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Une porte ouverte

Bâtiment 4 – Expérience 559825 – 421e jour – « Elle »

Sur le mur, caché derrière un poster aux couleurs délavées où s’affichent


les contours carrés du monde, elle marque à l’aide de son rouge à lèvres une
courte ligne, représentant un jour de plus. Déjà deux ans qu’elle croupit dans cette
Prison dont quatorze mois avec Lui.

Bâtiment 4 – Expérience 559825 – 1er jour – « Elle »

Nouvelle politique de mixité.


Lorsqu’elle apprit qu’un autre condamné allait bientôt partager ses lassantes
journées, le feu se réanima en elle et son enthousiasme secoua pour un temps sa
routine quotidienne.
Elle décida d’accueillir cette nouvelle présence selon les termes d’une
éducation courtoise et de faire de cette cohabitation un espace agréable pour
chacun d’eux. Ne sachant presque rien à propos de son futur compagnon mais
soucieuse de se montrer telle une hôte raffinée, elle se donna beaucoup de peine
pour arranger sa triste cellule selon un goût commun et accessible à ses
ressources.
Ainsi pendant une dizaine de jours, elle collecta quelques posters, une
petite table basse précédemment utilisée comme rouleau pour câbles de chantier,
des bougies, quelques couverts supplémentaires, de la peinture et un pinceau. Elle
dût, pour obtenir ces ornements, troquer quelques uns de ses livres – il lui fut
particulièrement difficile de se séparer d’une vieille édition d’Alice aux Pays des
Merveilles, offerte par sa grand-mère maternelle des années auparavant et qui ne
l’avait jusqu’alors presque jamais quitté – promettre également d’assurer les
corvées d’une autre détenue pour un mois et payer deux tickets de rationnement
pour obtenir trois tubes de gouache, uniquement les couleurs élémentaires.
Sous les regards amusés des Gardiens, elle s’affaira et transforma en
quelques jours une cellule aux dimensions identiques à toutes les autres, aux murs
originalement d’un blanc crasseux en un espace chaleureux à première vue.
D’abord, elle tenta de lutter contre la moisissure qui dévore les joints
siliconés (entre les carreaux de céramiques bon marché qui tapissent les murs au-
dessus de l’évier et autour du coin « douche ») mais sans parvenir à un résultat
satisfaisant, se contentant de racler avec ses ongles manucurés le plus gros de
cette couche noirâtre. Elle réussit cependant à masquer l’usure des murs et du sol
en plaçant stratégiquement les posters et la table basse et peignit sur chaque
façade une frise courant à un mètre du sol, d’un motif simple et récurrent, spirales
carrées d’un vert pâle – vert espoir, se dit-elle – tentant de rester le plus neutre
possible, s’assurant ainsi son succès auprès du nouveau venu. Elle rangea les
bougies dans le placard à vaisselle, les gardant comme élément de surprise si
l’atmosphère venait à se faire tendre et sensuelle entre eux.
Son nid prêt à recevoir de la compagnie, la rendit impatiente et excitée
comme une enfant à l’approche de Noël. Car la solitude des premiers mois
d’emprisonnement – pour évaluer sa capacité d’intégration aux dires des
Administrateurs – lui pesaient lourd et sans personne pour la regarder, sans public
pour se laisser tromper par son jeu, sans appréciations, elle avait rapidement
dépérît et malgré sa jeunesse, c’est l’image d’une fleur privée d’eau qu’elle affichait
en permanence.

Bâtiment 4 – Expérience 559825 – 12e jour – « Elle »

