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Jules ROMAINS, Knock, 1923.

Acte II, scène 4


KNOCK, LA DAME EN NOIR
5 Elle a quarante-cinq ans, et respire l’avarice paysanne et la constipation.

[…]

KNOCK, il l'ausculte. – Baissez la tête. Respirez. Toussez. Vous n'êtes jamais tombée
10 d'une échelle, étant petite ?
LA DAME. – Je ne me souviens pas.
KNOCK, il lui palpe et lui percute le dos, lui presse brusquement les reins. – Vous
n'avez jamais mal ici le soir en vous couchant ? Une espèce de courbature ?
LA DAME. – Oui, des fois.
15 KNOCK, il continue de l'ausculter. – Essayez de vous rappeler. Ça devait être une
grande échelle.
LA DAME. – Ça se peut bien.
KNOCK, très affirmatif. – C'était une échelle d'environ trois mètres cinquante, posée
contre un mur. Vous êtes tombée à la renverse. C'est la fesse gauche, heureusement,
20 qui a porté.
LA DAME. – Ah oui !
KNOCK. – Vous aviez déjà consulté le docteur Parpalaid ?
LA DAME. – Non, jamais.
KNOCK. – Pourquoi ?
25 LA DAME. – Il ne donnait pas de consultations gratuites.
Un silence.
KNOCK, la fait asseoir. – Vous vous rendez compte de votre état ?
LA DAME. – Non.
KNOCK, il s'assied en face d'elle. – Tant mieux. Vous avez envie de guérir, ou vous
30 n'avez pas envie ?
LA DAME. – J'ai envie.
KNOCK. – J'aime mieux vous prévenir tout de suite que ce sera très long et très
coûteux.
LA DAME. – Ah ! mon Dieu ! Et pourquoi ça ?
35 KNOCK. – Parce qu'on ne guérit pas en cinq minutes un mal qu'on traîne depuis
quarante ans.
LA DAME. – Depuis quarante ans ?
KNOCK. – Oui, depuis que vous êtes tombée de votre échelle.
LA DAME. – Et combien que ça me coûterait ?
40 KNOCK. – Qu'est-ce que valent les veaux, actuellement ?
LA DAME. – Ça dépend des marchés et de la grosseur. Mais on ne peut guère en avoir
de propres à moins de quatre ou cinq cents francs.
KNOCK. – Et les cochons gras ?
LA DAME. – Il y en a qui font plus de mille.
45 KNOCK. – Eh bien ! ça vous coûtera à peu près deux cochons et deux veaux.
LA DAME. – Ah ! là ! là ! Près de trois mille francs ? C'est une désolation, Jésus Marie !
KNOCK. – Si vous aimez mieux faire un pèlerinage, je ne vous en empêche pas.
LA DAME. – Oh ! un pèlerinage, ça revient cher aussi et ça ne réussit pas souvent. […]

MOLIERE, Le Malade imaginaire. Parcours associé : Spectacle et comédie


50 Lecture linéaire n°4.

Introduction
La comédie de Jules Romains, Knock ou le Triomphe de la médecine, jouée en 1923, s’inscrit
55 dans une tradition qui remonte au Moyen Âge, la satire des médecins.
Knock, un médecin charlatan, veut mettre en place une stratégie pour remettre à flot la
patientèle inexistante qu’il vient de racheter au docteur Parpalaid. Pour ce faire, il va
notamment proposer des consultations gratuites. La scène 4 de l’acte II introduit la première
patiente. L’extrait qui nous intéresse commence après que Knock a soutiré à « la dame en noir »
60 des informations sur sa situation financière et l’a déjà convaincue qu’elle était fatiguée. Reste
maintenant à la persuader qu’elle est réellement malade et qu’elle a besoin d’un traitement
coûteux.

65
Lecture

Mouvements
70 1. Une drôle de consultation, l. 1 à 18
2. Le prix de la guérison, l. 19 à la fin

Problématique
75 Comment cette scène de comédie donne-t-elle à voir le spectacle d’un médecin manipulateur ?

