.7% -2.0% 5402 -15.9% 7.2% 8.8% 2531
tutionnels »
Acteurs « non
-7.1% 4.9% 2.2% 5199 1.9% -0.8% -1.0% 21’199
institutionnels »
Moyenne de
55.6% 23.9% 20.4% 10’601 70.7% 13.9% 15.3% 23’730
référence
Note : Une différence positive indique une utilisation supérieure à la moyenne, une diffé-
rence négative indique une utilisation inférieure à la moyenne.

En filigrane de ces résultats, nous avons cherché à identifier une logique


dans l’utilisation des types d’arguments qui rejoindrait la position de certains
acteurs dans le débat. Partant de cette idée, nous avons regroupé les acteurs
« institutionnels » et « non institutionnels » (voir chap. 6.3.1). Ces deux grou-
pes se différencient surtout quant à leur utilisation des arguments PROJ (par
rapport aux acteurs non institutionnels, on recense 14% d’arguments PROJ
en plus parmi les partisans institutionnels, et 18% en moins parmi les opposants
institutionnels). On peut émettre l’hypothèse que les partisans « officiels » de
l’intégration interviennent dans les débats référen­daires en tant qu’animateurs

270
Il s’agit ici de la variable nominale identifiant le premier annonceur, et non des variables
dummy (i. e. non exclu­sives) utilisées à d’autres occasions. Par ailleurs, la distinction entre
acteurs « institutionnels » et « non institutionnels » se base quant à elle sur une variable
dummy. A noter également que la moyenne de référence s’applique à l’ensemble des
argu­ments, et non seulement aux arguments énoncés par les catégories représentées
dans le ta­bleau.
479

d’un débat permanent sur la politique étrangère suisse dont ils sont en quelque
sorte responsables. A eux de démontrer, en d’autres termes, que les options choi-
sies par le gouvernement et l’administration sont les bonnes pour l’ensemble
de la so­ciété. Les opposants institutionnels à l’intégration, quant à eux, ne
se sentent pas liés par une telle responsabilité, puisqu’ils se dé­solidarisent de
manière permanente d’une politique qu’ils ju­gent néfaste. C’est bien une telle
distanciation qu’indiquent les proportions élevées d’arguments de réfutation
(NEG) parmi les principales catégories d’acteurs institutionnels (partis, politi-
ciens, comités partisans). De leur côté, les opposants « ponctuels » des projets
ma­nifes­tent des stratégies très variées : attaque à ou­trance pour l’ASIN, posi-
tion plus défensive pour les autres acteurs. Nous verrons toutefois que c’est la
campagne sur l’EEE, à elle seule, qui stimule cette différence dans le choix des
arguments de la part des opposants institution­nels et non institutionnels.
Existe-t-il des différences dans l’utilisation des types d’arguments de
part et d’autre de la frontière linguistique ? Apparemment, les annon­ceurs
romands font plus régulièrement usage d’arguments portant sur les projets
(64% des partisans et 77% des opposants) que les annon­ceurs alémaniques
(51% et 69%). En contre­partie, ils ont moins systématiquement recours au
dénigrement de la campagne adverse (15% des partisans et 10% des oppo-
sants) que les ac­teurs alémaniques (23% et 17%) – sans doute cela est-il lié au
fait que les campagnes sont moins intenses en Suisse romande, et donc moins
« dialectiques ». Concernant le choix des journaux par les annonceurs, on
observe très peu de différences parmi les partisans, si ce n’est celles déjà rele-
vées à propos des régions linguistiques. En revanche, les opposants semblent
avoir choisi les journaux de gauche pour détruire la campagne adverse (20%
d’arguments NEG, contre 12% dans les journaux de droite et 14% dans les
journaux populaires), aussi bien en Suisse alémanique qu’en Suisse romande.
A l’inverse, les journaux de droite et populaires contiennent davantage d’ar-
guments portant sur les projets.
Enfin, on peut se demander si l’utilisation des différents types d’argu-
ments connaît des varia­tions dans le temps, à mesure que les campagnes se
rapprochent de leur terme. Notamment, on peut imaginer que les arguments
deviennent progressivement plus « offensifs » dans les der­niers jours (comme
lors de la campagne présidentielle américaine de 1940 ; voir Lazarsfeld et al.,
1952 : 111). On pourrait attendre une telle stratégie surtout de la part des
opposants à l’ouverture, désireux de décourager les citoyens encore indécis
de se rallier aux propositions du gouvernement. En réalité, c’est le contraire
qu’on observe : les campagnes deviennent légè­rement plus défensives au cours
des quatre dernières semaines. On passe ainsi de 89% à 84% d’arguments
offensifs parmi les oppo­sants entre la quatrième semaine avant le vote et la
dernière, et de 48% à 41% parmi les parti­sans. Cette tendance générale masque
cependant des différences intéressantes entre les projets, dont nous reparlons
plus loin. Fina­lement, il convient de souligner que notre période d’analyse
480

est limitée dans le temps (4 semaines), ce qui constitue un inconvé­nient pour


l’étude des campagnes plus longues comme celle sur l’EEE.
Les campagnes sur les quatre objets de politique étrangère ont été dif-
férentes du point de vue des types d’arguments utilisés. Malheureusement, le
nombre de cas relativement limité (exception faite de la campagne sur l’EEE)
ne nous permet pas d’entrer dans les détails de l’analyse menée ci-avant.
Globalement, on peut tout de même dire que les opposants à l’intégration
n’ont jamais aussi peu fait référence au projet soumis à votation que lors
de la campagne sur l’ONU et, dans une moindre mesure, sur les casques
bleus. En contrepartie, les arguments défendant le statu quo et stigmatisant
les adversaires ont été exceptionnellement nombreux en ces deux occasions
(voir Tableau 7.5). De leur côté, les partisans de l’ouverture ont adopté une
stratégie particulièrement défensive pour promouvoir l’EEE. Enfin, la campa­

Tableau 7.5 : Différence entre l’utilisation moyenne des types d’arguments et leur
utilisation par les annonceurs « institutionnels » et « non institution-
nels », pour chaque projet (N = POND3)
Projets Partisans Opposants
PROJ STAT NEG N PROJ STAT NEG N

ONU : moyenne 72.2% 7.4% 20.4% 599 41.9% 29.8% 28.3% 1618
de référence
Acteurs institu- 21.2% -0.8% -20.4% 250 15.4% 3.1% -18.6% 416
tionnels
Acteurs non -15.2% 0.6% 14.6% 349 -5.3% -1.1% 6.4% 1201
institutionnels
BRW : moyenne 88.2% 11.8% 0.0% 264 81.4% 14.6% 4.0% 454
de référence
Acteurs institu- 6.1% -6.1% 0.0% 157 – – – –
tionnels
Acteurs non -9.0% 9.0% 0.0% 107 0.0% 0.0% 0.0% 454
institutionnels
EEE : moyenne 52.6% 26.6% 20.7% 8814 73.8% 12.0% 14.2% 20’491
de référence
Acteurs institu- 6.4% -5.9% -0.4% 4885 -20.6% 7.4% 13.2% 2049
tionnels
Acteurs non -7.9% 7.4% 0.6% 3928 2.3% -0.9% -1.4%
institutionnels
CBL : moyenne 64.2% 12.2% 23.6% 924 52.6% 25.9% 21.5% 1167
de référence
Acteurs institu- 34.5% -12.2% -22.3% 110 35.5% -25.9% -9.6% 66
tionnels
Acteurs non -4.7% 1.6% 3.0% 814 -2.1% 1.5% 0.5% 1101
institutionnels
Note : Une différence positive indique une utilisation supérieure à la moyenne, une différence négative
indique une utilisation inférieure à la moyenne.
481

gne sur l’adhésion aux institutions de Bretton Woods s’est focalisée presque
exclusivement sur le projet soumis à votation ; la faible intensité de cette
campagne semble avoir empêché l’utilisation d’arguments de réfutation.
Du point de vue des acteurs, nous avons dû nous contenter d’une
dichotomie entre les acteurs « institutionnels » et « non institutionnels » de
la politique fédérale. Cette distinction laisse toute­fois entrevoir d’importantes
variations dans les stratégies publicitaires. Ainsi, en général, les ac­teurs institu­
tionnels répugnent à s’en prendre à la campagne adverse, quel que soit leur
camp, et préfèrent prendre position sur les projets ; au contraire, les acteurs
non institutionnels se détournent plus ai­sément des projets pour se concentrer
sur l’attaque de l’adversaire (ONU, CBL) ou sur les effets du statu quo (CBL).
Une exception à cette tendance concerne les oppo­sants institutionnels à l’EEE,
dont seu­lement la moitié des arguments ont été consa­crés au projet, plus du
quart à la réfutation de la campagne pro-européenne, et le reste à la défense
du statu quo271.
Enfin, avant de mettre un point final à cette analyse des types d’argu-
ments, on peut mettre en évidence une certaine dynamique dans leur utilisation,
comme nous le notions plus haut. Lors de la campagne sur l’ONU, les partisans
sont partis d’une position totalement défensive trois semaines avant le vote
(STAT + NEG = 0%), pour aboutir à une position sensiblement plus offensive
(STAT + NEG = 34%). Dans le même temps, il semble que les opposants ont
réagi en adoptant progressivement une position plus défensive : la proportion
d’arguments de dé­fense du statu quo passe de 8% la première semaine à 13%,
puis 23% et 34% les semaines suivantes. Lors de la campagne sur l’EEE, la
position offensive des opposants est restée qua­siment constante à un niveau
très élevé (entre 87% et 92%), tandis que celle des partisans s’est graduellement
amenuisée (passant de 55% à 44%). Par contraste, les deux autres campa­gnes
(BRW, CBL) ne manifestent aucune évolution claire.

7.2.3 La thématique des arguments


Jusqu’à présent, nous avons présenté une image passablement « désincarnée »
de la structure argumentative des campagnes. Il est temps de détailler la nature
271
Les raisons principales de notre focalisation sur la dichotomie entre acteurs institution-
nels et non institutionnels sont d’une part le manque de cas (à l’exception de l’EEE)
au niveau des catégories distinguées jusqu’ici, et d’autre part notre volonté de tester
plus précisément ce que recouvre cette dichotomie. Nous avons tout de même ob­servé
certaines différences intéressantes entre les catégories d’acteurs. On note en particulier,
lors de la campa­gne sur l’ONU, une propension très marquée à la réfutation de la part
des particuliers favorables au projet et des groupes de pression défavorables. Lors de
la campagne sur l’EEE, les adversairesinstitutionnels (as­sociations éco­nomiques en
tête) ont beaucoup délaissé les aspects relatifs au projet, notamment au bénéfice de la
valorisa­tion du statu quo. L’inverse est vrai des adversaires et des partisans des casques
bleus, officiels ou non.
482

des arguments invoqués, afin de saisir la substance qui alimente les débats
référendaires. A cet effet, sans anticiper sur le contenu du chapitre suivant,
nous nous baserons sur le découpage des arguments effec­tués dans les sondages
VOX. A vrai dire, le nombre et le contenu des catégories d’arguments nous est
ainsi imposé de façon « arbitraire ». Mais, d’une part, le nombre de catégories
est suf­fisamment élevé (toujours supérieur ou égal à 6) pour permettre une
véritable différenciation des thèmes clés des campagnes ; en même temps ce
nombre est relativement limité (tou­jours inférieur ou égal à 21), ce qui exclut
une dissémination trop importante des thèmes en une multitude de catégories
très précises et contenant peu de cas. D’autre part, le contenu des ca­tégories
recouvre l’ensemble des motivations énoncées par les citoyens lors des enquêtes
VOX : ceci garantit qu’aucun thème d’importance pour les citoyens n’est omis.
A l’inverse, les caté­gories résiduelles (« autres motifs pour/contre ») serviront à
classer les arguments publicitaires qui ne correspondent à aucune des catégories
nominales. Par ail­leurs, nous conservons la pos­sibilité de procéder à d’autres
analyses se basant sur des catégo­ries plus pré­cises, notamment pour effectuer
des comparaisons longitudinales entre les diffé­rentes campa­gnes.
Alors que nos efforts ont tendu jusqu’ici à permettre certaines généra-
lisations dans la structure des campagnes de politique extérieure, ces efforts
perdent leur signification dès lors que nous abordons les thèmes particuliers
des différentes campagnes. Nous aborderons donc ces débats référendaires
l’un après l’autre, dans un ordre chronologique : votes sur l’ONU, sur les
insti­tutions de Bretton Woods, sur l’EEE, et finalement sur les casques bleus.
A noter que les si­gles utilisés pour désigner les différents arguments (O21,
N36, etc.) correspondent aux labels employés dans les enquêtes VOX pour
désigner les différentes moti­va­tions du vote, contenues dans plusieurs variables
(A41, A42, etc.).

Campagne sur l’ONU


Le vote sur l’adhésion de la Suisse a l’ONU s’est tenu en mars 1986. Sur un
plan internatio­nal, ce vote constituait alors la seule occasion où une nation
avait été invitée à s’exprimer sur une telle question – et la seule occasion où
cette question s’était soldée par un refus (Kobach, 1997 : 190). Sur un plan
interne, la votation constitue le premier et le seul véritable événe­ment de
politique extérieure de la décennie. Intervenant longtemps après le vote de
1972 sur le Traité de libre échange avec la CE, le débat sur l’entrée à l’ONU a
donné lieu au premier affronte­ment de politique extérieure depuis l’adoption
du référendum sur les traités interna­tionaux en 1977. Ce sont ces nouvelles
dispositions (plus précisément l’art. 89 al. 5 Cst. féd.) qui ont été appliquées
pour la première fois à cette occasion (Kreis, 1995 : 41), appelant le peuple
suisse à se prononcer sur l’adhésion à une organisation supra­nationale.
Le débat et le vote sur l’ONU ont planté le décor de la politique exté­
rieure suisse pour les dix années suivantes. Aussi bien les thèmes de campagne
483

que les ac­teurs du débat et les clivages politiques se sont mis en place à cette
occasion. A l’occasion des scrutins suivants – particu­lièrement celui sur les
casques bleus – les référen­ces à la campagne et au résultat du vote sur l’ONU
ont été nombreuses272. Fait unique en son genre, cet objet soutenu par une
nette majo­rité de l’élite politique (64% de oui au Conseil national, 79% de
oui selon les mots d’ordre partisans) a enregistré une chute spectaculaire de
soutien entre l’arène parle­mentaire et l’arène référendaire273. En effet, seuls
24% des annonces publici­taires (23% de la surface totale) ont partagé le
point de vue du gouvernement au cours de la campagne. Cela s’explique en
grande partie par l’intervention dans les débats d’annonceurs non partisans
et « non-institu­tionnels », dont l’action est généralement défavorable aux
autorités (voir chap. 6.3).
Les principaux acteurs de la campagne en faveur de l’adhésion ont été de
loin les comités civils (40% des annonces, n = 55), suivis par les partis politiques
(11%), les associations éco­nomiques (11%), les particuliers (11%), les comités
partisans (11%), ainsi que les groupes de pression (9%) et certains politiciens
(7%). Ces différents annonceurs, comme nous l’avons vu au chapitre 7.2.1,
ont diffusé un nombre très restreint d’arguments (n = 83). Le Tableau 7.6
donne un aperçu de l’importance relative des différents arguments en faveur
de l’ONU. On constate que l’argument le plus important (le plus visible selon
notre indice de pondération, à défaut d’être le plus fréquent) porte sur les
notions de coopération, de coresponsabilité et de solidarité internationales.
Sui­vent de près trois arguments : le désir de dépoussiérer la neutra­lité,
laquelle serait un atout recherché au sein de l’ONU ; la nécessité de défendre
nos intérêts et de promouvoir nos conceptions au niveau international ; un
geste d’ouverture au monde, qui s’accompagne d’un refus du repli sur soi,
illustré par le fameux Sonderfall helvétique. Plus loin, on trouve en­core l’idée
qu’il s’agit d’obtenir enfin le droit de vote au sein de l’ONU et de mettre fin
au statut « bâtard » d’observateur. Enfin, l’argument le moins fréquemment
avancé souligne le be­soin d’étendre la politique étrangère suisse à de nouveaux
domaines, parmi lesquels l’ONU tient une place importante. Dans l’ensemble,
on recense principalement des arguments idéels ou des principes fondamentaux
(coopération, ouverture, neutralité : env. 60%). En comparai­son, les motifs
pragmatiques (défense de nos intérêts : env. 20%), ainsi que des impératifs
pratiques pour développer la politique étrangère (O22, O23 : env. 20%) sont
relégués au se­cond plan274.
272
Lors de la campagne sur les casques bleus, six annonces font une mention explicite du
vote sur l’ONU.
273
Au niveau du système de partis, seuls l’UDC, le PEP, le PLS, le Mouvement Républicain
et l’Action Natio­nale ont donné une consigne de vote négative, relayée au niveau des
associations économiques par l’USAM.
274
Ces arguments sont invoqués avant tout par des associations économiques ; celles-ci
ont également prôné l’ouverture (O21) et l’obtention du droit de vote à l’ONU (O23),
484

Tableau 7.6 : Importance relative des arguments de la campagne sur l’ONU

Arguments relatifs à l’adhésion à l’ONU % POND2 % POND3 Nombre de


parutions

O21 : Ouverture au monde ; contre le Sonderfall 18.7 19.8 14


O22 : Renforcer la politique étrangère ; l’ONU est importante 5.3 5.5 3
O23 : Obtenir le droit de vote ; fin du statut d’observateur 14.2 13.9 13
O24 : Coopération internationale, coresponsabilité, solidarité 23.8 21.8 16
O25 : Revaloriser la neutralité ; l’ONU a besoin des neutres 19.4 18.6 17
O51 : Défendre nos intérêts, promouvoir nos conceptions 18.7 20.5 11
(O61 : Autres arguments) (13.9) (13.6) (9)

Total des arguments « pour » 100% 100% n = 74


(N) (88.8) (448.9)

N21 : Indépendance ; ne pas se laisser imposer des sanctions 22.3 22.8 49


N22 : Neutralité ; ne pas se mêler aux querelles des autres 18.0 17.4 43
N23 : Contre les casques bleus, contre des actions militaires 1.5 0.9 4
N24 : Isolation ; « abwarten und zusehen » 2.2 2.3 6
N25 : Image de l’ONU : inefficace, insignifiante 3.2 3.0 8
N26 : Politique de l’ONU : partiale, erronée 7.8 7.1 18
N27 : Petits pays sans influence ; plus efficaces en dehors 21.0 20.5 51
N31 : Coûts trop élevés, assez de dépenses, nouveaux impôts 11.2 11.0 23
N51 : Ne sert à rien ; ne profite qu’aux diplomates 12.9 15.0 23
(N61 : Autres arguments) (5.3) (4.9) (16)

Total des arguments « contre » 100% 100% n = 225


(N) (250.3) (1267.2)

Note : Dans ce tableau, comme dans les Tableaux 7.7 à 7.9, le nombre de parutions est le nombre
d’annonces où au moins un argument HPR (voir Annexe G.2) relatif à une catégorie donnée
(e. g. O21) a été recensé.

La campagne d’opposition à l’ONU a été menée tambour battant par les


comités civils (50% des annonces, n = 177). Parmi ceux-ci, le Schweizeriches
Aktionskomitee gegen UNO-Beitritt – qui donnera naissance à l’ASIN sitôt après

tout comme les partis politiques. Les groupes de pression, de leur côté, ont surtout sou-
ligné les vertus de la coopération internationale (O24). Les particu­liers ont mentionné
uniquement la revalorisation de la neutralité (O25) et le renforcement de la politique
exté­rieure (O22), mais il faut rappeler qu’ils ont été surtout actifs dans la neutralisation
de la campagne adverse (NEG). Les politiciens ont insisté sur la coopération et sur la
neutralité. Enfin, les comités civils et partisans se sont tournés vers un large éventail
d’arguments, avec une tendance de la part des comités partisans de se préoc­cuper de
la question de la neutralité. Dans le cas des comités civils, cependant, le plus frappant
est la pauvreté de leurs arguments (13 pour 22 annonces). Ceci s’explique en grande
partie par le re­cours très fréquent à de simples slogans tels que : « Wir haben wenig
Geld, aber eine klare Empfehlung : JA zur UNO ! » (T1020).
485

la votation – tient le haut du pavé (87 annon­ces, toutes en Suisse alémanique).


Dans un rôle beaucoup plus effacé, on trouve les groupes de pression (15%),
les comités partisans (13%), les particuliers (11%) et les partis politiques (10%).
Contrairement aux partisans de l’ONU, ses détracteurs ont cristallisé leur
discours sur trois arguments principaux, qui relèguent assez loin les autres
incitations au rejet. En pre­mier lieu vient l’attachement à l’indépendance du
pays, dont un corollaire est le refus de se laisser dicter par l’ONU des sanctions
économiques ou militaires à l’encontre d’autres états – on trouve ici en germe
le refus du « Diktat » de l’étranger qui fera fureur lors de la campagne sur
l’EEE. En seconde position, on trouve l’argument selon lequel les petits pays
sont sans in­fluence au sein de l’ONU, et que la Suisse est bien plus efficace
en dehors du carcan onusien, pour prodiguer ses bons offices et prendre des
initiatives en faveur de la paix mondiale. Ce dernier aspect, qui souligne la
disponibilité que confère une neutralité au service de la paix, contraste avec
l’esprit du troisième argument : la neutralité « hérisson », qui vise à garantir
l’étanchéité de la Suisse face à l’emprise étrangère et à empêcher notre pays
de « se mêler aux querelles des autres ». Ensuite se détache un petit groupe
d’arguments de se­conde importance. On y trouve l’avis, parfois teinté de
populisme, que l’ONU ne sert à rien ni à personne, si ce n’est à la carrière
personnelle de diplomates ou de politiciens. Les coûts trop élevés de l’adhésion
(nouvelles dépenses, nouveaux impôts) sont mis en exergue dans la même
mesure. Enfin, mis côte à côte, deux arguments sur l’image et la politique défi­
cientes de l’ONU dépassent également le seuil de 10% des mentions pondérées.
En comparai­son, les deux derniers motifs de refus sont passés quasiment
inaperçus : l’opposition aux mis­sions mili­taires de l’ONU (casques bleus), et
une valorisation de l’isolation, présentée comme une poli­tique atten­tiste pleine
de sagesse (« wait and see »). Globalement, les arguments idéels (N21, N22)
repré­sentent une part importante des motivations des adversaires de l’ONU
(env. 40%), à côté de considé­rations pratiques (N23 à N27, env. 35%) et de
motifs pragmatiques (N31, N51, env. 25%)275.
275
Parmi les arguments de ce dernier type, l’inutilité de l’adhésion (ou son utilité restreinte
à quelques personna­ges intéressés : N51) a surtout été soulignée par les comités civils,
tandis que l’argument des coûts (N31) a été brandi par les comités partisans et civils.
Quant à eux, les partis politiques et les groupes de pression ont lour­dement insisté
sur la plus grande efficacité d’une Suisse libre de toute entrave (N27), ainsi que sur
l’indépendance et la neutralité (N21 et N22). Les comités civils ont abordé tous les
thèmes (surtout N21, N22, N27 et N51), à l’exception de l’argument s’opposant aux
actions militaires de l’ONU (N23). De leur côté, les particuliers ont surtout accentué
leur désir de conserver l’indépendance du pays (N21), mais leurs arguments sont re-
lativement rares (13 de leurs 19 annonces sont de simples slogans non argumentés).
Enfin, les jugements sur l’image et la politique de l’ONU (N25 et N26) ont été tenus
presque exclu­sivement par des groupes de pres­sion et des comités partisans ou civils ;
ces derniers sont les seuls acteurs à promouvoir la devise isolationniste « wait and see »
(N24). Notons encore que les politiciens hors comités ont été quasiment absents des
débats (1% des annonces).
486

Dans l’ensemble, la votation sur l’ONU a donné lieu à une campagne


de moyenne impor­tance, et très déséquilibrée du point de vue des arguments.
En effet, déjà fortement minorisés au niveau du nombre d’annonces et de la
surface occupée, les partisans de l’adhésion n’ont été guère plus entreprenants
sur le plan argumentatif : ils n’ont diffusé que les 26% du nombre total des
arguments. Par ailleurs, le nombre très restreint d’arguments par annonce – dû
en partie à la fréquence élevée de slogans dépourvus de toute argumentation,
et peut-être aussi à la taille modeste des annonces, c’est-à-dire au manque de
moyens financiers des annonceurs276 – distingue cette campagne de celles qui
la suivront. En matière de politique étrangère, ce style de campaigning appartient
probablement au passé. En revanche, comme nous l’avons souligné plus haut,
la campagne sur l’ONU a largement contribué à faire émerger les clivages
et les thèmes prédominants de la politique extérieure suisse. Par exemple, il
est significatif que l’ASIN ait été fondée en 1986 à la suite du vote négatif
sur l’ONU277.

Campagne sur les institutions de Bretton Woods


Le vote sur l’adhésion aux institutions de Bretton Woods a eu lieu en mai 1992
dans un contexte très singulier. En effet, au-delà du sort particulier réservé à cet
objet d’importance relativement limitée, les autorités attendaient de ce scrutin
qu’il dessine les contours de l’opinion publique sur les affaires extérieures et
qu’il mesure son degré d’ouverture vis-à-vis des organismes internationaux :
le vote sur l’Espace économique européen est proche (voir Goetschel, 1994 :
105 ; Kobach, 1997 : 193). A ce propos, il est très significatif que le Conseil
fédéral, encouragé par son succès, ait déposé sa demande d’adhésion à l’UE
le lendemain du scrutin (Marquis, 1993 : 14) ; nous reparlerons plus loin des
conséquences de ce geste. Mais avant le début de la campagne, les interro-
gations sont nombreuses. Certes, plus de six ans après l’échec en vota­tion de

276
La taille moyenne d’une annonce était de 108 cm2 durant cette campagne, alors que
cette moyenne s’élève à 181 cm2 pour le FMI, à 233 cm2 pour l’EEE, et à 163 cm2
pour les casques bleus. Ceci étant, à l’occasion de la campagne sur l’ONU on n’observe
pas de déséquilibre majeur entre la taille moyenne des annonces des partisans et des
opposants, comme c’est le cas autrement (BRW, EEE, CBL).
277
Voici comment l’ASIN elle-même décrit les circonstances de sa création : « Das
Schweizerische Akti­onskomitee gegen den UNO-Beitritt kämpfte erfolgreich gegen den
Beitritt der Schweiz zur UNO : Eine klare Mehrheit von über 75 Prozent Nein-Stimmen
sprach sich für die Neutralität und gegen die Einbindung in die Politik der Grossmächte
aus. Nach der UNO-Abstimmung sahen alt Nationalrat Dr. Otto Fischer (FDP, BE)
und Nationalrat Christoph Blocher (SVP, ZH) voraus, dass in Zukunft eine ständige
Überwachung und Einfluss­nahme auf die schweizerische Aussenpolitik notwendig sein
werden. (…) Somit entstand in weiser Voraussicht aus dem Aktionskomitee gegen den
UNO-Beitritt die Aktion für eine unabhängige und neu­trale Schweiz (AUNS). Die
Gründungsversammlung fand am 19. Juni 1986 in Bern statt. » (http://www. auns.
ch/portraet/gesch.htm).
487

l’adhésion à l’ONU, le Conseil fédéral a changé de visage – exit, entre autres,


le minis­tre des affaires étrangères Pierre Aubert, parfois violemment pris à
partie pen­dant la campagne sur l’ONU –, et l’administration s’est en bonne
partie convertie à la « nou­velle » politique étran­gère (Sciarini, 1992).
Mais qu’en est-il du peuple suisse ? Pour la première fois depuis 1977, le
référendum faculta­tif prévu par les dispositions de l’art. 89 de la Constitution
fédérale a été utilisé et la parole donnée au peuple – alors même que, dans la
période 1977–1994, 62 traités étaient potentiel­lement soumis au référendum
(Kreis, 1995 : 41). Le vote sur le FMI et la Ban­que Mondiale crée ainsi un
précédent dans la pratique du Staatsvertragsreferendum. Mais il donne aussi à
l’ASIN, le principal ani­mateur de la campagne des opposants, l’occasion de
fourbir ses armes en vue de la pro­chaine échéance qu’elle s’est fixée : couler
le traité sur l’EEE d’ici au soir du 6 décembre 1992. Et pourtant, la surprise
n’est pas tellement que la campagne ait été si peu intense, ni même que l’issue
du vote ait été pour une fois favo­rable aux autorités, mais bien que le lien entre le
vote sur le FMI et le vote prochain sur l’EEE n’ait jamais été établi pen­dant la cam­pagne,
du moins pas au travers des annonces publicitai­res dans les journaux. Autant
les partisans que les opposants à l’EEE redoutaient peut-être qu’un effet
d’engrenage se produise – autrement dit que l’ouverture ou la fermeture au
monde exprimée lors du premier scrutin ferait tache d’huile et conditionnerait
l’issue du second.
Commençons toutefois par détailler la composition des deux camps278.
Les annonceurs favora­bles aux institutions de Bretton Woods sont avant tout les
partis politiques (54% des annon­ces, n = 24), les comités civils (42%) – une fois
sur deux en compagnie d’associations éco­nomiques –, et les comités partisans
(4%). Ces trois ou quatre types d’acteurs ont mono­po­lisé l’argumentation pro-
FMI, par ailleurs très peu abondante, et l’ont focalisée sur un thème principal :
les avantages économiques et financiers de l’adhésion (voir Tableau 7.7).
L’argument économique avance que la Suisse doit pouvoir continuer à
profiter des institutions de Bretton Woods, notamment grâce aux projets et
aux contrats conclus avec ces institutions. L’importance de cet argument n’est
guère surprenante, puisque c’est l’idée motrice du Conseil fédéral279. Très en
278
Au niveau du système partisan, seuls le PdT, le PES, l’Action Nationale et le Parti des
Automobilistes ont préconisé un refus du projet, soutenus par l’USAM. Quant au
PSS et à l’USS, ils ont préféré laisser la liberté de vote – conséquence des tiraillements
provoqués par l’aile tiers-mon­diste de ces deux organisations.
279
Voir la brochure « tous ménages » du Conseil fédéral, p. 8. Par ailleurs, certains annon­
ceurs soulignent que la Suisse se trouve sous la pression des autres pays membres des
institutions de Bretton Woods : « Schweizer Un­ternehmen – darunter zahlreiche Klein-
und Mittelbetriebe – haben in den letzten Jahren jähr­lich für rund 500 Mio Franken
Aufträge von der Weltbank bekommen. Damit konnten wir rund 3000 Arbeits­plätze
erhalten. Die Schweiz ist aber nicht Mitglied der Institutionen von Bretton Woods
(…) Deshalb nimmt der Druck der Mit­gliedländer der Bretton Woods-Institutionen
zu, keine Aufträge mehr an die Schweiz zu verge­ben » (T4505).
488

retrait de ce thème favori, deux arguments se font égale­ment en­tendre : le


premier souligne que la Suisse ne peut pas se permettre de rester sys­témati­
que­ment à l’écart, alors que tous les autres états participent aux institutions
de Bretton Woods. Le se­cond argument considère qu’il est important de se
rapprocher des organisations interna­tio­nales, ou plus simplement d’y adhérer.
Enfin, trois autres motivations se partagent les miettes du gâteau (ensemble,
environ 16–18% des arguments pondérés) : le souci de contri­buer à l’aide
au développement et à la lutte contre la pauvreté dans le Tiers-Monde ; le
désir de par­ticiper pleinement aux institutions et d’obtenir ainsi un pouvoir
de co-décision (jusqu’ici la Suisse n’a fait que payer pour occuper un poste
d’observateur) ; l’argument des bien­faits de la coopération avec d’autres
pays280. En revanche, les annon­ceurs sont restés totale­ment muets sur le sujet
des préparatifs pour l’Europe ou l’ONU – mentionné tout de même comme
moti­vation de leur décision par 12% des citoyens favorables au projet, selon
l’enquête VOX.
Du côté des opposants à l’adhésion, la « concentration » des annonceurs
est encore plus élevée qu’au sein du camp des partisans : l’ASIN à elle seule
est responsable de la parution de 83% des annonces (n = 29). Suivent très
loin les particuliers (7%), ainsi que les groupes de pression, les organisations
humanitaires et les comités civils (chacun 3%, c’est-à-dire une seule an­nonce).
Il ne surprend donc guère que l’ASIN, en se focalisant sur deux thèmes, ait
déterminé presque entièrement la saillance des enjeux du débat. Ainsi, le
cheval de bataille de l’ASIN a éclipsé toutes les autres considérations : selon
cet argument, qui représente plus des trois quarts des arguments (pondérés ou
non), les coûts de l’adhésion sont exorbitants – alors même que les finances
fédérales sont très mal en point – et font craindre de nouveaux im­pôts. A cet
argument choc de la droite populiste répondent de façon timide les motivations
de l’autre composante du camp des adversaires, celle des tiers-mondistes : selon
eux, l’argent géré par le FMI et la Banque Mondiale ne parvient pas ou ne
profite pas au Tiers-Monde, et ne fait au contraire qu’endetter un peu plus
les pays pauvres. Enfin, en passant, ces mêmes annonceurs signalent que les
institutions de Bretton Woods ne profitent qu’à l’économie et que les affaires

280
Dans leurs rares arguments (moins d’un par annonce), les partis politiques ont avant
tout mis en avant les avantages économiques et financiers de l’adhésion (O52), plus
marginalement la co-décision (O21) et le rappro­chement des organisations internationales
(O63). Plus prolifiques dans leur argumentation (plus de trois argu­ments par annonce),
les comités civils ont abordé tous les thèmes de la campagne, mais principalement le
refus du « Sonderfall » (O61), ainsi que les avantages économiques (O52) et le rapport
aux organisations internationales (O63). Ils sont également les seuls ou les principaux
partisans de l’aide au développement (O51), de la collabo­ration avec d’autres pays
(O64) et de la co-décision (O21).
489

Tableau 7.7 : Importance relative des arguments de la campagne sur les institutions
de Bretton Woods

Arguments relatifs à l’adhésion aux institutions de % POND2 % POND3 Nombre de


Bretton Woods parutions

O21 : Participation en vue d’une co-décision 5.1 5.6 5


O51 : Aide au développement, lutte contre la pauvreté 7.3 8.3 2
O52 : Avantages économiques et financiers, participation écon. 54.9 52.0 17
O61 : Contre le Sonderfall ; tous les autres pays participent 15.2 16.3 7
O62 : Préparatif pour l’adhésion à l’Europe, l’EEE, l’UE, l’ONU 0.0 0.0 0
O63 : Rapprochement des organisations internationales important 13.4 13.1 8

O64 : Collaboration avec d’autres pays 4.0 4.7 3


(O69 : Autres arguments) (7.5) (8.8) (6)
Total des arguments « pour » 100% 100% n = 42
(N) (50.7) (261.8)

N21 : Coûts trop élevés, état des finances féd., hausse 80.2 74.3 25
d’impôts
N22 : Stopper l’aide au Tiers-Monde ; le TM doit plus travailler 0.0 0.0 0
N23 : Ne profite qu’à l’économie ; les affaires passent avant l’aide 1.4 2.0 1
N24 : Le Tiers-Monde ne reçoit rien ; fausse politique 17.7 22.7 4
N61 : La Suisse a assez de problèmes, doit se tenir à l’écart 0.0 0.0 0
N62 : A cause du lien avec l’EEE, l’UE, l’ONU 0.0 0.0 0
N63 : Les organisations internationales ont trop de pouvoir 0.8 0.9 2
(N69 : Autres arguments) (15.9) (15.6) (17)
Total des arguments « contre » 100% 100% n = 32
N (66.0) (376.9)

passent avant l’aide aux pays en difficulté ; ou encore que les organisations
internationales jouissent (et abusent) d’un pouvoir trop grand281.
En plus des arguments correspondant aux motivations du vote recueillies
par l’enquête VOX, il faut noter l’importance inhabituelle de la catégorie
résiduelle (17 arguments). Celle-ci s’explique essen­tiellement par les parutions
répétées d’un argument « inclassable » de l’ASIN, sou­lignant que la Banque
Nationale est propriété du peuple suisse, et que ce dernier lui épar­gnera
un « gaspillage » en refusant d’adhérer au FMI et à la Banque Mondiale.
Par ailleurs, comme c’est le cas pour la campagne du oui, les annonceurs
281
En réalité, les arguments « tiers-mondistes » (N23, N24, N63) sont défendus par une
organisation humanitaire (Déclaration de Berne), un comité civil zurichois et des parti-
culiers. Quant à l’ASIN, elle est soutenue dans sa stigmatisation des coûts de l’adhésion
(N21) par un groupe de pression genevois (l’Equipe).
490

opposés à l’adhésion ont totalement occulté la question du lien avec l’EEE,


la CE ou l’ONU282. On ne peut s’empêcher de penser que les résultats très
ambigus de plusieurs sondages d’opinion au printemps 1992 sur la poli­tique
européenne et les intentions de vote sur l’EEE ont fait redou­te­r aux deux
camps d’engendrer un effet contre-productif en appuyant leur argumenta­tion
sur les thèmes du dos­sier européen. A cet instant, les partisans de l’EEE ont
un léger avantage dans les sondages (Kriesi et al., 1993 : 11–5), surtout depuis
la signature si longtemps attendue du Traité sur l’EEE à Porto le 2 mai (voir
L’Hebdo, 25.06.1992, p. 18–9). En même temps, les partisans savent que la
faible marge d’avance que leur accordent les sondages ne sera pas suffisante
pour obtenir la double majorité le soir du 6 décembre. Nous y reviendrons au
cha­pitre sui­vant ; notons pour l’instant que l’incertitude la plus totale planant
sur le sort de l’EEE n’a sans doute pas incité les annonceurs à s’emparer de ce
thème pour faire valoir leur posi­tion. A l’opposé, il n’est pas à exclure que la
demande d’adhésion à l’UE, déposée entre le jour du vote et le moment du sondage VOX,
ait influencé « rétroactivement » les considéra­tions des ci­toyens interviewés,
bien que rien n’ait filtré durant la campagne à propos du dos­sier européen.

Campagne sur l’EEE


Sans doute jamais dans l’histoire de la démocratie directe en Suisse un objet
de vote n’a fait couler autant d’encre et stimulé autant l’ardeur et l’imagination
des annonceurs publicitaires que le traité sur l’Espace économique européen.
A elle seule, nous l’avons vu, la campagne sur l’EEE a vu paraître deux fois
plus d’annonces que les trois autres objets de relations inter­nationales réunis,
occupant une surface trois fois supérieure. Sur le plan des arguments, la
disparité est encore accentuée : les 3921 arguments recensés représentent près
du quadruple du nombre d’arguments relatifs aux trois autres campagnes de
politique extérieure. Cette pro­fu­sion tire son origine de plusieurs caractéristiques
essentielles de l’objet de vote : son impor­tance, sa familiarité – en dépit de sa
complexité –, son potentiel hautement conflictuel, ainsi que son ambivalence.

282
Tout au plus peut-on lire, dans une annonce diffusée par l’Equipe : « Chaque jour, ou
presque, nous apporte de nouveaux cas de la prodigalité fédérale. Premier exemple : les
millions versés à l’ONU dont nous ne sommes pourtant pas membres. A croire que le
Pactole a remplacé l’Aar au pied du Palais fédéral ! Autre exem­ple dont M. R. Felber
et ses collègues ne parlent guère : le prix de l’adhésion à la CE. Plus de deux milliards
que la Suisse devrait payer chaque année ! Une facture salée… à laquelle il faudrait
ajouter les dépenses supplémen­taires pré­vues par M. J. Delors pour l’application des
Accords de Maastricht. Le montant en est si exorbitant qu’il rebute bien des membres
de la Communauté. Là aussi, la Suisse devrait passer à la caisse, poings liés et bourse
ouverte. Et pour corser le tout, Berne veut maintenant nous entraîner dans le FMI et la
Banque Mondiale. » (T4515). Certes, les références à l’ONU et à la CE sont explicites ;
mais elles ne sont présentées que comme des exemples de la tendance dépensière du
gouvernement, et non comme liées à l’adhésion au FMI ou comme des conséquen­ces
connexes de la politique extérieure du gouvernement.
491

Ces différents traits ont concouru à intégrer dans les débats réfé­rendai­res
une multitude d’acteurs qui en sont habituellement absents. A leur tour,
ces « nou­veaux arrivants » ont contribué à renforcer la saillance de l’enjeu,
sa familiarité, sa conflictua­lité et son ambivalence. D’ailleurs, le Conseil
fédéral a explicitement admis la por­tée excep­tionnelle du traité sur l’EEE en
le soumettant au référendum obligatoire, nécessi­tant la double majorité du
peuple et des cantons. Il s’en est expliqué dans son message du 18 mai 1992 :
« Les ac­cords relatifs à l’Espace économique européen sont sans aucun doute
d’une significa­tion poli­tique et économique capitale pour notre pays. Par
conséquent, de l’avis du Conseil fédéral, seul le référendum obligatoire entre
en considération » (Conseil fédéral, 1992a : 530). Parfois contestée – non
pas tant par les politiques, plutôt unis sur cette ques­tion, mais par certains
académiciens (e. g. Germann, 1999)283 –, cette décision du gouvernement a
failli avoir des conséquences très concrè­tes, puisque l’EEE a certes été rejeté
par une large majorité des can­tons (16), mais seu­lement par 50.3% de la
population. Contre l’avis d’une large coalition de partis favorables au traité284,
le peuple suisse a donc refusé « l’aventure européenne ». Est-ce un hasard si
le résul­tat du vote semble traduire presque exactement le rapport de force
observé au cours de la campa­gne ? Autant il est difficile de répondre à cette
question, autant il est aisé d’écarter tout aléa dans le phénomène suivant : les
citoyens suisses ont très peu suivi les re­commanda­tions des partis politi­ques,
même parmi la minorité de sympathisants – environ 49% des ré­pondants de
l’enquête VOX affirment avoir un lien avec un parti.
Contrairement aux autres campagnes, l’EEE a vu intervenir l’ensemble
des catégories d’acteurs distinguées jusqu’ici285. La composition que nous
donnons maintenant du camp des partisans de l’EEE (suivi plus bas par celui
des opposants) se base sur des variables dummy (catégories non exclusives,
permettant de prendre en compte plus d’un acteur par annonce), raison pour
laquelle le pourcentage total dépasse sensiblement 100%. En première ligne
du combat pour l’EEE on trouve les comités civils (33% des annonces, n =
283
C’est surtout la déclaration du caractère « supranational » des instances de l’EEE qui a
soulevé des critiques (Kreis 1995 : 45). Le vote populaire sur l’adhésion à la Société des
Nations avait déjà créé un précédent : « Laut dem damaligen Verfassungsrecht hätte
der Entscheid über den Beitritt der Schweiz zum Völkerbund in der Kompetenz von
Bundesrat und Parlament gelegen. Da die Beitrittsfrage als wichtigster aussenpolitischer
Schritt seit der Gründung des Bundesstaates galt, wurde entschieden, sie gleich einer
neu zu schaffenden Verfassungs­bestimmung Volk und Ständen zur Genehmigung zu
unterbreiten » (Goetschel 1994 : 93).
284
Seuls l’UDC, les Démocrates Suisses, le PES et le Parti des Automobilistes (ainsi que
certaines sections cantonales du PRD et du PDC) ont prôné un refus du traité, soutenus
par l’Union Suisse des Paysans et par plu­sieurs sections cantonales de l’USAM.
285
A l’exception des catégories (organisations humanitaires, églises, organisations militai­res
et GSsA) qui ne se sont jamais manifestées en politique extérieure – elles sont actives
sur les sujets d’immigration ou de défense.
492

348 /23% des argu­ments, n = 969) et les comités partisans (27% ann./27%
arg.). Suivent les entreprises (18%/21%), les partis politiques (10%/14%) et
les associations économiques (9%/12%). Enfin, les syn­dicats et les groupes de
pression sont impliqués dans plus de 5% des annonces, alors que les particuliers
et les poli­ticiens hors comités sont pratique­ment absents des débats (entre 2 et
3% des annonces et des arguments). La première moitié du Tableau 7.8 résume
l’importance des différentes catégories d’arguments utilisés par l’ensemble des
partisans du traité sur l’EEE.
Un argument a été diffusé dans plus de 40% des annonces favorables à
l’EEE, et avec une telle insistance qu’il représente près du quart des arguments
pondérés : il s’agit des énoncés soulignant l’importance de pouvoir bénéficier
d’un accès libre au grand marché européen, afin de faciliter les exportations et
d’améliorer les conditions-cadres de l’industrie suisse (O44). Une plus grande
ouverture de notre économie est également indispensable, selon certains, pour
empêcher les délocalisations d’entreprises. En effet, à l’instar de certaines
grandes entre­prises (Sulzer, Swissair, UBS, etc.), plusieurs annonceurs ont
fait planer la menace d’un trans­fert d’activités et d’investissements hors de
Suisse en cas de refus de l’EEE, sous prétexte d’une atteinte irrémédiable à
la capacité concurrentielle de notre place économique. Notons qu’une telle
« pression » du système international et des entreprises multinationales peut
s’avérer contre-productive, et que ce genre d’arguments peut se retourner
contre ses au­teurs (voir Putnam, 1988 : 456). Souvent lié à ce premier motif
d’acceptation, le second argument en im­portance fait valoir que la parti­cipation
à l’EEE permettra de limiter le chômage, ou même de créer de nouveaux
emplois (o41). Ensemble, ces deux motivations économiques représentent près de 40% des
arguments pondérés ! Vient ensuite une catégorie relativement hétéroclite (environ
13% des arguments pondérés), rassemblant différents types de stigmatisation
de la course en solitaire (Allein­gang : o38) et regroupant tous les arguments
portant sur le statu quo, à l’exception de ceux sur les emplois et les salaires,
qui sont déjà assignés à d’autres catégo­ries. D’une part, cette voie est jugée
impraticable : elle ne constitue pas une alternative crédi­ble à l’intégration, ou
alors trop risquée pour que l’on s’y aventure ; d’autre part elle com­porte des
effets néfastes déjà prévisibles, particulièrement sur le plan économi­que.
Les quatre arguments d’importance moyenne (environ 7–8% des
arguments pondérés) offrent un certain contraste avec l’aspect très pragmatique
des premières motivations. Tout d’abord, les appels au changement (« Il faut
que la Suisse se réveille » : o35) traduisent une intention de réformer le système
suisse en saisissant l’opportunité offerte par l’EEE, et dénotent une vo­lonté
plus proprement politique, au-delà des simples considérations économiques.
C’est éga­lement l’orientation des énoncés dénonçant le Sonderfall helvétique
et l’isolement dont le pays serait victime en cas de refus du traité (o32). Une
mentalité « insu­laire » est tout aussi in­com­patible avec le fait que « nous
sommes européens » ; notre commu­nauté de destin avec les pays de l’UE
493

implique des notions de solidarité et de cores­ponsabilité et doit nous engager


à deve­nir « moins égoïstes » (O34). Enfin, un quatrième argu­ment re­groupe
des préoccupations éco­nomiques à propos du niveau des prix, des salaires et,
plus gé­néralement, du niveau de vie (O48) : seule une participation à l’EEE
pourrait les maintenir ou les faire progresser.
Dans une troisième gamme d’arguments, on peut regrou­per les motifs
d’acceptation peu re­layés par les annonceurs (entre 1 et 5% des arguments
pondérés). Ainsi l’argument des avanta­ges économi­ques de l’EEE, qui met en
évidence la chance offerte à l’économie suisse de se relancer en cette période de
crise (O31). Plus loin on trouve aussi des motifs généraux (O12), des injonctions
à « préparer l’avenir » du pays (O37), ou des motivations al­truistes (« as­surer
l’avenir de nos enfants » : O36). Les besoins spécifiques de la jeu­nesse sont
également pris en compte dans un petit nombre de cas (études à l’étranger,
re­con­naissance des diplô­mes : O46). Par ailleurs, les motiva­tions d’ordre
culturel (ouverture d’esprit, élargisse­ment de notre hori­zon culturel, liens avec
d’autres pays : O33) rassemblent à peine 1% des arguments pondé­rés : c’est
dérisoire lorsque l’on sait que ce type d’arguments occupe la troi­sième place
parmi les motivations énoncées par les individus lors de l’enquête VOX ! En
pre­mière ana­lyse, nous pouvons déjà entrevoir que la campagne des partisans,
en occultant l’aspect culturel du rapprochement à l’Europe, a négligé un terrain
qui lui était pourtant particulièrement favorable.
Finalement, plusieurs arguments sont passés inaperçus dans l’avalanche
argumentaire de la campagne (moins de 1% des arguments pondérés) : la
promotion de la libre circulation des personnes et des autres libertés (O42,
O43), les avantages d’une ouverture des frontières et d’une suppression des
douanes (O39), la volonté de combattre le chauvinisme et le nationa­lisme
répandus dans la société suisse (O49), ainsi que l’évaluation pragmatique de
l’EEE comme un passage obligé pour adhérer à l’UE (O45)286.
Une comparaison de la contribution des différents annonceurs aux
principaux arguments ap­porte peu de surprises. Les comités civils et partisans,
qui ont véritablement orchestré la cam­pagne (60% des annonces, 50% des
arguments), ont apporté une part significative à chacun des thèmes phares.
En plus, il faut relever la part prépondé­rante des entreprises sur deux thè­
mes économiques : l’accès au marché européen (O44), et la stigmatisation
de l’Alleingang (O38). Quant aux partis politiques, ils ont eu voix au chapitre
pour condamner l’isolement et le Sonderfall helvétique (O32). Sur l’ensemble
des arguments, à présent, les associations éco­nomiques et les entreprises se sont
focalisées sur les thèmes économiques, de même que les comités civils et les
syndicats, dans une moindre mesure. Les comités partisans et les partis ont
traité plus équitablement les enjeux économiques et politi­ques. Enfin, dans
286
A noter que ce lien avait été explicitement mis à l’index par le « Sommer-Konzept »
du Conseil fédéral (Goetschel 1994 : 215, 226), lequel reniait ainsi un point essentiel
de sa doctrine précédente (1994 : 129–133).
494

Tableau 7.8 : Importance relative des arguments de la campagne sur l’EEE


Arguments relatifs à l’adhésion à l’EEE % POND2 % POND3 Nombre de
parutions
O12 : Solution la plus avantageuse ; bienfait pour tous 3.4 3.6 35
O31 : Avantages économiques ; relancer l’économie suisse 5.1 5.0 51
O32 : Eviter l’isolement, contre le Sonderfall 7.5 7.0 83
O33 : Ouverture à l’Europe ; élargir notre horizon 1.2 1.2 15
O34 : Nous sommes européens ; coresponsabilité, solidarité 7.1 7.7 59
O35 : Il faut aller de l’avant ; il faut que ça change 8.5 7.9 75
O36 : Assurer l’avenir des jeunes, de nos enfants 2.3 2.3 34
O37 : Préparer l’avenir 3.4 3.3 44
O38 : L’Alleingang n’est pas une solution ; pas d’alternative 12.8 13.5 117
O39 : Pour l’ouverture des frontières 0.0 0.0 0
O41 : Pour limiter le chômage, créer des emplois 14.4 14.2 139
O42 : Libre circulation des personnes, embauche à l’étranger 0.5 0.4 7
O43 : Libre circulation des marchandises, 4 libertés 0.3 0.2 4
O44 : Accès au marché européen ; exportations ; entreprises 24.1 24.3 145
O45 : Première étape vers l’adhésion à l’UE 0.2 0.2 3
O46 : Etudier à l’étranger, reconnaissance des diplômes 2.0 1.8 25
O48 : Baisse des prix ; maintien des salaires, du niveau de vie 6.8 6.9 65
O49 : Contre le ‘non’ nationaliste, contre le patriotisme 0.5 0.6 4
(O94 : Autres arguments) (6.1) (6.1) (64)
Total des arguments « pour » 100% 100% n = 905
(N) (1076.1) (6877.1)

N12 : Ne pas vendre la patrie, « die Schweiz nicht verkaufen » 5.6 5.8 168
N13 : Déjà assez de problèmes comme ça (AVS, drogue, etc.) 0.4 0.5 18
N31 : C’est trop tôt, le moment n’est pas opportun 0.5 0.5 16
N32 : L’adhésion coûte trop cher ; plus de fonctionnaires 5.4 5.0 125
N33 : Perte d’indépendance, neutralité menacée 10.4 10.3 422
N34 : Méfiance vis-à-vis de la « Grande Europe », pas fiable 2.9 2.8 110
N35 : Manque d’information, trop d’arguments divergents 0.4 0.4 15
N36 : Manque de clarté du Conseil fédéral, sanction du CF 1.6 1.7 65
N37 : Le statu quo est préférable 5.2 5.3 178
N38 : Avantages économiques à rester en dehors 6.7 7.1 232
N41 : l’EEE conduit à l’UE, est l’antichambre de l’UE 2.6 2.8 99
N42 : Augmentation du chômage 8.7 8.6 314
N43 : Invasion de travailleurs étrangers 21.0 20.2 308
N44 : Les salaires, le niveau de vie vont diminuer 11.1 10.9 250
N45 : Les prix, les impôts vont augmenter 3.1 3.0 122
N46 : Pas de co-décision, tutelle de Bruxelles, juges étrangers 10.2 10.6 282
N47 : Contre le gigantisme de l’Europe, l’Europe du capital 2.6 2.6 89
N48 : Eviter un recul de l’écologie, protection de l’environn. 0.8 0.7 23
N49 : L’agriculture suisse est menacée 0.2 0.2 10
N50 : Pas contre l’ouverture, mais pas de cette façon 0.7 0.8 35
N51 : Désavantages pour les femmes 0.1 0.2 11
(N94 : Autres arguments) (1.3) (1.4) (60)
Total des arguments « contre » 100% 100% n = 2892
(N) (3459.1) ( 18’309.6)
495

leurs rares interventions, les particuliers, les groupes de pression et les poli­
ticiens hors comités se sont largement détournés des thèmes économiques,
pour parler d’enjeux politiques et sociaux287.
A présent, qu’en est-il des acteurs et des arguments défavorables au traité ?
Commençons par détailler la composition du camp des opposants. Trois types
d’annonceurs, à eux seuls, ont fait paraître 80% des annonces (n = 798) et ont
diffusé 83% des arguments (n = 2952). Il s’agit en premier lieu de l’ASIN (35%
des annonces/38% des arguments), suivie par les par­ticu­liers (23%/21%) et
les comités civils (22%/25%). Concernant le rôle pilote de l’ASIN dans cette
campagne, on peut constater qu’elle a littéralement « annexé » la fonction
habituellement dévolue aux comités partisans : constituer des coalitions de partis
ou de tendances représen­tées au sein des partis sur des enjeux précis (d’où le nom
« überparteili­ches Komitee » que se donnent parfois ces organisations). L’ASIN
elle-même se définit avec fierté comme une asso­ciation « supra-partisane », à
laquelle adhèrent des membres de tous les partis politiques suis­ses288. Au cours
de la campagne sur l’EEE, l’ASIN a rempli à merveille ce rôle de fédérateur
des forces partisanes anti-européennes, puisque les autres comités parti­sans
(les comités ad hoc) n’ont diffusé que 4% des annonces et 2% des arguments
opposés au traité. (Cette effica­cité peut également être démontrée dans le cas
des votations de politique extérieure précédant et suivant l’EEE (i. e. BRW
et CBL), où l’on ne recense pas le moindre comité partisan.) Par ailleurs, il
faut souligner la mobilisation tout à fait extraordinaire des particuliers lors de cette
campagne : un peu moins du quart des annonces sont à mettre à leur crédit !
287
Ce rapide survol des différentes catégories d’arguments se base sur la typologie suivante :
Thèmes économi­ques : O31, O38, O41, O42, O43, O44, O48. Thèmes politiques :
O32, O34, O35, O38, O45. Thèmes socio-culturels : O33, O36, O37, O46, O49.
Thèmes généraux : O12, O94. (A noter que l’argument O38 doit être classé simultané-
ment dans le type économique et politique.) Sur la base de cette typologie, on constate
que les associations économiques et les entreprises consacrent une part essentielle de
leur thématique aux arguments économiques (respectivement 68% et 67% ; POND2),
et se détournent largement des arguments politiques (15% et 25%). A l’inverse, les
politiciens hors comités, les groupes de pression et les particuliers insistent avant tout
sur les thèmes politiques (respectivement 54%, 73% et 61%), et délaissent en majeure
partie les thèmes écono­miques (14%, 21% et 25%). Finalement, on peut noter que
les politiciens (26%), et dans une moindre mesure les particuliers (15%), accordent
également une certaine importance aux arguments socio-culturels. Pour l’ensemble des
annonceurs, les thèmes économiques représentent 54% du volume des arguments, les
thèmes politiques 30%, les thèmes socio-culturels 8%, et les arguments généraux 8%
(N = 1279.5).
288
Ainsi se présente l’ASIN sur son site Internet : « Die AUNS ist überparteilich. Ihr
gehören u.a. auch Mitglie­der aus allen politischen Parteien der Schweiz an. Das En-
gagement in der AUNS unterstützt diejenigen Partei­mitglieder, welche sich in ihren
‹ etablierten › Parteien wehren gegen den zunehmenden Aktivismus zur Aushöh­lung
der Unabhängigkeit, der Neutralität, des Föderalismus und der Freiheitsrechte des
Volkes. » (http://www. auns.ch/portraet/gesch.htm).
496

Certes, comme le suggère le cas du comédien alémanique Walter Roderer


(17 annon­ces dans le TAZ ou le BLI), il est vraisemblable qu’une partie des
annonces si­gnées de particuliers a été spon­sorisée en sous-main par des acteurs
organisés (comités, entreprises, groupes de pres­sion, etc.). Il n’empêche que la
mobilisation des citoyens opposés à l’EEE, authentique ou instru­mentalisée, a
sans conteste contribué à réchauffer l’atmosphère des débats et à leur conférer
une dimension émotionnelle comme la Suisse en a rarement connue.
Tout aussi intéressante est l’action des comités civils ; ceux-ci se compo­
sent d’une trentaine de comités, qui sont souvent liés à d’autres types d’acteurs
ou liés entre eux par des comités faîtiers à l’échelon régional ou national. Le cas
du Schweizerisches Aktionskomitee gegen EWR- und EG-Diktat est exemplaire à cet
égard : avec quelque 115 annonces à son actif, ce comité a été plus prolifique
que tous les autres comités réunis. Par ailleurs, il se distingue par une structure
très décentralisée : il existe pour ainsi dire deux comités faîtiers, actifs chacun
dans l’une des deux régions linguistiques ; à ceux-ci sont subordonnés des
comités régionaux (canton de Zürich, Suisse orientale, Suisse centrale)289. Mais
surtout : au bas de certaines annon­ces apparaissent les noms de Christoph
Blocher, Paul Eisenring ou Martin Chevallaz (pré­sident et vices-présidents
de l’ASIN), à côté de ceux de Ernst Cincera (PRD, ZH) ou de Ueli Maurer
(UDC, ZH). D’autres comités ont également bénéficié de la collaboration de
mem­bres de l’ASIN, à l’instar du très « respectable » comité Unternehmer und
Wissenschaftler gegen eine Schweiz im EWR. Autrement dit, l’influence de Blocher
et de ses amis de l’ASIN sur la campagne contre l’EEE a été non seulement
argumentative, comme nous le verrons, mais aussi organisationnelle. Délaissant
la tribune de leurs partis (par exemple, l’UDC n’a fait paraître qu’une seule
annonce en son nom), les membres ou les proches de l’ASIN (C. Blo­cher, W.
Frey, C. Miesch, U. Maurer, R. Syz) ont concentré leur activité sur la création
d’un véritable réseau de comités, personnalités ou entreprises, dont les stratégies
publicitaires ont ainsi pu être coordonnées d’une façon incomparable à celle
des partisans de l’EEE290. Pour ce qui est des autres acteurs de la campagne du
289
Ainsi, le « Schweizeriches Aktionskomitee gegen EWR- und EG-Diktat – für eine
weltoffene Schweiz » est basé à Berne, tandis que son correspondant romand, le « Co-
mité d’action suisse contre la tutelle de l’EEE et la CE – pour une Suisse ouverte au
monde », est basé à Arbaz, en Valais. (Les annonces en français ne sont qu’une simple
traduction des annonces parues en allemand, avec un format comparable et des illus-
trations identiques.) Des sections régionales existent à Zürich, en Suisse orientale (SG,
AR, AI), en Suisse centrale (NW), et sans doute ailleurs dans le pays, éventuellement
avec des noms un peu différents.
290
Cette stratégie d’alliance et d’entrisme se poursuit de nos jours, ce dont l’ASIN ne se
cache pas. Pendant l’année 1997, elle affirme avoir « noué des contacts » avec une
série d’organisations : Junge Zukunft Schweiz (JZS) ; Unternehmerverei­nigung gegen
EU/EWR-Beitritt ; Komitee gegen EWR/EU-Beitritt (ab 7.2.98: Komitee « Selbst-
bewusste freie Schweiz ») ; Aktion Aktivdienst ; Schweizerzeit-Verlags AG ; L’Equipe
(http://www.auns. ch/portraet/gbr1997).
497

non, on notera avant tout l’activité des en­trepri­ses (7% des annonces/9% des
arguments) et des groupes de pression (6%/4%). En compa­raison, les partis,
associations économiques, syndicats, politiciens hors comi­tés ou les autres
types d’acteurs ont joué un rôle quasiment insignifiant.
Quels ont été les arguments de la campagne contre l’EEE ? Comme
dans le cas des motiva­tions du oui, on relève un petit nombre d’énoncés
favoris, desquels se détache assez nette­ment un argument massue : la crainte
d’une invasion de travailleurs étrangers en cas d’acceptation de l’EEE (N43 : environ
20% des arguments pondérés), parfois exprimée plus simplement sous la forme
d’une appréhension de la surpopulation étrangère. Le phénomène prévi­sible
de « l’immigration des chômeurs étrangers » est la plupart du temps désigné
comme une source d’ennuis en cascade pour la société suisse : crises du marché
de l’emploi et du logement, baisse des salaires, mise en dan­ger des assurances
sociales, augmentation de l’inflation et des impôts, etc.291. L’argument procède
également d’un examen de la situation des pays de l’UE, « où partout sévit
la crise » ; dès lors, que peut-on attendre de positif d’une al­liance avec « des
économies sinistrées » ? Loin de profiter de l’Europe, la Suisse « aimantera »
les travail­leurs étrangers et importera la préca­rité (phénomène du dumping
social). Il n’est ainsi guère étonnant de trouver, parmi les arguments les plus
employés, deux prédictions qui dé­coulent souvent directement du phénomène
de l’immigration : la baisse des salaires et du ni­veau de vie (N44 : 11% des
arguments pondérés) et l’augmentation du chômage (N42 : 9%). Deux autres
arguments, plus proprement politiques, ont connu un suc­cès comparable auprès
des annonceurs : la crainte de voir l’indépendance et la neutralité du pays
amputées ou sup­primées par la partici­pation à l’EEE (N33 : 10% des arguments
pondé­rés), ainsi que le man­que de co-décision pré­vue au sein des instances
dirigeantes de l’EEE, qui s’apparentent da­vantage à une tutelle de Bruxelles
– de nombreux annonceurs agitent ici le spectre des « juges étrangers » ou celui
du sacrifice des droits populaires (N46 : 10% des ar­guments pondérés).
Une deuxième catégorie d’arguments de moyenne importance (entre 5%
et 8% des arguments pondérés) regroupe quatre énoncés de teneur générale. En
premier lieu, certains arguments soulignent les avantages économiques d’une
non participation à l’EEE (N38), ou les avantages (politiques, sociaux, etc.)
du statu quo (N37)292. D’autre part, les arguments des opposants sont parfois
291
On observe souvent une sorte de fascination des chiffres dans l’évaluation des risques
de surpopulation étrangère ; le gigantisme de l’Europe est conçu comme une menace
directe pour la « petite Suisse » de quelques millions d’habitants : « Attention ! Nouvel
afflux d’étrangers en Suisse. Le traité EEE permettrait aux ressortis­sants de l’EEE (380
millions) de chercher du travail en Suisse (…) Il y a plus de 16 millions de chômeurs
dans la Communauté. Même si 1% d’entre eux venait s’installer en Suisse, cela ferait
près de 500’000 personnes y com­pris les familles » (T0382).
292
En plus des arguments spécifiquement codés comme tels, N38 et N37 regroupent tous
les arguments qui portent sur le statu quo et ne peuvent être rangés dans des catégories
spécifiques (chômage, salaires, etc.).
498

accompagnés d’une mise en garde contre la « liquidation de la patrie » au


profit de l’étranger (N12), ou de considérations financières mettant en avant
le coût trop élevé de l’adhésion ou la multiplication désastreuse des postes de
fonctionnaires – les « bureaucrates de Berne » faisant ici écho aux « bureaucrates
de Bruxelles » (N32). Ensuite, dans une troisième catégorie on peut réunir des
motifs de refus relativement discrets (environ 2–3% des argu­ments pondérés),
mais toutefois mentionnés dans plus de 50 ou même 100 annonces. Il s’agit de
cinq types d’énoncés : ­– Une manifestation de méfiance vis-à-vis de la « Grande
Eu­rope », dé­signée comme un édifice encore trop friable pour que la Suisse se
lance dans l’aventure com­munautaire (N34). – Un ensemble de jugements très
sévères sur la nature de la CE, décrite comme une organisa­tion mercantile,
anti-sociale, hégémonique, centralisatrice, uniformisante, où les pe­tits pays
n’ont pas voix au chapitre (N47)293. – La construction (facilitée par certaines
déclara­tions offi­cielles) d’un « lien de causalité » entre EEE et UE : en effet,
entrer dans l’EEE conduirait automatiquement à l’adhésion à l’UE, dont l’EEE
n’est que « l’anti­cham­bre » ou « le camp d’entraînement » (N41)294. – Une
mise en garde contre l’augmentation prévisi­ble des prix et des impôts (N45).
– Une volonté déclarée de sanctionner la politique et la propagande du Conseil
fédéral, qui se montre incapable de transmettre un message clair (N36).
Enfin, plusieurs arguments sont passés totalement inaperçus (moins de
1% des arguments pondérés). Ils mettaient en évidence : – Le fait que « nous
avons assez de problèmes comme ça » (AVS, dro­gue, etc.), et qu’il faut s’en
occuper en priorité (N13). – Le moment inopportun de la déci­sion (N31). – Le
manque d’information dont disposent les citoyens, ou les arguments contra­

293
Voir cette « citation » du chancelier Kohl, maintes fois reproduite dans les annonces :
« Die Kleinen haben zu zahlen, im übrigen aber zu schweigen » (T0085 ; voir aussi
T0093, T0263, T0450). Selon Gehrke (1996 : 13), il existe une certaine solidarité entre
petits pays européens (Danemark, Irlande, Suisse, etc.) devant le processus d’intégra-
tion européenne, sentiment que les opposants à l’EEE ont naturellement cherché à
exploiter.
294
La métaphore du « camp d’entraînement » fait suite à une déclaration du conseiller
fédéral Ogi : « Der EWR ist das Trainingslager für die EG » (T0062, T0015, T0041,
T0099, T0122, T0208, T0251). Selon les opposants, une grande partie de la législation
communautaire serait transposée dans le droit suisse déjà en cas d’adhésion à l’EEE :
« Wer dem EWR zustimmt, akzeptiert auch den EG-Beitritt. (…) Es gibt kein Zurück
mehr, weil : – wir 80% des EG-Rechtes (über 15’000 Seiten) und durchschnittlich
täglich einen weiteren unbekannten EG-Beamtenerlass ohne jeden Mitentscheid
übernehmen ; – BR und EG-Parlament den EWR deu­tlich als ‹ Übergangs­phase ›,
‹ Wartezimmer › und ‹ Zwischenstation › zur EG bezeichnen ; – der BR gezielt und
konsequent die EG-Mitgliedschaft anstrebt. (…) Ein Ja zum EWR führt also zwingend
in die EG » (T0117). Tel est aussi l’argument du lobby des armes Pro-Tell : « Schon mit
dem EWR-Beitritt werden die Grenzkontrollen stark vermindert. Kri­minellen öffnen
sich damit Tür und Tor. Uns Schweizern würde bald ‹ aus Gründen der Si­cherheit ›
das rigo­rose EG-Waffenrecht aufgezwungen. » (T0290).
499

dictoi­res diffusés par la campagne, préjudiciables à la prise de décision (N35).