Finalement, le grand jour arriva. Deux Gardiens présentèrent, menotté, celui


choisi par l’Administration pour être son codétenu jusqu’à la fin de leurs peines
respectives. Assise sur la couchette du bas, là où on lui avait ordonné de se tenir,
elle observa avec attention l’homme qui croyait pénétrer le secret de son alcôve.
Le scrutant minutieusement, elle essaya de deviner quel genre d’individu se
cachait sous cette apparence, à quel public elle avait à faire et quel était le meilleur
registre à employer pour qu’il tombe rapidement sous son contrôle.
Grand, peut-être un mètre quatre-vingt-dix – elle aimera se sentir petite face
à lui – relativement maigre – elle cuisinera pour lui – les cheveux courts d’un brun
épais bouclant légèrement aux pointes – sûrement un méditerranéen, tant mieux,
elle aime le challenge que sont les hommes du sud – les mains larges et d’aspect
rugueux – des mains de travailleur, il lui sera utile – les yeux d’une couleur noisette
assez clairs – souriants et charmeurs, conclut-elle – et une barbe naissante
couvrant une bouche capable d’un sourire fatal. Une victime intéressante et qui lui
donnera sûrement quelques difficultés.
Se repositionnant au bord du matelas pour se montrer sous son meilleur
angle – version « petite fille espiègle » – les jambes croisées, un léger sourire en
coin et le regard invitant à l’école buissonnière, elle pouvait désormais, sous son
masque de séduction, étudier les réactions de cet homme qu’elle trouvait déjà à
son goût…
Bâtiment 1 – Expérience 746110 [annexe] – Compte rendu – « Lui »

Comme tout nouvel arrivant, il avait d’abord été envoyé par l’Administration
dans ce que les Gardiens appellent « le Pensionnat ». Cette cellule, aux allures de
baraquement militaire, regroupait une trentaine de lits, alignés les uns à côté des
autres, de long d’une allée centrale menant à une salle d’eau collective. Quelques
fenêtres grillagées et hors de portée offraient la seule alternative de lumière aux
néons blafards installés au plafond à intervalle régulier.
Les jeunes hommes fraîchement incarcérés s’y débattaient comme des
petits poissons soudain plongés hors de leur bocal d’eau douce. Les plus avides
de survie s’intégraient dans cet océan de testostérone presque immédiatement et
ne perdaient pas de temps pour se trouver un rang, une position avantageuse au
sein du groupe. Quant aux autres, ils acceptaient les tâches ingrates et
l’humiliation qui les accompagnent contre une protection bien souvent incertaine.
La loi du plus fort, du plus malin et du plus pervers était la seule règle dans cette
taule.
Quand il y fit ses premiers pas, il comprit rapidement qu’il en tirerait
quelques importantes leçons. D’abord en retrait – prenant la température de l’eau
– il se décida rapidement à faire ressortir en lui ses instincts méditerranéens et
présenter une image de beau salop, charmeur et intelligent. Sans violence – ses
muscles lui aurait valu de remporter quelques bagarres mais il manquait de rage
pour réellement impressionner un adversaire – il se fraya un chemin en devenant
un médiateur, un intermédiaire entre les Gardiens et les Requins du Pensionnat.
Ainsi, il passa tranquillement trois années, protégé derrière ses relations
diplomatiques, obtenant toutes les faveurs qu’il désirait sans jamais demander plus
que nécessaire. Contrairement à d’autres, c’est à regret qu’il fut transféré dans le
bâtiment principal, mais le Pensionnat lui apprit suffisamment pour pouvoir mettre
ses talents en pratique à plus grande échelle et s’adapter plus vite qu’il ne le
pensait au reste de la population carcérale.

Bâtiment 3 – Expérience 173864 [annexe] – Compte rendu – « Lui »

Deuxième cellule. Il la partagea avec un codétenu du même âge que lui


mais au parcours beaucoup plus ambigu que le sien. Son compagnon – un
arnaqueur de seconde zone trop bavard – lui apprit quelques trucs et astuces pour
perfectionner son don pour la diplomatie – manipulation serait plus juste – et lui
ouvrit de nouvelles portes vers des Requins encore plus affamés que ceux du
Pensionnat. Mais cette cohabitation dura peu, car son nouvel ami, toujours prêt
pour une énième magouille, misa sur un coup trop risqué pour lui et perdit la vie
dans une tentative d’extorsion de tickets de rationnement dont il ne soupçonnait
pas que les ramifications menaient à un des plus puissants maîtres de la Prison.
Désormais seul – c’était un brave type mais pas des plus fins, il ne manquera
probablement à personne – il profita pour quelques semaines de la tranquillité de
sa cellule avant que l’Administration ne décide qu’ils manquaient de place et
qu’être seul était un privilège qu’il n’avait pas mérité.

