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La formation de
l’opinion publique en
démocratie directe
Les référendums sur
la politique extérieure
suisse 1981–1995
Cette recherche a bénéficié d’un soutien du Fonds national de
la recherche scientifique.
Avant-propos 13
2 L’importance du contexte 45
2.1 Le contexte scientifique 47
2.1.1 Réalistes versus idéalistes 48
2.1.2 Politique extérieure : Qui influence qui ? 58
2.2 Le contexte historique 73
2.2.1 La structuration des attitudes de politique extérieure 74
2.2.2 L’opinion publique suisse sur les enjeux de politique extérieure 78
2.3 Le contexte par les enjeux 83
2.3.1 Les dimensions des enjeux politiques 84
2.3.2 Les enjeux de la politique extérieure suisse 98
2.4 Le contexte par les institutions 109
2.4.1 L’influence du système politique 110
2.4.2 Le rôle de la démocratie directe 115
2.4.3 Démocratie directe et politique extérieure suisse 120
2.5 Synthèse : Le contexte de la politique extérieure suisse 131
2.5.1 Les enseignements de la recherche internationale 131
2.5.2 Une influence accrue des citoyens sur la politique extérieure suisse… 136
2.5.3 Donc, des efforts de persuasion accrus de la part des élites … 140
10 Conclusion 638
10.1 Vue d’ensemble de l’ouvrage 638
10.2 Evaluation et perspectives du modèle PMR 654
Tableau 7.7 : Importance relative des arguments de la campagne sur les 489
institutions de Bretton Woods
Tableau 7.8 : Importance relative des arguments de la campagne sur l’EEE 494
Tableau 7.9 : Importance relative des arguments de la campagne sur les 505
casques bleus suisses
Tableau 7.10 : Importance globale et relative des deux principaux arguments 509
des campagnes
Tableau 7.10 : Opérationalisation des indicateurs du discours populiste 518
Tableau 7.11 : Importance des différents indicateurs du discours populiste, 521
pour chaque campagne de politique extérieure
Tableau 7.12 : Proportion des arguments populistes par rapport à l’ensemble 524
des arguments, pour chaque campagne de politique extérieure
Tableau 7.13 : Proportion de chaque argument par rapport à l’ensemble des 527
arguments, et comparaison des campagnes pour et contre les
projets gouvernementaux
Tableau 7.14 : Références aux opinions collectives par type d’annonceurs 538
Tableau 8.1 : Coefficients de corrélation (r de Pearson et rho de Spearman) 549
entre les arguments des campagnes
Tableau 8.2 : Corrélations entre les arguments de la campagne sur l’EEE et les 560
motivations du vote énoncées par le lectorat de trois journaux
Tableau 8.3 : Caractéristiques des citoyens suivant le moment de leur décision 569
Tableau 9.1 : Modèle explicatif de l’évaluation des arguments 595
Tableau 9.2 : Déterminants de l’évaluation des arguments, suivant la difficulté 603
de la décision de vote (uniquement les médias dont l’impact est
statistiquement significatif)
Tableau 9.3 : Modèle explicatif de l’échelle d’intensité des opinions sur les 607
arguments (POL)
Tableau 9.4 : Modèle explicatif de l’échelle de direction des opinions sur les 609
arguments
Tableau 9.5 : Caractéristiques des groupes d’individus distingués par la 622
variable TYPO
Tableau 9.6 : Modèle explicatif de l’échelle d’intensité des opinions sur les 624
arguments (POL)
Tableau 9.7 : Modèle explicatif de l’échelle de direction des opinions sur les 626
arguments (POS)
Tableau 9.8 : Modèle explicatif de l’échelle de direction des opinions sur les 631
arguments (POS)
13
Avant-propos
La réalisation de cet ouvrage m’a coûté bien des efforts ; près de huit années
ont passé entre les premières esquisses et la publication du manuscrit. Toutefois,
ce livre représente pour moi bien plus qu’un « accomplissement personnel ».
Je voudrais exprimer ma vive reconnaissance à toutes celles et ceux qui m’ont
témoigné leur affection et leur soutien au cours de ces années passées au Dé-
partement de science politique de l’Université de Genève – et en dehors ! Je
pense tout d’abord à mes parents, Claire et Hubert, qui m’épaulent depuis
l’âge du berceau ; je les remercie de leur confiance et de leur présence à mes
côtés. Je pense bien sûr à Barbara, ma compagne, qui m’a toujours prodigué
ses encouragements, faisant preuve d’une grande patience alors que le moment
de conclure ce travail semblait reculer sans cesse ...
Je tiens ensuite à remercier mes excellent(e)s ami(e)s, collègues et men-
tors : Marie-Danièle Bruttin, Maya Jegen, José Barranco, Mike Bützer, Tho-
mas Christin, Julien Dubouchet, Aref Etessami, Christian Hamm et Romain
Lachat. Leur amitié et leur connivence devant une tasse de café, un verre de
bière ou un écran d’ordinateur est tout simplement inestimable. Enfin, je suis
extrêmement redevable à Hanspeter Kriesi, Eugène Horber et Pascal Sciarini
de m’avoir encouragé dans mes activités de recherche et d’enseignement ;
ce travail est aussi le fruit de leur écoute et de leurs conseils. En particulier,
Hanspeter Kriesi a été pour moi un directeur de thèse « idéal », me laissant
la liberté à laquelle j’aspirais sans pour autant perdre de vue les objectifs que
nous avions fixés au départ. Je me plais à penser que, somme toute, seul le
temps nécessaire pour atteindre ces objectifs fut pour lui un motif de profonde
consternation.
Sur un autre plan, cette publication a pu bénéficier, dans le cadre du
Programme National de Recherche n°42, de l’aide financière allouée par le
Fonds National de la Recherche Scientifique (subside n° 4042-046408/1)
pour la recherche dirigée par Hanspeter Kriesi et Pascal Sciarini sur le thème
de « Démocratie directe et politique extérieure : étude de la formation des
attitudes en votation populaire ». Durant les trois années du projet, auquel
j’ai participé comme assistant de recherche, une partie essentielle des données
empiriques et des aspects théoriques nécessaires à cet ouvrage ont pu être
récoltés et développés. Je remercie également les autres membres de mon jury
de thèse – Andreas Auer, Yannis Papadopoulos et Pascal Perrineau – pour
leurs critiques bienveillantes, qui se sont avérées extrêmement utiles à l’amé-
lioration du manuscrit. Ensuite, je suis reconnaissant à Klaus Armingeon et
mes collègues de l’Institut de science politique de l’Université de Berne de
m’avoir offert des conditions de travail très agréables au cours de l’élaboration
du manuscrit original.
14
PREMIÈRE PARTIE
Concepts et modèle théorique
1 Introduction
1
Ainsi, le problème des relations entre élites et peuple refait surface chaque fois qu’un
référendum se tient dans l’un des pays membres de l’Union européenne (voir chap.
2.4.3). En Suisse, la question du « pilotage de la démocratie directe » est centrale, et
revient à l’ordre du jour à l’occasion de chaque campagne référendaire d’une certaine
importance (voir chap. 2.6).
18
générale). Jusqu’à un certain point, l’analyse de contenu des mass médias per
met de mesurer la consonance des déclarations sur un enjeu et de statuer sur
leur caractère d’opinion publique (Neidhardt, 1994 : 26–7).
D’un point de vue normatif, l’espace public doit remplir trois fonctions
pour permettre la formation d’opinions publiques (voir Neidhardt, 1994 :
8–9) : une fonction de transparence (accès libre à l’espace public), une fonction de
validation (discursivité des opinions ; voir infra), ainsi qu’une fonction d’orientation
(autorité persuasive des opinions). Ceci étant, les opinions de la population
(Bevölkerungsmeinung) et l’opinion publique (öffentliche Meinung) sont deux entités
distinctes ; ainsi, leur convergence (ou leur divergence, suivant les enjeux) est
une question empirique (voir Neidhardt, 1994 ; Page, 1996 ; Roman, 1998).
Toutefois, dans la mesure où une certaine convergence existe, une pression
particulière tend à s’exercer sur les décideurs politiques, de manière directe
ou indirecte (i. e. au travers des sondages d’opinion). En résumé, le modèle de
Habermas implique une certaine discursivité des opinions publiques, à savoir
une capacité de définir les problèmes et de proposer des solutions au moyen
de véritables arguments, visant à créer une acceptation collective par une voie
persuasive et dénuée de contrainte. Mais le modèle postule également, de
manière plus ou moins implicite, que les opinions méritant l’appellation de
« discours », en vertu de ce qui précède, doivent servir à promouvoir un consensus
« raisonnable » (Neidhardt, 1994 : 9–10). A cet égard, Neidhardt (1996 : 64–8)
montre que la réalité empirique de l’opinion publique est loin de satisfaire
aux critères de discursivité, notamment en raison du fort « négativisme »
imprégnant les débats – un procédé destiné à éveiller l’attention du public
(voir chap. 3.3.2 et 3.4.3). Ainsi, le modèle devrait être relativisé de manière à
admettre le compromis (ou le « consensus relatif ») comme principe de légitimité
des processus délibératifs (Neidhardt, 1996 : 65–6).
Si cette « stratégie de révision » s’impose pour des enjeux qui, comme
l’avortement, suscitent de vifs conflits de valeurs et une forte polarisation
des débats (Neidhardt, 1996), elle ne paraît pas moins nécessaire au vu des
caractéristiques générales de l’espace public contemporain. En effet, de façon
globale, les conditions structurelles d’une opinion véritablement « publique »
(transparence, validation, orientation) ne sont guère remplies dans les sociétés
hautement médiatisées, où l’espace public est très largement soumis aux lois
du marché et où l’information est systématiquement biaisée en faveur des
intérêts de certaines catégories d’acteurs (Neidhardt, 1994 ; voir cependant
Page, 1996). Pourtant, Neidhardt reconnaît au modèle discursif certaines qua
lités « heuristiques » que ne possèdent pas d’autres modèles (1994 : 38).
Entre autres, le « modèle réflexif » (Spiegelmodell) de l’espace public proposé
par Luhmann (voir Neidhardt, 1994, 1996) fournit une alternative au modèle
discursif. En comparaison de ce dernier, il se prête plus facilement à une
opérationalisation empirique, et implique de moindres exigences normatives
à l’égard de l’opinion publique (Öffentlichkeit) en se focalisant sur sa fonction de
24
transparence. Par cette fonction, il faut comprendre que l’accès à l’espace public
est garanti à tous les groupes sociaux, à tous les enjeux et à toutes les opinions,
permettant ainsi à la société de se voir dans l’opinion publique comme dans
un miroir : « Öffentlichkeit erfüllt Transparenzfunktionen, und ihre Publi-
zität ist schon ihre Leistung. Die Gesellschaft spiegelt sich mit dem, was sie
von sich gibt, im Medium der Öffentlichkeit, und das zu beobachten, gibt
instruktive Informationen für das Handeln in den Funktionsbereichen, die in
irgendeiner Weise von den Publikumsresonanzen öffentlicher Kommunikation
abhängen. Als illusorisch erscheint in diesem Modell, von der Öffentlichkeit
auch noch zu erwarten, dass sie die Kristallisierung ‹ öffentlicher Meinungen ›
leistet. Allenfalls erzeugt sie eine ‹ Institutionalisierung von Themen ›, also
mit ‹ agenda-setting › eine Fokussierung der Aufmerksamkeit auf bestimmte
Angelegenheiten » (Neidhardt, 1994 : 9). Globalement, le modèle réflexif
suggère de supprimer l’exigence du « consensus raisonnable » posée par le
modèle discursif (Zolo, 1992 : 114 ; Neidhardt, 1996 : 65). D’un point de vue
empirique, pourtant, cette réduction du rôle normatif de l’opinion publique
à sa fonction de transparence paraît poser des critères de légitimité encore
trop élevés (voir chap. 2.3.1 et 3.4.1). Du reste, la nature collective de l’opinion
publique est elle-même mise en cause par une approche en vogue depuis
l’essor des sondages d’opinion, mais dont l’existence remonte aux origines
du concept.
5
Voici en résumé la position de deux auteurs représentatifs de cette période : « What do
we mean by public opinion ? The difficulties which occur in discussing its action mostly
arise from confounding opinion itself with the organs whence people try to gather it, and
from using the term to denote, sometimes everybody’s views – that is, the aggregate of
all that is thought and sail on a subject –, sometimes merely the views of the majority,
the particular type of thought and speech that prevails over other types » (Bryce 1966
[1900] : 13) ; « Each of the two words that make up the expression « public opinion »
is significant, and each of them may be examined by itself. To fulfil the requirement
an opinion must be public, and it must be really an opinion. (…) A body of men are
politically capable of a public opinion only so far as they are agreed upon the ends and
aims of government and upon the principles by which those ends shall be attained. (…)
In order that [public opinion] may be public a majority is not enough, and unanimity
is not required, but the opinion must be such that while the minority may not share it,
they feel bound, by conviction not by fear, to accept it » (Lowell 1966 [1913] : 21–6).
26
and counterargument become the means by which it is shaped. For this process of
discussion to go on, it is essential for the public to have what has been called a ‹ uni-
verse of discourse › (…) The formation of public opinion implies that people share one
another’s experience and are willing to make compromises and concessions. It is only
in this way that the public, divided as it is, can come to act as a unit » (Blumer 1964 :
191–2).
28
8
L’étude de Saris, « Public Opinion About the EU Can Easily Be Swayed in Different
Directions » (1997), illustre parfaitement l’abus de langage que l’on commet en inter-
prétant des résultats expérimentaux comme s’ils s’appliquaient directement au cadre
réel de la formation de l’opinion publique.
29
9
Selon une étude classique de Devine, « [m]embers of this group are far more active than
others in public debate, they are more likely to join demonstrations or wear campaign
buttons, and they are 10 times more likely than others to write public officials » (Price
1992 : 39).
31
11
C’est l’argument de Campbell et ses collègues contre les travaux de l’Ecole de Colum-
bia : « For example, the distribution of social characteristics in a population varies but
slowly over a period of time. Yet crucial fluctuations in the national vote occur from
election to election. Such fluctuation cannot be accounted for by independent variables
which, over brief spans of time, do not vary » (Campbell et al., 1960 : 17).
12
Dans une version révisée de leur ouvrage original, Campbell et al. (1985 [1964] : 31)
admettent l’importance de facteurs externes à l’action des partis, tout en restant fidèles
à l’idée de loyautés partisanes stables.
13
Cette idée n’est pas partagée par tous les spécialistes ; certains mettent davantage en
évidence la stabilité de la base sociale des partis et la stabilité des liens subjectifs d’ap-
partenance sociale (e. g. Heath et al. 1985 : chap. 3).
36
prend souvent la forme d’un vote « rétrospectif », la politique des enjeux est une
pratique essentiellement « prospective » et incertaine. L’incertitude inhérente
à la démocratie directe est renforcée par l’érosion accélérée des mécanismes
de transmission des identités sociales et partisanes (au sein de la famille, par
exemple), et surtout par l’émergence de nouveaux enjeux, sur lesquels les
partis peinent à se positionner et qu’ils tardent à intégrer à leur répertoire
politique traditionnel (Perrineau, 1996). Ce double phénomène (relâchement ou
resserrement des loyautés partisanes, renouvellement des enjeux) n’est cependant
pas toujours d’un grand secours pour comprendre les comportements en Suisse,
où l’on observe depuis le début des enquêtes d’opinion un faible attachement
aux partis14 et où la population est constamment appelée à se prononcer sur
des enjeux, qu’ils soient fondamentalement nouveaux ou non.
En résumé, le comportement politique des citoyens suisses possède
une certaine assise sociale, visible notamment dans l’influence du milieu
social sur le vote, mais cette assise n’est que faiblement médiatisée par
l’appartenance partisane. Même si les partis remplissent effectivement leur
fonction d’articulation des clivages, et les rendent ainsi « opérationnels » pour
les décisions des citoyens, cette fonction est plus discrète et moins reconnue
en Suisse que dans d’autres systèmes plus partisans. De fait, les démocraties
semi-directes comme la Suisse ou certains états américains se signalent par
la faiblesse organisationnelle et financière de leurs partis politiques, ainsi que
par l’importance des organisations non-partisanes de « marketing » politique
(Ladner und Brändle, 2001 ; McCuan et al., 1998). De plus, la tâche de l’analyste
des comportements politiques en Suisse se révèle d’autant plus ardue qu’il
est sans cesse en train de viser sur ces sortes de « cibles mouvantes » que sont
les objets de vote en démocratie directe. Il ne lui suffit pas, par exemple, de
dégager des tendances à partir de données longitudinales, comme se limitent
souvent à le faire les spécialistes de sociologie électorale, pour avancer un
pronostic ou commenter le résultat d’un vote. Il lui faut, comme le simple
citoyen appelé aux urnes, s’informer sur le contenu de l’objet de vote, suivre
le débat précédant le scrutin et identifier les arguments susceptibles de peser
sur le vote des individus, pour peu que ces arguments aient été diffusés dans
un large public. En somme, il cherche à discerner l’impact éventuel des
délibérations référendaires, afin de se faire une idée intuitive du processus
de formation des opinions. S’il dispose de données empiriques adéquates – à
l’instar des enquêtes VOX (voir chap. 5.1.1) –, il pourra les confronter à son
idée préconçue de la formation des opinions. Mais ce n’est encore qu’un pas
dans la direction souhaitée.
14
Le pourcentage de citoyens suisses attachés à un parti semble même décliner : 65%
en 1972 selon Kerr (1975 : 52), moins de 50% selon Kriesi (1995 : 152), environ 45%
selon les données VOX les plus récentes.
37
L’épistémologie contextualiste
Devant les difficultés considérables que présente notre objet d’étude, notam-
ment la diversité et la « dispersion » des domaines de connaissances nécessaires
39
– « the most obvious example being the usually accurate, but short-lived pre
diction of the winner of an election. The next election, even with the same
candidates participating, will involve different factors that make reanalysis
essential » (1991 : 10). A ce titre, McGuire suggère quatre axes de réforme
pour renouveler la recherche en psychologie : au niveau de la génération des
théories et hypothèses ; de l’utilisation des données empiriques (« as discovery
rather than test ») ; des « styles de recherche » ; des stratégies de recherche
(1983 : 9–32).
Pour une part, le contextualisme comme méta-théorie a été élaboré
inductivement à partir de la nécessité, soulignée plus haut, de prendre en
considération les interactions entre les variables d’une communication. A son
tour, le contextualisme suggère une réforme des « styles de recherche » adoptés en
psychologie sociale (McGuire, 1983 : 18–22). En effet, les styles « uni-linéaires »
en vogue dans cette discipline utilisent des designs de recherche relativement
rigides, cherchant à expliquer la variance de variables dépendantes au moyen
de variables indépendantes, selon un schéma de causalité généralement uni-
directionnel. Par contraste, l’approche contextualiste recommande d’adopter
un nouveau style de recherche (the systems style of research). Il s’agit d’élaborer des
modèles capables de « refléter la complexité des situations réelles représentées,
qui comprennent des relations réciproques et des boucles de rétroaction
permettant une causalité multiple et bi-directionnelle » (1983 : 21 [NT]).
L’approche contextualiste suggère également l’utilisation de questions ouvertes,
plus « permissives », permettant d’enrichir considérablement l’information à
disposition. De plus, de telles données se révélant plus difficiles à analyser, les
méthodes employées devraient être diversifiées (analyse de contenu, variables
dummy, time-series, structural equation modeling, log-linear models, etc.), notamment au
profit d’analyses exploratoires « that exploit descriptive statistics as discovery
procedures rather than simply inferring whether a rectilinear horizontal null
hypothesis can be rejected at some conventionally accepted level of significance »
(1983 : 21). Ces modifications du style de recherche prédominant vise à faciliter
la détection des interactions entre les variables, et notamment les interactions
avec le contexte dans lequel les variables s’insèrent : « To assert that all theories
are true, but only in some instances, implies a search for interaction. Interac-
tions can lead to inconsistent findings across studies, for example, when social
or historical contexts modify the effect of mass communication on people.
They also can operate within a study, when people with different motives for
using the mass media are affected differently by their messages, for instance.
(…) Contextualism, of course, implies that inconsistency is challenging, not
disturbing » (Perry, 1988 : 254).
Le même souci de « relativisme scientifique » se retrouve dans le
plaidoyer de Galtung (1990) pour un « pluralisme théorique » en sciences
sociales. Selon cet auteur, il s’agit d’aborder la diversité des phénomènes
sociaux en exploitant la complémentarité des méta-langages existants (holistes,
41
2 L’importance du contexte
Aux Etats-Unis, depuis les premières études de l’opinion publique (e. g. Bryce,
1966 [1900] ; Lippmann, 1965 [1922]), une part importante de la littérature
théorique et de la recherche empirique s’est penchée sur la question de l’in-
fluence mutuelle entre le public et les élites politiques dans le domaine des
affaires étrangères. La question fondamentale était bien sûr de déterminer « qui
influence qui » – ou « qui influence l’autre davantage » – durant le processus
de décision. Bien que cette question se soit posée de manière persistante au
cours du 20e siècle, dans l’ensemble les réponses avancées n’ont que peu varié.
Chaque paradigme a connu successivement son heure de gloire, mais n’a fait
que prédominer provisoirement sur les autres. Pour simplifier la présentation
des différentes théories avancées à propos de l’inter-influence entre peuple
et élites, nous empruntons la typologie de Foyle (1994 : 3–5), qui distingue
entre quatre grands modèles d’explication suivant la direction et la nature
de l’influence.
Suivant le type no impact, les décideurs négligent, largement ou totalement,
les positions de l’opinion publique au moment de formuler leur politique ;
les masses se contentent de suivre l’option décidée. Selon le type lead, les dé-
cideurs négligent les positions de l’opinion publique au moment de formuler
leur politique, mais ils s’efforcent de guider l’opinion publique après-coup.
Suivant le type constraint, l’opinion publique limite les options dont disposent
les décideurs et définit en même temps un éventail de politiques « accepta-
bles » parmi lesquelles les décideurs peuvent choisir ; l’opinion publique joue
ainsi un rôle actif, mais surtout en éliminant les options indésirables. Enfin,
selon le type follow, les décideurs prennent acte ou « sentent » qu’une certaine
politique est soutenue par le public et que n’importe quelle autre décision
serait contraire à l’intérêt général ; de la sorte, les politiques mises en œuvre
sont conformes aux préférences perçues de l’opinion publique. De ces quatre
types d’explication se dégagent trois grandes thèses à propos des relations
entre les élites en charge des affaires extérieures et l’opinion publique, thèses
qui attribuent plus ou moins de latitude à l’opinion publique pour influencer
les décisions de l’élite politique :
1) Le contrôle par l’élite. Cette thèse regroupe les deux premiers types de
relations mentionnés plus haut : le type no impact et le type lead. Elle a
été avancée dans les années 1920, et a prévalu depuis la fin de la Se-
conde Guerre Mondiale jusqu’au début des années 1970 ; elle conserve
toutefois un certain pouvoir d’attraction de nos jours.
2) La restriction des choix. Cette thèse pluraliste (type constraint) postule que
l’opinion publique opère une sélection parmi les options à disposition
des élites politiques. Elle était en vogue dans les années 1950 et 1960,
mais a donné lieu à peu de vérifications empiriques jusqu’à une époque
récente.
46
3) Le contrôle par l’opinion publique. Cette thèse (type follow) postule que les
citoyens exercent un véritable pouvoir politique. Elle était prédominante
pendant la phase initiale de démocratisation des sociétés occidentales
jusque dans les années 1920, et suscite depuis une vingtaine d’années
un regain sensible d’intérêt.
La quasi totalité des propositions admettent au moins l’existence d’une rela-
tion entre les élites et le public. Certaines études, il est vrai, laissent entendre
qu’un tel lien est peut-être superflu, car les élites peuvent se passer d’un quel-
conque soutien du public (voir Russett and Graham, 1989 : 240–1) ; d’autres
études affirment que le lien est fallacieux, car des facteurs externes agissent
simultanément sur les élites et le public, donnant l’impression d’un lien de
causalité (voir Page and Shapiro, 1983 : 175 ; Putnam, 1976 : 6–7). D’une
manière générale, il paraît cependant raisonnable de postuler un lien entre les
élites et le public. A partir de là, plusieurs modes de relations sont possibles,
que l’on peut résumer schématiquement (voir Figure 2.1).
Figure 2.1 : Différents modes d’inter-influence entre élites et citoyens
(d’après Foyle, 1994 : 3–5)
bien des auteurs ayant contribué à cette littérature, les normes et les faits
se trouvent étroitement entremêlés – les normes tenant lieu d’observations
empiriques, et certains faits empiriques acquérant, on ne sait trop comment
ni pourquoi, une valeur normative et légitimatrice.
A la limite compréhensible à l’époque « héroïque » où naissaient cer-
taines disciplines comme la science politique ou les relations internationales,
dans le besoin immédiat de former des théories et de justifier d’onéreuses
récoltes de données empiriques, cette confusion des genres continue cependant
de contaminer ces disciplines. Certes, on ne peut qu’être conscient des enjeux
extraordinaires qui ont influencé la recherche sur l’élaboration de la politique
étrangère, en particulier aux Etats-Unis ; derrière les conclusions de ces re-
cherches résidaient pendant longtemps « l’intérêt national » ou la « raison
d’Etat ». Alors que la politique étrangère se résumait souvent à la politique
de sécurité des états, il fallait éviter qu’un mauvais partage des compétences
entre élites et citoyens ne fasse commettre des erreurs funestes, entraînant
la nation entière dans la tragédie des guerres ou des crises internationales.
Cet aspect volontariste de la recherche scientifique (voir Griffiths, 1992 : 6)
est une caractéristique première de la controverse que nous présentons plus
loin. Parmi les plus éminents participants du débat aux Etats-Unis, beaucoup
– journalistes de renom ou conseillers au Département d’Etat – ont exercé une
influence bien plus que scientifique, c’est-à-dire une influence morale de tout
premier plan. Par exemple, George Kennan est considéré comme le père de la
politique américaine de containment face à l’Union soviétique (Deutsch, 1968 :
78, 117). Walter Lippmann, quant à lui, a acquis une réputation immense par
ses écrits journalistiques ; certaines de ses expressions ont fait date, comme
celle de Cold War (Schramm, 1973 : 125). Comme nous tenterons le montrer,
le climat intellectuel que ces personnalités ont contribué à créer a imprégné
les esprits jusqu’en Europe et en Suisse, où le débat sur la politique extérieure
atteint aujourd’hui l’un de ses paroxysmes. La question fondamentale n’est
pas mince en effet : faut-il considérer la politique interne et la politique extérieure comme
deux champs politiques distincts, et faut-il attribuer aux citoyens un rôle différent dans ces
deux domaines ?
17
Selon Nordlinger (1981 : 207 ff.), l’édifice de la théorie démocratique libérale s’est lé-
zardé avant même l’offensive réaliste, notamment avec les travaux de Freud ou Pareto,
qui mettaient en évidence les aspects irrationnels de l’esprit humain, ainsi qu’avec les
travaux des premiers théoriciens élitistes ou marxistes.
50
ner où résident leurs vrais intérêts (Hadley Cantril, in Zaller, 1992 : 114). Plus
généralement, un consensus s’est formé dans les années 60 autour de trois
caractéristiques de l’opinion publique en matière de politique extérieure :
« (1) it is volatile and thus provides inadequate foundations for stable and effective foreign
policies, (2) it lacks coherence or structure, but (3) in the final analysis, it has little impact
on foreign policy » (Holsti, 1992 : 439 ; accentuation ajoutée).
Basée sur des études faisant autorité (e. g. Miller and Stokes, 1967), cette
nouvelle description du rôle des citoyens rompt ainsi avec la conceptualisation
de la restriction des choix (constraint) et prend résolument la forme d’une
thèse du contrôle par l’élite. Cette thèse a longtemps été dominante dans la
recherche empirique américaine, et « la confirmation de la relative ignorance
des citoyens sur les affaires publiques a été l’un des traits caractéristiques de la
recherche par sondages » (Hubert, 1994 : 6 [NT]). En fin de compte, la mood
theory constitue à la fois une observation et une justification du fait que le peuple
américain, ignorant et apathique, est absent du processus de décision, n’ayant
d’autre impact que celui d’élire son président et ses représentants au Congrès. En
quelque sorte, les représentants de la mood theory ont observé ce que les réalistes
avaient toujours souhaité : la spécificité des affaires étrangères et le leadership
des élites (Kelman, 1965 : 580). Celles-ci s’adaptent aux conditions changeantes
de l’environnement international, prennent les décisions nécessaires et se
contentent de s’adjuger le soutien des citoyens après-coup.
L’école idéaliste
Occupant le pôle opposé à l’approche réaliste, la tradition idéaliste prône
comme valeurs essentielles la négociation et la coopération entre les états,
l’universalisme, le désarmement, les droits de l’homme, la régulation
internationale et la démocratie (Kegley and Wittkopf, 1996 : 539–40). En
d’autres termes, « la force militaire est plutôt le problème que la solution »
(Eichenberg, 1989 : 18). Au lendemain de la Deuxième Guerre Mondiale,
l’approche idéaliste avait cédé beaucoup de terrain aux théories réalistes de
l’équilibre des forces (balance of power). Cependant, dès les années 1960, certains
théoriciens pluralistes – se basant sur des théories normatives de la démocratie
et sur l’héritage intellectuel des Lumières – ont réagi aux thèses réalistes, ne
pouvant admettre le sort qu’elles infligeaient aux citoyens. Invoquant la « foi
démocratique » (1961 : 311–25), Dahl représente cette tendance réclamant
un « gouvernement par le peuple ». Cette revendication se justifie notamment
par le fait que les individus possèdent bel et bien des préférences politiques
stables, à un niveau élevé d’abstraction (Dahl, 1961 : 98, 316 ; Polsby, 1970
[1963] : 122–38). Cependant, la faiblesse de ces études réside à la fois dans leur
approche essentiellement normative, et dans leur cadre d’analyse relativement
réduit (community power), qui rend délicate leur application aux systèmes bien
plus vastes impliqués par l’étude de la politique extérieure.
52
Bien que, à proprement parler, une véritable école idéaliste n’ait pas
survécu à la Deuxième Guerre Mondiale, on regroupera ici sous ce terme
les spécialistes des relations internationales ou de disciplines voisines qui
ne partagent pas les axiomes de la théorie néo-réaliste, et notamment sa
vision pessimiste de l’intervention du public dans les affaires extérieures.
La renaissance difficile d’une vision libérale des relations internationales
s’explique par la position de force occupée par le paradigme réaliste, et par
l’utilisation « propagandiste » des termes « réalisme » (synonyme de précision)
et « idéalisme » (synonyme de spéculation et utopie) (Griffiths, 1992 : 6). De fait,
longtemps discréditée, une nouvelle littérature libérale n’a fait son apparition
qu’à la fin des années 1960. Ce « néo-idéalisme » s’est d’abord constitué à partir
d’une approche nouvelle au sein du domaine des relations internationales,
empruntant certains concepts aux théories du comportement économique
ou politique, et se dotant de méthodes quantitatives et statistiques (Midlarsky,
1989 : xv). De cette manière, les travaux de ces néo-idéalistes ont surtout
remis en question deux postulats réalistes : l’étatisme (l’état comme unité
d’analyse) et la rationalité des acteurs. Parallèlement, ces travaux ont cherché
à montrer l’influence sur l’action étatique de facteurs socio-économiques (les
caractéristiques des systèmes nationaux), politiques (la compétition partisane),
voire socio-psychologiques (les caractéristiques des décideurs), prenant ainsi le
contre-pied des théoriciens réalistes, pour qui les caractéristiques du système
international et les positions structurelles des états à l’intérieur de ce système
constituent le facteur décisif (Nincic, 1992b : 772–3 ; Putnam, 1988).
L’étatisme de l’approche réaliste classique a été dénoncé, y compris par
certains réalistes (e. g. Kissinger, 1969), pour son réductionnisme : « a theory
which ignores, or is incompatible with, the findings of such disciplines as
psychology, social psychology, cybernetics, and communications theory, as
well as knowledge of politics at the local or national level, is almost certain
to be inadequate. (…) The state as the primary unit appears to provide an
insufficient basis for building a comprehensive theory of international rela-
tions » (Holsti et al., 1968 : 126–7). Notamment, les perceptions ou les préférences
des décideurs politiques sont placées au centre du modèle de l’action politique (e. g.
Holsti, 1969 ; Gelpi and Feaver, 2002), de même que certains mécanismes de
compétition « partisane », que l’on retrouve aussi bien dans les systèmes nationaux
qu’au sein du système international (Russett, 1969). Ainsi, l’intérêt s’est porté
sur de nombreux attributs des états, de même que sur des unités d’analyse
d’ordre inférieur (individus, groupes) (Rosenau, 1967 ; Singer, 1968, 1969).
Par ailleurs, une deuxième critique fondamentale adressée à la théorie réaliste
porte sur l’axiome de rationalité des acteurs. Certains spécialistes ont suggéré que
les relations internationales peuvent être aussi bien influencées par des actions
raisonnées et compréhensibles que gouvernées par l’opacité, l’indécision et les
erreurs de perception (e. g. Jervis, 1969 ; Snyder and Diesing, 1977 ; Singer,
1989). Enfin, certains auteurs ont cherché à montrer que l’action des états sur
53
le plan international n’est pas nécessairement guidée par des motifs égoïstes et
intéressés, mais peut en certaines occasions s’accompagner de considérations
morales, voire altruistes, notamment à l’égard des pays en voie de dévelop-
pement (Lumsdaine, 1993 ; voir cependant Levi, 1969).
Mais au-delà de ces critiques, le renouveau du libéralisme s’articule
aussi autour de la reformulation d’une idée ancienne (présente déjà chez
Kant), selon laquelle le contrôle démocratique de l’action des élites par le peuple
est garant de paix entre les états. Le renouveau de cette idée se traduit par le for-
midable développement des War Studies, qui montrent que la vision réaliste
ne résiste pas à une analyse sérieuse, de type statistique, des causes possibles
de conflit entre les états. En suggérant que le processus de démocratisation
« peut réduire la fréquence des conflits violents entre nations » (Russett,
1993 : 92–3), ces études mettent en doute l’idée réaliste que la structure du
système international prévaut sur les caractéristiques nationales. En somme,
l’opinion publique constitue une source d’inspiration sûre pour la politique
étrangère, empêchant la poursuite d’intérêts particuliers (Ripsman, 1994 :
13) et réfrénant « les penchants belliqueux des leaders », selon l’adage du pré
sident Wilson (Holsti, 1992 : 440). De fait, on observe une propension bien
plus nette parmi les opinion leaders qu’au sein du mass public à vouloir envoyer
des troupes américaines à l’étranger dans certaines situations fictives (Holsti,
1996 : 91–5). Il faut toutefois noter que la moindre implication des démocraties
dans des conflits violents et prolongés est probablement due autant à certaines
caractéristiques structurelles des états démocratiques qu’à l’impact du public
lui-même (Rummel, 1968 ; Russett, 1972 ; Weede, 1984 ; Lake, 1992 ; Dixon,
1993 ; Oneal and Russett, 1997).
Après un intermède essentiellement empirique (qui a, semble-t-il,
permis aux thèses libérales de se défaire du soupçon d’utopie), une littérature
plus théorique est réapparue (e. g. Doyle, 1986 ; Ripsman, 1994). Il faut dire
également que l’attrait de l’approche libérale a profité de deux moments de
fléchissement de la politique extérieure réaliste pratiquée par les Etats-Unis (la
guerre du Viet-Nam, puis la fin de la Guerre Froide). Pour résumer la perspective
idéaliste, les citoyens jouent le rôle de garde-fous ou de véritables promoteurs
de la politique étrangère. Que ce rôle s’apparente à une restriction des choix
(constraint) ou à un contrôle de l’action étatique (follow), il reste que l’opinion
publique exerce un impact indéniable sur les élites au pouvoir. En somme, le
mass public des idéalistes apparaît comme le parfait négatif de celui des réalistes :
un acteur collectif responsable, informé et influent. De la sorte, il n’y a guère
de raison valable de cloisonner la politique interne et la politique extérieure,
puisque ces deux domaines se situent dans le champ d’action des citoyens.
Mais ces approches restent avant tout des « écoles de pensée », au sens de
Griffiths (1992), voire des idéologies. Pourtant, cinquante ans après The American
People and Foreign Policy (Almond, 1950) et quatre-vingts ans après Public Opinion
(Lippmann, 1922), ces écoles de pensée ont laissé une trace profonde de leur
activité. Notamment, elles ont contribué à mettre en place deux paradigmes
omniprésents dans les travaux de science politique, dont la portée dépasse
largement l’étude des affaires étrangères. « Approche top-down », « néo-fonc-
tionnalisme », « modèle populiste », « pluralisme » : ces exemples empruntés à
un vocabulaire politologique florissant ont le point commun de s’insérer dans
l’un des deux paradigmes représentés par les écoles réaliste et idéaliste. Il est
bien clair que ces écoles n’ont pas « inventé » les grandes approches des faits
sociaux et politiques, mais elles ont contribué à en définir les contours sur un
plan empirique et normatif, à une époque où le climat idéologique est-ouest
mettait les affaires extérieures au premier rang des préoccupations scientifi-
ques et politiques. Le Tableau 2.1 présente de façon synthétique les différents
termes utilisés pour conceptualiser les relations entre élites et citoyens, en les
regroupant sous l’approche réaliste (top-down) et idéaliste (bottom-up).
Tableau 2.1 : Les relations entre masses et élites dans le jargon politologique
Depuis les années 60, un certain nombre d’auteurs ont dénoncé les thèses
erronées des réalistes et des idéalistes, dont la plupart sont basées sur des
fondements normatifs, méthodologiquement inacceptables, voire infalsifiables.
Selon Rosenau (1961), il convient d’adopter une approche plus « austère » et
plus prudente pour l’analyse de l’influence mutuelle entre citoyens et élites,
qui souffre d’un « manque évident de définitions opérationnelles ». Cet auteur
rappelle que nous ne pouvons qu’inférer les influences qui agissent sur la forma-
tion de l’opinion publique – et non les observer directement, comme dans une
situation expérimentale (1961 : 10–1). Ainsi, nous ferions mieux d’abandonner
le concept difficilement mesurable d’influence au profit de celui de transmission
d’opinions. Par ailleurs, Rosenau considère l’opinion publique comme un acteur
55
sponsively, not because citizens are actively making demands, but in order
to keep them from becoming active » (Almond and Verba, cités in Putnam,
1976 : 152). Ainsi, une part du dialogue entre citoyens et élites se déroule
peut-être « dans l’ombre », sans qu’aucune demande ne soit explicitement
formulée par le public.
Deuxièmement, conformément à la thèse du constraint en vogue dans
les années 1960, plusieurs études ont suggéré que le public impose des
restrictions aux alternatives politiques dont disposent les élites (voir Dahl, 1961 ;
Rosenau, 1961 ; Key, 1964 ; Rosenberg, 1965). En somme, le constraint de
l’opinion publique s’exerce surtout en faisant pencher la balance en faveur
d’une option politique reconnue comme « populaire », ou en défaveur d’une
autre option désapprouvée par un grande majorité de citoyens. Cependant,
comme nous l’avons noté plus haut, la thèse du constraint est peu opérationnelle
sous sa forme originelle (Cohen, 1973). C’est pourquoi certains auteurs ont
cherché à spécifier sous quelles conditions les élites prennent réellement en
considération les opinions « spécifiques » du public (e. g. sondages d’opinion),
plutôt que de se limiter aux opinions « perçues » ou à une appréciation globale
du « climat de l’opinion » (voir Lemert, 1992 ; Hubert, 1994 ; Foyle, 1994).
Il semble ainsi que la prise en compte de préférences populaires spécifiques
dépend de la gravité, de la saillance et de la conflictualité des enjeux (voir
chap. 2.3.1), ainsi que du stade décisionnel ou du contexte politique général
(périodes électorales vs. non-électorales). Dans l’ensemble, contrairement à ce
que suggérait l’étude classique de Miller et Stokes (1967 [1963]), il apparaît
que les élites politiques ne sont pas moins susceptibles de « suivre » l’opinion
publique en matière de politique étrangère que sur des enjeux de politique
interne (Shapiro and Page, 1988 ; Russett and Graham, 1989 ; Bartels, 1991 ;
Kegley and Wittkopf, 1996).
Troisièmement, l’intervention du public dans le processus de décision
peut constituer en soi une norme culturelle partagée par les élites politiques.
Autrement dit, les élites pourraient considérer cette intervention comme
souhaitable, ce qui renforce naturellement la probabilité que l’opinion publique
exerce une influence réelle sur les décisions de politique extérieure. Putnam
(1973 : 196–212) montre par exemple que les valeurs des politiciens britanniques
et italiens vis-à-vis de la démocratie et du rôle souhaitable du public dans le
processus démocratique sont très différentes. Aux Etats-Unis, Powlick (1991)
observe que les élites de politique extérieure admettent volontiers la nécessité
d’un impact du public sur le processus décisionnel, quand bien même les
citoyens sont jugés comme peu compétents en la matière. Ainsi, Beal et Hinckley
constatent qu’un « manque de réceptivité de la part du président [à l’égard
de l’opinion publique] cause souvent une consternation considérable parmi
les conseillers de la Maison Blanche » (1984 : 73 [NT]). Cependant, les élites
« opérationalisent » l’opinion publique d’une manière peu habituelle pour les
spécialistes des sciences sociales. Ainsi, les fonctionnaires de politique extérieure
61
conçoivent généralement le public sous la forme des news media (48% des
interviewés) ou du Congrès (43%), et plus rarement sous la forme des sonda
ges d’opinion (27%) (Powlick, 1995). Certes, une forte saillance des enjeux
semble encourager l’utilisation des sondages et d’autres formes « immédiates »
d’opinion publique (lettres, téléphones, contacts personnels, etc.) ; par ailleurs,
les sondages bénéficient d’une attention maximale parmi les décideurs de
haut rang (Foyle, 1997 ; Cohen, 1973 : 188–92). Dans l’ensemble, l’utilisation
des sondages est sans doute plus courante que ne veulent bien l’admettre les
élites de politique extérieure. Toutefois, contrairement à une idée répandue,
les sondages servent bien moins à « manipuler » l’opinion publique qu’ils
ne sont utiles aux hommes politiques pour choisir parmi les options les plus
populaires, influencer leurs adversaires ou jauger leurs chances avant de se
lancer dans une compétition électorale majeure. Nous reviendrons plus loin
sur les multiples rôles des sondages d’opinion (voir chap. 3.4.2).
Enfin, on peut mentionner d’autres modalités d’influence du public
sur les élites politiques, mises en lumière par les travaux sur les mouvements
sociaux (e. g. McAdam, 1982), sur la « mobilisation cognitive » (e. g. Inglehart
et al., 1987), sur la dynamique des coalitions électorales (e. g. Risse-Kappen,
1991), ou plus largement sur le processus de modernisation et de changement
des valeurs dans les sociétés occidentales (voir Inglehart, 1984 ; Dalton et al.,
1984). Le processus politique y est décrit comme « stimulé à la base » par
certains phénomènes se déroulant au sein de la société civile. Ainsi, « by means
of intergenerational value change and increasing political mobilization, the
process of European integration has become ‹ mass pushed’ » (Wessels, 1995b :
39 ; voir aussi Everts, 1995 ; Sinnott, 1995). D’autres exemples viennent à
l’esprit, comme la mobilisation contre la guerre du Viet-Nam ou contre le dé
ploiement des « euro-missiles » dans les années 1980 (voir Eichenberg, 1989 :
233–4). On pourrait ajouter à ce catalogue le rôle que jouent certains groupes
de la société civile – absents des procédures de consultation pré-parlementaires
– dans le fonctionnement de la démocratie directe en Suisse ou ailleurs. En
d’autres termes, des études très diverses attribuent un rôle de « pionnier » à
l’opinion publique dans les processus de changement des sociétés modernes.
les citoyens « suivent » leurs impulsions, afin de conserver une certaine har-
monie entre le contenu des politiques et la nature de l’opinion publique (type
lead). On peut distinguer – de manière heuristique, étant donné la formidable
abondance des études empiriques de type top-down – quatre grandes traditions
de recherche octroyant aux élites le premier rôle dans le processus politique.
En premier lieu, l’élite politique est parfois considérée comme un
« agent d’innovation ». En substance, les élites et le public ne possèdent pas
tout à fait les mêmes valeurs fondamentales (McClosky, 1968), notamment
parce que les élites changent d’attitudes avant le public et constituent ainsi le moteur
de l’innovation sociale (voir Rogers and Shoemaker, 1971 : 185–91 ; Rogers,
1973 ; Black, 1982 ; Zaller, 1992 : 9–13). Par exemple, selon l’étude classique
de McClosky et Brill (1983), le mécanisme essentiel impliqué dans la formation
des attitudes est celui de l’apprentissage de nouvelles formes de comportement
social (social learning) : libertés sexuelles, avortement, homosexualité, euthanasie,
etc. Face à de telles libertés émergentes, souvent encore disputées au sein de
l’élite judiciaire, l’élite politique est mieux équipée que le grand public pour
apprendre les modifications souvent subtiles des droits civils, et pour internali-
ser de nouvelles valeurs. En d’autres termes, les élites et les leaders d’opinion
sont souvent « en avance » sur les idées répandues dans le mass public, et c’est
grâce à leurs délibérations et leurs actions que de nombreux citoyens finissent
par acquérir de nouvelles valeurs – en dernière analyse, les élites influencent
l’opinion publique en légiférant sur différentes questions (Noelle-Neumann,
1984 : 130–3). La question reste ouverte de savoir si cette description convient
aux affaires extérieures, où règne parfois une certaine inertie parmi les élites.
En tous cas, l’exemple des négociations sur l’EEE, qui donnèrent lieu à un
véritable apprentissage du multilatéralisme de la part du Conseil fédéral et de
l’administration (Sciarini, 1992 ; voir chap. 2.3.2), suggère que les élites sont
mieux armées que les citoyens pour modifier rapidement leurs perceptions
de l’environnement international.
Une deuxième catégorie d’études va plus loin que la première, et affirme
que les élites ont la capacité de « manipuler » l’opinion publique, c’est-à-dire d’in-
fluencer l’opinion publique à court terme en transmettant « une information
trompeuse ou incorrecte qui détourne les citoyens de leurs propres intérêts »
(Page and Shapiro, 1984 : 659). A cet égard, la littérature suggère que les
élites politiques possèdent une latitude plus importante pour « manipuler »
les citoyens sur des questions de politique étrangère qu’elles n’en ont pour les
affaires internes (Page and Shapiro, 1992 : chap. 9). Tirant profit de la faible
expérience directe des citoyens avec ces enjeux et de certaines situations de
crise internationale, les élites ont parfois la possibilité d’exercer un contrôle
sur le contenu de l’information médiatique parvenant aux individus. La couverture
médiatique de la Guerre du Golfe – unilatérale et soumise à la censure mili-
taire – est exemplaire à cet égard (voir Raboy and Dagenais, 1992 ; Kellner,
1992 ; Nincic, 1992b ; Zaller, 1993 ; Bennett, 1994 ; Page, 1996). Grâce
63
1996 ; voir chap. 3.3.1). Dans des conditions non expérimentales, où les effets
de messages individuels ne peuvent être contrôlés, il n’est pas aussi « facile de
faire pencher l’opinion publique » dans n’importe quelle direction, contraire-
ment à ce qu’affirme Saris (1997) à propos du soutien à l’Union Européenne.
Typiquement, au niveau agrégé, les mouvements d’opinion induits par les
acteurs les plus populaires et les plus crédibles ne sont que de quelques pour
cents au mieux (Page and Shapiro, 1984). De plus, au sujet de l’intégration
européenne, les campagnes référendaires n’ont qu’un effet temporaire sur le
degré d’information et de soutien à l’UE (Gehrke, 1996), sauf en cas de forte
participation des citoyens (Dalton and Duval, 1986). Ensuite, certaines di-
mensions de politique interne échappent au contrôle des élites ; par exemple,
sous certaines conditions, les référendums européens offrent l’opportunité aux
citoyens de sanctionner leurs autorités pour leur gestion des affaires domesti-
ques (Schneider and Weitsman, 1996 ; Hug and Sciarini, 2000 ; Hug, 2002 :
chap. 4). Par ailleurs, la quantité d’argent investie dans une campagne n’est
pas systématiquement liée à son taux de succès (Fisher, 1999) ; un petit groupe
de leaders politiques peut exploiter habilement une situation et obtenir des
résultats « inespérés » (e. g. Blais et al., 1996). Enfin, les mouvements d’opinion
induits par les communications politiques des élites s’apparentent souvent à
des effets de second ordre s’ajoutant aux effets plus substantiels des variables
socio-économiques ou culturelles (Eichenberg and Dalton, 1993 ; Gabel and
Palmer, 1995 ; Christin and Hug, 1999 ; voir toutefois Steenbergen and Jones,
2002). En résumé, pour des raisons que nous approfondirons lors de notre
discussion des effets des mass médias, les tentatives de « guidage » de l’opinion
publique ou les campagnes de persuasion à grande échelle paraissent enregis-
trer des résultats plus modestes qu’on ne s’imagine généralement. Sans doute
conviendrait-il, dans ce domaine, de revoir à la baisse les objectifs pratiques
et les attentes scientifiques (McGuire, 1981 : 51).
Quand bien même les possibilités pour les élites d’influencer directement
l’opinion publique semblent limitées, une quatrième catégorie d’études top-down
souligne le fait que les élites ont la capacité de contrôler l’agenda politique. Cette
fonction d’agenda-setting (voir chap. 3.1.3) s’observe aussi bien au sommet de
la hiérarchie exécutive (Behr and Iyengar, 1985) qu’aux échelons inférieurs,
où les leaders d’opinion et les médias locaux peuvent jouer un rôle primordial
(McCombs and Shaw, 1995 [1972]). Dans le contexte suisse, les élites politi
ques prennent notamment en charge le « pilotage de la démocratie directe »,
au travers d’un certain nombre de « méta-décisions ». Ces décisions, qui vont
bien au-delà d’une simple tâche d’intendance, concernent notamment la
fixation de l’agenda des votations populaires (sur quoi, comment et quand voter),
ainsi que l’interprétation des résultats de ces votations (voir Germann, 1996).
Nous reviendrons plus loin sur cette question (voir chap. 2.4.2). Notons pour
l’heure que les méta-décisions revêtent une importance croissante, et qu’elles
ont été souvent déterminantes pour l’orientation de la politique extérieure en
65
Suisse (Kreis, 1995). D’autre part, en Suisse comme ailleurs, l’analyse des effets
agenda-setting des mass médias est en plein essor, et désormais toute campagne
électorale ou référendaire d’une certaine importance fait nécessairement l’objet
d’une telle analyse (e. g. Longchamp, 1998a ; Bieri et al., 1999).
passer le ‹ signal › des individus informés » (Delli Carpini and Keeter, 1992 : 35–7
[NT]). Sur une base empirique très large, comprenant une gamme complète
d’enjeux de politique interne et extérieure, Page et Shapiro (1982, 1992)
montrent que plus de la moitié des items ne manifestent aucun changement
significatif d’opinion (i. e. variation supérieure à 6 points). Malgré un léger
surplus d’instabilité dans les préférences de politique extérieure, la magnitude
des changements d’opinion est semblable à celle observée en politique interne.
En revanche, les changements dans les préférences de politique extérieure se
font de manière plus abrupte. Cependant, ces variations soudaines se produisent
souvent en relation avec des événements dramatiques tels que les crises ou
les conflits internationaux. Ainsi, les changements de l’opinion publique
en matière de politique étrangère correspondent à des réactions prévisibles et
raisonnables, en réponse à des événements « objectifs » reportés et interprétés
par les mass médias. Il ne s’agit pas de fluctuations dictées par des « sautes
d’humeur », puisque l’opinion réagit de façon instrumentale à l’information
qui est mise à sa disposition, en répondant « de la même manière aux mêmes
stimuli » (Page and Shapiro, 1992 : 14 ; voir aussi Nincic, 1988 ; Peffley and
Hurwitz, 1992).
En résumé, la spécificité de la politique étrangère tient plus à la nature
des stimuli auxquels les citoyens sont exposés dans ce domaine qu’à la nature de
leurs attitudes20. En substance, si cette analyse est correcte, le postulat d’une
opinion publique capricieuse et volatile devrait être abandonné. En particulier,
ce postulat ne devrait plus faire obstacle à l’extension de la démocratie directe
aux affaires extérieures, comme ce fut longtemps le cas aux Etats-Unis (Ran
ney, 1980 : 75–6 ; Suksi, 1993 : 59–69 ; Kriesi and Wisler, 1999). De même,
dans le cadre de l’intégration européenne, il semble que le soutien des citoyens
à la Communauté dépend de facteurs aussi bien internes qu’internationaux,
tant économiques que politiques et culturels, et agissant aussi bien à court
terme (e. g. les campagnes référendaires) qu’à long terme (e. g. les « traditions
nationales »). Autrement dit, « citizens take their cues from multiple sources
when judging the performance of the EC. For example, although citizens
of the UK, Denmark, and the Netherlands support the EC at far different
levels because of differing historical and foreign policy traditions, there is a
variation around each baseline, and this variation is caused by a similar eco-
nomic and political dynamic » (Eichenberg and Dalton, 1993 : 530). Cette
dynamique s’apparente en quelque sorte à un « choix rationnel », puisque les
citoyens accordent leur soutien à l’intégration européenne dans la mesure où
20
Aux Etats-Unis, trois facteurs contribuent à expliquer pourquoi l’opinion publique
change plus vite en politique extérieure qu’en politique interne : (1) sur la scène interna-
tionale, les événements sont rapides et inattendus ; (2) le gouvernement a un contrôle de
l’information sur les affaires internationales qu’il ne possède pas en politique interne ;
(3) il existe une forte tendance de la part d’une grande majorité du public américain
à identifier un « intérêt national » commun dans les affaires mondiales (Hallenberg
1994 : 176–7).
67
21
Cependant, un modèle de « prédispositions communes » (« shared predispositions »)
pourrait également s’appliquer, selon lequel les attitudes des élites et des citoyens
convergent « naturellement » – notamment en réaction aux mêmes événements de
politique internationale – vers une préférence pour une politique de défense nuancée,
combinant des aspects de dissuasion militaire et de négociation (« dual track policy »)
(Eichenberg 1989).
69
22
D’autres variables sont susceptibles d’affecter la congruence des opinions entre la
base et les leaders : le niveau de participation politique des citoyens (Hansen 1975),
leur position dans la stratification sociale et communicationnelle (Wessels 1995b), leur
contexte socio-démographique (Page et al. 1984), ou la base de représentation (locale
vs. nationale) (Stone 1982).
70
Conclusion
Par le passé, les différences d’opinion entre les élites politiques et le grand
public ont souvent été mises en évidence pour stigmatiser le rôle des citoyens
en politique étrangère (e. g. Kennan, 1954 ; Morgenthau, 1956). En effet, la
cause de ces divergences était généralement réduite à un manque de sophisti-
cation et d’information du mass public. Ainsi, pour peu que l’opinion publique
soit prise en considération dans les travaux empiriques des années 1950 et 60,
c’est surtout pour souligner son ignorance plus ou moins totale des enjeux de politique
étrangère. Certes, le niveau de connaissance du public est parfois extrêmement
faible, notamment vis-à-vis de certains enjeux « techniques » ou « lointains »
comme les traités de désarmement nucléaire. Cependant, il s’avère que « l’igno-
rance » du public est générale (Luskin, 1987 ; Page and Shapiro, 1992 : 9–15 ;
Delli Carpini and Keeter, 1992), et non spécifique aux affaires étrangères. Dans
l’ensemble, les institutions politiques semblent bénéficier de la meilleure connais
sance au sein du public, suivies par les personnalités et les rapports de force
entre partis. Mais parmi les enjeux à proprement parler, les citoyens semblent
aussi bien renseignés des questions de politique étrangère que des questions
de politique interne, et connaissent tout aussi bien l’action du gouvernement
en la matière (Campbell et al., 1985 [1964] : Table 7.1 ; Delli Carpini and
Keeter, 1992 : Table 2.2 ; Page and Shapiro, 1992 : Table 1.2).
Il est vrai que cette connaissance est parfois très superficielle25, mais
ceci n’est guère une caractéristique des affaires étrangères. Certains tests
factuels d’information politique (voir chap. 5.5.2) révèlent que le niveau
24
Lippmann s’est employé à démontrer la contradiction entre le modèle démocratique
(fondé sur la dignité de l’homme et sur la sagesse de ses choix politiques) et la réalité
observable. L’idéal du « self-government » est peut-être approché dans les communautés
rurales, où la relative simplicité des affaires publiques fait en sorte que la doctrine du
citoyen « omnicompétent » puisse être largement vérifiée. Mais partout ailleurs, dans
la société « moderne », le fonctionnement des stéréotypes – ces images dans nos têtes
qui entraînent une distorsion de la réalité objective – met en doute la réalisation de cet
idéal. Le problème se pose avec encore plus d’acuité vis-à-vis des enjeux de politique
extérieure (Lippmann 1965 [1922] : 173). A souligner qu’aujourd’hui la littérature
sur les « cadres de référence » (frames of reference) poursuit la discussion ouverte par
Lippmann.
25
Par exemple, ce que savent les Européens de l’ONU (Everts 1995 : 421) ou les Améri-
cains du contexte géo-politique de la Guerre du Golfe (Delli Carpini and Keeter 1992 :
28–30) est extrêmement superficiel.
73
Basée sur une analyse factorielle de données de sondage portant sur différents
enjeux de politique extérieure, cette construction empirique dégage donc deux
dimensions indépendantes d’un point de vue statistique. Par ailleurs, cette
inférence des attitudes du public à partir de ses opinions sur une série d’enjeux
se justifie par l’existence de véritables systèmes de croyances chez les individus
– une notion très contestée dans les années 1950 et 1960, et qui fait encore
l’objet d’un débat intense (voir chap. 4.1.2). A relever que les quatre groupes
d’attitudes semblent stables dans le temps, aussi bien parmi les élites qu’au
sein du grand public, avec une distribution légèrement différente dans les deux
cas. En effet, le mass public adopte des préférences un peu plus conservatrices,
en adhérant plus souvent que les élites aux systèmes de valeurs hardliners ou
« isolationnistes » (McClosky, 1967 : 63–4 ; Wittkopf, 1986 : 434). En même
temps, il se pourrait que les élites les plus influentes présentent des systèmes
d’attitudes plus « isolationnistes » que d’autres types d’élites (Ferguson, 1986 ;
Aguilar et al., 1997).
Dans la foulée de la recherche américaine, il est apparu qu’en Europe
la structure des systèmes de croyance est également multi-dimensionnelle.
Ainsi, le soutien des citoyens européens à la coopération entre les pays de
l’Alliance atlantique dépendait surtout, au début comme à la fin des années
1980, de deux dimensions orthogonales : la coopération militaire et la coopération
non-militaire (Ziegler, 1987 ; Everts, 1995 : 419–21). De ces deux dimensions
dérivent quatre types de positions fondamentales vis-à-vis de la politique étrangère :
les « Atlanticistes » (qui soutiennent les deux types de coopération), les
« isolationnistes » (qui réprouvent les deux types de coopération), les « alliés
militaires » (qui ne soutiennent que la coopération militaire), et les « partenai
res pacifistes » (qui ne soutiennent que la coopération non-militaire). Dans un
échantillon de 1980, la distribution de ces quatre systèmes-types indique que
les « Atlanticistes » constituent la catégorie la plus importante (34%), tandis
77
26
D’autres dimensions (e. g. « unilatéralisme-multilatéralisme ») ont été avancées pour
mieux saisir les contours des attitudes de politique extérieure (Holsti and Rosenau
1984 : 243–4 ; Wittkopf 1986 ; Hinckley 1988).
27
La plupart des études antérieures au conflit du Viet-Nam avaient démontré qu’il existe
une déconnexion entre les préférences partisanes en vigueur en politique interne
et les préférences de politique extérieure. Or, on assiste depuis les années 70 à une
(re)politisation de la politique étrangère (Wittkopf 1986 : 435).
78
dont les données sont récoltées et analysées, et de perpétuer ainsi une forme de
« fermeture théorique » typique des précurseurs des années 1950 et 1960 (Nincic,
1992b : 784–5). Néanmoins, à notre avis, l’intérêt porté au contexte historique
des opinions dans les années 1970 et 1980 a constitué une étape nécessaire
pour mieux cerner les sources de variation dans les processus de décision et
de mise en œuvre de la politique étrangère. Pour résumer, le postulat d’une
meilleure orientation de la base se fonde sur l’impact durable de certaines
expériences collectives – la guerre du Viet-Nam, les événements protestataires de
1968 ou l’avènement des nouveaux mouvements sociaux. Ces étapes clés de
l’histoire contribuent à façonner de nouveaux enjeux et de nouvelles institutions,
mais également de nouvelles attitudes et croyances au sein de l’élite et du public.
En effet, de nouvelles méthodes d’exploration des données de sondage, telles
que l’analyse factorielle, ont permis de mettre en évidence que les opinions de
politique étrangère dérivent de systèmes de croyances multi-dimensionnels, corrélés
de manière significative au traditionnel clivage idéologique entre « gauche »
et « droite ». Cette analyse donne une meilleure image du grand public (moins
volatile, plus avisé, etc.) – image susceptible de changer la manière dont les
élites perçoivent les citoyens et d’accroître leur importance dans le processus
politique.
Dimension 1 : la saillance
Les enjeux de politique étrangère sont susceptibles de connaître de fortes
variations de saillance, en fonction de l’évolution des affaires internationales
et de l’attention que leur accordent les mass médias (voir Cohen, 1967), en
particulier dans le cadre des campagnes électorales (Budge, 1993 : 73–4).
Pourtant, selon Aldrich et ses collègues (1989 : 127), « there is little theoretical
reason to expect large differences in the availability and campaign accessibility
of foreign and domestic attitudes ». Partant du constat que les candidats à la
présidence des Etats-Unis consacrent une partie considérable de leurs efforts à
définir leur position sur les enjeux de politique étrangère, les auteurs montrent
que ces efforts ne sont pas vains – les candidats « do not waltz before a blind
audience ». En effet, la disponibilité des attitudes (i. e. la connaissance des enjeux)
et leur accessibilité (i. e. la saillance des enjeux) déterminent ensemble l’impact
que ces attitudes peuvent avoir sur le vote pour les candidats. Lorsqu’un enjeu
est saillant, il est immédiatement accessible en mémoire et peut influencer les choix
électoraux. Même si la connaissance et la saillance des affaires étrangères
varient fortement d’un enjeu à l’autre (Graham, 1988), dans l’ensemble les
questions de politique extérieure ont autant de poids sur le vote que les enjeux
de politique interne – un contraste saisissant avec les résultats de Miller (1967)
et Stokes (1970). Les effets d’une campagne électorale se déploient au travers
de deux mécanismes : (1) la couverture médiatique des enjeux renforce leur
saillance ; (2) le positionnement des candidats sur les enjeux crée entre eux
des différences plus ou moins grandes. L’effet total des enjeux est maximal lorsque
leur saillance est élevée et la différence entre les candidats sur les enjeux est important ; il est
85
en revanche minimal lorsque la saillance des enjeux est faible et les positions
des candidats difficiles à distinguer (Aldrich et al., 1989 : 136). Par ailleurs, à
l’aune des variables électorales « classiques » (e. g. identification partisane),
l’impact des enjeux est modeste mais tout aussi significatif.
En définitive, l’analyse de Aldrich et ses collègues suggère une
interprétation très nuancée de l’interaction entre masses et élites. D’une part,
les élites peuvent tirer parti de la saillance de certains enjeux – et la rehausser
au travers des campagnes électorales (voir chap. 3.3.3) – pour influencer le
vote. D’autre part, les attitudes de politique étrangère sont façonnées à long
terme par l’information médiatique intériorisée par les individus. Ainsi, la
mobilisation du public au moment des élections contribue surtout à le ren
dre conscient des alternatives existant sur les enjeux de politique étrangère ;
autrement dit, les élites doivent se contenter d’exploiter un potentiel de soutien
existant au sein du public (Aldrich et al., 1989 : 135). Il paraît improbable
que les élites puissent profiter de la faible saillance des enjeux de politique
étrangère pour manipuler à leur guise le public comme le conçoivent les
approches élitistes (Risse-Kappen, 1991 : 481). De fait, bien qu’ils n’utilisent
pas cette terminologie, l’analyse d’Aldrich et ses collègues est une contribution
à l’étude des priming effects des mass médias (voir chap. 3.3.4).
Plusieurs autres études ont montré que les enjeux de politique étrangère
sont souvent saillants et déterminants pour l’évaluation de candidats à des
élections (e. g. Perloff, 1985 ; Hurwitz and Peffley, 1987b). Contrairement à
d’autres enjeux, l’intérêt personnel pour les affaires étrangères est associé de
manière significative avec la plupart des mesures d’attention à la campagne et de
recherche d’information (Perloff, 1985 : 190–1), peut-être parce que ces enjeux
sont à la fois « motivants » et n’inspirent que peu de certitude (Kruglanski,
1996). Ainsi, l’importance des affaires extérieures stimule la recherche d’information
et la participation politique, ce qui semble difficilement conciliable avec les thèses
top-down de la manipulation du public en politique extérieure. Ajoutons qu’un
niveau élevé de saillance semble augmenter la réceptivité des élites de politique
étrangère aux formes « immédiates » de l’opinion publique (sondages, contacts
personnels, lettres, téléphones, etc.) (Powlick, 1995 : 441).
Le défaut principal de la « saillance » comme dimension des enjeux
est son manque de clarté conceptuelle. Aussi l’a-t-on opérationalisée par toute une
série d’indicateurs, dont certains relèvent à notre avis d’autres dimensions.
Nous la définissons pour notre part comme l’importance personnelle accordée à un
enjeu, ou alternativement comme le rang attribué à un enjeu sur une échelle
de priorités. A ce titre, elle se distingue de la familiarité, qui exprime le degré
de connaissance d’un enjeu. Il est pourtant difficile de distinguer clairement
la saillance de concepts tels que « l’intérêt » (interest, concern) pour les enjeux,
le « niveau d’engagement » (involvement toward issues), l’intensité des jugements,
ou encore « l’intensité motivationnelle », qui sont souvent utilisés comme des
équivalents de la saillance. Enfin, pour des raisons pragmatiques tenant à la
86
qualité des données récoltées, souvent les indicateurs de la saillance ne sont que
« les meilleurs dont on dispose » – et non ceux recommandés par la théorie.
Dimension 2 : la familiarité
La différence entre saillance et familiarité rejoint la distinction habituellement
opérée entre « affect » et « cognition », ou entre les composants affectif et
cognitif des attitudes (voir chap. 4.2.1). Autrement dit, tandis que la saillance
exprime le niveau d’engagement affectif vis-à-vis d’un objet, la familiarité traduit
le niveau de connaissance de cet objet30. A l’instar de la saillance, la familiarité a
également été appréhendée par une grande variété de concepts et d’indica-
teurs – la connaissance, le niveau de compétence ou de conscience (awareness,
attentiveness), le niveau d’expertise, etc. En psychologie, la connaissance d’un
enjeu conditionne la disponibilité des attitudes à propos de cet enjeu (Aldrich
et al., 1989 ; Eagly and Chaiken, 1993 : 193–206). Dans la mesure où une
attitude est disponible, la saillance de l’enjeu détermine ensuite l’accessibilité de
cette attitude, c’est-à-dire la facilité avec laquelle elle peut être « mobilisée »,
par exemple pour influencer un choix électoral31. En d’autres termes, un
enjeu saillant pour un individu lui est nécessairement familier, tandis qu’un
enjeu connu n’est pas nécessairement saillant (tout en restant disponibles, les
attitudes vis-à-vis d’un enjeu peuvent perdre de leur intensité lorsque cet enjeu
rétrograde dans l’ordre des priorités).
La familiarité des enjeux, dont l’importance a été reconnue de bonne
heure (e. g. Campbell et al., 1964 : 97 ff.), n’a été étudiée que plus récemment
de manière systématique. Par exemple, le niveau de connaissance des enjeux
joue un rôle central dans les modèles de formation des opinions de Gamson et
Modigliani (1966), Zaller (1992) ou Bartels (1996). Mesurée la plupart du temps
au niveau individuel, la familiarité peut être également estimée au niveau collectif
(e. g. Zaller, 1992 : 151 ff.). A ce niveau, la familiarité des enjeux contribue à
définir un contexte plus ou moins favorable à la capacité d’influence des élites
politiques. Globalement, les changements d’attitudes sont plus rares sur des
enjeux familiers, et se limitent généralement à la portion du public la moins
30
Nous distinguons ici la familiarité, ou le niveau de connaissance des enjeux, de certains
concepts et mesures destinés à évaluer le niveau de connaissance général des individus
vis-à-vis de la politique : le degré de « sophistication politique », le niveau d’« infor-
mation », de « conceptualisation » ou d’« expertise » (voir chap. 4.3.3).
31
Aldrich et ses collègues se basent sur les travaux de Russell Fazio : « Availability refers
to whether a construct or category is stored in memory, while accessibility refers to the
readiness with which a stored construct like an attitude is retrieved from memory or is
used in stimulus encoding. (…) Thus attitudes may be thought of as occupying a position
on an accessibility continuum. At the lower end of this continuum are nonattitudes,
where no evaluation of the attitude object is represented in memory. At the upper end
of the continuum are attitudes that are well learned and chronically accessible. In the
middle range of the continuum are attitudes that are available but only moderately
accessible » (1989 : 125).
87
informée (Zaller, 1992 : 155). En résumé, la marge de manœuvre des leaders politiques
semble restreinte sur ce type d’enjeux ; l’opinion publique sur les enjeux familiers est
relativement stable et peu vulnérable à la persuasion. Mais elle peut changer
lorsque la situation internationale se modifie de manière fondamentale (Page
and Shapiro, 1992). Ajoutons que la familiarité des enjeux est souvent liée à leur
ancienneté – ou, si l’on préfère, à la durée de leur présence sur l’agenda politi
que. Cependant, nous ne considérerons pas la persistance des enjeux comme
une véritable dimension, dans le sens où chacune des dimensions présentées
dans ce chapitre doit être appréhendée dans une perspective dynamique.
Dimension 4 : la complexité
Le degré de complexité d’un enjeu a souvent été envisagé comme un facteur
important des attitudes relatives à cet enjeu. De manière générale, Converse
(1964 : 213) considère que la politique est une affaire complexe (« remote and
abstract »), et que seuls les individus disposant d’une « connaissance contex-
tuelle » suffisante peuvent prendre un parti « éclairé » des enjeux. Poursuivant
ce raisonnement, Zaller (1992 : 47–8) argumente que le degré d’obscurité
ou de complexité cognitive des enjeux joue un rôle important du point de vue
de la formation des attitudes populaires. Dans le cas des enjeux limpides (easy
learning situation), les messages persuasifs de l’élite sont facilement « décodés »
par l’ensemble des citoyens, qui les jugent à l’aune de leurs prédispositions.
Dans le cas des enjeux complexes (hard learning situations), seuls les individus les
plus compétents (i. e. ceux possédant l’information contextuelle nécessaire)
sont en mesure de faire correspondre les messages de l’élite avec leurs intérêts
89
Dimension 5 : l’obtrusivité
Neuman (1990) suggère qu’une autre dimension des enjeux peut conditionner
la dépendance des individus vis-à-vis des mass médias. L’obtrusivité peut être envisagée
comme un continuum exprimant dans quelle mesure les enjeux sont proches
de l’expérience quotidienne des individus et ont des effets tangibles sur leurs
conditions de vie (McCombs, 1994 : 7). Dans le cas des enjeux « obtrusifs »,
c’est-à-dire d’enjeux ayant une prise directe sur la vie quotidienne des individus
(inflation, chômage et autres enjeux de type bread and butter), les citoyens ne
90
performance dans les affaires bread-and-butter, ce qui leur donne une marge de
manœuvre accrue dans leur gestion des enjeux non-obtrusifs. D’autre part,
devant leur incapacité chronique à satisfaire l’électorat sur les enjeux obtrusifs
(chômage, inflation, etc.), les élites sont régulièrement tentées de se tourner
vers les enjeux de politique extérieure pour redorer leur blason et détourner
l’attention des problèmes internes (Holsti, 1992 : 452 ; Morgan and Bickers,
1992 : 25–6). Cependant, cette stratégie n’est pas dépourvue de tout danger,
notamment si le contrôle sur l’information médiatique leur échappe33.
Dimension 6 : la redistributivité
Selon Brooks (1990), les gouvernements agissent plus souvent en accord avec
le public dans le domaine des affaires extérieures qu’en politique interne. Ce
résultat, identique pour les quatre pays occidentaux étudiés (France, UK,
RFA et USA), s’inscrit apparemment en faux contre le postulat maintes fois
énoncé que les élites sont moins sensibles aux pressions de l’opinion publique
en matière de politique étrangère (e. g. Miller and Stokes, 1967). Toutefois,
il apparaît qu’une dimension spécifique des enjeux interfère dans ce résultat.
En effet, Brooks note que les enjeux « redistributifs » donnent lieu à moins de
congruence entre les politiques et les préférences populaires que les enjeux
« non redistributifs » – or, pratiquement tous les enjeux redistributifs ont trait
à la politique interne (1990 : 516–7). Ce résultat fait écho à la typologie des
« arènes » politiques de Theodore Lowi : l’arène comprenant les enjeux relatifs
à la redistribution des ressources est celle qui s’apparente le plus au modèle
élitiste34. En effet, les enjeux redistributifs, fortement idéologiques et marqués
par des conflits de classe, donnent régulièrement lieu à une « frustration de la
volonté populaire ». A cet égard, Miller (1983) suggère que les enjeux redistri-
butifs produisent des majorités transitives dans les préférences populaires, c’est-à-dire
33
A cet égard, Morgan et Bickers rappellent que les décisions de politique extérieure sont
des décisions politiques, et non des décisions inéluctables déterminées seulement par le
contexte international. En particulier, « aggressive foreign behavior is a useful tool for
dealing with domestic political problems. (…) [M]any international relations theorists
accept as conventional wisdom the notion that foreign conflict is often initiated in an
attempt to divert attention from domestic problems » (1992 : 26 ; voir cependant Stohl
1975).
34
S’inspirant de cette typologie (voir Rosenau 1967 : 19–20), Brooks définit les enjeux
distributifs « as proposals to reallocate income, property, political rights, or some other
related value among broad groups or classes. This necessarily means that there will
be winners and losers. This process often will be marked by class conflict and will be
cast in ideological terms. (…) Since these issues challenge those forces that benefit
from existing inequalities in economic and political power, it can be expected that in
these cases, more than others, attempts will be made to frustrate the popular will »
(1990 : 516). Les enjeux non-redistributifs regroupent deux autres catégories de Lowi
(« regulatory » et « distributive »). Il est à noter que cette dimension des enjeux est la
seule qui soit associée au niveau de congruence entre les préférences populaires et les
politiques (Brooks 1990).
92
des choix sociaux stables dont le résultat est de conserver les mêmes groupes
de gagnants et de perdants. Au contraire, « purely allocative or distributive
issues (such as patronage, spoils division, and pork barrel) of the sort often
associated with pluralist politics and political stability entail massive major-
ity cycles » (1983 : 742). Ce mécanisme entraîne aussi pour conséquence la
frustration des intérêts d’une forte minorité sur les enjeux redistributifs, ce d’autant plus
que la société est divisée par des clivages qui se superposent (plutôt qu’ils ne se
chevauchent) et que les enjeux sont uni-dimensionnels (Miller, 1983 : 740–1).
En résumé, l’implication de la redistributivité des enjeux pour le processus
de formation des opinions est paradoxale : tandis que les enjeux redistributifs
sont mieux « contrôlés » par les élites au pouvoir, la marge de délibération sur
les enjeux non-redistributifs est plus importante et le potentiel de changement
des attitudes populaires est probablement plus vaste.
Dimension 7 : la conflictualité
Pour certains auteurs, le degré de division de l’élite sur les enjeux joue un rôle
de tout premier plan dans la formation de l’opinion publique (Zaller, 1992 ;
Hubert, 1994). L’ampleur de cette division tient probablement au degré de
conflictualité intrinsèque des enjeux, qui par leur nature même peuvent engen-
drer des conflits d’intérêt ou idéologiques plus ou moins importants entre les
acteurs du système politique. Certains enjeux, et même certains domaines
politiques, sont connus pour diviser plus profondément et durablement les
élites politiques, alors que d’autres sont traités de manière plus consensuelle
(Hug, 1994b ; Papadopoulos, 1994). Précisons que la conflictualité d’un enjeu
concerne le rapport de force, au sein de l’élite ou au sein de la population, entre
les différentes positions qui s’expriment – cette dimension se distingue donc
de la visibilité des alternatives politiques sur un enjeu (voir supra).
Dans la mesure où un enjeu fait l’objet d’une décision politique, le
rapport de force observé à un moment donné du processus décisionnel per-
met difficilement de présager de son issue finale. En revanche, un niveau élevé
de conflit conduit probablement à une participation et à une délibération accrues, car les
perspectives de victoire ne sont assurées pour aucun des camps qui s’affrontent
(Papadopoulos, 1996 : 16 ; Taylor, 1982). Selon Schattschneider (1960), le
conflit constitue le phénomène essentiel en politique et le moteur principal de
tout changement. De fait, « le conflit est captivant » (1960 : 139), et il existe
probablement une corrélation positive entre le niveau initial du conflit au sein
des élites politiques et le niveau général de participation politique35. D’autre
35
De fait, comme l’issue d’un conflit politique dépend largement de son envergure et de sa
capacité à se propager au sein de la société, la politique peut être vue comme un champ
de tension entre la privatisation et la socialisation du conflit. Tandis que les groupes
d’intérêts privés travaillent à la privatisation du conflit, de manière à maintenir les biais
du système, les partis sont davantage impliqués dans l’extension du conflit à une plus
large échelle – parfois jusqu’à englober la société dans son ensemble (Schattscheider
1960).
93
Dimension 8 : la gravité
On considère parfois que la « gravité » ou « l’urgence » d’un enjeu, c’est-
à-dire son caractère de crise (par opposition aux situations « normales » ou
« délibératives »), peut déterminer la marge de manœuvre dont bénéficient
les autorités. Par exemple, Hermann (1969) conçoit n’importe quelle situation
internationale à laquelle sont confrontés les décideurs politiques comme une
combinaison de trois dimensions : le niveau de menace ; la durée de temps pour
36
En effet, lorsque les attitudes du public reposent sur des valeurs intenses et durables,
elles peuvent se révéler quasiment imperméables à la persuasion, même lorsque de
nouveaux événements de politique extérieure « dissonants » sont interprétés de façon
extrêmement consensuelle par les élites politiques (Peffley and Hurwitz 1992).
94
prendre une décision ; le degré de surprise. Dans cette typologie, les situations
de crise se caractérisent par un degré de menace et de surprise élevé, ainsi que
par la durée limitée du temps à disposition pour prendre des décisions. Un tel
contexte a souvent été mis en relation avec le phénomène de rally round the flag
dont bénéficie l’exécutif américain (voir chap. 2.1.2). Cependant, ce phénomène
admet certaines exceptions – sans compter qu’il ne s’applique qu’au contexte
américain –, et son ampleur diminue sensiblement si les médias se font l’écho
de critiques à l’action gouvernementale (Hubert, 1994 : 14).
Paradoxalement, l’opinion publique pourrait jouer un rôle plus
important, quoique indirect, dans les situations de crise que dans d’autres types
de situations (Foyle, 1994). Il se peut que les citoyens acquièrent davantage de
connaissances sur les enjeux « graves » (Hubert, 1994). Or, la familiarité des
enjeux limite la capacité d’influence des élites. Par ailleurs, en contradiction
avec les postulats de la doctrine réaliste (« increased threat, heightened secrecy,
concentration of authority, and premium on quick and decisive action »), Foyle
(1997) montre que, en cas de crise, les décideurs américains continuent d’agir
en fonction de leurs croyances normatives prescrivant une intervention des
citoyens dans le processus de décision. Cependant, l’influence de l’opinion
publique s’exerce non pas au début, mais plutôt à la fin du processus de dé-
cision, notamment lors de la phase de mise en œuvre. Pour sa part, Neuman
(1990) élabore une typologie des enjeux selon le degré d’interaction entre
l’opinion publique et le traitement de l’information par les médias. Il observe
une interaction forte dans le cas des enjeux classés comme « crises », et une
interaction plus faible (voire inexistante) pour les autres catégories d’enjeux.
Par ailleurs, il faut souligner l’importance des variations (et non seulement de
l’augmentation) dans le niveau de gravité des enjeux (Peffley and Hurwitz, 1992 :
456). Ainsi, une diminution de la gravité d’un enjeu pourrait également accroître
la pression de l’opinion publique – par exemple en faveur d’une réduction de
l’engagement militaire.
Globalement, il serait faux de croire que les élites peuvent en toutes
circonstances se servir des crises internationales pour faire avancer leurs idées
auprès du public. Au contraire, il apparaît que les citoyens sont en mesure
d’imposer plus de « pression » sur les autorités quand celles-ci font face à des
problèmes graves – c’est-à-dire à la fois menaçants pour les intérêts du pays,
et réclamant une réponse urgente, non « bureaucratique », au vu du degré de
surprise des événements. Tout au plus, les citoyens semblent parfois disposés
à donner à leurs autorités les moyens d’agir rapidement, comme la situation
l’exige, mais ils n’expriment nullement un consensus sur les buts à long terme
de la politique extérieure (Hinckley, 1992 : chap. 2).
Dimension 9 : l’intégration
Comme nous l’avons souligné précédemment (voir chap. 2.2), l’opinion pu-
blique et les élites se trouvent divisées d’une manière plus complexe et plus
95
Tableau 2.2 : Impact d’une variation des enjeux sur le mode de relations entre élites
et citoyens
revendications ont une réelle chance de parvenir sur l’agenda formel et d’at-
tirer l’attention des décideurs politiques. On peut douter de l’existence de
véritables publics sectoriels en matière de politique étrangère, du moins en Suisse
et dans les démocraties occidentales. Néanmoins, la discussion qui précède
attire notre attention sur l’importance cruciale de certaines dimensions des
enjeux pour le processus de formation des opinions ; ces dimensions peuvent
affecter de façon cruciale les rapports entre la population et les élites. Tout
particulièrement, la saillance des enjeux est à la fois une dimension du jeu
politique aisément « construite » (en grande partie par les mass médias) et
une information immédiatement communiquée aux élites (en grande partie
par les sondages d’opinion et les médias). Autant les décideurs politiques que
les candidats à diverses fonctions ne peuvent guère se conduire de manière
identique en présence d’enjeux saillants ou secondaires, et doivent souvent se
conformer aux exigences de l’agenda public.
