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[D'après Alexandre Dorozynski, Landau, l'homme qu'on n'a pas laissé mourir,
Paris, Laffont, 1966. (Reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur.)]
3 Presentation
51 Compléments naturels
K. C. Cole
© Unesco 1985
I S S N 0304-2944
ISSFAF 35 (1) 1-86 (198s)
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Présentation
Afin de célébrer le centenaire de la naissance de Niels Henrik David Bohr,
physicien danois qui élabora la théorie de la physique quantique, nous
présentons un numéro réalisé spécialement pour marquer cette date importante
dans l'histoire des sciences exactes et naturelles.
* Voir le siècle d'Einstein (thème), Impact : science et société, vol. 29, n° i, 1979.
Un physicien danois, ancien collaborateur direct de Niels Bohr et qui a continué à rr»
travailler dans des domaines qui intéressaient celui-ci, décrit de manière systématique, 0
et non sans émotion, l'évolution des travaux de précurseur grâce auxquels, aidé d'un «
cercle étroit d'étudiants et de chercheurs, Bohrjeta les bases de la physique quantique
- - - -il^
moderne. §
Jergen Kalckar, qui a travaillé avec Niels Bohr de 1957 à 1962, est professeur
associé à l'Institut Niels-Bohr de l'Université de Copenhague. Il est l'auteur
d'articles sur la théorie de la relativité et les bases de la théorie des quanta. Il a
publié ses souvenirs de Niels Bohr. Il a aussi dirigé la publication des sixième et
septième volumes des œuvres de Niels Bohr : Collected works (North-Holland
Publishing Co.), où sont rassemblés les travaux de Bohr qui ont contribué à
l'élucidation des bases de la théorie des quanta. Adreñe : Niels Bohr Institutet,
Kebenhavns Universitet, Blegdamsvej 17, 2100 Copenhague (Danemark) ;
tél. : (01) 42-16-16.
1
Niels Henrik David Bohr est né à Copenhague le 7 octobre 1885. Son père,
Christian Bohr, était un physiologiste de réputation internationale, u n scientifique
original et extrêmement doué ; il s'intéressait beaucoup aux questions philoso-
phiques générales et faisait preuve d'une grande ouverture d'esprit sur le plan
politique. E n 1881, il avait épousé Ellen Adler, jeune et belle étudiante d'honorable
extraction. Ensemble, ils avaient fondé u n foyer réputé pour son climat intellec-
tuellement stimulant, sa largeur de vues et sa tolérance, au sein duquel Niels et son
jeune frère Harald (qui devait devenir l'un des grands mathématiciens de son
temps) purent grandir et mûrir harmonieusement dans les meilleures conditions
possible1.
Les dons exceptionnels d u jeune Niels Bohr se manifestèrent dès sa plus tendre
enfance. Son père le considérait c o m m e le penseur de la famille et les souvenirs
de ses camarades d'école et d'université attestent la forte impression faite par le
jeune génie sur tous ceux qui l'approchèrent. E n 1903, il entama ses études de
physique à l'Université de Copenhague ; en 1904, sa condisciple et amie Helga
L u n d (qui devait devenir une directrice d'école renommée) écrivait dans une lettre
à u n parent : « L e génie. C'est merveilleux de connaître u n génie. J'en connais u n
que je côtoie m ê m e chaque jour. Il se n o m m e Niels Bohr et je vous en ai déjà
parlé. Il se montre de plus en plus remarquable, ce qui ne l'empêche pas d'être le
jeune h o m m e le plus gentil, le plus modeste que vous puissiez imaginer2. » E n 1907,
Bohr obtint la médaille d'or de l'Académie royale danoise des sciences et des lettres
pour une étude sur la détermination de la tension superficielle des liquides ; c'est
le seul travail expérimental que nous ayons de lui.
Le jeune étudiant s'intéressa très vite au phénomène de la radioactivité. L e
texte suivant, qui est tiré du manuscrit d'un exposé qu'il fit en 1905 à l'occasion
d'un séminaire, montre combien il était déjà alors profondément préoccupé par
le m o n d e de l'atome et atteste la maturité et la maîtrise surprenantes avec lesquelles
dès l'origine il appréhenda l'essentiel des aspects nouveaux, encore mal connus,
de ce m o n d e : « Parler d'une durée de vie moyenne sans en préciser le point de
départ a u n sens en l'espèce parce que les atomes, en quelque sorte, ne vieillissent
pas avant de se désintégrer, si bien que la probabilité de désintégration est la m ê m e
à tout instant de leur vie3. »
E n 1911, Bohr obtint son doctorat en défendant une thèse sur la théorie des
électrons appliquée aux métaux et, l'année suivante, il se fiança à Margrethe
Norlund. Ils se marièrent le I er août 1912 et, dès les premiers temps de leur union,
Margrethe Bohr fut, avec le dévouement et la compréhension dont elle ne cessa
jamais de faire preuve, l'indispensable soutien de son époux. Bohr lui attribua le
mérite d'avoir élevé leurs enfants, déclarant que, pour sa part, il s'était borné à
« formuler une ou deux observations en relisant les épreuves ». E n fait, Margrethe
et Niels Bohr menèrent ensemble une longue vie de labeur et fondèrent u n foyer
où leur famille put s'épanouir pleinement dans l'harmonie, la détente et la joie,
dont le vaste cercle toujours croissant des amis et visiteurs put apprécier l'hospi-
talité et dont le savant, jour après jour, tira une force et une inspiration renouvelées.
Les deux années 1911 et 1912, extrêmement fructueuses, furent déterminantes.
Bohr travailla avec J. J. T h o m p s o n à Cambridge et avec Ernest Rutherford à
Manchester ; les idées nouvelles mûrirent dans son esprit. L'année 1913 fut celle
des réalisations et marqua u n nouveau départ. C'est alors que la théorie de la
constitution des atomes fut publiée. Désormais, Bohr n'était plus u n jeune savant
qui travaillait en solitaire, il était devenu le chef defiled'une orientation nouvelle
de la physique.
>
8
Ses travaux de précurseur sur la constitution des atomesfirentse rencontrer pour a
la première fois deux grands courants de la physique européenne : le premier <°
procédait de l'étude des propriétés thermodynamiques de rayonnement electro- "O
magnétique, à laquelle Boltzmann, W i e n , Planck et Einstein avaient beaucoup
contribué ; le second, des recherches expérimentales faites sur la radioactivité et la '£a
structure de l'atome par les Curie en France et surtout par Rutherford et son groupe «
à Manchester. Assez curieusement, au départ, il n'y avait guère eu d'interaction. -S
L a communication scientifique au-delà des frontières était alors, au début du g,
xx e siècle, nettement plus lente que de nos jours. C'est ainsi que, pendant u n ^
certain temps, l'étude d u noyau atomique resta une spécialité britannique et que, *
de longues années durant, le quantum d'action fut un sujet de recherche spéci- ^
fiquement allemand. Niels Bohr a souvent dit combien ses propres travaux avaient _g
été favorisés par le fait qu'il était né dans u n petit pays où l'on ne pouvait pas ,§
s'offrir le luxe d'être unidirectionnel et où, par conséquent, la jonction entre les «>
deux grands courants jusqu'alors séparés s'était produite. g
L a découverte par M a x Planck, en 1900, du quantum universel d'action devait
inaugurer une ère nouvelle dans le domaine des sciences exactes et naturelles, bien
que lui-même ait pour sa part évité très soigneusement d'en tirer la moindre
conclusion radicale. Sa découverte était la suivante : dans l'équilibre thermique
entre la matière et le rayonnement électromagnétique, l'échange d'énergie ne peut
se faire entre les éléments avoisinants et les modes vibratoires individuels, auxquels
le rayonnement peut se réduire, que par quantitésfinies,dont la valeur est toujours
un multiple entier de hv, v désignant la fréquence de l'onde considérée et h l'unité
universelle d'action. O n assistait, en l'occurrence, à l'apparition inattendue de
l'atomisme dans la conception de l'énergie, ce que révéla très nettement l'analyse
faite par Einstein en 1905 de l'effet photoélectrique. Einstein montra que, dans le
cas d'un rayonnement incident monochromatique de fréquence v, l'intensité et la
distribution d'énergie dans les électrons libérés par le rayonnement (dont la théorie
ondulatoire classique ne permettait pas de rendre compte) s'expliquaient simple-
ment par le postulat selon lequel le rayonnement électromagnétique se comportait,
dans son interaction avec la matière, c o m m e u n flux de corpuscules de photons.
Chaque photon était porteur d'un quantum d'énergie hv unique, qui ne pouvait
être absorbé qu'intégralement par les électrons du métal.
Malgré les progrès décisifs ainsi réalisés, on se trouvait face à u n dilemme
sérieux dans la mesure où les effets d'interférence connus, caractéristiques du
rayonnement électromagnétique, demeuraient incompatibles avec toute conception
corpusculaire du rayonnement. C o m m e Bohr le soulignait, cela était compliqué
par la reconnaissance du fait qu'en réalité la définition m ê m e de l'énergie des
corpuscules de lumière était fondée sur la fréquence obtenue par l'analyse des
spectres d'interférence à partir de la théorie ondulatoire. Cette « dualité onde-
corpuscule » devait ultérieurement se révéler un élément essentiel de la description
du comportement des particules atomiques, c o m m e la célèbre démonstration par
Davidsson et Germer des phénomènes d'interférence provoqués par des électrons
passant à travers un cristal devait le rendre particulièrement évident. Alors m ê m e
que ces nouvelles régularités fondamentales étaient mises en évidence, montrant
que les théories physiques classiques ne permettaient pas d'expliquer l'interaction
du rayonnement et de la matière, Rutherford et son groupe franchirent une étape
capitale dans l'étude de la structure de la matière. L a découverte en 1911 du noyau
atomique, où, malgré la partie infime du volume de l'atome qu'il occupait, la masse
atomique était presque entièrement concentrée, constitua véritablement le premier 7
élément de connaissance expérimentale solide qui permet des spéculations théo-
riques sur la constitution de l'atome. L e modèle de Rutherford, dans lequel le
noyau lourd de charge positive était entouré d'un nuage d'électrons de charge
négative en nombre suffisant pour former un atome électriquement neutre, s'écar-
tait aussi radicalement de la théorie électromagnétique classique que le faisaient
les idées de Planck et d'Einstein puisque, selon la théorie de Maxwell, u n tel
système devait être instable en raison de la déperdition d'énergie occasionnée par
le rayonnement, les électrons (qui décrivaient une orbite spiroïdale) devant
fusionner très rapidement avec le noyau.
3
C o m m e Bohr lui-même l'a indiqué (The Rutherford Memorial Lecture)1, il fut dès
l'origine convaincu que le quantum d'action était la clé du problème de l'atome.
La m ê m e opinion fut émise par d'autres, sans que toutefois cela ouvrît de nouveaux
horizons. A quoi la réussite de Bohr fut-elle due ? A son sens exceptionnel de la
cohérence logique ? A la combinaison d'une audace extrême, inspirée par une
intuition de la physique hors du c o m m u n , et d'une attention minutieuse au moindre
détail pertinent ? Les voies d u génie sont impénétrables et, tout compte fait, on
ne peut que s'émerveiller de la conjonction de cette infaillible sûreté de jugement
et de la constante richesse d'inspiration qui anima le savant du début à lafinde
sa vie.
Dans ses écrits de 1913, qui firent date5, Niels Bohr explicita au m o y e n de deux
postulats en quoi il s'écartait fondamentalement de l'électrodynamique classique.
L e premier de ces postulats posait l'existence de certaines configurations stables
des électrons, ou « états stationnaires » de l'atome, dans lesquels aucun rayonnement
ne se produisait. L e second faisait la liaison entre les travaux de Planck et ceux
d'Einstein, posant que l'électron, en effectuant une transition d'un état stationnaire
à un autre, émettait ou absorbait un rayonnement dont la fréquence était égale au
quotient par la constante de Planck de la différence entre les niveaux énergétiques
des deux états. L a mécanique newtonienne avait tout d'abord été utilisée, pour
décrire les orbites de l'électron dans les états stationnaires, mais elle ne pouvait
évidemment rendre compte de la stabilité de ces états ni du mécanisme de transi-
tion d'un état à l'autre.
Dans le cas le plus simple, celui de l'atome d'hydrogène, Bohr put exprimer
l'énergie de chaque état stationnaire en fonction de l'unité élémentaire de charge, e,
de la masse de l'électron, m , et de la constante de Planck, h. Conformément au
second postulat, les fréquences du rayonnement émis ou absorbé par l'atome furent
données par le quotient par h d'une série de valeurs exprimant les différences
d'énergie de ces états. L e spectre de raies ainsi obtenu correspondait exactement
aux régularités empiriques établies par Rydberg et Balmer au sujet des fréquences
des spectres atomiques. Les années suivantes, Bohr étendit son analyse aux spectres
d'autres éléments, y compris les effets Zeeman et Stark, dans lesquels les raies
spectrales étaient décomposées si l'atome émettant le rayonnement était placé dans
un champ magnétique ou électrique, respectivement. Il donna chaque fois une
explication qualitative, m ê m e si, d'une façon générale, la correspondance ne fut
pas aussi complète que dans le cas simple du spectre de l'hydrogène.
L'ampleur et l'importance des travaux de Niels Bohr se faisaient de plus en plus
manifestes jusque dans les cercles les plus éloignés du sien. E n 1916, alors qu'il
n'avait que trente et un ans, on lui offrit une chaire spécialement créée à son inten-
tion à l'Université de Copenhague et il devint professeur de physique théorique.
Cinq ans plus tard, en 1921, l'institut qui porte maintenant son n o m fut inauguré
et depuis lors des physiciens d u m o n d e entier se rencontrèrent à Blegdamsvej et ^
participèrent à ses travaux. C'est d e cette é p o q u e q u e date u n aspect primordial §
de l'œuvre de B o h r , qui apporta des éclaircissements essentiels sur les lois régissant a
o
les propriétés physico-chimiques des éléments.
T3
4-1
O
o
•p
e
A u xrx siècle, à partir d e données empiriques, Mendeleiev avait m i s a u point le S
« tableau périodique » dans lequel les éléments étaient classés suivant les poids -a
atomiques croissants. C e tableau était remarquable par la périodicité des p r o - 3,
priétés physico-chimiques des éléments qu'il faisait apparaître. Cette périodicité g,
était si bien définie q u e Mendeleiev put attirer l'attention sur certains éléments *
m a n q u a n t s signalés par des blancs dans le tableau. jj
B o h r se rendit i m m é d i a t e m e n t c o m p t e q u e , si l'origine des processus radioactifs _g
devait être recherchée dans la constitution intrinsèque d u n o y a u , les propriétés ,§
physico-chimiques ordinaires des éléments reflétaient les propriétés des électrons
périphériques. Étant d o n n é l'importance d e la m a s s e d u n o y a u et le faible v o l u m e o
g
qu'il occupait (par rapport à l'ensemble d e l'atome), la constitution d u système
électronique devait dépendre presque exclusivement d e la charge électrique totale
d u n o y a u . Ses entretiens avec H e v e s y convainquirent rapidement B o h r q u e le
« n u m é r o a t o m i q u e », qui donnait la position d ' u n élément dans le tableau d e
Mendeleiev, devait être égal à la charge nucléaire, exprimée par u n multiple d e
l'unité élémentaire d e charge électrique ( n o m b r e d e charge) 6 . B o h r supposait d o n c
déjà q u e les propriétés physico-chimiques d ' u n élément étaient caractérisées d e
façon unique par le n u m é r o atomique. S'appuyant sur les indications fournies e n
abondance par la spectroscopic — il convient de mentionner particulièrement à cet
égard les images saisissantes d e spectres d e rayons X dues à M o s e l e y — et sur les
n o m b r e u x apports théoriques importants d e S o m m e r f e l d et d'autres savants (qui
perfectionnèrent encore le m o d è l e atomique original de B o h r ) , il parvint p e u à p e u
à appréhender avec précision la base atomique des propriétés physico-chimiques
des éléments. E n particulier, la périodicité d u tableau d e Mendeleiev fut associée
à u n e disposition caractéristique des électrons e n couches autour d u n o y a u d e
l'atome. É v i d e m m e n t , les résultats obtenus par B o h r étaient pour u n e b o n n e part
intuitifs, étant d o n n é q u ' u n facteur aussi capital q u e le principe d'exclusion d e
Pauli était encore inconnu*.
L'application par B o h r d e cette théorie à la prédiction des propriétés d e l'élé-
m e n t 7 2 , qui n'avait pas encore été découvert, devait jouer u n rôle particulier.
D a n s ce cas, les conclusions fondées sur l'extrapolation d e la périodicité étaient
ambiguës. N é a n m o i n s , o n estimait généralement q u e l'élément aurait les m ê m e s
propriétés q u e les « terres rares » qui le précédaient i m m é d i a t e m e n t dans le tableau
périodique.