Bâtiment 4 – Expérience 559814 [annexe] – Compte rendu – « Lui »

Ainsi, un matin il lui fut ordonné de paqueter ses affaires et déménager dans
un quartier mixte – apparemment il avait montré un tempérament qui pourrait être
apprécié de ces dames – afin de partager une cellule avec une détenue décrite par
les Gardiens comme « expérimentée ». Et en effet, elle l’était. Suffisamment âgée
pour être sa mère et emprisonnée depuis presque vingt ans, elle avait tout du
guide idéal pour l’aider à faire ses premiers pas dans ce nouvel environnement aux
teintes résolument plus féminines. Pendant quelques mois, elle l’initia à la
cohabitation mixte, entre apprentissage sexuel et règles de base pour une
coexistence harmonieuse, et durant ce temps, il montra de véritables talents – dus
à son charme naturel – qui lui valurent d’être reconnu comme un mâle dominant au
sein de cette horde de femelles.
Après cette expérience, il pu confirmer sa position auprès de l’intégralité de
la population carcérale et être décrit comme « un charmeur de serpents », un
négociateur s’adaptant à toutes situations, intelligent, ambitieux, sachant à présent
manier aussi bien les hommes que les femmes.
Sa codétenue étant réquisitionnée pour former un autre jeune prisonnier, il
fut expulsé de ce cocon protecteur pour déménager dans une nouvelle cellule avec
une jeune détenue, attirante selon les dires.
Nouveau transfert, nouvelle expérience.

Bâtiment 4 – Expérience 559825 – 421e jour – « Elle »