98
La politique de sécurité
Dans la recherche, les relations internationales et la politique de sécurité sont
communément considérées comme appartenant au même domaine (foreign
policy). En tant qu’instrument traditionnel de la politique de neutralité, le statut
de l’armée de milice revendique une place de choix parmi les enjeux de
politique extérieure, ainsi qu’en atteste la très forte mobilisation populaire du
vote de novembre 1989 (initiative du GSsA pour la suppression de l’armée).
L’attachement traditionnel des Suisses à leur armée a été favorisé par la croyance
largement répandue que la dissuasion militaire suisse a préservé le pays des
conflits (particulièrement des deux guerres mondiales). Cette croyance était
accréditée par l’élite en place et par certains travaux d’historiens enseignés
dans les écoles (e. g. Grandjean et Jeanrenaud, 1965 : 225–6 ; Chevallaz,
1964 : 355–7)39. Un élément frappant du discours traditionnel sur la dissuasion
militaire suisse est l’auto-référence constante au passé de la Confédération.
Par exemple, le Conseil fédéral déclarait au lendemain de la Seconde Guerre
Mondial que « la supériorité numérique de l’ennemi ne doit donc pas avoir
plus d’influence sur notre volonté de nous défendre qu’elle n’en a eu pour les
anciens confédérés lorsqu’ils luttaient pour leur existence » (CF, 1947 : 77).
D’une certaine manière, le principe de l’armée de milice fait partie intégrante
de la culture politique suisse – ce d’autant plus que l’armée assume également
une fonction intégratrice et « nationalisante » auprès des jeunes recrues, « à
un âge où ils sont encore très impressionnables » (Schmid, 1981 : 28).
Cependant, en comparaison des relations internationales, la politique
suisse de sécurité a suscité de plus longue date un affrontement ouvert,
essentiellement entre la gauche et la droite, comme partout en Europe (voir
Eichenberg, 1989). Avant même la chute de l’Empire soviétique, le système de
valeurs des citoyens de gauche a souvent déterminé chez eux un rejet de la force
militaire, et en même temps une remise en question de l’organisation existante
de l’armée suisse, particulièrement à propos du traitement des objecteurs
39
Selon Schmid, « tous les [manuels d’histoire utilisés dans les écoles suisses] mettent
l’accent sur l’importance d’un fédéralisme décentralisé, de l’autonomie cantonale, des
institutions démocratiques et d’une politique extérieure et interne de neutralité. De plus,
des thèmes historiques tels que le serment du Rütli, Guillaume Tell et la lutte pour la
liberté sont employés en vue d’enseigner des attitudes civiques » (1981 : 81 [NT]). Ceci
étant, la controverse historique sur l’autonomie et la souveraineté helvétiques n’est pas
close, que ce soit pour la période récente ou pour l’époque « héroïque ». Selon Lüthy,
la survie de la Confédération « ne fut pas assurée par sa cohésion interne ni par les
mécanismes très fragiles de la concertation et du compromis, mais par une influence
extérieure – de fait, par l’intérêt des puissances européennes à maintenir le statu quo
aux confins des Alpes » (1971 : 17 [NT]).
103
41
Certes, le choix de ce « groupe de contrôle » n’est pas idéal, parce qu’il n’est sans
doute pas représentatif de la politique interne. Ainsi, il aurait été peut-être préférable
de choisir un autre domaine, comme la politique sociale ou des transports. Toutefois,
nous avons jugé plus important de décrire la « périphérie » de la politique extérieure
que d’en contrôler scrupuleusement la spécificité ; de plus, nous utiliserons également
des données portant sur d’autres questions internes, afin d’observer les différences avec
les affaires extérieures (voir chap. 6.5 et 6.6).
105
consacre pas le droit explicite à l’asile pour les réfugiés, mais prévoit dans son
article 2 que les réfugiés obtiennent l’asile lorsqu’ils remplissent les conditions
prévues par la loi » (Kälin, 1992 : 769 [NT]). De plus, la décentralisation de
la mise en œuvre des critères d’admission fait intervenir d’autres facteurs
pour la pratique de la politique d’asile. Par exemple, le pourcentage de po
pulation étrangère et l’attitude des citoyens dans chaque canton influencent
de manière importante le traitement des demandes d’asile (Holzer et al., 2000)
ou l’attribution de permis de travail aux requérants (Spörndli et al., 1998).
Ainsi, une approche relativement restrictive des problèmes d’immigra
tion, qui satisfait à la fois la majeure partie des élites politiques et de la
population, a toujours été reconduite avec succès. En témoignent notamment
l’acceptation des deux projets de durcissement de la loi sur l’asile et de la loi
sur le séjour et l’établissement des étrangers (avril 1987), ainsi que l’acceptation
des mesures de contrainte (décembre 1994). Par contraste, le refus de l’initiative
de l’Action Nationale pour une limitation de l’immigration (décembre 1988)
montre que les solutions « extrémistes » ne sont pas en mesure de rallier une
majorité. Inversement, à l’instar des deux projets de naturalisation facilitée
pour les jeunes étrangers (décembre 1983 et juin 1994, ce dernier ayant été
refusé, il est vrai, par la seule majorité des cantons), les propositions trop
novatrices essuient également des revers en votation populaire. Le succès de
la politique gouvernementale en matière d’immigration semble résulter d’un
fragile équilibre entre la nécessité d’une certaine ouverture à la main-d’oeuvre
étrangère (Sciarini et al., 1997 : 20–3) et le contrôle des prétendus abus du
droit d’asile42. Au total, cinq objets de vote relatifs au statut des étrangers ont
été retenus dans notre analyse.
Pour l’heure, le Tableau 2.3 énumère les 16 projets analysés dans
cette partie empirique. Il est à noter que d’autres objets auraient mérité de
figurer dans cette liste, comme le projet de naturalisation facilitée pour les
étrangers de décembre 1983. Malheureusement, pour un petit nombre d’objets
relativement anciens, nous ne disposons pas des enquêtes VOX – qui ont été
perdues ! – et de ce fait nous nous concentrerons sur la douzaine d’années
entre 1984 et 1995.
42
Dans le débat sur les mesures de contrainte en 1994, le président du PRD Franz Stei-
negger déclarait : « Wir bewegen uns innenpolitisch in der Ausländer- und Asylfrage
auf sehr dünnem Eis. Die Volksabstimmungen von 1992 über den EWR-Vertrag und
von 1994 über die erleichterte Einbürgerung zeigen dies deutlich. (…) Angesichts
der angespannten Situation in der Ausländer- und Asylfrage genügt es nicht, vor
Ausländerfeindlichkeit zu warnen und womöglich gleichzeitig der missbräuchlichen
Ausnützung unserer rechtsstaatlichen Verfahren Vorschub zu leisten. Wer offenkundige
Missbräuche toleriert und nicht bekämpft, macht sich am Ende mitschuldig, wenn
ausländerfeindliche Gruppen aktiv werden. Gerade in der Ausländer- und Asylfrage
darf die Bevölkerung nicht den Eindruck erhalten, den politischen Kräften fehlten
die Absicht, der Wille und die Kraft, Missbräuche in den Griff zu bekommen » (Neue
Zürcher Zeitung, 22.11.1994, p. 15).
106
le travail de Sidjanski et Nicola est coupable de s’être basé sur l’intérêt des
citoyens pour les affaires internationales, et non pour la politique extérieure
suisse proprement dite. Ainsi, il est vraisemblable qu’on ait mis en évidence
davantage d’intérêt de la part des citoyens qu’il n’en existe réellement. En effet,
l’intérêt pour la politique étrangère serait mieux mesuré par l’attention prêtée à
des projets concrets, soumis à votation populaire – une procédure rendue possible
par l’adoption, en mars 1977, du Référendum sur les traités internationaux
(RTI). Sur la base des premiers sondages VOX, inaugurés justement à l’occasion
du scrutin de mars 1977, Hablützel et Hertig montrent que, parmi les 33
projets proposés aux citoyens suisses en deux ans (1977–79), le seul objet de
politique extérieure (le RTI) est le moins saillant aux yeux du public sur plu
sieurs dimensions, tendant à confirmer la « loi anthropologique » d’Almond.
Pourtant, comme nous le montrons en détail ailleurs (Marquis, 1997), une
étude de cas ne permet aucune généralisation pour l’ensemble de la politique
extérieure. Par ailleurs, la sélection du cas en question pose problème, puisque
le RTI doit être considéré comme un projet institutionnel, et non comme un
projet de politique extérieure à proprement parler. Enfin, en élargissant la
base empirique tout en reproduisant la procédure et les indicateurs utilisés par
Hablützel et Hertig, nous avons pu montrer que les objets de politique exté
rieure sont au contraire plus saillants pour le public que les objets de politique
interne (Marquis, 1997 : 19–25 ; voir aussi chap. 6.6.3 infra).
Plus récemment, Schöni et Zwicky (1988) ont abordé la question du
rôle des citoyens en politique extérieure dans une perspective sociologique. Les
éléments centraux de leur analyse sont la capacité d’orientation et l’horizon
d’orientation des citoyens, attributs qui sont liés aux différences socio-culturelles
et particulièrement au niveau d’éducation. Pour la plupart des citoyens, la
politique internationale – y compris les projets d’adhésion de la Suisse à des
organisations internationales ou supranationales – dépasserait leur horizon
d’orientation. Il existerait en effet une limitation générale du public pour
percevoir des objets dont la « distance structurelle » est trop importante.
S’ensuivraient des orientations politiques « fragmentées » et « instables »,
dérivant du fait que « l’individu en règle générale ne possède pas les moyens co
gnitifs pour pouvoir codifier de manière sensée [sinnvoll] les domaines structurels
se situant au-delà de son voisinage » (Schöni und Zwicky, 1988 : 244 [NT]).
Par contraste, les élites et les citoyens de formation supérieure posséderaient,
quant à eux, une perception différenciée des affaires extérieures (1988 : 245).
Ceci étant, cette étude n’apporte aucun fait empirique nouveau ; globalement,
son argumentation ne fait que reprendre le credo de la doctrine réaliste et
la vision « manichéenne » des systèmes d’attitudes popularisée par Converse
(1964). Par ailleurs, une segmentation du public en fonction de ses capacités
d’orientation a été mise en doute par plusieurs études démontrant l’aptitude
d’un large public à s’orienter sur des enjeux relativement complexes d’une
façon « rationnelle » (voir chap. 4.1.2).
109
44
A noter que d’autres variables viennent brouiller les pistes en agissant sur la congruence
en interaction avec les variables institutionnelles ou partisanes – par exemple les diffé-
rences générationnelles (Eichenberg 1989 : 227), la structure politique des communautés
ou leur niveau de participation (Hansen 1975 : 1187).
114
que certains partis ont longtemps tardé à prendre à bras le corps la question
de l’intégration européenne et internationale de la Suisse.
Dans les chapitres suivants, consacrés essentiellement à l’étude du
cas helvétique, nous allons nous concentrer sur quelques-unes des dernières
étapes du processus de décision en politique étrangère : la fixation du scrutin
populaire, la campagne référendaire, la votation elle-même, l’interprétation
du résultat. Ce faisant, nous examinerons les rapports entre élites et citoyens
dans quelques phases « privilégiées » de leur interaction. Cependant, l’opi-
nion publique est également une cible et une source d’influence en dehors de
ces instants qui focalisent les regards. Comme nous l’avons montré en détail
dans notre texte original (Marquis, 2002 : 69–75), l’étude du stade décisionnel
comme élément du contexte de la politique extérieure a préoccupé plus d’un spécialiste
(e. g. Cobb and Elder, 1972 ; Powlick, 1991, 1995 ; Lemert, 1992 ; Foyle,
1994 ; Graham, 1994). En effet, un découpage temporel selon les phases
du processus permet de mieux identifier à quel moment interviennent quels
acteurs pour tenter d’influencer la prise de décision. De manière indirecte, le
stade décisionnel a également une influence sur le nombre d’acteurs insérés dans
les débats sur un enjeu, ainsi que sur leurs pratiques et leurs stratégies (avant
tout celles des différents groupes d’élites). En effet, l’attitude adoptée par un
acteur à un moment donné est interdépendante de la situation issue des phases
antérieures et du résultat envisagé au cours des phases ultérieures.
En politique étrangère, selon Foyle (1994), les élites américaines ont
une perception plus ou moins différenciée de l’opinion publique – variant
entre une opinion « projetée », « perçue » et « spécifique » – suivant le stade
décisionnel (représentation des problèmes, définition des options, sélection
d’une politique, mise en œuvre) et suivant le type d’enjeux (situations de crise
ou situations délibératives). Or, ces variations dans la façon d’appréhender
l’opinion publique est un élément fondamental pour comprendre son mode
d’interaction avec les élites et son impact ultime sur les mesures adoptées. Il
s’avère ainsi que la thèse de la « restriction des choix » (voir Figure 2.1) s’appli-
que relativement bien aux situations de crise, tandis que la thèse du « contrôle
par l’élite » résume davantage les situations délibératives, notamment parce
que l’opinion publique n’est pas prise en considération lors de la sélection des
politiques. Dans l’ensemble, toutefois, l’opinion affectant les décisions est plus
spécifique dans les situations délibératives que dans les situations de crise. En
d’autres termes, une plus grande différenciation ou fidélité dans la perception de
l’opinion publique ne lui garantit pas nécessairement une influence accrue
sur les décisions des élites (voir Foyle, 1994 : 31–2).
En réalité, l’opinion publique est surtout considérée par les professionnels
de la politique extérieure américaine comme un first cut, c’est-à-dire comme un
facteur qu’ils prennent en compte relativement tôt dans le processus de décision
et qui joue comme une norme subjective de « faisabilité politique » (Powlick,
1991 : 635–6). En résumé, l’opinion publique américaine joue un certain rôle
115
dans la phase de « définition des options », alors qu’elle est largement absente
ou « contrôlée » au cours des phases suivantes. Ainsi, lorsque une mesure prise
suscite une opposition populaire, la réaction typique n’est pas de changer de
politique, mais d’éduquer le public pour s’assurer son soutien (Powlick, 1991 :
636). Il serait toutefois incorrect de penser que l’impact de l’opinion publique
diminue linéairement en fonction de l’avancement du processus de décision. En
substance, l’opinion publique remplit apparemment une fonction importante
et directe dans la définition dynamique de l’agenda politique. De même, le
succès de la phase de ratification d’accords internationaux dépend dans une
large mesure du niveau de consensus populaire face aux textes soumis au Congrès,
c’est-à-dire de l’ampleur du soutien ou de l’opposition qui se révèle dans les
sondages (Graham, 1994 : 202–3). En revanche, lors de la phase de négociation,
l’opinion publique ne produit qu’un impact indirect sur les décideurs, quand
bien même cet impact peut se révéler important en dernière analyse (Putnam,
1988). Enfin, l’opinion publique joue parfois un rôle indirect lors de la phase
de mise en œuvre : certaines élites peuvent se servir du soutien populaire à
l’un des aspects particuliers d’un enjeu pour réorienter une politique mise en
route précédemment (Graham, 1994 : 204).
are doing and how they are doing it » (Cronin, 1989 : 224). Cependant, il
est difficile d’affirmer qu’un remaniement de la politique extérieure figure
parmi les objectifs de ces réformes, puisque souvent cette question n’y est pas
abordée ; de plus, les instruments envisagés sont souvent de portée modeste,
entourés de nombreux gardes-fous, et destinés en premier lieu à la politique
locale (1989 : 232–46). Ainsi, le dessein de ces réformes n’est pas, dans la
plupart des cas, d’évincer les élites de la conduite des affaires étrangères. La
pratique référendaire montre que « la grande majorité des décisions de politique
extérieure restent exclusivement entre les mains de diplomates confirmés et de
politiciens de carrière » (Rourke et al., 1992 : 176 [NT]). De fait, la démocratie
directe s’est développée comme une instance de supplémentation aux fonctions
exécutives, et non comme une force d’opposition échappant à tout contrôle
(Cronin, 1989 : 229 ; Schaffner, 1996 : 161–2 ; Gallagher, 2001).
En réalité, l’utilisation des référendums comme procédure de supplé
mentation aux décisions de l’élite nous rend attentifs au fait qu’il existe au
moins deux types d’instruments de démocratie directe. En premier lieu, les référendums
de type « plébiscitaire » existent dans un certain nombre d’états, qui ont
notamment été confrontés à des questions de souveraineté (e. g. référendums
d’autodétermination), d’adhésion à des organismes supranationaux ou de
ratification de traités internationaux. Dans le cas des plébiscites, et dans une
moindre mesure dans le cas des référendums obligatoires46, c’est le gouvernement
ou le parlement qui décide de soumettre un objet à l’approbation populaire
et qui détient donc la compétence exclusive de déclencher le processus référendaire.
Cette caractéristique ressortit plus spécialement aux systèmes représentatifs
et majoritaires (Westminster democracies), dans lesquels les « droits populaires »
assument avant tout une fonction de légitimation (Vatter, 1997 : 11–2). Or, cette
fonction des droits populaires « majoritaires » est souvent considérée comme
particulièrement importante en politique extérieure, où se posent des questions
cruciales pour le destin des états – adhésion à des communautés supranationales,
ratification de traités internationaux, etc.
Un second type d’instruments de démocratie directe se distingue du
premier en ceci que l’impulsion du processus référendaire revient en partie
aux groupes de la société civile47. Ceci présuppose que les mécanismes de
saisie des droits populaires sont codifiés (de manière permanente) dans l’ordre
institutionnel, et ne dépendent pas de la bénévolence du pouvoir exécutif ou
législatif. C’est seulement alors que l’on peut parler de véritables instruments
46
En effet, comme nous le verrons, la décision de soumettre un objet au référendum
obligatoire résulte souvent d’une appréciation politique de l’enjeu, et non de considé-
rations purement formelles.
47
En partie seulement, car comme le montre la pratique du référendum ou de l’ini-
tiative en Suisse, ce sont fréquemment les partis politiques insatisfaits de la politique
gouvernementale qui se saisissent des instruments de la démocratie directe, aussi bien
en politique interne qu’en politique extérieure (voir Kriesi 1995 : 91 ff.).
118
48
Selon Vatter, la fonction d’intégration de la démocratie directe s’articule de manière
plus ou moins systématique à une fonction de compensation (1997 : 14). Historique-
ment, la démocratie directe a fait « mûrir » la démocratie de concordance (fonction
d’intégration) ; parallèlement, elle fournit un mécanisme de régulation des conflits et
compense dans le court terme les déficits de la démocratie de concordance (fonction
de compensation).
119
49
Nous ne souhaitons pas ici résumer l’histoire de la politique étrangère suisse, mais seu-
lement examiner brièvement le rôle des citoyens dans l’élaboration de cette politique
depuis un siècle. Pour une approche historique, nous renvoyons aux travaux de Lüthy
(1971), Bonjour (1970), Probst (1963, 1989, 1992) et Stamm (1974).
121
50
Voir aussi NZZ, 08.01.1994, p. 21 ; Schweiz global, 3/2001, p. 14. La loi prévoit no
tamment que le « Conseil fédéral informe sans tarder les présidents des Conseils et les
commissions de politique extérieure de manière régulière et complète sur la situation en
matière de politique extérieure, sur les projets envisagés dans le cadre des organisations
internationales et sur les négociations menées avec des Etats étrangers » (art. 47bis, let.
a, ch. 1).
123
une période récente, notre expérience dans ce domaine a été très limitée, et
le partage des compétences entre gouvernement, Parlement et peuple demeure
aujourd’hui un sujet de controverse. Cependant, un fait semble acquis : les
affaires extérieures ont gagné une énorme importance au courant des années
1980 et 1990, principalement en raison de l’accélération du processus d’inté-
gration en Europe et de certains changements politiques sur le plan interna-
tional (fin de la Guerre Froide, implication croissante des états européens dans
certaines opérations militaires, Guerre du Golfe, conflit yougoslave, etc.). En
conséquence, les événements de politique internationale ont exercé de plus
en plus d’influence sur la vie politique suisse, et la frontière entre politiques
interne et extérieure s’est en grande partie désagrégée, notamment parce
que les conditions-cadres de l’économie et du droit helvétique sont toujours
plus déterminées sur le plan européen et mondial. Immanquablement, cette
évolution s’est traduite, en Suisse, par une multiplication des consultations
populaires en matière de politique étrangère.
projet. Notamment, dans la mesure où les autorités ont une certaine latitude
pour choisir de soumettre un objet à la majorité simple ou à la double majorité
(par exemple, en légiférant au niveau de la loi ou de la Constitution), elles
peuvent peser sur la décision finale. Enfin, le moment du scrutin est un autre
élément dont peut jouer le gouvernement, par exemple en retardant au
maximum le vote sur une initiative52, en associant différents objets de vote lors
d’un même scrutin (« effets multipacks ») ou au contraire en dissociant des
objets portant sur une même question. Ces différents moyens d’intervention
ont pour effet de modifier la dynamique de la formation des opinions dans un
sens favorable aux autorités, même si celles-ci ne sont pas à l’abri d’un faux
pas (Germann, 1995 : 40).
Au mécanisme d’agenda-setting s’ajoute une fonction d’information du public
lors des campagnes référendaires. Cette fonction – qui est même reconnue
comme un devoir des autorités par la jurisprudence actuelle (Germann, 1996 :
252–3) – sera largement discutée dans notre partie empirique (voir chap. 7.3.1).
Enfin, le pilotage de la démocratie directe consiste également à en interpréter
les résultats, un exercice qui ne saurait être considéré comme neutre. De fait,
avec la complexification des objets de vote, qui comportent souvent plusieurs
volets distincts, il est parfois bien difficile de « lire » le verdict du peuple. En
effet, en proposant une alternative quelque peu « fictive » ou simplificatrice,
dont le « manichéisme » est encore accentué par les campagnes référendaires,
le référendum entraîne nécessairement une déformation de la volonté popu
laire et ne peut guère prétendre à refléter la structure de l’opinion publique
(Morel, 1992 : 841–2). Pourtant, selon René Knüsel, la « discussion en Suisse
autour du résultat d’une votation est quelque chose qui gagne en poids depuis
une quinzaine d’années ; elle est même bien souvent plus importante que le
résultat lui-même » (Le Temps, 16.05.2000, p. 9). Certes, une constante de
la rhétorique officielle veut que, tout particulièrement en cas de défaite, le
gouvernement accepte la décision du peuple, et en tire les enseignements.
Mais les mandats dont les autorités se disent avoir été chargées par le verdict
populaire constituent des décisions politiques, prises parfois dans le cadre d’une
stratégie générale antérieure aux scrutins, et dont l’impact apparaît d’autant plus
clairement que les textes adoptés par le peuple nécessitent souvent une légi
slation d’application (Germann, 1996 : 256–7)53. Bien sûr, la majeure partie
52
De la sorte, les enjeux ayant motivé son lancement ont parfois déserté l’agenda public
avant le scrutin. Les « délais d’attente » au Parlement étaient autrefois de trois à cinq
ans (Möckli 1994 : 262), mais la modification des lois fédérales sur les droits politiques
et sur les rapports entre les Conseils (avril 1997) a nettement diminué le délai légal
d’examen des initiatives par le Conseil fédéral et le Parlement, ainsi que le délai de
mise en votation.
53
Germann donne deux exemples d’interprétation des scrutins, qui montrent bien le
rôle actif des autorités : « la classe politique a interprété le vote du 6 décembre 1992
[sur l’EEE] comme un mandat d’entamer des négociations bilatérales avec l’Union
127
54
Germann les décrit en ces termes : « Il s’agit d’un groupe de juristes, internes ou externes
à l’administration fédérale, qui sont consultés, entre autres par le Conseil fédéral, sur les
dossiers touchant à la démocratie directe. Ces acteurs jouissent d’une grande influence.
Préférant une argumentation plutôt formaliste, ils sont souvent portés sur l’esthétique
de leur raisonnement et se soucient moins des aspects fonctionnels et systémiques de
leurs propositions » (1999 : 91).
129
40–1). Ainsi, tant sur le plan du discours, des (méta-)décisions que sur celui des
institutions, tout porte à considérer le « souverain » comme un maillon extrê
mement important du processus de décision en politique étrangère. Pourtant,
une image bien différente se dégage lorsque tous les processus de décision sont
examinés, et non seulement ceux qui aboutissent à une consultation populaire.
De fait, sur les 804 processus analysés par Widmer et Serdült (1999) pour la
période 1970–1997, le Conseil fédéral apparaît dans 63% des cas comme
l’instance de décision, le Parlement dans 22% des cas, et l’administration dans
13% des cas. En comparaison, très peu de questions relatives aux affaires étrangères
ont été soumises au verdict populaire : en tout et pour tout 1% ! (Widmer und Serdült,
1999 : 24–5).
Le fait que certaines décisions parmi les plus importantes soient décidées
en votation ne doit pas masquer l’immense travail « souterrain » accompli par
le gouvernement et l’administration. A cela s’ajoute que l’élaboration de la
politique étrangère se déroule de manière beaucoup moins visible que celle de
la politique interne (par exemple du point de vue du nombre des publications
dans le recueil systématique du droit fédéral, ou de celui du nombre de procédu
res de consultation), et ne donne que très rarement lieu à un compte-rendu
détaillé dans les médias (Widmer und Serdült, 1999 : 25–6). Ainsi, les projets
de politique extérieure retenus dans notre étude ne sont guère exemplaires
des processus de décision dans ce domaine – pas de primat de l’exécutif, peu
de confidentialité. Cependant, grâce à l’intérêt immédiat qu’ils suscitent
auprès des médias, des chercheurs et des instituts de sondage, ils constituent
certainement des occasions uniques de découvrir la structure et les sources
de l’opinion publique sur les affaires étrangères.
55
Germann a élaboré, sur le principe « one man, one vote », un indicateur de la « plus
petite minorité de blocage théorique » dans le cas des référendums obligatoires requérant
la double majorité du peuple et des cantons. Il apparaît qu’une majorité minimale de
refus (50% des voix) dans les 11.5 cantons les moins peuplés suffisent à faire échouer
un projet – c’est-à-dire 9.04% des voix dans l’ensemble du pays en 1988.
131
Elder, 1972). Suivant cette analyse, les enjeux de la politique extérieure suisse
sont de nature à englober dans les débats une part essentielle de la population.
Notamment sous l’impulsion des opposants à une politique d’intégration, et
à la suite des violentes controverses au sein de l’élite politique, les enjeux ont
presque toujours (à l’exception possible de l’adhésion aux institutions de Bretton
Woods) revêtu une forme très ambiguë, avec une signification sociale très large et
durable. Ensuite, ces enjeux sont hautement « décomplexifiés », de manière à en
évacuer les aspects les plus techniques, et touchent à des thèmes relativement
nouveaux, sans véritable précédent. Ces différentes caractéristiques contribuent à
faire des enjeux de politique extérieure des thèmes particulièrement saillants
et familiers au sein du public. Cette description, par ailleurs, ne s’applique pas
seulement aux enjeux soumis à votation – que l’on songe, par exemple, à la
demande d’adhésion à l’UE déposée par le Conseil fédéral en 1992, ou à
l’affaire des fonds juifs en déshérence.
Sans trop s’avancer, on peut dire qu’il n’existe probablement pas de
issue public à propos des affaires étrangères. Ceci se reflète dans le taux de
participation très élevé que connaissent les scrutins comprenant des objets
de politique étrangère, lesquels attirent beaucoup de citoyens habituellement
« abstentionnistes » ou « sélectifs » (voir Mottier, 1993). Contrairement à
d’autres types d’enjeux (e. g. politique agricole) qui s’adressent principa
lement à certains segments de la population, la politique étrangère intègre
assez aisément l’ensemble des citoyens, même lorsque ceux-ci appartiennent
à des groupes qui ne sont pas explicitement et directement concernés – par
exemple les agriculteurs vis-à-vis du traité sur l’EEE (voir Kriesi et al., 1993 :
25–6). Le conflit généralement élevé qui entoure ces enjeux n’a donc pas
besoin d’être « propagé » par un public spécialisé, qui serait désireux de les
inscrire sur l’agenda formel des élites politiques. Celles-ci manquent d’ailleurs
rarement de s’enquérir des mouvements de l’opinion, comme en témoignent
la multiplication des sondages consacrés à la politique étrangère et l’évolution
du comportement des politiciens vis-à-vis des enquêtes d’opinion depuis une
quinzaine d’années (voir Fagagnini, 1989 : 229–30). Nous y reviendrons.
58
Beaucoup d’études américaines ont abordé l’influence des groupes d’intérêt sur les
élites politiques (e. g. Milbrath 1967 ; Tierney 1994 ; Ansolabehere and Iyengar 1995 ;
Kegley and Wittkopf 1996 ; Aguilar et al. 1997). En revanche, l’impact de ces groupes
sur les citoyens a été étudié beaucoup moins fréquemment.
144
des intérêts organisés est plus puissante dans les démocraties représentatives
(voir Gerber, 1999 : chap. 7 ; Donovan and Bowler, 1998b : 250–1). En réalité,
ces évaluations manquent parfois singulièrement de rigueur. Pour notre part,
nous tenterons d’examiner un aspect de cette question complexe dans notre
partie empirique, en observant le niveau d’activité des groupes d’intérêt dans
les campagnes publicitaires précédant les votations. S’il est vrai que ces groupes
exercent une influence déterminante sur les citoyens, leur contribution aux
efforts déployés tous azimuts pendant les quelques semaines avant les scrutins
devrait être clairement visible. D’autre part, il sera intéressant de vérifier si
leur engagement est distinct, notamment sur le plan des arguments, de celui
d’autres acteurs engagés dans les campagnes.
Conclusion
Il n’existe pas, en Suisse, de manière uniforme de décrire les interactions entre
les élites politiques et la population en matière de politique étrangère. A pre-
mière vue, les institutions de démocratie directe garantissent un rôle important
à l’opinion publique (et plus spécifiquement à certains acteurs de la société
civile) dans l’élaboration de la politique étrangère. La thèse du « contrôle par
l’opinion publique » est d’autant plus séduisante qu’elle est régulièrement « ré
citée » par les élites elles-mêmes – « le peuple est souverain », « la population
a le dernier mot », etc. Toutefois, selon Sciarini et Trechsel (1996 ; Trechsel
and Sciarini, 1998), l’élite parvient à contrôler en majeure partie le processus
décisionnel, malgré la pression des institutions de démocratie directe. Leur ana
lyse se rapproche donc de la thèse de la « restriction des choix ». D’autres auteurs
(e. g. Neidhart, 1970 ; Vatter, 1997 [NT]) insistent davantage sur la fonction
intégratrice ou compensatoire du référendum, c’est-à-dire sur « les stratégies
de cooptation des élites politiques pour minimiser les risques de la démocratie
directe » (Vatter, 1997 : 29). Ainsi, suite aux nombreux ajustements qui ont
transformé la démocratie référendaire en démocratie de concordance, les élites
politiques resteraient pour ainsi dire « entre elles » pour gérer les affaires – une
description qui correspond mieux à la thèse du « contrôle par l’élite ».
Ces études ne sont pourtant pas spécifiques au domaine de la politique
étrangère. Dès lors que nous foulons ce terrain de recherche, il se produit un
glissement à peine perceptible de l’investigation empirique vers la doctrine
politique et la théorie normative. Parfois entachées de défauts méthodologi-
ques (e. g. Sidjanski et Nicola, 1975 ; Hablützel und Hertig, 1979), les études
empiriques décrivent fréquemment la regrettable réalité d’une opinion publique
incompétente et incapable de répondre aux exigences de la politique extérieure
– reflétant ainsi les préoccupations des autorités politiques qui perçoivent
souvent la population comme un « facteur dérangeant » (Störfaktor) (Rapold,
1979). En effet, on a maintes fois établi le diagnostic selon lequel le peuple
est une source de blocage pour le système (e. g. Germann, 1994 ; Borner et
145
3 L’importance de la communication
Après avoir considéré en détail le contexte de la politique extérieure suisse,
nous quittons à présent l’analyse « contextuelle » pour aborder de manière
plus théorique la question de l’influence des élites sur l’opinion publique. A ce
titre, un domaine de recherche sur lequel nous devons nous pencher dans ce
travail est celui des médias de masse et de leurs effets. Ce sujet revêt une grande
importance pour notre étude, puisque nous considérons les informations
médiatiques diffusées au cours des campagnes référendaires comme l’un des
facteurs essentiels de la formation des opinions en politique extérieure suisse.
A ce propos, rappelons que l’effet des campagnes médiatiques constitue un
exemple paradigmatique des approches top-down de l’influence des élites poli
tiques (voir chap. 2.1.2). En abordant les difficultés soulevées par l’analyse
des mass media effects, nous espérons être en mesure de mieux saisir l’impact
potentiel des campagnes référendaires en Suisse.
Pris dans une perspective plus large, le débat sur l’influence des mass
médias se concentre sur l’une des séquences du processus de formation des
opinions, que nous appellerons pour simplifier ‹ persuasion › (voir chap. 4.3).
Ceci exige de placer auparavant la diffusion des informations médiatiques
dans un modèle global de la communication de masse, suggérant comment les ci-
toyens s’informent sur les enjeux politiques (voir chap. 3.1). Ensuite, il s’agira
d’opérer une distinction entre les différents composants de la communication de
masse (voir chap. 3.2). Autrement dit, il convient de se demander quels types
de messages, dans quels types de médias, sont utilisés par quels types d’élites
pour influencer quels types d’audience. En effet, notre discussion du chapitre
précédent a montré que le public est un acteur diversifié et stratifié. Ainsi,
l’information médiatique est susceptible d’avoir un impact différencié sur les
différents segments de l’opinion publique. Par ailleurs, les caractéristiques des
communicateurs, des messages et des médias se combinent vraisemblablement
avec les caractéristiques du public pour déterminer l’impact de l’information
transmise. C’est seulement après avoir spécifié les composants du processus
de communication (autrement dit la source, le message, le canal, le récepteur
et la destination des informations médiatiques) que peut se poser la question
des effets médiatiques proprement dits (voir chap. 3.3). A cet égard, il s’agira de
s’interroger sur la nature très variée des informations transmises par les mass
médias, sur leurs fonctions spécifiques, ainsi que sur les biais de la communi
cation de masse (voir chap. 3.4).
147
campagne n’a qu’un effet limité (« conversion is, by far, the least frequent result »).
(3) Les relations inter-personnelles jouent un rôle important dans la prise
de décision individuelle (« more than anything else people can move other people »)
(Lazarsfeld et al., 1952 : 27, 104, 158). Les modifications apportées plus tard
à ce modèle par l’Ecole de Michigan (e. g. Campbell et al., 1985 [1964]) ne
changent rien de fondamental au rôle présumé des médias dans la formation
des opinions (Fishbein and Ajzen, 1981 : 258–9). Ce rôle reste marginal en
regard de l’emprise des appartenances sociales et de l’identification partisane,
qui filtrent l’information transmise par les médias et « verrouillent » ainsi la
décision de vote. L’effet principal des campagnes est donc le renforcement des
attitudes pré-existantes, bien davantage que leur conversion.
En somme, la vision sociale de l’école de Columbia reflète la tendance
behavioriste de l’époque, et apporte son soutien à la théorie pluraliste de la
démocratie en montrant que les citoyens ne sont pas des individus isolés,
mais qu’ils sont insérés dans un tissu social où le « groupe primaire » remplit
une fonction intégratrice (Katz and Lazarsfeld, 1995 [1955] : 128–33). C’est
l’heure de gloire du paradigme behavioriste et pluraliste, illustré notamment par la
théorie des groupes (e. g. Truman, 1968 [1951]) et par la théorie du two-step flow
of communication (Katz and Lazarsfeld, 1995 [1955]). Selon ces théories, les
mass médias ne sont qu’une variable parmi d’autres – en particulier le milieu
social – susceptibles de renforcer les opinions pré-établies des individus. De fait,
jusqu’au milieu des années 1960, en même temps que prennent forme les
théories du choix rationnel (voir chap. 4.1.2), l’évidence empirique s’accumule en
faveur d’un modèle « transactionnel » soulignant l’inefficacité des campagnes
de persuasion politique (Biocca, 1988 : 54–8 ; Stewart and Ward, 1994 :
332). Si l’effet des mass médias n’est pas strictement exclu, on admet que
l’information médiatique n’est pas une cause suffisante (ni même nécessaire)
des mouvements de l’opinion publique, et que ses effets sont neutralisés par
l’interférence d’une foule de facteurs préexistants, touchant aux relations
sociales, aux systèmes de culture et de croyances, aux groupes de référence,
etc. (McQuail, 1977 : 73). A noter que cette vision correspond davantage à la
recherche américaine qu’à la recherche menée en Europe, où le behaviorisme
ne s’est pas véritablement implanté et où subsiste une influence importante
de la pensée marxiste (Blumler, 1995 [1981] : 47).
En fin de compte, l’approche des mediating factors apparaît comme
essentiellement conservatrice, et considère les mass médias comme des agents
contribuant à renforcer les conditions existantes (Blumler and Gurevitch,
1996 : 121). En falsifiant graduellement le modèle hypodermique (Katz and
Lazarsfeld, 1995 [1955] : 125), l’approche behavioriste est moins « totalisante »
(à l’instar des théories élitistes ou marxistes) que « dissolvante », en ceci qu’elle
disperse les sources d’influence et dissémine les causes des relations de pouvoir
(Gitlin, 1995 [1978] ; Dalton, 1991). De plus, la profusion d’explications
fragmentaires, « in-between », avancées au cours de cette phase de recherche a
150
la recherche sur les médias s’est enrichie de nombreux terrains d’enquête (voir
McLeod et al., 1994).
Comme l’impact des mass médias était désormais considéré comme
dépendant du contexte d’observation, il convenait d’en dégager les dimensions
principales. McQuail (1977 : 70–1) en dénombre au moins trois. (1) On peut
distinguer entre ‹ effets › et ‹ efficacité › (effectiveness), c’est-à-dire entre n’importe
quelles conséquences des médias et leur capacité d’atteindre certains objectifs
prédéterminés. (2) On peut observer les effets médiatiques à différents niveaux,
variant entre l’individu, le groupe, les institutions, la société ou la culture ; ce
faisant, il s’agit de préciser quel type d’influence les médias sont susceptibles
d’exercer. (3) On devrait également spécifier quelle est la direction des effets
mesurés : « Are the media changing something, preventing something, facili-
tating something or reinforcing and reaffirming something ? [A] ‹ no change’
effect can be as significant as its reverse and there is little doubt that in some
respects the media do inhibit as well as promote change » (1977 : 71). Ces
clarifications apportées au contexte des effets médiatiques se sont avérées d’une
grande utilité. Pour chaque contexte, la recherche s’est employée à identifier
les facteurs contribuant à promouvoir ou à inhiber l’impact des messages
médiatiques. Dans le cadre de cette étude, notre intérêt se portera en prio
rité sur les facteurs concernant les effets observables des médias sur les attitudes et le
comportement politique des individus, dans une perspective de court terme.
En réalité, l’affrontement entre les partisans d’une vision pluraliste-beha
vioriste et les tenants d’une approche élitiste s’est focalisé en grande partie sur
le rôle respectif des médias et des échanges inter-personnels dans la formation
de l’opinion publique. Certes, cette focalisation a pour conséquence d’obscur
cir d’autres processus importants – les effets « institutionnels » ou « cognitifs »
des médias, leur fonction d’intégration sociale, etc. Nous reviendrons plus
loin sur cette large palette d’effets médiatiques (chap. 3.3). Auparavant, nous
concentrons notre attention sur l’influence comparée des mass médias et des
conversations privées entre individus.
Da dies ersichtlich nicht der Fall ist, muss daraus geschlossen werden, dass die
empirische Überprüfung der Hypothese selbst problematisch ist » (1988 : 611).
De fait, l’hypothèse de Lazarsfeld et ses collègues ne se prête pas directement
à une vérification empirique (Troldahl, 1966 : 610). Un véritable défaut de
formalisation et de concepts opérationnels a donc nécessité des aménagements,
aboutissant systématiquement à des modèles plus complexes (multi-step flow).
Certains modèles sont encore relativement fidèles à l’hypothèse de départ
(e. g. Rosenau, 1961), tandis que d’autres s’en distancient plus nettement
(e. g. Merten, 1988). Par exemple, conscient de l’extrême simplification
du two-step flow, Rosenau imagine un four-step flow où s’insère, en plus des
étapes distinguées précédemment, une relation dialectique entre les médias
et les élites (opinion-makers) (1961 : 8). Pour sa part, Deutsch (1968 : 101–11)
conceptualise la communication de masse comme un flux d’information se
déversant en cascade entre cinq niveaux ou cinq « strates » de la société : l’élite
socio-économique ; l’élite politique et gouvernementale ; les mass médias ;
les leaders d’opinion ; la population. Les liens existant entre ces niveaux se
prêtent à une interprétation systémique (top-down) des rapports sociaux, où « les
communications circulent plus librement au même niveau que d’un niveau
à un autre ; et elles transitent plus facilement depuis les couches supérieures
dépositaires du pouvoir vers les échelons inférieurs que l’inverse » (Deutsch,
1968 : 101 [NT]). Certes, comme dans tout modèle systémique, il existe des
processus de feedback, transmettant par « capillarité » la réaction de chaque
niveau vers les strates supérieures (Putnam, 1976 : 139). Mais « l’influence »
en tant que telle s’exerce du haut vers le bas, et ce d’autant plus efficacement
que la distance structurelle entre les niveaux est minimale (Deutsch, 1968 :
104–9 ; McClosky and Brill, 1983 : 422 ; Wessels, 1995b).
Il découle du modèle de Deutsch que les médias ont un impact sur
la population dans son ensemble, mais surtout par le relais des leaders d’opinion.
Lorsque leurs messages touchent directement le public, ils ont plutôt pour
effet de renforcer les informations transmises de leur côté par les leaders
d’opinion. Cependant, Deutsch apporte une retouche importante au modèle
original : selon lui, la communication s’établit plus fréquemment à l’intérieur
des catégories sociales qu’il distingue (c’est-à-dire parmi les leaders d’opinion
et parmi les « suiveurs ») que d’une catégorie à l’autre. En somme, il y a de
sérieuses raisons de penser que les deux types de communication (vertical
et horizontal) se produisent simultanément, et non séquentiellement (comme
l’affirment Katz et Lazarsfeld)61. Dans cette perspective, Merten (1988)
61
En revanche, Deutsch ne remet pas réellement en cause l’idée que les opinion followers
et les opinion leaders communiquent parce qu’ils partagent le même statut social. Cette
idée découle du fait que les deux catégories d’individus sont représentées de manière
équilibrée dans toutes les couches sociales (Katz and Lazarsfeld 1995 : 128), ce qui
tendrait à prouver que les échanges inter-personnels s’établissent plus aisément et plus
fréquemment entre des leaders et des followers de même statut social (Rogers and
155
Shoemaker 1971 : 210–2). Or, cette conception « pluraliste » est sans doute erronée
(Merten 1988 : 619).
62
Ces personnes ne sont toutefois considérées comme « isolées » que dans la mesure où
elles ne sont pas en rapport direct avec des leaders d’opinion (Merten 1988 : 629–30).
En revanche, rien n’implique que de telles personnes ne puissent être en contact les
unes avec les autres, et ne puissent échanger des informations ou des opinions (opinion-
sharing). Notons en passant que les personnes « isolées » – un terme assez malheureux,
à notre avis – ne constituent guère un groupe marginal au sein du public ; environ la
moitié de la population pourrait se limiter à entretenir des relations de opinion-sharing
avec d’autres individus (Robinson 1976 : 312).
156
63
Selon Gitlin (1995 : 25), la théorie du two-step flow se caractérise par cinq présup-
posés, dont l’un érige en règle la commensurabilité des modes d’influence. Or cette
comparabilité des sources d’influence – qui seraient du même ordre, et pourraient être
décrites comme plus fortes ou plus faibles – doit être sérieusement mise en doute. Par
ailleurs, McGuire soutient que les changements d’attitude observés en laboratoire sont
systématiquement plus importants que les changements observés sur le terrain. Or,
« there is a strong tendency for mass media effects to be tested mostly in field situations,
while face-to-face communication effects tend to be tested in the laboratory » (1969 :
231). Le problème est que les interactions entraînées par les effets de multiples varia-
bles du « monde réel » sont absentes des dispositifs expérimentaux et « empêchent la
généralisation des résultats de laboratoire au terrain » (Perry 1988 : 260), c’est-à-dire
au domaine d’investigation des sciences sociales.
158
distinguent surtout par leur degré élevé d’engagement (1990 : 51). Cependant,
la variable « engagement » peut se concevoir non seulement comme une
dimension générale des modes de communication, mais également comme
une disposition individuelle relativement stable (Roser, 1990 : 575). Dans cette
perspective, plusieurs études semblent indiquer que l’intensité du rôle de leader
d’opinion n’est qu’une dimension parmi d’autres du degré de participation politique (e. g.
Robinson, 1976 ; Black, 1982 ; Rogers, 1983). Plus précisément, le fait de
conseiller ou de persuader d’autres individus est une activité politique corrélée
aux autres activités connues (vote, participation à des meetings, soutien finan
cier à un candidat, etc.). En substance, les individus plus « actifs » du point de vue
des communications inter-personnelles sont également plus engagés dans d’autres modes
d’activisme politique.
Ce résultat rejoint l’analyse de Marsh et Kaase (1979a) dans le classique
Political Action. Ces auteurs mesurent l’activisme politique conventionnel sur une
échelle de Guttman – ce type d’échelle convient pour mesurer un concept sur
la base d’items (en l’occurrence la participation à différentes formes d’action
politique) qui peuvent être ordonnés et cumulés (voir Barnes and Kaase, 1979 :
538–9). Il apparaît que, pour les cinq pays étudiés (Pays-Bas, UK, USA, RFA et
Autriche), l’activité consistant à s’informer de la vie politique dans les journaux
est la plus « basique » des sept formes d’activité retenues, c’est-à-dire qu’elle
occupe l’extrémité inférieure de l’échelle de participation (juste au-dessus de
la non-participation). Le fait de discuter de politique avec des amis constitue
l’échelon suivant dans tous les pays, alors que le fait d’essayer de convaincre
des amis de voter comme soi-même est placé plus haut dans l’échelle, à des
degrés divers suivant les pays (Marsh and Kaase, 1979a : 85). De fait, les diffé
rences entre les pourcentages réels et les pourcentages prédits par l’échelle
de participation conventionnelle sont minimes, ce qui tend à prouver que les
diverses formes de participation sont effectivement cumulatives. En d’autres termes,
le fait de tenter d’imposer son point de vue auprès de ses amis présuppose le
fait de discuter avec eux, ce qui à son tour présuppose le fait de lire la rubrique
politique des journaux, alors que les conditions inverses ne sont pas vraies dans
une bonne partie des cas. Ce profil des personnes les plus actives correspond
assez fidèlement à celui prêté dans la littérature aux leaders d’opinion : ces
individus lisent la presse, discutent de politique avec des amis et cherchent à
les convaincre de voter dans leur sens. Ceci étant, les individus qui participent
à des discussions politiques sans chercher à convaincre (les opinion-sharers) n’en
lisent pas moins, eux aussi, l’information politique dans les quotidiens. Et de
la même façon, ceux qui généralement s’abstiennent de prendre part à des
discussions politiques n’en sont pas moins des lecteurs de la presse dans trois
quarts des cas. A une vision « segmentée » des différents publics se substitue
une vision « concentrique », où le noyau central est constitué des individus
les plus actifs – les leaders d’opinion.
159
Cette analyse possède bien sûr ses limites – par exemple, l’échelle ne
prend en considération que les journaux, et non pas les médias dans leur
ensemble ; néanmoins, on peut imaginer que l’exposition à d’autres médias
importants (e. g. la télévision et la radio) obéit également à la logique de l’échelle
d’activisme, en ce sens que leur utilisation est très répandue et relativement
peu « contraignante » (i. e. ne présuppose pas de compétences particulières,
réservées à des individus actifs sur le plan politique). Quoi qu’il en soit, l’échelle
de participation politique conventionnelle démontre assez clairement que la
fonction de leader d’opinion peut se comprendre comme une forme d’activisme relativement
intense, qui constitue à son tour une « pré-condition » à des formes d’engagement
encore plus intenses et contraignantes – par exemple, participer à une cam
pagne électorale ou assister à des meetings politiques. C’est probablement
parmi les leaders d’opinion que l’on trouve le plus d’individus entretenant
des contacts personnels avec les élites politiques – une forme de participation
politique particulièrement intense (voir Putnam, 1976 : 148–9). De plus, une
telle conception de l’utilisation des médias et des canaux informels est compati
ble avec les résultats d’autres travaux. Par exemple, Converse (1967 [1962] :
152–5) observe également que l’utilisation de différents médias répond à la
logique des échelles de Guttman, et relève une corrélation très forte entre
l’exposition à l’information médiatique (i. e. le nombre de médias utilisés) et
la propension à assumer le rôle de leader d’opinion. Enfin, dans la mesure où
les formes d’activisme plus contraignantes présupposent l’engagement dans
d’autres formes qui le sont moins, on comprend pourquoi « le fait de donner
une opinion et le fait d’en recevoir sont intercorrélés avec une telle intensité »
(Robinson, 1976 : 311 [NT]).
Notons à ce stade que le degré de participation politique ne constitue
pas une propriété absolue, que l’on pourrait attribuer aux individus une fois
pour toutes. D’une part, il se produit une évolution du degré de participation
durant le parcours de vie des individus (Marsh and Kaase, 1979b : 111).
D’autre part, le statut de leader d’opinion dépend bien davantage de variables
situationnelles et relationnelles que de variables individuelles (Merten, 1988 :
620). Certes, le niveau de participation découle en partie de certains facteurs
socio-économiques ou culturels assez bien connus désormais (Verba et al.,
1978 ; Marsh and Kaase, 1979b). Mais ces facteurs ne constituent qu’un
« premier filtre » : une majorité de citoyens s’engagent dans les affaires
publiques de manière sélective, selon l’intérêt qu’ils portent aux enjeux, et non
pas de façon systématique (Mottier, 1993). Ainsi, Wille (1994 : 150–2) suggère
qu’il n’existe pas d’activisme général, indépendant des enjeux – cependant, cet
auteur s’intéresse surtout au potentiel d’activisme, pour des formes relativement
« contraignantes » (e. g. signer une pétition, assister à un meeting, etc.).
Dans cette optique, il convient de souligner que les affaires étrangères sont
vraisemblablement l’un des domaines où l’intérêt pour les enjeux entraîne
160
sonne », on examine l’impact des conversations des individus avec leur « interlocuteur
principal » (main discussant) – « an individual with whom they conversed most about
the election » (1994 : 58). A ce niveau, on observe une interaction entre les deux types
de sources : une exposition accrue aux sources inter-personnelles atténue l’influence
des médias, parce que les individus se « désengagent » simultanément de l’influence
médiatique ; il convient dès lors de parler d’effets compétitifs. Deuxièmement, au ni-
veau « personne à groupe », Lenart souligne l’importance du degré de « cohésion » des
groupes de référence. En effet, les conversations familiales renforcent généralement les
effets des médias, tandis que les discussions avec des groupes moins homogènes peuvent
les atténuer (1994 : 86). Suivant que le degré d’homogénéité d’un groupe favorise ou
défavorise l’influence médiatique, on parle d’effets de rehaussement ou d’atténuation. A
noter toutefois que ces différents types d’effets pourraient dépendre du type de médium
en question. Par exemple, la presse tend à supplémenter les rapports inter-personnels,
tandis que la télévision tend à s’y substituer (Rafaeli 1990).
162
Partisanship, etc.
Conferring resis-
Visual cues, etc.
Entertainment,
Attractiveness,
Ordering, etc.
Intrusiveness,
Involvement,
Intelligence,
Repetition,
Credibility,
Persistence
Power, etc.
of change,
tance, etc.
Style,
1. Exposure to the com-
munication (tuning
in)
2. Attending to it
3. Liking, interest in it
4. Comprehending its
content (learning
what)
5. Generating and
retrieving related
cognitions
6. Acquiring relevant
skills (learning how)
distinguées : le contrôle sur les moyens (le pouvoir, selon McGuire), l’attractivité et
la crédibilité. Ces trois dimensions sont liées à trois modes fondamentaux de changement
des attitudes (Kelman, 1981 ; Price and Allen, 1990 : 381 ff.). Le pouvoir intervient
dans le processus de conformisation (compliance), l’attractivité induit davantage
un processus d’identification, tandis que la crédibilité est déterminante pour le
processus d’internalisation.
Premièrement, la crédibilité dont jouit un communicateur auprès de
son audience augmente de façon substantielle l’impact de ses messages, car il
« immunise » les récepteurs contre des arguments potentiellement contestables.
Si la source est jugée très crédible ou très peu crédible, l’individu se sert de cette
information « contextuelle » pour évaluer le message sans faire véritablement
attention aux arguments utilisés. Au contraire, si la crédibilité de la source n’est
pas évidente, les arguments seront examinés plus soigneusement (McGuire,
1969 : 182). Ceci étant, le concept de crédibilité est encore trop vague pour
en examiner les effets sur la capacité persuasive des messages. On peut
décomposer ce concept en deux dimensions, que nous nommerons ici « expertise’
et « objectivité » (McGuire, 1969 : 182–7). Il semble que l’attribution d’une
grande expertise ne suffit pas à procurer aux communicateurs un véritable
pouvoir persuasif, à moins d’y ajouter la reconnaissance d’une certaine objecti
vité (McGuire, 1985 : 263 ; Sigelman, 1990 : 46). L’impression d’objectivité
laissée par la source est tantôt liée à un comportement « altruiste » ou
« inhabituel », à l’autonomie ou à la consistance temporelle des positions adoptées.
Au contraire, les sources considérées comme non-objectives semblent exercer
un impact négatif sur l’opinion publique au niveau agrégé (Page and Shapiro,
1992 : 343–54). D’autre part, l’expertise attribuée à une source peut exercer
une influence déterminante lorsque les arguments utilisés paraissent faibles,
lorsque l’information sur la source est limitée, lorsque le point de vue exposé
est largement contraire aux opinions initiales des récepteurs, et surtout lorsque
le degré d’engagement des individus vis-à-vis d’un enjeu est faible (Sears and
Whitney, 1973 : 261–2 ; McGuire, 1985 : 263 ; Petty and Cacioppo, 1986 :
142–4). De l’avis de Zaller (1992 : 47), cependant, les enjeux politiques sont
généralement si peu « engageants » (uninvolving) que les conditions requises
pour un traitement « périphérique » des messages (i. e. basé entre autres sur
la crédibilité de leur source, et non sur les arguments) sont presque toujours
remplies. Autrement dit, le crédit dont disposent les communicateurs auprès du
public pourrait souvent se révéler aussi important pour leur capacité d’influence
que leurs arguments (Popkin, 1991 : 61–3 ; Iyengar and Valentino, 2000). En
suite, il apparaît que la crédibilité de la source d’un message produit un effet
immédiat et relativement peu durable (Abelson, 1959 : 74–5 ; Petty and Cacioppo,
1986 : 21–3). Par ailleurs, une communication peut s’avérer plus efficace si le
récepteur perçoit une différence d’expertise modeste entre la source et lui-même,
plutôt qu’une différence importante (McGuire, 1985 : 263). Enfin, la crédibilité
semble interagir avec le type de médium utilisé (Schenk, 1987 : 69–70).
166
tel est le cas, quelle est l’efficacité relative de sanctions positives et négatives ?
Nous reviendrons à ces questions au moment d’examiner les différents types
d’arguments.
Auparavant, nous souhaitons souligner certaines particularités de la
source des messages diffusés au moyen des mass médias. A cet égard, il ne fait
aucun doute que les effets liés à la source de « véritables » messages ne sauraient
être identiques à ceux qu’on observe dans des conditions expérimentales, et il
faut résister à la tentation d’extrapoler les résultats de la recherche expérimentale
aux processus de communication du « monde réel » (McGuire, 1969 : 197 ;
Lana, 1991 : 1–5, 58–61). Par rapport aux principales dimensions de la source
discutés plus haut, ceci implique que la crédibilité des communicateurs prend
le pas sur leur attractivité comme déterminant du changement des opinions
lorsque celui-ci est mesuré en laboratoire ; en revanche, l’attractivité pourrait
bien prédominer dans le contexte naturel des relations sociales. En effet,
l’exposition à des sources bénéficiant d’un crédit élevé est moins fréquente que
l’exposition à des sources proches du récepteur (e. g. les membres de sa famille
ou ses amis), dont la familiarité, la similarité et la sympathie qu’elles suscitent
constituent une cause plus probable de persuasion. Enfin, les possibilités de
la recherche expérimentale ont probablement conduit à surestimer les effets
« réels » du pouvoir de la source. En particulier, l’application plus ou moins
naïve des résultats de la recherche expérimentale (small-group settings) à la
recherche sur l’opinion publique (e. g. Noelle-Neumann, 1984) pose plusieurs
problèmes sérieux (Price and Allen, 1990 : 372–3). En gardant ces réserves
à l’esprit, est-il possible de prédire une influence différentielle de certaines
sources importantes de messages persuasifs en fonction de leur crédibilité, de
leur attractivité et de leur pouvoir présumés ? L’exercice est périlleux, mais la
littérature suggère tout de même quelques pistes.
Premièrement, diverses catégories d’acteurs intervenant dans les débats
publics par la voie des mass médias peuvent être grossièrement ordonnées
selon l’impression de « confiance » qu’elles suscitent. La confiance, qui repose
sur la compétence « technique » et « fiduciaire » de la source (Kobi, 2000 :
127–8), mais aussi sur sa similarité et sa familiarité pour le récepteur, est une
dimension centrale pour comprendre le processus de persuasion. En Suisse,
tous les principaux types d’acteurs politiques ont subi une baisse de leur crédit
auprès de la population au cours des années 1989–1996 (Brunner et Sgier, 1997).
Mais les dernières places reviennent à la télévision (31% d’individus confiants),
aux partis politiques (27%) et à la presse (22%) ! Souvent accusés de collusionner
avec les pouvoirs politiques ou de se mettre au service des « marchands » (Julien
et al., 1988), les médias ont vu fondre leur crédit auprès du public. En Suisse,
une telle défiance vis-à-vis des médias et des partis (c’est-à-dire les principaux
animateurs des campagnes référendaires) suggère que l’influence potentielle de
ces acteurs ne peut guère s’exercer au travers de leur seule crédibilité. Or, la
mauvaise réputation des médias révélée en Suisse et en Allemagne (voir Neid
168
hardt, 1994 : 29) se trouve en contradiction flagrante avec les résultats obtenus
aux Etats-Unis, où les médias semblent exercer une influence « positive » sur
les individus (Page and Shapiro, 1992 : 341–54). Toutefois, l’étude de Page
et Shapiro ne fait que confirmer l’importance de la crédibilité de la source,
puisque les commentateurs de télévision (contrairement aux groupes d’intérêt,
par exemple) bénéficient d’une forte crédibilité au sein du public (1992 : 345).
La crédibilité est probablement un déterminant plus ou moins universel du
succès des communications. Simplement, l’attribution de crédibilité à différents
types de sources est une question empirique, susceptible de connaître de fortes
variations d’un contexte politique à un autre – par exemple, aux Etats-Unis,
la télévision dispose d’un capital de confiance supérieur à celui de la presse
écrite (Schenk, 1987 : 80).
Deuxièmement, l’attractivité d’une source semble également affecter
sa capacité d’influence. Dans la mesure où la popularité d’un acteur revêt
une signification distincte de sa crédibilité, cette qualité peut lui procurer un
avantage comparatif sur d’autres acteurs moins attractifs. Ainsi, Page et Shapiro
(1992 : 348–50) trouvent que les points de vue d’un président populaire ont
un impact sensible sur les opinions des Américains, tandis que les efforts d’un
président impopulaire restent essentiellement vains. L’hypothèse d’un effet
d’attractivité de la source n’est toutefois pas aisément vérifiable, notamment
parce que cet effet pourrait résulter d’une influence réciproque entre le public
et le président (Page and Shapiro, 1992 : 349). Une autre difficulté réside dans
la distinction empirique entre cette dimension et celle de la crédibilité – une
distinction souvent impossible sur la base de données secondaires. En résumé,
la recherche empirique suggère que certains communicateurs bénéficiant d’un
niveau élevé de confiance et de sympathie disposent d’un avantage comparatif
sur d’autres sources pour influencer le public. Toutefois, il serait extrêmement
risqué de s’en rapporter de manière excessive à ces facteurs pour expliquer
le succès des messages persuasifs. Entre autres, la difficulté de mesurer ces
dimensions sur la base de données secondaires et d’en isoler les effets parmi
la masse des facteurs potentiels de la persuasion ne peut que nous inciter à la
plus grande prudence.
Le type d’argumentation
La recherche sur l’impact des différents types d’arguments ne constitue pas du
tout une discipline unifiée du point de vue des questions posées et des métho-
des utilisées. Une première catégorie d’études s’est penchée sur la distinction
aristotélicienne entre les arguments « logiques » et « émotionnels », révélant ten-
danciellement un impact supérieur des appels émotionnels (McGuire, 1969 :
202). Dans une perspective semblable, une grande attention a été accordée aux
effets persuasifs du discours populiste (voir Kobi, 2000). Il semble que les acteurs
populistes utilisent un grand nombre d’arguments et de procédés destinés à
provoquer une réponse émotionnelle (une « résonance ») auprès du public, et que
leur discours correspond de manière presque idéale aux critères de sélection
et aux formats de communication de mass médias comme la télévision (voir
Pelinka, 1987 ; Plasser, 1993). Ainsi, les médias jouent (consciemment ou non)
un rôle d’amplificateur du discours populiste, et lui procurent un avantage
persuasif sur d’autres catégories de discours plus « substantiels » en facilitant
l’attention et la compréhension des messages diffusés – les deux premiers médiateurs
de McGuire (1969).
Un deuxième thème fréquemment abordé dans l’étude des types d’ar-
guments est l’impact différentiel des arguments positifs et négatifs. Par cette
opposition, la psychologie sociale entend avant tout une distinction entre les
arguments se fondant sur des promesses ou sur une présentation « optimiste »
de la situation, et les arguments se servant d’une présentation « pessimiste »
– voire de la menace – comme arme de persuasion. A ce sujet, aucun résultat
définitif ne permet d’attribuer un avantage substantiel à l’un des deux types
d’arguments – Cobb et Kuklinski (1997) suggèrent tout de même une efficacité
supérieure des arguments « contre » un enjeu. Concernant l’argumentation
négative, on observe tendanciellement une relation curvi-linéaire entre l’inten-
sité de la menace et la probabilité d’un changement d’opinion : des menaces
d’intensité intermédiaire induisent davantage de changements d’opinion que
des menaces très faibles ou très appuyées (McGuire, 1985 : 270 ; Schenk,
1987 : 58–63). Ainsi, nous verrons que les sanctions négatives promises par
certaines élites (à l’instar de grandes entreprises lors de la campagne sur l’EEE)
n’ajoutent guère au potentiel persuasif de leurs messages – sans compter que
des effets contre-productifs peuvent se manifester, par exemple si la source est
perçue comme peu attractive. On a également noté un effet d’interaction
entre le niveau d’intensité d’une menace et le degré d’anxiété chronique des
individus : en suscitant davantage de crainte, l’impact d’un message diminue
auprès des personnes généralement anxieuses (Janis, 1967 : 193–4). Plus spécifique
ment, l’intensification d’une menace peut produire un impact optimal si on
améliore en même temps la simplicité et la clarté du message (McGuire, 1969 :
205 ; Eagly and Chaiken, 1993 : 436–9). Enfin, plusieurs études suggèrent
qu’il existe un « biais de négativité » des attitudes, celles-ci étant davantage
170
affectées par les évaluations négatives que par les évaluations positives d’un
objet (voir chap. 4.2.4).
De leur côté, plusieurs spécialistes des sciences sociales, ont également
opéré une distinction entre arguments positifs et négatifs, mais davantage au
sens de la cible des messages. Un argument est considéré comme positif s’il a
valeur de constatation ou de proposition – par exemple, un candidat à une
élection expose son point de vue sur un enjeu. Par contraste, l’objectif d’un
argument négatif est d’attaquer un adversaire (ses opinions déclarées ou pré
sumées, sa personnalité, son passé, etc.) et de diminuer ainsi l’impact de ses
messages subséquents, ou alors de répondre à une attaque dont on a soi-même
été victime. Concernant l’efficacité comparée des deux types d’arguments,
il n’existe guère de consensus dans la littérature. Pour les uns, les arguments
négatifs sont plus payants. Par exemple, le negative advertising – en particulier
sous la forme de spots publicitaires à la télévision – est devenu une pratique
courante dans le cadre des campagnes électorales américaines (Ansolabehere
and Iyengar, 1995, 1996). De fait, les arguments négatifs ne sont pas intrinsèque
ment supérieurs aux arguments positifs. En effet, les candidats peuvent obtenir
un meilleur résultat en menant une campagne positive, mais seulement dans le
cas de figure où leurs adversaires font de même. Le résultat de ce dilemme est
que les candidats optent le plus souvent pour la stratégie la plus prudente, celle
qui minimise les pertes potentielles, c’est-à-dire pour une campagne négative.
De plus, cette pratique génère des « externalités sérieuses » : une polarisation de
l’électorat et une dépression de la participation aux élections (Ansolabehere and Iyen-
gar, 1995). Pour d’autres spécialistes, toutefois, la publicité positive l’emporte
clairement sur la publicité négative en termes d’impact sur les citoyens. Par
exemple, une expérience manipulant le ton du journal télévisé révèle que
les Britanniques ne changent leurs préférences partisanes qu’après avoir été
exposés à des messages positifs envers l’un des deux principaux partis, mais
ne manifestent aucun changement significatif après avoir visionné des messa
ges négatifs (Norris et al., 1999 : 137–41). De plus, les mouvements d’opinion
en faveur d’un parti suite à la diffusion de messages positifs ne se font pas au
détriment des autres partis (1999 : 138).
Naturellement, plusieurs explications ont été avancées à propos des
différences entre les études américaines et britanniques66 ; toutefois, quelle que
66
La première est que, comme leurs homologues américains, les citoyens britanniques
avaient déjà été exposés à une longue campagne négative de la part des deux grands
partis au moment de l’expérience. Ceci pourrait avoir « immunisé » les individus contre
l’effet des images négatives – qui auraient dû être « beaucoup plus puissantes pour
produire une réponse mesurable » (Norris et al. 1999 : 140). La deuxième explication
pourrait être que « les votants britanniques sont plus sensibles aux images positives pré-
cisément parce qu’ils sont généralement tellement cyniques et dédaigneux vis-à-vis de la
politique et des politiciens ». Par contraste, les images négatives, « étant donné qu’elles
correspondent aux prédispositions des votants et qu’elles les confirment, produisent
peut-être une moindre réaction » (1999 : 140). Toutefois, ces interprétations peuvent
171
soit leur validité, elles ne suffisent guère à réconcilier les résultats des études
que nous venons de survoler. Peut-être le contexte global de la campagne a-t-il
une influence sur l’efficacité relative de l’argumentation positive et négative ;
à ce titre, on a parfois souligné les différences existant entre les élections
primaires et les élections générales (Ansolabehere and Iyengar, 1995 : 91–2).
A fortiori, il est possible que le type d’arguments exerce des effets différents
dans un contexte « normal » et dans un quelconque contexte « électoral ».
Par exemple, contrairement à ce qu’elle observait à propos des élections
britanniques, Norris (2000 : 199–207) montre que l’évolution de la couverture
médiatique de l’euro, tendanciellement négative dans la période 1995–97, est
liée de manière significative aux variations du soutien populaire à l’euro et à
l’UE. En somme, ce qui est vrai des enjeux ne l’est pas forcément des candidats
à une élection – attaquer une personne n’est certainement pas la même chose
qu’attaquer une monnaie. Par ailleurs, il convient de connaître plus précisé
ment le contexte politique dans lequel s’insèrent les messages médiatiques,
et d’analyser les éventuelles interactions du type d’argumentation avec d’autres
éléments de la communication, comme la familiarité des enjeux (voir Freedman
and Sears, 1965 : 87–9 ; Ansolabehere and Iyengar, 1996 : 114–7). A défaut,
il semble difficile de trancher entre les différentes appréciations de l’impact
des arguments positifs et négatifs. De plus, comme le phénomène du negative
advertising est relativement récent et peu étudié en Europe, il est délicat de
comparer les résultats des analyses américaines et européennes (Norris, 2000 :
chap. 13). D’un point de vue normatif, il semble toutefois que les effets des
arguments négatifs sur l’opinion publique ne valident pas pour autant les
thèses du media malaise (voir chap. 3.3.6).
Une autre partie de la recherche s’est intéressée au style des arguments,
indépendamment de leur contenu. Parmi les variables étudiées, la « vivacité »
(vividness) des messages occupe une place importante. Les qualités présumées
d’une communication « vivante » sont de renforcer l’attention, la compréhen-
sion et la rétention des messages persuasifs. Premièrement, le mode de présentation
peut affecter la vivacité d’un message et son potentiel persuasif : les infor-
mations « de première main » (i. e. des interviews de personnes « modèles »)
semblent plus influentes que les informations « de seconde main » (i. e. des
compte-rendus d’interviews effectués par des journalistes) ou les informations
« factuelles ». Les interviews originales sont jugées comme plus vivantes, et
affectent la perception des opinions de la majorité, même en dépit d’une in-
formation factuelle contradictoire. En quelque sorte, les individus « tendent à
former des jugements sur la base de la vivacité au lieu de la validité » (Brosius
and Bathelt, 1994 : 74), et la vivacité peut alors être considérée comme un « si-
gnal heuristique » (voir chap. 4.3). En revanche, la vivacité de langage ne semble
produire aucun effet systématique : l’influence d’une communication ne varie
pas en fonction du ton utilisé : « émotionnel et accentué » ou au contraire
« monotone et grave » (1994 : 59–61). Ceci étant, il faut éviter de confondre
la vivacité des messages avec le type d’information ; en particulier, l’avantage
persuasif des « exemples concrets » (stories) sur les informations statistiques a
souvent été interprété comme dérivant d’une différence de vivacité entre les
deux types de messages (Baesler and Burgoon, 1994 : 585 ; Daschmann, 2000 :
163). Or, si l’on contrôle la vivacité des messages en variant leur « émotivité »
(emotiveness), ainsi que leur caractère concret et imagé, il s’avère que les messages
de type statistique sont plus persuasifs que les messages utilisant des exemples
personnalisés. De plus, combinée à une présentation vivante, l’information
statistique est la seule dont les effets persuasifs persistent durablement (Baesler
and Burgoon, 1994).
Une autre distinction, assez proche de la précédente, entre messages
« épisodiques » et « thématiques » a été proposée pour expliquer comment l’in-
formation médiatique influence les attributions de responsabilité opérées par les
individus (framing effects). Nous reviendrons plus en détail sur cette question
(voir chap. 3.3.5). En lien avec la vivacité des messages, d’autres éléments du
style ont été analysés sous l’angle de leur impact persuasif. Par exemple, Per-
loff (1985) suggère que le recours à des images et à des « appels visuels » est
susceptible d’interagir avec l’intérêt personnel des individus. De telles « stra-
tégies affectives » pourraient se révéler trop superficielles pour influencer les
personnes qui perçoivent un fort intérêt personnel vis-à-vis d’un enjeu, mais
« très payantes avec les votants qui discernent peu d’intérêt personnel dans
un enjeu et qui manquent de motivation pour analyser sérieusement les argu-
ments d’un message » (Perloff, 1985 : 196 [NT]) – une hypothèse équivalente
à celle des signaux affectifs (Petty and Cacioppo, 1986). De manière générale,
l’utilisation d’un langage figuré ou métaphorique semble rehausser l’impact
persuasif d’un message, en augmentant la compétence perçue de la source
ou l’attention des récepteurs.
Concernant l’aspect de la clarté, un message peu clair risque de perdre
de son impact en réduisant l’attention et la compréhension des arguments,
voire leur acceptation (en induisant les individus à attribuer une moindre
compétence à la source) (McGuire, 1985 : 270). De même, une manipulation
de la « compréhensibilité » d’un message a des conséquences significatives sur
l’acceptation et la mémorisation des arguments employés (Eagly and Chaiken,
1993 : 272–3). Enfin, quelle que soit sa clarté, la complexité intrinsèque d’un
message peut affecter son pouvoir persuasif, notamment en rendant sa réception
plus difficile (McGuire, 1969 : 249–50). La complexité des messages contri-
bue, avec d’autres facteurs comme la qualité de diffusion ou la présence de
distractions, à définir deux types de situations. Dans la première (easy learning
173
situation), la simplicité des messages fait que leur réception ne dépend pas des
capacités cognitives des individus, contrairement à leur acceptation ; en principe,
les changements d’attitude sont plus fréquents parmi les individus dotés de
faibles ressources cognitives. Dans la seconde situation (hard learning), la com-
plexité des messages fait intervenir la compétence des individus au niveau du
mécanisme de réception, tandis que l’acceptation se produit uniformément
pour tous les individus ; ainsi, en principe, la probabilité d’un changement
d’attitude augmente en fonction des capacités cognitives des individus (Zaller,
1992 : 124–6 ; Cobb and Kuklinski, 1997).
Inclusions et omissions
La rubrique des inclusions et omissions peut être décomposée en trois questions
relatives à la présence ou à l’absence de certains éléments typiques des messages
persuasifs. En premier lieu, on s’est souvent interrogé sur l’opportunité de rendre
les conclusions d’un message explicites ou au contraire de les garder implicites
(McGuire, 1985 : 271 ; Schenk, 1987 : 53–4) ; cependant, cette question ne se
pose guère dans le cadre de notre étude, puisque les conclusions des messages
publicitaires sont toujours explicites. Un second point consiste à déterminer s’il
vaut mieux ignorer, ou inclure et réfuter les arguments de l’adversaire. Ce problème
est sérieux, tant il est vrai que les attaques contre l’adversaire sont devenues
une stratégie dominante dans de nombreuses campagnes politiques. Or, dans
une étude célèbre sur les effets de la propagande lors de la Seconde Guerre
Mondiale (Hovland et al., 1949 : chap. 8), il est apparu que l’argumentation
« unilatérale » et l’argumentation « bilatérale » produisent les mêmes effets.
Toutefois, l’efficacité des deux types d’argumentation dépend dans une certaine
mesure des opinions initiales des individus et de leur niveau d’éducation : l’omission
des contre-arguments est plus efficace pour renforcer les opinions, tandis
que leur inclusion favorise la conversion des opinions et s’avère plus efficace
vis-à-vis des individus mieux formés. Peut-être est-il également judicieux de
réfuter les contre-arguments de l’adversaire lorsque ceux-ci sont familiers ou
controversés (McGuire, 1985 : 272). Enfin, il se peut que l’argumentation
bilatérale présente l’avantage d’accroître la résistance des individus à des contre-at-
taques ultérieures – réfuter les arguments de l’adversaire exercerait donc un effet
« immunisant » (Petty and Cacioppo, 1986 : 191 ; Schenk, 1987 : 53). Enfin,
les communicateurs sont confrontés à une troisième alternative : leur faut-il
inclure ou exclure leurs arguments « faibles » ? Bien que la qualité des arguments
constitue certainement un déterminant crucial du changement des attitudes,
la question plus spécifique de l’influence conjuguée d’arguments « forts » et
« faibles » au sein d’un même message ne trouve que peu de réponses dans la
littérature. Certains modèles (averaging models) suggèrent que seuls les arguments
les plus forts devraient être conservés dans un message, tandis que d’autres
(additive models) impliquent que l’ajout d’arguments plus faibles renforcent l’im-
pact final d’un message (McGuire, 1985 : 272). En réalité, chacun des deux
174
modèles pourrait voir ses conclusions confirmées sous certaines conditions. Ainsi,
l’une des expériences menées par Petty et Cacioppo (1986 : 153–4) indique
que l’ajout d’arguments faibles augmente très nettement l’impact d’un mes
sage lorsque les individus se sentent peu impliqués par rapport à un enjeu. En
revanche, l’inclusion d’arguments faibles tend plutôt à saper l’efficacité d’un
message lorsque celui-ci porte sur un enjeu impliquant étroitement les indivi
dus. Conformément à leur modèle ELM, les auteurs constatent : « argument
quantity served as a cue under low relevance, but argument quality was more
important under high relevance » (1986 : 154 ; accentuation ajoutée).
L’ordre de présentation
Dans le même ordre d’idées, on peut s’interroger sur l’ordre de présentation dans
lequel devraient être placés les arguments faibles et forts au sein d’un même
message. Une première solution consiste à placer les arguments dans un ordre
climax, avec les arguments les plus fragiles figurant au début du message et les
meilleurs à la fin. La solution inverse (ordre anticlimax) a aussi été régulièrement
proposée. L’efficacité comparée de ces deux procédés est très controversée
(Schenk, 1987 : 57–8), notamment parce que « chaque ordre facilite la persua
sion via certains médiateurs et l’entrave via d’autres médiateurs » (McGuire,
1985 : 272 [NT]). L’effet conjugué des différents médiateurs pourrait bien
produire une relation curvi-linéaire entre l’efficacité des messages et l’ordre
d’apparition des arguments forts. Mais la question la plus étudiée en psychologie
sociale et dans d’autres disciplines concerne les effets induits par la succession
de messages contradictoires émanant de sources différentes. Dans ce contexte, le message
présenté en premier l’emporte-t-il en termes d’impact persuasif sur le message
lui succédant (primacy-effect), ou au contraire « celui qui parle en dernier »
possède-t-il un avantage sur le communicateur qui l’a précédé (recency-effect) ?
Plusieurs approches théoriques (e. g. learning theory) suggèrent une prééminence
des messages diffusés en premier, soit parce que les arguments présentés plus
tardivement sont moins bien compris et appris par les individus, soit parce qu’ils
subissent des distorsions pour être assimilés à l’information reçue au préalable
(McGuire, 1969 : 215–6 ; Eagly and Chaiken, 1993 : 265 ; Kruglanski, 1996 :
472–4). Par ailleurs, une opinion favorable du premier message peut induire
une approche plus critique vis-à-vis du second message, ou alors un déclin
d’intérêt dans le sujet abordé peut faire baisser l’attention au message venant
en dernier (Eagly and Chaiken, 1993 : 265). D’une manière générale, les pre
miers médiateurs (attention, compréhension), de même que l’étape ultérieure
de l’acceptation, donnent l’avantage aux primacy-effects, car les récepteurs sont
en principe moins soupçonneux de l’intention persuasive de la source quand
ils sont exposés au premier message (McGuire, 1985 : 273)67. Notons toutefois
67
Généralement, la perception par les individus que la source a l’intention de les persua-
der diminue la probabilité d’un changement d’opinion (McGuire 1985 : 263–4). De la
sorte, l’avantage du premier message est peut-être réduit dans le cas d’enjeux contro-
175
68
Par exemple, certaines expériences ont montré l’impact extrêmement positif de la
répétition pour des messages dont le contenu était totalement inconnu aux partici-
pants (Schenk 1987 : 146–7 ; Stewart and Ward 1994 : 346). De même, les campagnes
répétitives menées par certains candidats semblent atteindre leur objectif avant tout
parmi les personnes qui s’intéressent peu à la politique, ou dont l’attachement partisan
est faible. Au contraire, lorsque le contenu des messages est déjà connu, ou lorsque
l’attachement à un parti facilite les évaluations, augmenter l’exposition conduit plutôt
à faire apparaître les faiblesses de l’argumentation et à stimuler l’émergence de contre-
arguments (Petty and Cacioppo 1986 : 133). D’autre part, le fait d’additionner le biais
directionnel de chaque message émanant d’une source permet de prédire les variations
de l’opinion publique avec plus de précision que la moyenne calculée sur l’ensemble
des messages attribués à la source (Page and Shapiro 1984 : 655). Par ailleurs, sur le
même intervalle de temps, la diffusion périodique d’une poignée de messages paraît
plus efficace qu’une répartition régulière de messages unitaires (McGuire 1985 : 274).
177
Dans le domaine publicitaire, la répétition des messages semble aussi efficace à court
terme et à haute fréquence qu’à long terme et à plus faible fréquence (Stewart and Ward
1994 : 347–8). Un effet négatif peut toutefois s’ensuivre lorsque les attitudes initiales
vis-à-vis d’un produit sont négatives, ou lorsque la répétition est excessivement forte
(« wearout »).
178
shares a common set of political opinions with many financiers, and many
farm reporters agree politically with farmers. Hence (…) the information
turns out to support the individual’s pre-existing political or social opinions as
well » (Freedman and Sears, 1965 : 90–1). Ce type de sélectivité repose donc
sur les besoins pratiques des individus, sur la disponibilité de l’information, ou
sur des différences individuelles dans le niveau absolu d’exposition aux médias
(Schramm, 1973 : 121–2)69.
Ceci étant, si les individus tendent à résister aux informations discor
dantes, ce n’est pas nécessairement parce qu’ils ont évité de s’y exposer.
On peut également relever des distorsions dans la perception de l’information
reçue, que ce soit vis-à-vis de la source ou du contenu du message lui-même.
Selon McGuire, « [t]he more discrepant communication is perceived as less
fair, less informed, less logical, less grammatical, less interesting, etc. Besides
affecting how the message is perceived as regards evaluation, the discrepancy
also affects the perceived position of the message on the attitude continuum »
(1969 : 221). Les théories de la perception sélective ont ainsi développé une
approche à la fois qualitative et quantitative. En particulier, la théorie du juge-
ment social (social judgment theory) postule les effets suivants : « The greater
the discrepancy between the subject’s own stand and the position advocated,
the greater the displacement away from the subject’s position (contrast effect).
When only a small discrepancy in positions exists, there will be a tendency
for displacement toward his own stand (assimilation effect) » (Sherif and Hov-
land, cités in Feather, 1967 : 140 ; accentuation ajoutée). En d’autres termes,
lorsqu’une personne évalue un message proche de sa propre position (i. e.
dans sa « latitude d’acceptation »), elle a tendance à le juger comme encore
plus proche qu’il n’est en réalité. A l’inverse, un message relativement éloigné
de la position initiale d’une personne (i. e. dans sa « latitude de rejet ») sera
perçu comme encore plus distant. Enfin, « un message qui tombe dans la
‹ zone d’indifférence › (la portion du continuum qui n’entraîne ni un accord ni
une désaccord prononcé) sera perçu sans distorsion systématique » (McGuire,
1969 : 222 [NT]). En somme, les attitudes initiales des individus servent de
« points d’ancrage évaluatifs » (judgmental anchors) et peuvent les amener à des
69
Progressivement, la recherche s’est effectivement éloignée des théories de la dissonance
et s’est orientée vers d’autres variables, telles que certains attributs de la personnalité
des individus ou leur contexte social (Schenk 1987 : 130–2 ; Eagly and Chaiken 1993 :
594–5). Ainsi, « l’exposition sélective semble confinée aux situations dans lesquelles la
décision ou le comportement d’un individu est irréversible ; dans le cas contraire, il se
pourrait même qu’il existe une faible tendance à s’exposer aux informations discor-
dantes » (Eagly and Chaiken 1993 : 594 [NT]). De même la familiarité des individus
avec les messages pourrait jouer un certain rôle – notamment parce que l’information
contradictoire connue est peu menaçante pour l’individu, car celui-ci peut facilement
la contester ; ce type d’information peut donc faire l’objet d’une recherche active
(Freedman and Sears 1965 : 86).