Analyse
80
1. Une drôle de consultation, l. 1 à 18
KNOCK, il l'ausculte. – Baissez la tête. Respirez. Toussez. Vous n'êtes jamais tombée d'une échelle, étant petite ?
LA DAME. – Je ne me souviens pas.
85 La consultation commencée initialement se poursuit ici sur un mode a priori classique et
professionnel, comme en témoignent les trois brefs impératifs de la première réplique de Knock
Baissez la tête. Respirez. Toussez. Cependant, ce ton professionnel va trancher avec la question
qu’il pose ensuite et qui sonne de manière incongrue ; un comique de situation s’installe
brusquement : en effet, cette question pose un diagnostic absurde et loufoque, relevant non
90 pas d’un examen scientifique mais d’une « intuition » surprenante et incongrue.
Selon le jeu de l’acteur, la dénégation de la dame en noir peut laisser percevoir un désarroi bien
compréhensible mais surtout sa naïveté puisqu’elle ne relève pas l’absurdité de la question.

95
KNOCK, il lui palpe et lui percute le dos, lui presse brusquement les reins. – Vous n'avez jamais mal ici le soir en
vous couchant ? Une espèce de courbature ?
LA DAME. – Oui, des fois.
La consultation se poursuit sur un mode violent, relevant du comique de gestes, comme le
100 souligne la didascalie percute … brusquement, ce qui fait de Knock un médecin plutôt
inquiétant qui malmène ses patients. Il se comporte à l’inverse d’un thérapeute digne de ce
nom : il ne soigne pas la maladie mais la provoque.
Knock va dramatiser un inconfort bénin de manière à alarmer sa patiente et à asseoir sa
prétendue autorité et supériorité médicales. En effet, cette douleur, vraisemblablement due à
105 la fatigue physique quotidienne (le soir en vous couchant… courbature) est somme toute fort
banale et n’est pas l’indice d’une maladie ou d’un traumatisme. Pour autant, Knock s’en saisit
en l’accentuant, du geste autant que de la parole, pour la rendre inquiétante, comme le prouve
l’expression contournée une espèce de courbature, relevant du comique de mots.
Si la naïveté de la dame en noir ne lui permet pas de déceler ce que cette consultation a
110 d’absurde, et de peu scientifique (puisqu’elle acquiesce), les spectateurs comprennent d’emblée
qu’ils ont affaire à un charlatan ou tout au moins d’un médecin peu scrupuleux voire
manipulateur.

KNOCK, il continue de l'ausculter. – Essayez de vous rappeler. Ça devait être une grande échelle.
115 LA DAME. – Ça se peut bien.
KNOCK, très affirmatif. – C'était une échelle d'environ trois mètres cinquante, posée contre un mur. Vous êtes
tombée à la renverse. C'est la fesse gauche, heureusement, qui a porté.
LA DAME. – Ah oui !
A mesure que l’échange se poursuit, Knock devient de plus en plus péremptoire. On passe
120 d’une modalisation forte (Essayez ; Ça devait) à un ton catégorique (cf didascalie très affirmatif).
Les indications deviennent de plus en plus précises : d’une vague indication de taille (grande
échelle) on passe à des détails chiffrés (trois mètres cinquante), spatiaux (contre un mur) et
contextuels (à la renverse ; fesse gauche). Cela montre d’une part l’effort de manipulation
mentale du médecin qui s’emploie à créer chez sa patiente un faux souvenir ; et d’autre part,
125 cela renforce l’absurdité du diagnostic : il est aussi précis qu’un diagnostic médical mais relève
de la supercherie des sciences occultes, Knock semblant avoir des pouvoirs quasi divinatoires,
connaissant le passé de la dame en noir, à la manière d’un mage et non d’un médecin.
Pourtant la paysanne ne se rend absolument pas compte de cette supercherie manifeste et
cède progressivement à la pression psychologique qui s’exerce sur elle : elle est de plus en plus
130 convaincue par le diagnostic de Knock : on passe de la dénégation (je ne m’en souviens pas) à la
franche affirmation (Ah oui !) ; d’une modalisation faible (Ça se peut bien) à une modalisation
forte (modalité exclamative Ah oui !).
= > Comique de situation. Caricature d’une consultation médicale. Satire de la médecine
manipulatrice qui tire profit d’une patientèle fragile car populaire, naïve et inculte.
135
KNOCK. – Vous aviez déjà consulté le docteur Parpalaid ?
LA DAME. – Non, jamais.
KNOCK. – Pourquoi ?
LA DAME. – Il ne donnait pas de consultations gratuites.
140 Un silence.
Knock poursuit la consultation en l’orientant maintenant sur son prédécesseur, le docteur
Parpalaid. Les questions semblent a priori innocentes mais témoignent pourtant d’une curiosité
un peu déplacée qui n’a rien de médical. Il est possible qu’il cherche à soutirer à sa patiente
d’autres informations utiles pour son entreprise de manipulation (comme c’était flagrant au
145 début de la scène, avec ses questions sur la situation financière de la dame. Cf extrait non
retenu).
Les réponses de la dame en noir mettent deux points en lumière : elle est une proie facile,
n’ayant aucune idée de ce qu’est la véritable médecine (représentée par Parpalaid qui, à
l’inverse de Knock, faisait bien son travail) ; elle a en outre un défaut majeur, typiquement
150 paysan, souligné déjà par la didascalie externe : elle respire l’avarice. Ce dernier point constitue
a priori un obstacle de taille que ce médecin vénal semble prendre en compte : Un silence
marque une pause dans le dialogue, indice du fait que Knock paraît réfléchir à l’orientation qu’il
va vouloir donner à sa stratégie.