Selon le m o d è l e d e B o h r , la série des terres rares devait se terminer par l'élé-
m e n t 71 et, de ce fait, la répartition des électrons e n couches était, p o u r l'élément 7 2 ,
très différente, analogue à celle d e l'élément 4 0 (zirconium). D ' o ù il ressortait
i m m é d i a t e m e n t qu'il était vain d e chercher l'élément m a n q u a n t dans des é c h a n -
tillons d e m é t a u x correspondant à des terres rares ; cet élément devait plutôt se
trouver, si B o h r avait raison, dans des minéraux contenant d u zirconium. L e s
recherches furent entreprises e n 1922 par Coster et H e v e s y à C o p e n h a g u e . L'étape
* E n 1925, Wolfgang Pauli formula le principe selon lequel deux électrons ne peuvent
jamais occuper simultanément le m ê m e état quantique. 9
_g cruciale fut franchie juste après que Bohr eut quitté Copenhague pour recevoir
•g le prix Nobel de physique à Stockholm. Quelques jours plus tard, dans le discours
^ qu'il prononça à l'occasion de la remise du prix, il put informer son auditoire qu'il
S avait reçu de Hevesy et Coster un message annonçant la découverte de l'élément 72
§ dans du minerai de zirconium. Hevesy et Coster appelèrent le nouvel élément
hafnium, d'après Hafnia, n o m latin de la ville de Copenhague.
L a décennie qui suivit est considérée par ceux qui participèrent à la recherche
c o m m e l'âge d'or de la mécanique quantique. O n n'avait guère vu auparavant
réunis en un m ê m e lieu autant de jeunes savants aussi doués que ceux qui entou-
raient Bohr à l'Institut de Copenhague : Klein, Kramers, Heisenberg, ainsi que
Pauli, Ehrenfest, G a m o w , Bloch, Casimir, Landau, Weisskopf et beaucoup
d'autres. Dans un ouvrage qui lui était consacré7, certains de ces savants ont évoqué
l'époque où naquit la science nouvelle de la structure de la matière, fruit de dis-
cussions animées et d'un dur labeur, menés dans u n climat d'humour et d'enthou-
siasme. C'est alors que s'épanouit pleinement le style très personnel de Bohr
— le Kopenhagener Geist, selon le mot de certains de ses élèves — style qui marqua
d'une empreinte si profonde toute la physique atomique.
Malgré le succès impressionnant de la théorie de Bohr, laquelle avait permis
d'expliquer u n si grand nombre des régularités empiriques observées en ce qui
concerne la structure de la matière, le caractère heuristique de la description donnée
jusque-là était fortement ressenti, à commencer par Bohr lui-même. Toute
l'approche du savant et de ses collaborateurs était fondée sur le principe de corres-
pondance, qui exprimait une profonde similitude structurelle entre les régularités
quantiques et les lois de la physique classique. Entre les mains de Bohr, le principe
de correspondance devint une idée directrice extrêmement féconde pour l'exploi-
tation et l'organisation du m o n d e des phénomènes quantiques. Toutefois, pour
pouvoir déterminer si le principe de correspondance devait être considéré c o m m e
le corollaire des postulats quantiques ou s'il fallait lui attribuer un caractère diffé-
rent, un formalisme général de la théorie quantique englobant postulats et principe
de correspondance était évidemment indispensable. A u début des années 1920,
la tâche paraissait gigantesque. L e problème fut néanmoins résolu avec une rapi-
dité remarquable grâce à l'active collaboration de toute une génération de
physiciens8.
L a mise en place par Heisenberg du formalisme de la mécanique quantique et
son développement ultérieur par Bohr, Dirac, Schrôdinger et beaucoup d'autres
non seulement dotèrent les physiciens d'un outil adéquat pour traiter systémati-
quement tous les aspects de la constitution de l'atome, mais permirent aussi de
résoudre les contradictions apparentes résultant de la dualité onde-particule. L a
clé du problème fut donnée par les relations d'incertitude de Heisenberg, qui
découlaient directement du formalisme quantique et qui exprimaient une limi-
tation réciproque de la possibilité de déterminer une paire quelconque de variables
cinématiques conjuguées (par exemple les coordonnées de position) et la c o m p o -
sante correspondante de la quantité de mouvement.
Grâce à une analyse perspicace des conditions implicites de la définition et de
l'observation des concepts physiques classiques (comme la position ou la quantité
de mouvement) dans le domaine de la physique quantique, Bohr fut en mesure
d'interpréter le contenu des relations d'incertitude et de montrer comment elles
exprimaient l'impossibilité d'utiliser le m ê m e dispositif d'observation pour définir
des variables c o m m e la position et la quantité de mouvement d'un objet atomique.
Bohr démontra ainsi, du m ê m e coup, comment exclure toute contradiction de la
description des propriétés de type ondulatoire ou particulate de ces objets en
10 soulignant le caractère mutuellement exclusif des dispositifs permettant d'observer
et de définir ces propriétés. C'est dans ce contexte que pour la première fois, £
en 1927, Bohr employa le terme de complémentarité, qui désignait une forme de g
description englobant deux aspects mutuellement exclusifs de l'expérience a
complète9. M
7
Par une coïncidence étrange, le traité contenant la théorie de la fission nucléaire
fut publié dans le numéro de Physical review daté d u I er septembre 1939, c'est-à-
dire le jour m ê m e où la deuxième guerre mondiale éclata. C o m m e d'autres savants,
Bohr s'était rendu compte dès le départ qu'il était possible de libérer l'énergie
nucléaire ; toutefois, il ne pensait pas que les énormes difficultés techniques que
cela supposait pourraient être surmontées dans u n avenir prévisible.
Dès le début des années 1930, les nuages qui obscurcissaient l'horizon politique
avaient aussi projeté leur ombre sur la collaboration scientifique internationale.
Q u a n d le régime nazi était arrivé au pouvoir en Allemagne, les savants étaient venus
>
en grand nombre se réfugier à Copenhague, où Bohr leur avait offert son aide. ^
Parmi ceux qui restèrent quelque temps dans cette ville, on peut citer James Franck, g
Hevesy, Placzek et Frisch. Lorsque la guerre éclata et que le Danemark fut occupé o
par les Allemands en 1940, les relations étroites entretenues par Bohr, ses élèves "S
et ses collaborateurs du m o n d e entier cessèrent provisoirement. •*
E n 1943, pour échapper à l'occupant nazi, Bohr et sa famille durent quitter le ?
Danemark pour la Suède. D e là, ils gagnèrent le R o y a u m e - U n i , où le savant tra- S
vailla pour le British Atomic Energy Project et apprit que la mise au point d'une -a
arme dotée d'une capacité de destruction redoutable progressait. E n Grande- 3,
Bretagne et, ensuite, lorsqu'il participa au projet de Los Alamos, Bohr éprouva, £
c o m m e beaucoup des autres grands savants concernés, une inquiétude grandis- *
santé devant l'évolution politique que laissait présager la fabrication de la b o m b e 3
atomique. Pourtant, son attitude fut sensiblement différente de celle de ses émi- ja
nents collègues. N o n que ce formidable accroissement du potentiel de destruction ,g
de l ' h o m m e lui inspirât moins d'horreur, mais l'optimisme profond et constructif «>
qui était partie intégrante de sa personnalité de créateur le poussait à concentrer g
son attention sur la chance unique qu'offrait une situation radicalement nouvelle13.
A maintes reprises, il s'efforça de convaincre les dirigeants politiques qu'il était
urgent d'entreprendre une action c o m m u n e pour empêcher une utilisation désas-
treuse d u terrible pouvoir que l ' h o m m e détenait désormais. Il insista avec force
sur le fait que la simple reconnaissance c o m m u n e de la situation critique dans
laquelle se trouvait la civilisation pouvait ouvrir la voie à une action internationale
sans précédent en vue de créer un m o n d e ouvert, où les différends ne seraient plus
réglés par les armes. E n 1950, il présenta ses vues dans une lettre ouverte à l'Orga-
nisation des Nations Unies 11 et, jusqu'à la fin de sa vie, il s'employa activement à
trouver le meilleur m o y e n de promouvoir la paix.
Pour Bohr, la science fut toujours indissociable de la vie. Il voyait dans la
recherche scientifique une expression très élaborée d u désir c o m m u n de tous les
h o m m e s d'explorer le m o n d e dans lequel ils vivent et dont ils font eux-mêmes
partie. Aussi s'intéressa-t-il vivement aux aspects sociaux de l'activité scienti-
fique, et la faveur dont jouissait la science dans la société danoise des années i960
était attribuable à son influence éclairée plus qu'à n'importe quel autre effort
individuel. Il n'accordait pas moins de valeur à la généralisation de la coopération
internationale, à laquelle sont dus dans une si large mesure les progrès rapides
faits par la science à l'époque moderne et qu'il considérait c o m m e u n m o y e n de
vaincre les préjugés individuels, nationaux ou politiques. Parmi les organisations
internationales auxquelles il apporta une contribution décisive figure le C E R N ,
grand centre de la physique expérimentale européenne*. Mais surtout l'atmosphère
internationale qui règne au sein de l'institut de Niels Bohr, où aujourd'hui encore
des physiciens de l'Est et de l'Ouest travaillent ensemble et sympathisent, est u n
héritage précieux pour la jeune génération.
8
L a vie et l'œuvre de Niels Bohr ne sont que deux aspects d'une m ê m e destinée.
Seule une personnalité aussi exceptionnelle était capable d'une œuvre aussi vaste,
* L e C E R N , créé au début des années 1950 pour une part grâce à l'aide et aux
encouragements de l'Unesco, est maintenant connu c o m m e le Laboratoire européen
de la physique des particules ; il se trouve dans une zone située de part et d'autre de la
frontière entre la Suisse de l'Ouest et la France du Sud-Est. 13
labeur de toute une vie. Cette réussite fut la pierre angulaire de son existence, si
riche et si scrupuleusement consacrée au service de la vérité..Le sort lui fut clé-
ment et lui accorda beaucoup de joies ; et la part de souffrance humaine qu'il
reçut en partage accrut sa sagesse et sa perspicacité, si bien que, dans ses vieux
jours, il apparut c o m m e u n vivant symbole de tout ce qui, en l'homme, est véri-
tablement grand et digne d'être aimé. •
Notes
i. O n trouvera une évocation très vivante de la jeunesse de Niels Bohr dans le premier
chapitre de S. Rozenthal (dir. publ.), Niels Bohr, his life and work as seen by his friends
and colleagues, Amsterdam, North-Holland, 1967.
2. S. Rozenthal, op. cit.
3. Ibid.
4. T h e Rutherford Memorial Lecture (1958), Proc. Phys. Soc. (Londres), vol. 78, 1961,
reproduit dans Niels Bohr, Atomic physics and human knowledge (vol. II), N e w York,
John Wiley & Sons, 1963 (Niels Bohr, Physique atomique et connaissance humaine,
Paris, Gauthier-Villars, 1972).
5. N . Bohr, Phil. Mag., vol. 26,1913, p. 1, 476, 857, reproduit dans Niels Bohr: on the
constitution of atoms and molecules, Copenhague, Munksgaard et N e w York, Benjamin,
1963.
6. T h e Rutherford Memorial Lecture, op. cit.
7. S. Rozental, op. cit.
8. N . Bohr, « Die Entsstehung der Quantenmechanik », dans : Werner Heisenberg und
die Physik unserer Zeit, Braunschweig, Vieweg u. Sohn, reproduit dans Physique
atomique et connaissance humaine, vol. II, op. cit.
9. N . Bohr, The quantum postulate and the recent development of atomic theory (Atti del
Congresso Internazionale dei Fisici, C o m e , 1927), reproduit sous forme de supplément
à Nature, vol. 121, 1928, p. 78 et 580, puis dans Atomic theory and the description of
nature, Cambridge, Cambridge University Press, 1961.
10. Voir en particulier N . Bohr, « Discussion with Einstein on epistemological problems
in atomic physics », dans : A. Einstein, philosopher-scientist, Evanston, T h e Library of
Living Philosophers Inc., 1949, p. 201. Reproduit dans Niels Bohr, atomic physics and
human knowledge, N e w York, John Wiley and Sons., 1958.
n . N . Bohr, « Neutron capture and nuclear constitution », Nature, vol. 137, 1936, p. 344.
12. N . Bohr, J. A . Wheeler, « T h e mechanism of nuclearfission», Phys. Rev., vol. 56,
1939, p. 1065.
13. Sur les activités de Bohr pendant les années de guerre, voir le texte d'Aage Bohr,
dans S. Rozenthal, op. cit.
14. Voir ci-après l'article d'Erik Rüdinger, à la suite duquel la lettre ouverte de Bohr est
reproduite.
Dans la plupart des domaines scientifiques, il paraît aujourd'hui tout à fait normal
que les chercheurs puissent librement voyager et collaborer avec leurs collègues du
monde entier qui ont les mêmes centres d'intérêt. Pourtant, cette idée n'est apparue
qu'assez récemment en Europe, après la première guerre mondiale. L'un de ses
principaux promoteurs à l'époque fut le physicien danois Niels Bohr. L'auteur du
présent article examine le rôle que Niels Bohr et son Institut de physique théorique
de Copenhague ont joué dans les années 1920 pour faire de la physique une
discipline internationale.
E n avril 1916, Bohr est devenu titulaire de la chaire de physique théorique nouvel-
lement créée à l'Université de Copenhague. Malheureusement, ce poste était grevé
de lourdes tâches d'enseignement et, ce qui était plus grave, l'université ne possédait
ni laboratoire ni matériel de recherche expérimentale adaptés aux études théoriques
de Bohr sur l'atome. A u début de l'année 1917, il prit donc l'initiative de présenter
une proposition détaillée, soutenant que l'université devrait créer u n petit institut
de physique théorique et doter ainsi le pays d'un centre où puissent s'épanouir
l'enseignement et la recherche en physique. Cette proposition était d'autant plus
attrayante pour les autorités qu'un cercle d'amis de Bohr, appartenant aux milieux
des affaires et de l'université, avaient lancé u n appel et recueilli les fonds néces-
saires à l'achat d'un terrain pour édifier le bâtiment, à proximité du centre de
Copenhague.
Les travaux de construction de l'institut ont c o m m e n c é en novembre 1918, mais
ils se sont heurtés d'emblée à de nombreuses diflicultés. A u Danemark, la guerre
16 fut suivie de deux années de troubles politiques et sociaux sans précédent. Les
travailleurs se battaient pour l'amélioration de leurs conditions de travail, leur
principale revendication étant la journée de huit heures. U n e série de grèves
retarda considérablement la construction de l'institut. E n outre, dans certaines
professions d u bâtiment, les salaires doublèrent presque en u n an et le coût des
matériaux de construction augmenta aussi très fortement. E n définitive, le coût
de la construction de l'institut et de son équipement, limité à un modeste matériel
d'expérimentation, atteignit plus du double de l'estimation initiale.
Ces difficultés économiques consécutives à la guerre n'étaient nullement limitées
au Danemark. Dans toute l'Europe septentrionale et orientale, des forces politiques
et sociales similaires étaient à l'œuvre, ce qui ne contribuait guère à encourager
la coopération et la compréhension entre les pays d'Europe dévastés par la guerre,
dans le domaine scientifique encore moins qu'ailleurs.
Q u a n d l'institut fut achevé, en mars 1921, Bohr avait déjà c o m m e n c é d'inviter
des physiciens des pays Scandinaves voisins ainsi que d'autres pays qui étaient en
guerre peu de temps auparavant. Parmi les premiers visiteursfiguraientle vieil
ami et mentor de Bohr, Ernest Rutherford, qui dirigeait à l'époque le laboratoire
Cavendish, et Arnold Sommerfeld de Munich, qui avait fait d'importants progrès
dans le développement et l'application de la théorie atomique de Bohr pendant les
années de guerre. U n autre vieil ami de Bohr, rencontré à l'époque de Manchester,
le physicien hongrois George de Hevesy, séjourna six ans à Copenhague. Son séjour
fut surtout marqué par la découverte — en collaboration avec le Hollandais
Dirk Coster — de l'élément 72, baptisé hafnium d'après l'ancien n o m latin de
Copenhague.
Outre ces savants précédés d'une solide réputation, Bohr invita aussi plusieurs
jeunes physiciens qui étaient au début de leur carrière. L e Suédois Oskar Klein et
le Norvégien Svein Rosseland, parmi les premiers d'une longue série, vinrent se
mettre sous la tutelle de Bohr pour faire le long et difficile apprentissage indis-
pensable à un chercheur avant qu'il ne puisse voler de ses propres ailes. L a plupart
des premiers visiteurs de l'institut bénéficiaient de l'aide financière que Bohr
avait réussi à obtenir de la Fondation Rask-0rsted. Cette fondation, n o m m é e
d'après deux célèbres Danois d u XIXe siècle, le philologue Rasmus Rask et le
physicien Hans Christian 0rsted, avait été créée après la guerre sous l'effet de la
très vive inquiétude ressentie au Danemark devant l'état déplorable des relations
internationales. D'influentes personnalités des milieux scientifiques et parlemen-
taires estimaient que, pour un pays neutre c o m m e le Danemark, la meilleure façon
de s'acquitter de ses obligations était de prendre des initiatives pour ranimer et
promouvoir la coopération internationale dans le domaine scientifique. Les prin-
cipaux buts de cette fondation étaient d'offrir des bourses à des savants étrangers
pour faire de la recherche au Danemark et de subventionner la participation à des
congrès internationaux, la venue de conférenciers étrangers et l'envoi de confé-
renciers danois à l'étranger. C e fut la première fondation du m o n d e à sefixerpour
objectif fondamental d'aider des savants d'autres pays, et elle servit à bien des
égards de modèle à d'autres initiatives similaires, c o m m e l'International Education
Board de N e w York, fondation Rockefeller.
