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SALES ATTENTES – Françoise PONCET 1


TITRE : SALES ATTENTES

NOM DE L’AUTEUR : FRANÇOISE PONCET

ADRESSE COURIEL: japoncet@wanadoo.fr

GENRE : Comédie d’humour noir.

DURÉE : 30 minutes.

CARACTÉRISTIQUES DU DÉCOR : La salle d’attente d’un médecin de


quartier. Une pièce exiguë et banale. Au-dessus de la porte, une pendule murale.

CARACTÉRISTIQUES DES COSTUMES : Contemporains


Mme Spéciale est une jeune dame très apprêtée, sèche et précieuse.
Mme Catastrophe, plus âgée, est une bombe vulgaire, bruyante et massive aux
vêtements criards.
Mme Chronique est une maigrichonne effacée.
Monsieur est un vieux beau un peu naïf.

DISTRIBUTION : Trois femmes et un homme.

PUBLIC VISÉ : Tout public.

SYNOPSIS : Un quatuor de délires hypocondriaques.


Quatre patients attendent leur tour.
Le médecin tarde. On souffre un peu et surtout on cause : on en arrive à fabriquer
des maladies !
____________

SALES ATTENTES – Françoise PONCET 2


SALES ATTENTES
Dans la salle d’attente du médecin de quartier, quatre clients :
Madame Spéciale, jeune dame très apprêtée, sèche et précieuse
Madame Catastrophe, plus âgée, une bombe bruyante et massive.
Madame Chronique, bronchiteuse maigrichonne, effacée, sans âge,
Monsieur, vieux beau un peu naïf.

La pièce est exiguë, d’une grande banalité.


Au-dessus de la porte, une pendule murale.

(Tic-tac monotone de la pendule qui suggère une attente indéterminée.


__________

Mme SPECIALE : C’est inadmissible ! J’avais rendez-vous à dix heures et demi.


Que fait-il ?

MONSIEUR : Ah ! Mais comme c’est curieux ! Justement, moi aussi ! Que fait-il ?

Mme CATASTROPHE : Oui, que fait-il donc ? Il y a sûrement une erreur : c’est moi
qui ai rendez-vous. Depuis déjà vingt minutes.

Mme CHRONIQUE : (Elle tousse) Vous préciserai-je que ce matin même, je lui ai
téléphoné : il m’a dit « Je vous prendrai quand vous arriverez ». Par conséquent, j’en
suis navrée pour vous mais c’est moi qui commence.

LES TROIS AUTRES : Ah non : Ça ce n’est pas normal !

Mme SPECIALE : Comment le docteur pourrait-il, à partir du téléphone, juger de nos


urgences et les programmer ?

Mme CHRONIQUE : Il me connaît.

Mme CATASTROPHE : Il me connaît aussi !

Mme SPECIALE : Il ne me connaît pas encore mais raison de plus pour me


ménager s’il tient à conserver ma clientèle.

MONSIEUR : Si je peux me permettre, il me semble que je suis entré le premier.

Mme SPECIALE : Voilà qui n’implique aucun droit de priorité. En revanche, compte
tenu de mon état, le plus élémentaire des charités voudrait que…

Mme CATASTROPHE : Si vous en êtes à demander la charité, où va-t-on ? Non,


pareille mendicité n’est pas de mise ici. Du reste, il est à prévoir que le docteur, qui
connaît mes infirmités…

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Mme SPECIALE : Ah ! N’y comptez pas !

MONSIEUR : Restons calmes : si nous avions rendez-vous en même temps, c’est


que nous allons passer ensemble, voilà tout.

Mme SPECIALE : J’espère que non ! Pas avec vous, tout de même !

MONSIEUR : Pourquoi pas avec moi ? Aurais-je pour vous quelque chose de…
répugnant ou d’inacceptable ?

Mme SPECIALE : C’est que, Monsieur, moi, je suis un cas sévèrissime et tout à fait
spécial.
Mes soins ne peuvent être qu’individuels.

Mme CHRONIQUE : C’est possible, mais les chroniques de ma sorte accroissent


leurs risques de contamination (Elle produit une toux grasse qui ramène) en des
lieux de promiscuité tels que celui-ci. Et le docteur, dès qu’il va me voir…

Mme CATASTROPHE : Mais moi, Madame, où que je me trouve, je suis en péril


permanent ! La moindre contrariété, la plus légère fatigue risquent de me tuer !
Aussi, le docteur dès qu’il va me voir…

MONSIEUR : (Il rit) Seulement il n’est pas là. Et il ne semble pas pressé de nous
examiner, ni les uns ni les autres. Alors ne nous chipotons pas, patientons
seulement.

Mme CHRONIQUE : À mon avis, quelque soit le sexe et la symptomatologie, avec


les épidémies qui courent, débordé, il nous a plus ou moins regroupés par microbes
et nous aurons une ordonnance collective.

MONSIEUR : Oh ! Je ne le crois pas, Madame. (Plus bas) Je viens pour la


prostate…

TOUTES : Ah. (On les devine un peu confuses. S’en suit un silence que trouble
seulement le tic-tac de la pendule, sur le mur, et les quintes de Mme Chronique .)

Mme SPECIALE : Hem… Je voudrais préciser, Monsieur, que j’ai eu un mari


pendant un certain temps. Aussi, je pense être à même de comprendre votre …
démarche. Je crois pouvoir dire que… (Mépris amusé) ce n’est pas bien grave,
votre petite affaire.