– Un recul de la protection de l’environnement dès lors que la Suisse serait
intégrée à l’Europe (N48). – Les menaces pour l’agriculture suisse (N49). – Le
fait que l’EEE constitue une mauvaise forme d’ouverture à l’Europe, et qu’il
faut rechercher d’autres moda­lités (N50). – Enfin, les consé­quences négatives
de l’EEE pour les femmes et la condition fé­minine (N51).
Quelle a été la contribution des différents annonceurs aux arguments de
la campagne contre l’EEE ? Tout d’abord, il y a lieu de souligner à nouveau
le rôle décisif joué par l’ASIN, non seulement dans l’envergure générale de la
campagne, mais aussi dans son contenu argumenta­tif. En effet, l’ASIN a
contribué pour plus de la moitié de la pondération de cinq arguments : les coûts
trop élevés de l’adhésion, l’augmentation du chômage, l’invasion de travailleurs
étrangers, la baisse des salaires, ainsi que l’augmentation des prix et des impôts.
Cette organi­sation a également joué un rôle très important (plus du tiers de
la pondération) dans la publi­cité de trois autres arguments : la liquidation de
la patrie, la perte de l’indépendance, de même que le manque de co-décision
ou le bradage des droits populaires. Ainsi, l’ASIN a brandi principalement
des arguments économiques, sans pour autant négliger les thèmes politiques
constitutifs de l’identité helvétique (souveraineté, démocratie directe). L’action
des comités civils a été quasiment « calquée » sur celle de l’ASIN295, avec une
légère tendance de leur part à consacrer plus d’attention aux thèmes politiques
(souveraineté, démocratie, patrie). Pour leur part, les particuliers ont abordé cinq
thèmes avec une égale intensité (POND2 compris entre 54 et 61) : l’abandon
de la patrie (N12), la perte de souveraineté (N33), la valorisation du statu quo
(N37), l’invasion des travailleurs étrangers (N43) et les atteintes aux droits
populaires (N46) ; viennent peu après la méfiance vis-à-vis de la Grande Europe
(N34) et les avantages économi­ques de l’Alleingang (N38).
Globalement, les individus ont donc surtout focalisé leur attention sur
des aspects politiques, tout comme les groupes de pression et – chose plus éton­
nante – les entreprises296. Il est signi­fi­catif que les entreprises opposées au traité
295
Ainsi, neuf des dix arguments principaux de l’ASIN font également partie des dix
arguments de prédilection des comités civils. En particulier, la prévision d’une invasion
de travailleurs étrangers figure en tête des thèmes favoris des deux types d’annonceurs.
Cette large convergence sera confirmée empiriquement au chapitre 8.
296
Notre catégorisation des thèmes, analogue à celle effectuée pour les arguments du
oui, se base sur la typolo­gie suivante : Thèmes économiques : N32, N38, N42, N43,
N44, N45, N49. Thèmes politiques : N12, N33, N34, N36, N41, N46, N47. Thèmes
socio-culturels : N13, N37, N43, N48, N51. Thèmes généraux : N31, N35, N50, N94.
(A noter que l’argument N43 doit être classé simultanément dans le type économique
et socio-culturel – ce qui surestime probablement l’importance des arguments socio-
culturels.) Sur la base de cette typologie, on constate que l’ASIN et les comités civils
font la part belle aux arguments économiques (respectivement 55% et 50% ; POND2),
et se détournent largement des arguments politiques (21% et 27%). Par contraste, les
politiciens hors comités, les entreprises et les particuliers soulignent surtout des aspects
500

ne se soient pas cantonnées dans les argu­ments économiques (contraire­ment


aux entreprises favorables au traité)297. Pour leur part, les partis politiques, les
comi­tés partisans et les politiciens hors comités ont abordé un grand nombre
d’aspects politi­ques. C’est aussi le cas des associations économiques, de l’ASIN
et des comités civils (dont un grand nombre, rappelons-le, gravitent autour de
l’ASIN). En pro­por­tion, toute­fois, ces acteurs se sont plutôt orientés vers des
thèmes économiques ou so­cio-cultu­rels. Enfin, parmi les thèmes de second plan,
on constate que les préjugés anti-com­mu­nautaires (N34, N47) ont surtout
été diffusés par les particuliers, de même que la vision de l’EEE comme un
« tremplin pour Bruxelles » (N41)298. Ce sont aussi les individus qui repro­
chent le plus souvent au Conseil fédéral son manque de clarté sur le dossier
euro­péen (N36).
De manière générale, on peut dire qu’il y a eu deux campagnes contre
l’EEE. La première, habilement orchestrée par l’ASIN et ses alliés (en première
ligne les comités civils), a semble-t-il évité de multiplier les arguments et s’est
concentrée sur quelques thèmes porteurs, princi­palement de type socio-

politiques (respectivement 61%, 45% et 47%), et passent sous silence les aspects écono­
miques (22%, 25% et 26%). Finalement, on peut noter que les associations économiques
accordent une grande importance aux thèmes socio-culturels (39%), contrairement aux
politiciens (13%) et aux partis politiques (14%). Pour l’ensemble des annonceurs, les
thèmes économiques représentent 46% du volume des arguments, les thèmes politiques
29%, les thèmes socio-culturels 23%, et les arguments généraux 2% (N = 4229.4).
297
Il faut dire qu’il s’agit là en bonne partie de chefs de petites et moyennes entreprises,
opposés à l’EEE et s’exprimant en leur nom propre, que ce soit pour affirmer leur
attachement aux valeurs morales de la Suisse ou pour témoigner des bonnes conditions-
cadre prévalant dans leur secteur – selon eux, les institutions existantes (souveraineté,
démocratie directe) sont responsables de ces conditions favorables.
298
L’EEE a aussi été décrit comme une « planche savonneuse », ou comme le « plan
incliné, sur lequel la Suisse doit fatalement glisser dans le marché commun » (T0292,
T0437). Il convient de souligner que nous n’avons pas codé sous cette catégorie (N41)
les innombrables allusions au lien existant entre l’EEE et l’adhésion à la CE (le slogan
« EWR/EG » apparaît dans près d’un texte sur trois des opposants alémaniques), sans
quoi cet argu­ment aurait atteint des proportions bien plus considérables. Grâce à la
procédure wordcount du logiciel ATLAS-ti, nous avons compté, dans les 455 textes
relatifs à l’EEE, jusqu’à 1045 utilisations du terme ‹ EWR › ou ‹ EEE ›, et 679 utilisa-
tions du terme ‹ EG › ou ‹ CE › – et ces chiffres devraient encore être multipliés par
le nom­bre de parutions de chaque texte. En d’autres termes, pour trois utilisations du
terme EEE on recense deux utilisa­tions du terme CE. L’insertion dans les débats sur
l’EEE de la perspective d’une adhésion à la CE a donc été omniprésente. Même si le
lien entre les deux enjeux a été beaucoup plus rarement articulé de manière expli­cite,
on peut imaginer qu’il a agi un peu à la manière d’un message subliminal et que les
évaluations de la CE ont sans doute été très importantes pour l’évaluation des consé-
quences d’une entrée dans l’EEE (pour autant que les annonces publicitaires aient un
impact sur les opinions des lecteurs, ce qui reste bien sûr à démontrer).
501

économique : l’invasion étrangère, la baisse des salaires, l’augmentation


du chômage, mais aussi l’abandon de souveraineté et le sacrifice des droits
populai­res299. La deuxième peut être mise au crédit des particuliers, qui ont
abordé une plus grande variété de thèmes – ceci s’explique en grande partie
par le manque d’organisation inhérent à cette catégorie d’acteurs – et ont
largement favorisé l’aspect politique de l’intégration euro­péenne par rapport
à son aspect économique. Les entreprises ressemblent beaucoup aux parti­culiers
sur le plan de la thématique – et même sur le plan du discours, ainsi que le
montrera notre analyse du discours populiste (chap. 7.3). Par ailleurs, dans
la mesure où l’ASIN et les particuliers et les entreprises ont été actifs surtout
en Suisse alémani­que, on pourrait s’attendre à une certaine disparité entre
les arguments utilisés de part et d’autre de la frontière linguisti­que. Ce n’est
pourtant pas ce que nous observons sur la base des arguments publicitaires300,
et ceci nous amènera à apporter une importante qualification à l’hypothèse
de la segmentation de l’espace public helvétique (voir chap. 8.3.3).

Campagne sur les casques bleus


Le vote sur les casques bleus a eu lieu le 12 juin 1994, un an et demi après
l’échec de l’EEE. Avant même le début de la campagne, un débat a opposé,
d’une part, ceux qui étaient d’avis que le projet requérait matériellement
(sinon formellement) une consultation populaire et ap­puyaient par conséquent
la proposition de donner au projet la forme d’une loi (i. e. un acte soumis au
référendum facultatif), et d’autre part ceux qui estimaient qu’un passage du
projet devant le peuple n’était pas indispensable, ni surtout souhaitable, et
préconisaient donc de créer le corps de casques bleus par le biais d’un acte
d’ordre inférieur, non soumis au référen­dum, tel qu’une ordonnance. Cette
controverse, similaire à celle qui avait eu lieu à propos du statut juridique du
traité sur l’EEE, a toutefois été tranchée en faveur de l’élaboration d’une loi
fédérale, le Parlement ayant estimé que « cette affaire nécessitait une légitimation
démo­cratique et que le référendum facultatif était indiqué » (Kreis, 1995 : 46).
Ainsi, bien que le projet ne constitue aucunement un traité international (au
sens de l’art. 89 Cst. féd.), et bien que le Conseil fédéral ait aussi plaidé pour
la voie d’une ordonnance fédérale, finalement le souci de légitimité répandu au

299
A eux seuls, ces cinq arguments (N43, N44, N42, N33, N46) représentent 75% des
arguments pondérés de l’ASIN et 66% des arguments pondérés des comités civils. En
comparaison, les cinq arguments principaux des particuliers (N43, N33, N12, N37,
N46) ne représentent que 49% de la pondération totale de leurs arguments.
300
Ainsi le coefficient de corrélation (Pearson’s r) entre les séries d’arguments favorables au
traité de part et d’autre de la frontière des langues est de .91, et il atteint .95 pour les
arguments défavorables ; le coefficient rho de Spearman, qui se base sur le classement
des arguments par rang d’importance, produit des valeurs très pro­ches (.92 et .94,
respectivement).
502

sein des chambres fédérales et un certain souci d’efficience dans l’application


concrète du projet301 ont abouti à la tenue de la votation du 12 juin.
Cette votation a suscité un engouement bien moindre que le traité sur
l’EEE (en comparaison, moins d’un quart du nombre d’annonces et moins d’un
sixième de la surface publicitaire). Toutefois, la campagne sur les casques bleus
arrive en troisième position dans l’ordre d’importance de toutes les campagnes
couvertes par notre étude, juste après celle sur les avions de combat (juin 1993)302.
La campagne sur les casques bleus ressemble beaucoup à celle sur l’EEE en
re­gard du rapport des forces en présence : l’objet a bénéficié d’un consensus
assez large au ni­veau de l’élite parlementaire et partisane (85% de soutien
au Conseil Natio­nal, 77% de sou­tien selon les mots d’ordre)303, et pourtant
le décompte des annonces publicitai­res dans la presse est très nettement en
faveur des opposants : 69% des 252 annonces recensées prô­nent un rejet de la
loi. Certes, en termes de surface occupée, une parité parfaite entre partisans
et opposants est atteinte (49.8% et 50.2% de la surface totale), ce qui laisse
entendre que les par­tisans ont compensé leur manque d’entreprise par des
ressources financiè­res comparables (ou supérieures) à celles des opposants, leur
permettant de faire paraître des annonces de plus grande taille. Il demeure
que l’engagement financier des acteurs favorables à la loi sur les cas­ques bleus
n’a pas suffi à regagner le terrain perdu (dès le début de la cam­pagne304) sur
le plan argumentatif : 69% des 603 arguments recensés sont à mettre au crédit

301
En effet, le ficelage du projet dans une loi fédérale avait également l’avantage de donner
au gouvernement une plus grande marge de manoeuvre dans l’exécution des mesures
prévues : « Durch die bundesgesetzliche Umschreibung möglicher Einsätze sowie der
Vertragsparteien hätte sich im Eintretensfall der Gang vor die Bundesversammlung
und gar vors Volk erübrigt. Wie die bundesrätliche Botschaft ausführte, erforderte die
zeitliche Dringlichkeit solcher Einsätze schnelle Entscheidungen durch die Exekutive
und die Kürze der Einsätze sowie die Rückzugsmöglichkeit keine Zustimmung durch
den Souverän » (Kreis 1995 : 46).
302
Par ailleurs, aucun des 16 objets de vote de politique interne analysés par Bützer (1999)
n’a suscité une campa­gne aussi intense que celle sur les casques bleus. Seule la votation
sur l’introduction de la TVA en juin 1991 s’est approchée d’une telle envergure, avec
une surface de 37’000 cm2 (mais seulement 109 annonces). Rappe­lons que la méthode
d’investigation de Bützer est parfaitement comparable à la nôtre.
303
Seuls le PdT, l’UDC, les Démocrates suisses et le Parti des Automobilistes ont préconisé
un refus du projet.
304
Lors de la première semaine de campagne, 70% des arguments (n = 87) sont déjà à mettre
au crédit des oppo­sants. Durant les trois semaines suivantes, les opposants ont toujours
maintenu leur avantage entre 60% et 75%, en augmentant le nombre d’annonces tout
en diminuant leur taille et le nombre moyen d’arguments dans cha­cune d’elles. Dans
le même temps, les partisans des casques bleus ont bien augmenté considérablement la
taille de leurs annonces et le nombre moyen d’arguments par annonce, mais le nombre
absolu d’annonces est resté nettement insuffisant pour permettre de combler l’écart
argumentatif par rapport aux opposants.
503

des opposants. Certes, comme le relèvent Wernli et ses collègues (1994 : 6),
« tirant les leçons du vote du 6 décem­bre 1992, les autorités ont pris garde
de lancer la campagne de façon pré­coce » (voir Annexe B, Figures B5 et B6) ;
mais cela ne préjuge en aucune manière de la ca­pacité des partisans du projet
à remporter la bataille des arguments.
Voyons maintenant quelle a été la composition du camp des partisans
de la loi sur les casques bleus. En première ligne on trouve les comités civils
(56% des annonces, n = 77), représentés presque exclusivement par le comité
Ja zu freiwilligen Schweizer Blauhelmen, basé à Berne. Son correspondant romand,
le comité Oui aux casques bleus suisses volontaires, basé à Neuchâtel, a fait paraître
l’ensemble des annonces (à une exception près) des comités parti­sans (23%
des annonces). La différence de classification de ces deux comités (l’un défini
comme « civil » et l’autre comme « partisan ») s’explique uniquement par le
fait que les annon­ces du comité romand sont explicitement placées sous la
responsabilité d’un politicien (en l’occurrence M. Christian Kauter, secrétaire
général du PRD). En l’espèce, notre règle de co­dage produit donc une différence
artificielle entre deux comités qui sont de parfaits équiva­lents de part et d’autre
de la frontière linguistique (les textes français ne sont qu’une simple traduction
des textes allemands, ou inversement), et qui sont à eux seuls responsables de
la parution de 75% des annonces favorables au projet. Loin derrière ce duo
de tête, on note une nouvelle fois l’activité très discrète des partis politiques
(PSS, AdI, PRD : 10% des annon­ces), ainsi que l’intervention épisodique des
particuliers (5%), des groupes de pression (4%) et des entreprises (3%).
Quels arguments les partisans ont-ils utilisé pour convaincre les citoyens
de la nécessité des casques bleus, ceci moins de dix ans après le refus populaire
d’adhérer à l’ONU ? Trois énon­cés ont eu la faveur des annonceurs. Tout
d’abord, ils ont volontiers rappelé que l’engagement des casques bleus était
volontaire, et que personne ne saurait y être forcé (O41 : env. 25–30% des
arguments pondérés). Ensuite, la neutralité ne constituerait pas un obstacle
pour la mise sur pied d’opérations de maintien de la paix (O40 : env. 25%),
certains n’hésitant pas à souli­gner que la neutralité sortirait même renforcée
de ces opérations. Enfin, de nombreuses voix se sont élevées en faveur de la paix
et, par conséquent, de toute mesure permettant de la réta­blir ou de la garantir
(O30 : env. 25%). A eux seuls, les trois principaux énoncés de la campa­gne du
oui représentent près de 80% de la masse totale des arguments. On recense
tout de même un quatrième argument d’une cer­taine importance, prônant
la solidarité internationale et un accroissement de l’engagement humanitaire de
la Suisse (O31 : env. 10% des arguments pondérés). En revanche, une série
d’arguments ont été utilisés à très petite dose (entre 1% et 5% des arguments
pondérés), tels que la volonté d’ouvrir la Suisse au monde (O20), l’argument
selon lequel les missions de paix à l’étranger renforcent la sécurité interne (O21),
l’encouragement à la participation internatio­nale de la Suisse (O12), ou encore
la possibilité of­ferte par le projet de s’atteler au problème des réfugiés à un
504

niveau global (O32). Quant à l’injonction de développer la contribution suisse sur


le plan international (O22), elle n’a pas du tout été exprimée dans la campagne
pu­blicitaire. Ces différents résultats sont présentés dans le Tableau 7.9.
Nous avons déjà souligné que la contribution des différents acteurs à la
campagne du oui a été très inégale. Aussi n’est-il guère surprenant de consta-
ter que les comités (civils et parti­sans, puisque la distinction ne fait ici pas de
sens) ont pris une part prépondérante dans la dif­fusion des trois principaux
arguments : les attitudes pacifistes (O30), la compatibilité avec la neutralité
(O40) et l’engagement volontaire des casques bleus (O41). Le reste du travail
a été accompli en majeure partie par les particuliers (O30, O40) et par les
partis politiques (O30, O41). Ces der­niers ont également promu à l’idée de la
solidarité internationale (O31), parallèlement aux comités. A noter enfin que
les entreprises305 ont surtout insisté sur des thè­mes d’importance secondaire
(O20, O21), ou sur des thèmes économiques. Ces derniers ont été classés dans
la catégorie résiduelle, ce qui explique sa relative importance.
A présent, qu’en est-il de la composition et des arguments du camp des
opposants ? En pas­sant en revue les catégories d’annonceurs, on observe que
les groupes de pression se dis­tin­guent par un niveau d’activité peu habituel :
ces acteurs d’ordinaire peu prolifiques repré­sen­tent 27% des annonces parues
(n = 175). Cela s’explique entièrement par les efforts soute­nus de l’Equipe
(n = 42) et du comité Halte aux déficits (n = 6), tous deux basés à Genève.
En quel­que sorte, ces groupes ont tenu en Suisse romande le rôle qu’assume
l’ASIN en Suisse alé­manique – il est vrai que l’ASIN montre peu d’enthou-
siasme à faire campagne en Roman­die306. L’Equipe, déjà active à l’occasion
de la campagne sur l’ONU (25 annonces) et sur l’EEE (28 annonces), doit
être considérée comme un acteur per­manent des combats référen­daires sur la
politique étrangère suisse307. Ainsi, les groupes de pression ont été particulière­
305
En réalité, l’entrepreneur Otto Ineichen (Otto’s Warenpost AG, Sursee) est responsable
à lui seul de l’action attribuée aux entreprises prônant le oui, en ayant fait paraître
deux annonces occupant une pleine page chacune.
306
Lors de la campagne sur les casques bleus, l’ASIN a fait paraître 43 annonces dans les
journaux alémaniques et seulement 14 annonces dans les journaux romands. Cette
asymétrie s’est déjà produite lors de la campagne sur l’EEE (200 annonces en Suisse
alémanique, 77 en Suisse romande). La campagne sur le FMI échappe à cette règle (11
annonces en Suisse alémanique, 13 en Suisse romande) – vu la grande incertitude sur
l’issue du scru­tin, les voix romandes étaient peut-être considérées par l’ASIN comme
nécessaires pour un rejet du projet.
307
Cette organisation s’est également engagée sur d’autres objets (e. g. initiative pour
l’abolition de l’armée : 54 annonces). Par ailleurs, le responsable des annonces du
comité « Halte aux déficits » est aussi membre de l’Equipe ; l’apparentement entre
ces deux groupes de pression explique leur engagement commun sur la question des
coûts du projet. Cependant, au-delà de son rôle (important) dans la campagne sur les
casques bleus, l’Equipe – groupe relative­ment peu connu du public – suggère, par son
action cantonnée aux quotidiens genevois, l’existence possible d’autres groupes du
505

Tableau 7.9 : Importance relative des arguments de la campagne sur les casques
bleus suisses

Arguments relatifs à la création d’un corps de % POND2 % POND3 Nombre de


casques bleus suisses parutions

O12 : La Suisse doit participer, apporter sa contribution 1.4 1.2 4


O20 : Ouverture au monde 4.6 5.4 9
O21 : Renforce la sécurité interne 3.7 4.6 5
O22 : Développement de la participation suisse 0.0 0.0 0
O30 : Pour la paix, pour des mesures favorisant la paix 23.7 25.9 46
O31 : Solidarité internationale, engagement humanitaire 9.7 9.6 18
O32 : Permet de s’attaquer au problème des réfugiés 1.7 1.0 3
O40 : La neutralité n’est pas un obstacle 24.0 26.9 40
O41 : L’engagement est volontaire 31.2 25.4 57
(O96 : Autres arguments) (10.3) (17.0) (3)
Total des arguments « pour » 100% 100%
(N) (179.6) (942.1) n = 182

N12 : Coûts trop élevés 17.1 19.2 51


N13 : Les casques bleus ne servent à rien 11.5 11.4 42
N20 : Trop dangereux, les casques bleus risquent leur vie 1.9 1.9 7
N30 : Neutralité menacée 25.2 23.0 88
N31 : Contre des missions à l’étranger 7.5 8.0 35
N32 : Ne pas se laisser entraîner dans des guerres 2.6 2.9 9
N33 : La Suisse s’engage déjà suffisamment 11.1 11.1 39
N34 : La Croix-Rouge suffit 5.3 5.5 23
N35 : Ne pas s’impliquer ; « keine fremden Händel » 7.0 7.6 29
N40 : L’ONU est impuissante 9.6 8.0 39
N41 : Le volontarisme des casques bleus est douteux 1.2 1.3 5
(N96 : Autres arguments) (13.8) (13.4) (44)

Total des arguments « contre » 100% 100%


(N) (350.4) (1693.8) n = 367

ment actifs pour seconder l’ASIN, qui reste toutefois la locomo­tive des forces
isolationnistes (33% des annon­ces). Deux autres types d’acteurs ont animé la
campagne : les comités civils (14%) et les particuliers (14%). En revanche, les
partis ont eu aussi peu de prise sur cette campagne que sur les précédentes
même type dans d’autres régions du pays, et nous rend une nouvelle fois attentifs aux
biais régionaux entachant très certainement la récolte de nos données.
506

(3%). Enfin, les politiciens hors comités (6%) et les entre­prises (2%)308 complè­
tent les rangs des opposants.
Sur le plan des arguments, la question de la neutralité a autant préoccupé
les opposants que les partisans (N30 : env. 25% des arguments pondérés), pour
des raisons très différentes : le projet est vu comme une atteinte irréparable à
la neutralité et à ses différentes fonctions. Il en résulte une perte de crédibilité
de notre politique étrangère, un danger pour la sécurité du pays (neutralité
armée), ainsi qu’une dénaturation de l’identité suisse, pour ainsi dire vidée de
sa substance, ce dont ne peut que souffrir l’affirmation de notre indépendance.
A cela s’ajoute que les petits pays sont sans influence au sein de l’ONU (où
les grandes puissances s’arrogent tous les pouvoirs par leur droit de veto) et
que la Suisse est plus efficace en dehors du carcan onusien : dès lors, pour-
quoi sacrifier cette « neutralité au service de la paix » ? Bien que le projet ne
prévoie pas une adhésion à l’ONU, on constate que c’est souvent un rejet de
l’ONU qui détermine les prises de position sur les casques bleus, à l’image de
la CE dans le discours contre l’EEE. En deuxième position vient l’argument,
désormais coutumier des dé­bats de politique étrangère, des coûts trop élevés
du projet (N12 : env. 17–19% des arguments pondérés). Suivent des énoncés de
moyenne importance (env. 11%) condamnant l’inutilité des opérations menées
par les casques bleus (N13) ou soulignant le fait que la Suisse s’engage déjà
suffisamment (N33), notamment par ses activités de « bons offices » (médiation
dans les conflits, représentation des intérêts de pays tiers, etc.).
Les quatre arguments suivants, dans un ordre d’importance (5–10% des
arguments pondérés), reprennent des aspects particuliers des thèmes exposés
plus haut : – L’impuissance de l’ONU face aux missions qu’on lui assigne, à
quoi on peut ajouter son incurie, sa partialité, etc. (N40). – L’opposition à toute
mission à l’étranger (N31), contraire au principe de neutralité : les cas­ques bleus
suisses seraient des mercenaires à la solde du Conseil de sécurité de l’ONU,
ou alors feraient du « tourisme militaire ». – Tout aussi incompatible avec la
neutralité est l’ingérence dans les affaires des autres (N35) ; cet argument s’inspire
parfois de la célèbre mise en garde de Nicolas de Flüe (« Mischt Euch nicht
in fremde Händel »), sans pour autant la citer expressément (T2010, T2042).
– Enfin, l’avis s’exprime parfois que l’engagement humanitaire de la Croix-Rouge
suffit (i. e. à démontrer notre solidarité et notre bonne volonté). En défini­tive, le
thème de la neutralité (N30, N31, N32, N35) rassemble près de 40% des argu­ments pon­
dérés, ce qui est comparable à la thématique développée pen­dant la campagne
sur l’ONU. Finalement, trois arguments ont été très peu utilisés (dans moins
de 10 annonces), et consistent en différentes considérations pratiques sur
l’engagement de casques bleus suisses. Pour cer­tains, il n’est pas acceptable de
les entraîner dans des conflits militaires (N32) ; cette situation est parfois jugée
308
A noter que les trois annonces revenant à la catégorie des entreprises ont été signées
par Karl Schweri, patron de Denner, qui n’a pas hésité à leur consacrer trois pleines
pages dans le Tages-Anzeiger.
507

trop dangereuse, puisque les casques bleus risqueraient leur vie (N20)309 ; enfin,
la base volontaire de l’engagement des casques bleus sur lequel ont tant insisté
les parti­sans du projet, est parfois mis en doute par ses adversaires (N41)310.
Ajoutons encore que la catégorie résiduelle (N96) est exceptionnellement
fournie (env. 13–14%), parce que plu­sieurs arguments d’un certain poids
n’apparaissent pas dans la classification effectuée par l’enquête VOX. On y
trouve notamment deux énoncés relativement courants : les casques bleus
représenteraient une adhésion « en catimini » à l’ONU (« UNO-Beitritt durch
die Hinter­tür ») et une atteinte à la sécurité nationale, car leur financement
empiéterait sur le budget du département militaire.
Au niveau de la thématique développée par les différents types
d’annonceurs, on remarque que l’argument de la neutralité (N30) a été promu
à part égale par les quatre principaux acteurs de la campagne : les groupes
de pression, l’ASIN, les particuliers et les comités civils ; ceci confirme le
rôle charnière de la neutralité dans les motivations d’un refus du projet. La
ques­tion des coûts (N12) a également séduit ces quatre catégories d’acteurs,
auxquelles il faut ajouter les entreprises et les partis. En revanche, l’accent mis
sur l’inutilité des casques bleus (N13) a été une spécialité de l’ASIN (et des
comités civils, dans une bien moindre mesure), tout comme les condamnations
de l’ONU – organisation frappée d’incurie (N40) – sont ve­nues principalement
des particuliers. Ce sont eux également qui ont défendu le plus vivement l’idée
que la Suisse s’engage suffisamment au niveau international (N33), appuyés
en ceci par l’ASIN et les comités civils. En revanche, la mise en valeur plus
spécifique du rôle de la Croix-Rouge (N34) a été assurée par les groupes de
pression (en l’occurrence l’Equipe) et les comités. Enfin, les deux corollaires
du principe de neutralité (N31, N35) ont été surtout mis en évidence par les
comités civils, soutenus par l’ASIN. De manière générale, les arguments ba­sés
sur la neutralité ont été très prisés des comités civils, un peu moins des politiciens
hors comités et des groupes de pression. A l’inverse, les énoncés pragmatiques
mettant en cause les modalités du projet et ses résultats prévisibles sont surtout
employés par les partis et les entreprises, ainsi que par l’ASIN – dans une
moindre proportion, mais à une échelle très importante. Enfin, les arguments

309
Le cas de cet argument est très particulier, dans la mesure où ce sont probablement les
images qui l’ont promu, davantage que les mots. Ceux qui ont suivi la campagne se
souviennent sans doute de ces illustrations macabres (médaille militaire enfouie dans
le sable, tête de mort casquée) destinées à inspirer la crainte face aux conséquences
funestes du projet. Par voie d’annonces ou d’affiches de rue, ces images ont peut-être
exercé un impact supérieur à ce que laisse entendre notre analyse des arguments.
D’ailleurs, les annonces utilisant ce genre d’illustrations ne représentent pas moins de
27% de la surface totale de la campagne des opposants !
310
Ce doute porte soit sur les motivations à long terme des autorités (« Freiwillig ? Wie
lange ? » ; T2015), soit sur les motivations des casques bleus eux-mêmes (« Wer für Fr.
85’000.– militärische Aufgaben übernimmt, ist doch kein ‹ Freiwilliger › ! » ; T2035).
508

de mise en valeur du statu quo, insistant sur les efforts déjà consentis par la
Suisse sur le plan international, sont plus volontiers utilisés par les groupes
de pression et les comités311.

7.2.4 Conclusion
Notre description du contenu argumentatif des campagnes sur les objets de
politique étrangère a révélé une tendance relativement forte à focaliser les débats
sur des considérations écono­miques. En effet, le pourcentage d’arguments
économiques ou financiers chez les partisans ou les opposants des projets peut
atteindre jusqu’à 82% (voir Tableau 7.10). Bien entendu, l’importance des
arguments économiques varie suivant la nature des enjeux. Ainsi, les projets
relatifs à l’ONU (ONU et CBL), dont le volet économique est secondaire et
se résume essen­tiellement à des questions de financement, ont donné lieu à
des campagnes marquées par d’autres thèmes. En particulier, on relèvera
l’abondance des arguments relatifs à la neutralité et à la souveraineté du pays.
La neutralité s’est donc imposée comme thème de débat sur les projets
onusiens, alors que les autres objets ont été abordés avec une logique plutôt
économi­que. A cet égard, le Tableau 7.10 apporte une vision d’ensemble des
différentes campagnes312.
Quoi qu’il en soit, il est certain que les annonceurs évaluent les projets
de politique étrangère en grande partie en fonction de leurs implications
pour l’économie et la neutralité suisses. Mais une dimension « économiste »
prédomine-t-elle également dans l’évaluation des affaires étrangères par les

311
Cette typologie des arguments se base sur la classification suivante : Arguments sur la
neutralité : N30, N31, N32, N35. Arguments pragmatiques : N12, N13, N20, N40,
N41. Arguments sur le statu quo : N33, N34. Sur la base de cette typologie, on constate
que les comités civils et les politiciens focalisent leurs arguments sur la neu­tralité
(respectivement 60% et 49% ; POND2), et délaissent les arguments pragmatiques
(comités : 20%) ou les arguments sur le statu quo (politiciens : 0%). A l’inverse, les
partis politiques et les entreprises insistent avant tout sur des arguments pragmatiques
(respectivement 84% et 85%), et passent sous silence la neutralité (16% et 3%). Enfin,
les arguments sur le statu quo sont surtout diffusés par les groupes de pression (25%),
les co­mités civils (20%) et les particuliers (18%). Pour l’ensemble des annonceurs, les
arguments sur la neutralité re­présen­tent 42% du volume global des arguments, les
arguments pragmatiques 41% et les arguments sur le statu quo 16% (N = 350.4).
312
Les pour­centages du tableau se basent sur les catégories re­lativement larges définies
plus haut (voir Ta­bleaux 7.6 à 7.9 supra). Voici les correspondances avec les catégo-
ries utilisées précédemment. Arguments éco­nomi­ques : ONUpart : O51 ; ONUopp :
N31 ; BRWpart : O52 ; BRWopp : N21, N23 ; EEEpart : O31, O38, O41, O42, O43,
O44, O48 ; EEEopp : N32, N38, N42, N43, N44, N45, N49 ; CBLpart : – ; CBLopp :
N12. Argu­ments neutralistes : ONUpart : O25 ; ONUopp : N21, N22 ; BRWpart : – ;
BRWopp : – ; EEEpart : – ; EEEopp : N33, N46 ; CBLpart : O40 ; CBLopp : N30,
N31, N32, N35.
509

Tableau 7.10 : Importance globale et relative des deux principaux arguments des
campagnes
Arguments économiques Arguments neutralistes

ONU Partisans 19% 19%


Opposants 11% 40%
BRW Partisans 55% 0%
Opposants 82% 0%
EEE Partisans 54% 0%
Opposants 46% 21%
CBL Partisans 0% 24%
Opposants 17% 42%

citoyens suisses (Klöti und Ruloff, 1996) ? La neutralité est-elle aussi im­portante
à leurs yeux qu’elle semble l’être pour une bonne partie des annonceurs (ASIN,
groupes de pression, comités civils, etc.) ? Et si c’est le cas, peut-on attribuer
cette saillance de l’économie et de la neutralité à la publicité faite autour de
ces questions par les campaigners ? Ce type d’analyse sera approfondi plus loin,
avec une étude des effets de priming des campa­gnes de politique extérieure
(chap. 8). Pour l’heure, nous souhaitons explorer encore un aspect descriptif
de ces campagnes.

7.3 L’argumentation populiste


Comment comparer le contenu thématique des campagnes, survolé au cas par
cas dans le cha­pitre précédent ? Nous pouvons tirer profit du fait que chaque
argument a d’abord été codé selon des critères non spécifiques (au total, 427
codes ont été élaborés, correspondant à des arguments de toute nature, y
compris des indications d’ordre rhétorique) et ensuite recodé selon les critères
des analyses VOX. Cependant, compte tenu de la profusion des arguments
(surtout dans le cas de la campagne sur l’EEE) et du fait que seul un petit
nombre d’entre eux se re­trouve d’une campagne à l’autre, nous avons besoin
d’une grille d’analyse, à même de nous guider dans l’évaluation des aspects
que nous souhai­tons comparer. En d’autres termes, nous devons nous inter-
roger sur les raisons pour lesquelles les annonceurs focalisent leur at­tention
sur certains types d’arguments en fonction des enjeux. A notre avis, l’une de
ces rai­sons est l’existence d’un véritable « discours », qui impose une certaine
cohérence au choix des arguments. Dans ce chapitre, nous nous concentrons
sur un type de discours adopté par certains annonceurs : le discours po­puliste – par
opposi­tion au discours « ration­nel » ou « substan­tiel ». Nous hésitons à parler
ici d’une « doctrine » ou d’une « idéologie » populiste, tant il est vrai que le
510

recours aux arguments caractéristiques de ce type de discours (voir chap. 7.3.2)


relève parfois d’un certain « opportunisme » politique.
Dans leur article pionnier sur la fonction agenda-setting des mass médias,
McCombs et Shaw (1995 [1972]) remarquent qu’une bonne partie de la cou-
verture médiatique des campa­gnes est dédiée à la campagne elle-même, et
non aux arguments des candidats. Autrement dit, les citoyens reçoivent une
quantité appréciable de messages persuasifs, mais également de messages
contextuels (voir chap. 4.3.3). Certes, notre focalisation sur les encarts publi-
citaires devrait révéler une composition des campagnes un peu diffé­rente,
plus axée sur les messages persuasifs – les publicités sont en effet le support
par ex­cellence de tels messages. Cependant, un certain nombre de procédés
de l’argumentation po­puliste ont ceci de particulier qu’ils ignorent délibéré-
ment les aspects argumentatifs ou subs­tantiels (hard sell) du discours pour se
concentrer sur ses aspects polémiques ou émo­tion­nels (soft sell) (Ansolabehere and
Iyengar, 1996 : 109–10). Ce type de discours vise à dis­créditer l’adversaire
politique en s’en prenant à ses personnalités ou à ses « erreurs fondamen­tales »
plutôt qu’à ses arguments. A ce titre, l’argumentation populiste remplit une
fonction de « persuasion émotionnelle », qui se trouve faci­litée par certains
éléments du contexte helvéti­que. Nous décrivons ci-dessous deux éléments du
sys­tème suisse propices au discours popu­liste, avant de mettre en évidence les
caractéristi­ques de ce type de discours, puis d’en faire l’inventaire de manière
empirique pour les diffé­rentes campagnes de politique extérieure.

7.3.1 La Suisse : un contexte favorable au populisme ?


Comme nous l’avons noté précédemment, la démocratie directe est souvent
perçue comme un système politique suspect de populisme ou de démagogie
(Cronin, 1989). Kriesi fait même du « populisme latent » l’un des éléments
distinctifs du style de la politique suisse (1995 : 11), qui se manifeste jusqu’à
l’échelon gouvernemental (Germann, 1999). Dans le contexte de la démo­cratie
directe, le « détournement » des campagnes vers un débat dominé par les règles
du jeu populiste se comprend mieux si on évalue la définition donnée dans
ce pays à la propa­gande politique « acceptable ». Comme le souligne Rickenbacher
(1995 : 92–6), la propa­gande lors des campagnes référendaires est soumise à une
réglementation assez lâche, su­jette à des interprétations variables, à l’exception
des médias du secteur public (TV, radio) qui pos­sèdent leurs propres règles
de conduite313. En réalité, le contrôle de l’honnêteté juridi­que et morale des
313
Le problème est que la loi fédérale parfois invoquée pour stigmatiser les « dérapages »
de la propagande poli­tique (la Loi contre la concurrence déloyale, de 1986) a été
élaborée pour lutter contre les conflits d’intérêts dans le domaine économique ; de
sorte que son application au domaine politique fait surgir des interprétations souvent
divergentes et se heurte à une pratique très réservée, aussi bien au niveau national
qu’au niveau international. En revanche, les télévisions et les radios nationales sont
soumises à une réglementation stricte – fixant par exemple les temps d’antenne pour
511

campagnes a longtemps été une affaire de jurispru­dence, laquelle pré­coni­sait


aux autorités « la plus grande retenue, voire l’abstention, lors des campagnes
publi­citaires et d’information précédant les scrutins. Une ingérence de l’Etat, de
quelque sorte qu’elle soit, dans le pro­cessus de formation des opinions relatives
aux objets de votation était censée com­pro­mettre la liberté de vote. Ce n’est
qu’en 1976 que la Loi sur les droits politi­ques a autorisé le Conseil fédéral de
joindre de brèves explications au texte soumis à la vota­tion » (Germann, 1996 :
252). Par ailleurs, selon la loi, ces explications « doivent rester objectives et
expo­ser également l’avis d’importantes minorités » (Kobi, 2000 : 183).
Toutefois, une évolution très claire se dessine depuis deux décen­nies. La
doc­trine juri­dique et la pratique politique « reconnaissent au­jourd’hui que
les autorités doi­vent assumer un rôle plus actif dans les débats publics précé­
dant les scrutins. No­tamment, lors de votations portant sur des sujets très
com­plexes, les ci­toyens apprécient des in­formations qui émanent de sources
autres que des seuls protagonistes privés défenseurs d’intérêts particu­liers.
(…) Le gouverne­ment proposant une légi­slation est bel et bien partie et défend
une position ‹ parti­sane ›, à sa­voir le point de vue gouver­nemental. Il ne se
situe donc pas ‹ au-dessus de la mê­lée › mais des­cend comme protagoniste
dans l’arène po­litique. Cela signifie que le gou­ver­nement doit dis­poser de
moyens adéquats pour expliquer son projet aux citoyennes et citoyens et, le
cas échéant, pour contrebalancer la campagne des opposants au projet. A titre
d’exemple, rappe­lons les six millions de francs que le Conseil fédéral s’est fait
octroyer par le Parlement pour financer sa campagne d’information précédant
le vote du 6 décembre 1992 sur l’Espace éco­nomi­que européen. Cette somme
paraît modeste par rapport aux montants inves­tis par des privés dans cette
campagne référendaire » (Germann 1996 : 253). Malgré tout, de nombreux
protagonistes continuent de s’en tenir à l’ancienne jurisprudence concernant le
rôle du gouvernement dans les combats référendaires. Ainsi, le Conseil fédéral
a été vivement criti­qué pendant certaines campagnes (ONU, EEE), et même
accusé de dépasser les bornes juridi­ques et mo­rales. L’on trouve ici l’un des
thèmes chers aux tribuns populistes, à savoir l’accusation de mal­honnêteté
ou de corrup­tion de la classe politi­que traditionnelle. L’ordre juridique suisse,
par le flou qu’il continue de faire ré­gner sur les « moyens accepta­bles » à dis­
position des auto­rités lors des campagnes, offre un angle d’attaque largement
ex­ploité par les acteurs populis­tes314.
la campagne avant les élections selon une clé de répartition discutée au préalable avec
les partis (Rickenbacher 1995 : 92–6).
314
Voir par exemple l’article du Sonntagsblick consacré à ce sujet, sous le titre : « Schafft
den Bundesbüchlein ab ! ». Les critiques adressées à la brochure tous ménages du
Conseil fédéral (qui paraît régulièrement depuis 1978) y sont sévères : « Das Bundes­
bü­chlein gehört abgeschafft. Der Bundesrat soll seine Position wie Ver­bände, Pro- und
Kontra-Komitees in Zei­tungsinseraten, TV- und Radio-Spots kundtun. Dass der Staat
in seiner Argumentation nicht überborde, dafür sorgten Medien und die Gegner einer
Vorlage » (Sonntags­blick, 15.10.1995, p. 19). D’autres propositions sont également
512

Deuxièmement, en Suisse, on rappelle régulièrement que les décisions


du peuple – du souve­rain – ne sauraient se discuter (Lambelet, 1997 : 103).
S’il existe en effet certaines posi­tions qu’on ne saurait prendre publiquement
sous peine d’être immédiatement sanctionné (Schatt­schneider, 1960 : 76),
l’une d’elles est bien de s’opposer au verdict de la volonté popu­laire ex­primé par
un vote. Que l’on se souvienne par exemple du tollé suscité par J-P. Delamu­
raz, qui avait reproché à la majorité populaire en faveur de l’initiative des
Alpes un « style d’ayatollah » (Neue Zürcher Zeitung, 22.02.1994, p. 21). Mais le
système suisse de démocratie semi-directe a ceci de parti­culier qu’il permet
aux perdants d’un scrutin de revenir à la charge quelque temps après. Cela
concerne d’ailleurs aussi bien les groupes minoritaires (typique­ment les habituels
mou­vements d’opposition d’extrême gauche ou d’extrême droite à l’origine
du lan­cement de nombreuses initiatives) que les groupes représentés au sein
du gou­verne­ment. Ce­pendant, les pré-requis de la saisie des droits populaires
« mino­ritaires » (récolte de 50’000 ou 100’000 signatures et, dans le cas des
initiatives, recevabilité du texte proposé) garantissent une certaine légitimité
aux exigen­ces des groupes d’opposition, tandis que ces mêmes groupes dénient
précisément cette légitimité aux projets du gouvernement ou du Parlement
sur des questions déjà « tranchées » par le peuple – qu’on pense par exemple
aux votes successifs sur la TVA ou sur la politique agricole.
Dans le domaine qui nous intéresse, le vote sur les casques bleus a été
interprété par un grand nombre d’opposants comme une démarche visant à
faire entrer la Suisse dans l’ONU « par la porte de derrière », alors même que
l’adhésion à l’ONU avait été balayée par le peuple en mars 1986. Autrement
dit, nul n’est besoin d’une parfaite unité de contenu entre deux projets suc­
cessifs pour déclencher les foudres populistes contre une trahison de la volonté
populaire315. La percep­tion subjective ou la construction délibérée d’un lien
entre deux objets est souvent pos­sible, et se défend d’autant plus aisément que
les objets de vote portent sur des aspects « my­thiques » du système suisse, tels
que la neutralité ou la démocratie directe, pour lesquels est censée exister une
immuabilité des valeurs populaires. Par ailleurs, la simple perspective d’un vote futur
sur un enjeu déjà soumis à votation suffit à mobiliser les forces populistes contre
présentées dans l’article, émanant de différents spécialistes : la création d’un poste de
« médiateur de l’information », chargé de présenter les enjeux en toute objectivité ; une
présentation plus détaillée et différenciée des enjeux, tout en maintenant la brochure
actuelle ; le transfert de la compétence d’éditer la brochure au Parlement. De manière
gé­nérale, le gouvernement est souvent critiqué pour son intervention dans les débats,
à l’exemple du conseiller fédéral Ogi pour ses propos tenus lors de la campagne sur
l’initiative des Alpes (voir Rickenbacher 1995 : 134).
315
C’est également le cas lorsque des groupes minoritaires lancent des initiatives répétées
dans le même do­maine politique, à l’instar de l’extrême gauche avec ses initiatives anti-
armée. Dans ce cas, à la différence des initia­tives xénophobes, les acteurs populistes se
trouvent en effet dans le camp gouvernemental et ne se privent pas de critiquer l’achar-
nement des pacifistes, qui manoeuvreraient à l’encontre de la volonté populaire.
513

les des­seins « anti-populaires » des élites en place. Ainsi, à la suite du vote


sur l’EEE, aucun des deux camps n’a fait mine de désarmer par rapport aux
échéances du rappro­chement avec l’UE. Lors de son discours du 8 mai 1993,
C. Blocher déclarait aux membres de l’ASIN : « Nous avons remporté une
bataille le 6 dé­cembre. Il sera né­ces­saire d’en gagner une deuxième. Peut-être
une troisième » (Le Nouveau Quotidien, 09.05.1993, p. 10 ; voir aussi Marquis,
1993 : 18–9). La même détermination peut se lire dans les « analyses de la
situation politique » effectuées plus récem­ment (Blocher, 1997 ; 2000).
Par ailleurs, le système fédéraliste suisse est en partie responsable de la
formation d’une sorte de « populisme intra muros » (Kobi, 2000 : 199–202).
Premièrement, les sections cantonales des partis ont la possibilité de lancer des
mots d’ordre contrevenant à ceux des partis fédéraux, et accompagnent parfois
leurs prises de position d’un discours anti-establishment, laissant croire que les
partis fédéraux – contrairement aux partis locaux – ont « perdu le contact avec
le peuple » du fait de leur « insularisa­tion » par rapport à la réalité quotidienne
des citoyens. Ainsi, « la forte implantation des organisations politiques sur les
plans cantonal et communal, qui contraste avec l’existence plutôt formelle des
directions nationales des partis, favorise non seulement un ancrage politique
local mais incite également aux frondes populaires contre ‹ Berne › » (Kobi,
2000 : 200). Deuxièmement, certains parlementaires issus des partis repré­sentés
au gouvernement se retrouvent parfois minorisés au sein de leur propre
organisation, et s’en remettent alors directement au « peuple » pour tirer profit
de leur dissidence et en faire une arme de combat contre les projets qu’ils
contestent. Un autre cas de figure met plutôt en évi­dence le rôle du système
collégial de gouvernement. On pense ici tout spécialement aux ti­raillements
entraînés par la participation au gouvernement de certains partis, dont la base
ou cer­taines sections cantonales importantes désapprouvent l’action de leurs
représentants au Conseil fédéral. Le décalage « centre-périphérie » qui se
manifeste à l’occasion de certaines vota­tions fait le jeu des acteurs populistes,
qui n’hésitent pas à souligner qu’il vaut mieux « oc­cuper des thèmes plutôt
que des postes confortables » (Blocher, 2000 : 8).
En résumé, le système helvétique favorise l’argumentation populiste en
lui fournissant deux leviers pour manœuvrer l’opinion publique : le respect de
la volonté populaire et l’honnêteté des campagnes. Ces deux types d’arguments
permettent aux acteurs populistes de se position­ner de façon respectable vis-
à-vis d’une sorte de « morale populaire » et d’associer leurs adver­saires à des
positions irrévérencieuses à l’égard de cette même morale. Par ailleurs, la struc­
ture décentralisée et fédéraliste du système suisse favorise l’émergence d’une
forme de popu­lisme au sein même de l’establishment politique traditionnel.
Ceci dit, ces observations ne permettent pas de mettre le système helvétique en
perspective avec d’autres types de systè­mes, et nous ne sommes pas en mesure
d’affirmer que la Suisse constitue un contexte particu­lièrement favorable au
populisme en comparaison internationale.
514

7.3.2 Le discours populiste : caractéristiques et potentiel


En plus des deux éléments que nous venons de décrire, quels sont les traits
caractéristiques du discours populiste susceptibles de se manifester au cours
des campagnes référendaires en Suisse ? Se basant notamment sur un ouvrage
dirigé par Pelinka (1987) en Autriche, Rickenba­cher (1995 : 82–5) énumère
les éléments discursifs suivants (en partie, notre tra­duc­tion) :
1. La représentation d’une union quasi religieuse des « bons » politiciens et du
peuple, dont l’instinct et les opinions sont infaillibles, à l’inverse des élites
au pouvoir : « Das Volk ist gut, schlecht sind die oben. ‹ Hütet Euch am
Morgarten ›, und Morgarten ist im Bundeshaus » (Rickenbacher 1995 :
82). A l’inverse, les populistes s’indignent du divorce entre gouvernants
et citoyens, affir­mant par exemple qu’ils « n’aurai[ent] jamais cru que
le mépris du peuple, le mépris de la démo­cratie di­recte, puissent être
aussi profonds au sein de la ‹ classe politique › » (Blocher, 2000 : 16).
2. L’aspiration à une appartenance nationale bien définie : les populistes pré-
tendent savoir distin­guer ce qui est suisse (« schweizerisch ») de ce qui
ne l’est pas (« unschweizerisch »). Cette quête d’identification nationale
est liée discursivement au déclin des valeurs traditionnelles, à la peur
de la surpopulation, à la perte d’anciens privilèges chèrement acquis.
La réaction à ces phénomènes se fait au travers de simplifications (par
exemple, en inculpant les « fautifs » à l’emporte-pièce), sous forme de
rappels nostalgiques du « bon vieux temps » ou par l’évocation d’un
futur qui n’est qu’une transposition idéalisée du passé. Cette conception
a pour conséquence ultime d’exclure les « non-Suisses » des privilèges
attachés à la communauté nationale (Kobi, 2000 : 130–4).
3. La mobilisation de sentiments négatifs (Gegen-Gefühlen) : par exemple, « gegen
die ‹ Linken ›, gegen die ‹ Netten ›, die das Drogenelend beschert haben »
(Rickenbacher 1995 : 83), ou contre ceux qui tra­his­sent la volonté
populaire (die Verräter des Volkswillens), à l’image des partisans de l’EEE
qui n’ont pas entériné la décision du 6 décembre 1992 et persistent à
poursuivre leur objectif d’intégration eu­ropéenne (voir chap. 7.3.1).
4. La notion de liberté est au coeur de l’argumentation populiste ; cependant,
elle n’est pas comprise comme un principe d’émancipation, mais
comme la victoire de l’auto-détermination sur la domi­nation étrangère
(Fremdbestimmung). A ce titre, les mouvements populistes font parfois
étalage d’un caractère rebelle, insoumis à l’Etat. De manière générale,
la « tradi­tion de li­berté » helvétique est pré-étatique et anarchiste
(Lüthy, 1971 : 13–4). Elle ne repose pas sur des principes universels
d’émancipation individuelle et d’égalité garantis par l’Etat de droit, mais
sur un droit collectif et communautaire (Kollektivfreiheit der genossenschaftli­
chen oder Stammesgemeinschaft) arraché à l’emprise étrangère et ancré dans
les mentalités depuis le haut Moyen-Age.
515

5. L’opposition à l’establishment imprègne le discours populiste, même si


certains ténors de ces mouvements en font formellement partie. Les
membres de l’establishment politique sont accusés d’abandonner la
défense des intérêts du peuple au profit d’intérêts particuliers, et de se
soumettre à la tutelle étrangère pour satisfaire leur ambition personnelle
(Kobi, 2000). L’administration (die Bürokratie), les grandes entreprises,
le « pouvoir central », les grands partis sont mis dans le même panier
et sus­pectés de trahir le peuple. On a dressé à peu près le même inven-
taire à propos du populiste Jörg Haider en Autriche : « die polemi­sche
Pointe, die generalisierte Verdächtigung, das Pauschalur­teil über die
korrumpierte Politik der ‹ Altparteien ›, die Privilegien der Mächtigen,
die Ohnmacht des ‹ kleinen Mannes › gegenüber dem Kartell der Par-
teien- und Verbändemacht, die Unglaubwürdigkeit der Regierung, die
Unglaubwürdigkeit der Opposition » (Plasser, 1993 : 196).
6. Une dimension anti-moderniste se dégage du discours populiste, qui s’op-
pose en conséquence aux représentants de la société moderne. Ainsi,
parmi les adversaires se trouvent aussi des professeurs, des diplomates,
des scientifiques, des lettrés, qui tous ont perdu le contact avec les gens
ordinaires, et ne pensent qu’à satisfaire leurs propres intérêts.
7. Une tendance au pharisaïsme, c’est-à-dire une appropriation de la vérité
et de la vertu. Les populis­tes prétendent savoir qui est fautif et qui est
droit, vertueux. Le peuple, les « petites gens » repré­sentent à leurs yeux
la vertu, enracinée dans des traditions qu’il s’agit de défendre. Ainsi,
« com­prendre le Sonderfall suisse », cette vérité si profondément ancrée
en chaque citoyen, constitue l’un des « secrets » du succès politique de
la droite populiste (Blo­cher, 2000).
8. De ce dogme de la vérité découle une stratégie d’appel et de recours direct
au peuple, sans l’intermédiaire d’une quelconque institution. Le recours
direct au peuple signifie que celui-ci re­présente la seule instance légitime
et infaillible : « Für den Populismus heisst dies, dass ‹ das Volk › immer
als ‹ tugendhafter › gilt als die Regierenden und sonstigen Eliten » (Ernst,
1987 : 15).
A ces caractéristiques du discours populiste s’ajoutent au moins deux éléments,
portant moins sur le contenu que sur la forme de ce type de discours. Ces éléments
sont mis en évidence par Plasser (1993) dans son analyse de l’avènement du
populiste Jörg Hai­der dans l’Autriche des années 1986–1992. Plasser résume
sa thèse principale de la manière suivante : « Für den mo­dernen Populismus
stellen die Massenmedien einen unverzichtbaren Resonanz­boden dar, in­dem sie
die populistischen Appelle an ein disperses, heterogenes, latent unzu­friedenes
Pub­likum herantragen. Die Massenmedien fungieren dabei als Verstärker.
Sie sind überspitzt aus­gedrückt die Lautsprecher der populistischen Arena »
(1993 : 204). Dans cette perspective, les deux éléments suivants sont indissociables
516

du format et des pratiques des mass media, aux­quels les tribuns populistes doivent
nécessairement s’adresser pour diffu­ser leur discours :
9. Le discours populiste développe une argumentation sommaire, sous forme
de « quasi slogans » démonstratifs et protestataires. Le tribun populiste
est conscient des attentes des journalistes et de son public, et dédaigne
généralement l’argumentation substantielle au profit de phrases incisives,
de la provocation calculée, de la pointe polémique contre ses adver­saires :
« Instinktiv weiss er, dass sich programmatische Aussagen, faktenreiche
Sachverhaltsdarstel­lungen, nüchterne Proble­mlö­sungsvorschläge bes-
tenfalls als dreizeilige Punktmeldung wieder­fin­den würden. (…) Der
Gla­diator weiss, was von ihm erwartet wird, dass er alles darf, bloss
eines nicht – sein Publikum langweilen » (Plasser, 1993 : 196).
10. Enfin, le discours populiste recherche une certaine dramatisation par la
mise en scène des actes de communication : « Dramatische Inszenierung
bedeutet in diesem Zusammenhang, für einen ansteigenden Span-
nungsbogen zu sorgen, latente Stimmungen zu verstärken, Bewegung,
Dynamik zu suggerieren » (1993 : 197). L’objectif de cet élément du
discours est donc en grande partie la mobilisation du public, et concerne
avant tout le discours verbal, gestuel et visuel plus proprement spécifi-
que à la télévision. Néanmoins, un certain niveau de dramatisation peut
égale­ment être at­teint par d’autres médias (journaux, affiches, etc.) au
moyen de « formules choc », d’images et de références provoquant
l’émotion et captant l’attention. A noter que la dramatisation du dis-
cours, qui constitue initialement un aspect formel du discours, devient
un élément substantiel au travers du regard des médias. Ceux-ci offrent
une « reconnaissabilité » au style des acteurs populistes, qui transforme
la dramatisation et la gesticulation en éléments de programme politi-
que.
Partant de ces traits discursifs – auxquels s’ajoute une série de traits organisa-
tionnels dont nous ne nous préoccuperons pas ici –, nous tâcherons d’examiner
dans quelle mesure ils imprègnent réellement le discours des partisans et des
opposants aux projets de politique exté­rieure. Plus précisément, nous formulons
deux hypothèses : (1) Le populisme est plus répandu parmi les opposants à la politique
étrangère du Conseil fédéral. (2) Le populisme est plus répandu lors des campagnes les plus
intenses. En effet, comme les campagnes intenses touchent en principe les enjeux
les plus im­portants, c’est surtout en ces occasions que les acteurs populistes
cherchent à mobiliser les attitudes latentes au sein du public.

7.3.3 Le discours populiste dans les campagnes de politique extérieure


En somme, les campagnes populistes chercheraient à « caresser l’électorat
dans le sens du poil », afin de mobiliser le potentiel expressif, protestataire,
de la tradition de liberté helvétique – une tradition anti-étatique et hostile à
517

« l’emprise étrangère ». En fonction des caractéristi­ques du discours popu­liste


énumérées plus haut, nous avons créé un certain nombre de varia­bles aptes
à en saisir les différents aspects, ainsi qu’une variable générale totalisant tous
ces as­pects. Cependant, il faut reconnaître que notre première hypothèse ne
peut guère être sou­mise à une véri­fication systématique. En effet, tel que nous
l’avons défini, le discours popu­liste est nécessairement plus répandu parmi les opposants
– notamment sous la forme d’une stigma­tisation du gou­ver­nement ou du
Parlement. Néan­moins, nous tâcherons de comparer d’un camp à l’autre
les aspects de ce type de discours qui sont réellement comparables, comme
l’appel direct au peu­ple ou l’accusation de malhonnêteté de la campagne
adverse, et surtout nous comparerons les quatre campagnes de politique extérieure entre
elles. Par ail­leurs, aussi importante que la ré­partition du discours populiste
d’un camp à l’autre est la question de la proportion relative des argu­ments populistes
par rap­port à l’ensemble des ar­gu­ments – propor­tion que nous souhaitons
également comparer d’une campagne à l’autre. Pour l’instant, le Tableau 7.11
nous permet de visualiser les indi­cateurs du discours populiste utili­sés pour
cette étude com­parée, tandis que le Tableau 7.12 donne une vue détaillée
de l’emploi du discours populiste pendant les quatre campagnes de politique
étrangère. Sur un plan géné­ral, on constate que, comme prévu, les divers
aspects de ce type de discours sont nettement plus fréquents (exactement 6.5
fois plus nombreux) dans les annonces publi­citaires des oppo­sants (POND2
= 1537) que dans celles des partisans de la politique des auto­rités (POND2
= 236). D’autre part, la cam­pagne sur l’EEE représente à elle seule 87% de
la masse totale des arguments popu­listes (88% pour les opposants, 79% pour
les parti­sans)316. Il y a donc lieu d’être extrêmement prudent en interprétant
les résultats agrégés pour la politique extérieure.
Pour ce qui est des campagnes d’opposition, trois types d’arguments
ont été particulièrement percutants en comparaison des autres : la trahison
du peuple (POP3), la défense de l’identité nationale (POP5) et la mobilisation
de ressentiments contre les adversaires de la campagne (POP1). La trahison
du peuple a été martelée par les opposants sur deux registres. Première­ment,
les partisans de la politique d’intégration sont accusés de chercher à tromper
le peuple en lui cachant les véritables objectifs des projets qui lui sont soumis
(POP3c) – par exemple en dissimulant le fait que l’adhésion à l’EEE conduit
automatiquement à entrer dans l’UE, ou que l’engagement de casques bleus
entraîne la Suisse dans l’ONU « par la porte de derrière ». Deuxièmement,
lors de la campagne sur l’EEE, on relève une stigmatisation très forte des
« puissants » et des « profiteurs », qui n’hésitent pas à écraser les « petits »
316
Cette proportion est supérieure à la part de l’EEE dans le nombre total d’annonces
(68%) et dans la surface totale (78%) des campagnes de politique extérieure. Cependant,
il faut encore comparer la masse des arguments populistes à l’ensemble des arguments
de la campagne sur l’EEE avant de conclure que l’EEE a été un scrutin particulièrement
marqué par le discours populiste.
518

Tableau 7.11 : Opérationalisation des indicateurs du discours populiste317

Mobilisation de ressentiments (POP1) :


– contre le gouvernement, contre l’un de ses membres (POP1a)
– contre l’administration, contre la (plus de) bureaucratie (POP1b)
– contre le Parlement (POP1c)
– contre la classe politique, contre la gauche, contre la droite (POP1d)
– contre les médias (POP1e)
– contre les grandes entreprises, contre les capitalistes (POP1f)
– contre les experts, contre le matérialisme (POP1g)
– contre les personnalités/les groupes de la campagne adverse (POP1h)
Liberté du peuple suisse (POP2)
Trahison du peuple (POP3)
– contre les défaitistes (Heimatsmüde), contre les traîtres, contre les tièdes (POP3a)
– contre les « puissants » qui écrasent les petits, les « profiteurs » qui veulent vendre la
patrie (POP3b)
– on cherche à tromper le peuple (Irreführung), on lui cache le véritable but du projet
(POP3c)
– référence aux votes du passé ou à venir, aux campagnes du passé (POP3d)
– la nouvelle politique est en contradiction avec la politique traditionnelle, incompréhen-
sible (POP3e)
Vertu du peuple et de ses traditions (POP4)
– hommage à l’oeuvre des prédécesseurs, à ce qui a fait ses preuves (POP4a)
– confiance dans le génie suisse, auto-suffisance, « Sonderfall Schweiz » (POP4b)
Affirmation de l’identité nationale (POP5)
– protection de l’identité suisse, le projet est contraire aux valeurs suisses (unschweize-
risch) (POP5a)
– dénonciation de la surpopulation étrangère, de l’immigration libre, contre les étrangers
(POP5b)
– dénonciation de la perte des anciens privilèges nationaux (POP5c)
Rapports directs avec le peuple (POP6)
– appel direct à la population, à certaines catégories de la population (POP6a)
– inférence des désirs du peuple, des tendances de l’opinion, de l’issue du scrutin
(POP6b)
Accusation de malhonnêteté de la campagne adverse (POP7)
Appel à la mobilisation (POP8)
– appel à la participation au scrutin/à la campagne (POP8a)
– appel aux émotions, à la situation personnelle (POP8b)
– appel explicite aux indécis, position à adopter dans le doute (POP8c)
317
Il convient de préciser que la plupart des catégories élaborées (e. g. POP5b) regroupent
plusieurs codes HPR (voir l’Annexe G.2 pour les équivalences). A noter que le code
373 (contre la bureaucratie bruxelloise) n’est pas assigné à POP1b ; les codes 374.1
et 374.2 (l’UE est non démocratique) ne sont pas assignés à POP2 ou POP3 ; le code
408 (immigration de travailleurs étrangers) n’est pas assigné à POP5b ; différents codes
exprimant les conséquences négatives du projet sur le plan économique (401.9, 404.9,
519

(et même à brader la patrie) pour satisfaire leurs ambitions et leurs intérêts
personnels (POP3b). Par ailleurs, cette même campagne a vu s’élever quelques
voix contre les « défaitistes », les traîtres à la patrie ou les « tièdes », qui n’ont
pas le courage de continuer le combat pour l’indépendance et la prospé­rité
du pays (POP3a). En revanche, l’argument d’une trahison de la volonté popu-
laire expri­mée dans un vote (POP3d) – même en relevant toutes les références
aux votes du passé et à venir – a été chose plutôt rare. C’est toutefois la seule
dimension du discours populiste à s’exprimer aussi régulièrement d’une cam-
pagne à l’autre.
La défense de l’identité nationale (POP5) a également suscité un fort
engouement parmi les opposants. La principale cible de cette identité négative
est le spectre de la surpopulation étrangère et de l’immigration libre (POP5b),
qui constitue près du sixième de tous les argu­ments populistes. La campagne
sur l’EEE explique à elle seule cette formidable débauche d’énergie négative
contre l’emprise étrangère, alors même que nous n’avons pas retenu sous
cette dimension la multitude d’arguments sur les conséquences économiques
de l’invasion de travailleurs étrangers (voir Tableau 7.8). Sur un terrain plus
culturel, un certain nombre d’opposants se préoccupent des conséquences
des projets sur les valeurs de la société suisse (POP5a) : ces projets, disent-ils,
signifient la fin du système helvétique, ou sa déna­turation pro­fonde par l’ir-
ruption de valeurs « non suisses » (unschweizerisch). Enfin, quelques annon­ces
déplorent la perte prévisible des privilèges nationaux (emploi, contrats avec
l’Etat : POP5c). Il est important de souligner que la quasi totalité (98%) des
arguments identitaires ont été em­ployés lors de la campagne sur l’EEE ; ceci
indique clairement que cet objet a bien été perçu comme une menace pour
l’identité helvétique et que les réflexes identitaires ont joué un rôle important
dans la campagne, malgré les tentatives de la part de nombreux partisans de
pré­senter l’EEE comme un traité strictement économique.
La mobilisation de ressentiments contre l’adversaire de la campagne
(POP1) a été une stratégie très largement suivie par les opposants aux projets
de politique étrangère, à l’exception du vote sur les institutions de Bretton
Woods. Les cibles choisies varient quelque peu d’une campagne à l’autre : il
s’agit essentiellement du gouvernement (ou de l’un de ses membres ; POP1a)
dans le cas de l’ONU et des casques bleus, alors que la palette des adversaires
est bien plus fournie dans le cas de l’EEE. En première ligne se trouvent les
grandes entre­prises (banques, industrie, chimie) et les grands capitalistes qui
ont embrassé la cause pro-euro­péenne (POP1 f), de même que l’administration
(« les bureaucrates » ; POP1b) et les au­torités (POP1a). Cette coalition des

etc.) ne sont pas assignés à POP5c. En revanche, le code 432.3 (erreurs de gestion des
responsables économiques et politiques) est attribué à POP1a. Par ailleurs, le manque
de clarté du projet (code 812.1) ou le fait que sa formulation dépasse les capaci­tés
normales d’information des citoyens (812.2) sont assimilés au thème de la trahison du
peuple (POP3c).
520

ennemis du peuple est complétée par les « experts » (scienti­fiques, instituts de


recherche) et autres chantres du matérialisme (POP1g), ainsi que par l’ensem-
ble des adversaires engagés dans la campagne, qu’ils soient nommés ou non
(POP1h). En comparai­son, le Parlement (POP1c), la classe politique (POP1d)
et les médias (POP1e) sont relativement peu visés par les opposants.
Mais le discours populiste ne se limite pas à ces trois dimensions. On
relèvera également la stratégie consistant à stigmatiser la malhonnêteté de la
campagne adverse (POP7), que ce soit parce qu’elle propage des contre-vérités,
parce qu’elle dispose de moyens financiers illégiti­mes, ou encore parce qu’elle
bénéficie d’alliances et de moyens de diffusion qui sont refusés ou hors de
portée des défenseurs des petites gens. Ainsi, lors de la campagne sur l’EEE, les
crédits alloués au gouvernement pour défendre son projet (et particulièrement
les crédits sup­plémentaires accordés par le Parlement) ont suscité l’indignation
des opposants318. A noter toutefois que ce genre de discours n’est pas l’apanage
des adversaires du gouvernement, et que celui-ci ne se prive pas toujours de
dénoncer les campagnes « mensongères » de ses dé­tracteurs319. Ensuite, les
vertus du peuple (POP4) sont louées dans un certain nombre d’annonces
(surtout lors de la campagne sur l’EEE), soit sous la forme d’un hommage à
l’oeuvre des prédécesseurs (POP4a), soit sous la forme d’un élan de fierté et
de confiance dans le système et le génie suisses, dans l’auto-suffisance et le
particularisme du pays (Sonderfall Schweiz ; POP4b).
318
La décision du Parlement d’allouer quelque 3.4 millions de Frs. supplémentaires à la
politique d’information du gouvernement (s’ajoutant donc aux quelque 6 millions de
Frs. déjà distribués) a été précédée de vives discus­sions (Goetschel 1994 : 219–20). Cette
rallonge a finalement été acceptée, peut-être grâce à la promesse faite par le Conseil
fédéral de renoncer à une campagne d’affiches et de publicités dans les journaux. Pour-
tant, un autre son de cloche est venu des rangs des annonceurs opposés au projet : «
Zusätzliche Millionen Steuergelder für EWR/EG-Propaganda ! In dieser Woche wird das
eidgenössische Parlament die Überschreitung des Kredits für EWR-Abstimmungsmate-
rial genehmigen müssen. Die Bundeskanzlei verlangt 9.3 Mio Franken Nachtrags­kre­dite
‹ nicht zuletzt im Zusammenhang mit dem EWR › (Botschaft des BR über Nachtrag
II zum Voranschlag 1992, Seite 3). Offenbar genügten den EWR/EG-Zugpferden
in Bern die bereits bewilligten 6 Millionen Franken nicht, um Schweizer/innen eine
Zukunft unter dem Diktat Brüssels schmackhaft zu machen. Gute Argumente brau-
chen keine millionenschwere Unterstützung durch eine von Steuergeldern finanzierte
Propagandakampagne. Darum : Nein zum EWR » (T0319 ; voir aussi T0241, T0272).
Parfois, la collusion du gouvernement avec les médias est également évoquée : « Mit
einem nie dagewesenen Propagandaschwall, genannt ‹ Aufklä­rung ›, in Presse, Radio
und Fernsehen peitscht uns der Bundesrat (mit unseren Steuergeldern, 5.8 Mio) in ein
Abenteuer mit unabsehbaren Folgen. Lasst Euch nicht einschüchtern ! Bleibt standhaft
und sagt zum EWR ‹ NEIN › ! » (T0159).
319
Par exemple, à l’occasion de la votation de juin 2001, plusieurs journalis­tes ont dénoncé
la campagne menson­gère et « diffamatoire » menée par l’ASIN contre l’armement
des soldats suisses à l’étranger, relayant ainsi les critiques de la conseillère fédérale R.
Metzler et d’autres politiciens (Sonn­tagsblick, 3.06.2001, pp. 2–8).
521

Tableau 7.12 : Importance des différents indicateurs du discours populiste, pour


chaque campa­gne de politique extérieure (N = POND2)

ONU BRW EEE CBL Total par argum.