180
70
En fait, le modèle curvi-linéaire de la théorie du jugement social est encore plus
nuancé que cela, faisant notamment intervenir la crédibilité de la source et la force
des attitudes initiales (Eagly and Chaiken 1993 : 368–9). De plus, les deux modèles
esquissés plus haut (linéaire et curvi-linéaire) ont été contestés par d’autres modèles
181
tifs des mass médias et des échanges inter-personnels (voir chap. 3.1.2). Pour
notre part, nous concentrerons davantage notre attention sur les différences
entre la télévision et la presse écrite – qui sont d’assez loin les deux principaux
médias utilisés par les citoyens suisses au cours des campagnes référendaires
(Kriesi, 1994 : 51–2).
Pour commencer, on peut relever que l’étude des channel factors a suscité
nettement moins d’intérêt, notamment de la part des socio-psychologues, que
les facteurs liés à la source ou à la structure des messages (McGuire, 1969 :
224–5). Pourtant, comme le suggère l’expression fameuse de Marshall McLuhan,
« The medium is the message », « il est clair que différents médias génèrent une
variété de réponses cognitives, affectives et comportementales parmi les
individus » (Stewart and Ward, 1994 : 352 [NT]). En effet, il est indubitable
que le médium utilisé pour diffuser un message exerce per se certains effets
sur son audience, notamment au travers des sens qui sont affectés par la com
munication, du contexte social créé (réception individuelle ou collective), de
son « pouvoir multiplicateur » (la taille du public potentiellement atteignable),
etc. (Schramm, 1973 : 118–25 ; Katz et al., 1995 [1974] : 167). En dépit des
fortes variations entre médias sous ces différents aspects, il se pourrait que le
mode de communication (oral, écrit, visuel, ou une combinaison de plusieurs modes)
soit en cause dans les différences observées. A cet égard, la parole possède sans
doute un avantage persuasif sur la communication écrite. Les communications
verbales induisent sensiblement plus de changements d’attitudes au travers du
mécanisme d’acceptation, tandis que les messages écrits bénéficient habituellement
d’un avantage au niveau de leur compréhension (McGuire, 1969 : 226).
Jusque dans les années 1970, les rares études empiriques comparant les
effets des médias ont établi une sorte de hiérarchie des modes de communication, au
sommet de laquelle se placent les contacts inter-personnels (face-to-face), suivis
par la télévision (optique-acoustique), la radio (acoustique), et enfin seulement
la presse écrite (optique) (Schenk, 1987 : 76–7). Généralement, la plus grande
influence de la télévision a été attribuée au fait qu’elle transmet « des impressions
plus animées » que les médias acoustiques, lesquels supplantent à leur tour
les médias écrits de ce point de vue (Schenk, 1987 : 77). De fait, la télévision
transmet « une expérience sensorielle médiatisée », qui requiert moins d’efforts
d’attention et de compréhension, et donne l’impression d’avoir été témoin des
événements décrits (Meyrowitz, 1990 : 90)71. Enfin, si l’on s’écarte un instant
du terrain cognitif, il se peut que la télévision et la radio entraînent des réactions
émotionnelles plus négatives que les journaux – en tous cas vis-à-vis du Congrès
américain (Hibbing and Theiss-Morse, 1998) ; en revanche, les évaluations
71
De même, pour Lazarsfeld et ses collègues (1952 [1944], l’influence de la radio l’a
emporté sur celle des journaux pendant la campagne présidentielle de 1940, parce que
la campagne menée à la radio était plus dynamique, plus « dramatique », et donnait à
l’auditeur l’impression de participer aux événements. En définitive, « [radio] is closer
to a personal relationship, and hence more effective » (1952 : 129).
183
un déclin de confiance dans la classe politique, une faible intensité des attitudes
formées, ainsi qu’une adaptation du « style de communication » des acteurs
politiques au format de ce médium (sound bites) (Kegley and Wittkopf, 1996 :
322 ; Graber et al., 1998 : 9).
En substance, pour reprendre la grille d’analyse de McGuire, la résistance
aux messages télévisés ne devrait guère se produire au travers des mécanismes
d’exposition ou d’attention – du moins pas dans le sens généralement supposé.
En effet, suivant certains travaux (distraction hypothesis), la persuasion pourrait
être renforcée lorsque les individus sont distraits pendant leur réception des
messages, pour autant que les distractions n’entravent pas la compréhension
(Roser, 1990 : 574–5). Qui plus est, la télévision offre des techniques particulières qui
permettent de stimuler l’attention du récepteur ou d’influencer sa perception
des événements – par exemple, la rapidité d’enchaînement des scènes ou
des prises de vue, ainsi que d’autres effets visuels ou auditifs (Kepplinger,
1987 ; Schenk, 1987 : 82–90). Ces techniques permettent également de faire
apparaître les communicateurs comme plus crédibles, plus attractifs, etc.
Globalement, la télévision possède donc un avantage sur les autres médias en
termes d’exposition (audience plus vaste) et d’attention (formats de présentation
plus « captivants »). En ce qui concerne la compréhension et l’apprentissage des
messages, toutefois, la presse semble disposer de meilleurs atouts : « People re
port getting more information from television and regard it as more believable
(…) but information and attitudes are actually more closely related to print
than to television exposure, and print evokes more thought » (McGuire, 1985 :
283). La presse pourrait aussi disposer d’un léger avantage du point de vue
de la remémoration des messages (Price and Zaller, 1993 : 147). De manière
générale, « les individus peuvent plus facilement assimiler les messages qui
paraissent dans la presse écrite que ceux qui sont contrôlés de façon externe
(e. g. la radio et la télévision) » (Petty and Priester, 1994 : 104 [NT[). Toutefois,
comme « l’avantage relatif des différents canaux varie d’un médiateur à
l’autre », il convient de prêter plus d’attention aux interactions des médias avec
d’autres variables qu’à leurs effets directs (McGuire, 1985 : 283). A ce titre,
nous avons déjà évoqué l’interaction entre le type de médium et la complexité
des messages. Une autre interaction se manifeste avec la crédibilité de la source :
« the greater source vividness with television over print gives television the
advantage when the source is highly credible but makes print relatively more
persuasive when the source is suspect » (1985 : 283). De plus, cette interaction
dépend de la discordance entre les positions de la source et du récepteur : si
elles coïncident, ni la source, ni le médium ne semblent affecter l’acceptation
du message (Schenk, 1987 : 69–70).
Qu’en est-il, justement, du changement des attitudes à proprement parler ?
A cet égard, en dépit de sa popularité, de la confiance des praticiens en ses
possibilités et des moyens énormes investis dans ce médium, la télévision semble
généralement produire des effets aussi limités que d’autres médias, que ce soit
185
73
Trois de ces conjectures seront prises en considération dans notre partie empirique (poor
measurement of variables ; simplistic designs ; mutual cancellation of effects). Cinq
autres ont déjà fait précédemment l’objet d’une discussion : l’exposition sélective ; les
effets de renforcement (et non de conversion) ; la perception sélective ; la théorie du
two-step flow ; les effets d’interaction avec les discussions inter-personnelles.
186
sociale » (Katz et al., 1995 : 172). A cet égard, plusieurs études consultées par
Rafaeli (1990 : 134–5) mettent en évidence une relation négative entre le
degré de sociabilité des individus et le temps qu’ils consacrent à regarder la
télévision, alors que la relation est généralement positive avec l’utilisation de
la presse. Dans sa propre investigation, Rafaeli trouve que la presse écrite joue
un rôle de supplémentation aux rapports sociaux (corrélation positive), tandis que
la télévision joue un rôle de substitution ou d’échappatoire aux rapports sociaux
(corrélation négative). De fait, l’interaction « para-sociale » (1990 : 136–43)
– « an illusion of face-to-face interaction » – constitue un phénomène de plus
en plus répandu, suite aux « efforts prolongés pour personnaliser le contenu
de la communication de masse », à la « disparition rapide de la distinction
entre communication de masse et communication inter-personnelle », et au
« développement d’une pseudo-communauté » (Beniger, 1987 : 354 ; Lievrouw
and Finn, 1990 : 41–2).
A première vue, le type de médium consulté dépend donc des besoins
spécifiques des individus. Par exemple, un manque de rapports sociaux pourrait
être partiellement compensé par une utilisation plus soutenue de la télévision.
Cependant, comme le suggère Rafaeli (1990 : 135, 175), les différences entre
médias découlent peut-être d’une combinaison de facteurs liés à la source des
messages et des facteurs liés au canal. En d’autres termes, l’offre proposée
par la source, au sens du contenu et du format de l’information, pourrait stimuler
différentiellement plusieurs segments de l’audience des médias. A ce titre,
Iyengar (1991 : 129) a souligné que la télévision effectue habituellement une
couverture « épisodique » des enjeux, alors que la presse penche pour un
traitement plus « thématique ». Cette distinction a pour effet d’induire les
téléspectateurs à attribuer une responsabilité individuelle aux problèmes actuels,
alors que les lecteurs de la presse auraient plutôt tendance à attribuer une
responsabilité sociale aux mêmes problèmes (voir chap. 3.3.5). Apparemment,
les journalistes de télévision croient que les images sont des produits de
consommation rapide, qui exigent des « schémas narratifs » facilement
reconnaissables : « The resulting coverage tends to focus on the event rather
than on the issues and underlying conditions involved, the individual rather
than the group, conflict rather than consensus, and the facts that advance the
story line rather than those that explain the situation » (Danielian, 1992 : 77 ;
voir cependant McCarthy et al. [1995] pour un exemple de traitement plus
épisodique de la part de la presse).
Aux « biais de description » s’ajoutent des « biais de sélection ». En effet,
le contenu des médias est également le produit de différents mécanismes
de filtrage vérifiant que les informations satisfont à un certain format (news-
value format). Les processus de sélection de l’information varient en fonction
des systèmes politiques, de l’importance variable des différents enjeux pour
chaque pays (Budge, 1993 : 69–75), de la structure du système de partis
(Hallin and Mancini, 1984), du niveau institutionnel (local vs. national) auquel
187
les médias s’intéressent (Haenisch und Schröter, 1971 ; Barranco and Wisler,
1999 : 307–8), du mode de relations entre journalistes et autorités politiques
(Berkowitz, 1992 ; Bennett, 1994 : 177–81), mais sans doute encore davantage
de l’identité et de l’orientation politique de chaque médium individuel (i. e.
chaque titre de la presse écrite, chaque chaîne de télévision, etc.). En résumé,
« différents médias ont différentes sensibilités quant à ce qui constitue ‹ un
sujet d’actualité ›. Chaque journal a un public différent et les événements sont
couverts en conséquence » (Barranco and Wisler, 1999 : 304 [NT]). De fait,
depuis les premières enquêtes d’opinion aux Etats-Unis, on sait que chaque
médium trouve un écho plus large auprès de l’audience qui partage globale
ment sa ligne politique (phénomène de sélectivité de facto). Par exemple, lors de
la campagne présidentielle de 1940, les citoyens proches du Parti Républicain
préféraient la presse, tandis que les Démocrates préféraient la radio, et chaque
camp subissait une influence préférentielle de « son » médium (Lazarsfeld et al.,
1952 [1944] : 131). Parfois accentuées par les monopoles d’Etat (notamment
en matière de télévision), les nuances dans la coloration politique propre à cha
que médium peuvent donc s’avérer importantes pour comprendre le succès
des communications. Ceci étant, au lieu de mettre l’accent sur les spécificités
des différents médias, d’autres auteurs ont plutôt souligné le degré élevé de
consonance qui caractérise le système médiatique dans son ensemble (e. g. Noelle-
Neumann, 1981). Ce système se distingue également par son ubiquité (« the
omnipresence of the media as sources of information ») et par sa cumulation
(« the repetition of messages across media outlets and time ») (Glynn and
McLeod, 1985 : 44). Or, ces phénomènes pourraient court-circuiter les éventuels
mécanismes psychologiques d’exposition et de perception sélective, puisque le
discours reproduit dans les différents médias serait essentiellement le même.
De fait, selon Blumler et Gurevitch (1996 : 124), les médias de nombreux pays
font depuis plusieurs années l’expérience d’une certaine « dépolitisation »,
au profit notamment d’une logique plus commerciale ou plus orientée vers le
divertissement – suscitant notamment de vives interrogations quant à la qualité
de l’information médiatique (Graber et al., 1998 : 5). En Suisse également, le
système médiatique a subi une certaine uniformisation (voir chap. 5.1.2). En
même temps, cette tendance ne doit pas être exagérée, et le constat peut être
nuancé selon les médias ; par exemple, la télévision constitue probablement
un secteur plus homogène et « consonant » que la presse écrite (Salmon and
Kline, 1985 : 20). Dans l’ensemble, nous ne pensons pas que l’homogénéisation
– par ailleurs indéniable – des systèmes médiatiques soit de nature à ôter sa
pertinence à l’étude des channel factors.
audience factors n’est pas allée sans susciter des critiques, en particulier depuis
le renouveau de la recherche sur les effets médiatiques dans les années 1970
(voir chap. 3.1.1). Joseph Klapper lui-même, en faisant la synthèse de la phase
behavioriste, a déploré la « cataracte » de variables ajoutées continuellement au
catalogue des facteurs de l’audience : « Almost every aspect of the life of the
audience member and the culture in which the communication occurs seems
susceptible of relation to the process of communication effect » (1966 : 475).
Cette recherche effrénée des intervening variables s’est produite avant tout dans
le contexte pluraliste américain, et reposait sur l’idée que les membres du pu
blic traitent l’information médiatique de manière extrêmement sélective. Cette
sélectivité était jugée comme tributaire des caractéristiques socio-culturelles
des individus – « the diverse backgrounds, cultures, affiliations, and life-styles
of individual audience members » (Blumler, 1995 [1981] : 48). De fait, chaque
nouvelle tradition de recherche a contribué à multiplier les facteurs de l’audience « à
prendre en considération ». En mettant à jour de nouveaux indicateurs, la recherche
empirique doit servir à spécifier les conditions sous lesquelles les individus cè
dent – ou, plus fréquemment, résistent – aux messages persuasifs des médias,
« illuminant chaque fois un peu mieux les ressorts complexes du processus de
persuasion de masse » (Katz and Lazarsfeld, 1995 [1955] : 127). De même,
bien qu’issue d’une vision très différente du processus de communication de
masse, l’approche uses and gratifications a stimulé la croissance de la recherche
sur les facteurs de l’audience (Katz et al., 1995 [1974] : 170).
Pour nous repérer quelque peu parmi la pléthore des variables
individuelles, engendrée tant par les sciences sociales que par la psychologie,
nous adoptons la classification de McGuire (1969 : 235–52) et distinguons
trois catégories – ou approches – de « receiver factors ». Premièrement, la parti
cipation active dans le processus de persuasion peut en affecter le résultat.
Deuxièmement, il importe de savoir dans quelle mesure l’influençabilité des
individus constitue une caractéristique « homogène », générale, ou au contraire
une variable dépendant des situations et des enjeux. Troisièmement, nous
examinerons les principales variables individuelles (démographiques, sociales,
politiques, économiques, etc.) dont l’impact sur le succès des communications
médiatiques a pu être démontré.
Concernant la participation active dans le processus de persuasion, les
résultats présentés par McGuire (1969 : 235–40) dérivent essentiellement des
travaux effectués dans les domaines de la psychanalyse, de la psychologie de
l’apprentissage, ou des théories de la dissonance. Alors que la plupart des
propositions théoriques prédisent une plus grande efficacité des inductions
persuasives lorsque le récepteur s’engage activement dans le processus, les
résultats empiriques tendent plutôt à démontrer le contraire – par exemple,
le fait de laisser implicites les conclusions d’un message a généralement pour
conséquence d’en réduire l’impact persuasif. En psychologie cognitive, la
question s’est posée d’une manière un peu différente, la variable examinée étant
189
démontre les limites (1996 : 37). Par ailleurs, au-delà d’un modèle capable de
mesurer l’influence totale des médias, deux conditions supplémentaires paraissent
nécessaires pour parvenir à détecter des effets médiatiques « massifs » : « 1.
Good measurement of key variables, especially individual-level variation in
reception of communication from the mass media. 2. Good variance in key
independent variables, especially the content of the mass communication to
which individuals are exposed » (1996 : 18). Ainsi, l’analyse de Zaller comprend
plusieurs campagnes électorales, afin de répondre au critère d’une variance suffi
sante dans l’intensité des flux d’information concurrents. Par ailleurs, en vertu
du principe de compensation énoncé par McGuire (voir supra), Zaller plaide
pour l’utilisation de modèles non-linéaires. Cet ensemble de précautions métho
dologiques permet de mieux comprendre pourquoi les effets habituellement
détectés sont aussi modestes (1996 : 36–7).
Avec un souci analogue, Norris et ses collègues (1999 ; Norris, 2000)
ont cherché à préciser sous quelles conditions les messages médiatiques sur un
enjeu parviennent à « surmonter » le phénomène récurrent de neutralisation
mutuelle. Au préalable, il est nécessaire que les individus soient attentifs à
l’information ou aux signaux heuristiques délivrés par les mass médias en tant
que source spécifique de messages, en comparaison des informations « fournies
par les partis, les dirigeants, les experts, les groupes politiques et sociaux, les
communications inter-personnelles, les conditions objectives et les expériences
personnelles » (Norris, 2000 : 183 [NT]). Si tel est le cas, il existe au moins trois
mécanismes par lesquels l’influence des médias peut s’exercer. Premièrement,
il peut arriver que certains médias diffusent des messages distinctement positifs
ou négatifs, par exemple à propos d’un parti politique (Norris et al., 1999 :
137–41). Cette couverture médiatique « directionnelle » (directional coverage)
semble toutefois produire des effets asymétriques et variables selon les contextes
politiques. Deuxièmement, les médias peuvent favoriser une position politique
en lui consacrant tout simplement davantage d’attention et de temps (stop-
watch imbalance). Ce genre d’impact apparaît cependant comme marginal, et
l’attention exclusive dévolue à l’un des partis politiques britanniques a plutôt
pour effet d’entraîner des pertes ou des profits pour les autres partis (Norris
et al., 1999 : 141–2). Enfin, étant donné que les enjeux de prédilection d’un
parti ou d’un candidat sont généralement occultés par leurs adversaires, qui
préfèrent se concentrer sur leurs « propres enjeux » (Riker, 1993), un troi
sième mode d’influence pourrait résulter du fait que les médias marquent plus
d’intérêt pour les thèmes qui « appartiennent » traditionnellement à un acteur
(agenda-balance). Ceci ne semble pas avoir été le cas des élections de 1997 en
Grande-Bretagne, mais pourrait se produire dans d’autres contextes. Lorsque
les trois types d’effets sont évalués simultanément, seule la couverture direction
nelle positive apparaît comme un déterminant significatif du changement des
préférences partisanes (Norris et al., 1999 : 143).
197
Mais ce sont les caractéristiques de l’audience qui ont attiré le plus d’attention
en relation avec l’impact cognitif des mass médias. A ce propos, plusieurs
travaux se sont inspirés de manière plus ou moins explicite de l’hypothèse du
knowledge gap : « As the infusion of mass media information into a social system
increases, segments of the population with higher socioeconomic status tend
to acquire this information at a faster rate than the lower status segments, so
that the gap in knowledge between these segments tends to increase rather
than decrease » (Tichenor et al., 1981 [1970] : 286). Par exemple, la quantité
accrue d’informations qui circule en période électorale contribue à creuser
l’écart, en termes de connaissances acquises, entre les individus de statut socio-
économique supérieur (dont les capacités cognitives sont déjà élevées) et les
individus de statut inférieur (dont les capacités cognitives sont moindres).
L’hypothèse du knowledge gap a été notamment avancée pour expliquer le relatif
insuccès des campagnes d’information des années 50 et 60, qui n’atteignaient
tendanciellement que les personnes de formation supérieure, les jeunes et
les hommes, tandis que les personnes de moindre éducation, les aînés et les
femmes demeuraient pour ainsi dire dans l’ignorance. Plusieurs études ont
confirmé l’hypothèse de base et conduit à la conclusion que « les mass médias
semblent avoir une fonction similaire à celle d’autres institutions sociales : le
renforcement ou l’accroissement des inégalités existantes » (Tichenor et al.,
1981 : 293). Bien que le niveau général d’éducation ait augmenté depuis les
années 1960, en contrepartie la sophistication technique croissante des mass
médias (e. g. le développement d’Internet) tend à maintenir les inégalités
structurelles dans l’acquisition de l’information (Blumler and Gurevitch,
1996 : 125). En Suisse, le même phénomène a été observé dans le domaine
de l’écologie, à savoir que « ceux qui savent déjà beaucoup de choses à propos
des problèmes environnementaux et ceux qui ont une meilleure éducation
sont les plus susceptibles d’acquérir des informations supplémentaires sur ces
problèmes » (Kriesi and Bütschi, 1996 : 12 [NT]).
D’une certaine manière, le phénomène du knowledge gap peut s’expliquer
par le fait que la consommation de l’information médiatique et le niveau des
connaissances acquises au cours du processus de socialisation politique sont
des variables qui se renforcent mutuellement – l’utilisation initiale des médias
permet de prédire le niveau ultérieur de connaissances, et inversement –, si
bien que « l’effet total de la communication de masse est d’élargir le fossé qui
sépare les jeunes gens informés des autres » (Chaffee et al., 1981 : 84 [NT]).
Par ailleurs, l’audience se différencie du point de vue des médias utilisés
(Wuerth, 1999 : 344–5). En effet, suivant l’approche uses and gratifications,
ce sont plutôt les personnes de moindre niveau d’éducation qui utilisent la
télévision pour satisfaire des besoins alternatifs à la recherche d’information au
sens strict. Comme la télévision diffuse davantage d’images propres à renforcer
la méfiance à l’égard du système, une « spirale sociale » se développe, consoli
dant la stratification du corps électoral. Tout en contribuant à creuser l’écart
201
public considère comme les plus importants pour la nation » (Iyengar and Kinder,
1987 : 16 [NT]).
Ceci dit, il convient d’insister sur le polysémisme du concept d’agenda-setting,
qui ne signifie guère davantage que « le fait de fixer l’agenda ». Mais de quel
agenda parle-t-on au juste, et qui le détermine ? Rogers et Dearing (1988) ont
soin de souligner que trois agendas (au moins) peuvent être examinés : l’agenda
du public (public agenda), celui des mass médias (media agenda), et celui des élites
politiques (policy agenda). Les termes policy, public et media se réfèrent donc à la
variable dépendante dans le processus d’influence examiné. Certes, une grande
confusion sémantique demeure au sujet de ces différents processus (Swanson,
1988), notamment parce que chacun de ces agendas est susceptible d’exercer
une influence sur les deux autres. Dans la pratique, néanmoins, deux principales
traditions de recherche se sont dégagées, auxquelles on a coutume de se référer
de la manière suivante : « (1) agenda-setting, a process through which the mass
media communicate the relative importance of various issues and events to
the public (an approach mainly pursued by mass communication researchers),
and (2) agenda-building, a process through which the policy agendas of political
elites are influenced by a variety of factors, including media agendas and public
agendas » (Rogers and Dearing, 1988 : 556). La recherche sur l’agenda-building
(ou policy agenda-setting) correspond en fait au champ d’investigation des études
bottom-up et ne sera pas réexaminée. Quant à la tradition du public agenda-setting,
qui fait l’objet de ce chapitre, elle a pris son essor plus tardivement, dans les
années 1970, mais a donné lieu – jusqu’au recensement de Rogers et Dearing
(1988 : 560–3) – à deux fois plus de publications. Enfin, une troisième tradition
de recherche, que l’on pourrait appeler le « media agenda-setting », vise à étudier
les facteurs déterminant l’agenda des mass médias (voir chap. 3.4.1).
Même si l’on trouve la notion d’agenda-setting en germe dans des travaux
plus anciens (e. g. Lippmann, 1965 [1922] ; Lazarsfeld et al., 1952 [1944] :
98), c’est à Bernard Cohen en 1963 que l’on doit la première formulation
explicite des effets agenda-setting des mass médias : « The press is significantly
more than a purveyor of information and opinion. It may not be successful
much of the time in telling people what to think, but it is stunningly sucessful
in telling its readers what to think about. (…) The editor may believe he is only
printing the things that people want to read, but he is thereby putting a claim
on their attention, powerfully determining what they will be thinking about,
and talking about, until the next wave laps their shore » (cité in Iyengar and
Kinder, 1987 : 2). Dans la même veine, McGuire avance cet argument comme
l’une des explications possibles au « non-impact » des mass médias – « une
telle manipulation de la saillance serait aussi importante qu’une manipulation
des opinions ». Mais la première étude empirique se référant directement à la
formule de Cohen a été entreprise par McCombs et Shaw (1995 [1972]). Selon
eux, les médias contribuent à « façonner la réalité politique » et déterminent
quels sont les enjeux principaux d’une campagne politique : « Readers learn
203
not only about a given issue, but also how much importance to attach to that
issue from the amount of information in a news story and its position. In
reflecting what candidates are saying during a campaign, the mass media may
well determine the important issues – that is, the media set the ‹ agenda’ of
the campaign » (1995 : 153).
Pour tester cette hypothèse, les auteurs ont demandé quels étaient les
principaux enjeux du moment à 100 répondants dont le vote n’était pas encore
totalement acquis à l’un des candidats à l’élection présidentielle américaine
de 1968. Parallèlement, ils ont recueilli le contenu des principaux news media
(journaux, magazines, chaînes de télévision) à disposition de la population
enquêtée. Ces news stories ont ensuite été répartis en deux catégories d’importance
(items « majeurs » et « mineurs ») en fonction de critères de position dans
le médium et d’espace ou de temps. Finalement, les items ont été recodés
dans les mêmes catégories que les réponses des interviewés. Il s’est ainsi
avéré « qu’une quantité considérable d’informations relatives à la campagne
n’était pas dédiée à la discussion des enjeux politiques majeurs, mais plutôt
à l’analyse de la campagne elle-même » (1995 : 155 [NT]). En second lieu,
une relation très forte se dégage entre l’accentuation médiatique des thèmes
et les évaluations individuelles de l’importance des enjeux. Cependant, ces
évaluations sont plus fortement corrélées à la couverture médiatique totale
qu’aux thèmes soulignés uniquement par les candidats ayant la préférence des
individus – ce qui s’explique plus aisément par des effets d’agenda-setting que
par des phénomènes de perception sélective (1995 : 157–8). Enfin, les auteurs
rejettent l’éventualité d’une relation fallacieuse entre l’agenda médiatique et
l’agenda public, étant donné que les individus n’ont pas de moyens alternatifs
aux médias pour s’informer sur la campagne, ainsi que l’éventualité d’une
causalité inverse entre les deux agendas (1995 : 160). En revanche, McCombs
et Shaw reconnaissent n’apporter aucune preuve formelle du phénomène
d’agenda-setting, leur démonstration se limitant au niveau agrégé ; simplement,
« the evidence is in line with the conditions that must exist if agenda-setting
by the mass media does occur » (1995 : 160).
Quand bien même la contribution de McCombs et Shaw a ouvert la
voie à un flot ininterrompu de travaux empiriques (voir Brosius and Weimann,
1996 : 562), certaines de ses faiblesses théoriques et méthodologiques n’ont
pas été pour autant résolues. Pour commencer, la question de la récursivité du
phénomène d’agenda-setting reste encore débattue : les médias influencent-ils
le public, le public influence-t-il les médias, ou alors le processus d’influence
est-il réciproque ? Pour certains auteurs, l’emploi de méthodes différentes
(two-stage models au niveau agrégé, expérimentations au niveau individuel)
conduit à des résultats identiques (e. g. Behr and Iyengar, 1985 ; Iyengar and
Simon, 1993). D’autres chercheurs contestent cette conclusion ; par exemple,
Brosius et Kepplinger (1990) montrent que le sens de la causalité peut varier
d’un enjeu à l’autre, produisant à l’occasion un impact mutuel. Par ailleurs,
204
l’influence uni-directionnelle des mass médias sur la saillance des enjeux politiques
est remise en cause par le fait que les hommes politiques s’informent des
préférences du public avant de se lancer dans une campagne. Les sondages
d’opinion et l’agenda de certains individus particulièrement influents et attentifs
à la vie politique (early recognizers) pourraient guider la décision de souligner
tels ou tels enjeux (Atkin and Heald, 1976 : 218 ; Brosius and Weimann,
1996). Ensuite, directement liée à la précédente, la question du choix d’une
approche méthodologique adéquate est régulièrement remise à l’ordre du jour. Un
certain consensus, il est vrai, a commencé à apparaître pour recommander un
certain détachement des études transversales (cross-sectional samples) au profit
d’études longitudinales, qui sont mieux adaptées pour saisir l’aspect dynamique du
processus d’agenda-setting et pour traiter la question de la causalité (Behr and
Iyengar, 1985 : 39 ; Brosius and Kepplinger, 1990 : 183–5)75. En même temps,
les problèmes inhérents aux études basées sur des données agrégées (time series
issues de sondages et de compilations médiatiques), tels que leur « pollution »
par des facteurs externes impossible à contrôler, ont suscité un engouement
croissant pour la méthode expérimentale. Celle-ci permet un contrôle beaucoup
plus rigoureux du processus par lequel l’information médiatique peut affecter
la saillance des enjeux auprès des individus (voir Iyengar and Kinder, 1985,
1987). Mais les faiblesses du modèle agenda-setting de base ne se limitent pas
au domaine méthodologique. Selon Neuman (1990 : 161–2), quatre autres
révisions fondamentales de l’hypothèse originale ont été proposées.
Premièrement, le rôle des conditions et des événements du « monde
réel » (real-world cues) a été pris en considération. En effet, il est possible que
les individus réagissent directement aux conditions réelles, et indépendamment des
messages médiatiques, de sorte que la corrélation entre l’agenda public et
l’agenda des médias ne serait que le fruit de l’impact simultané des circonstances
externes sur ces deux agendas (McLeod et al., 1994 : 137). Globalement, la
recherche a mis en évidence que la saillance de certains enjeux est déterminée
à la fois par l’agenda des médias et par les real-world cues (Page and Shapiro,
1984 ; Behr and Iyengar, 1985 ; Neuman and Fryling, 1985). Une deuxième
révision du modèle initial concerne précisément l’impact des enjeux eux-mêmes
dans le processus d’agenda-setting, afin de déterminer « si différents types
d’enjeux se caractérisent pas une dynamique unique » (Neuman, 1990 :
162). A cet égard, nous avons déjà vu que l’obtrusivité des enjeux ou leur gravité
contribuent à déterminer le degré de dépendance des individus par rapport
à l’information médiatique, ou au contraire leur possibilité de recourir à
75
Basées sur la méthode de Granger, ces études sont plus adéquates pour déceler des
relations causales, à condition toutefois de disposer d’un nombre d’observations suffi-
sant (Adams 1997 : 734). De plus, on ne peut établir de lien de causalité que sous trois
conditions simultanées : la covariance entre les séries de données, l’ordre temporel
(la cause ne peut que précéder l’effet) et la « qualité contraignante » (forcing quality)
du contenu médiatique par rapport à l’opinion publique (Rogers and Dearing 1988 :
569–70 ; Fiske and Taylor 1991 : 58–9).
205
76
Il apparaît comme significatif à Iyengar et Kinder que les résultats de leurs études
expérimentales soient, pour une fois, en contradiction avec les résultats issus de la
recherche par sondages – lesquels montrent généralement des effets agenda-setting
plus prononcés parmi les personnes dont les aptitudes politiques sont plus développées.
206
sont les fondements psychologiques des différences individuelles face aux effets
de saillance. Premièrement, il apparaît que la résistance ou les réactions de
réfutation que les informations médiatiques peuvent engendrer auprès des
individus (counterarguing hypothesis) ne conditionnent quasiment pas l’importance
accordée aux enjeux (Iyengar and Kinder, 1985 : 126). Autrement dit, les
effets agenda-setting ne sont pas redevables au fait que les individus trouvent les
informations « irrésistibles ». En revanche, « les nouvelles télévisées doivent
une partie de leur efficacité à leur capacité de susciter de l’émotion » (affect
hypothesis). Les personnes qui manifestent des réactions émotionnelles (espoir,
colère, etc.) en suivant les actualités sont plus promptes à indexer leur évalua
tion des problèmes à l’agenda médiatique (Iyengar and Kinder, 1985 : 135 ;
Iyengar, 1988 : 599). Ensuite, la magnitude des effets dépend assez fortement
de la crédibilité perçue de la source (source credibility hypothesis). En revanche,
la « vivacité » des messages (voir chap. 3.3.2) semble n’avoir aucun impact
médiateur sur les effets agenda-setting de la télévision (Iyengar and Kinder,
1987 : 34–42).
A ces quatre domaines de révision du modèle initial, on peut ajouter la
réflexion qui a été engagée sur l’impact des échelles de temps prises en considération.
L’un des moyens de surmonter les difficultés se posant à ce niveau (e. g. les
corrélations fluctuent très fortement d’une période à l’autre ou suivant l’unité
de temps choisie) consiste à prendre en compte l’influence de l’information
médiatique sur différentes échelles de temps, et donc à élaborer des modèles distin
guant plusieurs « temps de réaction » (time lags) entre la diffusion médiatique
de l’information et les mesures de saillance au sein de l’opinion publique
(e. g. Brosius and Kepplinger, 1990 ; Brosius and Weimann, 1996). D’autres
enjeux méthodologiques auxquels s’est adressée la recherche comprennent par
exemple la forme de la fonction de réponse du public par rapport aux informations
diffusées par les mass médias. Plusieurs auteurs ont fait l’hypothèse qu’il existe
un « seuil de l’attention publique », au-dessous duquel les enjeux politiques ne
sont pas « captés » par l’opinion (Neuman, 1990 : 171–3). De fait, à l’exception
d’enjeux relativement obtrusifs, la réponse du public au traitement médiatique
des enjeux est de type logistique (Neuman, 1990 ; Price and Zaller, 1993 ; Zaller,
1996). En deçà d’un certain volume d’information délivrée par les médias (takeoff
point), l’attention du public n’est guère stimulée, alors qu’au delà d’un certain
volume (leveling off point) elle ne peut être augmentée que de façon marginale ;
entre ces deux seuils, la réponse du public à un traitement accru des enjeux
Cette divergence peut cependant s’expliquer par le fait que les conditions expérimen-
tales mettent en lumière le médiateur de l’acceptation des messages (lié négativement
aux aptitudes) et occultent en partie le médiateur de la réception (lié positivement aux
aptitudes). En effet, tous les participants aux expériences de Iyengar et Kinder étaient
exposés et comprenaient les messages télévisés qui leur étaient proposés. Au contraire, les
conditions « naturelles » tendent à favoriser la réception au détriment de l’acceptation
(Iyengar and Kinder 1987 : 61–2).
207
Jo and Berkowitz, 1994)77. Dans le domaine des jugements politiques, les effets
de priming sont traditionnellement considérés comme un phénomène d’origine
médiatique. Ainsi, l’hypothèse des effets de priming des mass médias occupe une
place centrale dans les travaux prolongeant l’analyse des effets agenda-setting
(Iyengar and Simon, 1993 : 368), et l’approche de ces deux phénomènes
s’inscrit largement dans le même cadre théorique et méthodologique. Pour
cette raison, l’essentiel de l’analyse menée dans le chapitre précédent demeure
valable pour les mécanismes de priming, et ne sera pas répétée. L’hypothèse
de base peut se formuler de la manière suivante : « By calling attention to some
matters while ignoring others, [mass media] news influences the standards by which gov-
ernments, presidents, policies, and candidates for public office are judged » (Iyengar and
Kinder, 1987 : 63).
Implicitement, l’hypothèse du priming admet que l’agenda des médias
exerce une influence importante sur les individus, notamment parce que la
perception des expériences ou des conditions économiques collectives est plus
déterminante pour les comportements politiques que les expériences ou
les conditions personnelles (Mair, 1983 : 418). En d’autres termes, en attirant
l’attention du public sur certains problèmes sociaux, les mass médias définissent les
critères évaluatifs d’après lesquels les citoyens évaluent la performance des hommes
politiques. Par exemple, si l’enjeu du désarmement est devenu la priorité d’une
grande partie du public suite à son exposition aux médias, on peut prévoir
que les candidats à une élection présidentielle seront jugés en fonction de leur
action passée ou de leurs promesses dans ce domaine. De manière plus géné
rale, lorsqu’ils sont appelés à prendre une décision, les individus ne prennent
pas en considération tous les critères d’évaluation en leur possession : « they
often derive their decisions from limited subsets of the available information
pool so as to make satisfactory judgments without expending a great deal of
effort. (…) Which particular pieces of information get used, according to the
priming hypothesis, may be those that come to mind quickly and automatically
for an individual – those that are most accessible. And the accessibilities of
various policy domains are in turn presumed to be determined importantly
by news media coverage » (Miller and Krosnick, 1996 : 80–1). Les effets de
priming ont été mis en évidence à propos d’enjeux politiques très divers. La
politique étrangère ne fait pas exception (Iyengar and Kinder, 1987 : chap.
7–8 ; Aldrich et al., 1989 ; Iyengar, 1991 : 133), comme en témoignent les
effets de l’information médiatique pendant la Guerre du Golfe (Iyengar
and Simon, 1993 ; Miller and Krosnick, 1996 : 89–92). Conformément au
modèle « hydraulique » esquissé pour les effets agenda-setting, l’émergence de
77
En psychologie cognitive, les objets mentaux qui, du fait de leur activation fréquente
ou récente, sont accessibles pour interpréter les faits sociaux constituent des « primes »,
tandis que leur effet est nommé le « priming ». En neuro-psychologie, le priming
est considéré comme l’une des manifestations de la « mémoire implicite » (Schacter
1996).
210
ont été simplement exposés, sans autre forme d’activité mentale (mere exposure
hypothesis ; voir chap. 4.3.3).
Retournant implicitement au concept original de priming, Miller et
Krosnick (1996) ont ainsi ajouté deux hypothèses au modèle de base. La première
(target gradient hypothesis) peut se formuler de la manière suivante : « When a
specific attitude is called to mind, activation of its node will spread to other
attitudes to which it is linked. The stronger the activated node, the more
spreading activation would be expected. Consequently, we would expect that
priming induced by a news story would occur mostly for attitudes that are
directly relevant to the story. (…) Thus, there might a gradient of priming
effects, decreasing in strength as attitudes become more and more remote
from those being activated by a story » (1996 : 82). La seconde hypothèse
(consequence gradient hypothesis) concerne la variable dépendante, c’est-à-dire les
jugements individuels affectés par les effets de priming. A cet égard, dans la
mesure où les études se sont focalisées presque exclusivement sur la couverture
médiatique des problèmes nationaux et sur l’évaluation du président américain,
Miller et Krosnick postulent que les médias auront tendanciellement plus
d’influence sur les jugements de la performance globale du président que sur les
jugements de sa compétence ou de son intégrité (1996 : 83). Les auteurs trouvent
confirmation de ces deux hypothèses, à la fois dans deux études expérimentales
et dans deux études s’appuyant sur des données de sondage (1996 : 84–92).
Ainsi, c’est avant tout la performance générale du président qui est affectée
par les informations rendues saillantes au travers des mass médias, et seules les
attitudes directement ou fortement liées à ces informations exercent un impact
sur l’évaluation du président. Dans une formulation légèrement différente de
l’hypothèse du gradient, Iyengar et Kinder soulignent que le moindre poids attri
bué aux critères de jugement qui ne sont pas directement liés à l’information
médiatique reçue dérive de ce qu’un processus inférentiel supplémentaire est
requis, que peu d’individus sont disposés à entreprendre (1987 : 111).
Un deuxième champ d’investigation concerne le rôle des caractéristiques
de l’audience dans la régulation des priming effects. Assez naturellement, Iyengar et
Kinder (1987 : chap. 10) se sont demandés si les « victimes du priming » étaient
les mêmes personnes que les « victimes de l’agenda-setting » ; leur réponse est
clairement négative. En particulier, l’identification partisane constitue un facteur
important. Tandis que les effets d’agenda-setting concernent avant tout les non-
partisans, les effets de priming s’exercent sur les deux principaux groupes de
partisans, mais de manière distincte. Les Démocrates sont surtout influencés par
les informations concernant des enjeux « de gauche » (environnement ou droits
civils), et les Républicains sur des enjeux « de droite » (inflation ou défense).
Ainsi, les effets de priming se révèlent comme un « phénomène hautement
partisan », susceptible de toucher essentiellement les individus prédisposés en
faveur d’un message. Puisque les partis « possèdent » certains enjeux, il leur suffit
de réactiver la saillance de « leurs » enjeux auprès de leurs sympathisants et de
212
79
A ce sujet, voir McGuire (1969 : 243–4), ainsi que Petty et Priester (1994 : 107–12).
D’après la recherche expérimentale en psychologie cognitive, l’effet principal d’une
prolongation du délai entre stimulus et réponse est probablement de renforcer les effets
de priming. Par contraste, le délai entre « prime » et stimulus est lié négativement à
l’amplitude des effets (Fiske and Taylor 1991 : 261–2).
214
80
Suivant le frame reçu (« unfair advantage » vs. « reverse discrimination »), les opinions
sur d’autres questions (« raciales » et « non raciales ») sont plus ou moins corrélées à la
position sur la discrimination positive (DP) ; les réactions émotionnelles à la question
sur la DP sont plus ou moins vives et plus ou moins négatives ; les antécédents de la
position sur la DP sont différents (intérêt personnel vs. préjugés raciaux vs. valeurs
fondamentales).
81
A noter que certains auteurs (e. g. McLeod et al. 1994 : 140–3) affirment que l’attri-
bution causale n’est qu’un exemple parmi d’autres de framing, et que l’unité d’analyse
n’est pas nécessairement l’individu (e. g. groupes).
217
sentence or sentences, organizing the first facts and quotations that are presen
ted » (1996 : 115). Ainsi, les effets de saillance induits par les médias sont plus
importants pour l’évaluation générale du président américain si les problèmes
sont présentés comme découlant de sa responsabilité (Iyengar and Kinder,
1987 : chap. 9). Cette problématique rejoint donc la dichotomie utilisée en
psychologie entre les attributions de causalité interne et externe (Deschamps et
Clémence, 1990). A cet égard, l’attribution de responsabilité pour les événements
politiques découle notamment du type d’information présenté dans les médias
(Iyengar, 1991). Les informations présentées de manière épisodique tendent à faire
endosser la responsabilité des événements aux actions d’individus (coupables
ou victimes) ou de groupes particuliers concernés par un problème (pauvreté,
racisme, crime, terrorisme, etc.) ; en somme, l’attribution de responsabilité est
sous-tendue par une causalité interne. En revanche, les informations présentées
sur un mode thématique ont pour effet d’induire le public à imputer la respon
sabilité des événements à des facteurs situationnels ou à des phénomènes se
produisant à large échelle, tels que les conditions économiques, les inégalités
sociales ou les politiques mises en oeuvre par le gouvernement, c’est-à-dire
selon une attribution de causalité externe (Iyengar, 1991 : 15–6).
Or, comme la plupart des informations transmises par les médias (en
tous cas par les chaînes de télévision américaines) sont présentées sur un mode
épisodique, « [t]his tendency may obscure the ‹ big picture › and impede the
process of generalization. (…) In short, television news may contribute to domain
specificity in political reasoning. Like the networks’ dominant episodic news
frame, Americans’ perspective on political problems tends to be concrete rather
than abstract and specific rather than general » (Iyengar, 1991 : 136). Par suite,
le framing hautement épisodique des nouvelles télévisées a pour conséquence
de camoufler les causes structurelles des problèmes et de ménager les autorités
politiques qui en ont la charge, contribuant ainsi à consolider le biais « pro-
establishment » (Iyengar, 1991 : 137 ; Danielian, 1992 : 77). En revanche,
le cas du président américain est particulier dans cette perspective, car les
journalistes ont tendance à présenter les enjeux politiques comme étant l’affaire
du gouvernement (plutôt que l’affaire des partis) et à personnaliser le pouvoir
politique sous les traits du président (Hallin and Mancini 1984). Cela implique
qu’une lourde responsabilité individuelle peut être imputée au président – dans
certains cas spécifiques impliquant directement le gouvernement américain,
comme dans l’affaire « Iran-Contra » (Iyengar, 1991 : 80).
De même, lors de la Guerre du Golfe, la grande majorité des news stories
était de nature épisodique (Iyengar and Simon, 1993 : 377–9). Dans ce cas,
cependant, la question fondamentale n’était pas tant d’identifier la cause du
problème (causal responsibility) que d’attribuer la responsabilité de résoudre le
problème en question (treatment responsibility) (1993 : 369). Sur cette seconde
dimension des attributions de responsabilité, et plus particulièrement pour des
enjeux touchant à la sécurité publique (voir Iyengar, 1991 : chap. 4), le format
218
82
Dans le contexte électoral, les élites perçoivent l’opinion publique « effective » au travers
du résultat du vote, du taux de participation et des sondages « sortie des urnes » ; les
élites interprètent ces manifestations de la volonté populaire de façon relativement sys
tématique et consensuelle. En revanche, en dehors des périodes électorales, l’information
est transmise sous des formes très variées ; elle est plus volatile, moins comparable de
cas en cas, et plus fréquemment sujette à discussion parmi les élites ; elle comprend
des données de sondage « passives » (où les non-votants s’expriment au même titre que
les votants). D’autre part, les ressources allouées au traitement de l’information sont
beaucoup plus modestes que dans le contexte électoral, et peuvent s’avérer rapidement
insuffisantes pour traiter l’information transmise par un nombre relativement limité
de citoyens (Lemert 1992 : 47).
222
A ce propos, nous avons déjà entrevu que le processus de sélection des thèmes
médiatiques résulte d’une interaction entre les rôles des journalistes et les rôles
des acteurs qui leur fournissent leurs sources. Nous avons ainsi noté que les
sources gouvernementales semblent bénéficier d’un accès préférentiel aux
mass médias, et que les journalistes sont extrêmement dépendants de l’in-
formation officielle – « tendanciellement plus dépendants des politiciens que
l’inverse » (Wuerth, 1999 : 371–2). Ce phénomène possède à la fois des bases
circonstancielles et structurelles. Parfois, comme pendant la Guerre du Golfe,
« les journalistes ont attribué leur tendance à répéter simplement la ‹ ligne du
parti › au pouvoir à l’indisponibilité d’autres sources d’information » (Iyengar
and Simon, 1993 : 382 [NT]). De fait, à cette occasion, plus de 50% des nou-
velles émanaient directement de sources officielles, entraînant nécessairement
une couverture médiatique biaisée et « consonante » des événements réels,
ainsi qu’une convergence entre l’interprétation de la crise par le public et le
président américain (1993 : 382). Plus généralement, les journalistes prennent
souvent les packages officiels comme « point de départ pour discuter d’un
enjeu », ou « leur donnent inconsciemment le bénéfice du doute » (Gamson
and Modigliani, 1989). D’autre part, le temps souvent très limité dont dispo
sent les journalistes et la complexité croissante des questions qu’ils sont amenés
à traiter renforcent leur habitude à se tourner vers les sources officielles, qui
sont souvent spécialement préparées à leur attention par des spécialistes en
relations publiques (Wuerth, 1999).
Par ailleurs, l’accès aux médias est la plupart du temps très difficile pour
les acteurs challengers. Ainsi, un conflit qui ne serait pas issu (ou représenté) au
sein même de la communauté politique « officielle » (la « sphère de controverse
légitime », selon Daniel Hallin) a toutes les chances de ne jamais être couvert
par les médias. Quand bien même les journalistes valorisent habituellement
une présentation « équilibrée » des différents points de vue (balance norm), cette
norme n’implique pas pour autant l’inclusion dans le discours médiatique des
packages challengers (Gamson and Modigliani, 1989 : 7–8). Pour sa part, Ben
nett (1994) affirme que l’information médiatique est liée au comportement des
élites de manière encore plus intime, et parle d’un phénomène « d’indexation »
des sujets d’actualité à l’ampleur des conflits officiels : « the news gates tend to
open or close depending on the levels of conflict among powerful players in
the policy situation on Capitol Hill, the White House, the State Department,
the Defense Department, and other relevant institutions » (Bennett, 1994 :
180). Ce n’est que lorsque les divisions au sein des institutions sont profondes
et durables que les mass médias s’ouvrent aux voix dissidentes et aux acteurs
challengers (1994 : 179–80).
Toutefois, le succès des sources officielles n’est pas directement lié
au fait qu’elles émanent du gouvernement, mais davantage aux « échanges
mutuellement bénéficiaires » entre journalistes et politiciens de haut rang.
Cette interdépendance des rôles et des attentes semble ancrée dans une culture
223
(Berkowitz, 1992 : 96 [NT]). Ainsi, il faut considérer le fait que la plupart des
médias suisses disposent de ressources trop limitées pour pouvoir se passer
de l’information officielle ou des dépêches d’agences, et que, par conséquent,
les journalistes se comportent généralement de manière très réactive (Wuerth,
1999). Dans ce contexte, les agences et les porte-parole du gouvernement ont
potentiellement une grande influence sur la définition de l’agenda médiatique :
« more powerful policymakers will have a greater degree of agenda influence,
if not the exact news story that they want » (Berkowitz, 1992 : 98). En résumé,
les conditions semblent réunies pour l’existence de biais systématiques dans la thématisation
du débat public en Suisse.
style d’information s’appuie en partie sur les sondages d’opinion, car ceux-ci
sont dans une large mesure dédiés aux aspects horserace de la campagne. Par
contraste, les positions du public sur les enjeux ne suscitent qu’un intérêt très
limité auprès des sondeurs et des journalistes : « Journalists are interested in
telling their readers who is ahead and who is behind and speculating about
who will win the election. They are not as interested in using polls as the basis
for issue analysis » (Stovall and Solomon, 1984 : 621–2). Bref, les sondages
d’opinion – sous forme de « baromètres électoraux » ou de tracking polls publiés
jour après jour – constituent une part non négligeable de l’information reçue par
les électeurs au cours des campagnes, y compris en Suisse (Horizons, septembre,
1999, p. 7–8). Ils contribuent à « créer un sentiment de mouvement constant
et d’incertitude dans le déroulement de la compétition, suscitant à l’occasion
un élément d’animation sans lequel la campagne pourrait paraître morne »
(Frankovic, 1998 : 159–60). Notons cependant que le horserace polling peut
créer un sentiment de saturation au sein du public, et les citoyens reprochent
quelquefois aux médias – télévision en tête – d’insister trop lourdement sur
les résultats de sondages (Lavrakas et al., 1991 : 160 [NT] ; Norris et al., 1999 :
94–5).
Dans la mesure où les résultats de sondage horserace sont diffusés à large
échelle au cours d’une campagne électorale, les deux phénomènes mentionnés
plus haut sont susceptibles de se produire. Pour commencer, le terme bandwagon
effect a été utilisé pour désigner de brusques changements dans les intentions
de vote tout à la fin des campagnes (Noelle-Neumann, 1984 : 1–7), ou une
corrélation entre les intentions de vote et les prévisions quant à l’issue du
scrutin (Lazarsfeld et al., 1952 [1944] : 107–9). En d’autres termes, les individus
auraient parfois tendance à « sauter dans le wagon de tête » pour se retrouver
dans le camp des vainqueurs. En effet, le horserace reporting encouragerait les
individus à évaluer les candidats surtout en termes de « viabilité électorale »,
en dépeignant sous un jour plus favorable ceux dont les chances de victoire
sont les plus grandes. Les élections deviendraient alors une sorte « d’événement
sportif dans lequel les citoyens cherchent à pronostiquer un gagnant plutôt qu’à
décider quel candidat mérite leur vote » (McGuire, 1985 : 278 [NT]). Lazars
feld et ses collègues ont recueilli des témoignages directs et sans équivoque
de ce type de comportement (« I wanted to vote for the winner »), non sans
émettre des doutes quant aux véritables ressorts psychologiques de l’effet
bandwagon au sein d’un public plus large (1952 : 168).
De fait, l’évidence empirique ne permet pas de déterminer avec
certitude les mécanismes psychologiques responsables des bandwagon effects,
ni les conditions sous lesquelles ces effets se produisent. Certes, l’existence
même des effets bandwagon n’est pas vraiment contestée. Mais ceux-ci sont
décrits tantôt comme un mécanisme potentiel (bien que probablement très
répandu) résultant des critères de « viabilité électorale » inculqués aux citoyens
(Iyengar, 1991 : 134), tantôt comme un phénomène circonscrit à la portion
229
groupes et aux personnalités politiques : ils servent donc également une fonction
d’orientation. Cependant, dans l’environnement « artificiel » des recherches
expérimentales, il est probable que les sondages paraissent assumer avant
tout une fonction persuasive ; en effet, c’est principalement ce type d’effets
que les dispositifs expérimentaux cherchent à isoler et à mesurer. A contrario,
ces dispositifs ne sont guère adéquats pour déceler les effets de long terme de
l’information contextuelle fournie par les enquêtes d’opinion. En revanche,
dans des conditions « naturelles », il est vraisemblable que les sondages assu-
ment simultanément différentes fonctions, ce qui rend l’observation empirique
beaucoup plus délicate.
Enfin, les opinions que les sondages prétendent mesurer ont une signi-
fication collective susceptible d’évoluer au cours du temps, indépendamment des
opinions elles-mêmes (shifting referents) (voir Shapiro and Page, 1988 : 219–20).
Par exemple, le fait d’être favorable à une légalisation de l’avortement n’a pas
du tout la même signification aujourd’hui qu’il y a cinquante ou même vingt
ans ; paradoxalement, on pourrait dire qu’une personne n’ayant pas changé
son opinion contre l’avortement possédait autrefois une opinion plus favorable
(ou moins défavorable) qu’aujourd’hui, parce que l’opinion « moyenne » s’est
déplacée vers une position plus favorable et que le contexte collectif de référence
a changé. D’autre part, on a souvent observé que les initiatives populaires re
cueillent un fort soutien initial, mais qu’elles finissent par échouer le jour du
scrutin (voir Karp, 1998 ; Longchamp, 2001). Dans ce contexte, on pourrait
envisager que la publication des sondages contribue à infléchir la tendance de
l’opinion au détriment des initiatives, notamment en sonnant la mobilisation
du camp des adversaires. Mais il est également possible de concevoir que les
opinions « initiales » et les opinions « finales » sont de nature différente ; ainsi,
les opinions initiales peuvent être quelque peu trompeuses, car elles traduisent
une adhésion à une « idée générale », qui peut être aisément modifiée par
l’acquisition d’informations supplémentaires sur les différents aspects concrets
d’un projet (Lemert, 1992 : 42). De plus, comme le suggère Longchamp (2001),
une comparaison brute entre les opinions « initiales » et « finales » néglige la
position potentielle des indécis, lesquels se rallient le plus souvent au camp des
opposants. Or, le nombre d’indécis et le nombre d’individus qui ont l’intention
de se rendre aux urnes ne sont que très rarement indiqués dans les sondages
publiés par les médias (Horizons, septembre 1999, p. 8). Le rétrécissement gra
duel du camp des partisans et la préférence des indécis pour le statu quo sont
certainement autant imputables aux campagnes référendaires qu’à l’influence
des sondages. En revanche, ceux-ci pourraient bien avoir un impact décisif
sur les stratégies des campaigners eux-mêmes (voir Karp, 1998 : 153).
En résumé, les sondages d’opinion et d’autres mesures de l’opinion
publique ont sans doute davantage d’impact sur les élites politiques que sur les citoyens.
Cependant, un certain nombre d’effets de « l’opinion publique » sur les opi-
nions individuelles ne sont certainement pas à exclure. (1) L’opinion publique
233
Ceci dit, malgré son caractère avant tout théorique, le débat sur la
nature et la genèse des attitudes présente une filiation avec l’affrontement
entre réalistes et idéalistes – ou, si l’on préfère, avec l’opposition entre mo-
dèles top-down et bottom-up. On se rappelle que les réalistes, à l’instar d’autres
courants élitistes, dénient au public la capacité de prendre des décisions rai
sonnables, en particulier sur des enjeux de politique étrangère. Ces enjeux,
argumentent-ils, sont trop complexes et trop éloignés de la sphère privée ou
de « l’horizon d’orientation » des individus pour qu’ils puissent s’en faire une
idée objective. En conséquence, les citoyens du mass public (à la différence des
élites ou du attentive public) forment des attitudes incohérentes, fluctuantes,
irrationnelles du point de vue de leur propre intérêt et de celui de la société
dans son ensemble. Les tenants d’une approche libérale se sont inscrits en faux
contre cette interprétation. Prises au niveau collectif, disent-ils, les attitudes
populaires sont stables, cohérentes, et répondent de façon rationnelle aux
modifications du contexte social et politique, à la fois sur un plan national et
international. En fait, dans leur quête d’une « théorie unifiée de la politique »
(Dalton, 1991 : 22–5), les protagonistes du débat réalisme-libéralisme comme
Almond ou Deutsch n’ont examiné les questions de stabilité ou de rationalité
des attitudes populaires que d’un point de vue « macroscopique », suivant un
schéma behavioriste relativement grossier. Dans ce chapitre, nous poserons un
certain nombre de questions analogues, mais à un niveau d’analyse désagrégé, plus
approprié à l’étude du fonctionnement psychologique des individus. Pour ce
faire, nous analyserons les « propriétés » des attitudes (chap. 4.1.2), puis leurs
« composants » (chap. 4.2.1) et leurs « dimensions » (chap. 4.2.2 à 4.2.4). Aupa
ravant, le concept même d’attitude mérite d’être défini plus précisément.
87
Pour Rokeach, « a person’s social behavior must always be a function of at least two
attitudes – one activated by the attitude-object, the other activated by the situation.
If one focusses only on attitude-toward-object, he is bound to observe some inconsis-
tency between attitudes and behavior, or, at least, a lack of dependence of behavior
on attitude » (1966 : 531).
239
Figure 4.1 : Les attitudes comme tendances psychologiques à propos d’un objet,
inférées à partir des réponses évaluatives (reproduit de Eagly and
Chaiken, 1993 : 10)
Cognitive responses
Stimuli that
denote attitude Attitude Affective responses
object
Behavioral responses
A propos des attitudes, une autre question souvent posée concerne leur structure
et leur organisation. D’une certaine manière, la structure d’une attitude semble
dépendre de l’objet sur lequel elle porte. Inférentiellement, une attitude
englobe la somme des croyances (beliefs), des sentiments (feelings) ou d’autres
évaluations se rapportant à un objet donné. La direction et l’intensité d’une
attitude résultent, en quelque sorte, de la « synthèse » des valences attribuées
aux différentes propriétés de l’objet évalué. Une controverse existe à ce propos
240
(voir McGuire, 1969 : 154–5 ; Eagly and Chaiken, 1993 : 241 ff.), certains
auteurs postulant qu’une attitude dérive de la somme des valences attribuées
aux propriétés d’un objet (additive models), tandis que d’autres spécialistes
recommandent de procéder à une moyenne des valences (averaging models).
D’autre part, d’après la théorie de Fishbein et Ajzen (theory of reasoned action),
ce sont surtout les croyances (beliefs) momentanément les plus saillantes et les
plus « fortes » qui déterminent l’attitude à l’égard d’un objet ; celle-ci peut
donc dépendre d’un petit nombre de croyances (1981 : 263). Par contraste,
certains auteurs (e. g. Zaller, 1992) envisagent qu’un très grand nombre de
croyances peuvent contribuer à l’orientation d’une attitude. Quoi qu’il en
soit, les attitudes apparaissent comme des entités composites ; elles peuvent se
révéler homogènes lorsque les différentes réponses évaluatives convergent,
ou au contraire très ambivalentes lorsqu’une forte proportion d’évaluations
s’avèrent contradictoires (voir chap. 4.1.5).
collectif du sujet qui les forme et les élabore. Dans cette perspective, les valeurs
sont définies par des groupes, des organisations ou des cultures tout entières,
tandis que les attitudes – qui dérivent sans doute partiellement des valeurs
– sont des tendances psychologiques individuelles : « [A]n attitude is the cogni
tive construction and affective evaluation of an attitude object by an agent.
(…) [A] value may be understood as the cognitive and affective evaluation
of an array of objects by a group of agents » (Bergman, 1998 : 87). A noter
que cette définition structuraliste n’est pas partagée par tous les courants des
sciences sociales ; en particulier, la causalité entre valeurs sociales et attitudes
individuelles a été mise en cause (1998 : 87–8).
Il convient également de distinguer les attitudes d’autres constructs
fréquemment utilisés dans la littérature : les schémas. Un schéma consiste en une
structure fortement cristallisée et intégrée, composée de cognitions à propos
d’un objet donné : « a cognitive structure that represents knowledge about a
concept or type of stimulus, including its attributes and the relations among
those attributes » ; en d’autres termes, « a cognitive structure of organized
prior knowledge, abstracted from experience with specific instances that guides
the processing of new information and the retrieval of stored information »
(Fiske and Taylor, 1991 : 98 ; Conover and Feldman, 1984 : 96). Bien qu’ils
soient issus d’expériences spécifiques vis-à-vis d’un objet ou d’un stimulus, les
schémas existent apparemment à différents niveaux d’abstraction, c’est-à-dire à
différents niveaux hiérarchiques des systèmes cognitifs. D’une part, les schémas
dirigent de manière sélective l’attention des individus sur certaines informations
et biaisent parfois leur codage en mémoire. D’autre part, les schémas opèrent
un effet sélectif sur la remémoration des informations (Conover and Feldman,
1984 ; Lau and Erber, 1985 ; Lodge and Hamill, 1986 : 506–8 ; Lodge and
McGraw, 1991 ; Anderson, 1995 : 217–9). En fin de compte, la différence entre
schémas et attitudes ne tombe pas sous le sens, peut-être parce que les attitudes
constituent un type particulier de schémas (Eagly and Chaiken, 1993 : 18–9)
ou un concept équivalent (Kuklinski et al., 1991 ; Wyer and Carlston, 1994 :
47). Toutefois, certains spécialistes revendiquent une distinction entre les deux
constructs, et soulignent notamment que les attitudes sont fondamentalement
évaluatives et affectives, tandis que les schémas possèdent une base principale
ment cognitive (Fiske and Taylor, 1991 : 173–4 ; Conover and Feldman, 1991 :
1365–6 ; Miller, 1991 ; Anderson, 1995 : 154). Par ailleurs, les deux concepts
renvoient à des traditions théoriques très différentes, qui accentuent ou au
contraire négligent largement les bases motivationnelles des processus mentaux
(voir chap. 4.2.1).
Mais la distinction la plus couramment effectuée implique les attitudes et
les opinions ; selon McGuire, « on a peut-être consacré plus d’efforts à distinguer
les attitudes des opinions que de n’importe quel autre construct » (1969 : 152
[NT]). Pour certains spécialistes, une telle distinction est non seulement facile à
opérer, mais aussi souhaitable. En effet, « bien qu’une distinction raisonnablement
242
claire puisse être faite entre une attitude sous-jacente et l’expression d’une
opinion », la tendance à utiliser les deux concepts de manière interchangeable
« crée l’impression qu’un changement significatif dans l’expression d’une
opinion représente aussi un changement dans l’attitude sous-jacente » (Rokeach,
1966 : 534–5 [NT]). Originellement, les opinions étaient souvent conçues
comme un équivalent des coutumes et des règles morales – d’où la conception
de « l’opinion publique » comme un instrument de contrôle social (Price,
1992 : 6). Bien qu’elle soit encore usitée de nos jours (e. g. Noelle-Neumann,
1984), une telle conceptualisation des opinions a fait l’objet de nombreuses
critiques, et l’on admet généralement que les opinions sont des objets distincts
des coutumes et des « attitudes établies de la communauté » (Key, 1964 : 12).
Les opinions ont également été distinguées des attitudes sur le plan de leur
observabilité, de leur orientation affective-cognitive, ainsi que sur le plan de
leur stabilité (Price, 1992 : 46–7). De fait, dès les années 1920, les psychologues
ont proposé d’utiliser le concept d’attitude pour une orientation générale et le
concept d’opinion pour la « manifestation plus spécifique de cette attitude plus
large », c’est-à-dire comme « l’expression manifeste [overt] d’une attitude latente
[covert] » (McGuire, 1969 : 152), voire comme une forme de comportement
(Rokeach, 1966 : 536). Dans un modèle théorique, les opinions devraient
avoir le statut de variables dépendantes, observables, tandis que les attitudes
tiendraient lieu de variables intermédiaires, latentes. Cependant, la position
de Rokeach (1966) contre l’interchangeabilité des deux concepts démontre
que ces propositions n’ont pas été suivies immédiatement, loin s’en faut, et son
insatisfaction semble toujours d’actualité (Bergman, 1998). En effet, un autre
groupe de spécialistes continue de minimiser la différence entre opinions et
attitudes, ou de nier son utilité pratique et heuristique (e. g. McGuire, 1985).
Pour d’autres, le concept d’opinion est dénué de signification propre ; il est
équivalent aux concepts de « croyance » ou de « proposition », qui lui sont
habituellement préférés en psychologie sociale et cognitive88.
Pour notre part, nous concevons une opinion comme l’expression instantanée
d’une attitude sous-jacente, notamment en réponse à une question de sondage.
88
Les opinions sont généralement absentes des travaux de psychologie cognitive. En effet,
les cognitions et les affects (préférences, évaluations, émotions) sont autant de réponses
spécifiques qui rendent virtuellement inutile la conceptualisation des réponses évaluatives
sous la forme d’opinions (Fiske and Taylor 1991 : 410–1 ; Eagly and Chaiken 1993 :
11). Ainsi, le concept d’opinion est plus prégnant en science politique qu’en psychologie
sociale ou cognitive pour des raisons largement méthodologiques. Tandis que, pour
étudier les attitudes, les politologues ont recours presque exclusivement aux sondages
d’opinion, les psychologues disposent de moyens d’observation plus nuancés au travers
des expériences. Dans le premier cas, l’opinion donnée en réponse à une question de
sondage constitue par défaut le meilleur indicateur des attitudes sous-jacentes. Dans
le second cas, les conditions expérimentales permettent de contrôler et de susciter de
manière systématique un type particulier de réponse évaluative ; le concept d’opinion,
trop vague, perd ainsi sa substance et son utilité conceptuelle.
243
que la cohérence peut être examinée sur un plan horizontal ou vertical. Puis
nous aborderons les propriétés de stabilité et de « rationalité », que l’on peut
concevoir comme des extensions spécifiques du concept de cohérence. La
notion de rationalité, en particulier, nous amènera à examiner une première
fois la relation entre les attitudes et les comportements (modèles du « choix
rationnel »), ainsi qu’entre les attitudes et l’idéologie. Enfin, les dimensions
intrinsèques des attitudes (intensité, complexité, etc.) seront examinées dans
le chapitre suivant (chap. 4.2).
Cohérence horizontale
Les attitudes de l’homme de la rue forment-elles un tout cohérent, ou une
juxtaposition de croyances désordonnées et contradictoires ? Selon les tenants
de la première vision, la révolution éducationnelle de la deuxième moitié du
20e siècle et le développement formidable des mass médias ont contribué à
l’émergence d’une société mieux informée, dotée d’un plus grand sens criti-
que (voir Page and Shapiro, 1992 : 325–7 ; Neuman and Pool, 1986 ; Barnes
and Kaase, 1979 : 13–4). Cette vision moderne s’oppose aussi bien aux
théories élitistes (promptes à décrire les masses populaires comme incapables
d’assumer le rôle que leur attribue la théorie démocratique) et aux théories
pluralistes traditionnelles (selon lesquelles les masses sont « bien socialisées »
et respectueuses du statu quo, acceptant ainsi de jouer un rôle modeste dans
l’élaboration des politiques). Les événements de 1968 et d’autres conflits so-
cio-politiques (e. g. la guerre du Viet-Nam ou la lutte pour les droits civiques)
ont remis en question ces deux théories démocratiques. Ainsi, la cohérence
des systèmes d’attitudes des Américains a progressé dans les années 1960,
notamment parce que la nature des enjeux a changé (Nie et al., 1976 : chap. 10,
19 ; Gaxie, 1982 : 261–2). Les nouveaux enjeux (e. g. intégration « raciale »,
chômage, délinquance juvénile, drogue, etc.) sont plus obtrusifs, plus diversifiés
que par le passé, plus largement médiatisés, et suscitent davantage d’intérêt.
Ils exercent un impact personnel plus prononcé sur les individus, et entraînent
un resserrement des liens entre les attitudes des individus (Nie et al., 1976 :
348–9 ; Miller and Levitin, 1976 : 15–7).
Cependant, le postulat d’une « meilleure orientation de la base » est à
prendre avec prudence (Luskin, 1987 ; Peffley and Hurwitz, 1985 : 872–3).
Qu’entend-on au juste par le concept de cohérence (constraint) des attitudes ? Se
lon Converse (1964), la cohérence désigne la qualité d’un système de croyances
dans lequel les différents éléments sont fonctionnellement interdépendants : « We define
a belief system as a configuration of ideas and attitudes in which the elements
are bound together by some form of constraint or functional interdependence.
In the static case, ‹ constraint › may be taken to mean the success we would
have in predicting, given initial knowledge that an individual holds a specified
attitude, that he holds further ideas and attitudes » (1964 : 207). La cohérence
a des sources sociales (par exemple, le niveau d’éducation), mais repose en
245
grande partie sur l’information contextuelle qui parvient aux individus. Cette
information leur permet de reconnaître « ce qui va avec quoi » (what goes with
what), c’est-à-dire d’établir des liens fonctionnels entre différents éléments de
connaissance et de leur assigner une place dans une structure cognitive plus
ou moins stable (1964 : 212–3). Nous parlerons de cohérence horizontale pour
désigner ce type de constraint entre les éléments d’un système cognitif. De
manière générale, les individus diffèrent les uns des autres par la richesse et
l’intensité des connexions entre les éléments de leurs systèmes de croyances.
A cet égard, Converse (1964, 1967, 1970) a formulé l’idée d’un black and white
model pour rendre compte des différences individuelles extrêmement marquées
qu’il observait sur le plan de la cohérence des systèmes cognitifs (voir infra).
Ceci étant, plusieurs auteurs ont proposé des explications qui dépassent
cette vision extrêmement peu flexible du concept de cohérence90. En particulier,
les schémas facilitent l’assimilation de nouvelles connaissances ou le souvenir (re
trieval) de connaissances pré-existantes (Lodge and Hamill, 1986 : 506–8 ; Fiske
and Taylor, 1991 : 121–32). Or, les schémas se distinguent, selon les catégories
d’individus, non seulement par l’intensité des liens entre leurs éléments, mais
également par leur taille et leur complexité, ainsi que par la fonctionnalité
de leur organisation (Lau and Erber, 1985 : 40–3). De même, on a souvent
prêté aux attitudes elles-mêmes une fonction d’organisation de la mémoire. A l’instar
des schémas, les attitudes contribuent à la « mémoire sélective », en favo
risant l’intégration et la récupération de certaines informations au détriment
d’autres informations relatives au même objet (les attitudes comme « retrieval
cues »)91. Or, la disponibilité des attitudes et des schémas varie d’un individu à
l’autre, affectant à la fois l’assimilation de nouvelles connaissances et leur re
mémoration – c’est-à-dire la cohérence horizontale réelle et mesurée. Ainsi, les
différences dans l’organisation même des systèmes cognitifs mettent en question
une approche réductionniste de la cohérence qui se baserait exclusivement sur
la force des liens entre les éléments de connaissance (en réalité, sur une étude
de corrélation entre les réponses à des enquêtes d’opinion)92. Selon Sniderman
90
Par exemple, selon Galtung, « what is ‹ consistent › in the sense of ‹ going together
in the same mind › in the center of a social system is not necessarily consistent in the
periphery and vice versa. Attitudes are kept in clusters according to very different
organizing principles in the periphery and in the center » (1969 : 565).
91
« Once you have formed an attitude about somebody as a pilot instead of a comedian,
that attitude organizes subsequent judgments, including recall of the data on which the
judgment was based. The attitude is easier to recall than is the evidence that supports
it » (Fiske and Taylor 1991 : 475). A ce propos, une question depuis longtemps débattue
est de savoir si les informations congruentes avec l’évaluation affective globale d’un objet
ont tendanciellement un avantage mnémonique sur les informations incongruentes,
ou si la tendance inverse prédomine (voir Eagly and Chaiken 1993 : 599–604).
92
La plupart du temps, la cohérence horizontale des attitudes a été abordée en mesurant
les corrélations entre les réponses à différentes questions de sondage (e. g. Campbell
et al. 1964 ; Converse 1964 ; Miller and Levitin 1976). Or, cette méthode présente de
246
Cohérence verticale
En lieu et place des corrélations entre items, Luskin conseille de prendre en
considération le niveau d’abstraction des opinions comme mesure de cohérence :
« Constraint, in large degree, is abstraction. Hence by gauging a person’s use
of abstractions – either how abstract they are or how heavily used – we can
gauge his or her constraint » (1987 : 876–7). Par exemple, dans leur étude des
campagnes électorales, Schoenbach et Weaver (1985) appréhendent le constraint
des attitudes à la fois sur un plan horizontal et vertical. La cohérence verticale
trouve l’une de ses premières formulations dans le modèle de « consistence
cognitive » de Gamson et Modigliani (1966 ; Sigelman and Conover, 1981).
Elle implique l’existence de liens entre les attitudes (ou opinions) et des élé
ments de connaissance moins superficiels et plus stables – appelés tantôt
croyances, valeurs, ou prédispositions – sur lesquels reposent les attitudes des
individus. En effet, les éléments d’un système cognitif se distinguent les uns des
autres par leur degré d’abstraction et de centralité. Bien que ces deux dimensions
soient susceptibles de covarier positivement et que leur différence n’ait pas
été rigoureusement établie, à titre provisoire on peut rapporter la centralité
d’un élément au nombre de ses connexions avec d’autres éléments (Luskin, 1987 :
858–9). Par contraste, le degré d’abstraction se réfère plutôt au lien déductif et
dérivatif existant entre des éléments plus fondamentaux et des éléments plus
spécifiques.
Selon Rokeach, « toutes les croyances et les attitudes peuvent être
ordonnées sur une dimension d’importance, des plus centrales aux plus
périphériques » (1966 : 533 [NT]). Le degré de centralité d’une attitude dépend
248
de son importance (Schuman and Presser, 1981 : 236), qui peut se mesurer au
nombre de ses connexions avec d’autres attitudes. Les attitudes centrales, qui sont
intimement liées au self-concept des individus (Katz, 1966 : 56) et qui présentent
davantage de liens avec d’autres éléments de connaissance, se révèlent en
principe plus stables et plus difficiles à modifier (Converse, 1964 : 239–41 ;
Rokeach, 1966 : 545–7). Inversement, à la manière de dominos, la modifica
tion d’une attitude centrale est susceptible d’initier une réaction en chaîne sur
toutes les attitudes plus périphériques qui lui sont liées (Eagly and Chaiken,
1993 : 584–7). L’importance de la centralité des attitudes a également été
reconnue dans le domaine des relations internationales. Selon Jervis (1976 :
297–308), les croyances, images et autres cognitions centrales (par exemple la
perception de l’hostilité d’un pays étranger) sont plus résistantes au changement
que d’autres cognitions plus périphériques94. Cet état de fait semble traduire
un principe général de conservation des systèmes d’attitudes. A la manière d’un
scientifique qui réagit à des résultats inattendus en faisant les plus petites modi
fications possibles de ses hypothèses et en évitant de toucher aux hypothèses
centrales, de même un individu ou un gouvernement confronté à une réalité
dissonante cherche à s’en accommoder en révisant les croyances ou les images
les moins fondamentales dans son système d’idées, et en préservant le plus
grand nombre de croyances pré-existantes (Jervis, 1976 : 297–8 ; Gärdenfors,
1992 : 381–2 ; Galliers, 1992 : 230). Soulignons que nous avons parlé ici de
centralité cognitive – une dimension qui a été définie comme « la proportion de
temps mental dévolue à un objet d’attitude sur des périodes substantielles »
(Converse, 1970 : 182). Quant à la centralité motivationnelle, elle a été étudiée
en relation avec les fonctions des attitudes (voir chap. 4.1.1), et se rapporte au
degré auquel un objet « est pris dans l’engrenage des objectifs structurels ou
des besoins primaires de l’individu » (Converse, 1970 : 181 [NT]).
Par contraste avec la cohérence « horizontale » décrite plus haut,
l’étude des « hiérarchies cognitives » entreprise en science politique depuis les
années 80 démontre que « les gens organisent leur univers politique de façon
plus diversifiée et plus riche que ne l’ont indiqué Converse et ses collègues »
(Holsti, 1992 : 450 [NT]). Moins sévères, Peffley et Hurwitz (1985) montrent
que les travaux de Converse suggèrent également un concept de hiérarchie
entre les éléments d’un système cognitif. Cependant, le design de recherche
adopté par Converse est inapproprié à l’opérationalisation de son concept de
constraint : « Converse’s estimate is derived from correlations between specific
attitudes, thereby failing to capture the important relationship which span
94
Par exemple, « when one country thinks another is its enemy, the perception of hos-
tility is usually more central than other aspects of the image (…) So when the other
acts with restraint, our hypothesis would predict that the actor would be more likely
to change his view of the other’s strength than of its intentions. Thus in the late 1950s
and early 1960s most Americans felt that Russian weakness, not Russian friendship,
was the reason Russia built fewer missiles than the United States had predicted » (Jervis
1976 : 299).
249
the various levels of abstraction » (1985 : 874). Pour pallier cette inaptitude,
Peffley et Hurwitz (1985 ; Hurwitz and Peffley, 1987a) élaborent un modèle
hiérarchique, où la cohérence « idéologique » est mesurée entre trois niveaux
d’abstraction. Les éléments de niveau intermédiaire « are abstract beliefs about
the appropriate role of government in different policy domains (…). These
beliefs are assumed to constrain more specific preferences for concrete go
vernment actions in more defined areas of public policy (…). Finally, the more
general attitudes are assumed to be partially – but not totally – a function of
liberalism-conservatism at the apex of the hierarchy » (1985 : 876). L’un des
postulats du modèle est qu’il existe un fonctionnement causal et déductif entre
les différentes strates d’un système cognitif, à savoir que les raisonnements poli
tiques effectués par les individus résultent de principes généraux et abstraits,
qui se matérialisent dans des préférences spécifiques et concrètes95. Souvent,
ces principes généraux ont été désignés par le terme de « principes idéologi
ques », ou plus sommairement par la notion d’idéologie (Kritzer, 1978), et ont
été mesurés par des échelles bipolaires comme l’axe « gauche-droite » ou l’axe
« conservatisme-libéralisme »96.
Dans un premier test de leur modèle, Peffley et Hurwitz constatent
que, « [w]hen constraint is measured as the relationship between general and
specific idea-elements in a belief system, the level of attitudinal consistency
is much higher than previous studies suggest » (1985 : 880–2). De manière
générale, les études mesurant le constraint vertical entre les éléments des systèmes
cognitifs observent beaucoup plus de cohérence que les études portant sur des
relations horizontales entre éléments du même niveau d’abstraction (Hurwitz
and Peffley, 1987a : 1100). Par ailleurs, les opinions de politique étrangère ne
95
Toutefois, la notion d’un fonctionnement déductif n’est pas central dans l’argument de
Peffley et Hurwitz : « a finding that correlations are due to inductive processes would
not negate any demonstration that belief systems are constrained » (1985 : 877). Pour
faire un rapprochement avec certains courants de logique formelle, ce modèle s’inspire
davantage des théories « fondationnalistes » que des théories « cohérentistes » (Gär-
denfors 1992).
96
Selon Kritzer, « [a]n ideology is a system of beliefs centered upon a small number of
central principles. An individual’s thinking in a wide variety of areas is dominated by
these central principles and his or her behavior can be seen as flowing from those same
principles. The individual should be aware that his or her behavior and thinking are
governed by that set of principles and should be able to explicate those principles »
(1978 : 485). Toutefois, « [t]he presence of constraint is a necessary but not a sufficient
condition for the presence of ideology ; for an ideology to be present, there must
be some underlying, meaningful structure to the belief elements or attitudes. This
structure can be viewed as the set of ‹ general principles › from which the constraint
among elements flows » (1978 : 487). Mais le concept d’idéologie a été perverti par
des usages trop différents les uns des autres, et vidé de sa substance (Converse 1964 :
207–9). Enfin, le statut « réflexif » de l’idéologie – un individu possède une idéologie
dès lors qu’il en est conscient – est problématique (Eagly and Chaiken 1993 : 145).
250
97
Tandis que certains frames favorisent l’ancrage des opinions dans des principes abstraits
(égalité des chances, individualisme, etc.), d’autres renforcent le lien entre les opinions
et les préjugés raciaux (1990 : 86–90).
98
A noter que deux des trois enjeux de politique étrangère choisis par Converse sont
très peu saillants (aide économique et militaire aux pays étrangers). Or, le dynamic
constraint est largement tributaire du degré de saillance des enjeux ; ce faisant, Converse
a probablement surestimé l’instabilité des attitudes en politique étrangère.
252
collectifs tels que l’opinion publique, la rationalité des choix s’apparente souvent
à leur caractère « raisonnable », compte tenu de l’information disponible :
« coherence, stability, and sensibleness are the defining dimensions of rationality
in this conception » (Nincic, 1992b : 775). Au niveau des individus, le concept
de rationalité rassemble parfois pêle-mêle des considérations liées à la cohé
rence horizontale, verticale ou temporelle des attitudes. Mais une définition
courante de la rationalité, dans la ligne des modèles du choix rationnel, semble
« évacuer » cette notion de l’étude des attitudes elles-mêmes. En effet, le critère
de rationalité s’applique en principe à la relation entre les choix des individus
et leurs préférences préalables, et non aux attitudes ou aux préférences elles-
mêmes (voir cependant Elster, 1986 : 13–5)99. Nous reviendrons plus loin sur
les modèles du choix rationnel ; mais il convient de souligner dès maintenant
que le critère de rationalité s’applique éventuellement aux personnes ou à leurs
décisions, mais pas à leurs attitudes, leurs sentiments ou leurs pensées. Par
exemple, le terme de rationalité ou de « raison » peut être utilisé pour exprimer
l’ancrage plus ou moins profond des comportements dans certaines attitudes
– nous pensons notamment à la theory of reasoned action de Fishbein et Ajzen
(1981). Dans un tel cas, la capacité du chercheur de prédire les actions des
individus d’après leurs objets mentaux semble correspondre à l’un des sens
communs de la rationalité. Mais, au-delà de l’utilisation du terme à des fins
suggestives, il nous paraît peu justifié de considérer la rationalité comme une
propriété des attitudes à proprement parler.