MONSIEUR : Pas grave ? Savez-vous, Madame, que, sans traitement, ce que vous
appelez « ma petite affaire » se cancérise !

Mme CATASTROPHE : Mais voyons, Monsieur, absolument tout se gâte ! Ainsi,


laissez des fruits quelques jours sur un compotier…

MONSIEUR : Je peux vous assurer, Madame, que je n’ai jamais laissé « ma petite
affaire » sur un compotier. Seul mon médecin est habilité à y toucher.

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Mme SPECIALE : (Elle glousse) Dieu que c’est drôle ! A partir de maintenant, je
ne pourrai plus voir des fruits sur un compotier sans penser… sans penser… Ah !
Mon Dieu ! Ah ! Monsieur ! Sur un compotier !…

MONSIEUR : (Vexé) Il s’agit tout de même d’un adénome. Si c’est tout le cas que
vous en faites…

Mme CATASTROPHE : (Perplexe) Un adénome ? Tiens…Un adénome… Oh !


Nous en sommes tous au même point, vous savez.

MONSIEUR : Je ne le crois pas mais je ne cherche pas la compétition et, quoi qu’il
en soit, je maintiens mon droit à mon rendez-vous de dix heures et demi aujourd’hui.

Mme SPECIALE : De toute façon, l’heure est passée et c’est l’homme de l’art qui
choisira son premier client.

LES AUTRES : Tout à fait, tout à fait…

(Silence. Tic-tac de la pendule. Toux de Mme Chronique).

Mme CHRONIQUE : Excusez moi… C’est la bronchite... Ah ! Cette bronchite…


depuis toujours… (Elle tousse et crache salement).

Mme SPECIALE : (Avec mépris) La bronchite… depuis le temps que je l’ai, on ne


me la soigne même plus.

Mme CATASTROPHE : Moi, Madame, si seulement il trouvait ce que j’ai… Je


voudrais bien l’avoir, la bronchite. Et aussi l’adénome de Monsieur. Que j’ai peut-
être, en plus du reste, d’ailleurs, allez savoir…

Mme SPECIALE : Laissez moi rire… Je me garderais d’établir un diagnostic mais


lorsque je suis entrée ici, j’ai pensé en vous voyant : « Cette dame a de la chance,
elle vient pour sa petite visite d’entretien ». (Narquoise) Vous avez un teint superbe.

MONSIEUR : Oh oui, superbe !

Mme CATASTROPHE : Dites plutôt que je suis comme les vieilles voitures : le
dernier contrôle avant la ferraille…

MONSIEUR : (Il grommelle, mécontent) La ferraille … je demande à voir…

Mme SPECIALE : Que diriez-vous à ma place ? J’en ai fréquenté, des officines ! Et


c’est chaque fois pareil : le médecin me tâte, me tâte… Il tâtonne surtout. Il me
renifle, il me soupèse. On croirait qu’il choisit un melon à l’étal. Après quoi il me
remplit des pages et des pages de compte rendus et d’ordonnances mais on pédale
toujours dans les brumes.
Je vais finir par mourir sans savoir de quoi. Comme au temps jadis !

MONSIEUR : Ah non ! Vous n’en êtes pas là ! On va trouver !

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Mme CATASTROPHE : Il n’y a rien à trouver ! Tranquillisez vous, Madame, on vous
achèterait votre santé. Demandez à Monsieur : au premier coup d’oeil, on ne peut
s’empêcher de penser que… que c’est dans la tête et c’est bien excusable : il y a
des gens que le souci de leur santé obnubile au point qu’ils ne peuvent plus
s’occuper à autre chose qu’à se décortiquer.

Mme SPECIALE : Si seulement… La vérité, c’est que je prends sur moi. Depuis
toujours. Les médecins se taisent parce qu’ils n’osent rien me dire : ils
m’achèveraient. Ah ! Je vous envie !…

(Mme Chronique prend une quinte aux bruits peu appétissants ce qui entraîne des
soupirs et un silence réprobateurs de la part des trois autres clients. Tic-tac de la
pendule.)

Mme CATASTROPHE : C’est une toux nerveuse mais qui ramène un peu…
N’importe quel apothicaire de campagne vous nettoierait ça en un tournemain. Trois
sous de sirop… et hop !

Mme CHRONIQUE : Trois sous… et le pouce ! Du sirop… j’en ai bu… des


citernes !

Mme CATASTROPHE : Ils ont dû vous donner leurs fonds de cuve. Ces misères là,
c’est d’un autre temps… Seulement voilà : avec ces peccadilles, le médicastre local
approvisionne son fond de roulement. Le petit chronique est une aubaine, pour lui :
un malade fidèle et régulier qui ne meurt jamais.

Mme CHRONIQUE : Excusez-moi si je vous contredis mais… (Elle tousse) le mal


dont je souffre est coriace… et probablement serait-ce pire si je ne me soignais.

Mme SPECIALE : Votre foi vous sauve. Pour ma part, voilà longtemps que j’ai
compris : ce qui les intéresse, ce sont les gros cas. Seulement là, bonjour
l’incompétence ! J’en parle en connaissance de cause.