Sa respiration ralentit, il va bientôt se mettre à ronfler. D’abord comme si


quelque chose lui obstruait la gorge, puis à pleins poumons pendant environ une
heure avant de sombrer dans un profond sommeil, sans un bruit, sans un
mouvement -- comme mort – pour une demi-heure avant de recommencer à
ronfler de manière obscène.
Elle n’en peut plus. Chaque nuit c’est la même chose. Le même agacement
qui la prive de sommeil, les mêmes nerfs rongés jusqu’au point de rupture, la
même douleur qui ronge sa patience, le même désarroi de ne trouver aucune paix
dans ce qui est censé être son repos, son instant où elle n’est plus obligée de
jouer cette tragédie. Alors, comme chaque nuit, elle se met à pleurer en silence
dans son oreiller, laissant la rage s’écouler dans un flot chaud et réconfortant
jusqu’à ce que la fatigue ait raison d’elle et qu’elle s’endorme sans même s’en
rendre compte. Mais ce soir, ses larmes sèchent trop rapidement et elle se
retrouve les yeux ouverts, irrités, incapable de produire une goutte de plus de ce
liquide salvateur. Cette nuit, elle ne dormira pas. Elle ne rejoindra pas ce pays
magique où ses rêves l’entraînent, loin de tout, ce recoin de son cerveau où elle
est enfin libre. Son seul remède désormais contre la nuisance sonore de son
compagnon est d’essayer de rêver éveillée. Mais seuls des plans récurrents de
meurtre lui viennent à l’esprit. D’habitude, elle s’autorise à les travailler, à les
rendre plausibles et réalisables puis les chassent de son esprit en leur donnant
une fin humoristique quelque peu forcée – ainsi, la fourchette qu’elle utiliserait se
bloquerait entre deux côtes au lieu de perforer le cœur, le drap qu’elle nouerait
autour de son cou ne serait pas suffisamment long pour le pendre et il la
regarderait avec l’air de dire « mais quelle idiote… » ou le produit nettoyant qu’elle
verserait dans son café matinal ne lui ferait rien de plus que de le faire pisser un
liquide vert. Son plan d’attaque pour ce soir serait de l’étouffer avec son oreiller
pendant qu’il dort. Elle imagine la scène : se glissant hors de son lit comme une
chatte habile, son oreiller à la main, elle grimperait ensuite les quelques échelons
menant à la couchette du haut. S’il se réveille, elle pourra toujours prétendre
qu’elle avait envie de sexe – il la laissera sûrement le chevaucher pendant qu’il
demeure dans un demi-sommeil – et elle n’aura perdu que dix minutes à faire
semblant de désirer cet amant médiocre. Mais s’il n’ouvre pas les yeux, alors elle
viendrait à quatre pattes au dessus de lui – une chance d’ailleurs qu’il dorme
toujours sur le dos -- animale, prête à achever sa proie. Elle resserrerait lentement
ses cuisses contre ses flancs, assurant sa prise sur lui, préparerait ses genoux
pour qu’ils maintiennent les bras frêles de son « cher et tendre » plaqués au lit et
une fois son poids correctement réparti pour un équilibre optimum, elle appliquerait
d’un geste rapide et ferme l’oreiller sur son visage, pressant fortement sur la
bouche et le nez. Il se débattrait sûrement mais son corps, entièrement bloqué
finirait par renoncer à lutter après quelques minutes sans oxygène. Alors elle
attendrait encore un peu – pour être sûre qu’il n’est pas seulement inconscient –
puis retirerait l’oreiller, vérifierait qu’il n’a plus de pouls, le retournerait sur le ventre,
échangerait leurs oreillers et le laisserait mort, sur sa couchette, le visage enfoui
dans l’arme du crime. Elle redescendrait, se coucherait et s’endormirait – enfin en
paix. Au matin, elle se mettrait à crier, pleurer et implorer de l’aide jusqu’à ce que
les Gardiens découvrent le corps inanimé de son codétenu. Ensuite, elle jouerait
simplement les veuves éplorées avec un talent d’actrice plus que convaincant. Il y
aurait probablement une enquête mais dans cette Prison, une vie humaine ne vaut
pas cher et l’investigation passerait rapidement aux oublis.
Et alors qu’elle imagine cette fin heureuse, elle comprend soudain que son
plan n’a rien d’impossible. Son regard fatigué se change et se vitrifie. La balance
de son jugement moral perd son équilibre sous le poids de sa condamnation. Les
portes de ses Prisons se referment une à une, la laissant recluse dans une cellule
si petite, si froide et si dure qu’elle ne peut presque plus respirer. Désormais, c’est
pour elle une question de survie.
Regroupant toute la haine qu’il lui inspire – ce porc qui ronfle sans même se
douter de la souffrance dans laquelle elle se débat – elle réchauffe son sang et
refroidit les doutes de son cœur. C’est décidé, il va payer de sa vie son
encombrement inutile. Enfin, elle va abattre les murs qui l’oppressent…
Sans s’accorder une minute de plus de réflexion, elle ordonne à son corps
les mouvements gracieux de la chatte qu’elle s’imaginait être. Maintenant au-
dessus de lui, elle le regarde plonger dans sa phase de sommeil lourd – le moment
est idéal – et empoigne l’oreiller à deux mains, l’approchant lentement de ce
visage libéré de ses tensions. Sa bouche, instrument d’humiliation, s’entrouvre,
laissant ses poumons prendre une profonde inspiration – sa dernière pense t’elle.
Il expire lentement, se soulageant de ses fautes, prêt à accepter l’exécution de sa
sentence.
Mais celle-ci ne viendra pas ce soir.
Arrêtée dans son mouvement, les mains crispées sur son arme de coton,
tous les muscles de son corps contractés jusqu’au point de rupture, ses yeux
perdus dans le vide, elle laisse de grosses larmes bouillirent sur ses joues
enflammées. Femme, elle ne peut aller contre sa nature. Chaque cellule de son
corps est programmée pour créer et maintenir la Vie, non la détruire. Enchaînée à
son espèce, elle doit sacrifier sa propre existence, renonçant à se faire justice pour
porter la responsabilité de son genre.
Son soulagement ne viendra pas ce soir. Ni jamais.
Désormais, elle sait que c’est à mort qu’elle a été condamnée – avec quelques
décennies de travaux d’intérêt général en surplus – et cette triste lucidité ne lui
laisse d’autre choix que la résignation.
Se retirant du lit, ses pleurs serrés dans sa gorge, elle titube jusqu’au
toilettes où elle vomit d’une seule traite toute sa rage et sa déception. S’essuyant
la bouche avec son avant-bras, elle se relève, croyant ainsi retrouver un peu de sa
dignité. Mais debout, elle se retrouve face à face avec le miroir crasseux. Ses
cheveux décolorés en un blond sensé être « platine », ressemblent à un amas de
paille desséchée, aux racines d’un châtain plus qu’ordinaire. Ils tombent en
ondulations désordonnées sur son visage aquilin, aux joues creusées par un
affamement quasi-permanent. Sa bouche, autrefois appétissante comme une
sucrerie n’est plus qu’une ligne sèche, craquelée par le mépris qu’elle rumine sans
cesse. Dans ce reflet, éclairé par un néon d’hôpital, toutes les imperfections de sa
peau blanchie à l’extrême par manque de soleil, se révèlent et rabaissent un peu
plus l’estime qu’elle se porte. Seuls ses yeux bleus, cerclés par la rougeur de ses
pleurs, semblent être la seule trace de vie de ce visage cadavérique. Grand
ouverts, ils laissent le miroir réfléchir tout le dégoût qu’elle éprouve pour elle-
même. Les illusions dont elle se consolait disparaissent face à cette image
pathétique. Sa beauté, sa liberté ne sont plus. Jamais elles ne furent.