Voyons cependant comment le concept a été employé dans la littérature,
et comment il peut être critiqué de manière heuristique pour approfondir
notre connaissance des attitudes. A cet égard, Herbert Simon rappelle la
distinction entre rationalité procédurale (forme privilégiée par la psychologie
cognitive) et substantive (forme privilégiée par les approches économiques) :
« we can judge a person to be rational who uses a reasonable process for
choosing ; or, alternatively, we can judge a person to be rational who arrives
at a reasonable choice » (Simon, 1985 : 294). Par ailleurs, parmi les approches
substantives, il faudrait également distinguer entre l’approche dite du choix
public et l’approche plus large du choix rationnel », ainsi qu’entre l’approche
« standard » et celle de la « rationalité limitée » (Simon, 1985 ; March, 1986 ;
Friedman, 1996 ; Lupia et al., 2000). En d’autres termes, différents auteurs
ou écoles ont mis l’accent sur différentes formes de rationalité. Ainsi, « when
people argue about the role of rationality in the study of politics, they are often
arguing about very different concepts » (Lupia et al., 2000 : 3). L’approche
procédurale insiste sur la cohérence entre certaines dispositions stables des
individus (idéologie, valeurs, etc.) et les prises de position plus ponctuelles qui
devraient en découler (décisions, opinions, etc.). Par contraste, l’approche
économique se désintéresse dans une certaine mesure des processus internes
99
Elster conçoit également une forme de rationalité pour les préférences (beliefs), et
même pour les désirs sous-jacents aux préférences et aux décisions.
255
niveaux d’abstraction (les schémas les plus abstraits correspondant aux valeurs
les plus centrales), qui sont liés les uns aux autres de manière horizontale et
hiérarchique (Conover and Feldman, 1984 : 113). A leur tour, ces schémas
ont un lien significatif avec les positions adoptées par les individus sur des
enjeux concrets.
A ce propos, plusieurs études confirment que les schémas ou d’autres
modes de structuration des connaissances revêtent également une certaine
importance pour les enjeux de politique étrangère (Jervis, 1976 ; Conover and
Feldman, 1984 ; Hurwitz and Peffley, 1987a). Par contraste, les modèles de
choix rationnel ne peuvent offrir qu’une « approximation » des processus de
décision au niveau international (Verba, 1969), malgré le développement de la
théorie des jeux (voir Harsanyi, 1986) et les diverses applications des théories
utilitaristes aux affaires internationales (e. g. Bueno de Mesquita, 1989). De fait,
la complexité et l’ambiguïté particulières de ce domaine, ainsi que sa relative
étanchéité aux repères idéologiques en vigueur en politique interne, rendent
le recours aux cognitive heuristics d’autant plus probable (Hurwitz and Peffley,
1987a : 1103–4). Certes, la politique extérieure comprend peut-être la plus
forte proportion d’individus « aschématiques », ce que l’on peut attribuer à
la moindre information du public sur les questions de politique étrangère, et
donc au moindre réservoir de cognitions servant à guider l’appréciation de
nouvelles informations (Conover and Feldman, 1984 : 108–9). De plus, malgré
la fin annoncée du bipartisanship en politique extérieure américaine (Holsti,
1996), l’indépendance des jugements de politique interne et de politique
étrangère demeure une question débattue101. Toutefois, « when constraint
is measured as a series of vertical relationship between attitudes at different
levels of abstraction, the degree of structure among foreign-policy attitudes
is generally impressive » (Hurwitz and Peffley, 1987a : 1111).
Ceci étant, l’utilisation des heuristics n’empêche pas toute flexibilité et tout
ajustement aux nouvelles informations, même si celles-ci sont en contradiction
avec les valeurs fondamentales des individus. En effet, quand bien même
les individus ont tendanciellement un mode de raisonnement « déductif »
(theory-driven) et se prononcent sur des enjeux spécifiques en accord avec leurs
croyances fondamentales (Peffley and Hurwitz, 1985 ; Tetlock, 1999), la hiérar
chisation des systèmes cognitifs ne signifie pas pour autant que les individus
soient les « esclaves de leurs croyances pré-existantes ». Autrement dit, les
individus sont également sensibles aux nouvelles informations, et répondent
101
Ainsi, Conover et Feldman (1984) observent des liens parfois importants entre les sché-
mas censés organiser les opinions de politique interne et celles de politique étrangère.
Cependant, « within any given domain and level of abstraction, there are several
distinct, relatively independent schemas or ways of structuring the same information,
that often cannot be labeled in simple liberal-conservative terms » (1984 : 109). De
même, Hurwitz et Peffley (1987a) constatent que les attitudes de politique étrangère
sont presque totalement indépendantes de l’identification partisane et de l’axe libéra
lisme-conservatisme.
259
103
Cette difficulté vient notamment de ce que les deux composants peuvent être mesurés
par des réponses évaluatives, sur des continuums variant de très négatif à très positif.
Ceci remet en question l’équivalence entre « affectif » et « évaluatif » qui a prévalu
dans un premier temps (Eagly and Chaiken 1993 : 10–7) .
263
104
Cette dernière évaluation (« belief strength ») correspond à la « probabilité subjective »
qu’un objet possède les propriétés en question. Plus précisément, « a person’s attitude
toward an object is a function of his salient beliefs about that object. Each belief links
the object with a valued attribute. The attitude is determined by the person’s evaluation
of the attributes associated with the object and by the strength of these associations.
Specifically, the evaluation of each salient attribute contributes to the attitude in
proportion to the person’s subjective probability that the object has the attribute in
question. By multiplying belief strength and attribute evaluation, and summing the
resulting products, we obtain an estimate of attitude toward an object based on the
person’s salient beliefs about that object » (Fishbein and Ajzen 1981 : 263).
105
Pour certains auteurs, chaque attitude possède un « noyau affectif », reflétant de manière
chronique l’orientation générale des affects à propos d’un objet : « The affective core
of the attitude is simply the person’s habitual positive or negative evaluative orientation
toward the attitude object » (Rosenberg 1967 : 142–3).
264
106
A une seule reprise, Anderson compare les effets de « l’intentionnalité » et du mode
d’apprentissage sur la capacité de mémorisation, et conclut que « l’intention d’apprendre
ou la quantité de motivation à apprendre n’ont aucun effet » (1995 : 193 [NT]).
265
de faire figurer cette alternative dans les questions posées. En effet, ce type
de réponses est généralement assimilé à des données manquantes et entraîne
une réduction indésirable de la taille de l’échantillon (Schuman and Presser,
1981 : 113–4). Toutefois, cette pratique présente aussi des inconvénients,
puisqu’elle incite les répondants à produire une réponse même lorsque ceux-ci
n’ont pas de « vraie » opinion (Converse, 1970). De fait, les DK constituent une
faible proportion des réponses en comparaison des réponses « obligeantes »
que les individus sans aucun avis fournissent, essentiellement au hasard,
pour satisfaire aux attentes des enquêteurs – des non-attitudes selon Converse
(1970 : 171–6). Dans ces conditions, certains estiment qu’il est « préférable
de traiter des données manquantes que des mesures parasitées » (Converse,
1970 : 171), et recommandent de présenter clairement aux répondants l’option
DK comme une réponse légitime (Converse and Presser, 1986 : 35–6). Pour
cela, on fait parfois usage de questions filtres avant de requérir un choix entre
des alternatives ; par exemple : « Have you been interested in this enough to
favor one side over the other ? » ; « Here is a statement about another country.
Not everyone has an opinion on this. If you do not have an opinion just say
so » ; « Different things are important to different people, so we don’t expect
everyone to have an opinion about all of these things » (Schuman and Presser,
1981 : 114 ; Converse and Presser, 1986 : 35 ; Converse, 1970 : 171). Ce
type de procédure constitue cependant une exception, et dans la plupart des
questionnaires les items ne sont pas « filtrés ». En même temps, il ne faut pas
sous-estimer la capacité des individus à choisir eux-mêmes l’option DK lorsque
les questions posées dépassent leurs compétences de manière évidente. Ainsi,
une forte majorité de répondants américains sollicitent eux-mêmes cette option
lorsqu’on les interroge à propos d’enjeux « plausibles, mais obscurs ou fictifs »
(Converse and Presser, 1986 : 36).
Lorsque des questions filtres sont utilisées, le pourcentage de DK subit
une augmentation substantielle (Schuman and Presser, 1981 : 116–25), mais
particulièrement prononcée parmi les individus peu compétents (Zaller and
Feldman, 1992 : 603). Cette proportion peut également varier selon les enjeux
et les questions filtres – en particulier selon leur « degré d’encouragement » à
admettre une absence d’opinion. Mais la conséquence la plus importante de
l’utilisation de questions filtres est une modification éventuelle de la distribution
des opinions substantives (c’est-à-dire toute réponse « valide », à l’exclusion
des DK). En réalité, dans la grande majorité des cas analysés par Schuman
et Presser (1981 : 126–8), les fréquences relatives ne varient pas de manière
significative lorsque les floaters (i. e. les individus qui préfèrent répondre DK
lorsqu’on leur en offre clairement la possibilité) sont retirés des catégories
substantives. En somme, le filtrage des DK n’a pas d’influence notable d’un
point de vue descriptif, univarié. De même, à de rares exceptions près, il appa
raît que les relations entre variables ne sont que marginalement affectées par
les procédures de filtrage (1981 : 129–37). Pourtant, « les changements dans
269
les filtres, la formulation des questions et les catégories de réponse des sonda-
ges NES semblent responsables de la plus grande part de l’augmentation des
corrélations entre les items de 1960 à 1964 » (Luskin, 1987 : 868 [NT]). Ainsi,
« quand on compare l’évolution des coefficients de corrélation des réponses en
gardant des questions à formulation identique, on ne constate plus d’évolution
significative des années 1950 aux années 1970 » (Gaxie, 1982 : 255). Ceci
signifie que l’accroissement présumé de la cohérence du public américain à
cette période (Nie et al., 1976) pourrait être en partie d’origine artefactuelle.
109
A noter que le besoin de résolution cognitive (« need for cognitive closure ») peut être
spécifique (« an individual’s desire for a firm answer to a question and an aversion to
ambiguity ») ou non-spécifique (« the desire for an answer on a given topic, any answer
compared to confusion and ambiguity ») (Kruglanski 1996 : 467).
110
Le niveau d’opinionation correspond au nombre d’opinions exprimées par une personne
sur une série d’enjeux, c’est-à-dire « the total number of opinions he or she expressed
(…) divided by the total number of opinion questions he or she was asked » (Krosnick
and Milburn 1990 : 54).
270
en analysant les relations entre les valeurs, les « pensées » (thoughts), et les
préférences ou jugements formulés à propos d’enjeux matériels. Bien qu’elle
ne soit qu’implicitement présentée, la hiérarchie entre les différents constructs
fait clairement dépendre les opinions – « a yes or no stand in response to the
policy question » (1986 : 822) – des attitudes. Celles-ci sont mesurées par des
croyances ou des « réponses cognitives » : on invite les sujets de l’expérience
à noter, pendant cinq minutes, toutes les pensées qui leur viennent à propos
d’un enjeu donné. A leur tour, les attitudes sont contraintes par les valeurs des
individus, c’est-à-dire des orientations fondamentales vis-à-vis de thèmes gé
néraux comme la protection de l’environnement, la défense nationale, la crimi
nalité ou la santé publique. On peut considérer que chaque valeur possède une
certaine importance pour un individu, et que celui-ci observe (consciemment
ou non) un ordre de priorité particulier entre ses valeurs. Des conflits de valeurs
émergent lorsque deux (ou plus de deux) valeurs différentes incitent à prendre
des positions opposées à propos d’un même enjeu. Plus précisément, le modèle
développé par Tetlock (value pluralism model) suggère qu’un conflit de valeurs
sera d’autant plus grand que les valeurs en contradiction sont importantes et
que la différence d’importance entre elles est minime (1986 : 821). Les enjeux,
bien entendu, ont été choisis pour leur ambiguïté et leur potentiel à mettre
différentes valeurs en conflit.
En premier lieu, l’étude empirique de Tetlock montre que les préférences
des individus (leurs positions sur les enjeux) sont déterminées de manière très
significative par la différence d’importance entre les valeurs impliquées dans
leurs choix (1986 : 822). Plus nettement l’une des deux valeurs prédomine sur
l’autre, plus la décision d’un individu se fera en accord avec la position suggérée
par la valeur prédominante. En second lieu, l’étude montre que la magnitude des
conflits de valeurs exerce une influence substantielle sur la « complexité intégrative »
des attitudes, c’est-à-dire sur la différenciation et l’intégration des croyances à propos
d’un enjeu donné. Comme nous l’avons indiqué précédemment, la différenciation
se réfère au nombre et à la « variété des aspects ou des composants d’un enjeu
qu’une personne reconnaît », tandis que l’intégration se réfère à la qualité et à
la quantité des connexions conceptuelles entre les croyances (Tetlock, 1986 :
819 ; Sniderman et al., 1993 : 26). Troisièmement, les conflits de valeurs ont
un impact sur la certitude (confidence) avec laquelle les individus se positionnent
sur les enjeux. Cela pourrait se traduire par un temps de réflexion prolongé
pour répondre à une question suscitant un conflit de valeurs (Sniderman and
Carmines, 1997 : 87–8).
En somme, les personnes confrontées à des choix difficiles en raison des
contradictions existant entre leurs valeurs éprouvent moins de certitude dans
leurs opinions, mais réagissent parallèlement en complexifiant la structure
interne de leurs attitudes. Ainsi, la nature des enjeux abordés détermine en
partie la manière dont les individus réfléchissent à leur sujet : « What people
think (the basic values they hold and the types of problems they are trying to
274
solve) may often constrain how they think (the complexity of their reasoning).
Content and structure are closely intertwined, and efforts to analyze structure
in isolation from content can produce highly misleading conclusions » (Tet-
lock, 1986 : 824 ; accentuation ajoutée). Or, contrairement à certains travaux
suggérant un « biais idéologique » (tendanciellement à gauche) des conflits
de valeurs, de tels résultats plaident pour une interprétation contextuelle du
phénomène : différents enjeux activent différents types de conflit dans différents
groupes idéologiques. Pour certains enjeux, les conflits de valeurs atteignent
avant tout les groupes de gauche, tandis que pour d’autres enjeux le conflit
maximal se situe à droite (Tetlock, 1986 : 825).
Lorsqu’un conflit de valeurs surgit à propos d’un enjeu, les personnes
concernées sont susceptibles de développer des attitudes plus complexes au
niveau de la structure des croyances, mais moins extrêmes et donc moins pré
dictives des comportements. Cependant, le modèle de Tetlock ignore deux
questions, importantes à nos yeux pour sa généralisation à d’autres situations.
Premièrement, il ne spécifie pas si la complexification intégrative des attitudes
stimulée par les conflits de valeurs est un phénomène durable ou seulement
transitoire, induit par les conditions expérimentales. Deuxièmement, le
modèle ne précise pas si les attitudes complexes sont plus résistantes ou plus
vulnérables au changement. Traditionnellement, on considère que les attitudes
moins complexes sont plus sensibles à l’influence de nouvelles communications
(Katz, 1966 : 56). A l’inverse de cette hypothèse, plusieurs études (e. g. Linville,
1982) ont observé que la complexité est associée à une modération des attitudes,
c’est-à-dire à une moindre extrémité, et donc potentiellement à une moindre
résistance au changement. Par exemple, on a souvent noté que les représentants
des partis de l’extrême gauche et de l’extrême droite manifestent des styles de
raisonnement moins complexes que les politiciens plus centristes, mais révèlent
aussi des attitudes plus rigides (Eagly and Chaiken, 1993 : 122). De même, les
individus ont tendance à juger de manière plus extrême les membres d’autres
groupes sociaux, qui sont moins connus et dont la représentation cognitive
est moins complexe (Linville, 1982 : 87–90). Toutefois, d’autres études ont
mis en évidence une relation positive entre complexité et extrémité, voire une
relation tantôt négative, tantôt positive. En fait, ces résultats contradictoires
peuvent être réconciliés en prenant en considération le degré d’interdépendance
entre les croyances (ou entre les dimensions sous-jacentes aux croyances). Dans
la mesure où les croyances sont non corrélées (dimensions orthogonales), leur
nombre contribue à restreindre l’intensité des attitudes. Par contraste, si les
croyances sont corrélées entre elles – si elles sont évaluativement « redondantes » –,
leur multiplication tend à renforcer l’intensité des attitudes (Eagly and Chaiken,
1993 : 120–2)112. Or, sous l’influence d’un conflit de valeurs, un certain degré
112
Cette interprétation est conforme aux modèles « averaging », qui préconisent de procé
der à une moyenne des croyances pour estimer la direction et l’intensité d’une attitude
(voir chap. 4.1.1).
275
113
Cacioppo et Berntson identifient trois principes de base : « (a) An attitude is a joint
function of positively and negatively valent activation functions (principle of evaluative
activation) ; (b) positively and negatively valent activation functions have generally
opposing effects on an attitude (principle of opposing evaluative actions) ; and (c) po-
sitively and negatively valent activation functions are reciprocally controlled (principle
of reciprocal evaluative activation) » (1994 : 401).
276
1997), ou même entre ces deux classes de réponses évaluatives (Kriesi, 2000b)
– « the ‹ heart versus mind › conflict so prevalent in literary works » (Eagly
and Chaiken, 1993 : 124). Nous nous intéresserons ici à l’ambivalence affective114,
une notion qui dérive directement d’une conceptualisation multi-dimensionnelle des
attitudes. En substance, un seul axe bipolaire exprimant l’évaluation affective
d’un objet ne permet pas de distinguer entre les individus ambivalents (que leurs
croyances contradictoires, en se neutralisant, pourraient positionner quelque
part au milieu de l’axe) et les individus indifférents (susceptibles de se rapprocher
d’un point médian indiquant la neutralité des jugements). Alternativement, en
suggérant de placer les individus ambivalents au point zéro du continuum et
d’en exclure les personnes sans attitude stable, Converse (1970 : 179–80) fait
table rase des personnes indifférentes (qui, presque à coup sûr, correspondent
à son critère de non-attitudes). Une solution plus satisfaisante consiste
certainement à définir les attitudes comme une combinaison d’évaluations
positives et d’évaluations négatives, que l’on peut ordonner sur deux dimensions
orthogonales. Autrement dit, « aussi bien la positivité que la négativité peuvent
augmenter ou diminuer de manière indépendante » (Guge et al., 1997 : 2),
mais aussi de manière réciproque ou non-réciproque (Cacioppo and Berntson,
1994). Par conséquent, dans cet espace bi-dimensionnel, une attitude indiffé
rente (i. e. positivité et négativité faibles) sera nettement distincte d’une attitude
ambivalente (i. e. positivité et négativité fortes). La Figure 4.2 schématise cet
espace évaluatif où « toutes les combinaisons possibles d’activation positive
et négative sont représentées de manière unique » (1994 : 402 [NT]), et dans
lequel les individus parfaitement indifférents occupent l’intersection inférieure
des deux axes, tandis que les individus maximalement ambivalents occupent
l’intersection supérieure.
Dans de nombreuses situations courantes, l’espace évaluatif peut vrai
semblablement se réduire à une représentation bipolaire, uni-dimensionnelle.
Cependant, comme le soulignent Cacioppo et Berntson (1994 : 411 [NT]),
« un modèle bivarié est adapté à n’importe quelle gamme de résultats, tandis
qu’un modèle bipolaire ne peut se conformer qu’à une seule gamme » et
ne permet pas de distinguer certains facteurs importants d’activation des
évaluations (ceux qui produisent des mouvements non-réciproques). A partir
de cette constatation, il s’agit de déterminer sous quelles conditions l’espace
évaluatif peut être réduit sans risque à une seule dimension, et sous quelles
autres conditions les évaluations sont activées sur un mode non-réciproque
ou indépendant. En fait, le concept de séparabilité des évaluations positives
et négatives trouve également sa source dans d’autres domaines que la
recherche sur les attitudes – entre autres, l’étude du comportement animal,
114
Selon Guge et ses collègues, « [e]motions and affect are consequential for individual
political behavior and have been shown to be comparable, if not even stronger predictors
of political attitudes than many cognitive variables » (1997 : 8 ; voir aussi Sniderman
et al. 1986, 1993).
277
uncoupled uncoupled
negative positive
reciprocity
high high
coactivity
Positivity Negativity
low low
115
Bases physiologiques : Par exemple, « [there is] evidence that approach- and withdrawal-
related systems are localized in different cerebral hemispheres » (Cacioppo and Berntson
1994 : 408). Autrement dit, les évaluations positives (approach) sont générées par une
zone cérébrale distincte de la zone générant les évaluations négatives (withdrawal).
Bases situationnelles : Par exemple, les « contingences environnementales » peuvent
mettre en conflit les modes de comportements « appétitifs » et « aversifs » observés chez
certains animaux (1994 : 406–7). Bases sociales et psychologiques : Par exemple, suivant
que l’on donne un feedback positif ou négatif de leur travail à des sujets astreints à des
tâches évaluatives, un renforcement affectif se produira seulement sur l’une ou l’autre
des deux dimensions (positivité ou négativité). De même, la recherche sur les préjugés
raciaux suggère que la négativité des sentiments à l’égard des minorités ethniques dépend
d’autres variables que leur positivité. Si l’on modifie les « doses » d’égalitarisme (valeur
activant la positivité) et d’individualisme (valeur activant la négativité) d’une politique,
les attitudes seront plus ou moins favorables aux minorités (1994 : 408–11).
278
être pondérés, afin de prendre en considération le fait que les attitudes et les
réponses évaluatives sont plus fortement affectées par les stimuli négatifs que
par les stimuli positifs (Lau, 1985). Ainsi, une attitude pourrait être décrite,
par exemple, par la fonction suivante :
Attitude = 0.4 (Pi + c) – 0.6 Nj + Iij,
où Pi et Nj sont respectivement le niveau de positivité et de négativité activés
par l’objet d’attitude, 0.4 et 0.6 sont les pondérations approximant le « biais
de négativité », c est une constante exprimant le fait que la fonction de positivité
P possède une ordonnée à l’origine supérieure à la fonction de négativité N
(positivity offset)116, et Iij est un terme désignant les effets non-additifs résultant
par exemple d’une interaction entre les évaluations positives et négatives
(d’après Cacioppo and Berntson, 1994 : 414). Une telle fonction recouvre
tous les modes d’activation, à savoir la réciprocité (suite à un stimulus, les indi-
ces i et j varient dans un sens inverse), la co-activité (i et j varient dans le même
sens) et l’indépendance (seul i ou j varie). Certes, une attitude très ambivalente
– bien que très différente d’une attitude indifférente sur un plan substantiel
– se rapprocherait également du point de neutralité, puisque les évaluations
positives seraient « neutralisées » par les évaluations négatives. Ceci étant, la
théorie de Cacioppo et Berntson va bien au-delà de cette réduction (avant
tout illustrative) à une structure bipolaire. Elle permet notamment de prédire
plusieurs propriétés des attitudes et de leur changement en fonction du mode
d’activation des évaluations ; nous y reviendrons.
En mesurant l’ambivalence par la similarité entre réactions positives et
négatives, ainsi que par l’intensité de ces réactions117, Guge et ses collègues (1997)
montrent que l’ambivalence affective (au sujet des candidats à la présidence
américaine, de 1980 à 1996) constitue une véritable dimension des attitudes
politiques, distincte d’autres dimensions. D’abord, les réactions (affectives
et émotionnelles118) positives face aux candidats influencent leur évaluation
globale de façon indépendante des réactions négatives. Ensuite, les indicateurs
d’ambivalence exercent un effet indépendant et substantiel sur les évaluations,
116
L’activation des évaluations négatives nécessite des stimuli plus intenses que celle des
évaluations positives.
117
La formule adoptée par Guge et ses collègues pour mesurer le degré d’ambivalence
est connue sous le label de Griffin Ambivalence Scale et peut s’écrire comme suit : A
= (P + N)/2 –P – N, où P est le nombre de réactions positives vis-à-vis d’un objet
et N est le nombre de réactions négatives.
118
Guge et ses collègues font une distinction entre réaction émotionnelle (catégorie spéci
fique) et affective (catégorie générale). Les réactions émotionnelles sont mesurées en
demandant aux répondants s’ils ont éprouvé des sentiments de colère, de peur, de
fierté ou d’espoir à l’égard d’un candidat. Les réactions affectives sont mesurées par
des questions ouvertes du type likes-dislikes – « y a-t-il quelque chose en particulier au
sujet du candidat qui pourrait vous faire voter pour/contre lui? » (Guge et al. 1997 :
9–10).
279
Pour autant, il nous paraît peu justifié de concevoir que tous les « dé-
fauts » des opinions et des individus se concentrent, en somme, sur les enjeux
de politique extérieure. Comme dans d’autres domaines, les attitudes popu-
laires sur les affaires étrangères varient en termes de cohérence, de stabilité,
d’intensité et d’ambivalence. En particulier, il faut veiller à ne pas confondre
l’ambivalence des attitudes individuelles avec une quelconque « incohérence »,
« versatilité » ou « irrationalité » du public en matière de politique étrangère.
De même, il faut avoir soin de distinguer ce qui relève des attitudes et ce qui
relève des opinions, sachant qu’une éventuelle fluctuation des opinions ne
traduit pas nécessairement une instabilité des attitudes sous-jacentes. Sur un
autre plan, nous écartons l’idée que le public soit totalement impuissant à
influencer les élites ou leurs politiques. En Suisse en tous cas, on ne peut guère
contester le fait que le public est en mesure de produire un impact substantiel
sur la politique étrangère. En comparaison internationale, son influence est
probablement même l’une des plus frappantes et des plus déterminantes, pour
diverses raisons. En particulier, les institutions de démocratie directe permettent
aux citoyens de se prononcer, sinon sur la plupart des enjeux de politique
étrangère, du moins sur les plus importants. Quand bien même les citoyens
suisses ne posséderaient pas de « vraies attitudes », ils n’en prennent pas moins
de vraies décisions. Ensuite, bien que ses compétences formelles portent sur
la dernière phase du processus de décision, l’opinion publique suisse peut
également exercer une influence indirecte lors des étapes précédentes ; pour
utiliser la terminologie de Foyle (1994), le cas helvétique se rapproche du type
constraint dans la plupart des phases décisionnelles.
En définitive, si le « consensus Almond-Lippmann » (voir chap. 2.1.1)
était une « loi anthropologique », on devrait observer une forte instabilité
et une forte incohérence dans l’impulsion donnée par le public suisse aux
affaires étrangères de la Confédération. Ce n’est manifestement pas le cas,
et il paraît pour le moins difficile d’assimiler les décisions populaires à des
marques d’humeur. Au contraire, n’en déplaise à de nombreux observateurs,
il faut relever une grande constance dans le refus – exprimé de manière répétée
par une majorité de citoyens suisses – d’intégrer davantage leur pays dans
son environnement international. En résumé, l’opinion publique exerce une
influence réelle et régulière sur le processus de décision. Ceci nous amène à
l’hypothèse suivante : c’est précisément la force et la visibilité de l’impact de l’opinion
publique qui rendent les élites politiques particulièrement soucieuses d’anticiper ses
mouvements et d’influencer ses décisions – que cela soit dans le domaine des affaires
étrangères ou dans d’autres domaines. En d’autres termes, plus les citoyens
ont leur mot à dire dans l’élaboration de la politique étrangère, plus les élites
sont susceptibles de vouloir générer un soutien populaire à leur gestion de
ces affaires. Ainsi, dans la perspective d’expliquer la formation des attitudes
populaires, nous attribuons un rôle significatif (mais certainement pas exclusif) aux
campagnes référendaires qui transmettent, via les mass médias, les arguments des
283
élites politiques à destination du public. Les campagnes menées par les élites
constituent certainement un facteur explicatif important dans de nombreux
systèmes politiques, mais nous pensons que ce facteur est encore plus pertinent
dans le cadre des votations en Suisse. Dans ce pays, en effet, le résultat des
débats référendaires est rarement acquis d’avance, étant donné la faiblesse
des partis et des orientations partisanes. Selon l’orthodoxie en vogue dans
les milieux politiques et scientifiques, cette indétermination laisse une marge
de manœuvre aux élites politiques pour tenter « d’acheter » le résultat d’une
votation (voir Hertig, 1982).
120
Selon van Deth, « the dependent variable in voting research has been reduced to in-
dividual attitudes and perceptions. Since the direct independent variables are located
at the motivational level according to the Michigan-approach, the result is that the
analysis of voting behavior is restricted to the search of constraint between individual
perceptions and attitudes only » (1986 : 192).
285
intégré à leur discours. Si la position d’un parti sur un enjeu manque de clarté,
si elle apparaît comme discordante avec la teneur générale de son discours, ou
si elle est communiquée de manière insatisfaisante à son électorat, ce dernier
risque fort de ne pas assimiler l’information contextuelle nécessaire pour résis
ter aux arguments adverses. En résumé, l’identification partisane est susceptible de
jouer un rôle dans la formation des attitudes, mais à condition que les enjeux soient politisés
(enjeux « partisans »). Dans le cas contraire (enjeux « non-partisans »), on peut
s’attendre à ce que les variables structurelles prennent le dessus sur les variables
politiques, voire que la position des individus soit essentiellement aléatoire ou
dictée par des intérêts de court terme.
Dans le cadre de ce travail, la question qui se pose naturellement est
la suivante : les enjeux de politique extérieure constituent-ils de véritables enjeux
partisans ? On a longtemps considéré la politique étrangère comme un domaine
à part, déconnecté des repères idéologiques en vigueur en politique interne
(voir chap. 2). Cette conception est en passe d’être révisée, notamment dans
le contexte du processus d’intégration européenne. Par exemple, sur la base
de données de sondage dans tous les pays membres de la CE, Wessels (1995a)
montre que les variables socio-économiques ont perdu de leur influence
sur les attitudes populaires vis-à-vis de l’Europe. En revanche, les variables
politiques ont gagné en importance, notamment parce que l’enjeu européen a
été progressivement politisé par les partis politiques. Ainsi, le développement
des connaissances et du soutien à la CE résulte d’un « processus de diffu
sion » initié par les élites politiques (Wessels, 1995a : 135 ; voir cependant
Budge, 1993 : 65–9). De même, les opinions européennes et américaines
sur la politique de sécurité sont surtout tributaires de l’idéologie (la position sur
l’axe gauche-droite), et seulement ensuite du niveau d’éducation et de l’âge
(Eichenberg, 1989 : 209–14 ; Everts, 1995 : 418). Il est vrai que l’évolution
de l’enjeu européen et la cristallisation des attitudes à l’occasion de certains
votes (e. g. Maastricht) favorisent également l’émergence de nouvelles iden
tités culturelles, qui ne se superposent pas aux anciens clivages socio-politiques
(Perrineau, 1996 : 58–9).
En Suisse également, on peut estimer que les enjeux de politique
étrangère – en particulier le dossier de l’intégration européenne – ont connu
une politisation croissante depuis la fin des années 1980. Certes, comme nous
le soulignons ailleurs (Marquis and Sciarini, 1999 : 466–9), cette politisation
est demeurée incomplète pendant quelque temps, notamment en raison du
manque de profil des partis de la droite modérée sur les questions d’intégration
(ONU, EEE). De plus, ce phénomène s’est produit en Suisse avec un certain
retard sur les pays de la Communauté Européenne, pour lesquels les questions
de politique étrangère (création de l’Union Européenne, union monétaire,
politique étrangère et de sécurité commune, etc.) ont connu un nouvel essor
dès l’élargissement de la CE (1986) et la ratification de l’Acte Unique Européen
(1987). Ainsi, le caractère récent de la politisation des enjeux de politique
286
étrangère en Suisse pourrait entraîner dans ce pays une plus forte volatilité
des opinions que dans les pays membres de la CE, où ces enjeux sont saillants
depuis plus longtemps (Dalton and Duval, 1986 ; Eichenberg and Dalton,
1993). Dans l’ensemble, toutefois, nous pensons que le discours des élites sur
la politique étrangère est suffisamment perceptible, principalement lors des
campagnes référendaires, pour que les orientations partisanes des citoyens
contribuent à l’explication de leurs préférences.
Notre modèle requiert donc en premier lieu un certain niveau de
politisation des enjeux. Deux autres pré-requis peuvent être formulés. Tout d’abord,
l’observabilité des causes externes du changement des attitudes est une exigence
commune à tous les modèles développés dans la perspective d’une application
empirique. Ainsi, nous partons du principe que les campagnes référendaires ont
un impact sur les attitudes populaires et jouent un rôle dans la prise de décision
des citoyens sur les objets de politique extérieure. En d’autres termes, nous
postulons que la formation des attitudes est une expérience médiatisée, et que les
enjeux liés aux différents objets sont au moins partiellement non-obtrusifs. De
la sorte, le changement des attitudes peut être considéré – au moins théoriquement
– comme tributaire de causes observables et mesurables (sinon directes), et non
comme un processus idiosyncratique résultant d’une expérience directe avec
les « ingrédients » des objets de vote, ou guidé principalement pas des événe
ments et des informations externes aux campagnes proprement dites. Nous
reviendrons plus loin sur cette question (voir chap. 5.1.2).
Un troisième pré-requis du modèle dérive du précédent. Celui-ci
implique indirectement que les facteurs de changement des attitudes doivent
être déterminés sur une base essentiellement discursive : les arguments et l’information
contextuelle fournis par les campagnes référendaires. Les aspects des campagnes
qui ne reposent pas sur une base discursive – tels que les messages visuels,
les signaux affectifs liés par exemple au ton de la voix des participants à un
débat télévisé, etc. – sont en quelque sorte « disqualifiés » par nos méthodes
d’analyse et par les procédures de construction de nos indicateurs. Dans notre
modèle empirique, les principales variables indépendantes exogènes seront
les arguments contenus dans les annonces publicitaires parues au cours des
campagnes. Cette base empirique tendanciellement discursive et cognitive implique
une focalisation sur les messages persuasifs, au détriment d’autres types de
messages (voir chap. 4.3.3). En même temps, nous faisons l’hypothèse implicite
que les processus de remémoration – sollicités par les sondages d’opinion
auxquels nous aurons recours pour mesurer les réponses évaluatives des
individus – sont relativement peu biaisés. Ceci signifie par exemple que la
mémoire des individus est un indicateur relativement « véridique » des motifs
« réels » de leur vote (voir chap. 8). Naturellement, ce présupposé est quelque
peu problématique, puisque les processus cognitifs sont les plus soumis aux biais
de codage et de remémoration (voir chap. 4.3.4 et 4.3.5). Nous reviendrons
sur ce point lors de notre conclusion (voir chap. 10.3).
287
est composé de 246 membres ». Par suite, l’acceptation d’un message signifie
simplement que le message en question est « pris en considération » d’un point
de vue affectif ou cognitif. Dans une version élémentaire, la persuasion consiste
donc à faire admettre à une personne qu’un argument ou une information
quelconque est digne de considération. A ce titre, il n’est pas impossible qu’un
individu internalise un contre-argument, c’est-à-dire un argument contraire à
la valence générale de ses considérations pré-existantes, dans le but délibéré
de le réfuter par la suite et de s’en servir pour défendre ses propres idées. Dans
une version plus conventionnelle, la persuasion consiste à convaincre une per-
sonne des conclusions d’un message. Ainsi, le « changement d’attitude » qui
résulte de l’acceptation d’un message signifie qu’une nouvelle croyance a été
ajoutée à l’ensemble des croyances pré-existantes. Comme nous le verrons, ce
changement n’implique pas nécessairement une modification de l’évaluation
affective de l’objet d’attitude, ni une mémorisation du message originel.
Si de nombreux modèles paraissent se ranger à la conception de McGuire
en ce qui concerne les premières étapes du processus de persuasion, de grandes
divergences apparaissent au niveau des conséquences et de la nature même des
changements d’attitude. En particulier, aussi bien les modèles on-line (e. g. Lodge
et al., 1989, 1995) que le modèle RAS (Zaller, 1992) procèdent implicitement
à une dissociation des composants cognitif et affectif des attitudes. En quelque sorte,
les réponses évaluatives dépendraient essentiellement de l’un ou l’autre des
composants, plutôt que de les exprimer simultanément. En effet, tandis que
les modèles on-line donnent la priorité aux processus affectifs, le modèle RAS
fonde le changement des attitudes sur des bases avant tout cognitives. Pour
les modèles on-line, les messages reçus contribuent à modifier l’évaluation d’un
objet, qui est stockée et mise à jour par un « compteur affectif », tandis que
le contenu cognitif des messages est transféré dans la mémoire de long terme
et bientôt oublié. Pour le modèle RAS, les « considérations » internalisées par
les individus peuvent contenir des aspects aussi bien affectifs que cognitifs des
messages reçus, mais les mécanismes de réception et d’acceptation dépendent
essentiellement d’une variable cognitive, la compétence politique. Ensuite, le
mécanisme de remémoration repose sur les considérations immédiatement ac-
cessibles à un moment donné, à savoir sur une « image biaisée » des attitudes
sous-jacentes. Mais du moins toute trace des messages internalisés n’est-elle
pas irrémédiablement perdue, contrairement à ce qu’affirment certains mo-
dèles on-line.
Certains travaux, il est vrai, suggèrent que le mode d’évaluation des
objets (on-line vs. mnémonique) dépend de certains éléments contextuels, notam-
ment du type de tâche évaluative sollicité. Plus fondamentalement, dans la
mesure où la correspondance entre la mémoire et les jugements est hautement
variable selon les situations (Hastie and Park, 1986), il est concevable que la
mémorisation cognitive et affective des messages est assumée par deux processus partiellement
indépendants – ce que ne contestent pas la plupart des modèles on-line. Ceci
290
est suffisante pour surmonter leur force d’inertie et le « bruit » inhérent aux
réponses de sondage, et si l’instrument de mesure est suffisamment précis pour
saisir l’influence souvent marginale d’un seul message. Ces questions concer-
nent le processus de remémoration, un terme générique que nous utiliserons pour
nommer la séquence finale du modèle PMR. Par rapport à la distinction entre
évaluations affectives et cognitives, le terme de « remémoration » s’appliquera
dans un sens spécifique à la récupération des cognitions, tandis que les « juge-
ments » désigneront la récupération des informations affectives.
A chaque étape, un certain nombre de variables individuelles intervien-
nent pour favoriser, freiner ou stopper le processus. Parmi les variables les plus
importantes du modèle, on trouve celles qui assument plusieurs fonctions, dans
différents mécanismes. Ces variables sont brièvement décrites, avant d’être
intégrées au modèle PMR dans son ensemble (Figure 4.3).
1) La compétence objective : cette variable intervient pour réguler les méca-
nismes de réception et d’acceptation des messages, et peut également
influer sur la remémoration des évaluations cognitives.
2) La motivation (involvement) : cette variable joue un rôle prépondérant dans
le mécanisme d’exposition, et contribue à définir quelles caractéristiques
d’un message (les arguments ou les « signaux heuristiques ») sont prises
en compte lors de sa réception.
3) La compétence subjective : cette variable joue un rôle subsidiaire à la mo-
tivation lors de l’exposition et de la réception des messages.
4) Les prédispositions politiques : l’identification partisane, en particulier,
contribue à déterminer quels sont les messages auxquels les individus
s’exposent et quels sont les messages qu’ils acceptent. Par ailleurs,
l’identification partisane peut influer sur la remémoration des évalua-
tions affectives.
Comme l’illustre la Figure 4.3, l’exposition à une communication déclenche
un processus complexe, qui peut être décomposé en 14 séquences principales
(lettres A à N). Ces séquences englobent les sept « mécanismes » ou « média-
teurs » énoncés plus haut. L’objectif ultime du modèle PMR est de mettre en
évidence comment un message peut aboutir finalement à la formation d’une
opinion, et quelles sont les variables individuelles ou contextuelles intervenant
dans la régulation de chaque mécanisme. La chaîne causale du modèle PMR
ne postule aucunement que chacun des sept mécanismes est une étape néces-
saire (et encore moins suffisante) pour qu’un message en tant que tel exerce
un impact sur la suite du processus. Par exemple, une attitude peut être modi
fiée sans que le message ait été accepté, et une opinion peut se former sans
que le message ait été mémorisé sur un plan cognitif. Par ailleurs, le modèle
PMR met en évidence que les médiateurs de la formation des attitudes et des
opinions se situent à mi-chemin entre un « pôle cognitif » et un « pôle affectif »
(et « motivationnel »), qui sont symbolisés par un dégradé dans la couleur de
292
Mémorisation
du message
N
D G L
des messages K
contextuels
A B C F Remémo-
Communi- Exposition Acceptation Modification ration
Réception Action
cation au message du message de l'attitude (opinion)
des arguments
des signaux
périphériques
E H M
Invaluation
du message
Motivation, Prédispositions,
Motivation, Valence des Evaluations
Compétence Contraintes J
Compétence croyances accessibles,
subjective, individuelles,
subjective préexistantes Prédispositions
Prédispositions Motivation
Activation
PÔLE AFFECTIF
4.3.3 La persuasion
L’exposition aux messages (A)
Le sens commun nous enseigne que l’exposition à un message constitue la
condition sine qua non à tout effet subséquent de ce message. Autrement dit, le
processus de persuasion n’est pas même entamé si l’exposition à un message est
gravement déficiente ou tout simplement absente. En même temps, plusieurs
travaux de psychologie sociale suggèrent que le processus de perception est
« constructif », et non seulement automatique et mécanique (Fiske and Taylor,
1991 : 99). Ainsi, un renforcement de l’exposition « pure et simple » à un stimulus
(mere exposure effect) induit en principe des réponses évaluatives plus positives
de l’objet d’attitude (Eagly and Chaiken, 1993 : 412–21). Autrement dit, la
réalisation du mécanisme d’exposition peut « court-circuiter » les médiateurs
suivants (réception et acceptation) et agir, en certaines circonstances, directe
ment sur la modification des attitudes. Toutefois, cette possibilité n’est pas
explicitement prise en considération par le modèle PMR, notamment par souci
de parcimonie121. Par ailleurs, même si les mere exposure effects ne trouvent pas
de véritable place dans notre modèle, ils peuvent être conceptualisés comme le
produit de « signaux affectifs », un type de message qui joue un rôle reconnu
dans le processus persuasif (voir section D/E infra). De plus, ces effets attirent
notre attention sur les conséquences possibles de la forme des messages eux-mêmes
(ci-après mess, symbolisée par l’élément « communication » dans la Figure 4.3).
Ces effets de forme, largement examinés plus tôt dans ce travail (chap. 3.2.2),
seront pris en considération sous deux aspects relevant plus spécifiquement
du mécanisme d’exposition : la fréquence des messages et leur taille (voir chap.
7.1)122. En admettant que ces paramètres puissent être tenus constants, il s’agit
121
De plus, comme le suggèrent les travaux les plus récents dans ce domaine, il semble
que les effets de l’exposition pure sont valables avant tout pour des messages sublimi-
naux, favorisant des réactions affectives inconscientes, tandis que les messages supra
liminaires impliquent davantage une reconnaissance des stimuli (un processus cognitif
plus « conventionnel ») et un traitement de l’information contenue dans les messages
(Eagly and Chaiken 1993 : 420–1). Or, les messages politiques qui sont au centre du
modèle PMR devraient plutôt se prêter à une exposition « consciente », médiatisée par
la perception et la reconnaissance des stimuli, même si certains aspects d’un message
(e. g. les images) peuvent éventuellement conduire à des évaluations affectives « sublimi
nales ». Notons que cette distinction est réminiscente de la différence entre traitement
« systématique » et « heuristique » de l’information (voir Petty and Cacioppo, 1986),
transposée du médiateur de la réception au médiateur de l’exposition.
122
L’hypothèse sous-jacente est que plus le même message est répété dans un médium
et plus il est visible dans la masse des autres messages, plus la probabilité est faible
qu’un individu ne soit pas exposé de facto à ce message. Le risque de non-exposition
est particulièrement élevé si le message est trop imperceptible pour retenir l’attention
du récepteur (i. e. le signal est trop faible pour dépasser le seuil de « conscience »), ou
si la fréquence d’émission du message est trop faible pour compenser la probabilité
294
d’information. Par contraste, les personnes très désireuses d’acquérir des opinions sur un
sujet, mais peu confiantes dans leurs connaissances initiales, ont tendance à s’informer
activement.
125
Par exemple, la Neue Zürcher Zeitung donne une grande quantité d’informations
économiques et boursières, qui sont recherchées en priorité par des cadres d’entreprise
ou des actionnaires. Or, tendanciellement, il se trouve que l’orientation politique de
ces personnes et des journalistes de la NZZ convergent, de sorte que cette catégorie
de lecteurs est exposée « incidemment » à une information plutôt cohérente avec ses
valeurs politiques. Par contraste, le Blick fait la part belle à l’information « épisodique »
et sportive, ce qui attire une « clientèle » relativement peu politisée. Du même coup, ce
public est également plus sensible que d’autres à l’argumentation populiste, sans ligne
politique fixe, développée par la rédaction du quotidien.
296
126
D’après le modèle ELM, ce cas de figure devrait être le plus fréquent parmi les per-
sonnes en condition d’élaboration modérée, c’est-à-dire moyennement motivés et/ou
capables d’analyser une information. Lorsque les conditions d’élaboration sont inter
médiaires, les signaux positifs peuvent jouer un rôle de catalyseur à la réception des
arguments – ceux-ci étant jugés ensuite sur la base de leur qualité (Petty and Priester
1994 : 109–10). De fait, les affects précèdent les cognitions dans de nombreuses situa-
tions (voir chap. 4.3.4).
299
politique, sur les acteurs politiques et leurs positions fondamentales, sur les
problèmes principaux du pays, etc. (Zaller, 1992 : 333–44). Ainsi, le niveau
d’information politique apparaît comme le meilleur indicateur pour mesurer le
degré d’apprentissage des enjeux et leur degré d’accessibilité en mémoire (Zaller,
1990 : 131). Il est plus étroitement lié à la réception que d’autres indicateurs
plus généraux comme le niveau d’éducation ou l’exposition aux commu
nications inter-personnelles (Price and Zaller, 1993), et surpasse également
d’autres indicateurs (political activity, media use, political self-schema) pour prédire
chacune des étapes du traitement de l’information : codage de l’information,
utilisation de l’information pour prendre des décisions, degré d’élaboration
cognitive et remémoration (Fiske and Taylor, 1990 : 40–5). Ensuite, les mesures
de connaissance ne « souffrent pas autant de biais de réponse que les mesures
typiques d’exposition aux médias, car un répondant ne peut pas facilement
révéler des informations qu’il ne possède pas » (Price and Zaller, 1993 :
138–9 [NT]) ; en particulier, ces mesures sont « relativement insensibles aux
effets de désirabilité sociale », contrairement aux mesures subjectives comme
l’intérêt pour la politique (Zaller, 1990 : 131–2). Enfin, davantage que toute
autre variable, le niveau d’information contribue à la « cristallisation » des
opinions, et permet de réduire considérablement la variance aléatoire dans
les réponses individuelles (1990 : 134–7)127.
Un troisième facteur de la réception, la compétence subjective (subc), se réfère
à une dimension plus affective de ce mécanisme, fondée sur les médiateurs
hypothétiques de l’attention et de l’intérêt pour un message, un peu à la manière
de la motivation personnelle. Les personnes qui s’estiment compétentes vis-à-
vis d’un enjeu manifesteront un engagement affectif plus fort à l’égard d’un
message touchant à cet enjeu, et chercheront plus volontiers à l’analyser. A
l’inverse, un sentiment d’impuissance à atteindre certains objectifs désirés
(powerlessness), souvent lié à une faible intégration socio-professionnelle et à
des attributions de causalité interne, entrave les processus d’apprentissage
(Seeman, 1966). Par ailleurs, le modèle PMR postule que la compétence
subjective peut intervenir dans le mécanisme de réception indépendamment de
la compétence objective, mais tendanciellement avec le même résultat. En effet,
un individu objectivement compétent peut échouer à recevoir les arguments
d’un message par manque de compétence subjective, notamment parce que
certaines contraintes individuelles (e. g. les conséquences personnelles d’un
objet de vote) lui font apparaître sa tâche analytique comme trop difficile. A
l’inverse, quand bien même un individu objectivement peu compétent res
127
Toutefois, les indicateurs de connaissance habituellement utilisés sont sans doute trop
généraux pour mesurer la compétence parfois hautement « issue-specific » qui se
dégage dans certains domaines (Zaller 1992 : 43 ; Price and Zaller 1993 : 139). Ceci
est problématique, dans la mesure où les indicateurs d’expertise générale et spécifique
ne sont pas toujours positivement corrélés, et parfois même indépendants (McGraw
and Pinney 1990). Nous tenterons d’apporter une solution à ce problème dans notre
partie empirique (voir chap. 5.2.2).
300
tions dépourvues de véritable valence, qui renseignent les individus sur certains faits
en rapport avec un objet d’attitude. Elles représentent vraisemblablement la
majeure partie des informations médiatiques, qui sont le plus souvent « fac
tuelles ». Les messages contextuels ne sont pas suffisants, en eux-mêmes, à persua-
der une personne de prendre position pour ou contre un enjeu ; toutefois, un
communicateur peut généralement espérer une influence persuasive indirecte
de l’information transmise. En effet, le rôle de ces messages est notamment
d’éclairer les individus sur la correspondance idéologique entre un argument
et leurs propres valeurs, en établissant des liens entre un message persuasif et
son auteur (son orientation partisane, ses intentions réelles, etc.). De même,
c’est grâce aux messages contextuels que les citoyens apprennent la position
des partis sur les différents enjeux – une information « plus subtile et plus
complexe » que celle portant sur les enjeux eux-mêmes, et qui fait défaut à
de nombreux citoyens (Campbell et al., 1985 : 105). Pendant une campagne
référendaire, l’évaluation d’une nuée de messages persuasifs serait difficile
sans l’acquisition préalable de messages contextuels mettant en évidence les
implications idéologiques de chaque argument.
Par exemple, à propos de la neutralité suisse, une communication
pourrait contenir les messages contextuels suivants : (1) « En 1986, le peuple
suisse a refusé d’adhérer à l’ONU pour des motifs largement liés à la neutra
lité » ; (2) « Certaines études historiques affirment que le maintien de la Suisse
en dehors des deux Guerres Mondiales n’a rien à voir avec la neutralité » ;
(3) « Lors de la Guerre du Golfe (1991), la Suisse a participé aux sanctions
économiques contre l’Irak ». Bien que dépourvues de valence propre, ces
informations peuvent servir à examiner la valeur d’un message persuasif
décrétant que « La neutralité n’a plus de fonction réelle et doit être abolie en
tant que principe de la politique étrangère suisse ». Imaginons ensuite que des
personnes avec des valeurs différentes, mais sans connaissance approfondie
des enjeux, se basent sur les messages contextuels pour se prononcer sur le
message persuasif. Prenons tout d’abord le cas d’une personne pour qui le
respect des décisions populaires est une valeur fondamentale. Cette personne
serait susceptible de rejeter le message persuasif car il heurte ses convictions
profondes – la neutralité ayant été plébiscitée il y a peu de temps (1). Ensuite,
prenons le cas d’une personne qui prône une politique étrangère pacifiste ;
celle-ci pourrait accepter le message persuasif parce que la position défendue
est compatible avec ses valeurs – la neutralité n’a rien à voir avec la préser-
vation de la paix (2 et 3).
Au minimum, le fait que de tels messages contextuels jouent un rôle
dans l’acceptation centrale d’un argument présuppose que ces messages aient
été reçus et soient disponibles au même instant dans la mémoire de travail
des individus. Naturellement, la plupart des individus possèdent également
un stock d’informations contextuelles pré-existantes, qu’ils peuvent récupérer
de leur mémoire de long terme et transférer dans leur mémoire de travail.
307
nous est en mesure de citer, avec une précision variable, quelques phrases
ou quelques mots utilisés un jour par un politicien d’un camp adverse – un
argument que nous avons aussitôt contesté. Cette simple constatation appelle
au moins deux commentaires. Le premier est que les principaux modèles de
la formation des opinions ne soufflent mot sur le sort des messages persuasifs
refusés par un individu. Si l’acceptation ne se produit pas, le processus per
suasif s’arrête, et les arguments semblent « retourner au néant » sans laisser de
trace. A l’évidence, cette conceptualisation est fausse. D’une part, comme nous
venons de le souligner, les arguments refusés peuvent être internalisés dans la
mémoire des individus, via les méta-messages. D’autre part, le refus d’un argu
ment entraîne implicitement l’acceptation de sa négation, comme le soulignent les
travaux de logique épistémique133. En quelque sorte, une cognition pré-existante
pourrait « bénéficier » du refus d’un message incompatible, notamment parce
que la simple activation de cette cognition renforce les liens qu’elle entretient
avec d’autres croyances et accentue son accessibilité en mémoire (Fiske and
Taylor, 1991 : 297–9). Ensuite, un argument incompatible avec nos valeurs
pourrait entraîner un effet de « réactance », de nature à renforcer l’attitude
« mise en danger » par cet argument (boomerang effect ; Eagly and Chaiken,
1993 : 568–71). Quoi qu’il en soit, nous souhaitons souligner que les modèles
de la formation des attitudes considèrent généralement le refus d’un argument
comme un mécanisme d’ignorance, ce qui est vraisemblablement erroné.
La deuxième question qui se pose à propos de la mémorisation des
arguments refusés porte plus généralement sur les conditions d’internalisation des
messages non-persuasifs examinés dans cette section, à savoir les signaux affectifs,
les messages contextuels et les méta-messages. Le modèle PMR fait l’hypothèse
que le facteur déterminant est le degré d’intérêt pour la communication. Cette
variable dérive normalement de l’intérêt pour l’objet d’attitude impliqué ; mais
notons que l’intérêt pour les arguments d’une communication pourrait favoriser
l’intérêt pour la communication, et susciter indirectement l’internalisation
de messages non-persuasifs, renversant ainsi la causalité suggérée jusqu’ici.
Rappelons que l’intérêt constitue le deuxième médiateur hypothétique de la
réception, postérieur à l’attention et antérieur à la compréhension (McGuire, 1985)134.
133
Selon ces travaux, nier une proposition revient à accepter sa négation. Il n’existe ainsi
que deux types fondamentaux d’« attitudes vis-à-vis de l’information » : l’acceptation
et l’ignorance, cette dernière constituant une attitude de non-engagement vis-à-vis de
la validité d’un message (Brotons 2001 : 1–2).
134
A première vue, donc, l’intérêt pour un message semble difficilement en mesure de
décider de son acceptation. Cependant, on peut considérer que l’intérêt détermine les
conditions minimales pour une acceptation subséquente (centrale ou périphérique), et
que la compréhension jette ensuite les bases pour une acceptation centrale. Il est vrai
que la compréhension est corrélée à l’intérêt (en particulier, on comprendra d’autant
mieux un message qu’on le trouve intéressant), puisqu’il existe peut-être une relation
conditionnelle entre les médiateurs. Ainsi, selon le modèle de McGuire, tout message
compris a nécessairement été jugé intéressant, et cette convergence contribue à rendre
309
la corrélation substantielle. Toutefois, il n’est pas difficile de trouver des exemples qui
contre-viennent à cette logique séquentielle et conditionnelle. Par exemple, on peut
comprendre un message pour lequel on n’éprouve aucune sympathie ; inversement,
on peut ne pas comprendre un message intéressant.
135
En effet, la motivation initiale à prendre connaissance d’un message peut être « déçue » ;
par exemple, l’intérêt suscité par le message n’est pas à la hauteur de l’intérêt que l’on
porte à l’objet d’attitude. A contrario, quand bien même la motivation préalable est
faible, l’intérêt peut être éveillé par un aspect particulier du message ; par exemple,
quelqu’un que l’on connaît personnellement y est impliqué.
310
et que l’espace des enjeux est pré-défini (Budge et al., 1976 ; Budge, 1993 ;
Riker, 1993). Ainsi, les sympathisants d’un parti quelconque (à l’exception peut-
être des partis catch-all) sont tendanciellement « socialisés » pour acquérir des
informations spécifiques. A terme, l’exposition préférentielle à certains types
d’enjeux est susceptible de déterminer des intérêts particuliers ; toutes choses
égales par ailleurs, on peut s’attendre à ce que les personnes identifiées à un
parti internalisent plus facilement des informations contextuelles, des signaux
affectifs ou des méta-messages relatifs à un enjeu que ce parti « possède ». Dans
la terminologie de Kelman (1981 [1961]), l’acceptation « périphérique » d’un
message non-persuasif se situerait à mi-chemin entre un processus d’identification
(i. e. on accepte un message parce qu’il émane d’une source attractive) et un
processus d’internalisation au sens strict (i. e. on accepte un message parce qu’il
est congruent avec nos propres valeurs).
Enfin, le niveau de compétence objective (objc) peut intervenir conjointement
à l’intérêt pour un message, particulièrement dans le cas des messages
contextuels. En effet, les messages de ce type sont plus ou moins complexes,
et peuvent requérir certaines connaissances générales ou spécifiques pour être
internalisés. A titre d’exemple, reprenons l’enjeu de la neutralité et ajoutons
un message contextuel aux quatre déjà présentés : (4) « Depuis plusieurs
années, la Suisse a repris une politique de neutralité différentielle ». Il est
évident que le concept de neutralité différentielle ne pourra être intégré à une
attitude que si les connaissances préalables d’une personne lui confèrent une
véritable signification et des liens pertinents avec les autres croyances relatives
à la neutralité – autrement dit, la compétence objective et le mécanisme de
compréhension sont importants dans ce cas. Mais au moins deux autres
scénarios existent quant à l’internalisation de ce message. Premièrement, la
communication elle-même peut contenir une information additionnelle (e. g.
des exemples concrets) précisant la signification du concept de neutralité
différentielle ; celui-ci est donc susceptible d’être internalisé, pour autant que
l’intérêt pour l’objet soit suffisant. Deuxièmement, si la signification du message
n’est pas établie d’une manière ou d’une autre, il se peut que l’intérêt pour la
neutralité provoque tout de même l’internalisation du message à la périphérie
de l’attitude, sous la forme d’un méta-message136. Enfin, si la compétence et la
motivation font simultanément défaut, le message contextuel peut malgré
tout servir de signal heuristique pour accepter un point de vue persuasif – en
étoffant la communication et en la rendant plus « convaincante ».
Il découle de ce qui précède que la forme des messages (mess) constitue un
facteur extrêmement important de l’acceptation. En somme, un mécanisme
d’internalisation intervient aussi bien pour une acceptation centrale que pour une
acceptation périphérique. Cependant, comme les antécédents et les conséquences
136
Tout le contenu de notre mémoire n’a pas nécessairement de sens. Nous avons en
mémoire certains concepts dont la signification nous échappe à chaque fois que nous
les lisons ou les entendons dans une conversation.
311
modèle RAS en ceci qu’il ne met pas toutes les croyances sur un pied d’égalité
(Chong, 1996). Tandis que certaines croyances sont centrales et contribuent
de manière cruciale à la définition de l’objet d’attitude, d’autres sont plus
périphériques et relativement secondaires. En d’autres termes, l’internalisation
d’une croyance centrale aura des répercussions plus substantielles pour l’attitude
dans son ensemble que l’internalisation d’une croyance périphérique ; nous
y reviendrons. Pour l’heure, soulignons que le modèle PMR se distingue
également du modèle RAS sous un autre aspect : la prise en compte des affects
comme éléments constitutifs d’une attitude. Dans notre modèle, un affect peut
revêtir deux formes : une forme « primaire » et une forme « secondaire ».
Sous une forme primaire, un affect consiste en une émotion, un sentiment, un
besoin, une humeur, ou une quelconque réaction affective en relation plus ou
moins directe avec un objet d’attitude (voir Fiske and Taylor, 1991 : 410–5).
Ces sentiments ne portent pas nécessairement sur une propriété précise de
l’objet, mais traduisent plus généralement un état affectif suscité par cet objet-
stimulus. Comme l’affirment les modèles on-line, les évaluations affectives sont
généralement déconnectées de la base cognitive dont elles sont initialement
issues – « souvent les votants peuvent vous dire combien ils apprécient tel ou
tel candidat, mais sont incapables de vous donner la plupart des raisons à
leurs jugements » (Lodge et al., 1995 : 311 [NT]). Les affects sont peut-être
des formes de réponse plus « primitives » que les cognitions, indépendantes
et antérieures à celles-ci dans de nombreuses situations (Zajonc et al., 1982 ;
Zajonc, 1984). Cette inclusion dans les affects de diverses formes basiques
d’évaluation n’est guère contestée, contrairement à la question de l’indépendance
entre affects et cognitions. Cette question sera reposée au chapitre suivant.
Mais notons dès ici que le modèle PMR n’implique nullement que les affects
soient systématiquement dissociés des cognitions, bien au contraire.
En effet, les affects existent également sous une forme secondaire, plus
familière en science politique : la valence donnée à une propriété d’un objet
d’attitude. Ce « composant affectif » est généralement révélé par une opinion
et consiste en une évaluation d’un objet ou d’une propriété d’un objet en termes
d’intensité, par exemple sur une échelle variant de très négatif à très positif.
A noter que les affects « secondaires » ne sont pas forcément plus complexes
que les affects « primaires », comme la terminologie pourrait le laisser enten
dre. Ainsi, les « évaluations » ou les « préférences » (des formes d’affect
secondaire de notre point de vue) sont généralement considérées comme plus
rudimentaires que certaines émotions (Fiske and Taylor, 1991 : 410–1). Par
ailleurs, il n’existe guère de consensus sur la définition même des affects (Eagly
and Chaiken, 1993 : 390–1). Très simplement, notre conceptualisation des
affects secondaires présuppose la « superposition » d’une évaluation cognitive
et d’une évaluation affective d’une propriété d’un objet – une représentation
tout à fait vraisemblable, ainsi qu’en témoignent les fortes corrélations entre
les deux types d’évaluation (voir chap. 4.2.1). En même temps, cette définition
314
des affects n’est pas restrictive, et certaines formes plus « primaires » trouvent
leur place dans le modèle PMR, comme nous le verrons. Auparavant, nous
souhaitons distinguer l’intensité affective des croyances de la certitude des opinions
exprimant ces croyances. Même si la certitude des réponses affectives vis-à-vis
d’un objet dépend probablement de la « certitude subjective » avec laquelle
les croyances attribuent différentes propriétés à cet objet (Rosenberg, 1967 ;
Fishbein and Ajzen, 1981), il convient de souligner que l’intensité des croyances
et la certitude des opinions ne se situent pas au même niveau conceptuel138.
Par analogie avec la distinction entre affects « primaires » et
« secondaires », le modèle PMR admet que certaines croyances sont totalement
dépourvues de valence, c’est-à-dire qu’il existe des cognitions « pures » sans aucun
contenu affectif. Tel devrait être le cas, une fois internalisés, des messages
contextuels et de certains méta-messages purement cognitifs. Tendanciellement,
l’absence de valence devrait plutôt concerner les croyances périphériques,
et non pas les croyances centrales, qui sont internalisées conformément aux
prédispositions politiques d’une personne. Originellement, il se peut que seuls
les affects ou seules les cognitions prévalent dans certaines sous-structures
des attitudes. Mais l’évaluation des propriétés centrales d’un objet implique
des processus d’activation et d’intégration trop fréquents pour que, dans la
plupart des cas, les composants affectif et cognitif restent dissociés. Autrement
dit, les réactions affectives sont attribuées à une propriété précise de l’objet,
tandis que chaque élément de connaissance reçoit une charge affective, fût-elle
ambivalente. Cette approche « synergique » (Eagly and Chaiken, 1993 : 423)
sera développée ci-dessous (voir chap. 4.3.4).
Une troisième question qui se pose au sujet des croyances internalisées
est leur persistance et leur résistance à la contre-persuasion. La question de
savoir si le « changement d’attitude » est durable ou seulement temporaire
est liée aux deux précédentes – le degré de centralité des croyances et leur
nature (cognition vs. affect). D’après le modèle ELM, lorsqu’une attitude est
modifiée par la voie « périphérique », en fonction de signaux heuristiques
positifs ou négatifs, le changement est peu persistant et ne permet guère de
prédire des comportements en rapport avec l’objet d’attitude. Par contraste, la
voie centrale conduit à la formation d’attitudes plus résistantes au changement
et plus prédictives des actions subséquentes – mais n’induit pas une capacité
supérieure à se souvenir des arguments acceptés (Petty and Cacioppo, 1986).
Le modèle PMR se range à ces idées, mais postule également que les messages
non-persuasifs internalisés en raison de l’intérêt particulier qu’une personne
accorde à un objet ou à une communication seront moins persistants que les
138
A notre avis, la certitude des opinions dépend de facteurs cognitifs (centralité et fréquence
d’activation des croyances, complexité intégrative des attitudes), et non seulement de
facteurs affectifs. En revanche, il est possible que les affects soient plus centraux dans
les attitudes intégrativement peu complexes (e. g. les attitudes « jeunes »), et que ces
attitudes induisent une plus grande certitude des opinions (Tetlock 1986 : 823–4).
315
Figure 4.4 : Différents types de messages sont internalisés sous différentes formes de
croyances
Message
persuasif
Message
contextuel
Refus Acceptation
du m.p. du m.p.
Méta-message
INVO, PRED
Voie
« périphérique »
no 2 Mémoire
de travail Croyances
centrales
Cognitions
« pures »
Croyances
périphériques
Affects
«primaires»
arguments – c’est pourquoi l’on peut se souvenir d’un argument refusé. Enfin,
s’ils sont acceptés par la voie centrale, les arguments sont internalisés sous la
forme de croyances centrales et modifient (marginalement ou fondamenta-
318
lement) le noyau affectif de l’attitude (voir infra). Quant aux signaux affectifs,
aux messages contextuels et aux méta-messages, ils peuvent être internalisés indépen
damment des arguments, sous l’impulsion d’un intérêt particulier pour l’objet
de la communication. Suivant leur nature, ils seront mémorisés sous la forme
d’affects primaires, de croyances périphériques ou de cognitions pures. Par
exemple, quand l’examen d’un argument requiert l’intervention d’un message
contextuel, celui-ci peut être internalisé indépendamment de l’argument si
l’objet de la communication est personnellement saillant.
Par ailleurs, un certain nombre de mécanismes implicites, non représentés
dans la Figure 4.4, méritent quelques explications. Premièrement, le refus d’un
argument peut conduire à activer la croyance correspondant à sa « négation ».
Par exemple, si vous refusez l’argument que « la neutralité n’a plus de fonction
réelle et doit être abolie », votre attitude vis-à-vis de la neutralité est rendue
plus accessible en mémoire – et sera notamment plus susceptible d’influencer
un jugement subséquent (voir chap. 4.3.4). A noter que l’activation des attitudes
peut se produire de façon « automatique » (Bargh, 1994), sur un mode bien
plus inconscient que le refus d’un argument contraire aux prédispositions
ou à l’évidence disponible. Deuxièmement, conformément au concept d’un
« continuum d’élaboration », il est vraisemblable que les arguments et les si
gnaux heuristiques contenus dans une communication soient reçus, en particu
lier par les personnes en condition d’élaboration modérée. Même lorsque les
individus sont attribués à des conditions low- et high-involvement, un impact
résiduel de l’information traitée de façon subsidiaire peut se manifester, indui
sant des effets de renforcement ou d’atténuation (Petty and Cacioppo, 1986 :
144–53)139. Troisièmement, on aura noté que nous avons représenté la mémoire
de travail sous la forme d’une zone se superposant partiellement aux différents
types de croyances, mais surtout aux croyances périphériques (y compris les
cognitions pures). Cette représentation traduit le fait que de nombreux messages
traités de manière périphérique ne seront jamais internalisés dans la mémoire
de long terme. Contrairement à l’idée d’une « internalisation temporaire »
(Rosenberg, 1967 : 144) ou au concept d’une « mémoire de court terme »140,
nous considérons qu’un message est internalisé ou ne l’est pas. Autrement dit,
une proportion importante des croyances périphériques « potentielles » sont
rapidement oubliées, contrairement aux signaux affectifs et aux arguments ac
ceptés par la voie centrale141. Quatrièmement, répétons que l’acceptation d’un
139
Par exemple, la présence d’un méta-message positif (e. g. une source experte) peut
renforcer (marginalement) l’acceptation du message persuasif même parmi les indi-
vidus motivés à examiner les arguments ; symétriquement, la qualité des arguments
peut aussi renforcer leur acceptation auprès d’individus peu motivés.
140
Ce concept est parfois discrédité (e. g. Anderson 1995 : 171–4) ; voir cependant Bad-
deley (1999 : chap. 2).
141
Par ailleurs, cette zone temporaire contient également des « traces » de communications
précédentes. Or, si une communication qui vient de se terminer a laissé dans la mé
319
moire de travail certains signaux heuristiques, par exemple, ceux-ci peuvent contribuer
à l’acceptation ou au refus périphérique d’un message persuasif, quand bien même ils
ne seraient pas directement liés à l’objet de la nouvelle communication.
142
Si l’on met toutes les croyances sur un pied d’égalité (modèle RAS), l’adjonction à une
attitude de deux croyances de valence opposée entraînera un changement apparent
(sur une échelle bipolaire) en faveur de la position initialement la plus faible. En termes
absolus (i. e. pour ou contre un objet), ce changement correspond à une augmentation
dans la probabilité d’évaluer l’objet d’attitude en désaccord avec la valence de la plupart
de ses croyances. Considérons par exemple qu’un individu attribue initialement trois
propriétés positives (3P) et cinq propriétés négatives (5P) à un objet ; la probabilité ori-
ginelle d’évaluer l’objet positivement (p) est donc d’environ 0.38. Lorsqu’une croyance
est ajoutée, le changement de probabilité (Δp) est plus important si la nouvelle croyance
attribue à l’objet une propriété positive (4P, 5C : p = 0.44, Δp = .07) que si elle lui
attribue une propriété négative (3P, 6C : p = 0.33, Δp = 0.04). Lorsque deux croyances
de valence opposée sont ajoutées, la variation de probabilité se fait tendanciellement
en faveur d’une évaluation positive (4P, 6C : p = 0.40, Δp = 0.03). La différence ne
peut se neutraliser qu’en ajoutant un nombre croissant et égal de croyances de valence
opposée.
320
croyances (Σ [new beliefs]), ainsi que du nombre (npbe) et de la valence (vpbe) des
croyances pré-existantes. Autrement dit, l’impact marginal d’une nouvelle croyance
dépend du degré de différenciation de l’attitude (i. e. le nombre de croyances) et de
son degré d’ambivalence (i. e. l’interdépendance évaluative entre les croyances).
Cette analyse, conforme aux modèles averaging préconisant une interprétation
stochastique des attitudes, est évidemment très réductrice, puisqu’elle néglige
une grande quantité d’aspects du processus persuasif explorés tout au long de
ce chapitre, comme le degré d’intégration des attitudes. Cependant, dans des
conditions non-expérimentales ne permettant pas de contrôler l’impact diffé
rencié de plusieurs types de messages, la fonction formulée plus haut fournit
peut-être la moins mauvaise approximation du changement des attitudes.
De plus, les attitudes constituent des structures sous-jacentes qui ne peuvent
être observées directement, et dont le changement ne se prête guère à une
définition opérationnelle. Pour autant, cette constatation ne nous dispense pas de
proposer une explication et une description nuancée du changement des attitudes.
A cet égard, nous pensons que les rapports établis entre notre deux typologies
(messages et croyances) permettent de mieux spécifier la diversité interne des
attitudes et leurs différents modes de changement.
En résumé : changement d’attitude = f (Σ [new beliefs], npbe, vpbe)
Avant de poursuivre, nous aimerions ajouter une réflexion sur la diversité in-
terne des attitudes. D’une manière générale, cette diversité pourrait contribuer
à clarifier les causes multiples de validation de l’hypothèse nulle dans le domaine
de la persuasion – c’est-à-dire généralement une absence de relation entre
l’exposition à un message persuasif et un changement manifeste des opinions.
Cette tâche, peu gratifiante et rarement entreprise (voir Fiske and Taylor, 1991 :
457), est sans doute utile pour une interprétation judicieuse de nos futurs ré-
sultats empiriques. A cet égard, le modèle PMR met en évidence les différents
filtres existant au niveau de l’exposition, de la réception et de l’acceptation des
messages persuasifs. De plus, le modèle insiste sur le fait que d’autres types
de messages peuvent être internalisés (y compris certains messages persuasifs
refusés), ce qui conduit à la formation d’attitudes plus complexes qu’on ne
le suppose parfois. Par suite, l’inférence des attitudes à partir des opinions
devient plus aléatoire, dans la mesure où les opinions sont des réponses à des
questions formulées en fonction de l’impact présumé des messages persuasifs. En
d’autres termes, ces questions sont mal adaptées à saisir des modifications
« périphériques » des attitudes (e. g. l’internalisation de cognitions pures ou
d’affects primaires). Ainsi, on a souvent tendance à déclarer qu’un message
persuasif n’a eu aucun effet dès lors qu’on n’enregistre aucun changement
manifeste et significatif du « noyau évaluatif » d’un objet. Nous reviendrons
plus loin sur cette question.
321
4.3.4 La mémorisation
Nous abordons ici la deuxième séquence principale du modèle PMR : la
mémorisation. Pour commencer, l’objet de la prochaine section est de spécifier
comment et sous quelle forme sont mémorisés les cognitions et les affects après
leur internalisation. Selon McGuire (1985), une distinction s’impose entre le
changement des attitudes et la mémorisation des nouvelles croyances (voir Figure
3.1 supra). En revanche, son modèle ne prévoit pas de séquence particulière
pour les mécanismes d’activation des croyances. La deuxième section de ce
chapitre portera précisément sur la manière dont les croyances sont rendues
ou maintenues accessibles, pour servir finalement de base aux opinions solli-
citées par les questions de sondage.
des cognitions qu’ils ne les influencent. D’une part, les émotions sont le résultat
d’un processus de différenciation et d’appréciation cognitive (e. g. Scherer,
1987 ; Clore et al., 1994 ; Carver and Scheier, 1999). D’autre part, certains
affects ont une véritable valeur informative pour les individus, et fonctionnent
comme « sentiments métacognitifs » (Weary and Edwards, 1996 : 151) pour
guider les pensées et les comportements (e. g. Damasio, 1994 ; Rahn, 2000 ;
Marcus et al., 2000).
En fin de compte, cette interaction entre affects et cognitions suggère
que « les distinctions sont moins importantes que la possibilité d’intégrer à la
fois les cognitions et les affects au sein d’un même système mental », voire que
« l’affect devrait être traité comme n’importe quel autre genre d’information »
(Fiske and Taylor, 1991 : 455 [NT]). Dans le domaine des attitudes, cette
position s’est traduite par une perspective synergique, selon laquelle les affects et
les cognitions « most often operate jointly to produce effects that are more at-
tributable to their combination than to either one alone. (…) [E]ven if attitudes
can be formed by purely affective mechanisms (or purely cognitive ones), it is
unlikely that they would remain purely affective (or cognitive) for long. Sup-
pose, for example, that an attitude was formed in absence of a prior cognitive
process. This affectively based attitude would no doubt influence subsequent
cognitions and behavior, and these cognitions and behavior, in turn, could
influence affective reactions to the attitude object. The result would be an at-
titude based on all three classes of experience even though the impetus for its
initial formation may have been affective » (Eagly and Chaiken, 1993 : 423).
En substance, les sous-structures affectives et cognitives d’une attitude auront
tendance à s’influencer et à se construire mutuellement – parfois également
au travers des comportements suscités (Eagly and Chaiken, 1993 : 201–2).
Alternativement, l’on pourrait considérer que l’ordre dans lequel les co
gnitions et les affects interviennent pour former ou modifier une attitude est
une question secondaire, tandis qu’une catégorisation basée sur les fonctions
assumées par différents types de croyances pourrait se révéler plus féconde.
Dans cette perspective, les affects et les cognitions syncrétiques contribueraient
principalement aux fonctions « ego-défensive » et d’expression des valeurs,
tandis que les cognitions analytiques serviraient essentiellement aux fonctions
d’adaptation et de connaissance (voir Katz, 1966 ; Eagly and Chaiken, 1993 :
479–90). Cependant, il est peu vraisemblable qu’une attitude demeure
longtemps attachée à l’accomplissement d’une seule ou de plusieurs fonctions
spécifiques. Quelle que soit l’origine fonctionnelle d’une attitude (la défense
de notre propre image, la pesée d’intérêts personnels plus ou moins vitaux, le
besoin de connaissance du monde extérieur, l’expression de nos valeurs centrales
ou l’ajustement de nos relations sociales), cette attitude est susceptible de
connaître un processus de différenciation et d’intégration au fur et à mesure de
son activation. Une telle approche suggère une présence tendanciellement plus
forte des affects et des cognitions syncrétiques au sein des attitudes « jeunes »
325
147
Ainsi, la mentalisation d’un membre de sa famille implique par exemple une représen-
tation visuelle de son visage et d’autres parties de son corps, une image auditive de sa
voix, une image phonétique de son prénom, une représentation multi-sensorielle de
différents événements le concernant, éventuellement une image olfactive, etc.
326
fait que les évaluations cognitives et affectives soient si souvent corrélées (voir
chap. 4.2). En résumé, les différentes croyances sont probablement « manipu
lées » et stockées dans des aires cérébrales distinctes et spécialisées, dont les
multiples interconnexions permettent toutefois un grand nombre d’interactions
et donnent l’impression d’un espace mnémonique unique – voire permettent
un éveil de la conscience (Crick and Koch, 1992 ; Edelman and Tononi, 2000).
Cette approche « modulaire » constitue donc la trame de fond de notre
conceptualisation du mécanisme de mémorisation.
Après avoir résumé notre point de vue sur la localisation et l’intégration
des systèmes de mémoire, nous souhaitons à présent aborder la question du
« codage » de l’information, autrement dit la question du substrat biologique
de la mémoire. A ce sujet, les psychologues ont généralement élaboré des
modèles réduisant la complexité des phénomènes neuraux à des concepts plus
« métaphoriques ». C’est dans cette optique que doivent être considérés les
nombreux modèles psychologiques basés sur le concept de réseaux associatifs (e. g.
Lodge and McGraw, 1991 ; Wyer and Carlston, 1994). Selon ces modèles, les
objets mentaux (nodes) sont connectés les uns aux autres par des liens désignatifs
(links), qui expriment des relations spécifiques entre les objets. Ainsi, lorsqu’une
personne se remémore un objet, elle aura tendance à se remémorer les autres
objets qui lui sont étroitement associés en mémoire – suivant le principe bien
connu des « associations d’idées ». Comme les systèmes de croyances, les schémas
revêtiraient cette forme élémentaire de réseaux (Fiske and Pavelchak, 1986 :
171–2) ; la théorie des effets de priming se base également sur cette représenta-
tion de la mémoire (voir chap. 3.3.4). Une autre propriété fondamentale des
réseaux associatifs est que les liens entre les idées sont renforcés chaque fois qu’ils sont
activés (« effet socratique »)148. Inversement, moins les concepts sont réactivés,
plus la probabilité de se rappeler ces concepts est faible, étant donné la moindre
148
A propos de cet effet, voir McGuire (1960 : 79–83). Selon cet auteur, dans la mesure où
les croyances d’un système sont liées entre elles sur un plan logique, un questionnaire
expérimental peut servir à révéler les « incohérences logiques » entre les croyances
(issues notamment des mécanismes de « projection »), incohérences dont la résolution
se manifeste ensuite à l’occasion d’un second questionnaire. Ainsi, les croyances « can
be modified by the Socratic method of merely asking [a person] to verbalize his beliefs,
thereby sensitizing him to any inconsistencies among his beliefs, and thus inducing
changes toward greater internal consistency » (1960 : 79 ; voir aussi McGuire 1969 :
184 ; Eagly and Chaiken 1993 : 226–8). Cette interprétation théorique de l’effet socra
tique – ayant fait l’objet de maintes observations empiriques – repose essentiellement
sur le paradigme des théories de l’équilibre, c’est-à-dire sur le besoin éprouvé par les
individus de réduire « l’incohérence cognitive » mise en évidence par les questionnaires
expérimentaux. Pour notre part, nous nous rapprochons davantage de l’interprétation
donnée par Wyer et Srull (1989 : 99–100), selon laquelle l’effet socratique est dû à
un processus cognitif plus passif, à savoir qu’un premier questionnaire contribue à
augmenter l’accessibilité de certaines croyances et à biaiser les réponses au cours du
second questionnaire.
328
149
En effet, la plupart des comportements ont par nature un aspect séquentiel, qui doit
être conservé pour une mémorisation fidèle du déroulement de l’action. Ainsi, les codes
temporels peuvent être conceptualisés comme des « liens conditionnels » (enabling
links), semblables aux « scripts », permettant de passer d’une étape à l’autre d’une
séquence comportementale. Ces codes permettraient également de rattacher certai
nes expériences personnelles à une période donnée de notre vie – par exemple, « cet
épisode a eu lieu alors que j’étais au collège ».
329
152
Pour simplifier la présentation, nous négligeons une distinction entre les régions cor-
ticales (plus postérieures) qui sont encore spécifiques à chaque mode perceptuel (mo-
dality-specific association cortices) et celles (plus antérieures) qui sont non-spécifiques
(polymodal association cortices) (voir Goldberg 2001 : 58–9).
331
appelle des croyances centrales et périphériques. Celles-ci trouvent leur origine dans
l’information sémantique et abstraite des messages persuasifs et contextuels
reçus par les individus (voire de certains méta-messages, comme ceux liés à
la source d’une communication), ainsi que dans l’information inférentielle
générée lors de l’interprétation de ces différents types de messages. Par ailleurs,
une caractéristique essentielle des croyances centrales et périphériques est
leur base à la fois cognitive et affective. Cette juxtaposition est possible parce
que le cortex associatif se compose d’un ensemble de « zones de convergence »
au carrefour des projections venant du cortex sensoriel primaire et des projec
tions issues du système de mémoire émotionnelle, le troisième ensemble dont
nous parlerons plus loin.
En quelque sorte, le cerveau dispose d’une interface entre les perceptions
cognitives et affectives, permettant l’intégration des propriétés distinctives
d’un objet et des réactions émotionnelles suscitées par cet objet. Bien que la
« superposition » de ces deux types d’information implique en réalité un circuit
neural relativement complexe, les croyances peuvent être symbolisées par des
éléments discrets dans un réseau associatif. Cette conceptualisation des affects
secondaires suggère ainsi la possibilité d’un codage synthétique de l’information af
fective, qui peut être ajustée de manière économique au gré des stimuli perçus.