Mme CATASTROPHE : Ah ! Madame, je suis bien de votre avis. Moi, on prétend


me traiter depuis combien de lustres…. Bourdes sur bourdes on s’acharne et on s’y
applique. Pourtant, il faut croire que, en dépit de mes malheurs, j’ai la peau dure…
ils ne m’ont pas encore tuée.

Mme SPECIALE : Et… sans indiscrétion… où est votre problème ? Car il n’y paraît
rien, je vous assure. Vous avez même quelques petits kilos en réserve que je n’ai
jamais pu engranger, malgré mes efforts…

Mme CATASTROPHE : Vous ne m’envieriez pas si vous saviez. Les submersions


de l’emphysème…

MONSIEUR : (Compatissant, vaguement inquiet) L’emphysème ?

Mme SPECIALE : Tiens ? Justement, moi aussi. Et les morsures du rhumatisme….

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MONSIEUR : (Même ton) Le rhumatisme ?

Mme CATASTROPHE : Le rhumatisme, bien sûr. Des crocs de chiens partout, dés
le matin. Et les vrombissements de l’hypertension.

MONSIEUR : (De plus en plus inquiet) L’hypertension ?

Mme SPECIALE : Oui. Et, au moindre écart de régime, des constipations en béton
ou des diarrhées imprévisibles et torrentielles.

MONSIEUR : (Atterré) Des diarrhées imprévisibles… torrentielles… Ouille-ouille-


ouille !

Mme CATASTROPHE : Je connais ça : des cataclysmes qui vous rincent et vous


essorent au dépourvu. Tout comme ces déliquescences de l’hypoglycémie. Alors…
la chair de poule !…

MONSIEUR : (Ignorant et affolé) La chair de poule…

Mme SPECIALE : La chair de poule, oui. Et l’on a en vain cherché la raison de cette
anxiété, de ces insomnies qui me laissent épuisée, au matin, dans des tâtonnements
hagards…

MONSIEUR : (Il répète, perdu) Au matin… dans des tâtonnements hagards…

Mme CATASTROPHE : Hagards, oui, tout juste. Et je m’endors parfois, pour


récupérer, en pleine journée. Je ronfle, tout debout, quoi que je fasse. Alors je me
cogne, je me brûle, je me coupe, dans ma cuisine. Parce que je dors à poings
fermés.

MONSIEUR : (Abasourdi) A poings fermés… C’est effrayant, en effet…

Mme SPECIALE : Dormir ? Peuh… s’il n’y avait que le sommeil… Moi, c’est autre
chose : avec les cystites, les métrites, les colites, les gastrites… et même les
blépharites… Bref, j’ai eu toutes les « ites » médicales de la création.

Mme CATASTROPHE : Ah ! Ah ! Vous « avez eu » ? Eh bien moi, j’ai. J’ai toujours,


et depuis le berceau, pour aboutir maintenant dans l’arthrose, la scoliose, les
thromboses, parfois, et même les salmonelloses … bref, toutes les « oses » que
vous n’avez pas encore et que vous n’aurez pas. Plus la ménopause, cela va de
soi…

MONSIEUR : Aaah… en somme, je serais plutôt chanceux, avec… ma « petite


affaire ».

Mme CATASTROPHE : Certes ! J’aimerais que vous m’entendiez lorsque j’éructe…

MONSIEUR : Vous… quoi ?

Mme CATASTROPHE : J’E – RUC – TE ! Constamment. Surtout après les repas.

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MONSIEUR : Alors là ! (Rassuré) Mais moi aussi, Madame, j’éructe ! (Il rit,
méprisant) Je ne consulterais tout de même pas pour si peu. Il convient, bien
entendu, de le faire discrètement.

Mme CATASTROPHE : (Elle crie, menaçante) On fait comme on peut, Monsieur,


lorsqu’on est malade et moi, je rote à cent cinquante décibels. Je me sous-alimente
en permanence pour limiter les dégâts mais ces déflagrations ébranlent mon
immeuble et en feront un jour dégringoler tous les carreaux.

MONSIEUR : (Stupéfait) Pas possible ?…

Mme SPECIALE : (Sceptique) Je voudrais bien voir cela…

Mme CATASTROPHE : Quant au poids que l’on me compte, c’est de la mauvaise


graisse, bien entendu. Je n’ai jamais mangé, Monsieur, jamais : je picore…

(Mme Chronique reprend une quinte qui casse la conversation et rompt les effets de
Mme Catastrophe. Tic-tac de la pendule.)

Mme CATASTROPHE : C’est curieux, cette toux… Vous ne maîtrisez donc pas ?

Mme SPECIALE : Il faut mettre un mouchoir sur sa bouche. Surtout en compagnie


de gens fragilisés. La contagion…

Mme CATASTROPHE : Madame a raison. Ça n’a l’air de rien, ces petites quintes,
mais un postillon suffit pour me plomber l’atmosphère. Alors pourquoi rajouter
l’anodin à ceux qui ont déjà trop du pire ?

Mme SPECIALE : Mais oui, pourquoi ?

Mme CHRONIQUE : Excusez-moi, excusez-moi… (Elle tousse d’autant plus qu’elle


cherche à ne pas le faire de sorte qu’elle s’étrangle et s’asphyxie).

MONSIEUR : Madame, je vous en prie, toussez donc, mettez vous à l’aise. Si cela
peut vous faire du bien… Nous résisterons.

Mme CATASTROPHE : Nous n’avons pas le choix.

