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u XX° siècle : de nouvelles formes de comique au théâtre

Jules Romains, Knock ou le Triomphe de la médecine, 1923 : acte II, scène 4

Pour lire l'extrait


INTRODUCTION
La comédie de Jules Romains, Knock ou le Triomphe de la médecine, jouée en 1923,
s’inscrit dans une tradition qui remonte au Moyen Âge, la satire des médecins, et a
été souvent mise en œuvre par Molière. Mais cet auteur du XX° siècle, tout en
reprenant l’image du médecin charlatan, lui donne une force nouvelle par
l’emprise qu’il exerce sur des esprits qui, contrairement au « malade imaginaire »
de Molière, ne se jugent pas malades.
La longue scène de l’acte I présente le personnage principal, lors de son arrivée
au village de Saint-Maurice, face au docteur Parpalaid qui vient de lui vendre sa
« clientèle », en réalité quasiment inexistante. Mais cela n’inquiète guère Knock,
convaincu que « tout bien portant est un malade qui s’ignore » et qu’il suffit donc
d’être assez habile pour les en persuader.
L’acte II constitue, en six scènes une démonstration de sa stratégie. Dans un
premier temps, il faut se trouver des alliés : ce seront le « tambour », chargé de
diffuser l’information à la population, puis l’instituteur Bernard, qui doit apporter sa
caution intellectuelle par des conférences sur les maladies les plus menaçantes, enfin
le pharmacien Mousquet, qui a tout à gagner si le nombre de malades augmente. La
scène 4 introduit la première patiente, désignée par son habillement « la dame
en noir ». Elle offre au spectateur de mesurer la façon dont le docteur Knock
construit son « triomphe ».
Comment cette consultation, par les procédés comiques mis en œuvre, prend-
elle sa force satirique ?
Bernard Becan, affiche pour la reprise de Knock, 1936

UNE CONSULTATION COMIQUE


Le comique de gestes
Cette consultation, pour provoquer le rire, doit pousser jusqu’à l’excès les
gestes habituels à cette situation. Elle en reprend donc les fondements, par exemple
dans une didascalie, « il l’ausculte », ou dans la série d’ordres : « Tirez la langue »,
puis « Baissez la tête. Respirez. Toussez. » Il appartient aux acteurs d’exagérer
leur comportement : Knock prendra un air particulièrement concentré, un temps de
silence pourra ponctuer chaque acte de la dame, lui aussi accentué. La caricature
s’affirme dans la didascalie « il lui palpe et lui percute le dos, lui presse brusquement
les reins. » Sa double question, « Vous n’avez jamais mal ici le soir en vous
couchant ? Une espèce de courbature ? », fait alors forcément rire car elle ne peut
que suivre un cri de douleur de la dame.
Knock et la dame en noir : mise en scène de Louis Jouvet, 1933