Bâtiment 4 – Expérience 559825 – 422e jour – « Lui »

Patientant en ligne avec les autre détenus devant la porte de l’atelier, il


ajuste son bleu de travail, laissant la fermeture descendue jusqu’à mi-torse –
même s’il ne travaille qu’avec des hommes, conserver son image de séducteur est
essentiel – révélant un marcel ajusté à ses muscles secs. La cloche sonne et le
Gardien déverrouille l’entrée, laissant les prisonniers passer un à un, vérifiant qu’ils
émargent tous sur le registre placardé sur le mur. Une fois qu’il a signé – prouvé
sa présence dans cet enfer – il rejoint les autres près de la machine à café, avaler
en quelques secondes un liquide chimique censé le maintenir éveillé pour les
heures à venir. Assigné à la soudure des châssis, il va collecter les outils
nécessaires auprès de l’Intendant, qui note soigneusement à qui sont prêtés
chaque item, et prend place sur la chaîne de production située au milieu de cet
entrepôt bruyant et sans fenêtres. Travaillant en silence, il regarde régulièrement la
pendule accrochée au mur face à lui et attend l’heure de la pause. Enfin, les
prisonniers sortent dans la cour, le temps pour une cigarette et un autre café sans
goût. Retour au travail. Seul moyen pour lui de gagner les tickets de rationnement
nécessaires à sa survie.
Dès son plus jeune âge, il avait été préparé aux dures réalités de
l’existence. Ses jeux infantiles et l’éducation qu’il reçut n’avaient pour but que de le
faire devenir un homme. Un jour, il serait à même de s’affranchir, devenant
suffisamment indépendant pour se subvenir à lui-même, gravissant les échelons
menant à la réussite – pouvoir s’offrir tout ce dont il avait toujours manqué – et
finalement se reposer au somment d’un empire bâti de ses propres mains. La
satisfaction de parvenir à être un modèle pour d’autres – et pour ses propres
enfants – d’être reconnu comme essentiel au fonctionnement de la communauté
sont autant de raisons qui le poussent aujourd’hui à s’acharner sur ces difficiles
soudures. Étape nécessaire à la réalisation de ses rêves, il demeure assuré d’être
capable de mener à bien des projets de grande envergure et se félicite de la
patience dont il a jusque là fait preuve – son heure viendra, il n’en doute pas.
Tout en maintenant la cadence imposée, il songe à son plan de carrière –
d’ici un mois ou deux, son charme aura complètement hypnotisé les Gardiens, ils
lui offriront une confiance quasi aveugle et il pourra commencer à opérer pour une
promotion qu’il mérite – étudiant les détails stratégiques qui le mèneront à une
position où il pourra obtenir plus de confort et de pouvoir – à terme, ces idiots
finiront par lui offrir les clés de sa cellule ! – et gagner un statut à sa mesure.
La cloche sonne l’arrêt du travail – enfin libre de s’occuper de choses qui
l’intéressent – et les prisonniers se dirigent d’un pas pressé vers l’Intendance,
retourner les outils, puis vers la sortie. De nouveaux en ligne pour une dernière
vérification, ils sont ensuite autorisés à regagner leurs cellules respectives.
Arrivant dans la sienne, le regard fatigué, il est accueilli par un sourire
glacial et un verre de whisky qu’elle tend dans sa direction. Sans un mot, il saisit
cette boisson qui l’aidera à détendre ses muscles et relâcher son esprit quelque
peu abattu par des heures d’un travail inintéressant. Quittant son bleu de travail, il
s’installe devant le lavabo, laver son visage collant de sueur et de poussière, et
s’admire quelques instants dans le miroir. Ses traits inspirent un respect immédiat
– mélange de danger et de charme – et il se satisfait de voir que les années qui
passent ne font que l’embellir. Retournant s’installer autour de la petite table
basse, il sirote son verre, en silence, sentant qu’elle n’est pas d’humeur pour être
agréable avec lui – syndrome prémenstruel ? Dans ce cas, autant la fermer car
n’importe quel mot peut faire exploser la mine sur laquelle il a le pied posé – et