Mme SPECIALE : (Héroïque et résignée) Résistons. Et puis un jour, à bout de


fatigues et de luttes, je rendrai les armes. Quand vous pensez que depuis bientôt
quatre ans, quoi que je boive, j’élimine … DES FLEURS. Oui, Monsieur, des fleurs.
Des quantités de fleurs.

Mme CATASTROPHE : Des fleurs ?… (Elle rit, furieuse) Non mais… c’est d’un
ridicule…

MONSIEUR : Aaaaaah ! Moi, je trouve au contraire que c’est merveilleux ! Oserais-


je vous demander… quelles sortes de fleurs ?

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Mme SPECIALE : (Modeste et triomphante) C’est suivant ma température, et
suivant le temps qu’il fait, peut-être... Je suis prolifique mais je reste imprévisible. Il
m’est même arrivé d’évacuer du hors saison, allez savoir pourquoi…

MONSIEUR : (Il est subjugué) Fascinant…

Mme SPECIALE : Des pissenlits, bien sûr, et des pâquerettes. Mais des tulipes,
aussi. Très grosses. Très douloureuses.

MONSIEUR : (Exalté) Des tulipes ! Ah ! J’adore les tulipes !

Mme CATASTROPHE : Des tulipes… je vous demande un peu…

Mme SPECIALE : Et des rhododendrons comme des assiettes. Magnifiques. Ils me


tuent au passage… et même des nénuphars.

MONSIEUR : Comme ça ?

Mme SPECIALE : Comme ça. Un doigt de Porto, voilà une brassée de roses. Une
goutte de champagne, bonjour les mimosas. Si je touche au lait, c’est l’alpage…

MONSIEUR : Ah ! C’est admirable ! Félicitations !

Mme CATASTROPHE : (Furieuse) N’importe quoi !…

Mme SPECIALE : (Tout heureuse) Croiriez-vous que l’hiver passé, pendant la


vague de froid, j’ai eu des renoncules mauves et des ipomées pendant trois jours.
J’avais commis l’imprudence de sortir, il faut dire, de sorte que j’étais couchée avec
la fièvre… J’ai donc bu plus que de coutume et cette oisiveté forcée aura dopé ma
production qui a ruisselé plein mes draps et jusque sous mon lit. Une splendeur.

MONSIEUR : (Sous le charme) Aaaah… et… dommage que l’on ne puisse voir…

Mme SPECIALE : C’est admirable, peut-être, mais croyez bien que je me passerais
de ce don. Qui pourrait comprendre ce que j’endure ?… Les spécialistes qui m’ont
suivie jusqu’à présent se gardent bien de me soigner : ils sont trop heureux de
s’approprier mes excrétions. Ma dernière gerbe, particulièrement somptueuse – et
atroce – n’est jamais parvenue au laboratoire. Il est clair qu’elle est partie chez la
femme de mon praticien, ou - ce qui ajoute à l’ignominie du geste -, chez sa
maîtresse.

MONSIEUR : Vraiment ?

Mme SPECIALE : Je ne peux rien prouver mais le vol est évident. Comment
expliquer, autrement, que je n’aie jamais reçu les résultats de mes analyses ?

Mme CATASTROPHE : (Furieuse) Ce qu’il ne nous faut pas entendre…

Mme SPECIALE : Alors me voilà, ici, à lanterner, avec un bouquet, tout frais de ce
matin, chez ce petit toubib de quartier. Il ne respecte pas ses horaires, déjà. Peut-

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être sera-t-il plus scrupuleux pour le suivi de mes évacuations et aboutirons-nous
enfin à un traitement.

MONSIEUR : Ne serait-ce pas dommage ? Car enfin, ces compositions, ces…


complications florales, beaucoup vous les envieraient. Et ce bouquet… j’aimerais
tant… Pourrait-on voir ?

Mme SPECIALE : C’est un tournesol aussi éclatant et rond qu’une rosace de


cathédrale. Il est là, couché, dans mon sac. D’un ambre incomparable. Je l’ai
soigneusement emballé mais je n’oserais pas vous le présenter ici à cause du
parfum : la pièce est si petite…

Mme CATASTROPHE : Pour l’amour du ciel, ne nous déballez rien ! Je suis


allergique depuis toujours. Il est arrivé qu’un invisible pollen me traîne au bord de la
tombe. Alors imaginez les rosaces de Madame !

MONSIEUR : (Déçu) Dommage… dommage…

Mme SPECIALE : Eh bien, Monsieur, soyons raisonnable et plions nous : voilà


longtemps que j’ai compris la barrière d’incompréhension égoïste qui sépare l’infirme
du bien portant.

Mme CATASTROPHE : Comment peut-on écouter pareilles balivernes ? Ah ! Les


hommes et la bagatelle... Il n’empêche : je n’avais pas encore entendu parler de
cette nouvelle manière de regarder la fleur à l’envers…

Mme SPECIALE : Il est facile d’ironiser ! Tenez : je préfère me taire.

MONSIEUR : Non, non ! Je vous en prie ! Racontez encore !

Mme CATASTROPHE : Moi, j’appelle cela « faire son intéressante ». Si vous


cherchiez à limiter vos désastres, il vous suffirait seulement de ne pas tant boire.

Mme SPECIALE : J’ai essayé. C’est pire. Parce qu’alors je fais des cactacées. Et
des épineux.