Opp. Part. Opp. Opp. Part. Opp. Part. Opp. Part.
(% en colonne) (36.7) (10.8) (4.9) (15.3) (29.1) (31.0) (6.5) (17.2) (24.9)
POP1 37.0 2.8 1.0 207.8 54.5 18.7 1.5 264.5 58.8
(% en ligne) (14.0) (4.8) (0.4) (78.6) (92.7) (7.1) (2.6) (100.0) (100.0)
(% en colonne) (1.8) (46.8) (7.4) (0.8) (7.3)
POP2 1.8 – 9.6 99.8 – 0.5 – 111.7 –
(% en ligne) (1.6) (8.6) (89.3) (0.4) (100.0)
(% en colonne) (34.5) (23.1) (13.2) (22.2) (7.1) (52.6) (42.2) (24.1) (12.3)
POP3 34.8 6.0 2.7 301.4 13.3 31.7 9.7 370.6 29.0
(% en ligne) (9.4) (20.7) (0.7) (81.3) (45.9) (8.6) (33.4) (100.0) (100.0)
(% en colonne) (6.9) (7.9) (2.3) (7.5)
POP4 7.0 – – 106.9 – 1.4 – 115.3 –
(% en ligne) (6.1) (92.7) (1.2) (100.0)
(% en colonne) (6.3) (26.2) (23.5)
POP5 6.3 – – 355.0 – – – 361.2 –
(% en ligne) (1.7) (98.3) (100.0)
(% en colonne) (1.1) (5.4) (10.2) (4.9) (19.4) (0.2) (11.7) (4.5) (17.1)
POP6 1.1 1.4 2.1 66.3 36.4 0.1 2.7 69.6 40.5
(% en ligne) (1.6) (3.5) (3.0) (95.3) (89.9) (0.1) (6.7) (100.0) (100.0)
(% en colonne) (9.6) (53.8) (9.6) (23.5) (1.5) (29.6) (9.1) (27.4)
POP7 9.7 14.0 – 129.6 44.0 0.9 6.8 140.2 64.7
(% en ligne) (6.9) (21.6) (92.4) (68.0) (0.6) (10.5) (100.0) (100.0)
(% en colonne) (3.1) (7.3) (24.4) (6.5) (20.9) (11.8) (10.4) (6.7) (18.4)
POP8 3.1 1.9 5.0 88.4 39.2 7.1 2.4 103.6 43.4
(% en ligne) (3.0) (4.4) (4.8) (85.3) (90.3) (6.9) (5.5) (100.0) (100.0)
Total par projet (100.0) (100.0) (100.0) (100.0) (100.0) (100.0) (100.0) 1536.6 236.4
100.8 26.0 20.5 1355.0 187.4 60.3 23.0
(6.6) (11.0) (1.3) (88.2) (79.3) (3.9) (9.7)

Presque aussi importants sont les appels explicites à la mobilisation du public


(POP8). Comme le note Rickenbacher (1995 : 56), parfois la mobilisation
du public constitue le but premier du pro­cessus référendaire pour certains
acteurs « challengers », indépendamment des perspectives de victoire d’un
réfé­rendum ou d’une initiative. Le contexte des votes de politique étrangère,
où les chances de balayer les projets gouvernementaux sont particulièrement
élevées, ne fait que renforcer ce phénomène pré-existant. Nous reviendrons
sur cette question plus loin (chap. 7.4.4). Pour l’instant, il convient de sou-
ligner que le discours « mobilisateur » n’est pas l’apanage des populistes, ni
même lié aux perspectives de victoire des différents camps. Il de­meure que
522

les opposants ont déployé pour cette tâche davantage d’efforts et une plus
grande di­versité de moyens persuasifs, en tous cas lors de la campagne sur
l’EEE : en appe­lant à la partici­pation à la campagne et au scrutin (POP8a),
mais aussi en appelant aux émo­tions et à la situa­tion personnelle des citoyens
(POP8b), ainsi qu’en cherchant à mobiliser les indécis au moyen de « positions
à adopter dans le doute » (POP8c). Ceci corrobore un autre in­dicateur du
succès de la mobilisation des opposants que nous avons déjà évoqué, à savoir
la proportion d’acteurs non-officiels, et surtout de particuliers, qui s’engagent dans
le combat référendaire par voie d’annonces publicitaires. Cette stratégie de
mobilisation n’est pas sans lien avec le « rapport direct au peuple » (POP6)
dont souvent s’enorgueillissent les mouve­ments populistes. D’un côté, il est
vrai, les partisans de l’EEE ont plus souvent fait appel aux Suisses ou à cer­taines
grandes catégories de la population pour donner à leurs annonces un ton plus
solennel (POP6a). En revanche, les opposants ont adopté plus fréquemment
une tactique encore plus directe, en prétendant connaître les désirs réels du
peuple (e. g. « Das Schweizer­volk sagt Nein zum Verlust von Freiheit und
Volksrechten », T0125), les tendances véritables de l’opinion suisse, ou même
l’issue du scrutin (POP6b). On peut y voir aussi une volonté plus ou moins
consciente de combat­tre l’ignorance pluraliste et d’éviter que certains indivi-
dus soient « contami­nés » par les opinions progressistes en vertu de certains
mécanismes de pression so­ciale.
Enfin, un certain nombre d’annonces expriment le besoin de liberté
du peuple suisse (POP2). Cette liberté collective est jugée indispensable pour
la bonne marche du système – le peuple doit à l’occasion prévenir ou réparer
les erreurs des élites politiques. Constamment mena­cée par les projets des
autorités, la liberté du peuple exige une vigilance sans faille. Cette tradition
de liberté s’articule autour de la souveraineté nationale et de la démocratie
directe, mais ne se réduit ni à l’une ni à l’autre. Elle s’érige en barrière autant
contre les atteintes des « puissan­ces étrangè­res » que contre les intentions
néfastes des élites nationales, auxquelles il est bon de rappeler que le peuple
suisse « a toujours le dernier mot », quoi qu’il advienne. La Suisse est ainsi
élevée au rang de paradis de la liberté citoyenne : « La Suisse est citée en
exemple dans le monde entier. Pour son ouverture au monde. Pour ses droits
inséparables de la liberté. Pour sa démocratie directe. Le peuple suisse est le
souverain, le dernier mot lui appartient. Et il dit souvent NON à ce que Berne
entend lui imposer » (T0347).
Au total, on s’aperçoit que les opposants devancent les partisans dans
l’utilisation des argu­ments populistes pour toutes les catégories importantes, à
de très rares exceptions près. L’une d’elles est l’accusation de malhonnêteté de
la campagne adverse (POP7). Ces références à la moralité publique ne datent
pas du vote sur l’EEE et constituent déjà une facette visible de la campagne
des partisans de l’ONU – et elles seront reprises (de manière plus discrète)
lors du vote sur les casques bleus. En revanche, le dénigrement des campagnes
523

« malhonnêtes » a été trois fois plus utilisé par les opposants lors de la campagne
sur l’EEE. D’autre part, la straté­gie du ressentiment contre l’adversaire (POP1)
n’a pas non plus été l’apanage des opposants à la politique des autorités ; elle a
également été poursuivie par les partisans du traité sur l’EEE. En cette occasion,
ce sont surtout les personnalités de la campagne anti-européenne qui ont été visées
par les partisans (C. Blocher, W. Frey, W. Roderer, ou plus simplement « les
oppo­sants »). Mais globalement, les attaques directes contre l’adversaire sont
monnaie bien plus courante dans le camp des opposants.
Nous souhaitons à présent comparer d’une campagne à l’autre
l’importance globale du dis­cours populiste, sous tous ses aspects. Pour cela,
dans un premier temps, nous élaborons une nouvelle variable (POPU), qui se
borne à additionner les différentes variables construites jusqu’ici (POP1 à POP8).
Puis, dans un deuxième temps, nous rapportons l’envergure des ar­guments
populistes à l’envergure totale des arguments délivrés pendant les campagnes
(dis­cours populiste compris)320. Le Tableau 7.13 présente de manière synthétique
le ratio des arguments populistes par rapport à l’ensemble des arguments pour
chacune des quatre campa­gnes de po­litique extérieure. Il permet de déceler
des variations importantes entre ces quatre débats réfé­rendaires, et d’opposer
deux campagnes assez fortement imprégnées par le discours populiste (ONU et
EEE) à deux autres campagnes essentiellement basées sur le discours substantiel
(BRW et CBL). Ainsi, pour revenir à la deuxième hypothèse énoncée au début
de ce chapi­tre, celle-ci n’est que partiellement confirmée par nos observations.
En effet, s’il est vrai que la campagne la plus intense (EEE) a bien donné lieu
à la plus grande proportion d’arguments de type po­puliste, s’il est vrai que la
campagne sur les institutions de Bretton Woods est d’autant moins marquée
par le discours populiste qu’elle est effectivement moins in­tense, il est égale­
ment vrai que la campagne sur les casques bleus se présente comme un cas
déviant. Alors qu’elle est la deuxième en intensité absolue, cette campagne
se caractérise à la fois par la pro­portion d’arguments populistes la plus faible
(12.6%) et par l’écart le plus ténu entre les « taux » res­pectifs de populisme
dans le discours des partisans et des opposants (3.3%). La sec­tion sui­vante
apportera un début de réponse à la faible utilisation du discours populiste lors
de la campagne sur les casques bleus.
320
En réalité, ce travail de comparaison se révèle un peu plus complexe. Notamment,
nous avons eu soin de ne pas comptabiliser deux fois les arguments qui ressortissent à
la fois au discours « substantiel » – tel que nous l’avons examiné précédemment (chap.
7.2.3) – et au discours populiste. Cette « intersection » entre les deux types de discours
représente en effet 13.5% du total des arguments pondérés, qu’il est nécessaire de
retrancher de notre calcul. La masse totale des arguments à laquelle nous comparons
le poids du discours populiste peut donc être calculée de la façon suivante : TOTAL
= ARG + RESID + POPU – INTERSEC, où ARG est la masse des arguments pré-
sentés dans les Tableaux 7.6 à 7.9 (le N dans les totaux pour chaque camp), RESID
est la masse des arguments résiduels (‹ autres arguments ›), POPU est la somme des
arguments POP1a–POP8c, et INTERSEC est l’intersection mentionnée.
524

Tableau 7.13 : Proportion des arguments populistes par rapport à l’ensemble


des arguments, pour chaque campagne de politique extérieure
(N = POND2)

Projet Partisans Opposants Total


ONU 20.5% 30.1% 27.5%
(N = 127.0) (334.5) (461.5)
BRW 0.0% 23.5% 14.5%
(54.5) (87.3) (141.8)
EEE 14.1% 33.6% 28.8%
(1329.3) (4029.5) (5358.8)
CBL 10.4% 13.7% 12.6%
(221.8) (441.4) (663.2)
Moyenne 4 projets 11.3% 25.2% 20.9%

Pour l’heure, nous souhaitons contraster les discours populiste et substantiel


en fonc­tion de trois variables susceptibles d’intervenir pour expliquer leur
importance respective : la région linguistique, l’identité des annonceurs et
le moment de la campagne. En premier lieu, on ne peut que constater les
différences patentes existant entre les régions linguistiques dans la fré­quence et
le poids des arguments populistes dans les campagnes. Dans l’ensemble (c’est-
à-dire avec une surreprésentation de la campagne sur l’EEE), les annonceurs
alémaniques uti­lisent sensiblement plus d’arguments populistes que les
annonceurs romands (29.4% du poids total des arguments, contre 20.2%) ;
cette différence existe aussi bien au sein du camp inté­grationniste que dans
le camp isolationniste321. Cependant, au sein même des camps qui se forment
sur les enjeux, l’identité des annonceurs n’est pas sans lien avec l’envergure du dis­
cours populiste. Ainsi, parmi les partisans des projets, les particuliers (38.6%)
et les politi­ciens hors comités (26.1%) se distinguent par une propension

321
Parmi les partisans des projets, le populisme est plus présent en Suisse alémanique
(16.5%) qu’en Suisse ro­mande (8.3%) ; parmi les opposants, le discours populiste est
également plus répandu dans les quotidiens alé­maniques (33.4%) que romands (25.8%).
Pour confirmer cette tendance, on relève également des variations dans les annonces
qui ont été traduites d’une langue (en principe l’allemand) vers l’autre. Par exemple,
en comparant deux textes portant sur l’EEE (T0181 et T0441), on remarque que deux
arguments (premier pas indési­rable vers la CE ; l’UE est non démocratique) ont été
gommés dans la version française. De même, par rapport à deux tex­tes sur les casques
bleus (T2041 et T2098), on s’aperçoit que l’argument sur les « Linken und Netten »
a été omis dans la version française. Pour marginales ou cosmétiques qu’elles soient,
ces différences illustrent bien cer­taines différences dans la perception du contexte
politique (et donc de l’argumentation adéquate pour convaincre les citoyens) entre les
deux principales régions linguistiques.
525

accrue au populisme, contrai­rement aux associations économiques (5.1%),


aux comités partisans (7.1%) et aux partis (8.8%), dont le registre est beaucoup
plus substantiel. Parmi les opposants, les particuliers font égale­ment preuve
d’un fort populisme (40.8%), ainsi que les entreprises (48.8%). En revanche,
l’ASIN constitue paradoxalement la catégorie la moins populiste en termes
relatifs (26.9%), mais elle devance toutes les autres en termes absolus (elle est à
l’origine de près du tiers de tous les argu­ments po­pulistes des opposants). Enfin,
nous avons suspecté que le moment de la campagne pouvait constituer un facteur
perinent, dans la mesure où la dynamique propre des débats réfé­rendaires est
peut-être de nature à stimuler la diffusion des arguments populistes. Ceux-ci
devraient donc apparaître en plus grand nombre vers le terme des campagnes.
Une telle ten­dance s’observe en effet (surtout du côté des opposants), mais avec
une amplitude si faible qu’on ne peut exclure qu’elle soit aléatoire.
En résumé, ces derniers résultats tendent à démontrer que la dimension
stratégique du dis­cours populiste (i. e. son utilisation « consciente » en vue de
buts à atteindre, c’est-à-dire la per­suasion d’un grand nombre de citoyens) doit
être relativisée par rapport à plusieurs fac­teurs : une dimension culturelle (la
région linguistique), peut-être aussi un effet dialectique d’entraînement inhérent à la
dynamique des campagnes, et enfin le mode d’expression propre aux différentes
catégories d’acteurs. A ce titre, il est significatif que le plus populiste des ac­
teurs engagés dans les campagnes soit … « le peuple » lui-même !
En définitive, l’argumentaire des populistes suisses – en particulier ceux
dans le sillage de C. Blocher lors de la campagne sur l’EEE – reflète assez
fidèlement les récrimina­tions du mou­vement démocratique zurichois des
années 1860 ou du mouvement populiste américain des années 1870 (Kriesi
and Wisler, 1999 : 48–53)322. Le discours populiste ac­tuel n’est pas foncière­ment
novateur, pour ainsi dire, mais ses procédés persuasifs font tou­jours recette, si
l’on se réfère aux succès répétés des campagnes prônant l’Alleingang de la Suisse.
L’efficacité de ce type de discours réside sans doute dans sa capacité à capter
l’attention du public, à faciliter la compréhension du point de vue exprimé, ainsi
qu’à générer et rappeler des cogni­tions liées – respectivement les deuxième,
quatrième et cinquième médiateurs dans le proces­sus persua­sif décrit par
McGuire (1985). Toutefois, cette efficacité ne peut nullement être déduite de
nos ré­sultats. De même, en l’absence de données internationales comparables,

322
Le mouvement zurichois s’était élevé contre les « puissants » et les « profiteurs »,
estimant que « la République était victime d’une clique d’hommes avides et sans scru-
pules, qui subordonnaient la moralité et la justice à leurs propres intérêts matériels ».
Parallèlement, l’argument entendu au cours de la campagne sur l’EEE, selon lequel
les partisans du traité chercheraient à tromper le peuple, fait écho aux arguments du
mouvement populiste améri­cain des années 1870. Celui-ci dénonçait l’influence des
milieux économiques, pour lesquels tous les moyens étaient bons afin de s’assurer la
victoire – « even resorting to getting legislators drunk before a critical vote » (Kriesi
and Wisler, 1999 : 49).
526

il est difficile d’affirmer que les campagnes en Suisse sont particulièrement


imprégnées par le discours populiste.

7.4 Entre valeurs et stratégies


En réalité, le discours populiste est moins important en soi, dans le cadre de
cette étude, que dans la mesure où il sert – parmi d’autres facteurs – à activer
les valeurs importantes pour la politi­que extérieure, et donc à « manipuler » les
dimensions relevantes pour la prise de déci­sion des citoyens. Si le nombre de
dimensions sous-jacentes aux attitudes de politique étran­gère est effective­ment
restreint, comme le suggère la littérature examinée plus haut (voir chap. 2.2),
alors il importe de rechercher dans quelle mesure les campagnes référendaires
sont capables de manipuler ces dimensions essentielles. Peut-être les campagnes
sont-elles délibérément orientées dans cette direction – un procédé sans doute
plus efficace qu’une argu­menta­tion tous azimuts. Au demeurant, les campagnes
ne sont pas tenues de créer de nouvel­les va­leurs au sein de la population, mais
plus modestement d’activer les valeurs pré-exis­tantes (voir Lazarsfeld et al., 1952 :
chap. 8). En ce sens, notre analyse du cha­pitre suivant s’oriente vers la mise
en évidence des effets de priming en matière de politique extérieure.

7.4.1 Les arguments déterminent-ils le vote ?


Précédemment, nous avons émis l’hypothèse que la neutralité et les droits populaires
figu­rent parmi les dimensions essentielles des opinions et du vote en matière de
politique exté­rieure. A ces deux dimensions, il convient sans doute d’ajouter
la question des coûts et béné­fices entraînés par un projet, afin d’appréhender
la dimension « économiste » de la politique extérieure prévalant auprès des
citoyens suisses (Klöti und Ruloff, 1996). Un examen ri­gou­reux des arguments
de chaque campagne de politique extérieure permet d’évaluer plus préci­sément
l’importance de ces trois dimensions dans le discours référendaire – cette fois-
ci, le contenu de chaque catégorie ne dépend pas des catégories relativement
brutes fournies par les motivations des enquêtes VOX (voir Annexe G.2). Il
apparaît ainsi que les trois dimensions représentent en moyenne entre 30%
(partisans) et 55% des arguments des différentes campa­gnes, et que les oppo-
sants aux projets du gouvernement dominent largement les partisans sur la
plupart des dimensions analysées (voir Tableau 7.14).
Par ailleurs, une analyse empirique montre que l’évaluation des ar­
guments liés à ces trois di­men­sions, suivant les don­nées des enquêtes VOX,
permet de prédire entre 65% et 83% de la va­riance du vote sur les différents
objets de politique étrangère (Marquis, 2002 : 555–62)323. En particulier,
323
Pour le vote sur les institutions de Bretton Woods, cette proportion n’est que de 30%,
mais les répondants ne pouvaient évaluer qu’une seule des trois dimensions – celle des
coûts du projet (voir Marquis 2002 : 557–8).
527

Tableau 7.14 : Proportion de chaque argument par rapport à l’ensemble des


­arguments, et com­paraison des campagnes pour et contre les projets
gouvernementaux
Projet Campagne DEMOC NEUTR COÛTS D + N + C N (POND2)

ONU Pour 3.7 28.2 0.0 31.9 102.7


Contre 3.9 35.3 10.5 49.7 255.6
Domination C : 2.6 C : 3.1 C:∞ C : 3.9

BRW Pour 0.0 4.5 2.8 7.3 58.2


Contre 14.0 0.0 64.6 78.6 81.9
Domination C:∞ P:∞ C : 32.9 C : 15.2

EEE Pour 4.6 7.5 7.5 19.6 1082.2


Contre 13.9 12.0 11.4 37.3 3460.4
Domination C : 9.5 C : 5.1 C : 4.9 C : 6.1
CBL Pour 34.7 22.8 2.2 59.7 189.9
Contre 4.1 35.3 15.2 54.6 364.2
Domination P : 4.4 C : 3.0 C : 13.0 C : 1.8
Moyenne Pour 10.8 15.8 3.1 29.6
Contre 9.0 20.7 25.4 55.1

l’évaluation des conséquences d’un projet pour la neutralité – davantage


qu’une évaluation de la neutralité elle-même – est un prédicteur essentiel du
vote, comme le sug­gèrent les données d’enquête sur les casques bleus (2002 :
566–8). Comment expliquer la proximité relative entre le vote et les trois ty-
pes d’arguments examinés plus haut ? En quoi sont-ils si « polarisants » par
rap­port à la décision de vote ?
Pour commencer, l’argument des coûts apparaît comme la « botte secrète »
des opposants à la politique des autorités. Il est utilisé principalement lorsque
le recours aux arguments de la neutralité et des droits populaires semble peu
crédible (e. g. vote sur les institutions de Bretton Woods). En partie, les coûts
du projet pourraient alors servir d’alibi – aussi bien pour les an­nonceurs que
pour les citoyens, qui ont également plébiscité cet argument à l’occasion du
vote sur le FMI – pour justifier une attitude fondamentalement hostile à toute
forme d’ouverture. Ensuite, la polarisa­tion du vote par les arguments relatifs
à la neutralité repose sans doute sur un certain nombre de caractéristiques
de cette institution. Bien que sujette à des in­terpréta­tions variables selon les
époques (Kriesi, 1995 : chap. 2), elle n’est pas réelle­ment co­difiée dans l’ordre
insti­tutionnel et n’a donc pas subi de modification patente. Pour ses lauda­
teurs, la neu­tralité est un concept absolu, unitaire, profondément ancré dans la
culture politi­que suisse. Au contraire, ses détracteurs lancent des arguments
de cir­constance (e. g. « l’ONU garantit no­tre neutralité »), qui n’ont aucun
« vécu » dans la mémoire col­lective (voir chap. 7.4.2). Ainsi, il existe un biais
528

très conservateur dans l’appréciation de la neu­tralité, qui rend parti­culièrement


difficile toute réforme impliquant une modification de cette institu­tion.
Par contraste, la démo­cratie directe est une institution plurielle – tant
du point de vue du nombre d’instruments (référendum, initia­tive) que du
point de vue des entités politiques (Confédéra­tion, cantons, communes) qui
les pratiquent –, mais également une institution formelle, qui a déjà subi de
fréquentes modifications. Depuis les origines, des projets de réforme des droits
populaires ont existé et ont été discutés sur la place publique (voir Auer, 1996 ;
Borner und Rentsch, 1997). Par exemple, l’ASIN estimait en 1996, dans
une argumenta­tion typique du dis­cours populiste, que la politique étrangère
accuse toujours un déficit dé­mocrati­que intoléra­ble (http://www.auns.ch/
portraet/gbr1996.htm). Malgré ces allégations, l’extension du Ré­férendum
sur les traités internatio­naux faisait bien partie du paquet de réformes des
droits populaires proposé à l’époque par le Dé­partement de Justice et Police
(Koller, 1997 : 35–6). Mais ces projets prévoient géné­rale­ment des mécanismes
de compensation, par lesquels un « gain démocratique » dans un do­maine
est as­sorti d’une réduction dans un autre domaine. Or, une réduction (même
com­pen­sée) des droits populaires paraît devoir se heurter nécessaire­ment à un
refus en votation. En même temps, la « politique des petits pas » ou les projets
secto­riels d’extension de la démocra­tie di­recte ne sont pas plus couronnés de
succès – voir le référendum sur les dépenses mili­taires (1987), l’initiative visant
à soumettre à vo­tation l’engagement de négociations d’adhésion à l’UE (1997),
ou le référendum constructif (2000). A propos de ce dernier objet, le Conseil
fédéral faisait observer que « la réforme des droits po­pulaires ne sau­rait être
ponc­tuelle mais doit s’inscrire dans une démarche globale » (Bro­chure tous
ménages du CF, p. 27). Pourtant, la nouvelle Constitution fé­dérale de 1999 a
pré­cisé­ment été délestée de toute propo­sition de refonte des droits populaires.
Présentée dans un « pa­quet » séparé, cette réforme a tout de même échoué
en 1999 au Parlement, notamment en rai­son de la proposition d’augmenter
le nombre de signatures nécessaires pour le lance­ment de référendums et
d’initiatives (NZZ, 6.04.2001, p. 13). Le profil bas des auto­rités reflète de
fa­çon manifeste leur conscience de la difficulté de toute réforme des droits
popu­laires.
Dans l’ensemble, une « manipulation » de la neutralité et de la démocratie
directe dans un sens favorable aux projets du gouverne­ment se heurte à la
position de force initiale dont disposent les opposants à ces ré­formes. Pour
reprendre la terminologie de Hubert (1994 : 12–3), on pourrait dire que la
stra­tégie des opposants est naturelle­ment portée à mettre en évidence des
third rails (on accuse les partisans de vouloir dé­manteler les institutions fon­
damentales), alors que la tâche des partisans est de créer de toutes pièces de
nouveaux lig­thening rods, ce qui de toute évi­dence s’avère plus délicat. Toutefois,
les « digues de l’opinion » ne consistent pas seulement en ces institutions
mythologiques du système politique suisse que sont la neu­tralité et la démocratie
529

directe. Elles se matérialisent également dans les résultats des votes populaires
du passé. La politique extérieure suisse est légataire de son passé réfé­rendaire,
et les élites ne peuvent guère en faire abstraction sans risquer de susciter des
remous et de prêter le flanc aux attaques po­pulistes (voir chap. 7.3.1). Dans
une certaine me­sure, l’interprétation populiste des faits – « le peuple suisse
a tranché, prenez acte ! » – a pour objectif de légitimer les institutions aux­quelles
on prête la capacité d’avoir in­fluencé une dé­cision po­pulaire anté­rieure. La campagne
contre les casques bleus nous a offert plusieurs exemples de ce méca­nisme de
légitimation. Ce qui était inacceptable autrefois pour une rai­son donnée n’est
pas plus acceptable aujourd’hui, puis­que cette raison est toujours valable : « Die Idee
mit ei­nem Blauhelmdetachement zur Frie­denssicherung beizutragen scheint
als Teil unserer guten Dienste in schweizerischer Tradition zu liegen, auch
wenn wir vor wenigen Jahren eine UNO-Mitgliedschaft wuchtig abgelehnt
haben. Warum haben wir damals abge­lehnt ? Weil wir nicht Partei werden
wollten ! » (T2004).
Le succès de la plupart des campagnes contre les projets des autorités
résulte, d’après notre analyse, d’une focalisation efficace et systématique sur la
menace que représentent ces pro­jets pour l’autonomie, qu’elle soit individuelle
(démocratie directe), locale (fédéralisme) ou natio­nale (neutralité). Inversement,
« la crainte de se trouver du mauvais côté du third rail » (Hubert, 1994 : 31) a
dirigé les alliés du gouvernement vers la définition d’autres argu­ments, laissant
souvent le champ libre aux opposants sur les questions les plus « polari­santes ».
Bien qu’il ne fasse pas partie de notre base empirique, le vote sur les accords
bila­téraux (mai 2000) semble confirmer a contrario le bien-fondé de notre
analyse. Globalement, cet objet était relative­ment peu profilé sur la dimension
de la neu­tralité – c’est aussi l’avis de l’ASIN, qui a re­noncé au référendum pour
cette raison (http://www.auns.ch/archiv.htm) – et sur la di­mension des droits
populaires. Cette spécificité du scrutin de­vrait avoir reporté l’argumentation des
opposants sur la dimen­sion des coûts du projet. De fait, on a observé dans la
campa­gne publicitaire une nette prédominance des arguments « économiques »
(n = 234) sur les argu­ments relatifs à la neutralité ou aux droits populaires
(n = 63) (basé sur Du­ding, 2001 : Annexe 5)324. De même, pour justifier leur
vote, les répondants de l’analyse VOX opposés aux accords ont mentionné à
48% des motifs relatifs à la libre circulation des personnes, et à 38% des mo­tifs
portant sur l’UE. En comparaison, seuls 15% ont avancé des considérations
liées au maintien de l’indépendance ou de la neutralité (Hirter und Linder,
2000 ; Duding, 2001). Il semble­rait donc que la dimension économique des
projets de politique extérieure puisse pré­valoir sur leur dimension politique,
lorsque la campagne est explicitement conduite dans ce sens. Toute­fois, ceci
ne signifie en rien que les opposants aient renoncé à « politiser » les dé­bats.

324
A noter que Duding prend en considération les mêmes quotidiens que notre propre
enquête (à l’exception du Temps, qui remplace le Journal de Genève) et la même
période d’investigation de quatre semaines avant le vote.
530

Prenons à titre d’exemple cette annonce publiée par le « Comité contre les
accords bilatéraux » :
« Bilatéraux ? Rien du tout … A Berne nos politiciens sont déjà prêts à
sacrifier les droits popu­laires, l’indépendance, la neutralité et l’autodéter-
mination de notre Pays pour pouvoir dire leur dernier mot, tout en étant
tranquillement assis à un banquet de l’Union Européenne. D’après un
récent sondage, le 56% des membres du Parlement Fédéral récemment
élus est pour une adhé­sion rapide à l’UE. Les Accords bilatéraux ne sont
donc rien d’autre qu’un miroir aux alouettes. Une fois de plus le Peuple est
trompé. La radio, la télévision et la presse écrite ne nous disent pas ce qui se
passe exactement à l’intérieur de l’UE. Les téléspectateurs sont bombardés
de Eu­ronews et la propa­gande en faveur de l’Europe bat son plein. Tout
cela en sachant très bien que le 6 décembre 1992, les Cantons et le Peuple
avaient dit clairement ce qu’ils pensaient de l’EEE. La volonté du Peuple
semble déranger la classe politique. Voilà pourquoi Berne a voulu rendre
notre Pays ‹ eurocompatible › à tous les effets. On nous répète à chaque
occasion que la Suisse doit se conformer à l’UE et que nos lois doivent être
identiques à celles de Bruxelles. Voilà la raison pour laquelle on a gaspillé
des millions de francs pour adapter notre signali­sation auto­routière. En
outre le Conseiller fédéral Adolf Ogi veut à tout prix armer les militaires
suis­ses engagés à l’étranger pour les ‹ missions de paix › : cela constitue un
danger évident pour no­tre neutralité. Nous assistons ainsi à la démolition
systématique des piliers de notre démocratie. Les Accords bilatéraux, qui
constituent le premier pas vers l’adhésion, sont très mauvais juste­ment
parce qu’ils ont été stipulés en vue d’une adhésion complète. Ces Accords
augmenteraient sans doute le chômage, ils poseraient de sérieux problèmes
à nos assu­rances sociales, ils cause­raient la diminution de nos salaires, sans
parler des problèmes créés par l’encombrement de nos routes. Les citoyens
de l’UE auraient la parité des droits comme tous les citoyens suisses et l’on
peut prévoir facilement les conséquences. En cas d’adhésion à l’UE, les
citoyennes et les ci­toyens suisses perdraient leur droit de référendum et
d’initiative. Voilà pourquoi nous vous de­man­dons de bien vouloir signer le
référen­dum contre les Accords bilatéraux afin que la décision re­vienne au
Peuple et non à la classe politique » (GHI, 2.12.1999, p. 10).
Exemple typique du discours populiste, ce texte fait plusieurs références à la
démocratie di­recte, mais également à la neutralité, ainsi qu’aux votes populaires
du passé et à venir. Autant d’indications que plusieurs dimensions essentielles
des systèmes d’attitudes mises en évi­dence dans ce chapitre ont été bien iden-
tifiées par les campaigners isolationnistes, et que les pro­chains votes de politique
étrangère devraient confirmer leur importance. De leur côté, les par­tisans de
l’ouverture feraient bien de chercher les moyens de contrer leurs adversaires sur
ces mêmes dimensions, et non d’esquiver le débat comme ils l’ont fait à l’occasion
de la plu­part des cam­pagnes et des enjeux (voir Tableau 7.14).
531

7.4.2 Effets de résonance


Nous analyserons plus loin la relation entre les campagnes et les opinions.
Ceci étant, nous pouvons dès ici reconnaître que l’importance particulière
de la neutralité ou de la démocratie directe pour le vote sur les projets de po-
litique extérieure ne peut s’expliquer uniquement par le martèlement de ces
thèmes au cours des campagnes référendaires. Si tel était le cas, après tout,
les partisans des projets devraient revendiquer un succès équivalent sur d’autres
thèmes. En apparence, il faut invoquer une qualité particulière de ces arguments, qui
leur confère une supériorité in­trinsèque sur d’autres types d’arguments. Nous
suggérons par là qu’une appro­che quali­tative, plus affective, voire symbolique,
est nécessaire pour comprendre l’impact des campa­gnes ré­férendaires. En
particu­lier, on peut remettre en question le principe selon lequel l’investissement
des campaigners constituerait une « somme constante », dont l’efficacité se­rait
sans rap­port avec leur « savoir-faire » et leur capacité à optimiser l’allocation
de leurs res­sour­ces (Fisher, 1999). Les résultats obtenus par les campagnes
de persuasion dépen­dent égale­ment de paramètres idiosyncratiques, que ne
saurait discerner un modèle mettant a priori tous les messages persuasifs sur
un pied d’égalité.
L’un de ces paramètres a été ana­lysé dans le cadre de l’étude des
« effets de résonance » (voir Snow and Benford, 1988 ; Gamson, 1988). Bien que
développée en premier lieu dans la litté­rature sur les mou­vements sociaux, la
théorie des effets de résonance peut être aisément trans­posée à des do­maines
plus « conventionnels », tels que la formation des opinions en dé­mocratie
directe. De manière générale, le succès des mouvements sociaux – c’est-à-dire
le succès de leurs efforts de mobilisation vis-à-vis de leur base et du public dans
son ensemble – est considéré comme lié à l’efficacité de leur travail de framing,
et non seulement comme dû à des facteurs structurels : « mobilization depends
not only on the existence of ob­jective struc­tural dispari­ties and dislocations,
the availability and deployment of tangible re­sources, lea­ders’ organiza­tional
skills, political opportunities, and a kind of cost-benefit cal­culus engaged in by
pros­pective participants, but also on the way these variables are framed and
the degree to which they resonate with the targets of mobilization » (Snow
and Ben­ford, 1988 : 213). Adaptée au contexte des campagnes référendaires,
cette approche insisterait sur l’importance des frames et sur leur capacité à
faire vibrer les cordes sensibles du public pour lequel ils sont destinés – et non
seulement sur les moyens organisationnels et financiers des différents ac­
teurs, leurs stratégies de diffusion, ainsi que les autres variables quantitatives
habituellement prises en compte par les travaux sur la formation de l’opinion
publique. La probabilité avec laquelle un frame entrera en résonance avec le
système de valeurs des citoyens dépend de plu­sieurs de ses caractéristiques,
dont trois ont retenu notre attention : sa crédi­bilité empirique ; sa commensurabilité
avec l’expérience des individus ; sa fidélité nar­rative (1988 : 208–11).
532

La première dimension (crédibilité empirique) se réfère à la correspondance


entre le contenu d’un frame et les évé­nements du monde réel. En d’autres termes,
le frame se situe-t-il à un niveau spéculatif, ou au contraire est-il substantialisé
par l’évidence empirique ? A cet égard, nous pouvons avancer que les frames
(ou packages325) voués à défendre le statu quo en politi­que extérieure (Sonderfall,
neutralité-panacée, etc.) disposent d’un avantage sur les dis­cours prônant
l’intégration, car il est possible de désigner des faits dans l’histoire et la mé­
moire collective du pays qui semblent les corroborer. La non-participation
aux deux guerres mon­diales, le niveau de vie exceptionnel ou la paix sociale
en sont des exemples – « Wir sind die älteste und beste Demo­kratie der Welt,
und wir sind heute das reichste Land der Welt. Wenn das kein Sonderfall
ist ! » (T0140). En revanche, les packages prônant l’intégration res­tent de facto à
un niveau spéculatif, ou se réfèrent à une réalité externe à la situation suisse
propre­ment dite : l’Union européenne comme garantie de paix, l’Europe
comme rempart contre la puissance américaine, etc. En­suite, une deuxième
dimen­sion commune aux frames se rapporte à leur lien avec l’expérience des individus :
« Does [the framing] suggest answers and solu­tions to troublesome events and
situations which harmonize with the ways in which these conditions have been
or are cur­rently experienced ? Or is the framing too abstract and distant from
everyday experi­ences of potential participants ? » (Snow and Benford, 1988 :
208). Si le concept de « participation » aux mouve­ments dont il est question
peut être éten­du à la par­tici­pation conven­tionnelle et au comportement de
vote, nous pou­vons avancer que les fra­mes inté­grant des aspects « vé­cus » des
enjeux politiques ont plus de chan­ces de suc­cès – à noter que cette dimension
n’est pas sans res­semblance avec la dimension de l’obtrusivité discutée plus haut
(chap. 2.3.1), à cette différence que le discours sur les enjeux importe ici, et
non les pro­priétés intrinsèques des enjeux. A nouveau, les frames dé­fendant le
statu quo dans la poli­tique extérieure suisse dispo­sent d’un avantage sur leurs
concurrents, dans la me­sure où ils peuvent in­sister sur des aspects concrets de la
vie quo­tidienne des indi­vidus, dans les condi­tions réel­les d’une isola­tion rela­tive
(salai­res élevés, chômage faible, monnaie forte, etc.).
Enfin, une troisième dimension des frames se rapporte à ce que Snow
et Benford appellent leur fidélité narrative, c’est-à-dire leur résonance avec les
thèmes, mythes, métaphores et autres symboles enracinés dans une culture
politique donnée. Tout enjeu poli­tique donne lieu à une « lutte symbolique »
pour la construction de sens et de significations spécifiques (Gamson, 1988 :
219). Toutefois, « [n]ot all symbols are equally potent. Certain packages have
a natural advantage because their ideas and language resonate with larger
cultural themes. Resonances increase the appeal of a package ; they make

325
Gamson (1988) fait une distinction entre frames et packages : ces derniers correspondent
à des types de discours sur un enjeu (un peu à la manière de certaines dimensions du
populisme discutées plus haut), alors que les frames constituent le noyau de ces discours,
ou leur « idée centrale » (Gamson and Modigliani 1989 : 3).
533

it appear natural and famil­iar » (Gamson and Modigliani, 1989 : 5). Selon
cette perspective, on perçoit bien que les pac­kages opposés à l’intégration ont
une faculté de résonner avec les thèmes fon­dateurs de l’identité helvétique que
n’ont pas les packages plus récents prônant l’ouverture du pays. Les images,
symboles et mythes constitutifs de la « suissitude » – le serment du Rütli, la
ré­bellion de Guillaume Tell, les sages conseils de Nicolas de Flüe, les luttes
pour l’indépendance (Morgarten), etc. – ont été cou­ramment repris à leur
compte par les annon­ceurs oppo­sés aux projets gou­vernementaux. Cette
« culture de résistance » emprunte à l’histoire suisse traditionnelle ses symboles de
mobilisation, et puise dans les sept siècles d’existence de la Confédération une
énergie souvent martiale contre « l’envahisseur étranger » et ses complices au
sein de l’establishment interne. Ces morceaux choisis témoignent de la vivacité
du passé mythique de la Suisse dans le discours politique contempo­rain :
« Seit 1291 hat die Schweiz alle Stürme überstanden, auch den letzten
Weltkrieg. Da war alle Welt froh, dass es eine ‹ Insel › Schweiz gab, und da
waren wir alleine und niemand hat uns ge­holfen. Unsere Vorfahren gaben
ihr Leben für eine freie, unabhängige Schweiz » (T0284). « Eidgenossen
hütet Euch am Morgarten ! Damals waren es die Habsburger, die die
Schweiz ein­nehmen wollten. Seither hat Deutschland mit zwei schrecklichen
Weltkriegen, die Millionen von toten Menschen gekostet haben, versucht,
Europa zu unter­drücken. Jetzt wird mit wirt­schaftli­chem und politischem, ja
sogar mit kirchlichem Druck ver­sucht, die Schweiz unter eine euro­päische
Regierung zu drücken » (T0197). « UNO-Beitritt ? Der Schweiz, ihrer
Neutralität, unserer aller Unab­hängigkeit und Sicherheit zuliebe : NEIN.
Niklaus von der Flüe : ‹ Mischet euch nicht in fremde Händel. Stecket den
Zuun nit zu wyt › » (T1006).
Par rapport aux trois dimensions que nous venons de distinguer, le discours
des opposants à la politique étrangère gouvernementale offre des frames plus
« résonnants » avec les valeurs et les croyances du plus grand nombre de citoyens
suisses. En somme, les approches construction­nistes esquissées ici affirment
l’importance de la culture politique et des issue cultures pour la mobilisa­tion et
le succès de mou­vements politiques. Par exem­ple, Gamson suggère que l’enjeu
de l’énergie nucléaire est enraciné dans une issue culture largement transna-
tionale, puisque les packages pour et contre l’énergie atomique se retrou­vent
pratiquement sous la même forme aux Etats-Unis, en France et en Allemagne
(1988 : 239–41). Dans une perspec­tive plus proche de la nôtre, Plasser (1993)
avance que l’argumentation popu­liste et ses thè­mes de prédi­lection sont en
réso­nance avec les sentiments diffus de la popula­tion autri­chienne. Autrement
dit, les symboles véhiculés par la pro­pagande popu­liste (Ausverkauf der Hei­mat,
So­zials­chmarotzer, Ausländer­kriminalität, Balkanisie­rung, etc.) activent des schémas
culturels plus ou moins latents. En Suisse, la culture de l’autono­mie est au coeur
534

des insti­tutions fonda­mentales et de l’attachement à celles-ci d’une ma­jeure


partie de la popula­tion.
Ainsi, la stratégie des acteurs isolationnistes consiste souvent à activer ces
sentiments latents de la manière la plus efficace et à les rendre accessibles pour la
prise de décision. Cette straté­gie n’est pas « dispo­nible » pour les partisans de
l’ouverture, qui doivent construire de toutes pièces de nou­veaux frames aptes à
faire vibrer d’autres cordes sensibles chez les citoyens. De tels sentiments existent
déjà pour une part de la population (solidarité et coo­péra­tion interna­tionale,
co-décision, etc.), mais dans une proportion nettement moins im­portante que
les sym­boles et les mythes sous-jacents au discours de l’Alleingang. Or, les biais
d’accessibilité sont d’autant plus prononcés que les propriétés attribuées à un
objet sont ac­compagnées d’une forte valence positive ou négative (Fiske and
Taylor, 1991 : 258). De plus, on peut penser que les arguments intégrationnistes,
du fait de leur nouveauté, nécessi­tent un apprentissage à long terme et n’ont
que peu de poids, du moins dans un premier temps, face à la concurrence des
frames déjà disponibles (Chong, 1996). Autrement dit, il existe probablement
une asymétrie dans la pondération des différentes considérations inter­nalisées par
les indivi­dus.
Enfin, une approche culturelle ne peut que souligner un autre avantage
des arguments de fer­meture, à savoir qu’ils suscitent potentiellement moins de
conflits de valeurs auprès des indi­vidus auxquels ils sont destinés. En effet, compte
tenu de la très forte va­lorisation des institu­tions fondamentales (neutralité,
démocratie directe, fédéralisme) et de certains axes de la po­litique étrangère
traditionnelle (e. g. bons offices), les messages médiati­ques qui réduisent leur
argumentation à ces dimensions ne suscitent pas de conflit, à l’exception des
rares indivi­dus qui remettent en cause les institutions. Or, en l’absence de
conflits de valeurs majeurs, les individus sont susceptibles de développer des
attitudes plus simples (i. e. intégrativement moins complexes), mais également
plus extrêmes et plus prédictives des opinions et du vote ; de plus, les individus
semblent plus sûrs de leurs jugements (Tetlock, 1986). Tel n’est pas le cas des
messages qui chercheraient à promouvoir d’autres valeurs (e. g. solidarité).
Bien que cel­les-ci existent sans doute chez un grand nombre de citoyens, leur
activation par les messages des partisans conduira fréquemment à une collision
frontale avec les valeurs tradi­tionnelles. Plus les valeurs mises en conflit sont
d’une impor­tance moyenne élevée et d’une importance relative équivalente,
plus les individus développe­ront des attitudes complexes – mais leurs opi­nions
seront également plus imprévisibles et plus incer­taines (voir chap. 4.2.3).
En somme, cette approche souligne le rôle d’activation des valeurs et des
attitudes pré-exis­tantes joué par les campagnes – rôle qui a été reconnu de
bonne heure par les spécialistes du comportement électoral (e. g. Lazarsfeld
et al., 1952 [1944]). Certes, notre analyse tentera de mettre en évidence les
biais d’accessibilité induits en partie par la campagne, notamment au travers
de l’exposition aux annonces publicitaires. Cependant, en elles-mêmes, les
535

annonces publicitaires n’ont pas d’impact directionnel clairement prédéfini et


peuvent activer toutes sortes d’objets mentaux, avec un succès variable suivant
les prédispositions des individus. Ainsi, l’effet principal des annonces publici-
taires est une sorte d’« activation affective », contribuant – selon les valeurs
initiales d’une personne – à renforcer la sympathie ou l’antipathie vis-à-vis de
certaines positions ou personnes (Atkin and Heald, 1976 : 219).

7.4.3 Agenda-building
Malgré leurs avantages émanant d’un éclairage « compréhensif » des menta-
lités, les approches culturelles présentent également certaines limites dans leur
capacité à expliquer le succès des campagnes isolationnistes. En effet, celles-ci
ne se contentent pas d’exploiter les sentiments latents de la population, et sont
parfaitement capa­bles d’imposer des thèmes nouveaux sur l’agenda public. Tel
était le cas, lors de la cam­pagne sur l’EEE, de l’instabilité de la construc­tion
européenne, ou de l’adhésion iné­luctable à la CE. Ce dernier exemple est
pourtant symptomatique d’un processus de diffusion et d’amplification des
arguments qui peut laisser son­geur. Ainsi, en Suisse alémanique, l’argument
« EEE = CE » n’a représenté qu’une toute petite partie du discours des op-
posants (2.6%, dont plus de la moitié est redevable aux parti­culiers), mais 6% de ceux
qui ont désapprouvé le projet le mentionnent comme motif de leur vote, et
51% des répondants se déclarent plutôt d’accord avec cette idée. Que révèle
au juste le vif succès relatif d’un tel argument ?
A cet égard, il est permis de se demander dans quelle mesure les élites
imposent véritablement leurs thèmes de prédilection, et dans quelle mesure
ces thèmes ne sont pas aussi « importés » par les élites à partir d’une inspection
plus ou moins rigoureuse du contenu de l’opinion pu­blique. La question est donc de
déterminer dans quelle mesure les élites « suivent » le peuple plutôt qu’ils
ne l’« affrontent » (Kobi, 2000 : chap. 7). En effet, il est possible d’imaginer
que les élites elles-mêmes scrutent les préférences du public pour construire
un discours capable de résonner avec les sentiments répandus au sein de la
population – au lieu de s’appliquer exclusivement à influencer le pu­blic sur
la base de leurs propres idées. Cette repré­sentation, « inversée » par rapport
aux concep­tions traditionnelles du lien élites-public, n’est rien d’autre qu’une
version particulière du phénomène d’agenda-setting. Dans cette ver­sion, que
nous ap­pellerons ici « agenda-building », ce sont les individus – généralement les
leaders d’opinion – qui déter­minent en partie l’agenda des élites ou celui des
mass médias, qui à leur tour exercent une influence sur les thèmes privilégiés
par les élites politiques.
Une telle perspective, il est vrai, est encore peu commune. Il y a une
quinzaine d’années, dans une revue exhaustive de la littérature de type agenda-
setting, Rogers et Dearing (1988) recen­saient deux fois plus de publications
consacrées au public agenda-setting que de publications s’adressant à la question
du policy agenda-setting. Qui plus est, comme nous l’avons vu pré­cédemment
536

(chap. 2.1.2), la plupart des études pionnières dans la tradition de recherche


du policy agenda-setting ont conclu que les préférences des élites politi­ques étaient
largement imperméables aux préoccupations des citoyens (e. g. Miller and
Stokes, 1967 ; Cohen, 1973). Plus récemment, Brosius et Weimann (1996)
ont tou­tefois tenté d’élargir la palette des phé­nomènes relevant de la théorie
des effets agenda-set­ting, notamment en envi­sageant la possi­bilité de processus
d’influence au sein même du pu­blic, et du public à destina­tion des mass médias. D’après
leurs résultats empiriques, les médias semblent parfois reprendre les enjeux
que certains individus (early recognizers) identifient comme « émergents » (1996 :
575)326. Plus spécifiquement, Atkin et Heald (1976 : 218) suggèrent que la
thématisation des annonces po­litiques pourrait constituer un exemple typique
de causalité bi-directionnelle.
Si nous pouvions élargir notre approche à d’autres types d’acteurs
que les mass médias, nous tiendrions peut-être là une piste de re­cherche inté­
ressante pour mieux comprendre les condi­tions sous lesquelles opèrent les
cam­pagnes réfé­rendaires. Nous serions notamment mieux à même d’établir
si les opposants à la politique étrangère officielle dérivent leur plus grande
efficacité dans le marketing po­litique d’une meilleure connaissance du « terrain »
dans lequel s’inscrivent les processus de communi­cation. Néanmoins, à défaut
d’évidence empiri­que systématique, nous disposons de quelques éléments de
réponse. Premièrement, les acteurs politiques se réservent parfois la possibilité
de réorienter leurs stratégies de communication en cours de campagne, en
sollici­tant un feed­back auprès des citoyens. Par exemple, avant la votation sur
l’EEE, le Conseil fédéral s’est servi de certaines sources d’information (sonda­
ges, Europa-Telefon, etc.) pour ajuster sa campagne aux préoccupations de
l’opinion publique (Goetschel, 1994 : 248–50, 1995 : 77–8). S’ils s’avéraient
comme une pratique cou­rante des campaigners, ces mécanismes d’ajustement
fourniraient une explication alterna­tive à notre hypothèse « recency » pour
interpréter l’accessibilité de certaines croyances. En effet, parmi les motivations
du vote, la primauté des arguments diffusés le plus récemment n’est peut-être
pas seulement rede­vable au mode de fonctionnement de la mémoire, mais
également à une amé­lioration gra­duelle, au cours de la campagne, de la faculté
des acteurs de cibler leurs argu­ments sur les soucis réels de la po­pulation. Cette
stratégie de thé­matisation ciblée est l’un des meilleurs gages d’efficacité d’une
campagne (Ansolabehere and Iyengar, 1995).
Deuxièmement, les acteurs politiques les plus importants s’informent
continuellement des préférences populaires dans le cadre de la « campagne
permanente ». En première ligne, les partis effectuent ce suivi en finançant
des sondages d’opinion ou en analysant ceux qui sont publiés dans les médias,
326
Ceci étant, ces auteurs vont peut-être trop vite en besogne. Ils négligent la possibilité
que l’opinion publi­que in­fluence un médium particulier (en l’occurrence la télévision) à
la suite de leur expo­sition à un autre médium (e. g. la presse). Autrement dit, l’opinion
publique pourrait servir de simple relais entre diffé­rents mé­dias.
537

mais également en organisant des manifestations où peuvent se nouer des


contacts directs avec les citoyens – à l’instar de l’UDC zurichoise qui, par voie
de presse, invite régulièrement la population à participer à ses « petits déjeuners
paysans ». Par ail­leurs, les partis consultent également leurs membres pour
connaître les préfé­rences dans leurs propres rangs (une démarche essentielle
pour les ac­teurs privilégiant la mobilisation interne), bien que la tendance
actuelle soit plutôt à un trans­fert d’influence de la base vers la direction
des partis, du moins en ce qui concerne les déci­sions portant sur des enjeux
(Ladner und Brän­dle, 2001 : chap. 7). Troisièmement, nous pouvons effectuer
certains recoupements entre l’argumentation déve­loppée dans les annonces
publicitaires et celle qui s’exprime dans le courrier des lecteurs. A l’occasion
de la campagne sur l’ONU et sur l’EEE, notamment, cer­tains argu­ments
énoncés dans les deux médias – comme les conflits d’intérêt entre élites et
popu­lation suisses ou l’invasion de travailleurs étrangers (voir Kobi, 2000 :
130–5) – présen­tent des si­militudes frappantes. Il est vraisemblable que les
annonceurs aient parfois in­fluencé les leaders d’opinion s’exprimant dans le
courrier des lecteurs, mais il n’est pas im­possible que les an­nonceurs se servent
eux-mêmes du courrier pour « humer l’air du temps » et identifier les opi­nions
du public. Bien qu’aucun lien de causalité ne puisse être établi, ceci suggère
l’existence d’une dia­lectique entre différentes strates de la communication
politi­que, et fait apparaî­tre comme improbable une vision strictement élitiste
du processus référen­daire.

7.4.4 Opinion collective et opinions individuelles


Pour terminer, une approche basée uniquement sur le volume des arguments
« substantiels » négligerait un autre mode d’influence des campagnes référendai­
res, à savoir la manière dont les médias dé­peignent l’opinion publique
elle-même. Cette in­fluence peut être indirecte, dans la mesure où, par leur
présentation des enjeux, les médias suscitent des inférences sur la struc­ture de
l’opinion publique. Il se pour­rait en ef­fet que le volume et la qualité de la
couverture d’un enjeu conditionnent la perception par les individus de la
majorité et de ses changements (Glynn and McLeod, 1984 ; Price and Allen,
1990). Notamment, en contribuant à déterminer le degré d’ignorance plu­raliste,
l’envergure et le contenu argumentatif des campagnes pour­raient sti­muler
ou découra­ger la parti­cipation aux scrutins, voire produire une influence sur
les méca­nismes de résis­tance aux mes­sages de l’élite (McGuire, 1969 ; Zaller,
1992). De plus, le « cli­mat de l’opinion publique » peut servir de si­gnal heuristique
pour les individus peu moti­vés à examiner les ar­guments d’une campagne
(Mutz, 1998 : chap. 8). Selon Noelle-Neumann (1984 : 167 ff.), une campagne
peut être délibé­rément dirigée contre la « spirale du silence » et le bandwagon
ef­fect. En particulier, elle peut servir une fonction d’articulation du discours
individuel, en fournissant aux simples citoyens les arguments pour défendre
leur point de vue dans les dis­cussions inter-personnelles : « The media provide
538

Tableau 7.15 : Références aux opinions collectives par type d’annonceurs (en pourcen-
tages du nombre total d’annonces contenant une référence)327

Annonceur Contribution Références à Références aux Efforts de


totale l’opinion pub personnalités mobi­lisation
lique (PUB) (REF) (MOB)

Partis politiques 6 4 2 3
Partis politiques 6 4 2 3
Associations économiques 3 5 2 1
Groupes de pression 9 5 6 7
Entreprises 7 4 12 17
ASIN 21 2 16 31
Particuliers 15 35 28 28
Politiciens 3 10 6 21
Comités civils 28 56 27 16
Comités partisans 10 7 11 10

Total 102% 128% 110% 134%


(n) (1683) (99) (133) (71)
% opposants 70% 69% 82% 75%

peo­ple with the words and phra­ses they can use to defend a point of view.
If people find no cur­rent, frequently repeated ex­pressions for their point of
view, they lapse into silence » (1984 : 173). Cette manifesta­tion singulière des
effets de priming des mass médias s’exprime d’ailleurs dans les annonces elles-
mêmes, ainsi qu’en témoignent les nombreuses références à d’autres sources
et la cooc­cur­rence de formules identiques dans des annonces de provenance
différente (voir chap. 8.1).
Nous avons choisi d’examiner la question de l’interaction entre l’opinion
collective et les opi­nions individuelles en distinguant trois axes d’influence :
(1) la divulgation de la structure de l’opinion publique – aussi « subjective »
et incorrecte soit-elle ; (2) la diffusion instrumentale de l’opinion d’individus
« exemplaires » (significant others ; Brosius and Bathelt, 1994) ; (3) les appels à la
participation, notamment pour combattre le « défaitisme » issu de la pression
normative de la majorité perçue ou pour compenser une éventuelle rétention
d’information mobilisatrice de la part des médias (Lemert, 1992 : 49–51).
Nous avons opéra­tionalisé ces différents concepts par le nombre d’annonces
contenant des références à l’opinion publique (variable PUB), des références positives aux
opinions de personnalités (politiques, scientifiques, artis­tiques, sportives, etc.) (REF),
ainsi que des formules des­tinées à en­courager la participation (MOB) (voir l’Annexe
G.2 pour plus de détails sur la composition de ces trois catégories). De plus, à
327
Les totaux dépassent 100% car plusieurs catégories peuvent assumer la responsabilité
de la même an­nonce. A no­ter que les chiffres pour la contribution totale des annonceurs
proviennent du Tableau 6.6 (supra).
539

la manière de Hubert (1994), il serait intéressant de compa­rer ces différentes


« manipulations » de l’opinion publique suivant leur source, c’est-à-dire au
travers des princi­pales catégories d’annonceurs.
Dans le contexte des campagnes de politique étrangère en Suisse,
notre hypothèse spécifique est que le recours à l’opinion publique revêt une
importance stratégique plus forte pour les opposants aux projets gouvernemen-
taux. En effet, une grande majorité des partis et des forces politiques s’est
prononcée en faveur de l’ONU, des institutions de Bretton Woods, de l’EEE
et des casques bleus. Or, un tel consensus politique pourrait servir de signal
heuristique pour un certain nombre de citoyens indécis ou peu motivés (Mutz,
1998 : chap. 7). Dès lors, il im­porte aux opposants de remettre en cause ce
consensus, notamment en contrastant la quasi unanimité des élites politiques
avec un pro­fond dissen­sus social et en soulignant le « clivage populiste ». Le
Tableau 7.15 apporte un premier élément de réponse ; il de­meure entendu
que notre ap­proche est essen­tiellement descriptive, et ne sau­rait suffire à tester
notre hypothèse.
Nos résultats suggèrent que les différentes stratégies sont effectivement
utilisées de façon préférentielle par les opposants aux projets. En comparai-
son de leur engagement global dans les campagnes (70% des annonces), les
opposants conservent ou accentuent leur avan­tage sur les partisans, que ce
soit dans les références à l’opinion publique (69% des cas), dans l’utilisation
des « leaders d’opinion fictifs » (82%) ou dans les efforts de mobilisation de
la population (75%). Par ailleurs, il est intéressant de constater que certaines
catégories d’acteurs sont parti­culièrement présentes sur ce terrain. C’est le cas
des comités civils pour les référen­ces à l’opinion publique, des entreprises, de
l’ASIN et des politiciens pour l’encouragement à la participation, ainsi que
des particuliers pour les trois types de stratégie. En quelque sorte, ce dernier
résultat confirme les dispositions populistes des leaders d’opinion s’exprimant
par les an­nonces publicitaires (voir chap. 7.3.3). Une analyse complémentaire
montre que l’engagement global des particuliers dans les campagnes (politique
extérieure, immigration, sécurité) est lié au de­gré de conflictualité de celles-ci.
Plus les adversaires se retrouvent au coude à coude avant une vota­tion, plus
les leaders d’opinion semblent motivés par l’enjeu328. Si les campa­gnes réfé-
rendaires sont dirigées contre l’ignorance pluraliste, du moins ce phé­nomène
ne concerne-t-il guère les leaders d’opinion eux-mêmes. Les campagnes pu-
blicitaires ne sont pas seulement un moyen de faire connaître ses arguments,
mais également de faire étalage de ses propres forces et du soutien populaire
dont on dispose.

328
La corrélation entre le pourcentage d’annonces imputables aux particuliers et la marge
d’avance de l’un des camps (tightness = abs [50 – surface en faveur du gouvernement])
est négative (Pearson’s r = –.39 ; N = 15, loi Barras exclue). Cela signifie que la conflic-
tualité stimule l’engagement des leaders d’opinion.
540

8 Effets de « priming » des


­campagnes ?
Jusqu’ici, nous avons mis en évidence que certains arguments, relevant d’un
petit nombre de dimensions, ont potentiellement une grande influence sur le
vote. Cependant, nous n’avons été en mesure d’établir qu’un lien très lâche
– qui plus est au niveau agrégé – entre le contenu des campagnes et la position
des individus face à ces arguments. L’objectif de ce chapi­tre est de mettre en
évidence l’impact éventuel des campagnes sur les motifs du vote, sur la base
d’un matériel empirique à la fois plus précis et plus exhaustif. Après avoir
discuté la per­tinence et les limites de notre approche (chap. 8.1–8.2), nous
utiliserons les motivations spontanées du vote pour examiner, au niveau agrégé,
la correspondance entre le contenu de la mémoire des individus (i. e. leurs cognitions
immédiatement accessibles) et le contenu argu­mentatif des campagnes (chap. 8.3).
Ce faisant, nous élargirons et affi­nerons notre palette de thèmes en nous
concen­trant sur l’ensemble des arguments proprement dits, c’est-à-dire sur des
énoncés plus ou moins articulés, utilisés aussi bien par les campai­gners à des
fins persua­sives que par les indi­vidus pour justifier leur décision de vote329.
Dans cette perspective, les campagnes sont poten­tiellement importantes non
seulement parce qu’elles sont suscepti­bles d’imposer les thèmes de réflexion
(agenda-setting), mais aussi parce qu’elles fournissent les arguments susceptibles
d’orienter la décision de vote (priming). Cependant, le niveau d’analyse agrégé
est impropre à une vérification authentique des liens de causalité postulés
par la théorie des effets de pri­ming. Nous poursuivrons donc notre analyse
sur la base de don­nées individuelles (enquête VOX relative à la votation sur
l’EEE), afin de déterminer si les campa­gnes sont en mesure de déployer des
effets persuasifs (chap. 9).

8.1 Les annonces publicitaires ont-elles un ­impact ?


Selon Kriesi (1994), aucun médium en particulier n’a une influence décisive sur
les votes de démocratie directe en Suisse. C’est précisément la multiplicité et
la complémentarité des médias qui garantit une certaine « ouverture » de
l’espace public, en ce sens qu’il n’est pas dominé par une catégorie particulière
d’acteurs : « Le nombre de canaux d’information est trop élevé et les normes
et pratiques des journalistes trop ambivalentes pour qu’il soit possi­ble, pour un
nombre limité d’acteurs puissants, de contrôler entièrement l’offre médiatique.
(…) [De sorte qu’]il existe une marge considérable pour le processus délibératif
329
La nécessité de distinguer entre thèmes et arguments proprement dits a déjà été évoquée
plus haut (voir chap. 7.1). Rappelons que les arguments peuvent toucher à plusieurs
thèmes à la fois, et que l’une de leurs ca­ractéristiques essentielles est précisément
d’établir des liens entre différents aspects de la « réalité » qu’ils décri­vent.
541

dans le cadre des procédures de vote en démocratie directe » (1994 : 37, 69).
La pluralité de l’offre médiati­que, conjuguée au fait que les citoyens suisses ont
pour habitude d’utiliser plusieurs médias pour se faire une opinion, permet
de contrebalancer dans une certaine mesure l’inégalité d’accès aux médias
entre les différents acteurs et leurs arguments.
Cependant, s’ils consultent plusieurs médias pendant les cam­pagnes, les
citoyens suisses ne lisent en majorité qu’un seul journal (Kriesi, 1994). Dès lors,
il faut envisager que les varia­tions dans l’offre publicitaire proposée par les
différents quotidiens auront des effets distinc­tifs sur leurs différents publics
– si tant est que de tels effets existent et puissent être réelle­ment mesurés. A
cela s’ajoute le fait qu’un même médium peut véhiculer des informations
contradictoires ; par exemple, le courrier des lecteurs d’un quotidien peut
contenir des avis très différents de la ligne éditoriale suivie par la rédaction.
De plus, comme nous l’avons ex­posé plus haut, certains types de pres­sion
s’exercent au nom de la « moralité publique » sur les autorités et les médias
pour conser­ver une présentation relativement équilibrée des différents points de
vue pendant les campa­gnes réfé­rendaires. Mais le respect de cette balance norm
ne signifie pas pour autant l’inclusion de discours challengers. En effet, les acteurs
chal­lengers sont souvent considérés comme « illégitimes », et les journalistes
leur préfèrent générale­ment des dissidents au sein même de l’establishment.
Toutefois, les acteurs non-officiels peu­vent avoir un effet indirect important, en
promouvant par leur action (souvent non conven­tionnelle) les acteurs officiels
qui prendront le relais de leurs revendications dans la « sphère de controverse
légitime » (Gam­son and Modigliani, 1989 : 8). En Suisse, comme dans la plu­
part des démocraties occidentales, les journalistes entretiennent des « contacts
très intenses » avec les politiciens actifs au niveau fédéral (Wuerth, 1999 : 363).
L’interaction permanente entre autorités et journa­listes a donc pour résultat
de biaiser l’information en faveur du point de vue officiel (Kriesi, 1994 : 35–7).
D’autres phénomènes, tels que les pressions économiques de certains gros
spon­sors des quotidiens sur leur ligne rédaction­nelle, agissent également en
sens contrai­re aux effets de la balance norm.
En somme, affirmer que les citoyens sont influen­cés, dans une certaine
mesure, par les médias dans le cadre d’un processus délibé­ratif ne revient
pas à admettre qu’ils sont manipulés par l’information médiatique. Ce terme
convient aux effets d’une source unique ou du moins ho­mogène, bénéficiant
d’un large contrôle sur le contenu et la forme des messages médiatiques (voir
chap. 2.1.2). Force est de constater que ces condi­tions ne sauraient être réunies
dans un paysage médiatique aussi plura­liste que l’espace public suisse ; qui
plus est, le cloisonne­ment des régions lin­guistiques rend cet espace public
au moins double. Dès lors, la véritable ques­tion qui se pose est de savoir
dans quelle mesure un médium singulier – les annonces publi­citaires dans la
presse – contribue de manière significative à la formation des opinions, étant
entendu que d’autres sources existent et apportent leur propre contribution.
542

Selon les données fournies par les enquêtes VOX, les annonces publicitaires
ne constituent que la cin­quième source d’information utilisée par les citoyens
suisses au cours des campa­gnes référen­daires : à l’occasion des 17 votations
qui se sont tenues entre 1990 et 1995, envi­ron 36% des citoyens affirment
avoir consulté les annonces. Cette proportion est inférieure à celle des ci­toyens
utili­sant la partie rédactionnelle de la presse (71%), la télévision (67%), la
radio (52%), ainsi que la brochure du Conseil fédéral (46%) ; en revanche,
les annonces sont plus souvent consultées que le courrier des lecteurs (31%),
les imprimés (24%) ou les affiches (21%)330.
Ainsi, en termes relatifs, les annonces publicitaires jouent un rôle
modeste dans l’information des citoyens, et leur potentiel de persuasion est sans
doute encore plus limité. C’est du moins le résultat auquel aboutit Kriesi
(1994), sur la base des enquêtes VOX (1990–1992 ; 21 objets). Cet auteur
relève un lien quasi négligeable entre l’utilisation des annonces, d’une part, et le
niveau d’information des citoyens ainsi que leur décision de vote, d’autre part.
Par contraste, la partie rédactionnelle de la presse et la brochure du Conseil
fédéral produisent un impact signi­ficatif sur l’information et la décision de
vote, même si cet impact n’est pas systématique et plus limité que certains
le pensent. Ceci étant, il convient de souligner que l’utilisation des publicités
connaît des variations très importantes d’une campagne à l’autre ; ainsi, elles
ont joué un rôle mineur en certaines occasions, alors qu’elles ont bénéficié
d’une attention excep­tionnellement grande au cours de la campa­gne sur
l’EEE (52%). Pour autant, l’hypothèse d’un impact particulier des annonces
lors des campagnes de politique extérieure ne résiste pas à un bref exa­men :
seuls 31% des citoyens interrogés ont affirmé avoir pris en compte les annonces
lors de la campa­gne sur les institutions de Bretton Woods, alors que 35% en
ont fait de même avant le vote sur les casques bleus – nous ne disposons pas
de données comparables pour le vote sur l’ONU. En résumé, les annonces
publicitaires ne paraissent pas présenter un intérêt parti­culier pour une étude
de la formation des opinions.
Cependant, les annonces publicitaires sont intéressantes à deux égards.
Premièrement, comme nous l’avons fait ressortir plus haut, les publicités
constituent un médium particulièrement « démocratique », en ce sens que
l’accès au médium est relativement aisé et permet à une très large palette
d’acteurs d’exprimer son point de vue. Ce type de médium permet notamment
à toute une série d’acteurs challengers de « contourner » les pratiques de gate-
keeping en vigueur parmi les journalistes, lesquels donnent un accès médiatique
préférentiel aux acteurs de l’establishment. Il résulte peut-être de l’analyse des
publicités une mesure plus fine des opinions et des infor­mations transmises au
sein de la population. Pour reprendre la termi­nolo­gie de Merten (1988), ce
330
L’ensemble des fichiers ont été pondérés en fonction de leur taille (après cette opéra-
tion, n = 17’000). Tous les taux mentionnés augmentent si l’on ne considère que les
votants.
543

médium ne donnerait pas seulement la parole aux « communicateurs » ou aux


« leaders fic­tifs » s’exprimant habituellement dans la presse ou à la télévision,
mais aussi aux leaders d’opinion de différents niveaux. Découlant de cette
obser­vation, un deuxième élément pré­sente un certain intérêt : en partie,
les annonces publicitaires constituent des informations ou des opinions « de seconde
main ». En effet, les annonces ser­vent fréquemment à reprendre, de manière
plus incisive, des points de vue ou des informa­tions diffusées dans d’autres
médias. Un politicien peut citer son propre chef de file ; un simple particulier,
séduit par un argument entendu à la télévision, peut le repro­duire dans son
annonce pour persuader ses concitoyens. Ainsi, les pu­blicités peu­vent assurer
dans une certaine mesure une fonc­tion de révélateur des arguments développés
de manière plus large dans le débat référendaire. Certes, tous les médias sont
interconnectés d’une façon ou d’une autre (la presse fait un compte-rendu d’un
débat télé­visé, les impri­més reprennent les conclusions d’un rapport d’experts,
etc.), mais c’est sin­gulièrement le cas des annonces du fait de l’inclusion dans
les débats d’un nombre important d’acteurs « non officiels ». Or, la plupart
du temps, ces acteurs ne disposent pas de leurs pro­pres sources d’information,
ou sou­haitent ajouter du crédit à leurs arguments en s’appuyant sur les décla­
rations d’acteurs plus « presti­gieux » (voir notre discussion de la crédibilité
de la source, chap. 3.2.1).
Empiriquement, certains éléments semblent indiquer que cette thèse
(i. e. le rôle de « ré­vélateur » des annonces) est plausible. Notamment, nous
avons relevé pas moins de 202 annonces (sur les 1683 parues au cours des
campagnes de politique extérieure) qui contiennent des références aux avis
ou aux positions exprimés par d’autres acteurs. Ces réfé­ren­ces sont aussi bien
positives (dans une majorité des cas) que négatives, et nous les avons distinguées
selon l’identité des acteurs référencés. Nous avons recensé :
– 74 références positives aux acteurs politiques (partis et membres de partis,
gouvernement, syndi­cats, etc.) et 39 références négatives ;
– 62 références positives aux « experts » (professeurs d’Université, instituts
de recherche, docu­ments officiels, etc.) et 8 références négatives ;
– 5 références positives aux personnalités (artistes, sportifs, etc.) et 1 référence
négative ;
– 12 références positives aux entreprises et 2 références négatives ;
– 29 références au contenu de quotidiens ou magazines ;
– 18 références aux articles du projet soumis au vote331.
331
Certes, les références aux articles du projet ne ressortissent pas réellement à la pro-
blématique de la repré­sentativité, mais plutôt à celle de la crédibilité. A noter que le
nombre de références « po­sitives » com­prend égale­ment les références « neutres »,
c’est-à-dire sans valence particulière dénotant un ju­ge­ment de valeur à l’égard de
la source mentionnée. Précisons aussi que le nombre total de références relevées ici
(n = 250) est supé­rieur au nombre d’annonces mentionné plus haut (n = 202), car une
seule annonce peut conte­nir plusieurs référen­ces.
544

On constate que les politiques et les « experts » sont les acteurs dont les avis
sont le plus sou­vent repris, probablement du fait de leur crédibilité particulière.
On notera aussi une va­riation importante dans l’usage des références d’une
campagne à l’autre : l’EEE a donné lieu à 153 annonces référencées, contre
36 pour l’ONU, 12 pour les cas­ques bleus et une seule pour les institutions de
Bretton Woods. Par ailleurs, cet usage est le fait presque exclusif des opposants
aux projets (85% des annonces référencées). Enfin, il faut no­ter que ce sont les
comités civils qui usent le plus volontiers des références (dans 59 annon­ces),
suivis de près par les particu­liers (dans 48 annonces, c’est-à-dire une an­nonce sur
cinq dont ils sont respon­sables). Au total, 12% des publicités admettent explicite­
ment que l’une de leurs sources d’information ou d’opinion sont externes. En
réalité, ce pour­centage est proba­blement plus élevé, car beaucoup d’opinions
sont reprises telles quelles sans indication de leurs auteurs, ainsi qu’en attestent
de nombreuses formules, expressions ou mots-clés identiques d’une an­nonce
à l’autre. D’autre part, le fait que les opposants font beaucoup plus souvent
usage de citations et de références témoigne de la plus grande vivacité du
processus délibératif dans le camp des isolationnistes. Ceci ne permet pas
pour autant de confirmer la thèse selon laquelle les arguments développés
dans les encarts publicitaires sont représentatifs du débat référen­daire à une
plus grande échelle. Mais ces éléments ne peuvent que nous rendre prudents
quant à la spécificité des effets que nous pourrions attribuer aux publicités dans
le cadre de la for­mation des opinions.

8.2 Questions de méthodologie


Les différentes caractéristiques des annonces publicitaires comme médium
nous mettent déjà en face d’un premier problème d’ordre méthodologique.
En effet, la détection de priming effects se base avant tout sur la mise en évi­dence
de corrélations entre le contenu d’un mé­dium et le comportement des individus
exprimé dans les sondages d’opinion. Or, compte tenu des particularités des
annonces publicitaires, la découverte d’une corrélation entre ces deux mesures
pourrait avoir deux types de causes : (1) une relation directe : les annonces ont
in­fluencé les répondants ; (2) une relation indirecte : les annonces sont le reflet
plus ou moins grossier des arguments prépondérants diffusés dans d’autres
sources, lesquelles ont influencé les répondants. Nous ne pourrons malheureu­
sement pas trancher entre ces deux hypothèses, mais nous tâcherons de mettre
en avant cer­tains élé­ments laissant supposer que les deux phé­nomènes se
produisent en cooccurrence. Sans ou­blier une troisième possibilité, discutée
plus haut (chap. 7.4.3), à savoir que les indivi­dus trans­mettent leurs propres
préférences d’une manière ou d’une autre, et influencent en partie le contenu
argumentatif des publicités.
Un deuxième problème sérieux – ici comme ailleurs dans ce travail – est
le traitement de données largement inadaptées à nos objectifs, surtout du côté
545

des sondages d’opinion. Comme le soulignent Brosius et Kepplinger, « [o]n the


one hand, most agenda-setting studies have to make use of already existing polls
with questions formulations that cannot be changed de­liberately. On the other
hand, it is difficult to formulate questions that anticipate future devel­op­ments »
(1990 : 206). Dans notre cas, le problème n’est pas tant l’imprévisibilité des phé­
no­mènes étudiés ou la mauvaise formulation des questions de sondage, mais la
grossièreté de la catégorisation des motifs du vote dans les enquêtes VOX. En effet, le but
de ces enquêtes est de mettre en lumière les déterminants essentiels du vote, ce
qui recom­mande le recodage des motifs du vote en un nombre de catégories
relativement limité. Ainsi, ces catégories sont très loin d’être optimales de notre
point de vue : elles ne sont pas systéma­tiques d’une enquête à l’autre, et ne
présentent aucune symétrie entre les motifs d’une acceptation et ceux d’un
refus des projets. Ceci a nécessité un fastidieux travail d’adaptation des codes
utilisés pour les ar­guments publicitaires, par rapport aux catégories de motifs
des enquêtes VOX (qui ne peuvent être modifiées). L’Annexe G.2 renseignera
le lecteur sur l’ensemble des codes utili­sés pour les arguments publicitaires,
ainsi que leurs liens avec les catégories des motivations du vote.
D’autre part, la nature même des sondages à notre disposition – sondages
post-scrutin, uni­taires (one-shot) – ne nous laisse guère le choix quant à la méthode
d’investigation. Nous utiliserons principalement la corrélation entre les items
répertoriés dans les annonces publici­taires et ceux des enquêtes VOX (cross-
sectional design). Certes, des données de type panel auraient été bien préférables,
afin de procéder à des analyses longitudinales. En effet, l’analyse longitudinale
favorise une approche dynamique des pro­cessus d’influence et – sans pour
autant la régler – permet d’appréhender avec un peu plus d’assurance la ques­
tion de la cau­salité (Behr and Iyengar, 1985 : 39 ; Brosius and Kepplinger,
1990 : 184–6).
Pour leur part, Ansolabehere et Iyengar (1995 : 17–20) sug­gèrent que
la méthode expérimen­tale est mieux adaptée à la vérification empirique des effets
agenda-setting. Avant tout, la causalité entre phénomènes peut être contrô­lée
avec certitude et précision, alors que la plupart des études agenda-set­ting reposent
sur des designs de recherche qui ne le permettent pas (Brosius and Kepplinger,
1990 : 184–6 ; Norris et al., 1999 : 46–9). Certes, les chercheurs peu­vent
parfois profiter de certains événements en guise de « quasi-expériences »
– par exemple lorsque certaines modifi­cations majeures dans le traitement mé­
diatique des enjeux peuvent être « tracées » par des sondages panel, afin d’en
détecter les éventuels effets sur les individus (e. g. Norris et al., 1999 : 122–8).
Mais les expé­rimentations pré­sentent l’avantage de permettre d’isoler et de
contrôler l’émission des messa­ges persua­sifs, alors que la recherche « de terrain » doit
composer avec les influences multiples, croisées et difficilement mesurables d’un
grand nombre de sources d’information. Ainsi, un problème fondamental de
la recherche par sondages est l’impossibilité de déterminer exacte­ment à quels
messages les individus ont été exposés. Le recours aux self-reports est souvent
546

insatisfaisant, car soumis à de nom­breux biais de désirabilité sociale et de


remémoration (Ansola­behere and Iyengar, 1996 : 103–4)332. Inversement, les
études expérimentales présentent souvent des défauts majeurs (trop de varia­
tion dans les caractéristiques des messages, échantillons trop faibles, etc.), en
particulier celui d’ignorer les effets des messages sur les comportements politiques
et de produire des résultats qui ne peuvent guère être généralisés au « monde
réel ». Par exemple, plusieurs expé­riences utilisent « des candidats fictifs, pour
lesquels les sujets ne pourraient jamais voter et au sujet desquels ils n’ont
probablement aucun intérêt à s’informer » (Ansolabehere and Iyengar, 1996 :
104–7 ; voir aussi Iyengar and Kinder, 1987 ; Lodge et al., 1995).
Indépendamment de la méthode choisie (cross-sectional sample, panel sample,
expériences), le niveau d’analyse adopté peut avoir une influence considérable
sur les résultats. Même si la tendance actuelle, dans la tradition de recherche
agenda-setting, est à une certaine désagrégation des unités d’analyse (Rogers and
Dearing, 1988 : 573–4), une grande partie des études consacrées à ce thème
sont toujours conduites à niveau hautement agrégé (e. g. Long­champ, 1998a).
Ce choix n’est peut-être pas innocent, dans la mesure où les corrélations mises
en évidence à un niveau élevé d’agrégation sont systématiquement supérieures
à celles obte­nues à un niveau inférieur (Rogers and Dearing, 1988). Cependant,
les études qui se focalisent sur le niveau individuel se heurtent elles aussi à des
difficultés. Notamment, « [t]he problem with individual-level studies of cross-
sectional data is that, while more persuasive than aggre­gate analysis, this ap-
proach still cannot establish the classic chicken-and-egg direction of cau­sality.
(…) Do people pick up a paper which reflects their party leanings, or does
their parti­sanship flow from the papers they read ? We cannot tell » (Norris
et al., 1999 : 48). Par exem­ple, on peut se demander si les qualités persuasives
d’un tabloid traitant beau­coup de sujets relatifs aux scandales politi­ques sont
responsables de la priorité donnée par ses lecteurs au problème de la corruption.
Ou si, au contraire, une certaine catégo­rie d’individus attachant beaucoup
d’importance à cette question sont « naturelle­ment » pré­disposés à consulter
le quotidien le plus pro­che de leurs préoccupations. Nous ver­rons plus loin
qu’il n’est pas aisé de trancher entre ces deux types d’interprétation.