A u c u n savant n'a fait plus que Niels Bohr pour traduire dans les faits les prin-
cipes internationalistes qui avaient inspiré la création de la Fondation Rask-0rsted.
Dans les années 1920, treize physiciens étrangers ont travaillé à l'institut de
Copenhague grâce à des bourses de la fondation, et de nombreux visiteurs venus
pour de courtes périodes ont reçu une aide financière, notamment le physicien
allemand M a x Born, l'Anglais O w e n Richardson et l'Autrichien Erwin Schrôdinger
(tous futurs prix Nobel).
g La science en Europe dans les années 1920
W
4-»
u
u
•g II est difficile aujourd'hui de se faire une idée de l'hostilité qui régna pendant des
^ années entre les pays qui avaient été ennemis pendant la première guerre mondiale.
" Dans le domaine de la physique, il n'y avait, pour ainsi dire, aucune c o m m u n i -
^ cation entre des pays c o m m e le R o y a u m e - U n i et l'Allemagne, pas m ê m e d'échange
de revues scientifiques. E n 1923 encore, Ralph Fowler, du Laboratoire Cavendish, se
plaignait à Bohr que sa bibliothèque ne recevait pas la principale revue de physique
allemande, Zeitschrift fur Physik ; de m ê m e , il était presque impossible de se
procurer en Allemagne les revues britanniques Philosophical magazine et Nature
pendant les premières années de la République de Weimar.
Les savants étaient aussi responsables que quiconque de la « guerre froide » qu'a
connue le m o n d e scientifique dans les années d'après-guerre. Ainsi, les prestigieux
congrès Solvay décidèrent d'exclure les physiciens allemands ou ressortissants des
autres puissances centrales. Cette décision était tout à fait contraire à l'esprit des
deux congrès internationaux tenus avant la guerre. L e premier, en 1911, avait été
le fruit d'une association entre le physicien et chimiste allemand Walter Nernst
et le riche industriel belge Ernest Solvay. Sur la suggestion de Nernst, Solvay
décida que la meilleure façon de servir ses convictions internationalistes ainsi qué
son vif intérêt pour les sciences physiques serait de parrainer une série de congrès
qui réuniraient des physiciens et des chimistes de premier plan de tous les pays
pour examiner les importantes questions d u m o m e n t . Les idéaux qui avaient
présidé aux deux premiers congrès en 1911 et en 1913 avaient été réduits en miettes
par les événements survenus en Europe. A u premier congrès de l'après-guerre,
en 1921, Nernst lui-même n'avait pas été épargné par l'exclusion frappant les
savants allemands. Einstein, la seule exception, avait probablement été invité par
le Comité Solvay parce qu'à l'époque il avait u n passeport suisse, mais il refusa
l'invitation. Trois ans plus tard, au congrès de 1924, Einstein fut de nouveau le
seul physicien d'origine allemande invité, mais, c o m m e il l'expliqua dans sa lettre
de réponse, accepter aurait été trahir ses collègues allemands : « A m o n avis, il
n'est pas juste de laisser la politique intervenir dans les questions scientifiques, ni
de considérer les individus c o m m e responsables des actes d u gouvernement d u
pays auquel ils se trouvent appartenir. »
Niels Bohr se rendait bien compte que les physiciens invités par le Comité Solvay
étaient choisis autant en raison de leur nationalité que de leur talent. E n 1921, il
avait été trop malade pour assister au congrès et, en 1924, l'arrivée d'une invitation
le plaça devant u n grave dilemme. E n raison de la neutralité d u Danemark pendant
la guerre, s'il prenait le parti des physiciens allemands, il risquait de compromettre
ses relations avec les physiciens des anciens pays alliés. Bohr reconnaissait la grande
utilité de ces réunions pour le progrès de la physique et sa participation contri-
buerait en tout cas à élargir la représentativité internationale du congrès. D'autre
part, il savait aussi qu'en acceptant l'invitation d u Comité Solvay, largement
dominé par les Français et les Britanniques, il paraîtrait approuver tacitement la
décision d'exclure les physiciens allemands. Après des mois de réflexion, il décida
de refuser l'invitation.
L e Comité Solvay n'était pas seul à boycotter la science allemande. Après la
guerre, l'Allemagne avait été exclue de la majorité des conférences et des organi-
sations scientifiques internationales, et totalement bannie de l'organisation la plus
influente de toutes, le Conseil international de la recherche. Celui-ci avait été créé
en 1919 après une série de réunions tenues à Londres et à Paris, à une époque où le
souvenir de la guerre était encore douloureusement présent dans la mémoire des
18 savants des pays alliés. Leur sentiment de solidarité était si fort que certains des
germanophobes les plus extrémistes voulurent m ê m e exclure les pays neutres. L a -g
Hollande et les pays Scandinaves n'ont été invités à devenir m e m b r e s d u conseil o
que plus tard, et sans être aussi bien représentés q u e les pays alliés. U n e grande g
partie des organismes scientifiques créés par le Conseil international de la recherché 8
au début des années 1920 avaient appliqué u n e politique similaire. L ' U n i o n inter- -S
nationale de physique pure et appliquée ( U I P P A ) , créée en 1922 avec le m a n d a t si
« d'encourager et d'aider la coopération internationale dans le domaine de la <g
physique », ne comprenait pas de physiciens allemands, autrichiens et hongrois. g
C e n'est q u e lorsque l'Allemagne devint m e m b r e de la Société des Nations '§
en 1926 q u e les relations scientifiques internationales commencèrent à s'améliorer. g
Les obstacles mis à l'admission des anciennes puissances centrales dans la plupart S
dès organisations scientifiques internationales furent levés ; les savants purent de "g,
nouveau voyager dans toute l'Europe pour donner des conférences et assister à o
des réunions.
o
Le rôle de l'institut de Copenhague •§
Rares furent ceux qui accueillirent cette normalisation des relations scientifiques m
V
avec autant de satisfaction q u e Bohr. Il avait combattu toutes les tentatives faites %
pour isoler les savants allemands par représailles, eu égard au rôle joué par l'Alle-
m a g n e dans la guerre. Résistant à cette vague de germanophobie, il avait gardé
une position neutre et essayé d'empêcher la rupture d u dialogue entre les physiciens
des c a m p s adverses. A u début des années 1920, époque o ù les échanges de physi-
ciens entre le R o y a u m e - U n i et l'Allemagne étaient presque inexistants, il fit de
nombreuses visites dans les deux pays ; de m ê m e , il publiait ses principaux
travaux à la fois dans des revues britanniques et allemandes à u n e époque o ù lès
échanges de publications étaient très limités. Outre ces initiatives personnelles de
Bohr, l'institut de C o p e n h a g u e a aussi joué u n rôle important en l'espèce : il offrait
u n terrain de rencontre neutre, o ù des physiciens de différents pays pouvaient
travailler côte à côte. A u début de 1926, lorsque l'Allemagne réintégra la c o m m u -
nauté internationale, onze physiciens des anciens pays alliés et six des anciennes
puissances centrales avaient déjà travaillé pendant de longues périodes à l'institut.
A l'époque, C o p e n h a g u e était le seul centre o ù la coopération scientifique inter-
nationale se pratiquait à ce niveau.
L e succès avec lequel B o h r réussit à attirer des physiciens à C o p e n h a g u e au
début des années 1920 n e fut pas sans poser de problèmes. Sans compter l'équipe
danoise, le n o m b r e de physiciens invités passa de cinq en 1921 à treize en 1924
et il devint donc de plus en plus difficile de leur fournir des conditions de travail
convenables. A cette époque, l'institut n'occupait q u ' u n petit bâtiment de trois
étages ; le sous-sol et le rez-de-chaussée étaient affectés à la recherche expéri-
mentale, aux ateliers et aux bureaux ; les deux étages supérieurs, conformément
à la tradition universitaire danoise, étaient réservés au logement de B o h r et de sa
famille. E n raison des contraintes économiques qui pesaient sur le pays, il ne
fallait guère compter sur l'octroi de crédits publics supplémentaires pour agrandir
l'institut si p e u de temps après sa construction, d'autant q u e cette extension
aurait eu pour but principal d'offrir de meilleures conditions de travail à des
savants étrangers. B o h r décida de chercher plus loin et d e m a n d a u n e subvention
à l'International Education Board, organisme alors r é c e m m e n t créé aux États-
Unis d'Amérique. Manifestement, la réputation de l'institut de C o p e n h a g u e
s'était largement répandue dans le m o n d e , car l'International Education Board
lui accorda en n o v e m b r e 1923 une subvention de quarante mille dollars, la première
octroyée par cette fondation à u n e institution scientifique. 19
§ Grâce à ces fonds, o n put construire en 1924-1926 u n e résidence séparée pour
C Bohr et u n laboratoire annexe à l'arrière d u premier bâtiment. Fidèle à lui-même,
•g il participa à toutes les étapes de la conception et de la construction des nouveaux
^ bâtiments. C'est probablement l'époque de sa vie o ù il dut le plus payer de son
& temps et de son énergie. Parallèlement à l'extension de l'institut, la théorie ato-
&> m i q u e dont il avait jeté les bases en 1913 trouva u n aboutissement spectaculaire
avec la formalisation mathématique de la mécanique quantique en 1925-1926.
Bien qu'il n'ait publié lui-même aucune contribution directe à cette théorie
nouvelle, il était à cette époque devenu le chef defileincontesté d u groupe inter-
national des physiciens des quanta. Il a joué u n rôle décisif en guidant et en inspi-
rant la jeune génération de physiciens qui vinrent à Copenhague, parmi lesquels
figuraient W e r n e r Heisenberg, Wolfgang Pauli et Paul Dirac. Il a joué u n rôle d e
coordinateur grâce à ses relations personnelles avec le n o m b r e croissant de visiteurs
venus à l'institut, à ses fréquentes visites dans les autres grands centres de recherche
et à u n e correspondance extraordinairement volumineuse ; à une époque, il
échangeait des lettres avec presque tous les physiciens atomistes en activité pendant
cette période.
L e succès de l'institut au milieu des années 1920 a montré que Bohr avait eu raison
en 1916 de quitter Manchester et de revenir au D a n e m a r k pour essayer d'y déve-
lopper la physique. A plusieurs occasions, il résista à la tentation de poursuivre
sa carrière ailleurs. Il refusa les chaires de professeur qu'on lui offrit à Berlin (1920),
à Cambridge (1923) et aux États-Unis d'Amérique (1924), toutes assorties d'une
rémunération beaucoup plus élevée et, dans la plupart des cas, de conditions de
recherche nettement meilleures que celles dont il jouissait, comprenant qu'il était
possible de créer au D a n e m a r k u n centre de recherche capable de rivaliser avec les
autres centres européens et avec ceux des États-Unis d'Amérique. D e toute façon, il
aurait beaucoup répugné à rompre les liens étroits qui l'attachaient à son pays. Il
appréciait beaucoup le m o d e de vie danois, et la culture danoise avait à ses yeux
une harmonie toute particulière. Par la force des choses, u n petit pays c o m m e le
D a n e m a r k devait être sensible et réceptif à l'influence culturelle de grands pays
c o m m e le R o y a u m e - U n i et l'Allemagne. Ces influences étrangères ont conduit
le D a n e m a r k à porter u n regard cosmopolite sur le reste d u m o n d e tout en pré-
servant les éléments traditionnels de sa propre culture. Bohr avait connu cette
caractéristique de la culture danoise dans son propre parcours intellectuel. Il
avait appris très tôt l'anglais et l'allemand, appréciait la littérature anglaise, était
capable de réciter de longs passages des poètes allemands et, en m ê m e temps,
se prit d'un grand intérêt pour la vision particulière de la vie exprimée dans les
ouvrages des philosophes et écrivains danois. Sa trajectoire témoigne bien de
l'aptitude particulière des Danois à enrichir constamment leur culture e n alliant
à leur propre patrimoine le meilleur de ce qu'ils pouvaient emprunter à l'étranger.
A ses yeux, le D a n e m a r k était idéalement placé pour promouvoir la coopération
scientifique internationale. A v e c le m o n d e anglo-saxon à l'ouest, les pays germa-
niques au sud, les pays slaves à l'est et les autres pays nordiques au nord, il occupait
une position géographique privilégiée pour recevoir des physiciens venus de tous
les horizons. E n outre, une assez longue tradition de neutralité politique en faisait
u n terrain de rencontre acceptable pour des physiciens originaires de pays qui
n'étaient pas en bons termes. Outre ces avantages géographiques et politiques,
l'atmosphère culturelle d u D a n e m a r k était particulièrement propice à la formation
20 d'un groupe de physiciens étrangers. L e peuple danois s'était toujours enorgueilli
de sa réputation d'hospitalité. Pour les Danois, les relations entre leur pays et le -j
reste du m o n d e s'exprimaient par l'adage suivant : « C e qui est le droit des Danois o
par la naissance est le droit de tous en vertu des lois de l'hospitalité. » «j
a
La collaboration à Copenhague '£
§•
Dans les années 1920, soixante-trois physiciens venus de dix-sept pays ont fait de <o
longs séjours de travail à l'institut de Bohr. L'institut est ainsi devenu un centre g
de premier plan pour la coopération scientifique internationale, inaugurant une §
tradition qui se poursuit jusqu'à nos jours. Il a joué u n rôle particulièrement g
important à la suite de l'accession au pouvoir du régime nazi en Allemagne en 1933, "§
événement qui a montré, une fois de plus, à quel point l'idéal fragile de Tinter- "g,
nationalisme scientifique dépend de l'évolution politique générale. Bohr a été pour §
beaucoup dans la création d'un comité destiné à aider les savants réfugiés qui o
avaient soit démissionné en signe de protestation, soit été mis à pied en application $
des lois racistes adoptées en Allemagne. U n e grande partie de la centaine de js
physiciens qui ont quitté leur poste dans les universités ou instituts de recherche pqo
allemands après 1933 ont trouvé u n refuge provisoire à Copenhague grâce à ce .3
comité, avant de repartir pour prendre de nouvelles fonctions au Royaume-Uni g
ou aux États-Unis d'Amérique. C o m m e pendant la première guerre mondiale et
dans les années qui l'ont suivie, la coopération scientifique internationale en
Europe a périclité pendant une dizaine d'années, avant de se relever progressive-
ment après la deuxième guerre mondiale. Fidèle à sa longue tradition, l'institut de
Copenhague a, de nouveau, rempli une fonction importante en donnant aux
physiciens du m o n d e entier un terrain de rencontre. Il est significatif qu'après la
rupture entre les États-Unis d'Amérique et l'Union soviétique le premier article
publié conjointement par u n physicien américain et u n physicien soviétique ait
émané de l'institut ; plus récemment, des physiciens de trois grandes puissances
(États-Unis d'Amérique, Union soviétique et Chine) ont régulièrement travaillé
côte à côte à l'institut.
L'importance que Bohr attachait à la collaboration internationale était un aspect
essentiel de sa conception de la science c o m m e activité humaine. Il pensait que les
progrès de la science seraient favorisés par des échanges libres et ouverts d'idées
et de démarches différentes, proposées par des savants de nationalités et de cultures
variées. A de nombreuses reprises, dans ses écrits non scientifiques, il a souligné
à quel point cet aspect international de la science avait joué un rôle décisif dans
l'évolution de la physique atomique. Dans les années 1920, la physique atomique
avait atteint un tel degré de complexité qu'aucun physicien ne pouvait espérer en
maîtriser toutes les facettes, ou élaborer tout seul une théorie quantique satis-
faisante. L'époque où u n physicien travaillant dans u n relatif isolement pouvait
faire une découverte capitale c o m m e celle de la mécanique quantique était pour
l'essentiel révolue. La mécanique quantique et la nouvelle théorie atomique étaient
l'aboutissement de la coopération de physiciens originaires de nombreux pays.
Outre son utilité pour le progrès scientifique, Bohr estimait que la coopération
internationale était importante de façon plus générale. Étant donné la nature
objective de la science, il était plus facile pour des savants de nationalités différentes
de trouver des domaines d'intérêt c o m m u n et d'établir des relations personnelles
que pour des chercheurs s'intéressant à d'autres disciplines c o m m e l'histoire ou
l'économie. Par ces liens tissés au-dessus des barrières nationales, culturelles et
politiques, Bohr pensait que la science pouvait beaucoup contribuer à promouvoir
la compréhension et la coopération entre les peuples du m o n d e .
Il est significatif qu'en recevant le prix Nobel de physique à Stockholm, en 1922, 21
o Bohr choisit de conclure son allocution de remerciement en portant « un toast au
S développement vigoureux de la collaboration internationale au service de la
S science ». •
M O O R E , R . Niels Bohr: the man, his science and the world they changed. N e w York,
Alfred A . Knopf, 1966.