MONSIEUR : (Ravi) Des cactacées… des épineux…

Mme CATASTROPHE : (Elle pouffe) Des cactacées ! Des épineux ! Ah ! Ah ! Ah !


J’imagine la scène ! Cela doit vous mettre dans des contorsions à mourir de rire !

Mme CHRONIQUE : (Elle tousse affreusement) Il me semble qu’un peu de fraîcheur


me ferait du bien. Je sens que je reprends une quinte. Pourrait-on ouvrir la fenêtre ?

Mme CATASTROPHE : Vous voulez ma mort ?

MONSIEUR : Et si nous entrouvrions seulement un peu ? Madame se déplacerait


tout contre l’ouverture pour profiter de ce filet de brise sans gêner personne…

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Mme CATASTROPHE : Alors ce sera à vos risques et périls et je décline toute
responsabilité. Déjà, dans cette atmosphère confinée, je sens monter… monter…
(Elle se concentre, prend une vaste inspiration, dans un silence lourd de menaces)

MONSIEUR : (Affolé) Ah ! Non, non, non ! Madame, je vous en prie !

(Elle éternue brusquement avec un grande violence)

MADAME CATASTROPHE : : Eh bien, vous avez eu de la chance : ce n’était qu’un


éternuement.

Mme CHRONIQUE : (Elle tousse) Dans ces conditions, tant pis, tant pis… Non, non,
Monsieur, n’ouvrez pas, je me supporterai ainsi. (Elle s’étrangle dans sa toux).

Mme SPECIALE : Quoi qu’il en soit, cet air glacé du dehors… le médecin vous dirait
qu’il n’est pas recommandé pour vous plus que pour nous.

Mme CHRONIQUE : (Accablée et haletante) C’est possible, après tout… excusez-


moi…
Pourtant, je peux vous assurer qu’en ce confinement, je ne suis pas bien… Non, pas
bien…

Mme SPECIALE : (Très agressive) Moi non plus, je ne suis pas bien.

Mme CATASTROPHE : (Même ton) Quant à moi, je ne suis pas bien du tout.

MONSIEUR : Je ne peux pas dire que je sois moi-même en parfait état …

Mme SPECIALE : Et plus on attend, pire c’est…

(Onze heures sonnent tandis que Mme Chronique prend une horrible quinte. Silence
réprobateur.Tic-tac de la pendule)

MONSIEUR : Onze heures…

Mme CATASTROPHE : Des fleurs… des fleurs… on a de la chance lorsqu’on fait


des fleurs. Même des rosaces. Je voudrais bien en faire, des rosaces… Moi, c’est
plus grave…

MONSIEUR : Oui ?

Mme CATASTROPHE : Et comment ! Moi, Monsieur, quoi que je mange, JE FAIS


BLEU.

MONSIEUR : Bleu ?

Mme CATASTROPHE : Bleu, oui. Carrément.

MONSIEUR : (Estomaqué) Carrément… (Il reprend peu à peu ses esprits)


Comment ça, carrément ?

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Mme SPECIALE : Bleu… quelle banalité ! Ce sont les médicaments qui vous font
faire bleu. A moi aussi, c’est arrivé. Je n’en parlerais même pas… Tout l’art, ce sont
les autres couleurs. Et puis… les formes. La légèreté. L’élégance. L’évasion, quoi.
Il faut savoir être vaporeux. Seulement là, ce n’est pas donné à tout le monde.
Le talent !…

MONSIEUR : (Il ignore le propos et il rêve) Tout de même… bleu… A moi, ça n’est
jamais arrivé, même avec des médicaments. Et ce bleu… il est comment ça, ce
bleu ?

Mme SPECIALE : Non, n’allez pas croire à tout ce qu’on vous raconte ! Ce doit être
tout à fait ordinaire, croyez moi.

Mme CATASTROPHE : (Elle rêve, elle aussi, prise à son jeu) Bleu ciel, avec des
petits nuages blancs lorsque j’ai bien dormi et que j’ai mangé léger.

MONSIEUR : (Tout attendri) Ah ! Comme c’est gentil !

Mme SPECIALE : Grotesque !

Mme CATASTROPHE : (Elle poursuit son rêve sur le même ton) Mais parfois avec
des écumes bleu marine, dangereuses, quand j’ai des contrariétés.

Mme SPECIALE : Pouah ! Répugnant !

Mme CATASTROPHE : (Menaçante) Ah ! Il ne faut pas me contrarier, moi !

Mme SPECIALE : Vous nous prenez vraiment pour des imbéciles. Mais avec
Monsieur, plus c’est gros, mieux ça passe, on dirait. Et là, c’est monumental !

Mme CATASTROPHE : Vous demanderez au médecin. Je suis le seul cas en


France et probablement dans le monde. Si, par malheur, je fais un écart de régime,
je n’ose pas vous dire la couleur de ce que je fais, vous prendriez peur. Alors je me
restreins. Sur tout.

Mme SPECIALE : (Elle pouffe, furieuse) Et Monsieur qui n’y voit que du bleu...

Mme CATASTROPHE : (Même ton) Parce qu’il y a bleu et bleu. Et là, mon bleu
devient d’un bleu… d’un bleu… ça me tourne rien que d’y penser.

Mme SPECIALE : (Elle rit mais on sent qu’elle est furieuse) Tournez donc, tournez !
Vous tournez toute seule… Une toupie !