regarde autour de lui tentant de deviner ce qu’elle a bien pu faire de sa journée.
Il ne voit que désordre et aucune casserole fumante sur le réchaud – putain ! C’est
quand même la moindre des politesses que de ranger et de faire à bouffer quand
on a rien d’autre à faire de sa journée ! – mais reste silencieux, connaissant déjà
par cœur le déroulement de la dispute à venir. Encore et toujours la même chose.
Elle se plaint de s’ennuyer à mourir, de ne pas recevoir l’attention qu’elle dit
mériter mais ne fait rien pour lui donner envie de passer un bon moment avec elle.
Son air pathétique, son attitude négative ne l’encouragent nullement à se
rapprocher d’elle. Au lieu de ça, elle le pousse dans un silence plein de rancune où
il rumine la lassitude qu’il a de cette femme qui ne lui apporte plus aucune joie. Se
tuant à l’Atelier la plupart de la journée, tentant d’améliorer leur situation, elle ne
semble pour sa part, douée pour aucune activité qui pourrait les aider un peu
matériellement. Elle lui fait payer son sentiment d’inutilité – mais que peut-il y faire
si elle tourne en rond ? – alors qu’il a pourtant épuisé les ressources de son
imagination pour l’aider à trouver un passe-temps qui lui convienne. Au fond, il sait
pertinemment ce qu’elle veut. Elle désire un enfant. Comme toutes les femmes,
elle veut pouponner, se consacrer à l’éducation de sa progéniture et avoir ainsi
l’impression de remplir sa fonction naturelle. Il avait bien souvent pensé à ce sujet,
pendant ses heures peu distrayantes de travail ou lorsque après leurs étreintes,
elle s’endormait blottie dans son torse. Peut-être par timidité, elle n’avait jamais
évoqué le sujet à haute voix mais il sentait bien que quelque chose lui manquait et
il avait fini par se dire que son comportement n’était dû qu’au tic-tac de son horloge
biologique réclamant une maternité. Bien que représentant une charge matérielle
supplémentaire, un enfant – un fils – lui permettrait pour sa part de perpétuer son
nom, son sang, sa lignée lui permettrait d’assurer les fondations de l’empire dont il
rêve et lui assurerait une glorieuse fierté.
Il la regarde – ses yeux bouffis par les larmes d’ennui qu’elle a dû verser
aujourd’hui – et ne peut s’empêcher de penser qu’elle ferait une bonne mère,
attentive à l’éducation de ses enfants et qui ne remettrait pas en question les
valeurs qu’il souhaite leur inculquer.
C’est peut-être le moment. Avant qu’elle est aie assez de patienter et ne réclame
son transfert auprès d’un autre détenu – elle a beau être insupportable à certains
moments, juste parce qu’elle ne se sent pas « complète » mais il est hors de
question de la laisser filer au profit d’un autre – ce qui ruinerait ses plans et le
laisserait sans soutien pour supporter sa condamnation.
Décidant de ne pas perdre une minute de plus, et avant qu’il ne change
d’avis, il commence à retirer hâtivement son bleu de travail. Sans qu’elle ne lui
prête une attention particulière, il fait glisser son caleçon sur ses chevilles et
s’approche d’elle tout en retirant le reste de ses sous-vêtements. Elle affiche un
regard surpris – et oui ma belle, changement de programme – mais reste assise
sur sa couchette, pétrifiée. Nu, il s’approche, bondant son torse, fier d’être un
homme et tel un chasseur face à sa proie, avance à pas calculés pour ne pas
l’effrayer et la placer immédiatement sous son emprise psychologique. Ça y est, il
sent qu’il a le contrôle et ne doute d’aucun de ses gestes. Ses yeux de prédateur
s’aiguisent, formulant une sorte de prière, encouragement guerrier pour lui et
douce consolation pour sa victime, avant d’attaquer. Et d’un geste décisif qui ne
laisse de place à aucun mouvement de défense, il attrape sa main et la pose sur
son sexe en érection. Elle ne peut désormais plus lui échapper et son regard
apeuré ajoute de la saveur à la jouissance de la capture. Maintenant, elle ne peut
que se rendre et sait d’ores et déjà ce qu’il attend d’elle.