155
2. Le prix de la guérison, l. 19 à la fin

KNOCK, la fait asseoir. – Vous vous rendez compte de votre état ?


LA DAME. – Non.
160 KNOCK, il s'assied en face d'elle. – Tant mieux. Vous avez envie de guérir, ou vous n'avez pas envie ?
LA DAME. – J'ai envie.
Knock va alors habilement jouer sur le mécanisme de la peur, comme l’indique la question
oratoire abrupte (Vous vous rendez compte de votre état ?) à laquelle répond candidement la
paysanne, ce qui constitue un comique de situation prouvant l’ascendant du médecin sur sa
165 patiente. Il continue de l’effrayer en adoptant une position frontale intimidante (cf didascalie il
s’assied à côté d’elle) et en laissant planner un implicite inquiétant (Tant mieux) qui laisse
envisager le pire. La seconde question, tout aussi directe, qui met la dame en noir devant une
alternative évidente, ne peut entrainer qu’une réponse affirmative (j’ai envie) : l’emprise porte
ses premiers fruits.
170
KNOCK. – J'aime mieux vous prévenir tout de suite que ce sera très long et très coûteux.
LA DAME. – Ah ! mon Dieu ! Et pourquoi ça ?
KNOCK. – Parce qu'on ne guérit pas en cinq minutes un mal qu'on traîne depuis quarante ans.
LA DAME. – Depuis quarante ans ?
175 KNOCK. – Oui, depuis que vous êtes tombée de votre échelle.
Une fois la peur solidement instillée dans l’esprit de sa patiente, Knock va maintenant justifier
rationnellement la nécessité d’un traitement long et coûteux pour contourner l’avarice de la
paysanne. Cette information est d’abord présentée de manière à la fois vague et hyperbolique
(ce sera très long et très coûteux) afin de maintenir chez la dame en noir un certain degré
180 d’inquiétude. Knock adopte également une (fausse) franchise destinée à la mettre en
confiance (J’aime mieux vous prévenir tout de suite). Il joue habilement avec les nerfs de la
paysanne et cela réussit : l’inquiétude extrême de cette dernière est marquée par la tonalité
exclamative et interrogative de ses réponses et l’emploi de syntagmes courts et non verbaux
(Ah ! mon Dieu ! Et pourquoi ça ? Depuis quarante ans ?).
185 A l’agitation de la dame s’opposent le calme et l’assurance de Knock dont toutes les répliques
sont ici déclaratives. Il s’emploie d’abord à justifier la durée du traitement en jouant sur des
effets de contraste et sur une logique binaire implacable (pourquoi/Parce que ;
négation/assertion : ne guérit pas/on traine ; antithèse cinq minutes/quarante ans) ; il est
extrêmement précis (quarante ans ; depuis que vous êtes tombée de votre échelle). La patiente
190 ne relève toujours pas l’absurdité du diagnostic farfelu (la chute de l’échelle) en raison, cette
fois, de son effroi.