Mme CHRONIQUE : Je sens que j’étouffe… j’étouffe… (Elle tousse, s’étrangle)

Mme CATASTROPHE : (Même ton et toute à son histoire) Je suis pourtant une
bonne et honnête personne. Eh bien, il m’arrive de faire de ces horreurs !

MONSIEUR : (Fasciné) Des horreurs ?

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Mme SPECIALE : (Elle rit) Dieu nous préserve d’aller y mettre le nez…

Mme CHRONIQUE : (Voix mourante) Ah… je n’en puis plus…

Mme CATASTROPHE : (Même jeu) Quand je m’en aperçois, c’est trop tard. Alors
après, je me dégoûte ! Je me dégoûte ! Je voudrais tellement que cela ne soit pas
arrivé ! Seulement… c’est parti !

MONSIEUR : (Subjugué) Ah ! C’est parti… C’est extraordinaire, en effet…

Mme CATASTROPHE : Je tire la chasse, bien sûr. Mais… vivre avec le souvenir,
quelle punition !

MONSIEUR : (Toujours fasciné) Aaaah ! Prodigieux ! N’allez surtout pas


culpabiliser ! Moi je dis bravo !

Mme CATASTROPHE : (Heureuse et modeste) Merci, monsieur, merci… votre


soutien me va droit au cœur.

MONSIEUR : Et… pour le reste ?

Mme CATASTROPHE : (Outrée) Quel reste ? Vous trouvez que ce n’est pas
assez ?

MONSIEUR : Je me demandais si… vous crachiez, par exemple ?

Mme CATASTROPHE : Jaune le matin et noir le soir, Monsieur. Le poids de la


journée. Je suis une femme si fragile…

Mme SPECIALE : Bien sûr ! Vous deviez cet exploit à Monsieur !

Mme CHRONIQUE : (De plus en plus étouffée par ses quintes) Pourriez-vous,
Monsieur, me donner le bras jusqu’à la porte ? Je ne tiens plus, je vais rentrer.

Mme CATASTROPHE : Ah non ! Pour nous griller le tour ! C’est une belle grosse
toux vigoureuse, que vous avez, Madame. Vous ne nous inquiétez pas le moins du
monde.

Mme SPECIALE : Ah oui ! Madame a raison. Jamais je ne serais capable de faire


un bruit pareil. Une toux qui pète la santé. A moi aussi, on a déjà fait le coup : ça ne
prend pas.

MONSIEUR : (Plus inquiet) Je pourrais seulement accompagner Madame un instant


du couloir jusqu’au palier …

Mme CATASTROPHE : C’est cela : faire bloc pour nous passer devant ! Celle-là, je
la connais aussi.

MONSIEUR : Bien, bien, je ne bouge pas. Quelle méfiance !

SALES ATTENTES – Françoise PONCET 13


Mme CHRONIQUE : Ah… Ah… De l’air…

MONSIEUR : Et… au fait : oserais-je vous demander… est-ce que vous transpirez ?

Mme CATASTROPHE : Je ne transpire pas, Monsieur, je ffffffume. Au moindre


effort.

Mme SPECIALE : C’est d’une vulgarité…

Mme CATASTROPHE : Surtout sous les aisselles.

MONSIEUR : Fascinant…

Mme SPECIALE : On aura tout entendu…

Mme CATASTROPHE : Et avec de terribles odeurs de souffre et d’œufs couvés.

Mme SPECIALE : Par pitié ! Epargnez-nous les détails !

Mme CATASTROPHE : Mes voisins se plaignent, surtout en été. Alors je n’ouvre


plus mes fenêtres.

Mme SPECIALE : Lorsqu’on est dans un état pareil, on se devrait, au moins par
respect pour les autres, de consulter à domicile !

Mme CHRONIQUE : Ah… Je meurs… (Elle tousse, hoquette, dramatique).

MONSIEUR : Mais non, mais non ! Chuuuut !… Ecoutez plutôt. C’est incroyable,
cette histoire. Il y a de nos jours des maladies… stupéfiantes !

Mme CATASTROPHE : Et croyez moi, si j’en suis réduite à venir jusqu’ici, c’est,
justement, parce qu’il refuse de venir chez moi, le médecin ! Si j’éructe, il faut le voir
verdir et claquer des dents, mettre ses mains sur ses oreilles !

MONSIEUR : (Terrorisé) Pas possible ? …

Mme CATASTROPHE : Alors je le prends par surprise, à son cabinet et qui sait s’il
n’attend pas, lui aussi, plein d’angoisse, de l’autre côté de la porte : il a compris que
je suis là et il n’ose affronter une cliente aussi dangereusement malade que moi.

MONSIEUR : (Terrorisé) Vous croyez ?

Mme CATASTROPHE : Pourtant, sur ses instances, je me prémédique avant de


venir.

MONSIEUR : Vous avez raison.

Mme CATASTROPHE : Seulement depuis le temps que nous sommes ici, la potion
perd de son effet et en ce moment je me retiens pour vous, je me retiens… je me

SALES ATTENTES – Françoise PONCET 14


retiens… mais… mais… (Elle fait des efforts comme pour ne pas exploser) pour
combien de temps encore ?

MONSIEUR : (Épouvanté) Et… si on ouvrait la fenêtre quand même ?

Mme CATASTROPHE : Vous n’imaginez pas combien une femme qui se


claquemure dans son appartement par égard pour ses voisins est devenue frileuse,
Monsieur.