R O B E R T S O N , P . The early years: the Niels Bohr Institute 1921-1930. Copenhague,
Akademisk Forlag, 1979.
R O Z E N T H A L , S. (dir. publ.). Niels Bohr: his life and work as seen by his friends and colleagues.
Amsterdam, North-Holland, 1967.
Clean Energy
A n international symposium-workshop
on particulate
and multi-phase processes
will be held concurrently with the 16th Annual Meeting of the Fine Particle
Society at Miami Beach, Florida (United States) from 22 to 26 April 1985.
Contact: Prof. T . Nejat Veziroglu, Director
Clean Energy Research Institute
School of Engineering and Architecture
University of Miami, B o x 248294
Coral Gables F L 22124 ( U S A )
Telephone: + 1 305 284-4666
Lorsque les chercheurs entrevirent la possibilité d'exploiter la puissance énorme de îo
l'atome à desfinsautres que civiles, Niels Bohr lança une mise en garde contre les 0
dangers d'une bombe atomique. Il allait consacrer sa vie à cette cause humanitaire, ^
faisant tout ce qui était en son pouvoir pour contrôler l'énergie la plus formidable !§
jamais libérée par l'homme. §
Le m o n d e sans frontières 5
de Niels Bohr |
Erik Rüdinger
C e bref rappel biographique montre qu'il n'est guère surprenant que, en raison de
son ouverture au m o n d e et de ses préoccupations humanitaires, Bohr se soit vive-
ment é m u des perspectives créées par cette nouvelle arme terrifiante. Celui-ci
possédait toutefois, profondément ancré en lui-même, un indomptable optimisme ;
il entreprit de chercher comment cette menace pesant sur l'humanité pourrait être
transformée en une promesse d'avenir.
Bohr s'aperçut bientôt que, du simple fait qu'elle existait, l'arme atomique
n'exigeait rien de moins qu'une approche radicalement nouvelle des relations inter-
nationales. Dans ces conditions, il avait le sentiment que l'esprit de franchise et la
libre circulation des informations qui prévalaient par-delà les frontières au sein de
la communauté internationale (dont il était lui-même u n m e m b r e eminent) pour-
raient servir de modèle. U n e course aux armements sans précédent, menaçant en
dernière analyse l'existence m ê m e de l'humanité, lui paraissait ne pouvoir être
évitée au lendemain de la guerre que dans u n monde sans frontières, o ù les nations ¿i
accepteraient de mettre en c o m m u n leurs expériences et leurs ressources, de se M
soumettre aux mesures nécessaires d'inspection et de contrôle. U
C'est dans cette optique que Bohr envisageait la possibilité de transformer la Z
nouvelle arme en source de bienfaits. Si, d u fait des progrès de la science et de la -d
technique, les h o m m e s politiques et les h o m m e s d'État parvenaient à se convaincre S
de la nécessité d'une approche aussi radicalement nouvelle des relations internado- 'îj
nales, cette prise de conscience ouvrirait sans doute la voie au renforcement de la §
coopération et de la confiance mutuelle entre les nations, renforcement que Bohr *
s'était lui-même attaché à promouvoir à une échelle plus modeste avec les scienti- §
fiques travaillant dans son institut. _y
Profondément réaliste à l'égard des choses humaines, il comprit que l'on ne g
pouvait espérer voir les nations cesser de se faire la guerre tant que subsisterait S
t>
la possibilité qu'une nation triomphe de l'autre. Seul le constat qu'à l'ère des j
armes nucléaires aucune victoire de ce genre n'était désormais possible permettrait
d'entrevoir une révolution aussi fondamentale dans l'histoire de l'humanité que
celle que représenterait la fin des guerres entre les nations.
Bohr s'adressa ensuite aux h o m m e s politiques placés au plus haut niveau, à qui
il fit part de ses idées sous forme de propositions concrètes élaborées avec son
habituelle minutie. Il rédigea des m é m o r a n d u m s détaillés, soumettant en premier
lieu ses vues au président Franklin D . Roosevelt. Celui-ci semblait considérer
avec sympathie les efforts d u physicien, mais le destin voulut que le second m é m o -
randum, adressé par Bohr à Roosevelt en date d u 24 mars 1945, ne parvînt pas à
son destinataire avant sa mort, le 12 avril de la m ê m e année.
La lettre ouverte signée par Niels Bohr est reproduite telle qu'elle a paru dans le
n° 2 du volume 1 d'impact : science et société, page 74 de l'édition française.
Les progrès actuels de la science et de la technologie exigent u n ajustement des
relations internationales et, désirant exposer quelques idées sur ce sujet, j'ai tout
naturellement songé à m'adresser à cette Organisation, créée pour encourager les
diverses nations à résoudre, dans u n esprit de coopération, toutes les questions
d'intérêt c o m m u n . E n effet, si ces progrès sont pleins de promesses pour le bien-
être de l'humanité, ils ont en m ê m e temps placé entre les mains des h o m m e s de
formidables moyens de destruction et posé de la sorte à toute notre civilisation u n
problème d'une gravité exceptionnelle.
L a part que j'ai prise pendant la guerre aux travaux anglo-américains de
recherche atomique m ' a fourni l'occasion d'exposer aux gouvernements en cause
les espoirs et les dangers que, selon moi, l'aboutissement de tels travaux risquait
de faire naître sur le plan des relations internationales. J'ai répugné à prendre
part à aucun débat public en la matière tant que l'on a p u espérer voir aboutir
rapidement les négociations entamées au sein des Nations Unies en vue de conclure,
quant à l'utilisation de l'énergie atomique, u n accord garantissant la sécurité
collective ; mais, devant la gravité de la situation actuelle, il m ' a semblé qu'un
exposé relatant m o n expérience et mes idées contribuerait peut-être à donner u n
nouveau tour aux débats engagés sur cette question qui influe si profondément sur
les relations internationales.
C'est sous m o n entière responsabilité et sans avoir consulté aucun gouvernement
que je retrace ici les premières réactions d'un h o m m e de science à qui il a été
donné de suivre de très près les événements. Par ce compte rendu et ces réflexions,
je m e propose de montrer que le progrès scientifique a déterminé dans les ressources
de l'humanité une véritable révolution qui offre des possibilités uniques de
compréhension et de coopération entre les nations. Je désire en outre souligner le
fait que, malgré les déceptions passées, il est encore possible de saisir ces occasions
en unissant tous les espoirs et tous les efforts.
L'ampleur et l'intensité sans précédent de la coopération internationale ont
favorisé de façon décisive le progrès rapide de la science moderne, notamment
celui des audacieuses recherches entreprises sur les propriétés et la structure de
l'atome. E n échangeant leurs idées et les résultats de leurs expériences, les savants
du m o n d e entier se sont donné u n mutuel encouragement, et ils ont senti grandir
en eux l'espoir que, grâce à des contacts toujours plus étroits, tous les peuples
pourraient travailler en c o m m u n au progrès de la civilisation dans tous les domaines.
Malgré tout, il était impossible à quiconque réfléchissait sur les divergences qui
existent dans les traditions culturelles et l'organisation sociale des différents pays
de n'être pas profondément pénétré des difficultés qu'il faudrait surmonter pour
découvrir une méthode c o m m u n e permettant de résoudre nombre de problèmes
humains — difficultés que les tensions croissantes qui précédèrent la deuxième
guerre mondiale vinrent encore multiplier en opposant d'innombrables obstacles
aux relations entre pays. L a coopération scientifique internationale n'en continua
pas moins à contribuer de façon décisive aux progrès qui, à la veille des hostilités,
ont ouvert la perspective de libérer l'énergie atomique en quantités considérables.
Aiguillonnés par la crainte d'être devancés, divers pays se mirent à étudier en
secret la possibilité d'utiliser cette source d'énergie à des fins militaires. Je ne
savais rien du plan c o m m u n anglo-américain jusqu'au m o m e n t où, après m'être
échappé du Danemark occupé pendant l'automne 1943, je m e suis rendu en
Angleterre sur l'invitation d u gouvernement britannique. C'est alors seulement
qu'à titre confidentiel je fus mis au courant de cette grande entreprise, déjà très
avancée.
Tous ceux qui participaient à la recherche atomique avaient naturellement
conscience des graves problèmes que l'aboutissement des travaux poserait à
l'humanité. Sans parler d u rôle que les armes atomiques pourraient jouer dans la ¡3
guerre en cours, il était évident qu'une grave et constante menace planerait sur la 'g
sécurité du m o n d e tant que n'auraient pas été universellement acceptées et appli- _g
quées des mesures propres à empêcher que cette nouvelle et redoutable source g
d'énergie ne soit utilisée à des fins de destruction.
o
A u x prises avec ce problème capital, j'ai eu le sentiment que la nécessité m ê m e S
OT
de déployer des efforts concertés pour écarter de la civilisation d'aussi graves
menaces fournirait des occasions uniques d'éliminer les divergences entre les g
nations. Il m e semblait par-dessus tout qu'en se concertant le plus tôt possible u
sur le meilleur m o y e n de garantir collectivement la sécurité future les nations a
alliées dans la guerre pourraient contribuer de façon décisive à créer l'atmosphère B
de confiance mutuelle qui permet seule la coopération dans les nombreux autres §
domaines d'intérêt c o m m u n . ^
A u début de 1944, j'eus la possibilité d'attirer sur ces considérations l'attention !g
des gouvernements américain et britannique. Dans l'intérêt de la compréhension •o
internationale, il n'est peut-être pas inutile que je rappelle ici quelques idées qui,
à l'époque, ont fait l'objet de sérieuses délibérations ; je citerai donc des extraits
d u mémoire que j'ai soumis au président Roosevelt lors de la longue entrevue qu'il
m'accorda en août 1944. Outre une étude des bases scientifiques d u plan relatif
à l'énergie atomique, données qui sont maintenant du domaine public, ce mémoire,
daté d u 3 juillet, contenait les passages suivants, relatifs aux conséquences poli-
tiques que pourrait entraîner l'exécution de ce projet :
« Il n'est pas douteux que l'imagination la plus féconde ne saurait prévoir les
conséquences que cette recherche entraînera dans u n avenir où les immenses
sources d'énergie libérées révolutionneront vraisemblablement l'industrie et les
transports, mais l'essentiel pour le m o m e n t est qu'une arme de puissance jusqu'alors
insoupçonnée est en passe d'être créée et qu'elle modifiera de fond en comble la
physionomie des guerres futures.
» E n dehors de la question des délais dans lesquels cette arme sera mise au point,
et du rôle qu'elle pourra être appelée à jouer dans le présent conflit, ce fait nouveau
suscite u n certain nombre de problèmes sur lesquels il est urgent de se pencher.
E n fait, à moins qu'il ne soit possible de s'entendre à temps pour contrôler l'emploi
des nouveaux éléments radioactifs, tout avantage momentané, m ê m e important,
risque d'être annulé par la menace perpétuelle qui pèsera sur la sécurité du m o n d e .
» Sitôt entrevue, la possibilité de libérer des quantités considérables d'énergie
atomique a naturellement donné matière à de profondes réflexions sur la question
d u contrôle ; mais plus la recherche scientifique progresse dans ce domaine et plus
il s'avère que les mesures ordinaires ne seraient ici d'aucun secours ; en cette
matière, la terrifiante perspective d'une compétition future entre les différents
pays pour la possession d'une arme aussi formidable ne saurait évidemment être
évitée que par la conclusion d'un accord universel et sincère.
» A ce propos, il importe de noter que cette entreprise, si gigantesque qu'elle soit,
s'est jusqu'ici montrée beaucoup plus modeste qu'il n'était prévu et que la suite
des travaux a constamment révélé de nouveaux procédés capables de faciliter la
production des substances radioactives et d'en augmenter les effets.
» Si donc l'on veut éviter une course secrète aux armements atomiques, il faut
que tous les pays fassent preuve d'une plus grande sincérité quant à leurs efforts
industriels et à leurs préparatifs militaires et qu'ils s'accordent, en matière d'échange
d'informations, des concessions telles qu'elles seraient à peine concevables si
chacun n'était certain de bénéficier, en compensation, d'une assurance collective
contre des dangers d'une gravité sans précédent.
» Certes, l'établissement de mesures efficaces de contrôle posera, sur le plan 29
is technique et administratif, des problèmes épineux, mais il est une considération
W qui doit passer avant toute autre : c'est que l'exécution de ce projet devrait,
•fj semble-t-il, non seulement rendre nécessaire, mais encore rendre plus facile, en
Z raison de l'urgence qu'il y aurait à instaurer la confiance réciproque, l'emploi de
nouvelles méthodes pour la résolution des problèmes internationaux.
» A première vue, alors que presque tous les pays sont engagés dans une lutte à
mort pour la liberté et l'humanité, il peut sembler que le m o m e n t soit bien mal
choisi pour songer à conclure u n accord par lequel chaque nation prendrait des
engagements quant à ce projet.
» Il faut se rappeler d'abord que la puissance militaire des pays agresseurs
demeure considérable, bien que leurs espoirs initiaux de domination mondiale
aient été frustrés et que leur capitulationfinalene laisse plus guère de doute; Mais,
m ê m e après cette capitulation, les nations unies contre l'agression pourront
connaître de graves causes de discorde en raison de leur divergence d'attitude
devant les problèmes sociaux et économiques.
» Malgré tout, en y regardant de plus près, il semble que ces circonstances
m ê m e s doivent contribuer à faire de ce projet u n m o y e n particulièrement efficace
de ranimer la confiance mutuelle. E n outre, à bien des égards, la situation actuelle
paraît offrir des occasions exceptionnelles qui pourraient être perdues si l'on déci-
dait d'attendre, pour les saisir, la suite des événements militaires et la mise au point
définitive de la nouvelle arme.
» L e m o m e n t semble donc extrêmement favorable à une initiative que prendrait
le c a m p qui, par chance, tient la tête dans la course engagée en vue de maîtriser
les puissantes forces de la nature jusqu'ici hors de l'atteinte des h o m m e s .
» Sans rien enlever aux importantes possibilités militaires que ce projet comporte
dans l'immédiat, une initiative de nature à prévenir une compétition fatale pour la
possession de cette arme formidable contribuerait à extirper toute cause de méfiance
entre les puissances dont la collaboration amicale est une question de vie ou de
mort pour les générations futures.
» Il semble en effet que chacun des alliés ne pourra être assuré de la sincérité
des intentions de ses partenaires que lorsque les nations unies auront déterminé les
concessions que les diverses puissances sont prêtes à faire pour faciliter u n accord
sur des mesures de contrôle efficaces.
» Les h o m m e s d'État responsables sont naturellement seuls à m ê m e de connaître
les possibilités réelles qu'offre la situation politique. Il semble toutefois de très bon
augure que l'espoir en une future coopération internationale harmonieuse, unani-
m e m e n t exprimé par toutes les nations unies, soit si remarquablement étayé par les
possibilités uniques qu'a amenées le progrès scientifique à l'insu du public.
» E n abordant le problème de façon à offrir une garantie collective contre d'aussi
terribles menaces, sans cependant refuser à aucun pays la possibilité de participer
à l'essor industriel que promet l'aboutissement des recherches actuelles, tout porte
à croire que l'on comblerait les v œ u x de chacun et que l'on pourrait compter, en
retour, sur une coopération loyale dans l'application d u contrôle très étendu qui
s'impose.
» Il semble que l'on puisse, dans cet ordre d'idée, attendre beaucoup de la
collaboration scientifique internationale, qui, depuis des années, n'a cessé d'ouvrir
de si magnifiques perspectives à l'effort c o m m u n de l'humanité. Grâce aux relations
personnelles qu'ont ainsi nouées les savants d u m o n d e entier, il serait m ê m e pos-
sible de prendre, sans aucun engagement, des contacts préliminaires.
» Il est à peine besoin d'ajouter qu'en présentant les observations et suggestions
qui précèdent, je n'ignore nullement combien difficile et délicate sera la tâche des
30 h o m m e s d'État qui auront à négocier u n accord acceptable pour toutes les parties
en cause ; je n'ai voulu q u e signaler dans les circonstances actuelles certains élé- S
m e n t s propres à favoriser les efforts déployés p o u r q u e ces recherches servent les 'ë
intérêts permanents et c o m m u n s d e l'humanité tout entière. » J|
Naturellement, e n e m p ê c h a n t le public d e connaître et d e discuter ouvertement -g
u n e question d ' u n e telle importance p o u r la vie internationale, le secret dont o n a j2
entouré ce projet n'a fait q u e compliquer la tâche des h o m m e s d'État. Je n'ignorais 8
M
pas le caractère extraordinaire des décisions qu'imposait l'initiative envisagée, mais
il m e semblait q u e les grandes chances qui s'offraient encore seraient perdues si, g
dans leurs plans concernant le m o n d e d'après-guerre, les nations alliées n e tenaient u
•a
pas c o m p t e des problèmes q u e soulèvent les découvertes atomiques. a
J'ai développé cette opinion dans u n m é m o i r e complémentaire o ù j'ai poussé plus o
avant l'étude d u p r o b l è m e technique d u contrôle. Je m e suis n o t a m m e n t efforcé §
d'insister sur le fait q u e la seule franchise mutuelle, si manifestement indispensable ^
d e nos jours à la sécurité c o m m u n e , suffirait à favoriser la c o m p r é h e n s i o n inter- <S
nationale et à frayer le c h e m i n à u n e coopération durable. O u t r e certaines obser- :,-•
valions aujourd'hui dénuées d'intérêt, ce m é m o i r e , e n date d u 2 4 m a r s 1 9 4 5 ,
contient les passages ci-après :
« Il est u n point essentiel q u e n o u s n e devons pas oublier : la découverte dont il
s'agit e n est à ses débuts. U n avenir sans doute très proche dévoilera des m é t h o d e s
permettant d e simplifier la production des substances radioactives et d ' e n multi-
plier les effets a u point q u e toute nation dotée d e grandes ressources industrielles
pourra disposer d e m o y e n s d e destruction dont la puissance dépasse tout ce qu'il
était permis d'imaginer jusqu'ici.