Le lecteur imagine aisément, à la fin du texte, la gestuelle qui accompagne le


« croquis » de la « moelle épinière », du « faisceau de Turck » et de la « colonne
de Clarke », soulignée par la didascalie : « Il trace des flèches de direction ». Elle est
particulièrement cocasse, parce qu’en décalage avec l’explication : elles « ont glissé
en sens inverse […] de quelques dixièmes de millimètres », glissement imperceptible
et impossible à illustrer sur un croquis.
Le comique de mots
Pour caricaturer les médecins, Molière recourait au latin, souvent déformé d’ailleurs.
Il montrait ainsi comment un « savant » s’assurait de sa supériorité sur son patient
ignorant. Jules Romains reprend ce même procédé du langage "savant", tout en
conservant des termes médicaux existant, la « moelle épinière », « les multipolaires »,
le « faisceau de Turck », la « colonne de Clarke ». Mais il les rend ridicules déjà en
les appropriant directement à sa destinatrice : « votre Turck et votre Clarke ».
L’ensemble devient totalement caricatural par le décalage entre la prise à témoin
de la dame par le docteur, et son ignorance complète de ce dont il lui parle.
Celui-ci, en effet, tente de l’impliquer, d’abord par en cherchant son accord par
« n’est-ce pas ? », alors qu’elle serait bien incapable de juger le croquis « au tableau ».
De même, par son affirmation, « Vous reconnaissez », il feint de lui accorder une
connaissance que, bien sûr, elle n’a pas, tout comme par sa question, « Vous me
suivez ? » Enfin, il la met à son niveau en imaginant, et en acceptant, son objection,
« Vous me direz que c’est très peu. Évidemment », pour mieux la détruire : « Mais
c’est très mal placé. » L’exclamation de la dame qui ferme cet exposé, « Mon Dieu !
Mon Dieu ! », révèle le plein succès de cet exposé : face à « la science », il est plus
facile de croire que de contester.
Le comique de situation
Durant la longue conversation avec le docteur Parpalaid, le public a pu comprendre
l’objectif du docteur Knock, transformer des gens bien portants en malades, et
cela lui a été confirmé par ses échanges avec l’instituteur et le pharmacien. Il sait
donc par avance que cette consultation a comme seul but d’imposer à la « dame en
noir » une maladie.

Pour ce faire, il doit inverser l’affirmation de la dame, qui ne ressent que « de la


fatigue », bien normale vu son activité, en un mal bien plus grave, d’où sa reprise qui
l’annonce : « Oui, vous appelez ça de la fatigue. » Les maux suivants ressortent d’une
évidence : ne pas « avoir beaucoup d’appétit » est logique en cas de « fatigue », et
être « constipée » est physiquement visible, comme le souligne la didascalie initiale :
elle « respire […] la constipation. » Mais cette consultation tourne à la caricature
quand est posée la cause du symptôme, d’abord sous forme interrogative, « Vous
n’êtes jamais tombée d’une échelle étant petite ? », puis sous forme affirmative : « Ça
devait être une grande échelle. » L’absurde est atteint avec les précisions qui
décrivent la chute présumée : « C’était une échelle d’environ trois mètres cinquante,
posée contre un mur. Vous êtes tombée à la renverse. C’est la fesse gauche,
heureusement, qui a porté. »
Knock et la dame en noir : mise en scène de Louis Jouvet, 1933
Le public ne peut que rire en constatant alors l’évolution des réactions de la
patiente. Elle commence, en effet, par nier, « Je ne me souviens pas », puis elle
accepte l’hypothèse, « Ça se pourrait bien », et enfin acquiesce avec force : « Ah
oui ! » L’apogée arrive à la fin de l’extrait, où ses exclamations montrent qu’elle n’a
plus aucun doute sur cette cause invoquée par Knock : « Oh ! là ! là ! J’ai eu bien du
malheur de tomber de cette échelle ! »
LES CIBLES DE LA SATIRE
Une patiente naïve
L’inversion de la situation marque la naïveté d’une patiente qui représente aussi
ce monde rural de l’entre-deux-guerres, dur à la peine et peu instruit, à une époque
où s’affirment les progrès de la science, et tout particulièrement ceux de la médecine.
Tout la prédispose donc à croire en la parole de ce docteur, sans percevoir la façon
dont il la manipule.
Sa seule préoccupation est financière, posée déjà dans la didascalie introductive :
« Elle a quarante-cinq ans, et respire l’avarice paysanne ». Elle la confirme
d’ailleurs naïvement dans la raison qu’elle avance au fait de ne pas avoir consulté le
docteur Parpalaid : « Il ne donnait pas de consultation gratuite. » C’est aussi la
principale question qui l’inquiète, « Et combien que ça me coûterait ? », et ce qui
explique son cri de désespoir : « Ah ! là ! là ! Près de trois mille francs ? C'est une
désolation, Jésus Marie ! » C’est aussi ce qui la retient face à la suggestion de faire
un « pèlerinage » : « Oh ! un pèlerinage, ça revient cher aussi et ça ne réussit pas
souvent. »
Dans ce monde paysan, caractérisé par l’avarice, la tâche du docteur Knock, qui lui
aussi est avide d’argent, exige donc une stratégie habile. Finalement, le coût élevé
est un des moyens de corroborer la gravité de la situation.
Un charlatan
Si la patiente pense au coût des soins, parallèlement le médecin, lui, ne pense qu’au
profit financier qu’il peut en tirer. C’est ce qui guide l’ensemble de cette
consultation.
Tout le début de cette conversation, a priori banale puisqu’il ne connaît pas cette
patiente, vise à s’informer sur sa potentielle rémunération. D’abord, il lui faut
s’assurer de son domicile, « Vous êtes bien du canton ? », « De Saint-Maurice
même ? », pour être certain qu’elle sera une patiente régulière. Ensuite, il évalue sa
richesse, sa ferme, « Elle vous appartient ? », et ses possessions, sous couvert de
l’intérêt qu’il lui porte : « vous devez avoir beaucoup de travail ? ». Tout cela est
habilement masqué par une feinte compassion : « Je vous plains. » La longue
énumération qui suit ne peut donc que le réjouir : « dix-huit vaches, deux bœufs,
deux taureaux, la jument et le poulain, six chèvres, une bonne douzaine de cochons,
sans compter la basse-cour. » La présence de « [t]rois valets, une servante » et des
« journaliers dans la belle saison » augmente encore cette richesse par les salaires qui
doivent leur être versés. ».

