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DURÉE : 30 minutes.
MONSIEUR : Ah ! Mais comme c’est curieux ! Justement, moi aussi ! Que fait-il ?
Mme CATASTROPHE : Oui, que fait-il donc ? Il y a sûrement une erreur : c’est moi
qui ai rendez-vous. Depuis déjà vingt minutes.
Mme CHRONIQUE : (Elle tousse) Vous préciserai-je que ce matin même, je lui ai
téléphoné : il m’a dit « Je vous prendrai quand vous arriverez ». Par conséquent, j’en
suis navrée pour vous mais c’est moi qui commence.
Mme SPECIALE : Voilà qui n’implique aucun droit de priorité. En revanche, compte
tenu de mon état, le plus élémentaire des charités voudrait que…
Mme SPECIALE : J’espère que non ! Pas avec vous, tout de même !
MONSIEUR : Pourquoi pas avec moi ? Aurais-je pour vous quelque chose de…
répugnant ou d’inacceptable ?
Mme SPECIALE : C’est que, Monsieur, moi, je suis un cas sévèrissime et tout à fait
spécial.
Mes soins ne peuvent être qu’individuels.
MONSIEUR : (Il rit) Seulement il n’est pas là. Et il ne semble pas pressé de nous
examiner, ni les uns ni les autres. Alors ne nous chipotons pas, patientons
seulement.
TOUTES : Ah. (On les devine un peu confuses. S’en suit un silence que trouble
seulement le tic-tac de la pendule, sur le mur, et les quintes de Mme Chronique .)
MONSIEUR : Pas grave ? Savez-vous, Madame, que, sans traitement, ce que vous
appelez « ma petite affaire » se cancérise !
MONSIEUR : Je peux vous assurer, Madame, que je n’ai jamais laissé « ma petite
affaire » sur un compotier. Seul mon médecin est habilité à y toucher.
MONSIEUR : (Vexé) Il s’agit tout de même d’un adénome. Si c’est tout le cas que
vous en faites…
MONSIEUR : Je ne le crois pas mais je ne cherche pas la compétition et, quoi qu’il
en soit, je maintiens mon droit à mon rendez-vous de dix heures et demi aujourd’hui.
Mme SPECIALE : De toute façon, l’heure est passée et c’est l’homme de l’art qui
choisira son premier client.
Mme CATASTROPHE : Dites plutôt que je suis comme les vieilles voitures : le
dernier contrôle avant la ferraille…
Mme SPECIALE : Si seulement… La vérité, c’est que je prends sur moi. Depuis
toujours. Les médecins se taisent parce qu’ils n’osent rien me dire : ils
m’achèveraient. Ah ! Je vous envie !…
(Mme Chronique prend une quinte aux bruits peu appétissants ce qui entraîne des
soupirs et un silence réprobateurs de la part des trois autres clients. Tic-tac de la
pendule.)
Mme CATASTROPHE : C’est une toux nerveuse mais qui ramène un peu…
N’importe quel apothicaire de campagne vous nettoierait ça en un tournemain. Trois
sous de sirop… et hop !
Mme CATASTROPHE : Ils ont dû vous donner leurs fonds de cuve. Ces misères là,
c’est d’un autre temps… Seulement voilà : avec ces peccadilles, le médicastre local
approvisionne son fond de roulement. Le petit chronique est une aubaine, pour lui :
un malade fidèle et régulier qui ne meurt jamais.
Mme SPECIALE : Votre foi vous sauve. Pour ma part, voilà longtemps que j’ai
compris : ce qui les intéresse, ce sont les gros cas. Seulement là, bonjour
l’incompétence ! J’en parle en connaissance de cause.
Mme SPECIALE : Et… sans indiscrétion… où est votre problème ? Car il n’y paraît
rien, je vous assure. Vous avez même quelques petits kilos en réserve que je n’ai
jamais pu engranger, malgré mes efforts…
Mme CATASTROPHE : Le rhumatisme, bien sûr. Des crocs de chiens partout, dés
le matin. Et les vrombissements de l’hypertension.
Mme SPECIALE : Oui. Et, au moindre écart de régime, des constipations en béton
ou des diarrhées imprévisibles et torrentielles.
Mme SPECIALE : La chair de poule, oui. Et l’on a en vain cherché la raison de cette
anxiété, de ces insomnies qui me laissent épuisée, au matin, dans des tâtonnements
hagards…
Mme SPECIALE : Dormir ? Peuh… s’il n’y avait que le sommeil… Moi, c’est autre
chose : avec les cystites, les métrites, les colites, les gastrites… et même les
blépharites… Bref, j’ai eu toutes les « ites » médicales de la création.
(Mme Chronique reprend une quinte qui casse la conversation et rompt les effets de
Mme Catastrophe. Tic-tac de la pendule.)
Mme CATASTROPHE : C’est curieux, cette toux… Vous ne maîtrisez donc pas ?