» D a n s ces conditions, l'humanité courra des dangers sans précédent si des
m e s u r e s n e sont pas prises e n t e m p s utile p o u r prévenir u n e course désastreuse à
des a r m e m e n t s aussi formidables et p o u r exercer u n contrôle international sur la
fabrication et l'utilisation d e ces substances capables d e libérer u n e telle quantité
d'énergie.
» C o m m e le souligne le m é m o i r e e n question, p o u r q u ' u n accord constitue u n e
garantie contre des préparatifs secrets visant à s'emparer d e ce n o u v e a u m o y e n d e
destruction, il devrait comporter des m e s u r e s exceptionnelles. Il faudrait e n effet
n o n seulement assurer la possibilité p o u r tous d'être pleinement informés des
découvertes scientifiques, mais encore obtenir q u ' u n contrôle international puisse
s'exercer sans entraves sur toutes les grandes entreprises techniques, tant indus-
trielles q u e militaires.
» A cet égard, il est u n autre fait qu'il convient d e souligner : sans parler m ê m e
d u détail des procédés techniques, particulièrement c o m p l e x e , le degré d e spécia-
lisation qu'exige la production des substances radioactives et les conditions très
particulières dans lesquelles elles peuvent être utilisées c o m m e explosifs à grande
puissance faciliteront considérablement ce contrôle et assureront s o n efficacité,
p o u r v u seulement q u e le droit d e regard soit garanti.
» L e s détails d e l'organisation d ' u n contrôle efficace devraient être fixés avec la
collaboration d e savants et d e techniciens n o m m é s par les g o u v e r n e m e n t s inté-
ressés. U n comité p e r m a n e n t d'experts, rattaché à u n e organisation internationale
de sécurité, pourrait être chargé d e se tenir a u courant des nouvelles découvertes
scientifiques o u techniques et d'indiquer éventuellement c o m m e n t les mesures d e
contrôle devraient être modifiées.
» L e s r e c o m m a n d a t i o n s d e ce comité technique permettraient à l'organisation
en question d e fixer les conditions dans lesquelles l'exploitation industrielle des
sources d'énergie atomique pourrait être autorisée ainsi q u e les restrictions qui
e m p ê c h e r o n t tout assemblage explosif d e substances radioactives.
» Alors qu'à u n m o m e n t décisif p o u r le sort d u m o n d e r h u m a n i t é doit faire face 31
is à la nouvelle situation créée par le progrès scientifique, il semble qu'on puisse se
M féliciter, signale ce m é m o i r e , que les mesures appelées par cette situation s'harmo-
•fj nisent si parfaitement avec l'espoir en u n e future coopération internationale,
¡? unanimement exprimé par les nations unies contre l'agression.
» D'autre part, la nouveauté m ê m e de cette situation doit fournir u n e occasion
unique de se libérer de tout parti pris ; l'entente réalisée sur cette question essen-
tielle pourrait m ê m e faciliter considérablement le règlement d'autres problèmes
sur lesquels les peuples sont historiquement et traditionnellement divisés.
» C'est ainsi que le libre accès à l'information, indispensable à la sécurité c o m -
m u n e , devrait en m ê m e temps viser plus loin en détruisant les obstacles qui
s'opposent à la connaissance réciproque de la vie spirituelle et matérielle des
divers pays, seule base durable d u respect et de la bonne volonté mutuels.
» E n se sentant les artisans d'un progrès qu'il faut en effet surtout attribuer à la
collaboration scientifique internationale, et qui est plein de promesses pour le
bien-être de l'humanité, les savants des divers pays resserreraient encore les Hens
étroits noués par eux dans les années qui ont précédé la guerre. D a n s les circons-
tances actuelles, ces liens pourraient se révéler particulièrement précieux lorsque le
m o m e n t sera venu pour leurs gouvernements respectifs d'étudier et d'adopter des
mesures de contrôle.
» D a n s les consultations préliminaires entre gouvernements, dont l'objet pri-
mordial serait d'inspirer confiance et de dissiper les inquiétudes, il ne devrait y avoir
à débattre que de l'attitude éventuelle de chaque partenaire au cas o ù les perspec-
tives que laisse entrevoir à tous le progrès de la physique se préciseraient au point
d'imposer des mesures exceptionnelles.
» E n tout cas, l'entente semble peu douteuse dès que les parties en cause auront
eu le loisir de méditer sur les conséquences qu'entraînerait leur abstention, et de se
convaincre des avantages d'un accord qui garantirait la sécurité collective, sans pour
autant refuser à quiconque l'accès aux nouvelles sources de prospérité matérielle.
» Toutes ces occasions risquent cependant d'être perdues si l'initiative en ques-
tion n'est pas prise alors que le problème peut être débattu dans u n esprit amical.
E n temporisant pour "voir venir", o n risquerait, surtout si, dans l'entretemps, la
rivalité précipitait les préparatifs, de donner à cette tentative une allure de coer-
cition qu'aucune grande nation ne saurait tolérer.
» Il est à peine besoin d'insister sur les avantages de toute nature qu'il y aurait,
lorsqu'il faudra révéler au m o n d e l'existence d u formidable engin de destruction
t o m b é aux mains des h o m m e s , à pouvoir lui dire, en m ê m e temps, que cet i m m e n s e
progrès scientifique et technique a contribué à consolider la base d'un avenir de
coopération pacifique entre les peuples. »
E n évoquant ces jours passés, les mots m e m a n q u e n t pour décrire fidèlement le
fervent espoir qui régnait de voir le progrès scientifique inaugurer une ère nouvelle
d'harmonieuse coopération internationale et la crainte de laisser échapper la
moindre occasion de la faciliter.
Jusqu'à la fin de la guerre, par tous les m o y e n s dont u n savant peut disposer,
je m e suis efforcé de montrer combien il était important de peser toutes les consé-
quences politiques de ces recherches et j'ai insisté pour qu'avant qu'il ne soit
question d'utiliser l'arme atomique les nations s'appliquent d'abord à écarter de
concert les nouvelles menaces qui pesaient sur la sécurité d u m o n d e .
Q u a n d j'ai quitté l'Amérique, en juin 1945, les derniers essais relatifs à la b o m b e
atomique n'avaient pas encore eu lieu ; j'ai ensuite séjourné en Angleterre de cette
date jusqu'en août 1945, époque à laquelle l'utilisation de la nouvelle arme fut
officiellement annoncée. Rentré peu après au D a n e m a r k , je n'ai été mêlé depuis
32 lors à aucun projet atomique secret, qu'il fût militaire o u industriel.
Photo i. Première photographie d u personnel de l'Institut de physique théorique en 1921.
Debout, à partir de la gauche : J. C . Jacobsen (Danemark), Svein Rosseland (Norvège),
George de Hevesy (Hongrie), H . M . Hansen (Danemark) et Niels Bohr. Assis : James
Franck (Allemagne), Hans Kramers (Pays-Bas) et la secrétaire Betty Schultz. (Photo
prêtée par les Archives de l'Institut Niels-Bohr.)
Les bons Unesco peuvent également être utilisés pour payer des
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culturel et pour acquitter des droits d'inscription universitaire ou
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vous envoyez au fournisseur des marchandises que vous désirez acquérir.
« Une chose qui demeure », dit un scientifique soviétique de ses contacts et de ses
entretiens avec Niels Bohr au cours d'un séjour à Copenhague dans les années 1950,
« c'est une admiration franche et inaltérable pour l'homme. » Chaleureux et humain)
ayant aussi une profonde connaissance de la théorie de la structure de l'atome, Bohr
reste dans les mémoires comme un grand scientifique qui non seulement a largement
contribué à faire comprendre à l'humanité la nature de la matière, mais a également
joué un rôle unique en tant que guide, assistant, ami et critique de bon nombre de
jeunes scientifiques.
Il n'y a pas longtemps, j'ai eu l'occasion de lire la critique d'un article théorique
destiné à une grande revue de physique. J'ai été frappé par cette phrase qui, dans
l'esprit du critique, massacrait complètement l'article : « Cet article ne contient
m ê m e pas une seule formule. » Il est certain que la physique théorique fait forte-
ment appel aux mathématiques et que c'est en fait une physique mathématique.
L'utilisation de formules mathématiques complexes est pratiquement une question
de prestige ; les auteurs font souvent étalage avec satisfaction de leur connaissance
des nouveaux domaines des mathématiques et de leur capacité d'utiliser des idées
et constructions mathématiques hier encore inconnues en physique. Cette épi-
démie a touché également d'autres sciences. Il serait déplacé de s'élever contre
cette tendance parfaitement naturelle si les formules n'éclipsaient pas, mais au
contraire soulignaient et développaient les aspects proprement physiques d'un
phénomène et de tel ou tel « fragment » de la réalité. Les travaux de Niels Bohr
sont à cet égard exceptionnels. Les mathématiques qu'il emploie sont très simples,
les problèmes sont posés avec netteté et la pensée exprimée avec une clarté et une
logique sans égales. Son œuvre fondamentale, consacrée au problème de la capture
des neutrons par les noyaux et où est exposée la théorie entièrement nouvelle du
noyau composé, ne comprend pas une seule formule. L a sage simplicité de l'ana-
lyse à laquelle il procède dans son ouvrage consacré au mouvement des particules
atomiques dans la matière est source de grande satisfaction esthétique.
L'élaboration de la mécanique quantique est essentiellement le fait de deux
centres scientifiques : Gottingen et Copenhague. Gottingen était sous la forte
influence du grand mathématicien Gilbert, qui est l'auteur de la déclaration,
42 peut-être u n peu facétieuse, mais néanmoins importante : « L a physique est beau-
coup trop compliquée pour les physiciens. » C'est lui qui entreprit sérieusement JS
de transcrire les théories physiques dans un langage mathématique rigoureux. L e M
chef du « centre quantique » de Gôttingen, M a x Born, qui avait suivi les cours de ^
Gilbert, aimait à répéter : « Les mathématiques sont plus savantes que nous. » Il %
n'est pas étonnant que ce soit précisément dans la création d'une formulation %
mathématique nouvelle et originale de la mécanique quantique que l'école de ^
Gôttingen a joué un rôle eminent. Mais l'originalité de cette formulation mathé- Ë«>•
matique n'était que la concrétisation des lois propres à la théorie quantique que g
la sage intuition des phénomènes physiques de Bohr avait permis de révéler. i-J
Les discussions entre Bohr et Einstein, qui se sont étalées sur plusieurs années,
occupent une place unique dans l'histoire de la physique d u xx e siècle tant par
l'importance et la profondeur des sujets traités que par la tension psychologique
et le caractère dramatique de la situation. Bohr a lui-même plus d'une fois déclaré
que ces discussions avaient joué u n grand rôle dans l'interprétation et le dévelop-
pement des bases fondamentales de la mécanique quantique. E n 1949, dans u n
article destiné à u n recueil spécialement consacré à Einstein, Bohr écrivait que,
pour contribuer à u n « volume dans lequel les chercheurs contemporains rendent
h o m m a g e à Albert Einstein pour son gigantesque apport aux sciences naturelles
et dans lequel ils expriment la reconnaissance de notre génération tout entière
pour la voie que son génie a tracée [...], je ne pourrais guère faire mieux que
d'évoquer ces discussions, qui (bien qu'elles n'aient pas débouché sur u n accord
total) ont été pour moi extrêmement précieuses et stimulantes ». Et Bohr ajoutait
plus loin : « ...tant ce libre échange de points de vue était fructueux dans un domaine 45
o o ù les nouveaux résultats nous contraignaient de temps à autre à réviser nos
cfl
¿? conceptions. »
M Einstein a lui-même contribué de manière importante au développement de la
h physique quantique par sa théorie de l'effet photoélectrique (1905) et par sa théorie
e/i du rayonnement et de l'absorption de la lumière (1917). Mais il lui était impossible
d'accepter le caractère proprement statistique de la description des phénomènes
par la mécanique quantique parce qu'il estimait que cette description était
incomplète : «... cette description va tellement à l'encontre de m a sensibilité scienti-
fique que je ne saurais renoncer à chercher u n système théorique plus complet »,
devait-il écrire par la suite. E n vue de démontrer que la mécanique quantique ne
reflétait pas pleinement la réalité, Einstein proposait diverses « expériences m e n -
tales », au cours desquelles il s'efforçait d'arriver à une description plus détaillée
des phénomènes que ne le permet la mécanique quantique.
La rivalité Bohr-Einstein
Je m e permettrai ici une petite digression. Il n'est pas rare que des travaux très
importants passent inaperçus de ceux qui en sont les contemporains, que la stature
d'un savant et l'importance de ses découvertes ne soient reconnues que par les
générations suivantes. N o u s avons également p u constater que les auteurs de
retentissantes découvertes ont souvent des prédécesseurs qui sont soit leurs contem-
porains, soit fort peu anciens par rapport à eux, ce qui donne lieu à des querelles
sur l'antériorité de la découverte. Cette situation est parfois le fait de la mauvaise
foi ou d u hasard, mais il arrive aussi très souvent que l'inventeur initial n'ait pas
eu conscience de l'importance de sa découverte, ou n'ait pas voulu (ou osé)
s'employer activement à en convaincre les spécialistes. L'exemple de Bohr est
très instructif à cet égard également. Ses premiers travaux sur la théorie des spectres
atomiques (1913) contredisaient totalement la théorie classique de l'électromagné-
tisme. Il lui fallut beaucoup de courage scientifique, voire d'audace, non seulement
pour se décider à les publier, mais encore pour entreprendre énergiquement d'en
faire comprendre la portée. Bohr fut par ailleurs le premier à noter les faiblesses
de sa théorie et n'hésita pas non plus à les exposer sans ambages. L'élaboration
des bases de la mécanique quantique devait, par la suite, ressembler à une sorte
d'assaut orchestré et m e n é par Niels Bohr. Cette méthode de travail n'était pas
sans comporter de nombreux risques d'erreur, et la carrière de Bohr n'en est pas
exempte (sa déclaration de 1924 touchant la non-conservation de l'énergie dans
les processus atomiques en est u n exemple). Mais il savait modifier franchement
et dignement son point de vue en fonction des facteurs objectifs. Bohr nous a
donné une éclatante leçon d'audace et d'impartialité scientifique ainsi que l'exemple
d'une lutte honnêtement et activement menée pour faire triompher des idées
nouvelles.
C e qui intéressait Bohr dans la science, c'étaient les questions les plus difficiles,
celles qui réclamaient des approches totalement nouvelles, remontaient aux bases
m ê m e s de l'explication physique du m o n d e et touchaient à des problèmes philoso-
phiques et épistémologiques. L e principe de la correspondance et surtout la théorie
de la complémentarité (« méthode complémentaire de description »), qui ont été
formulés par Bohr pour résoudre certains problèmes pratiques de la physique
quantique, constituent une contribution importante à la théorie de la connaissance.
L e principe de la correspondance a été formulé par Bohr pour « sauver » son
modèle atomique (1913) en rupture avec la physique classique, mais encore
dépourvu des bases solides de la mécanique quantique. Peut-on s'écarter totale-
ment des données de la physique classique ? Après tout, il existe toute une classe
de phénomènes dont elle rend compte avec exactitude. Peut-on établir un lien entre
u la description classique et la description quantique ? L e principe de la correspon-
dí dance permettait précisément d'établir ce lien : aux plus grandes orbites quantiques
M correspond u n rayonnement de l'électron qui se rapproche beaucoup d u rayonne-
h m e n t de type classique.
oó A l'heure actuelle, ce principe, qui a acquis u n contenu épistémologique plus
général, est à la base de toute une dialectique des échanges entre « anciennes » et
« nouvelles » théories scientifiques. U n e théorie nouvelle et plus générale ne peut
pas entièrement rejeter une théorie plus ancienne, mais doit l'inclure en tant que
cas particulier, et faire appel à elle dans le domaine où elle s'applique. Cette
formulation générale d u principe de correspondance a une signification heuristique
très importante, et pas seulement pour la physique.
Plus grande encore est l'importance de la théorie de la complémentarité, dont
la généralité, le c h a m p d'application et l'interprétation philosophique demeurent
controversés aujourd'hui m ê m e . Elle a été formulée de façon définitive en 1927.