LA DAME. – Et combien que ça me coûterait ?


KNOCK. – Qu'est-ce que valent les veaux, actuellement ?
195 LA DAME. – Ça dépend des marchés et de la grosseur. Mais on ne peut guère en avoir de propres à moins de quatre
ou cinq cents francs.
KNOCK. – Et les cochons gras ?
LA DAME. – Il y en a qui font plus de mille.
KNOCK. – Eh bien ! ça vous coûtera à peu près deux cochons et deux veaux.
200 LA DAME. – Ah ! là ! là ! Près de trois mille francs ? C'est une désolation, Jésus Marie !
En bonne paysanne grippe-sou, la dame en noir revient sur la question du coût et sollicite avec
empressement plus de détails. La formulation de sa demande relève du comique de mots
puisqu’elle commet une faute de syntaxe qui montre l’infériorité de sa position (Combien que
cela me coûterait ?). L’ascendant du médecin et son habileté sont manifestes : c’est lui qui
205 oriente le dialogue à sa guise puisqu’il répond à la question de la dame en noir par une autre
question, décalée et donc comique dans le contexte (Qu’est-ce que valent les veaux,
actuellement ?). Il va également différer astucieusement l’information du coût réel du
traitement : Knock se met très astucieusement à la portée de son interlocutrice puisqu’il
« traduit » le coût total du traitement en monnaie de bestiaux (ça vous coûtera à peu près deux
210 cochons et deux veaux) ; cela permet d’en atténuer le coût exorbitant et de retarder la
brutalité de l’annonce chiffrée. Certes la paysanne est horrifiée par le prix, ce que prouvent ses
lamentations comiques (C’est une désolation, Jésus Marie !), les interjections (Ah ! là ! là !), la
question rhétorique et l‘apostrophe (l. 37) ; mais c’est elle qui prononce la somme, signe qu’elle
se l’approprie ; et aussi qu’elle l’admet, puisqu’elle ne la refuse pas. La tactique de Knock et
215 son habileté oratoire fonctionnent donc parfaitement bien.
KNOCK. – Si vous aimez mieux faire un pèlerinage, je ne vous en empêche pas.
LA DAME. – Oh ! un pèlerinage, ça revient cher aussi et ça ne réussit pas souvent.
Knock ne se laisse pas désarçonner par les plaintes de la paysanne ; avec un sens aigu de l’à-
220 propos, il rebondit sur son apostrophe à Jésus Marie et répond à ses invocations religieuses par
une allusion à un pèlerinage, remède balayé de manière méprisante, ironique et glaciale. Ici, le
comique de mots soutient la satire.
La dame en noir ne comprend pas l’antiphrase et répond avec des arguments pragmatiques (ça
revient cher aussi et ça ne réussit pas souvent) qui montrent à la fois son bon sens terrien et sa
225 défaite. L’interjection Oh ! sonne en effet comme un constat désabusé : même à contre-cœur,
elle vient d’accepter de se faire soigner. Et Knock vient de triompher.

Conclusion
230 Ainsi, cet extrait nous donne à voir le spectacle plaisant d’un charlatan manipulateur : fin
psychologue et habile stratège, Knock parvient à convaincre sa patiente de la nécessité d’un
traitement long et coûteux. Il joue sans scrupule sur la crédulité et la peur de sa patiente.
La satire met donc en lumière une figure inquiétante du médecin : il n’a aucune éthique et est
uniquement mû par l’appât du gain ; il a un certain talent oratoire et profite en outre de la
235 fragilité d’une patiente naïve et facilement impressionnable. Sa victoire ponctuelle sur la
paysanne annonce son triomphe final sur l’ensemble de la communauté de Saint Maurice.
Dans Le Malade imaginaire Molière montre aussi comment des médecins s’enrichissent en
faisant croire à leurs patients qu’ils souffrent de nombreuse maladies graves. Cependant la
comédie de Jules Romain est moins légère et plus sombre puisque Knock préfigure, d’une
240 certaine manière, l’ascension et le règne des régimes totalitaires conduits par un dictateur.

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