Mme CHRONIQUE : Aaaaah… Aaaah… (Horribles quintes de toux) Je m’en vais…

(Affreux borborygmes, puis silence. Tic-tac de la pendule.)

MONSIEUR : (Épouvanté) Ah… Mon Dieu…

Mme SPECIALE : (Inquiète) Croyez-vous que…

MONSIEUR : Hélas… J’en ai peur…

Mme CATASTROPHE : Mais non, elle n’est pas morte : vous voyez bien qu’elle
bave.

Mme SPECIALE : Il y en a qui bavent… au début.

MONSIEUR : (Il répète comme une leçon mal comprise) Il y en a qui bavent … au
début… Au début de quoi ?

Mme SPECIALE : Au début …de la fin, justement.

Mme CATASTROPHE : Pas du tout : il y a des gens normaux qui bavent dans
toutes sortes de maladies normales, comme font les huîtres et les escargots, ni plus
ni moins. Cela m’arrive et je n’en fais pas tout un fromage. Et ça ne sert à rien
d’appeler le médecin : il ne viendra pas puisqu’il n’est pas là.

Mme SPECIALE : Alors qu’il le devrait ! En cas de malheur, c’est lui le responsable.

MONSIEUR : (Pas convaincu) Bien sûr, bien sûr… Dire que j’ai failli m’inscrire aux
cours de secouriste qu’ils donnaient, dans mon quartier, il y a deux ans… Ah ! Nous
voilà bien désemparés…

Mme CATASTROPHE : Vous peut-être, moi pas : nous ne sommes que de grands
malades oubliés et par conséquent privés du secours indispensable qui nous est dû.

Mme SPECIALE : Madame a raison.Témoins impuissants, nous avons eu le


courage de nous déplacer pour rechercher de l’aide, pas pour en apporter : a-t-on
déjà vu les usagers d’un centre de soins se traiter entre eux ? Cela n’aurait aucun
sens.

MONSIEUR : C’est ma foi vrai.

SALES ATTENTES – Françoise PONCET 15


Mme SPECIALE : Trois quarts d’heure de retard et quatre clients en même temps,
cela veut dire… voyons… cela veut dire… quatre fois trois quarts d’heure… Eh bien,
cela fait trois heures !
(Indignée) Trois heures de retard !

Mme CATASTROPHE : Vos quarts d’heures… marchent comme vos fleurs. Il


n’empêche… avec pareilles simagrées, vous verrez que Madame va passer avant
nous.

MONSIEUR : (Funèbre) Elle a peut-être déjà passé…

Mme SPECIALE : Passer avant moi ? Ah ! Il n’en est pas question !

MONSIEUR : Je crois pourtant qu’il vaudrait mieux donner l’alerte : cette dame …
dans le meilleur des cas… ne… va pas très bien.

Mme CATASTROPHE : Ta-ta-ta ! Je connais ces espèces : elle va bondir sur le


docteur dès qu’il paraîtra. Là, Monsieur, je tiens à vous prévenir, faites vos
politesses et prenez vos scrupules ailleurs : je ne serai pas le dindon de cette
farce…

MONSIEUR : Si vous préférez être poursuivie pour non assistance à personne en


danger...

Mme SPECIALE : Je suis en danger depuis toujours et personne, jusqu’à présent,


ne m’a porté assistance. Autant dire que je survis… Et je n’ai pu poursuivre encore
personne, quand bien même j’en ai eu souvent l’envie bien légitime.

Mme CATASTROPHE : Et moi qui suis au pire, est-ce que je porte plainte ? Non,
non, Monsieur, cessez de papillonner là autour, ne touchez à rien, retournez vous
asseoir, et n’appelez surtout pas : je m’y connais en simulacres.

MONSIEUR : Eh bien, tant pis, je crois que je vais vous laisser là et rentrer, je laisse
ma place. J’avoue qu’en pareille situation, mon éducation me conditionne à
culpabiliser. (Il s’affole) Car cette dame… qui est… qui était… là… et qui … n’est
peut-être plus là…

Mme CATASTROPHE : Monsieur, vous n’êtes qu’un simple… adénomateux et


personne ne vous demande votre diagnostic. Depuis que nous sommes ensemble
dans cette pièce, votre morte prétend tousser, elle se retient de respirer, elle se
congestionne exprès et voilà maintenant qu’elle pâlit… Or vous nous avez déjà
prouvé combien vous étiez naïf, tout à l’heure, avec Madame.

Mme SPECIALE : Dites plutôt avec vous, Madame !


.
MONSIEUR : Moi ? Naïf ? Voyez plutôt, c’est affreux ! La tête est maintenant tombée
sur les genoux !

Mme SPECIALE : Est-ce qu’elle bave encore ?

SALES ATTENTES – Françoise PONCET 16


MONSIEUR : Eh bien mais… ainsi, on ne voit plus ce qu’elle fait…

Mme CATASTROPHE : Elle se repose. Avant une nouvelle attaque.

MONSIEUR : (Très alarmé) Une attaque ?… Elle se repose ? … Et … si elle ne se


reposait plus ? … Si elle « reposait » vraiment ?

Mme CATASTROPHE : Constatez que moi aussi, je suis capable, malgré ma


fatigue, de mettre ma tête sur mes genoux : voyez plutôt. (Elle s’exécute).

Mme SPECIALE : Et moi aussi, regardez ! (Elle fait de même).