Mme CATASTROPHE : Madame a raison. Ça n’a l’air de rien, ces petites quintes,
mais un postillon suffit pour me plomber l’atmosphère. Alors pourquoi rajouter
l’anodin à ceux qui ont déjà trop du pire ?
MONSIEUR : Madame, je vous en prie, toussez donc, mettez vous à l’aise. Si cela
peut vous faire du bien… Nous résisterons.
Mme CATASTROPHE : Des fleurs ?… (Elle rit, furieuse) Non mais… c’est d’un
ridicule…
Mme SPECIALE : Des pissenlits, bien sûr, et des pâquerettes. Mais des tulipes,
aussi. Très grosses. Très douloureuses.
MONSIEUR : Comme ça ?
Mme SPECIALE : Comme ça. Un doigt de Porto, voilà une brassée de roses. Une
goutte de champagne, bonjour les mimosas. Si je touche au lait, c’est l’alpage…
MONSIEUR : (Sous le charme) Aaaah… et… dommage que l’on ne puisse voir…
Mme SPECIALE : C’est admirable, peut-être, mais croyez bien que je me passerais
de ce don. Qui pourrait comprendre ce que j’endure ?… Les spécialistes qui m’ont
suivie jusqu’à présent se gardent bien de me soigner : ils sont trop heureux de
s’approprier mes excrétions. Ma dernière gerbe, particulièrement somptueuse – et
atroce – n’est jamais parvenue au laboratoire. Il est clair qu’elle est partie chez la
femme de mon praticien, ou - ce qui ajoute à l’ignominie du geste -, chez sa
maîtresse.
MONSIEUR : Vraiment ?
Mme SPECIALE : Je ne peux rien prouver mais le vol est évident. Comment
expliquer, autrement, que je n’aie jamais reçu les résultats de mes analyses ?
Mme SPECIALE : Alors me voilà, ici, à lanterner, avec un bouquet, tout frais de ce
matin, chez ce petit toubib de quartier. Il ne respecte pas ses horaires, déjà. Peut-
Mme SPECIALE : J’ai essayé. C’est pire. Parce qu’alors je fais des cactacées. Et
des épineux.
Mme CHRONIQUE : (Elle tousse) Dans ces conditions, tant pis, tant pis… Non, non,
Monsieur, n’ouvrez pas, je me supporterai ainsi. (Elle s’étrangle dans sa toux).
Mme SPECIALE : Quoi qu’il en soit, cet air glacé du dehors… le médecin vous dirait
qu’il n’est pas recommandé pour vous plus que pour nous.
Mme SPECIALE : (Très agressive) Moi non plus, je ne suis pas bien.
Mme CATASTROPHE : (Même ton) Quant à moi, je ne suis pas bien du tout.
(Onze heures sonnent tandis que Mme Chronique prend une horrible quinte. Silence
réprobateur.Tic-tac de la pendule)
MONSIEUR : Oui ?
MONSIEUR : Bleu ?
MONSIEUR : (Il ignore le propos et il rêve) Tout de même… bleu… A moi, ça n’est
jamais arrivé, même avec des médicaments. Et ce bleu… il est comment ça, ce
bleu ?
Mme SPECIALE : Non, n’allez pas croire à tout ce qu’on vous raconte ! Ce doit être
tout à fait ordinaire, croyez moi.
Mme CATASTROPHE : (Elle rêve, elle aussi, prise à son jeu) Bleu ciel, avec des
petits nuages blancs lorsque j’ai bien dormi et que j’ai mangé léger.
Mme CATASTROPHE : (Elle poursuit son rêve sur le même ton) Mais parfois avec
des écumes bleu marine, dangereuses, quand j’ai des contrariétés.
Mme SPECIALE : Vous nous prenez vraiment pour des imbéciles. Mais avec
Monsieur, plus c’est gros, mieux ça passe, on dirait. Et là, c’est monumental !
Mme SPECIALE : (Elle pouffe, furieuse) Et Monsieur qui n’y voit que du bleu...
Mme CATASTROPHE : (Même ton) Parce qu’il y a bleu et bleu. Et là, mon bleu
devient d’un bleu… d’un bleu… ça me tourne rien que d’y penser.
Mme SPECIALE : (Elle rit mais on sent qu’elle est furieuse) Tournez donc, tournez !
Vous tournez toute seule… Une toupie !
Mme CATASTROPHE : (Même ton et toute à son histoire) Je suis pourtant une
bonne et honnête personne. Eh bien, il m’arrive de faire de ces horreurs !
Mme CATASTROPHE : (Même jeu) Quand je m’en aperçois, c’est trop tard. Alors
après, je me dégoûte ! Je me dégoûte ! Je voudrais tellement que cela ne soit pas
arrivé ! Seulement… c’est parti !
Mme CATASTROPHE : Je tire la chasse, bien sûr. Mais… vivre avec le souvenir,
quelle punition !
Mme CATASTROPHE : (Outrée) Quel reste ? Vous trouvez que ce n’est pas
assez ?