332
« Experimental research (which controls who sees an ad and who does not) tends to
find that only half of those exposed to a commercial embedded in a television program
can remember seeing a political ad just half an hour after seeing the ad. The implica-
tion for survey research is obvious. Large num­bers of people who are classi­fied as not
seeing a commercial are in fact exposed to the commer­cial. Since those misclassified
as not seeing an ad (roughly half of the actual number exposed) will in fact have been
influenced, the difference in the dependent variable between those who remembered
seeing an ad and those who did not will be smaller than the difference between those
who actually saw the ad and those who did not. Self-reported recall will, thus, understate
the magni­tude of the effect of the advertisement, and the degree of underestimation
is likely to be large » (1996 : 103–4).
547

Une discussion du type de méthodes employées et du niveau d’analyse


adopté constitue le prologue de la plupart des études de type agenda-setting. Il
faut savoir que le choix d’une méthode d’investigation n’est jamais innocent.
Par exemple, Norris et ses collègues (1999 : 128–9) éprouvent bien de la
peine à réconcilier les résultats contradictoires issus de deux ap­pro­ches
méthodologiques différentes (expérimentations, panel survey)333. Leur explication
la plus convaincante est également la plus simple : « we found diffe­rent results
because these are the product of our methodologies. Experiments provide a
more satis­factory way to examine the short-term impact of media messages,
since they are sensitive to even modest changes over time. Experiments tell us
what happens conditionally if people watch news which con­tains many stories
about international news. In contrast, many different factors other than the
news media could influence public concerns monitored by the campaign panel
survey, and these could produce cross-cutting eddies which cancel each other
out » (Norris et al., 1999 : 129). En définitive, les questions de la nature et de
la direction des effets médiatiques doivent être abordées sur un plan théorique
– comme tout problème impliquant des relations de causalité, elles ne peuvent
être résolues uniquement par l’observation empirique (Merten, 1994 : 156).
Bien entendu, un moyen de mieux cerner les variations systématiques
produites par les diffé­rentes méthodologies serait de multiplier les études de
cas. C’est malheureusement un luxe que nous ne pouvons pas nous permettre.
Compte tenu de la nature de nos données (effectifs faibles, catégories nombreu­
ses, etc.), nous devons renoncer à mener notre analyse au niveau indivi­duel et
nous satisfaire d’une analyse des effets de priming au niveau agrégé. Ceci étant, nous
veillerons à ne pas « sur-interpréter » les résultats de ce genre d’analyse. Par
ailleurs, nous consacrerons une partie de notre conclusion à mettre en rapport
les effets de priming au ni­veau agrégé et les effets persuasifs au niveau individuel
(voir chap. 10.2). Cette comparaison sera facilitée par le maintien des mêmes
catégories d’analyse pour les deux types d’effets, à savoir que les principales
motivations du vote seront réexaminées en tant qu’arguments per­suasifs. Le
modèle PMR admet en effet que les messages diffusés pendant les campagnes
ré­férendaires servent à la fois (ou alternativement) à rendre certaines informa­
tions accessibles en mémoire (priming) et à changer les attitudes (persuasion). Il
sera d’ailleurs intéressant de vérifier si le degré d’accessibilité des croyances
affecte leur valence, c’est-à-dire si les carac­téristiques d’un objet de vote les
plus saillantes pour un individu sont évaluées de manière plus modérée ou
plus extrême (voir chap. 9.4.4).

333
Tandis que les expérimentations indiquent clairement que la manipulation des thèmes
des news stories vision­nées par les sujets (notamment le thème de l’Europe) produit
des variations dans les priorités accordées à ces thèmes, les résultats de l’approche par
panel vont dans le sens contraire, à savoir que l’enjeu européen a été apprécié par les
individus de manière tout à fait indépendante de son traitement dans les médias (1999 :
128).
548

8.3 Priming effects : une analyse au niveau agrégé


Adoptant la seule approche à notre disposition, celle de la corrélation entre
items, nous obser­vons à présent la correspondance entre la distribution des mo-
tivations spontanées du vote, énoncées dans la VOX, et la distribution des différents
arguments publicitaires. Comme dans la plupart des études de type agenda-setting,
nous estimons qu’il s’agit de deux séries de don­nées agrégées, ce qui signifie
que la question de l’inférence statistique ne se pose pas. Notre méthode est
grossière de prime abord, car elle s’appuie sur une comparaison entre items
à un point donné dans le temps (cross-sectional). Or, une telle perspective stati-
que est pro­blémati­que pour établir des liens de causalité, à la différence des
analyses longitudina­les. En contre­partie, nous disposons des sondages ori­gi­naux
desquels les données agrégées ont été tirées. Ceci nous permettra de cibler au
besoin certaines sous-populations, c’est-à-dire de désagré­ger nos données de
manière à véri­fier les diffé­rentes hypothèses que nous formule­rons.

8.3.1 Résultats préliminaires


Dans un premier temps, nous avons effectué une analyse de corrélation sur
la totalité de nos données pour chaque votation, c’est-à-dire à un niveau
hautement agrégé. Le Tableau 8.1 indique les coefficients de corrélation entre
les catégories de motivations des enquêtes VOX et les arguments publicitaires,
pondérés selon nos trois premiers indices. Rappelons leurs princi­pes de
base : POND1 prend en compte l’importance « spatiale » des arguments à
l’intérieur des annonces ; POND2 indexe le précédent indice par le nombre
de parutions de chaque texte ; POND3 indexe le précédent indice par la
taille des annonces334.
Laissons pour l’instant de côté les précautions extrêmes dont il faut
s’entourer pour interpréter ces coefficients ; nous reviendrons à cette question
un peu plus bas. A première vue, il appa­raît que les motivations des adver-
saires de la politique étrangère du Conseil fédéral sont liées aux arguments
des campagnes « isolationnistes », alors qu’aucun lien – à l’exception du lien
modeste enregistré à l’occasion de la votation sur l’ONU – ne se manifeste
du côté des parti­sans et des campagnes « intégrationnistes ». A trois occasions
(BRW, EEE, CBL), la différence entre les deux camps est particulièrement
évidente, principalement en raison de l’apparente inefficacité des campagnes
défendant le point de vue gouvernemental. En moyenne, le coeffi­cient de
corrélation est proche de 0.10 pour les partisans de l’ouverture, alors qu’il
avoisine 0.60 pour les partisans du statu quo. D’après les coefficients se basant
sur le classement par ordre des items (rho de Spearman), et non sur leur importance

334
Nous avons omis de donner les résultats relatifs à l’indice POND4, car ceux-ci sont
quasiment identiques à ceux de POND3. Néanmoins, cet indice sera utilisé par la suite
(voir chap. 8.3.3).
549

Tableau 8.1 : Coefficients de corrélation (r de Pearson et rho de Spearman) entre les


arguments des campagnes (selon trois indices de pondération) et les
motivations du vote

Pearson’s r Spearman’s rho N (items)

ONU POND1 POND2 POND3 POND2


Partisans .33 .28 .30 .20 6
Opposants .38 .35 .35 .55 9

BRW POND1 POND2 POND3 POND2


Partisans -.08 -.02 -.01 .29 7
Opposants .94 .97 .99 .84 7
EEE POND1 POND2 POND3 POND2
Partisans .17 .12 .11 .48 18
Opposants .55 .52 .52 .44 21

CBL POND1 POND2 POND3 POND2


Partisans .03 -.05 -.02 .27 9
Opposants .73 .52 .62 .51 11

Moyenne POND1 POND2 POND3 POND2


Partisans .11 .08 .10 .31 10
Opposants .65 .59 .62 .59 12

relative (r de Pearson), l’écart entre l’efficacité apparente des campagnes pour et


contre les projets est plus réduit (environ 0.30 en moyenne pour les parti­sans
et 0.60 pour les opposants). A l’occasion du vote sur l’EEE, la campagne des
partisans semble même davantage liée aux motivations des individus que la
campagne des opposants. Dans l’ensemble, toutefois, les citoyens favorables
à la politi­que du Conseil fédéral ne se pro­non­cent que très peu sur la base
des arguments qui leur sont présen­tés, ou du moins ne leur attri­buent-ils pas
la même importance que les campaigners. En re­vanche, la thématique des cam­
pagnes d’opposition se retrouve beaucoup plus fidèlement dans les justifications
du vote des adversaires du gouvernement – mais nous ne sommes pas pour
autant en mesure affirmer l’existence d’un quelconque lien de causalité.
Au-delà de la comparaison entre les deux camps en présence, il
est intéressant de relever les grandes différences existant entre les objets,
particulièrement du point de vue des campagnes et des citoyens « isolation­
nistes ». A cet égard, il est indispensable de souligner un phénomène bien
connu de ce type d’analyse. Toutes choses égales par ailleurs, les corrélations
sont très sensibles au nombre de catégories mises en perspective : « the strength of
the correlations between public and media agendas varies with the number of
categories or items arranged in any list of priorities – the longer the list, the
lower the correlation » (O. Gandy, cité in Rogers and Dearing, 1988 : 574).
550

En même temps, « plus le nombre d’items étudiés est petit, moins les résultats
sont utiles du fait de leur nature hautement agrégée » (1988 : 574). Ainsi, la
corrélation extrêmement élevée obtenue pour la campagne des opposants
aux institutions de Bretton Woods est sans doute partiellement redevable au
petit nombre de catégories (n = 7). Mais ce genre de considérations atteint
rapidement ses limites pour expliquer les différences entre les campagnes335, et
nous pensons que des facteurs intrinsèques au contenu et à la dynami­que des
débats référendaires sont en majeure partie responsables de ces diffé­rences.
En même temps, les choses ne s’arrêtent pas là du point de vue statistique
et technique. En effet, les corrélations sont aussi extrêmement sensibles aux paires
fortement discordantes. C’est d’ailleurs pourquoi le coefficient basé sur le classement
des items (rho de Spearman) est parfois supérieur au coefficient classique (r de
Pearson). En d’autres termes, un seul argu­ment publicitaire très largement
diffusé et très peu mentionné par les citoyens (ou, inverse­ment, très peu diffusé
et fréquemment mentionné) peut avoir une influence importante sur le niveau
de la corrélation totale. Par exemple, l’argument choc de la campagne en
faveur de l’EEE (l’accès au marché européen : 24% des arguments pondérés)
n’a reçu qu’un accueil très réservé parmi les citoyens convaincus par le traité
(4% des arguments VOX) – et ceci malgré l’usage répété de menaces au sujet
des délocalisations et des désinvestissements qu’entraînerait un non à l’EEE.
Les arguments moteurs des campagnes sur le FMI et sur les casques bleus ont
également connu un sort peu enviable336. Ceci peut se révéler problématique
dans la mesure où des paires très discordantes seraient le produit partiel d’un
artefact.
Dans le cas de la votation sur l’EEE, la question se pose de façon sérieuse.
En particulier, deux moti­vations du vote pourraient constituer en réalité une
seule et même réponse : l’argument géné­ral des avantages économiques de l’EEE
(O31) et le motif spécifique de l’accès au marché économi­que européen (O44).
Or, suivant qu’on les considère conjointement ou sépa­rément, le niveau de la
corrélation varie de manière considérable337. Nous avons pour­tant plu­sieurs
335
Par exemple, on a assigné aux partisans de l’adhésion aux institutions de Bretton Woods
le même nombre de catégories qu’aux opposants, et pourtant la corrélation est nulle au
lieu d’être quasi parfaite. Par ailleurs, la vota­tion sur l’EEE a donné lieu au découpage le
plus fin entre les items (n = 18 pour les par­tisans, n = 21 pour les op­posants) ; pourtant
les corrélations sont proches de la moyenne. Enfin, le camp des partisans des projets
gou­vernementaux s’est vu systématiquement attribuer un nombre d’items plus faible
que le camp des opposants ; ce­pendant, les corrélations enregistrées sont à chaque fois
plus modestes.
336
L’argument selon lequel les casques bleus sont volontaires (POND2 : 31.2%) a été très
peu mentionné par les partisans du projet (VOX : 4.7%), alors que l’argument selon
lequel les institutions de Bretton Woods nous apportent des avantages économiques
(54.8%) n’a eu guère plus de succès auprès des citoyens (12.4%).
337
Il s’avère que l’argument spécifique a été énormément mis en avant par les annonceurs
(POND2 : 24.1%), alors que les arguments généraux (« relancer l’économie suisse »,
551

rai­sons de penser que ces deux motivations du vote constituent des arguments
distincts, et non des équi­valents fonctionnels. Première­ment, si tel n’était pas le
cas, on s’attendrait à ce que les individus plus attentifs aux débats référendaires
restituent davantage les motifs spéci­fiques promus par la campagne, les motifs
généraux constituant alors une sorte de catégorie rési­duelle. A l’inverse, les
ci­toyens moins attentifs devraient donner dans leurs motivations une image
plus floue de la campagne, c’est-à-dire davantage de motifs généraux. Or,
empiri­quement, différents degrés d’attention à la campa­gne – mesurée par
le niveau de compétence ou le degré d’exposition aux médias (voir chap.
8.3.5) – ne révèlent aucune va­riation signifi­cative dans l’utilisation des deux
ar­guments338. Deuxièmement, les motifs écono­miques formu­lés en ter­mes
généraux auraient pu servir d’équivalents fonctionnels à d’autres catégo­ries
de motifs plus spécifiques, comme le recul prévu du chômage (O41 : 11% de
mentions), ou se trouver eux-mêmes remplacés par d’autres motifs géné­raux,
comme ceux affirmant que l’EEE constitue l’avenir de la jeunesse (O36 : 14%
de mentions). On l’aura compris, le dé­coupage en catégo­ries des motivations
du oui à l’EEE est relativement arbitraire et ne peut que fatalement sou­lever
des objections. Par contraste, une telle marge d’interprétation n’existe pas pour
les au­tres objets de vote, dont les catégories de motivations sont nettement
moins nombreuses et plus distinc­tes.
Finalement, un autre point de discussion soulevé par nos résultats
initiaux porte sur l’interférence éventuelle des indices de pondération des arguments
avec la force des corrélations. On constate (voir Tableau 8.1) que le niveau
des corrélations ne varie que très peu d’un indice à l’autre (à l’exception
possible de la campagne contre les casques bleus, où POND2 tend à dé­

« sortir de la crise », etc.) ont été nettement plus dis­crets (POND2 : 5.1%). Inversement,
les citoyens ont invoqué beaucoup plus de motifs généraux (29.4%) que de motifs spé-
cifiques (5.6%). Une telle disparité soulève la question de savoir si ces deux arguments
ne consti­tuent pas des équivalents fonctionnels, autrement dit s’ils ne représentent pas
des réponses intrinsèquement iden­tiques à des stimuli équivalents générés par la cam-
pagne (ou sont issus d’attitudes pré-existantes semblables). Si c’est le cas, nous serions
bien conseillés de recoder ces deux arguments en une seule catégo­rie. Cette opéra­tion
a pour résultat de rehausser le niveau de la corrélation de façon considérable, celle-ci
passant alors de 0.12 à 0.69 !
338
Pour ce faire, nous avons calculé le poids des motifs spécifiques par rapport à la somme
des deux arguments [O44/(O31+O44)], qui se monte à 16% pour l’échantillon total.
Cette proportion reste comprise entre 15% et 19% quel que soit le niveau de compé-
tence (AWARE), et entre 10% et 27% quel que soit le degré d’exposition aux médias
(MED). Si l’on considère le niveau de formation, la proportion de motifs spécifiques
est maximale parmi les individus de formation inférieure (33%) et minimale parmi
les gymnasiens et les uni­versitaires (6% et 15%). En recoupant ces indications, il de-
vient difficile d’affirmer que les motifs généraux ont servi d’équivalents fonctionnels
pour les individus moins attentifs à la campagne, à qui les motifs spécifi­ques auraient
échappé.
552

primer la valeur de la corrélation, pour des raisons apparemment fortuites).


La plupart du temps, nous utiliserons dorénavant l’indice le plus « naturel »
et le plus défendable d’un point de vue théorique339, POND2, qui nous place
apparemment dans le cas de figure le plus défavora­ble du point de vue de la
force des corrélations. Pour résumer, il convient d’interpréter avec prudence les
niveaux de congruence obtenus selon notre méthode de corrélation. Cependant,
notre analyse n’aura pas tant pour but de fixer de tels niveaux (arbitraires a
priori, et diffici­lement comparables d’une votation à l’autre), mais bien de
déceler les variations de congruence induites par le contenu argumentatif des
campagnes et par certaines caractéristi­ques indivi­duelles. C’est pourquoi nous
jugeons préfé­rable de conser­ver dans notre analyse les corrél­ations obtenues
avec l’ensemble des catégo­ries de motiva­tions – tout en évitant d’interpréter
les niveaux absolus, et sachant que les sources de variation dans la congruence
arguments–moti­vations ont un impact à peu près constant, quelle que soit la
force des corrélations mesu­rées340.

8.3.2 Le modèle théorique


En première analyse, la correspondance entre les arguments des campagnes
et les motivations du vote varie de manière considérable suivant les objets
et l’orientation du vote. A partir de là, le modèle PMR spécifie sous quelles
conditions le discours relayé par les médias est suscepti­ble de déployer l’im-
pact le plus important sur l’accessibilité des croyances individuelles. Certes,
le niveau d’analyse adopté et la qualité de nos mesures ne permettent pas de
tester notre modèle dans sa version originale, avec toute la rigueur souhai-
tée. Il est notamment impossible de mener une véritable analyse multivariée,
à moins de procéder à une telle désagrégation de l’unité d’analyse que les
résultats obtenus perdent toute signification. En effet, il n’est guère pratica-
ble de partitionner les échantillons de données de sondage en fonction de

339
En effet, POND1 est relativement problématique, dans la mesure où l’unité d’analyse
retenue est le texte, et non l’annonce. Dès lors, aucune distinction n’est faite entre un
texte qui n’a fait l’objet que d’une seule annonce et un autre texte qui a paru dans 27
annonces différentes (maximum enregistré dans une seule région linguisti­que, car nous
ne tenons pas compte des traductions). Quant à POND3, il est basé sur une indexa-
tion des argu­ments à la taille des annonces qui est hypothétique dans sa forme exacte
(transformation de type logarithmi­que).
340
Par exemple, le recodage de O31 et O44 en une seule catégorie affecte l’influence
de plu­sieurs facteurs sur la congruence arguments–motivations : le moment de la
décision, la phase de la campagne, le niveau de compé­tence et le nombre de sources
d’information consultées. Du fait que la nouvelle corrélation entre les arguments et
les motivations est net­tement supérieure à la corrélation obtenue initialement, l’effet
des facteurs mentionnés est sensiblement atténué. Toutefois, leur influence demeure,
à l’exception des varia­tions redevables aux phases de la campagne – ces va­riations
disparaissent presque entièrement.
553

plusieurs variables simultanément, au risque de manipuler des fréquences (i. e.


les motivations du vote) portant sur des effectifs extrêmement faibles. C’est
pourquoi les dif­férentes hypothèses formulées dans le cadre du modèle PMR
seront testées séquentiellement, l’une après l’autre.
Les effets de priming constituent une manifestation parmi d’autres des
biais d’accessibilité (voir chap. 4.3.4). Le modèle PMR postule que les opinions
« explicatives » ou « rationalisatrices », c’est-à-dire les réponses fournies pour
motiver d’autres opinions, ne sont pas nécessairement plus biaisées que les opi-
nions évaluatives, et reflètent elles aussi les croyances les plus accessibles au
moment de l’interview. A son tour, le degré d’accessibilité d’une croyance dé­
pend de quatre variables principales : le potentiel d’activation de la croyance ;
certaines caracté­ristiques des messages médiatiques susceptibles de modifier ou
d’activer cette croyance ; l’exposition effec­tive de l’individu à ces messages ; la
réception effective des mes­sa­ges. D’un point de vue opérationnel, trois types
de variables sont disponibles : (1) la source des messa­ges médiatiques et le
contexte de leur diffusion (source) ; (2) le degré d’exposition des indi­vidus à
ces messages, mesurée par le niveau d’utilisation des médias (exposition) ; (3)
le potentiel de réception des messages, mesuré par le niveau de compétence
et par le mo­ment de la décision de vote (réception). Dans un second temps,
notre analyse sera repro­duite sépa­rément pour chaque phase de la campagne,
afin de vérifier si l’accessibilité des mo­tivations de vote dépend davantage des
arguments les plus récents ou des arguments les plus fréquents (arguments). En
résumé :
accessibilité = f (source, exposition, réception, arguments)
Nous écartons de notre analyse la question de l’acceptation des messages à pro-
prement parler (yielding), qui sera examinée plus tard (voir chap. 9.5.2), et
que nous mesurerons ici par des variables distales. Certes, comme le montrent
Iyengar et Kinder (1987 : chap. 10), les « victimes du priming » ne sont pas uni-
formément réparties entre les groupes idéologiques et les enjeux. Néanmoins,
une acceptation n’est pas nécessaire­ment requise pour augmenter l’accessibi-
lité des croyances, puisqu’il suffit parfois d’activer des croyances pré-existantes.
En d’autres termes, nous postulons un niveau d’acceptation constant parmi
les indivi­dus confron­tés aux mêmes arguments, diffusés en même quantité.
Notons également que, contrairement à Iyengar et Kinder (1987), nous attri­
buons une certaine importance au fait que les messages médiatiques soient
reçus et compris par les individus – non seule­ment parce que la réception est
un préalable nécessaire à l’acceptation ou au refus des messa­ges, mais aussi
parce qu’elle favorise les mécanismes d’activation en multi­pliant le nombre de
croyances potentiellement touchées. Concrètement, le degré d’expertise des
indi­vidus est sus­ceptible de réguler leur ré­ception des messages médiatiques
(et donc leur sensibilité aux ef­fets de priming), tout comme le moment de leur
décision de vote (voir chap. 4.3.3). Dans les chapitres qui suivent, nous analy-
554

sons successivement les étapes nécessaires à une impré­gnation des arguments


pu­blicitaires dans les motivations accessibles du vote.

8.3.3 Caractéristiques de la source et du contexte


La cohérence de la campagne
La cohérence interne des campagnes désigne un aspect des campagnes plus
qualitatif que ceux mis en évidence jusqu’ici, même si nous tenterons de l’éva-
luer essentiellement par des mesures quantitatives. Par cohérence interne, nous
entendons principalement le degré au­quel une campagne reproduit de ma-
nière stable l’importance relative des différents arguments au cours du temps.
L’hypothèse sous-jacente à ce concept postule que, toutes choses égales par
ailleurs, les campagnes plus cohérentes induisent un niveau de congruence
plus élevé, car elles facilitent l’apprentissage des arguments diffusés. En premier
lieu, il apparaît générale­ment que la répétition des messages augmente leur impact
persuasif, du moins jusqu’à un certain stade, avec un optimum probablement
atteint lorsque les messages sont diffusés par intervalles réguliers plutôt que
de manière continue (McGuire, 1985 : 274), ce qui est généra­lement le cas
des annonces publicitaires. Ensuite, la psy­chologie so­ciale expérimentale sug­
gère que l’ordre de présentation de messages concurrents est important. En
effet, suivant les situations et les médiateurs, cet ordre stimule soit un effet de
primauté, soit un effet de pri­meur (primacy vs. recency effect).
Sans entrer pleinement dans ce débat, nous pouvons extrapoler ceci :
la cohé­rence tempo­relle des arguments minimise le risque que leurs effets
soient neu­tralisés ou atté­nués au cours de la campagne par l’intervention
d’arguments contraires. Selon certaines étu­des de type agenda-setting (e. g.
Brosius and Kepplinger, 1990), l’attention du public à l’égard de certains
thèmes empoignés par les médias peut varier de manière impor­tante dans un
laps de temps relative­ment court, de l’ordre d’une à deux semaines. Il n’est
donc pas exclu qu’un manque de cohé­rence dans la diffusion des arguments
au cours des campa­gnes référendaires se répercute au niveau de leurs effets
potentiels de priming341. Plus spécifi­quement, il faut envisager le fait que de
nombreux individus ne suivent pas la campagne de façon continue, mais se
« connec­tent » épisodiquement (avec une certaine fréquence ou de ma­nière
aléatoire). Dans ce scénario, les individus peuvent se désengager co­gnitivement
des débats puis se réen­gager un nombre indéterminé de fois ; il va de soi
qu’un argument diffusé de manière régu­lière a plus de chan­ces d’être reçu et
éventuellement internalisé par les indivi­dus.
341
Dans une prochaine section, nous noterons que les corrélations entre les motivations du
vote et les argu­ments de la campagne peuvent varier de manière spectaculaire suivant
la période considérée et le mo­ment de la déci­sion. Nous pouvons en déduire que la
position de force initiale de certains arguments, au tout début de la campa­gne, n’offre
aucune garantie que ces arguments auront une prise importante sur la décision de vote
des in­dividus.
555

Nous allons tenter d’opérationaliser ces concepts en plusieurs étapes.


Tout d’abord, la cohé­rence générale d’une campagne, dans le sens indiqué, peut
être approximée en corrélant la distribution des arguments d’une semaine à
l’autre – c’est-à-dire en calculant un coefficient pour chacune des trois paires
de semaines « adjacentes ». Cette mesure fait peu de sens pour les campagnes
sur l’ONU et sur l’adhésion aux institutions de Bretton Woods, où les débats
n’ont véritablement débuté que lors de la troisième semaine342. Dans le cas de
l’EEE, on enregistre une cohérence élevée pour la campagne des opposants
(les trois coefficients avoisinent 0.95) et à peine inférieure pour les partisans
du traité (0.90 < r < 0.94)343. Quant à la campagne sur les casques bleus, elle
s’avère dans l’ensemble plus cohérente du côté des partisans (0.67 < r < 0.98),
malgré un fléchissement final qu’a aussi connu la campagne de leurs adversaires
(0.78 < r < 0.84). En somme, on ne peut pas reprocher aux partisans des deux
projets gouverne­mentaux un manque de cohérence dans leur argumentation, mais
plus fondamentalement un décalage criant entre leurs idées phares et les mobiles
de l’ouverture au monde d’une grande partie de la population suisse.
En accord avec notre hypothèse de travail, la cohérence des campagnes
peut également être évaluée à un niveau plus détaillé, en tenant compte à
la fois de la répétition des arguments et de leur répartition dans le temps. A cet
effet, un nouvel indice de pondération a été élaboré, qui ajoute un poids
supplémentaire maximal aux arguments répétés le plus grand nombre de
fois dans le plus grand intervalle de temps (POND4 ; voir l’Annexe G.1
pour plus de préci­sions)344. A partir de là, nous avons réitéré notre analyse
de corrélation entre les motivations du vote et les arguments nouvellement
pondérés. Cependant, cette ana­lyse ne révèle aucune progression significative
du niveau de congruence (pour aucune des huit campagnes asso­ciées aux quatre
objets de vote). Une raison à cela est que cette nouvelle méthode de pondéra­
tion contribue surtout à renforcer les arguments des opposants qui étaient déjà
impor­tants et étroitement liés aux motivations du vote. Autrement dit, l’image
de la campagne li­vrée par POND4 ne diffère que très peu de l’image obtenue
précédemment avec d’autres indi­ces.

342
Cette remarque est surtout valable pour les campagnes en faveur des projets. La campa-
gne contre l’ONU, qui a débuté plus tôt, manifeste une cohérence relativement élevée
(r > 0.80, à l’exception de la corrélation entre la deuxième et la troisième semaine).
343
La cohérence plus élevée de la campagne du non est un peu plus évidente si l’on analyse
séparément les arguments des trois quotidiens alémaniques. La NZZ, où la campagne
des partisans est légèrement plus cohé­rente, constitue une exception, alors que le Blick
se distingue à nouveau comme le vecteur idéal de la campagne des opposants au traité
(0.82 < r < 0.97).
344
Il convient de préciser qu’une répétition est considérée comme telle s’il s’agit de la
même annonce (i. e. le même texte) reproduite plusieurs fois dans le même quotidien.
Dans ce cas, chaque argument figurant dans l’annonce est pondéré par le nombre
d’occurrences de celle-ci.
556

Ceci étant, il est possible d’esquisser une autre dimension de la cohérence


interne des campa­gnes, relative à son degré d’organisation. En particulier, pour
expliquer le succès ou l’échec de certaines campagnes, il n’est peut-être pas
accessoire de considérer dans quelle mesure les différents acteurs qui partagent
une position sur un projet sont d’accord sur les thèmes à met­tre en évidence.
En effet, une certaine proportion des individus ont naturellement tendance à se
référer à un groupe (parti, groupe de pression, association économique, etc.) et à
accorder davantage d’importance aux arguments invoqués par celui-ci. Mais si,
par ailleurs, ces indivi­dus constatent que ces arguments sont en majeure partie
partagés par d’autres grou­pes, il est probable que leur attachement aux idées
promues par leur groupe de référence sera ren­forcé345. De manière générale
(y compris pour les individus qui n’ont pas de véritable groupe de ré­férence
parmi les annonceurs répertoriés), on peut s’attendre à ce que l’objectivité
attribuée à une source d’information donnée – et donc sa capacité d’attirer
l’attention – soit rehaus­sée par la cohérence de ses arguments avec ceux de
sources parallèles. Par ailleurs, une grande cohé­rence entre les différents
annonceurs du même camp signale probablement une plus grande efficacité
dans la façon de mener la campagne au sens large. Parler d’une même voix,
par exemple sur un plateau de télévision ou lors d’une émission radiodiffusée,
est cer­taine­ment un meilleur gage de succès que la dispersion des points de
vue et des arguments. Ceci étant, cet aspect de la cohérence des campagnes
est extrêmement difficile à opérationali­ser ; notam­ment, notre classification
grossière des différents annonceurs nous empêche de mener à bien une telle
analyse de cohérence. Nous mentionnerons néanmoins un exemple. Ainsi
que nous l’avons déjà signalé, l’ASIN a joué le rôle d’une véritable plaque
tournante de l’opposition au cours de la campagne contre l’EEE. Il n’est dès
lors guère étonnant d’observer que les argu­ments de l’ASIN et des comités
civils sont hautement corrélés (r = 0.94) ; en ceci réside peut-être l’une des
clés de leur succès346.
Enfin, nous souhaitons attirer l’attention sur une autre conséquence
de la cohérence des cam­pagnes, qui est quasiment imperceptible au premier
abord. Le peu de variation que nous observons dans le contenu des campagnes
– variation temporelle et variation selon les sour­ces d’information – exerce
un impact négatif sur notre propre capacité à détecter des effets mé­diatiques. En effet,
si tous les individus reçoivent le même genre de messages (indépendam­ment
de leurs sources d’information et du moment auquel ils prêtent attention aux
débats réfé­rendaires), alors les différences entre individus dans leur sensibilité
345
Nous ne considérons pas la possibilité que les arguments soient partagés par des groupes
de référence néga­tifs, ce qui pourrait se révéler contre-productif pour leur potentiel
de persuasion.
346
En revanche, les arguments de l’ASIN et des comités civils sont peu corrélés avec ceux
des parti­culiers (r = 0.46 et 0.59, respectivement). Ceci confirme une certaine dualité
dans le débat anti-européen (voir chap. 7.2.3).
557

aux effets de priming des mass médias seront nécessairement amenuisées. Il sera
alors difficile de mettre à l’épreuve notre modèle, qui présuppose justement
certaines différences entre les individus. Ce pro­blème, décrit par Zaller (1996)
comme l’une des raisons aux résultats mitigés de la recher­che sur les effets
médiatiques, sera discuté plus avant (voir chap. 9.5.1).

La région linguistique
Il convient de noter que le contenu argumentatif des campagnes est non
seulement hautement cohérent dans le temps, mais également d’un quotidien à
l’autre. A ce titre, on ob­serve égale­ment que les corrélations entre les arguments
des différents quotidiens sont lar­gement supé­rieures aux corrélations entre
les motivations des différents lectorats. Sur la base de ces in­formations, nous
pouvons considérer, à titre exploratoire, que les flux d’information pendant les
campagnes référendaires s’insèrent dans un « espace public » plus ou moins
struc­turé, au sein duquel les communicateurs tiennent un discours relativement
homo­gène. Pour­tant, la conceptualisation d’un espace public « unitaire » paraît
difficilement conci­liable avec la struc­ture dé­centralisée et compartimentée
de la société suisse. Ainsi, Kriesi et ses collègues (1996 : 15–9) parlent d’une
« segmentation de l’espace public en Suisse » pour rendre compte du cloi­son­nement
des régions linguistiques au niveau de l’offre médiati­que ; aussi bien la presse
que les émetteurs radiophoniques et télévisuels touchent des audien­ces large­
ment confinées à l’intérieur des frontières linguistiques. Paradoxalement, nos
don­nées mettent en évidence une grande convergence dans les arguments
publicitaires de part et d’autre de la prin­cipale frontière linguistique. Pour
ce qui est de l’EEE, c’est-à-dire la cam­pagne où la seg­mentation de l’espace
public est susceptible d’avoir été la moins mani­feste, le coefficient de corrélation
indiquant la proximité des arguments des annonceurs alémaniques et romands
s’élève à 0.91 pour le camp des partisans et à 0.95 pour le camp des opposants.
En revanche, les moti­vations du vote des citoyens des deux régions sont bien
moins concordantes, puisque la corrél­ation est de 0.77 du côté des partisans
et de 0.46 du côté des opposants. Ceci semble confir­mer l’hypothèse d’une
« communica­tion entre com­munautés linguistiques pas­sant par les éli­tes,
tandis que la majeure partie de la population reste cloison­née dans la sphère
de communi­ca­tion délimitée par sa langue mater­nelle » (Kriesi et al., 1996 :
16). En d’autres termes, au ni­veau des élites (ici, les annonceurs) il existe une
large convergence de vues sur les arguments à utiliser, alors qu’au niveau de la
popula­tion certaines particulari­tés régio­nales déterminent à la fois des ré­ponses
distinctes aux argu­ments de la campagne et – au-delà du contexte référen­daire
– des attitudes diverses face aux dimen­sions centrales des en­jeux347.
347
Cette affirmation est à relativiser au vu des résultats que nous obtenons pour le vote sur
les casques bleus. Dans ce cas, en effet, les corrélations de part et d’autre de la frontière
linguistique sont plus élevées au sein de la population (partisans : 0.98 ; opposants :
0.89) qu’au sein de l’élite médiatique (resp. 0.91 et 0.67).
558

En fait, notre analyse démontre que la région linguistique n’est détermi­


nante que pour l’adoption des arguments opposés au traité sur l’EEE. Dans ce
camp, en effet, la corrélation entre argu­ments et motivations se chiffre à 0.57
pour la Suisse alémanique, contre 0.16 pour la Suisse romande (POND2).
La différence la plus remarquable entre les régions est l’importance énorme
accor­dée par les opposants romands aux sentiments de mé­fiance à l’égard de
la « Grande Europe » (N34 : 38%), qui sont bien plus palpables qu’en Suisse
aléma­nique (12%). En revanche, les partisans romands et alémaniques de
l’EEE ont en com­mun de ne pas se prononcer en fonc­tion des arguments
diffusés dans leur aire linguisti­que – la corrélation ne dé­passe pas 0.12 pour
les deux ré­gions (POND2). On retrouve globale­ment cette configura­tion dans
le cas de la vo­ta­tion sur les casques bleus, où la congruence pour les oppo­sants
alé­maniques au projet (0.53) dépasse nettement celle de leurs homologues
romands (0.24), alors que partisans alé­maniques et romands obtiennent
un score de congruence pa­reil­lement négli­geable (respecti­vement – 0.10 et
0.09). Enfin, les campagnes sur l’ONU et sur le FMI ne font pas mentir cette
tendance, malgré cer­tai­nes parti­culari­tés348. Dans l’ensemble, ces différents
résul­tats suggèrent que les campagnes n’ont été effica­ces que dans le camp
des op­posants en Suisse alé­manique.

Caractéristiques des quotidiens ou caractéristiques des ­lectorats ?


En affinant l’analyse, il est possible de nuancer notre dernière observation :
comme nous le montrerons, la campagne des opposants à l’EEE semble
avoir été particulièrement bien orchestrée auprès des lecteurs réguliers
du Blick. Jusqu’ici, aucun lien direct n’a été établi entre les motivations du
vote et la lecture effective des différents journaux servant de support aux
annonces publicitaires. Cette tâche est banale d’un point de vue technique,
mais extrê­mement ardue sur le plan de l’interprétation. En effet, les données
de sondage ne permettent pas d’établir avec certitude le sens de la causalité
lorsque l’agenda des médias coïncide avec l’agenda de leurs audiences (voir
chap. 8.2). La congruence résulte-t-elle de l’influence d’un quotidien sur ses
lecteurs ? ou de l’ajustement de ce quotidien aux préférences de son lectorat ?
ou en­core des deux phénomènes à la fois ? Même si nos données paraissent
plaider davantage en faveur de la thèse d’une spécificité des différents lectorats349,
348
Lors de la campagne sur l’ONU, les partisans romands ont donné des motifs plus
congruents que leurs homolo­gues alémaniques (r = .26 et –.12, respectivement), mais
les opposants alémaniques sont une nou­velle fois plus en phase avec le contenu de la
campagne dans leur région que les opposants romands (r = .43 et .13). Quant à la
campagne sur le FMI, elle démontre que les motifs des partisans et des opposants sont
plus congruents en Suisse alémanique qu’en Romandie ; toutefois, les différences sont
minimes, étant donné l’absence totale de congruence pour les parti­sans (.01 vs. –.06)
et la corrélation quasi parfaite dans le camp des opposants (1.00 vs. .91).
349
En effet, pour la campagne sur l’EEE, les corrélations bi-variées entre les trois quotidiens
alémaniques sont très élevées, aussi bien du côté des partisans (POND2 : 0.92 < r <
559

nous ne pouvons pas exclure la thèse d’une influence propre des quotidiens.
Ce d’autant moins que le potentiel persuasif des quotidiens ne se limite pas à
l’impact des annonces publicitaires ; la partie édito­riale ou les lettres de lecteurs,
par exemple, sont susceptibles d’exercer une influence indépen­dante. C’est
pourquoi nous nous limiterons ici à une approche descriptive du phénomène
de congruence.
Malheureusement, notre analyse devra se limiter à la campagne sur
l’EEE. C’est en effet la seule occasion où l’enquête VOX a jugé bon d’interroger
les citoyens sur leurs sources d’information, plus précisément leur fréquence
de lecture de six journaux, dont trois ont pu être retenus pour l’analyse à venir
(NZZ, TAZ, BLI)350. Dans une première étape, pour conserver un nombre
maximal de cas, nous avons considéré comme « lecteur » toute per­sonne
déclarant consulter un journal au moins une fois par semaine. Le Tableau 8.2
examine si cer­tains lecto­rats étaient plus « en phase » avec l’argumentation
déve­loppée dans le quotidien de leur choix.
Le tableau montre qu’une seule catégorie de citoyens, les lecteurs du
Blick opposés au traité, ont semble-t-il mieux reflété dans leurs motivations les
arguments de la campagne parus dans leur quotidien, par rapport à l’ensemble
des citoyens. En revanche, les lecteurs favorables au traité, quel que soit le
journal qu’ils ont consulté durant la campagne, ont donné des motiva­tions
à leur vote qui s’éloignent beaucoup des arguments parus dans les différents
journaux. Sans doute le petit nombre de cas a-t-il pour effet de rendre les
corrélations plus « hasardeu­ses » qu’au niveau de l’échantillon total. Cepen-
dant, les corrélations sont nettement plus éle­vées pour la campagne du non,
et ceci malgré un nombre de cas tout aussi modeste et par­fois même inférieur
au camp adverse. Globalement, le Blick semble avoir été le meilleur vec­teur
des arguments, défavorables et favorables au traité, tandis que la NZZ et le
Tages-Anzei­ger apparaissent en première analyse comme des supports moins

0.96) que du côté des opposants (0.97 < r < 0.99). Ainsi, les variations obser­vées plus
bas dans le niveau de congruence des différents lectorats est à mettre avant tout sur le
compte de varia­tions individuelles dans le style de motivation de la décision de vote.
Effectivement, les corrélations bi-variées entre les motivations des trois lectorats (fait
partie d’un lectorat tout individu affirmant avoir lu au moins une fois par semaine l’un
des quotidiens) sont relativement plus faibles que les corrélations entre l’argumentation
des journaux, surtout du côté des opposants (0.58 < r < 0.85), mais aussi parmi les
partisans (0.87 < r < 0.91).
350
Les répondants pouvaient indiquer une fréquence hebdomadaire de lecture comprise
entre 0 et 6 pour chaque quotidien. Les quotidiens à choix étaient 24 Heures, Le
Nouveau Quotidien et Le Journal de Genève pour les ré­pondants romands, NZZ,
Tages-Anzeiger et Blick pour les répon­dants alémaniques. Alors que les trois quoti­
diens alémaniques font partie intégrante de notre étude, seul le Jour­nal de Genève y
est représenté pour le compte des journaux romands. De plus, comme les lecteurs du
Journal de Genève sont très peu nombreux dans l’échantillon, nous les avons écartés
de l’analyse qui suit.
560

Tableau 8.2 : Corrélations entre les arguments de la campagne sur l’EEE et


les ­motivations du vote énoncées par le lectorat de trois journaux
(n : nombre de répondants ; N : POND2).

Tous les Lecteurs Lecteurs du Lecteurs


répondants de la NZZ Tages-Anzeiger du Blick
Partisans 0.12 0.09 0.09 0.14
(n) (476) (61) (91) (74)
(N) (1076) (186) (320) (242)

Opposants 0.52 0.36 0.36 0.64


(n) (449) (43) (81) (115)
(N) (3454) (603) (1036) (976)

efficaces – peut-être parce que leur lectorat est plus restreint et spécialisé
(NZZ), ou peut-être parce que leur engagement éditorial pour le oui a tem-
péré l’impact des argu­ments défavorables au traité, voire s’est démarqué de
l’argumentation des annonces favorables (NZZ et TAZ). En surface, donc, le
potentiel d’activation des arguments contenus dans les diffé­rents quotidiens
semble varier selon leur identité et leurs caractéristiques.

8.3.4 Exposition aux médias


La fréquence de lecture des quotidiens
Au-delà du problème de causalité évoqué plus haut, l’analyse que nous venons
de mener peut sembler rudimentaire pour deux autres raisons au moins. Tout
d’abord, notre opérationalisa­tion du statut de lecteur est quelque peu « per-
missive », dans le sens où les individus qui ne font qu’une lecture épisodique
d’un journal (une fois par semaine) sont assimilés à des lecteurs réguliers, au
même titre que les abonnés, par exemple. Or, il va de soi que le degré d’expo-
sition aux arguments ne saurait être semblable dans les deux cas. En second
lieu, il n’est pas rare de lire plus d’un journal au cours de la semaine – c’est le
cas d’environ 16% de notre échantil­lon en Suisse alémanique (environ 14%
en Suisse romande).
Nous tenterons de corriger ces deux faiblesses dans notre analyse des
effets persuasifs. Pour l’instant, la première difficulté peut être en partie sur-
montée. Il s’agit pour cela de répéter notre analyse de corrélation, en tenant
compte cette fois-ci de la fréquence de lecture des quotidiens. En regroupant
cette fréquence en quatre catégo­ries (jamais ; une ou deux fois par semaine ;
de trois à cinq fois ; six fois), nous observons un impact sou­vent non linéaire de
l’exposition aux annonces sur la congruence arguments–motivations. Du côté
des partisans de l’EEE, malgré des variations assez faibles, on relève une relation
curvi-li­néaire pour deux journaux sur trois (TAZ, BLI) : les citoyens donnant
les motifs les plus congruents font partie des lecteurs « modérément assidus »
561

(3–5 fois/semaine). Dans le cas de la NZZ, une augmentation du rythme de


lecture a même une influence négative sur la congruence. Du côté des opposants
au traité, on observe à nouveau une relation curvi-linéaire, cette fois-ci au sein
du lectorat de la NZZ : les lecteurs « modérément assidus » donnent les motifs
les moins congruents, alors que les « abonnés » (6 fois/semaine) sont les plus
en phase avec les arguments diffusés dans leur journal. Quant aux lecteurs
des deux autres quotidiens, ils don­nent des motifs d’autant plus congruents
que leur fré­quence de lecture est élevée.
Globalement, la relation entre exposition et congruence paraît donc curvi-
linéaire parmi les supporters du traité, alors qu’elle est positive parmi ses
détrac­teurs. Ce résultat, bien que sug­gérant un travail de priming moins efficace
de la part des partisans de l’EEE, n’efface pas le doute évoqué plus haut : cer-
tains citoyens utilisent l’information provenant de plusieurs quo­tidiens, dont
un grand nombre est absent de no­tre banque de données. Rele­vons tout de
même que 59% des individus dans notre échantillon alémanique affirment
avoir consulté au moins une fois par semaine l’un des trois quotidiens pris en
compte dans cette étude.

Le nombre de médias utilisés


Nous souhaitons cependant ajouter quelques précisions quant à l’utilisation
des différents mé­dias et dépasser le cas des seules annonces publicitaires dans
les journaux. En effet, l’enquête VOX pose la question de l’utilisation ou non
d’une série de « médias », allant des médias tradi­tion­nels (presse, télévision,
etc.) à des moyens de communication plus informels (stands de rue, discussions
sur le lieu de travail). Premièrement, il est à noter que les citoyens déclarant
s’être orientés (entre autres) à l’aide des annonces publicitaires ne sont ni plus
ni moins congruents par rapport à celles-ci que le reste de notre échantillon.
A première vue, ceci tend à confirmer l’hypothèse selon laquelle les messages
publicitaires constituent en quelque sorte un condensé des arguments diffusés
plus largement au cours de la campagne (voir chap. 8.1). Mais ceci pourrait
également signifier que les annonces ont un impact né­gligeable sur les opi­
nions individuelles, voire un effet contrecarré par d’autres sources (voir chap.
3.3.4). Nous ne pouvons pas trancher cette question avec les données à notre
dis­position ; cependant, nous aurons l’occasion de tester l’influence persuasive
des annonces au niveau individuel.
De même, l’utilisation de la télévision et de la partie rédac­tionnelle de la
presse (les deux mé­dias les plus utilisés) ne modifie que très marginalement les
scores de congruence. En revan­che, une échelle recodée exprimant l’utilisation
de tous les médias pris en compte dans l’enquête VOX (ci-après MED)351

351
Douze médias sont pris en compte, ce qui donne à l’échelle une étendue théorique
(et empirique)comprise entre 0 et 12. En recodant l’échelle en trois catégories (0 à 3
médias ; 4 à 5 médias ; 6 à 12 médias), on obtient une distri­bution quasi normale (27%,
38% et 35%, respectivement).
562

produit des résultats plus substantiels. Du côté des partisans, la congruence


est maximale parmi les citoyens ayant fait un usage moyen des médias (4 ou
5) durant la campagne, tandis que du côté des opposants la congruence est
minimale au sein de ce groupe. En d’autres termes, la multiplication des sources
d’information n’a profité de façon linéaire ni aux partisans ni aux opposants, qui
par ailleurs ont utilisé en moyenne le même nombre de sources pour s’orienter
(4.9 médias). Une explication possible de cette configura­tion réside dans le rôle
particulier de certains médias – notamment les médias « officiels » versus les
médias « concurrents » (voir chap. 9.4.2) –, dont l’importance relative varie
d’une catégorie à l’autre de notre échelle. Une autre explication vient de ce que
l’exposition aux arguments ne garantit pas à elle seule leur acceptation ou leur
capacité à activer les croyances pré-existantes. Ici aussi, nous observons une
relation curvi-linéaire qui suggère l’intervention d’un mécanisme « médiateur »,
au sens de McGuire (1969, 1985). Suivant le modèle PMR, ce mécanisme peut
être la réception des messages médiatiques.

8.3.5 Réception des messages


Le niveau de compétence
Conformément au modèle PMR, l’assimilation des messages délivrés par les
élites est médiati­sée par les prédispositions des citoyens et par leur niveau de
compétence politique. En ré­sumé, le niveau de compétence (ci-après AWARE ;
voir chap. 5.2.2) régule à la fois la récep­tion effective des messages et le processus
par lequel les individus font le rap­proche­ment en­tre le contenu des messages
et leurs prédispositions (Zaller, 1992). Pour au­tant que leur com­pé­tence le leur
permette, les individus acceptent alors les arguments reçus, ou les rejet­tent.
Quant aux citoyens peu compétents, si tant est qu’ils aient reçu les messages
à leur desti­na­tion, ils ont tendance à les accepter sans autre examen – par
manque de cons­traint idéolo­gique, selon la terminologie de Converse (1964).
Partant de là, nous avons ana­lysé le lien en­tre le niveau de compétence et la
congruence arguments–motivations pour la votation sur l’EEE. La Figure 8.1
illus­tre le résultat inattendu de cette analyse, ainsi que le lien discuté précé-
demment entre le niveau de congruence et l’exposition aux médias (MED).
A souligner que les deux catégories en abscisse ne se recoupent pas. Par
exemple, les individus classi­fiés dans la catégorie M1 ne se trou­vent pas tous
simultané­ment dans la catégorie AW2 (c’est même loin d’être le cas) ; la même
remarque s’applique à la Figure 8.2 (infra).
La figure montre de façon convaincante l’influence du niveau de
compétence sur l’accessibilité en mémoire des principaux arguments de
la campagne. Cet impact est indiscutable, mais sa direc­tion est diamétralement
opposée selon la décision de vote ! Parmi les opposants, le niveau de compétence
contribue à renforcer la congruence entre arguments et motivations ; en
d’autres termes, les individus mieux armés sur un plan cognitif ont davantage
restitué les arguments centraux de la campagne pour justifier leur décision, ce
563

Figure 8.1 : Congruence arguments-motivations suivant la direction du vote,


le niveau d’exposition aux médias et le niveau de compétence
(votation sur l’EEE)352
Coeff. de
corrélation
1.00
MED oui MED non
AW oui AW non
0.75

0.50

0.25

0.00
M1 / AW2 M2 / AW3 M3 / AW4
Utilisation des médias et compétence

qui paraît naturel. En re­vanche, les partisans ont tendance à accorder moins
d’importance aux idées force de la cam­pagne à mesure que leur compétence
augmente. Certes, la moindre saillance des argu­ments moteurs de la campagne
auprès des citoyens les plus compétents n’équivaut pas forcé­ment à un rejet de
ces arguments – selon toute vraisemblance, ce n’est pas le cas. Il demeure que
les arguments du oui n’ont pas imprégné la décision de vote de manière aussi
directe que les ar­guments du non, et que le vote des partisans semble s’être
basé principalement sur d’autres considérations immédiatement accessibles.
En réalité, plutôt que diminuer l’importance des argu­ments moteurs de la
campagne, la compétence a pour effet de promou­voir un autre type de motivations,
moins économiques et plus « idéelles »353.
Au-delà d’une interprétation quelque peu normative – « la compétence
favorise les positions idéelles et altruistes » –, comment expliquer une telle
352
En raison des ef­fectifs très faibles, les deux premiers niveaux de compétence ont été
recodés ensemble (catégo­rie AW2). Nous utili­sons l’indice POND1, car il per­met une
pré­sentation condensée des résultats, en mi­nimisant l’écart entre partisans et oppo­sants
dans le niveau des corrélations (l’utilisation d’autres indices ne change rien aux tendan­
ces qui se manifestent).
353
En substance : empê­cher l’isolation, encourager l’ouverture de la Suisse, assurer le futur
de la jeu­nesse. Les plus compétents ont plé­biscité ces trois ar­guments « idéels » (∑O32,
O33, O36 = 76%), contrairement à leurs concitoyens moins com­pétents (AW3 : 36% ;
AW2 : 35%). A noter que ces motivations correspondent à des arguments relati­vement
mineurs de la cam­pagne (∑ = 11%, POND2).
564

inversion de polarité dans l’impact de la compétence politique des partisans


de l’EEE sur le choix de leurs motivations de vote ? L’une des premières
réactions devant un tel résultat est bien sûr la recherche d’éventuels artefacts.
Pourtant, nous n’avons découvert qu’un biais minime dans notre analyse de
congruence, biais qui entache d’ailleurs également notre étude des motivations
des opposants au traité354. Ceci étant, plusieurs facteurs peuvent contribuer
à éclairer le rôle particulier du niveau de com­pé­tence auprès des supporters
du projet355. Cependant, même la meil­leure hypothèse ad hoc se heurte­rait à
l’impossibilité pratique de relier causalement le rôle médiateur atypique du
degré de compétence avec ses conséquences sur le ni­veau de congruence des
partisans. En réalité, nous touchons une nouvelle fois aux limites de notre
approche méthodologique, qui ne permet pas de tester aisément les liens entre
plusieurs variables. Etant donné le statut de notre varia­ble dépendante (i. e.
354
Concrètement, il s’agit du fait que l’opérationalisation du niveau de compétence se
base en partie sur les moti­vations du vote elles-mêmes. En effet, sont classifiés au-dessus
du niveau minimal tous les individus qui ont répondu correctement à deux questions
de connaissance au moins et qui ont pu fournir au moins une motivation valable pour
leur vote. Autrement dit, la motivation du vote sert à la fois à déterminer le ni­veau
de congruence et à construire l’une des variables indépendantes visant à expliquer ce
niveau. Toutefois, l’analyse de congruence exclut automatiquement tous les citoyens
qui n’ont donné aucune motivation valable, ce qui re­vient à restreindre le groupe des
« incompétents » (niveau 1), qui était déjà peu nombreux à l’origine et a été agrégé
avec le groupe des « peu compétents » (niveau 2). Ainsi, le groupe AW2 se distingue
des autres surtout du point de vue de la connaissance de l’objet (voir Figure 5.1). En
revanche, la diffé­rence en­tre les individus « assez compétents » (ni­veau 3) et « très
compétents » (niveau 4) se fait du point de vue du nombre de motivations valables. Or
il s’avère que, pour les quatre projets de politique extérieure, les corrél­ations effectuées
avec le premier motif uni­quement (au lieu des deux motifs potentiels, comme tout au
long de ce chapitre) produisent des coefficients très proches des coeffi­cients habi­tuels.
En tous cas, pour l’EEE, ces différences ne suffi­sent absolument pas à expli­quer la pro-
gression de congruence parmi les oppo­sants, et encore moins la baisse de congruence
des parti­sans.
355
Ces facteurs comprennent la difficulté éprouvée pour se prononcer sur le traité, ou
l’évaluation subjective de la qualité de l’information reçue à propos de l’intégration
suisse en Europe. La difficulté éprouvée pour se pro­noncer est une variable dichoto-
mique (0 : plutôt facile ; 1 : plutôt diffi­cile). L’évaluation de l’information reçue est une
variable issue de la question suivante : « Concernant la question de l’adhésion de la
Suisse à l’EEE, respectivement à la CE, considérez-vous que vous êtes personnelle­ment
très bien informé(e), bien informé(e), pas très bien informé(e) ou pas bien informé(e)
du tout ? ». Pour les partisans, ces deux variables, ainsi que le nombre de médias uti-
lisés, contribuent à expliquer le niveau de com­pétence ob­jective dans une régression
multi­ple. En revanche, seul le nombre de médias utilisés contribue de manière signi­
ficative à l’explication de la com­pétence des opposants. Autrement dit, dans le camp
des partisans, la com­pétence est également une question d’aisance et de sécurisation
face aux enjeux. Or, sem­ble-t-il, ces sentiments indui­sent une appréciation de l’EEE
relativement indépendante des arguments promus par les annonceurs.
565

un coefficient exprimant la corrélation entre les motivations d’une ca­tégorie


déterminée de notre échantillon et les arguments d’une catégorie déterminée
d’annonces pu­blicitaires), nous sommes contraints de définir autant de niveaux
d’agrégation qu’il y a de caté­go­ries dans nos varia­bles indépendantes. Cette
tâche, en plus d’être très fasti­dieuse, fait sur­gir très tôt le problème d’un nombre
insuffisant de cas dans certaines analyses de corrélation, et ne permet évidem­
ment pas d’écarter tout danger d’erreur écologique.
Il convient de préciser que les partisans de l’EEE de compétence
supérieure ne s’éloignent pas des arguments publicitaires en raison d’une
moindre exposition aux annonces. Au contraire, les individus compétents
utilisent davantage ce médium particulier, et consultent davan­tage de médias
en général – y compris les médias « concurrents »356. Ainsi, les ci­toyens
potentielle­ment les plus réceptifs aux arguments publicitaires y sont égale­ment
les plus exposés. Mais il est vrai que ces individus sont en même temps exposés
à un plus grand nom­bre de sources d’information, ce qui pourrait signifier
qu’ils ont aussi in­terna­lisé des mes­sages différents, provenant d’autres médias.
Bien que les campagnes pu­blicitaires soient ex­trême­ment cohé­rentes d’un
quotidien à l’autre, rien ne nous permet d’affirmer que les campa­gnes menées
dans différents médias sont cohérentes entre elles. En somme, les partisans les
plus com­pétents sont susceptibles d’être particulièrement exposés et réceptifs
aux messa­ges mé­diati­ques.
Ceci nous amène à une autre explication, qui repose à la fois sur l’inertie
caractérisant les croyances des individus compétents (Miller and Krosnick,
1996 : 94) et sur la résonance des campagnes avec les valeurs des citoyens (voir
chap. 7.4.2). De par leur caractère relativement nouveau, les arguments
développés par la campagne du oui se sont heurtés non pas à un refus massif
des partisans les plus compétents, mais au volume important de leurs croyances
pré-existantes à propos de l’ouverture du pays. Les nouvelles informations,
internalisées de ma­nière relativement périphérique, n’ont peut-être exercé qu’un
effet d’activation sur les croyan­ces qui étaient déjà les plus centrales et les plus
saillantes. En revanche, les arguments de la campagne sont susceptibles d’induire
des effets de saillance plus prononcés sur les partisans moins compétents, dont
les systèmes de croyances sont moins différenciés et moins intégrés. Ceci est
également vrai des opposants peu compétents. Par contraste, la campagne du
non a vraisemblablement renforcé la saillance des croyances centrales auprès des
opposants les plus compétents, car les arguments publicitaires – et médiatiques
en général – recoupaient leurs convictions pré-existantes. La capacité d’une campagne

356
Voir le chapitre 9.4.2. Parmi les partisans « très peu compétents », 18% ont utilisé les
annonces, contre 54% parmi les partisans « très compétents » (V de Cramer : .12 ;
p < .07). De même, le nombre de médias consultés varie entre 3.81 et 5.16 entre ces
deux catégories d’individus (F : 3.7 ; p < .01) ; le nombre de médias « concurrents »
(i. e. annonces publicitai­res, courrier des lecteurs, mailing direct) varie quant à lui entre
0.45 et 1.04 (F : 2.6 ; p < .05).
566

à résonner avec les valeurs des ci­toyens est peut-être l’un des gages les plus sûrs
de son succès. En comparaison, la création de nouveaux critères de jugement
– par exemple l’accès au marché européen tant plébiscité par la campagne
du oui – est une entreprise beaucoup plus aléatoire. Comme nous le notions
plus haut (chap. 3.4.4), « une campagne efficace attire l’attention des vo­tants
sur les enjeux qu’ils considè­rent déjà comme prioritaires » (Ansolabehere and
Iyengar 1995 : 88 [NT]). Enfin, on pourrait également avancer le fait que les
évaluations négatives sont généralement plus faciles à activer que les évaluations
positives (voir chap. 4.3.4). Cette hypothèse est assurément inté­ressante, mais
nous ne la poursuivrons pas ici, par manque de données adéquates.
Peut-être la relation entre congruence et réception des messages sera-
t-elle clarifiée par une analyse de la situation pour la votation sur les casques
bleus. Malheureusement, tel n’est pas le cas, comme le montre la Figure 8.2.
Certes, une augmentation du niveau de compétence entraîne également une
amélioration de la congruence dans le camp des opposants et une dété­rioration
dans le camp des partisans357 ; mais les différences sont faibles et non linéaires.
D’autre part, l’exposition aux médias a un impact négligeable sur la force des
corrélations.
Avant de clore cette section sur l’impact du niveau de compétence, nous
ex­plorons la question de l’interaction existant probablement entre l’exposition
aux médias (opérationalisée par le nombre de médias consultés) et le potentiel
de réception des arguments (opérationalisé par le niveau de compétence). On
peut ainsi émettre l’hypothèse qu’une aug­mentation du niveau de compétence
n’est susceptible de favoriser la congruence arguments–motivations que sous
condition d’un certain niveau d’exposition aux médias358. L’Annexe D.1. donne
une présenta­tion graphique des résultats de cette analyse pour les votes sur
l’EEE et sur les casques bleus, résultats qui ne manquent pas de nous étonner
une nouvelle fois. Du côté des partisans de l’EEE, on s’aperçoit que l’influence
négative de la compétence sur le niveau de congruence est non seu­lement
confirmée, mais également spécifiée. En effet, l’impact de la compétence est maximal
parmi les citoyens moyennement exposés aux médias, alors qu’il est plus faible parmi
ceux qui sont les plus exposés, et nul parmi ceux qui ont fait l’usage le plus
modeste des médias. D’autre part, un degré élevé de compétence semble
357
Notons également que le niveau de compétence a un impact globalement positif (mais
curvi-linéaire) sur les partisans de l’adhésion à l’ONU et un impact négatif sur les
opposants. Enfin, la compétence est liée de manière négative au niveau de congruence
des partisans des institutions de Bretton Woods, et de manière positive du côté des
opposants. Cependant, le faible nombre d’items et/ou le faible nombre de cas pour
chaque catégorie de com­pétence rend les conclusions pour ces deux objets particuliè-
rement hasardeuses.
358
Inversement, on peut postuler qu’une forte exposition aux médias ne garantit l’adoption
des arguments sail­lants de la campagne que si les individus ont la capacité cognitive de
traiter l’important volume d’information reçue de façon « quasi statistique » – c’est-à-
dire si les individus possèdent un certain niveau de compétence.
567

Figure 8.2 : Congruence arguments-motivations suivant la direction du vote, le


niveau d’exposition aux médias et le niveau de compétence (votation
sur les casques bleus)

Coeff. de
corrélation
1.00
MED oui MED non
AW oui AW non
0.75

0.50

0.25

0.00

-0.25
M1 / AW2 M2 / AW3 M3 / AW4
Utilisation des médias et compétence

annihiler l’effet par­ticulier de l’exposition aux médias. Du côté des opposants


au traité, la configuration est qua­siment in­verse : l’effet du degré de compétence
est général, mais il est le plus faible parmi les citoyens moyennement exposés,
tandis qu’il est singulièrement pro­noncé parmi les individus ayant peu utilisé
les médias. Enfin, il apparaît également qu’un haut niveau de compétence
« nivelle » la congruence d’une catégorie d’exposition aux médias à l’autre.
Ceci dit, il faut noter que la campagne sur l’EEE est peut-être un cas particulier
en ce qui concerne l’effet de l’information (utilisation des médias et niveau de
compétence) sur le choix des motivations du vote.
En effet, une analyse identique appliquée à la votation sur les casques
bleus pro­duit des ré­sultats très contrastés. En l’espèce, bien que l’effet du ni­veau
de compétence sur la congruence arguments–motivations soit comparable (i. e.
positif pour les opposants et négatif pour les partisans), cet impact est très faible
et non linéaire. D’autre part, l’effet de l’exposition aux médias est négligeable,
de sorte que le croisement de ces deux variables n’a qu’un effet mar­ginal sur le
niveau de congruence (opposants), ou alors un effet « erratique » (partisans).
L’unique point de rapprochement entre les deux vota­tions consiste en une
sorte de nivelle­ment entre les caté­gories d’exposition aux médias in­duit par
un degré élevé de compétence : parmi les individus les plus compétents, le degré de
congruence dépend très peu du nombre de sour­ces consultées. Cette observation va dans le
sens de l’hypothèse énoncée plus haut, selon la­quelle les individus compétents
possè­dent des systèmes de croyan­ces plus différenciés et mieux intégrés, si bien
568

que l’accessibilité de leurs croyances varie peu en fonction de l’information


reçue au cours de la campagne. Pour ces individus, la congruence entre les
ar­guments de la campagne et les motivations du vote dé­pendrait davantage
d’une « corrélation circonstan­cielle » ou de la « résonance » de la campagne
avec leurs croyances pré-existantes.

Le moment de la décision
Un moyen de prendre en compte simultanément le degré d’exposition des
individus aux mes­sages médiatiques et leur potentiel de réception de ces mes-
sages est peut-être de considérer le moment auquel ils prennent leur décision
de vote. Selon nous, le moment de la décision défi­nit une sorte de différentiel
de l’attention générale que les individus prêtent à la campagne réfé­rendaire. Ce
niveau d’attention est à la fois un produit de l’exposition et de la réception des
messages médiatiques, et nous postulons qu’il varie dans une moindre mesure
au sein des groupes distingués par le moment de décision qu’entre ces groupes.
Concrètement, on ne peut guère attendre des citoyens qui ont une opinion
claire sur les objets d’un scrutin avant même le début de la campagne (early
deciders) qu’ils soient influencés par le contenu de celle-ci de la même manière
que ceux qui font leur choix au cours des débats référendaires (campaign deciders).
De même, on peut se demander si les citoyens qui se décident dans les tout
derniers instants avant le vote (late deciders) se prononcent à partir des argu-
ments délivrés pendant la campagne, ou s’ils se déci­dent en fonc­tion d’autres
considérations. Le degré de conflit entre les attitudes des individus semble
maximal parmi les late deciders, et minimal parmi les early deciders (Campbell
et al., 1985 : 40–2).
Ceci étant, conformément à notre discussion du chapitre 3.2.4, il convient
également de souli­gner que le moment de la décision est une caractéristique
situationnelle (c’est-à-dire un at­tribut des décisions, dépendant de leur contexte) et
non une caractéristique stable des indi­vidus. Ainsi, il faudrait tenir compte du
contexte particulier de la démocratie directe en Suisse et du contexte spécifique
à chaque votation avant de commenter le rôle du moment de la déci­sion dans
la formation des opinions. Dans le cadre de la démocratie directe, il faut noter
que les votations – à la différence des élections, américaines ou autres, qui ont
fait l’objet de la litté­rature dont nous nous inspirons ici – échappent en grande
partie à la capacité de contrôle des partis politiques (Longchamp, 1991 : 316–8).
De sorte que les différences entre les catégo­ries, particulièrement entre early
deciders et campaign deciders, sont certainement plus ténues que dans d’autres
contextes. Toutefois, le Tableau 8.3 confirme que certaines différences exis­tent
bel et bien, du point de vue du nombre de médias consultés par les individus
pour prendre une déci­sion (MEDIA)359 et de leur niveau de compétence sur
les enjeux (AWARE).
359
Cette variable correspond à la variable MED non recodée. Comme le nombre de
médias pris en considération change d’un objet à l’autre (10 pour l’adhésion à Bretton
569

Tableau 8.3 : Caractéristiques des citoyens suivant le moment de leur décision360


Projet BRW EEE CBL
Catégorie AWARE MEDIA AWARE MEDIA AWARE MEDIA
Early deciders 2.19 3.44 3.30 4.83 3.12 4.09
(n = 211) (211) (406) (406) (340) (340)
Campaign deciders 2.58 4.00 3.32 5.07 3.11 4.13
(302) (302) (412) (412) (344) (344)
Late deciders 2.14 3.66 2.98 4.21 2.55 3.47
(306) (306) (167) (167) (158) (158)
Sig. F = 14.72*** F = 5.22**F = 10.54*** F = 9.27***F = 22.25*** F = 7.90***
*** : p < .001 ; ** : p < .01

Il s’avère que les campaign deciders ne constituent pas une catégorie intermédiaire,
mais le groupe d’individus le plus exposé et le plus réceptif à l’information
médiatique. Pour leur part, les late deciders semblent en retrait sur l’ensemble
des mesures d’exposition et de ré­ception, alors que les early deciders occupent
souvent une position médiane. Lorsque les campa­gnes sont intenses (EEE,
CBL), les early deciders manifestent des caractéristiques pro­ches des campaign
deciders, tandis que les campagnes peu intenses semblent mettre les early et les
late deciders sur un pied d’égalité. Ceci suggère que les individus qui se décident
avant le début de la campagne ne se retirent pas pour autant des débats lorsque
ceux-ci atteignent un certain degré d’intensité – peut-être ne le peuvent-ils tout
simplement pas, compte tenu de l’ubiquité des communications médiatiques.
Enfin, on notera que cette catégorie de citoyens n’est pas davantage affiliée
aux partis politiques que les cam­paign deciders, ce qui est peut-être inhérent au

Woods, 12 pour l’EEE et 9 pour les casques bleus), MEDIA varie théoriquement – et
empiriquement – entre 0 et le nombre maximal de médias.
360
Nous ne disposons pas des données adéquates pour la votation sur l’ONU (la question
du moment de la décision n’a pas été posée dans l’enquête VOX). Pour les trois autres
votations, le moment de la décision a été recodé dans les trois catégories selon la pro-
cédure suivante :
Early deciders Campaign deciders Late deciders
BRW : Décision toujours claire (n = 211) 1–2 semaines avant (150) ; Directement avant (85) ;
plusieurs semaines avant (152) qq. jours avant (150) ; NSP (71)
EEE : Décision toujours claire (n = 406) 1–2 semaines avant (149) ; Directement avant (56) ;
plusieurs semaines avant (263) qq. jours avant (61) ; NSP (30) ; pas de
réponse (20)
CBL : Décision toujours claire (n = 340) 1–5 semaines avant (276) ; 1–6 jours avant (113) ; NSP (45)
6 semaines et + avant (68)

A noter que la catégorie des late deciders a été définie de façon particulièrement englo-
bante dans le cas de la votation sur l’EEE, en raison du manque de cas (qui se révèlera
surtout problématique dans l’analyse au niveau individuel ; voir chap. 9). D’autre part,
le nombre total de médias ayant fait l’objet d’une question dans l’enquête VOX varie
légèrement selon les objets (voir note précédente), si bien que le niveau absolu de la
variable MEDIA n’est pas strictement comparable d’un projet à l’autre.
570

contexte de la démocratie directe helvé­tique. Autrement dit, les personnes qui


se prononcent sur les objets de vote avant leurs concitoyens ne bénéficient pas
de l’« aide co­gnitive ou heuristi­que à la dé­cision » que leur procurerait leur
attachement à un parti361.
En résumé, nous devrions trouver les effets de priming les plus importants
parmi les citoyens qui prennent leur décision pendant la campagne (campaign
deciders), de sorte que la relation entre la perméabilité aux arguments référendaires et
le moment de la décision devrait être curvi-linéaire. Ainsi, à l’exception du vote sur
l’ONU pour lequel nous ne disposons pas de cette variable, nous avons re-
groupé le moment de la décision en cinq catégories, afin d’analyser son impact
de manière plus précise : décision « toujours claire » (i. e. prise avant le début
de la campagne) ; décision prise quelques semaines avant le vote ; une à deux
semaines avant ; quelques jours avant ; immédiatement avant. Prenons tout
d’abord le cas de la campa­gne sur l’EEE. La Figure 8.3 illustre la force de la
corrélation (POND2–VOX) suivant la direc­tion du vote et le moment de la
décision.