En effet, on peut imaginer que plusieurs codes affectifs puissent être « attachés »
au même concept dans le cortex associatif. Contrairement aux stimuli utilisés
dans les expériences de conditionnement classique, un seul et même stimulus
peut entraîner des réactions affectives changeantes, non-renforçantes, voire
contradictoires, par exemple suivant l’humeur dans laquelle un individu se
trouve au moment de percevoir le stimulus (Bower, 1991 : 41–3). Dans la me
sure où différents états affectifs liés à un objet sont accessibles, l’évaluation de
cet objet dépendra du mode d’agrégation de cette information affective ; nous
y reviendrons (chap. 4.3.5).
Un troisième ensemble de structures – localisé avant tout dans le lobe
limbique, notamment l’amygdale, le thalamus et l’hypothalamus – est en
charge de traiter les signaux somatiques et de réguler les états émotionnels
(Damasio, 1994 ; Kupfermann and Schwartz, 1995). Comme nous l’avons
déjà dit, ces structures sont dépositaires d’une mémoire émotionnelle implicite,
dotée d’une plasticité pour retenir les expériences significatives et pour
produire des réponses automatiques à certains stimuli proches des expériences
originales (LeDoux, 2002 : 155–62). Nous pensons que les représentations
(ou les « codes affectifs ») manipulées par ce troisième ensemble peuvent être
qualifiées d’affects primaires, dans la mesure où les réactions affectives reposant
sur ces représentations sont relativement peu discriminantes par rapport au
contenu spécifique des stimuli. La résultante de ces affects par rapport à un
objet ou à une classe d’objets peut être comparé aux « tags affectifs » que
certains auteurs attachent directement au concept central d’une attitude ou aux
catégories générales d’un schéma, et non à leurs différents attributs (e. g. Fiske
332
and Pavelchak, 1986 : 171–2 ; Lodge and Taber, 2000 : 192–3). Toutefois,
cette relative non-spécificité n’empêche pas, dans certains cas, une grande
complexité des réactions émotionnelles elles-mêmes. Nous pensons que les
signaux affectifs contenus dans une communication politique (e. g. des images
« chaudes », un ton « agressif ») peuvent conduire à la formation d’affects
primaires sans pour autant donner lieu à un traitement élaboré dans le cortex
sensoriel – parfois même en contournant ces régions (LeDoux, 1996 : 163–5).
En même temps, de nombreux stimuli ne font que transiter par le système
de mémoire émotionnelle ; celui-ci envoie des projections vers le deuxième
ensemble, permettant la formation d’affects secondaires et l’expérience subjective
de sentiments à l’égard de différentes propriétés des objets. Par ailleurs, le
système émotionnel a la capacité d’interférer dans les processus cognitifs, en
augmentant le nombre et la variété des stimuli accédant à la mémoire de travail
et en biaisant les stratégies cognitives (attention, degré d’élaboration) utilisées
pour le traitement de l’information. De plus, les émotions peuvent déclencher
l’émission d’hormones et de neuro-transmetteurs, dont l’effet est d’amplifier la
mémorisation simultanée de cognitions (Clore et al., 1994 : 388–403 ; LeDoux, 1996 :
205–8 ; LeDoux, 2002 : 221–9 ; Edelman and Tononi, 2000 : chap. 8).
En résumé, chacun des trois ensembles décrits est en relation réciproque
avec les deux autres. Le résultat de ces interactions est la formation de cognitions
pures dans le cortex sensoriel, d’affects primaires dans le lobe limbique, et de
croyances composites dans le cortex associatif et l’hippocampe. Les réseaux
associatifs symbolisant les circuits neuraux supportant et reliant les différentes
informations mémorisées sont ainsi « distribués » dans une grande partie du
cerveau. A son tour, la mémoire de long terme entretient des liens plus ou moins
directs avec toute une série de « modules » cérébraux nécessaires aux fonctions
courantes – mentales et somatiques – de l’organisme : attention, mémoire de
travail, motricité, régulation interne, raisonnement, langage, etc.
Si l’on revient un instant à une conception globale du processus PMR
(Figure 4.3), il est à relever que nous utilisons un terme différent pour l’inter-
nalisation d’informations affectives, que nous appelons l’invaluation, et pour
l’internalisation d’informations cognitives, que nous nommons la mémorisation.
Par ailleurs, on notera que la séquence « mémorisation/invaluation des mes-
sages » n’est pas soumise en tant que telle à l’influence de facteurs individuels.
En effet, dans l’état actuel des connaissances, le codage de l’information
internalisée ne dépend pas de caractéristiques individuelles. Par exemple,
les individus bénéficiant d’une compétence politique élevée n’utilisent pas
d’autres « codes » que les individus peu compétents pour mémoriser leurs
croyances. En revanche, le nombre de croyances internalisées et leur organisation
en mémoire est susceptible de varier d’une personne à l’autre. Les individus
compétents ou motivés auront tendance à s’exposer davantage aux stimuli de
toutes sortes que présente l’information politique, et auront plus d’occasions
d’activer leurs croyances et de renforcer les liens internes et externes à leurs
333
attitudes – ceci fera l’objet de la prochaine section. Pour l’heure, soulignons que
la mémorisation et l’invaluation, dans un sens strict correspondant au codage
et à l’organisation des croyances, dépendent essentiellement de la forme des
messages mémorisés (mess). Par ailleurs, dans une certaine mesure, la mémori
sation et l’invaluation dépendent aussi du type de tâche évaluative (task) auquel les
individus sont astreints, volontairement ou non. Nous examinerons l’impact
des tâches évaluatives dans une prochaine section consacrée à l’influence du
contexte (chap. 4.3.5).
Avant de poursuivre, nous souhaitons apporter quelques précisions
quant à la portée du modèle de mémorisation présenté plus haut. En effet,
il convient de noter que ce modèle laisse dans l’ombre certains phénomènes
importants pour le processus de mémorisation. En premier lieu se pose la
question de l’attention sélective ; à ce sujet, nous renvoyons le lecteur à notre
discussion précédente des biais d’exposition et de perception (voir chap.
3.2.2). Deuxièmement, le problème de la schématisation de l’information et des
mécanismes inférentiels fera l’objet d’une discussion dans le chapitre suivant
– en effet, ce problème est souvent commun à la mémorisation et à la remé-
moration de l’information. Ensuite, nous laisserons en suspens les processus
de consolidation de la mémoire (une fonction traditionnellement attribuée à
l’hippocampe) et de sa reconsolidation après les souvenirs (une fonction parfois
liée à l’amygdale) (voir Schacter, 1996 : 81–8 ; Squire and Kandel, 1999 :
chap. 7 ; LeDoux, 2002 : 155–62). Enfin, il faut signaler que notre concep-
tualisation du processus de mémorisation ne tient pas véritablement compte
des systèmes de mémoire implicite, non-déclarative, en dehors du système de
mémoire émotionnelle. Par exemple, quid de la mémoire « procédurale » (voir
Anderson, 1983 ; Smith, 1994), qui sous-tend l’acquisition de toutes sortes de
capacités motrices, spatiales, logiques, etc. ? De fait, notre modèle ne prétend
pas prendre en compte les effets de la mémoire procédurale ou d’autres for-
mes de mémoire non-déclarative, et part du principe que les croyances sont
potentiellement accessibles, en vertu des mécanismes d’activation décrits dans la
section suivante. En revanche, l’activation des croyances et le renforcement
des liens associatifs entre les concepts se produisent eux-mêmes de manière
souvent automatique et inconsciente (voir Bargh, 1997).
En résumé : mémorisation/invaluation = f (mess, task)
très périphériques (qui ont une faible probabilité d’être activées de manière
exogène) ont une « espérance de vie » limitée. Ensuite, une source d’activation
se « répand » dans un réseau par tous les chemins suffisamment fluides (sprea-
ding activation ; voir Anderson, 1983 : chap. 3). Enfin, plus un objet possède de
liens avec d’autres objets, plus les « chemins de remémoration » de cet objet
seront nombreux, multipliant les chances de s’en souvenir.
En particulier, une comparaison du fonctionnement de la mémoire
des informations abstraites ou générales (e. g. « Les Suisses sont riches ») et de
celle des informations concrètes ou spécifiques (e. g. « Ce client suisse est riche »)
suggère que la densité des liens entre les propositions abstraites leur confère
une mémorabilité supérieure (Fiske and Taylor, 1991 : 320–4). Cette richesse
associative repose sur le fait que les informations abstraites suscitent un degré
d’élaboration plus élevé, et sur le fait que la mémoire abstraite « consiste en des
concepts (qui doivent être inférés), tandis que la mémoire concrète consiste en
des expériences concrètes (qui sont plus proches des stimuli originels). Ainsi,
effectuer des inférences organise la mémoire pour les expériences. (…) Tout
ceci suggère que les inférences seront plus facilement remémorables que les
données spécifiques sur lesquelles elles sont basées. De la sorte, il semble clair
que les inférences dominent souvent la mémoire spécifique » (Fiske and Taylor,
1991 : 322 [NT] ; voir cependant Sniderman et al., 1993 : 92)153. Ceci constitue
une explication alternative à la centralité de certaines croyances (internalisées
par une élaboration des messages persuasifs, suscitant une certaine quantité
d’inférences) et à l’excentricité d’autres croyances (internalisées par simple
acceptation de messages contextuels ou de méta-messages, qui sont tendanciel
lement plus spécifiques et plus concrets que les arguments, et suscitent un
nombre minimal d’inférences). De même, du fait de la multiplicité de leurs
liens avec toutes sortes d’autres objets, on s’explique pourquoi les croyances
centrales sont plus facilement remémorées que les croyances périphériques.
Ces dernières, à moins d’avoir été rendues suffisamment accessibles, ont une
probabilité plus faible d’être remémorées par « association d’idées ». En
résumé, le noyau d’une attitude (i. e. l’ensemble des croyances centrales) est
susceptible de contenir un réseau relativement dense d’informations sémanti
ques et affectives, tandis que la périphérie se compose d’un réseau moins dense
et plus hétérogène, qui peut toutefois se différencier en certaines sous-structures
(ou clusters) plus fortement associées.
Tendanciellement, les croyances périphériques sont moins durables que
les croyances centrales et les affects primaires. A notre avis, ceci n’est pas directe
153
La capacité de faire des inférences et de manipuler la mémoire abstraite est sans doute
ce qui distingue l’intelligence humaine de l’intelligence artificielle (Hofstadter 1985 :
770–3). Les machines peuvent coder une information très complexe de manière efficiente,
mais aussi longtemps qu’elles seront dépourvues d’une véritable volonté autonome,
elles seront incapables d’effectuer des inférences (de « produire leurs propres règles »)
et d’organiser leur mémoire de manière évolutive.
335
154
Certes, certains modèles spécifient que l’activation des éléments se fait préférentiellement
au travers des liens les plus forts, c’est-à-dire au travers des liens les plus fréquemment
empruntés (Fiske and Taylor 1991 : 304). Cela signifie que certaines sous-structures
d’une attitude ne seront pas activées, mais la nature bi-directionnelle des liens n’est
pas véritablement remise en cause.
155
Par exemple, on ne peut guère penser à Yasser Arafat sans avoir immédiatement à
l’esprit son visage et son légendaire keffieh, peut-être aussi le sigle de l’OLP ou un
événement récent dans lequel il est impliqué.
336
dans un composant fort, toute paire de points {a ; b} est reliée par un chemin
{agb} et par un chemin {bga}, ou si l’on préfère, par un chemin {anb}.
Un composant fort se caractérise donc par un constraint maximal (voir Luskin,
1987 : 860). Dans un premier temps, nous ferons abstraction des distinctions
entre les croyances, à l’exception de leur degré de centralité.
Considérons à cet égard la partie A de la Figure 4.5. Ce schéma
représente un réseau associatif relativement simple, avec un noyau central et
trois clusters périphériques. Ces quatre ensembles d’objets mentaux constituent
des composants forts (délimités par des traits noirs), au sein desquels n’importe
quel objet activé entraîne l’activation des autres. Un objet ne peut faire partie
que d’un seul composant fort à la fois. En revanche, il peut appartenir à plu
sieurs composants unilatéraux, délimités dans le schéma par des traits gris. La
règle posée plus haut, selon laquelle l’activation se fait de la périphérie vers le noyau,
implique que toute activation initiée dans un élément d’une sous-structure
périphérique se répand dans celle-ci et gagne le noyau ; en revanche, une
activation du noyau ne se transmet pas à la périphérie. Ce principe dérivant
des propriétés des composants unilatéraux est nécessaire pour représenter une
attitude, à défaut de quoi tout élément d’une attitude appartient virtuellement
au noyau. Toutefois, la richesse d’un réseau associatif dépend non seulement
de son degré d’intégration, mais aussi de son degré de différenciation, c’est-à-
dire du nombre de croyances distinctes se rapportant à un objet d’attitude.
Un réseau qui ne contiendrait que trois croyances aurait un maximum de six
liens possibles – dans le cas où le réseau entier serait un composant fort. Un
réseau comme celui de la Figure 4.5A, contenant dix objets et constituant
dans sa globalité un composant faible, possède un nombre de liens potentiels
compris entre 9 et 72 (d’après Harary et al., 1965 : 75). Il apparaît donc que la
densité d’un réseau (i. e. le nombre de liens) n’est qu’un très mauvais indicateur
de la qualité des connexions de ce réseau.
Cependant, l’intégration d’un réseau peut être renforcée par l’activation
des chemins – et même substantiellement renforcée si certains liens stratégiques
sont créés ou développés. Prenons l’exemple, dans la Figure 4.5A, de la croyance
la plus à droite dans le noyau. Cette croyance est potentiellement très sollicitée,
car elle reçoit toute impulsion générée dans le noyau ou transmise à celui-ci
depuis la périphérie ; qui plus est, cette croyance est directement liée à deux sous-
structures périphériques. On peut tout à fait imaginer qu’un effet socratique
se produise à force d’activation de cette croyance, et que l’un des liens avec
le cluster périphérique en-dessous du noyau devienne bi-directionnel. Cette
hypothèse est illustrée par la partie B de la Figure 4.5, qui montre comment
le noyau d’une attitude peut s’étendre de façon considérable lorsqu’un seul
lien est ajouté entre deux composants forts (i. e. entre le noyau et un cluster),
rendant toute paire de croyances mutuellement accessible dans le nouveau
noyau. La Figure illustre également comment deux clusters périphériques
339
C: Atomisation D: Condensation
demeure vrai que les liens les plus forts sont les plus empruntés, et qu’il existe
des chemins préférentiels entre toute paire de points.
La partie C de la Figure 4.5 illustre le processus inverse à celui de
l’intégration, que nous appellerons ici atomisation. Faute d’être activés, certains
liens peuvent disparaître, contribuant à désintégrer une attitude. Tendanciellement,
le nombre de composants unilatéraux et forts donne une indication du degré
d’intégration du réseau – une attitude parfaitement intégrée ne contient
qu’un seul composant fort et aucun composant unilatéral. Enfin, la partie D
de la Figure 4.5 représente le processus inverse à celui de la différenciation,
que nous appellerons condensation. Ce concept revêt un sens très proche de
celui de la théorie des graphes, c’est-à-dire qu’il exprime la concentration (ou
la dédifférenciation) d’un réseau en fonction de ses composants forts (Harary et
al., 1965 : 57–65). Autrement dit, les différents éléments d’un composant fort
perdent leurs propriétés distinctives et se trouvent « compressés » en un seul
élément. Ce processus est susceptible de résulter d’une non-activation prolongée
des différentes croyances, par laquelle chaque croyance perd son contenu
distinctif et s’agrège aux autres croyances les plus proches, partageant certains
attributs communs (Schacter, 1996 : 91). Imaginons par exemple que nous
ayons formé une attitude vis-à-vis d’une personne, et que nous ayons internalisé
certains aspects de son comportement dans plusieurs situations. Si nous ne
rencontrons plus cette personne et si nous n’en entendons plus parler pendant
longtemps, il est probable que les différents traits de son comportement auront
tendance, à terme, à se réduire à quelque dimension commune de plusieurs
épisodes mémorisés – par exemple, « cette personne est timide ». Bien sûr, la
Figure 4.5D est un exemple extrême de condensation, puisque le nombre de
propriétés distinctives attribuées à l’objet d’attitude diminue de moitié.
Il convient de souligner qu’aucun des quatre processus envisagés par
le modèle PMR (différenciation, intégration, atomisation, condensation) n’est
irréversible, puisque chacun dépend de l’internalisation de nouvelles croyances
ou de l’activation (respectivement la non-activation) des croyances existantes.
Or, l’internalisation et l’activation sont des événements impondérables, qui
peuvent se produire à tout moment en fonction de circonstances externes aux
individus – par exemple, nous entendons à nouveau parler de la personne
évoquée plus haut, dont le souvenir commençait à s’estomper. Ceci suggère
qu’un individu possédant l’attitude D (Figure 4.5) pourrait acquérir l’attitude
A, au terme d’un processus de différenciation (i. e. par l’internalisation de
nouvelles croyances).
En résumé, l’activation des croyances se fait à l’intérieur du noyau et
des sous-structures périphériques, et tendanciellement de la périphérie vers le
noyau (ou de la mémoire concrète vers la mémoire abstraite, inférentielle). En
revanche, quand un stimulus (par exemple une question de sondage) suscite
un véritable effort de remémoration, les chemins d’activation sont plus fluides
et les « associations d’idées » se font plus aisément, sans véritable direction
341
158
Par exemple, mon souvenir d’une soirée passée chez un ami peut se résumer au juge-
ment que « la soirée était agréable ». De nombreux « codes propositionnels » utilisés
initialement pour mémoriser les différents aspects de cette expérience ont disparu. Ne
restent en mémoire, par exemple, qu’une information temporelle (« c’était juste avant de
m’inscrire à l’Université »), un « code analogique » (« l’appartement était immense ») et
un « code affectif » résumant le côté plaisant des discussions, des personnes rencontrées
et des différents épisodes de la soirée.
342
159
En particulier les modèles de Hastie (voir Hastie and Park 1986 : 261) et de Wyer et
Srull (1989 ; voir aussi Wyer and Carlston 1994 : 47–9). Bien que les modèles de type
« biased encoding » (i. e. les informations cohérentes avec les évaluations initiales ont
un avantage mnémonique) aient longtemps représenté le paradigme dominant et soient
toujours amplement mentionnés dans la littérature (Eagly and Chaiken 1993 : 600–1),
ce sont ceux qui ont reçu le moins de confirmation empirique ces dernières années
(Hastie and Park 1986 : 260–1).
160
Ainsi, le biais en faveur des évaluations négatives provient peut-être de la densité
particulière des liens entre les affects négatifs, par laquelle toute intensification d’un
stimulus a des conséquences plus importantes sur l’activation des évaluations négatives
(les chemins d’activation sont multiples et renforcés à chaque stimulation). La même
structure pourrait également expliquer le « positivity offset » observé pour les évalua-
tions positives (Cacioppo and Berntson 1994 : 413). En effet, si les affects positifs sont
moins liés entre eux que les affects négatifs, des stimuli plus intenses sont nécessaires
pour atteindre le même niveau d’activation. Dans une certaine mesure, notre postulat
traduit aussi le besoin des individus de maintenir un certain équilibre local dans les
sous-structures de leurs attitudes, selon le concept des théories de l’équilibre (voir
Schenk 1987 : 103–16).
343
(9)
(3)
(4)
(5) (2)
(1)
(6)
(7)
(11)
(8)
(10)
peripheral beliefs
central beliefs
affects
parfois inexistant) et difficile à mesurer, leur impact sur le vote est sans doute plus
fort et plus facile à identifier. En effet, en plus de leur influence directe, le vote subit
également l’influence indirecte des variables structurelles, en « recomposant » leurs
multiples effets spécifiques sur les différentes croyances (en tous cas celles qui s’avèrent
saillantes pour la prise de décision).
163
D’un point de vue théorique, cependant, les variables individuelles impliquées dans
les mécanismes précédant le vote sont susceptibles de jouer un rôle subsidiaire (en
particulier invo et indc).
164
On peut concevoir que les individus ne forment pas une nouvelle attitude pour chaque
nouvel objet de vote, et que le vote se base quelquefois sur des croyances appartenant
aux réseaux de différentes attitudes. Par exemple, pour le vote sur les institutions de
Bretton Woods (mai 1992), il est probable que de nombreuses personnes ne se soient
pas fait une véritable idée de ces institutions, et que la campagne référendaire se soit
limitée à activer leurs attitudes vis-à-vis des pays du Tiers-Monde, de l’emploi, de la
dette de l’Etat, etc. (voir chap. 7.2.3).
352
166
En effet, les croyances extrêmes ont vraisemblablement une plus forte probabilité d’être
activées au travers des communications sociales. Par exemple, certains attributs des
responsables politiques (comme leur appartenance ethnique, leur fortune personnelle,
leur attitude « belliqueuse » ou même leur sexe) ont tendance à polariser les jugements
sociaux et à susciter des invaluations extrêmes – positives ou négatives. A leur tour, ces
croyances conflictuelles suscitent un intérêt plus soutenu et possèdent une « news value »
supérieure (voir chap. 3.3.3), qui augmente leur présence dans le discours médiatique
ou les conversations inter-personnelles.
355
167
Par exemple, si une personne est appelée à évaluer la politique étrangère américaine,
elle devrait se prononcer exclusivement sur les croyances les plus accessibles et les plus
extrêmes (e. g. intervention en Irak [– – –], en Afghanistan [+ + +], ou au Viet-Nam
[– – –]), au détriment des croyances accessibles invaluées de manière moins intense
(e. g. initiative de défense stratégique [– –], guerre du Golfe [+]) ou des croyances peu
accessibles.
356
parce que tout jugement s’effectue sur un mode on-line, mais parce que les
affects secondaires sont proportionnellement plus centraux que les cognitions dans les
systèmes de croyances, surtout au sein des systèmes « jeunes ». Cette position
« névralgique » garantit aux affects une probabilité supérieure d’être activées,
et ensuite d’être récupérées, tandis que de nombreux aspects cognitifs seront
vraisemblablement négligés, car leurs chemins d’activation sont trop longs ou
trop indirects en rapport de l’effort de remémoration entrepris. De ce fait, les
jugements paraissent plus représentatifs de l’information reçue pendant une
certaine période, parce que les jugements sont moins soumis aux biais d’accessibilité que
les remémorations. Cette explication devient plus évidente si l’on examine de plus
près le design expérimental des travaux étudiant la formation de jugements
on-line. D’une part, les évaluations cognitives sont supposées émaner de
l’exposition à une liste de propriétés souvent peu saillantes, qui plus est à propos
de candidats hypothétiques (Lodge et al., 1995 : 322–3). Ceci implique qu’aucune
attitude pré-existante n’est disponible et qu’aucune activation ne peut interve
nir entre l’exposition à l’information et la mesure des évaluations affectives
et cognitives (les candidats fictifs étant bien sûr absents des communications
« réelles », hors laboratoire, parvenant aux individus). En d’autres termes,
aucune consolidation du système initial ne peut être attendue. D’autre part,
les attitudes susceptibles de se former à la suite de tels stimuli expérimentaux
sont nécessairement peu différenciées et peu intégrées, ce qui valorise d’autant
plus la fonction intégrative des affects (voir chap. 3.4.4). En somme, l’information
présentée aux sujets dans ces expériences est biaisée en faveur d’un mode
d’évaluation affectif168.
Une seconde explication s’appuie sur les mécanismes de condensation
présentés au chapitre précédent. En substance, les représentations cognitives
proches perdent leurs propriétés distinctives en cas de non-activation, et se
condensent en une information essentiellement affective. A titre d’hypothèse,
nous pouvons avancer que le substrat biologique des représentations cognitives
(i. e. le dense réseau de connexions neurales, généralement réciproques, inner
vant le cortex associatif et sensoriel) est plus plastique et remodelable que le
substrat de la mémoire émotionnelle et que les grands circuits (tendanciellement
uni-directionnels) reliant le lobe limbique et le cortex associatif (voir Kandel
and Kupfermann, 1995 : 607–11 ; Edelman and Tononi, 2000 : 42–7). Ceci
aurait pour conséquence que la dissipation de certains « détails » des objets
d’attitude ne sacrifierait pas pour autant leurs invaluations, qui seraient
simplement réaffectées aux propriétés plus générales résultant des phénomènes
de condensation. Autrement dit, la coordination entre cognitions et affects
serait toujours assurée dans les zones de convergence du cortex associatif. Par
168
On pourrait également incriminer les mesures utilisées pour établir que la remémoration
est un mauvais prédicteur des jugements. Par exemple, dans l’étude de Lodge et ses
collègues (1995 : 324, note 13), les individus ambivalents, indifférents ou incapables
du moindre souvenir ont tous le même score sur l’échelle de recall.
358
1986), les effets d’ordre ne sont pas systématiquement pris en compte. A ce problème
s’ajoute celui du laps de temps qui s’écoule entre chaque mesure (Lodge et al. 1995 :
314–6).
172
A noter que les inférences sont probablement dirigées par différents hémisphères céré-
braux suivant qu’elles interviennent lors du codage ou lors du souvenir de l’information
(Gazzaniga 1998).
363
176
En particulier, « the failures of closed questions do not seem to be due primarily to
misrepresentation of beliefs and attitudes by respondents, but to unrepresentativeness
of the categories of thought and values provided by investigators » (Schuman and
Presser 1981 : 110).
177
Peut-être aussi les individus rechignent-ils à manifester une certaine ambivalence cogni
tive, parfois considérée comme « gênante » vis-à-vis de l’enquêteur.
365
affective) des objets collectifs dont tous les éléments ne sont pas pareillement
saillants dans l’esprit des individus.
D’autres aspects de la forme des questions pourraient sans doute être
distingués, comme le degré d’abstraction de l’objet évalué178. Mais venons-en
à une deuxième dimension essentielle du type de réponse sollicité : le temps dont
les individus disposent pour formuler leurs opinions évaluatives. En première analyse,
plus il nous est accordé de temps pour réfléchir et répondre à une question,
plus nous pouvons entreprendre un véritable effort d’élaboration cognitive
– pour autant, bien sûr, que nous soyons motivés et capables de nous y engager
(Petty and Cacioppo, 1986 ; voir cependant Roser, 1990 : 586–7). A priori,
cette opportunité devrait augmenter le nombre de croyances disponibles pour
former une opinion, neutraliser au moins en partie les biais d’accessibilité, et
donc renforcer la cohérence globale entre les réponses (Zaller and Feldman,
1992 : 603). Pourtant, il n’existe guère de consensus à propos des effets d’une
réflexion prolongée (mere thought effect). D’un côté, les études de Abraham Tesser
(e. g. Tesser and Conlee, 1975) mettent en évidence un effet de polarisation :
plus un individu dispose de temps pour réfléchir à un objet d’attitude, plus
son jugement sera extrême. Autrement dit, l’élaboration cognitive a pour
conséquence de polariser les évaluations affectives dans la direction de leur
orientation initiale, car la réflexion contribue à augmenter la « cohérence
évaluative-cognitive » (Rosenberg, 1967) et à faire converger les réponses
vers le noyau affectif initial179. D’un autre côté, les recherches menées par
Philip Tetlock (1986) et Patricia Linville (1982) suggèrent que la complexité
ou l’ambivalence cognitive ont pour conséquence de modérer les évaluations
affectives. En d’autres termes, plus nous avons de temps pour réfléchir et
manier nos connaissances, plus celles-ci seront nombreuses, mais potentiel
lement contradictoires, et plus nos jugements seront modérés. A noter toutefois
que seules les expériences de Tesser ont directement manipulé le temps de
réflexion et mesuré le changement des jugements dans le temps – c’est-à-dire ce
que l’on entend généralement par « effets persuasifs ».
Ainsi, en modifiant le temps de réflexion, il semble qu’on ne manipule
pas seulement le degré d’élaboration cognitive, mais qu’on touche en même
temps aux évaluations affectives. Malgré leurs différences radicales, le modèle
de modération et le modèle de polarisation partagent un certain nombre de
points communs. En premier lieu, de tels résultats seraient impossibles s’il
n’existait un lien causal entre les cognitions et les affects (Tesser and Conlee,
1975 : 262). Deuxièmement, pour se manifester, les phénomènes de modération
et de polarisation requièrent également une certaine motivation à réfléchir et un
178
On pourrait faire l’hypothèse que plus les objets d’attitudes sont abstraits, plus les
cognitions sont favorisées au détriment des affects (voir chap. 4.3.4, section I/J).
179
Cependant, lorsque l’élaboration cognitive est mesurée par la fréquence (et non par la
durée) des instants de réflexion, aucun effet de type « mere thought » n’est enregistré
(Tesser and Conlee 1975 : 266–8).
366
certain degré d’intégration des attitudes mobilisées (Petty and Cacioppo, 1986 :
112). A défaut, le temps de réflexion pourrait bien ne présenter aucune
relation avec l’extrémité des attitudes. Mais considérons plus en détail ce qui
pourrait expliquer les différences entre les modèles. Pour commencer, l’impact
de la réflexion varie probablement en fonction du degré d’interdépendance entre les
croyances pré-existantes (Eagly and Chaiken, 1993 : 120–2). Si les croyances se
situent sur des dimensions orthogonales, une activation accrue entraîne une
modération des attitudes. Ainsi, dans les expériences consacrées aux conflits
de valeurs (e. g. Tetlock, 1986), on comprendra que l’activation de croyances
contradictoires (mais pas diamétralement opposées) entraîne une modération
des jugements. Au contraire, si les croyances sont évaluativement redondantes,
un effet de polarisation est susceptible de se produire. En somme, le temps de
réflexion exerce plusieurs effets concomitants : (1) il renforce la saillance des attitudes ;
(2) il multiplie les dimensions évaluatives ; (3) suivant le degré d’interdépendance
entre ces dimensions, il polarise ou modère les jugements.
Mais l’interaction entre évaluations cognitives et affectives dépend
aussi du niveau de compétence des individus (Zaller and Feldman, 1992 :
603–6). Ainsi, le fait d’accorder aux individus un temps de réflexion avant
de répondre aux questions de sondage (stop-and-think condition) ne renforce la
cohérence idéologique entre diverses opinions que parmi les personnes les plus
compétentes (Zaller, 1990 : 144–5 ; 1992 : 85–9). En stimulant la réflexion,
on pourrait induire une « sur-représentation des cognitions au détriment des
sentiments » (Zaller and Feldman, 1992 : 606)180. A noter que cet effet de la
réflexion pourrait également s’expliquer par une stratégie défensive de la part
des individus peu compétents. Ceux-ci peuvent interpréter les procédures stop-
and-think comme un moyen de scruter et de juger leurs attitudes, et chercheront
peut-être à les « défendre » en adoptant des positions plus modérées qu’en
réalité (Tesser and Conlee, 1975 : 266). D’autre part, les différences entre les
modèles sont également substantives. Par exemple, les travaux de Tetlock (1986)
ou Linville (1982) explorent l’impact des conflits de valeurs ou de la complexité
schématique dans un environnement social, riche en normes et en informations
diverses. Au contraire, les expériences de Tesser visent à établir l’impact de
la simple réflexion « lorsqu’un individu est séparé de l’objet d’attitude et que
l’information externe concernant cet objet est indisponible » (Tesser and Conlee,
1975 : 262 [NT]). A ce propos, McGuire parle de self-generated attitude change, et
souligne que les attitudes « peuvent être changées non seulement en présentant
180
En effet, « asking people to articulate the reasons for their attitudes consistently reduces
the predictive reliability of attitude reports, especially for persons less knowledgeable
about the given attitude object. The explanation for the disruptive effects of thought
(…) is that asking people to think about the reasons for their attitudes causes them to
sample ideas that are too heavily weighted in the direction of cognitive reactions to
the attitude object rather than affective ones. Attitude reports that are based on this
unrepresentative sample are (…) less reliable than reports based on the ideas that are
otherwise most accessible in memory » (1992 : 606).
367
182
Relevons en passant que ce biais peut causer bien des tracas aux instituts de sondage
engagés dans la prévision de résultats électoraux (et aux politiciens qui les exploitent…),
comme le suggère vivement la surprise suscitée par le score du candidat du Front
National au premier tour de l’élection présidentielle française de 2002.
371
la vulnérabilité des individus aux effets de réponse (e. g. social desirability bias,
endorsement effects).
En résumé : opinion = f (acog, aeva, vrep, objc, pred).
Les mêmes variables ont été examinées pour les besoins d’une question plus
spécifique : quel est le poids relatif des cognitions et des affects dans les opinions ? En
d’autres termes, dans quelles circonstances les individus se basent-ils plutôt sur
leurs évaluations affectives (jugements) ou plutôt sur leurs évaluations cognitives
(remémorations) pour répondre aux questions de sondage ? De manière générale,
il existe une tendance de la part des personnes plus compétentes d’appréhen-
der le monde extérieur sur un mode plus cognitif, de sorte que leurs opinions
reposent davantage sur des cognitions que les opinions des personnes moins
compétentes. Par ailleurs, l’importance relative des évaluations cognitives et
affectives semble dépendre de deux paramètres : le type de réponse sollicité et le
type de tâche évaluative. Premièrement, la forme des questions varie aussi bien
sur le plan de leur différenciation que sur le plan de leur généralité. Par exemple,
dans le cas des questions fermées, peu différenciées, les biais d’accessibilité jouent
un moindre rôle car ces questions sollicitent avant tout les évaluations affectives
d’un objet. Dans le cas des questions ouvertes, les évaluations cognitives revêtent
une plus grande importance, particulièrement si l’on accorde aux individus
plus de temps pour réfléchir à leurs réponses. Nous faisons ainsi l’hypothèse
que la supériorité des évaluations affectives sur les évaluations cognitives sera
maximale lorsque la question est à la fois indifférenciée et générale, minimale
lorsque la question est à la fois différenciée et spécifique, et intermédiaire dans
les autres cas. Deuxièmement, nous avons postulé que les évaluations affec-
tives sont prédominantes lorsque la motivation des individus au moment du
traitement de l’information est orientée vers la formation d’impressions. Toutefois,
bien que la formation d’impressions ou d’autres tâches on-line renforcent en
principe la prédominance des évaluations affectives, la plupart du temps nous
recevons l’information politique sans aucun objectif précis, c’est-à-dire dans
des conditions « mnémoniques ». Ainsi, par défaut, les cognitions et les affects
sont potentiellement importants.
4. changement
Σ [new beliefs], npbe, vpbe –
d’attitude
5. mémorisation/
mess, task –
invaluation
6. activation belief, recy, frcy, invo, subc, exposition aux arguments (plusieurs
(accessibilité) objc, pred variantes selon recy et frcy)
l’occurrence, ces deux problèmes sont liés. Compte tenu de l’absence – dans
presque toutes les enquêtes VOX – de questions précises sur l’exposition des
individus à la presse, nous n’aurons d’autre choix que de rester à un niveau
d’agrégation relativement élevé. Par ailleurs, lorsque ces questions existent,
leur discordance avec les quotidiens sélectionnés pour l’analyse de contenu
nous contraindra à réduire notre échantillon à la portion contenant tous les
indicateurs nécessaires (ce que nous avons fait pour la votation sur l’EEE).
Bien qu’elle s’impose comme la moins mauvaise solution, cette réduction de
l’échantillon est malgré tout problématique dans la perspective de mener une
analyse multi-variée. En effet, l’introduction de variables de contrôle conduit
377
185
L’introduction de variables de contrôle implique en effet un découpage de l’échantillon
en sous-groupes de taille restreinte. Une alternative aurait été d’utiliser les techniques
de l’analyse structurelle (structural equation modelling). Cependant, le potentiel de
ces techniques nous a semblé disproportionné en regard de la qualité et de la quantité
médiocres de nos données empiriques.
379
DEUXIÈME PARTIE
Anayse empirique
« La Suisse est citée en exemple dans le monde entier. Pour son ouverture
au monde. Pour ses droits inséparables de la liberté. Pour sa démocratie
directe. Le peuple suisse est le souverain, le dernier mot lui appartient. Et il
dit souvent NON à ce que Berne entend lui imposer. Et voilà qu’aujourd’hui
notre gouvernement voudrait livrer ces droits aux mains des bureaucrates de
Bruxelles ! Bien sûr, nous irions encore aux urnes, mais simplement pour dire
OUI et AMEN à tout ! » (Comité d’action suisse contre la tutelle de l’EEE et
la CE, Journal de Genève, 13.11.1992).
380
VOX. Ajoutons que, pour faciliter leur exploitation et leur comparaison, les
fichiers ont été en partie recodés (e. g. standardisation de certaines variables),
complétés (e. g. ajout de données contextuelles) et compilés dans une banque
de données développée au Département de science politique de l’Université de
Genève.
L’un des problèmes majeurs rencontrés lors de l’analyse des données
VOX est, malgré les efforts de standardisation entrepris, le manque d’homogénéité
entre les fichiers correspondant à différentes périodes. Par exemple, le placement
subjectif sur l’échelle gauche-droite (échelle en 10 positions) n’est disponible
qu’à partir du scrutin de décembre 1988, ce qui rend cette variable inutilisable
comme indicateur des prédispositions politiques (voir Marquis and Sciarini,
1999 : 459). Deuxièmement, comme souvent avec des données secondaires,
un autre inconvénient des enquêtes VOX vient de ce qu’elles sont largement
inadaptées aux objectifs que nous poursuivons. Dans certains cas, les indica-
teurs nécessaires à l’opérationalisation de notre modèle sont tout simplement
absents ; dans d’autres cas ces indicateurs existent, mais sont loin de satisfaire
aux exigences de qualité et de précision posées par notre approche quantita
tive. Les mesures d’exposition aux médias pendant la campagne constituent un
exemple significatif à cet égard, puisqu’elles consistent presque toujours (lors-
qu’elles sont disponibles) en de simples variables dichotomiques (consulté/pas
consulté). Seul le fichier concernant la votation sur l’EEE contient davantage
de données – mais somme toute assez rudimentaires – sur l’exposition aux
informations médiatiques, raison pour laquelle nous devrons limiter une partie
importante de notre analyse à cet unique objet de vote (chap. 9).
188
C’est du moins le cas de la Suisse, où la propagande politique à la radio et à la télévision
est soumise à une réglementation très stricte (voir chap. 7.3.1), laissant ainsi ce créneau
à la presse quotidienne. De même, aux Etats-Unis, la publicité dans la presse est jugée
informative par nettement plus de personnes (59%) que la publicité à la télévision
(31%) ou la publicité à la radio (40%) (Stewart and Ward 1994 : 329).
384
est aujourd’hui une pratique courante (voir chap. 7.3.1), mais dont l’efficacité
reste à démontrer.
En résumé, les annonces publicitaires apparaissent comme un médium
important dans le cadre des campagnes électorales ou de votations. Les lecteurs
de la presse écrite accordent généralement une grande importance à la valeur
informative des annonces paraissant dans ce médium. Certaines études américaines
suggèrent que les publicités peuvent produire des effets non-négligeables sur
toute une série de réponses cognitives et affectives vis-à-vis des différents
aspects d’une campagne : intérêt, connaissance, force des attitudes, etc. Il est
vrai, en revanche, que leur impact persuasif demeure très incertain. En Suisse, les
rares études empiriques ayant tenu compte des annonces publicitaires ten
dent plutôt à appuyer ce constat ; les annonces publicitaires dans la presse
constituent habituellement le cinquième médium le plus utilisé par les citoyens
pour s’informer au cours des campagnes référendaires (Kriesi, 1994 : 52–3).
Dans certains cas, cette information se révèle effectivement utile pour acquérir
une connaissance des enjeux, mais plus rarement pour prendre une décision de vote (1994 :
56–61). Ceci est vraisemblablement dû au fait que les annonces publicitaires
– contrairement à d’autres médias comme la partie rédactionnelle de la presse,
la télévision ou la brochure du Conseil fédéral – comprennent souvent un
large éventail de points de vue et que, par conséquent, leur influence est rarement
uni-directionnelle (voir chap. 9.5.1). Enfin, dans d’autres cas, la campagne
publicitaire est probablement trop peu intense pour produire quelque effet que
ce soit (voir chap. 6.5. et 6.6).
voire pas archivées du tout) peut se révéler extrêmement ardue. D’autre part,
pour coûteuse qu’elle soit en elle-même, l’entreprise de dépouillement des
quotidiens pour dénombrer et coder les annonces publicitaires s’inscrit dans
une stratégie plus extensive qu’intensive. A long terme, il s’agit de constituer une
banque de données complète concernant toutes les campagnes publicitaires, du
moins sur tous les objets pour lesquels nous disposons d’une enquête VOX ;
cette stratégie a déjà été initiée à l’Université de Genève sous la direction de
Hanspeter Kriesi.
D’un point de vue théorique, notre choix des annonces publicitaires
dérive notamment du fait que ce médium est peut-être le plus « démocratique »
de tous, en compagnie du courrier des lecteurs. Ces deux moyens de diffusion
impliquent en effet des « coûts d’entrée » sensiblement plus bas que les autres
(voir chap. 8.1), ce qui garantit à la fois une grande « diversité interne » et
« externe » de l’offre médiatique (voir Danielian, 1992 : 64–5 ; Patterson,
1998 : 24) et une meilleure représentation des intérêts. De plus, par rapport
au courrier des lecteurs, la palette des acteurs susceptibles de s’exprimer par
cette voie est nettement plus large, de sorte que notre analyse devrait met-
tre à jour les principales catégories d’acteurs impliqués de façon plus large
dans les campagnes référendaires. Notre intérêt se portera en particulier sur
l’importance relative dont jouissent les partis politiques et d’autres acteurs
« institutionnels » dans l’animation des campagnes. D’autre part, nous ferons
ici l’hypothèse que les annonces publicitaires véhiculent en partie des opinions
ou des informations « de seconde main », dans le sens où elles servent parfois
à reprendre, sous forme plus condensée ou plus percutante, des arguments
développés dans d’autres médias (voir chap. 8.1). Dans une certaine mesure,
donc, les annonces publicitaires pourraient constituer un « révélateur » de
la substance générale des débats référendaires et nous fournir un accès aux
idées-force des campagnes. Ajoutons que l’étude des annonces publicitaires
présente également un intérêt du point de vue de l’analyse comparative, puisque
les spécialistes du comportement politique (e. g. Hertig, 1982 ; Longchamp,
1991) ont utilisé cet indicateur de longue date, pour tenter de mesurer l’influence
des campagnes référendaires sur l’issue des scrutins (voir chap. 6.5).
Enfin, dans la perspective du modèle PMR, les annonces publicitaires
dans la presse constituent un médium relativement neutre ou « polyvalent »,
dans la mesure où certaines faiblesses au niveau de l’exposition et de l’attention
aux messages sont au moins partiellement compensées par des atouts au niveau
de la compréhension et de l’apprentissage (voir chap. 3.3.3). En particulier,
les messages publicitaires sont susceptibles de se prêter aussi bien à un traite
ment central qu’à un traitement périphérique de l’information. Contrairement à
d’autres moyens de diffusion, la position défendue dans l’annonce est toujours
clairement mise en évidence (généralement un oui ou un non en gros caractères),
parfois de manière très redondante, de sorte que les individus sont en mesure
d’accepter ou de refuser une communication de manière périphérique, sans
387
189
L’exception la plus importante est sans conteste la relation plus ou moins « intime »
entre la NZZ et le Parti Radical. Mais d’autres exemples d’une telle connivence exis-
tent – entre la Züri Woche et l’UDC, ou entre le Mattino della Domenica et la Lega
dei Ticinesi (Meier und Schanne 1994 : 28).
388
190
Comme le soulignent Rabois et Dagenais, « in a certain sense, media thrive on ‹ crisis ›
and are threatened by ‹ normalcy ›. The tendency is, therefore, for media to seek out
crisis where it does not exist, and to obscure the actual forces of change that threaten
media privilege along with entrenched social privilege in general » (1992 : 3–4). Par
exemple, Kriesi et ses collègues montrent que la minorisation des cantons romands lors
des votations fédérales a tendance à s’estomper en termes relatifs, mais à s’accroître
en termes absolus, ce qui « peut donner l’impression que le fameux fossé s’agrandit,
puisque les occasions de le mettre en évidence deviennent plus fréquentes. A ce phé-
nomène s’ajoute depuis la même période une plus forte médiatisation, une publicité
plus grande faite autour de ces résultats de votations, (…) [de nature à] déformer la
perception de certaines tranches de la population en la matière » (1996 : 28).
390
191
En ce qui concerne l’ATS, Meier et Schanne (1994 : 39–43) montrent que cette agence
garantit un échange d’informations entre les principales régions linguistiques du pays,
notamment en traduisant les principales dépêches formulées dans chaque langue
nationale, et en s’assurant ainsi que les informations essentielles arrivent à destination
de ses clients sur tout le territoire national. Quant au Parlement, on peut relever par
exemple qu’une commission pour la « compréhension entre régions linguistiques » a
été créée après le non à l’EEE, dont l’objectif est de favoriser l’entente confédérale.
391
194
Les « biais de sélectivité » induits par la couverture partielle (et souvent partiale) des
événements par les médias ont souvent été notés par les chercheurs (e. g. Beissinger
1995 ; McCarthy et al. 1995 ; Rucht and Neidhardt 1995), certains leur consacrant
leur attention principale (Hocke 1995 ; Barranco and Wisler 1999). Cette question se
pose de façon fort différente dans notre étude, puisque la décision de faire paraître un
encart publicitaire appartient aux annonceurs (et non aux quotidiens), et ne dépend
pas de la « valeur médiatique » de « l’événement », mais plutôt du profil économique,
politique ou éthique des annonceurs (voir chap. 6.1).
195
Seul Le Matin échappe à cette règle, puisqu’il possède également une édition domini-
cale. Nous avons cependant décidé de conserver Le Matin dans notre échantillon et de
coder également les annonces parues le dimanche. En effet, cette édition est diffusée
à très large échelle (avec un tirage environ trois fois supérieur à celui de la semaine) et
permet d’augmenter sensiblement le nombre de lecteurs potentiellement exposés aux
annonces en Suisse romande. De plus, comme Le Matin était (avec La Suisse, jusqu’à
sa disparition en 1994) le seul journal romand à paraître le dimanche, il touche un
bassin de population beaucoup plus large que le seul canton de Vaud.
393
En observant ces différents critères, nous avons abouti au choix des quotidiens
suivants : Tages-Anzeiger, Neue Zürcher Zeitung, Blick, Tribune de Genève, Journal de
Genève, Le Matin. Le Tableau 5.1 illustre comment les trois principaux critères
de différenciation (région linguistique, standard de qualité et tendance poli-
tique) ont conduit au choix des six quotidiens que nous venons d’énumérer.
Malgré la segmentation élevée du marché de la presse en Suisse, nous pensons
que notre sélection est suffisamment diversifiée pour répondre au problème
éventuel d’un « manque de duplication » (Beissinger, 1995 : 7) d’un certain
nombre d’annonces.
Questions de « représentativité »
En résumé, notre approche est à la fois orientée vers l’audience et vers la source
des communications : dans chaque région linguistique, les deux standards de
qualité et les deux tendances politiques sont susceptibles de représenter un
certain éventail de comportements, tant du côté des lecteurs que du côté des
annonceurs. Ceci garantit qu’une certaine diversité dans la composition des
élites et du public est pris en compte, de manière directe ou indirecte, dans
notre échantillon. D’autre part, les six quotidiens choisis représentent ensemble
une part importante du marché de la presse en Suisse. En 1993, par exemple,
394
A ce propos, il convient de préciser que toutes les annexes à cet ouvrage figurent sur un site
Internet, à l’adresse suivante : http://www.ipw.unibe.ch/mitarbeiter/marquis/. Parmi
les publications de l’auteur, on trouvera la référence au présent ouvrage, contenant un lien
vers les différentes annexes. Cette solution permettra au lecteur de consulter un grand
nombre de données de base, et d’avoir ainsi accès à l’ensemble des documents utiles
pour suivre pas à pas notre démarche empirique et nos décisions méthodologiques.
L’un de nos objectifs de recherche sera de mesurer l’intensité absolue des cam-
pagnes publicitaires, à savoir le nombre et la surface des annonces diffusées.
Naturellement, le terme « absolu » a quelque chose d’abusif, dans la mesure
où nous sommes assez loin de pouvoir dénombrer l’ensemble des messages
publicitaires parus dans la presse quotidienne suisse. Néanmoins, l’aspect le
plus intéressant de notre analyse sera de comparer les campagnes entre elles,
et de mettre en relation l’ampleur des débats suscités par chaque objet avec
certaines de leurs caractéristiques. En fait, l’incertitude liée à notre « échan-
tillonnage » se révèle plus problématique pour évaluer l’intensité relative des
campagnes, à savoir la proportion d’annonces favorables et défavorables à un
196
Etonnamment, il est difficile d’obtenir un chiffre précis pour le tirage total de la presse
quotidienne. En effet, certaines statistiques (http://www.mediatrend.ch) ne prennent
pas en compte les quotidiens avec un tirage inférieur à 20’000 (Suisse alémanique) ou
10’000 (Suisse romande) exemplaires ; sur cette base, en 1993 le tirage total atteint
quelque 2.416 millions d’exemplaires (non compris les quotidiens tessinois). D’autres
statistiques (http://www.schweizerpresse.ch) prennent en compte tous les quotidiens,
mais également tous les hebdomadaires, et calculent un « tirage journalier » ; sur cette
base, le tirage pour l’ensemble de la Suisse atteignait 2.533 millions en 1993. Enfin,
Meier et Schanne (1994 : 49) font état d’un tirage journalier moyen de 2.7 millions
d’exemplaires pour toute la Suisse. En croisant ces différentes sources, on peut faire une
estimation de 2.5 millions d’exemplaires pour les deux principales régions linguistiques
en 1993. Ainsi, le tirage des six quotidiens sélectionnés représenterait environ 38% du
tirage total.
197
A la fin des années 90, par exemple, le rapport entre le lectorat des quinze plus grands
quotidiens suisses et leur tirage était de 2.73 en moyenne. Certains quotidiens (no-
tamment Le Matin) ont même un lectorat de trois à cinq fois plus important que leur
tirage (http://www.schweizerpresse.ch). Au total, le lectorat des six quotidiens choisis
varie entre 2.03 et 2.61 millions durant notre période d’investigation (1984–1994).
395
Données récoltées
Un certain nombre d’autres questions sont relatives aux procédures observées
pour la récolte des données proprement dite. En premier lieu, signalons que
les annonces publicitaires ont été recensées pour les quatre semaines précédant
les différentes votations, soit pour une durée maximale de 27 jours. A
posteriori, il apparaît que ce délai est suffisant pour examiner les campagnes
publicitaires ; en effet, seuls 5 objets sur 16 ont enregistré plus de six annonces
(i. e. une annonce par quotidien) dès la première semaine de campagne
prise en considération, et seule la campagne sur l’EEE (voire celle sur les
F/A-18) semble avoir véritablement débuté antérieurement à notre période
d’investigation (voir chap. 6.4). En second lieu, compte tenu de l’investissement
considérable nécessité par le travail de dépouillement des quotidiens199, il est
légitime de poser la question de la fiabilité d’un tel travail. L’Annexe A.1 se
penche en détail sur cette question, dont nous résumons ici les conclusions.
Globalement, nul ne saurait garantir qu’aucune erreur n’a été commise lors
du codage et de la saisie des données. Cependant, l’une des erreurs les plus
probables – l’omission d’une annonce – paraît présenter un risque acceptable,
c’est-à-dire suffisamment faible pour ne pas conduire à une analyse erronée
de la structure des campagnes publicitaires.
Du point de vue du codage des annonces, les éléments suivants ont été
saisis :
– L’identité du quotidien
– Le numéro du projet concerné (selon la numérotation des enquêtes
VOX)
199
Il faut savoir que les publicités ne se trouvent pas dans une rubrique déterminée des
quotidiens, de sorte qu’il a fallu procéder au dépouillement exhaustif de plus de 1600
éditions, certaines comportant plus de 100 pages.
397
200
Pour les chiffres du tirage et du lectorat des quotidiens, nous remercions Mme Plöger,
de la société WEMF.
398
Niveau de compétence
Le concept de « compétence », d’« expertise » ou de « conscience » politique
(ces termes seront considérés ici comme synonymes) a donné lieu à passablement
de définitions proches ou équivalentes, parmi lesquelles il est parfois difficile de
se repérer. De plus, d’autres concepts voisins ajoutent à une certaine confusion
– par exemple le degré de « sophistication politique » (Lau and Erber, 1985 ;
Luskin, 1987), « l’intellectualité » (McClosky, 1967), ou encore le « niveau de
conceptualisation » (Converse, 1964). Cette confusion provient notamment
du manque d’inter-disciplinarité entre les travaux de psychologie et de
science politique : « there has been relatively little cross-fertilization between
psychology and political science along these lines. There is little evidence of
political scientists making use of psychologists’ findings on expertise, and there
is even less evidence of psychologists making use of or trying to explain politi-
cal scientists’ findings on expertise » (Krosnick, 1990a : 2). Pour notre part,
nous avons pris en considération les nombreuses dimensions de la compétence
mises en évidence dans les deux traditions de recherche (Luskin, 1987 ; Fiske et
al., 1990 ; Price and Zaller, 1993), afin de choisir en connaissance l’indicateur
qui convient à l’opérationalisation de notre modèle.
Selon Nincic (1992a : 49–50), il existe trois types différents de compétence
(awareness) : elle peut être factuelle, normative ou contextuelle. Pour les besoins de
notre analyse, nous aurons recours à une mesure de compétence factuelle, relative aux
enjeux touchés par les objets de vote (issue-specific awareness). Contrairement à
Zaller, par exemple, qui doit se résoudre à utiliser « une mesure de compétence
générale, chronique » (1992 : 43), nous disposons d’indicateurs permettant de
mesurer la connaissance des enjeux – ce qui est préférable, de l’aveu même de Zaller
(voir cependant Fiske et al., 1990 : 46). Par ailleurs, l’expertise spécifique à un
domaine semble renforcer l’accessibilité et l’intégration des attitudes – ce que
nous cherchons précisément à mesurer –, alors que la sophistication générale
tend plutôt à encourager le traitement on-line de l’information (McGraw and
399
Pinney, 1990). A noter aussi que les deux types d’expertise semblent se distinguer
quant à leur mode d’acquisition (expérience directe vs. sources indirectes) et
quant à leur fréquence d’utilisation (1990 : 11–2).
Pour ces raisons, nous nous baserons sur trois items inclus systématique
ment dans les questionnaires VOX : (1) la mention (ou le souvenir201) du titre
de l’objet de vote ; (2) la mention de son contenu général ; (3) la mention de la
recommandation de vote émise par le Conseil fédéral. Pour chaque question,
les individus obtiennent un score de 0 (pas de réponse, mauvaise réponse)
ou de 1 (réponse correcte). Ces scores sont ensuite agrégés pour former une
échelle de connaissance, qui varie donc entre 0 et 3. Cette première variable vise
à mesurer essentiellement le degré de différenciation des systèmes d’attitudes
(Luskin, 1987 : 882). A noter que la distribution de l’échelle de connaissance est
clairement asymétrique (plus de la moitié des individus ont un score maximal,
et plus d’un quart ont un score de 2), contrairement à la distribution typique
des échelles de connaissance générale, qui est plutôt de forme normale (voir
Delli Carpini and Keeter, 1992 : 32–5).
Ensuite, dans la mesure où la compétence peut être définie comme
un « engagement intellectuel vis-à-vis de la politique » (Zaller, 1992 : 21),
nous souhaitons que notre indicateur traduise également une dimension de
« compétence pratique » (voir Bütschi, 1993 ; Judd and Downing, 1990). Cette
dimension désigne la capacité qu’ont les individus d’utiliser leurs connaissances
des enjeux pour prendre une décision, et d’être ainsi à même de motiver cette décision au
moment de l’interview. Les répondants étant invités à donner deux justifications
pour leur décision, leur score sur notre échelle de motivation varie donc entre 0
(pas de justification202) et 2. Dans une certaine mesure, cette seconde variable
exprime le degré d’intégration des systèmes d’attitudes, puisqu’elle mesure la
capacité des individus à fonder leur décision de vote sur une base motivationnelle
ou cognitive – un aspect de la structuration verticale des attitudes (Peffley and
Hurwitz, 1985).
Finalement, les deux échelles ont été combinées dans une échelle de
compétence variant entre 1 et 4. Suivant Luskin (1987 : 884–5), les indices compo
sites sont généralement préférables à des mesures partielles et indépendantes. La
Figure 5.1 illustre la manière dont les dimensions cognitive et motivationnelle
201
Rappelons qu’il s’agit d’interviews post-scrutin, effectuées dans les deux semaines
suivant le vote.
202
Ou du moins pas de justification « valable ». Les justifications sont considérées comme
non valables si elles sont clairement hors propos (e. g. des raisons de voter oui pour
motiver un non) ou si elles ne sont pas liées aux caractéristiques de l’objet de vote (e. g.
« J’ai voté comme mon mari/ma femme »). A noter que la validité des motivations est
indépendante de la participation effective au scrutin. De la même manière que nous
prenons en considération les décisions « virtuelles » prises par les abstentionnistes (voir
infra), nous retenons leurs motivations « virtuelles » en réponse à la question : « Quelles
sont les raisons principales pour lesquelles vous auriez accepté/refusé l’objet ? ». Cette
remarque s’applique également aux questions relatives à la connaissance de l’objet.
400
Connaissance
0 1 2 3
Prédispositions politiques
Venons-en aux prédispositions politiques. Si l’on adopte la définition de Zaller
(1992 : 22–8), le meilleur indicateur disponible dans les enquêtes VOX est
de prime abord l’auto-positionnement des individus sur l’axe gauche-droite.
Malheureusement, cette variable est manquante pour tous les objets antérieurs
à décembre 1988, de sorte que nous devrons nous satisfaire d’un indicateur de
l’identification partisane des individus. Assurément, cette variable est loin d’être
idéale, puisque près de 50% des répondants dans notre échantillon n’expriment
aucune préférence partisane203. Toutefois, nous créerons une catégorie pour les
« non-partisans », et nous aurons soin de comparer leur comportement avec
celui des sympathisants des différents partis204. Compte tenu du nombre
exceptionnel des partis politiques en Suisse – jusqu’à 16 partis ont été mentionnés
par les répondants –, la question qui se pose est précisément d’assigner les partis
et leurs sympathisants à des catégories analytiques plus larges, afin de rendre
possible une application du modèle PMR. Comme nous l’avons déjà suggéré,
203
En réalité, 40.7% des individus déclarent n’avoir aucune préférence partisane, tandis
que 7.3% n’ont pas répondu à la question et que 1.5% affichent une sympathie pour
un parti qui n’apparaît pas sur les listes des interviewers. Ces deux dernières catégories
d’individus seront exclues désormais de notre analyse.
204
Précisons que l’appartenance à la catégorie « non-partisans » n’implique aucunement
une absence d’idéologie et de valeurs politiques stables. Toutefois, les non-partisans
sont tendanciellement moins informés des enjeux, ainsi que l’indique leur score moyen
sur l’échelle de compétence (2.17, contre 2.44 pour les citoyens de gauche et de droite,
et 2.37 pour les citoyens d’extrême droite ; F = 753 ; p < .001).
401
Décision de vote
L’une des variables dépendantes de notre analyse est la décision de vote prise
par les citoyens vis-à-vis des différents objets. Evidemment, il s’agit de la
décision rapportée par les individus, laquelle peut être différente de la véritable
décision dans certains cas. Nous savons d’expérience que la décision de vote,
de même que la participation au scrutin, sont régulièrement biaisées dans les
enquêtes VOX. Cependant, ceci ne devrait pas altérer nos conclusions, puis-
que nous ne nous intéressons pas au niveau absolu de soutien dont bénéficie
le gouvernement, mais aux variations relatives de ce soutien.
La décision de vote a été convertie en un indicateur de soutien à la position
du gouvernement (i. e., inversée dans le cas des initiatives, qui prônent un point
de vue opposé à celui des autorités), afin de rendre les différentes votations
comparables et d’assortir notre mesure du comportement individuel aux mesures
effectuées au niveau des élites (voir chap. 6.6.2). Il convient de souligner que
205
Les 16 partis sont assignés aux trois camps de la manière suivante : Gauche : POCH,
Parti du Travail, Parti Socialiste Autonome, PSS, Alliance Verte, PES, AdI. Droite
modérée : PEP, PDC, PRD. Extrême droite : UDC, PLS, Action Nationale/Démocrates
Suisses, Parti des Automobilistes/de la Liberté, Parti Républicain, Vigilance.
402
cette variable comprend également les décisions « virtuelles » prises par les
abstentionnistes, dans la mesure où ceux-ci les ont effectivement exprimées.
Bien que les participants et les non-participants ne se prononcent pas sur tous
les objets de manière strictement semblable (Di Giacomo, 1993), plusieurs
raisons s’imposent pour conserver ces derniers dans notre échantillon206. En
particulier, cela permet d’en augmenter la taille de moitié environ – et donc
d’élever le niveau de signification de nos résultats, ce qui s’avère important pour
le très petit nombre de votations ayant trait à la politique étrangère. D’autre
part, l’inclusion des non-participants a pour effet d’accroître la variance du
niveau de compétence, l’une des variables-clés du modèle207. Au total, 80.6%
des individus dans notre échantillon total ont exprimé une décision de vote
« valable » (i. e. à l’exclusion des votes blancs, des non-réponses et des individus
qui ne se rappellent pas leur décision).
Enfin, il convient de souligner que les analyses agrégées comprenant un
grand nombre de votations porteront uniquement sur les votes pour lesquels
nous disposons d’une enquête VOX, sauf indication contraire (981–1995).
A cet égard, 111 votations seront prises en considération (dont 4 en politique
extérieure, 7 en politique de défense, et 5 en politique de l’immigration). A
souligner que les deux votes ayant porté sur l’adhésion et sur la participation aux
institutions de Bretton Woods seront considérés dans notre recherche comme
un seul objet.
206
D’après nos données, les participants sont légèrement plus favorables au gouvernement
que les non-participants (respectivement 61% et 58% en sa faveur ; Phi = .03 ; p <
.001), mais la majorité n’aurait basculé dans le camp adverse que dans de très rares
cas si les abstentionnistes s’étaient donné la peine de voter.
207
Parmi les individus qui ont donné une décision de vote, seuls 35% des participants sont
classifiés dans l’une des deux catégories inférieures du niveau de compétence. Dans
certaines configurations (groupe idéologique × domaine politique × niveau de conflit
des élites), cette proportion est encore nettement plus réduite, de sorte que les relations
mises en évidence entre la compétence et le vote se basent presque uniquement sur
les différences de comportement entre les individus des deux niveaux de compétence
supérieurs. La prise en considération des non-participants permet d’augmenter la pro-
portion d’individus peu compétents de 35% à 42%. (Pour une discussion des problèmes
entraînés par une faible variance des variables indépendantes, voir le chap. 9.5.1).
403
Tableau 6.1 : Importance relative des différentes campagnes (en fonction du nombre
d’annonces et de la surface occupée)
est le théâtre de luttes généralement plus vastes et plus serrées que la Suisse
romande. En effet, 62% des annonces et 69% de la surface totale se rapportent
aux trois journaux alémaniques ; qui plus est, les trois campagnes les plus
intenses se sont déroulées très largement en Suisse alémanique (EEE : 78%
de la surface ; AVC : 67% ; CBL : 76%). Il est à noter que ces résultats ne
sont pas biaisés par la surreprésentation de la Suisse alémanique à l’échelle
nationale, puisque trois journaux ont été dépouillés de part et d’autre de la
frontière linguistique. L’explication réside plutôt dans certaines différences
culturelles ; notamment, l’utilisation de la démocratie directe est nettement
plus répandue en Suisse alémanique (Kriesi, 1995 : 85–8), ce qui contribue sans
doute à développer une « culture référendaire » visible au travers de l’intensité
des campagnes. A noter toutefois que l’asymétrie entre les deux régions se
manifeste surtout en politique extérieure et en politique de défense, ainsi que
pour les campagnes les plus intenses213. Nous reviendrons sur ce thème lors
de notre étude des annonceurs.
Troisièmement, la variabilité de l’intensité des campagnes se reflète
également dans de l’étude séparée des différents journaux. Il convient de
rappeler que le principal critère de sélection des journaux, en plus de leur
provenance régionale et de leur volume de diffusion, se rapporte à leur « couleur
politique ». Comme représentants d’une tendance de centre-gauche – il n’existe
pas de grand journal de gauche en Suisse – le Tages-Anzeiger (TAZ) et la Tribune
de Genève (TDG) ont été choisis. La Neue Zürcher Zeitung (NZZ) et le Journal de
Genève (JDG) représentent une tendance de droite. Enfin, Blick (BLI) et le Matin
(LMA) ont été sélectionnés comme exemples de la presse « populaire », soit
apolitique (c’est plutôt le cas du Matin), soit populiste et sans ligne politique
fixe (c’est plutôt le cas de Blick). De tous les journaux, le TAZ est le plus prisé
des annonceurs (environ 30% des annonces et de la surface), suivi par BLI
et, à niveau égal, la NZZ et la TDG. Le JDG et LMA ferment la marche,
avec guère plus d’un dixième des annonces et de la surface chacun. Si l’on
regroupe les différents journaux par tendance politique, on s’aperçoit que les
journaux de centre-gauche arrivent en tête (45% des annonces), suivis par les
journaux populaires (30%) et de droite (25%).
En première analyse, les journaux de centre-gauche semblent proposer
le meilleur compromis entre trois critères pouvant rentrer en ligne de compte
dans le « calcul » stratégique des annonceurs : (1) la taille du lectorat, qui peut
également influer sur le tarif des annonces ; (2) la variété du lectorat ; (3) la
qualité du lectorat, en première ligne sa familiarité et sa sympathie vis-à-vis
des arguments utilisés. Le premier critère entre en ligne de compte pour
déterminer le rapport qualité-prix proposé par les quotidiens, par exemple par
213
70% des annonces (76% de la surface) en politique extérieure sont parues en Suisse
alémanique, de même que 55% des annonces (60% de la surface) en matière de poli-
tique de défense ; en revanche, la situation est plus équilibrée en matière de politique
des étrangers (57% des annonces et 50% de la surface en Suisse romande).
408
214
Le TAZ, avec un tirage compris entre 250’000 et 280’000 exemplaires, a été le second
au palmarès alémanique pendant toute la période 1984–1994 (derrière BLI, mais
largement devant la NZZ, la Berner Zeitung et la Basler Zeitung). La TDG, avec un
tirage proche de 60’000 exemplaires, se place également au second rang en Suisse
romande, derrière 24 Heures, et juste devant LMA. Du point de vue du lectorat de ces
quotidiens, la position est inchangée pour le TAZ (entre 575’000 et 750’000 lecteurs),
tandis que la TDG (entre 125’000 et 150’000 lecteurs) rétrograde à la troisième place,
derrière LMA et 24 Heures. Rappelons que l’on peut consulter l’Annexe A.2 pour un
aperçu de l’évolution du tirage et du lectorat des six quotidiens pris en compte dans
cette étude.
409
Journal de Genève 6.0 4.0 1.9 1.5 2.6 2.4 10.5 7.9
Tribune de Genève 6.4 5.0 3.4 2.8 7.2 4.3 17.0 12.1
Journaux alémaniques 40.0 48.5 5.1 5.8 16.8 15. 62.0 69.3
Journaux romands 17.6 14.9 6.7 5.9 13.8 9.9 38.0 30.7
Journaux de gauche 22.5 25.6 6.2 5.8 16.1 10.9 44.8 42.3
Journaux de droite 16.2 13.8 3.2 2.9 5.3 5.6. 24.8 22.3
Journaux populaires 18.9 24.0 2.4 3.0 9.1 8.5 30.4 35.5
Total (n = 2920 ; 57.6 63.4 11.8 11.7 30.5 24.9 100.0 100.0
N = 541’527 cm2 )
En revanche, les totaux pour chaque objet (dernière colonne) se basent sur
la totalité des cas, puisque leur nombre est toujours suffisamment élevé (10 ≤
n ≤ 1146). Ces totaux représentent des taux de soutien calculés sur l’ensemble
des annonces d’une campagne, sans distinction entre quotidiens.
Il est frappant de constater combien les différences entre les journaux sont
importantes. Sur les douze objets pour lesquels nous disposons de données
complètes, seule la campagne sur l’EEE n’a pas connu d’écart supérieur à
20% entre les niveaux de soutien mesurés dans les différents journaux. Sur
certains objets (SC84, ASL, ETR, AN, GSSA, CBL, MDC), les différences de
soutien publicitaire dépassent 50% entre deux quotidiens au moins. Ces écarts
se reflètent également dans le niveau moyen assigné aux quotidiens : la NZZ
apparaît comme le plus « officiel » de tous, montrant même un attachement
indéfectible à la politique des autorités en matière de défense nationale (voir
Tableau 6.4). Suivent les journaux romands, le journal de centre-gauche (TDG)
412
lequel il existe au moins deux espaces publics en Suisse, cloisonnés de part et d’autre
de la principale frontière linguistique (Kriesi 1994 : 63–4 ; Kriesi et al. 1996 : 15–9 ;
voir aussi chap. 8.3.3).
415
téléphonique gratuite pour poser des questions sur le projet, une disquette informati-
que « interactive », des conférences et autres interventions médiatiques (notamment
à la télévision) des membres du gouvernement, etc. Malgré cette grande diversité de
moyens, la traditionnelle brochure officielle du Conseil fédéral a été le seul support
d’information envoyé à tous les ménages (Goetschel 1994 : 226–39).
417
220
Précisons toutefois que l’Equipe, association ultra-conservatrice genevoise, est respon-
sable à elle seule de 13.5% des annonces parues en Suisse romande. Déduction faite de
cette contribution, les groupes de pression jouent malgré tout un rôle plus important
en Suisse romande qu’en Suisse alémanique.
221
Les acteurs institutionnels sont presque aussi nombreux en Suisse romande (n = 434)
qu’en Suisse alémanique (n = 460), alors que les acteurs non-institutionnels y sont deux
fois moins nombreux (n = 677 contre n = 1349).
419
(Gehrke, 1996 : 20). En Suisse, cependant, nous verrons que les groupes ad
hoc – à l’instar des comités civils – ne sont pas les seuls dépositaires du combat
contre l’intégration européenne, et que certaines organisations permanentes
comme l’ASIN en ont fait leur priorité.
Total : % 104.8% 109.2% 103.1% 121.0% 124.9% 112.1% 107.3% 109.3% 101.9%
(n) (1683) (504) (1179) (345) (239) (106) (892) (636) (256)
Acteurs « institution- 22.9 47.2 12.5 68.7 74.5 55.7 30.5 36.0 16.8
nels » : % du nombre (29.6) (48.0) (13.6) (68.1) (73.9) (57.1) (43.3) (49.3) (28.7)
(de la surface)
222
L’étroitesse du score obtenu par les vainqueurs peut être calculée de la manière suivante :
tightness = abs (50 – résultat populaire). A noter que l’engagement dans la campagne
des acteurs non-institutionnels est clairement défavorable aux autorités : le pourcentage
de oui en votation populaire est lié négativement à la proportion de ce type d’acteurs
par rapport au total (Pearson’s r = .54).
422
Tableau 6.7 : Niveau de soutien aux autorités par catégorie d’annonceurs, par
domaine politique et par région linguistique (chiffres basés sur le
nombre d’annonces ; a : n < 10) 225
Domaine politique Moyenne
Catégorie d’annonceurs Relations Immigration, Défense
internationales étrangers nationale
Partis politiques Além. 70 76 87 77
CH 61 79 86 75
Rom. 53 83 86 74
Assoc. économiques Além. 36 – 100a 68
CH 72 100a 100a 91
Rom. 100 100a 100a 100
Syndicats Além. 86a 46 29a 54
CH 95 44 20 53
Rom. 100 33a 0a 44
Groupes de pression Além. 55 – 84 70
CH 18 58 82 53
Rom. 8 58 82 49
Militaires Além. – – 98 98
CH – – 98 98
Rom. – – 92 92
Entreprises Além. 47 100a 100 82
CH 51 100a 100 84
Rom. 91 100a – 95
Particuliers Além. 9 0a 76 28
CH 8 29a 57 31
Rom. 0 67a 18 28
Politiciens Além. 27 0a 86 38
CH 22 13 91 42
Rom. 7 14 95 39
Comités civils Além. 40 4 60 35
CH 40 64 68 57
Rom. 39 100 80 73
Comités partisans Além. 62 98 88 82
CH 70 99 91 87
Rom. 85 100 95 93
225
A de rares exceptions près, le niveau de soutien calculé sur la base des surfaces ne diffère
pas de plus de 15% du niveau basé sur le nombre des annonces. Ces exceptions sont les
groupes de pression (38% de soutien) et les particuliers (24%) en politique extérieure,
ainsi que les syndicats (75%) en politique de défense. Le problème avec les surfaces est
que, compte tenu du grand nombre de cellules du Tableau 6.7 et du faible nombre de
cas dans certaines d’entre elles, une seule annonce de surface élevée peut avoir une
influence déterminante sur le niveau de soutien attribué à toute une catégorie, comme
dans l’exemple mentionné des syndicats.
424
Tableau 6.8 : Importance relative des partis politiques dans les campagnes
référendaires (relations internationales, immigration et défense)
Parti politique % du % de taille moyenne
nombre la surface (cm2)
PSS 7.5 7.4 162
PES 0.5 0.5 187
PdT 1.1 0.9 123
AdI 1.8 2.2 197
PEP 0.2 0.2 110
PDC 5.0 3.1 102
PRD 24.5 22.0 147
UDC 5.5 6.1 183
Partis bourgeois 22.5 24.9 182
PLS 11.4 8.2 118
AN/DS 6.1 12.7 341
PA/PdL 2.7 5.6 338
Divers extrême droite 9.5 5.6 97
Autres 1.6 0.8 78
Partis gouvernementaux 65.0 63.5 160
responsables d’un peu moins des deux tiers des annonces parues. Ils laissent
le champ libre, pour ainsi dire, à de petites formations politiques alliées (PLS)
ou résolument opposées à la politique des autorités (Action Nationale/Dé-
mocrates Suisses, Parti des Automobilistes/de la Liberté, Vigilance, etc.).
L’extrême droite, à elle seule, est à l’origine de 18% des annonces, c’est-à-dire
autant que le Parti socialiste, le PDC et l’UDC réunis. Seul le PRD semble en
mesure de se hisser à un niveau d’activité conforme à son importance élec-
torale (près du quart des annonces). A noter tout de même que les coalitions
des trois partis bourgeois sont responsables de quelque 23% des annonces,
ce qui donne à la droite une avance considérable sur la gauche. Par ailleurs,
il convient de noter que la relative discrétion des partis gouvernementaux
est particulièrement frappante en matière de relations internationales (54%
des annonces) et en politique des étrangers (58%) ; seuls les projets relatifs à
la défense nationale semblent les tirer de leur réserve (79%). A l’inverse, les
partis d’extrême droite ont acquis une importance saisissante en politique
extérieure et en politique de l’immigration et des étrangers (respectivement
31% et 37% de la surface totale des annonces diffusées par les partis dans ces
deux domaines !). En résumé, les partis politiques « alliés » des autorités ne
fonctionnent guère comme relais des stratégies de communication élaborées
par le Conseil fédéral. Par ailleurs, l’importance relative du parti libéral (entre
8% et 14% des annonces suivant les domaines) traduit la forte assise électorale
426
Tableau 6.10 : Position des annonceurs (% de soutien aux autorités selon le nombre
d’annonces et selon leur surface) par domaine politique et par aire
géographique (n entre parenthèses)
Politique Nombre 52.3 100.0 91.0 63.7 89.3 61.9 71.3 71.3
de sécurité (279) (67) (67) (124) (187) (63) (80) (892)
Surface 55.4 100.0 89.6 63.0 88.4 80.7 70.6 71.2
(41’864) (5368) (8521) (27’933) (25’319) (8749) (11’495) (135’038)
a
Tous les cantons à l’exception de ZH, GE et VD.
b
Y compris les annonces dont la provenance n’a pas pu être identifiée.
429
à produire des opinions et des réactions auprès de nouveaux acteurs ou chez des
acteurs déjà engagés dans la lutte référendaire. En d’autres termes, une partie
des messages émis pendant une campagne – pour autant que cette campagne
atteigne un certain niveau d’intensité – ne sont pas diffusés en première inten-
tion, mais de manière réactive face aux arguments de la campagne adverse
ou face à des événements de la vie politique (par exemple, un événement de
politique internationale, ou la publication d’un sondage sur les intentions de
vote au prochain scrutin). Parfois, la campagne devient elle-même un enjeu
de campagne, par exemple lorsque les adversaires se livrent à un dénigrement
mutuel à propos des sommes « disproportionnées » investies ou des moyens
« inéquitables » utilisés par le camp opposé (voir chap. 7.3.1). Ces campagnes
auto-réflexives pourraient même constituer le modèle prédominant (Stovall
and Solomon, 1984 ; Ansolabehere and Iyengar, 1995).
228
Par exemple, admettons que l’espace public suisse est cloisonné de part et d’autre de la
principale frontière linguistique, et imaginons une situation extrême où le discours relayé
par les médias serait largement consonant dans chacune des régions linguistiques, mais
de manière inverse : 70% des annonces favorables à un projet en Suisse alémanique (où
paraissent trois quarts des annonces), 30% des annonces favorables en Suisse romande
(où paraît un quart des annonces). Imaginons ensuite un certain fléchissement du camp
des partisans en Suisse alémanique (de 70% à 60% d’annonces favorables) et en Suisse
romande (de 30% à 20%). Vraisemblablement, un individu confronté à cette configu-
ration ressentirait peu d’incitation à réagir à l’évolution de la situation dans sa région
linguistique, puisque la marge d’avance de la position dominante est encore accrue ou
reste confortable. Pourtant, au niveau national, le pourcentage d’annonces favorables
connaît une évolution équivalente mais beaucoup plus significative (de 60% à 50%) : le
rapport de force évolue d’une situation de nette dominance de la position favorable au
projet à une situation de quasi parité. Autrement dit, le régionalisme peut avoir pour
432
80
60
40
20
0
1 3 5 7 9 11 13 15 17 19 21 23 25 27
Jour de campagne
montrés incapables d’intensifier ensuite leur effort dans les dernières semaines,
contrairement aux opposants.
En résumé, les partisans de l’ouverture semblent incapables de réagir
proportionnellement à la domination des opposants au début des campagnes,
ainsi qu’à leur montée en puissance dans les derniers jours précédant les scrutins.
Ceci étant, l’évolution des campagnes publicitaires peut être regardée d’un
autre point de vue, duquel l’impression d’impuissance et de négligence donnée
par les partisans est quelque peu corrigée. En effet, on peut considérer que
les surfaces occupées par les annonces publicitaires constituent une meilleure
approximation de l’intensité relative des campagnes. Cette mesure révèle un
combat beaucoup plus serré entre les partisans et les opposants des projets,
comme le montre la Figure 6.2. A noter qu’une graduation de l’axe vertical
(5000 cm2) correspond à la surface de quatre pages de journal.
15000
10000
5000
0
1 3 5 7 9 11 13 15 17 19 21 23 25 27
Jour de campagne
face. Ceci a pour effet global de donner une certaine avance au oui pendant
quelques jours, puis de mettre les deux camps dos à dos jusqu’au terme de la
campagne – on notera tout de même une légère domination des opposants
dans les tout derniers jours. Dans le détail, on s’aperçoit que les partisans de
l’EEE ont assez nettement devancé leurs adversaires vers le milieu de la cam-
période, tandis que les partisans des casques bleus ont parfois outrageusement
dominé les débats, mais de manière très sporadique, dans les deux dernières
semaines (voir Annexe B, Figures B1 à B6). En revanche, les supporters d’une
adhésion à l’ONU n’ont jamais été en mesure d’empêcher le cavalier seul de
la campagne isolationniste.
A première vue, donc, les opposants donnent le ton des campagnes en
prenant la mesure des partisans dans la phase initiale. Ces derniers ne restent
pas sans réaction, mais répliquent davantage en augmentant le volume de leurs
messages, plutôt qu’en les diversifiant (voir aussi le chap. 7.2.1. concernant
l’évolution du nombre d’arguments utilisés dans les annonces). Ce faisant, ils se
montrent capables de rivaliser financièrement avec les « machines politiques »
du camp adverse (ASIN et comités apparentés)231. Ainsi, contrairement aux
objets de vote dans les domaines de l’immigration et de la défense nationale
(voir Annexe B, Figures B7 et B8), les affaires étrangères donnent généralement
lieu à des combats référendaires intenses et serrés, probablement propices aux
mécanismes de réaction. Comme nous l’avons souligné, il appartiendrait à
une étude plus approfondie de clarifier cette question. Une telle étude devrait
s’appuyer sur une méthodologie plus sophistiquée et plus appropriée aux
exigences de l’analyse causale. Elle devrait en outre procéder à un examen
méticuleux du contexte dans lequel ces mécanismes se produisent (e. g. influence
des informations diffusées dans d’autres médias) et prendre en compte les
contraintes subies par les acteurs (voir supra).
231
Reste à savoir, bien sûr, si l’effet « massue » espéré par les partisans (avec leurs annonces
de grande taille) est aussi efficace que l’effet « sangsue » attendu par les opposants (avec
leurs multiples annonces de petite taille) ; les chapitres suivants nous en apprendront
davantage.
436
100%
ASIN
particuliers
80%
partis
GSsA
60%
40%
20%
0%
Jour de campagne
Parmi les quatre catégories d’annonceurs de la Figure 6.3, l’ASIN est clai-
rement celle qui fait l’usage le plus constant des publicités ; c’est le groupe
qui s’approche le plus de la diagonale exprimant une allocation invariable
des ressources. Cette stratégie est probablement représentative des campa-
gnes « modernes », qui se déroulent désormais sur le long terme (Norris
232
Ce type de courbe, basé sur l’indice de Gini, est notamment utilisé en économie pour
représenter les inégalités dans la distribution des revenus au sein d’une population
437
Figures 6.4 : Répartition temporelle des ressources des annonceurs suivant leur
région linguistique et leur statut institutionnel (en % cumulé du nom-
bre d’annonces ; 16 campagnes)
100% 100%
80% 80%
60% 60%
Suisse além. Acteurs non inst.
40% 40%
20% 20%
Suisse rom. Acteurs inst.