Mme CHRONIQUE : (De plus en plus étouffée par ses quintes) Pourriez-vous,
Monsieur, me donner le bras jusqu’à la porte ? Je ne tiens plus, je vais rentrer.
Mme CATASTROPHE : Ah non ! Pour nous griller le tour ! C’est une belle grosse
toux vigoureuse, que vous avez, Madame. Vous ne nous inquiétez pas le moins du
monde.
Mme CATASTROPHE : C’est cela : faire bloc pour nous passer devant ! Celle-là, je
la connais aussi.
MONSIEUR : Et… au fait : oserais-je vous demander… est-ce que vous transpirez ?
MONSIEUR : Fascinant…
Mme SPECIALE : Lorsqu’on est dans un état pareil, on se devrait, au moins par
respect pour les autres, de consulter à domicile !
MONSIEUR : Mais non, mais non ! Chuuuut !… Ecoutez plutôt. C’est incroyable,
cette histoire. Il y a de nos jours des maladies… stupéfiantes !
Mme CATASTROPHE : Et croyez moi, si j’en suis réduite à venir jusqu’ici, c’est,
justement, parce qu’il refuse de venir chez moi, le médecin ! Si j’éructe, il faut le voir
verdir et claquer des dents, mettre ses mains sur ses oreilles !
Mme CATASTROPHE : Alors je le prends par surprise, à son cabinet et qui sait s’il
n’attend pas, lui aussi, plein d’angoisse, de l’autre côté de la porte : il a compris que
je suis là et il n’ose affronter une cliente aussi dangereusement malade que moi.
Mme CATASTROPHE : Seulement depuis le temps que nous sommes ici, la potion
perd de son effet et en ce moment je me retiens pour vous, je me retiens… je me
Mme CATASTROPHE : Mais non, elle n’est pas morte : vous voyez bien qu’elle
bave.
MONSIEUR : (Il répète comme une leçon mal comprise) Il y en a qui bavent … au
début… Au début de quoi ?
Mme CATASTROPHE : Pas du tout : il y a des gens normaux qui bavent dans
toutes sortes de maladies normales, comme font les huîtres et les escargots, ni plus
ni moins. Cela m’arrive et je n’en fais pas tout un fromage. Et ça ne sert à rien
d’appeler le médecin : il ne viendra pas puisqu’il n’est pas là.
Mme SPECIALE : Alors qu’il le devrait ! En cas de malheur, c’est lui le responsable.
MONSIEUR : (Pas convaincu) Bien sûr, bien sûr… Dire que j’ai failli m’inscrire aux
cours de secouriste qu’ils donnaient, dans mon quartier, il y a deux ans… Ah ! Nous
voilà bien désemparés…
Mme CATASTROPHE : Vous peut-être, moi pas : nous ne sommes que de grands
malades oubliés et par conséquent privés du secours indispensable qui nous est dû.
MONSIEUR : Je crois pourtant qu’il vaudrait mieux donner l’alerte : cette dame …
dans le meilleur des cas… ne… va pas très bien.
Mme CATASTROPHE : Et moi qui suis au pire, est-ce que je porte plainte ? Non,
non, Monsieur, cessez de papillonner là autour, ne touchez à rien, retournez vous
asseoir, et n’appelez surtout pas : je m’y connais en simulacres.
MONSIEUR : Eh bien, tant pis, je crois que je vais vous laisser là et rentrer, je laisse
ma place. J’avoue qu’en pareille situation, mon éducation me conditionne à
culpabiliser. (Il s’affole) Car cette dame… qui est… qui était… là… et qui … n’est
peut-être plus là…
Mme SPECIALE : Si vous nous quittez, je préfèrerais… n’être pas là non plus. On
ne sait jamais… Et puis je prendrais bien, moi aussi, un petit tonique pour me
remonter.
Mme CATASTROPHE : Oui ? Et me laisser seule, dans mon état, avec une
dangereuse simulatrice qui va prendre à cœur de mourir pour me traîner devant les
tribunaux ? C’est qu’elle en a la santé, vous savez ! Une fine mouche !
MONSIEUR : Eh bien, descendons ensemble, tous les trois. Nous pourrons sur le
zinc mieux qu’ici évoquer toutes ces fascinantes pathologies. Pendant que
Madame… qui nous a peut-être quittés… partira… où qu’elle aille…
Mme SPECIALE : À une condition : nous reviendrons ensemble aussi. Pour éviter
les passe-droits.
Mme SPECIALE : Elle avait pourtant une indéniable santé, à s’époumoner comme
elle faisait…
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J’arrive, j’arrive…
(Comme elle tourne le dos, on peut voir un grand soleil d’humidité tremper sa jupe,
sur le derrière).
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Mme SPECIALE
Mme CATASTROPHE
Mme CHRONIQUE
MONSIEUR.
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Mais Mme Catastrophe ne voulait rien entendre. On lui avait déjà fait
le coup et elle ne serait pas le dindon de cette farce.