O n ne peut décrire les phénomènes quantiques de façon complète et exhaustive
qu'en utilisant deux séries mutuellement exclusives (« complémentaires ») de
conceptions classiques. Ainsi, les relations d'incertitude de Heisenberg sont
l'expression mathématique d ' u n cas particulier des relations de complémentarité.
Bohr s'est plus d'une fois efforcé de fonder, d'expliquer et de préciser sa conception
en soulignant que la méthode complémentaire de description était nécessaire
parce que notre langage (« classique ») ne convenait pas pour décrire une réalité
essentiellement différente, à savoir la réalité « quantique ». L'importance d u rôle
de la théorie de la complémentarité ne s'est pas limitée à l'interprétation de la
mécanique quantique. « N o u s avons reçu une leçon dans le domaine de la théorie
de la connaissance également, et cette leçon concerne des problèmes qui dépassent
de très loin les limites de la physique », écrivait Bohr en concentrant son attention
en premier lieu sur la biologie et la psychologie. Ses idées sur la question ne furent
jamais définitivementfixées.Fendant de nombreuses années, Bohr revint plusieurs
fois sur le contenu philosophique de la théorie de la complémentarité et sur le
rôle qu'elle pouvait avoir en dehors de la physique. Il existe encore des témoi-
gnages (plus ou moins dignes de foi) selon lesquels Bohr aurait déclaré avoir
découvert des échelles complémentaires de description de la réalité dans les diffé-
rents domaines de l'activité humaine.
Vérité et clarté
U n jour, après u n cours, l'un des étudiants ayant d e m a n d é quel était le terme
complémentaire d u concept de « vérité », Bohr répondit : « Clarté ». Cela fait déjà
de nombreuses années que je ne cesse de m'émerveiller de la profondeur de cette
déclaration. Il est évident que le « mensonge » n'est pas l'aspect complémentaire
du concept de « vérité » (mais seulement une autre gradation de la m ê m e échelle),
alors que l'aspect complémentaire en est précisément la « clarté », c'est-à-dire
l'explication simple, ne souffrant pas d'exceptions d'un phénomène quelconque.
L a « vérité », c'est l'assemblage de divers faits, tous incontestables, mais pouvant
se contredire les uns les autres et ne pas former u n tableau général « clair ». Toute
notre conception de la réalité et de la pensée objective se ramène à manier en alter-
nance ces deux procédés, à savoir recueillir et expliquer les divers faits, ensuite
les regrouper dans le cadre d'une théorie claire et bien équilibrée. D a n s la plupart
des cas, les nouveaux faits qui ne cadrent pas avec la théorie générale sont ignorés
ou accueillis avec méfiance. Ces deux types complémentaires de perception de la
réalité coexistent manifestement dans notre m o d e de pensée. Par ailleurs, certaines
48 personnes ont une préférence marquée pour la vérité (ce sont les critiques et les
Photo 3. Niels Bohr au cours de la visite de l'Institut de physique et de chimie de
l'Académie de Beijing, le 4 juin 1937.
Photo 4. Margrethe Bohr, recevant chez elle le jour de Noël 1981 de jeunes scientifiques
chinois, évoque avec eux son voyage en Chine.
Niels Bohr en 1954. (Photo reproduite avec l'aimable autorisation d'Erik Rüdinger,
Copenhague.)
analystes) et d'autres pour la clarté (ce sont les traditionalistes). Je ne sais pas si ja
c'est ce que Bohr avait en vue, mais pour m o i cet exemple est une illustration M
vivante du fait que la méthode complémentaire de description a enrichi notre j§
réflexion. Et la pensée de Bohr, qui ne se limitait pas aux problèmes pratiques Z
de son domaine scientifique, mais s'efforçait de s'élever jusqu'aux conceptions -o
philosophiques et épistémologiques, est digne d'émulation. ^
Ë
<D
X
La position de Bohr sur les questions „"
touchant la guerre et la paix
D a n s u n article consacré au centenaire de la naissance de Niels Bohr, on ne saurait
passer sous silence le rôle que ce savant a joué pour résoudre les problèmes
c o m m u n s à toute l'humanité, en particulier sa position sur les questions touchant
la guerre et la paix. Bohr a plus d'une fois été placé devant u n choix difficile. Je
citerai quelques exemples.
E n 1938, lors du Congrès international d'anthropologie et d'ethnologie, il pro-
nonça u n discours intitulé « L a philosophie de la science et les cultures des
peuples », dans lequel il parla de l'heureuse complémentarité des diverses cultures
et de la « suffisance nationale caractéristique de toute culture repliée sur elle-même ».
Sur quoi, les membres de la délégation allemande quittèrent la salle avec ostentation.
E n 1943, Bohr dut fuir le Danemark occupé, alla en Suède, puis gagna l'Angle-
terre dans des conditions dramatiques puisqu'il était caché dans la soute à munitions
d'un avion militaire. Il participa au « projet atomique » qui déboucha sur l'invention
de la b o m b e atomique, mais rompit totalement avec ces activités immédiatement
après la guerre.
E n 1944, il entreprit, non sans risques et en tout cas sans succès, de convaincre
Roosevelt et Churchill de la nécessité de conclure u n accord international sur le
contrôle des armements nucléaires.
D a n s u n m é m o r a n d u m spécial transmis à Roosevelt, Bohr déclare qu'il est très
important que les alliés préservent l'unité acquise au cours de la guerre, et qu'il
est indispensable à cettefind'interdire immédiatement après la guerre tout emploi
militaire de l'énergie atomique et de rendre son utilisation pacifique libre et
accessible à tous les pays.
E n 1950, il adressa à l'Organisation des Nations Unies une lettre ouverte dans
laquelle il insistait sur la création d'un m o n d e capable d'assurer le développement
pacifique et la coopération de tous les États, et exhortait « tous les partisans de
la coopération internationale, qu'il s'agisse de personnalités individuelles ou de
peuples tout entiers, à unir leurs efforts en ce sens ». Et, bien que Bohr reconnût
lui-même que cet appel s'apparentait à une utopie, il était convaincu que l'huma-
nité n'avait pas d'autre issue que de transformer cette utopie en réalité. E n 1955,
il exposa les m ê m e s idées dans son discours d'introduction à la première Conférence
de Genève sur l'utilisation de l'énergie atomique à des fins pacifiques.
C'est pendant ces années-là que Bohr se rendit compte que la recherche des voies
et moyens pour empêcher la guerre nucléaire et promouvoir la coopération
internationale était devenue le principal objectif de sa vie. Q u a n d je travaillais à
Copenhague, il revenait constamment sur ces questions d'ordre mondial lors de
nos entretiens, s'efforçant de « sentir » les conditions de vie dans notre pays et
notre attitude vis-à-vis de ses propositions. Ses questions étaient souvent extrê-
m e m e n t concrètes ; il s'intéressait à l'opinion de gens qu'il connaissait bien person- 49
> nellement. Et il était clair qu'il percevait le sens des concepts abstraits de « peuple »,
>> « pays » et « nation » à travers le prisme de son expérience vécue et de ses relations
PQ personnelles avec des êtres en chair et en os.
A cette époque-là, Niels Bohr était au faîte de la gloire et indiscutablement la
personne la plus célèbre d u Danemark après le roi. L e temps était bien révolu
où, c o m m e tous ses collaborateurs, il se rendait à l'institut à bicyclette. Maintenant,
c'était u n chauffeur en uniforme qui l'y conduisait dans une grande limousine
noire (ce qui était véritablement un cas rare à Copenhague, où la bicyclette demeu-
rait le principal m o y e n de locomotion). Mais il était resté aussi charmant, attentif,
simple et timide que par le passé. O n pouvait souvent le voir, après que sa magni-
fique limousine l'eut déposé à l'institut, traverser la rue et aller s'acheter des
sandwichs pour le lunch dans une toute petite boutique. Sa silhouette u n peu
corpulente paraissait voûtée, c o m m e s'il ressentait presque physiquement tout le
poids des problèmes de l'humanité qu'il avait décidé avec abnégation de prendre
sur ses propres épaules et comprenait subitement la faiblesse, l'impuissance de
l ' h o m m e seul. Mais Niels Bohr comprenait aussi qu'il n'aurait pas p u agir
autrement. •
La revue trimestrielle
Nouvelles de la Science et des Technologies
(lancée en d é c e m b r e 1983) a pour objectif d e faire connaître l'état d e s
recherches et d e s activités scientifiques d e la c o m m u n a u t é d e langue française.
Paiement S G B 210-0070855-97 du G O R D E S
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Tél. : 0 2 / 6 4 7 8 9 9 4
50
Parce que l'on peut décrire un phénomène de différentes façons, ce qui a un sens dans ,0
un contexte donné n'en a pas dans un autre. Il y a soixante ans, la complémentarité "
a
était absolument indispensable pour échapper aux contradictions apparentes de la n
physique des quanta. L'action des ondes lumineuses était inconciliable avec le mouvement ^
des particules qui ressemblent à des électrons, et c'est le concept de complémentarité §
de Niels Bohr qui démontra que, dans le domaine de la science, l'autre face de la ^
vérité n'est pas forcément une hérésie. ,»
.s
Compléments naturels E
K . C. Cole
Karen Christine Cole, qui a fait des études de lettres, est l'un des auteurs de la revue
mensuelle de vulgarisation scientifique Discover. Cet article est reproduit avec
l'aimable autorisation de la rédaction du périodique (© 1983 par Time, Inc.).
•3 Les physiciens aiment à se répéter une conversation qui eut lieu entre deux lauréats
'-' du prix Nobel, Félix Bloch et Werner Heisenberg, il y a plusieurs années. Ces deux
<-> grands savants marchaient le long d'une plage et Bloch expliquait à Heisenberg le
i¿ sens d'une nouvelle théorie sur la structure mathématique de l'espace. A u bout
d'un m o m e n t , Heisenberg répondit : « L'espace est bleu et les oiseaux y volent. »
L'histoire est célèbre parce qu'elle illustre ce que de nombreux physiciens
pensent être la principale contribution de la théorie quantique. Cette contribution
n'était pas une découverte au sens strict du mot : il ne s'agissait ni d'une particule,
ni d'un nouvel objet ou d'un événement extraterrestre, ni m ê m e d'une théorie
ou d'une équation ; c'était plutôt une position philosophique qui permettait aux
h o m m e s de science de donner un sens à une quantité de paradoxes qui semblaient
rendre la physique moderne quasi impénétrable. Il s'agissait de la notion de
complémentarité. L'histoire de Heisenberg et Bloch en est une parfaite illustration :
on peut parler du m ê m e sujet de deux façons très différentes, et ce qui a un sens
dans un contexte peut n'en avoir aucun dans un autre.
L a notion de complémentarité était absolument indispensable pour échapper
aux contradictions créées dans les années 1920 par les nouvelles idées de la phy-
sique quantique. Les ondes lumineuses semblaient faites de particules, et l'on
savait que les particules c o m m e les électrons se comportaient à la manière d'ondes.
O n pouvait repérer la position d'une particule, mais on perdait alors la trace de
son déplacement ; inversement, on pouvait suivre son déplacement, mais il fallait
alors renoncer à connaître sa position. Toutes les formes stables de la matière
dans l'univers tiraient leur forme de quantités indivisibles d'énergie vibratoire
désignées sous le n o m de quanta ; cependant, si l'on essayait de sonder ce quantum
pour voir de quoi il était fait, il s'évanouissait aussi complètement qu'un flocon
de neige dans la p a u m e de votre main.
C e fut le physicien Niels Bohr qui invoqua la complémentarité pour essayer de
maîtriser ces contradictions essentielles. Il déclara que la réalité des phénomènes
de la nature exigeait des descriptions complémentaires, c'est-à-dire impliquant
plusieurs points de vue. Peu importe qu'on ne puisse pas déterminer simultanément
le déplacement et la position d'une particule ; il n'est pas non plus possible de voir
en m ê m e temps les deux faces d'une pièce de monnaie. Il est nécessaire de donner
des descriptions complémentaires pour comprendre entièrement u n phénomène, de
m ê m e qu'il est nécessaire de mélanger toute une g a m m e de couleurs pour obtenir
du blanc pur. Les compléments sont le yin et le yang de la science. O u encore,
c o m m e l'écrit le physicien Emilio Segré : « L a science a ceci de particulièrement
beau que des points de vue qui paraissent diamétralement opposés, une fois placés
dans une perspective plus large, apparaissent vrais tous les deux. »
Dans les cas extrêmes, si l'on se concentre étroitement sur un aspect-d'une situation,
on risque de détruire l'autre. Bohr devait pratiquer le ski, car il a comparé ce
phénomène aux efforts que l'on peut faire pour analyser les plus petits mouvements
du christiania, ou virage parallèle. Dès que l'on s'efforce de le faire, « le christiania
cesse d'exister et devient u n virage en stem ordinaire, de m ê m e que l'état quan-
tique redevient un déplacement classique lorsqu'on l'analyse très finement ». L'état
quantique, c o m m e l'arabesque que fait la ballerine ou c o m m e le chant d'un
oiseau, ne garde ses propriétés que pour autant qu'il continue à former un tout.
Cela ne veut pas dire que l'on ne peut pas décomposer ces choses en notes, en
mouvements ou en molécules, cela signifie seulement qu'on peut observer un
animal sur le vif, ou bien le disséquer au laboratoire et que ce sont deux façons
complémentaires d'explorer la nature.
Joseph Weizenbaum, professeur d'informatique au M I T , a dit à peu près la m ê m e
chose récemment lorsqu'il a expliqué qu'il était dangereux de faire la part trop
belle aux ordinateurs : « Prenons le cas du microscope. Il agrandit énormément
les objets, certes, mais en fait il empêche aussi de voir le reste du m o n d e . O r il
y a des moments où l'on ne peut pas voir deux choses à la fois : pour distinguer
les détails, il faut renoncer à voir l'organisme entier. Mais il ne serait pas raison-
nable pour autant de dire que ce que vous voyez ressemble en quoi que ce soit
à la réalité essentielle de l'organisme lui-même. »
Weizenbaum, auteur de Computer power and human reason (Pouvoir de l'ordi-
nateur et raison humaine), craint que, si la sociétéfilele parfait amour avec les
ordinateurs, ce soit parce que la pensée scientifique est en voie de devenir « impé-
rialiste ». Cela ne veut pas dire que la pensée scientifique est mauvaise en soi,
cela veut dire seulement qu'elle est dangereuse lorsqu'elle supplante toutes les
autres approches. « Si l'on voulait comprendre la dépression des années 1930 sans
autres documents que les statistiques d u Ministère d u travail, et si l'on refusait
par exemple de lire des romans c o m m e ceux de John D o s Passos parce que la
littérature n'est pas scientifique, ce serait une mauvaise chose, car, très profondé-
ment, on apprend davantage en lisant ces romans. » 53
3
U n e visite historique
A u cours du séjour qu'il effectua en Chine, Bohr donna au total sept conférences
consacrées à l'atome, au noyau atomique, à la désintégration nucléaire et à la loi
de la causalité. Il eut également de nombreux entretiens avec les physiciens chinois
sur toutes les questions qui les intéressaient; cependant, il revenait sans cesse
sur les problèmes cruciaux auxquels les scientifiques de l'époque se trouvaient
confrontés. Ceux qui l'écoutaient n'apprenaient pas seulement beaucoup de phy-
sique et de notions nouvelles ; leur esprit tout entier en était éclairé. N o u s avons
toujours été extrêmement frappés par la façon qu'avait Bohr d'expliquer des
concepts complexes en termes simples et par la façon vivante dont il présentait sa
théorie du noyau atomique à l'aide d'auxiliaires pédagogiques de son invention,
c o m m e des boules de billard, par exemple, et avec le concours de sonfils,H a n s -
Henrik Bohr, qui projetait de nombreuses diapositives d'un grand intérêt. Je
crois savoir que le matériel pédagogique qu'utilisait Bohr est toujours çpnservé
à l'Institut Niels-Bohr.
Bohr était célèbre dans le m o n d e entier ; pour m a part, j'étais jeune et encore
novice en matière de recherche. J'étais donc quelque peu intimidé à l'idée de lé
rencontrer ; toutefois, m o n appréhension se dissipa dès que nous engageâmes la
conversation. Je m e rendis compte sur-le-champ que c'était u n h o m m e aimable,
d'un abord facile, dépourvu de toute prétention et toujours disposé à répondre
aux questions les plus diverses. Je m'intéressais à cette époque aux rayons cosr
miques, plus particulièrement au phénomène de cascade qui était depuis peu
l'objet d'observations. Je lui demandai quelle pouvait être l'origine de ces cascades ;a
et il m e répondit que l'on avait déjà la réponse à cette question : elles étaient S
produites par l'interaction électromagnétique. «
a
«2
Le débat Einstein-Bohr : « C'est moi qui ai raison, 2
Einstein se trompe » «
O n sait que ce que l'on a appelé le débat entre Einstein et Bohr a duré plusieurs g
dizaines d'années au début du xx e siècle ; toutefois, les deux h o m m e s étaient bons Ji
amis et ne cessèrent jamais de se tenir mutuellement en haute estime. L e rôle .sj
historique joué par leur polémique dans l'évolution de la science moderne a été •§
abondamment étudié et exposé par les historiens et les scientifiques. Je n'en g
parlerai donc pas et renverrai les lecteurs intéressés aux ouvragres traitant de cette v
question, tel Niels Bohr de Ruth M o o r e . Beaucoup de ceux qui avaient l'occasion g
de rencontrer Bohr, en particulier les jeunes, souhaitaient entendre de sa bouche a
u
ce qu'il pensait de ce fameux débat. Lorsque m o n collègue Shu Xin-bei demanda
à brûle-pourpoint à Bohr son avis sur la question, Bohr répondit sans détour que £
c'était lui qui avait raison et qu'Einstein se trompait. Sa franchise et sa droiture
firent sur moi une profonde impression.