MONSIEUR : (Très nerveux) Les péripéties de cette attente commencent à me


tournebouler. Je m’en vais prendre un remontant au bistrot d’en face

Mme SPECIALE : Si vous nous quittez, je préfèrerais… n’être pas là non plus. On
ne sait jamais… Et puis je prendrais bien, moi aussi, un petit tonique pour me
remonter.

Mme CATASTROPHE : Oui ? Et me laisser seule, dans mon état, avec une
dangereuse simulatrice qui va prendre à cœur de mourir pour me traîner devant les
tribunaux ? C’est qu’elle en a la santé, vous savez ! Une fine mouche !

MONSIEUR : Eh bien, descendons ensemble, tous les trois. Nous pourrons sur le
zinc mieux qu’ici évoquer toutes ces fascinantes pathologies. Pendant que
Madame… qui nous a peut-être quittés… partira… où qu’elle aille…

Mme SPECIALE : À une condition : nous reviendrons ensemble aussi. Pour éviter
les passe-droits.

TOUS : C’est cela, ensemble !

Mme SPECIALE : Mais… comment saurons-nous à quel moment il conviendra de…

MONSIEUR : (Lugubre) Lorsque nous entendrons la corne de l’ambulance…

Mme CATASTROPHE : (Elle considère Mme Chronique) Pareille malhonnêteté… je


parie que même si on l’insulte elle ne bronche pas. (Elle crie) Vous devriez tousser,
glavioter encore un peu : certains, qui ont fait comme vous, se sont laissé prendre à
leur propre jeu et on les a descendus directement à la morgue sans les soigner.

MONSIEUR : Elle ne répond pas…

Mme SPECIALE : Elle avait pourtant une indéniable santé, à s’époumoner comme
elle faisait…

Mme CATASTROPHE : (Elle crie) Vous ne l’emporterez pas en paradis ! Vous


verrez comme ils s’y entendent pour vous réveiller : vous allez être rincée, gonflée,
gavée, vidangée, exorcisée, noyée, éclatée par tous vos pores ensemble ! Ah.

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Mme SPECIALE : (Elle crie) Un feu d’artifices ! Ah.

MONSIEUR : Sortons. Allons en paix.

____________

Mme CHRONIQUE : (Elle sort de son malaise avec quelques gémissements et


recommence à tousser) Eh bien, mais… je suis la dernière !

VOIX DE HAUT-PARLEUR : « Premier client ! »

Mme CHRONIQUE : Tiens… je suis la première. J’attends, avec ma petite toux de


rien … pendant que d’autres font du magnifique, du redoutable… du vaporeux…
fabriquent des fleurs, de la fumée, de la couleur…ébranlent leurs immeubles…
émerveillent et terrorisent…
Au fond, la vraie maladie, c’est le prosaïsme.

Et moi, je suis PARFAITEMENT PROSAÏQUE.

En quoi il est normal que je passe en urgence.

(Entrecoupant son propos de quintes, on devine qu’elle se hâte lentement. Elle


chevrote :)

J’arrive, j’arrive…

(Comme elle tourne le dos, on peut voir un grand soleil d’humidité tremper sa jupe,
sur le derrière).

__________________

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SALES ATTENTES

_______

Lieu : La salle d’attente d’un médecin de quartier.

Mme SPECIALE

Mme CATASTROPHE

Mme CHRONIQUE

MONSIEUR.

Une voix off .

______________

Trois quarts d’heures de retard, a calculé Mme Spéciale, et


quatre clients en même temps, cela signifiait quatre fois trois
quarts d’heure, cela faisait donc trois heures ! Trois grandes
heures de retard ! C’était inadmissible !

SALES ATTENTES – Françoise PONCET 19


Mme Catastrophe n’a pu s’empêcher de grincer que les quarts
d’heures de Mme Spéciale marchaient comme ses fleurs.
Cependant, avec ses simagrées, vous verriez que Mme Chronique
allait passer avant eux.

Monsieur, lugubre, a émis l’hypothèse qu’elle avait peut-être déjà


passé et qu’il eût mieux valu donner l’alerte. « Dans le meilleur des
cas », présuma-t-il, « cette dame ne va pas très bien ». Il contemplait
les turgescences de coton jaune qui s’échappaient des oreilles de
Mme Chronique et il paniquait à l’idée que, brusquement, ces
bouchons n’éclatassent sous quelque pression due à cette position de
torture et qu’alors dégoulineraient toutes sortes d’organes que l’on a
dans la tête et qui s’y tiennent grâce à l’ordre et à la verticalité.

Mais Mme Catastrophe ne voulait rien entendre. On lui avait déjà fait
le coup et elle ne serait pas le dindon de cette farce.

Monsieur, cependant, secouait une tête pessimiste, évoquant les


risques de la non assistance à personne en danger.

Seulement Mme Spéciale, qui était en danger depuis toujours avec


son état, a constaté que personne, à ce jour, n’était venu lui porter
secours. Le crime restait donc impuni.

Quoi qu’il en fût, Mme Catastrophe s’y connaissait en simulacres.


Elle a prié fermement Monsieur de cesser de papillonner là
autour et de retourner s’asseoir.

Alors Monsieur, s’appliquant à faire le magnanime, hasarda


qu’il cédait sa place. Son discours n’était pas très
convainquant et il finit par avouer que son éducation le

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