Figure 8.3 : Congruence arguments-motivations suivant la direction et le moment


de la décision de vote (vota­tion sur l’EEE)
Coeff. de
corrélation
1.00
oui non

0.75

0.50

0.25

0.00

-0.25
toujours qq. sem. 1-2 sem. qq. jours imméd.
clair avant avant avant avant
Moment de la décision de vote

361
Cette remarque est en tous cas valable pour les votes de politique extérieure, dont nous
savons qu’ils échap­pent en grande partie au contrôle des partis, et qui donnent lieu
à un vote très peu « partisan » (voir chap. 6.6). Ainsi, une analyse bivariée croisant le
moment de la décision et la force du lien partisan ne met en évi­dence au­cune relation
linéaire entre les deux variables.
571

La figure confirme parfaitement notre hypothèse de curvilinéarité : autant parmi


les parti­sans que parmi les opposants au traité, le niveau de correspondance
entre les arguments de la cam­pagne et les motivations du vote est nettement
plus élevé pour les citoyens qui se sont décidés au cours de la campagne, plus
précisément jusqu’à une semaine avant le vote. Par contraste, les early deciders
semblent avoir été relativement moins touchés par les argu­ments, mais tout de
même davantage que ceux qui ont pris leur décision durant la dernière semaine.
En effet, les late deciders ne se sont pas du tout déterminés en fonction du contenu
argumentatif de la campagne, ce qui confirme l’hypothèse selon laquelle cette
catégorie de citoyens indécis se base sur d’autres considérations que le reste
de la population. Il est à noter également que la direction du vote (le oui ou
le non glissé dans l’urne) n’interfère pas dans la relation, ainsi que l’illustre le
parallélisme entre les courbes de la Figure 8.3. Simplement, comme dans nos
analyses précédentes, le niveau de congruence est nettement plus faible dans
le camp des parti­sans, quelles que soient les catégories de citoyens.
Dès lors que les late deciders ne semblent pas se déterminer en fonction
des arguments de la campagne, qu’ont-ils invoqué comme motifs de leur
vote ? Parmi les partisans du projet, 67% (n = 24) disent avoir voulu empêcher
l’isolation (O32) ou encourager l’ouverture de la Suisse (O33), alors que cette
proportion atteint un maximum de 38% dans les autres catégo­ries. En d’autres
termes, certains indécis ont préféré au dernier moment soutenir le projet
pour des raisons « idéelles », même s’ils n’en imaginaient pas forcément les
implications prati­ques. Parmi les opposants, on recense 69% d’individus (n =
26) à faire état de leur méfiance à l’égard de la Grande Europe (N34) ou d’un
manque d’information (N35), alors que ces motifs recueil­lent un maximum de
24% dans les autres catégories. Si l’on ajoute encore le troisième argu­ment en
importance, celui d’une invasion de travailleurs étrangers (N43 : 15%)362, on
s’aperçoit que l’indécision a conduit un certain nombre de citoyens à choisir
le statu quo pour dissi­per leurs craintes devant l’inconnu de l’intégration européenne.
Certes, ce nombre est peu élevé dans notre échantillon, mais il représente un
segment de l’électorat suffisamment important pour décider potentiellement
du sort d’un projet – abstraction faite de la majorité des can­tons.
De même, notre analyse de corrélation suggère que les citoyens qui étaient
« convaincus d’avance » ont fourni des motivations sensiblement différentes
des campaign deciders, ce qui signifie que certaines considérations ont gagné en
importance au cours de la campagne, tandis que d’autres en ont perdu. Dans
le camp des partisans, seuls deux arguments ont connu une progression quasi
linéaire. Il s’agit de l’énoncé sur les avantages économiques (O31), passant
de 21% parmi les early deci­ders à 38% parmi les individus qui se sont décidés

362
A noter que cet argument reste constant à travers toutes les catégories du moment de
la décision (entre 9 et 17%), et n’est donc pas l’apanage des late deciders. Soulignons
également que ces différents pourcentages por­tent sur un total supérieur à 100%, car
deux mentions étaient possibles pour justifier la décision de vote.
572

quelques jours avant le scrutin, ainsi que l’argument de la restriction du chômage


(O41), passant de 9% à 18%. Dans le camp des oppo­sants, le chômage (N42)
a fait également recette, passant de 13% parmi les early deciders à 32% parmi
ceux qui ont pris leur décision au cours la dernière semaine – nous faisons ici
abstraction de ceux qui ont fait leur choix immédiatement avant le scrutin.
Enfin, on peut faire l’hypothèse que les énoncés sur la baisse des salaires (N44)
et sur la protection de l’environnement (N48) ont été littéralement « décou­
verts » au cours de la campagne, puisqu’ils sont quasiment absents (entre 0
et 1%) des motiva­tions des early deci­ders et pro­gressent jusqu’à 9% parmi les
décideurs de la dernière semaine. A première vue, toutefois, il est difficile de
lier l’évolution de ces différents motifs du vote avec l’évolution des argu­ments
publicitaires – sans compter que le dé­coupage temporel de ces deux séries de
données agrégées ne coïncide pas. Nous reprendrons cette question dans le
chapitre suivant.
Les campagnes sur l’adhésion aux institutions de Bretton Woods et sur
la création d’un corps de casques bleus donnent une image très différente de
l’impact du moment de la décision. En effet, dans ces deux cas, la congruence
entre les arguments de la campagne et les motifs du vote ne semble pas (ou
peu) dépendre du moment auquel la décision a été prise par les ci­toyens. En
d’autres termes, la campagne semble n’avoir eu qu’une incidence mi­neure sur l’accessibilité
des croyances individuelles. Cette apparente déconnexion entre la prise de
décision et les arguments diffusés dans les médias est surprenante de prime
abord, et plaide pour une extension de notre analyse. Mais, dans un premier
temps, nous pouvons tirer certains enseignements des Figures 8.4 et 8.5
(Bretton Woods et casques bleus), qui repré­sentent le niveau des corrélations
de manière identique à la Figure 8.3.
Concernant le vote sur les institutions de Bretton Woods, on constate
un effet de plafonne­ment (ceiling effect) pour les opposants au projet. En effet,
on observe une corrélation déjà exceptionnellement élevée parmi les early
deciders (0.96), ce qui signifie que la campagne ne peut guère ajouter à cette
correspondance, qui se maintient dans les autres catégories au-des­sus de 0.84.
Cette congruence très élevée provient essentiellement de la pré­pondérance de
deux arguments, que l’on retrouve aussi bien dans la campagne que dans les
motivations des individus : les coûts trop élevés de l’adhésion (N21 : entre 28%
et 44% selon les différentes catégories) et le fait que le Tiers-Monde ne reçoit
pas l’aide gérée par ces ins­titutions (N24 : entre 12% et 28%). Apparemment,
comme nous l’avons déjà souligné, l’argument des coûts est devenu une
motivation classique pour les oppo­sants aux projets les plus divers, ainsi que
le confirment certains votes récents363. Souvent, les campagnes d’opposition
363
Voir par exemple l’initiative « propriété du logement pour tous », 07.02.99, 43% de
motivations financières ; le financement des transports publics, 29.11.98, env. 90% ;
le financement de l’assurance chômage, 28.09.97, env. 50% ; etc. Quasiment tous les
projets possédant un volet financier se heurtent à l’argument des coûts trop élevés ou
du déficit des finances publiques.
573

n’ont qu’à réactiver ces images latentes du « contribuable vache à lait » et de


la débâcle fi­nancière de l’Etat.
Parmi les partisans du FMI et de la Banque Mondiale, la campagne
semble avoir produit un effet un peu plus palpable. On retrouve en effet
l’impact curvi-linéaire du moment de la déci­sion sur la congruence
arguments - motivations. Toutefois, à la différence de l’EEE, la campa­gne en
faveur des institutions de Bretton Woods a commencé très tard, deux semaines
avant le vote, et n’a véritablement eu lieu que dans les six derniers jours. Ainsi,
le seul groupe de citoyens dont les motifs témoignent d’un lien positif (mais
quasi inexistant) avec la structure argumentative de la campagne est celui dont
la décision remonte à quelques jours avant le vote. Seuls ces citoyens ont eu
réellement l’occasion de se faire une idée des arguments favo­rables au projet,
alors que les autres catégories doivent être considérées comme composées de
early deciders ou de late deciders, pour lesquels la campagne ne peut guère avoir
eu d’effet. En particulier, on observe une totale inadéquation entre l’argument
choc de la campagne, se­lon lequel le projet nous apporterait des avantages
économiques et financiers (O52 : plus de 50% des arguments pondé­rés),
et les motifs invoqués par les citoyens favorables au projet, dont seuls 12%
mentionnent cet aspect. Dans l’ensemble, il apparaît clairement que la seule
argumentation de type économique n’a pas capté l’attention des citoyens, et
que d’autres di­mensions étaient plus immédiatement accessibles364.

Figure 8.4 : Congruence arguments-motivations suivant la direction et le moment


de la décision de vote (vota­tion sur les institutions de Bretton Woods)
Coeff. de
corrélation
1.00

0.75

0.50
oui
non
0.25

0.00

-0.25

-0.50
toujours qq. sem. 1-2 sem. qq. jours imméd.
clair avant avant avant avant
Moment de la décision de vote
364
On s’aperçoit que les annonceurs au­raient probablement davantage convaincu en
soulignant la dimension parti­cipative du projet (O21) et en exprimant leur refus de
574

Voyons enfin ce qu’il en a été du vote sur les casques bleus (Figure 8.5). Ce
cas de figure est le plus curieux : la campagne semble avoir été incapable de
renforcer la saillance des enjeux ciblés par les annonces publi­citaires, ni auprès
des partisans, ni auprès des opposants. Pour ce qui est des opposants au pro-
jet, la correspondance arguments–motifs est relativement élevée, quel que soit
le moment de la décision. Les faibles variations du coefficient d’une ca­tégorie à
l’autre ne suggèrent aucune interprétation immédiate. Tout au plus peut-on
constater que les cam­paign deciders ne sont pas plus perméables aux arguments
de la campagne que les autres groupes. De même, parmi les partisans, aucun
groupe ne fait mine d’avoir suivi plus attenti­vement que les autres les délibé-
rations de la campagne : le niveau de congruence est systéma­tiquement nul
dans toutes les catégories de citoyens. Ici, donc, pas d’effet de plafon­nement
ou d’effet différé de la campagne – qui a bel et bien débuté quatre semaines
avant le vote et même vraisemblablement plus tôt. Simplement, les arguments
clés de la campagne ont complè­tement man­qué leur cible : l’engagement
volontaire des casques bleus (O41 : env. 30% des ar­guments pondérés) et la
com­patibilité de leur mission avec la neutralité suisse (O40 : env. 25%) n’ont

Figure 8.5 : Congruence arguments-motivations suivant la direction et le moment


de la décision de vote (vota­tion sur les casques bleus)
Coeff. de
corrélation
1.00
oui non

0.75

0.50

0.25

0.00

-0.25
toujours qq. sem. 1-2 sem. qq. jours imméd.
clair avant avant avant avant
Moment de la décision de vote

singulariser et d’isoler le pays (O61), puisque chacun de ces deux aspects a été mentionné
par près de 30% des partisans. En revanche, il est difficile de dire si les an­nonceurs
ont bien fait d’occulter totalement le lien avec l’échéance prochaine du vote sur l’EEE
(O62), bien que ce lien ait été invoqué comme motivation par 12% des partisans. En
ef­fet, cet argument était potentiellement à double tran­chant, ainsi qu’en témoignent
les 5% d’opposants qui en ont fait un motif de refus du projet.
575

été mention­nés res­pectivement que par 6% et 4% des partisans du projet.


Seuls les énoncés pacifistes (O30 : 24%) ont eu un écho proportionnel à leur
importance dans la cam­pagne, soit auprès de 23% des partisans. A l’inverse,
les trois motifs favoris des partisans – arti­culés par 85% d’entre eux et prônant
l’ouverture, la participation et l’engagement hu­ma­nitaire – ne constituent
que 16% des arguments de la campagne. Mais ici la question est plutôt de
déterminer pourquoi le contenu de la campagne semble avoir un impact
indiffé­rencié sur les différents groupes de citoyens, qu’ils soient partisans ou
adversai­res du projet. Cette inter­ro­gation nous a donc amenés à examiner un
dernier paramètre, lié non plus aux citoyens (i. e. le moment de leur décision)
mais à la dynamique des cam­pagnes elles-mêmes.

8.3.6 Exposition aux arguments : fréquence ou primeur ?


En examinant le contenu des campagnes à différents moments de leur déve-
loppement, nous essayons de déterminer à quel stade celles-ci sont les plus
efficaces vis-à-vis des différents groupes de citoyens distingués précédemment.
A ce propos, plusieurs hypothèses s’affrontent pour suggérer comment s’im-
briquent les trois pièces de notre puzzle : les arguments pu­blici­taires re­çus par
les individus ; les croyances qui ont effectivement exercé une in­fluence sur leur
décision ; enfin, les motivations reportées par les indivi­dus, c’est-à-dire leurs
croyances les plus accessi­bles. Rappelons que ces hypothèses ont été présen-
tées précédem­ment en détail (voir chap. 4.3.4). La première (recency) affirme
que plus une croyance a été internalisée ou activée récemment, plus elle sera
saillante et accessible au mo­ment d’exprimer une opinion. Une se­conde hypo­
thèse (disengage) spécifie que cet effet de « pri­meur » n’est plausible que pour
les croyances internalisées ou activées antérieurement au mo­ment de la déci­sion.
Enfin, une troi­sième hypothèse (process) affirme que les sti­mu­lations sus­citées
par les messages médiati­ques « s’accumulent dans la mémoire » des indivi­dus,
de sorte que les argu­ments reçus le plus fréquemment sont les plus accessibles
au mo­ment de motiver le vote. A noter que ces trois hypothèses ont un point
commun : elles pos­tulent que les indivi­dus expri­ment leurs croyances les plus
accessibles, et pas forcément les croyan­ces qui ont fait réelle­ment pencher leur
décision dans une direction ou une autre (cette ques­tion fera l’objet du cha­
pitre suivant).
En réalité, nous ne sommes pas en mesure de tester réellement ces dif-
férentes hypothè­ses, qui touchent pourtant au coeur même des mécanismes
potentiels de priming. Seule une analyse au niveau individuel le permettrait, non
sans quelque difficulté. Au surplus, il faut souligner que les scénarios prévus
par ces trois hypothèses sont suscep­tibles de se pro­duire parallèlement pour dif-
férents types d’individus – alors même qu’il est impos­sible, au niveau agrégé,
d’observer indépendamment chacun des mécanismes postulés. De fait, il ne
s’agira pas ici de tester les hypothèses à proprement parler, mais d’interpréter
nos résultats empiri­ques en fonction des différents scénarios que ces hypothèses impli-
576

quent. Dans cette optique, il convient d’adapter nos données à la dynamique


des trois scénarios. Concrètement, les corrél­ations doivent être effec­tuées non
seulement pour différents groupes de citoyens (early, cam­paign et late deciders),
mais également selon le contenu des campagnes à diffé­rents stades de leur
développement. Assez naturellement, nous avons découpé les campagnes
en quatre tran­ches d’une semaine, de sorte que le nombre d’annonces pour
chaque unité de temps reste en principe suffisamment élevé. Par ailleurs, ce
découpage se combine avec certaines catégories du moment de la déci­sion.
De plus, nous avons la possibilité de distinguer entre les effets « spécifiques »
d’une phase de la campagne, et les effets « cumulés », c’est-à-dire concer­nant
l’ensemble de la campagne (i. e. depuis la pre­mière semaine jusqu’à un mo-
ment donné). L’Annexe D.2 donne une des­cription détaillée de notre analyse
de corrélation pour les votes sur l’EEE et sur les casques bleus, dont il suffira
ici de synthétiser les principaux résul­tats.
Une remarque préliminaire s’impose, avant de procéder à cette synthèse.
Comme nous l’avons montré plus haut, les campagnes publicitaires sur les enjeux
de politique étrangère se caractérisent par une grande cohérence temporelle. En
d’autres termes, cette relative inertie de l’argumentation induit une variance
faible de notre paramètre d’observation, et nous pouvons prévoir que nos
résultats seront peu contrastés. De fait, les variations du niveau de congruence
sont relativement limitées, particulièrement dans le cas de la campagne sur
l’EEE. De manière générale, il apparaît néanmoins que les arguments publi­
citaires les plus récents (i. e. diffusés lors de la dernière semaine de campagne)
sont les plus liés aux motivations du vote énoncées par les individus. Cette
configuration est surtout vala­ble pour les campagnes des partisans des projets
gouvernementaux. Le scénario recency paraît moins judicieux pour décrire le
cas des opposants au traité EEE, sans doute parce que la campagne du non a
été très homogène et a débuté extrêmement tôt – 16 semaines avant la date
de la votation, et avec une avance de sept semaines sur celle des partisans
(Schneider und Hess, 1995 : 104–5). Ainsi, notre période d’investigation de
quatre semai­nes est trop courte pour donner une vue d’ensemble du travail
de priming effectué par les annonceurs. De plus, cette période est sans doute
insuffisante pour permettre de distinguer clairement entre les effets de la pri-
meur des messages médiatiques et les effets de leur fréquence – tout argument
fréquemment diffusé étant nécessairement aussi relativement récent. Enfin,
la campagne des oppo­sants aux casques bleus est en nette contra­diction avec
l’idée selon laquelle les indi­vidus motivent leur vote par les considérations les
plus récem­ment mémorisées, puisque que les niveaux de congruence chu­tent
brutalement avec les argu­ments de la dernière semaine de campagne. Mais
peut-être ce phénomène a-t-il une significa­tion d’un autre ordre, à savoir que
la sail­lance des croyances ne dépend pas seu­lement de la primeur ou de la
fréquence de leur activation, mais aussi de la qualité des argu­ments diffusés
(voir ci-dessous).
577

Les deux autres scénarios fournissent de très pauvres interprétations de


nos observations em­piriques. Pour commencer, les effets cumulés des campa-
gnes sont systé­matiquement infé­rieurs à leurs effets momentanés (voir Annexe
D.2). Ainsi, il est difficile d’affirmer que la fréquence de diffusion des arguments
détermine l’accessibilité des différentes croyances. Alternativement, il est
peu vraisemblable que les individus choisissent leurs motivations au hasard
parmi tou­tes les considérations internali­sées, ou sur la base d’un trai­tement
« sta­tistique » de toute l’information reçue au cours de la campagne. Quant
au scénario selon lequel les individus ne seraient réceptifs qu’aux argu­ments
diffusés avant leur prise de décision, il ne trouve que de rares illustrations dans
nos données. Mais répétons que le peu de variance dans le contenu argumen-
tatif des campagnes ne nous facilite pas la tâche pour détecter de tels ef­fets
bornés dans le temps. Qui plus est, la pé­riode prise en compte n’est pas assez
longue pour examiner les effets de la cam­pagne sur tous les individus – que
dire, par exemple, des indi­vidus qui affirment s’être décidé six semaines avant
le scru­tin ? Enfin, le découpage de la campagne en quatre tranches d’une se­
maine ne correspond pas à toutes les catégories du mo­ment de la décision.
En revanche, notre analyse nous permet d’écarter l’idée selon laquelle les late
deciders se prononceraient en fonc­tion des arguments qu’ils auraient reçus au
cours des derniers jours de la campagne. Au contraire, si l’on se réfère à la
« hiérarchie » établie plus haut du point de vue des niveaux de congruence
(i. e. campaign de­ciders > early deciders > late deci­ders), nos don­nées démontrent
que cette strati­fication se reproduit quelle que soit la phase de la campagne.
Dans le cas du vote sur les cas­ques bleus, pour lequel nous n’avons mis en
évi­dence aucune différence de congruence sui­vant les caté­gories d’individus
(voir Figure 8.5), la distinction entre les phases de la cam­pagne n’apporte
aucune différenciation de ses effets po­tentiels sur des groupes particuliers :
le ni­veau de congruence est pareillement élevé (oppo­sants) ou pareillement
faible (partisans) pour l’ensemble des individus.
Pourtant, dans la mesure où la campagne sur les casques bleus a été moins
cohérente que celle sur l’EEE, notre analyse parvient à mettre en exergue une
certaine « dynamique » dans le pou­voir d’attraction des arguments publici-
taires, avec un optimum atteint lors de la dernière se­maine (partisans) ou lors
de l’avant-dernière semaine (opposants). Au total, les corrélations augmentent
depuis la pre­mière semaine d’au moins 0.30 pour les partisans, et d’environ
0.60 pour les opposants. Dans ce sens, les campagnes paraissent bel et bien
produire un impact sur les opinions individuelles. Sans doute trouverions-nous
une évo­lution comparable dans les effets de la campagne publicitaire sur l’EEE
si nous étendions no­tre période d’investigation. D’autre part, il convient de
préciser qu’aucun lien ne peut être établi entre le volume absolu des arguments
et leurs effets de saillance potentiels. Ainsi, lors de la campagne des opposants
aux casques bleus, le niveau de congruence chute brutalement (pour tous les
individus) entre les deux dernières semai­nes, alors même que le volume des
578

argu­ments a augmenté simulta­nément de plus de 50%. Autrement dit, il faut


rejeter l’idée simpliste que la quantité des argu­ments en dé­termine nécessairement
l’efficacité. En­suite, concernant la campagne sur l’ONU, il n’a pas été possible
de distinguer le moment de la décision des citoyens (question non posée dans
l’enquête VOX) ; c’est pourquoi nous avons dû nous limiter à consi­dérer le
lien entre les motivations de tous les individus avec les arguments publicitaires
à diffé­rents moments de la campagne. Comme celle-ci a été relativement peu
cohérente, on ob­serve certaines ten­dances, qui prennent une forme inverse
selon les camps. Tandis que la campagne des parti­sans paraît avoir gagné en
efficacité sur sa fin, celle des opposants a connu un net fléchisse­ment à partir
de la troisième semaine. Notons finalement que la campagne sur l’adhésion
aux institutions de Bretton Woods a été trop ané­mique pour pouvoir en tirer
des enseignements valables par rap­port à nos questions de recher­che (voir
néanmoins l’Annexe D.2).

8.3.7 Analyse au niveau agrégé : conclusion


De façon générale, les campagnes isolationnistes apparaissent comme nette-
ment plus effica­ces sur le plan de leur travail de priming : elles fournissent aux
citoyens des arguments pour motiver ou consolider leur décision sur les objets
de vote, ce qui ne se manifeste guère dans le camp intégrationniste. Toutefois,
une analyse plus approfondie des déterminants du niveau de congruence
– principalement à l’occasion du vote sur l’EEE – nous a permis de vérifier
si les effets de saillance découlant de l’exposition aux arguments publicitaires
sont bien soumis aux médiateurs et aux condi­tions spécifiés par le modèle
PMR. Celui-ci postule que l’accessibilité des croyances potentiellement inter-
nalisées ou activées en réponse aux arguments de la campagne dépend (1) des
caractéristiques de la source et du contexte de communication, (2) du degré
d’exposition des individus aux messages médiatiques, (3) de leur capacité à
recevoir et à comprendre ces messages, et (4) du fonctionnement basique de
la mémoire humaine (sto­rage bin model vs. storage battery model).
Premièrement, la cohérence des campagnes a probablement un double im-
pact – un impact substantiel et un impact méthodologique. D’une part, une
campagne plus cohérente est sus­ceptible de déployer des effets plus incisifs
sur les indi­vidus (même si notre analyse n’a pas suffi à le démontrer). D’autre
part, la cohérence des campagnes n’est peut-être pas étrangère à notre propre
capacité de détecter des effets de saillance. En même temps, les caractéristiques
intrinsèques de la source ou du contexte d’information entrent en ligne de compte,
que ce soit du point de vue de la région linguistique dans laquelle s’insèrent
les processus de communi­cation, ou du point de vue des particularités des
différents quotidiens. Cette ana­lyse a révélé que la Suisse alémanique est un
terrain propice pour les campagnes des oppo­sants aux projets gouvernemen-
taux, tout spécia­lement auprès des lecteurs du Blick – d’après notre analyse de
la campagne sur l’EEE. La comparaison des différentes sources d’information
579

s’avère cepen­dant problématique, car nous ne pouvons pas distinguer les ca-
ractéristiques propres des quoti­diens des caractéristiques de leurs audiences.
Cette incertitude nous a amenés à examiner une deuxième condition
au pouvoir de priming des arguments publicitaires, à savoir l’exposition effective
des indivi­dus à la source émettrice. Notre analyse de la campagne sur l’EEE
suggère que, parmi les partisans, le niveau de congruence est lié en général
de manière curvi-linéraire à la fréquence de lecture des quotidiens où pa-
raissent les arguments publicitaires. Par contraste, la congruence parmi les
opposants à l’EEE dépend plutôt de manière positive de leur fré­quence de
lecture. Par ailleurs, la prise en compte du nombre de mé­dias utilisés durant
la campagne met en évidence une relation curvi-linéaire entre l’exposition
totale aux médias et le niveau de congruence, ce qui suggère l’intervention
d’un mécanisme « médiateur ».
Ce mécanisme pourrait être celui de la réception des messages médiatiques,
qui constitue une troisième condition au pouvoir de priming des arguments pu-
blicitaires. Le degré de réception des messages médiatiques peut se mesurer de
différentes manières. En premier lieu, le niveau de compétence des individus exerce
une influence sur la force des corrélations entre les argu­ments publicitaires
et les motifs du vote. Cette influence peut être très forte (EEE) ou margi­nale
(CBL), mais dans les deux cas elle varie selon l’orientation du vote. En effet,
une augmentation de la compétence déprime les scores de congruence parmi
les partisans des projets, tandis qu’elle les renforce parmi les opposants. D’autre
part, des effets d’interaction apparaissent entre le niveau d’exposition et le
niveau de compétence. Mais le potentiel indivi­duel de réception des messages
médiatiques peut également être évalué par le moment auquel les individus
prennent leur décision de vote. A ce titre, les campaign deci­ders sont suscepti­bles
d’être plus attentifs au contenu argumentatif des campagnes que les personnes
qui ont fait leur choix avant même le début des débats, ou qui se décident au
der­nier moment. Notre ana­lyse suggère que, lorsque les campagnes atteignent
un certain seuil d’intensité (EEE), la rela­tion entre le moment de la décision
et le niveau de congruence est effectivement curvi-linéaire, aussi bien parmi
les partisans des projets que parmi leurs adver­saires. Autrement dit, seuls les
citoyens qui se sont décidés au cours de la campagne avaient réellement à l’es-
prit les argu­ments publici­taires au moment de répondre à l’enquête VOX. En
revanche, les early deciders et les late deciders semblent plus im­perméables aux
motifs fournis par les an­nonceurs. Dans ce sens, il apparaît que la campagne
peut influencer l’accessibilité des croyan­ces des citoyens, pour au­tant que ceux-ci
soient suffi­samment attentifs pour recevoir les mes­sages qui leur sont desti­nés.
La question de la causalité est pourtant loin d’être réglée (voir ci-dessous).
Finalement, notre analyse de la dynamique des campagnes laisse à croire
que l’efficacité des arguments publicitaires n’est pas stable dans le temps. En
effet, dans la mesure où le contenu argumentatif d’une campagne connaît une
certaine variation temporelle (i. e. n’est pas trop « co­hérente », dans le sens
580

exprimé plus haut), il est possible de mon­trer que les motivations du vote sont
en principe corrélées le plus fortement avec les arguments publicitaires diffusés
lors de la dernière semaine (scénario recency). Cependant, une telle relation n’est
pas systémati­que (e. g. la campagne des opposants aux casques bleus), ce qui
laisse la place à différentes interprétations alternati­ves (notamment le scénario
process). En outre, le fait d’observer de fortes corrélations entre la structure
argumentative des campa­gnes et la structure des motiva­tions individuelles
n’offre en soi aucune garantie de l’existence d’un lien de causalité entre les
deux variables. A cela deux raisons principales : le niveau agrégé de notre
analyse et notre in­capacité à établir la récursivité du phénomène de priming. A
cet égard, les corrél­ations entre les arguments et les motivations pourraient
n’être que « circonstancielles » (en parti­culier pour les individus les plus
compétents possédant de nombreuses croyances pré-existan­tes) ou pro­venir
de la « ré­sonance » des arguments avec les croyances des citoyens. La faculté
des cam­pagnes d’opposition de calquer leurs idées sur les facteurs essentiels du
choix des ci­toyens pour­rait contribuer à expliquer leur succès apparent.
581

9 Effets persuasifs : une étude de la


campagne sur l’EEE
L’un des objectifs du présent chapitre est d’examiner la manière dont les
citoyens traitent l’information persuasive qu’ils reçoivent par la voie des mes-
sages publi­citaires et d’autres médias. Cette analyse per­mettra notamment de
déterminer si les individus forment leurs opi­nions en fonction des arguments
de la campagne. Nous nous demanderons également si les opi­nions sont tribu­
taires des arguments les plus récemment diffusés, c’est-à-dire des croyances
qui sont en prin­cipe les plus accessibles au moment des sondages. Mais ce
chapitre poursui­vra surtout certai­nes pistes de recherche inabordables par le
biais d’une analyse agré­gée. Nous chercherons no­tamment à savoir quel est
le type et la quantité d’information qui exercent une influence sur les opinions
déterminantes pour le vote, et sur quels enjeux s’exerce une influence médiatique.
Puis nous aurons une ré­flexion sur la nature même des effets qu’on est en droit
d’attendre d’une campa­gne politique menée dans les mass médias. Enfin,
dans une partie conclusive, nous po­serons la question des limites à l’influence
des mes­sages médiatiques.
Pour commencer, nous présentons notre schéma d’analyse (chap. 9.1).
Ce faisant, nous insis­terons à la fois sur les résultats prédits par notre modèle
et sur les contraintes – tant métho­dolo­giques que substantielles – susceptibles
de restreindre la netteté et l’amplitude des effets que nous visons à mettre
en lumière. Mais auparavant, il convient de préciser deux dis­tinc­tions fonda­
mentales par rapport à l’analyse menée au chapitre précédent. La première
a déjà été mentionnée : nous passons d’une analyse des effets de priming et des
biais d’accessibilité au niveau agrégé à une étude des effets persuasifs des mass
médias au niveau individuel. Il en découle notamment un changement important
de notre principale variable dépendante. Alors qu’au niveau agrégé nous mesurions
la congruence des arguments publicitaires avec les moti­vations spontanées du
vote, au niveau individuel nous étudierons l’influence de l’information média-
tique sur la position des individus face aux arguments de la campagne. Cette nouvelle
variable est décrite plus bas (chap. 9.2.4), ainsi que les raisons qui nous ont
amené à l’adopter pour mesurer les effets médiatiques. Par ailleurs, pour une
discussion plus com­plète des im­plications substantielles de cette substitution
des variables dépendantes, nous ren­voyons à la conclusion de ce travail (chap.
10.1). La seconde différence importante avec le chapitre pré­cédent est que
nous nous baserons ici uniquement sur les données relatives à la campa­gne et au vote
sur l’EEE. Cette restriction s’impose par la disponibilité des données – avant
tout cel­les relatives à l’exposition aux médias – nécessaires à l’opérationalisa-
tion de notre mo­dèle. Ces données, bien que très loin d’être optimales pour
nos objectifs, figurent dans l’enquête VOX sur l’EEE, mais sont absentes des
enquêtes sur les trois autres votations de politique extérieure. Par ailleurs,
582

seules les données relatives à la Suisse alémanique pourront être analy­sées,


pour des raisons identiques de dis­ponibilité (voir chap. 9.2.1).

9.1 Le modèle théorique


De manière comparable aux effets de priming, le modèle PMR postule que les
effets persua­sifs des mass médias (et des annonces publicitaires en particulier)
sont tributaires de la réali­sation d’une série de mécanismes médiateurs. Pre-
mièrement, les individus doivent être expo­sés aux arguments de la campagne.
Pour opérationaliser le mécanisme d’exposition, nous utiliserons la fréquence
de lecture des trois quotidiens alémaniques, le nombre de médias consultés,
ainsi que le nombre de mé­dias « concurrents » et « officiels » utilisés au cours
de la cam­pagne (voir chap. 9.4.2). Au besoin, nous aurons également recours
aux variables dummy ex­primant l’utilisation de chacun des douze médias pris
en considération par l’enquête VOX.
Deuxièmement, pour être internalisés par les indivi­dus, les messages
médiatiques doivent au moins être reçus. Pour opérationaliser le méca­nisme
de réception, nous utiliserons parallèle­ment notre mesure de compétence politique
et le moment de la décision. Cette dernière varia­ble, nous l’avons vu au niveau
agrégé, semble refléter la sensibilité des individus aux argu­ments publici­taires
lors des campagnes intenses. Quant à la compétence politique, son impact
agrégé sur la congruence arguments–motivations nous avait laissés quel­que peu
per­plexes, puisqu’il s’exerce dans des directions opposées parmi les partisans
et les opposants à l’EEE. Toutefois, l’influence négative de la compétence sur le
niveau de congruence des par­tisans signale uniquement que les individus les
plus compétents avaient des considérations saillantes au moment de l’interview
qui ne corres­pondaient pas aux argu­ments moteurs de la campagne, et non pas
que les annonces publicitai­res n’ont eu aucune prise sur eux. Autrement dit, il
est concevable que les individus compétents aient « filtré » les arguments de la
campagne au profit de certaines considérations, qui étaient par ailleurs moins
accessibles aux individus peu compétents sur les enjeux du traité EEE365.
Au moyen de mesures plus appropriées, nous serons peut-être en me­
sure de révéler le vé­rita­ble rôle de la compétence po­litique dans la formation

365
Nous avons observé l’impact de la compétence sur le fait de motiver son vote avec l’un
des trois principaux ar­guments publicitaires de la campagne en faveur de l’EEE ; cet
impact est quasiment nul et non significatif. En revanche, la compétence exerce un
impact positif substantiel sur le fait de motiver son vote avec l’un des trois principaux
motifs du vote parmi les partisans ; le coefficient B d’une régression logistique est de
.67 (p < .001). En d’autres termes, le niveau de compétence favorise l’accessibilité de
certains arguments sans pour autant éroder la saillance des arguments moteurs de la
campagne. Une analyse simi­laire effectuée du côté des opposants montre que la com­
pétence favorise à la fois les arguments les plus diffusés par les annonceurs (B : .58 ; p
< .001) et les motifs les plus avancés par les citoyens (B : .38 ; p < .01).
583

des opinions. Ces améliorations concer­nent à la fois l’information reçue par


les citoyens au cours de la campagne et leur réponse à cette information. Du
côté de l’information, il importe de mesurer plus précisément le contenu des
messages qui parviennent effectivement aux individus. Bien que cet objectif soit
impossi­ble dans des conditions non-expérimentales, une mesure indirecte de
l’exposition aux ar­gu­ments publicitaires sera élaborée. Du côté des opinions, les
réponses individuelles de­vraient être conçues plus lar­ge­ment qu’en termes de
réactions à des ef­fets de saillance, exprimées par les motivations spontanées du
vote. Notre variable dépen­dante sera désormais l’évaluation des arguments clés de la
campagne, c’est-à-dire des répon­ses à des questions fermées portant sur un certain
nombre d’arguments sélectionnés au préalable pour les enquêtes VOX. Ce­
pendant, pour faci­liter la comparaison avec les résultats du chapitre 8 et une
inter­prétation globale des effets de la campagne, nous n’avons retenu que les
arguments corres­pondant étroitement à l’une des catégories de motivations
du vote consi­dérées jusqu’ici (voir chap. 9.2.4).
Enfin, pour exercer une influence sur les opinions, aussi bien sous la
forme d’un change­ment que sous la forme d’un renforcement des croyances,
les messages médiatiques doi­vent être acceptés par les individus. Toutefois,
nous écartons provisoirement la question de la résis­tance partisane aux messages
persuasifs, sur laquelle nous reviendrons (chap. 9.5.2). Une telle simplifi­cation
du modèle PMR revient concrètement à admettre un impact homo­gène de
l’information médiatique pour un même niveau d’exposition et de réception366.
En résumé :
opinion = f (exp. arguments, exp. médias, compétence, moment de
la décision)

9.2 Opérationalisation des variables du modèle


9.2.1 L’exposition aux arguments
Avec la capacité de réception, le niveau d’exposition constitue un régulateur
de l’influence potentielle des messages médiatiques sur les individus. Dans
un premier temps, nous mesure­rons cette influence de manière sectorielle, en
examinant l’impact des messages sur la posi­tion des individus face à différents

366
Il est vrai, cependant, que la coloration partisane des arguments est généralement
moindre que celle des posi­tions fondamentales vis-à-vis de l’objet de vote, car l’infor-
mation contextuelle à pro­pos des argu­ments est plus complexe et plus rare (à moins
d’être comprise dans les annonces elles-mêmes) que les messages contextuels à propos
des choix partisans (e. g. les mots d’ordre des partis). Ainsi, l’acceptation ou le refus
périphérique d’arguments spécifiques en fonction de leur source est vraisemblablement
un phéno­mène moins courant que le « vote de confiance » pour les partis (voir chap.
6.6.4). Par ailleurs, la question de la résistance par neutralisation et par inertie sera
examinée ci-après (voir chap. 9.2.3).
584

enjeux touchés par le traité EEE. Dans l’enquête VOX, les répon­dants étaient
invités à se prononcer sur un certain nombre d’arguments de la campagne. Ce
sont les positions individuelles face à ces arguments (tout à fait d’accord, plutôt
d’accord, etc.) qui constitueront nos variables dépendantes dans ce chapitre.
En fonction de ces variables, il s’agit à présent de définir en quoi consistent les
messages qui parviennent (ou non) aux individus, et qui contribuent éven­tuellement
à façonner leurs opinions face aux en­jeux. Pour les raisons mentionnées plus
haut, nous concentrerons notre attention sur les argu­ments publicitaires
diffusés dans les trois quotidiens alé­maniques (NZZ, Tages-Anzeiger et Blick). En
effet, nous ne disposons pas de mesures de la fréquence de lecture des quo-
tidiens romands, de sorte que nous ignorons à quels arguments les individus
ont été potentiellement exposés. Les messages relatifs à un enjeu sont donc
opé­rationalisés comme le volume total des arguments (POND2) concernant
cet enjeu et parus dans les trois journaux alémaniques. De là nous tirons une
fonction de l’exposition à ces arguments, qui peut s’écrire comme suit :
expARG = pond2ARG × freq × inserate,
où POND2 est le volume total des arguments d’un certain type parus dans les
trois quotidiens alémaniques, FREQ est le nombre total d’éditions des trois
quotidiens (NZZ+TAZ+BLI) que les individus déclarent avoir lu par semaine,
et INSERATE est une variable dichotomique ex­primant si les individus ont
utilisé ( = 1) ou non ( = 0) les annonces publicitaires pour se faire une opi­nion
sur le traité EEE (voir l’Annexe E.1)367. Sur les 353 individus inclus dans notre
ana­lyse, 52% ont déclaré avoir consulté les annonces au cours de la campagne.
Si l’on convient de cette formulation de l’exposition aux arguments, il reste
à éclaircir un point im­por­tant : quel modèle de la mémoire est-il susceptible
d’expliquer le mieux l’impact des ar­gu­ments publicitaires sur les opinions
individuelles ? Au chapitre précédent, nous avons évo­qué diffé­rents scénarios
pour interpréter les variations temporelles que nous observions dans le niveau
de congruence entre arguments et motivations du vote. Nous souhaitons à pré­
sent re­formuler ces hypothèses en fonction de notre nouvelle problématique,
afin de les tester de façon simultanée et systématique.
De manière générale, le modèle PMR postule que les individus scrutent
leurs croyances im­médiatement accessibles pour répondre aux questions de
sondage. Certes, dans le cas de ques­tions fermées, comme ici les échelles de
jugement des arguments, les biais d’accessibilité ont une moindre importance
car les évaluations affectives sont sollicitées en premier lieu. Les variations dans
367
En réalité, notre mesure d’exposition aux messages n’est pas une fonction linéaire de
la fréquence de lecture des quotidiens. En effet, nous avons pris en considération le fait
qu’une augmentation de cette fréquence a probable­ment un impact marginal décroissant
sur les opinions. Si l’on laisse de côté l’effet de la variable INSE­RATE, l’exposition
est une fonction pseudo-logarithmique (i. e. avec une pente positive décroissante) de
la fré­quence de lecture : EXP = (POND2 × FREQ)/(FREQ+1). Voir l’Annexe E.1
pour plus de détails.
585

les évaluations affectives d’un objet constituent ce qu’on entend généralement


par « effets persuasifs » des messages politiques. Toutefois, sur des enjeux multi-
dimensionnels ou relativement abs­traits, pour lesquels la plupart des individus
ne dispo­sent pas d’attitude spécifique, ceux-ci auront tendance à procéder à
une agréga­tion du noyau affectif de leurs attitudes accessibles (voir chap. 4.3.5).
De plus, les effets persuasifs sont tout de même sou­mis à des phénomènes de
renforcement (jusqu’à un certain point, plusieurs mes­sages sont sans doute plus
efficaces qu’un seul) et de désactivation (les croyances périphéri­ques se dé­con­
nectent et se condensent). Ainsi, plusieurs hypo­thèses concurrentes, difficiles
à départager sur un plan théorique, spéci­fient quels types de messages sont sus-
ceptibles d’exercer la plus grande influence sur les opinions :
H1: Si, comme le prétendent certains auteurs (e. g. Zaller, 1992 ; Zaller and
Feldman, 1992), les indivi­dus répondent aux questions de sondage en
faisant une moyenne approximative des considéra­tions saillantes et
immédiatement disponibles au moment de l’interview (« on top of the
head »), alors on peut s’attendre à ce que les arguments les plus récemment
diffusés aient tendanciellement le plus de poids sur les opinions des
individus, indépendamment de leurs attitudes « réelles ». Hypothèse :
recency. Modèle : storage bin.
H2: Si les individus se déterminent sur la base d’une ou plusieurs considéra-
tions saillantes à un mo­ment donné, puis se désengagent cognitivement
des débats référendaires – par exemple en fil­trant systématiquement
l’information pour éviter des dissonances avec leurs opinions, ou en
« ancrant » leurs évaluations dans un jugement initial, ce qui entrave
les ajustements à l’information subséquente (voir Kruglanski, 1996 :
472–4) –, alors on peut s’attendre à ce que les argu­ments diffusés avant la
prise de déci­sion exercent une influence décisive sur les opinions. Hypo-
thèse : disengage. Modèle : storage bin.
H3: Si, selon une approche réminiscente des théories de l’action rationnelle
ou des modèles on-line (e. g. Lodge et al., 1995), les individus ont les
capacités cognitives ou affectives de stoc­ker et de réviser l’information
de façon systémati­que ; autrement dit, si la fré­quence d’activation des
concepts mémorisés favorise leur accessibilité, alors on peut pré­voir
qu’un impact cumulatif des arguments s’exercera sur les opinions des
indivi­dus, et que ceux-ci seront sen­sibles à l’ensemble des arguments diffusés
pendant la cam­pa­gne. Hypo­thèse : process. Modèle : storage battery.
Concrètement, la première hypothèse (recency : H1) postule que les individus
ont tendance à former leurs opinions sur la base des arguments les plus récem-
ment mémorisés. Ainsi, notre variable H1 prend en compte uni­quement les
arguments diffusés au cours de la dernière se­maine de campagne. (Conformé­ment
à la fonction d’exposition énoncée plus haut, cette va­riable – tout comme
les deux suivantes – tient compte également de la fréquence de lecture des
586

trois quoti­diens alémaniques et de l’utilisation des annonces publicitaires).


La deuxième hypothèse (disengage : H2) prend en considération le fait que
les individus peuvent suivre la cam­pagne jusqu’au moment de leur décision,
puis se désengager des débats référendaires, de sorte que seuls les arguments
mémorisés avant leur prise de décision sont susceptibles de changer ou de
renforcer leurs opinions. Enfin, la troisième hypothèse (pro­cess : H3) postule
que les arguments des quatre semaines de campa­gne exercent un impact global
sur les opi­nions individuelles. Le lecteur qui souhaite se faire une idée plus
précise de l’opérationalisation des variables H1 à H3 peut consulter à cet
effet l’Annexe E.1.
Avant de tester l’effet de ces mesures d’exposition aux arguments, nous
souhaitons ajouter deux remarques préliminaires. Premièrement, par rapport
aux résultats de notre analyse des effets de priming au niveau agrégé (chap.
8.3.5), nous pouvons prévoir un moindre effet de la saillance des arguments,
car nos variables dépen­dantes (i. e. les opinions face aux arguments de la
campagne) sont désormais issues des réponses à des questions fermées, qui
sollicitent moins les ressources motivationnelles et cognitives des individus que
leurs évaluations affec­tives. Or, celles-ci sont généralement plus faciles à ajourner
en fonction de nouvelles infor­mations, et en même temps plus permanentes,
plus « remémorables » et moins sensibles aux biais d’accessibilité (voir chap.
4.3.5)368. Deuxièmement, nous pouvons anticiper une limite méthodo­logi­que à
l’impact de nos mesures d’exposition potentielle, que nous avons déjà signalée
au cha­pitre précédent. En effet, la cohérence interne relativement élevée de la
campagne sur l’EEE in­duit une variance faible dans notre variable indépendante, c’est-
à-dire le contenu argumen­tatif de la campagne publicitaire. Cette cohérence
concerne aussi bien l’évolution temporelle des arguments dans chacun des
quotidiens que la comparaison des arguments entre les différents journaux
(corrélations toujours supérieures à 0.9 ; voir chap. 8.3.3). En d’autres termes,
notre aptitude à distinguer entre les lecteurs des trois quotidiens et entre les
différentes phases de la campagne n’offre finalement que peu de discrimination
dans notre mesure d’exposition. Selon certains auteurs, une faible variance dans
les variables indépendantes utilisées pour évaluer les effets médiatiques pose
des problèmes parfois insurmontables pour mener une analyse causale (Norris
et al., 1999 : 49), voire constitue l’une des raisons majeures pour lesquelles la
recherche dans ce domaine a produit si peu de résultats tangibles à propos du
pouvoir persuasif des mass médias (Zaller, 1996 : 18–9).

368
Ainsi, contrairement à notre étude des effets de priming (chap. 8.3.6), les prédictions
du modèle RAS (H1) se distinguent à présent des prédictions des modèles on-line (H3).
Selon ceux-ci, les indivi­dus ont généralement une mémoire de court terme pour les
évalua­tions cognitives, mais pas pour les évaluations affectives. Selon le modèle RAS, les
deux formes d’évaluation sont corrélées et soumises aux mêmes biais d’accessibilité.
587

9.2.2 L’exposition aux médias


Parallèlement à nos mesures d’exposition aux arguments, nous utiliserons
d’autres mesures d’exposition moins spécifiques, parmi lesquelles la simple
fréquence de lecture des trois quo­tidiens (NZZ, TAZ, BLI ; varient entre 0 et
6). En effet, les quotidiens transmet­tent d’autres arguments que ceux contenus
dans les annonces publicitaires, notam­ment dans leur partie éditoriale. En
particulier, les fréquences de lecture des quotidiens serviront de variables de
contrôle pour l’exposition aux arguments spé­cifiques de la campagne, afin de
nous assurer que l’effet attribué aux arguments publicitaires n’est pas imputable
au contenu général des quoti­diens ou à certaines caractéristiques de leurs
lectorats. En certaines occa­sions, nous utili­serons également les variables dummy
exprimant l’utilisation des douze médias considérés par l’enquête VOX comme
de possi­bles sour­ces d’information pendant la campagne : TELEVI­SION,
LETTRES (de lecteurs), etc. Enfin, nous nous servirons alternati­vement de
trois échelles : le nombre de médias utilisés (MEDIA, varie entre 0 et 12), le
nombre de médias « concur­rents » (CONC, varie entre 0 et 3) et de médias
« offi­ciels » (OFF, varie entre 0 et 9) consul­tés par les individus (voir l’Annexe
E.2)369.

9.2.3 La réception des messages


Avant de préciser comment le niveau de compétence et le moment de la décision
pourraient intervenir dans le mécanisme de réception des messages médiatiques,
il convient de préciser les raisons empiriques, liées à la votation sur l’EEE, qui
nous conduisent à admettre en pre­mière analyse un niveau constant d’acceptation
des arguments pour l’ensemble des indivi­dus. A cet effet, il est bon de rappeler
la structure des débats référendai­res sur l’EEE, telle qu’elle nous apparaît au
travers de l’analyse des annonces publicitai­res. Nous avons montré que le
369
Comme nous l’avons suggéré plus haut (chap. 8.3.4), l’effet du nombre de médias consultés
sur le niveau de congruence entre arguments et motivations du vote pourrait être lié
en partie au rôle particulier des médias « offi­ciels » et des médias « concurrents ». Ce
n’est un secret pour personne que la plupart des médias, en particulier ceux bénéficiant
de l’audience la plus large (presse, TV), ont milité en faveur du traité sur l’EEE. Par
contraste, certains moyens d’information ont été utilisés avec profit par les opposants
au projet (Kriesi 1994). Parmi ceux-ci, nous avons retenu les annonces publicitai­res,
le courrier des lecteurs et le mailing direct pour construire un indice d’utilisation des
médias « concurrents ». Les autres médias servent à la construction de la variable OFF,
qui n’est autre que la différence entre le nombre total de médias et le nombre de médias
concur­rents. Cette distinc­tion entre les deux types de médias résout partiellement les
difficultés inhéren­tes aux variations de contenu entre différents médias, qui « rendent
problématique la combinaison de plusieurs items d’exposition et d’attention aux médias
dans des échelles plus larges et plus fiables d’utilisation des mé­dias » (Price and Zaller
1993 : 136 [NT]). En revanche, elle ne résout pas le problème posé par les variations
de contenu à l’intérieur de cha­que médium.
588

« principe de dominance » (Riker, 1993) est globalement valable pour cette


campagne, à sa­voir que les adversaires se sont rarement affrontés sur les mêmes
enjeux. La validité de ce principe ne signifie aucunement qu’il n’y ait pas eu
de confrontation entre les deux camps ; mais les controverses qui ont mar­qué
les débats avaient plutôt pour objet l’adversaire lui-même ou sa manière de
faire campa­gne (voir chap. 7.2.2), et moins la per­tinence de ses argu­ments.
Ainsi, l’existence d’un dis­cours dominant sur la plupart des enjeux (le thème
du chô­mage constituant la principale ex­ception à cette règle) garantit dans une
large mesure que les individus ont été exposés à une couverture médiatique
« directionnelle » sur cha­que enjeu (Norris et al., 1999 : chap. 9), c’est-à-dire à
une information biaisée en faveur d’un point de vue particulier.
Si la structure de la campagne publicitaire sur l’EEE est représentative
de la campagne dans son ensemble, alors on peut dériver du principe de
dominance que l’influence totale des mes­sages médiatiques équivaut à peu
près à leur influence finale (voir chap. 3.4.1) – si tant est que ces messages aient
une quelconque influence. De fait, si les messages sur les enjeux ne sont pas
contradictoires, ceux-ci ne peuvent pas s’annuler mutuellement. Ce phé­nomène de
résistance par neutralisation est extrêmement commun (Zaller, 1996), mais il est
globa­lement incompatible avec le principe de dominance typique de la campa­
gne publicitaire sur l’EEE. En revanche, ce principe ne peut être étendu sans
autre précaution à l’ensemble de la campa­gne référendaire. De plus, les effets dus
aux annonces pourraient être eux-mêmes par­tielle­ment ou totalement an­nulés
par les effets d’autres médias, dont les mes­sages se­raient diver­gents de ceux des
annonces sur un certain nombre d’enjeux. Ainsi, nous avons envisagé que la
plupart des médias, pendant la campagne, contenaient une balance po­sitive de
messa­ges favo­rables à l’EEE, alors que certains médias (que nous avons appelés
« concur­rents ») sont sus­ceptibles d’avoir oeuvré tendanciellement contre le
traité. Enfin, il faut en­core consi­dérer la pos­sibilité qu’une même source délivre
des messages contradictoi­res sur certains en­jeux, ce qui entraîne une difficulté
supplémentaire pour identi­fier les effets to­taux de la cam­pagne.
En réalité, un tel pluralisme dans les communications politiques sur
les différents enjeux de la campagne est extrêmement plausible. Simplement,
nous considérons la structure de la campa­gne publicitaire sur l’EEE comme un
révélateur de la domination – et non du contrôle exclu­sif – d’un des deux camps
sur chaque enjeu. Par ailleurs, le mécanisme de résistance par neutralisation
n’est susceptible d’opérer vraiment que si les attitudes relati­ves aux différents
enjeux ne présentent pas un degré de différenciation trop élevé. Dans la mesure
où les indi­vidus possèdent un grand nombre de croyances pré-existantes, l’effet
de messages individuels supplémentaires sera de toutes manières négligeable
pour le noyau affectif des attitudes. Cette résistance par inertie a sans doute joué
un rôle significatif dans le cadre de la campagne sur l’EEE, mais son impact
est impossible à estimer au moyen des variables à notre disposition. Quant au
mécanisme de résistance partisane, rappelons qu’il sera abordé plus loin dans ce
589

travail (chap. 9.5.2). Pour l’instant, s’il fallait désigner un groupe de citoyens plus
spéciale­ment prédisposés à résister aux arguments de la campagne, les indices
que nous pouvons re­cueillir parlent en faveur des campaign deciders. Ceux-ci
sont légèrement plus identi­fiés aux partis politiques que les autres catégories
et semblent s’informer un peu plus des enjeux, ce qui pourrait augmenter leur
potentiel de résistance partisane et l’inertie de leurs attitudes370.
Cependant, le moment de la décision de vote est surtout susceptible
d’influencer l’acceptation des arguments publicitaires via leur réception. Nous
recodons cette variable de la même ma­nière que précédemment (chap. 8.3.5), à
la différence que les indécis et les non-ré­pondants ne sont plus classés parmi les
late deciders, mais sont exclus de l’analyse. Tandis que le moment de la décision
semble réguler essentiellement l’attention aux arguments publicitaires, le degré de
compétence devrait plutôt jouer un rôle dans la compréhension des arguments. En
revan­che, la compétence est susceptible d’exercer un impact plus modeste que
dans notre étude des motivations du vote (chap. 8.3.5), car elle est dépourvue
de sa fonction présumée de rétention et de remémoration des messages (voir Miller
and Krosnick, 1996). Nous opérationa­lisons le concept de compétence par la
mesure déjà utilisée au chapitre précédent (AWARE)371.
Enfin, dans le cadre d’une campagne marquée par le principe de domi-
nance, la compétence et l’attention générale à la campagne peuvent stimuler
la réceptivité des individus à l’égard des discours concurrents – ces messages
de faible amplitude qui s’opposent aux discours domi­nants ayant cours sur
chaque enjeu et qui échappent à la plupart des individus (Zaller, 1992, 1996).
Ainsi, en vertu du mécanisme de résistance par neutralisation, nous postulons
un im­pact né­gatif de la compétence (a fortiori parmi les campaign deciders) sur le
soutien aux ar­guments qui bénéficient d’une large ba­lance posi­tive dans les
annonces publicitaires.

9.2.4 Variables dépendantes : les opinions individuelles


Pour mesurer le succès des arguments de la campagne, nous aurons recours
à plusieurs types de variables dépendantes, construites à partir des mêmes variables
originales (F11A, F11B, etc.). Dans un premier temps, nous examinerons l’im-
370
Les campaign deciders sont légèrement plus nombreux à avoir une identification parti-
sane stable (variable P03A) que les early deciders et les late deciders ; ils ont un niveau
de formation légèrement supérieur (variable S14), discutent un peu plus fréquemment
d’intégration européenne (variable F24), utilisent un peu plus les mé­dias (MEDIA),
etc. En revanche, ils ne se distinguent pas des early deciders du point de vue de leur
niveau de compétence (AWARE) (voir Tableau 8.3).
371
Selon Zaller (1996 : 26–7), il est préférable d’utiliser la compétence plutôt que l’uti-
lisation des médias repor­tée par les individus (MEDIA) comme mesure du niveau
d’information. Ce choix pourrait être discuté dans le cas d’espèce, du fait notamment
que notre variable AWARE possède une très faible variance et une capacité ex­plicative
réduite. Cependant, nous la conservons dans un souci de cohérence et de clarté.
590

pact des arguments publicitaires sur une variable exprimant le degré d’accord
ou de désaccord des individus sur huit enjeux de la cam­pagne. Ces items ont
été choisis parce qu’ils correspondent au plus près à notre classification des
arguments publicitaires. La liste suivante donne le libellé original de la variable
dans l’enquête VOX, la correspondance avec notre dénomination habituelle
des arguments, ainsi que la formulation exacte dans la question de sondage.
– F11A (N33) « L’entrée dans l’EEE signifie une perte de souve-
raineté inacceptable »
– F11C (N48) « L’EEE est une menace pour l’environnement »
– F11E (N41) « L’entrée dans l’EEE entraîne automatiquement
une adhésion à la CE »
– F11G (N46) « L’entrée dans l’EEE porte atteinte à nos droits
populaires »
– F11I (N43) « L’entrée dans l’EEE va entraîner une invasion de
travailleurs étrangers »
– F11K (N44) « L’entrée dans l’EEE va diminuer nos salaires »
– F11M (N42) « L’entrée dans l’EEE va provoquer une augmenta-
tion du chômage »
– F11B (O31) « L’entrée dans l’EEE est vitale pour l’économie
suisse »
On remarquera que sept arguments de refus du traité ont été retenus, contre
un seul argument d’approbation. Ce déséquilibre ne résulte aucunement d’un
choix délibéré, mais bien de l’inadéquation entre les arguments favorables
à l’EEE sélectionnés par les concepteurs du ques­tionnaire et les catégories
d’arguments publicitaires (basées sur les motivations du vote). Nous avons
préféré conserver les catégories du chapitre précédent, afin de permettre
certaines com­paraisons, plutôt que de modifier le codage des arguments
publicitaires. Certes, il est regret­table de renoncer à évaluer l’impact per-
suasif des arguments favorables à l’EEE (à l’exception de O31). Ce­pendant,
contrairement au chapitre précédent où l’influence des argu­ments ne pouvait
être analysée que de manière séparée pour les partisans et les opposants, il est
désormais possible d’analyser les effets de la campagne de manière globale – y
compris l’impact des arguments favorables sur les opposants et l’impact des
arguments défavorables sur les parti­sans. Ainsi, chaque individu était invité à
se prononcer sur ces différents arguments en choi­sissant l’une de ces quatre
modalités : « tout à fait d’accord », « plutôt d’accord », « plutôt pas d’accord »,
« pas du tout d’accord ». Ces variables ordinales ont été recodées de façon à
ce que la valeur supérieure (4) corresponde à la position la plus favorable aux
énoncés, puis renommées suivant notre appellation usuelle des arguments,
avec le suffixe A (N33A, N48A, etc.).
Sur la base de ces mêmes items, nous avons égale­ment créé deux va-
riables dichotomiques. La première regroupe dans la caté­gorie non nulle tous
591

les individus « plutôt d’accord » ou « tout à fait d’accord » avec les énoncés ;
nous la renommons suivant la dénomination usuelle, suivie du suffixe B (N33B,
N48B, etc.). La deuxième variable dicho­tomique servira à mesurer l’intensité
des opinions, et non pas leur direction : elle regroupe donc dans la catégorie
non nulle tous les individus soit « pas du tout d’accord », soit « tout à fait
d’accord » ; le suffixe « C’ est alors employé (N33C, N48C, etc.). Enfin, une
variable ordinale (suffixe D : N33D, N48D, etc.) mesure l’intensité des opinions
selon le même principe : 0 : pas d’opinion (NSP, non-ré­ponse) ; 1 : opinion
peu intense (plutôt pas d’accord, plutôt d’accord) ; 2 : opinion intense (pas du
tout d’accord, tout à fait d’accord). A noter que ces trois dernières variables
traitent les NSP et les non-réponses comme des don­nées nulles, mais valides,
contrairement à la va­riable de base (N33A, N48A, etc.).

9.3 Analyse préliminaire de l’exposition aux ­arguments


Dans un premier temps, il est nécessaire de tester nos hypothèses concernant la
mesure la plus adéquate de l’exposition aux arguments – mesure qui pourrait
à son tour nous renseigner sur le traitement de l’information médiatique par
les individus. Pour commencer, nous avons examiné les corrélations d’ordre
zéro entre nos trois mesures (H1, H2, H3) et les variables ordi­nales (N33A,
N46A, etc.) exprimant les opinions individuelles face aux arguments. Cette
ana­lyse révèle que la variable associée à notre deuxième hypothèse (disengage)
expli­que les opinions de manière très insatisfaisante, à une exception près
– l’argument des conséquences néfastes de l’EEE pour l’environnement
(N48). Les différences entre la pre­mière et la troi­sième hypothèse sont plus
faibles, mais dans l’ensemble le scénario re­cency (H1) est un meil­leur estimateur
des opinions individuelles. A nouveau, un argument fait exception, puisque
le scénario process (H3) produit une meilleure esti­mation des opi­nions sur
l’automaticité EEE-CE (N41). Les deux exceptions men­tionnées trouvent
par ailleurs une interpré­tation substan­tielle. Il s’agit en effet des deux argu­
ments publicitaires les moins diffu­sés (moins de 3% des arguments pondérés
des oppo­sants), ce qui peut expli­quer que l’exposition à ces arguments lors
de la seule se­maine précé­dant le vote n’ait pas suffi à infléchir les atti­tudes
des répon­dants372. Précisons qu’une ana­lyse multiva­riée (avec les varia­bles
utilisées plus loin dans le Tableau 9.1) confirme les ré­sultats de notre analyse
bivariée (voir Annexe F.1).
Une deuxième tâche consiste à vérifier si les mesures d’exposition que
nous venons de retenir prédisent réellement mieux les opinions individuelles que

372
Pour N48, on peut imaginer qu’une baisse d’attention après la prise de décision, même
légère, rende cet argu­ment virtuellement imperceptible. Mais l’explication pourrait
être aussi méthodologique. Par exemple, lors de la quatrième semaine, on ne recense
aucun argument de ce type dans la NZZ, ce qui entrave la vérifica­tion de H1.
592

la variable dummy exprimant l’utilisation ou non des annonces publicitaires – et


qui entre précisément de manière impor­tante dans la construction de nos
mesures d’exposition. Sur un plan bivarié, la prise en compte du contenu
argumentatif des quotidiens améliore de manière substantielle la capacité
­pré­dic­tive de nos variables d’exposition, par rapport à la variable dummy373.
Ceci n’est guère surpre­nant, puisque les nouvelles variables contiennent
potentiellement plus d’information sur les habitu­des des individus par rapport
à l’information médiatique. Néanmoins, nous avons procédé à une analyse plus
détaillée sur un plan multivarié (les variables utilisées sont celles du Tableau 9.1),
en distinguant les individus selon le moment de leur décision. On s’aperçoit alors
que le poids de l’exposition aux arguments publicitaires est systématiquement
supérieur à celui de l’utilisation des annonces (variable dummy), sauf pour la
catégorie des individus qui se sont décidés avant le début de la campagne. En d’autres
termes, la simple utilisa­tion des an­nonces prédit les opinions des early deciders
de manière plus précise, ce qui peut vraisembla­blement s’expliquer par le fait
que ces personnes ont été bel et bien exposées aux argu­ments publicitai­res,
mais pas nécessairement à ceux que couvre notre période d’investigation, qui
ont été dif­fusés postérieurement à leur prise de décision.
En résumé, cette analyse préliminaire de nos variables d’exposition
suggère une approche mixte, par rapport à nos hypothèses, de l’effet des
arguments publicitaires. Conformément au scénario recency, l’exposition aux arguments
de la dernière semaine de campagne semble le meilleur prédicteur des opinions dans la majeure
partie des cas. En même temps, en ac­cord avec la perspective du scénario disengage,
l’exposition aux arguments ne semble exer­cer une influence que sur les opinions
des personnes qui ont pris leur décision au moment où ces arguments ont été
diffusés, ou peu de temps auparavant. Autrement dit, la saillance parti­cu­lière
des considérations récentes (i. e. potentiellement mémorisées peu de temps
avant l’enquête VOX) n’affecte les réponses des individus que dans la mesure
où leur prise de déci­sion coïncide à peu près avec le moment auquel ils ont été
exposés aux argu­ments corres­pondants. Sinon, d’autres sources d’information
sont susceptibles d’avoir une influence, et les opinions paraissent tributaires
de l’exposition plus large aux médias consultés pendant la campagne. Par
conséquent, nous proposons de réviser quelque peu la construction de notre
variable d’exposition aux arguments. Pour le groupe des late deciders et des
campaign deci­ders, nous retenons pour chaque argument celle des trois mesures
précédentes qui présente le lien le plus fort avec les opinions individuelles (à
savoir, H1 pour N43, N42, N33, N46, N44 et O31 ; H2 pour N48 ; H3
pour N41). En revanche, pour le groupe des early deci­ders, la varia­ble dummy
exprimant l’exposition aux annonces publicitaires est adoptée.