A chaque étape de son séjour, Bohr visita plusieurs laboratoires, par exemple
l'institut de physique de l'Académie centrale de Shanghai, le laboratoire de phy-
sique atomique de l'Université centrale à Nangjing, l'institut de physique de
l'Université de Beijing. Il manifesta u n grand intérêt pour les travaux de recherche
en cours, bien que l'équipement et les moyens d'expérimentation dont disposaient
alors la plupart des laboratoires fussent rudimentaires. D'après ce que rapporte
le professeur Zheng Hua-zhi, un groupe de chercheurs du laboratoire de physique
de l'Université de Beijing avait entrepris de mesurer le spectre atomique complexe
d u benzène en utilisant l'effet R a m a n . Il avait identifié dans le spectre deux lignes
très proches l'uríe de l'autre : la ligne 991, très intense, et la ligne 984, très faible.
Lorsqu'on montra à Bohr la photographie du spectre, u n sourire de contentement
apparut sur son visage et il félicita les physiciens chinois d'avoir réussi à prendre
des clichés aussi nets de la ligne 984, travail qui demandait des centaines d'heures
d'exposition.
A u cours de leur séjour à Beijing, les Bohr furent accueillis partout avec enthou-
siasme et reçus en grande p o m p e . Bohr visita la plupart des institutions scienti-
fiques importantes de Beijing et rencontra des dizaines de scientifiques chinois de
premier plan, notamment le célèbre physicien W u Y o u - X u n , aujourd'hui décédé,
qui accompagna les Bohr dans leur visite d u M u s é e d u palais, de la Grande
Muraille et des tombeaux ming.
Lors de la visite que Bohr effectua à l'Académie de Beijing, une photographie
fut prise le 4 juin 1937 sur les marches d u bâtiment de l'Institut de physique et
de chimie (voir photo n° 3). Cette photo a été conservée c o m m e u n précieux
témoignage par le grand savant Y a n Ji-ci, qui aime à parler aux jeunes scientifiques
chinois des relations d'amitié qui ont existé dans le passé entre les scientifiques
de Chine et ceux d'autres pays en leur montrant des photographies historiques
telles que celle-là.
La visite de Bohr fut l'un des grands événements de l'histoire de la science
moderne en Chine. Elle a exercé une influence considérable et durable sur le
développement des rapports d'amitié et de coopération entre les scientifiques 59
u de nos deux pays. Elle est également devenue l'un des sujets de conversation les
•g plus fréquemment abordés lorsque Chinois et Danois se rencontrent. Sur la
¿ photo n° 4 , on voit Margrethe Bohr recevant chez elle, à Noël 1981, de jeunes
CJ scientifiques chinois et évoquant avec émotion le voyage qu'elle fit en Chine avec
jí son mari en 1937.
fe L'amitié entre les physiciens de nos deux pays ne s'est jamais démentie et les
échanges au niveau universitaire inaugurés par Bohr se sont poursuivis et déve-
loppés. A u cours des années qui ont précédé l'avènement de la Chine nouvelle,
quelques physiciens chinois de l'ancienne génération, dont Z h o u Pei-yuan, Zhang
Zhong-sui (aujourd'hui décédé) et H u N i n , ont effectué des séjours individuels
d'une durée variable à l'Institut Niels-Bohr. Depuis lors, beaucoup d'autres plus
jeunes ont suivi leurs traces. U n e vingtaine de physiciens sont allés étudier et
travailler à l'institut, où la durée m o y e n n e de leur séjour a dépassé u n an, et ces
physiciens constituent aujourd'hui une force très importante pour la science et la
technique chinoises.
L'Institut fut inauguré le 3 mars 1921. A u cours de ses dix premières années 5
d'existence, il apporta une contribution décisive à l'élaboration de la mécanique
quantique. C e résultat remarquable ne fut pas l'œuvre d'un individu particulier, !
mais le fruit des efforts collectifs d'une génération de chercheurs. L a renommée
de Bohr ainsi que le rayonnement de sa personnalité lui attirèrent le concours d'un
grand nombre de jeunes chercheurs de talent qui, au prix d'un travail sans relâche,
parvinrent à mettre au point les principes fondamentaux et la forme mathématique
de la mécanique quantique et à formuler ce qu'il est convenu d'appeler 1' « expli-
cation de Copenhague ». Tout au long de cette entreprise, la profondeur et la .5
créativité de la pensée de Bohr, sa vive intelligence et son esprit critique ouvrirent o
la voie et tracèrent le chemin jusqu'à la victoirefinale.O n peut retenir en conclusion a
que la mécanique quantique est l'œuvre d'une génération de héros brillamment
dirigés par Niels Bohr. a
8
Les résultats remarquables obtenus par l'Institut Niels-Bohr nous dominent o
une leçon fondamentale : nous n'atteindrons le but ambitieux que nous nous u
sommes fixé qu'en permettant à chacun de déployer pleinement sa créativité et a
son initiative. E n effet, presque toutes les réalisations importantes de la science
moderne sont aujourd'hui le fruit d'un labeur et d'un effort collectifs.
Niels Bohr ne s'est pas contenté de définir les principes devant présider à l'activité
de l'institut ; ce fut également un formidable lutteur qui ne se laissait pas effrayer
par les dangers et les difficultés, qui n'a cessé de se battre en dépit de tous les obs-
tacles pour mettre en pratique ses principes et qui est allé de victoire en victoire^
Les efforts considérables qu'a déployés Bohr pour promouvoir l'amitié et la coopé-
ration entre les scientifiques de nos deux pays appellent une dernière remarque.
Ainsi que je l'ai rappelé, Bohr est arrivé en Chine pour y donner une série de
conférences en 1937, année de chaos et de désastre ; son séjour fut une totale
réussite en dépit de la fatigue physique et nerveuse de Bohr, qui s'était rendu
précédemment dans plusieurs autres pays. Après la fondation de la Chine nouvelle,
nos efforts dans le domaine scientifique et technique se heurtèrent pendant long-
temps à des difficultés et à des obstacles considérables du fait du blocus économique
organisé par les superpuissances. A cette époque très difficile, l'Institut Niels-Bohr
devint à peu près le seul endroit au m o n d e où des chercheurs chinois pussent être
reçus. Certains membres de l'institut allèrent m ê m e jusqu'à prétendre que celui-ci
était encore plus international que l'Organisation des Nations Unies, où la R é p u -
blique populaire de Chine n'était pas représentée, alors qu'elle l'était à l'Institut
Niels Bohr. Pendant la révolution culturelle, la Chine connut dix années de boule-
versements durant lesquelles notre recherche scientifique fut paralysée, en raison
du sabotage organisé par la Bande des Quatre. C'est à cette époque qu'Aage Bohr,
fidèle aux principes idéologiques de son père, revint en Chine. Il donna des confé-
rences dans plusieurs grandes villes et demanda aux autorités compétentes
d'envoyer des chercheurs chinois à l'Institut Niels-Bohr. Son action fut d'un grand
secours aux physiciens et aux autres scientifiques chinois dans leur lutte contre la
Bande des Quatre.
N o u s n'oublierons jamais les amis qui nous ont aidés dans nos difficultés.
Niels Bohr était un grand ami des scientifiques et du peuple chinois, et il vivra à
jamais dans nos cœurs. Puisse la grande amitié entre les scientifiques et les peuples
de la Chine et du Danemark se perpétuer de génération en génération et demeurer
toujours vivante! • 61
LA REVUE DU PALAIS DE LA
découverte
vous intéressé !
• La chronique de Fernand L O T ,
><§
IMP. 84
f BULLETIN D'ABONNEMENT J
.PROFESSION.
Il serait fastidieux et inutile d'essayer de décrire ici en détail les travaux personnels
d u physicien théoricien que fut Niels Bohr. Les spécialistes connaissent fort bien
ces travaux et les autres seraient vite rebutés par le caractère technique de beau-
coup de ceux-ci. O n peut retenir cependant que, de sa découverte des règles de
quantification des orbites électroniques dans le modèle d'atome de T h o m s o n et
Rutherford jusqu'à la fameuse querelle plus philosophique que physique au
congrès Solvay de 1927 avec Einstein, il semble y avoir une certaine constante dans
l'approche que Niels Bohr avait de la physique théorique dans des domaines où
cette théorie est en voie de construction.
Pour simplifier, o n peut dire que Niels Bohr était u n théoricien pragmatique,
alors que la plupart des grands n o m s de la mécanique quantique étaient à la
recherche d'une théorie générale et complète dont on peut, par des raisonnements
mathématiques, tirer toutes les conséquences en accord avec l'expérience. Niels
Bohr considérait à juste titre que l'apport d'une brique à un édifice est la meilleure
méthode ( m ê m e imparfaite) pour aller dans la voie d u progrès. Lorsqu'en 1913
il proposa les règles de quantification, il n'avait évidemment pas les moyens de les
justifier par une théorie générale.
Cependant, ces règles permettaient de calculer correctement, à des effets d'ordre
supérieur près, les niveaux d'énergie (et donc le spectre) de l'atome d'hydrogène*.
Cela permet d'éliminer la difficulté inacceptable que l'on rencontre avec les théories
Dans ces conditions, pourquoi se poser des problèmes dont la solution est impro-
bable, voire impossible ? A u contraire, Einstein, auteur des grandes synthèses que
furent la relativité restreinte puis la relativité générale, n'était pas arrivé et n'arriva
jamais à se satisfaire de cette approche pragmatique. Si l'énorme majorité des
physiciens ont choisi de suivre Bohr plutôt qu'Einstein et ses successeurs, c'est
peut-être qu'ils ont senti confusément que, du point de vue de la science, l'attitude
de Bohr était finalement plus constructive.
Niels Bohr n'aura pas connu les résultats de récentes expériences destinées à
vérifier ou infirmer les fameuses inégalités de Bell*, que pratiquement toute
théorie satisfaisant aux critères imposés par Einstein devrait vérifier ; dans certains
cas, les prévisions de la mécanique quantique infirment ces inégalités. Les expé-
riences les plus récentes, en particulier celle qui a été réalisée par A S P E C T à
Orsay et qui est la plus proche d'une véritable expérience critique ont, en la matière,
confirmé les prévisions de la mécanique quantique et donc infirmé les prévisions
de la quasi-totalité des théories satisfaisant aux critères de déterminisme, de localité
et de causalité que voulait imposer Einstein.
Bohr en eût-il tiré une satisfaction ? Il n'était pas h o m m e à se réjouir de la
défaite d'un adversaire et le fait qu'il défendait la théorie développée par son
école sur des bases pragmatiques signifiait qu'il n'eût pas été choqué d'un résultat
parce qu'il était ouvert aux idées nouvelles, doté d'une gentillesse qui ne se
démentait jamais, et compte tenu de son immense prestige de physicien, Niels
Bohr pouvait être un chef d'école idéal. Mais deux autres conditions devaient être
remplies pour que Copenhague, capitale d'un petit État, devienne le centre mondial
de la physique théorique : il fallait des moyens et, dans cette période d'évolution
extrêmement rapide des concepts, il fallait de la souplesse. Niels Bohr eut la
chance de trouver ces deux conditions réunies à Copenhague grâce à la Fondation
Carlsberg (on pourrait écrire un jour un livre entier sur l'influence de la bière sur
le développement de la physique théorique et il ne porterait pas uniquement sur
l'importante consommation de ce produit à l'occasion de conférences sur la phy-
sique, qui contribue à la qualité des contacts entre théoriciens).
Grâce aux revenus relativement élevés que Niels Bohr recevait de la Fondation
Carlsberg (comparés à ceux dont pouvaient disposer les théoriciens et m ê m e
certains expérimentateurs à cette époque), il avait la possibilité d'attirer les cher-
cheurs les plus prestigieux. Qui, à l'époque, dans ce domaine, ne rêvait de pouvoir
passer quelque temps au fameux 17 Blegdamsvej, siège de l'Institut Niels-Bohr ?
La souplesse avec laquelle Niels Bohr pouvait utiliser les moyens financiers
mis à sa disposition était elle aussi une condition essentielle de succès. U n e histoire
classique le démontre bien : passant à l'Université de Gôttingen, Bohr y avait
remarqué le jeune physicien Heisenberg dont les premiers travaux commençaient
à être connus. Sans avoir à en référer à u n quelconque comité, il put et n'hésita
pas à l'inviter à venir travailler avec lui à Copenhague. Heisenberg n'était alors
âgé que de vingt-cinq ans. Les étudiants de Gôttingen en furent si impressionnés
qu'au dîner du lendemain en l'honneur de Niels Bohr ils organisèrent une mise en
scène. Déguisés en policiers allemands, deux d'entre eux entrèrent dans la salle
et, s'approchant de Bohr, l'un d'eux lui dit : « Professeur Bohr, vous êtes accusé
de rapt d'enfant, je vous arrête ! »
Bien sûr, Bohr n'alla pas en prison, mais Heisenberg alla à Copenhague et la
liste de ceux qui se rendirent dans la capitale danoise (voir encadré) est réellement
impressionnante. Ils vinrent presque du m o n d e entier : d'Europe, des États-Unis
d'Amérique, d u Japon, d ' U R S S ; ils représentaient la crème de ceux qui firent
la physique des années 1920 à 1940 et, dans bien des cas, leur séjour à Copenhague
précéda leur notoriété. Lorsqu'ils quittèrent Copenhague, ils étaient enrichis sur
le plan scientifique, d'abord par leurs rapports et leurs discussions avec Bohr
— toujours disponible —, ensuite par les contacts qu'ils eurent entre eux. L e
Quelques étoiles au firmament de Copenhague
<u
Allemagne : M a x Def&riick, WemerHeisenberg, Cari Freiherr von Weizsàcker. -S
Autriche : Wolfgang Pauli. «
Belgique : Leon Rosenfeld. S
États-Unis d'Amérique : J. Robert Oppenheimer, J. C . Slater, R . C . Tolman. ••*
Japon : F . Nishina. j?
Norvège : S. Rosseland. ^
Pays-Bas : Hendryk B . G . Casimir, Hendryk A . Kramers. J
Royaume-Uni : P . A . M . Dirac, Neville F . Mott. m
Suède : 0 . Klein.
U R S S : G . G a m o v , Lev Landau.
L'exemple de Niels Bohr nous permet de voir quel devrait être le profil de ce chef
d'école à qui il conviendrait d'accorder des « passe-droits » administratifs.
Il doit certes bénéficier d'un grand prestige scientifique personnel, mais nous
avons v u que cela n'est pas suffisant bien qu'essentiel, car le prestige d'un chef
d'école est le phare qui attire les jeunes chercheurs brillants.
Il doit être ouvert et tolérant. L'expérience qu'un théoricien de haut niveau
acquiert au cours de sa carrière l'amène inéluctablement à préférer spontanément
telle approche d'un problème à telle autre — 1' « autre » approche ayant été vécue
dans le passé, dans u n autre contexte et dans des conditions difficiles. Cette expé-
rience lui est fort utile pour ses propres travaux, car elle lui évitera de perdre d u
temps dans des impasses. Mais, s'il cherche à trop imposer son point de vue et ses 67
S méthodes à ses jeunes collaborateurs, cela peut avoir u n effet sclérosant. L e brillant,
M mais rugueux Wolfgang Pauli découragea ainsi plus d'un jeune chercheur.
"*< L e chef d'école doit être disponible, prêt à aider de ses conseils ceux qui les
Ü solliciteront et être capable de créer une ambiance où tous auront envie de lui
£ demander ces conseils.
Sa tolérance sur les méthodes et les concepts doit s'accompagner d'une grande
rigueur dans le choix des collaborateurs dont il s'entoure. E n effet, tolérance n'est
pas laxisme !
Enfin ( m ê m e si cela semble plus terre à terre), la souplesse et la liberté totale
dont il jouit dans l'emploi des moyens qui lui sont confiés impliquent une certaine
rigueur personnelle quant aux méthodes de gestion, m ê m e s'il est aidé en la matière
par des adjoints administratifs.
Sans doute est-ce beaucoup demander à une seule personne. Les grands chefs
d'école sont et resteront rares. Peu seront aussi parfaits que Niels Bohr. Mais
sommes-nous en mesure de les détecter avec nos systèmes d'organisation et de
gestion de la recherche ? Malgré la rigidité des procédures administratives, est-il
possible de faire, en faveur de la science, des exceptions aux règles de décision ou de
contrôle qui s'imposent ? D e la réponse à ces questions dépendra l'apparition de
nouveaux Niels Bohr ou, au moins, de mini-Niels Bohr.