0% 0%
Jour de campagne Jour de campagne
et al., 1999). Par comparaison, les partis politiques et les particuliers (bien
qu’il soit difficile de parler de tactique pour ces derniers) suivent un schéma
plus traditionnel, avec une concentration accrue des dépenses publicitaires
à la fin des campagnes. Enfin, nous avons choisi le GSsA comme exemple
d’organisation unitaire, comparable à l’ASIN en ceci qu’elle peut mettre sur
pied de véritables stratégies de campagne, mais qui dispose en même temps
de ressources financières inférieures à celles de l’ASIN. De fait, le rythme
adopté par le GSsA est très différent de celui de l’organisation blochérienne :
au 18ème jour de campagne, moins de 10% des annonces ont été diffusées
(contre plus de 50% pour l’ASIN) ; puis le rythme s’accélère brusquement
et demeure très soutenu jusqu’au dernier jour. Une telle stratégie, en cas de
ressources limitées, n’est probablement pas irrationnelle, surtout s’il s’avérait
que les campagnes produisent un effet optimal sur les opinions individuelles
dans les derniers jours avant le scrutin (voir chap. 9). Par ailleurs, ce type de
stratégie est largement utilisé par d’autres organisations de moindre envergure
(organisations humanitaires, confessionnelles ou environnementales), mais pas
de manière systématique (e. g. le groupe genevois L’Equipe).
La Figures 6.4 illustre deux tendances dans le choix des tactiques de
diffusion : premièrement, les annonceurs alémaniques font un usage plus
régulier des publicités que leurs homologues romands ; deuxièmement, les
acteurs « institutionnels » ont tendance à réserver le gros de leurs ressources
pour la phase finale des campagnes. Ainsi constate-t-on, par exemple, que les
comités civils ont régulièrement un temps d’avance sur les comités partisans,
même si les différences sont relativement faibles. En comparant les différents
domaines, on s’aperçoit que les objets de relations internationales stimulent une
allocation plus régulière des ressources que les objets des deux autres domaines
– mais les différences sont ténues. Enfin, au niveau agrégé, la distinction entre
partisans et opposants des projets ne révèle aucune différence significative de
438
Tableau 6.11 : L’explication du résultat des votes populaires par la structure des
campagnes publicitaires
Catégorie Nombre Acceptés Refusés Taux de Variance
de projets de projets succès expliquée
Note : Deux objets retenus initialement par Hertig ne figurent pas dans le tableau : selon l’auteur, les
campagnes des partisans et des opposants étaient trop proches l’une de l’autre pour qu’on puisse parler
de domination. Par ailleurs, deux projets (compris dans la base empirique de Bützer et dans la nôtre)
ont été acceptés par le peuple mais ont échoué devant les cantons ; ces deux projets sont considérés ici
comme « acceptés ». Concernant le taux de variance expliquée, il s’agit du R2 d’un modèle de régression
linéaire utilisant la « domination publicitaire » pour prédire le pourcentage d’acceptation en votation
populaire. Dans le modèle de régression de Hertig, trois projets ont été éliminés, car ils dépréciaient
beaucoup la capacité explicative du modèle (R2 ≅ 0.15). En prenant une autre variable indépendante,
à savoir le pourcentage de oui selon la surface publicitaire, le taux de variance expliquée est légèrement
supérieur pour les données de Bützer (28%) et les nôtres (44%).
233
Pour nos 16 objets, une augmentation de 1 m2 est liée à une réduction de 0.7 points
de la différence entre publicités et vote. Le lien est moindre qu’en politique interne,
notamment parce que les campagnes sont globalement plus intenses et que la valeur
relative de 1 m2 est moins importante. On constate ainsi que le coefficient passe de -0.7
à -2.4 si l’on ôte la campagne sur l’EEE, de loin la plus intense. Ces résultats sont issus
d’un modèle de régression linéaire, où la variable expliquée est une valeur absolue :
diff = abs (% ouisurf – % ouivote).
441
28) pour estimer le rapport des surfaces publicitaires pour et contre les objets234.
Concernant les données élaborées par Bützer, nous devons préciser que les
objets de vote n’ont pas été sélectionnés par hasard, ou en raison de leur
appartenance à un domaine politique donné, mais en fonction des hypothèses
de recherche de l’auteur (1999 : 19–20). Celui-ci a tout de même pris soin
de varier au maximum la nature des objets de vote choisis, de manière à ce
qu’au moins un objet relevant de chacune des six grandes catégories d’enjeux
soit inclus dans la sélection235. Au total, notre échantillon de votations ne peut
cependant prétendre à être parfaitement représentatif des objets de vote de
la période 1981–1996236.
Pour chaque objet, les recommandations de vote des partis ont été
agrégées en une mesure de soutien partisan au gouvernement, selon une méthode
qui prend en compte le poids électoral de chaque parti237. Ensuite, nous avons
également pris en compte la surface publicitaire totale de chaque campagne,
dans le but de vérifier si leur intensité absolue n’a pas également un impact
systématique et direct sur le vote. En effet, la quantité d’information détermine
partiellement la saillance des projets soumis au vote, c’est-à-dire le degré
d’accessibilité des attitudes relatives aux projets (Aldrich et al., 1989 : 130),
ainsi que le « degré de sensibilité » aux communications diffusées par le camp
adverse (effet crossover ; voir Zaller, 1996 : 29–33). Par ailleurs, l’introduction de
la surface totale dans notre modèle permet d’inclure indirectement l’influence
de la surface absolue des campagnes pour (ou contre) la position gouvernemen
234
Nous utilisons des pourcentages, bien que l’utilisation de valeurs absolues soit suggérée
par certains travaux, car des mesures absolues du contenu de l’information médiatique
permettraient de mieux prédire les changements de l’opinion publique que des mesu
res relatives (Page and Shapiro 1984 : 655 ; Page, Shapiro and Dempsey 1987 : 40).
Cependant, notre idée ici est d’utiliser des variables qui sont directement comparables
entre elles (i. e. pourcentages de soutien partisan, médiatique et populaire), ce qui facilite
l’interprétation des modèles de régression. Par ailleurs, un modèle explicatif contenant
le pourcentage de surface favorable et l’intensité globale de la campagne s’avère un
prédicteur du vote nettement supérieur au modèle contenant des valeurs absolues.
235
Les six domaines sont représentés de la façon suivante : énergie (4 objets), social (4
objets), institutions (4 objets), culture (2 objets), finances (1 objet), économie (1 objet).
236
La période sélectionnée par Bützer (1981–juin 1996) dépasse légèrement la nôtre
(1981–juin 1995), mais aucune votation de politique extérieure n’a eu lieu dans l’in-
tervalle entre juin 1995 et juin 1996.
237
Les douze partis les plus importants, qui rassemblent près de 95% des votes aux
élections fédérales, sont pris en considération. Les mots d’ordre sont pondérés par les
résultats des partis aux élections les plus récentes, la liberté de vote étant assimilée à
un oui dans le cas des initiatives. Puis les scores des partis recommandant un oui sont
additionnés, et ce total est divisé par le score des douze partis pris en considération.
Par exemple, si seuls le PSS et le PES sont favorables à une initiative, l’addition de leurs
scores (législature 1991–95 : 18.5 + 6.1 = 24.6) est divisée par l’addition des scores des
douze partis (législature 1991–95 : 94.3) : 24.6/94.3 = 26.1%.
443
tale. En effet, cette surface n’est autre que le produit de la surface totale de
la campagne et du pourcentage de surface favorable (ou défavorable) au gou
vernement.
Dans une optique semblable, nous avons divisé notre échantillon (32
votations) en trois sous-groupes en fonction de l’intensité des campagnes (très
peu intenses, peu intenses, intenses) 238. De la sorte, nous sommes en mesure
de déterminer plus précisément si l’envergure des campagnes exerce un effet
dans une gamme d’intensité particulière. Enfin, il convient de préciser que la
variable expliquée par nos modèles de régression linéaire est le pourcentage de
soutien populaire aux autorités. Cette variable correspond aux taux d’acceptation
des référendums obligatoires et facultatifs (puisque ceux-ci bénéficient toujours
de l’appui de la majorité gouvernementale), et aux taux de refus des initiatives
populaires, qui sont sauf exception combattues par le gouvernement. En procé
dant ainsi, il nous est possible d’interpréter le lien entre l’intensité des campagnes
et le vote, et de vérifier si une augmentation de l’envergure des campagnes
– liée généralement à l’inclusion dans les débats d’un nombre croissant
d’acteurs non institutionnels (voir chap. 6.3) – a pour effet d’accroître ou de
réduire le soutien populaire à la position gouvernementale. Plus précisément,
une augmentation du soutien publicitaire aux autorités est censée rehausser
leurs chances de succès devant le peuple en cas de campagnes intenses, alors
qu’une augmentation du soutien de la part des partis (tel qu’il s’exprime dans
leurs mots d’ordre) est supposée faire de même lorsque les campagnes restent
peu animées.
Le Tableau 6.12 montre tout d’abord que la capacité prédictive du
modèle augmente substantiellement en fonction de l’intensité des campagnes :
le modèle pour les campagnes « très peu intenses » n’explique qu’une part
négligeable de la variance du vote, alors qu’il est le plus performant pour la
catégorie des campagnes les plus intenses. Cela s’explique en majeure partie
par l’accroissement spectaculaire du poids des annonces publicitaires, dont
l’intensité relative est totalement indépendante du vote pour les objets très
peu débattus en campagne, alors qu’elle varie de concert avec le vote pour
les objets ayant donné lieu à des campagnes intenses. Pour ce type d’objets,
une progression de 10% du soutien publicitaire s’accompagne d’une progres
sion du soutien populaire proche de 6%. En revanche, les mots d’ordre n’ont
aucun poids sur le vote – leur impact est même légèrement négatif – à la suite
de campagnes intenses, alors qu’ils représentent le principal déterminant du
vote sur les objets très peu saillants. Il faut toutefois noter qu’aucune initiative
n’est comprise dans cette catégorie de projets. Par ailleurs, notre modèle pour
238
Ce découpage s’effectue de la manière suivante : campagnes très peu intenses : 0–8’195
cm2 (0–µ/2) ; campagnes peu intenses : 8196–16’390 cm2 (µ/2–µ) ; campagnes intenses :
16’391–267’462 cm2 (µ-max.). Précisons que la campagne sur l’EEE (qui a été près de
six fois plus intense que n’importe quelle autre) a été exclue du calcul de la moyenne
utilisée dans ce découpage.
444
% surface publ. pour .03 (.73) .04 .26 (.15) .63 .59** (.17) .77**
le gouv.
% mots d’ordre pour .51 (1.43) .39 .03 (.40) .02 -.09 (.27) -.08
le gouv.
Surface totale (m2) 20.08 (45.24) .22 -23.09 (16.82) -.48 .07 (.48) .03
240
En politique interne, la participation est liée négativement (Pearson’s r = –.42) au nom-
bre de déviations cantonales au sein des partis de gauche, et elle est indépendante des
déviations parmi les partis de droite. En politique extérieure (au sens large), la même
absence de relation s’observe à droite, tandis que les déviations au sein des partis de
gauche sont corrélées de manière extrêmement forte à la participation (r = .74).
446
241
En retirant les quatre objets de politique extérieure de notre échantillon, le modèle
reste quasiment inchangé, aussi bien en termes de capacité explicative (R2 = .43) qu’au
niveau du poids relatif des variables (coefficients β : surface publicitaire : .45 ; mots
d’ordre : -.25 ; immigration : .46 ; défense : .39 ; intensité absolue : .02).
242
Par exemple, l’influence de la participation est inexistante en politique étrangère, et
très forte en politique interne. Ainsi, au niveau agrégé, l’effet de la participation peut
facilement passer inaperçu. L’inclusion dans notre modèle des domaines politiques
permet de tenir compte des relations particulières existant entre les autres éléments de
ce modèle pour chaque type d’objets. Au niveau agrégé, une analyse bi-variée suggère
que seul le soutien publicitaire a une influence directe sur le vote populaire dans l’en-
448
semble des domaines. Par ailleurs, une matrice de corrélations montre que les objets
de politique extérieure au sens large (relations internationales, immigration et défense)
se distinguent par un soutien populaire supérieur, un soutien des partis inférieur, des
campagnes intenses et un taux de participation beaucoup plus élevé – par rapport
aux objets de politique interne. Ensuite, en retenant comme variables explicatives le
taux de participation, l’intensité absolue des campagnes et le soutien publicitaire, le
vote populaire en politique interne apparaît comme plus « prévisible » qu’en matière
de politique extérieure au sens large (R2 : .53 > .30). Mais cette différence s’explique
essentiellement par le poids très important de la participation aux votes de politique
interne. En revanche, l’effet des campagnes publicitaires est très comparable dans les
deux domaines (coefficient B : politique interne : .37 ; politique extérieure : .34).
243
C’est ce que semble démontrer la corrélation entre un indicateur de conflictualité
des campagnes [tightness = abs (50 – soutien publicitaire)] et leur intensité totale
(Pearson’s R : -.33 ; n = 32). La direction du lien causal est cependant impossible à
démontrer. Sur un plan théorique, il se pourrait également que ce soit le volume total
des campagnes qui, en incluant un nombre plus ou moins grand d’acteurs, détermine
leur conflictualité.
449
qu’une évaluation très globale d’un objet, et la décision de vote reportée lors
d’un sondage ne dépend guère des effets de saillance étudiés plus haut (voir
chap. 4.3.5). De toutes manières, il nous serait impossible de tester le modèle
RAS dans sa forme complète, notamment parce que nous ne disposons pas,
en Suisse, d’estimation fiable de l’intensité totale des campagnes (voir Zaller,
1996 : 34–5). Ainsi, tandis que Zaller (1996 : 65) se base notamment sur les
dépenses des camps qui s’affrontent, en Suisse les comités n’ont aucune obliga-
tion de publier leurs dépenses, pas plus que les partis (Ladner und Brändle,
2001 : 149–53).
Ainsi, le modèle PMR emprunte ici sa parcimonie à une version épurée
du modèle RAS, dans laquelle seules trois variables jouent un rôle essentiel.
Premièrement, les capacités cognitives des individus – opérationalisée par
leur niveau de compétence – régulent le mécanisme de réception des messages en
provenance des élites politiques : plus une personne est compétente, plus elle est
susceptible d’être exposée à ces messages, de les recevoir et de les comprendre.
Deuxièmement, les valeurs et les croyances stables des individus, autrement dit
leurs prédispositions politiques, régulent le mécanisme d’acceptation des messages :
les individus ont tendance à rejeter les messages qui ne correspondent pas à
leurs valeurs. Cependant, les prédispositions exercent leur effet en interaction
avec le niveau de compétence. En effet, les individus ne peuvent rejeter les
messages reçus que s’ils possèdent l’information contextuelle leur permettant
d’établir la correspondance entre la position défendue et leurs propres valeurs.
En d’autres termes, un message peut manquer sa cible soit parce qu’il n’a pas
été reçu (i. e. auprès des personnes peu compétentes), soit parce qu’il a été
reçu mais pas accepté (i. e. auprès des personnes compétentes dont l’idéologie
est incompatible avec son contenu politique).
Les deux mécanismes (réception et acceptation) sont mis en contexte
par une troisième variable : le degré de consensus des élites politiques. Pour
résumer, on peut envisager deux cas de figure : (1) une situation où les élites
sont globalement d’accord quant à la position à adopter vis-à-vis d’un projet
(que ce soit pour recommander son approbation ou son refus) ; (2) au contraire,
une situation où les élites politiques sont plus ou moins profondément divisées
face à un projet. Dans le premier cas (consensus), le modèle RAS prévoit un effet
mainstream : le niveau de soutien aux autorités augmente en fonction du niveau
de compétence des citoyens, indépendamment de leurs prédispositions245.
Dans le second cas (conflit), il faut s’attendre à un effet de polarisation : le
niveau de soutien aux autorités évolue en fonction du niveau de compétence
des citoyens, mais de façon inverse (augmentation ou diminution) suivant le
groupe idéologique auquel ils appartiennent.
245
En effet, si un projet rallie une quasi-unanimité (pour ou contre lui), la majorité est
nécessairement en faveur de la position préconisée par les autorités, compte tenu du
fait que le gouvernement suisse est composé d’une coalition rassemblant les principales
forces politiques du pays.
452
246
Zaller se base tantôt sur l’ampleur des « critiques au sein du Congrès » (1992 : 103),
tantôt sur une mesure de la couverture médiatique favorable et défavorable au gouver-
nement (1992 : 102). Quant à Hubert, il avise que « [w]e can be somewhat flexible in
our operationalization of relative elite unity or disunity regarding a particular foreign
policy. Different measures are unlikely to reveal drastically different pictures of elite
debate » (1994 : 4).
453
prendre comme seuil l’intensité moyenne pour nos 16 objets de vote247, à savoir
21’285 cm2. Pour les huit objets qui se sont avérés d’intensité supérieure,
nous prenons en considération le soutien publicitaire au gouvernement. Pour
les huit objets d’intensité inférieure, de même que pour les 95 autres objets de
politique interne que nous intégrerons à notre analyse (et pour lesquels nous
ne disposons pas de données sur les campagnes publicitaires), nous retenons
le soutien partisan aux autorités. En définitive, notre mesure du conflit au sein
de l’élite politique (elcf) englobe aussi bien l’intensité absolue des campagnes
(inte) que leur intensité relative en faveur de la position gouvernementale
(surf), ce qui était notre objectif initial (voir chap. 4.3.5).
Ensuite, sur la base de ces taux de soutien, nous calculons la marge d’avance
dont dispose la majorité par rapport à la minorité – que ce soit au sein du système
partisan ou parmi les annonceurs. Cette marge est nécessairement comprise
entre 0% (situation d’égalité parfaite entre les deux camps) et 100% (situation
d’unanimité). Plus cette marge est réduite, plus nous considérons que l’enjeu en question
est conflictuel, car il tend à diviser l’élite en deux fractions de force équivalente.
Cette mesure est légèrement différente de celle proposée originellement par
Schattschneider (1960 : 89) ou de celle retenue par Papadopoulos (1994 :
210). Ceci dit, la classification des différents projets (c’est-à-dire le classement
des objets par ordre croissant de conflictualité) ne diffère que très peu d’une
méthode à l’autre. Les différences potentielles résident avant tout dans la
détermination du seuil distinguant entre les enjeux consensuels et conflictuels.
Pour notre part, nous fixons ce seuil une nouvelle fois à la moyenne de la marge
d’avance dont dispose la majorité (i. e. 50.7%). Cette procédure conduit à
classifier 48 objets comme consensuels, et 63 objets comme conflictuels248.
Elle présente l’avantage, à notre avis, d’être relativement rigoureuse – seule
la détermination des seuils peut varier selon les échantillons d’objets de vote
– et suffisamment parcimonieuse pour permettre son application à un grand
nombre de cas (voir Bützer and Marquis, 2000).
247
A l’exception de la campagne sur l’EEE, car ce seul objet fait presque doubler l’in-
tensité moyenne, et conduit à considérer quatre objets supplémentaires comme peu
intenses.
248
L’unique exception à cette procédure concerne le projet d’adhésion à l’ONU (mars 1986).
Cet objet est le seul ayant donné lieu à une campagne à la fois intense et désastreuse
pour les autorités. En effet, le soutien confortable dont ce projet disposait au niveau
des partis (79% de oui) a été totalement anéanti par la campagne publicitaire (23% de
oui). Autrement dit, le consensus en faveur des autorités a été transformé en consensus
en leur défaveur. En ce sens, compte tenu du renversement total de la majorité entre
l’arène partisane et l’arène référendaire, nous considérons cet objet comme hautement
conflictuel.
454
251
Mottier (1993 : 128) relève que 18% des individus interrogés dans les enquêtes VOX
(1981–1991) sont des citoyens « abstentionnistes » (i. e. ne participent presque jamais),
56% sont « sélectifs » (i. e. participent de temps en temps) et 26% sont des citoyens
« modèles » (i. e. participent toujours). En reprenant sa définition des différents groupes,
nous observons que, à l’exception du scrutin comprenant le vote sur les institutions de
Bretton Woods, les citoyens « abstentionnistes » et « sélectifs » ont davantage participé
aux scrutins de politique extérieure qu’en moyenne. La palme revient à la votation sur
l’EEE, qui a connu une participation de 62% des « abstentionnistes » et de 90% des
« sélectifs » (résultats obtenus avec nos propres données VOX).
456
équivalent dans les deux groupes. Ceci est un fait tout à fait exceptionnel que
l’on n’observe dans aucun autre domaine politique – où ce sont généralement
les adeptes de la position gouvernementale qui manifestent une compétence
supérieure252. Ce résultat ne devrait cependant pas nous surprendre. De bonne
heure déjà, Frei et Kerr (1974 : 48) avaient démontré que la relation entre,
d’une part, le niveau d’information et d’intérêt pour la politique étrangère,
et d’autre part les positions « coopératives » était fallacieuse. Aux Etats-Unis
également, il existe des différences minimes de compétence entre les différents
groupes d’orientation face à la politique extérieure (Hinckley, 1992 : 32–4).
En résumé, la compétence et le vote sont faiblement liés en général – même
lorsque les différences entre les camps sont significatives – et complètement
indépendants en politique extérieure.
252
Dans tous les autres domaines, les différences de compétence sont significatives (p <
.001) et varient entre .19 (politique de l’immigration) et .10 (politique interne), tou-
jours à l’avantage des partisans du Conseil fédéral. En inspectant la politique interne
de manière plus détaillée, on s’aperçoit que les différences peuvent être un peu supé-
rieures (e. g. .27 pour les objets touchant à la culture), et que seuls les objets relatifs à
l’économie mettent en évidence une meilleure connaissance de la part des adversaires
du Conseil fédéral (pour une définition des sous-domaines de la politique interne, voir
Marquis 1997 : 8–9). Soulignons toutefois que l’ampleur de ces différences ne permet
pas d’établir un véritable lien (et encore moins un lien causal) entre la compétence et
le vote.
253
Il est vrai que la progression observée parmi les citoyens d’extrême droite est plus
timide et moins linéaire. Cela s’explique en grande partie par le fait que notre critère
de classification des objets « consensuels » admet comme tels certains projets qui ont
tout de même suscité une opposition non négligeable, proche de 25%. En d’autres
termes, l’extrême droite était plus souvent qu’à son tour dans l’opposition face aux
objets consensuels, ce qui explique la faible progression du soutien au niveau agrégé.
457
Figures 6.5 et 6.6 : Influence des prédispositions et de la compétence sur le vote de sou
tien aux autorités en politique interne : objets consensuels
(n = 34’527) et conflictuels (n = 44’062)
Soutien (%)
100
droite ss. parti
gauche ext. droite
80
60
40
20
0
1 2 3 4
très faible très élevé
Niveau de compétence
Cramer’s V :
Gauche : .07**; Droite : .11**; Extr. droite : .07**; Sans parti : .09**
** : p < .01 ; * : p < .05; N = 48 votes
Soutien (%)
100
gauche ss. parti
droite ext. droite
80
60
40
20
0
1 2 3 4
très faible très élevé
Niveau de compétence
Cramer’s V :
Gauche : .10**; Droite : .09**; Extr. droite : .10**; Sans parti : .04**
** : p < .01 ; * : p < .05; N = 59 votes
458
Soutien (%)
100
gauche ss. parti
droite ext. droite
80
60
40
20
0
1 2 3 4
très faible très élevé
Niveau de compétence
Cramer’s V :
Gauche : .15**; Droite : .05; Extr. droite : .23**; Sans parti : .11**
** : p < .01 ; * : p < .05; N = 4 votes
255
L’étude de Bützer et Marquis (2000) se base sur 32 votations, dont 16 sont les objets
analysés dans ce travail et 16 autres sont des objets de politique interne étudiés pré-
cédemment par Bützer (1999). Pour étudier les effets d’une spécificité éventuelle des
différents domaines, nous avons créé trois variables dummy (une pour la politique
extérieure, et deux autres pour la politique de l’immigration et pour la politique de
461
en matière de politique extérieure n’est sans doute pas sans rapport avec ce
renversement de perspective, même si la confiance dans le gouvernement ne
se mesure pas seulement à l’aune de ses performances en politique extérieure.
Mais il est évident qu’un phénomène de crispation – étiqueté ici ou là comme un
réflexe « Neinsager », et anticipé de longue date (voir Frei und Kerr, 1974 :
54) – résulte depuis quelques années d’une dissociation entre le discours de
autorités et les valeurs d’une grande partie de la population.
Dès lors que la confiance dans le gouvernement, le Parlement et
l’administration a chuté en peu de temps, et alors que la cote des partis
politiques est au plus bas (Brunner et Sgier, 1997 : 106–9), il est tout à fait
envisageable que les messages des autorités (et des partis gouvernementaux
soutenant généralement leurs projets) constituent de véritables « shortcuts
négatifs » pour de nombreux citoyens. Au surplus, les opposants aux projets des
autorités (comme d’ailleurs les partisans) ne se privent pas de brocarder leurs
adversaires au cours de la campagne, dans l’espoir d’attiser la méfiance et le
ressentiment contre les concepteurs de la politique extérieure (voir chap. 7.2.2
et 7.3). En d’autres termes, si la confiance dans les partis permet d’expliquer
une certaine part de variance dans le vote des individus, une variable analogue
– la crédibilité de la source des messages politiques – pourrait bien se dissimuler à
notre regard, et avec elle une cause importante des quelque 90% de variation
du vote demeurant jusqu’ici sans structure apparente. Ceci dit, nous avons
montré précédemment que les campagnes de politique extérieure se signalent
par la discrétion des partis politiques et par l’absence des autorités fédérales
(du moins en ce qui concerne les campagnes publicitaires). Le fait que les
individus les plus compétents reconnaissent tout de même, sembe-t-il, la
coloration politique des messages pourrait provenir de ce que les arguments
diffusés tous azimuts font en partie écho au discours des partis politiques. Mais
ceci est une question empirique, qui sera examinée plus loin au moyen de nos
données sur les campagnes publicitaires.
Pour l’instant, nous souhaitons préciser pourquoi le traitement central
de l’information, c’est-à-dire la réception et l’acceptation des arguments des cam
pagnes, est susceptible d’exister en parallèle au traitement périphérique examiné
jusqu’ici, c’est-à-dire l’utilisation des shortcuts partisans. Premièrement, il faut
souligner encore une fois l’intensité singulière des campagnes de politique
extérieure. Le foisonnement des messages qui « encombrent » alors l’espace
public rend difficile la reconnaissance systématique de leur provenance – bien
des acteurs sont d’ailleurs inconnus du grand public – et leur jugement en
termes de crédibilité. De plus, comme le souligne McGuire, la crédibilité de la
source d’un message augmente la probabilité d’acceptation de son contenu, mais
n’en favorise pas nécessairement la mémorisation et le souvenir subséquent :
« [t]he general lack of source-recall relationship suggests again that the receiver
can be regarded as a lazy organism who tries to master the message contents
only when it is absolutely necessary to make a decision. When the purported
464
et articulés à des fins contraires par les partisans et les opposants à un objet
pour construire deux arguments contradictoires. Ensemble, les thèmes et les
arguments des partisans composent un discours X (celui des opposants n’est
pas représenté), tandis qu’un assemblage d’autres thèmes et d’autres arguments
compose un autre discours (ici noté Y).
Figure 7.1 : Relations conceptuelles entre les mots-clés, les thèmes, les arguments et
les discours
Discours X Discours Y
(partisans) (partisans)
D’un point de vue pratique, toutefois, il n’est pas toujours aisé de mettre en oeuvre
les concepts énoncés – par exemple, la distinction entre thèmes et arguments
n’est pas toujours aussi nette que l’on pourrait le souhaiter. De plus, nous devons
composer avec certaines contraintes imposées par la qualité des données de
sondage à notre disposition. En effet, pour explorer la question des effets de
priming (voir chap. 8), nous sommes tenus à respecter la plus grande équivalence
possible entre les arguments publicitaires et les motivations spontanées du vote
données par les individus et codées par les enquêteurs VOX. C’est pourquoi
notre grille de codage initiale a été conçue de manière à prendre en compte
toutes les motivations du vote exprimées dans les enquêtes post-scrutin. A
partir de là, nous avons élaboré des subdivisions dans les codes dès que des
différences sensibles se manifestaient dans l’utilisation des arguments. Cette
opération de « raffinage », qui a nécessité plusieurs relectures de l’ensemble
des textes, nous a permis d’obtenir une classification très précise et nuancée
des arguments, présentant au moins trois avantages. Premièrement, elle permet
largement d’éviter les artefacts résultant d’une agrégation trop importante des
items codés (voir Riker, 1993 : 118–20). Deuxièmement, une telle classification
se révèle particulièrement précieuse pour démêler ce qui relève des thèmes et
ce qui relève des arguments proprement dits. Prenons l’exemple du thème des
délocalisations. Ce thème a été « désagrégé » en quatre arguments, dont un
a été employé par les partisans de l’EEE et les trois autres par ses adversaires
(extrait de notre grille de codage) :
468
l’effet de la répétition d’un message (voir McGuire, 1985 : 274 ; Page and Shapiro,
1984 : 655). Un tel effet est susceptible de jouer pleinement dans le cas des
annonces publicitaires, qui constituent l’un des seuls médias où la répétition
pure et simple des messages est possible. Mais, dans la mesure où les individus
ne sont pas continuellement exposés aux messages publicitaires, l’ampleur du
phénomène ne devrait pas non plus être surévaluée. On peut considérer que
la multiplication, mais aussi l’espacement dans le temps des messages, contribuent
à maximiser la probabilité qu’un lecteur lise plusieurs fois la même annonce.
Ainsi, nous avons octroyé une pondération maximale aux arguments répétés un
grand nombre de fois sur une grande échelle de temps (e.g. lorsque l’intervalle entre la
première et la dixième publication d’une annonce atteint 25 jours).
A noter que d’autres types de pondération ont été élaborés, se basant
notamment sur le tirage des quotidiens (POND5) et sur la taille estimée de leur
lectorat (POND6). Cependant, ces pondérations additionnelles n’ont de sens
qu’au niveau agrégé, lorsque l’exposition « réelle » aux différents quotidiens
n’est pas systématiquement contrôlée (par exemple au chapitre 8). De plus, la
prise en compte de ces indices ne permet aucune amélioration de la capacité
prédictive de notre modèle – sans doute parce que l’échantillon des arguments
ainsi modifié demeure non représentatif (voire devient moins représentatif) de
l’ensemble des messages diffusés au cours des campagnes. C’est pourquoi nous
leur préférerons d’autres indices plus simples (POND2, POND3).
260
Sont exclus ainsi les procédés purement rhétoriques, les attaques contre l’adversaire,
les références diverses, les appels à la mobilisation, et de façon générale les propos ne
s’attachant pas à un aspect particulier de l’objet de vote ou de ses conséquences.
261
Ce chiffre correspond aux 1683 annonces répertoriées en matière de relations interna-
tionales, desquelles il faut retrancher 69 annonces « non argumentées », c’est-à-dire ne
contenant aucun texte en dehors de slogans, tels que « ONU NON ! », « Le 6 décembre,
votez OUI à l’EEE ». Sur ces 1614 annonces, toutefois, seules 1556 contiennent des
arguments VOX (voir chap. 7.2.3). Rappelons que nous avons procédé dans un premier
temps à un codage plus large et plus « fin », s’appliquant à une palette d’arguments et de
procédés de langage beaucoup plus vaste. Ainsi, au moyen du logiciel ATLAS-ti, 3756
arguments de toutes sortes ont été codés parmi 668 textes (ce qui correspond à 9090
arguments une fois pris en compte le nombre d’annonces leur servant de support).
262
Nous avons soupçonné dans un premier temps que le nombre de catégories d’argu-
ments déterminées par les sondages VOX pouvait jouer en défaveur des partisans,
puisqu’au total on recense 48 arguments pour le non (ONU : 9 ; BRW : 7 ; EEE : 21 ;
CBL : 11), contre 40 arguments pour le oui (ONU : 6 ; BRW : 7 ; EEE : 18 ; CBL :
9). A ceci s’ajoutent 2 catégories résiduelles pour chacun des 4 objets, ce qui donne
472
en tous cas du côté des opposants. On assiste à une certaine focalisation des
annonces opposées à l’intégration sur certains thèmes probablement porteurs ;
en comparaison, la structure des annonces favorables au Conseil fédéral ne
varie que très peu. Ce phénomène, immédiatement visible au niveau agrégé
des quatre campagnes (voir Figure 7.2), concerne en premier chef les votations
sur l’EEE et sur les casques bleus, à l’occasion desquelles les opposants ont
simplifié leur argumentation tandis que les partisans l’ont maintenue ou même
étendue. Dans le cas de l’ONU, aucune tendance claire ne se dessine, alors
que les annonces portant sur le FMI et la Banque Mondiale sont trop rares
pour pouvoir s’y référer dans le temps.
5
oui non total
Nombre d’arguments par annonce
0
1e sem. 2e sem. 3e sem. 4e sem.
Semaine de la campagne
moyenne, contre 3.26 pour l’ensemble des opposants). De son côté, l’ASIN est
le plus gros contributeur aux campagnes des opposants, et a semble-t-il opté
pour une grande diversité dans les types d’arguments utilisés. Ceci, ajouté au très
grand nombre d’arguments délivrés par cette association, explique sans doute
le succès rencontré par ses campagnes, au-delà de leur envergure proprement
dite (nombre et taille des annonces, nombre de journaux utilisés, etc.) telle
que nous l’avons analysée au chapitre précédent264.
Dans leur analyse de la campagne sur l’EEE, Schneider et Hess (1995 : 103) ont
recensé 71% des annonces en faveur des opposants à l’intégration européenne,
alors qu’au niveau du nombre d’arguments les opposants accroissent encore
leur avantage (79%). Cependant, notent-ils, les partisans ne peuvent pas, pour
expliquer leur défaite, se réfugier derrière un quelconque désavantage sur le
plan financier, puisqu’ils n’ont laissé aux opposants que les 45% de la surface
totale des annonces265. Bien davantage, « [e]ntscheidend ist, dass die Gegner
264
Par rapport au nombre d’annonces (comparaison avec le Tableau 6.6), l’ASIN accroît
encore son influence (de 30% à 35%). Du côté des partisans, les comités civils perdent
de l’influence, de même que les associations économiques et les syndicats ; quant aux
partis, ils ne sont guère plus influents du point de vue des arguments que de celui des
annonces. Parmi les opposants, les groupes de pression semblent plus efficaces pour
publier des annonces que pour développer des arguments, alors que les particuliers
ont une influence équivalente dans les deux domaines.
265
Schneider et Hess se basent sur les annonces récoltées dans le Blick et le Tages-Anzeiger
durant les seize semaines précédant la votation. Les deux quotidiens faisant partie de
notre propre base de données, nous pouvons risquer une comparaison avec nos résul-
475
tats, étant entendu que notre période d’investigation est singulièrement plus courte.
Or, cette comparaison a de quoi nous étonner : tout d’abord, le nombre d’annonces est
plus élevé dans notre base de données (669 > 641), alors même que la période couverte
est quatre fois plus courte ! Ceci est sans influence sur le pourcentage d’annonces en
faveur des opposants (70.4% ≈ 71.1%), mais non sans incidence sur le pourcentage de
la surface totale à leur profit (50.2% > 44.6%). L’explication réside probablement dans
la différence entre les périodes d’investigation : durant la période de 16 à 5 semaines
avant le scrutin, non couverte par notre analyse, il est plausible que les opposants aient
dominé la campagne, au moyen toutefois d’annonces de petite taille, tandis que les
partisans ont répliqué par un nombre réduit d’annonces de grande taille.
266
Les trois types d’arguments définis de la sorte ne correspondent pas tout à fait aux
types utilisés par Judith Maag dans le cadre de son analyse de la campagne sur l’EEE
(in Schneider und Hess 1995 : 106). Ceci se vérifie par les pourcentages d’annonces
476
Tableau 7.3 : Cible des arguments dans les campagnes de politique extérieure
(N = POND2)
Proj Stat Neg Total ligne
Oui 15.6 a (57.3 b) 6.2 (22.8) 5.4 (19.9) 27.3 (100.0)
Non 52.3 (71.9) 9.8 (13.5) 10.6 (14.5) 72.7 (100.0)
Total colonne 67.9 16.1 16.0 100.0
(n = 6’185)
Note :
a pourcentage du total général
b pourcentage du total en ligne (pourcentage des arguments des partisans ou des opposants)
268
A noter que l’une des motivations du refus de l’EEE (« manque de clarté du Conseil
fédéral/sanction du Conseil fédéral et de sa propagande »), assimilée ici à un argument
de type PROJ selon nos règles de codage, regroupe certains arguments qui mériteraient
plutôt de figurer parmi les arguments de type NEG. Néanmoins, cette catégorie de
motivations ne représente que 1.2% du poids total des arguments des opposants (N
= 4496, POND2) et son classement parmi les arguments PROJ ne modifie en rien la
tendance générale décrite ici.
269
Naturellement, la pertinence du terme « offensif » pour qualifier l’utilisation d’argu-
ments portant sur la position de l’adversaire (ses propres arguments ou la décision qu’il
souhaite, i. e. statu quo ou acceptation du projet) prête à discussion. Notamment, on
pourrait tout aussi bien considérer comme « offensive » la démarche consistant à mettre
en relief les atouts d’un projet. Toutefois, le concept « campagne offensive/défensive »
est utilisé ici pour mettre en évidence une asymétrie naturelle entre les possibilités ar-
gumentatives offertes aux défenseurs du statu quo et celles à disposition des partisans
des projets. Ainsi, le but n’est pas de porter un quelconque jugement de valeur sur les
stratégies argumentatives des partisans et des opposants à l’intégration de la Suisse.
478
Tableau 7.4 : Différence entre l’utilisation moyenne des types d’arguments et leur
utilisation par chaque catégorie d’annonceurs (N = POND3)270
Catégorie Partisans Opposants
d’annonceurs PROJ STAT NEG N PROJ STAT NEG N
Partis politiques 9.8% -7.3% -2.5% 1073 -16.4% 6.1% 10.4% 568
Associations
-1.%6 2.8% -1.1% 657 -45.2% 60.6% -15.3% 209
écon.
Syndicats 21.3% -0.8% -20.4% 277 (29.3%) (-13.9%) (-15.3)% (16)
Groupes de
11.2% -5.1% -6.0% 330 -8.2% 0.1% 8.1% 1188
pression
Entreprises -15.7% 20.6% -4.9% 1863 -27.6% 11.0% 16.7% 1090
ASIN – – – – 16.8% -7.7% -9.0% 7575
Particuliers -16.4% -6.0% 22.5% 510 -10.3% 2.7% 7.8% 4464
Politiciens 7.5% -12.3% 4.8% 235 -6.5% -5.2% 11.8% 882
Comités civils -0.5% -1.5% 2.1% 2758 -0.5% 2.7% -2.0% 6775
Comités par-
6.1% -6.6% 0.6% 2832 -18.8% 8.0% 10.8% 861
tisans
Acteurs « insti-
6.9% -4.7% -2.0% 5402 -15.9% 7.2% 8.8% 2531
tutionnels »
Acteurs « non
-7.1% 4.9% 2.2% 5199 1.9% -0.8% -1.0% 21’199
institutionnels »
Moyenne de
55.6% 23.9% 20.4% 10’601 70.7% 13.9% 15.3% 23’730
référence
Note : Une différence positive indique une utilisation supérieure à la moyenne, une diffé-
rence négative indique une utilisation inférieure à la moyenne.
270
Il s’agit ici de la variable nominale identifiant le premier annonceur, et non des variables
dummy (i. e. non exclusives) utilisées à d’autres occasions. Par ailleurs, la distinction entre
acteurs « institutionnels » et « non institutionnels » se base quant à elle sur une variable
dummy. A noter également que la moyenne de référence s’applique à l’ensemble des
arguments, et non seulement aux arguments énoncés par les catégories représentées
dans le tableau.
479
d’un débat permanent sur la politique étrangère suisse dont ils sont en quelque
sorte responsables. A eux de démontrer, en d’autres termes, que les options choi-
sies par le gouvernement et l’administration sont les bonnes pour l’ensemble
de la société. Les opposants institutionnels à l’intégration, quant à eux, ne
se sentent pas liés par une telle responsabilité, puisqu’ils se désolidarisent de
manière permanente d’une politique qu’ils jugent néfaste. C’est bien une telle
distanciation qu’indiquent les proportions élevées d’arguments de réfutation
(NEG) parmi les principales catégories d’acteurs institutionnels (partis, politi-
ciens, comités partisans). De leur côté, les opposants « ponctuels » des projets
manifestent des stratégies très variées : attaque à outrance pour l’ASIN, posi-
tion plus défensive pour les autres acteurs. Nous verrons toutefois que c’est la
campagne sur l’EEE, à elle seule, qui stimule cette différence dans le choix des
arguments de la part des opposants institutionnels et non institutionnels.
Existe-t-il des différences dans l’utilisation des types d’arguments de
part et d’autre de la frontière linguistique ? Apparemment, les annonceurs
romands font plus régulièrement usage d’arguments portant sur les projets
(64% des partisans et 77% des opposants) que les annonceurs alémaniques
(51% et 69%). En contrepartie, ils ont moins systématiquement recours au
dénigrement de la campagne adverse (15% des partisans et 10% des oppo-
sants) que les acteurs alémaniques (23% et 17%) – sans doute cela est-il lié au
fait que les campagnes sont moins intenses en Suisse romande, et donc moins
« dialectiques ». Concernant le choix des journaux par les annonceurs, on
observe très peu de différences parmi les partisans, si ce n’est celles déjà rele-
vées à propos des régions linguistiques. En revanche, les opposants semblent
avoir choisi les journaux de gauche pour détruire la campagne adverse (20%
d’arguments NEG, contre 12% dans les journaux de droite et 14% dans les
journaux populaires), aussi bien en Suisse alémanique qu’en Suisse romande.
A l’inverse, les journaux de droite et populaires contiennent davantage d’ar-
guments portant sur les projets.
Enfin, on peut se demander si l’utilisation des différents types d’argu-
ments connaît des variations dans le temps, à mesure que les campagnes se
rapprochent de leur terme. Notamment, on peut imaginer que les arguments
deviennent progressivement plus « offensifs » dans les derniers jours (comme
lors de la campagne présidentielle américaine de 1940 ; voir Lazarsfeld et al.,
1952 : 111). On pourrait attendre une telle stratégie surtout de la part des
opposants à l’ouverture, désireux de décourager les citoyens encore indécis
de se rallier aux propositions du gouvernement. En réalité, c’est le contraire
qu’on observe : les campagnes deviennent légèrement plus défensives au cours
des quatre dernières semaines. On passe ainsi de 89% à 84% d’arguments
offensifs parmi les opposants entre la quatrième semaine avant le vote et la
dernière, et de 48% à 41% parmi les partisans. Cette tendance générale masque
cependant des différences intéressantes entre les projets, dont nous reparlons
plus loin. Finalement, il convient de souligner que notre période d’analyse
480
Tableau 7.5 : Différence entre l’utilisation moyenne des types d’arguments et leur
utilisation par les annonceurs « institutionnels » et « non institution-
nels », pour chaque projet (N = POND3)
Projets Partisans Opposants
PROJ STAT NEG N PROJ STAT NEG N
ONU : moyenne 72.2% 7.4% 20.4% 599 41.9% 29.8% 28.3% 1618
de référence
Acteurs institu- 21.2% -0.8% -20.4% 250 15.4% 3.1% -18.6% 416
tionnels
Acteurs non -15.2% 0.6% 14.6% 349 -5.3% -1.1% 6.4% 1201
institutionnels
BRW : moyenne 88.2% 11.8% 0.0% 264 81.4% 14.6% 4.0% 454
de référence
Acteurs institu- 6.1% -6.1% 0.0% 157 – – – –
tionnels
Acteurs non -9.0% 9.0% 0.0% 107 0.0% 0.0% 0.0% 454
institutionnels
EEE : moyenne 52.6% 26.6% 20.7% 8814 73.8% 12.0% 14.2% 20’491
de référence
Acteurs institu- 6.4% -5.9% -0.4% 4885 -20.6% 7.4% 13.2% 2049
tionnels
Acteurs non -7.9% 7.4% 0.6% 3928 2.3% -0.9% -1.4%
institutionnels
CBL : moyenne 64.2% 12.2% 23.6% 924 52.6% 25.9% 21.5% 1167
de référence
Acteurs institu- 34.5% -12.2% -22.3% 110 35.5% -25.9% -9.6% 66
tionnels
Acteurs non -4.7% 1.6% 3.0% 814 -2.1% 1.5% 0.5% 1101
institutionnels
Note : Une différence positive indique une utilisation supérieure à la moyenne, une différence négative
indique une utilisation inférieure à la moyenne.
481
gne sur l’adhésion aux institutions de Bretton Woods s’est focalisée presque
exclusivement sur le projet soumis à votation ; la faible intensité de cette
campagne semble avoir empêché l’utilisation d’arguments de réfutation.
Du point de vue des acteurs, nous avons dû nous contenter d’une
dichotomie entre les acteurs « institutionnels » et « non institutionnels » de
la politique fédérale. Cette distinction laisse toutefois entrevoir d’importantes
variations dans les stratégies publicitaires. Ainsi, en général, les acteurs institu
tionnels répugnent à s’en prendre à la campagne adverse, quel que soit leur
camp, et préfèrent prendre position sur les projets ; au contraire, les acteurs
non institutionnels se détournent plus aisément des projets pour se concentrer
sur l’attaque de l’adversaire (ONU, CBL) ou sur les effets du statu quo (CBL).
Une exception à cette tendance concerne les opposants institutionnels à l’EEE,
dont seulement la moitié des arguments ont été consacrés au projet, plus du
quart à la réfutation de la campagne pro-européenne, et le reste à la défense
du statu quo271.
Enfin, avant de mettre un point final à cette analyse des types d’argu-
ments, on peut mettre en évidence une certaine dynamique dans leur utilisation,
comme nous le notions plus haut. Lors de la campagne sur l’ONU, les partisans
sont partis d’une position totalement défensive trois semaines avant le vote
(STAT + NEG = 0%), pour aboutir à une position sensiblement plus offensive
(STAT + NEG = 34%). Dans le même temps, il semble que les opposants ont
réagi en adoptant progressivement une position plus défensive : la proportion
d’arguments de défense du statu quo passe de 8% la première semaine à 13%,
puis 23% et 34% les semaines suivantes. Lors de la campagne sur l’EEE, la
position offensive des opposants est restée quasiment constante à un niveau
très élevé (entre 87% et 92%), tandis que celle des partisans s’est graduellement
amenuisée (passant de 55% à 44%). Par contraste, les deux autres campagnes
(BRW, CBL) ne manifestent aucune évolution claire.
des arguments invoqués, afin de saisir la substance qui alimente les débats
référendaires. A cet effet, sans anticiper sur le contenu du chapitre suivant,
nous nous baserons sur le découpage des arguments effectués dans les sondages
VOX. A vrai dire, le nombre et le contenu des catégories d’arguments nous est
ainsi imposé de façon « arbitraire ». Mais, d’une part, le nombre de catégories
est suffisamment élevé (toujours supérieur ou égal à 6) pour permettre une
véritable différenciation des thèmes clés des campagnes ; en même temps ce
nombre est relativement limité (toujours inférieur ou égal à 21), ce qui exclut
une dissémination trop importante des thèmes en une multitude de catégories
très précises et contenant peu de cas. D’autre part, le contenu des catégories
recouvre l’ensemble des motivations énoncées par les citoyens lors des enquêtes
VOX : ceci garantit qu’aucun thème d’importance pour les citoyens n’est omis.
A l’inverse, les catégories résiduelles (« autres motifs pour/contre ») serviront à
classer les arguments publicitaires qui ne correspondent à aucune des catégories
nominales. Par ailleurs, nous conservons la possibilité de procéder à d’autres
analyses se basant sur des catégories plus précises, notamment pour effectuer
des comparaisons longitudinales entre les différentes campagnes.
Alors que nos efforts ont tendu jusqu’ici à permettre certaines généra-
lisations dans la structure des campagnes de politique extérieure, ces efforts
perdent leur signification dès lors que nous abordons les thèmes particuliers
des différentes campagnes. Nous aborderons donc ces débats référendaires
l’un après l’autre, dans un ordre chronologique : votes sur l’ONU, sur les
institutions de Bretton Woods, sur l’EEE, et finalement sur les casques bleus.
A noter que les sigles utilisés pour désigner les différents arguments (O21,
N36, etc.) correspondent aux labels employés dans les enquêtes VOX pour
désigner les différentes motivations du vote, contenues dans plusieurs variables
(A41, A42, etc.).
que les acteurs du débat et les clivages politiques se sont mis en place à cette
occasion. A l’occasion des scrutins suivants – particulièrement celui sur les
casques bleus – les références à la campagne et au résultat du vote sur l’ONU
ont été nombreuses272. Fait unique en son genre, cet objet soutenu par une
nette majorité de l’élite politique (64% de oui au Conseil national, 79% de
oui selon les mots d’ordre partisans) a enregistré une chute spectaculaire de
soutien entre l’arène parlementaire et l’arène référendaire273. En effet, seuls
24% des annonces publicitaires (23% de la surface totale) ont partagé le
point de vue du gouvernement au cours de la campagne. Cela s’explique en
grande partie par l’intervention dans les débats d’annonceurs non partisans
et « non-institutionnels », dont l’action est généralement défavorable aux
autorités (voir chap. 6.3).
Les principaux acteurs de la campagne en faveur de l’adhésion ont été de
loin les comités civils (40% des annonces, n = 55), suivis par les partis politiques
(11%), les associations économiques (11%), les particuliers (11%), les comités
partisans (11%), ainsi que les groupes de pression (9%) et certains politiciens
(7%). Ces différents annonceurs, comme nous l’avons vu au chapitre 7.2.1,
ont diffusé un nombre très restreint d’arguments (n = 83). Le Tableau 7.6
donne un aperçu de l’importance relative des différents arguments en faveur
de l’ONU. On constate que l’argument le plus important (le plus visible selon
notre indice de pondération, à défaut d’être le plus fréquent) porte sur les
notions de coopération, de coresponsabilité et de solidarité internationales.
Suivent de près trois arguments : le désir de dépoussiérer la neutralité,
laquelle serait un atout recherché au sein de l’ONU ; la nécessité de défendre
nos intérêts et de promouvoir nos conceptions au niveau international ; un
geste d’ouverture au monde, qui s’accompagne d’un refus du repli sur soi,
illustré par le fameux Sonderfall helvétique. Plus loin, on trouve encore l’idée
qu’il s’agit d’obtenir enfin le droit de vote au sein de l’ONU et de mettre fin
au statut « bâtard » d’observateur. Enfin, l’argument le moins fréquemment
avancé souligne le besoin d’étendre la politique étrangère suisse à de nouveaux
domaines, parmi lesquels l’ONU tient une place importante. Dans l’ensemble,
on recense principalement des arguments idéels ou des principes fondamentaux
(coopération, ouverture, neutralité : env. 60%). En comparaison, les motifs
pragmatiques (défense de nos intérêts : env. 20%), ainsi que des impératifs
pratiques pour développer la politique étrangère (O22, O23 : env. 20%) sont
relégués au second plan274.
272
Lors de la campagne sur les casques bleus, six annonces font une mention explicite du
vote sur l’ONU.
273
Au niveau du système de partis, seuls l’UDC, le PEP, le PLS, le Mouvement Républicain
et l’Action Nationale ont donné une consigne de vote négative, relayée au niveau des
associations économiques par l’USAM.
274
Ces arguments sont invoqués avant tout par des associations économiques ; celles-ci
ont également prôné l’ouverture (O21) et l’obtention du droit de vote à l’ONU (O23),
484
Note : Dans ce tableau, comme dans les Tableaux 7.7 à 7.9, le nombre de parutions est le nombre
d’annonces où au moins un argument HPR (voir Annexe G.2) relatif à une catégorie donnée
(e. g. O21) a été recensé.
tout comme les partis politiques. Les groupes de pression, de leur côté, ont surtout sou-
ligné les vertus de la coopération internationale (O24). Les particuliers ont mentionné
uniquement la revalorisation de la neutralité (O25) et le renforcement de la politique
extérieure (O22), mais il faut rappeler qu’ils ont été surtout actifs dans la neutralisation
de la campagne adverse (NEG). Les politiciens ont insisté sur la coopération et sur la
neutralité. Enfin, les comités civils et partisans se sont tournés vers un large éventail
d’arguments, avec une tendance de la part des comités partisans de se préoccuper de
la question de la neutralité. Dans le cas des comités civils, cependant, le plus frappant
est la pauvreté de leurs arguments (13 pour 22 annonces). Ceci s’explique en grande
partie par le recours très fréquent à de simples slogans tels que : « Wir haben wenig
Geld, aber eine klare Empfehlung : JA zur UNO ! » (T1020).
485
276
La taille moyenne d’une annonce était de 108 cm2 durant cette campagne, alors que
cette moyenne s’élève à 181 cm2 pour le FMI, à 233 cm2 pour l’EEE, et à 163 cm2
pour les casques bleus. Ceci étant, à l’occasion de la campagne sur l’ONU on n’observe
pas de déséquilibre majeur entre la taille moyenne des annonces des partisans et des
opposants, comme c’est le cas autrement (BRW, EEE, CBL).
277
Voici comment l’ASIN elle-même décrit les circonstances de sa création : « Das
Schweizerische Aktionskomitee gegen den UNO-Beitritt kämpfte erfolgreich gegen den
Beitritt der Schweiz zur UNO : Eine klare Mehrheit von über 75 Prozent Nein-Stimmen
sprach sich für die Neutralität und gegen die Einbindung in die Politik der Grossmächte
aus. Nach der UNO-Abstimmung sahen alt Nationalrat Dr. Otto Fischer (FDP, BE)
und Nationalrat Christoph Blocher (SVP, ZH) voraus, dass in Zukunft eine ständige
Überwachung und Einflussnahme auf die schweizerische Aussenpolitik notwendig sein
werden. (…) Somit entstand in weiser Voraussicht aus dem Aktionskomitee gegen den
UNO-Beitritt die Aktion für eine unabhängige und neutrale Schweiz (AUNS). Die
Gründungsversammlung fand am 19. Juni 1986 in Bern statt. » (http://www. auns.
ch/portraet/gesch.htm).
487
280
Dans leurs rares arguments (moins d’un par annonce), les partis politiques ont avant
tout mis en avant les avantages économiques et financiers de l’adhésion (O52), plus
marginalement la co-décision (O21) et le rapprochement des organisations internationales
(O63). Plus prolifiques dans leur argumentation (plus de trois arguments par annonce),
les comités civils ont abordé tous les thèmes de la campagne, mais principalement le
refus du « Sonderfall » (O61), ainsi que les avantages économiques (O52) et le rapport
aux organisations internationales (O63). Ils sont également les seuls ou les principaux
partisans de l’aide au développement (O51), de la collaboration avec d’autres pays
(O64) et de la co-décision (O21).
489
Tableau 7.7 : Importance relative des arguments de la campagne sur les institutions
de Bretton Woods
N21 : Coûts trop élevés, état des finances féd., hausse 80.2 74.3 25
d’impôts
N22 : Stopper l’aide au Tiers-Monde ; le TM doit plus travailler 0.0 0.0 0
N23 : Ne profite qu’à l’économie ; les affaires passent avant l’aide 1.4 2.0 1
N24 : Le Tiers-Monde ne reçoit rien ; fausse politique 17.7 22.7 4
N61 : La Suisse a assez de problèmes, doit se tenir à l’écart 0.0 0.0 0
N62 : A cause du lien avec l’EEE, l’UE, l’ONU 0.0 0.0 0
N63 : Les organisations internationales ont trop de pouvoir 0.8 0.9 2
(N69 : Autres arguments) (15.9) (15.6) (17)
Total des arguments « contre » 100% 100% n = 32
N (66.0) (376.9)
passent avant l’aide aux pays en difficulté ; ou encore que les organisations
internationales jouissent (et abusent) d’un pouvoir trop grand281.
En plus des arguments correspondant aux motivations du vote recueillies
par l’enquête VOX, il faut noter l’importance inhabituelle de la catégorie
résiduelle (17 arguments). Celle-ci s’explique essentiellement par les parutions
répétées d’un argument « inclassable » de l’ASIN, soulignant que la Banque
Nationale est propriété du peuple suisse, et que ce dernier lui épargnera
un « gaspillage » en refusant d’adhérer au FMI et à la Banque Mondiale.
Par ailleurs, comme c’est le cas pour la campagne du oui, les annonceurs
281
En réalité, les arguments « tiers-mondistes » (N23, N24, N63) sont défendus par une
organisation humanitaire (Déclaration de Berne), un comité civil zurichois et des parti-
culiers. Quant à l’ASIN, elle est soutenue dans sa stigmatisation des coûts de l’adhésion
(N21) par un groupe de pression genevois (l’Equipe).
490
282
Tout au plus peut-on lire, dans une annonce diffusée par l’Equipe : « Chaque jour, ou
presque, nous apporte de nouveaux cas de la prodigalité fédérale. Premier exemple : les
millions versés à l’ONU dont nous ne sommes pourtant pas membres. A croire que le
Pactole a remplacé l’Aar au pied du Palais fédéral ! Autre exemple dont M. R. Felber
et ses collègues ne parlent guère : le prix de l’adhésion à la CE. Plus de deux milliards
que la Suisse devrait payer chaque année ! Une facture salée… à laquelle il faudrait
ajouter les dépenses supplémentaires prévues par M. J. Delors pour l’application des
Accords de Maastricht. Le montant en est si exorbitant qu’il rebute bien des membres
de la Communauté. Là aussi, la Suisse devrait passer à la caisse, poings liés et bourse
ouverte. Et pour corser le tout, Berne veut maintenant nous entraîner dans le FMI et la
Banque Mondiale. » (T4515). Certes, les références à l’ONU et à la CE sont explicites ;
mais elles ne sont présentées que comme des exemples de la tendance dépensière du
gouvernement, et non comme liées à l’adhésion au FMI ou comme des conséquences
connexes de la politique extérieure du gouvernement.
491
Ces différents traits ont concouru à intégrer dans les débats référendaires
une multitude d’acteurs qui en sont habituellement absents. A leur tour,
ces « nouveaux arrivants » ont contribué à renforcer la saillance de l’enjeu,
sa familiarité, sa conflictualité et son ambivalence. D’ailleurs, le Conseil
fédéral a explicitement admis la portée exceptionnelle du traité sur l’EEE en
le soumettant au référendum obligatoire, nécessitant la double majorité du
peuple et des cantons. Il s’en est expliqué dans son message du 18 mai 1992 :
« Les accords relatifs à l’Espace économique européen sont sans aucun doute
d’une signification politique et économique capitale pour notre pays. Par
conséquent, de l’avis du Conseil fédéral, seul le référendum obligatoire entre
en considération » (Conseil fédéral, 1992a : 530). Parfois contestée – non
pas tant par les politiques, plutôt unis sur cette question, mais par certains
académiciens (e. g. Germann, 1999)283 –, cette décision du gouvernement a
failli avoir des conséquences très concrètes, puisque l’EEE a certes été rejeté
par une large majorité des cantons (16), mais seulement par 50.3% de la
population. Contre l’avis d’une large coalition de partis favorables au traité284,
le peuple suisse a donc refusé « l’aventure européenne ». Est-ce un hasard si
le résultat du vote semble traduire presque exactement le rapport de force
observé au cours de la campagne ? Autant il est difficile de répondre à cette
question, autant il est aisé d’écarter tout aléa dans le phénomène suivant : les
citoyens suisses ont très peu suivi les recommandations des partis politiques,
même parmi la minorité de sympathisants – environ 49% des répondants de
l’enquête VOX affirment avoir un lien avec un parti.
Contrairement aux autres campagnes, l’EEE a vu intervenir l’ensemble
des catégories d’acteurs distinguées jusqu’ici285. La composition que nous
donnons maintenant du camp des partisans de l’EEE (suivi plus bas par celui
des opposants) se base sur des variables dummy (catégories non exclusives,
permettant de prendre en compte plus d’un acteur par annonce), raison pour
laquelle le pourcentage total dépasse sensiblement 100%. En première ligne
du combat pour l’EEE on trouve les comités civils (33% des annonces, n =
283
C’est surtout la déclaration du caractère « supranational » des instances de l’EEE qui a
soulevé des critiques (Kreis 1995 : 45). Le vote populaire sur l’adhésion à la Société des
Nations avait déjà créé un précédent : « Laut dem damaligen Verfassungsrecht hätte
der Entscheid über den Beitritt der Schweiz zum Völkerbund in der Kompetenz von
Bundesrat und Parlament gelegen. Da die Beitrittsfrage als wichtigster aussenpolitischer
Schritt seit der Gründung des Bundesstaates galt, wurde entschieden, sie gleich einer
neu zu schaffenden Verfassungsbestimmung Volk und Ständen zur Genehmigung zu
unterbreiten » (Goetschel 1994 : 93).
284
Seuls l’UDC, les Démocrates Suisses, le PES et le Parti des Automobilistes (ainsi que
certaines sections cantonales du PRD et du PDC) ont prôné un refus du traité, soutenus
par l’Union Suisse des Paysans et par plusieurs sections cantonales de l’USAM.
285
A l’exception des catégories (organisations humanitaires, églises, organisations militaires
et GSsA) qui ne se sont jamais manifestées en politique extérieure – elles sont actives
sur les sujets d’immigration ou de défense.
492
348 /23% des arguments, n = 969) et les comités partisans (27% ann./27%
arg.). Suivent les entreprises (18%/21%), les partis politiques (10%/14%) et
les associations économiques (9%/12%). Enfin, les syndicats et les groupes de
pression sont impliqués dans plus de 5% des annonces, alors que les particuliers
et les politiciens hors comités sont pratiquement absents des débats (entre 2 et
3% des annonces et des arguments). La première moitié du Tableau 7.8 résume
l’importance des différentes catégories d’arguments utilisés par l’ensemble des
partisans du traité sur l’EEE.
Un argument a été diffusé dans plus de 40% des annonces favorables à
l’EEE, et avec une telle insistance qu’il représente près du quart des arguments
pondérés : il s’agit des énoncés soulignant l’importance de pouvoir bénéficier
d’un accès libre au grand marché européen, afin de faciliter les exportations et
d’améliorer les conditions-cadres de l’industrie suisse (O44). Une plus grande
ouverture de notre économie est également indispensable, selon certains, pour
empêcher les délocalisations d’entreprises. En effet, à l’instar de certaines
grandes entreprises (Sulzer, Swissair, UBS, etc.), plusieurs annonceurs ont
fait planer la menace d’un transfert d’activités et d’investissements hors de
Suisse en cas de refus de l’EEE, sous prétexte d’une atteinte irrémédiable à
la capacité concurrentielle de notre place économique. Notons qu’une telle
« pression » du système international et des entreprises multinationales peut
s’avérer contre-productive, et que ce genre d’arguments peut se retourner
contre ses auteurs (voir Putnam, 1988 : 456). Souvent lié à ce premier motif
d’acceptation, le second argument en importance fait valoir que la participation
à l’EEE permettra de limiter le chômage, ou même de créer de nouveaux
emplois (o41). Ensemble, ces deux motivations économiques représentent près de 40% des
arguments pondérés ! Vient ensuite une catégorie relativement hétéroclite (environ
13% des arguments pondérés), rassemblant différents types de stigmatisation
de la course en solitaire (Alleingang : o38) et regroupant tous les arguments
portant sur le statu quo, à l’exception de ceux sur les emplois et les salaires,
qui sont déjà assignés à d’autres catégories. D’une part, cette voie est jugée
impraticable : elle ne constitue pas une alternative crédible à l’intégration, ou
alors trop risquée pour que l’on s’y aventure ; d’autre part elle comporte des
effets néfastes déjà prévisibles, particulièrement sur le plan économique.
Les quatre arguments d’importance moyenne (environ 7–8% des
arguments pondérés) offrent un certain contraste avec l’aspect très pragmatique
des premières motivations. Tout d’abord, les appels au changement (« Il faut
que la Suisse se réveille » : o35) traduisent une intention de réformer le système
suisse en saisissant l’opportunité offerte par l’EEE, et dénotent une volonté
plus proprement politique, au-delà des simples considérations économiques.
C’est également l’orientation des énoncés dénonçant le Sonderfall helvétique
et l’isolement dont le pays serait victime en cas de refus du traité (o32). Une
mentalité « insulaire » est tout aussi incompatible avec le fait que « nous
sommes européens » ; notre communauté de destin avec les pays de l’UE
493
N12 : Ne pas vendre la patrie, « die Schweiz nicht verkaufen » 5.6 5.8 168
N13 : Déjà assez de problèmes comme ça (AVS, drogue, etc.) 0.4 0.5 18
N31 : C’est trop tôt, le moment n’est pas opportun 0.5 0.5 16
N32 : L’adhésion coûte trop cher ; plus de fonctionnaires 5.4 5.0 125
N33 : Perte d’indépendance, neutralité menacée 10.4 10.3 422
N34 : Méfiance vis-à-vis de la « Grande Europe », pas fiable 2.9 2.8 110
N35 : Manque d’information, trop d’arguments divergents 0.4 0.4 15
N36 : Manque de clarté du Conseil fédéral, sanction du CF 1.6 1.7 65
N37 : Le statu quo est préférable 5.2 5.3 178
N38 : Avantages économiques à rester en dehors 6.7 7.1 232
N41 : l’EEE conduit à l’UE, est l’antichambre de l’UE 2.6 2.8 99
N42 : Augmentation du chômage 8.7 8.6 314
N43 : Invasion de travailleurs étrangers 21.0 20.2 308
N44 : Les salaires, le niveau de vie vont diminuer 11.1 10.9 250
N45 : Les prix, les impôts vont augmenter 3.1 3.0 122
N46 : Pas de co-décision, tutelle de Bruxelles, juges étrangers 10.2 10.6 282
N47 : Contre le gigantisme de l’Europe, l’Europe du capital 2.6 2.6 89
N48 : Eviter un recul de l’écologie, protection de l’environn. 0.8 0.7 23
N49 : L’agriculture suisse est menacée 0.2 0.2 10
N50 : Pas contre l’ouverture, mais pas de cette façon 0.7 0.8 35
N51 : Désavantages pour les femmes 0.1 0.2 11
(N94 : Autres arguments) (1.3) (1.4) (60)
Total des arguments « contre » 100% 100% n = 2892
(N) (3459.1) ( 18’309.6)
495
leurs rares interventions, les particuliers, les groupes de pression et les poli
ticiens hors comités se sont largement détournés des thèmes économiques,
pour parler d’enjeux politiques et sociaux287.
A présent, qu’en est-il des acteurs et des arguments défavorables au traité ?
Commençons par détailler la composition du camp des opposants. Trois types
d’annonceurs, à eux seuls, ont fait paraître 80% des annonces (n = 798) et ont
diffusé 83% des arguments (n = 2952). Il s’agit en premier lieu de l’ASIN (35%
des annonces/38% des arguments), suivie par les particuliers (23%/21%) et
les comités civils (22%/25%). Concernant le rôle pilote de l’ASIN dans cette
campagne, on peut constater qu’elle a littéralement « annexé » la fonction
habituellement dévolue aux comités partisans : constituer des coalitions de partis
ou de tendances représentées au sein des partis sur des enjeux précis (d’où le nom
« überparteiliches Komitee » que se donnent parfois ces organisations). L’ASIN
elle-même se définit avec fierté comme une association « supra-partisane », à
laquelle adhèrent des membres de tous les partis politiques suisses288. Au cours
de la campagne sur l’EEE, l’ASIN a rempli à merveille ce rôle de fédérateur
des forces partisanes anti-européennes, puisque les autres comités partisans
(les comités ad hoc) n’ont diffusé que 4% des annonces et 2% des arguments
opposés au traité. (Cette efficacité peut également être démontrée dans le cas
des votations de politique extérieure précédant et suivant l’EEE (i. e. BRW
et CBL), où l’on ne recense pas le moindre comité partisan.) Par ailleurs, il
faut souligner la mobilisation tout à fait extraordinaire des particuliers lors de cette
campagne : un peu moins du quart des annonces sont à mettre à leur crédit !
287
Ce rapide survol des différentes catégories d’arguments se base sur la typologie suivante :
Thèmes économiques : O31, O38, O41, O42, O43, O44, O48. Thèmes politiques :
O32, O34, O35, O38, O45. Thèmes socio-culturels : O33, O36, O37, O46, O49.
Thèmes généraux : O12, O94. (A noter que l’argument O38 doit être classé simultané-
ment dans le type économique et politique.) Sur la base de cette typologie, on constate
que les associations économiques et les entreprises consacrent une part essentielle de
leur thématique aux arguments économiques (respectivement 68% et 67% ; POND2),
et se détournent largement des arguments politiques (15% et 25%). A l’inverse, les
politiciens hors comités, les groupes de pression et les particuliers insistent avant tout
sur les thèmes politiques (respectivement 54%, 73% et 61%), et délaissent en majeure
partie les thèmes économiques (14%, 21% et 25%). Finalement, on peut noter que
les politiciens (26%), et dans une moindre mesure les particuliers (15%), accordent
également une certaine importance aux arguments socio-culturels. Pour l’ensemble des
annonceurs, les thèmes économiques représentent 54% du volume des arguments, les
thèmes politiques 30%, les thèmes socio-culturels 8%, et les arguments généraux 8%
(N = 1279.5).
288
Ainsi se présente l’ASIN sur son site Internet : « Die AUNS ist überparteilich. Ihr
gehören u.a. auch Mitglieder aus allen politischen Parteien der Schweiz an. Das En-
gagement in der AUNS unterstützt diejenigen Parteimitglieder, welche sich in ihren
‹ etablierten › Parteien wehren gegen den zunehmenden Aktivismus zur Aushöhlung
der Unabhängigkeit, der Neutralität, des Föderalismus und der Freiheitsrechte des
Volkes. » (http://www. auns.ch/portraet/gesch.htm).
496
non, on notera avant tout l’activité des entreprises (7% des annonces/9% des
arguments) et des groupes de pression (6%/4%). En comparaison, les partis,
associations économiques, syndicats, politiciens hors comités ou les autres
types d’acteurs ont joué un rôle quasiment insignifiant.
Quels ont été les arguments de la campagne contre l’EEE ? Comme
dans le cas des motivations du oui, on relève un petit nombre d’énoncés
favoris, desquels se détache assez nettement un argument massue : la crainte
d’une invasion de travailleurs étrangers en cas d’acceptation de l’EEE (N43 : environ
20% des arguments pondérés), parfois exprimée plus simplement sous la forme
d’une appréhension de la surpopulation étrangère. Le phénomène prévisible
de « l’immigration des chômeurs étrangers » est la plupart du temps désigné
comme une source d’ennuis en cascade pour la société suisse : crises du marché
de l’emploi et du logement, baisse des salaires, mise en danger des assurances
sociales, augmentation de l’inflation et des impôts, etc.291. L’argument procède
également d’un examen de la situation des pays de l’UE, « où partout sévit
la crise » ; dès lors, que peut-on attendre de positif d’une alliance avec « des
économies sinistrées » ? Loin de profiter de l’Europe, la Suisse « aimantera »
les travailleurs étrangers et importera la précarité (phénomène du dumping
social). Il n’est ainsi guère étonnant de trouver, parmi les arguments les plus
employés, deux prédictions qui découlent souvent directement du phénomène
de l’immigration : la baisse des salaires et du niveau de vie (N44 : 11% des
arguments pondérés) et l’augmentation du chômage (N42 : 9%). Deux autres
arguments, plus proprement politiques, ont connu un succès comparable auprès
des annonceurs : la crainte de voir l’indépendance et la neutralité du pays
amputées ou supprimées par la participation à l’EEE (N33 : 10% des arguments
pondérés), ainsi que le manque de co-décision prévue au sein des instances
dirigeantes de l’EEE, qui s’apparentent davantage à une tutelle de Bruxelles
– de nombreux annonceurs agitent ici le spectre des « juges étrangers » ou celui
du sacrifice des droits populaires (N46 : 10% des arguments pondérés).
Une deuxième catégorie d’arguments de moyenne importance (entre 5%
et 8% des arguments pondérés) regroupe quatre énoncés de teneur générale. En
premier lieu, certains arguments soulignent les avantages économiques d’une
non participation à l’EEE (N38), ou les avantages (politiques, sociaux, etc.)
du statu quo (N37)292. D’autre part, les arguments des opposants sont parfois
291
On observe souvent une sorte de fascination des chiffres dans l’évaluation des risques
de surpopulation étrangère ; le gigantisme de l’Europe est conçu comme une menace
directe pour la « petite Suisse » de quelques millions d’habitants : « Attention ! Nouvel
afflux d’étrangers en Suisse. Le traité EEE permettrait aux ressortissants de l’EEE (380
millions) de chercher du travail en Suisse (…) Il y a plus de 16 millions de chômeurs
dans la Communauté. Même si 1% d’entre eux venait s’installer en Suisse, cela ferait
près de 500’000 personnes y compris les familles » (T0382).
292
En plus des arguments spécifiquement codés comme tels, N38 et N37 regroupent tous
les arguments qui portent sur le statu quo et ne peuvent être rangés dans des catégories
spécifiques (chômage, salaires, etc.).
498
293
Voir cette « citation » du chancelier Kohl, maintes fois reproduite dans les annonces :
« Die Kleinen haben zu zahlen, im übrigen aber zu schweigen » (T0085 ; voir aussi
T0093, T0263, T0450). Selon Gehrke (1996 : 13), il existe une certaine solidarité entre
petits pays européens (Danemark, Irlande, Suisse, etc.) devant le processus d’intégra-
tion européenne, sentiment que les opposants à l’EEE ont naturellement cherché à
exploiter.
294
La métaphore du « camp d’entraînement » fait suite à une déclaration du conseiller
fédéral Ogi : « Der EWR ist das Trainingslager für die EG » (T0062, T0015, T0041,
T0099, T0122, T0208, T0251). Selon les opposants, une grande partie de la législation
communautaire serait transposée dans le droit suisse déjà en cas d’adhésion à l’EEE :
« Wer dem EWR zustimmt, akzeptiert auch den EG-Beitritt. (…) Es gibt kein Zurück
mehr, weil : – wir 80% des EG-Rechtes (über 15’000 Seiten) und durchschnittlich
täglich einen weiteren unbekannten EG-Beamtenerlass ohne jeden Mitentscheid
übernehmen ; – BR und EG-Parlament den EWR deutlich als ‹ Übergangsphase ›,
‹ Wartezimmer › und ‹ Zwischenstation › zur EG bezeichnen ; – der BR gezielt und
konsequent die EG-Mitgliedschaft anstrebt. (…) Ein Ja zum EWR führt also zwingend
in die EG » (T0117). Tel est aussi l’argument du lobby des armes Pro-Tell : « Schon mit
dem EWR-Beitritt werden die Grenzkontrollen stark vermindert. Kriminellen öffnen
sich damit Tür und Tor. Uns Schweizern würde bald ‹ aus Gründen der Sicherheit ›
das rigorose EG-Waffenrecht aufgezwungen. » (T0290).
499
politiques (respectivement 61%, 45% et 47%), et passent sous silence les aspects écono
miques (22%, 25% et 26%). Finalement, on peut noter que les associations économiques
accordent une grande importance aux thèmes socio-culturels (39%), contrairement aux
politiciens (13%) et aux partis politiques (14%). Pour l’ensemble des annonceurs, les
thèmes économiques représentent 46% du volume des arguments, les thèmes politiques
29%, les thèmes socio-culturels 23%, et les arguments généraux 2% (N = 4229.4).
297
Il faut dire qu’il s’agit là en bonne partie de chefs de petites et moyennes entreprises,
opposés à l’EEE et s’exprimant en leur nom propre, que ce soit pour affirmer leur
attachement aux valeurs morales de la Suisse ou pour témoigner des bonnes conditions-
cadre prévalant dans leur secteur – selon eux, les institutions existantes (souveraineté,
démocratie directe) sont responsables de ces conditions favorables.
298
L’EEE a aussi été décrit comme une « planche savonneuse », ou comme le « plan
incliné, sur lequel la Suisse doit fatalement glisser dans le marché commun » (T0292,
T0437). Il convient de souligner que nous n’avons pas codé sous cette catégorie (N41)
les innombrables allusions au lien existant entre l’EEE et l’adhésion à la CE (le slogan
« EWR/EG » apparaît dans près d’un texte sur trois des opposants alémaniques), sans
quoi cet argument aurait atteint des proportions bien plus considérables. Grâce à la
procédure wordcount du logiciel ATLAS-ti, nous avons compté, dans les 455 textes
relatifs à l’EEE, jusqu’à 1045 utilisations du terme ‹ EWR › ou ‹ EEE ›, et 679 utilisa-
tions du terme ‹ EG › ou ‹ CE › – et ces chiffres devraient encore être multipliés par
le nombre de parutions de chaque texte. En d’autres termes, pour trois utilisations du
terme EEE on recense deux utilisations du terme CE. L’insertion dans les débats sur
l’EEE de la perspective d’une adhésion à la CE a donc été omniprésente. Même si le
lien entre les deux enjeux a été beaucoup plus rarement articulé de manière explicite,
on peut imaginer qu’il a agi un peu à la manière d’un message subliminal et que les
évaluations de la CE ont sans doute été très importantes pour l’évaluation des consé-
quences d’une entrée dans l’EEE (pour autant que les annonces publicitaires aient un
impact sur les opinions des lecteurs, ce qui reste bien sûr à démontrer).
501
299
A eux seuls, ces cinq arguments (N43, N44, N42, N33, N46) représentent 75% des
arguments pondérés de l’ASIN et 66% des arguments pondérés des comités civils. En
comparaison, les cinq arguments principaux des particuliers (N43, N33, N12, N37,
N46) ne représentent que 49% de la pondération totale de leurs arguments.
300
Ainsi le coefficient de corrélation (Pearson’s r) entre les séries d’arguments favorables au
traité de part et d’autre de la frontière des langues est de .91, et il atteint .95 pour les
arguments défavorables ; le coefficient rho de Spearman, qui se base sur le classement
des arguments par rang d’importance, produit des valeurs très proches (.92 et .94,
respectivement).
502
301
En effet, le ficelage du projet dans une loi fédérale avait également l’avantage de donner
au gouvernement une plus grande marge de manoeuvre dans l’exécution des mesures
prévues : « Durch die bundesgesetzliche Umschreibung möglicher Einsätze sowie der
Vertragsparteien hätte sich im Eintretensfall der Gang vor die Bundesversammlung
und gar vors Volk erübrigt. Wie die bundesrätliche Botschaft ausführte, erforderte die
zeitliche Dringlichkeit solcher Einsätze schnelle Entscheidungen durch die Exekutive
und die Kürze der Einsätze sowie die Rückzugsmöglichkeit keine Zustimmung durch
den Souverän » (Kreis 1995 : 46).
302
Par ailleurs, aucun des 16 objets de vote de politique interne analysés par Bützer (1999)
n’a suscité une campagne aussi intense que celle sur les casques bleus. Seule la votation
sur l’introduction de la TVA en juin 1991 s’est approchée d’une telle envergure, avec
une surface de 37’000 cm2 (mais seulement 109 annonces). Rappelons que la méthode
d’investigation de Bützer est parfaitement comparable à la nôtre.
303
Seuls le PdT, l’UDC, les Démocrates suisses et le Parti des Automobilistes ont préconisé
un refus du projet.
304
Lors de la première semaine de campagne, 70% des arguments (n = 87) sont déjà à mettre
au crédit des opposants. Durant les trois semaines suivantes, les opposants ont toujours
maintenu leur avantage entre 60% et 75%, en augmentant le nombre d’annonces tout
en diminuant leur taille et le nombre moyen d’arguments dans chacune d’elles. Dans
le même temps, les partisans des casques bleus ont bien augmenté considérablement la
taille de leurs annonces et le nombre moyen d’arguments par annonce, mais le nombre
absolu d’annonces est resté nettement insuffisant pour permettre de combler l’écart
argumentatif par rapport aux opposants.
503
des opposants. Certes, comme le relèvent Wernli et ses collègues (1994 : 6),
« tirant les leçons du vote du 6 décembre 1992, les autorités ont pris garde
de lancer la campagne de façon précoce » (voir Annexe B, Figures B5 et B6) ;
mais cela ne préjuge en aucune manière de la capacité des partisans du projet
à remporter la bataille des arguments.
Voyons maintenant quelle a été la composition du camp des partisans
de la loi sur les casques bleus. En première ligne on trouve les comités civils
(56% des annonces, n = 77), représentés presque exclusivement par le comité
Ja zu freiwilligen Schweizer Blauhelmen, basé à Berne. Son correspondant romand,
le comité Oui aux casques bleus suisses volontaires, basé à Neuchâtel, a fait paraître
l’ensemble des annonces (à une exception près) des comités partisans (23%
des annonces). La différence de classification de ces deux comités (l’un défini
comme « civil » et l’autre comme « partisan ») s’explique uniquement par le
fait que les annonces du comité romand sont explicitement placées sous la
responsabilité d’un politicien (en l’occurrence M. Christian Kauter, secrétaire
général du PRD). En l’espèce, notre règle de codage produit donc une différence
artificielle entre deux comités qui sont de parfaits équivalents de part et d’autre
de la frontière linguistique (les textes français ne sont qu’une simple traduction
des textes allemands, ou inversement), et qui sont à eux seuls responsables de
la parution de 75% des annonces favorables au projet. Loin derrière ce duo
de tête, on note une nouvelle fois l’activité très discrète des partis politiques
(PSS, AdI, PRD : 10% des annonces), ainsi que l’intervention épisodique des
particuliers (5%), des groupes de pression (4%) et des entreprises (3%).
Quels arguments les partisans ont-ils utilisé pour convaincre les citoyens
de la nécessité des casques bleus, ceci moins de dix ans après le refus populaire
d’adhérer à l’ONU ? Trois énoncés ont eu la faveur des annonceurs. Tout
d’abord, ils ont volontiers rappelé que l’engagement des casques bleus était
volontaire, et que personne ne saurait y être forcé (O41 : env. 25–30% des
arguments pondérés). Ensuite, la neutralité ne constituerait pas un obstacle
pour la mise sur pied d’opérations de maintien de la paix (O40 : env. 25%),
certains n’hésitant pas à souligner que la neutralité sortirait même renforcée
de ces opérations. Enfin, de nombreuses voix se sont élevées en faveur de la paix
et, par conséquent, de toute mesure permettant de la rétablir ou de la garantir
(O30 : env. 25%). A eux seuls, les trois principaux énoncés de la campagne du
oui représentent près de 80% de la masse totale des arguments. On recense
tout de même un quatrième argument d’une certaine importance, prônant
la solidarité internationale et un accroissement de l’engagement humanitaire de
la Suisse (O31 : env. 10% des arguments pondérés). En revanche, une série
d’arguments ont été utilisés à très petite dose (entre 1% et 5% des arguments
pondérés), tels que la volonté d’ouvrir la Suisse au monde (O20), l’argument
selon lequel les missions de paix à l’étranger renforcent la sécurité interne (O21),
l’encouragement à la participation internationale de la Suisse (O12), ou encore
la possibilité offerte par le projet de s’atteler au problème des réfugiés à un
504
Tableau 7.9 : Importance relative des arguments de la campagne sur les casques
bleus suisses
ment actifs pour seconder l’ASIN, qui reste toutefois la locomotive des forces
isolationnistes (33% des annonces). Deux autres types d’acteurs ont animé la
campagne : les comités civils (14%) et les particuliers (14%). En revanche, les
partis ont eu aussi peu de prise sur cette campagne que sur les précédentes
même type dans d’autres régions du pays, et nous rend une nouvelle fois attentifs aux
biais régionaux entachant très certainement la récolte de nos données.