Knock et la dame en noir, par les comédiens de UTLARC, 2010


L’intérêt financier de Knock ressort de façon cocasse dans l’évaluation du coût
de ses soins, en écho à cette richesse : « Qu'est-ce que valent les veaux, actuellement
? », « Et les cochons gras ? », « Eh bien! ça vous coûtera à peu près deux cochons et
deux veaux. »
Mais cela nous renvoie au sous-titre de la comédie, « Le triomphe de la médecine »,
car, plus que de « médecine », ne s’agit-il pas ici de dénoncer la façon dont des
charlatans sans scrupules abusent de la crédulité de paysans peu instruits ?

Knock et la dame en noir : mise en scène de Louis Jouvet, 1933


L'emprise mentale
Plus grave encore est la façon dont Knock joue sur les peurs que tout être humain
porte en soi. Son ton est, en effet, destiné à inquiéter la patiente, avec un savant
mélange de sérieux, quand il est « très affirmatif », et de feint souci : quand, à sa
question « Vous vous rendez compte de votre état ? », la dame répond « Non », le
« Tant mieux » qui suit suggère déjà le pire. Il accentue encore la peur par la question,
« Vous avez envie de guérir, ou vous n’avez pas envie ? » Qui pourrait refuser l’idée
de guérir ? Pour assurer sa pleine victoire, Knock ne recule pas devant une forme
de cynisme, la cruauté de la menace se dissimulant sous une consolation fictive :
« Remarquez que vous ne mourrez pas du jour au lendemain. Vous pourrez
attendre. » Mais tout cela révèle combien il est facile de manipuler les esprits
ignorants par de fausses promesses en réponse à leurs peurs.
Finalement, le public peut se demander ce qui motive le plus Knock, le gain qu’il
prévoit, ou le pouvoir qu’il exerce sur les esprits, qu’il plie à sa volonté grâce à
l’habileté d’une argumentation qui s’appuie sur les instincts primaires de tout être
humain.
CONCLUSION
Cet extrait relève de la farce par l’exagération des procédés comiques, et la naïveté
de la dame, dont l’avarice se mêle à un aveuglement stupide. Mais le comique est
plus ambigu concernant le personnage de Knock. Le public rit de son habileté,
mais elle laisse un arrière-goût amer car elle lui donne un pouvoir fort dangereux
que des esprits qu’il oriente à sa guise. Avant d’être « docteur », Knock n’est-il
pas un escroc qui sait se servir de son langage pour exploiter la crédulité d’autrui ?

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