Bâtiment 4 – Expérience 559825 – 422e jour – « Elle »

Elle n’ignore pas qu’elle est piégée. Elle avait senti les changements dans
sa façon de se tenir et pouvait deviner son sexe se gonfler avant même qu’il se
déshabille. Un autre jour, elle aurait sûrement résisté, pour rajouter un peu de
gloire à la « victoire » de son exécuteur et manipuler ainsi son égo, mais
aujourd’hui, elle ne peut plus jouer ce jeu. Elle ne possède plus l’énergie
nécessaire pour lui faire croire qu’elle le désire, pour prétendre aimer être
enchaînée à lui, sans pour autant avoir la force de lutter pour une liberté en
laquelle elle ne croit plus. De lui, elle n’attendait rien d’autre qu’un miroir pour lui
renvoyer une image améliorée d’elle-même, mais depuis hier, elle a cessé
d’attendre.
Résignée, elle a accepté sa défaite bien avant qu’il ne cherche à la
conquérir. Son âme a déserté son corps et désormais, elle n’est plus qu’une
coquille vide qu’il peut remplir à son gré.
Allongé sur elle, il la pénètre sans se rendre compte que c’est un corps sans
vie, la manipulant comme une poupée de chiffons. Elle ne s’en offense même plus.
Elle n’est plus là.

Bâtiment 4 – Expérience 559825 – 422e jour – « Lui »

Sentant son plaisir monter et prêt à éjaculer, il se presse un peu plus contre
elle, jusqu’à pouvoir lui murmurer à l’oreille qu’il est prêt à lui offrir ce qu’elle attend
de lui. Bientôt, elle aura suffisamment à s’occuper et retrouvera son sourire qu’il
aime tant. Bientôt elle lui sera reconnaissante de ce cadeau qu’est la vie d’un être
grandissant au cœur de ses entrailles.
Il jouit en elle avec une satisfaction animale, conquérant de ces contrées
mystérieusement sombres, et savoure la sensation que lui procure ce liquide,
produit de lui-même, qui s’échappe pour aller s’implanter en elle. Dirigés, ses
soldats travailleront désormais à la domination de cette terre fertile.
Assuré de sa victoire, il se sent emplit de fierté et pose un regard de
tendresse sur ce corps possédé. Il le caresse, le contemple et s’imagine les futures
rondeurs qu’il prendra. C’est dans ces instants qu’il exprime silencieusement toute
l’affection qu’il porte à cette femme et se laisse aller à se penser amoureux.
Elle aussi s’est laissé aller à son plaisir et affiche un regard absent, perdu
dans les limbes de sa satisfaction. Il aime la voir ainsi. Elle est si belle quand son
corps se relâche et que son esprit s’apaise et il se sent profondément heureux
d’être celui qui lui procure tant de bonheur.
Enfin, il est près d’elle.