506
(3%). Enfin, les politiciens hors comités (6%) et les entreprises (2%)308 complè
tent les rangs des opposants.
Sur le plan des arguments, la question de la neutralité a autant préoccupé
les opposants que les partisans (N30 : env. 25% des arguments pondérés), pour
des raisons très différentes : le projet est vu comme une atteinte irréparable à
la neutralité et à ses différentes fonctions. Il en résulte une perte de crédibilité
de notre politique étrangère, un danger pour la sécurité du pays (neutralité
armée), ainsi qu’une dénaturation de l’identité suisse, pour ainsi dire vidée de
sa substance, ce dont ne peut que souffrir l’affirmation de notre indépendance.
A cela s’ajoute que les petits pays sont sans influence au sein de l’ONU (où
les grandes puissances s’arrogent tous les pouvoirs par leur droit de veto) et
que la Suisse est plus efficace en dehors du carcan onusien : dès lors, pour-
quoi sacrifier cette « neutralité au service de la paix » ? Bien que le projet ne
prévoie pas une adhésion à l’ONU, on constate que c’est souvent un rejet de
l’ONU qui détermine les prises de position sur les casques bleus, à l’image de
la CE dans le discours contre l’EEE. En deuxième position vient l’argument,
désormais coutumier des débats de politique étrangère, des coûts trop élevés
du projet (N12 : env. 17–19% des arguments pondérés). Suivent des énoncés de
moyenne importance (env. 11%) condamnant l’inutilité des opérations menées
par les casques bleus (N13) ou soulignant le fait que la Suisse s’engage déjà
suffisamment (N33), notamment par ses activités de « bons offices » (médiation
dans les conflits, représentation des intérêts de pays tiers, etc.).
Les quatre arguments suivants, dans un ordre d’importance (5–10% des
arguments pondérés), reprennent des aspects particuliers des thèmes exposés
plus haut : – L’impuissance de l’ONU face aux missions qu’on lui assigne, à
quoi on peut ajouter son incurie, sa partialité, etc. (N40). – L’opposition à toute
mission à l’étranger (N31), contraire au principe de neutralité : les casques bleus
suisses seraient des mercenaires à la solde du Conseil de sécurité de l’ONU,
ou alors feraient du « tourisme militaire ». – Tout aussi incompatible avec la
neutralité est l’ingérence dans les affaires des autres (N35) ; cet argument s’inspire
parfois de la célèbre mise en garde de Nicolas de Flüe (« Mischt Euch nicht
in fremde Händel »), sans pour autant la citer expressément (T2010, T2042).
– Enfin, l’avis s’exprime parfois que l’engagement humanitaire de la Croix-Rouge
suffit (i. e. à démontrer notre solidarité et notre bonne volonté). En définitive, le
thème de la neutralité (N30, N31, N32, N35) rassemble près de 40% des arguments pon
dérés, ce qui est comparable à la thématique développée pendant la campagne
sur l’ONU. Finalement, trois arguments ont été très peu utilisés (dans moins
de 10 annonces), et consistent en différentes considérations pratiques sur
l’engagement de casques bleus suisses. Pour certains, il n’est pas acceptable de
les entraîner dans des conflits militaires (N32) ; cette situation est parfois jugée
308
A noter que les trois annonces revenant à la catégorie des entreprises ont été signées
par Karl Schweri, patron de Denner, qui n’a pas hésité à leur consacrer trois pleines
pages dans le Tages-Anzeiger.
507
trop dangereuse, puisque les casques bleus risqueraient leur vie (N20)309 ; enfin,
la base volontaire de l’engagement des casques bleus sur lequel ont tant insisté
les partisans du projet, est parfois mis en doute par ses adversaires (N41)310.
Ajoutons encore que la catégorie résiduelle (N96) est exceptionnellement
fournie (env. 13–14%), parce que plusieurs arguments d’un certain poids
n’apparaissent pas dans la classification effectuée par l’enquête VOX. On y
trouve notamment deux énoncés relativement courants : les casques bleus
représenteraient une adhésion « en catimini » à l’ONU (« UNO-Beitritt durch
die Hintertür ») et une atteinte à la sécurité nationale, car leur financement
empiéterait sur le budget du département militaire.
Au niveau de la thématique développée par les différents types
d’annonceurs, on remarque que l’argument de la neutralité (N30) a été promu
à part égale par les quatre principaux acteurs de la campagne : les groupes
de pression, l’ASIN, les particuliers et les comités civils ; ceci confirme le
rôle charnière de la neutralité dans les motivations d’un refus du projet. La
question des coûts (N12) a également séduit ces quatre catégories d’acteurs,
auxquelles il faut ajouter les entreprises et les partis. En revanche, l’accent mis
sur l’inutilité des casques bleus (N13) a été une spécialité de l’ASIN (et des
comités civils, dans une bien moindre mesure), tout comme les condamnations
de l’ONU – organisation frappée d’incurie (N40) – sont venues principalement
des particuliers. Ce sont eux également qui ont défendu le plus vivement l’idée
que la Suisse s’engage suffisamment au niveau international (N33), appuyés
en ceci par l’ASIN et les comités civils. En revanche, la mise en valeur plus
spécifique du rôle de la Croix-Rouge (N34) a été assurée par les groupes de
pression (en l’occurrence l’Equipe) et les comités. Enfin, les deux corollaires
du principe de neutralité (N31, N35) ont été surtout mis en évidence par les
comités civils, soutenus par l’ASIN. De manière générale, les arguments basés
sur la neutralité ont été très prisés des comités civils, un peu moins des politiciens
hors comités et des groupes de pression. A l’inverse, les énoncés pragmatiques
mettant en cause les modalités du projet et ses résultats prévisibles sont surtout
employés par les partis et les entreprises, ainsi que par l’ASIN – dans une
moindre proportion, mais à une échelle très importante. Enfin, les arguments
309
Le cas de cet argument est très particulier, dans la mesure où ce sont probablement les
images qui l’ont promu, davantage que les mots. Ceux qui ont suivi la campagne se
souviennent sans doute de ces illustrations macabres (médaille militaire enfouie dans
le sable, tête de mort casquée) destinées à inspirer la crainte face aux conséquences
funestes du projet. Par voie d’annonces ou d’affiches de rue, ces images ont peut-être
exercé un impact supérieur à ce que laisse entendre notre analyse des arguments.
D’ailleurs, les annonces utilisant ce genre d’illustrations ne représentent pas moins de
27% de la surface totale de la campagne des opposants !
310
Ce doute porte soit sur les motivations à long terme des autorités (« Freiwillig ? Wie
lange ? » ; T2015), soit sur les motivations des casques bleus eux-mêmes (« Wer für Fr.
85’000.– militärische Aufgaben übernimmt, ist doch kein ‹ Freiwilliger › ! » ; T2035).
508
de mise en valeur du statu quo, insistant sur les efforts déjà consentis par la
Suisse sur le plan international, sont plus volontiers utilisés par les groupes
de pression et les comités311.
7.2.4 Conclusion
Notre description du contenu argumentatif des campagnes sur les objets de
politique étrangère a révélé une tendance relativement forte à focaliser les débats
sur des considérations économiques. En effet, le pourcentage d’arguments
économiques ou financiers chez les partisans ou les opposants des projets peut
atteindre jusqu’à 82% (voir Tableau 7.10). Bien entendu, l’importance des
arguments économiques varie suivant la nature des enjeux. Ainsi, les projets
relatifs à l’ONU (ONU et CBL), dont le volet économique est secondaire et
se résume essentiellement à des questions de financement, ont donné lieu à
des campagnes marquées par d’autres thèmes. En particulier, on relèvera
l’abondance des arguments relatifs à la neutralité et à la souveraineté du pays.
La neutralité s’est donc imposée comme thème de débat sur les projets
onusiens, alors que les autres objets ont été abordés avec une logique plutôt
économique. A cet égard, le Tableau 7.10 apporte une vision d’ensemble des
différentes campagnes312.
Quoi qu’il en soit, il est certain que les annonceurs évaluent les projets
de politique étrangère en grande partie en fonction de leurs implications
pour l’économie et la neutralité suisses. Mais une dimension « économiste »
prédomine-t-elle également dans l’évaluation des affaires étrangères par les
311
Cette typologie des arguments se base sur la classification suivante : Arguments sur la
neutralité : N30, N31, N32, N35. Arguments pragmatiques : N12, N13, N20, N40,
N41. Arguments sur le statu quo : N33, N34. Sur la base de cette typologie, on constate
que les comités civils et les politiciens focalisent leurs arguments sur la neutralité
(respectivement 60% et 49% ; POND2), et délaissent les arguments pragmatiques
(comités : 20%) ou les arguments sur le statu quo (politiciens : 0%). A l’inverse, les
partis politiques et les entreprises insistent avant tout sur des arguments pragmatiques
(respectivement 84% et 85%), et passent sous silence la neutralité (16% et 3%). Enfin,
les arguments sur le statu quo sont surtout diffusés par les groupes de pression (25%),
les comités civils (20%) et les particuliers (18%). Pour l’ensemble des annonceurs, les
arguments sur la neutralité représentent 42% du volume global des arguments, les
arguments pragmatiques 41% et les arguments sur le statu quo 16% (N = 350.4).
312
Les pourcentages du tableau se basent sur les catégories relativement larges définies
plus haut (voir Tableaux 7.6 à 7.9 supra). Voici les correspondances avec les catégo-
ries utilisées précédemment. Arguments économiques : ONUpart : O51 ; ONUopp :
N31 ; BRWpart : O52 ; BRWopp : N21, N23 ; EEEpart : O31, O38, O41, O42, O43,
O44, O48 ; EEEopp : N32, N38, N42, N43, N44, N45, N49 ; CBLpart : – ; CBLopp :
N12. Arguments neutralistes : ONUpart : O25 ; ONUopp : N21, N22 ; BRWpart : – ;
BRWopp : – ; EEEpart : – ; EEEopp : N33, N46 ; CBLpart : O40 ; CBLopp : N30,
N31, N32, N35.
509
Tableau 7.10 : Importance globale et relative des deux principaux arguments des
campagnes
Arguments économiques Arguments neutralistes
citoyens suisses (Klöti und Ruloff, 1996) ? La neutralité est-elle aussi importante
à leurs yeux qu’elle semble l’être pour une bonne partie des annonceurs (ASIN,
groupes de pression, comités civils, etc.) ? Et si c’est le cas, peut-on attribuer
cette saillance de l’économie et de la neutralité à la publicité faite autour de
ces questions par les campaigners ? Ce type d’analyse sera approfondi plus loin,
avec une étude des effets de priming des campagnes de politique extérieure
(chap. 8). Pour l’heure, nous souhaitons explorer encore un aspect descriptif
de ces campagnes.
du format et des pratiques des mass media, auxquels les tribuns populistes doivent
nécessairement s’adresser pour diffuser leur discours :
9. Le discours populiste développe une argumentation sommaire, sous forme
de « quasi slogans » démonstratifs et protestataires. Le tribun populiste
est conscient des attentes des journalistes et de son public, et dédaigne
généralement l’argumentation substantielle au profit de phrases incisives,
de la provocation calculée, de la pointe polémique contre ses adversaires :
« Instinktiv weiss er, dass sich programmatische Aussagen, faktenreiche
Sachverhaltsdarstellungen, nüchterne Problemlösungsvorschläge bes-
tenfalls als dreizeilige Punktmeldung wiederfinden würden. (…) Der
Gladiator weiss, was von ihm erwartet wird, dass er alles darf, bloss
eines nicht – sein Publikum langweilen » (Plasser, 1993 : 196).
10. Enfin, le discours populiste recherche une certaine dramatisation par la
mise en scène des actes de communication : « Dramatische Inszenierung
bedeutet in diesem Zusammenhang, für einen ansteigenden Span-
nungsbogen zu sorgen, latente Stimmungen zu verstärken, Bewegung,
Dynamik zu suggerieren » (1993 : 197). L’objectif de cet élément du
discours est donc en grande partie la mobilisation du public, et concerne
avant tout le discours verbal, gestuel et visuel plus proprement spécifi-
que à la télévision. Néanmoins, un certain niveau de dramatisation peut
également être atteint par d’autres médias (journaux, affiches, etc.) au
moyen de « formules choc », d’images et de références provoquant
l’émotion et captant l’attention. A noter que la dramatisation du dis-
cours, qui constitue initialement un aspect formel du discours, devient
un élément substantiel au travers du regard des médias. Ceux-ci offrent
une « reconnaissabilité » au style des acteurs populistes, qui transforme
la dramatisation et la gesticulation en éléments de programme politi-
que.
Partant de ces traits discursifs – auxquels s’ajoute une série de traits organisa-
tionnels dont nous ne nous préoccuperons pas ici –, nous tâcherons d’examiner
dans quelle mesure ils imprègnent réellement le discours des partisans et des
opposants aux projets de politique extérieure. Plus précisément, nous formulons
deux hypothèses : (1) Le populisme est plus répandu parmi les opposants à la politique
étrangère du Conseil fédéral. (2) Le populisme est plus répandu lors des campagnes les plus
intenses. En effet, comme les campagnes intenses touchent en principe les enjeux
les plus importants, c’est surtout en ces occasions que les acteurs populistes
cherchent à mobiliser les attitudes latentes au sein du public.
(et même à brader la patrie) pour satisfaire leurs ambitions et leurs intérêts
personnels (POP3b). Par ailleurs, cette même campagne a vu s’élever quelques
voix contre les « défaitistes », les traîtres à la patrie ou les « tièdes », qui n’ont
pas le courage de continuer le combat pour l’indépendance et la prospérité
du pays (POP3a). En revanche, l’argument d’une trahison de la volonté popu-
laire exprimée dans un vote (POP3d) – même en relevant toutes les références
aux votes du passé et à venir – a été chose plutôt rare. C’est toutefois la seule
dimension du discours populiste à s’exprimer aussi régulièrement d’une cam-
pagne à l’autre.
La défense de l’identité nationale (POP5) a également suscité un fort
engouement parmi les opposants. La principale cible de cette identité négative
est le spectre de la surpopulation étrangère et de l’immigration libre (POP5b),
qui constitue près du sixième de tous les arguments populistes. La campagne
sur l’EEE explique à elle seule cette formidable débauche d’énergie négative
contre l’emprise étrangère, alors même que nous n’avons pas retenu sous
cette dimension la multitude d’arguments sur les conséquences économiques
de l’invasion de travailleurs étrangers (voir Tableau 7.8). Sur un terrain plus
culturel, un certain nombre d’opposants se préoccupent des conséquences
des projets sur les valeurs de la société suisse (POP5a) : ces projets, disent-ils,
signifient la fin du système helvétique, ou sa dénaturation profonde par l’ir-
ruption de valeurs « non suisses » (unschweizerisch). Enfin, quelques annonces
déplorent la perte prévisible des privilèges nationaux (emploi, contrats avec
l’Etat : POP5c). Il est important de souligner que la quasi totalité (98%) des
arguments identitaires ont été employés lors de la campagne sur l’EEE ; ceci
indique clairement que cet objet a bien été perçu comme une menace pour
l’identité helvétique et que les réflexes identitaires ont joué un rôle important
dans la campagne, malgré les tentatives de la part de nombreux partisans de
présenter l’EEE comme un traité strictement économique.
La mobilisation de ressentiments contre l’adversaire de la campagne
(POP1) a été une stratégie très largement suivie par les opposants aux projets
de politique étrangère, à l’exception du vote sur les institutions de Bretton
Woods. Les cibles choisies varient quelque peu d’une campagne à l’autre : il
s’agit essentiellement du gouvernement (ou de l’un de ses membres ; POP1a)
dans le cas de l’ONU et des casques bleus, alors que la palette des adversaires
est bien plus fournie dans le cas de l’EEE. En première ligne se trouvent les
grandes entreprises (banques, industrie, chimie) et les grands capitalistes qui
ont embrassé la cause pro-européenne (POP1 f), de même que l’administration
(« les bureaucrates » ; POP1b) et les autorités (POP1a). Cette coalition des
etc.) ne sont pas assignés à POP5c. En revanche, le code 432.3 (erreurs de gestion des
responsables économiques et politiques) est attribué à POP1a. Par ailleurs, le manque
de clarté du projet (code 812.1) ou le fait que sa formulation dépasse les capacités
normales d’information des citoyens (812.2) sont assimilés au thème de la trahison du
peuple (POP3c).
520
les opposants ont déployé pour cette tâche davantage d’efforts et une plus
grande diversité de moyens persuasifs, en tous cas lors de la campagne sur
l’EEE : en appelant à la participation à la campagne et au scrutin (POP8a),
mais aussi en appelant aux émotions et à la situation personnelle des citoyens
(POP8b), ainsi qu’en cherchant à mobiliser les indécis au moyen de « positions
à adopter dans le doute » (POP8c). Ceci corrobore un autre indicateur du
succès de la mobilisation des opposants que nous avons déjà évoqué, à savoir
la proportion d’acteurs non-officiels, et surtout de particuliers, qui s’engagent dans
le combat référendaire par voie d’annonces publicitaires. Cette stratégie de
mobilisation n’est pas sans lien avec le « rapport direct au peuple » (POP6)
dont souvent s’enorgueillissent les mouvements populistes. D’un côté, il est
vrai, les partisans de l’EEE ont plus souvent fait appel aux Suisses ou à certaines
grandes catégories de la population pour donner à leurs annonces un ton plus
solennel (POP6a). En revanche, les opposants ont adopté plus fréquemment
une tactique encore plus directe, en prétendant connaître les désirs réels du
peuple (e. g. « Das Schweizervolk sagt Nein zum Verlust von Freiheit und
Volksrechten », T0125), les tendances véritables de l’opinion suisse, ou même
l’issue du scrutin (POP6b). On peut y voir aussi une volonté plus ou moins
consciente de combattre l’ignorance pluraliste et d’éviter que certains indivi-
dus soient « contaminés » par les opinions progressistes en vertu de certains
mécanismes de pression sociale.
Enfin, un certain nombre d’annonces expriment le besoin de liberté
du peuple suisse (POP2). Cette liberté collective est jugée indispensable pour
la bonne marche du système – le peuple doit à l’occasion prévenir ou réparer
les erreurs des élites politiques. Constamment menacée par les projets des
autorités, la liberté du peuple exige une vigilance sans faille. Cette tradition
de liberté s’articule autour de la souveraineté nationale et de la démocratie
directe, mais ne se réduit ni à l’une ni à l’autre. Elle s’érige en barrière autant
contre les atteintes des « puissances étrangères » que contre les intentions
néfastes des élites nationales, auxquelles il est bon de rappeler que le peuple
suisse « a toujours le dernier mot », quoi qu’il advienne. La Suisse est ainsi
élevée au rang de paradis de la liberté citoyenne : « La Suisse est citée en
exemple dans le monde entier. Pour son ouverture au monde. Pour ses droits
inséparables de la liberté. Pour sa démocratie directe. Le peuple suisse est le
souverain, le dernier mot lui appartient. Et il dit souvent NON à ce que Berne
entend lui imposer » (T0347).
Au total, on s’aperçoit que les opposants devancent les partisans dans
l’utilisation des arguments populistes pour toutes les catégories importantes, à
de très rares exceptions près. L’une d’elles est l’accusation de malhonnêteté de
la campagne adverse (POP7). Ces références à la moralité publique ne datent
pas du vote sur l’EEE et constituent déjà une facette visible de la campagne
des partisans de l’ONU – et elles seront reprises (de manière plus discrète)
lors du vote sur les casques bleus. En revanche, le dénigrement des campagnes
523
« malhonnêtes » a été trois fois plus utilisé par les opposants lors de la campagne
sur l’EEE. D’autre part, la stratégie du ressentiment contre l’adversaire (POP1)
n’a pas non plus été l’apanage des opposants à la politique des autorités ; elle a
également été poursuivie par les partisans du traité sur l’EEE. En cette occasion,
ce sont surtout les personnalités de la campagne anti-européenne qui ont été visées
par les partisans (C. Blocher, W. Frey, W. Roderer, ou plus simplement « les
opposants »). Mais globalement, les attaques directes contre l’adversaire sont
monnaie bien plus courante dans le camp des opposants.
Nous souhaitons à présent comparer d’une campagne à l’autre
l’importance globale du discours populiste, sous tous ses aspects. Pour cela,
dans un premier temps, nous élaborons une nouvelle variable (POPU), qui se
borne à additionner les différentes variables construites jusqu’ici (POP1 à POP8).
Puis, dans un deuxième temps, nous rapportons l’envergure des arguments
populistes à l’envergure totale des arguments délivrés pendant les campagnes
(discours populiste compris)320. Le Tableau 7.13 présente de manière synthétique
le ratio des arguments populistes par rapport à l’ensemble des arguments pour
chacune des quatre campagnes de politique extérieure. Il permet de déceler
des variations importantes entre ces quatre débats référendaires, et d’opposer
deux campagnes assez fortement imprégnées par le discours populiste (ONU et
EEE) à deux autres campagnes essentiellement basées sur le discours substantiel
(BRW et CBL). Ainsi, pour revenir à la deuxième hypothèse énoncée au début
de ce chapitre, celle-ci n’est que partiellement confirmée par nos observations.
En effet, s’il est vrai que la campagne la plus intense (EEE) a bien donné lieu
à la plus grande proportion d’arguments de type populiste, s’il est vrai que la
campagne sur les institutions de Bretton Woods est d’autant moins marquée
par le discours populiste qu’elle est effectivement moins intense, il est égale
ment vrai que la campagne sur les casques bleus se présente comme un cas
déviant. Alors qu’elle est la deuxième en intensité absolue, cette campagne
se caractérise à la fois par la proportion d’arguments populistes la plus faible
(12.6%) et par l’écart le plus ténu entre les « taux » respectifs de populisme
dans le discours des partisans et des opposants (3.3%). La section suivante
apportera un début de réponse à la faible utilisation du discours populiste lors
de la campagne sur les casques bleus.
320
En réalité, ce travail de comparaison se révèle un peu plus complexe. Notamment,
nous avons eu soin de ne pas comptabiliser deux fois les arguments qui ressortissent à
la fois au discours « substantiel » – tel que nous l’avons examiné précédemment (chap.
7.2.3) – et au discours populiste. Cette « intersection » entre les deux types de discours
représente en effet 13.5% du total des arguments pondérés, qu’il est nécessaire de
retrancher de notre calcul. La masse totale des arguments à laquelle nous comparons
le poids du discours populiste peut donc être calculée de la façon suivante : TOTAL
= ARG + RESID + POPU – INTERSEC, où ARG est la masse des arguments pré-
sentés dans les Tableaux 7.6 à 7.9 (le N dans les totaux pour chaque camp), RESID
est la masse des arguments résiduels (‹ autres arguments ›), POPU est la somme des
arguments POP1a–POP8c, et INTERSEC est l’intersection mentionnée.
524
321
Parmi les partisans des projets, le populisme est plus présent en Suisse alémanique
(16.5%) qu’en Suisse romande (8.3%) ; parmi les opposants, le discours populiste est
également plus répandu dans les quotidiens alémaniques (33.4%) que romands (25.8%).
Pour confirmer cette tendance, on relève également des variations dans les annonces
qui ont été traduites d’une langue (en principe l’allemand) vers l’autre. Par exemple,
en comparant deux textes portant sur l’EEE (T0181 et T0441), on remarque que deux
arguments (premier pas indésirable vers la CE ; l’UE est non démocratique) ont été
gommés dans la version française. De même, par rapport à deux textes sur les casques
bleus (T2041 et T2098), on s’aperçoit que l’argument sur les « Linken und Netten »
a été omis dans la version française. Pour marginales ou cosmétiques qu’elles soient,
ces différences illustrent bien certaines différences dans la perception du contexte
politique (et donc de l’argumentation adéquate pour convaincre les citoyens) entre les
deux principales régions linguistiques.
525
322
Le mouvement zurichois s’était élevé contre les « puissants » et les « profiteurs »,
estimant que « la République était victime d’une clique d’hommes avides et sans scru-
pules, qui subordonnaient la moralité et la justice à leurs propres intérêts matériels ».
Parallèlement, l’argument entendu au cours de la campagne sur l’EEE, selon lequel
les partisans du traité chercheraient à tromper le peuple, fait écho aux arguments du
mouvement populiste américain des années 1870. Celui-ci dénonçait l’influence des
milieux économiques, pour lesquels tous les moyens étaient bons afin de s’assurer la
victoire – « even resorting to getting legislators drunk before a critical vote » (Kriesi
and Wisler, 1999 : 49).
526
directe. Elles se matérialisent également dans les résultats des votes populaires
du passé. La politique extérieure suisse est légataire de son passé référendaire,
et les élites ne peuvent guère en faire abstraction sans risquer de susciter des
remous et de prêter le flanc aux attaques populistes (voir chap. 7.3.1). Dans
une certaine mesure, l’interprétation populiste des faits – « le peuple suisse
a tranché, prenez acte ! » – a pour objectif de légitimer les institutions auxquelles
on prête la capacité d’avoir influencé une décision populaire antérieure. La campagne
contre les casques bleus nous a offert plusieurs exemples de ce mécanisme de
légitimation. Ce qui était inacceptable autrefois pour une raison donnée n’est
pas plus acceptable aujourd’hui, puisque cette raison est toujours valable : « Die Idee
mit einem Blauhelmdetachement zur Friedenssicherung beizutragen scheint
als Teil unserer guten Dienste in schweizerischer Tradition zu liegen, auch
wenn wir vor wenigen Jahren eine UNO-Mitgliedschaft wuchtig abgelehnt
haben. Warum haben wir damals abgelehnt ? Weil wir nicht Partei werden
wollten ! » (T2004).
Le succès de la plupart des campagnes contre les projets des autorités
résulte, d’après notre analyse, d’une focalisation efficace et systématique sur la
menace que représentent ces projets pour l’autonomie, qu’elle soit individuelle
(démocratie directe), locale (fédéralisme) ou nationale (neutralité). Inversement,
« la crainte de se trouver du mauvais côté du third rail » (Hubert, 1994 : 31) a
dirigé les alliés du gouvernement vers la définition d’autres arguments, laissant
souvent le champ libre aux opposants sur les questions les plus « polarisantes ».
Bien qu’il ne fasse pas partie de notre base empirique, le vote sur les accords
bilatéraux (mai 2000) semble confirmer a contrario le bien-fondé de notre
analyse. Globalement, cet objet était relativement peu profilé sur la dimension
de la neutralité – c’est aussi l’avis de l’ASIN, qui a renoncé au référendum pour
cette raison (http://www.auns.ch/archiv.htm) – et sur la dimension des droits
populaires. Cette spécificité du scrutin devrait avoir reporté l’argumentation des
opposants sur la dimension des coûts du projet. De fait, on a observé dans la
campagne publicitaire une nette prédominance des arguments « économiques »
(n = 234) sur les arguments relatifs à la neutralité ou aux droits populaires
(n = 63) (basé sur Duding, 2001 : Annexe 5)324. De même, pour justifier leur
vote, les répondants de l’analyse VOX opposés aux accords ont mentionné à
48% des motifs relatifs à la libre circulation des personnes, et à 38% des motifs
portant sur l’UE. En comparaison, seuls 15% ont avancé des considérations
liées au maintien de l’indépendance ou de la neutralité (Hirter und Linder,
2000 ; Duding, 2001). Il semblerait donc que la dimension économique des
projets de politique extérieure puisse prévaloir sur leur dimension politique,
lorsque la campagne est explicitement conduite dans ce sens. Toutefois, ceci
ne signifie en rien que les opposants aient renoncé à « politiser » les débats.
324
A noter que Duding prend en considération les mêmes quotidiens que notre propre
enquête (à l’exception du Temps, qui remplace le Journal de Genève) et la même
période d’investigation de quatre semaines avant le vote.
530
Prenons à titre d’exemple cette annonce publiée par le « Comité contre les
accords bilatéraux » :
« Bilatéraux ? Rien du tout … A Berne nos politiciens sont déjà prêts à
sacrifier les droits populaires, l’indépendance, la neutralité et l’autodéter-
mination de notre Pays pour pouvoir dire leur dernier mot, tout en étant
tranquillement assis à un banquet de l’Union Européenne. D’après un
récent sondage, le 56% des membres du Parlement Fédéral récemment
élus est pour une adhésion rapide à l’UE. Les Accords bilatéraux ne sont
donc rien d’autre qu’un miroir aux alouettes. Une fois de plus le Peuple est
trompé. La radio, la télévision et la presse écrite ne nous disent pas ce qui se
passe exactement à l’intérieur de l’UE. Les téléspectateurs sont bombardés
de Euronews et la propagande en faveur de l’Europe bat son plein. Tout
cela en sachant très bien que le 6 décembre 1992, les Cantons et le Peuple
avaient dit clairement ce qu’ils pensaient de l’EEE. La volonté du Peuple
semble déranger la classe politique. Voilà pourquoi Berne a voulu rendre
notre Pays ‹ eurocompatible › à tous les effets. On nous répète à chaque
occasion que la Suisse doit se conformer à l’UE et que nos lois doivent être
identiques à celles de Bruxelles. Voilà la raison pour laquelle on a gaspillé
des millions de francs pour adapter notre signalisation autoroutière. En
outre le Conseiller fédéral Adolf Ogi veut à tout prix armer les militaires
suisses engagés à l’étranger pour les ‹ missions de paix › : cela constitue un
danger évident pour notre neutralité. Nous assistons ainsi à la démolition
systématique des piliers de notre démocratie. Les Accords bilatéraux, qui
constituent le premier pas vers l’adhésion, sont très mauvais justement
parce qu’ils ont été stipulés en vue d’une adhésion complète. Ces Accords
augmenteraient sans doute le chômage, ils poseraient de sérieux problèmes
à nos assurances sociales, ils causeraient la diminution de nos salaires, sans
parler des problèmes créés par l’encombrement de nos routes. Les citoyens
de l’UE auraient la parité des droits comme tous les citoyens suisses et l’on
peut prévoir facilement les conséquences. En cas d’adhésion à l’UE, les
citoyennes et les citoyens suisses perdraient leur droit de référendum et
d’initiative. Voilà pourquoi nous vous demandons de bien vouloir signer le
référendum contre les Accords bilatéraux afin que la décision revienne au
Peuple et non à la classe politique » (GHI, 2.12.1999, p. 10).
Exemple typique du discours populiste, ce texte fait plusieurs références à la
démocratie directe, mais également à la neutralité, ainsi qu’aux votes populaires
du passé et à venir. Autant d’indications que plusieurs dimensions essentielles
des systèmes d’attitudes mises en évidence dans ce chapitre ont été bien iden-
tifiées par les campaigners isolationnistes, et que les prochains votes de politique
étrangère devraient confirmer leur importance. De leur côté, les partisans de
l’ouverture feraient bien de chercher les moyens de contrer leurs adversaires sur
ces mêmes dimensions, et non d’esquiver le débat comme ils l’ont fait à l’occasion
de la plupart des campagnes et des enjeux (voir Tableau 7.14).
531
325
Gamson (1988) fait une distinction entre frames et packages : ces derniers correspondent
à des types de discours sur un enjeu (un peu à la manière de certaines dimensions du
populisme discutées plus haut), alors que les frames constituent le noyau de ces discours,
ou leur « idée centrale » (Gamson and Modigliani 1989 : 3).
533
it appear natural and familiar » (Gamson and Modigliani, 1989 : 5). Selon
cette perspective, on perçoit bien que les packages opposés à l’intégration ont
une faculté de résonner avec les thèmes fondateurs de l’identité helvétique que
n’ont pas les packages plus récents prônant l’ouverture du pays. Les images,
symboles et mythes constitutifs de la « suissitude » – le serment du Rütli, la
rébellion de Guillaume Tell, les sages conseils de Nicolas de Flüe, les luttes
pour l’indépendance (Morgarten), etc. – ont été couramment repris à leur
compte par les annonceurs opposés aux projets gouvernementaux. Cette
« culture de résistance » emprunte à l’histoire suisse traditionnelle ses symboles de
mobilisation, et puise dans les sept siècles d’existence de la Confédération une
énergie souvent martiale contre « l’envahisseur étranger » et ses complices au
sein de l’establishment interne. Ces morceaux choisis témoignent de la vivacité
du passé mythique de la Suisse dans le discours politique contemporain :
« Seit 1291 hat die Schweiz alle Stürme überstanden, auch den letzten
Weltkrieg. Da war alle Welt froh, dass es eine ‹ Insel › Schweiz gab, und da
waren wir alleine und niemand hat uns geholfen. Unsere Vorfahren gaben
ihr Leben für eine freie, unabhängige Schweiz » (T0284). « Eidgenossen
hütet Euch am Morgarten ! Damals waren es die Habsburger, die die
Schweiz einnehmen wollten. Seither hat Deutschland mit zwei schrecklichen
Weltkriegen, die Millionen von toten Menschen gekostet haben, versucht,
Europa zu unterdrücken. Jetzt wird mit wirtschaftlichem und politischem, ja
sogar mit kirchlichem Druck versucht, die Schweiz unter eine europäische
Regierung zu drücken » (T0197). « UNO-Beitritt ? Der Schweiz, ihrer
Neutralität, unserer aller Unabhängigkeit und Sicherheit zuliebe : NEIN.
Niklaus von der Flüe : ‹ Mischet euch nicht in fremde Händel. Stecket den
Zuun nit zu wyt › » (T1006).
Par rapport aux trois dimensions que nous venons de distinguer, le discours
des opposants à la politique étrangère gouvernementale offre des frames plus
« résonnants » avec les valeurs et les croyances du plus grand nombre de citoyens
suisses. En somme, les approches constructionnistes esquissées ici affirment
l’importance de la culture politique et des issue cultures pour la mobilisation et
le succès de mouvements politiques. Par exemple, Gamson suggère que l’enjeu
de l’énergie nucléaire est enraciné dans une issue culture largement transna-
tionale, puisque les packages pour et contre l’énergie atomique se retrouvent
pratiquement sous la même forme aux Etats-Unis, en France et en Allemagne
(1988 : 239–41). Dans une perspective plus proche de la nôtre, Plasser (1993)
avance que l’argumentation populiste et ses thèmes de prédilection sont en
résonance avec les sentiments diffus de la population autrichienne. Autrement
dit, les symboles véhiculés par la propagande populiste (Ausverkauf der Heimat,
Sozialschmarotzer, Ausländerkriminalität, Balkanisierung, etc.) activent des schémas
culturels plus ou moins latents. En Suisse, la culture de l’autonomie est au coeur
534
7.4.3 Agenda-building
Malgré leurs avantages émanant d’un éclairage « compréhensif » des menta-
lités, les approches culturelles présentent également certaines limites dans leur
capacité à expliquer le succès des campagnes isolationnistes. En effet, celles-ci
ne se contentent pas d’exploiter les sentiments latents de la population, et sont
parfaitement capables d’imposer des thèmes nouveaux sur l’agenda public. Tel
était le cas, lors de la campagne sur l’EEE, de l’instabilité de la construction
européenne, ou de l’adhésion inéluctable à la CE. Ce dernier exemple est
pourtant symptomatique d’un processus de diffusion et d’amplification des
arguments qui peut laisser songeur. Ainsi, en Suisse alémanique, l’argument
« EEE = CE » n’a représenté qu’une toute petite partie du discours des op-
posants (2.6%, dont plus de la moitié est redevable aux particuliers), mais 6% de ceux
qui ont désapprouvé le projet le mentionnent comme motif de leur vote, et
51% des répondants se déclarent plutôt d’accord avec cette idée. Que révèle
au juste le vif succès relatif d’un tel argument ?
A cet égard, il est permis de se demander dans quelle mesure les élites
imposent véritablement leurs thèmes de prédilection, et dans quelle mesure
ces thèmes ne sont pas aussi « importés » par les élites à partir d’une inspection
plus ou moins rigoureuse du contenu de l’opinion publique. La question est donc de
déterminer dans quelle mesure les élites « suivent » le peuple plutôt qu’ils
ne l’« affrontent » (Kobi, 2000 : chap. 7). En effet, il est possible d’imaginer
que les élites elles-mêmes scrutent les préférences du public pour construire
un discours capable de résonner avec les sentiments répandus au sein de la
population – au lieu de s’appliquer exclusivement à influencer le public sur
la base de leurs propres idées. Cette représentation, « inversée » par rapport
aux conceptions traditionnelles du lien élites-public, n’est rien d’autre qu’une
version particulière du phénomène d’agenda-setting. Dans cette version, que
nous appellerons ici « agenda-building », ce sont les individus – généralement les
leaders d’opinion – qui déterminent en partie l’agenda des élites ou celui des
mass médias, qui à leur tour exercent une influence sur les thèmes privilégiés
par les élites politiques.
Une telle perspective, il est vrai, est encore peu commune. Il y a une
quinzaine d’années, dans une revue exhaustive de la littérature de type agenda-
setting, Rogers et Dearing (1988) recensaient deux fois plus de publications
consacrées au public agenda-setting que de publications s’adressant à la question
du policy agenda-setting. Qui plus est, comme nous l’avons vu précédemment
536
Tableau 7.15 : Références aux opinions collectives par type d’annonceurs (en pourcen-
tages du nombre total d’annonces contenant une référence)327
Partis politiques 6 4 2 3
Partis politiques 6 4 2 3
Associations économiques 3 5 2 1
Groupes de pression 9 5 6 7
Entreprises 7 4 12 17
ASIN 21 2 16 31
Particuliers 15 35 28 28
Politiciens 3 10 6 21
Comités civils 28 56 27 16
Comités partisans 10 7 11 10
people with the words and phrases they can use to defend a point of view.
If people find no current, frequently repeated expressions for their point of
view, they lapse into silence » (1984 : 173). Cette manifestation singulière des
effets de priming des mass médias s’exprime d’ailleurs dans les annonces elles-
mêmes, ainsi qu’en témoignent les nombreuses références à d’autres sources
et la cooccurrence de formules identiques dans des annonces de provenance
différente (voir chap. 8.1).
Nous avons choisi d’examiner la question de l’interaction entre l’opinion
collective et les opinions individuelles en distinguant trois axes d’influence :
(1) la divulgation de la structure de l’opinion publique – aussi « subjective »
et incorrecte soit-elle ; (2) la diffusion instrumentale de l’opinion d’individus
« exemplaires » (significant others ; Brosius and Bathelt, 1994) ; (3) les appels à la
participation, notamment pour combattre le « défaitisme » issu de la pression
normative de la majorité perçue ou pour compenser une éventuelle rétention
d’information mobilisatrice de la part des médias (Lemert, 1992 : 49–51).
Nous avons opérationalisé ces différents concepts par le nombre d’annonces
contenant des références à l’opinion publique (variable PUB), des références positives aux
opinions de personnalités (politiques, scientifiques, artistiques, sportives, etc.) (REF),
ainsi que des formules destinées à encourager la participation (MOB) (voir l’Annexe
G.2 pour plus de détails sur la composition de ces trois catégories). De plus, à
327
Les totaux dépassent 100% car plusieurs catégories peuvent assumer la responsabilité
de la même annonce. A noter que les chiffres pour la contribution totale des annonceurs
proviennent du Tableau 6.6 (supra).
539
328
La corrélation entre le pourcentage d’annonces imputables aux particuliers et la marge
d’avance de l’un des camps (tightness = abs [50 – surface en faveur du gouvernement])
est négative (Pearson’s r = –.39 ; N = 15, loi Barras exclue). Cela signifie que la conflic-
tualité stimule l’engagement des leaders d’opinion.
540
dans le cadre des procédures de vote en démocratie directe » (1994 : 37, 69).
La pluralité de l’offre médiatique, conjuguée au fait que les citoyens suisses ont
pour habitude d’utiliser plusieurs médias pour se faire une opinion, permet
de contrebalancer dans une certaine mesure l’inégalité d’accès aux médias
entre les différents acteurs et leurs arguments.
Cependant, s’ils consultent plusieurs médias pendant les campagnes, les
citoyens suisses ne lisent en majorité qu’un seul journal (Kriesi, 1994). Dès lors,
il faut envisager que les variations dans l’offre publicitaire proposée par les
différents quotidiens auront des effets distinctifs sur leurs différents publics
– si tant est que de tels effets existent et puissent être réellement mesurés. A
cela s’ajoute le fait qu’un même médium peut véhiculer des informations
contradictoires ; par exemple, le courrier des lecteurs d’un quotidien peut
contenir des avis très différents de la ligne éditoriale suivie par la rédaction.
De plus, comme nous l’avons exposé plus haut, certains types de pression
s’exercent au nom de la « moralité publique » sur les autorités et les médias
pour conserver une présentation relativement équilibrée des différents points de
vue pendant les campagnes référendaires. Mais le respect de cette balance norm
ne signifie pas pour autant l’inclusion de discours challengers. En effet, les acteurs
challengers sont souvent considérés comme « illégitimes », et les journalistes
leur préfèrent généralement des dissidents au sein même de l’establishment.
Toutefois, les acteurs non-officiels peuvent avoir un effet indirect important, en
promouvant par leur action (souvent non conventionnelle) les acteurs officiels
qui prendront le relais de leurs revendications dans la « sphère de controverse
légitime » (Gamson and Modigliani, 1989 : 8). En Suisse, comme dans la plu
part des démocraties occidentales, les journalistes entretiennent des « contacts
très intenses » avec les politiciens actifs au niveau fédéral (Wuerth, 1999 : 363).
L’interaction permanente entre autorités et journalistes a donc pour résultat
de biaiser l’information en faveur du point de vue officiel (Kriesi, 1994 : 35–7).
D’autres phénomènes, tels que les pressions économiques de certains gros
sponsors des quotidiens sur leur ligne rédactionnelle, agissent également en
sens contraire aux effets de la balance norm.
En somme, affirmer que les citoyens sont influencés, dans une certaine
mesure, par les médias dans le cadre d’un processus délibératif ne revient
pas à admettre qu’ils sont manipulés par l’information médiatique. Ce terme
convient aux effets d’une source unique ou du moins homogène, bénéficiant
d’un large contrôle sur le contenu et la forme des messages médiatiques (voir
chap. 2.1.2). Force est de constater que ces conditions ne sauraient être réunies
dans un paysage médiatique aussi pluraliste que l’espace public suisse ; qui
plus est, le cloisonnement des régions linguistiques rend cet espace public
au moins double. Dès lors, la véritable question qui se pose est de savoir
dans quelle mesure un médium singulier – les annonces publicitaires dans la
presse – contribue de manière significative à la formation des opinions, étant
entendu que d’autres sources existent et apportent leur propre contribution.
542
Selon les données fournies par les enquêtes VOX, les annonces publicitaires
ne constituent que la cinquième source d’information utilisée par les citoyens
suisses au cours des campagnes référendaires : à l’occasion des 17 votations
qui se sont tenues entre 1990 et 1995, environ 36% des citoyens affirment
avoir consulté les annonces. Cette proportion est inférieure à celle des citoyens
utilisant la partie rédactionnelle de la presse (71%), la télévision (67%), la
radio (52%), ainsi que la brochure du Conseil fédéral (46%) ; en revanche,
les annonces sont plus souvent consultées que le courrier des lecteurs (31%),
les imprimés (24%) ou les affiches (21%)330.
Ainsi, en termes relatifs, les annonces publicitaires jouent un rôle
modeste dans l’information des citoyens, et leur potentiel de persuasion est sans
doute encore plus limité. C’est du moins le résultat auquel aboutit Kriesi
(1994), sur la base des enquêtes VOX (1990–1992 ; 21 objets). Cet auteur
relève un lien quasi négligeable entre l’utilisation des annonces, d’une part, et le
niveau d’information des citoyens ainsi que leur décision de vote, d’autre part.
Par contraste, la partie rédactionnelle de la presse et la brochure du Conseil
fédéral produisent un impact significatif sur l’information et la décision de
vote, même si cet impact n’est pas systématique et plus limité que certains
le pensent. Ceci étant, il convient de souligner que l’utilisation des publicités
connaît des variations très importantes d’une campagne à l’autre ; ainsi, elles
ont joué un rôle mineur en certaines occasions, alors qu’elles ont bénéficié
d’une attention exceptionnellement grande au cours de la campagne sur
l’EEE (52%). Pour autant, l’hypothèse d’un impact particulier des annonces
lors des campagnes de politique extérieure ne résiste pas à un bref examen :
seuls 31% des citoyens interrogés ont affirmé avoir pris en compte les annonces
lors de la campagne sur les institutions de Bretton Woods, alors que 35% en
ont fait de même avant le vote sur les casques bleus – nous ne disposons pas
de données comparables pour le vote sur l’ONU. En résumé, les annonces
publicitaires ne paraissent pas présenter un intérêt particulier pour une étude
de la formation des opinions.
Cependant, les annonces publicitaires sont intéressantes à deux égards.
Premièrement, comme nous l’avons fait ressortir plus haut, les publicités
constituent un médium particulièrement « démocratique », en ce sens que
l’accès au médium est relativement aisé et permet à une très large palette
d’acteurs d’exprimer son point de vue. Ce type de médium permet notamment
à toute une série d’acteurs challengers de « contourner » les pratiques de gate-
keeping en vigueur parmi les journalistes, lesquels donnent un accès médiatique
préférentiel aux acteurs de l’establishment. Il résulte peut-être de l’analyse des
publicités une mesure plus fine des opinions et des informations transmises au
sein de la population. Pour reprendre la terminologie de Merten (1988), ce
330
L’ensemble des fichiers ont été pondérés en fonction de leur taille (après cette opéra-
tion, n = 17’000). Tous les taux mentionnés augmentent si l’on ne considère que les
votants.
543
On constate que les politiques et les « experts » sont les acteurs dont les avis
sont le plus souvent repris, probablement du fait de leur crédibilité particulière.
On notera aussi une variation importante dans l’usage des références d’une
campagne à l’autre : l’EEE a donné lieu à 153 annonces référencées, contre
36 pour l’ONU, 12 pour les casques bleus et une seule pour les institutions de
Bretton Woods. Par ailleurs, cet usage est le fait presque exclusif des opposants
aux projets (85% des annonces référencées). Enfin, il faut noter que ce sont les
comités civils qui usent le plus volontiers des références (dans 59 annonces),
suivis de près par les particuliers (dans 48 annonces, c’est-à-dire une annonce sur
cinq dont ils sont responsables). Au total, 12% des publicités admettent explicite
ment que l’une de leurs sources d’information ou d’opinion sont externes. En
réalité, ce pourcentage est probablement plus élevé, car beaucoup d’opinions
sont reprises telles quelles sans indication de leurs auteurs, ainsi qu’en attestent
de nombreuses formules, expressions ou mots-clés identiques d’une annonce
à l’autre. D’autre part, le fait que les opposants font beaucoup plus souvent
usage de citations et de références témoigne de la plus grande vivacité du
processus délibératif dans le camp des isolationnistes. Ceci ne permet pas
pour autant de confirmer la thèse selon laquelle les arguments développés
dans les encarts publicitaires sont représentatifs du débat référendaire à une
plus grande échelle. Mais ces éléments ne peuvent que nous rendre prudents
quant à la spécificité des effets que nous pourrions attribuer aux publicités dans
le cadre de la formation des opinions.
332
« Experimental research (which controls who sees an ad and who does not) tends to
find that only half of those exposed to a commercial embedded in a television program
can remember seeing a political ad just half an hour after seeing the ad. The implica-
tion for survey research is obvious. Large numbers of people who are classified as not
seeing a commercial are in fact exposed to the commercial. Since those misclassified
as not seeing an ad (roughly half of the actual number exposed) will in fact have been
influenced, the difference in the dependent variable between those who remembered
seeing an ad and those who did not will be smaller than the difference between those
who actually saw the ad and those who did not. Self-reported recall will, thus, understate
the magnitude of the effect of the advertisement, and the degree of underestimation
is likely to be large » (1996 : 103–4).
547
333
Tandis que les expérimentations indiquent clairement que la manipulation des thèmes
des news stories visionnées par les sujets (notamment le thème de l’Europe) produit
des variations dans les priorités accordées à ces thèmes, les résultats de l’approche par
panel vont dans le sens contraire, à savoir que l’enjeu européen a été apprécié par les
individus de manière tout à fait indépendante de son traitement dans les médias (1999 :
128).
548
334
Nous avons omis de donner les résultats relatifs à l’indice POND4, car ceux-ci sont
quasiment identiques à ceux de POND3. Néanmoins, cet indice sera utilisé par la suite
(voir chap. 8.3.3).
549
En même temps, « plus le nombre d’items étudiés est petit, moins les résultats
sont utiles du fait de leur nature hautement agrégée » (1988 : 574). Ainsi, la
corrélation extrêmement élevée obtenue pour la campagne des opposants
aux institutions de Bretton Woods est sans doute partiellement redevable au
petit nombre de catégories (n = 7). Mais ce genre de considérations atteint
rapidement ses limites pour expliquer les différences entre les campagnes335, et
nous pensons que des facteurs intrinsèques au contenu et à la dynamique des
débats référendaires sont en majeure partie responsables de ces différences.
En même temps, les choses ne s’arrêtent pas là du point de vue statistique
et technique. En effet, les corrélations sont aussi extrêmement sensibles aux paires
fortement discordantes. C’est d’ailleurs pourquoi le coefficient basé sur le classement
des items (rho de Spearman) est parfois supérieur au coefficient classique (r de
Pearson). En d’autres termes, un seul argument publicitaire très largement
diffusé et très peu mentionné par les citoyens (ou, inversement, très peu diffusé
et fréquemment mentionné) peut avoir une influence importante sur le niveau
de la corrélation totale. Par exemple, l’argument choc de la campagne en
faveur de l’EEE (l’accès au marché européen : 24% des arguments pondérés)
n’a reçu qu’un accueil très réservé parmi les citoyens convaincus par le traité
(4% des arguments VOX) – et ceci malgré l’usage répété de menaces au sujet
des délocalisations et des désinvestissements qu’entraînerait un non à l’EEE.
Les arguments moteurs des campagnes sur le FMI et sur les casques bleus ont
également connu un sort peu enviable336. Ceci peut se révéler problématique
dans la mesure où des paires très discordantes seraient le produit partiel d’un
artefact.
Dans le cas de la votation sur l’EEE, la question se pose de façon sérieuse.
En particulier, deux motivations du vote pourraient constituer en réalité une
seule et même réponse : l’argument général des avantages économiques de l’EEE
(O31) et le motif spécifique de l’accès au marché économique européen (O44).
Or, suivant qu’on les considère conjointement ou séparément, le niveau de la
corrélation varie de manière considérable337. Nous avons pourtant plusieurs
335
Par exemple, on a assigné aux partisans de l’adhésion aux institutions de Bretton Woods
le même nombre de catégories qu’aux opposants, et pourtant la corrélation est nulle au
lieu d’être quasi parfaite. Par ailleurs, la votation sur l’EEE a donné lieu au découpage le
plus fin entre les items (n = 18 pour les partisans, n = 21 pour les opposants) ; pourtant
les corrélations sont proches de la moyenne. Enfin, le camp des partisans des projets
gouvernementaux s’est vu systématiquement attribuer un nombre d’items plus faible
que le camp des opposants ; cependant, les corrélations enregistrées sont à chaque fois
plus modestes.
336
L’argument selon lequel les casques bleus sont volontaires (POND2 : 31.2%) a été très
peu mentionné par les partisans du projet (VOX : 4.7%), alors que l’argument selon
lequel les institutions de Bretton Woods nous apportent des avantages économiques
(54.8%) n’a eu guère plus de succès auprès des citoyens (12.4%).
337
Il s’avère que l’argument spécifique a été énormément mis en avant par les annonceurs
(POND2 : 24.1%), alors que les arguments généraux (« relancer l’économie suisse »,
551
raisons de penser que ces deux motivations du vote constituent des arguments
distincts, et non des équivalents fonctionnels. Premièrement, si tel n’était pas le
cas, on s’attendrait à ce que les individus plus attentifs aux débats référendaires
restituent davantage les motifs spécifiques promus par la campagne, les motifs
généraux constituant alors une sorte de catégorie résiduelle. A l’inverse, les
citoyens moins attentifs devraient donner dans leurs motivations une image
plus floue de la campagne, c’est-à-dire davantage de motifs généraux. Or,
empiriquement, différents degrés d’attention à la campagne – mesurée par
le niveau de compétence ou le degré d’exposition aux médias (voir chap.
8.3.5) – ne révèlent aucune variation significative dans l’utilisation des deux
arguments338. Deuxièmement, les motifs économiques formulés en termes
généraux auraient pu servir d’équivalents fonctionnels à d’autres catégories
de motifs plus spécifiques, comme le recul prévu du chômage (O41 : 11% de
mentions), ou se trouver eux-mêmes remplacés par d’autres motifs généraux,
comme ceux affirmant que l’EEE constitue l’avenir de la jeunesse (O36 : 14%
de mentions). On l’aura compris, le découpage en catégories des motivations
du oui à l’EEE est relativement arbitraire et ne peut que fatalement soulever
des objections. Par contraste, une telle marge d’interprétation n’existe pas pour
les autres objets de vote, dont les catégories de motivations sont nettement
moins nombreuses et plus distinctes.
Finalement, un autre point de discussion soulevé par nos résultats
initiaux porte sur l’interférence éventuelle des indices de pondération des arguments
avec la force des corrélations. On constate (voir Tableau 8.1) que le niveau
des corrélations ne varie que très peu d’un indice à l’autre (à l’exception
possible de la campagne contre les casques bleus, où POND2 tend à dé
« sortir de la crise », etc.) ont été nettement plus discrets (POND2 : 5.1%). Inversement,
les citoyens ont invoqué beaucoup plus de motifs généraux (29.4%) que de motifs spé-
cifiques (5.6%). Une telle disparité soulève la question de savoir si ces deux arguments
ne constituent pas des équivalents fonctionnels, autrement dit s’ils ne représentent pas
des réponses intrinsèquement identiques à des stimuli équivalents générés par la cam-
pagne (ou sont issus d’attitudes pré-existantes semblables). Si c’est le cas, nous serions
bien conseillés de recoder ces deux arguments en une seule catégorie. Cette opération
a pour résultat de rehausser le niveau de la corrélation de façon considérable, celle-ci
passant alors de 0.12 à 0.69 !
338
Pour ce faire, nous avons calculé le poids des motifs spécifiques par rapport à la somme
des deux arguments [O44/(O31+O44)], qui se monte à 16% pour l’échantillon total.
Cette proportion reste comprise entre 15% et 19% quel que soit le niveau de compé-
tence (AWARE), et entre 10% et 27% quel que soit le degré d’exposition aux médias
(MED). Si l’on considère le niveau de formation, la proportion de motifs spécifiques
est maximale parmi les individus de formation inférieure (33%) et minimale parmi
les gymnasiens et les universitaires (6% et 15%). En recoupant ces indications, il de-
vient difficile d’affirmer que les motifs généraux ont servi d’équivalents fonctionnels
pour les individus moins attentifs à la campagne, à qui les motifs spécifiques auraient
échappé.
552
339
En effet, POND1 est relativement problématique, dans la mesure où l’unité d’analyse
retenue est le texte, et non l’annonce. Dès lors, aucune distinction n’est faite entre un
texte qui n’a fait l’objet que d’une seule annonce et un autre texte qui a paru dans 27
annonces différentes (maximum enregistré dans une seule région linguistique, car nous
ne tenons pas compte des traductions). Quant à POND3, il est basé sur une indexa-
tion des arguments à la taille des annonces qui est hypothétique dans sa forme exacte
(transformation de type logarithmique).
340
Par exemple, le recodage de O31 et O44 en une seule catégorie affecte l’influence
de plusieurs facteurs sur la congruence arguments–motivations : le moment de la
décision, la phase de la campagne, le niveau de compétence et le nombre de sources
d’information consultées. Du fait que la nouvelle corrélation entre les arguments et
les motivations est nettement supérieure à la corrélation obtenue initialement, l’effet
des facteurs mentionnés est sensiblement atténué. Toutefois, leur influence demeure,
à l’exception des variations redevables aux phases de la campagne – ces variations
disparaissent presque entièrement.
553
342
Cette remarque est surtout valable pour les campagnes en faveur des projets. La campa-
gne contre l’ONU, qui a débuté plus tôt, manifeste une cohérence relativement élevée
(r > 0.80, à l’exception de la corrélation entre la deuxième et la troisième semaine).
343
La cohérence plus élevée de la campagne du non est un peu plus évidente si l’on analyse
séparément les arguments des trois quotidiens alémaniques. La NZZ, où la campagne
des partisans est légèrement plus cohérente, constitue une exception, alors que le Blick
se distingue à nouveau comme le vecteur idéal de la campagne des opposants au traité
(0.82 < r < 0.97).
344
Il convient de préciser qu’une répétition est considérée comme telle s’il s’agit de la
même annonce (i. e. le même texte) reproduite plusieurs fois dans le même quotidien.
Dans ce cas, chaque argument figurant dans l’annonce est pondéré par le nombre
d’occurrences de celle-ci.
556
aux effets de priming des mass médias seront nécessairement amenuisées. Il sera
alors difficile de mettre à l’épreuve notre modèle, qui présuppose justement
certaines différences entre les individus. Ce problème, décrit par Zaller (1996)
comme l’une des raisons aux résultats mitigés de la recherche sur les effets
médiatiques, sera discuté plus avant (voir chap. 9.5.1).
La région linguistique
Il convient de noter que le contenu argumentatif des campagnes est non
seulement hautement cohérent dans le temps, mais également d’un quotidien à
l’autre. A ce titre, on observe également que les corrélations entre les arguments
des différents quotidiens sont largement supérieures aux corrélations entre
les motivations des différents lectorats. Sur la base de ces informations, nous
pouvons considérer, à titre exploratoire, que les flux d’information pendant les
campagnes référendaires s’insèrent dans un « espace public » plus ou moins
structuré, au sein duquel les communicateurs tiennent un discours relativement
homogène. Pourtant, la conceptualisation d’un espace public « unitaire » paraît
difficilement conciliable avec la structure décentralisée et compartimentée
de la société suisse. Ainsi, Kriesi et ses collègues (1996 : 15–9) parlent d’une
« segmentation de l’espace public en Suisse » pour rendre compte du cloisonnement
des régions linguistiques au niveau de l’offre médiatique ; aussi bien la presse
que les émetteurs radiophoniques et télévisuels touchent des audiences large
ment confinées à l’intérieur des frontières linguistiques. Paradoxalement, nos
données mettent en évidence une grande convergence dans les arguments
publicitaires de part et d’autre de la principale frontière linguistique. Pour
ce qui est de l’EEE, c’est-à-dire la campagne où la segmentation de l’espace
public est susceptible d’avoir été la moins manifeste, le coefficient de corrélation
indiquant la proximité des arguments des annonceurs alémaniques et romands
s’élève à 0.91 pour le camp des partisans et à 0.95 pour le camp des opposants.
En revanche, les motivations du vote des citoyens des deux régions sont bien
moins concordantes, puisque la corrélation est de 0.77 du côté des partisans
et de 0.46 du côté des opposants. Ceci semble confirmer l’hypothèse d’une
« communication entre communautés linguistiques passant par les élites,
tandis que la majeure partie de la population reste cloisonnée dans la sphère
de communication délimitée par sa langue maternelle » (Kriesi et al., 1996 :
16). En d’autres termes, au niveau des élites (ici, les annonceurs) il existe une
large convergence de vues sur les arguments à utiliser, alors qu’au niveau de la
population certaines particularités régionales déterminent à la fois des réponses
distinctes aux arguments de la campagne et – au-delà du contexte référendaire
– des attitudes diverses face aux dimensions centrales des enjeux347.
347
Cette affirmation est à relativiser au vu des résultats que nous obtenons pour le vote sur
les casques bleus. Dans ce cas, en effet, les corrélations de part et d’autre de la frontière
linguistique sont plus élevées au sein de la population (partisans : 0.98 ; opposants :
0.89) qu’au sein de l’élite médiatique (resp. 0.91 et 0.67).
558
nous ne pouvons pas exclure la thèse d’une influence propre des quotidiens.
Ce d’autant moins que le potentiel persuasif des quotidiens ne se limite pas à
l’impact des annonces publicitaires ; la partie éditoriale ou les lettres de lecteurs,
par exemple, sont susceptibles d’exercer une influence indépendante. C’est
pourquoi nous nous limiterons ici à une approche descriptive du phénomène
de congruence.
Malheureusement, notre analyse devra se limiter à la campagne sur
l’EEE. C’est en effet la seule occasion où l’enquête VOX a jugé bon d’interroger
les citoyens sur leurs sources d’information, plus précisément leur fréquence
de lecture de six journaux, dont trois ont pu être retenus pour l’analyse à venir
(NZZ, TAZ, BLI)350. Dans une première étape, pour conserver un nombre
maximal de cas, nous avons considéré comme « lecteur » toute personne
déclarant consulter un journal au moins une fois par semaine. Le Tableau 8.2
examine si certains lectorats étaient plus « en phase » avec l’argumentation
développée dans le quotidien de leur choix.
Le tableau montre qu’une seule catégorie de citoyens, les lecteurs du
Blick opposés au traité, ont semble-t-il mieux reflété dans leurs motivations les
arguments de la campagne parus dans leur quotidien, par rapport à l’ensemble
des citoyens. En revanche, les lecteurs favorables au traité, quel que soit le
journal qu’ils ont consulté durant la campagne, ont donné des motivations
à leur vote qui s’éloignent beaucoup des arguments parus dans les différents
journaux. Sans doute le petit nombre de cas a-t-il pour effet de rendre les
corrélations plus « hasardeuses » qu’au niveau de l’échantillon total. Cepen-
dant, les corrélations sont nettement plus élevées pour la campagne du non,
et ceci malgré un nombre de cas tout aussi modeste et parfois même inférieur
au camp adverse. Globalement, le Blick semble avoir été le meilleur vecteur
des arguments, défavorables et favorables au traité, tandis que la NZZ et le
Tages-Anzeiger apparaissent en première analyse comme des supports moins
0.96) que du côté des opposants (0.97 < r < 0.99). Ainsi, les variations observées plus
bas dans le niveau de congruence des différents lectorats est à mettre avant tout sur le
compte de variations individuelles dans le style de motivation de la décision de vote.
Effectivement, les corrélations bi-variées entre les motivations des trois lectorats (fait
partie d’un lectorat tout individu affirmant avoir lu au moins une fois par semaine l’un
des quotidiens) sont relativement plus faibles que les corrélations entre l’argumentation
des journaux, surtout du côté des opposants (0.58 < r < 0.85), mais aussi parmi les
partisans (0.87 < r < 0.91).
350
Les répondants pouvaient indiquer une fréquence hebdomadaire de lecture comprise
entre 0 et 6 pour chaque quotidien. Les quotidiens à choix étaient 24 Heures, Le
Nouveau Quotidien et Le Journal de Genève pour les répondants romands, NZZ,
Tages-Anzeiger et Blick pour les répondants alémaniques. Alors que les trois quoti
diens alémaniques font partie intégrante de notre étude, seul le Journal de Genève y
est représenté pour le compte des journaux romands. De plus, comme les lecteurs du
Journal de Genève sont très peu nombreux dans l’échantillon, nous les avons écartés
de l’analyse qui suit.
560
efficaces – peut-être parce que leur lectorat est plus restreint et spécialisé
(NZZ), ou peut-être parce que leur engagement éditorial pour le oui a tem-
péré l’impact des arguments défavorables au traité, voire s’est démarqué de
l’argumentation des annonces favorables (NZZ et TAZ). En surface, donc, le
potentiel d’activation des arguments contenus dans les différents quotidiens
semble varier selon leur identité et leurs caractéristiques.
351
Douze médias sont pris en compte, ce qui donne à l’échelle une étendue théorique
(et empirique)comprise entre 0 et 12. En recodant l’échelle en trois catégories (0 à 3
médias ; 4 à 5 médias ; 6 à 12 médias), on obtient une distribution quasi normale (27%,
38% et 35%, respectivement).
562
0.50
0.25
0.00
M1 / AW2 M2 / AW3 M3 / AW4
Utilisation des médias et compétence
qui paraît naturel. En revanche, les partisans ont tendance à accorder moins
d’importance aux idées force de la campagne à mesure que leur compétence
augmente. Certes, la moindre saillance des arguments moteurs de la campagne
auprès des citoyens les plus compétents n’équivaut pas forcément à un rejet de
ces arguments – selon toute vraisemblance, ce n’est pas le cas. Il demeure que
les arguments du oui n’ont pas imprégné la décision de vote de manière aussi
directe que les arguments du non, et que le vote des partisans semble s’être
basé principalement sur d’autres considérations immédiatement accessibles.
En réalité, plutôt que diminuer l’importance des arguments moteurs de la
campagne, la compétence a pour effet de promouvoir un autre type de motivations,
moins économiques et plus « idéelles »353.
Au-delà d’une interprétation quelque peu normative – « la compétence
favorise les positions idéelles et altruistes » –, comment expliquer une telle
352
En raison des effectifs très faibles, les deux premiers niveaux de compétence ont été
recodés ensemble (catégorie AW2). Nous utilisons l’indice POND1, car il permet une
présentation condensée des résultats, en minimisant l’écart entre partisans et opposants
dans le niveau des corrélations (l’utilisation d’autres indices ne change rien aux tendan
ces qui se manifestent).
353
En substance : empêcher l’isolation, encourager l’ouverture de la Suisse, assurer le futur
de la jeunesse. Les plus compétents ont plébiscité ces trois arguments « idéels » (∑O32,
O33, O36 = 76%), contrairement à leurs concitoyens moins compétents (AW3 : 36% ;
AW2 : 35%). A noter que ces motivations correspondent à des arguments relativement
mineurs de la campagne (∑ = 11%, POND2).
564
356
Voir le chapitre 9.4.2. Parmi les partisans « très peu compétents », 18% ont utilisé les
annonces, contre 54% parmi les partisans « très compétents » (V de Cramer : .12 ;
p < .07). De même, le nombre de médias consultés varie entre 3.81 et 5.16 entre ces
deux catégories d’individus (F : 3.7 ; p < .01) ; le nombre de médias « concurrents »
(i. e. annonces publicitaires, courrier des lecteurs, mailing direct) varie quant à lui entre
0.45 et 1.04 (F : 2.6 ; p < .05).
566
à résonner avec les valeurs des citoyens est peut-être l’un des gages les plus sûrs
de son succès. En comparaison, la création de nouveaux critères de jugement
– par exemple l’accès au marché européen tant plébiscité par la campagne
du oui – est une entreprise beaucoup plus aléatoire. Comme nous le notions
plus haut (chap. 3.4.4), « une campagne efficace attire l’attention des votants
sur les enjeux qu’ils considèrent déjà comme prioritaires » (Ansolabehere and
Iyengar 1995 : 88 [NT]). Enfin, on pourrait également avancer le fait que les
évaluations négatives sont généralement plus faciles à activer que les évaluations
positives (voir chap. 4.3.4). Cette hypothèse est assurément intéressante, mais
nous ne la poursuivrons pas ici, par manque de données adéquates.
Peut-être la relation entre congruence et réception des messages sera-
t-elle clarifiée par une analyse de la situation pour la votation sur les casques
bleus. Malheureusement, tel n’est pas le cas, comme le montre la Figure 8.2.
Certes, une augmentation du niveau de compétence entraîne également une
amélioration de la congruence dans le camp des opposants et une détérioration
dans le camp des partisans357 ; mais les différences sont faibles et non linéaires.
D’autre part, l’exposition aux médias a un impact négligeable sur la force des
corrélations.
Avant de clore cette section sur l’impact du niveau de compétence, nous
explorons la question de l’interaction existant probablement entre l’exposition
aux médias (opérationalisée par le nombre de médias consultés) et le potentiel
de réception des arguments (opérationalisé par le niveau de compétence). On
peut ainsi émettre l’hypothèse qu’une augmentation du niveau de compétence
n’est susceptible de favoriser la congruence arguments–motivations que sous
condition d’un certain niveau d’exposition aux médias358. L’Annexe D.1. donne
une présentation graphique des résultats de cette analyse pour les votes sur
l’EEE et sur les casques bleus, résultats qui ne manquent pas de nous étonner
une nouvelle fois. Du côté des partisans de l’EEE, on s’aperçoit que l’influence
négative de la compétence sur le niveau de congruence est non seulement
confirmée, mais également spécifiée. En effet, l’impact de la compétence est maximal
parmi les citoyens moyennement exposés aux médias, alors qu’il est plus faible parmi
ceux qui sont les plus exposés, et nul parmi ceux qui ont fait l’usage le plus
modeste des médias. D’autre part, un degré élevé de compétence semble
357
Notons également que le niveau de compétence a un impact globalement positif (mais
curvi-linéaire) sur les partisans de l’adhésion à l’ONU et un impact négatif sur les
opposants. Enfin, la compétence est liée de manière négative au niveau de congruence
des partisans des institutions de Bretton Woods, et de manière positive du côté des
opposants. Cependant, le faible nombre d’items et/ou le faible nombre de cas pour
chaque catégorie de compétence rend les conclusions pour ces deux objets particuliè-
rement hasardeuses.
358
Inversement, on peut postuler qu’une forte exposition aux médias ne garantit l’adoption
des arguments saillants de la campagne que si les individus ont la capacité cognitive de
traiter l’important volume d’information reçue de façon « quasi statistique » – c’est-à-
dire si les individus possèdent un certain niveau de compétence.
567
Coeff. de
corrélation
1.00
MED oui MED non
AW oui AW non
0.75
0.50
0.25
0.00
-0.25
M1 / AW2 M2 / AW3 M3 / AW4
Utilisation des médias et compétence
Le moment de la décision
Un moyen de prendre en compte simultanément le degré d’exposition des
individus aux messages médiatiques et leur potentiel de réception de ces mes-
sages est peut-être de considérer le moment auquel ils prennent leur décision
de vote. Selon nous, le moment de la décision définit une sorte de différentiel
de l’attention générale que les individus prêtent à la campagne référendaire. Ce
niveau d’attention est à la fois un produit de l’exposition et de la réception des
messages médiatiques, et nous postulons qu’il varie dans une moindre mesure
au sein des groupes distingués par le moment de décision qu’entre ces groupes.
Concrètement, on ne peut guère attendre des citoyens qui ont une opinion
claire sur les objets d’un scrutin avant même le début de la campagne (early
deciders) qu’ils soient influencés par le contenu de celle-ci de la même manière
que ceux qui font leur choix au cours des débats référendaires (campaign deciders).
De même, on peut se demander si les citoyens qui se décident dans les tout
derniers instants avant le vote (late deciders) se prononcent à partir des argu-
ments délivrés pendant la campagne, ou s’ils se décident en fonction d’autres
considérations. Le degré de conflit entre les attitudes des individus semble
maximal parmi les late deciders, et minimal parmi les early deciders (Campbell
et al., 1985 : 40–2).
Ceci étant, conformément à notre discussion du chapitre 3.2.4, il convient
également de souligner que le moment de la décision est une caractéristique
situationnelle (c’est-à-dire un attribut des décisions, dépendant de leur contexte) et
non une caractéristique stable des individus. Ainsi, il faudrait tenir compte du
contexte particulier de la démocratie directe en Suisse et du contexte spécifique
à chaque votation avant de commenter le rôle du moment de la décision dans
la formation des opinions. Dans le cadre de la démocratie directe, il faut noter
que les votations – à la différence des élections, américaines ou autres, qui ont
fait l’objet de la littérature dont nous nous inspirons ici – échappent en grande
partie à la capacité de contrôle des partis politiques (Longchamp, 1991 : 316–8).
De sorte que les différences entre les catégories, particulièrement entre early
deciders et campaign deciders, sont certainement plus ténues que dans d’autres
contextes. Toutefois, le Tableau 8.3 confirme que certaines différences existent
bel et bien, du point de vue du nombre de médias consultés par les individus
pour prendre une décision (MEDIA)359 et de leur niveau de compétence sur
les enjeux (AWARE).
359
Cette variable correspond à la variable MED non recodée. Comme le nombre de
médias pris en considération change d’un objet à l’autre (10 pour l’adhésion à Bretton
569
Il s’avère que les campaign deciders ne constituent pas une catégorie intermédiaire,
mais le groupe d’individus le plus exposé et le plus réceptif à l’information
médiatique. Pour leur part, les late deciders semblent en retrait sur l’ensemble
des mesures d’exposition et de réception, alors que les early deciders occupent
souvent une position médiane. Lorsque les campagnes sont intenses (EEE,
CBL), les early deciders manifestent des caractéristiques proches des campaign
deciders, tandis que les campagnes peu intenses semblent mettre les early et les
late deciders sur un pied d’égalité. Ceci suggère que les individus qui se décident
avant le début de la campagne ne se retirent pas pour autant des débats lorsque
ceux-ci atteignent un certain degré d’intensité – peut-être ne le peuvent-ils tout
simplement pas, compte tenu de l’ubiquité des communications médiatiques.
Enfin, on notera que cette catégorie de citoyens n’est pas davantage affiliée
aux partis politiques que les campaign deciders, ce qui est peut-être inhérent au
Woods, 12 pour l’EEE et 9 pour les casques bleus), MEDIA varie théoriquement – et
empiriquement – entre 0 et le nombre maximal de médias.
360
Nous ne disposons pas des données adéquates pour la votation sur l’ONU (la question
du moment de la décision n’a pas été posée dans l’enquête VOX). Pour les trois autres
votations, le moment de la décision a été recodé dans les trois catégories selon la pro-
cédure suivante :
Early deciders Campaign deciders Late deciders
BRW : Décision toujours claire (n = 211) 1–2 semaines avant (150) ; Directement avant (85) ;
plusieurs semaines avant (152) qq. jours avant (150) ; NSP (71)
EEE : Décision toujours claire (n = 406) 1–2 semaines avant (149) ; Directement avant (56) ;
plusieurs semaines avant (263) qq. jours avant (61) ; NSP (30) ; pas de
réponse (20)
CBL : Décision toujours claire (n = 340) 1–5 semaines avant (276) ; 1–6 jours avant (113) ; NSP (45)
6 semaines et + avant (68)
A noter que la catégorie des late deciders a été définie de façon particulièrement englo-
bante dans le cas de la votation sur l’EEE, en raison du manque de cas (qui se révèlera
surtout problématique dans l’analyse au niveau individuel ; voir chap. 9). D’autre part,
le nombre total de médias ayant fait l’objet d’une question dans l’enquête VOX varie
légèrement selon les objets (voir note précédente), si bien que le niveau absolu de la
variable MEDIA n’est pas strictement comparable d’un projet à l’autre.
570
0.75
0.50
0.25
0.00
-0.25
toujours qq. sem. 1-2 sem. qq. jours imméd.
clair avant avant avant avant
Moment de la décision de vote
361
Cette remarque est en tous cas valable pour les votes de politique extérieure, dont nous
savons qu’ils échappent en grande partie au contrôle des partis, et qui donnent lieu
à un vote très peu « partisan » (voir chap. 6.6). Ainsi, une analyse bivariée croisant le
moment de la décision et la force du lien partisan ne met en évidence aucune relation
linéaire entre les deux variables.
571
362
A noter que cet argument reste constant à travers toutes les catégories du moment de
la décision (entre 9 et 17%), et n’est donc pas l’apanage des late deciders. Soulignons
également que ces différents pourcentages portent sur un total supérieur à 100%, car
deux mentions étaient possibles pour justifier la décision de vote.
572
0.75
0.50
oui
non
0.25
0.00
-0.25
-0.50
toujours qq. sem. 1-2 sem. qq. jours imméd.
clair avant avant avant avant
Moment de la décision de vote
364
On s’aperçoit que les annonceurs auraient probablement davantage convaincu en
soulignant la dimension participative du projet (O21) et en exprimant leur refus de
574
Voyons enfin ce qu’il en a été du vote sur les casques bleus (Figure 8.5). Ce
cas de figure est le plus curieux : la campagne semble avoir été incapable de
renforcer la saillance des enjeux ciblés par les annonces publicitaires, ni auprès
des partisans, ni auprès des opposants. Pour ce qui est des opposants au pro-
jet, la correspondance arguments–motifs est relativement élevée, quel que soit
le moment de la décision. Les faibles variations du coefficient d’une catégorie à
l’autre ne suggèrent aucune interprétation immédiate. Tout au plus peut-on
constater que les campaign deciders ne sont pas plus perméables aux arguments
de la campagne que les autres groupes. De même, parmi les partisans, aucun
groupe ne fait mine d’avoir suivi plus attentivement que les autres les délibé-
rations de la campagne : le niveau de congruence est systématiquement nul
dans toutes les catégories de citoyens. Ici, donc, pas d’effet de plafonnement
ou d’effet différé de la campagne – qui a bel et bien débuté quatre semaines
avant le vote et même vraisemblablement plus tôt. Simplement, les arguments
clés de la campagne ont complètement manqué leur cible : l’engagement
volontaire des casques bleus (O41 : env. 30% des arguments pondérés) et la
compatibilité de leur mission avec la neutralité suisse (O40 : env. 25%) n’ont
0.75
0.50
0.25
0.00
-0.25
toujours qq. sem. 1-2 sem. qq. jours imméd.
clair avant avant avant avant
Moment de la décision de vote
singulariser et d’isoler le pays (O61), puisque chacun de ces deux aspects a été mentionné
par près de 30% des partisans. En revanche, il est difficile de dire si les annonceurs
ont bien fait d’occulter totalement le lien avec l’échéance prochaine du vote sur l’EEE
(O62), bien que ce lien ait été invoqué comme motivation par 12% des partisans. En
effet, cet argument était potentiellement à double tranchant, ainsi qu’en témoignent
les 5% d’opposants qui en ont fait un motif de refus du projet.
575
s’avère cependant problématique, car nous ne pouvons pas distinguer les ca-
ractéristiques propres des quotidiens des caractéristiques de leurs audiences.
Cette incertitude nous a amenés à examiner une deuxième condition
au pouvoir de priming des arguments publicitaires, à savoir l’exposition effective
des individus à la source émettrice. Notre analyse de la campagne sur l’EEE
suggère que, parmi les partisans, le niveau de congruence est lié en général
de manière curvi-linéraire à la fréquence de lecture des quotidiens où pa-
raissent les arguments publicitaires. Par contraste, la congruence parmi les
opposants à l’EEE dépend plutôt de manière positive de leur fréquence de
lecture. Par ailleurs, la prise en compte du nombre de médias utilisés durant
la campagne met en évidence une relation curvi-linéaire entre l’exposition
totale aux médias et le niveau de congruence, ce qui suggère l’intervention
d’un mécanisme « médiateur ».
Ce mécanisme pourrait être celui de la réception des messages médiatiques,
qui constitue une troisième condition au pouvoir de priming des arguments pu-
blicitaires. Le degré de réception des messages médiatiques peut se mesurer de
différentes manières. En premier lieu, le niveau de compétence des individus exerce
une influence sur la force des corrélations entre les arguments publicitaires
et les motifs du vote. Cette influence peut être très forte (EEE) ou marginale
(CBL), mais dans les deux cas elle varie selon l’orientation du vote. En effet,
une augmentation de la compétence déprime les scores de congruence parmi
les partisans des projets, tandis qu’elle les renforce parmi les opposants. D’autre
part, des effets d’interaction apparaissent entre le niveau d’exposition et le
niveau de compétence. Mais le potentiel individuel de réception des messages
médiatiques peut également être évalué par le moment auquel les individus
prennent leur décision de vote. A ce titre, les campaign deciders sont susceptibles
d’être plus attentifs au contenu argumentatif des campagnes que les personnes
qui ont fait leur choix avant même le début des débats, ou qui se décident au
dernier moment. Notre analyse suggère que, lorsque les campagnes atteignent
un certain seuil d’intensité (EEE), la relation entre le moment de la décision
et le niveau de congruence est effectivement curvi-linéaire, aussi bien parmi
les partisans des projets que parmi leurs adversaires. Autrement dit, seuls les
citoyens qui se sont décidés au cours de la campagne avaient réellement à l’es-
prit les arguments publicitaires au moment de répondre à l’enquête VOX. En
revanche, les early deciders et les late deciders semblent plus imperméables aux
motifs fournis par les annonceurs. Dans ce sens, il apparaît que la campagne
peut influencer l’accessibilité des croyances des citoyens, pour autant que ceux-ci
soient suffisamment attentifs pour recevoir les messages qui leur sont destinés.
La question de la causalité est pourtant loin d’être réglée (voir ci-dessous).
Finalement, notre analyse de la dynamique des campagnes laisse à croire
que l’efficacité des arguments publicitaires n’est pas stable dans le temps. En
effet, dans la mesure où le contenu argumentatif d’une campagne connaît une
certaine variation temporelle (i. e. n’est pas trop « cohérente », dans le sens
580
exprimé plus haut), il est possible de montrer que les motivations du vote sont
en principe corrélées le plus fortement avec les arguments publicitaires diffusés
lors de la dernière semaine (scénario recency). Cependant, une telle relation n’est
pas systématique (e. g. la campagne des opposants aux casques bleus), ce qui
laisse la place à différentes interprétations alternatives (notamment le scénario
process). En outre, le fait d’observer de fortes corrélations entre la structure
argumentative des campagnes et la structure des motivations individuelles
n’offre en soi aucune garantie de l’existence d’un lien de causalité entre les
deux variables. A cela deux raisons principales : le niveau agrégé de notre
analyse et notre incapacité à établir la récursivité du phénomène de priming. A
cet égard, les corrélations entre les arguments et les motivations pourraient
n’être que « circonstancielles » (en particulier pour les individus les plus
compétents possédant de nombreuses croyances pré-existantes) ou provenir
de la « résonance » des arguments avec les croyances des citoyens. La faculté
des campagnes d’opposition de calquer leurs idées sur les facteurs essentiels du
choix des citoyens pourrait contribuer à expliquer leur succès apparent.
581
365
Nous avons observé l’impact de la compétence sur le fait de motiver son vote avec l’un
des trois principaux arguments publicitaires de la campagne en faveur de l’EEE ; cet
impact est quasiment nul et non significatif. En revanche, la compétence exerce un
impact positif substantiel sur le fait de motiver son vote avec l’un des trois principaux
motifs du vote parmi les partisans ; le coefficient B d’une régression logistique est de
.67 (p < .001). En d’autres termes, le niveau de compétence favorise l’accessibilité de
certains arguments sans pour autant éroder la saillance des arguments moteurs de la
campagne. Une analyse similaire effectuée du côté des opposants montre que la com
pétence favorise à la fois les arguments les plus diffusés par les annonceurs (B : .58 ; p
< .001) et les motifs les plus avancés par les citoyens (B : .38 ; p < .01).