373
L’argument « écologiste » (N48) constitue à nouveau une exception, puisque la variable
dummy est plus forte­ment corrélée aux opinions que notre variable d’exposition (H2).
Néanmoins, nous conserverons cette dernière varia­ble pour l’explication des opinions
sur cet argument, afin de ne pas modifier la forme de notre modèle.
593

9.4 Vérification empirique du modèle


9.4.1 Test du modèle de base
Nous effectuons un premier test de notre modèle en estimant l’impact de nos
variables d’exposition et de réception sur les opinions individuelles au moyen
d’une procédure de ré­gression (OLS). La variable EXPARG correspond à notre
mesure d’exposition aux argu­ments. Nous contrôlons son effet par la fréquence
d’exposition aux trois quotidiens dont cette mesure est issue : NZZ, TAZ et
BLI. Par ailleurs, nous avons souhaité comparer les annonces publicitai­res
à deux autres médias dont l’influence est susceptible de s’exercer avec une
certaine inten­sité sur les opinions, et ceci dans deux directions opposées. Pre-
mièrement, les lettres de lec­teurs dans les journaux (LETTRES) ont été l’un
des principaux moyens d’expression des op­posants au traité (Kriesi, 1994). Par
contraste, la TELEVISION fait figure de mé­dium « offi­ciel », fa­vorable à la
cause pro-européenne – d’ailleurs ce « biais » a souvent été dé­noncé dans le
cour­rier des lecteurs au cours de la campagne (de Martino et Pasquier, 1995 :
67–9). En consé­quence, nous nous attendons à ce que l’impact cumulé de ces
deux médias donne lieu à une polarisation des opinions sur chacun des argu-
ments étudiés. Enfin, la récep­tion des mes­sages médiatiques est opérationalisée
simultanément par le niveau de compétence (AWARE) et par le moment de
la décision de vote, que nous utilisons pour subdiviser l’échantillon et détecter
d’éventuels effets d’interaction.
Le Tableau 9.1 donne les résultats de cette ana­lyse. Précisons encore que,
étant donné le lien relativement étroit existant entre nos mesures d’exposition
aux arguments publicitaires et la fréquence de lecture des trois quotidiens,
nous avons eu soin de vérifier si nos modèles n’étaient pas contaminés par des
problèmes (tout à fait plausibles) de multicollinéarité. Ainsi, nous avons décidé de
signaler systématiquement les cas où le coeffi­cient de tolérance est infé­rieur à
0.67, au moyen du sigle mc374. Cependant, cet indice n’est jamais inférieur à
0.43, et aucun des signes les plus évi­dents de multicollinéarité – des coefficients
exagérément élevés, des erreurs standard très im­portantes, etc. (voir Gujarati,
1995 : 338–9 ; Menard, 1995 : 65–7) – n’est ap­paru dans nos résultats.
De prime abord, le poids de nos mesures d’exposition aux annonces
publicitaires paraît fai­ble : typiquement, seuls quelques pourcents de la variance
des positions individuelles face aux arguments peuvent être expliqués à l’aide
de ces mesures. Toutefois, pour cinq arguments sur huit, l’effet des arguments
publicitaires est significatif (p < .10) au niveau de l’échantillon total (première
colonne du tableau). En moyenne, l’effet des annonces est d’une magnitude
compa­rable à celui des lettres de lecteurs et de la télévision, même si les effets
374
En substance, le dépassement de ce seuil de tolérance signale que plus d’un tiers de
la variance d’une variable indépendante donnée est expliquée par les autres variables
indépendantes. Dans de tels cas, l’effet attribué à une variable doit être considéré avec
précaution.
594

de ces trois sources d’information ne se manifestent que très rarement de


façon conjointe. Par exemple, lorsque l’impact des arguments publicitaires
est négligeable (N33A, N46A) ou même contraire à ce que nous attendions
(O31A), les effets du courrier des lecteurs et de la télévision sont très prononcés.
A l’inverse, sur les questions de l’immigration étrangère (N43A), du chômage
(N42A), du lien EEE-CE (N41A) et des salaires (N44A), le poids des arguments
publicitaires éclipse l’influence des lettres de lecteurs et de la télévision375. En
première analyse, l’effet des messa­ges médiatiques est spécifique à chaque
enjeu, ce qui traduit bien l’idée que les campa­gnes sont faites d’un ensemble de
discours plus ou moins interdépendants, qui sont tenus dans dif­férents médias
selon les intentions et les moyens des acteurs. En même temps, cette varia­tion
« sectorielle » (issue-specific) des effets attribués aux différents médias donne à
penser que nos mesures d’exposition reflètent bien le contenu argumentatif
des messages, et ne sont pas de simples corollaires des opinions elles-mêmes.
La fréquence de lecture des quotidiens est souvent un déterminant
important des opinions face aux arguments – comme prévu, la NZZ et le
Tages-Anzeiger ont fait le jeu des partisans du traité, contrairement au Blick
–, mais leur introduction dans le modèle n’atténue que très marginalement
l’influence des arguments publicitaires. Enfin, le niveau de compétence est
quasiment indépendant des opinions face aux arguments, ce qui laisse entendre
qu’un degré supérieur d’expertise face à l’objet de vote n’entame en rien la
réception du discours domi­nant sur chaque argument et ne favorise pas de
manière perceptible la réceptivité à l’égard d’éventuels discours concurrents.
Pourtant, compte tenu de la médiocre qualité de notre me­sure de compétence,
le moment auquel les individus ont pris leur décision de vote fournit une
alternative intéressante pour évaluer l’effet médiateur de la réception sur
le soutien aux argu­ments. En divisant l’échantillon en trois groupes, selon
notre répartition habi­tuelle, nous pou­vons mettre en évidence une structure
beaucoup plus conforme à notre modèle théorique.
Prenons pour commencer le groupe des campaign deciders. Ces individus
ont été particuliè­rement imperméables aux messages persuasifs diffusés par
les annonceurs, mais également aux informations présentées dans le courrier
des lecteurs et à la télévision. Concernant les an­nonces, deux arguments
échappent à cette tendance : le lien EEE-CE et l’accroissement du chômage.
Dans le premier cas (l’EEE comme antichambre de la CE), la relative discrétion
de cet argument dans le tumulte de la campagne peut expliquer que seules
les personnes les plus attentives aux débats référendaires aient été touchés de
manière hautement significative376. Le second cas (l’augmentation du chômage)

375
Il est à noter que, sur ces enjeux, les corrélations d’ordre zéro entre les opinions et
l’exposition à ces deux médias est tout aussi faible qu’au niveau de notre analyse mul-
tivariée. Autrement dit, la prise en compte des arguments publicitaires n’annule pas
l’impact du courrier des lecteurs et de la télévision.
595

Tableau 9.1 : Modèle explicatif de l’évaluation des arguments (sauf indication


contraire, coeffi­cients Beta ; OLS-regression)
Argument Tous Early Campaign Late
deciders deciders deciders
N43A EXPARG (H1) .13** .16** .11† .27*
(immigration (coeff. B) (.0010) (.3672) (.0009) (.0019)
de travailleurs LETTRES .00 .16* -.09 -.24†
étrangers) TELEVISION -.02 -.09 .05 .07
AWARE -.01 .01 .10 -.35**
NZZ -.16*** -.19** -.16* -.01
TAZ -.17*** -.16* -.16* .00 mc
BLI .12** .19** .05 .14 mc
R2 (Adj. R2) .13 (.11) .24 (.20) .11 (.06) .36 (.21)
s.e. of estimate 1.04 (n = 332) 1.02 (n = 136) 1.08 (n = 143) .89 (n = 39)

N42A EXPARG (H1) .15*** .09 .20** .31*


(augmentation (coeff. B) (.0022) (.2004) (.0029) (.0039)
du chômage) LETTRES -.03 .13† -.17* -.24†
TELEVISION -.09† -.15* -.12† .21
AWARE .01 -.01 .11 -.12
NZZ -.10* -.11 -.15* .16
TAZ -.19*** -.23*** -.14† .07
BLI .09† .12 .02 .10 mc
R2 (Adj. R2) .11 (.09) .19 (.14) .14 (.09) .28 (.09)
s.e. of estimate 1.05 (n = 305) 1.09 (n = 130) 1.03 (n = 126) .91 (n = 35)

N33A EXPARG (H1) .03 .12† -.05 -.05


(perte de notre (coeff. B) (.0003) (.2588) (-.0005) (-.0005)
indépendance) LETTRES .22*** .32*** .10 .06
TELEVISION -.09* -.12† -.15* .30*
AWARE -.02 .02 -.03 -.09
NZZ -.07 -.14* -.08 .22†
TAZ -.09† -.09 -.08 .24†
BLI .12** .10 .15† .37* mc
R2 (Adj. R2) .10 (.08) .23 (.18) .08 (.03) .27 (.11)
s.e. of estimate 1.04 (n = 327) 1.02 (n = 141) 1.09 (n = 136) .93 (n = 40)

N46A EXPARG (H1) .08† .14* .03 .16


(atteinte (coeff. B) (.0010) (.3089) (.0003) (.0018)
aux droits popu- LETTRES .19*** .24*** .12† .04
laires) TELEVISION -.13** -.21*** -.10 .11
AWARE -.08† .04 .00 -.44***
NZZ -.05 -.05 -.09 .23†
TAZ -.06 .00 -.12 .14
BLI .01 .12† -.05 -.07 mc
R2 (Adj. R2) .08 (.06) .17 (.13) .04 (-.01) .31 (.17)
s.e. of estimate 1.05 (n = 330) 1.01 (n = 137) 1.09 (n = 139) 1.01 (n = 42)
*** : p < .01 ; ** : p < .05 ; * : p < .10 ; † : p < .20 ; mc : .43 < tolerance < .67
596

Tableau 9.1 (suite) : Modèle explicatif de l’évaluation des arguments (sauf indication
contraire, coeffi­cients Beta ; OLS-regression)
Argument Tous Early Campaign Late
deciders deciders deciders
N41A EXPARG (H3) .17*** .09 .24*** .29*
(l’EEE est (coeff. B) (.0029) (.2257) (.0042) (.0048)
l’antichambre LETTRES .03 -.01 .09 -.08
de l’CE) TELEVISION -.06 -.14* -.03 -.11
AWARE -.06 -.07 .05 -.25†
NZZ -.11** -.12† -.11 -.19
TAZ -.17*** -.16* -.14† -.15
BLI .06 .07 .02 .05 mc
R2 (Adj. R2) .10 (.08) .10 (.05) .11 (.07) .27 (.11)
s.e. of estimate 1.16 (n = 341) 1.19 (n = 146) 1.19 (n = 143) 1.16 (n = 39)

N44A EXPARG (H1) .14** .09 .12† 37**


(diminution (coeff. B) (.0017) (.1867) (.0015) (.0047)
des salaires) LETTRES .08† .21** .03 -.38**
TELEVISION -.03 -.07 -.04 .14
AWARE .05 .11 .07 .09
NZZ -.05 -.03 -.15† .30†
TAZ -.07 -.07 -.02 -.01
BLI .11* .12 .15† .01 mc
R2 (Adj. R2) .07 (.04) .11 (.06) .09 (.04) .34 (.16)
s.e. of estimate .98 (n = 304) .97 (n = 126) .97 (n = 133) .94 (n = 34)

N48A EXPARG (H2) .09* .08 .01 .12


(dangers pour (coeff. B) (.0123) (.1428) (.0045) (.0071)
l’environne- LETTRES .17*** .29*** .04 .31†
ment) TELEVISION -.13** -.08 -.13† -.01
AWARE .01 -.01 .01 .20 mc
NZZ .02 .00 .00 -.09
TAZ -.15** -.13† -.16* -.03 mc
BLI -.01 -.12 .14† -.06 mc
R2 (Adj. R2) .07 (.05) .13 (.08) .08 (.03) .17 (-.03)
s.e. of estimate .95 (n = 316) .90 (n = 130) .97 (n = 137) 1.07 (n = 37)

O31A EXPARG (H1) -.04 -.02 -.06 -.27*


(avantages (coeff. B) (-.0056) (-.0533) (-.0075) (-.0341)
économiques de LETTRES -.23*** -.28*** -.15* -.16
l’adhésion) TELEVISION .18*** .21*** .14† .18
AWARE .00 .00 -.03 -.05
NZZ .10* .17** .05 -.15
TAZ .05 .02 .12† -.42**
BLI -.08 -.05 -.08 -.39* mc
R2 (Adj. R2) .11 (.09) .18 (.14) .08 (.03) .29 (.14)
s.e. of estimate 1.06 (n = 333) 1.14 (n = 139) .98 (n = 140) .95 (n = 40)
*** : p < .01 ; ** : p < .05 ; * : p < .10 ; † : p < .20 ; mc : .43 < tolerance < .67
597

est plus étonnant : l’exposition aux arguments publi­citaires est le déterminant


le plus important des opinions des campaign deciders, alors même que l’enjeu
du chômage est l’un des seuls qui aient donné lieu à une controverse entre
parti­sans et opposants. Autrement dit, l’existence d’un discours concurrent
devrait se mani­fester surtout pour les individus les plus « réceptifs », en
neutralisant partiellement l’effet des considé­rations défavorables au traité.
En dépit des apparences, ce pourrait être le cas ; sim­plement, la supériorité
écrasante de la propagande des opposants sur le chômage produit un effet
résiduel encore très fort377. Egalement surprenant est l’impact négatif des lettres
de lecteurs sur les opi­nions face à l’argument du chômage – un effet unique
parmi tous les arguments analysés ici. Enfin, notons que les campaign deciders
sont relativement peu sen­sibles à l’exposition aux trois quotidiens alémaniques.
Les effets enregistrés vont dans la direction atten­due, mais sont généralement
de faible amplitude et peu significatifs. Au total, à une ou deux exceptions
près (la plus évidente étant l’argument du lien EEE-CE), les campaign deci­ders
constituent la catégorie la plus résistante aux effets directionnels des messages
médiati­ques.
Par contraste, les late deci­ders semblent nettement plus réceptifs aux
arguments diffusés par les annonces publicitaires, voire dans le courrier des
lecteurs et à la télévision. Ceci étant, le très faible nombre de cas (33 < n < 43)
rend l’estimation de notre modèle extrêmement délicate, ainsi qu’en témoignent
la faible significa­tion de la plupart des effets détectés, à quoi vient s’ajouter
un problème récurrent (mais peu im­portant) de multi-collinéa­rité378. On peut

376
A noter que cet argument a également convaincu les late deciders, ce qui peut pa-
raître plus surprenant. Cepen­dant, il s’agit vraisemblablement de l’argument le plus
compréhensible : aucun autre argument n’a posé aussi peu de problème aux individus
pour prononcer un jugement (3.4% de non-réponses, contre un minimum de 5.7%
(O31) et un maximum de 13.9% (N44) pour les autres arguments). La résistance à cet
argument ne peut donc guère s’expliquer par un défaut de compréhension.
377
Il est vrai qu’en termes absolus les opposants ont délivré deux fois plus d’arguments
sur le chômage que les partisans. Par ailleurs, il faut souligner que l’argumentation des
partisans et des opposants à propos du chômage a été très asymétrique. Comme nous le
notions plus haut (chap. 7.2.2), la position des parti­sans a été extrêmement défensive :
près de la moitié de leurs arguments sur le chômage ont porté sur les consé­quences
néfastes du statu quo. En comparaison, moins de 10% des arguments des opposants ont
porté sur les avantages du statu quo. Autrement dit, le discours sur les conséquences de
l’EEE pour l’emploi en Suisse a été outrageusement dominé par les opposants (76%
des arguments portant sur le projet).
378
A noter que ces problèmes de multi-collinéarité proviennent de la forte corrélation
entre les fréquences de lecture des trois quotidiens alémaniques (NZZ et TAZ sont
corrélés positivement entre eux, et négativement avec BLI), ainsi qu’entre la fréquence
de lecture du Blick et le niveau de compétence (lien négatif). Les corrélations d’ordre
zéro entre la compétence et les arguments demeurent très fortes et négatives dans la
plupart des cas, du moins pour ce qui concerne les late deciders.
598

cepen­dant relever certaines régularités dans les résul­tats. Pre­mièrement, les


arguments publicitaires ont souvent un impact relativement fort et po­sitif
sur ceux qui se décident dans les derniers jours de la campagne, tandis que
les lettres de lecteurs ont généralement pour effet de dé­pré­cier l’évaluation
des différents arguments. Deuxièmement, le niveau de compétence exerce
un impact significatif sur ce type de citoyens, alors qu’il ne joue qu’un rôle
négligeable pour les autres catégories. En règle générale, un niveau supérieur
de compétence augmente le désac­cord avec les arguments parmi les late deciders,
ce qui suggère qu’il existe au moins deux ty­pes de citoyens indécis. D’une
part, une décision tardive peut être la conséquence d’une mau­vaise informa­tion
sur les enjeux ; parmi ces individus peu compétents, l’indécision est résolue
en adoptant la position du statu quo – « Bei Unklarheiten, Unaufrichtigkeiten
und im Zwei­fels­falle bei allen Abstim­mungen NEIN » (T0149). D’autre part,
l’indécision peut ré­sulter de l’ambivalence des considérations internalisées par
les individus, c’est-à-dire de l’information am­bivalente reçue au cours de la
campagne référendaire (Kriesi 2000a). Il se pourrait donc qu’une meil­leure
connaissance de l’EEE parmi de tels individus am­bivalents les mène à reje­
ter les argu­ments qui sont a priori les plus contestables en regard du véritable
contenu du traité (immi­gration, droits po­pulaires et lien avec la CE).
Pour leur part, les early deciders manifestent une sensibilité à la campagne
supérieure à celle des campaign deciders, et à peu près comparable à celle des
late deciders. Par rapport à ceux-ci, toutefois, deux différences principales
apparaissent. En premier lieu, l’effet des lettres de lecteurs prend régulièrement
le dessus sur l’effet des annonces publicitaires, et ceci toujours dans un sens
défavorable au traité. Deuxièmement, les early deciders sont une meilleure cible
pour les messages optimistes de la télévision, qui contribuent systématiquement
à diminuer le soutien aux arguments dirigés contre l’EEE. Dans une certaine
mesure, les early deciders sui­vent aussi de manière plus fidèle le point de vue
général exprimé par les quotidiens qu’ils ont consultés pendant la campagne.
En résumé, ceux qui ont pris leur décision avant le point culminant des débats
répondent de la façon la plus prévisible aux stimuli des différents mé­dias. En
même temps, ils ne semblent que peu influencés par les annonces, dont l’impact
a été pro­bablement plus tardif que celui d’autres médias, et s’est donc exercé
à un moment (posté­rieur à leur décision de vote) où leur attention pour la
campagne avait sans doute baissé d’un cran.
Ceci étant, compte tenu de la plus grande résistance des campaign deciders
à la majeure partie des messages médiatiques, la relation entre l’intensité des
effets persuasifs et le moment de la décision est souvent curvi-linéaire. Pour
trois arguments (chômage, lien EEE-CE et salaires), on constate toutefois un
accroissement de l’influence des arguments publicitaires à mesure que la décision de
vote se rapproche de la date du scrutin. Quant au seul argument en faveur du
traité (O31A), il manifeste une tendance inverse : les annonces semblent avoir
pesé de fa­çon négligeable sur les opinions des early deciders et des campaign deciders,
599

et de façon né­gative sur ceux qui se sont décidés au dernier moment379. Enfin,
deux arguments ne mettent en évidence aucun lien entre les arguments
publi­citaires et les opinions de quelque catégorie de citoyens que ce soit :
il s’agit des énoncés sur la souveraineté (N33A) et sur l’écologie (N48A). A
notre avis, les raisons à cette absence d’effets visibles des annonces sont très
différentes dans les deux cas. Pour ce qui est de l’argument « écologiste »,
nous avons vu (chap. 7.2.3) que ce type d’énoncés compte pour moins de
1% de la masse totale des arguments délivrés au cours de la campagne.
En d’autres termes, il s’agit d’un argument marginal, qui n’a d’ailleurs été
approuvé que par 29% des répondants à l’enquête VOX (le plus faible
taux des huit argu­ments étudiés), et qui exerce l’effet direct le plus modeste
sur le vote380. Cet argument, tout sim­plement, n’a pas été entendu par les
citoyens. Apparemment, les annonces soulignant les ris­ques d’une perte
de souveraineté n’ont pas non plus produit l’effet escompté, mais vrai­sem­
blablement pour une raison diamétralement inverse : l’argument était déjà
trop connu – si l’on peut dire, trop connu « par ailleurs ». Autrement dit,
si les annonces publicitaires n’ont aucun impact sur les opinions face à la
souveraineté, c’est parce que ce support n’a permis d’ajouter que peu de
substance au message déjà véhiculé efficacement par d’autres médias. A cet
égard, il n’est peut-être pas indifférent que les lettres de lecteur et Blick (deux
médias « po­pulaires ») soient les seuls facteurs susceptibles de surmonter le
mécanisme de résistance par inertie qui « fige » probablement les opinions
sur la souveraineté. Le même raisonne­ment pourrait être étendu à ce que
nous observons pour l’argument des droits populaires.

379
Ce résultat est peut-être dû en partie à un biais directionnel dans l’utilisation des an-
nonces, celles-ci étant davantage utilisées par les opposants à l’EEE. Il demeure que
l’argument publicitaire en question n’a pas davan­tage convaincu les partisans que les
opposants au traité : en procédant à une analyse séparée pour les citoyens des deux
camps, on s’aperçoit que seuls les partisans de longue date de l’EEE (early deciders)
ont subi une in­fluence positive des arguments prônant les avantages économiques du
traité. Sinon, ces arguments n’ont eu au­cune prise sur les partisans qui ont pris leur
décision pendant la campagne et se sont même avérés préjudiciables ou traîté parmi
les late deciders. Par ailleurs, il existe des exemples où l’utilisation des annonces s’est
avérée positive pour l’évaluation de certains arguments favorables à l’EEE, non étu-
diés ici (F11D : « l’agriculture suisse reste protégée » ; F11J : « étape nécessaire pour
l’adhésion à la CE »). Soulignons par ailleurs que l’échec relatif de l’argument de la
né­cessité économique de l’EEE (O31) se limite aux effets des annonces publicitaires,
puisque l’exposition aux émissions télévisées a produit un fort impact positif sur les
opinions face à cet argument.
380
Une régression logistique (effectuée sur la totalité de l’échantillon, Romands compris)
permet d’expliquer 87% de la variance du vote au moyen des positions face aux huit
arguments. Cepen­dant, l’argument « écologiste » n’a aucun poids sur le vote.
600

9.4.2 Médias officiels, médias concurrents


Avant de poursuivre, ajoutons qu’un modèle de régression logisti­que utilisant
les variables dichotomiques (N43B, N42B, etc.) aboutit à des résultats compara­
bles à ceux discutés précé­demment. Par ailleurs, les effets mis en évidence dans
le Tableau 9.1 demeurent significatifs si l’on ajoute au modèle les neuf autres
médias dont l’utilisation a fait l’objet d’une question dans l’enquête VOX.
Qui plus est, les effets des annonces, du courrier des lec­teurs et de la télévision
s’avèrent les plus importants de toute la gamme des médias pris en compte381.
Mais nous souhaitons à présent prendre un peu de recul par rapport à nos
mesures d’exposition aux arguments publicitaires, afin d’évaluer les effets de
la campagne dans une perspective plus large. Notamment, nous souhaitons
déterminer quel type de médium exerce une influence sur quel type d’enjeu.
Par exemple, nous avons vu que les annonces publicitaires sont extrême­ment
inefficaces pour modeler les opinions à propos des conséquences de l’EEE
pour la sou­veraineté du pays et pour les droits populaires (vraisemblablement
en raison d’une surabon­dance de messages consacrés à ces enjeux). Mais
ce résultat concerne avant tout les campaign deciders. Ces individus, bien que
particulièrement attentifs à la campagne, sont les moins sen­sibles à ses effets
directionnels (conformément au para­digme de Colum­bia), et leurs opi­nions
paraissent particulièrement peu malléables sur les dimensions fon­damentales
de la poli­tique étrangère suisse (voir chap. 2.2.2). Tou­tefois, le potentiel per­
suasif de la campagne sur ces dimensions n’est pas nul, si l’on en juge par les
opinions des early deciders. Pour ces in­divi­dus, l’utilisation des médias « biaisés » en
défaveur du traité (CONC) semble exercer une in­fluence décisive. Ainsi, toutes
choses égales par ail­leurs, le fait d’avoir consulté deux mé­dias « concur­rents »
supplémentaires a pour effet d’augmenter leur soutien aux deux arguments
mentionnés d’un demi-point sur l’échelle ordi­nale382. Les lettres de lec­teurs, tout
spécialement, sem­blent en mesure de surmonter l’inertie des opinions sur la
souveraineté et la démo­cratie di­recte383.

381
Les neuf autres médias sont : la partie éditoriale des quotidiens/magazines ; la radio ;
la brochure du CF ; les imprimés ; les affiches de rue ; le mailing direct ; les stands ;
les discussions sur le lieu de tra­vail ; les tracts.
382
Résultat d’un modèle de régression linéaire avec la variable CONC introduite en même
temps que les varia­bles OFF (nombre de médias « officiels » utilisés), AWARE, NZZ,
TAZ et BLI.
383
Il convient de préciser que l’effet de l’utilisation des médias « concurrents » est totale-
ment indépendant du ni­veau de compétence des citoyens qui s’en servent, et presque
entièrement indépendant de leur décision de vote. S’il est vrai que les opposants à l’EEE
ont davantage consulté ce type de moyens d’information que les partisans, les différences
entre partisans et opposants sont largement circons­crites au groupe des early deci­ders.
On pour­rait dès lors soupçonner que l’effet de l’utilisation des médias est artifi­ciel, dans
la mesure où il re­fléterait avant tout la position face à l’objet de vote – une position
fortement liée à l’évaluation des argu­ments. Or il s’avère que, à de rares exceptions, le
601

Pourquoi cette influence préférentielle des lettres de lecteurs dès lors qu’il
s’agit des compo­santes principales de la politique étrangère suisse ? Peut-être
faut-il appréhender cette préémi­nence des « leaders d’opinion fictifs » en relation
avec la nature des argu­ments en question. Premièrement, la souveraineté et la
démocratie directe font partie des valeurs po­pulaires par excellence, d’où leur
assimilation fréquente au discours populiste (voir chap. 7.3.2). Ceci se vérifie
dans notre corpus d’annonces publicitaires : en Suisse alémani­que, près de
20% des arguments publicitaires relatifs à la souveraineté et à la démocratie
directe sont imputables à des particuliers – contre 7% pour la question des
salaires, 10% pour l’invasion étrangère, ou 12% pour le chômage. Autrement
dit, les leaders d’opinion issus de la société civile s’emparent énergiquement
et ostensiblement de ces thèmes supposés chers au reste de la po­pulation. Par
ailleurs, nous avons vu que le discours populiste (promu substantiellement
par les parti­culiers eux-mêmes) s’applique à mettre en évidence l’égoïsme de
la classe politi­que et son indif­férence à l’égard des institutions fondamentales
– qu’elle ne re­chignerait pas à « li­vrer aux mains des bureaucrates de Bruxelles »
(T0347). On peut concevoir que les acteurs is­sus du « peuple » acquièrent ainsi
le statut de porte-paroles pour de nombreux ci­toyens dé­fiants des autorités,
tout spécialement sur les aspects du projet les plus contro­versés et les plus
domma­geables pour l’image du gouvernement384.
Deuxièmement, l’EEE peut être décrit comme un objet de vote
relativement complexe, ainsi qu’en témoigne le sentiment d’une majorité des
individus interrogés (53%), pour lesquels la décision de vote était « plutôt
difficile » à prendre. De plus, l’enjeu a été perçu par les individus comme
ayant des conséquences particulièrement importantes pour eux-mêmes
(moyenne de 5.7 sur une échelle de 1 à 10, par rapport à une moyenne
de 4.5 pour les objets « en général »). Selon Merten (1988 : 623–5), un tel
contexte de décision – situation non structurée, risque élevé associé à la
décision – entraîne tendanciellement un plus grand besoin de solliciter l’avis
d’individus « exemplaires », au détriment d’autres moyens d’information (i. e.
en premier lieu les mass médias). Si tel est le cas, et dans la mesure où les lettres
de lecteurs (voire les annonces publicitaires) peuvent être considérées comme
le mode d’expression des leaders d’opinion fictifs, nous devrions trouver un

mé­dium le plus déterminant pour un jugement favorable des argu­ments est le même
parmi les partisans et les oppo­sants. Dès lors, nous pouvons affirmer que l’utilisation
de ces médias constitue un facteur réel de posi­tionnement face aux arguments, et non
un résultat accessoire du proces­sus de formation des opi­nions. Ceci étant, le fait que
nos mesures d’exposition ne sont pas de simples corollaires des opinions n’exclut pas
que des mécanismes d’exposition ou de perception sélective soient en jeu (voir infra).
384
Selon l’enquête VOX, 42% des individus interrogés ont déclaré leur méfiance vis-à-vis
du gouver­nement. En ré­alité, cette variable constitue l’un des principaux déterminants
du vote sur l’EEE. Ce niveau de mé­fiance, sans être exceptionnel, a sans doute pour
origine la campagne populiste des opposants (Kriesi et al. 1993 : 35–6).
602

renforcement de l’effet de ces médias spécifiques sur la position des individus


ayant éprouvé de la difficulté à prendre leur décision. Dans un certain sens,
la difficulté à décider constitue une mesure proximale de la compétence sub­jective.
Selon le modèle PMR, un faible niveau de compétence subjective peut diminuer
l’exposition à certai­nes sources (par anticipation d’un échec de la réception) et la
réception des arguments, par manque d’engagement affectif (voir chap. 4.3.3).
Ceci étant, cet effet de la compétence subjective pourrait être compensé en
partie par le recours aux médias « populai­res ».
Notre analyse (voir Tableau 9.2) montre qu’aucun des moyens
d’information « officiels » exer­çant une influence significative sur les citoyens
« subjectivement compétents » (i. e. dont la dé­cision a été plutôt aisée) ne
produit simultanément un effet sur les citoyens plus indécis. Au premier chef,
la télévision joue un rôle prépondérant pour le positionnement des citoyens
« compétents » sur presque tous les arguments. En revanche, la télévision n’est
d’aucune aide, semble-t-il, pour les indi­vidus indécis ; occasionnellement, la
partie éditoriale des quotidiens la remplace dans ce rôle. De façon similaire, les
annonces publicitaires (i. e. la variable dummy INSERATE) assument une fonction
très im­portante pour les citoyens « compétents », et une fonction beaucoup
plus effacée auprès des citoyens indécis. Pour ces derniers, seules les opi­nions
face à l’invasion étrangère et face à l’automaticité EEE-CE semblent quelque
peu tri­butaires de l’effet des publicités.
En revanche, l’argument du chômage ne porte aucune trace de l’action
des campagnes publi­citaires385, ni de quelque médium que ce soit, sur les individus
indécis. Ainsi, le potentiel persuasif des arguments d’une campagne paraît
réduit auprès des individus exprimant une moindre compétence subjective,
en particulier sur les enjeux qui ont donné lieu à une véritable controverse.
Enfin, les lettres de lecteurs ont ceci de sin­gulier qu’elles produisent un effet
globalement homogène sur les citoyens « subjectivement compétents » et sur
les ci­toyens indécis. On s’aperçoit également que le courrier des lec­teurs joue
un rôle crucial auprès des citoyens indécis dans la formation de leurs opinions
sur la souveraineté et la démocratie directe. En résumé, notre hypothèse
selon laquelle les médias « populaires » ont une impor­tance accrue pour les
individus subjectivement peu compétents est globalement confirmée pour
les lettres de lecteurs dans la presse ; elle est en revanche à reje­ter pour les
annonces publicitaires.

385
Peut-être que la contre-campagne des partisans sur le thème du chômage (le seul où
les deux camps se sont op­posés de manière frontale) a quand même exercé un impact
sur les indi­vidus éprouvant de la peine à se faire une opinion, alors qu’en général la
campagne des oppo­sants semble avoir porté ses fruits (voir Tableau 9.1). Les citoyens
déjà indécis n’ont peut-être pas trouvé dans les publicités des opposants des arguments
suffisamment convaincants pour surmonter leurs doutes au sujet des conséquences du
projet pour le chômage.
603

Tableau 9.2 : Déterminants de l’évaluation des arguments, suivant la difficulté de la


décision de vote (uniquement les médias dont l’impact est statistique-
ment significatif)
Décision plutôt facile Décision plutôt difficile
(127 < n < 145) (163 < n < 189)
Argument Médium B Beta Médium B Beta
N43A Annonces publ. .45** .20 Quotidiens -.87** -.19
TV -.52* -.15 Annonces publ. .33* .15
N42A TV -.83** -.22
Annonces publ. .43* .19
N33A Travail -.67*** -.25 Quotidiens -.54* -.16
Lettres lect. .56*** .24 Lettres lect. .28* .14
TV -.73*** -.21
Mailing direct .53* .17
N46A TV -.96*** -.28 Lettres lect. .49*** .24
Annonces publ. .48** .21
N41A Affiches -.76** -.25 Annonces publ. .46** .19
Annonces publ. .47** .20
N44A Annonces publ. .34* .17 Imprimés .35* .16
N48A Radio .85*** .36 Tracts .63*** .25
TV -.78*** -.26 Affiches -.54*** -.24
Imprimés .31* .15
O31A TV 1.04*** .28 Lettres lect. -.46*** -.22
Annonces publ. -.56*** -.24 Imprimés -.32* -.14
Affiches .57** .20
Lettres lect. -.38* -.16
Travail .41* .15
*** : p < .01 ; ** : p < .05 ; * : p < .10

Notre interprétation ne va pas sans laisser quelques questions en suspens.


Premièrement, il convient de relever une ambiguïté de nos résultats. Alors que
la position face aux arguments est, par définition, spécifique aux enjeux, le mo­
ment et la difficulté de la décision ne le sont pas. Ceci laisse planer un certain
doute sur la validité de nos conclusions, même si nos résul­tats se recoupent
largement au travers des diffé­rentes analyses. Deuxièmement, le problème de
la causalité n’est pas davantage résolu par notre analyse des ef­fets persuasifs
au niveau individuel qu’il ne l’était au niveau agrégé pour les effets de pri­ming.
Compte tenu de la qua­lité de nos données, il n’est pas possible de trancher
entre plu­sieurs interprétations de nos ré­sul­tats. Par exemple, concernant le
rôle de la télévision, nous avons montré que ce médium n’imprime un effet
que sur les citoyens modèles, laissant ainsi en­tendre que la compétence subjec­
tive favorise l’impact des messages télévisuels. Toutefois, on pourrait inverser
le sens de la causalité en disant que ceux qui ont consulté la télévision ont eu
604

de ce fait moins de peine à prendre leur décision – ce que tend effectivement


à démontrer une analyse bivariée. De même, on pour­rait argumenter que le
fait de consulter les lettres de lecteurs favorise le posi­tionnement sur certains
enjeux mais augmente l’indécision générale face à l’objet de vote – par exem-
ple en développant une certaine ambivalence vis-à-vis des conséquences de
l’EEE. Enfin, il faut souligner que la compétence objective et la compétence
subjective ont tendan­ciellement le même résultat, à savoir que les individus peu
compétents reçoivent davantage les signaux périphériques que les arguments
eux-mêmes (voir chap. 4.3.3). C’est pourquoi l’effet de la compétence subjecti­
ve se confond partiellement avec celui du moment de la déci­sion de vote : les
individus subjectivement compétents (tendanciellement les early deciders, qui
sont moyennement compétents sur un plan objectif) sont plus réceptifs aux
effets direc­tionnels des arguments publicitaires.

9.4.3 Effets directionnels, effets de polarisation


Notre difficulté à démêler l’écheveau des effets potentiels de la campagne
référendaire sur les opinions face à l’EEE est accentuée par le caractère
extrêmement réducteur, voire simpliste, de nos mesures d’exposition aux
différents médias, qui se résument à un codage binaire (utilisé/pas utilisé).
Qui plus est, ces mesures ne tiennent absolument pas compte de l’ambivalence
des messages diffusés. On ne peut réduire l’effet des quotidiens, par exemple,
à un sti­mulus en défaveur de certains arguments, ou l’effet des lettres de
lecteurs à un encou­ragement à soutenir l’argument de la souveraineté. Les
messages des partisans et des opposants se cô­toient dans chacun des médias
pris en compte dans l’enquête VOX, même si nous avons cer­taines raisons de
distinguer entre médias « officiels » et « concur­rents ». Peut-être l’impact des
campagnes référendaires se limite-t-il pour l’essentiel à des effets co­gnitifs ou à un
renforce­ment des opinions pré-existantes (paradigme de Columbia). Pour tester cette
proposition, nous recourons à présent aux variables dichotomiques exprimant
l’intensité des opinions (N43C, N42C, etc.), et nous répliquons l’analyse menée
dans le Tableau 9.1 au moyen d’une régres­sion logistique. A ce stade, les
effets « polarisants » de la campagne apparais­sent comme ex­trêmement fai­bles,
à l’exception de la catégorie des late deciders. En moyenne, les cam­paign deciders
consti­tuent à nouveau le groupe le moins sensible aux effets de la campagne
sur les opinions, mais quasiment à égalité avec les early deciders386. Qui plus est,
l’impact de nos mesures d’exposition aux argu­ments publici­taires – pour peu
qu’il soit signi­ficatif, ce qui est rarement le cas – est le plus souvent négatif.

386
Pour l’ensemble des individus, on enregistre des pseudo-R2 variant entre .05 et .12
suivant les arguments. En distinguant selon les catégories de citoyens, on découvre que
les late deciders sont les plus sensibles aux effets polarisants de la campagne (pseudo-
R2 variant entre .13 et .51 suivant les arguments, alors qu’il n’excède pas .15 pour les
campaign deciders et .13 pour les early deciders).
605

Autrement dit, l’apprentissage sus­ceptible de résulter de l’exposition aux thèmes


traités dans les annonces n’entraîne pas une polarisation des opinions. En
revanche, la fréquence de lec­ture des trois quotidiens alémani­ques est souvent
associée de manière signifi­cative à l’intensité des opinions, contri­buant à rendre
les juge­ments des argu­ments plus tran­chés. Bien que ce dernier résultat soit
conforme à la fonction classique de l’information mé­diatique au cours d’une
campagne, glo­balement les effets de polari­sation que nous détectons sont bien
en deçà de ceux que l’on pourrait attendre d’une campa­gne aussi intense que
celle précédant le vote sur l’EEE.
On peut cependant faire valoir que notre variable dépendante censée
mesurer l’intensité des opinions est loin d’être une mesure idéale. Notamment,
elle ne fait qu’une distinction som­maire entre les positions extrêmes (i. e. tout
à fait d’accord/pas du tout d’accord) et toute autre sorte de réponse, sans
faire de différence entre les positions modérées (plutôt d’accord/plutôt pas
d’accord) et les non-réponses ou NSP (voir chap. 4.2.2). Pour contourner le
pro­blème posé par le niveau de mesure de nos variables387, nous devons nous
résoudre à aban­donner l’analyse séparée de chaque argument, au profit de
la construction d’une mesure agré­gée, exprimant l’intensité globale des opinions
face à l’ensemble des arguments. Cette échelle (POL) résulte de l’addition des
variables N43D à O31D, c’est-à-dire de l’intensité attribuée à chacun des huit
arguments (0–1–2). POL varie donc théoriquement (et empiriquement) entre
0 et 16. Le score de 0 correspond aux individus qui ne se sont prononcés sur
aucun argument, tandis que 16 correspond à ceux qui ont systématiquement
donné une réponse extrême. A noter que cette mesure est sem­blable aux
indices de polarisation des jugements utilisés par d’autres auteurs (e. g. At­kin
and Heald, 1976 : 227).
En prenant en compte les individus qui ne se sont pas prononcés
sur les différents arguments (contrairement aux variables ordinales utilisées
jusqu’ici), l’échelle POL confère une grande importance au simple fait
de donner une opinion, quelle qu’elle soit. Elle devrait nous per­mettre de
détermi­ner non seulement quels types de messages médiatiques induisent
des opi­nions intenses, mais également quels sont ceux qui aident peut-être les
individus dans l’opération plus élémentaire de prendre position sur les arguments
(opinionation). Dans la mesure où un tel acte est largement tributaire du niveau
de compétence objective, notre échelle condense à la fois une dimension affective
et une dimension cognitive des éva­luations indivi­duelles388. D’autre part, sans

387
Même en recodant les opinions dans les trois catégories suggérées, nous sommes loin
de satisfaire aux critè­res d’une variable continue.
388
Il est vrai qu’on pourrait également regretter cette indétermination entre l’orientation
cognitive et affective de notre échelle de polarisation, notamment dans le sens où une plus
forte intensité des opinions n’exprime pas nécessairement une meilleure connaissance
des arguments. Mais nous voulions avant tout mesurer les bases de la « connaissance
pratique », dans le sens où l’entend par exemple Bütschi (1993), c’est-à-dire une capa-
606

pour autant résoudre le problème – toujours pré­sent à l’arrière-plan de notre


analyse – de la résistance aux arguments, cette variable est in­dépen­dante de
la direction potentielle des effets médiatiques. Elle permet ainsi de se rappro­
cher d’une mesure de l’influence « totale » de la campagne (par opposition à
son influence « fi­nale »). De fait, de nombreuses analyses négligent les effets
« pédagogiques » des campagnes, c’est-à-dire leur rôle dans la cristallisation
des opinions. Du point de vue de la théorie démocratique (Dahl, 1956), cette
question est peut-être plus im­portante que celle de sa­voir quelle campagne a
réussi à « attirer » vers elle le plus grand nombre de citoyens.
Compte tenu de cette redéfinition des effets de la campagne, notre
hypothèse est que les cam­paign deciders, à défaut d’être sensibles aux effets
directionnels de l’information médiatique, sont les plus susceptibles de tirer profit
de cette information pour prendre position sur les en­jeux et pour consolider
leurs positions initiales – grâce à leur potentiel supérieur d’exposition et de
réception des arguments. Pour estimer l’effet de polarisation de la campagne,
nos variables explicatives comprennent : une mesure totale d’exposition aux
huit arguments publicitaires (HTOT)389 ; la fréquence de lecture des trois
journaux alémaniques (NZZ, TAZ, BLI) ; ainsi que l’ensemble des variables
dummy exprimant l’utilisation des médias pris en compte par l’enquête VOX
(LETTRES, RADIO, TELEVISION, etc.). Le Tableau 9.3 présente les
résultats de cette analyse pour cha­que catégorie d’individus.
Deux aspects importants se dégagent de notre analyse. Premièrement,
celle-ci confirme que l’exposition potentielle aux arguments publicitaires
n’entraîne aucun apprentissage des enjeux dans le sens d’une polarisation des
opinions. Au contraire, toutes choses égales par ailleurs, l’effet de la masse
totale des huit arguments publicitaires est plutôt défavorable à des prises de
position tranchées face aux énoncés proposés, même si cet impact n’est si-
gnificatif que dans le cas des campaign deciders. Le deuxième aspect à signaler
est précisément que, cette fois-ci, les individus prenant leur décision au cours
de la campagne ne sont pas les moins sensibles aux effets de l’information
médiatique. En effet, la lecture du Tages-Anzeiger et du Blick, ainsi que l’utili-
sation de trois autres médias (avec une mention spéciale pour les quotidiens),
ont un impact sur l’intensité des opinions des campaign deciders. Ceci confirme
donc que les individus « plus motivés à obtenir de l’information se signalent
par des corrélations plus éle­vées entre l’exposition et la polarisation » de leurs
opinions (Atkin and Heald, 1976 : 227).

cité cogni­tive orientée vers la prise de décision, et qui se rapproche le plus possible des
motiva­tions du vote étudiées au niveau agrégé (chap. 8). Dans la mesure où les positions
indi­viduelles face aux arguments exercent bel et bien un impact décisif sur la décision
de vote, nous pensons que notre échelle d’intensité éclaire de manière satisfaisante le
rôle des campagnes dans la cristallisation des opinions face aux objets de vote.
389
Cette variable n’est autre que l’addition des mesures d’exposition aux huit arguments
publicitaires délivrés lors de la dernière semaine de campagne (H1).
607

Tableau 9.3 : Modèle explicatif de l’échelle d’intensité des opinions sur les
­arguments (POL) (NB : Un coefficient positif indique une plus
grande intensité des jugements exprimés)
Variable Early deciders Campaign deciders Late deciders
B Beta B Beta B Beta
Annonces (HTOT) .0007 .12 -.0008** -.19 .0001 .03
NZZ .226* .16 .003 .00 .164 .10
TAZ .105 .09 .202*** .22 .226† .23
BLI -.073 -.06 .211** .22 -.119 -.13
Lettres de lect. -.080 -.01 .321 .07 .303 .06
Mailing direct .145 .02 1.157** .19 1.241 .16
Quotidiens -.734 -.08 2.780*** .28 -.807 -.10
Radio .257 .04 -.323 -.06 .021 .00
Télévision .501 .06 1.199** .18 .093 .02
Brochure du CF -.534 -.09 -.326 -.07 .655 .13
Imprimés -.838† -.13 .742† .14 -3.736*** -.70
Affiches de rue .924 .13 -.399 -.07 .881 mc .14
Actions de stand 1.084 .10 .515 .06 -3.667*** -.47
Lieu de travail .836 .11 .494 .10 -2.198** -.37
Tracts -.546 mc -.07 -.894† -.14 1.034 mc .13
Constante 10.525*** 6.866*** 11.894***

R2 (n) .13 (n = 149) .25 (n = 145) .55 (n = 42)


Adj. R2 .04 .16 .29
St. err. of estimate 2.89 2.19 2.14
*** : p < .01 ; ** : p < .05 ; * : p < .10 ; † : p < .20 ; mc : .37 < tolerance < .50

En comparaison, seule la fré­quence de lecture de la NZZ paraît avoir un effet


discriminant (mais marginal) sur l’intensité des jugements des early deciders.
Quant aux individus qui se décident au dernier ins­tant, leurs opinions subissent
principalement un impact négatif de l’information médiatique (imprimés, actions
de stands, etc.). Autrement dit, les messa­ges média­tiques tendent à renforcer
la modération des individus in­décis – ce qui n’est pas dommagea­ble en soi, mais
ne contribue certainement pas à faciliter leur décision. Certes, une bonne par­
tie des effets (et notamment des effets positifs) s’exerçant sur cette caté­gorie
d’individus sont probablement rendus non significatifs par le faible nombre de
cas, em­pêchant une identi­fication plus rigoureuse des facteurs de polarisa­tion
des opinions. Dans l’ensemble, toutefois, il est certain que les late deciders n’ont
pas profité de la campagne pour clarifier leur position sur les différents enjeux
touchés par l’EEE, contrairement aux campaign deci­ders390. Comme le suggère
390
Une analyse complémentaire menée auprès des late deciders montre que l’intensité de
leurs opinions est dépréciée par l’utilisation d’un grand nombre de médias (MEDIA).
Cette relation peut se comprendre : auprès des citoyens souvent indécis composant
cette catégorie, un ajout d’information est susceptible de renforcer la confu­sion plutôt
que de la résorber. Le contraire est vrai pour les deux autres catégories d’individus.
608

la recherche sur l’ambivalence affective, l’élaboration cognitive suscitée par


la cam­pagne peut déboucher sur une polarisation ou sur une modé­ration des
ju­gements, en fonc­tion du degré initial d’interdépendance des croyances. Dans
la mesure où les campaign deci­ders sont susceptibles de posséder des systèmes
de croyances plus « évalua­tivement redon­dants » que les late deciders, on peut
comprendre que la campagne induise ten­danciellement une po­larisation des
jugements chez les uns et une modération chez les autres. Quant aux early
deci­ders, leur engagement cognitif dans les débats référendaires est peut-être
trop faible pour en­traîner des conséquences appréciables sur l’intensité glo­
bale de leurs jugements.
Si l’analyse menée au moyen d’un indice agrégé est riche d’enseignements
sur les facteurs de l’intensité de jugement des individus, peut-être un indice
semblable peut-il également éclairer l’impact des messages médiatiques sur
la direction globale des opinions face aux arguments. Dans une certaine mesure,
la différence entre cet indice et l’indice précédent rejoint la diffé­rence entre
le médiateur de l’acceptation et le médiateur du changement d’attitude ; nous y
reviendrons (voir chap. 10.2). Pour l’heure, nous nous contenterons de parler
des effets di­rectionnels de la campagne. Afin de les évaluer, nous avons élaboré
un indice reflétant la po­si­tion générale (et non l’intensité des jugements) face à
l’ensemble des huit ar­guments étu­diés jusqu’ici. Cette échelle (POS) n’est
autre que l’addition des huit variables ordinales ex­primant la position sur
les différents arguments, avec l’argument O31A recodé en sens inverse et un
maximum de deux réponses manquantes admi­ses391. Elle est comprise empiri­
quement entre 6 et 32 ; des valeurs élevées signalent une tendance à refuser
l’EEE, c’est-à-dire un taux élevé d’acceptation des arguments contre le traité.
La moyenne de l’échelle (18.1) varie faible­ment en fonc­tion du moment de
la décision. De plus, POS est largement indépendante de l’échelle de pola­
risation392. Contrairement à l’échelle d’intensité, l’échelle POS ne prend pas
en compte plus de deux « non-opi­nions » (NSP, non-ré­ponses), car celles-ci
sont difficiles à assigner sur une échelle de po­sitionnement393.
391
Nous avons aussi construit un indice basé sur la moyenne des huit items, sans traite-
ment des données manquntes. Cependant, cet indice est quasi­ment identique à celui
basé sur la somme des items (r = .96). Vérification faite, les résultats obtenus avec ce
deuxième indice sont pratiquement identiques à ceux présentés ici, no­tamment parce
que les indivi­dus ayant donné plus de deux non-réponses sont ensuite fréquemment
exclus de l’analyse en raison d’autres données manquantes.
392
Parmi tous les individus, le coefficient de corrélation est de .10. Les échelles sont légè-
rement plus corrélées parmi les campaign et late deciders (.20 et .22), mais totalement
indépendantes parmi les early deciders (.00).
393
La solution consistant à assigner les non-opinions à une catégorie médiane n’est pas
non plus satisfaisante ; cette solution aboutit en effet à des sco­res « aber­rants » dans
certaines configurations. Nous avons par ailleurs re­noncé à standardiser cette échelle
avec l’échelle POL, car la valeur d’une unité sur ces deux échelles est de toutes manières
diffi­cile à inter­pré­ter et ne deviendrait pas plus comparable.
609

Nous souhai­tons à présent comparer les effets médiati­ques d’un groupe


d’individus à l’autre, et l’impact relatif des diffé­rentes sources au sein de chaque
groupe. Pour ce faire, nous utili­sons à nou­veau une procédure de régression
linéaire (Tableau 9.4). L’analyse révèle une nou­velle fois que la catégorie des
campaign deciders est très peu sensi­ble aux effets persuasifs de la campagne. Certes,
notre modèle se révèle encore moins per­formant pour expliquer la posi­tion
de ceux qui se décident au dernier instant, mais le très fai­ble nombre de cas
y est sans doute pour beaucoup. De plus, les annonces publicitaires exer­cent
leur seul impact significatif sur les opinions des late deciders, et constituent
même le facteur le plus important du modèle pour cette catégorie de citoyens.
Ce résultat recoupe très largement les résultats partiels obte­nus pour chaque
argument (voir Tableau 9.1). Ainsi, les annonces sem­blent jouer un rôle cru­cial
pour les décideurs « tardifs », et leur diffusion souvent concentrée tout à la fin
des campa­gnes pourrait bien s’avérer une stratégie particulièrement efficace,
notamment pour les an­nonceurs disposant de ressources limitées.

Tableau 9.4 : Modèle explicatif de l’échelle de direction des opinions sur les
­arguments (POS)394. NB : Un coefficient positif indique une plus
grande adhésion aux arguments contre l’EEE.
Variable Early deciders Campaign deciders Late deciders
B Beta B Beta B Beta
Annonces (HTOT1) .0012 .09 .0009 .08 .0046** .48
NZZ -.391† -.13 -.409† -.14 .453 .15
TAZ -.292† -.12 -.299† -.14 .286 .15
BLI .450* .16 .364† .16 .481 .26
Lettres de lect. 3.355*** .25 -.042 .00 -.278 -.03
Mailing direct -1.000 -.06 1.809† .12 2.092 mc .14
Quotidiens -1.258 -.07 .937 .03 1.869 .11
Radio 2.706** .19 .981 .08 .695 .06
Télévision -4.380*** -.24 -1.592 -.10 .844 .08
Brochure du CF -1.093 -.09 1.199 .10 1.707 mc .17
Imprimés -1.790† -.13 .961 .08 -.414 -.04
Affiches de rue .072 .01 -1.082 -.08 1.078 mc .09
Actions de stand 4.950*** .22 -.230 -.01 -5.181† mc -.31
Lieu de travail .648 .04 -2.319** -.19 2.038 .16
Tracts 2.346† mc .14 1.336 .09 -.079 mc -.01
Constante 20.135*** 18.476*** 10.584***
R2 (n) .33 (n = 139) .18 (n = 140) .41 (n = 39)
Adj. R2 .25 .09 .03
St. err. of estimate 5.53 5.52 5.03
*** : p < .01 ; ** : p < .05 ; * : p < .10 ; † : p < .20 ; mc : .38 < tolerance < .50

394
La variable HTOT, dans ce cas, est légèrement différente de celle utilisée dans le Ta-
bleau 9.3. En effet, le but étant maintenant de déterminer l’impact directionnel des
610

Mais comparons plutôt les campaign deci­ders avec les individus qui se sont décidés
avant le début de la campagne. Alors que seules les discussions sur le lieu de
travail (et, marginalement, la lecture des quotidiens alémaniques) ont une
influence direc­tionnelle géné­rale sur les opinions des campaign deciders, au moins
quatre médias et la lecture du Blick ont un impact significatif – et souvent très
important – sur les jugements des early deciders. Par ailleurs, il est important de
noter que tous ces résultats conservent leur validité sous contrôle du niveau
d’éducation et du niveau de compétence (seule l’influence de la lec­ture du Blick
sur les early deciders disparaît en tant que facteur significatif du jugement global
des arguments). Ainsi, la plus grande perméabilité à l’influence directionnelle
des médias dont témoignent les early deciders ne peut guère s’expliquer par un
moindre degré d’expertise face aux enjeux, mais probablement par d’autres
caractéristiques propres à ce groupe et par le contexte de dé­cision. Notamment,
il s’avère que les early deciders ont été particulièrement sélectifs dans leur exposition
aux médias au cours de la campagne, choisissant des sources d’information
relativement congruentes avec leur orientation générale vis-à-vis de l’EEE.
En substance, les opposants de longue date ont consulté nettement plus de
médias concurrents que les partisans de longue date, tandis que cette tendance
est moins manifeste chez les campaign deciders395. S’y ajoute probablement un
méca­nisme de percep­tion sélective – les early deci­ders possè­dent sans doute un certain
« constraint » idéologique, étant donné leur attachement relative­ment fort aux
partis396. Par ce mécanisme, les considéra­tions consonantes avec la posi­tion des
indi­vidus sur les enjeux ont plus de chances d’être internali­sées, réduisant ainsi
l’ambi­valence dans leur jugement des arguments de la campagne. Autrement

arguments, le poids relatif au seul ar­gument favora­ble au traité (O31) doit être retranché
du poids attribué à tous les autres arguments : HTOT1 = HTOT – (2 × H1O31).
395
Ainsi, nous avons cal­culé le ratio de médias concurrents utilisés par rapport au nombre
total de médias consul­tés : RATIO = CONC/MEDIA. En moyenne, les early deciders
opposés au traité ont utilisé 30% de médias concurrents, contre 16% pour les partisans
(F = 31.4 ; p < .001). Par contraste, les campaign deciders favorables et défavorables
au traité se distinguent peu dans leur utilisation des médias concurrents (resp. 21% et
26% ; F = 3.7 ; p = .06), et les late deciders encore moins (resp. 22% et 19% ; F = .03 ;
p = .60). En conséquence, pour la catégorie des early deciders les effets spécifiques à
chaque médium sont renforcés, car ils sont relativement peu contrariés par d’autres
mé­dias défendant un point de vue opposé. La prise en compte de l’orientation idéo-
logique (au lieu de la décision de vote) comme facteur de sélectivité aboutit au même
résultat. Parmi les campaign deci­ders, la proportion de mé­dias concurrents consultés
est extrêmement stable d’un groupe idéologique à l’autre (F = .36 ; p = .78). Parmi les
early deciders, cette proportion est plus variable, notamment du fait d’une utilisation
accrue des médias concurrents par les partisans de la droite radicale (F = 3.48 ; p <
.02 ; ana­lyse basée sur l’ensemble de l’échantillon, non-parti­sans compris).
396
55% des early deciders sont sympathisants d’un parti politique, contre 50% des cam-
paign deciders et 44% des late deciders (variable P02) – différences statistiquement
non significatives (Cramer’s V = .11 ; p = .25).
611

dit, la plus grande sé­lectivité apparente des early deciders est suscepti­ble de ré­
duire l’interférence entre les diffé­rents mé­dias et d’empêcher la neutralisation
mutuelle de différents messages (parfois issus du même mé­dium). Pour cette
catégorie de ci­toyens se dessine donc un modèle de ren­for­cement des opi­nions,
dans lequel l’exposition à des messages média­tiques largement congruents
avec les opinions pré-existan­tes entraîne des effets directionnels relati­vement
pro­noncés.
Si l’on recoupe les résultats de nos dernières analyses, il devient apparent
que chaque groupe de citoyens se caractérise par une sensibilité spécifique face
aux deux types d’effets mesu­rés. Les early deciders sont particulièrement sensibles
aux effets directionnels de la campa­gne, probablement parce que cette catégorie
d’individus est plus sé­lective dans son exposition aux messages médiatiques
et consulte plus volontiers des sour­ces d’information congruentes avec son
orientation générale face à l’objet de vote. En revan­che, les early deciders sont
lar­gement imperméables à ce que nous avons appelé les effets « polari­sants »
de la campagne. On peut expliquer ce paradoxe de la manière suivante, en
considérant les différences substantiel­les entre les deux échelles utilisées. Les
early deciders sont sensi­bles aux effets médiatiques dès lors qu’ils possèdent une opinion
pré-existante sur les diffé­rents enjeux – d’où la régula­rité des effets directionnels, qui ne
sont me­surés que pour les individus ayant donné une ré­ponse pour une grande
partie des items. En revanche, la campa­gne est moins efficace pour inciter les
individus sans opinion préconçue à prendre position sur les argu­ments – d’où la
modestie des effets « polarisants » (le terme n’est pas idéal), qui accordent une
importance ac­crue au simple fait d’exprimer une opinion397. Or, les individus
sans opinion sont relativement nombreux parmi les early deciders398. Ceux-ci sont
tendancielle­ment sûrs de leur choix, mais en même temps ne démontrent pas
une grande com­pétence pratique pour évaluer les argu­ments mis en évidence
par la cam­pagne, auxquels ils ont prêté une oreille plutôt distraite. De fait, il
nous est apparu au ni­veau agrégé que les motiva­tions spontanées du vote des
early de­ciders sont moins en phase avec les arguments de la campagne que les
justi­fications fournies par les per­sonnes ayant pris leur dé­cision plus tard (voir
chap. 8.3.5). Tout ceci suggère une nouvelle fois l’importance du mécanisme
de réception pour l’acceptation des messages mé­diati­ques, ainsi que la difficulté
pour une campagne référen­daire d’attirer l’attention sur de nou­veaux enjeux
et de créer des opinions « de toutes pièces ».

397
La qualité prédictive du modèle pour les early deciders s’améliore légèrement si la
variable dépendante POL est rempla­cée par une variable qui ne prend en compte
que l’intensité des opinions effectivement exprimées (avec deux données manquantes
admises, à l’instar de POS). Le contraire est vrai pour les campaign deciders.
398
36% des early deciders ne se sont pas prononcés sur l’un des huit items au moins, et
15% ne se sont pas pronon­cés sur deux items au moins ; les proportions sont respec-
tivement de 28% et 9% pour les campaign deciders.
612

La situation est complètement inverse dans le cas des campaign


deciders. Ceux-ci ne sont quasiment pas affectés par les effets directionnels de
la campagne, mais ils paraissent en reti­rer un bénéfice indé­niable au niveau
de l’intensité de leurs jugements. Il est vrai que le taux de variance expliqué
par notre modèle demeure modeste, mais l’effet apparent de la campa­gne
s’avère en tous cas supérieur à ce que nous pouvons mesurer en matière
d’effets persua­sifs directionnels. Moins sélectifs dans leur exposition aux
médias, un peu plus attentifs à la campagne que les partisans et les opposants
de longue date, les campaign deciders ont sans doute reçu une information plus
abondante et moins biaisée en faveur d’un certain point de vue. Par exemple,
ces individus semblent moins pré-déterminés par la position de leur parti de
prédilection, ou par leur orientation originelle vis-à-vis du projet. Il en résulte
que l’internalisation des messages acceptés débou­che sur des opinions tantôt
favorables, tantôt défavorables au traité. Ce mécanisme de com­pensation mu­
tuelle, opérant également de ma­nière interne aux médias399, s’ajoute sans doute
au mécanisme de résistance (peut-être plus important pour les campaign deciders
que pour les deux autres catégories d’individus) pour expliquer les faibles effets
directionnels attribués aux différentes sources de messages. Ainsi, par rapport
aux early deci­ders, les médias semblent façonner auprès des campaign deciders des
opinions moins « monolithi­ques » et plus ambivalentes, mais égale­ment plus
intenses si on les consi­dère sépa­rément et indépendamment de leur direction.
L’exposition aux différents médias entraîne un impact relativement diffus sur
les opinions des campaign deciders, chaque source d’information géné­rant des
messages contradictoires (au sujet d’un même enjeu ou d’un en­jeu à l’autre),
sus­cepti­bles de se neutra­liser mutuellement au ni­veau agrégé. En revanche, à
dé­faut d’imprégner leur décision de vote de manière directe, la cam­pagne leur
fournit les élé­ments de ré­flexion qui seront à la base de cette décision. Ainsi,
une fonction essentielle des mé­dias enga­gés dans les débats référendaires est de
per­met­tre aux ci­toyens de prendre po­sition sur les principaux enjeux (opinionation)
– indépendamment des positions elles-mêmes.
Enfin, les late deciders paraissent aussi peu sensibles aux effets de
polarisation qu’aux effets directionnels. A première vue, la cam­pagne ne leur
est guère utile pour cristalliser leurs opi­nions sur les différents enjeux, pas plus
qu’elle n’induit un impact directionnel global en fa­veur de telle ou telle position.
Pourtant, ce groupe d’individus avait potentiellement le plus à « ap­prendre »
sur les dif­férents aspects touchés par le traité EEE – ce qui fait des late deciders
le groupe a priori le plus exposé aux effets « pédagogiques » de la campagne.
En même temps, ces citoyens ne sont absolu­ment pas sélectifs dans leur quête
et leur interprétation de l’information médiati­que, si bien que leurs opinions

399
Nous entendons par là que la neutralisation mutuelle des messages ne se fait pas seu-
lement entre les diffé­rents types de médias, mais entre messages provenant du même
médium. Comme nous l’avons souligné, le sys­tème médiatique suisse se caractérise à
la fois par sa diversité externe et par sa diversité interne (voir chap. 5.1.2).
613

ont cer­tainement été « atti­rées » dans toutes les directions, et que l’im­pact
« final » de la campagne est peu important. Malheureuse­ment, il faut bien en
convenir, le très faible nombre de cas dans cette catégorie rend toute évaluation
de notre mo­dèle très approximative, quels que soient les effets médiati­ques
consi­dérés ; il est possible que des effets significatifs émergent avec une base
empirique plus large.
Pour terminer, il est essentiel de préciser la chose suivante : en moyenne,
les posi­tions abso­lues face à l’ensemble des arguments (i. e. les scores sur notre
échelle POS) sont tota­lement in­dépendantes de l’appartenance à l’une ou
l’autre des catégories du moment de la décision. Autrement dit, le moment
auquel les individus prennent leur décision n’est pas déterminant pour leurs
jugements des arguments de la campagne, mais bel et bien pour leur sensibilité
aux différentes sources d’information induisant une variation de ces jugements
– même si notre analyse n’est pas en mesure d’établir un véritable lien causal
entre l’exposition aux médias et la position face aux arguments. De même,
du point de vue de la cristallisation des opinions (i. e. les scores sur l’échelle
POL), les campaign deciders et les early deci­ders se distinguent légèrement des
individus qui font leur choix au dernier moment, mais les diffé­rences sont
statistiquement non significatives400. Ainsi, l’indécision (qui est certai­nement
le facteur essentiel retar­dant le choix des individus) ne saurait provenir d’une
posi­tion géné­rale face aux argu­ments (POS), mais plus vraisemblable­ment d’un
manque d’intensité dans les opinions (POL), pour ainsi dire d’un manque de
confiance dans l’évaluation des différents enjeux du scrutin. Or, notre analyse
suggère que les carences cogniti­ves des late deci­ders (voir Tableau 8.3) les soustrait
également au pou­voir d’attraction de la campagne, sans doute en raison d’une
mau­vaise réception des messages médiatiques.

9.4.4 Accessibilité et polarisation affective


Avant de poursuivre notre investigation, nous désirons effectuer une synthèse
des résultats obtenus dans ce chapitre avec ceux obtenus précédemment
dans le cadre des effets de priming (chap. 8). En substance, nous souhaitons
déterminer si les croyances immédiatement accessi­bles à l’esprit des indivi-
dus au moment de motiver leur vote correspondent à des croyances intenses.
En d’autres termes, l’intensité constitue-t-elle un critère ou un corrélat de
l’accessibilité ? A cet égard, le modèle PMR postule qu’il existe un lien entre
les deux types d’évaluations, et que la force de ce lien dépend notamment du
niveau de compétence. Mais un doute subsiste quant à savoir si les processus

400
Sur l’échelle POS, la position moyenne est de 19.35 pour les early deciders, de 19.18
pour les campaign deciders, et de 19.08 pour les late deciders (F = .05 ; p = .95). Sur
l’échelle POL, la position moyenne est de 10.99 pour les early dec., de 11.16 pour les
campaign dec., et de 10.45 pour les late dec. (F = 1.14 ; p = .32).
614

d’élaboration cognitive induisent une polarisa­tion ou une mo­dération des évalua­


tions affectives (voir chap. 4.3.5).
Nous avons examiné cette question en mesurant la force des associations
entre les motivations du vote et les évaluations des argu­ments. Pour ce faire, en
raison du manque de cas, nous n’avons pu retenir que les quatre arguments les
plus fréquemment énoncés par les indi­vidus, et pour lesquels nous dispo­sons
également d’une opinion sous la forme d’une évaluation af­fective. Il s’agit
des arguments des avantages économiques (O31A), du chômage (N42A), de
l’immigration de travailleurs étrangers (N43A) et des droits populaires (N46A).
Le pourcen­tage d’individus ayant avancé l’un de ces motifs varie entre 5% (N46)
et 13% (O31). Des va­riables dummy signalent quels individus ont avancé un
argument comme motif du vote per­met de prédire jusqu’à 10% de la variance
totale des opi­nions sur cet argument. Les opi­nions des per­sonnes ayant utilisé un
motif diffèrent de façon systé­matique et significative des opinions des individus
ayant utilisé d’autres motifs. Mais surtout, les opinions sur un argu­ment sont
tou­jours nettement plus extrêmes – elles avoisinent 3.6 sur l’échelle à quatre
posi­tions – parmi les personnes ayant utilisé cet ar­gument pour motiver leur
vote que parmi les per­sonnes ayant avancé d’autres motifs. Enfin, ce sont les
motivations corres­pondant de ma­nière spécifique aux arguments qui po­larisent
le plus les éva­luations affectives401. En somme, il apparaît que les croyances les
plus accessibles sont égale­ment les plus inten­ses.
Dans une seconde étape, nous avons répété notre analyse séparément
pour les individus les plus compétents (AWARE = 4) et pour les autres
(AWARE ≤ 3). Il apparaît que les liens entre les motivations et les opinions
sont plus prononcés parmi les personnes très compé­tentes (en moyenne,
η2 = .11) que parmi les autres individus (en moyenne, η2 = .05). Autre­ment
dit, la polarisation des opinions associée à une forte accessibilité de certains
objets mentaux est ré­duite par un manque de connaissance des enjeux (Zaller,
1992 : 85–9). Peut-être que les moti­vations fournies par les personnes moins
compétentes constituent davantage une rationa­lisa­tion du vote qu’une véritable
explication, ou que ces personnes cherchent à « dé­fendre » leurs attitudes
en modérant leurs évaluations (Tesser and Conlee, 1975). Naturelle­ment,
notre ana­lyse est limitée par le fait que les répondants de l’enquête VOX
n’ont été invi­tés à expri­mer que deux motifs de leur vote. Si tel n’était pas
401
O31 : F = 99.07, p < .001 (autres arguments : 38.15 < F < 39.57). N42 : F = 56.46,
p < .001 (autres arg. : 17.27 < F < 42.55). N43 : F = 93.41, p < .001 (autres arg. :
16.08 < F < 74.78). N46 : F = 40.28, p < .001 (au­tres arg. : 7.64 < F < 35.90). Par
« autres arguments », nous entendons le fait d’avoir motivé son vote par l’un des trois
autres arguments pris en considération. Ces variables dummy permettent toujours
de prédire une cer­taine part de variance des opi­nions qui ne leur correspondent pas,
car elles expriment en même temps la direction du vote des individus ; or, la direction
du vote et les opinions sont liées (voir chap. 7.4.1). Cependant, ce sont toujours les
motivations corres­pondant directement à un argument qui expliquent la plus grande
part de variance des opinions.
615

le cas, il s’avérerait pro­bable­ment que les per­sonnes pos­sédant le plus grand


nombre de croyances accessibles (tendan­ciellement les cam­paign deci­ders et les
individus compétents) expriment aussi les opi­nions les plus ex­trêmes. En tous
cas, notre analyse des effets de priming et de polarisation suggère croire que
l’attention accordée à la campagne favorise à la fois l’accessibilité et l’intensité
des croyan­ces.
Pour conclure sur cette question, nous souhaitons déterminer si
l’extrémité des opinions exerce une influence sur le vote et sur la participation
au scrutin. Pour ne pas multiplier les concepts, nous reprenons nos mesures de
polarisation (POL) et de direction (POS) des opi­nions. Un modèle de régression
logistique (pseudo-R2 : .75) suggère que c’est surtout la posi­tion globale face
aux arguments qui oriente la décision de vote (B = .517, p < .001), ce qui n’est
guère surprenant, mais que l’intensité des opinions y contribue égale­ment,
dans un sens favo­rable au traité sur l’EEE (B = .188, p < .001). En revanche,
la parti­cipa­tion au scrutin s’avère totale­ment indépendante de l’évaluation
des enjeux (pseudo-R2 : .02). Seule l’intensité des opinions a marginalement
encouragé les individus à prendre part au scrutin (B = .139, p < .01). Par ail­
leurs, en dichotomisant l’échantillon selon le niveau de com­pétence (voir supra),
il appa­raît que l’intensité des opinions joue un rôle plus important parmi les
individus peu ren­seignés sur l’objet de vote. Autrement dit, la polarisation af­fective
des croyances peut suppléer l’information pour se prononcer sur un objet de vote et
tend à renforcer la confiance dans les projets du gou­verne­ment. A l’inverse,
suivant une approche sense-making (Dervin, 1981), il se peut que la campagne
des opposants à l’EEE n’ait pas tant servi à satisfaire un besoin d’informa­tion
sur les enjeux qu’à satisfaire un besoin général d’orientation affective. Ce genre
de besoin peut se manifester avec acuité dans des situations de blocage ou
de confu­sion co­gnitive – en l’occurrence devant une identité nationale vidée
de sa substance par le revire­ment brutal de la politi­que d’intégration du
gouvernement. Répétons cependant que ces pistes interprétatives ne sau­raient
être généralisées au-delà du cas particulier de la votation sur l’EEE.

9.5 Limites et contraintes aux effets persuasifs des campagnes


La campagne référendaire sur l’EEE nous a donné une première occasion de
tester notre mo­dèle des effets persuasifs des mass médias. Les résultats empiriques
obtenus de cette manière sont mixtes. D’une part, conformément au modèle,
l’exposition aux arguments publicitaires et aux médias, ainsi que le potentiel de
réception des messages (compétence et moment de la décision), semblent contri-
buer à la formation des opinions sur différents en­jeux touchés par le traité.
D’autre part, cette contribution à l’explication des opinions varie forte­ment
d’un enjeu à l’autre, et suivant la dimension des opinions prise en considération
(di­rec­tion vs. intensité). De plus, même dans les cas les plus favorables (vs. effets
de polarisation sur les campaign deci­ders, effets directionnels sur les early deciders),
616

la capacité explicative du modèle demeure modeste – au maximum un tiers


de la variance des opinions est prédite par un nombre relati­vement élevé de
variables indépendantes. Le pré­sent chapitre offre différentes interpré­tations
à cette performance en demi-teinte de notre mo­dèle théorique.

9.5.1 Limites méthodologiques


Un premier type d’interprétations met l’accent sur les obstacles méthodologiques
à une meil­leure détermination des facteurs et des mécanismes de la formation
des opinions. Au niveau particulier, ces obstacles peuvent être liés aux propriétés
intrinsèques de l’objet d’étude. En l’occurrence, la votation et la campagne sur
l’EEE ne constituent-elles pas un contexte défa­vorable à l’observation d’effets
plus substantiels ? Aussi pertinentes soient-elles, les explica­tions ad hoc nous
ramènent à un niveau d’interprétation plus général. Premièrement, la faible
variance de nos variables indépendantes – nous pensons ici plus spécialement au niveau
de compétence des citoyens et au contenu de l’offre médiatique – s’impose
comme un élément essentiel. Par exemple, la faible sensibilité apparente des
opi­nions à nos mesures d’exposition aux arguments publicitaires peut s’ex-
pliquer en partie par le fait que 48% de notre échantillon (c’est-à-dire le taux
d’individus affirmant n’avoir pas utilisé les annonces au cours de la cam­pagne,
auxquels nous avons attribué par défaut un score d’exposition nul) partage la
même valeur pour ces variables. Ceci étant, la solution consistant à retirer ces
individus de notre analyse aurait entraîné une réduction drastique de notre
échantillon, avec des consé­quences directes sur le niveau de signification de
nos résultats. Par ailleurs, les an­nonces publicitaires ne sont certainement pas
le moyen de propagande le plus efficace qui soit – ce qui pourrait expliquer
également la modestie des effets enregistrés – mais elles font tout de même
partie des quatre médias qui ont orienté de manière significative la décision
de vote sur l’EEE (Kriesi, 1994). Le problème posé par une variance insuffi-
sante des variables indé­pendantes dépasse le cadre spécifique de cette étude,
puisqu’il est souvent montré du doigt dans la litté­rature consacrée aux effets
médiatiques (Zaller, 1996 ; Norris et al., 1999).
Deuxièmement, on pourrait faire valoir que la campagne sur l’EEE a
été marqué par un en­gagement de force égale de la part des partisans et des
opposants au projet (voir chap. 6.2). Or, dans de telles conditions de parité,
la campagne est susceptible de promouvoir un phé­nomène de neutralisation
mutuelle (McGuire, 1985). La recherche empirique sous-estime régu­lière­ment
l’ampleur des effets médiatiques, parce qu’elle ne prend pas en considération
l’influence totale des communications : « Effects can be very great, even when,
as in a tug-of-war, they function simply to cancel out the efforts of the other
side » (Zaller, 1996 : 37). Dans notre pro­pre analyse, certains éléments laissent
à croire que les ef­fets totaux de la campa­gne (the net influence) sont supérieurs
à ce que nous pouvons évaluer, précisé­ment parce que leur mesure est une
tâche beaucoup plus difficile qu’il n’y paraît de prime abord.
617

En particu­lier, bien qu’initialement destinée à évaluer les effets « po-


larisants » de la campagne, on peut se demander si notre échelle d’intensité
des opinions (POL) ne mesure pas en réalité les effets totaux de la campagne,
puisqu’elle permet de mettre en évidence comment l’exposition aux médias
entraîne des variations des opinions indivi­duelles dans les deux di­rections. De fait,
cette varia­ble présente l’avantage indéniable de pouvoir détecter certains effets
que notre me­sure de position (POS) s’avère incapable de saisir, notamment
parce qu’une source d’information unique peut induire des opinions favora­
bles face à certains argu­ments et, si­multané­ment, des opinions défavorables
face à d’autres arguments – de sorte que ces effets contra­dictoires s’annulent
au niveau des posi­tions agrégées. Ainsi, un individu pourrait se voir attribuer
une position médiane sur notre échelle, alors même qu’il occupe en réalité
des posi­tions très polarisées sur tous les arguments ; simplement, cet individu
émet des jugements très favorables sur la moitié des arguments et des juge-
ments très défavorables sur l’autre moitié. Or, l’analyse menée au moyen de
l’échelle d’intensité révèle des effets mé­diatiques de plus grande envergure
pour les indi­vidus poten­tiellement plus concernés par la campagne (cam­paign
et late deciders). A pre­mière vue, ce résultat pourrait nous conduire à réviser
notre conclusion antérieure, selon la­quelle les cam­paign deciders sont largement
im­perméables aux arguments de la campagne, qui leur sont pourtant prin-
cipalement destinés.
En même temps, notre échelle de polarisation est incapable de détecter
certains effets qui n’auraient pas de réper­cussion perceptible sur l’intensité
des opinions. Par exemple, prenons le cas d’une personne peu informée des
conséquences de l’EEE pour la libre circulation des personnes, et imaginons
qu’elle a été convaincue par une émission télévisée d’adopter une ou deux
nouvelles croyances à propos de « l’invasion de travailleurs étrangers ». Même
si son at­titude vis-à-vis de cette question n’est pas fondamentalement modifiée,
son opinion (variable N43) pourrait aisément varier de « plutôt pas d’accord »
à « plutôt d’accord » avec cet argument, surtout en l’absence de catégorie de
réponse neutre. Dans un tel cas de figure, une mesure d’intensité ne signale-
rait aucun changement, et c’est au contraire une mesure de position qui serait
à même de déceler l’influence potentielle de la télévision. Ainsi, quelle que
soit la nature des changements induits par les messages médiatiques, il n’est
pas rare que seule l’une de nos deux mesures permette de les saisir. Le pro-
blème réside dans le fait qu’aucune règle systématique ne nous autorise à les
départager. D’une part, si les cam­pagnes ont pour effet prin­cipal de renforcer
les opinions préexistantes, les effets de conver­sion consti­tuent alors l’exception
(paradigme de Columbia), et notre échelle d’intensité saisit sans doute l’es-
sentiel de l’impact des communications médiatiques. Cela pourrait être le
cas de certains médias, comme la partie rédactionnelle des quotidiens, mais
ne semble pas s’appliquer aux arguments publicitaires. En effet, leur impact
sur l’intensité des opinions (synthétisé par notre mesure agrégée HTOT) est
618

tendanciellement négatif. D’autre part, si les médias exercent sur les individus
des effets « massifs » mais contradictoires, alors nous nous retrouvons au point
de départ : comment détecter les effets to­taux de la campagne ?
Une alternative – c’était d’ailleurs notre démarche initiale (chap. 9.4.1)
– consiste bien sûr à analyser séparément les opinions pour chaque argument.
Mais d’autres problèmes surgissent à ce niveau, à commencer par une variance
très faible dans nos variables indépen­dantes (e. g. le volume des arguments
publicitaires) et dépen­dantes. Ensuite, le phénomène de neutralisation interne à
chaque médium n’est pas résolu. Enfin, une telle analyse se révèle extrêmement
fas­tidieuse, exigeant d’appréhender les particularités de chaque argument et
n’apportant aucune certitude pour expliquer la portée modeste de nos résul-
tats. Certes, une partie de ces incertitu­des pourraient être levées en répétant
notre analyse sur d’autres données. Parallèlement, des sondages de type pa-
nel, voire des expérimentations, pour­raient contribuer à déterminer si cette
faiblesse doit être attribuée à une mauvaise spécification de notre modèle, ou au fait
que les médias ont effectivement une influence modeste sur les opinions des individus
dans le ca­dre des campagnes référendaires. En effet, n’oublions pas que cette
dernière interprétation est tout à fait plausible, surtout si l’on tient compte du
cadre particulier des votations de démo­cratie directe – un tel contexte n’est
pas strictement com­pa­rable à celui des élections, sur lequel s’est penchée la
plupart des études des effets médiatiques. Ainsi, nous exami­nons à présent les
facteurs substantiels (i. e. non méthodolo­giques) susceptibles de limiter l’influence
des mass médias. Une telle appro­che, réminiscente de la tradition dominante
jusqu’aux années 1970 (voir chap. 3.1), est sans doute aussi pro­metteuse qu’une
recherche effrénée des condi­tions optimales de la persuasion.