Poste de commandement – Expérience 559825 [et annexes] – Conclusions

Sur les écrans de surveillance, je les observe.


Une même histoire se répète interminablement d’une cellule à l’autre. Une même
distinction qui, au lieu de conduire à une base de compréhension visant à une
évolution du genre dans son ensemble, ne fait que renforcer les limites des
individus, les laissant croire que, dans leurs cages, ils sont plus censés que leurs
pairs, leurs doubles.
Se privant d’une moitié de l’information, ils ne peuvent se diriger vers une
plus grande connaissance de leur être et le fossé creusé par leur ignorance place
la complémentarité comme valeur inessentielle.
Leurs histoires, ces actes de tragédies joués au quotidien ne me laissent
pourtant pas indifférent car, malgré la multitude des décors, la récurrence des
répliques reste une donnée constante qui, bien qu’ennuyante, me laisse pensif
quant aux possibilités de choix qui s’offrent à chacun alors que tous optent pour
une même mise en scène.
Se rendant incapables de puiser dans l’autre une force suffisante pour se
surmonter eux-mêmes, ils s’affaiblissent dans leur genre, réduisant à un minimum
supportable leurs chances d’évolution.
Dans chaque figure se répète un modèle adopté de tous et qui ne serait être
remis en question. Car des innombrables différences attribuées d’un détenu à un
autre, la plus évidente reste celle qu’ils font entre une femme et un homme.
L’un pense, l’autre agit. L’un pressent, l’autre ressent.
Et tous refusent avec mépris de s’essayer à l’autre. Penser en femme et agir en
homme, penser en homme et agir en femme sont autant de possibilités d’utilisation
de cette distinction, en vue de parvenir à son abolition et à la création d’êtres
complets.
Aussi simple que cela paraisse, il semble qu’ils prennent plaisir à jouer avec
plus ou moins de talent le rôle qu’ils se sont assigné entre eux, plutôt que de
trouver une jouissance dans leur autocréation.

Quant à moi, bien peu m’importe le numéro d’identification qu’ils


revendiquent, la durée ou le motif de leurs sentences, l’aspect qu’ils donnent à
leurs quartiers ou la manière qu’ils ont de parcourir ces tristes couloirs
labyrinthiques ; seuls m’intéressent les valeurs qu’ils avancent pour
inlassablement se justifier de leurs choix, la perception qu’ils ont de leur invariable
condamnation et leur infatigable lutte pour maintenir intacte cette injuste situation.
J’admire la puissance que ces prisonniers mettent dans une volonté de s’aveugler,
et je sais que cette même puissance ferait imploser les épais murs entourant cette
Maison d’Arrêt s’ils décidaient – ne serait-ce que l’un d’entre eux – que le monde
extérieur vaille la peine d’être vu.
Mais voilà, au cœur de leur détention, ils refusent obstinément l’éventualité d’une
porte ouverte et rejettent le monde libre au rang de mythe, suffisamment grandiose
pour qu’ils déprécient ce qu’ils tiennent déjà dans leurs mains et suffisamment
effrayant pour qu’ils n’envisagent pas sérieusement d’aller découvrir ce qui se
cache derrière l’obstruction de ces murs.
Craignant d’être à la mesure de supporter la lumière du jour et de se fondre
en elle, de retourner ainsi à la conquête de leurs sens, du Sens, ils préfèrent se
fatiguer à conserver l’illusion de leur incapacité.
Paisiblement installé derrière mes écrans de contrôle, je souris devant leur
contre-volonté et, à portée de main, le levier commandant toutes les issus
demeure intouché…
À quoi bon leur montrer, en les fermant, que toutes les portes ont toujours
été ouvertes ?

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