583
366
Il est vrai, cependant, que la coloration partisane des arguments est généralement
moindre que celle des positions fondamentales vis-à-vis de l’objet de vote, car l’infor-
mation contextuelle à propos des arguments est plus complexe et plus rare (à moins
d’être comprise dans les annonces elles-mêmes) que les messages contextuels à propos
des choix partisans (e. g. les mots d’ordre des partis). Ainsi, l’acceptation ou le refus
périphérique d’arguments spécifiques en fonction de leur source est vraisemblablement
un phénomène moins courant que le « vote de confiance » pour les partis (voir chap.
6.6.4). Par ailleurs, la question de la résistance par neutralisation et par inertie sera
examinée ci-après (voir chap. 9.2.3).
584
enjeux touchés par le traité EEE. Dans l’enquête VOX, les répondants étaient
invités à se prononcer sur un certain nombre d’arguments de la campagne. Ce
sont les positions individuelles face à ces arguments (tout à fait d’accord, plutôt
d’accord, etc.) qui constitueront nos variables dépendantes dans ce chapitre.
En fonction de ces variables, il s’agit à présent de définir en quoi consistent les
messages qui parviennent (ou non) aux individus, et qui contribuent éventuellement
à façonner leurs opinions face aux enjeux. Pour les raisons mentionnées plus
haut, nous concentrerons notre attention sur les arguments publicitaires
diffusés dans les trois quotidiens alémaniques (NZZ, Tages-Anzeiger et Blick). En
effet, nous ne disposons pas de mesures de la fréquence de lecture des quo-
tidiens romands, de sorte que nous ignorons à quels arguments les individus
ont été potentiellement exposés. Les messages relatifs à un enjeu sont donc
opérationalisés comme le volume total des arguments (POND2) concernant
cet enjeu et parus dans les trois journaux alémaniques. De là nous tirons une
fonction de l’exposition à ces arguments, qui peut s’écrire comme suit :
expARG = pond2ARG × freq × inserate,
où POND2 est le volume total des arguments d’un certain type parus dans les
trois quotidiens alémaniques, FREQ est le nombre total d’éditions des trois
quotidiens (NZZ+TAZ+BLI) que les individus déclarent avoir lu par semaine,
et INSERATE est une variable dichotomique exprimant si les individus ont
utilisé ( = 1) ou non ( = 0) les annonces publicitaires pour se faire une opinion
sur le traité EEE (voir l’Annexe E.1)367. Sur les 353 individus inclus dans notre
analyse, 52% ont déclaré avoir consulté les annonces au cours de la campagne.
Si l’on convient de cette formulation de l’exposition aux arguments, il reste
à éclaircir un point important : quel modèle de la mémoire est-il susceptible
d’expliquer le mieux l’impact des arguments publicitaires sur les opinions
individuelles ? Au chapitre précédent, nous avons évoqué différents scénarios
pour interpréter les variations temporelles que nous observions dans le niveau
de congruence entre arguments et motivations du vote. Nous souhaitons à pré
sent reformuler ces hypothèses en fonction de notre nouvelle problématique,
afin de les tester de façon simultanée et systématique.
De manière générale, le modèle PMR postule que les individus scrutent
leurs croyances immédiatement accessibles pour répondre aux questions de
sondage. Certes, dans le cas de questions fermées, comme ici les échelles de
jugement des arguments, les biais d’accessibilité ont une moindre importance
car les évaluations affectives sont sollicitées en premier lieu. Les variations dans
367
En réalité, notre mesure d’exposition aux messages n’est pas une fonction linéaire de
la fréquence de lecture des quotidiens. En effet, nous avons pris en considération le fait
qu’une augmentation de cette fréquence a probablement un impact marginal décroissant
sur les opinions. Si l’on laisse de côté l’effet de la variable INSERATE, l’exposition
est une fonction pseudo-logarithmique (i. e. avec une pente positive décroissante) de
la fréquence de lecture : EXP = (POND2 × FREQ)/(FREQ+1). Voir l’Annexe E.1
pour plus de détails.
585
368
Ainsi, contrairement à notre étude des effets de priming (chap. 8.3.6), les prédictions
du modèle RAS (H1) se distinguent à présent des prédictions des modèles on-line (H3).
Selon ceux-ci, les individus ont généralement une mémoire de court terme pour les
évaluations cognitives, mais pas pour les évaluations affectives. Selon le modèle RAS, les
deux formes d’évaluation sont corrélées et soumises aux mêmes biais d’accessibilité.
587
travail (chap. 9.5.2). Pour l’instant, s’il fallait désigner un groupe de citoyens plus
spécialement prédisposés à résister aux arguments de la campagne, les indices
que nous pouvons recueillir parlent en faveur des campaign deciders. Ceux-ci
sont légèrement plus identifiés aux partis politiques que les autres catégories
et semblent s’informer un peu plus des enjeux, ce qui pourrait augmenter leur
potentiel de résistance partisane et l’inertie de leurs attitudes370.
Cependant, le moment de la décision de vote est surtout susceptible
d’influencer l’acceptation des arguments publicitaires via leur réception. Nous
recodons cette variable de la même manière que précédemment (chap. 8.3.5), à
la différence que les indécis et les non-répondants ne sont plus classés parmi les
late deciders, mais sont exclus de l’analyse. Tandis que le moment de la décision
semble réguler essentiellement l’attention aux arguments publicitaires, le degré de
compétence devrait plutôt jouer un rôle dans la compréhension des arguments. En
revanche, la compétence est susceptible d’exercer un impact plus modeste que
dans notre étude des motivations du vote (chap. 8.3.5), car elle est dépourvue
de sa fonction présumée de rétention et de remémoration des messages (voir Miller
and Krosnick, 1996). Nous opérationalisons le concept de compétence par la
mesure déjà utilisée au chapitre précédent (AWARE)371.
Enfin, dans le cadre d’une campagne marquée par le principe de domi-
nance, la compétence et l’attention générale à la campagne peuvent stimuler
la réceptivité des individus à l’égard des discours concurrents – ces messages
de faible amplitude qui s’opposent aux discours dominants ayant cours sur
chaque enjeu et qui échappent à la plupart des individus (Zaller, 1992, 1996).
Ainsi, en vertu du mécanisme de résistance par neutralisation, nous postulons
un impact négatif de la compétence (a fortiori parmi les campaign deciders) sur le
soutien aux arguments qui bénéficient d’une large balance positive dans les
annonces publicitaires.
pact des arguments publicitaires sur une variable exprimant le degré d’accord
ou de désaccord des individus sur huit enjeux de la campagne. Ces items ont
été choisis parce qu’ils correspondent au plus près à notre classification des
arguments publicitaires. La liste suivante donne le libellé original de la variable
dans l’enquête VOX, la correspondance avec notre dénomination habituelle
des arguments, ainsi que la formulation exacte dans la question de sondage.
– F11A (N33) « L’entrée dans l’EEE signifie une perte de souve-
raineté inacceptable »
– F11C (N48) « L’EEE est une menace pour l’environnement »
– F11E (N41) « L’entrée dans l’EEE entraîne automatiquement
une adhésion à la CE »
– F11G (N46) « L’entrée dans l’EEE porte atteinte à nos droits
populaires »
– F11I (N43) « L’entrée dans l’EEE va entraîner une invasion de
travailleurs étrangers »
– F11K (N44) « L’entrée dans l’EEE va diminuer nos salaires »
– F11M (N42) « L’entrée dans l’EEE va provoquer une augmenta-
tion du chômage »
– F11B (O31) « L’entrée dans l’EEE est vitale pour l’économie
suisse »
On remarquera que sept arguments de refus du traité ont été retenus, contre
un seul argument d’approbation. Ce déséquilibre ne résulte aucunement d’un
choix délibéré, mais bien de l’inadéquation entre les arguments favorables
à l’EEE sélectionnés par les concepteurs du questionnaire et les catégories
d’arguments publicitaires (basées sur les motivations du vote). Nous avons
préféré conserver les catégories du chapitre précédent, afin de permettre
certaines comparaisons, plutôt que de modifier le codage des arguments
publicitaires. Certes, il est regrettable de renoncer à évaluer l’impact per-
suasif des arguments favorables à l’EEE (à l’exception de O31). Cependant,
contrairement au chapitre précédent où l’influence des arguments ne pouvait
être analysée que de manière séparée pour les partisans et les opposants, il est
désormais possible d’analyser les effets de la campagne de manière globale – y
compris l’impact des arguments favorables sur les opposants et l’impact des
arguments défavorables sur les partisans. Ainsi, chaque individu était invité à
se prononcer sur ces différents arguments en choisissant l’une de ces quatre
modalités : « tout à fait d’accord », « plutôt d’accord », « plutôt pas d’accord »,
« pas du tout d’accord ». Ces variables ordinales ont été recodées de façon à
ce que la valeur supérieure (4) corresponde à la position la plus favorable aux
énoncés, puis renommées suivant notre appellation usuelle des arguments,
avec le suffixe A (N33A, N48A, etc.).
Sur la base de ces mêmes items, nous avons également créé deux va-
riables dichotomiques. La première regroupe dans la catégorie non nulle tous
591
les individus « plutôt d’accord » ou « tout à fait d’accord » avec les énoncés ;
nous la renommons suivant la dénomination usuelle, suivie du suffixe B (N33B,
N48B, etc.). La deuxième variable dichotomique servira à mesurer l’intensité
des opinions, et non pas leur direction : elle regroupe donc dans la catégorie
non nulle tous les individus soit « pas du tout d’accord », soit « tout à fait
d’accord » ; le suffixe « C’ est alors employé (N33C, N48C, etc.). Enfin, une
variable ordinale (suffixe D : N33D, N48D, etc.) mesure l’intensité des opinions
selon le même principe : 0 : pas d’opinion (NSP, non-réponse) ; 1 : opinion
peu intense (plutôt pas d’accord, plutôt d’accord) ; 2 : opinion intense (pas du
tout d’accord, tout à fait d’accord). A noter que ces trois dernières variables
traitent les NSP et les non-réponses comme des données nulles, mais valides,
contrairement à la variable de base (N33A, N48A, etc.).
372
Pour N48, on peut imaginer qu’une baisse d’attention après la prise de décision, même
légère, rende cet argument virtuellement imperceptible. Mais l’explication pourrait
être aussi méthodologique. Par exemple, lors de la quatrième semaine, on ne recense
aucun argument de ce type dans la NZZ, ce qui entrave la vérification de H1.
592
373
L’argument « écologiste » (N48) constitue à nouveau une exception, puisque la variable
dummy est plus fortement corrélée aux opinions que notre variable d’exposition (H2).
Néanmoins, nous conserverons cette dernière variable pour l’explication des opinions
sur cet argument, afin de ne pas modifier la forme de notre modèle.
593
375
Il est à noter que, sur ces enjeux, les corrélations d’ordre zéro entre les opinions et
l’exposition à ces deux médias est tout aussi faible qu’au niveau de notre analyse mul-
tivariée. Autrement dit, la prise en compte des arguments publicitaires n’annule pas
l’impact du courrier des lecteurs et de la télévision.
595
Tableau 9.1 (suite) : Modèle explicatif de l’évaluation des arguments (sauf indication
contraire, coefficients Beta ; OLS-regression)
Argument Tous Early Campaign Late
deciders deciders deciders
N41A EXPARG (H3) .17*** .09 .24*** .29*
(l’EEE est (coeff. B) (.0029) (.2257) (.0042) (.0048)
l’antichambre LETTRES .03 -.01 .09 -.08
de l’CE) TELEVISION -.06 -.14* -.03 -.11
AWARE -.06 -.07 .05 -.25†
NZZ -.11** -.12† -.11 -.19
TAZ -.17*** -.16* -.14† -.15
BLI .06 .07 .02 .05 mc
R2 (Adj. R2) .10 (.08) .10 (.05) .11 (.07) .27 (.11)
s.e. of estimate 1.16 (n = 341) 1.19 (n = 146) 1.19 (n = 143) 1.16 (n = 39)
376
A noter que cet argument a également convaincu les late deciders, ce qui peut pa-
raître plus surprenant. Cependant, il s’agit vraisemblablement de l’argument le plus
compréhensible : aucun autre argument n’a posé aussi peu de problème aux individus
pour prononcer un jugement (3.4% de non-réponses, contre un minimum de 5.7%
(O31) et un maximum de 13.9% (N44) pour les autres arguments). La résistance à cet
argument ne peut donc guère s’expliquer par un défaut de compréhension.
377
Il est vrai qu’en termes absolus les opposants ont délivré deux fois plus d’arguments
sur le chômage que les partisans. Par ailleurs, il faut souligner que l’argumentation des
partisans et des opposants à propos du chômage a été très asymétrique. Comme nous le
notions plus haut (chap. 7.2.2), la position des partisans a été extrêmement défensive :
près de la moitié de leurs arguments sur le chômage ont porté sur les conséquences
néfastes du statu quo. En comparaison, moins de 10% des arguments des opposants ont
porté sur les avantages du statu quo. Autrement dit, le discours sur les conséquences de
l’EEE pour l’emploi en Suisse a été outrageusement dominé par les opposants (76%
des arguments portant sur le projet).
378
A noter que ces problèmes de multi-collinéarité proviennent de la forte corrélation
entre les fréquences de lecture des trois quotidiens alémaniques (NZZ et TAZ sont
corrélés positivement entre eux, et négativement avec BLI), ainsi qu’entre la fréquence
de lecture du Blick et le niveau de compétence (lien négatif). Les corrélations d’ordre
zéro entre la compétence et les arguments demeurent très fortes et négatives dans la
plupart des cas, du moins pour ce qui concerne les late deciders.
598
et de façon négative sur ceux qui se sont décidés au dernier moment379. Enfin,
deux arguments ne mettent en évidence aucun lien entre les arguments
publicitaires et les opinions de quelque catégorie de citoyens que ce soit :
il s’agit des énoncés sur la souveraineté (N33A) et sur l’écologie (N48A). A
notre avis, les raisons à cette absence d’effets visibles des annonces sont très
différentes dans les deux cas. Pour ce qui est de l’argument « écologiste »,
nous avons vu (chap. 7.2.3) que ce type d’énoncés compte pour moins de
1% de la masse totale des arguments délivrés au cours de la campagne.
En d’autres termes, il s’agit d’un argument marginal, qui n’a d’ailleurs été
approuvé que par 29% des répondants à l’enquête VOX (le plus faible
taux des huit arguments étudiés), et qui exerce l’effet direct le plus modeste
sur le vote380. Cet argument, tout simplement, n’a pas été entendu par les
citoyens. Apparemment, les annonces soulignant les risques d’une perte
de souveraineté n’ont pas non plus produit l’effet escompté, mais vraisem
blablement pour une raison diamétralement inverse : l’argument était déjà
trop connu – si l’on peut dire, trop connu « par ailleurs ». Autrement dit,
si les annonces publicitaires n’ont aucun impact sur les opinions face à la
souveraineté, c’est parce que ce support n’a permis d’ajouter que peu de
substance au message déjà véhiculé efficacement par d’autres médias. A cet
égard, il n’est peut-être pas indifférent que les lettres de lecteur et Blick (deux
médias « populaires ») soient les seuls facteurs susceptibles de surmonter le
mécanisme de résistance par inertie qui « fige » probablement les opinions
sur la souveraineté. Le même raisonnement pourrait être étendu à ce que
nous observons pour l’argument des droits populaires.
379
Ce résultat est peut-être dû en partie à un biais directionnel dans l’utilisation des an-
nonces, celles-ci étant davantage utilisées par les opposants à l’EEE. Il demeure que
l’argument publicitaire en question n’a pas davantage convaincu les partisans que les
opposants au traité : en procédant à une analyse séparée pour les citoyens des deux
camps, on s’aperçoit que seuls les partisans de longue date de l’EEE (early deciders)
ont subi une influence positive des arguments prônant les avantages économiques du
traité. Sinon, ces arguments n’ont eu aucune prise sur les partisans qui ont pris leur
décision pendant la campagne et se sont même avérés préjudiciables ou traîté parmi
les late deciders. Par ailleurs, il existe des exemples où l’utilisation des annonces s’est
avérée positive pour l’évaluation de certains arguments favorables à l’EEE, non étu-
diés ici (F11D : « l’agriculture suisse reste protégée » ; F11J : « étape nécessaire pour
l’adhésion à la CE »). Soulignons par ailleurs que l’échec relatif de l’argument de la
nécessité économique de l’EEE (O31) se limite aux effets des annonces publicitaires,
puisque l’exposition aux émissions télévisées a produit un fort impact positif sur les
opinions face à cet argument.
380
Une régression logistique (effectuée sur la totalité de l’échantillon, Romands compris)
permet d’expliquer 87% de la variance du vote au moyen des positions face aux huit
arguments. Cependant, l’argument « écologiste » n’a aucun poids sur le vote.
600
381
Les neuf autres médias sont : la partie éditoriale des quotidiens/magazines ; la radio ;
la brochure du CF ; les imprimés ; les affiches de rue ; le mailing direct ; les stands ;
les discussions sur le lieu de travail ; les tracts.
382
Résultat d’un modèle de régression linéaire avec la variable CONC introduite en même
temps que les variables OFF (nombre de médias « officiels » utilisés), AWARE, NZZ,
TAZ et BLI.
383
Il convient de préciser que l’effet de l’utilisation des médias « concurrents » est totale-
ment indépendant du niveau de compétence des citoyens qui s’en servent, et presque
entièrement indépendant de leur décision de vote. S’il est vrai que les opposants à l’EEE
ont davantage consulté ce type de moyens d’information que les partisans, les différences
entre partisans et opposants sont largement circonscrites au groupe des early deciders.
On pourrait dès lors soupçonner que l’effet de l’utilisation des médias est artificiel, dans
la mesure où il refléterait avant tout la position face à l’objet de vote – une position
fortement liée à l’évaluation des arguments. Or il s’avère que, à de rares exceptions, le
601
Pourquoi cette influence préférentielle des lettres de lecteurs dès lors qu’il
s’agit des composantes principales de la politique étrangère suisse ? Peut-être
faut-il appréhender cette prééminence des « leaders d’opinion fictifs » en relation
avec la nature des arguments en question. Premièrement, la souveraineté et la
démocratie directe font partie des valeurs populaires par excellence, d’où leur
assimilation fréquente au discours populiste (voir chap. 7.3.2). Ceci se vérifie
dans notre corpus d’annonces publicitaires : en Suisse alémanique, près de
20% des arguments publicitaires relatifs à la souveraineté et à la démocratie
directe sont imputables à des particuliers – contre 7% pour la question des
salaires, 10% pour l’invasion étrangère, ou 12% pour le chômage. Autrement
dit, les leaders d’opinion issus de la société civile s’emparent énergiquement
et ostensiblement de ces thèmes supposés chers au reste de la population. Par
ailleurs, nous avons vu que le discours populiste (promu substantiellement
par les particuliers eux-mêmes) s’applique à mettre en évidence l’égoïsme de
la classe politique et son indifférence à l’égard des institutions fondamentales
– qu’elle ne rechignerait pas à « livrer aux mains des bureaucrates de Bruxelles »
(T0347). On peut concevoir que les acteurs issus du « peuple » acquièrent ainsi
le statut de porte-paroles pour de nombreux citoyens défiants des autorités,
tout spécialement sur les aspects du projet les plus controversés et les plus
dommageables pour l’image du gouvernement384.
Deuxièmement, l’EEE peut être décrit comme un objet de vote
relativement complexe, ainsi qu’en témoigne le sentiment d’une majorité des
individus interrogés (53%), pour lesquels la décision de vote était « plutôt
difficile » à prendre. De plus, l’enjeu a été perçu par les individus comme
ayant des conséquences particulièrement importantes pour eux-mêmes
(moyenne de 5.7 sur une échelle de 1 à 10, par rapport à une moyenne
de 4.5 pour les objets « en général »). Selon Merten (1988 : 623–5), un tel
contexte de décision – situation non structurée, risque élevé associé à la
décision – entraîne tendanciellement un plus grand besoin de solliciter l’avis
d’individus « exemplaires », au détriment d’autres moyens d’information (i. e.
en premier lieu les mass médias). Si tel est le cas, et dans la mesure où les lettres
de lecteurs (voire les annonces publicitaires) peuvent être considérées comme
le mode d’expression des leaders d’opinion fictifs, nous devrions trouver un
médium le plus déterminant pour un jugement favorable des arguments est le même
parmi les partisans et les opposants. Dès lors, nous pouvons affirmer que l’utilisation
de ces médias constitue un facteur réel de positionnement face aux arguments, et non
un résultat accessoire du processus de formation des opinions. Ceci étant, le fait que
nos mesures d’exposition ne sont pas de simples corollaires des opinions n’exclut pas
que des mécanismes d’exposition ou de perception sélective soient en jeu (voir infra).
384
Selon l’enquête VOX, 42% des individus interrogés ont déclaré leur méfiance vis-à-vis
du gouvernement. En réalité, cette variable constitue l’un des principaux déterminants
du vote sur l’EEE. Ce niveau de méfiance, sans être exceptionnel, a sans doute pour
origine la campagne populiste des opposants (Kriesi et al. 1993 : 35–6).
602
385
Peut-être que la contre-campagne des partisans sur le thème du chômage (le seul où
les deux camps se sont opposés de manière frontale) a quand même exercé un impact
sur les individus éprouvant de la peine à se faire une opinion, alors qu’en général la
campagne des opposants semble avoir porté ses fruits (voir Tableau 9.1). Les citoyens
déjà indécis n’ont peut-être pas trouvé dans les publicités des opposants des arguments
suffisamment convaincants pour surmonter leurs doutes au sujet des conséquences du
projet pour le chômage.
603
386
Pour l’ensemble des individus, on enregistre des pseudo-R2 variant entre .05 et .12
suivant les arguments. En distinguant selon les catégories de citoyens, on découvre que
les late deciders sont les plus sensibles aux effets polarisants de la campagne (pseudo-
R2 variant entre .13 et .51 suivant les arguments, alors qu’il n’excède pas .15 pour les
campaign deciders et .13 pour les early deciders).
605
387
Même en recodant les opinions dans les trois catégories suggérées, nous sommes loin
de satisfaire aux critères d’une variable continue.
388
Il est vrai qu’on pourrait également regretter cette indétermination entre l’orientation
cognitive et affective de notre échelle de polarisation, notamment dans le sens où une plus
forte intensité des opinions n’exprime pas nécessairement une meilleure connaissance
des arguments. Mais nous voulions avant tout mesurer les bases de la « connaissance
pratique », dans le sens où l’entend par exemple Bütschi (1993), c’est-à-dire une capa-
606
cité cognitive orientée vers la prise de décision, et qui se rapproche le plus possible des
motivations du vote étudiées au niveau agrégé (chap. 8). Dans la mesure où les positions
individuelles face aux arguments exercent bel et bien un impact décisif sur la décision
de vote, nous pensons que notre échelle d’intensité éclaire de manière satisfaisante le
rôle des campagnes dans la cristallisation des opinions face aux objets de vote.
389
Cette variable n’est autre que l’addition des mesures d’exposition aux huit arguments
publicitaires délivrés lors de la dernière semaine de campagne (H1).
607
Tableau 9.3 : Modèle explicatif de l’échelle d’intensité des opinions sur les
arguments (POL) (NB : Un coefficient positif indique une plus
grande intensité des jugements exprimés)
Variable Early deciders Campaign deciders Late deciders
B Beta B Beta B Beta
Annonces (HTOT) .0007 .12 -.0008** -.19 .0001 .03
NZZ .226* .16 .003 .00 .164 .10
TAZ .105 .09 .202*** .22 .226† .23
BLI -.073 -.06 .211** .22 -.119 -.13
Lettres de lect. -.080 -.01 .321 .07 .303 .06
Mailing direct .145 .02 1.157** .19 1.241 .16
Quotidiens -.734 -.08 2.780*** .28 -.807 -.10
Radio .257 .04 -.323 -.06 .021 .00
Télévision .501 .06 1.199** .18 .093 .02
Brochure du CF -.534 -.09 -.326 -.07 .655 .13
Imprimés -.838† -.13 .742† .14 -3.736*** -.70
Affiches de rue .924 .13 -.399 -.07 .881 mc .14
Actions de stand 1.084 .10 .515 .06 -3.667*** -.47
Lieu de travail .836 .11 .494 .10 -2.198** -.37
Tracts -.546 mc -.07 -.894† -.14 1.034 mc .13
Constante 10.525*** 6.866*** 11.894***
Tableau 9.4 : Modèle explicatif de l’échelle de direction des opinions sur les
arguments (POS)394. NB : Un coefficient positif indique une plus
grande adhésion aux arguments contre l’EEE.
Variable Early deciders Campaign deciders Late deciders
B Beta B Beta B Beta
Annonces (HTOT1) .0012 .09 .0009 .08 .0046** .48
NZZ -.391† -.13 -.409† -.14 .453 .15
TAZ -.292† -.12 -.299† -.14 .286 .15
BLI .450* .16 .364† .16 .481 .26
Lettres de lect. 3.355*** .25 -.042 .00 -.278 -.03
Mailing direct -1.000 -.06 1.809† .12 2.092 mc .14
Quotidiens -1.258 -.07 .937 .03 1.869 .11
Radio 2.706** .19 .981 .08 .695 .06
Télévision -4.380*** -.24 -1.592 -.10 .844 .08
Brochure du CF -1.093 -.09 1.199 .10 1.707 mc .17
Imprimés -1.790† -.13 .961 .08 -.414 -.04
Affiches de rue .072 .01 -1.082 -.08 1.078 mc .09
Actions de stand 4.950*** .22 -.230 -.01 -5.181† mc -.31
Lieu de travail .648 .04 -2.319** -.19 2.038 .16
Tracts 2.346† mc .14 1.336 .09 -.079 mc -.01
Constante 20.135*** 18.476*** 10.584***
R2 (n) .33 (n = 139) .18 (n = 140) .41 (n = 39)
Adj. R2 .25 .09 .03
St. err. of estimate 5.53 5.52 5.03
*** : p < .01 ; ** : p < .05 ; * : p < .10 ; † : p < .20 ; mc : .38 < tolerance < .50
394
La variable HTOT, dans ce cas, est légèrement différente de celle utilisée dans le Ta-
bleau 9.3. En effet, le but étant maintenant de déterminer l’impact directionnel des
610
Mais comparons plutôt les campaign deciders avec les individus qui se sont décidés
avant le début de la campagne. Alors que seules les discussions sur le lieu de
travail (et, marginalement, la lecture des quotidiens alémaniques) ont une
influence directionnelle générale sur les opinions des campaign deciders, au moins
quatre médias et la lecture du Blick ont un impact significatif – et souvent très
important – sur les jugements des early deciders. Par ailleurs, il est important de
noter que tous ces résultats conservent leur validité sous contrôle du niveau
d’éducation et du niveau de compétence (seule l’influence de la lecture du Blick
sur les early deciders disparaît en tant que facteur significatif du jugement global
des arguments). Ainsi, la plus grande perméabilité à l’influence directionnelle
des médias dont témoignent les early deciders ne peut guère s’expliquer par un
moindre degré d’expertise face aux enjeux, mais probablement par d’autres
caractéristiques propres à ce groupe et par le contexte de décision. Notamment,
il s’avère que les early deciders ont été particulièrement sélectifs dans leur exposition
aux médias au cours de la campagne, choisissant des sources d’information
relativement congruentes avec leur orientation générale vis-à-vis de l’EEE.
En substance, les opposants de longue date ont consulté nettement plus de
médias concurrents que les partisans de longue date, tandis que cette tendance
est moins manifeste chez les campaign deciders395. S’y ajoute probablement un
mécanisme de perception sélective – les early deciders possèdent sans doute un certain
« constraint » idéologique, étant donné leur attachement relativement fort aux
partis396. Par ce mécanisme, les considérations consonantes avec la position des
individus sur les enjeux ont plus de chances d’être internalisées, réduisant ainsi
l’ambivalence dans leur jugement des arguments de la campagne. Autrement
arguments, le poids relatif au seul argument favorable au traité (O31) doit être retranché
du poids attribué à tous les autres arguments : HTOT1 = HTOT – (2 × H1O31).
395
Ainsi, nous avons calculé le ratio de médias concurrents utilisés par rapport au nombre
total de médias consultés : RATIO = CONC/MEDIA. En moyenne, les early deciders
opposés au traité ont utilisé 30% de médias concurrents, contre 16% pour les partisans
(F = 31.4 ; p < .001). Par contraste, les campaign deciders favorables et défavorables
au traité se distinguent peu dans leur utilisation des médias concurrents (resp. 21% et
26% ; F = 3.7 ; p = .06), et les late deciders encore moins (resp. 22% et 19% ; F = .03 ;
p = .60). En conséquence, pour la catégorie des early deciders les effets spécifiques à
chaque médium sont renforcés, car ils sont relativement peu contrariés par d’autres
médias défendant un point de vue opposé. La prise en compte de l’orientation idéo-
logique (au lieu de la décision de vote) comme facteur de sélectivité aboutit au même
résultat. Parmi les campaign deciders, la proportion de médias concurrents consultés
est extrêmement stable d’un groupe idéologique à l’autre (F = .36 ; p = .78). Parmi les
early deciders, cette proportion est plus variable, notamment du fait d’une utilisation
accrue des médias concurrents par les partisans de la droite radicale (F = 3.48 ; p <
.02 ; analyse basée sur l’ensemble de l’échantillon, non-partisans compris).
396
55% des early deciders sont sympathisants d’un parti politique, contre 50% des cam-
paign deciders et 44% des late deciders (variable P02) – différences statistiquement
non significatives (Cramer’s V = .11 ; p = .25).
611
dit, la plus grande sélectivité apparente des early deciders est susceptible de ré
duire l’interférence entre les différents médias et d’empêcher la neutralisation
mutuelle de différents messages (parfois issus du même médium). Pour cette
catégorie de citoyens se dessine donc un modèle de renforcement des opinions,
dans lequel l’exposition à des messages médiatiques largement congruents
avec les opinions pré-existantes entraîne des effets directionnels relativement
prononcés.
Si l’on recoupe les résultats de nos dernières analyses, il devient apparent
que chaque groupe de citoyens se caractérise par une sensibilité spécifique face
aux deux types d’effets mesurés. Les early deciders sont particulièrement sensibles
aux effets directionnels de la campagne, probablement parce que cette catégorie
d’individus est plus sélective dans son exposition aux messages médiatiques
et consulte plus volontiers des sources d’information congruentes avec son
orientation générale face à l’objet de vote. En revanche, les early deciders sont
largement imperméables à ce que nous avons appelé les effets « polarisants »
de la campagne. On peut expliquer ce paradoxe de la manière suivante, en
considérant les différences substantielles entre les deux échelles utilisées. Les
early deciders sont sensibles aux effets médiatiques dès lors qu’ils possèdent une opinion
pré-existante sur les différents enjeux – d’où la régularité des effets directionnels, qui ne
sont mesurés que pour les individus ayant donné une réponse pour une grande
partie des items. En revanche, la campagne est moins efficace pour inciter les
individus sans opinion préconçue à prendre position sur les arguments – d’où la
modestie des effets « polarisants » (le terme n’est pas idéal), qui accordent une
importance accrue au simple fait d’exprimer une opinion397. Or, les individus
sans opinion sont relativement nombreux parmi les early deciders398. Ceux-ci sont
tendanciellement sûrs de leur choix, mais en même temps ne démontrent pas
une grande compétence pratique pour évaluer les arguments mis en évidence
par la campagne, auxquels ils ont prêté une oreille plutôt distraite. De fait, il
nous est apparu au niveau agrégé que les motivations spontanées du vote des
early deciders sont moins en phase avec les arguments de la campagne que les
justifications fournies par les personnes ayant pris leur décision plus tard (voir
chap. 8.3.5). Tout ceci suggère une nouvelle fois l’importance du mécanisme
de réception pour l’acceptation des messages médiatiques, ainsi que la difficulté
pour une campagne référendaire d’attirer l’attention sur de nouveaux enjeux
et de créer des opinions « de toutes pièces ».
397
La qualité prédictive du modèle pour les early deciders s’améliore légèrement si la
variable dépendante POL est remplacée par une variable qui ne prend en compte
que l’intensité des opinions effectivement exprimées (avec deux données manquantes
admises, à l’instar de POS). Le contraire est vrai pour les campaign deciders.
398
36% des early deciders ne se sont pas prononcés sur l’un des huit items au moins, et
15% ne se sont pas prononcés sur deux items au moins ; les proportions sont respec-
tivement de 28% et 9% pour les campaign deciders.
612
399
Nous entendons par là que la neutralisation mutuelle des messages ne se fait pas seu-
lement entre les différents types de médias, mais entre messages provenant du même
médium. Comme nous l’avons souligné, le système médiatique suisse se caractérise à
la fois par sa diversité externe et par sa diversité interne (voir chap. 5.1.2).
613
ont certainement été « attirées » dans toutes les directions, et que l’impact
« final » de la campagne est peu important. Malheureusement, il faut bien en
convenir, le très faible nombre de cas dans cette catégorie rend toute évaluation
de notre modèle très approximative, quels que soient les effets médiatiques
considérés ; il est possible que des effets significatifs émergent avec une base
empirique plus large.
Pour terminer, il est essentiel de préciser la chose suivante : en moyenne,
les positions absolues face à l’ensemble des arguments (i. e. les scores sur notre
échelle POS) sont totalement indépendantes de l’appartenance à l’une ou
l’autre des catégories du moment de la décision. Autrement dit, le moment
auquel les individus prennent leur décision n’est pas déterminant pour leurs
jugements des arguments de la campagne, mais bel et bien pour leur sensibilité
aux différentes sources d’information induisant une variation de ces jugements
– même si notre analyse n’est pas en mesure d’établir un véritable lien causal
entre l’exposition aux médias et la position face aux arguments. De même,
du point de vue de la cristallisation des opinions (i. e. les scores sur l’échelle
POL), les campaign deciders et les early deciders se distinguent légèrement des
individus qui font leur choix au dernier moment, mais les différences sont
statistiquement non significatives400. Ainsi, l’indécision (qui est certainement
le facteur essentiel retardant le choix des individus) ne saurait provenir d’une
position générale face aux arguments (POS), mais plus vraisemblablement d’un
manque d’intensité dans les opinions (POL), pour ainsi dire d’un manque de
confiance dans l’évaluation des différents enjeux du scrutin. Or, notre analyse
suggère que les carences cognitives des late deciders (voir Tableau 8.3) les soustrait
également au pouvoir d’attraction de la campagne, sans doute en raison d’une
mauvaise réception des messages médiatiques.
400
Sur l’échelle POS, la position moyenne est de 19.35 pour les early deciders, de 19.18
pour les campaign deciders, et de 19.08 pour les late deciders (F = .05 ; p = .95). Sur
l’échelle POL, la position moyenne est de 10.99 pour les early dec., de 11.16 pour les
campaign dec., et de 10.45 pour les late dec. (F = 1.14 ; p = .32).
614
tendanciellement négatif. D’autre part, si les médias exercent sur les individus
des effets « massifs » mais contradictoires, alors nous nous retrouvons au point
de départ : comment détecter les effets totaux de la campagne ?
Une alternative – c’était d’ailleurs notre démarche initiale (chap. 9.4.1)
– consiste bien sûr à analyser séparément les opinions pour chaque argument.
Mais d’autres problèmes surgissent à ce niveau, à commencer par une variance
très faible dans nos variables indépendantes (e. g. le volume des arguments
publicitaires) et dépendantes. Ensuite, le phénomène de neutralisation interne à
chaque médium n’est pas résolu. Enfin, une telle analyse se révèle extrêmement
fastidieuse, exigeant d’appréhender les particularités de chaque argument et
n’apportant aucune certitude pour expliquer la portée modeste de nos résul-
tats. Certes, une partie de ces incertitudes pourraient être levées en répétant
notre analyse sur d’autres données. Parallèlement, des sondages de type pa-
nel, voire des expérimentations, pourraient contribuer à déterminer si cette
faiblesse doit être attribuée à une mauvaise spécification de notre modèle, ou au fait
que les médias ont effectivement une influence modeste sur les opinions des individus
dans le cadre des campagnes référendaires. En effet, n’oublions pas que cette
dernière interprétation est tout à fait plausible, surtout si l’on tient compte du
cadre particulier des votations de démocratie directe – un tel contexte n’est
pas strictement comparable à celui des élections, sur lequel s’est penchée la
plupart des études des effets médiatiques. Ainsi, nous examinons à présent les
facteurs substantiels (i. e. non méthodologiques) susceptibles de limiter l’influence
des mass médias. Une telle approche, réminiscente de la tradition dominante
jusqu’aux années 1970 (voir chap. 3.1), est sans doute aussi prometteuse qu’une
recherche effrénée des conditions optimales de la persuasion.
402
Nous avons exclu de cette analyse la catégorie des late deciders, car l’ajout des variables
structurelles aggravait encore le problème du faible nombre de cas, rendant les résultats
extrêmement aléatoires.
403
Ainsi, sur les 28 coefficients significatifs (p < .10) apparaissant dans le Tableau 9.1,
exactement 28 effets attribuables aux variables médiatiques demeurent significatifs après
l’ajout des douze variables structurelles – une poignée d’effets disparaît, compensée
par l’apparition d’autres effets auparavant non significatifs.
620
En effet, l’intensité et le contenu même des discussions (le choix des thèmes et
leur valence générale) sont vraisemblablement différents de part et d’autre de
la principale frontière linguistique. Ainsi, cette distinction atténue le risque
que des effets réels, mais contraires dans les deux régions, ne se neutralisent
à l’échelon national.
En vue de tester les deux modèles concurrents esquissés plus haut
(renforcement et compétition), nous ne disposons malheureusement pas de variable
mesurant de façon directe l’engagement des individus dans les conversations
inter-personnelles lors de la campagne sur l’EEE. Néanmoins, deux questions
ont été posées dans l’enquête VOX en relation avec notre sujet. L’une porte sur
la fréquence à laquelle les individus tentent généralement de convaincre leurs
interlocuteurs de leur point de vue (F20), et l’autre concerne la fréquence à
laquelle ils prennent part à des discussions sur l’intégration européenne (F24).
Trois réponses étaient possibles : toujours, parfois et jamais405. A partir des
réponses à ces deux questions, nous avons créé une typologie (TYPO), dont les
concepts sont empruntés à Merten (1988), ainsi qu’une échelle d’engagement
dans les discussions inter-personnelles (COMM). Cette dernière comporte 9
positions, et donne la priorité aux réponses sur l’indicateur de persuasion. La
Figure 9.1 indique la distribution croisée des réponses aux deux questions,
ainsi que la manière dont notre typologie et notre échelle ont été construites.
A noter que l’échantillon total a été utilisé, et non seulement les lecteurs des
trois quotidiens alémaniques, comme précédemment.
Pour commencer, à l’aide de notre typologie, nous avons voulu savoir si les
trois catégories d’individus se distinguent réellement quant à leur utilisation des
médias (MEDIA), à leur connaissance générale des enjeux (AWARE), ainsi qu’à
leur position générale sur les arguments de la campagne (POS) et à l’intensité
générale de leurs jugements (POL) ; nous utilisons pour cela une comparaison
des moyennes. Par ailleurs, pour mieux connaître la base structurelle de ces
différences, nous avons inclus dans l’analyse d’autres variables : l’âge, le sexe
et le niveau de formation (S14). Le Tableau 9.5 résume nos résultats.
407
A noter que l’appartenance aux catégories de notre typologie est sans rapport avec la
position idéologique des individus : la position sur l’axe gauche-droite n’entretient pas
de relation significative avec notre typologie.
408
A noter que certaines différences existent, du point de vue de notre échelle de commu-
nications inter-personnelles (COMM), entre les trois catégories du moment de décision
(campaign deciders > early deciders > late deciders), mais ne sont pas hautement
significatives (F = 2.59 ; p = .08).
624
celui utilisé jusqu’à présent, couvrant la quasi totalité des deux principales
régions linguistiques (n = 867). Cependant, afin de contrôler l’impact du po
tentiel de réception et le risque de neutralisation des effets évoqué plus haut,
notre modèle (OLS) estime les deux types d’effets séparément selon la région
linguistique et le moment de la décision (Tableaux 9.6 et 9.7).
Tableau 9.6 : Modèle explicatif de l’échelle d’intensité des opinions sur les
arguments (POL)
409
On peut néanmoins noter le rôle négatif joué par les médias concurrents sur l’intensité
des opinions des Romands qui ont pris leur décision pendant la campagne. Une analyse
plus détaillée montre que les annonces publicitaires sont à elles seules responsables de ce
phénomène. La simplification excessive des enjeux opérée par ce moyen contribuerait
donc moins à réduire la confusion qu’à l’augmenter.
626
Tableau 9.7 : Modèle explicatif de l’échelle de direction des opinions sur les
a rguments (POS)
Suisse alémanique Suisse romande
B (s.e.) Beta B (s.e.) Beta
Early deciders COMM -.222 (.167) -.08 -.557** (.247) -.23
OFF -.205 (.273) -.05 -.849** (.383) -.24
CONC 1.584*** (.461) .24 .471 (.876) .06
R2 (Adj. R2) .06 (.05) (n = 244) .12 (.08) (n = 87)
410
Afin de pallier le faible nombre de cas dans la catégorie des personnes isolées (54 en
Suisse alémanique, 27 en Suisse romande), nous avons assigné à cette catégorie les
individus dont le score est de 2 ou 3 sur l’échelle COMM des communications inter-
personnelles (voir Figure 9.1).
411
Pour les opinion givers (adj. R2 : .03), les annonces publicitaires et la radio exercent
une influence défavorable au traité, contrairement au mailing et aux affiches. Pour les
opinion sharers (adj. R2 : .05), les annonces et les lettres de lecteur ont un impact dé-
favorable, contrairement aux quotidiens. Enfin, les personnes « isolées » (adj. R2 : .06)
sont surtout sensibles aux effets négatifs des annonces. Aucune modification substantielle
n’intervient si l’on remplace les douze variables d’exposition aux médias par les échelles
OFF et CONC. Enfin, nous avons abordé la question différemment, en ne testant qu’un
seul modèle de régression par région linguistique, mais en y introduisant des termes
d’interaction entre l’utilisation des médias et l’engagement dans les communications
inter-personnelles (INTER = MEDIA × TYPO, où TYPO est une variable ordinale
assignant un score de 1 aux personnes isolées, de 2 aux opinions sharers et de 3 aux
opinion givers). L’introduction des termes d’interaction déprécie la qualité du modèle
pour la Suisse alémanique, et l’améliore pour la Suisse romande.
628
les messages diffusés ont pour but explicite d’influencer la décision de vote
des électeurs.
Par définition, les effets instantanés des mass médias, mesurés traditionnel-
lement au cours de la campagne officielle, ne saisissent pas l’influence diffuse,
graduelle, de toute l’information médiatique diffusée auparavant. En nous
limitant à l’exposition potentielle aux annonces publicitaires parues durant
les quatre semaines précédant les votations, ainsi qu’à l’utilisation des médias
reportée par les individus eux-mêmes (pour une durée sans doute supérieure),
nous sommes dans l’impossibilité de donner une estimation de l’impact global
de l’information médiatique sur les opinions. Toutefois, un certain nombre
de nos résultats suggèrent l’importance des effets cumulatifs des médias. Ainsi,
le poids relatif des médias sur l’évaluation des arguments de la campagne est
spécialement important parmi les individus qui ont pris leur décision avant
même le début de la campagne (early deciders). A cet égard, il n’est pas inutile
de souligner que les opinions sur les arguments-clés de la politique étrangère
(souveraineté, droits populaires) sont parmi les plus sensibles aux effets direction
nels des médias (surtout des médias « concurrents »), mais spécialement parmi
les personnes qui déclarent avoir pris leur décision très tôt. Il ne serait guère
surprenant de découvrir que les médias exercent surtout des effets cumulatifs
sur ce genre d’opinions, qui reposent sur des attitudes fortement différenciées
et sont de ce fait moins malléables dans le court terme. A l’inverse, la position
des individus face à des thèmes relativement nouveaux promus par la campagne
(e. g. l’adhésion « automatique » à la CE) semble plus aisément déterminée
dans le court terme par les médias, à en juger par la capacité prédictive de
notre modèle auprès des campaign deciders.
Tableau 9.8 : Modèle explicatif de l’échelle de direction des opinions sur les
arguments (POS)
Variable Gauche Droite Extrême Sans lien
droite partisan
B Beta B Beta B Beta B Beta
Annonces (HTOT1) -.0009* -.28 .0003 .10 -.0001 -.04 .0007*** .23
NZZ .123 .04 -.650** -.29 -.255 -.09 -.768*** -.19
TAZ -.583* -.27 .400 .19 .059 .03 -.500*** -.21
BLI .797** .35 .198 .07 .633 .26 -.107 -.04
Lettres de lect. 2.514* .22 4.204** .34 .910 .08 2.067** .18
Mailing direct 1.435 .09 .721 .06 -4.053† -.30 1.996† .13
Quotidiens 2.245 .09 -3.873 -.14 4.097 .19 -.966 -.05
Radio .670 .05 2.689† .20 1.875 .15 2.274** .18
Télévision -.472 -.03 -4.129* -.21 -3.724 -.25 -2.682** -.16
Brochure du CF -1.461 -.12 -.758 -.06 -2.920 -.26 .988 .09
Imprimés 4.249** .35 -1.714 -.15 1.257 .09 -.790 -.06
Affiches de rue .901 .07 -.700 -.06 2.775 .15 -2.836** -.19
Actions de stand -.403 -.02 -5.732* -.27 3.843 .26 2.545 .09
Lieu de travail 1.537 .11 2.021 .14 .211 .02 -1.953* -.15
Tracts .071 .01 5.384* .41 4.348 .29 3.452** .18
Constante 13.956*** 19.576*** 17.902*** 20.675***
les plus susceptibles de peser sur la réception des messages) ne change rien
d’essentiel aux résultats présentés plus haut. Une exception notable concerne
le groupe des partisans de gauche, pour lesquels l’impact des lettres de lec
teurs et de la lecture du Tages-Anzeiger s’estompe – cette dernière variable
demeure un facteur important de refus des arguments, mais son effet cesse
d’être significatif. Sinon, l’introduction dans le modèle de la compétence
et de l’éducation tantôt diminue les effets médiatiques, tantôt les renforce
– spécialement auprès des sympathisants des partis d’extrême droite, pour qui
les effets du mailing et de la lecture du Blick se précisent (p < .15). Cependant,
conformément à d’autres modèles, le modèle PMR postule que la compétence
exerce un effet sur l’acceptation des messages en interaction avec les prédispositions.
Nous avons déjà vérifié cette hypothèse à propos de la décision de vote sur
les objets de politique interne et extérieure (voir chap. 6.6). En l’occurrence,
l’hypothèse stipule que les individus rejettent d’autant plus systématiquement
les arguments contraires à leur idéologie qu’ils font preuve d’une plus grande
compétence politique sur les enjeux en présence. Pour la tester, nous avons
construit une variable traduisant l’interaction entre les prédispositions et la
compétence (AWAREGD). Cette variable représente en quelque sorte un
« indice d’acceptabilité » des messages médiatiques : elle augmente en fonction
du niveau de compétence parmi les partisans d’extrême droite, diminue sur
le même principe parmi les partisans de gauche et de la droite modérée, et
augmente en fonction du nombre de médias consultés parmi les individus non
identifiés à un parti417.
Nous pouvons à présent ajouter le terme d’interaction au modèle utilisé
plus haut, et tester celui-ci pour l’ensemble de l’échantillon alémanique. Il s’avère
que l’introduction du terme d’interaction permet d’améliorer de façon sensible
la capacité prédictive du modèle (le pourcentage de variance expliquée passe
de 18% à 21%)418. Ceteris paribus, le terme d’interaction (B = .448 ; β = .19 ;
p < .001) prédit une différence maximale de 3.5 points sur l’échelle de position
entre les sympathisants « très compétents » de l’extrême droite et les partisans
« très compétents » des autres tendances. Un tel effet est substantiel, puisqu’il
constitue le premier en importance, avant même les effets attribués aux tracts
(β = .16 ; p < .05), à la fréquence de lecture du Tages-Anzeiger (β = –.15 ; p < .01)
et aux arguments publicitaires (β = .14 ; p < .05)419. L’utilisation alternative de
termes d’interaction spécifiques à chaque groupe idéologique (AWG, AWD,
AWED ; voir l’Annexe E.3 pour leur construction) produit essentiellement
417
Parmi les non-partisans, la probabilité d’accepter un message dépend davantage du
niveau d’exposition aux médias que du potentiel de réception des messages (i. e. la
compétence). En effet, pour les non-partisans, la compétence ne sert guère à examiner
la correspondance entre la teneur idéologique des messages et les prédispositions des in-
dividus. Voir l’Annexe E.3 pour la construction détaillée de la variable AWAREGD.
418
Notons par ailleurs que l’ajustement du modèle est meilleur que si l’on prend unique-
ment en compte les prédispositions, par exemple avec des variables dummy.
635
les mêmes résultats, mais démontre en plus que la polarisation des opinions
est plus forte parmi les sympathisants de gauche et de droite que parmi les
sympathisants d’extrême droite420.
Finalement, nous souhaitons évaluer l’importance des prédispositions et
de la compétence par rapport aux opinions sur chaque argument (N43A, N42A,
etc.). En reprenant les variables utilisées dans le Tableau 9.1 et en y ajoutant
les termes d’interaction spécifiques aux trois tendances politiques, notre
modèle a donc été testé séparément pour les huit arguments. En moyenne,
les termes d’interaction permettent d’expliquer quelque 3% supplémentaires
de la variance des opinions, avec des différences très prononcées entre les
arguments. Toutefois, nos résultats pourraient s’expliquer aussi bien par une
polarisation des opinions au sein des groupes idéologiques que par de simples
divergences d’opinion entre les groupes, sans réel impact de la compétence per
se. Afin de prendre en compte ces diverses possibilités, nous avons remplacé
les termes d’interaction par des dummies exprimant l’appartenance aux diffé
rentes tendances politiques, puis nous avons comparé les résultats des deux
modèles. Il apparaît ainsi que le modèle comprenant les termes d’interaction
entre prédispositions et compétence prédit sensiblement mieux les opinions
que le modèle basé uniquement sur les prédispositions.
On peut toutefois relever certaines distinctions intéressantes entre
différents types d’arguments. Un premier cas de figure est illustré par l’argument
« écologiste » (N48). Particulièrement peu convaincant, cet argument recueille
à peine plus de soutien à gauche que dans les autres groupes (différence non si
gnificative), et la prise en compte du niveau de compétence ne fait qu’accentuer
très légèrement les tendances. Les opinions sur l’argument des droits populaires
(N46) sont également très peu sensibles à l’impact de l’idéologie et de la
compétence, même si celle-ci a un impact significatif sur les sympathisants
d’extrême droite. Certes, la démocratie directe est une institution plébiscitée
par une immense majorité des Suisses, mais ce n’est pas le moindre mérite de
la campagne des opposants que d’avoir réussi à convaincre les citoyens de tous
bords politiques (et même les plus compétents) que l’EEE allait sacrifier les droits
populaires sur l’autel de l’intégration. Une deuxième catégorie d’arguments
suscite des opinions globalement peu structurées par l’idéologie, puisque seule
une catégorie se distingue des autres. C’est le cas des arguments stigmatisant
les conséquences néfastes de l’EEE pour le chômage (N42) et pour les salaires
(N44), qui n’ont été nettement désapprouvés que par les partisans de gauche421.
419
Les autres effets significatifs (p < .05) sont attribués à la radio (β = .14), à la lecture de
la NZZ (β = –.13), aux lettres de lecteurs (β = .13), à la lecture du Blick (β = .12) et à
la télévision (β = –.12).
420
Les non-partisans constituent la catégorie de référence. Ajustement du modèle : R2 (adj.
R2) = .21 (.16). Principaux coefficients du modèle (β) : AWG : –.14** ; AWD : –.14* ;
AWED : .07 ; HTOT1 : .13* ; TAZ : –.14* ; BLI : .12* ; LETTRES : .12* ; RADIO :
.12* ; TELEVISION : –.13* ; TRACTS : .16*. (Sig : ** : p < .01 ; * : p < .05).
636
La campagne des syndicats pour rassurer leurs membres n’est peut-être pas
étrangère à cette résistance des citoyens de gauche. A noter pourtant que la
compétence des individus de chaque groupe n’a quasiment rien à voir avec
leur soutien ou leur rejet des arguments, sans doute parce qu’il s’agit d’enjeux
obtrusifs, qui ne requièrent pas de capacités cognitives particulières pour leur
compréhension et leur acceptation. Par contraste, les opinions sur la perspective
d’une immigration massive (N43) et sur les prétendus bénéfices économiques
de l’EEE (O31) dénotent un ancrage idéologique beaucoup plus fort, puisque
les sympathisants des partis de gauche et de la droite modérée s’opposent très
nettement aux partisans d’extrême droite. En revanche, la compétence exerce
une influence asymétrique sur les opinions – elle ne polarise davantage que
les citoyens attachés aux partis de gauche.
Enfin, il en va encore autrement des deux derniers arguments, pour
lesquels on enregistre une différence importante entre les effets directs des
prédispositions et leurs effets médiatisés par la compétence. L’argument de la
souveraineté menacée (N33) offre une première illustration du rôle médiateur
de la compétence dans le mécanisme de résistance partisane. Après intro
duction des termes d’interaction, le coefficient de détermination passe de
.10 à .17 (de .08 à .14 pour le coefficient ajusté). Sous contrôle des autres
variables (i. e. EXPARG, LETTRES, TELEVISION, AWARE, NZZ, TAZ,
BLI), la différence prédite entre un partisan « très compétent » de gauche et
un partisan « très compétent » d’extrême droite avoisine un point sur l’échelle
(1.13), ce qui est considérable – et supérieur à la différence prédite par la seule
appartenance partisane (0.84). Enfin, l’argument décrivant l’EEE comme un
camp d’entraînement pour la CE (N41) donne une image tout aussi limpide
du rôle de la compétence. Cette fois-ci, un écart maximal est prédit entre
les citoyens les plus compétents liés respectivement à la droite modérée et à
l’extrême droite. Il dépasse un point sur l’échelle ordinale (1.07), ce qui est
une nouvelle fois supérieur à l’écart prédit par les seules prédispositions (0.76).
Les partisans de gauche se distancient également de manière très claire des
partisans d’extrême droite (l’écart entre les plus compétents des deux groupes
atteint 0.76).
En résumé, nous avons démontré que l’impact des prédispositions
sur l’évaluation des arguments de la campagne est important, à quelques
exceptions près (écologie, droits populaires). Leur influence s’exerce parfois
en interaction avec le niveau de compétence, conformément au modèle PMR
421
L’expression « nettement désapprouvé » est un raccourci de langage, puisque nous de-
vons interpréter l’effet des termes d’interaction par rapport à la catégorie de référence,
c’est-à-dire les non-partisans – il faudrait donc dire « nettement moins approuvé par
les citoyens de gauche que par les non-partisans ». Cependant, dans la mesure où les
non-partisans ont presque toujours une position médiane, proche de celles des partisans
de la droite modérée, nous aurons recours à ce type de simplification pour décrire l’effet
des termes d’interaction.
637
(souveraineté, lien entre EEE et CE). Ainsi défini par McGuire (1985) et
Zaller (1992), le mécanisme d’acceptation des messages médiatiques n’est pas
toujours immédiatement perceptible de façon sectorielle : la plupart des termes
d’interaction introduits dans notre modèle ne l’améliorent que marginalement
pour les opinions spécifiques aux arguments. Cependant, la résistance partisane
peut être appréhendée de manière plus satisfaisante sur un plan agrégé (échelle
POS). En même temps, de façon regrettable, notre analyse demeure limitée
par le manque de données adéquates – notamment le contenu argumentatif des
différents médias et le degré d’exposition des individus à chacun d’entre eux
– et par le faible nombre de cas auxquels elle doit se réduire. En particulier,
ces contraintes réduisent considérablement les possibilités de procéder à
une véritable vérification multi-variée de notre modèle. L’évaluation de nos
résultats et leur intégration dans un schéma explicatif général s’en trouvent
compliquées. C’est néanmoins la tâche que nous entreprenons à présent dans
notre chapitre conclusif.
638
10 Conclusion
Avant de refermer ce travail, nous souhaitons faire une synthèse de nos résul-
tats empiriques et procéder à une évaluation générale de notre modèle. Pour
commencer, nous présentons une vue d’ensemble des différentes questions
abordées dans notre travail, ainsi que des connaissances acquises. Ensuite, une
deuxième partie sera consacrée à l’évaluation et aux « perspectives d’avenir »
du modèle PMR. Elle mettra en évidence les possibles améliorations – théori-
ques, méthodologiques et empiriques – qui s’imposent afin de développer la
validité et l’applicabilité de notre modèle.
L’importance du contexte
Dans notre deuxième chapitre, nous avons souligné l’importance du contexte
pour une meilleure compréhension du phénomène de l’opinion publique.
Tout d’abord, nous avons mis en évidence la nécessité de prendre conscience
du « contexte scientifique » dans lequel émergent nos prénotions et nos théories
– souvent implicites – de la formation de l’opinion publique. Directement liée
à cette première question, l’influence du contexte historique a été examinée au
travers de l’évolution des préférences au sein de l’électorat et au travers de la
fluctuation consécutive des contraintes imposées à l’action des élites politiques.
De fait, l’opinion publique ne consiste pas en une distribution figée de valeurs
et d’attitudes entièrement cristallisées, mais se présente plutôt comme une
structure multi-dimensionnelle, dont les principales dimensions peuvent varier en
réponse à certaines expériences collectives comme les guerres, les périodes de
639
L’importance de la communication
Ces différentes pistes recommandent une approche « contextualiste » (McGuire,
1983) des mécanismes de formation de l’opinion publique. Cette approche
privilégie bien sûr les effets du contexte, mais également les interactions entre
les facteurs explicatifs, ainsi que les modèles d’explication non-linéaires. Par
ailleurs, le contextualisme postule que toute théorie est vraie a priori, et que la
recherche empirique est un processus de découverte permettant de spécifier sous
quelles conditions diverses hypothèses sont valides ou non-valides. Or, cette
approche est particulièrement adaptée pour saisir la diversité des variables
et des mécanismes impliqués dans toute communication politique (chap. 3).
De fait, la complexité du processus de formation des opinions nécessite une
prise en compte simultanée de plusieurs catégories de variables, ayant trait
alternativement à la source, au message, au médium ou aux récepteurs d’une
communication. Or, certains modèles de type information-processing proposent
une lecture synthétique de l’effet de ces catégories de variables sur les diffé-
rents « médiateurs » de la persuasion, au moyen d’une « matrice explicative »
(e. g. McGuire, 1985). L’approche contextualiste se révèle alors extrêmement
utile pour générer des prédictions quant à l’influence simultanée de plusieurs
variables sur différents médiateurs (exposition, attention, compréhension,
etc.). En effet, cette influence est souvent non-linéaire, du fait des interactions
entre les effets de variables impliquées dans le même mécanisme ou entre les
effets d’une même variable sur à différents médiateurs.
Par ailleurs, les analyses « matricielles » nous enjoignent de ne pas
focaliser toute notre attention sur le médiateur du changement d’attitude.
Pendant longtemps, cette focalisation (implicite ou explicite dans la plupart
des études empiriques) a eu pour conséquence d’induire des conclusions
erronées sur l’insignifiance des effets médiatiques – parce que les attitudes
ne subissaient en apparence aucun changement. Or, on sait aujourd’hui que
l’influence combinée de plusieurs variables se concrétise dans une multitude
d’effets médiatiques distincts. En substance, les mass médias sont premièrement
(mais pas principalement) une source de messages persuasifs, dont l’impact sur
les attitudes individuelles est avant tout cumulatif. En second lieu, les médias ont
aussi un impact cognitif, notamment au travers de l’information contextuelle
qu’ils diffusent. Ce type d’information permet aux individus de faire corres
641
Le modèle PMR
La complexité intrinsèque de la communications politiques se reflète certai-
nement dans l’élaboration de notre propre modèle théorique (chap. 4). Bien
entendu, le processus persuasif est au cœur du modèle PMR, qui se rapproche
à cet égard des modèles du « traitement de l’information » développés en
psychologie cognitive, selon le principe que la probabilité de réalisation de
chaque étape du processus (sensation, perception, catégorisation, etc.) dépend
de plusieurs caractéristiques individuelles. Mais d’autres formes d’influence
des mass médias sont prises en compte dans le modèle PMR. Celui-ci, s’ins-
pirant des modèles RAS (Zaller, 1992) et ELM (Petty and Cacioppo, 1986)
postule que l’information contextuelle et périphérique peut se révéler importante,
au même titre que l’information persuasive. Enfin, toute information contri
buant simplement à activer les croyances pré-existantes devrait également être
prise en considération. En somme, les principales fonctions de l’information
médiatique (persuasion, information, activation) trouvent chacune leur place
dans le modèle PMR. Les différents types d’information assument précisément
des rôles complémentaires, dont le résultat conjoint est essentiel pour le déroule
ment du processus de formation des opinions.
Le modèle PMR comporte trois séquences principales : la persuasion,
la mémorisation et la remémoration. Premièrement, le processus de persuasion
peut être découpé en trois étapes, à savoir l’exposition à un message, sa réception
et son éventuelle acceptation. La réalisation de chaque étape (ou médiateur) est
déterminée à la fois par des variables cognitives (compétence objective, calculs
coûts-bénéfices) et par des variables affectives ou motivationnelles (compétence
subjective, prédispositions, obligations morales, motivation personnelle).
Autrement dit, le processus persuasif peut être interrompu à chaque étape
par l’effet d’une ou plusieurs variables individuelles ; par exemple, un message
peut ne pas être reçu (c’est-à-dire ne pas éveiller l’attention et la compréhension
nécessaires) par manque d’engagement ou de motivation personnelle vis-à-
vis de l’objet d’une communication. Mais le nœud gordien du processus per
suasif demeure le mécanisme d’acceptation des messages. Notre compréhension
642
plus importantes – en effet, les partis sont aussi discrets parmi les partisans que
parmi les opposants. Nous avons suggéré plus haut que les opposants disposaient
peut-être de meilleurs arguments. De fait, notre analyse des effets de priming
(chap. 8) tend à étayer cette hypothèse, puisque les arguments diffusés par les
opposants sont systématiquement corrélés aux motifs du vote exprimés par
les citoyens ayant refusé les projets. Par contraste, les arguments publicitaires
des partisans sont généralement déconnectés des motivations ayant conduit
les citoyens à approuver les projets. Bien que ce type d’analyse ne permette
aucunement de prouver un lien de causalité entre la campagne des opposants et
les raisons individuelles du refus des projets, il permet en revanche d’exclure
une telle causalité lorsque les liens corrélationnels sont inexistants – c’est-à-dire
dans le cas des partisans (à l’exception du vote sur l’ONU). Quoi qu’il en soit,
il est plausible que les arguments « chauds » et « résonnants » des campagnes
contre les objets (indépendance, neutralité, droits populaires, immigration,
etc.) aient touché leur cible, contrairement aux arguments plus « froids » et
plus « raisonnants » des partisans (avantages économiques, codécision, rappro-
chement des organisations internationales, etc.).
Ensuite, notre analyse des effets persuasifs de la campagne sur l’EEE
(chap. 9), malheureusement réduite presque entièrement aux arguments contre
le projet, a montré que les effets directionnels des arguments sont relativement
limités. Plus précisément, l’exposition potentielle à différents arguments
publicitaires ne semble guère en mesure de modifier l’évaluation des principales
dimensions d’un objet de vote. En revanche, l’exposition aux arguments pourrait
contribuer à polariser les évaluations, c’est-à-dire à renforcer leur intensité sans
nécessairement influencer leur direction. Cette tendance s’observe du moins
parmi les individus qui ont pris leur décision au cours de la campagne, et non
parmi ceux qui se sont décidés avant le début de la campagne ou au tout
dernier instant. Ceci est conforme aux prédictions de notre modèle, puisque le
moment de la décision constitue une variable proximale du degré d’attention
et de motivation à l’égard de la campagne ; à cet égard, il apparaît normal que
les individus les plus réceptifs à l’information fournie (i. e. les campaign deciders) en
tirent le plus grand bénéfice pour se positionner sur les enjeux. Dans l’ensemble,
ces différents résultats suggèrent que les campagnes ont un certain impact sur
la cristallisation et l’accessibilité des croyances liées aux objets de vote, mais une
influence plus marginale sur la valence des opinions en tant que telle.
Autrement dit, cette configuration de résultats tend à accréditer
l’hypothèse selon laquelle les campagnes produisent avant tout des effets de
résonance, c’est-à-dire qu’elles confortent les individus dans les opinions qu’ils possèdent
déjà. Certes, le fait que les campagnes exercent surtout des effets de renforcement
n’est guère nouveau (e. g. Lazarsfeld et al., 1952 [1944]). Mais notre hypothèse
ajoute une dimension qualitative à cette constatation. En substance, la clé
d’une campagne réussie consiste à trouver les « bons » arguments, à savoir ceux
qui « entrent en résonance » avec les croyances pré-existantes des citoyens.
649
Bien entendu, une analyse qualitative et quantitative des arguments et des si
gnaux heuristiques serait nécessaire afin d’appréhender de manière adéquate
les différents modes de traitement de l’information.
En conclusion, le gouvernement suisse et ses alliés ont-ils manqué de
« stratégie cognitive » ou de « sincérité affective » pour faire aboutir leurs
projets de politique étrangère ? Il n’est pas possible de répondre directement
à cette question. Cependant, notre recherche suggère que les arguments
« rationnels » ou « logiques » ont peu de retentissement sans la « caisse de
résonance » des identités collectives, des schèmes culturels et des émotions
qui s’en dégagent.
bien organisés ; par exemple, dans sa campagne contre l’EEE, l’ASIN concluait toutes
ses annonces par le même slogan : « EWR : NEIN. EWR/EG ist eines freien Volkes
unwürdig ».
651
1. 2. 3. 1. 2. 3. 1. 2. 3.
effets de saillance effets directionnels effets de cristallisation
d’attention (courbe de couleur claire) – les individus les plus attentifs subissant
l’impact le plus modeste. En revanche, les effets de cristallisation paraissent
d’autant plus nets que l’attention à la campagne est plus soutenue. En réalité,
les différences entre ces deux types d’effets peuvent donner lieu à plusieurs
interprétations. Une première explication met en évidence la distinction entre
l’influence médiatique « finale » et « totale » (voir chap. 3.3.1). L’imperméabi-
lité des campaign deciders aux effets directionnels ne serait qu’apparente, parce
que les médias entraînent des modifications de croyances agissant dans des
directions opposées, qui se neutralisent au niveau agrégé. En somme, du point
de vue du modèle PMR, les effets de cristallisation illustrent les conséquences
du mécanisme d’acceptation, tandis que les effets directionnels exemplifient le
résultat du médiateur du changement des attitudes. Nous y reviendrons ci-après.
Une seconde explication ajoute à la première que les effets directionnels dé-
rivent avant tout de l’impact des messages persuasifs, tandis que les effets de
cristallisation reposent sans doute aussi sur les messages contextuels – ceux-ci
permettant notamment de prendre position sur les enjeux, un processus élémentaire
que ne peuvent saisir nos mesures directionnelles. Or, l’internalisation des
messages contextuels présuppose un certain degré d’intérêt pour les enjeux,
c’est-à-dire une disposition que l’on devrait retrouver plus systématiquement
chez les campaign deciders. Une troisième interprétation se fonde sur l’hypothèse
d’un traitement plus sélectif de l’information de la part des early deciders. Ces
individus, pour lesquels « la cause est entendue » avant même le début de la
campagne, tendraient à n’accepter subséquemment que les messages confor-
mes à leurs prédispositions, à « ancrer » leurs jugements dans leurs attitudes
initiales (social judgment theory), ou à interpréter l’information de manière biaisée
au moment de la mémoriser (biased encoding model). Par contraste, les campaign
deciders, n’ayant par définition pas encore pris leur décision au moment de
s’exposer à la campagne, auraient des pratiques moins sélectives, un plus
grand besoin de consulter des sources variées, et effectueraient un traitement
plus « objectif » de l’information reçue – peut-être du fait d’une moindre
disponibilité et dépendance de leurs schémas partisans.
Il est probable que ces trois explications détiennent chacune une part
de vérité pour rendre compte du statut particulier des campaign deciders – du
moins dans le cadre de la votation sur l’EEE. Nous aurons d’autres éléments
à ajouter à ce sujet, notamment sur un plan méthodologique, au moment de
procéder à une évaluation globale du modèle PMR. En effet, dans le cadre
de cette synthèse, il importe également d’examiner les articulations et les
éventuelles contradictions entre les différents volets et résultats de la recherche.
Tout d’abord, comment nos analyses de la décision de vote, des motivations
du vote et des opinions sur les arguments de la campagne se situent-t-elles les
unes par rapport aux autres, et comment se rapportent-elles à la charpente
théorique du modèle PMR ? Ensuite, les résultats obtenus au niveau agrégé
concordent-ils avec les résultats au niveau individuel ? Dans la mesure où ces
654
rapprochements ne font de sens que s’ils portent sur les mêmes données, nous
nous concentrerons ci-après sur les résultats obtenus à propos de la votation
sur l’EEE.
surprise » les campaign deciders que d’autres groupes d’individus qui se sont moins
investis cognitivement dans la campagne. Il leur est plus facile de restituer les
arguments de la campagne (surtout les plus récents et les plus fréquents) pour
exprimer leurs motivations réelles ou pour rationaliser leur décision de vote.
En même temps, les campaign deciders constituent le groupe le moins sensible
aux effets directionnels des médias, en particulier des annonces publicitaires. Les
questions fermées sur les arguments de la campagne épargnent aux individus
l’effort de sonder leur mémoire pour reconstruire un processus – tel motif
m’a incité à telle décision – échappant parfois à leur conscience immédiate.
En effet, il est ici question d’évaluations affectives d’un enjeu, qui ne sont pas
soumises aux mêmes biais systématiques d’accessibilité et de remémoration
que les évaluations cognitives sollicitées par les motivations du vote. Certes,
comme le suggère notre analyse des effets de priming, les campaign deciders sont
sans doute plus réceptifs aux messages médiatiques. De plus, dans la mesure où
leurs opinions subissent une cristallisation plus nette que celles d’autres indivi-
dus, on peut postuler que les individus les mieux armés sur un plan cognitif
et les plus engagés sur un plan affectif absorbent plus facilement l’information
mise à leur disposition – que ce soit pour répondre à la « difficile » question
des motivations du vote ou que ce soit pour se prononcer clairement sur les
arguments présentés.
Dès lors, pourquoi les campaign deciders sont-ils les moins perméables
aux effets directionnels de la campagne, puisque ceux-ci présupposent égale-
ment une bonne réception de l’information ? Nous avons déjà avancé trois
types d’explication : (1) l’influence totale de la campagne est particulièrement
« masquée » pour les campaign deciders ; (2) proportionnellement, les campaign
deciders internalisent moins de messages persuasifs que d’autres groupes ; (3)
ces individus sont moins sélectifs – ou plus « objectifs » – dans le traitement de
l’information. Nous souhaitons ici explorer une autre piste, celle des mécanis
mes de résistance aux communications politiques. Pour cela, rappelons que
la question des effets directionnels des médias ne porte pas sur la saillance des
messages médiatiques, mais en quelque sorte sur leur concurrence. Précédem-
ment, nous avons écarté provisoirement cet aspect du problème en décrétant
que le « principe de dominance » était largement valable pour la campagne
sur l’EEE (voir chap. 9.2.3). En d’autres termes, il existe sur chaque enjeu
une claire domination argumentative d’un camp sur l’autre, ce qui exclut
la possibilité que les individus soient exposés à des flux de messages concur
rents de même amplitude sur les mêmes enjeux. Pourtant, quand bien même
ce serait le cas des arguments publicitaires, la configuration des arguments
diffusés par d’autres médias n’obéit sans doute pas toujours au principe de
dominance. Tandis que certains médias ont un impact directionnel très fort
(e. g. la télévision), d’autres médias sont probablement pluralistes dans leur
traitement de certains enjeux (e. g. la partie rédactionnelle des quotidiens). En
somme, il existe vraisemblablement une concurrence dans l’offre médiatique,
656
et les individus sont bel et bien confrontés à des discours contradictoires, même
si chaque camp dispose d’une marge d’avance sur « ses » enjeux.
Dans ce contexte, ce sont les personnes globalement les moins sélectives
dans leur exposition aux différents médias et les plus réceptives aux informations
(c’est-à-dire tendanciellement les campaign deciders) qui sont les plus suscepti-
bles de capter et d’internaliser les messages concurrents délivrés sur chaque
enjeu. Ceci est particulièrement vrai lorsque l’intensité des communications
concurrentes est faible (Zaller, 1996). Cependant, l’existence même de messages
concurrents est plus vraisemblable dans le cas des arguments les plus massive
ment diffusés au moyen des annonces, et les campaign deciders étaient peut-être
les seules personnes atteintes par les rares contre-arguments diffusés sur ces
enjeux. De fait, pour cinq arguments ayant fait l’objet d’une couverture mé-
diatique très intense (immigration des travailleurs étrangers, chômage, souve-
raineté, droits populaires et avantages économiques), nous avons observé que
le groupe des campaign deciders était le moins sensible aux effets directionnels de
la campagne. En revanche, l’exemple d’un argument beaucoup moins diffusé,
celui de l’automaticité EEE-CE, montre que les campaign deciders réagissent de
la manière la plus conforme à leur exposition aux médias. A notre avis, ce
résultat illustre le fait que ce groupe est tendanciellement le plus sensible au
discours dominant sur un enjeu lorsque celui-ci est lui-même peu intense et le discours
concurrent virtuellement inexistant. Dans ces conditions, le discours dominant
ne peut produire d’effet directionnel perceptible que sur les individus qui sont
particulièrement attentifs aux débats référendaires.
Cette interprétation de nos résultats en matière d’effets directionnels
s’inspire largement du mécanisme de « résistance compensatoire » (countervalent
resistance) conceptualisé par Zaller (1992 : 121 ff.). Ce mécanisme ne constitue
toutefois que l’un des types de résistance susceptibles de faire obstacle à une
acceptation des arguments reçus. Zaller distingue également la « résistance par
inertie », qui se matérialise lorsque les individus disposent d’attitudes déjà si
différenciées que l’internalisation de nouvelles croyances ne change presque
rien à leur valence générale (i. e. le rapport des croyances « pour » et « contre »
un objet). Ce processus est particulièrement pertinent pour décrire l’inertie
des jugements d’individus bien informés et compétents. Il pourrait être invo-
qué pour expliquer l’imperméabilité quasi absolue des campaign deciders aux
communications médiatiques sur les thèmes les plus rebattus de la politique
étrangère, à savoir la souveraineté nationale et les droits populaires.
Enfin, le mécanisme de « résistance partisane » est apparu clairement dans
notre analyse du rôle des prédispositions politiques dans la prise de décision
sur les objets de vote, en politique étrangère comme dans d’autres domaines.
Plus les individus manifestent une compétence élevée sur les enjeux, plus ils
suivent systématiquement les mots d’ordre lancés par les partis dont ils se
sentent proches. Le même mécanisme semble à l’œuvre dans notre analyse de
la formation des opinions, à savoir que les individus de différents groupes idéolo
657
seront hautement biaisées en faveur du point de vue défendu dans les rares
sources consultées (voir l’effet des publicités, du quotidien Blick et des actions
de stands sur les late deciders ; Tableau 9.4). Deuxièmement, les mécanismes de
résistance compensatoire et de résistance par inertie acquièrent une importance
majeure. A cet égard, il est probable que les individus les plus réceptifs et les
moins sélectifs – tendanciellement les campaign deciders – assimilent le plus grand
nombre de messages contraires à leurs opinions initiales, tout en acceptant
également de nombreux messages « congruents ». Ainsi, ils maintiennent un
relatif équilibre dans la valence de leurs croyances et développent une cer
taine inertie dans le noyau affectif de leurs attitudes. En dernière analyse, les
individus disposant d’attitudes relativement ambivalentes et bien différenciées
sont enclins à formuler des jugements plus modérés (voir chap. 4.2.4).
Il faut rappeler une nouvelle fois que notre étude s’est appuyée sur un
cas de figure particulier, celui de la campagne sur l’EEE. En l’espèce, une
campagne intense et conflictuelle sur un enjeu relativement peu familier semble
avoir conditionné une relation curvi-linéaire entre le potentiel de réception des
messages et le biais directionnel des opinions sur l’objet de vote. Toutefois, en
fonction de ces variables contextuelles cruciales que sont l’intensité absolue de la
campagne ou son intensité relative, d’autres configurations peuvent émerger.
Par exemple, nous avons postulé plus haut qu’une campagne peu intense et
peu conflictuelle aura tendance à stimuler une relation positive entre la ré-
ception des messages et l’amplitude des changements d’attitude. Par ailleurs,
la faible dimension comparative de notre étude souligne surtout l’importance
des variables contextuelles. Ainsi, l’absence d’effets de saillance enregistrée
pour les votations sur les institutions de Bretton Woods et sur les casques
bleus suggère que l’intensité des campagnes n’était peut-être pas suffisante
pour entraîner un phénomène d’activation des croyances qui soit décelable
au moyen de sondages d’opinion. Compte tenu du niveau de précision et de
validité extrêmement modeste de telles données, la question du contexte com-
municationnel revêt naturellement une importance primordiale.
423
Notre évaluation des effets de saillance constitue toutefois une exception. Cette analyse
ne peut comporter un grand nombre de variables indépendantes, car elle ne peut être
pratiquée au niveau individuel et s’appuie sur des données trop peu nombreuses pour
tolérer un faible niveau d’agrégation (voir chap. 8.3.2).
661
notre stratégie de recherche devrait être plus extensive (i. e. intégrer d’autres
votes) et moins intensive. Ceci conduirait à abandonner les variables nous ayant
contraints initialement à focaliser la majeure partie de notre analyse sur la
campagne de l’EEE en Suisse alémanique (i. e. l’exposition aux quotidiens et les
mesures dérivées d’exposition aux arguments) ; de même, nous serions amenés
à nous appuyer de façon plus systématique sur les variables d’exposition aux
médias, dont la relative simplicité semble soutenir la comparaison des mesures
plus élaborées d’exposition aux arguments (voir chap. 9.4). En élargissant notre
base empirique, il deviendrait peut-être possible de déterminer si certains
types d’enjeux favorisent un traitement on-line (ou au contraire mnémonique) de
l’information. Nous suspectons notamment que la nouveauté des arguments
induit une tendance à traiter les messages sur un mode mnémonique, et par
conséquent une plus grande difficulté de remémoration424. A l’inverse, les
arguments plus familiers pourraient induire les individus à former des impres
sions, c’est-à-dire à organiser leur mémoire de manière plus fonctionnelle et
efficace (mais peut-être aussi de manière plus biaisée). Ainsi, les partisans des
projets gouvernementaux pourraient éprouver un handicap mnémonique
« structurel », ce qui expliquerait en partie leur moindre propension à motiver
leur vote par les arguments diffusés au cours de la campagne.
A ce propos, notre analyse des effets de priming devrait être complétée
de manière à prendre en considération l’impact des prédispositions politiques sur
l’accessibilité des croyances. Si l’on en croit Iyengar et Kinder (1987 : chap. 10), les
critères des choix politiques sont d’autant plus accessibles qu’il s’agit d’arguments
conformes à l’idéologie ou aux valeurs politiques dont se réclament les individus.
En substance, les arguments contre les projets de politique étrangère devraient
sous-tendre principalement la décision des isolationnistes et des sympathisants
des partis d’extrême droite, tandis que les arguments favorables devraient servir
de critères de décision aux partisans de l’ouverture et aux sympathisants de
gauche. Tel n’est pas le cas à première vue, mais notre analyse à cet égard
n’est guère plus qu’embryonnaire425.
Un troisième point concerne l’élaboration empirique du modèle dans
les directions déjà mises en évidence sur un plan théorique. Nous pensons en
particulier à la conceptualisation et à la mesure de deux variables souvent
passées sous silence dans notre partie empirique : la motivation personnelle et le
degré de compétence subjective. Certes, la motivation personnelle a été opérationalisée le
plus souvent par le moment de la décision. Cet indicateur ne recouvre toutefois
qu’un aspect parmi d’autres de la motivation – l’un des concepts les plus multi-
424
Rappelons que, de façon paradoxale, la remémoration des messages est souvent plus
exacte dans des conditions « on-line » que dans des conditions « mnémoniques » (Fiske
and Taylor 1991 : 332–4 ; Lodge et al. 1995).
425
Par exemple, la corrélation entre les motivations des partisans d’extrême droite et les
arguments publicitaires contre l’EEE est de 0.48 (POND2), contre 0.52 pour l’ensemble
des opposants.
663
A n’en pas douter, ces deux propriétés de la source revêtent une grande im
portance pour comprendre les effets de saillance et les effets persuasifs. Elles
mériteraient en tous cas d’être prises en compte dans le cadre d’une étude
expérimentale ou quasi-expérimentale, où l’exposition à différentes sources
peut être contrôlée de manière relativement rigoureuse.
Un autre axe essentiel de développement de notre modèle réside dans
la mise en perspective des différents composants de la communication. Il
importe en effet de clarifier les relations entre les variables relevant des enjeux,
des communicateurs, des messages, des médias, du contexte et des récepteurs. Prenons
l’exemple de la variable « complexité ». A quoi fait-on référence, au juste, lorsque
l’on parle de « communication complexe » ? S’agit-il de l’objet d’un message
(i. e. de l’enjeu), du message lui-même (e. g. les termes employés) ou du contexte
(e. g. la présence de distractions ou d’interférences lors de la réception) ? Une
question similaire se pose de manière chronique à propos de la « motivation »
ou de « l’engagement », qui peut résider dans le médium, dans le contenu
d’une communication, ou auprès du récepteur (Roser, 1990). En première
analyse, les différents composants d’une communication se trouvent en réso
nance les uns par rapport aux autres, et l’effet d’une variable à un niveau
analytique donné peut se trouver renforcé ou désamorcé par l’effet d’une
variable homologue à un autre niveau. Le développement d’une « matrice »
(McGuire, 1985) se révèlerait sans doute très utile pour démêler l’écheveau
de la persuasion politique.
En définitive, bien d’autres pistes de recherche pourraient contribuer
à élargir et enrichir les bases théoriques et méthodologiques de notre modèle,
ainsi que ses domaines d’application. A ce titre, nous ne pouvons que nous
féliciter des efforts déjà entrepris sur la base de nos propres données ou de
données comparables, récoltées selon la même grille de codage. Mentionnons
par exemple l’analyse de discours ou l’analyse des réseaux et des stratégies
des annonceurs (Duding, 2001 ; Wipfli, 2001). Nous pensons cependant que
les ressources devraient être investies essentiellement dans une meilleure opé
rationalisation de notre modèle sous sa forme actuelle. Cette seule ambition
se profile déjà comme une tâche considérable.
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