9.5.2 Limites et contraintes substantielles


La faiblesse des effets persuasifs que nous avons observés – principalement
auprès des indi­vidus qui se décident au cours de la campagne – n’est pas
uniquement imputable aux défauts de notre approche méthodologique et à la
mauvaise qualité de nos mesures. Elle résulte éga­lement de certains facteurs
intrinsèques et extrinsèques limitant la capacité d’influence des mass médias
au cours des campagnes référendaires. A notre avis, quatre éléments sont en
mesure d’imposer une borne « naturelle » aux effets des messages médiati­
ques : l’influence du milieu social, l’effet simultané des communications inter-
personnel­les, les systèmes de va­leurs des indivi­dus (leur « idéologie »), ainsi
que la durée limitée des campagnes. A n’en pas douter, cette liste pourrait être
considérablement al­longée : effets du « monde réel » ou de la « conjoncture
politi­que », familiarité des enjeux, expé­riences collectives, culture politique,
systèmes de valeurs des journalistes, etc. Notre propos n’est pas de dres­ser
un tel inventaire (voir McGuire, 1985 : 281–3), et encore moins de tester les
différentes hypothèses qui en dé­coulent. Plus sim­plement, notre préférence
ira aux facteurs individuels qui s’insèrent sans trop de problè­mes dans no­tre
619

modèle théorique et opérationnel, et qui peuvent a priori contribuer à mieux


éclairer le pro­cessus de formation des opinions.

Les facteurs socio-économiques


Prenons pour commencer le rôle des facteurs structurels. Tout processus de commu­
nica­tion s’insère dans une structure sociale qui en détermine partiellement
l’impact (voir chap. 3.2.4). Notre but n’est pas de détail­ler ici l’influence des
clivages et des rôles so­ciaux sur les opi­nions individuelles, mais de comparer
grossièrement leur effet sur l’éva­luation des ar­guments avec l’impact attribuable
aux messages médiatiques. On trouvera en annexe (An­nexe F.2) une analyse
détaillée de l’impact de ces deux types de dé­terminants des opinions, dont
nous sou­haitons résumer les principaux résultats. Première­ment, les principaux
facteurs structurels que nous avons retenus (position gauche-droite, lieu de
résidence, confes­sion, ni­veau de vie et de formation, sexe, âge, propriété
du logement, durée de rési­dence, sta­tut pro­fessionnel) ont bel et bien une
influence substantielle sur les opinions, mais celle-ci est indé­pendante de celle
exercée par les variables médiatiques (EXPARG, LETTRES, TE­LEVI­SION,
AWARE, NZZ, TAZ, BLI). Pour les deux catégories d’individus retenues
dans l’analyse402, la part de variance des opi­nions individuelles expliquée par
notre modèle pro­gresse de moitié environ (early deci­ders) ou d’au moins 100%
(campaign deciders) par rap­port au mo­dèle comprenant uni­que­ment les variables
médiatiques. Toutefois, il importe surtout de souligner que les effets attri­bués
jusqu’ici à l’exposition aux médias ne sont aucunement dissi­pés par la prise en compte
des fac­teurs structurels403. Globalement, donc, le profil structu­rel des indivi­dus ne
détermine que partiellement leur mode de « consommation » des informa­tions
médiati­ques et la formation de leurs opinions. Les clivages sont importants,
mais n’expliquent pas « tout ».

Les communications inter-personnelles


En deuxième lieu, il faut considérer la fonction exercée par les communications
inter-person­nelles dans la formation des opinions individuelles. Conformément aux
hypothèses de Merten (1988), nous partons du principe que la majeure partie
des individus sont exposés à la fois aux messages médiatiques et aux informations
recueillies dans le cadre de discussions avec d’autres individus. De plus, il est
probable que les deux modes de communication interagis­sent l’un avec l’autre
(voir chap. 3.1.3). Pour peu qu’elles contribuent à l’activation et à l’accessibilité

402
Nous avons exclu de cette analyse la catégorie des late deciders, car l’ajout des variables
structurelles aggra­vait encore le problème du faible nombre de cas, rendant les résultats
extrêmement aléatoires.
403
Ainsi, sur les 28 coefficients significatifs (p < .10) apparaissant dans le Tableau 9.1,
exactement 28 effets attri­buables aux variables médiatiques demeurent significatifs après
l’ajout des douze variables structurelles – une poignée d’effets disparaît, compensée
par l’apparition d’autres effets auparavant non signi­ficatifs.
620

de certaines croyances, on peut dériver du modèle PMR que les discussions


entre per­sonnes fa­vorisent l’impact des messages médiatiques sur les opinions
relatives à ces croyan­ces. Ainsi, dans une étude présentée par Rogers et Dea­ring
(1988 : 568), McLeod et ses collè­gues accréditent un modèle de renforcement entre
messages médiatiques et inter-person­nels : « [They] found that mass media
content had a greater effect in forming the news agen­das of individuals who
participated in conversations about the topics on the media agenda, than for
individuals who did not have such interpersonal communication. This find-
ing is en­tirely con­sistent with the conclusions from research on the diffusion
of innovations, where an individ­ual’s exposure to mass media channels often
creates awareness of new ideas, but then inter­personal channels are necessary
to persuade the individual to adopt the innovation ».
Autrement dit, les communications inter-personnelles ont peut-être pour
conséquence de donner aux individus les ressources cognitives et motivationnelles
pour in­terpréter les informations obte­nues par les canaux médiatiques, et vice-
versa. Parallè­lement, il n’est pas à exclure que les discussions entre individus
remplissent également une fonction plus directe de persuasion, indépendamment
de l’information véhiculée par les mé­dias, ce qui reviendrait à valider un modèle
de compétition entre communications médiatiques et inter-personnelles. Selon
Lazarsfeld et ses collègues (1952 [1944] : 150–1), les conversations poli­tiques
influencent surtout les late deciders, c’est-à-dire les individus les plus incertains,
qui possè­dent potentiellement les attitudes les plus indifférentes ou les plus
ambivalentes. Cepen­dant, conformément à notre idée que l’utilisation des
médias et la participation aux conversa­tions in­ter-personnelles se situent sur la
même échelle d’engagement politique (voir chap. 3.1.3), il est plus vraisemblable
que les late deciders soient précisément le groupe le moins exposé aux messages
provenant d’autres individus (Chaffee and Choe, 1980 : 57–8).
Le moment de la décision (i. e. l’attention à la campagne) est donc susceptible
de réguler aussi la réception des communications inter-personnelles. Il faut
sans doute y ajouter le contexte social dans lequel les individus choisissent de
participer ou non à des discussions politiques. Par exemple, Noelle-Neumann
(1984 : 24–6) montre que certains groupes de la population (les hommes,
les personnes de formation supérieure, les hauts revenus, les citadins, etc.)
sont plus disposés à s’engager dans des discussions. De même, les données
relatives à l’EEE mon­trent que les citoyens habitant hors des villes tentent plus
souvent que les citadins de persua­der leurs proches au cours des conversations
politiques. De même, les Alémaniques s’engagent plus volontiers dans des
conversations que les Romands404. La région linguisti­que nous servira ci-après à
distinguer différents contextes d’exposition aux discussions inter-person­nelles.
404
Plus exactement, 35% des « ruraux » tentent « souvent » de convaincre leurs proches,
contre 20% des citadins. La relation entre la variable F20 (voir note suivante) et le
clivage ville-campagne est signifi­cative (V de Cramer : .17 ; p < .001), et va dans le
sens contraire à celle observée en Allemagne par Noelle-Neumann (1984 : Table 5).
621

En effet, l’intensité et le contenu même des discussions (le choix des thèmes et
leur valence générale) sont vraisemblablement différents de part et d’autre de
la principale fron­tière linguistique. Ainsi, cette distinction atténue le risque
que des effets réels, mais contrai­res dans les deux régions, ne se neutralisent
à l’échelon national.
En vue de tester les deux modèles concurrents esquissés plus haut
(renforcement et compéti­tion), nous ne disposons malheureusement pas de variable
mesurant de façon directe l’engagement des individus dans les conversations
inter-personnelles lors de la campagne sur l’EEE. Néanmoins, deux questions
ont été posées dans l’enquête VOX en relation avec notre sujet. L’une porte sur
la fréquence à laquelle les individus tentent généralement de convaincre leurs
interlocuteurs de leur point de vue (F20), et l’autre concerne la fréquence à
laquelle ils prennent part à des discussions sur l’intégration européenne (F24).
Trois répon­ses étaient possibles : toujours, parfois et jamais405. A partir des
répon­ses à ces deux ques­tions, nous avons créé une typologie (TYPO), dont les
concepts sont empruntés à Merten (1988), ainsi qu’une échelle d’engagement
dans les discussions inter-personnelles (COMM). Cette der­nière comporte 9
posi­tions, et donne la priorité aux réponses sur l’indicateur de persuasion. La
Fi­gure 9.1 indique la distribution croisée des ré­ponses aux deux questions,
ainsi que la manière dont notre typolo­gie et notre échelle ont été construites.
A noter que l’échantillon total a été utilisé, et non seu­lement les lecteurs des
trois quotidiens alémaniques, comme précédemment.

Figure 9.1 : Construction des variables COMM et TYPO (N = 977)


Fréquence des discussions sur
Fréquence des tentatives de persuasion
l’intégration européenne
Toujours Parfois Jamais
Toujours 21.3% 17.6% 6.8%
9 6 3
Parfois 7.4% 26.6% 11.1%
8 5 2
Jamais 0.9% 2.5% 5.9%
7 4 1
TYPO : isolated people opinion sharers opinion givers

La relation avec la région linguistique est également significative (V de Cramer : .11 ;


p < .001).
405
Les questions étaient formulées ainsi : F20 : « Lorsque vous êtes vous-même ferme­
ment convaincu(e) de quelque chose, vous arrive-t-il de tenter de convaincre des amis,
des connaissances ou des collègues de tra­vail ? Cela est-il souvent, parfois ou jamais le
cas ? » ; F24 : « Lorsque vous êtes avec des amis, parlez-vous sou­vent, parfois ou jamais
de questions liées à l’intégration européenne, à la CE, à l’EEE ou autres questions pro­
ches ? ».
622

Pour commencer, à l’aide de notre typologie, nous avons voulu savoir si les
trois catégories d’individus se dis­tinguent réellement quant à leur utilisation des
médias (MEDIA), à leur connaissance géné­rale des enjeux (AWARE), ainsi qu’à
leur position générale sur les argu­ments de la cam­pagne (POS) et à l’intensité
générale de leurs jugements (POL) ; nous utilisons pour cela une compa­raison
des moyennes. Par ailleurs, pour mieux connaître la base structu­relle de ces
dif­férences, nous avons inclus dans l’analyse d’autres variables : l’âge, le sexe
et le niveau de forma­tion (S14). Le Tableau 9.5 résume nos résultats.

Tableau 9.5 : Caractéristiques des groupes d’individus distingués par la variable


TYPO
MEDIA AWARE POS POL AGE SEXE (% S14 (%
hommes) école prim.)
Opinion 5.22 3.30 17.83 11.45 43.9 61% 5%
givers (n = 280) (280) (267) (280) (279) (280) (280)
Opinion 4.88 3.30 18.06 10.59 45.4 49% 8%
sharers (606) (606) (560) (606) (606) (606) (601)
Isolated 3.23 2.77 19.20 9.16 50.5 43% 19%
people (91) (91) (65) (91) (91) (91) (90)

Sig. F = 30.5*** F = 16.1*** F = 1.2 F = 19.4*** F = 5.2** V = .13*** G = .22***


*** : p < .001 ; ** : p < .01 ; * : p < .05 ; V : Cramer’s V ; G : Gamma

La comparaison des moyennes entre les différentes catégories tend à démontrer


que notre typologie saisit certaines dimensions importantes du traitement
individuel des informations médiatiques. Ainsi, les opinion givers ont consulté
une gamme plus étendue de médias pour se faire une idée de l’EEE, ce qui
engendre apparemment une plus grande intensité des posi­tions face aux
arguments (POL). Cependant, les opinion sharers ne leur cèdent que peu de
terrain sur ces deux aspects, contrairement aux individus « isolés ». Autrement
dit, conversations inter-per­sonnelles et médias apparaissent comme deux
moyens complémentaires d’obtenir l’information en vue de se forger une opinion
sur les enjeux. Toutefois, les positions absolues face aux arguments (POS) ne
varient que très peu en moyenne (les différences ne sont pas signifi­catives) et
signalent plutôt un effet positif des communications inter-person­nelles sur
l’acceptation des arguments favorables au traité406. En substance, notre analyse
révèle à nou­veau que la réception d’informations – définie cette fois-ci par
l’engagement dans les conver­sations individuelles – exerce davantage des effets
de polarisation que des effets direction­nels. Précisons que, par rapport aux sim­ples
parti­cipants aux discussions (opinion sha­rers), le statut de « leader d’opinion »
406
En effet, une position élevée sur l’échelle POS signale un accord général avec les ar-
guments défavorables à l’EEE. Or, les positions moyennes diminuent en fonction du
degré d’engagement dans les conversations.
623

(opinion givers) semble donner un léger avantage sur le plan de la cristallisation


des opinions (POL), mais non sur le plan de la compétence générale face à l’objet
de vote (AWARE). Enfin, notre analyse suggère que les participants aux
conversations se recrutent tendanciellement parmi les individus plus jeunes et
disposant d’une meilleure for­mation. Ceci étant, c’est avant tout le critère du
sexe (probablement médiatisé par d’autres variables, telles que l’intérêt pour
la politique ou le niveau général de participa­tion politique) qui contribue le
plus à différencier les leaders d’opinion des simples opinion sharers407.
A ce stade de l’analyse, nous avons dégagé une structure des
communications politiques qui se rapproche de celle imaginée par Merten
(1988). En effet, nous avons constaté que tous les individus qui prennent part
à des discussions politiques font également un usage relativement large des
informations médiatiques, et non seulement ceux que la théorie du two-step flow
a identifiés comme « leaders d’opinion ». En revanche, les (rares) individus qui
se sont tenus en retrait des discussions sur l’Europe se signalent aussi par leur
faible niveau d’exposition aux messages médiatiques et par leur connaissance
plus restreinte des enjeux du scrutin. S’il existe un issue public sur les questions
européennes, celui-ci n’est sans doute pas loin d’englober la population dans
son ensemble, ainsi qu’en témoigne aussi le taux de participa­tion exceptionnel
enregistré le 6 décembre 1992. Cependant, cette confirmation du fait que
les ca­naux médiatiques et inter-personnels sont en général sollicités par les
mêmes personnes n’est qu’un premier pas. Nous souhaitons à présent compa­
rer l’influence respective des deux types d’information sur l’évaluation des
arguments de la campagne.
A cet effet, nous avons mesuré les effets de polarisation (variable
dépendante : POL) et direc­tionnels (variable dépendante : POS) imputables à
notre échelle d’engagement dans les discus­sions inter-per­sonnelles (COMM)408.
Dans ces deux modèles, nous avons simultanément intro­duit le nombre de
médias « officiels » utilisés (OFF) et le nombre de médias « concurrents »
(CONC). Nous utilisons ces deux derniè­res variables (plutôt que toute la
gamme des médias utilisés pendant la campagne) afin de garantir une certaine
comparabilité avec notre échelle de communications inter-person­nelles. Comme
celle-ci, les variables OFF et CONC constituent des mesures grossières,
et très imparfaitement di­rectionnelles, de l’exposition aux discours pro- et
anti-européen. Le recours à ces variables relativement élémentaires per­met
également d’appliquer notre modèle à un échantillon beau­coup plus vaste que

407
A noter que l’appartenance aux catégories de notre typologie est sans rapport avec la
position idéologique des individus : la position sur l’axe gauche-droite n’entretient pas
de relation significative avec notre typologie.
408
A noter que certaines différences existent, du point de vue de notre échelle de commu-
nications inter-person­nelles (COMM), entre les trois catégories du moment de décision
(campaign deciders > early deciders > late de­ciders), mais ne sont pas hautement
significatives (F = 2.59 ; p = .08).
624

celui utilisé jusqu’à pré­sent, couvrant la quasi totalité des deux principales
régions linguis­tiques (n = 867). Cependant, afin de contrôler l’impact du po­
tentiel de réception et le risque de neutralisation des effets évoqué plus haut,
notre modèle (OLS) estime les deux types d’effets sépa­rément selon la région
linguistique et le moment de la décision (Ta­bleaux 9.6 et 9.7).

Tableau 9.6 : Modèle explicatif de l’échelle d’intensité des opinions sur les
­arguments (POL)

Suisse alémanique Suisse romande


B (s.e.) Beta B (s.e.) Beta

Early deciders COMM -.048 (.077) -.04 .198† (.135) .15


OFF .397*** (.127) .21 .388* (.218) .19
CONC .110 (.215) .03 .503 (.508) .11
R2 (Adj. R2) .05 (.04) (n = 262) .09 (.06) (n = 98)

Campaign deciders COMM .173*** (.060) .16 .479*** (.139) .38


OFF .077 (.097) .05 .125 (.272) .06
CONC .132 (.179) .04 -1.029** (.515) -.24
R2 (Adj. R2) .03 (.02) (n = 319) .17 (.14) (n = 75)

Late deciders COMM .119 (.112) .11 -.021 (.342) -.02


OFF -.339* (.190) -.20 -.346 (.495) -.17
CONC .833*** (.308) .30 .757 (1.179) .16
R2 (Adj. R2) .11 (.08) (n = 89) .04 (-.10) (n = 24)
*** : p < .01 ; ** : p < .05 ; * : p < .10 ; † : p < .15. NB : Un coefficient positif indique une plus grande
intensité des jugements exprimés.

En matière d’effets de polarisation, notre modèle semble s’appliquer avec


plus de succès en Suisse romande qu’en Suisse alémanique (à l’exception du
groupe des late deciders, sans doute en raison de leur effectif extrêmement fai-
ble). Glo­balement, les citoyens romands sem­blent avoir davantage « profité »
de la campagne, même si l’intensité absolue de leurs opi­nions est strictement
identique à celle des Alémani­ques au moment de l’interview (respectivement
10.76 et 10.72 en moyenne, sur l’échelle variant de 0 à 16). Cela résulte peut-
être du fait que les Alémaniques étaient déjà plus au courant des enjeux avant
même le début de la campa­gne ; celle-ci a donc produit sur eux un impact
com­parativement plus faible. Ce raisonnement pourrait d’ailleurs expliquer
en partie pourquoi l’impact de la campagne mesuré jusqu’ici – c’est-à-dire
exclusivement en Suisse alémanique – s’est avéré aussi modeste.
Ceci dit, le principal ensei­gnement de nos résultats réside ail­leurs. Il
importe avant tout de rele­ver une sorte de « décou­page temporel » des effets
respectifs de l’information médiatique et inter-per­sonnelle, phéno­mène que
l’on peut observer dans les deux régions. Parmi les early deciders, la cristallisation
625

des opinions est liée en majeure par­tie, sinon complètement, à l’exposition


aux médias « officiels ». Si l’on s’intéresse ensuite au groupe des campaign
deci­ders, on s’aperçoit que les médias officiels cessent d’avoir toute influence
si­gnificative, tandis que les communications inter-personnelles prennent le
relais, en quelque sorte409. Enfin, parmi les person­nes qui se décident au
dernier moment, c’est l’information proposée par les médias « concurrents »
qui produit la polarisation la plus im­portante – même si ce rôle n’est pas signi­
ficatif en Suisse romande, certainement en raison du très faible nom­bre de
cas. Glo­balement, les effets polarisants des médias sont donc supé­rieurs aux
effets des conversations personnel­les, aussi bien en Suisse alémanique qu’en
Suisse romande. Mais, dans les deux régions, on distingue assez nettement
une sé­quence temporelle dans la façon dont diffé­rentes sour­ces d’information
contribuent à l’apprentissage des enjeux de l’EEE. Pour prendre po­sition sur ces
enjeux, les communications inter-personnelles sont surtout uti­les aux personnes qui se déci­
dent au cours de la campagne.
Concernant les effets directionnels de la campagne (Tableau 9.7), on
constate à nouveau une différence assez nette entre les deux régions linguistiques.
Rappelons qu’un coefficient positif signale un facteur de refus de l’EEE (i. e.
d’acceptation des arguments contre). En Suisse alémanique, seule l’utilisation
des médias concurrents est capable de stimuler une approbation des arguments
contre le traité. Cepen­dant, l’influence de ces médias décroît à mesure que le
moment de la décision se rapproche de la date du scrutin – elle est quasiment
nulle pour les late deciders. Par contraste, les médias officiels et les conversations
inter-person­nelles n’ont aucun effet per­sua­sif sur les citoyens alémaniques.
En Suisse ro­mande, ces deux types de ca­naux ont un effet manifeste sur les
opi­nions des early deciders : les médias que nous avons nommés « offi­ciels »
oeuvrent effective­ment en faveur de la position gouvernementale, tandis que
les discus­sions entre individus in­duisent également des opinions favorables
au traité. Ce­pendant, parmi les campaign deciders, leur influence est totalement
laminée par un vif regain d’efficacité des médias concurrents. Enfin, il se
pourrait que les discussions indivi­duelles exercent un impact sur les late deciders
romands, dans un sens défavorable au traité – mais le conditionnel reste de
rigueur, étant donné le faible niveau de signification des ré­sultats.
Globalement, à l’instar de ce que nous observons en matière d’effets de
polarisation, le po­tentiel de persuasion des différents types de communica­tions
politiques est supérieur en Suisse romande à celui qui se manifeste en Suisse
alémani­que. Ainsi, la modestie des effets détectés dans ce chapitre est peut-être
à mettre sur le compte de certaines particularités de la région alémanique,

409
On peut néanmoins noter le rôle négatif joué par les médias concurrents sur l’intensité
des opinions des Ro­mands qui ont pris leur décision pendant la campagne. Une analyse
plus détaillée montre que les annonces pu­bli­citaires sont à elles seules responsables de ce
phénomène. La simplification excessive des enjeux opérée par ce moyen contribuerait
donc moins à réduire la confusion qu’à l’augmenter.
626

Tableau 9.7 : Modèle explicatif de l’échelle de direction des opinions sur les
a­ rguments (POS)
Suisse alémanique Suisse romande
B (s.e.) Beta B (s.e.) Beta
Early deciders COMM -.222 (.167) -.08 -.557** (.247) -.23
OFF -.205 (.273) -.05 -.849** (.383) -.24
CONC 1.584*** (.461) .24 .471 (.876) .06
R2 (Adj. R2) .06 (.05) (n = 244) .12 (.08) (n = 87)

Campaign deciders COMM -.144 (.146) -.06 -.079 (.252) -.04


OFF -.324† (.233) -.08 -.150 (.478) -.04
CONC .951** (.428) .13 3.141*** (.873) .45
R2 (Adj. R2) .02 (.01) (n = 304) .19 (.15) (n = 68)

Late deciders COMM -.068 (.241) -.03 .982† (.632) .46


OFF .317 (.401) .10 -.815 (.783) -.33
CONC .217 (.657) .04 .664 (1.848) .10
R2 (Adj. R2) .01 (-.02) (n = 84) .15 (-.03) (n = 18)
*** : p < .01 ; ** : p < .05 ; * : p < .10 ; † : p < .15. NB : Un coefficient positif indique une plus grande
adhésion aux arguments contre l’EEE.

ajoutées aux particu­larités de l’enjeu européen. Le phénomène de résis­tance


par inertie, typique des individus possédant des systèmes d’attitudes riches et
différen­ciés, vient ici à l’esprit pour tenter d’expliquer la moin­dre sensibilité
des Alémaniques aux effets directionnels de la campagne sur l’EEE. Ainsi,
pour revenir à notre ques­tion initiale, il est difficile de va­lider le modèle de
renforce­ment ou le modèle de compétition entre messa­ges médiatiques et inter-
personnels, du moins à ce stade de notre analyse. En effet, la configu­ration
de nos résultats paraît extrêmement dé­pendante du contexte temporel et
géographique dans lequel les individus forment leurs opi­nions et pren­nent
leur décision de vote.
De plus, une simple comparaison des coef­ficients de régression relatifs
aux messages média­tiques et inter-personnels nous détourne peut-être de la
découverte d’effets interactifs entre les deux sources d’information. En particulier,
la littéra­ture suggère que les conversations inter-per­sonnelles contribuent à
cristalliser les opi­nions « pré-définies » par les médias (Chaffee, 1981 : 194–5 ;
Lenart, 1994 : chap. 6). De plus, le fait de participer à des conversations pré­suppose
l’utilisation simultanée des médias (Marsh and Kaase, 1979a). Autrement dit,
les mé­dias sont susceptibles d’exercer une in­fluence maximale sur les attitu­
des des opinion gi­vers, voire sur celles des opinion sha­rers ; en revan­che, il est peu
probable que les individus « iso­lés », qui par ailleurs utilisent rela­tivement
peu les médias (voir Tableau 9.5), subissent une influence substantielle des
messa­ges médiati­ques.
627

Pour tester cette propo­sition théorique, nous avons mesuré l’influence


des douze médias pris en compte par l’enquête VOX sur la position globale
face aux arguments (POS). Au total, six sous-popula­tions ont été défi­nies, à
savoir les trois catégories de person­nes (opinion gi­vers, opinion sha­rers, isolated peo­
ple) au sein de chaque région linguistique410. Empiriquement, l’influence des
médias ne semble interagir avec l’influence des conversations que dans l’une
des régions linguistiques. En Suisse alémanique, le degré d’intégration des
individus dans les réseaux inter-personnels est totalement indépendante de leur
sensibilité aux effets persuasifs des médias. La part de variance des opinions
expliquée par l’influence conjuguée des douze médias ne dépasse jamais 6%,
quel que soit le degré d’engagement dans les conversa­tions. On note même
une légère tendance allant dans le sens d’une plus grande perméabilité des
personnes « isolées » aux effets des messages médiatiques411. Au contraire,
en Ro­mandie, les résultats confirment notre hypothèse d’interaction. Près de
20% de la variance des opinions des opi­nion givers est attribuable à l’exposition
aux mé­dias, alors que cette proportion baisse à 8% pour les opinion sharers et
confine au néant pour les individus « iso­lés ».
En somme, nos résultats pour la Suisse alémanique plaident en faveur d’un
modèle de « com­pétition » des effets médiatiques et inter-personnels, dans lequel ces
effets s’exercent de ma­nière indépendante, ou de telle sorte que les conversations
inter-personnelles amenuisent l’impact de l’information médiatique. En
revanche, nos résultats pour la Suisse romande sem­blent indiquer la pertinence
d’un modèle de « renforcement » entre les deux types d’effets. Comment expliquer
un tel contraste entre les régions lin­guistiques ? Un élément de réponse ressortit
peut-être au contexte dans lequel les individus s’informent sur les enjeux. En Suisse
alémanique, le contexte communicationnel exerce probablement davantage
de pressions croi­sées sur les individus. Les messages dans les médias nationaux

410
Afin de pallier le faible nombre de cas dans la catégorie des personnes isolées (54 en
Suisse alémanique, 27 en Suisse romande), nous avons assigné à cette catégorie les
individus dont le score est de 2 ou 3 sur l’échelle COMM des communications inter-
personnelles (voir Figure 9.1).
411
Pour les opinion givers (adj. R2 : .03), les annonces publicitaires et la radio exercent
une influence défavora­ble au traité, contrairement au mailing et aux affiches. Pour les
opinion sharers (adj. R2 : .05), les annonces et les lettres de lecteur ont un impact dé-
favorable, contrairement aux quotidiens. Enfin, les personnes « isolées » (adj. R2 : .06)
sont surtout sensibles aux effets négatifs des annonces. Aucune modification substantielle
n’intervient si l’on remplace les douze variables d’exposition aux médias par les échelles
OFF et CONC. Enfin, nous avons abordé la question différemment, en ne testant qu’un
seul modèle de régres­sion par région lin­guistique, mais en y introduisant des termes
d’interaction entre l’utilisation des médias et l’engagement dans les communications
inter-personnelles (INTER = MEDIA × TYPO, où TYPO est une variable ordi­nale
assignant un score de 1 aux personnes isolées, de 2 aux opinions sharers et de 3 aux
opinion givers). L’introduction des ter­mes d’interaction déprécie la qualité du modèle
pour la Suisse alémanique, et l’améliore pour la Suisse romande.
628

(e. g. la bro­chure du Conseil fédéral) ou régionaux (e. g. la télévision, les grands


quotidiens), les com­munica­tions inter-personnelles et le climat de l’opinion
au niveau local véhicu­lent sou­vent des conte­nus et des valeurs contradictoires.
Ainsi, d’éventuels effets de renforcement pour­raient être désamorcés par la
diversité externe des médias, ainsi que par la dissonance et l’indécision qui
en résultent. En Suisse alé­mani­que, plus grande est la diffi­culté éprou­vée pour
pren­dre une décision, plus faible est l’influence des médias sur les opi­nions
(voir chap. 9.4.2). En Suisse romande, une tendance inverse prédo­mine : les
médias utilisés exer­cent une in­fluence nette­ment plus marquée sur les individus
éprouvant de la peine à se déci­der412. Par ailleurs, nous savons que les discussions
inter-personnelles régulent de façon plus impor­tante l’exposition aux médias
des indi­vidus indécis413. Au total, les discussions se révè­lent inefficaces pour
renforcer l’impact persuasif des médias alémani­ques, soit parce les individus ne
sont pas du tout sujets à leur influence (citoyens indécis), soit parce que leur
po­sition dans les ré­seaux inter-personnels ne détermine en rien leur degré
d’exposition aux mé­dias (citoyens « modèles »).

Effets de court terme, effets de long terme


Après les facteurs structurels et les conversations inter-personnelles, le cadre
temporel dans lequel l’impact des campagnes est habituellement examiné doit
être considéré comme un fac­teur potentiel de limitation des effets médiatiques.
Il convient de rappeler la distinc­tion essen­tielle entre les effets de long terme
(cumulatifs) et les effets de court terme (instan­tanés) im­putables aux mass médias.
Dans leur analyse des élections britan­ni­ques de 1997, Norris et ses collègues
(1999) ont montré que l’impact attendu de l’information média­tique doit être
ajusté à l’échelle de temps adoptée. On peut ainsi distinguer : (1) la « campagne
permanente », c’est-à-dire l’information médiatique sur de longues périodes,
assu­mant une fonction de so­cialisa­tion comparable à celle de la famille ou de
l’école ; (2) la « lon­gue campa­gne » (par exemple, les douze mois précédant les
élections), pendant la­quelle les états-majors partisans tâchent de conduire des
stratégies de communication de long terme ; (3) la « campa­gne offi­cielle » (par
exemple, les quatre ou six semaines précédant le scrutin), pendant laquelle
412
En Suisse alémanique, les variables OFF et CONC expliquent environ 8% de la variance
des opinions (POS) des citoyens « modèles », mais pas le moindre pourcent pour les
indécis. En Suisse romande, les proportions sont respectivement de 1% et 11%. Par
ailleurs, en Suisse alémanique, tous les médias pris en considération ont été davantage
utilisés par les citoyens « modèles » que par les citoyens indécis, à l’exception des dis-
cussions sur le lieu de travail. En Suisse romande, seuls cinq médias ont été davantage
utili­sés par les citoyens modèles.
413
En comparant les moyennes du nombre de médias utilisés, la différence entre le groupe
le plus exposé (opi­nion givers) et le groupe le moins exposé (isolated) est de 0.39 parmi
les citoyens alémaniques modèles (F = .20 ; p = .45) ; elle est de 1.71 parmi les Aléma-
niques indécis (F = 9.32 ; p < .001), de 1.40 parmi les Romands modèles (F = 2.02 ;
p = .17) et de 2.80 parmi les Romands indécis (F = 7.43 ; p < .001).
629

les messages diffu­sés ont pour but explicite d’influencer la décision de vote
des élec­teurs.
Par définition, les effets instantanés des mass médias, mesurés traditionnel-
lement au cours de la campagne officielle, ne saisissent pas l’influence diffuse,
graduelle, de toute l’information médiatique diffusée auparavant. En nous
limitant à l’exposition potentielle aux annonces pu­blicitaires parues durant
les quatre semaines précédant les votations, ainsi qu’à l’utilisation des médias
reportée par les individus eux-mêmes (pour une durée sans doute supérieure),
nous sommes dans l’impossibilité de donner une estimation de l’impact global
de l’information médiatique sur les opinions. Toutefois, un certain nom­bre
de nos résultats suggèrent l’importance des effets cumulatifs des médias. Ainsi,
le poids rela­tif des médias sur l’évaluation des arguments de la campagne est
spé­cialement im­portant parmi les individus qui ont pris leur déci­sion avant
même le début de la cam­pagne (early deciders). A cet égard, il n’est pas inutile
de souligner que les opi­nions sur les ar­gu­ments-clés de la politique étrangère
(souveraineté, droits po­pulaires) sont parmi les plus sen­sibles aux effets direction­
nels des médias (surtout des médias « concur­rents »), mais spéciale­ment parmi
les per­sonnes qui décla­rent avoir pris leur décision très tôt. Il ne serait guère
sur­prenant de découvrir que les médias exercent surtout des effets cumula­tifs
sur ce genre d’opinions, qui reposent sur des attitu­des fortement différen­ciées
et sont de ce fait moins malléables dans le court terme. A l’inverse, la position
des indi­vidus face à des thèmes relati­vement nouveaux promus par la campagne
(e. g. l’adhésion « au­tomati­que » à la CE) semble plus aisé­ment dé­terminée
dans le court terme par les médias, à en juger par la capacité prédictive de
notre mo­dèle au­près des campaign de­ci­ders.

Idéologie, sympathie partisane : influence des prédispositions


Jusqu’ici, nous avons fait abstraction des prédispositions individuelles et de leur
impact sur l’acceptation des messages médiatiques. Selon le modèle PMR, les
individus peuvent opposer une résistance « réelle » ou « apparente » aux argu-
ments de la campagne. Par résistance réelle, nous entendons que les messages
persuasifs ne sont pas internalisés, du moins pas sous la forme de croyances
centrales (voir chap. 4.3.3). Dans ce cas de figure, le principal mécanisme en
jeu est celui de la résistance partisane, par lequel les individus tendent à rejeter les
argu­ments qui sont contradictoires avec leurs valeurs politiques. La résistance
partisane se distin­gue d’autres processus où les individus résistent aux messa-
ges en apparence seulement, parce que certains changements effectifs dans les
attitudes sous-jacentes n’ont pas de ré­percussion perceptible sur les opinions.
Nous avons déjà envisagé ce type de résistance pour expliquer l’absence ou
la faiblesse des effets médiatiques, notamment lorsqu’une attitude très diffé-
renciée n’est affectée que marginalement par l’internalisation de nouvelles
croyances, ou lorsque des messages de valence contraire se neutralisent (voir
chap. 9.2.3).
630

A priori, le mécanisme de résistance partisane joue probablement un


rôle plus effacé en Suisse que dans d’autres systèmes politiques. En effet, les
partis suisses sont relativement faibles sur un plan structurel, organisationnel et
financier, mais aussi du point de vue du nombre de leurs adhérents et de leurs
sympathisants (Ladner und Brändle, 2001). Plus de la moitié des citoyens suisses
sont des « indépendants », qui n’expriment aucune préférence partisane, et seuls
38% des répondants à l’enquête VOX sur l’EEE déclaraient une identification
partisane stable. De plus, jusqu’à une période récente, les partis suisses se sont
peu profilés sur les questions de politique étrangère, et ne sont guère parvenus
à surmonter leurs divisions internes (voir chap. 6.6.3). Ce manque de clarté
des positions partisanes est susceptible d’enrayer le mécanisme de résistance
partisane, puisque les individus ne connaissent pas toujours la position de
« leur » parti sur les différents enjeux. Malgré ce contexte défavorable, nous
postulons que chaque groupe idéologique réagit de manière spécifique à
l’exposition aux différents médias. Pour le vérifier, nous emploierons notre
indicateur construit sur la base de l’identification partisane, qui fait une distinction
entre quatre groupes idéologiques : gau­che ; centre et droite modérée ; droite
conservatrice et radicale ; non-partisans (voir chap. 5.2.2).
A première vue déjà, les individus ont une position globale face aux
arguments qui varie sui­vant le groupe idéologique auquel ils appartiennent414.
Mais la véritable question est de savoir dans quelle mesure les liens affectifs
que les individus entretiennent avec leur parti de prédi­lection conditionnent
l’acceptation des messages diffusés dans les différents médias. Plus spé­
cifiquement, si le profile idéologique des citoyens interagit avec leur degré
d’exposition et de réception des messages médiati­ques, l’acceptation des
arguments dépend-elle de l’orientation générale des valeurs politiques (i. e.
gauche vs. droite), ou plus globalement du niveau d’engagement vis-à-vis de
la politique parti­sane (i. e. citoyens attachés à un parti vs. non-parti­sans) ?
Pour le découvrir, nous avons observé comment les messages mé­diatiques
influen­cent la position géné­rale face aux arguments (POS) au sein des quatre
groupes idéolo­giques (voir Tableau 9.8). A priori, les non-partisans devraient
se révéler comme le groupe le plus per­méable à l’influence de la campagne
(Lachat, 2000), du fait de l’absence de résistance parti­sane.
Les résultats de cette analyse préliminaire peuvent être résumés en trois
points. Premièrement, toutes choses égales par ailleurs, le volume total des
arguments publicitaires n’exerce un im­pact significatif et conforme à nos hypothèses
que sur les opinions des non-partisans. Comme prévu, cet effet signale un
renforcement du soutien aux arguments contre le traité, et constitue même
l’effet positif (i. e. défavorable à l’EEE) le plus important de tous les facteurs
pris en considé­ration. Parmi les partisans de la droite modérée et de l’extrême
414
Pour l’échantillon total (n = 871), la position moyenne (POS) dans chacun des grou-
pes est la sui­vante : gau­che : 16.7 ; centre/droite : 17.5 ; extrême droite : 20.8 ; sans
sympathie partisane : 18.2 (F = 9.4 ; p < .001).
631

droite, les ar­guments publicitaires ont un impact négligeable (cette absence de


relation pourrait signaler l’ambivalence des opinions des premiers, tandis que
le très mauvais ajustement du modèle rend aléa­toire toute interprétation pour
les seconds). Enfin, les sympathisants des partis de gau­che ont ma­nifestement
perçu les argu­ments publicitaires de manière sélective, soit en re­jetant les ar­
guments défavorables au traité auxquels ils ont été exposés, soit en acceptant
les contre-argu­ments ou d’autres messages diffusés en même temps. Autrement
dit, les mécanis­mes de ré­sistance partisane, inopérants pour les citoyens sans
préférence partisane, semblent avoir joué pleinement pour les sympathisants
de gauche – le groupe le plus engagé en faveur de l’EEE et de l’intégration
européenne. En revanche, même si chaque groupe idéologique s’est exposé
dans une pro­portion différente aux annonces publicitaires, une explication
repo­sant sur la « sélecti­vité de facto » n’est guère suffisante pour interpréter
l’impact variable des annonces.

Tableau 9.8 : Modèle explicatif de l’échelle de direction des opinions sur les
­arguments (POS)
Variable Gauche Droite Extrême Sans lien
droite partisan
B Beta B Beta B Beta B Beta
Annonces (HTOT1) -.0009* -.28 .0003 .10 -.0001 -.04 .0007*** .23
NZZ .123 .04 -.650** -.29 -.255 -.09 -.768*** -.19
TAZ -.583* -.27 .400 .19 .059 .03 -.500*** -.21
BLI .797** .35 .198 .07 .633 .26 -.107 -.04
Lettres de lect. 2.514* .22 4.204** .34 .910 .08 2.067** .18
Mailing direct 1.435 .09 .721 .06 -4.053† -.30 1.996† .13
Quotidiens 2.245 .09 -3.873 -.14 4.097 .19 -.966 -.05
Radio .670 .05 2.689† .20 1.875 .15 2.274** .18
Télévision -.472 -.03 -4.129* -.21 -3.724 -.25 -2.682** -.16
Brochure du CF -1.461 -.12 -.758 -.06 -2.920 -.26 .988 .09
Imprimés 4.249** .35 -1.714 -.15 1.257 .09 -.790 -.06
Affiches de rue .901 .07 -.700 -.06 2.775 .15 -2.836** -.19
Actions de stand -.403 -.02 -5.732* -.27 3.843 .26 2.545 .09
Lieu de travail 1.537 .11 2.021 .14 .211 .02 -1.953* -.15
Tracts .071 .01 5.384* .41 4.348 .29 3.452** .18
Constante 13.956*** 19.576*** 17.902*** 20.675***

R2 (n) .35 (67) .41 (61) .36 (41) .32 (153)


Adj. R2 .16 .21 -.03 .25
St. err. of estimate 5.29 5.20 5.79 5.06
*** : p < .01 ; ** : p < .05 ; * : p < .10 ; † : p < .15. NB : Un coefficient positif indique une plus grande
adhésion aux arguments contre l’EEE.

Deuxièmement, d’autres éléments semblent confirmer l’existence d’un


biais parti­san, notam­ment au niveau de l’utilisation des différents quotidiens
alémaniques. Apparemment, ceux-ci renforcent les opinions des grou­pes
632

idéologiques constituant leurs lecto­rats « tradition­nels », dans un sens conforme


à leurs orientations de base. En substance, la lecture du Tages-Anzeiger conforte
les partisans de gauche dans leur scepticisme vis-à-vis des argu­ments contre
l’EEE – alors que les deux autres quotidiens produisent un effet contraire, avec
une magni­tude tout à fait extraordinaire de la part de Blick. La lecture de la
NZZ agit de même au­près des partisans de la droite modérée, en les ralliant
en faveur de l’EEE (contrairement aux deux autres quotidiens). Enfin, parmi
les sympathisants des partis d’extrême droite, la lecture de Blick entraîne une
nette progres­sion du soutien aux arguments contre l’EEE, mais cet im­pact se
situe au-delà du seuil de signification (p = .30). Or, ces contrastes ne peu­vent
pas s’expliquer par des mécanismes d’exposition sélective, c’est-à-dire par le simple
fait que les trois groupes idéologiques constituent effectivement l’audience la
plus fidèle de « leur » quoti­dien (une com­paraison entre les quatre groupes
de citoyens confirme que les partisans de gau­che lisent plus souvent le Tages-
Anzeiger, ceux de droite la NZZ, etc.). De plus, l’impact des journaux sur les
non-partisans s’avère sys­témati­que­ment négatif. A no­tre avis, ceci traduit le
fait que les trois quotidiens partageaient la même ligne éditoriale, favo­rable
à l’EEE415. Simple­ment, comme nous l’avons souligné plus haut, le contenu
d’un journal est souvent plu­raliste : les éditoriaux, les rubriques d’opinion, les
inter­views et autres compte-rendus de la campagne véhiculent des discours
parfois contradic­toires. Autre­ment dit, il existe un certain potentiel pour
l’intervention de mécanismes de per­ception sélec­tive – certains indi­vidus ac­cordent
tendan­ciellement plus d’attention aux argu­ments compa­tibles avec leurs pro­
pres conceptions des enjeux.
Un troisième point concerne l’utilisation des autres médias au sein de
chaque groupe d’individus. A l’instar de ce que nous disions des quotidiens,
le caractère ambivalent d’une partie des médias ressort également avec
clarté. Par exemple, les actions de stands ont conduit les partisans de droite
à prendre leurs distances vis-à-vis des arguments contre l’EEE, alors même
qu’elles ont produit un effet inverse sur le reste des individus. L’idée que les
médias influen­cent les indivi­dus de manière différenciée selon leurs prédispo­
sitions idéologiques peut être énoncée à pro­pos de tous les autres sources
d’information, à l’exception des quatre médias suivants : les lettres de lecteurs,
la radio, la télévision et les tracts. Ainsi, la télévision consti­tue la seule source
415
Le cas du Blick est un peu plus ambigu. Selon Kriesi et ses collègues (1993 : 17), ce
journal « rejoignit clai­rement le camp des adversaires » après le lancement du mot
d’ordre négatif de l’UDC zurichoise, puis « retourna sa veste après la pause estivale »,
et enfin lança « une attaque frontale contre les interventions des conseillers fé­déraux
trois jours avant le vote ». Pourtant, cette attitude versatile « n’influença pra­tiquement
pas les lecteurs permanents », qui restèrent apparemment sur une impression négative
de l’EEE. Voilà sans doute pourquoi Blick induit globalement des opinions défavora-
bles au traité. Toute­fois, les revirements de la ligne éditoriale du journal pourraient
avoir surtout décontenancé les non-parti­sans, qui n’en ont subi quasiment aucune
influence.
633

ayant fourni des considérations en faveur de l’EEE de manière homogène au sein


de chaque groupe idéologique, non-partisans com­pris. A l’inverse, les lettres de
lec­teurs, la radio et les tracts semblent avoir distillé des messa­ges largement
préjudiciables à l’EEE, capables de surmonter les ré­sistances idéologiques des
individus prédispo­sés en fa­veur du traité. Peut-être ces messages n’étaient-ils
pas parfaitement homogènes dans leur dé­saveu du projet, mais il est probable
que les messages défavorables étaient en surnombre, conférant ainsi un impact
persuasif direc­tionnel à ces médias.
En résumé, l’idéologie structure de manière parfois décisive l’impact
produit par les messages médiatiques sur les opinions individuelles. Plus souvent
qu’à leur tour, les sympathisants de chaque tendance politique manifestent
une sensibilité spécifique aux médias, distincte de celle des autres ten­dances.
Ceci est probablement redevable au fait que les individus ont une perception
sélective des messages provenant d’une même source – perception guidée par
leurs convic­tions politiques. Etant donné le pluralisme d’une majo­rité de
médias, chacun peut y trouver dans une certaine me­sure ce qu’il souhaite
y voir, lire, ou entendre. A ce titre, il est inté­­ressant de relever que les non-
partisans ont plusieurs points communs avec les sympathi­sants des partis de
droite. Premièrement, en dehors de l’exposition aux trois quotidiens dis­cutée
plus haut, ces deux groupes ne diffèrent que très peu quant à l’impact que
produisent sur eux les divers médias. Les différences concernent la brochure
du gouvernement, les ac­tions de stand et les discus­sions sur le lieu de travail ;
toutefois ces effets ne sont jamais signi­ficatifs simultanément au sein des deux
groupes. Deuxièmement, les parti­sans de droite et les non-partisans sont en
appa­rence les individus les plus sensibles aux effets des mé­dias416. A notre avis,
toutefois, les raisons de cette perméabi­lité particulière sont différentes dans les
deux cas. Dans le cas des non-partisans, les individus ont tendance à accepter
des messages contradic­toires par manque de « constraint » idéologique. Ainsi,
les res­sources co­gnitives et affectives à la base du méca­nisme de résistance partisane
peuvent diffi­cilement servir à empê­cher l’acceptation des mes­sages reçus. Pour
leur part, les partisans de la droite modérée dispo­sent plus systématique­ment
des ressources leur permettant d’effectuer un tri entre les messa­ges compa­
tibles et in­compatibles avec leurs prédispositions. Simplement, dans le cas de
l’EEE, l’information contextuelle nécessaire à cette tâche s’est avérée large­
ment défectueuse, car les partis de droite étaient eux-mêmes profondément
divi­sés sur l’opportunité d’adhérer « si rapi­dement » à l’EEE (Marquis and
Sciarini, 1999 ; Sciarini et Marquis, 2000). Nous revien­drons sur cette ques­
tion au chapitre 10.
A ce stade, il est important de souligner que la prise en compte du niveau
de compétence et du niveau de formation (i. e. les caractéristiques individuelles
416
Certes, les effets sont souvent d’une grande magnitude pour les partisans de l’extrême
droite, mais le faible nombre de cas rend ces effets particulièrement instables et difficiles
à comparer avec ceux des autres groupes.
634

les plus susceptibles de peser sur la réception des messages) ne change rien
d’essentiel aux résultats présentés plus haut. Une exception notable concerne
le groupe des partisans de gauche, pour lesquels l’impact des lettres de lec­
teurs et de la lecture du Tages-Anzeiger s’estompe – cette dernière variable
demeure un facteur important de refus des arguments, mais son effet cesse
d’être significatif. Sinon, l’introduction dans le modèle de la compétence
et de l’éducation tantôt diminue les effets médiatiques, tantôt les renforce
– spécialement auprès des sympathi­sants des partis d’extrême droite, pour qui
les effets du mailing et de la lecture du Blick se précisent (p < .15). Cependant,
confor­mé­ment à d’autres modèles, le mo­dèle PMR postule que la compétence
exerce un effet sur l’acceptation des mes­sages en inte­raction avec les prédispositions.
Nous avons déjà vérifié cette hypothèse à pro­pos de la déci­sion de vote sur
les objets de politique interne et extérieure (voir chap. 6.6). En l’occurrence,
l’hypothèse stipule que les individus rejettent d’autant plus systématiquement
les arguments contraires à leur idéolo­gie qu’ils font preuve d’une plus grande
compétence politi­que sur les enjeux en présence. Pour la tester, nous avons
construit une variable traduisant l’interaction entre les prédispositions et la
com­pétence (AWAREGD). Cette variable représente en quel­que sorte un
« indice d’acceptabilité » des messages médiatiques : elle augmente en fonction
du ni­veau de compétence parmi les partisans d’extrême droite, diminue sur
le même principe parmi les parti­sans de gauche et de la droite modérée, et
augmente en fonction du nombre de médias consultés parmi les indivi­dus non
identifiés à un parti417.
Nous pouvons à présent ajouter le terme d’interaction au modèle utilisé
plus haut, et tester celui-ci pour l’ensemble de l’échantillon alémanique. Il s’avère
que l’introduction du terme d’interaction permet d’améliorer de façon sensible
la capacité prédic­tive du modèle (le pour­centage de variance expliquée passe
de 18% à 21%)418. Ceteris paribus, le terme d’interaction (B = .448 ; β = .19 ;
p < .001) prédit une différence maximale de 3.5 points sur l’échelle de posi­tion
entre les sympathisants « très compétents » de l’extrême droite et les partisans
« très com­pétents » des autres tendances. Un tel effet est substantiel, puisqu’il
constitue le premier en importance, avant même les effets attribués aux tracts
(β = .16 ; p < .05), à la fré­quence de lecture du Tages-Anzei­ger (β = –.15 ; p < .01)
et aux argu­ments publicitaires (β = .14 ; p < .05)419. L’utilisation alternative de
termes d’interaction spécifi­ques à chaque groupe idéologi­que (AWG, AWD,
AWED ; voir l’Annexe E.3 pour leur cons­truc­tion) produit essen­tiellement

417
Parmi les non-partisans, la probabilité d’accepter un message dépend davantage du
ni­veau d’exposition aux médias que du potentiel de réception des messages (i. e. la
compétence). En effet, pour les non-partisans, la com­pétence ne sert guère à examiner
la correspondance entre la te­neur idéologique des messages et les prédispo­si­tions des in-
dividus. Voir l’Annexe E.3 pour la construction dé­taillée de la variable AWAREGD.
418
Notons par ailleurs que l’ajustement du modèle est meilleur que si l’on prend unique-
ment en compte les prédispositions, par exemple avec des variables dummy.
635

les mêmes résultats, mais démontre en plus que la pola­risa­tion des opinions
est plus forte parmi les sym­pathisants de gauche et de droite que parmi les
sym­pathisants d’extrême droite420.
Finalement, nous souhaitons évaluer l’importance des prédispositions et
de la compétence par rapport aux opinions sur chaque argument (N43A, N42A,
etc.). En reprenant les variables utili­sées dans le Ta­bleau 9.1 et en y ajoutant
les termes d’interaction spécifi­ques aux trois tendan­ces politiques, notre
modèle a donc été testé séparé­ment pour les huit arguments. En moyenne,
les termes d’interaction permettent d’expliquer quelque 3% sup­plé­men­taires
de la va­riance des opinions, avec des diffé­rences très pronon­cées entre les
argu­ments. Toutefois, nos résultats pourraient s’expliquer aussi bien par une
polarisation des opi­nions au sein des grou­pes idéologi­ques que par de simples
divergen­ces d’opinion entre les groupes, sans réel impact de la compétence per
se. Afin de prendre en compte ces diverses possibilités, nous avons remplacé
les termes d’interaction par des dummies exprimant l’appartenance aux diffé­
rentes ten­dances politiques, puis nous avons comparé les résultats des deux
modèles. Il appa­raît ainsi que le modèle com­prenant les termes d’interaction
entre pré­disposi­tions et compé­tence prédit sensiblement mieux les opinions
que le mo­dèle basé uniquement sur les prédis­positions.
On peut toutefois relever certaines distinctions intéressantes entre
différents types d’arguments. Un premier cas de figure est illustré par l’argument
« écologiste » (N48). Particulière­ment peu convaincant, cet argument recueille
à peine plus de soutien à gauche que dans les autres groupes (différence non si­
gnificative), et la prise en compte du niveau de compétence ne fait qu’accentuer
très légère­ment les ten­dances. Les opinions sur l’argument des droits po­pulaires
(N46) sont égale­ment très peu sensibles à l’impact de l’idéologie et de la
compétence, même si celle-ci a un impact signifi­catif sur les sympathisants
d’extrême droite. Certes, la démocratie directe est une institution plébiscitée
par une immense majorité des Suisses, mais ce n’est pas le moindre mérite de
la campagne des opposants que d’avoir réussi à convaincre les citoyens de tous
bords poli­tiques (et même les plus compétents) que l’EEE allait sacrifier les droits
populaires sur l’autel de l’intégration. Une deuxième catégorie d’arguments
suscite des opinions globa­lement peu structurées par l’idéologie, puisque seule
une catégorie se dis­tingue des autres. C’est le cas des arguments stigmatisant
les conséquences néfastes de l’EEE pour le chômage (N42) et pour les salai­res
(N44), qui n’ont été nettement désapprouvés que par les partisans de gauche421.

419
Les autres effets significatifs (p < .05) sont attribués à la radio (β = .14), à la lecture de
la NZZ (β = –.13), aux lettres de lecteurs (β = .13), à la lecture du Blick (β = .12) et à
la télévision (β = –.12).
420
Les non-partisans constituent la catégorie de référence. Ajustement du modèle : R2 (adj.
R2) = .21 (.16). Princi­paux coefficients du modèle (β) : AWG : –.14** ; AWD : –.14* ;
AWED : .07 ; HTOT1 : .13* ; TAZ : –.14* ; BLI : .12* ; LETTRES : .12* ; RADIO :
.12* ; TELEVISION : –.13* ; TRACTS : .16*. (Sig : ** : p < .01 ; * : p < .05).
636

La cam­pagne des syndicats pour rassurer leurs membres n’est peut-être pas
étrangère à cette ré­sis­tance des citoyens de gauche. A noter pourtant que la
com­pétence des individus de chaque groupe n’a quasi­ment rien à voir avec
leur soutien ou leur rejet des arguments, sans doute parce qu’il s’agit d’enjeux
obtru­sifs, qui ne requiè­rent pas de capacités cognitives particulières pour leur
compréhension et leur acceptation. Par contraste, les opinions sur la perspective
d’une immi­gration massive (N43) et sur les prétendus bénéfices économiques
de l’EEE (O31) dénotent un an­crage idéologique beaucoup plus fort, puisque
les sympathisants des partis de gauche et de la droite modérée s’opposent très
nette­ment aux par­tisans d’extrême droite. En revanche, la compétence exerce
une in­fluence asy­métrique sur les opinions – elle ne polarise davantage que
les citoyens atta­chés aux partis de gauche.
Enfin, il en va encore autrement des deux derniers arguments, pour
lesquels on enregistre une différence importante entre les effets directs des
prédispositions et leurs effets médiatisés par la compétence. L’argument de la
souveraineté menacée (N33) offre une pre­mière illustration du rôle médiateur
de la compétence dans le mécanisme de résistance parti­sane. Après intro­
duction des termes d’interaction, le coefficient de détermination passe de
.10 à .17 (de .08 à .14 pour le coefficient ajusté). Sous contrôle des autres
variables (i. e. EXPARG, LETTRES, TELEVISION, AWARE, NZZ, TAZ,
BLI), la différence prédite entre un partisan « très compé­tent » de gauche et
un parti­san « très compé­tent » d’extrême droite avoisine un point sur l’échelle
(1.13), ce qui est consi­dérable – et su­périeur à la différence prédite par la seule
appartenance partisane (0.84). Enfin, l’argument dé­cri­vant l’EEE comme un
camp d’entraînement pour la CE (N41) donne une image tout aussi limpide
du rôle de la compétence. Cette fois-ci, un écart maximal est prédit entre
les citoyens les plus compétents liés respectivement à la droite modé­rée et à
l’extrême droite. Il dépasse un point sur l’échelle ordinale (1.07), ce qui est
une nouvelle fois supérieur à l’écart prédit par les seules prédispositions (0.76).
Les partisans de gau­che se distancient également de manière très claire des
partisans d’extrême droite (l’écart en­tre les plus compétents des deux groupes
atteint 0.76).
En résumé, nous avons démontré que l’impact des prédispositions
sur l’évaluation des argu­ments de la campagne est important, à quelques
exceptions près (écologie, droits populaires). Leur influence s’exerce parfois
en interaction avec le niveau de compétence, conformément au mo­dèle PMR

421
L’expression « nettement désapprouvé » est un raccourci de langage, puisque nous de-
vons interpréter l’effet des termes d’interaction par rapport à la catégorie de référence,
c’est-à-dire les non-partisans – il faudrait donc dire « nettement moins ap­prouvé par
les citoyens de gauche que par les non-partisans ». Cependant, dans la mesure où les
non-partisans ont presque toujours une position médiane, proche de celles des partisans
de la droite mo­dérée, nous aurons recours à ce type de simplification pour décrire l’effet
des termes d’interaction.
637

(souveraineté, lien entre EEE et CE). Ainsi défini par McGuire (1985) et
Zaller (1992), le mécanisme d’acceptation des messages médiatiques n’est pas
toujours immédiatement perceptible de façon sectorielle : la plupart des termes
d’interaction introduits dans notre modèle ne l’améliorent que marginalement
pour les opinions spécifiques aux ar­guments. Cependant, la résistance partisane
peut être appréhendée de manière plus satisfaisante sur un plan agrégé (échelle
POS). En même temps, de façon regrettable, notre analyse demeure li­mitée
par le manque de données adéquates – notamment le contenu argumentatif des
diffé­rents médias et le degré d’exposition des individus à chacun d’entre eux
– et par le faible nombre de cas auxquels elle doit se réduire. En particulier,
ces contraintes rédui­sent considé­rablement les possibilités de procéder à
une véritable vérification multi-variée de notre mo­dèle. L’évaluation de nos
résultats et leur intégration dans un schéma explicatif gé­néral s’en trouvent
com­pliquées. C’est néanmoins la tâche que nous entreprenons à présent dans
notre chapi­tre conclusif.
638

10 Conclusion
Avant de refermer ce travail, nous souhaitons faire une synthèse de nos résul-
tats empiriques et procéder à une évaluation générale de notre modèle. Pour
commencer, nous présentons une vue d’ensemble des différentes questions
abordées dans notre travail, ainsi que des connais­sances acquises. Ensuite, une
deuxième partie sera consacrée à l’évaluation et aux « perspectives d’avenir »
du modèle PMR. Elle mettra en évi­dence les pos­sibles améliorations – théori-
ques, méthodologi­ques et empiri­ques – qui s’imposent afin de développer la
validité et l’applicabilité de notre modèle.

10.1 Vue d’ensemble de l’ouvrage


L’objectif de cette première partie de notre conclusion n’est pas de recenser
exhaustivement tous les éléments développés dans cet ouvrage, mais de re-
venir sur certains points qui nous paraissent essentiels pour une appréciation
globale de notre travail. Concrètement, nous sou­haitons souligner six aspects.
En premier lieu, nous insisterons à nouveau sur l’importance du contexte pour une
compréhension des mécanismes de la formation des attitudes et des opi­nions.
En second lieu, nous rappellerons l’importance de la communication et la nécessité
de distinguer analytiquement ses différents éléments. Ensuite, nous récapitule-
rons les élé­ments essentiels du modèle PMR. Après quoi, nous reviendrons sur
une caractéristique fonda­men­tale du système helvétique, à savoir l’extrême
faiblesse des partis suisses dans le jeu des cam­pagnes référendaires. Puis, nous
relèverons et tenterons d’expliquer brièvement le succès des oppo­sants aux projets
de politique étrangère élaborés par le gou­vernement. Enfin, la der­nière section
sera consacrée à la diversité des effets mé­diati­ques enregistrés dans le contexte des
campagnes référendaires.

L’importance du contexte
Dans notre deuxième chapitre, nous avons souligné l’importance du contexte
pour une meil­leure compréhension du phénomène de l’opinion publique.
Tout d’abord, nous avons mis en évidence la nécessité de prendre conscience
du « contexte scientifique » dans lequel émergent nos prénotions et nos théories
– souvent implicites – de la formation de l’opinion publique. Directement liée
à cette première question, l’influence du contexte historique a été examinée au
travers de l’évolution des préférences au sein de l’électorat et au travers de la
fluctuation consécutive des contraintes imposées à l’action des élites politiques.
De fait, l’opinion publi­que ne consiste pas en une distribution figée de valeurs
et d’attitudes entièrement cristalli­sées, mais se pré­sente plutôt comme une
structure multi-dimensionnelle, dont les principales di­mensions peu­vent varier en
réponse à certaines expériences collectives comme les guerres, les pério­des de
639

crois­sance économique, ou l’intégration à des communautés supra-nationales.


Avec l’irruption constante de nou­veaux enjeux, voire de nouvelles institutions,
on ne peut pas tenir pour acquises les structures précédemment mises en évi-
dence par l’observation em­piri­que. Plus largement, la science politique doit
éviter le piège de l’« ahistoricisme », et reconnaî­tre le caractère provisoire des
phénomènes qu’elle se donne pour objet (Schmitter, 2002).
Compte tenu des contingences historiques, n’importe quelle situation
est subordonnée au contexte que forment les enjeux du moment. Dans le but
d’expliquer le processus de formation de l’opinion publique, il convient d’ana-
lyser le mode de relations entre élites et citoyens, et de dégager les dimensions
essentielles des enjeux auxquels se trouvent confrontés ces deux caté­gories d’indi-
vidus. En effet, certaines dimensions (e. g. la saillance, la familia­rité) tendent à
favoriser l’intervention du public dans le processus de déci­sion et à ren­forcer
son imperméa­bilité aux communications persuasives des élites, tandis que
d’autres di­men­sions (e. g. la com­plexité, la redistributivité) tendent au contraire
à inhiber les mécanismes de perception et d’interprétation sélective et à éten-
dre la marge de manoeuvre des élites. Selon cette analyse, il n’existe guère
de raison pour considérer la politique extérieure comme un domaine à part,
hermétique aux modèles explicatifs en vigueur pour la politique interne. En
particulier, les questions de politique extérieure sont sans doute aussi saillantes
et fami­lières que la plupart des enjeux de politique interne. Ainsi, les caracté-
ristiques des enjeux soumis à votation contribuent sans doute à augmenter
la résistance aux communications persuasives, à renforcer le biais en faveur
du statu quo (étant donné les attitudes initiales des citoyens suisses, plutôt ré­
calcitrants aux réformes en matière de politique étrangère), et à compliquer
la tâche des élites désireuses de promou­voir un engagement plus actif de la
Suisse sur le plan international.
Enfin, une analyse de la formation de l’opinion publique ne peut guère
ignorer le contexte institutionnel – peut-être l’élément contextuel le plus souvent
étu­dié dans la litté­rature com­paratiste. En l’espèce, il s’agit de déterminer
l’influence des institutions sur le mode de rela­tions entre élites et citoyens, et
d’observer comment certains arrangements institution­nels favo­risent tantôt
le leadership des élites et une relative malléabilité de l’opinion publique,
tantôt une participation accrue des citoyens dans le processus de décision.
Dans cette pers­pective, il va de soi que les institutions de démocratie directe ont
pour conséquence de multiplier les « points de veto » et de limiter le pouvoir
des élites. En même temps, c’est précisément du fait de ces contraintes que
les élites redoublent d’efforts pour tenter d’influencer l’opinion pu­bli­que à
certaines occasions, notamment lors des campagnes référendaires. D’autre
part, les ins­titutions informelles jouent également un rôle prépondérant. Par
exem­ple, même si le concept de « culture politique » souffre depuis plusieurs
décennies d’une sorte de réduction­nisme psy­chologique (Gamson, 1988 :
220), il n’est pas inutile pour comprendre de nombreux mécanis­mes. Ainsi,
640

on observe en Suisse une tendance à la consultation des partenaires sociaux


même en l’absence de toute menace référendaire directe (par exemple dans
le cas d’ordonnances du Conseil fé­déral non soumises au référendum), ainsi
qu’une tendance à solliciter une décision populaire sur toute question parti-
culièrement importante (par exemple dans le cas du vote sur l’EEE ou sur les
casques bleus). Diverses manifestations du « populisme intra muros » (Kobi, 2000)
ne sauraient s’expliquer autrement qu’en se référant à la fois aux institutions
formelles et informelles du système politique suisse.

L’importance de la communication
Ces différentes pistes recommandent une approche « contextualiste » (McGuire,
1983) des mé­canismes de formation de l’opinion publique. Cette approche
privilégie bien sûr les effets du contexte, mais également les interactions entre
les facteurs explicatifs, ainsi que les modèles d’explication non-linéaires. Par
ailleurs, le contextualisme postule que toute théorie est vraie a priori, et que la
recherche empirique est un processus de découverte permettant de spécifier sous
quelles conditions di­verses hypothèses sont valides ou non-valides. Or, cette
approche est particulièrement adaptée pour saisir la diversité des variables
et des mécanismes impliqués dans toute com­munication politique (chap. 3).
De fait, la complexité du processus de forma­tion des opi­nions nécessite une
prise en compte simultanée de plusieurs catégories de varia­bles, ayant trait
alternativement à la source, au message, au médium ou aux récepteurs d’une
com­munication. Or, certains modèles de type information-processing proposent
une lecture synthétique de l’effet de ces catégories de variables sur les diffé-
rents « médiateurs » de la per­suasion, au moyen d’une « matrice explicative »
(e. g. McGuire, 1985). L’approche contex­tua­liste se révèle alors extrêmement
utile pour générer des prédictions quant à l’influence si­mul­tanée de plusieurs
variables sur différents médiateurs (exposition, attention, compréhen­sion,
etc.). En effet, cette influence est souvent non-linéaire, du fait des interactions
entre les effets de va­riables impli­quées dans le même mécanisme ou entre les
effets d’une même variable sur à différents média­teurs.
Par ailleurs, les analyses « matricielles » nous enjoignent de ne pas
focaliser toute notre atten­tion sur le médiateur du changement d’attitude.
Pendant longtemps, cette fo­calisation (im­plicite ou explicite dans la plupart
des études empiriques) a eu pour consé­quence d’induire des conclusions
erronées sur l’insignifiance des effets médiatiques – parce que les attitudes
ne subissaient en apparence aucun changement. Or, on sait aujourd’hui que
l’influence combinée de plusieurs va­riables se concrétise dans une multitude
d’effets médiatiques distincts. En substance, les mass mé­dias sont premièrement
(mais pas principalement) une source de mes­sages persuasifs, dont l’impact sur
les at­titudes indi­vi­duelles est avant tout cumulatif. En second lieu, les médias ont
aussi un impact cognitif, notamment au tra­vers de l’information contex­tuelle
qu’ils dif­fu­sent. Ce type d’information permet aux indivi­dus de faire corres­
641

pondre les argu­ments per­suasifs qu’ils reçoivent avec leurs prédispositions. De


même, il fournit aux indi­vidus des si­gnaux périphériques les aidant à réviser
leurs attitudes si la motivation ou les ca­pacités cogni­tives leur manquent pour
exami­ner la qualité des argu­ments reçus (voir in­fra). Enfin, en privilé­giant
le trai­te­ment de cer­tains thè­mes au détriment d’autres et en activant pré­
férentiel­le­ment certaines croyances, les mass médias ont une influence sur la
sail­lance des problèmes au sein du public, particuliè­re­ment parmi les citoyens
de moin­dre forma­tion, non attachés à un parti politique, ou peu inté­ressés
par la politique (agenda-setting). De plus, le traitement mé­diati­que des en­jeux
a pour effet de biai­ser l’accessibilité des critères de juge­ment sur les­quels les
individus fondent leurs opi­nions ou leurs décisions (priming ef­fects).

Le modèle PMR
La complexité intrinsèque de la communications politiques se reflète certai-
nement dans l’élaboration de notre propre modèle théorique (chap. 4). Bien
entendu, le proces­sus per­sua­sif est au cœur du modèle PMR, qui se rapproche
à cet égard des modè­les du « traite­ment de l’information » développés en
psychologie cognitive, selon le principe que la proba­bilité de réalisa­tion de
chaque étape du processus (sensation, perception, catégori­sation, etc.) dé­pend
de plu­sieurs caractéristiques individuelles. Mais d’autres formes d’influence
des mass mé­dias sont prises en compte dans le modèle PMR. Celui-ci, s’ins-
pirant des modèles RAS (Zaller, 1992) et ELM (Petty and Cacioppo, 1986)
postule que l’information contextuelle et périphéri­que peut se ré­véler importante,
au même titre que l’information persuasive. Enfin, toute in­formation contri­
buant simplement à activer les croyances pré-existantes devrait également être
prise en consi­dération. En somme, les principales fonctions de l’information
médiatique (per­suasion, in­formation, activation) trouvent chacune leur place
dans le modèle PMR. Les diffé­rents types d’information assument précisément
des rôles complémentaires, dont le résultat conjoint est essentiel pour le déroule­
ment du processus de formation des opinions.
Le modèle PMR comporte trois séquences principales : la persuasion,
la mémorisation et la remémoration. Premièrement, le processus de persuasion
peut être découpé en trois étapes, à savoir l’exposition à un message, sa réception
et son éventuelle acceptation. La réalisation de chaque étape (ou médiateur) est
déterminée à la fois par des variables cognitives (compétence objective, calculs
coûts-bénéfices) et par des variables affectives ou motivationnelles (com­pétence
subjective, prédispositions, obligations morales, motivation personnelle).
Autrement dit, le processus persuasif peut être interrompu à chaque étape
par l’effet d’une ou plu­sieurs va­riables individuelles ; par exemple, un message
peut ne pas être reçu (c’est-à-dire ne pas éveiller l’attention et la compréhension
nécessaires) par manque d’engagement ou de mo­tiva­tion per­sonnelle vis-à-
vis de l’objet d’une communication. Mais le nœud gordien du pro­ces­sus per­
suasif demeure le mécanisme d’acceptation des messages. Notre compréhension
642

de ce méca­nisme se heurte, à notre avis, à trois difficultés analytiques : (1) il existe


plu­sieurs types de mes­sages pouvant être « acceptés » ou « refusés » ; (2) il existe
plusieurs modes d’acceptation ou de refus ; (3) il existe plusieurs types de conséquences
du mécanisme d’acceptation pour les at­titudes sous-jacentes. Nous examinons
à présent ces trois questions tour à tour.
1) Nous identifions au moins quatre types de messages : les messages persuasifs
(ou argu­ments) ; les messages contextuels (informations factuelles, dépourvues de
véritable valence, portant par exemple sur le système ou les acteurs politiques) ;
les méta-messages (informa­tions concernant la forme et le contexte d’une com-
munication) ; les signaux affectifs (aspects émotionnels et non-verbaux d’une
communication). Chaque type de message peut être inter­nalisé per se, ou
contribuer à l’internalisation d’un autre type de message.
2) L’acceptation d’un message peut se faire selon trois mécanismes. Première-
ment, les ar­guments font l’objet d’un traitement « central » si la motivation person­
nelle vis-à-vis de la communication et les capacités cognitives de l’individu
sont suffisantes. Les arguments sont alors acceptés ou rejetés sur la base de
leur qualité intrinsèque – quand bien même ils peuvent subir une assimilation
biaisée, en fonction des connaissances pré-exis­tantes (Petty and Cacioppo, 1986).
Deuxièmement, un argument fait l’objet d’un traitement « péri­phérique : no 1 »
lorsque sa pertinence personnelle pour un in­dividu ou les capa­cités cognitives
de celui-ci sont relativement peu élevées. Pour se prononcer sur cet ar­gument,
l’individu aura tendance à re­courir à l’information périphérique qui l’accompa-
gne (e. g. mes­sages contextuels, signaux affectifs). Néanmoins, lorsque ce type
d’information est indis­poni­ble ou complexe, seuls les individus compétents sur
un plan politique seront en mesure d’accepter systématiquement les messages
conformes à leurs prédispositions – et de refuser systémati­quement les messages
incompatibles (Zaller, 1992). Troisièmement, certains messa­ges non-persua-
sifs (signaux affectifs, messages contextuels ou méta-messages) peuvent être
internali­sés indépendamment des arguments, sous l’effet d’un intérêt particulier
pour l’objet d’une communication (i. e. acceptation « périphérique n°2 »). Pour
ne pas multiplier les indica­teurs, nous avons proposé de mesurer l’intérêt par
des variables proximales telles que la moti­vation personnelle et les prédisposi­
tions. En résumé, six catégories de variables permettent de rendre compte du
processus de persuasion dans son ensemble : les prédispositions, la motivation
personnelle, la compétence subjec­tive, les senti­ments d’obligation morale, la
compé­tence ob­jective, les considérations coûts-bénéfices.
3) Suivant le mode d’acceptation des messages (central, périphérique n°1 ou
n°2) et suivant leur na­ture, les informations internalisées prendront la forme de
croyances centrales (dotées d’un contenu cognitif et affectif), de croyances périphériques
(semblables dans leur composition aux croyances centrales, mais touchant à
des aspects moins fondamentaux de l’objet d’attitude), de cognitions « pures »
(dépourvues de véritable contenu affectif) ou d’affects « pri­mai­res » (dépourvus de
643

véritable contenu cognitif). Tendanciellement, l’internalisation de croyan­ces


centrales et d’affects primaires implique une modification plus substantielle
des attitudes sous-jacentes. Mais l’amplitude du changement d’une attitude
dépend aussi de sa structure pré-existante. Ainsi, en première analyse, le
changement d’une atti­tude dépend du nom­bre, de la valence et de la centralité des
nouvelles croyances, ainsi que du nombre et de la valence des croyances pré-existantes.
Le processus de mémorisation rend compte plus précisément de la manière dont
les attitudes sont affectées « en profondeur » par les mécanismes d’interna-
lisation et d’activation des croyances. En premier lieu, le mécanisme de mé-
morisation/évaluation concerne le stockage des croyances dans la mémoire des
individus. A cet égard, nous avons souligné que le re­cours à différents « codes
mnémoniques » n’est qu’une façon imagée et suggestive de considérer les
représentations mentales. Il n’existe probablement pas de substrat biologique
distinct pour des informations « propositionnelles », « temporelles » ou encore
« analogiques ». Indépendamment du type d’information perçue (apparence
physique, contexte temporel, etc.), la mémori­sa­tion d’une expérience est le fruit
du renforcement des connexions au sein des circuits neu­raux participant à la
perception et à l’élaboration de cette expérience (long-term potentia­tion). Qui plus
est, les « traces mnémoniques » sont généralement distribuées dans plusieurs
régions céré­bra­les, sui­vant les modes de perception sensorielle (vue, audition,
etc.) impliqués ori­ginellement. Ainsi, les différents « systèmes de mémoire »
identifiés depuis quelques dé­cennies (mé­moire sémantique, épisodique, pro-
cédurale, etc.) reflètent le mode prédominant d’acquisition des informations
et suggèrent des différences dans la consolidation et la « mé­morabi­lité » de ces
informations (Damasio, 1994 ; Schacter, 1996). En dépit de ces nuan­ces, il
semble qu’une distinction entre information « cognitive » et « affec­tive » de-
meure utile d’un point de vue ana­lytique et explicatif. Premièrement, on a pu
identifier certai­nes différen­ces dans les systèmes cérébraux responsables des
processus cogni­tifs et affectifs. Ces diffé­rences – entre régions ou hémisphères
cérébraux – se manifestent au niveau des systè­mes de per­ception sensorielle,
ainsi qu’au niveau des sys­tèmes en charge du traitement de l’information.
Deuxièmement, les processus cognitifs et affectifs sont sans doute interactifs.
Ainsi, dans une pers­pective « syner­gi­que » (Ea­gly and Chaiken, 1993), il
appa­raît peu vraisem­blable que les at­titu­des demeurent longtemps constituées
exclusivement d’information cogni­tive ou affec­tive.
Ensuite, quelle que soit leur composition, les attitudes et les systèmes
d’attitudes peuvent être conçus comme des « ré­seaux associatifs », où les
liens entre éléments sont renforcés à chaque activation. Ce méca­nisme cor-
respond à la propagation d’influx dans un circuit neural, renfor­çant (sous
certaines conditions) les connexions entre neurones et groupes de neurones.
Il per­met d’expliquer la consolidation de certaines traces mnémoniques et
leur conservation dans la mémoire de long terme des individus. En termes
psychologiques, l’activation des croyan­ces détermine leur disponibi­lité et leur
644

accessibilité. A cet égard, du fait de leur position tendan­ciellement plus centrale


dans les systèmes de croyances, il existe sans doute un biais d’accessibilité
en faveur des in­formations affectives (en comparaison des co­gnitions). Indé­
pendam­ment de cela, toute variable sus­ceptible de faciliter l’activation des
objets mentaux (e. g. le niveau d’exposition aux médias ou – préférable­ment
– à cer­tains arguments spécifiques) contri­bue à augmen­ter la probabilité de
remémora­tion de ces objets. Par ailleurs, les phénomènes d’activation et de
non-acti­vation s’ajoutent aux mécanismes d’acceptation pour ex­pli­quer, dans
le long terme, les processus de différenciation, d’intégration, d’atomisation et
de conden­sa­tion des systèmes de croyances.
Le processus de remémoration constitue la séquence finale du modèle PMR,
aboutissant à la formulation d’opinions. Ce processus revêt une importance cru-
ciale dans le contexte de la re­cherche par sondages, où les seules « ré­ponses »
disponibles sont celles que fournissent les in­dividus après avoir sommairement
scruté leur « mémoire ». Ce concept figure ici entre guille­mets, dans la mesure
où la relation entre les opi­nions exprimées et les informa­tions mémori­sées n’est
pas toujours aussi directe que ne le sou­haiteraient les chercheurs tra­vaillant
à l’aide de sondages. De fait, il y a lieu de distinguer entre plusieurs types (ou
plu­sieurs « qua­lités ») d’opinions. (1) Les opinions « factices » sont totalement
déconnectées des repré­sentations mentales sur lesquelles elles seraient censées
se baser ; il s’agit de réponses « obli­geantes » fournies essen­tiel­lement au ha-
sard. Elles n’expriment aucune attitude sous-jacente, mais re­flètent avant tout
le désir de satisfaire aux attentes des enquêteurs et de remplir ainsi un rôle
social. (2) Les opi­nions « déclaratives » servent simplement à rendre compte
d’actions ou de décisions déjà effectuées ; en ce sens, elles n’expriment guère
plus qu’une évalua­tion très glo­bale d’un ob­jet (e. g. décision de vote). Ce type
d’opinions reste toutefois soumis aux biais de remémo­ration liés à l’écoule-
ment du temps depuis les actions reportées, ainsi qu’à des biais de désira­bilité
sociale (e. g. dissimulation d’un vote pour l’extrême droite). (3) Les opinions
« explicati­ves » ont pour objectif d’exprimer le composant motivationnel (d’ex-
pliquer le pourquoi) d’une action ou d’une opinion préalable. Ces opinions sont
natu­rellement soumi­ses à des biais d’accessibilité, parce que les antécédents
d’une décision peuvent être multi­ples et que certains motifs sont plus saillants
que d’autres à un moment donné. En plu­sieurs circons­tan­ces, ce genre d’opi-
nions peut servir à « rationaliser » un com­portement ou une autre opinion,
par exemple lorsqu’une évaluation af­fective a été formulée (e. g. j’apprécie ce
candi­dat), mais que les bases motivationnelles de cette évaluation ne sont pas
immédiate­ment ac­ces­sibles à l’esprit. La recherche mnémonique sera alors
biaisée de telle sorte que les élé­ments « congruents » avec l’évaluation se­ront
plus probablement remémorés (biased retrie­val).
Une quatrième catégorie d’opinions, les « réponses évaluatives »,
recouvre ce que l’on entend le plus communément par opinions. Celles-ci,
généralement sollicitées par les questions de sondage, peuvent être de type
645

cognitif ou affectif, et traduisent l’évaluation d’un objet en ter­mes de propriétés


distinctives et de sentiments. Elles ne visent pas à expliquer ou ratio­naliser, mais
remplissent plutôt les fonctions de connaissance et d’expression des valeurs person­
nel­les que l’on attribue parfois aux attitudes. Dans la mesure où les réponses
évaluatives se ba­sent (ou sont supposées se baser) sur les attitudes sous-jacentes,
c’est à ce type d’opinions que le mo­dèle PMR prête la plus grande attention. A
cet égard, nous avons fait l’hypothèse que les informations affectives ont un avantage
mnémonique sur les informations cognitives. D’une part, il est plus aisé d’ajourner la
mémoire affective et d’agréger les affects en une évaluation globale d’un objet
(du fait de leur codage en mémoire) ; d’autre part, les affects sont plus faciles
à récupérer (du fait de leur relative centralité et de leur « permanence »). Par
consé­quent, les informations affectives paraissent moins sou­mises aux biais
d’accessibilité – nous partageons ce point de vue avec les modèles on-line, mais
sans pour autant pré­suppo­ser un substrat mnémonique spécifique pour les
informations affec­tives (i. e. on-line tally).
Par ailleurs, le modèle PMR attache une grande importance au contexte
de réponse, notam­ment à la forme des questions posées et aux tâches évaluatives
prescrites aux individus. Par exemple, suivant la forme des questions (ouvertes
ou fermées), et suivant le degré de généra­lité des objets d’attitude concernés,
les informa­tions cognitives auront plus ou moins de poids dans les évaluations,
et celles-ci seront plus ou moins tributaires des biais d’accessibilité typi­ques
des réponses cognitives. Finalement, certaines caractéristiques individuelles,
telles que le ni­veau de compétence objective et les prédispositions politiques
des répondants, peuvent biai­ser la récupération d’informations « congruentes »
au détriment d’informations « incongruen­tes ». Alternativement, ces variables
peuvent contribuer à déterminer quels sont les individus les plus suscepti­bles
d’utiliser les signaux heuristiques du contexte de réponse pour guider leurs ré-
ponses évaluatives (e. g. individus peu compétents, non-identifiés à un parti).

Politique symbolique, politique heuristique : le désarroi des partis


Bien que notre modèle ait la prétention de s’appliquer à toutes sortes de
situations, dans la seconde partie de cet ouvrage nous l’avons appliqué au
cas particulier des votations de politi­que étrangère en Suisse, au cours de la
période 1981–1995. A cet égard, nous avons été conduits à faire un certain
nombre de constatations de base. En tout premier lieu, nous avons ob­servé
que les partis politiques sont quasiment absents des campagnes publicitaires pré­cédant les
scrutins de politique extérieure. Leur engagement ne représente en effet que 6%
des an­nonces diffusées pendant les campagnes précédant ce genre d’objets
– un inves­tissement nette­ment inférieur à celui observé en matière de sécurité
(19% des annonces) et surtout en matière d’immigration et de politique des
étrangers (50% des annonces). Com­ment expliquer une telle retenue de la
part des partis politiques en politique extérieure ?
646

Nous avons avancé deux explications à ce phénomène. En premier lieu,


les campagnes sur les objets de politique extérieure sont d’une intensité extra-
ordinaire, car les acteurs non partisans (et « non-institutionnels ») s’engagent
dans une proportion considérable. Autrement dit, le dis­cours des partis se
trouve noyé dans le flot ininterrompu de messages qui sature l’espace public
au cours des semaines précédant les scrutins. Ensuite, les partis se montrent
incapables de réagir à cette situation relativement inédite. Au contraire, ils
témoi­gnent d’une attitude pour le moins frileuse, en tous cas si l’on en juge
par leur engage­ment dans les campa­gnes pu­blicitaires. A cet égard, on note
une tendance de la part de plusieurs partis de se « ca­cher » der­rière d’autres
organisations, comme les comités ad hoc ou les associations éco­no­miques. Par
ailleurs, cette timidité se révèle également dans leur argumentaire. Contrai­
rement aux particu­liers, par exemple, les partis politiques se sont montrés
extrême­ment dis­crets dans leur éva­luation du climat de l’opinion publique.
Peut-être pense-t-on dans les états-majors parti­sans qu’une telle stratégie
est risquée. De fait, seuls les partis d’extrême droite se sont aventu­rés à faire
référence à la structure de l’opinion publique (e. g. « le peuple suisse est
majoritai­rement contre » tel projet) ou à propager l’opinion de personna­lités
(politi­ques, scientifiques, artis­tiques, sportives, etc.) sur les objets de vote. De
même, s’agissant d’appeler à la partici­pation et à la mobilisation de l’électorat,
les partis sont restés quasiment muets. Ceci est tout de même étonnant, compte
tenu de l’imprévisibilité du résultat des vota­tions de poli­tique étrangère. En
se limi­tant, pour ainsi dire, à donner une consigne de vote (d’ailleurs sou­vent
« brouillée » par de nombreuses déviations canto­nales), les partis sont sans
doute par­tiel­lement responsables de la faible loyauté de leurs sym­pathisants,
voire des taux de participa­tion relative­ment médio­cres pour certains objets
(FMI, cas­ques bleus).
Cependant, on peut se demander si le faible engagement des partis
suisses ne possède pas une origine structurelle. A cet égard, il est significatif de
constater que les frais de campagne pour les votations ne sont explicitement
prévus que dans les budgets de quel­ques partis de gauche (Ladner und Brän-
dle, 2001 : 181–2). La majeure partie des dépenses est donc prise en charge
par des organisations faîtières, externes aux partis eux-mêmes (asso­cia­tions
économiques, syndicats, etc.), qui émettent également des recommandations
de vote. A n’en pas douter, la plupart des partis savent leur crédit entamé sur
les questions de politique étrangère, et peut-être certains d’entre eux préfè-
rent-ils donner à leur engagement un caractère moins « officiel » en faisant
campagne sous une autre bannière. Ce faisant, le transfert du mar­keting
politique des partis vers d’autres ty­pes d’organisations induit une dépréciation
des signaux périphéri­ques reposant sur l’idéologie et sur les contenus symboliques
de la politi­que partisane. Mais ce transfert signale également une « prise de
pouvoir » d’organisations de la so­ciété civile (e. g. GSsA) ou para-partisanes
(e. g. ASIN). Quoi qu’il en soit, en politique exté­rieure, les signaux heuristiques
647

partisans se résument pour ainsi dire à des consignes de vote dépourvues de


vé­ritable contenu symbolique.
Toutefois, aussi bien sur le plan de la crédibilité que sur celui de l’attrac-
tivité de la source des communications, il n’est pas certain que la dépossession
symbolique des partis entraîne un accroissement à long terme du potentiel
persuasif des campagnes. D’une part, l’internalisation des messages sur la
base de leur qualité intrinsèque ou de la crédibilité de leur source est un phé-
nomène opérant à moindre échelle que l’identification à un parti (bien que
continuelle­ment en baisse dans la société suisse, le mécanisme d’identification
entraîne une interprétation sélective des messages sur une base relativement
sys­tématique et automati­que). D’autre part, il est douteux que les acteurs inves­tis
de facto de l’organisation des cam­pagnes de poli­tique étran­gère jouis­sent d’une
meilleure réputation auprès du public que les partis. Par exemple, les gran­des
entrepri­ses et les syndi­cats bénéficient d’un niveau de confiance populaire
extrê­me­ment bas (Brunner et Sgier, 1997). Enfin, le recours au pouvoir comme
fac­teur de « confor­mi­sation » ne semble guère plus convaincant, en première
analyse. Par exem­ple, dans le cas de l’EEE, la campagne de « désé­curisation »
menée aussi bien par les partisans que par les oppo­sants au projet (me­naces de
sanctions économiques à l’étranger ou de déloca­lisation des multinationales)
s’est apparemment soldée par un échec. Ce type d’arguments est peut-être
ino­pé­rant, voire contre-productif, lorsqu’il se heurte à un état d’anxiété chro-
nique dans la po­pu­lation (Janis, 1967 ; McGuire, 1985).
En résumé, les partis – a priori la principale force de soutien à la po-
litique d’intégration – ont toutes les peines du monde à faire respecter une
discipline de vote dans les rangs de leurs sympathisants, particulièrement les
moins compétents d’entre eux. Les par­tisans de l’extrême droite, la seule force
d’opposition systématique, font exception à cet égard, puisque leur loyauté est
quasiment indéfectible, y compris parmi les individus qui ne savent presque
rien des objets de vote. Selon toute vraisemblance, les opposants à la politique
étran­gère du gou­ver­nement disposent de meilleurs signaux heuristiques pour
convaincre les per­sonnes peu aptes ou peu motivées à examiner les arguments
développés au cours de la cam­pagne. En même temps, l’importance des
« heuristics » est sans doute inversement propor­tion­nelle à l’importance des
arguments. Or, en politique étrangère, ceux-ci attirent davan­tage l’attention
des citoyens, dans la mesure où (1) les alignements partisans sont peu ortho­doxes et
les signaux parti­sans sont peu perceptibles ou « bruités » ; (2) de nombreux acteurs sont
nou­veaux et im­possi­bles à éva­luer sur une base périphérique ; (3) les enjeux sont saillants,
et la moti­vation per­sonnelle à considérer les arguments est élevée.

Le succès des opposants à la politique étrangère officielle


Le fait que les partis soient absents des campagnes de politique étrangère est
certainement un élément primordial. Mais il ne permet guère d’expliquer pour-
quoi les op­posants aux projets du gouvernement ont remporté les victoires les
648

plus importantes – en effet, les partis sont aussi discrets parmi les partisans que
parmi les opposants. Nous avons suggéré plus haut que les oppo­sants disposaient
peut-être de meilleurs arguments. De fait, notre analyse des effets de pri­ming
(chap. 8) tend à étayer cette hypothèse, puisque les arguments diffusés par les
oppo­sants sont systématiquement corrélés aux motifs du vote exprimés par
les citoyens ayant refusé les projets. Par contraste, les arguments publicitaires
des partisans sont généra­lement décon­nectés des motivations ayant conduit
les citoyens à approuver les projets. Bien que ce type d’analyse ne permette
aucunement de prouver un lien de causalité entre la campa­gne des op­posants et
les raisons individuelles du refus des projets, il permet en revanche d’exclure
une telle causalité lorsque les liens corrélationnels sont inexistants – c’est-à-dire
dans le cas des partisans (à l’exception du vote sur l’ONU). Quoi qu’il en soit,
il est plausible que les argu­ments « chauds » et « résonnants » des campagnes
contre les objets (indépendance, neutra­lité, droits populai­res, immigration,
etc.) aient touché leur cible, contrairement aux arguments plus « froids » et
plus « raisonnants » des partisans (avantages économiques, codéci­sion, rappro-
chement des organisations internationales, etc.).
Ensuite, notre analyse des effets persuasifs de la campagne sur l’EEE
(chap. 9), malheureu­sement réduite presque entièrement aux arguments contre
le projet, a montré que les effets directionnels des arguments sont relativement
limités. Plus précisément, l’exposition poten­tielle à différents arguments
publicitaires ne semble guère en mesure de modifier l’évaluation des principales
dimensions d’un objet de vote. En revanche, l’exposition aux arguments pourrait
contribuer à po­lariser les éva­lua­tions, c’est-à-dire à renforcer leur intensité sans
nécessairement influencer leur direction. Cette tendance s’observe du moins
parmi les individus qui ont pris leur déci­sion au cours de la campagne, et non
parmi ceux qui se sont décidés avant le début de la cam­pa­gne ou au tout
dernier ins­tant. Ceci est conforme aux prédictions de notre modèle, puisque le
moment de la décision constitue une variable proximale du degré d’attention
et de mo­tiva­tion à l’égard de la campagne ; à cet égard, il apparaît normal que
les individus les plus ré­ceptifs à l’information fournie (i. e. les campaign deciders) en
tirent le plus grand bénéfice pour se positionner sur les enjeux. Dans l’ensemble,
ces différents résultats suggèrent que les cam­pagnes ont un certain impact sur
la cristallisation et l’accessibilité des croyances liées aux objets de vote, mais une
influence plus marginale sur la valence des opinions en tant que telle.
Autrement dit, cette configuration de résultats tend à accréditer
l’hypothèse selon laquelle les campagnes produisent avant tout des effets de
résonance, c’est-à-dire qu’elles confortent les individus dans les opinions qu’ils possèdent
déjà. Certes, le fait que les campagnes exercent surtout des effets de renforcement
n’est guère nouveau (e. g. Lazarsfeld et al., 1952 [1944]). Mais notre hypothèse
ajoute une dimension qualitative à cette constatation. En substance, la clé
d’une campagne réussie consiste à trouver les « bons » arguments, à savoir ceux
qui « en­trent en résonance » avec les croyances pré-existantes des citoyens.
649

La faculté des arguments de faire « vibrer les cordes sensibles » de l’électorat


semble dépendre de leur crédibilité empiri­que, de leurs liens avec l’expérience concrète
des citoyens, ainsi que de leur fidélité narrative (Snow and Benford, 1988). Par
exemple, en « cadrant » leur discours sur les mythes fondateurs de l’identité
suisse (auto­nomie, neutralité, etc.), les campagnes des opposants à la politique
étrangère officielle ont probablement dominé celles des partisans sur ces trois
dimensions. Il leur a suffi de réactiver certains sentiments latents d’appartenance
à une « culture historique commune » et de rendre ces sentiments disponibles
pour la prise de décision. A l’inverse, les arguments choisis par les partisans
ont nécessité un apprentissage au sein de la population, et ne pouvaient guère
– du moins initialement – rivaliser avec les arguments robustes des op­po­sants.
En même temps, la supériorité des arguments isolationnistes ne saurait être
rame­née entièrement à des raisons d’opportunité structurelle (status quo bias).
Comme le suggère notre analyse des effets de priming, les arguments des
campagnes favorables aux projets se sont trouvés en décalage criant avec
les motivations du vote des partisans, tandis que les ar­guments et les motifs
des opposants ont fait généralement bon ménage. Cette méconnaissance du
« terrain » de l’opinion publique met à nouveau en lumière l’échec des partis
politiques, cette fois-ci dans leur fonction d’agrégation et d’articulation des
sentiments populaires. A l’inverse, nos résultats suggèrent la possibilité d’une
causalité réciproque entre l’agenda pu­blic et l’agenda des élites opposées aux
projets. Leur succès provient sans doute autant de leur capa­cité d’influencer les
citoyens que de leur per­méabilité au préférences populaires, fondée sur une inspection
plus ou moins rigoureuse du contenu de l’opinion publique.
Enfin, le succès d’une campagne réside peut-être aussi dans la capacité des
acteurs à trouver le bon dosage entre les arguments et les signaux heuristiques,
d’une part, et entre la répétition et la varia­tion des deux types de messages, d’autre
part. En effet, pour communiquer effi­ca­cement sur un enjeu, les campaigners
doivent avoir à l’esprit que le public est strati­fié sur un plan cognitif et motivationnel.
Ainsi, le fait de va­rier les arguments utilisés s’avère payant au­près des individus
hautement motivés, mais pas le fait de va­rier les signaux périphé­riques (par
exemple, changer la source déclarée du message). A l’inverse, les individus peu
motivés sont insensi­bles à la variation des arguments, mais pas à une diver­sifi­
cation des si­gnaux périphéri­ques (Petty and Priester, 1994). De ce point de vue,
plu­sieurs différen­ces se dessinent selon les catégories d’annonceurs (bien qu’il
ne s’agisse pas de straté­gies délibérées dans la plupart des cas). Par exemple, les
partisans des projets ont davantage varié la taille de leurs annonces, le nom­bre
de leurs arguments et la personnalisation de leurs mes­sages, par l’entremise
de por­traits de personnalités. Quant à eux, les opposants ont da­vantage misé
sur les images, les symboles, les références à l’opinion publique ou les effets de répé­tition422.
422
Les images les plus couramment utilisées sont l’effigie de Guillaume Tell et diver­ses
représentations satiri­ques de la CE et de l’EEE (hippopo­tame, marionnet­tiste, piège
à rats, etc.). Quant aux straté­gies de répétition, elles semblent plutôt le fait d’acteurs
650

Bien entendu, une ana­lyse qualita­tive et quan­titative des arguments et des si­
gnaux heuristiques serait nécessaire afin d’appré­hender de manière adéquate
les dif­férents modes de traitement de l’information.
En conclusion, le gouvernement suisse et ses alliés ont-ils manqué de
« stratégie cognitive » ou de « sincérité affective » pour faire aboutir leurs
projets de politique étrangère ? Il n’est pas possible de répondre directement
à cette question. Cependant, notre recherche suggère que les arguments
« rationnels » ou « logiques » ont peu de retentissement sans la « caisse de
résonance » des identités collectives, des schèmes culturels et des émotions
qui s’en dégagent.

La diversité des effets des campagnes référendaires


Dans cette synthèse, nous avons déjà abordé la question des effets des campagnes
à plusieurs reprises. A présent, nous procédons de façon plus systématique, en
soulignant les différences et les similarités entre les quatre principaux types
d’effets examinés dans ce travail. Pour commencer, rappelons que la décision
de vote peut être prédite au moyen de variables indivi­duel­les et structurelles. D’une
part, le niveau de compétence objectif (mesuré à partir d’indica­teurs de
connaissance des objets et de capacité à motiver son vote) et les prédisposi­tions
poli­tiques (mesurées à partir de l’identification partisane) sous–tendent à la fois
une faculté à re­cevoir l’information fournie au cours des campagnes et un « biais
d’interprétation » condui­sant à l’acceptation ou au refus de cette information.
D’autre part, le niveau de conflit des élites po­litiques (mesuré sur la base des
mots d’ordre partisans et de l’intensité relative des cam­pagnes pu­blicitaires)
donne une indication du biais directionnel des messages parvenant aux indivi­
dus. En réduisant cet indicateur contextuel à deux situations-types (consensus
et conflit), nous avons pu montrer que des effets de normalisation (mainstream)
ou de polarisation se pro­duisent. Pour les objets consensuels, la décision de
vote évolue parallèlement dans les dif­férents groupes idéologiques en fonction
d’une augmentation du niveau de compé­tence : les individus dont les capacités
cognitives sont plus étendues soutiennent plus systématiquement la position
du gouvernement. A l’inverse, pour les objets conflictuels, on constate une
diver­gence entre le vote de différents groupes idéologiques en fonction du niveau
de compétence des individus : certains groupes de citoyens se rapprochent de
la position gouvernementale, tandis que d’autres s’en écartent. Il est important
de souligner que cette tendance existe indé­pendamment du domaine politique pris en
considération. Bien que les objets de politique ex­térieure se singularisent par
la composition des camps en présence (la gauche et la droite mo­dérée faisant
généralement bloc contre l’extrême droite), la logi­que du processus de décision
individuelle est manifestement la même qu’en politique in­terne.

bien organisés ; par exem­ple, dans sa campagne contre l’EEE, l’ASIN concluait toutes
ses annon­ces par le même slogan : « EWR : NEIN. EWR/EG ist eines freien Vol­kes
unwür­dig ».
651

Les résultats résumés plus haut s’avèrent relativement robustes, et ont


été obtenus dans plu­sieurs contributions sous contrôle d’autres variables (e. g.
Marquis and Scia­rini, 1999 ; Sciarini, 2000 ; Bützer and Marquis, 2002).
D’une part, la décision de vote constitue une variable peu « informative »,
dans le sens où les individus n’indiquent par leur vote qu’une évaluation très
générale d’un objet. Or, la struc­ture globale des campa­gnes référendaires
(consensus ou conflit) synthétise potentielle­ment une grande quantité de « mi-
cro-influences » sous-jacentes aux décisions de vote (mais sans apporter une
véritable expli­cation aux mo­tifs du vote), la com­pétence et les prédispositions
servant pour leur part à pré­dire une probabilité générale de re­ce­voir et d’ac-
cepter le mot d’ordre prédominant diffusé au cours d’une campagne. D’autre
part, notre test empirique a été mené à un niveau hautement agrégé, auquel
de nom­breuses « incohé­rences » non prédites par le modèle se neutralisent.
Toutefois, la tâche se com­plique pour les autres types d’effets examinés dans
ce travail. De toute évidence, nos ré­sultats sont moins nets que ceux relatifs
à la décision de vote.
Précédemment (chap. 8 et 9), les campagnes référendaires ont été
analysées pour leur capa­cité à augmenter la saillance de certaines croyances, à
infléchir la direction des opinions, et à ren­forcer l’intensité de ces mêmes opinions.
Afin d’éviter de trop nombreux points de dé­tail et explications ad hoc, nous
effectuerons une présentation comparative de ces trois méca­nis­mes, en nous
basant sur une seule votation (le vote sur l’EEE) et sur une seule variable expli­
cative : le moment de la décision de vote. Cette variable peut être considérée
comme une me­sure ap­proximative de l’attention prêtée à la campagne et de
la réception des messages – sans pour autant préjuger des étapes suivantes du
modèle. A cet égard, on a démontré que les campaign deci­ders sont les personnes
les plus attentives aux messages persuasifs diffusés au cours des cam­pagnes,
et potentiellement les plus sensibles à leur in­fluence (e. g. Chaffee and Rimal,
1996). Pour leur part, les early de­ciders ont tendance à traiter l’information de
façon plus sé­lective, tandis que les late deci­ders ma­nifestent généralement une
forte ambiva­lence et des comportements relativement im­prévisi­bles. Ces trois
groupes d’individus de­vraient donc ré­véler des profils différents quant aux
ef­fets médiatiques observés.
De fait, la Figure 10.1 résumant nos résultats suggère que différents
niveaux d’attention à la campagne entraînent des effets distincts sur la saillance,
la ten­dance direction­nelle et la cris­tal­lisation des croyances. L’axe horizontal
représente le temps, c’est-à-dire le moment de la décision dont sont issues les
diffé­rentes ca­tégories de citoyens. L’axe vertical représente la magnitude des
effets enregistrés ; par exem­ple, le graphique de gauche illustre le fait que les
campaign deci­ders (« camp. ») su­bissent les effets de sail­lance les plus pronon-
cés, suivis de près par les early deciders (« early ») et de loin par les late deciders
(« late »). Ajoutons que les courbes de couleur noire indiquent les valeurs
approximatives symbolisant les catégo­ries en abscisse, tandis que les courbes
652

de couleur claire représentent les mêmes catégories réordon­nées en fonction


du niveau d’attention présumé (late < early < camp.). Répétons toute­fois
que ces graphi­ques constituent une simpli­fication délibérée des résultats que
nous avons obtenus, qui plus est pour une seule votation et pour un éventail
de différents médias.

Figure 10.1 : Différents niveaux d’attention à la campagne entraînent différents


niveaux de sen­sibilité aux effets médiatiques

1. 2. 3. 1. 2. 3. 1. 2. 3.
effets de saillance effets directionnels effets de cristallisation

moment de la décision (1. early – 2. camp. – 3. late)


niveau croissant d'attention (1. late – 2. early – 3. camp.)

L’interprétation du premier graphique, relatif aux effets de saillance (ou pri-


ming), est chose relativement aisée. Les différents niveaux de sensibilité à ces
effets traduisent simplement le degré d’activation des croyances, consécutif à une
exposition plus ou moins soutenue à la campagne. Les individus susceptibles
d’avoir été particulièrement attentifs à la campagne, les campaign deciders, ont
indexé l’accessibilité de leurs diverses croyances vis-à-vis de l’EEE à la visibi-
lité relative dont ont bénéficié les arguments publicitaires se rap­portant à ces
croyances. Ensuite, les croyances les plus saillantes – au mo­ment de la déci-
sion de vote ou au moment du sondage – ont été utilisées pour se prononcer
sur l’objet de vote ou pour justi­fier a posteriori cette décision. A l’inverse, les
personnes peu inté­ressées par la cam­pagne ou très ambivalentes quant à leur
décision – en général les late deciders – ne peu­vent guère in­dexer l’accessibilité
de leurs croyances au contenu argumentatif d’une campagne qu’ils ne suivent
que d’un œil. Rap­pelons cependant que notre étude se situe au niveau agrégé,
et que tout lien de causalité entre l’agenda médiatique et les motivations de
vote exprimées est im­possi­ble à établir avec certi­tude.
Concernant les deux autres graphiques, les configurations de « réponse »
aux effets direction­nels et aux effets de cristallisation sont aussi différentes
d’un groupe de citoyens à l’autre que difficiles à interpréter. Dans le cas des
effets directionnels, la capacité des arguments publi­citaires d’induire un impact
persuasif global semble va­rier selon une fonction curvi-linéaire du niveau
653

d’attention (courbe de couleur claire) – les individus les plus attentifs subissant
l’impact le plus modeste. En revanche, les effets de cristallisation parais­sent
d’autant plus nets que l’attention à la campagne est plus soutenue. En réalité,
les différences entre ces deux ty­pes d’effets peuvent donner lieu à plusieurs
interprétations. Une première explication met en évidence la distinction entre
l’influence médiatique « finale » et « totale » (voir chap. 3.3.1). L’imperméabi-
lité des campaign deciders aux effets direc­tionnels ne serait qu’apparente, parce
que les médias entraînent des modifications de croyan­ces agissant dans des
directions oppo­sées, qui se neutralisent au niveau agrégé. En somme, du point
de vue du modèle PMR, les effets de cristallisation illustrent les conséquences
du méca­nisme d’acceptation, tandis que les effets directionnels exemplifient le
résultat du mé­diateur du changement des attitudes. Nous y reviendrons ci-après.
Une seconde explication ajoute à la première que les effets direction­nels dé-
rivent avant tout de l’impact des messages persua­sifs, tandis que les effets de
cristalli­sation reposent sans doute aussi sur les messages contex­tuels – ceux-ci
permettant notam­ment de prendre position sur les enjeux, un processus élé­mentaire
que ne peuvent saisir nos mesures directionnelles. Or, l’internalisation des
messages contextuels présuppose un certain degré d’intérêt pour les enjeux,
c’est-à-dire une disposition que l’on de­vrait retrouver plus systématiquement
chez les campaign deciders. Une troisième interprétation se fonde sur l’hypothèse
d’un traitement plus sélectif de l’information de la part des early deciders. Ces
individus, pour lesquels « la cause est entendue » avant même le début de la
campagne, ten­draient à n’accepter subséquemment que les messages confor-
mes à leurs prédispo­sitions, à « ancrer » leurs jugements dans leurs attitudes
initiales (social judg­ment theory), ou à interpré­ter l’information de manière biaisée
au moment de la mémori­ser (biased encoding model). Par contraste, les campaign
deciders, n’ayant par définition pas en­core pris leur décision au mo­ment de
s’exposer à la campagne, auraient des pratiques moins sélectives, un plus
grand be­soin de consulter des sources variées, et effectueraient un traite­ment
plus « objectif » de l’information reçue – peut-être du fait d’une moindre
disponibilité et dépen­dance de leurs schémas partisans.
Il est probable que ces trois explications détiennent chacune une part
de vérité pour rendre compte du statut particulier des campaign deciders – du
moins dans le cadre de la votation sur l’EEE. Nous aurons d’autres éléments
à ajouter à ce sujet, notamment sur un plan métho­dologique, au moment de
procéder à une évaluation globale du modèle PMR. En ef­fet, dans le cadre
de cette synthèse, il importe également d’examiner les articulations et les
éventuel­les contradictions entre les différents volets et résultats de la recherche.
Tout d’abord, com­ment nos analyses de la décision de vote, des motivations
du vote et des opi­nions sur les ar­guments de la campagne se situent-t-elles les
unes par rapport aux autres, et comment se rapportent-elles à la charpente
théorique du mo­dèle PMR ? Ensuite, les résultats obtenus au niveau agrégé
concordent-ils avec les résul­tats au niveau individuel ? Dans la me­sure où ces
654

rappro­che­ments ne font de sens que s’ils portent sur les mêmes don­nées, nous
nous concentre­rons ci-après sur les résultats obtenus à propos de la votation
sur l’EEE.

10.2 Evaluation et perspectives du modèle PMR


Imbroglio théorique ou contextualisme empirique ?
Une première contradiction apparente entre différents volets de notre recherche
réside dans le fait que les individus manifestement les plus sensibles aux effets
de saillance des annon­ces publicitaires au niveau agrégé – les campaign deciders
– se révèlent les plus imperméables aux effets direc­tionnels de la campagne
au niveau individuel. A cet égard, il convient de sou­ligner des distinctions
théoriques et méthodologiques de première importance entre ces deux types d’ana-
lyse, qui se reflètent notamment dans la nature des variables dépen­dantes que
nous cherchons à expliquer. Pour examiner la question des effets de priming,
nous utilisons les motiva­tions spontanées du vote, c’est-à-dire les réponses à
une question ouverte. Pour saisir les effets persuasifs, nous nous basons sur les
positions face à une sélec­tion des arguments de la campagne, c’est-à-dire sur
les réponses à une question fermée. Dans le pre­mier cas, le modèle PMR attire
notre attention sur les biais d’accessibilité résultant de l’activation fréquente ou
récente de certaines croyances. Dans le second cas, la question de la sail­lance
des messages ne se pose guère, car les évaluations affectives sollicitées par les
ques­tions fermées reflètent plus généralement le noyau affectif d’une attitude
donnée (voir chap. 4.3.5). Il convient de préciser que, dans le questionnaire de
l’enquête VOX, les questions ou­vertes sur les motiva­tions du vote précèdent les
questions fermées sur les arguments de la campagne. De sorte que ces dernières
ne peuvent servir à « rafraîchir la mémoire » des person­nes qui n’auraient pas
de motivation immédiatement accessible pour leur vote.
En effet, nous sommes partis du principe qu’un certain nom­bre de
personnes reconstruisent a posteriori les raisons qui les ont poussées à prendre une
décision – ceci expliquerait en partie la prééminence des arguments diffusés
lors de la der­nière semaine avant le scrutin, car ils sont plus accessibles pour
ce processus de recons­truc­tion ou de rationalisation de la décision de vote. Les
campaign deciders étant à la fois les individus les plus compétents, les plus exposés
et les plus réceptifs à l’information véhiculée par les débats réfé­rendai­res, on
ne s’étonnera pas de constater que cette catégorie d’individus restitue plus
fidèlement les ar­guments entendus pendant la campagne – c’est du moins
ce que nous observons au niveau agrégé pour le vote sur l’EEE. Ce résultat
fait autant de sens à la lumière du modèle PMR que dans l’optique d’autres
modèles du traitement de l’information. Même les modèles on-line admet­tent
que le niveau de compétence est un déterminant majeur de la capacité des
individus à se souvenir de l’information reçue au cours d’une campagne politi­
que. Autrement dit, la ques­tion des motivations du vote prend moins « par
655

surprise » les campaign deciders que d’autres groupes d’individus qui se sont moins
investis cognitivement dans la campagne. Il leur est plus facile de restituer les
arguments de la campagne (surtout les plus récents et les plus fré­quents) pour
exprimer leurs motivations réelles ou pour rationali­ser leur décision de vote.
En même temps, les campaign deciders constituent le groupe le moins sensible
aux effets directionnels des médias, en particulier des annonces publicitaires. Les
questions fermées sur les arguments de la campagne épargnent aux individus
l’effort de sonder leur mémoire pour reconstruire un processus – tel motif
m’a incité à telle décision – échappant parfois à leur conscience immédiate.
En effet, il est ici question d’évaluations affectives d’un enjeu, qui ne sont pas
soumises aux mêmes biais systématiques d’accessibilité et de remémo­ration
que les évaluations cognitives sollicitées par les motivations du vote. Certes,
comme le suggère notre analyse des effets de priming, les campaign deciders sont
sans doute plus récep­tifs aux mes­sages médiatiques. De plus, dans la mesure où
leurs opinions su­bissent une cris­tallisation plus nette que celles d’autres indivi-
dus, on peut postuler que les indivi­dus les mieux armés sur un plan cognitif
et les plus engagés sur un plan affectif absorbent plus faci­lement l’information
mise à leur disposition – que ce soit pour répondre à la « diffi­cile » question
des motivations du vote ou que ce soit pour se prononcer clairement sur les
argu­ments présen­tés.
Dès lors, pourquoi les campaign deciders sont-ils les moins perméables
aux effets direction­nels de la campagne, puisque ceux-ci présupposent égale-
ment une bonne réception de l’information ? Nous avons déjà avancé trois
types d’explication : (1) l’influence totale de la cam­pagne est particulièrement
« masquée » pour les campaign deciders ; (2) proportionnellement, les campaign
deciders internalisent moins de messages persuasifs que d’autres groupes ; (3)
ces individus sont moins sélectifs – ou plus « objectifs » – dans le traitement de
l’information. Nous sou­haitons ici explorer une autre piste, celle des mé­canis­
mes de résis­tance aux commu­ni­cations politiques. Pour cela, rappelons que
la question des effets directionnels des médias ne porte pas sur la saillance des
messages médiatiques, mais en quelque sorte sur leur concurrence. Précédem-
ment, nous avons écarté provisoirement cet aspect du problème en dé­crétant
que le « principe de dominance » était largement valable pour la campagne
sur l’EEE (voir chap. 9.2.3). En d’autres termes, il existe sur chaque enjeu
une claire domination argu­mentative d’un camp sur l’autre, ce qui exclut
la possibilité que les individus soient exposés à des flux de messages concur­
rents de même amplitude sur les mêmes enjeux. Pourtant, quand bien même
ce serait le cas des arguments publicitaires, la configuration des arguments
dif­fusés par d’autres médias n’obéit sans doute pas toujours au principe de
dominance. Tandis que certains médias ont un impact directionnel très fort
(e. g. la télévision), d’autres médias sont probablement pluralistes dans leur
traitement de certains enjeux (e. g. la partie rédaction­nelle des quotidiens). En
somme, il existe vraisemblablement une concurrence dans l’offre médiati­que,
656

et les individus sont bel et bien confrontés à des dis­cours contradic­toires, même
si chaque camp dispose d’une marge d’avance sur « ses » enjeux.
Dans ce contexte, ce sont les personnes globalement les moins sélectives
dans leur exposition aux différents médias et les plus réceptives aux informations
(c’est-à-dire tendanciellement les campaign deciders) qui sont les plus suscepti-
bles de capter et d’internaliser les messa­ges concurrents délivrés sur chaque
enjeu. Ceci est particulièrement vrai lorsque l’intensité des com­munications
concurrentes est faible (Zaller, 1996). Cependant, l’existence même de mes­sages
concurrents est plus vraisemblable dans le cas des ar­guments les plus massive­
ment dif­fusés au moyen des annonces, et les cam­paign deciders étaient peut-être
les seu­les per­sonnes atteintes par les rares contre-ar­guments diffusés sur ces
enjeux. De fait, pour cinq ar­guments ayant fait l’objet d’une couverture mé-
diatique très intense (immi­gration des travail­leurs étrangers, chô­mage, souve-
raineté, droits populaires et avantages éco­nomi­ques), nous avons observé que
le groupe des campaign deciders était le moins sensible aux effets di­rec­tionnels de
la campagne. En revanche, l’exemple d’un ar­gument beau­coup moins diffusé,
celui de l’automaticité EEE-CE, montre que les campaign deciders ré­agissent de
la manière la plus conforme à leur expo­sition aux médias. A notre avis, ce
ré­sultat illustre le fait que ce groupe est tendancielle­ment le plus sensible au
discours domi­nant sur un enjeu lorsque celui-ci est lui-même peu intense et le discours
concurrent virtuellement inexis­tant. Dans ces condi­tions, le discours dominant
ne peut produire d’effet directionnel percepti­ble que sur les indi­vidus qui sont
parti­culièrement attentifs aux débats référendaires.
Cette interprétation de nos résultats en matière d’effets directionnels
s’inspire largement du mécanisme de « résistance compensatoire » (countervalent
resistance) conceptualisé par Zaller (1992 : 121 ff.). Ce mécanisme ne constitue
toutefois que l’un des types de résistance suscep­tibles de faire obstacle à une
acceptation des ar­guments reçus. Zaller distin­gue également la « résistance par
inertie », qui se matérialise lorsque les individus disposent d’attitudes déjà si
différenciées que l’internalisation de nouvelles croyances ne change pres­que
rien à leur valence générale (i. e. le rapport des croyances « pour » et « contre »
un objet). Ce processus est particulièrement pertinent pour décrire l’inertie
des jugements d’individus bien informés et compétents. Il pourrait être invo-
qué pour expliquer l’imperméabilité quasi absolue des cam­paign deciders aux
communications média­tiques sur les thèmes les plus rebattus de la politi­que
étrangère, à savoir la souveraineté natio­nale et les droits populaires.
Enfin, le méca­nisme de « résistance partisane » est apparu clairement dans
notre analyse du rôle des prédis­positions politiques dans la prise de décision
sur les objets de vote, en politique étrangère comme dans d’autres domaines.
Plus les individus manifestent une compé­tence éle­vée sur les enjeux, plus ils
suivent systématiquement les mots d’ordre lancés par les partis dont ils se
sentent proches. Le même méca­nisme semble à l’œuvre dans notre analyse de
la formation des opinions, à savoir que les individus de différents groupes idéolo­
657

giques n’opposent pas la même résistance aux effets directionnels attribués à


chaque médium. En effet, les opinions des ci­toyens varient globale­ment en
fonc­tion des identi­tés partisanes, qui interfè­rent entre la réception des mes-
sages et leur accepta­tion, mais également en fonction de l’interaction entre
l’appartenance partisane et le niveau de compé­tence objectif. A cet égard, il
est signifi­catif que les résultats les plus nets s’obtiennent auprès des non-parti­
sans, autre­ment dit le groupe d’individus le moins susceptible de déployer des
ressources idéologi­ques pour résister aux messages reçus.
En somme, la résistance partisane se ma­nifeste aussi bien sur un mode
périphérique (mots d’ordre des partis) que sur un mode central (arguments
de la campagne). Lorsque les campa­gnes référendaires sont peu intenses, les
recommandations de vote émises par les partis sem­blent jouer un rôle d’autant
plus discriminant que les individus sont plus compétents sur les enjeux. D’autre
part, l’interaction entre prédispositions et compétence déter­mine aussi les
opinions sur les arguments eux-mêmes, du moins si la campagne dépasse
un certain seuil d’intensité – et suscite par conséquent un certain degré de
motivation. En quelque sorte, ce ré­sultat constitue l’une des vérifications les
plus abouties du modèle PMR. Nous pen­sons toute­fois que notre test pour-
rait s’avérer plus instructif si nous pou­vions le ré­itérer sur des données plus
adaptées à la découverte des « effets totaux » de la cam­pagne. En substance,
nous aurions be­soin de données offrant une meilleure mesure du contenu réel
des informa­tions mé­diatiques et garantis­sant une plus grande variance dans
les variables-clés du modèle.
En même temps, un certain niveau de « bruit » est inévitable dans no-
tre mesure des effets di­rectionnels des campagnes, notamment parce que les
individus peuvent internaliser des croyances contradictoires d’une manière qui
échappe à notre modélisation. Ainsi, contrairement à notre analyse des effets
de priming (qui inspectait l’impact des arguments de manière séparée pour les
partisans et les opposants), notre design de recher­che pour les effets persua­
sifs nous a permis d’examiner l’influence des arguments contre l’EEE sur les
personnes qui se sont fina­lement décidées en faveur du traité, et l’influence des
arguments pour l’EEE sur ceux qui ont finalement rejoint les opposants. Cette
prise en compte des effets croi­sés de la campagne sur l’ensemble des individus
pourrait contribuer à expliquer la moin­dre envergure appa­rente des effets
persuasifs, par rapport aux effets de saillance. En particu­lier, s’il s’avérait que
le refus central d’un argument équivaut à l’acceptation de sa négation (voir chap.
4.3.3), de nombreux messages produiraient des effets « contre-pro­duc­tifs » sur les
attitudes individuelles – au lieu de rester tout simplement sans effet en raison
de la résistance qui leur est opposée. Cette question, appréhendée dans une
autre perspective par les théo­ries du « jugement social » (voir chap. 3.3.2),
mériterait vraiment d’être considérée dans notre modèle, si nous souhaitons
améliorer notre capacité de saisir les effets totaux des campagnes.
658

Retournons un instant à la synthèse présentée dans la Figure 10.1. En


fin de compte, les schémas suggèrent ce que sont les relations entre, d’une part,
le potentiel d’attention et de récep­tion des messages (approximé par le moment
de la décision), et d’autre part l’acceptation des messages (effets de cristallisation),
le changement des attitudes (effets di­rectionnels), et le degré d’activation des croyances
(effets de saillance). En résumé, cette présentation suggère que la réception exerce
effectivement une influence conditionnelle sur plu­sieurs médiateurs subséquents.
De manière plus spécifique, les relations suivantes se dessi­nent :
1) l’acceptation des messages est une fonction linéaire posi­tive de la ré-
ception ;
2) le change­ment d’attitude est une fonction curvi-linéaire de la ré­cep­
tion ;
3) le degré d’activation des croyances est une fonction linéaire positive de
la ré­cep­tion.
En l’absence de variables contrô­lant l’impact de « biais » motivationnels,
cognitifs ou affectifs (motivation, compétence, pré­dispositions, etc.), les rela-
tions bivariées 1 et 3 confirment tout à fait les prédictions du modèle PMR.
En subs­tance, les individus ne peu­vent pas accepter des messa­ges qu’ils n’ont
pas (ou mal) reçus, et ils ne peuvent pas maintenir accessibles des croyances
qu’ils n’ont pas internalisées ou qui, par défaut d’attention à la campagne, ne
sont pas suffisamment réactivées – qu’il s’agisse de croyances déjà existantes
ou récemment for­mées. Nous pensons que ces relations de base de­vraient se
reproduire en toutes circonstances, quels que soient les enjeux en question. Par
ailleurs, la constante et la magnitude des effets observés sont susceptibles de
dépendre es­sentiellement de l’intensité absolue des communi­cations – un
flux d’information plus important entraînant davantage d’acceptation des
mes­sages et d’activation des croyances.
En revanche, la relation 2 entre les médiateurs de la réception et du
changement des attitudes est extrê­mement dépendante de l’offre médiatique
disponible sur un enjeu donné. Dans le cas d’un enjeu de valence où tous les
acteurs prônent la même position, l’offre est unilaté­rale et la situation peut
être réduite à celle du mécanisme d’acceptation : le changement d’attitude est
d’autant plus prononcé que la personne est réceptive et que l’intensité absolue
de la campagne est élevée. Mais dans le cas où une véritable concurrence se
manifeste entre des positions an­tagonistes, la situation de­vient beaucoup plus
complexe. Premièrement, la conflic­tualité d’un enjeu renforce considé­rable­ment
l’importance des sources d’information aux­quelles les indi­vidus sont expo­sés.
Au­trement dit, le problème de la sélectivité du traite­ment de l’informa­tion de-
vient déter­minant. Par exemple, comme les enjeux conflictuels ten­dent généra­
lement à donner lieu à des campa­gnes intenses, les personnes peu attentives
ne peuvent guère se sous­traire aux débats référendaires. Cependant, comme
ces personnes varient peu leurs sour­ces d’information, les croyances acquises
659

seront hautement biaisées en faveur du point de vue défendu dans les rares
sources consultées (voir l’effet des publicités, du quotidien Blick et des ac­tions
de stands sur les late deciders ; Tableau 9.4). Deuxièmement, les mécanismes de
ré­sistance compen­satoire et de résistance par inertie ac­quièrent une importance
majeure. A cet égard, il est pro­bable que les individus les plus ré­ceptifs et les
moins sélectifs – tendanciel­lement les cam­paign deci­ders – assimilent le plus grand
nombre de messages contraires à leurs opi­nions initiales, tout en acceptant
également de nombreux messages « congruents ». Ainsi, ils main­tiennent un
rela­tif équilibre dans la va­lence de leurs croyances et développent une cer­
taine inertie dans le noyau affectif de leurs attitudes. En dernière analyse, les
individus dispo­sant d’attitudes rela­tivement ambivalentes et bien différenciées
sont enclins à formuler des juge­ments plus modé­rés (voir chap. 4.2.4).
Il faut rappeler une nouvelle fois que notre étude s’est appuyée sur un
cas de figure par­ticu­lier, celui de la campagne sur l’EEE. En l’espèce, une
campagne intense et conflictuelle sur un enjeu relativement peu familier semble
avoir conditionné une relation curvi-linéaire entre le potentiel de réception des
messages et le biais directionnel des opinions sur l’objet de vote. Toutefois, en
fonction de ces variables contextuelles cruciales que sont l’intensité ab­solue de la
campa­gne ou son intensité relative, d’autres configurations peuvent émerger.
Par exemple, nous avons postulé plus haut qu’une campagne peu intense et
peu conflictuelle aura tendance à stimuler une relation positive entre la ré-
ception des messages et l’amplitude des change­ments d’attitude. Par ailleurs,
la faible dimension comparative de notre étude souligne surtout l’importance
des variables contextuelles. Ainsi, l’absence d’effets de saillance enregistrée
pour les votations sur les institu­tions de Bretton Woods et sur les casques
bleus suggère que l’intensité des campagnes n’était peut-être pas suffisante
pour entraîner un phénomène d’activation des croyances qui soit dé­celable
au moyen de sondages d’opinion. Compte tenu du niveau de précision et de
validité ex­trêmement modeste de telles données, la question du contexte com-
municationnel revêt natu­rellement une importance primordiale.

Quels développements en perspective ?


Beaucoup d’efforts sont encore nécessaires pour tester le modèle PMR au-
delà des premières démonstrations apportées dans ce travail. A ce titre, nous
souhaitons évaluer les « perspecti­ves » du modèle en évo­quant les possibilités
de l’améliorer d’un point de vue théorique, mais avant ­tout sur un plan métho-
dologique. A n’en pas douter, ces possibilités sont nombreuses ; c’est pourquoi
notre objectif, dans cette ultime section, sera de résumer les principaux axes
de ré­flexion et de re­cherche nécessaires à une révision de notre modèle.
En tout premier lieu, notre vérification du modèle est manifestement
affaiblie par son appro­che bivariée de la plupart des phénomènes analysés. Une
telle approche n’est sans doute pas inutile pour « débroussailler » quelque peu
notre champ empirique, mais elle s’avère claire­ment inappro­priée pour tester
660

les multiples hypothèses séquentielles et conditionnelles du modèle. Ainsi, pour


pren­dre un exemple simple, notre explication du vote en faveur des autorités
(voir chap. 6.6) devrait inclure – au-delà des prédispositions politiques et
du niveau de com­pétence objectif – les effets de la motivation personnelle
face aux enjeux, le niveau de compétence subjectif, ainsi que les contraintes
individuelles de type moral ou utilitaire. Le même type de remarque s’applique
aux autres étapes du modèle423. Cependant, une véritable approche multivariée
re­quiert des outils méthodologiques (path analysis, structural equation modelling,
etc.) plus performants que ceux utilisés dans ce travail. Mais la question se
pose alors de l’opportunité de tels outils en regard de la faible qualité de nos
données empiriques. Pour notre part, nous considérons qu’un raffinement des
instruments d’analyse ne se justifie guère, aussi longtemps que les don­nées
elles-mêmes ne connaissent pas une amélioration similaire de leur qualité. En
définitive, notre réflexion devrait reposer sur les possibilités concrètes offertes
par nos données empiri­ques.
A cet égard, il faut bien constater que la détection des effets médiatiques
est un réel problème pour la recherche non-expérimentale. En effet, dans
la plupart des cas, un message isolé est voué à se fondre dans la masse des
messages – principalement média­tiques – portant sur le même objet, de sorte
que son influence propre devient indécelable par des moyens d’observation
indirecte comme les sondages d’opinion. D’une part, l’influence des messages
médiati­ques est essentiellement cumulative. D’autre part, les varia­bles in­tervenant
dans le pro­cessus d’influence sont si nombreuses, et les modalités du processus
lui-même si diverses, qu’on peut y voir la cause du développement anarchi­
que des sciences de la communication (Klapper, 1966). Certes, notre revue
de la littérature sur les mass me­dia effects nous a permis au moins d’identifier les
principaux « points d’impact » des messages médiatiques, et de déve­lopper
un modèle couvrant – nous l’espérons – l’essentiel des phénomènes d’origine
mé­diati­que. Toutefois, pour les raisons évoquées plus haut, nos moyens
d’observation font pâle figure face aux exi­gences élevées dérivant de l’opéra­
tionalisation d’un modèle aussi ambitieux que le nôtre.
De manière plus concrète, comment garantir la validité interne de
nos mesures d’exposition et de réception – dont dépendent presque toutes les
prédictions du modèle – alors même que nous n’avons aucun contrôle sur
les in­formations qui parviennent effecti­ve­ment aux indi­vi­dus ? Le recours
exclusif et inévitable aux réponses sub­jectives des indivi­dus pour esti­mer
l’information reçue au cours des campagnes revient à « faire confiance » aux
ré­pondants sur trois plans au moins. Premièrement, il faut présupposer que
leurs souvenirs ne sont pas biaisés – et même, plus fondamentalement, qu’ils

423
Notre évaluation des effets de saillance constitue toutefois une exception. Cette analyse
ne peut comporter un grand nombre de variables indépendantes, car elle ne peut être
pratiquée au niveau individuel et s’appuie sur des données trop peu nombreuses pour
tolérer un faible niveau d’agrégation (voir chap. 8.3.2).
661

correspondent à des événements et des informa­tions ayant réellement existé.


A cela s’ajoute le problème que toute information effectivement mémorisée
n’est pas accessible au moment de l’interview, voire chroniquement inaccessible
(e. g. connaissances procédurales). Autrement dit, nous de­vons supposer une
certaine qualité de remémoration. Deuxièmement, il est illusoire d’exiger des
individus qu’ils mentionnent chaque source d’information à laquelle ils ont
été exposés pendant une période de plusieurs semaines – étant donné la
forme exponentielle de la « fonction d’oubli » (An­derson, 1995 ; Sikström
and Jaber, 2002). A défaut, il faut ainsi compter sur une certaine capa­cité
d’agrégation de l’information, c’est-à-dire une faculté de synthèse fondée sur
une base co­gnitive suffisamment large et relativement peu biaisée en fa­veur
de cer­tains points de vue – une hypothèse prenant le contre-pied des théories
de la perception sélective. Troisièmement, il faut en­core pré­supposer des
individus une certaine qualité d’objectivité, c’est-à-dire une rela­tive insensi­bilité
aux effets du contexte de réponse. Or, il s’avère que la motivation à « dire la vé­rité »
peut être sérieusement abaissée sous certaines circonstances. Par exemple, les
répon­dants peuvent omettre cons­ciemment de mentionner certaines sources
d’information par fati­gue ou lassitude, par manque d’intérêt pour le sondage,
pour des raisons de « désirabilité so­ciale », etc. Mais les enquêtes disponibles
ne permettent aucunement d’éprouver la fiabilité des ré­ponses fournies par les
individus. De plus, les questions posées se limitent à la simple utili­sa­tion ou non
d’une série de médias non spécifiques (« quotidiens », « radio », « annonces
publi­ci­taires », etc.), ou exceptionnellement à la fréquence de lecture d’une
liste réduite de quo­ti­diens.
Une alternative aux procédures « de fortune » utilisées dans ce travail
serait bien sûr de tester le modèle au moyen d’expériences, dont les principaux
avantages sont de permettre une récolte de données primaires en fonction des
questions de recherche, et de contrôler l’information reçue par les individus.
Nous espérons pouvoir mettre sur pied de telles expériences à l’avenir – tout
en restant cons­cients que le gain de validité interne réalisé de cette manière
est par­tiellement contre-balancé par un déficit de validité externe causé par le
contexte « artificiel » des condi­tions expérimentales. Toutefois, en attendant
de pouvoir appliquer cette stratégie radi­calement no­vatrice, diverses solutions
se présentent pour améliorer l’opérationalisation de notre mo­dèle sur la base
des données déjà existantes.
En premier lieu, l’influence du contexte pourrait faire l’objet d’une
conceptualisation plus rigoureuse. En particulier, le rôle des enjeux et des tâches
évaluatives devrait être mieux spé­cifié au sein du processus PMR. Cet objectif
passe par une multiplication des objets de vote, notamment pour évaluer dans quelle
mesure certaines dimensions des enjeux (saillance, fami­liarité, complexité, etc.)
peuvent conditionner l’impact des campagnes référendaires. En effet, dans ce
travail, nous avons focalisé en grande partie notre attention sur la votation de
l’EEE, ce qui n’autorise aucune conclusion sur l’influence du contexte. A l’avenir,
662

notre stratégie de recherche devrait être plus extensive (i. e. intégrer d’autres
votes) et moins intensive. Ceci conduirait à abandonner les variables nous ayant
contraints initialement à focaliser la majeure partie de notre analyse sur la
campagne de l’EEE en Suisse alémanique (i. e. l’exposition aux quotidiens et les
mesures dérivées d’exposition aux arguments) ; de même, nous serions ame­nés
à nous appuyer de façon plus systématique sur les variables d’exposition aux
médias, dont la relative simplicité semble soutenir la comparaison des mesures
plus élabo­rées d’exposition aux arguments (voir chap. 9.4). En élargissant notre
base empiri­que, il de­viendrait peut-être possible de déterminer si certains
types d’enjeux favorisent un traitement on-line (ou au contraire mnémoni­que) de
l’information. Nous sus­pectons notam­ment que la nou­veauté des arguments
induit une tendance à traiter les messages sur un mode mnémoni­que, et par
consé­quent une plus grande difficulté de remé­moration424. A l’inverse, les
argu­ments plus familiers pourraient induire les individus à former des impres­
sions, c’est-à-dire à organiser leur mé­moire de manière plus fonctionnelle et
efficace (mais peut-être aussi de ma­nière plus biaisée). Ainsi, les partisans des
projets gou­vernementaux pourraient éprou­ver un handicap mnémoni­que
« structurel », ce qui expliquerait en partie leur moindre propen­sion à motiver
leur vote par les arguments diffusés au cours de la campa­gne.
A ce propos, notre analyse des effets de priming devrait être complé­tée
de manière à pren­dre en considération l’impact des prédispositions politiques sur
l’accessibilité des croyances. Si l’on en croit Iyengar et Kinder (1987 : chap. 10), les
critères des choix politiques sont d’autant plus accessibles qu’il s’agit d’arguments
conformes à l’idéologie ou aux valeurs politi­ques dont se réclament les individus.
En substance, les arguments contre les projets de politi­que étrangère devraient
sous-tendre principalement la décision des isolationnistes et des sym­pathisants
des partis d’extrême droite, tandis que les arguments favorables devraient servir
de critères de décision aux partisans de l’ouverture et aux sympathisants de
gauche. Tel n’est pas le cas à première vue, mais notre analyse à cet égard
n’est guère plus qu’embryonnaire425.
Un troisième point concerne l’élaboration empirique du modèle dans
les directions déjà mises en évidence sur un plan théorique. Nous pensons en
particulier à la conceptualisation et à la mesure de deux variables souvent
passées sous silence dans notre partie empirique : la moti­vation personnelle et le
degré de compétence subjective. Certes, la motivation personnelle a été opérationalisée le
plus souvent par le moment de la décision. Cet indica­teur ne recouvre toutefois
qu’un aspect parmi d’autres de la motivation – l’un des concepts les plus multi-

424
Rappelons que, de façon paradoxale, la remémoration des messages est souvent plus
exacte dans des condi­tions « on-line » que dans des conditions « mnémoniques » (Fiske
and Taylor 1991 : 332–4 ; Lodge et al. 1995).
425
Par exemple, la corrélation entre les motivations des partisans d’extrême droite et les
arguments publicitaires contre l’EEE est de 0.48 (POND2), contre 0.52 pour l’ensemble
des opposants.
663

dimen­sionnels et les plus controversés de la littérature sur les effets médiatiques


(Roser, 1990). Plus vraisemblablement, le moment de la décision constitue
une consé­quence conjointe de plusieurs dimensions de la motivation personnelle. Ces
dimensions peuvent être distinguées en fonction de leur composant cognitif,
affectif ou com­portemental. En effet, les prédictions concernant le com­posant
cognitif de la motiva­tion (e. g. le modèle ELM) s’opposent à celles dérivant de
son composant affectif (e. g. la théo­rie du ju­gement social) et de son composant
comportemental (e. g. certains modèles d’agenda-setting). En particulier, il est
judicieux de distinguer l’attention accordée aux mes­sages (composant cognitif)
de leur saillance ou de leur pertinence person­nelle (com­posant affectif) (Roser, 1990 :
576–8). Ap­pliquée aux données dispo­nibles dans les en­quêtes VOX, cette
conceptuali­sation recommande de compléter les mesures d’utilisation des
médias par des mesures de « l’impact at­tendu du projet » et de « l’importance
du projet pour le pays/pour soi-même ».
Concernant le degré de compétence subjective, les enquêtes VOX comportent
une variable mesurant de manière dichotomique la diffi­culté éprouvée pour
se faire une opinion. Cette variable pourrait servir de mesure proximale, bien
qu’elle saisisse probablement aussi le ni­veau des « contraintes individuelles ».
Parallèlement, notre modèle théorique pourrait être éla­boré de manière à
prendre en considération le « besoin de résolution cognitive » (Kruglanski,
1996) ou le « besoin cognitif » (need for cognition) (Petty and Cacioppo, 1986).
En effet, ces variables exercent une influence sur la motivation des individus
à s’informer et sur la confiance qu’ils prêtent à leurs jugements. Or, le besoin
de connais­sances et la compétence sub­jective sont susceptibles de produire
des effets interactifs sur le pro­cessus de persuasion (Kru­glanski, 1996 : 471–9).
Plus largement, la littérature psychologique est riche d’enseignements sur les
relations entre les facteurs cognitifs, affectifs et motivationnels du comporte­
ment. De même, depuis quelques années, la recherche effectuée dans le
domaine des neuro-scien­ces commence à trouver des applications extrêmement
prometteuses dans le champ de la psy­chologie politique et du comportement
politique (e. g. Marcus et al., 2000). A cet égard, il est permis de croire qu’une
meilleure connaissance de cette littérature permettrait sans doute de développer
une approche plus compréhensive des différents niveaux d’analyse – qui varient
entre ré­ponses comportementales, constructs psychologiques et substrats
physiologiques – auxquels se situe notre modèle.
Ensuite, pour peu que l’exposition aux communications puisse être
mesurée de manière plus précise, les propriétés des messages devraient être
intégrées au modèle, en particulier certai­nes caractéristiques relatives à leur
source. En effet, l’expertise et l’attractivité de la source d’un message sont susceptibles
d’augmenter son im­pact en induisant la confiance dans son impor­tance ou la
justesse de ses conclusions. Comme le souligne Neidhardt, la « promi­nence »
d’une source (i. e. sa capacité d’éveiller l’attention) exerce un impact cognitif
indépen­dant de l’impact persuasif suscité par son « pres­tige » (1994 : 36).
664

A n’en pas douter, ces deux proprié­tés de la source revêtent une grande im­
portance pour comprendre les effets de saillance et les effets persuasifs. Elles
mériteraient en tous cas d’être prises en compte dans le cadre d’une étude
expérimentale ou quasi-expé­rimentale, où l’exposition à différentes sources
peut être contrôlée de manière relativement rigoureuse.
Un autre axe essentiel de développement de notre modèle réside dans
la mise en perspective des différents composants de la communication. Il
importe en effet de clarifier les relations entre les variables relevant des enjeux,
des communicateurs, des messages, des médias, du contexte et des récepteurs. Prenons
l’exemple de la variable « complexité ». A quoi fait-on réfé­rence, au juste, lorsque
l’on parle de « communication complexe » ? S’agit-il de l’objet d’un message
(i. e. de l’enjeu), du message lui-même (e. g. les termes employés) ou du contexte
(e. g. la présence de distractions ou d’interférences lors de la réception) ? Une
question similaire se pose de manière chronique à propos de la « motivation »
ou de « l’engagement », qui peut résider dans le médium, dans le contenu
d’une communication, ou auprès du récepteur (Roser, 1990). En première
analyse, les différents composants d’une communication se trouvent en réso­
nance les uns par rapport aux autres, et l’effet d’une variable à un niveau
analytique donné peut se trouver renforcé ou désamorcé par l’effet d’une
variable homologue à un autre niveau. Le développement d’une « matrice »
(McGuire, 1985) se révèle­rait sans doute très utile pour démêler l’écheveau
de la persuasion politique.
En définitive, bien d’autres pistes de recherche pourraient contribuer
à élargir et enrichir les bases théoriques et méthodologiques de no­tre modèle,
ainsi que ses domaines d’application. A ce titre, nous ne pouvons que nous
féliciter des efforts déjà entrepris sur la base de nos pro­pres données ou de
données com­para­bles, récoltées selon la même grille de codage. Mention­nons
par exemple l’analyse de dis­cours ou l’analyse des réseaux et des straté­gies
des annon­ceurs (Duding, 2001 ; Wipfli, 2001). Nous pensons cependant que
les ressources devraient être investies essentielle­ment dans une meilleure opé­
rationalisation de notre modèle sous sa forme actuelle. Cette seule am­bition
se profile déjà comme une tâche considérable.
665

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