Conclusion
Ces quelques réflexions personnelles sur les leçons que l'on peut tirer de l'examen
de la vie d'un des plus grands physiciens de tous les temps ne font que très par-
tiellement justice à l'œuvre de Bohr et à l ' h o m m e qu'il fut. Il prouva, après sa cou-
rageuse et pittoresque évasion d u Danemark, qu'il savait être efficace malgré les
conditions difficiles qui lui furent imposées lorsqu'il travailla au projet Manhattan
à Los Álamos.
Si nous devons tirer une conclusion, ce ne peut être que celle-ci : Niels Bohr
nous a laissé u n patrimoine considérable en matière de physique, u n nombre
important de disciples et bien des leçons pour l'avenir de la science. •
68
En l'espace d'une génération, d'énormes progrès viennent d'être accomplis dans
l'identification, de plus en plus détaillée, des constituants de la matière et du
comportement de la matière. Un physicien d'Afrique de l'Ouest expose, simplement et
très expertement, ce que l'on sait à l'heure actuelle de la structure de la matière à
l'échelle microscopique et à des échelles encore plus infinitésimales. Il met l'accent sur
le rôle des accélérateurs dans le processus de découverte et se demande combien
d'autres particules encore plus élémentaires peuvent exister.
§ L a curiosité est ancrée dans la nature humaine ; c'est cette insatiable soif de savoir
fc* qui, depuis des siècles, pousse l ' h o m m e à comprendre le m o n d e qui l'entoure et à
"*; s'interroger sur la composition de la matière. L'histoire de l'exploration de l'infi-
""J niment petit dans le m o n d e physique remonte à des temps reculés. A u V e siècle
Q avant notre ère, Démocrite et Leucippe proposent la théorie de l'atomisme, le
mot « atome » étant employé dans une acception moins précise que de nos jours.
Mais la profonde influence exercée par Aristote, en favorisant la théorie des
quatre éléments, l'air, la terre, l'eau et le feu, découragea la poursuite des recherches
atomistes. C e n'est qu'à l'époque de Galilée que la science acquiert suffisamment
d'autorité pour contester et évincer la conception aristotélicienne de l'univers.
L a théorie démocritéenne renaît au x v m e siècle lorsque Lavoisier constate que
toutes les substances sont composées d'éléments chimiques. A sa suite, Dalton,
Gay-Lussac, Avogadro et d'autres découvrent, au XIXe siècle, que « les éléments
chimiques sont eux-mêmes constitués d'atomes et qu'à chaque élément correspond
un type d'atome particulier pouvant se combiner avec d'autres atomes pour pro-
duire tout l'éventail des substances présentes dans le m o n d e qui nous entoure1 ».
L a connaissance à petite échelle du m o n d e physique a fait plus de progrès
pendant ce siècle qu'au cours de tout autre. E n 1911, Rutherford découvre que
l'atome de Dalton et de ses collaborateurs n'est pas indivisible, mais qu'il est
formé d'électrons de charge négative gravitant autour d'un noyau relativement
massif de charge positive.
Toutefois le modèle de Rutherford n'est pas sans poser des problèmes, car la
physique classique veut que l'atome décrive une trajectoire elliptique et irradie
de l'énergie sur une g a m m e de fréquences continue. O r , l'atome de l'hydrogène
(par exemple) ne perd pas d'énergie et son électron ne tombe pas dans son noyau.
L a physique connaît alors l'une des crises décrites par Robert Oppenheimer dans
The Flying trapeze: three crises for physicists2.
Niels Bohr a été le premier à fournir une explication à la stabilité de l'atome ;
celle-ci a largement contribué à faire admettre la mécanique quantique c o m m e
apportant les fondements théoriques de la compréhension moderne de la micro-
physique.
L'électron et le noyau étaient-ils les « atomes » de Démocrite, ou étaient-ils
eux-mêmes des objets composites ? Certains indices tendaient à prouver l'absence
de structure interne de l'électron. Mais le noyau était complexe et se subdivisait
en protons et en neutrons d'une taille mesurable d'environ io - 1 3 c m . D u moins
était-ce là l'idée simple que l'on se faisait de la question dans les années 1930 ;
depuis cette époque, des centaines de particules subatomiques liées par différentes
relations ont été identifiées. L a recherche d'objets de plus en plus petits se poursuit
et nous nous proposons ici de décrire les progrès accomplis à ce jour par les physi-
ciens dans la découverte des ultimes constituants de la matière depuis que Niels
Bohr leur a frayé la voie il y a une soixantaine d'années.
Toutes les particules, à l'exception de celles qui propagent les interactions fonda-
mentales, sont classées selon leur sensibilité aux deux interactions nucléaires. Celles
qui sont sensibles à l'interaction forte sont appelées hadrons (du grec hadros, solide
ou puissant) ; celles qui ne sont pas sensibles à l'interaction forte, mais réagissent à
l'interaction faible sont appelées Uptons (du grec leptos, signifiant petit ou ténu).
Jusqu'à une époque récente, tous les leptons connus étaient des particules de masse
nulle ou infime. Les particules appartenant à ces deux familles ont des propriétés
extrêmement différentes.
Les hadrons se subdivisent en deux classes. Ceux dont le spin est égal à u n
nombre demi-entier impair sont appelés baryons parce qu'ils sont censés être
relativement lourds (le proton et le neutron sont les plus c o m m u n s ) ; ceux dont le
spin est une valeur entière sont appelés mésons. Les masses des mésons qui ont
été découverts il y a une vingtaine d'années sont entre celles des leptons et celles
des baryons. Bien que la récente découverte de plusieurs mésons plus massifs que
les baryons prouve l'impropriété de ces termes, ils se sont imposés de manière
durable. L e pion de Hideki Y u k a w a est u n exemple de méson.
Chacune des particules subatomiques, qu'il s'agisse des leptons ou des hadrons,
est caractérisée par une série de nombres servant à son identification exclusive et 71
a définissant son comportement. C e sont les nombres quantiques des particules. Tous
g. les baryons, par exemple, ont u n nombre quantique baryonique non nul et tous les
es mésons u n nombre quantique baryonique nul. A chaque particule correspond une
h antiparticule, dont les nombres quantiques sont tout simplement les opposés
\ additifs des nombres quantiques de la particule. Pour des raisons historiques,
^ l'antiparticule de l'électron est appelée positron. Toutefois, d'une manière générale,
Q les antiparticules sont désignées par le préfixe anti, celle d u proton étant appelée,
par exemple, antiproton. L e photon, c o m m e le pion, est sa propre antiparticule.
Le nombre des hadrons découverts au cours des toutes dernières décennies
dépasse largement deux cents ; il semble qu'il en existe encore bien d'autres que
l'on devrait pouvoir observer lorsqu'on disposera d'accélérateurs plus vastes. Cette
pléthore d'objets « fondamentaux » n'est pas satisfaisante pour l'esprit et des doutes
sérieux ont été émis sur le point de savoir s'il s'agit véritablement de particules
élémentaires — c'est-à-dire de particules « ponctuelles » sans structure interne.
L e chaos apparent du m o n d e subnucléaire ayant préoccupé les physiciens, la
recherche d ' u n principe qui contribuerait à en faire jaillir l'ordre et la beauté a
abouti, au début des années i960, à la théorie de la « voie octuple ».
a
E n 1961, Murray Gell-Mann et Yuval N e ' e m a n proposent séparément d'élargir *
cette idée de la classification des hadrons en multiplets d'isospin en les groupant en "^
multiplets plus vastes de huit membres quantiques. Gell-Mann a appelé cela la 3
« voie octuple », se rappelant cet aphorisme attribué au Bouddha : « Cela, ô moines, "§
est la noble vérité qui conduit à la cessation des souffrances : c'est la noble voie °
octuple : vue juste, intention juste, discours juste, action juste, vie juste, effort ¿¡j
juste, attention juste, concentration juste. »
Les théories de l'isospin et de la voie octuple se fondent sur une branche des
mathématiques appelée la théorie des groupes, inventée à la fin du xixe siècle par le
mathématicien norvégien Sophus Lie. L a « transformation » de Lie qui donne
l'isospin est appelée SU(2) et celle qui donne la voie octuple SU(3), ces symboles
signifiant respectivement groupes unitaires spéciaux (special unitary groups) de
matrices 2 X 2 et 3 x 3. Ces groupes sont « spéciaux » en ce sens qu'une condition
est imposée quant aux éléments des matrices : le nombre d'éléments indépendants
est réduit dans chacune d'elles, à savoir de quatre à trois dans le cas de SU(2)
et de neuf à huit dans le cas de SU(3).
L a théorie de la voie octuple exige que tous les hadrons soient des membres de
familles (multiplets) correspondant à des représentations du groupe SU(3). D u
point de vue mathématique, les multiplets de SU(3) peuvent donc avoir un, trois,
six, huit, dix membres ou davantage — tous les multiplets ayant un m ê m e m o m e n t
angulaire de spin. L e multiplet qui ne comprend qu'un m e m b r e est appelé sin-
gulet, le multiplet de trois membres est un triplet, celui de huit membres un octet
et celui de dix membres est appelé décuplet ou décimet.
Mais la physique ne retient que les multiplets d'un, huit ou dix membres. Pour
être plus précis, les mésons de spin — o forment u n singulet et u n octet, les
mésons de spin — 1 donnent une représentation identique, de m ê m e que les
baryons de spin — 1/2, tandis que les baryons de spin — 3/2 forment un décuplet.
Si la théorie était exacte, tous les membres d'un multiplet donné devraient avoir
la m ê m e masse. O r ce n'est pas le cas et l'on observe d'importantes différences de
masse à l'intérieur d'un m ê m e multiplet.
Les membres de chaque multiplet se distinguent l'un de l'autre par deux nombres
quantiques : Iz et Phypercharge Y . Traçons, pour chaque multiplet, le schéma
des Iz des particules rapportés à leur Y . N o u s obtenons ce résultat intéressant que
les hadrons forment des agencements ordonnés c o m m e sur les figures 1 et 2.
Chaque octet constitue un hexagone régulier comprenant une particule à chaque
sommet et deux particules au centre ; le décuplet forme u n triangle comprenant
une particule à chaque sommet, deux particules situées à égale distance sur les
lignes joignant les sommets et une particule au point intérieur.
Cette observation amenait à prédire l'existence d'une nouvelle particule, le Q~~,
singulet d'isospin d u décuplet dont les propriétés physiques peuvent être lues
directement sur le schéma. Il s'agit d'une particule de charge électrique — 1,
d'hypercharge — 2 et de masse égale à environ 1670 M e V . E n 1964, la découverte
d'une particule possédant précisément ces nombres quantiques a convaincu les
physiciens de l'exactitude de la théorie : tous les hadrons connus, sans exception,
s'insèrent parfaitement dans la représentation du SU(3), les mésons ne se présen-
tant qu'en multiplets de 1 à 8 membres et les baryons en multiplets de 1, 8 et
1'(uü, dd.is) (s)
y
K°(d¡) +1 K*(us) K'°íds) +1 K*+[us)
V1 , '
/ r¡Kuü, dd.ss) \ OJ°{UÜ, dd)
V
n{dü)\
•Vi
)
+V5
/n+(ud) ?~(dü) O
+1
P+(</<?)
/,
\ /
Klfü) -i /f°M K'isü) -1 K*°isd)
Y
n(udd) +1 p(uud) N*-{ddd) N*°(udd) +1 N*+{uud) N*+*(uuu)
•y / . ,
rw*)^
r.
Muds)
(uA|
^
y
v.
/Z+(u</)
+'/, /,
\
3-(dss) •1 S°(uss)
74
io membres. N o u s avons là une illustration du mot d'Eugène Wigner sur l'inconce- u%
vable efficacité des mathématiques pour décrire le m o n d e physique. BS
La disposition ordonnée des hadrons est sans doute satisfaisante sur le plan esthé- gg
tique, mais « on est néanmoins intrigué par le fait que la nature semble ne favoriser *§
que trois représentations de SU(3) [...] parmi celles qui sont possibles1 ». U n e "° g
telle régularité ne peut être le fruit du hasard et il est évident que la nature essaye .| S
ici de nous révéler certains de ses secrets. Gell-Mann et G . Zweig ont été les pre- "g "3
miers à proposer une solution à l'énigme. Ils ont avancé que le choix par la nature B%
du singulet, de l'octet et du décuplet se comprenait si l'on supposait que les hadrons S3
n'étaient absolument pas des particules élémentaires, mais des constructions compo- '?
sées de plusieurs unités fondamentales de matière. Ces unités ont été appelées *j
quarks par Gellman et aces (as) par Zweig, mais seul le premier de ces termes y?
a été retenu par les physiciens. 8
Selon cette thèse, les quarks sont des membres de la représentation la plus g
simple « non triviale » du groupe SU(3), le multiplet de trois membres. Les quarks g
u
ont un m o m e n t angulaire de spin égal à 1/2, mais, à la différence des hadrons, leur
charge est fractionnaire. Si l'on a choisi la représentation la plus simple non triviale
de SU(3), c'est parce que tous les hadrons alors connus pouvaient être construits
à partir de trois quarks seulement. Nous décrirons ce modèle de manière assez
détaillée, car cela permettra de comprendre plus aisément pourquoi il a été appliqué
aux autres hadrons découverts ultérieurement.
Suivant en cela Gell-Mann, désignons les trois quarks par les symboles uy
d et s (up, dozen et strange). Les antiquarks correspondants seront appelés «, d et J.
Les nombres quantiques des quarks u, d et s sont récapitulés dans le tableau 1.
Les antiquarks correspondants auront des nombres quantiques opposés à ceux
qui sont indiqués dans le tableau. O n notera que ces nombres ne sont pas indé-
pendants ; par exemple, Q = Iz + Y / 2 et Y = B + S.
TABLEAU I. Nombres quantiques des quarks u, d et s.
Nombre
Charge Hypercharge Constituant Z baryonique Étrangeté
Quark Q Y Isospin Iz B S
Les baryons sont constitués de trois quarks liés et les mésons d'un quark et
d'un antiquark. Il ne peut exister d'autre combinaison formant un hadron. Il
s'ensuit, selon la théorie du m o m e n t angulaire, que les baryons ont nécessairement
un spin exprimé par un nombre demi-entier impair et les mésons un spin exprimé
par un nombre entier. Les figures 1 et 2 montrent les particules subnucléaires
connues dans les années i960, les quarks dont ils sont constitués étant indiqués
entre parenthèses. Nous pouvons remarquer sur les schémas 1 (c) et 2 (a) que les
quarks u et d suffisent à expliquer la structure de tous les hadrons rencontrés dans
la matière ordinaire. Ainsi, le proton et le neutron sont constitués des quarks u
et d, le premier comprenant deux quarks u et un quark d (et s'écrivant uud) et le
second d'un quark u et de deux quarks d (et s'écrivant udd) tandis que le pion de 75
a charge positive est constitué d ' u n quark « et d'un antiquark d (et s'écrit ud).
g* U n simple calcul montre que leurs nombres quantiques concordent avec les valeurs
g connues. Par exemple, si l'on se reporte au tableau i, la charge du proton est
S Q = 2/3 + 2/3 — 1/3 = 1, son nombre baryonique est B = 1/3 + 1 / 3 + 1/3 = 1,
et la troisième composante de son isospin est Iz = 1/2 + 1/2 — 1/2 = 1/2. Les
. autres nombres quantiques peuvent se calculer de la m ê m e façon.
A U n e particule contenant au moins u n quark s ou u n antiquark J — telle que
son nombre quantique net d'étrangeté S ne soit pas nul — est appelée particule
étrange. Les particules Á (uds), K ° (ds) et S (dss) sont des exemples de particules
étranges. U n autre calcul élémentaire montre que Pétrangeté ou S de A est égale
à — 1, celle de K ° est égale à 1, tandis que celle de S " est égale à — 2. Les baryons
neutres A 0 et S 0 sont constitués de la m ê m e combinaison de quarks, uds, mais la
structure d u méson neutre II diffère de celle de son partenaire r¡. Car tandis
que II est composé de uû et dd également répartis, v¡ comprend, outre ce qui
précède, une fraction de iï. Ainsi le schéma de l'octet de baryons diffère de celui
de l'octet de mésons. L e singulet de méson r{ (ou X o ) contient également en parts
égales les combinaisons uû, dd et s\. C o m m e on peut le constater sur les figures,
le schéma du méson de spin 1 est analogue à celui du méson de spin o — exception
faite de la composition en quarks des deux membres, pour lesquels I = 0 :
<p {si) et to (uû + dd). O n peut expliquer de la m ê m e façon la structure et les
propriétés des autres particules en se servant du tableau 1 et des figures 1 et 2 .
Cette démarche permet de vérifier si le modèle des quarks fournit bien tous les
nombres quantiques des hadrons connus.
Étant des particules de spin — 1/2, les quarks devraient obéir auprincipe d'exclusion
de Pauli, selon lequel deux de ces particules ne peuvent en aucun cas exister
dans le m ê m e état quantique. Les particules dont le spin est une valeur entière
(les mésons et le photon) ne respectent pas ce principe ; on peut en collecter des
nombres arbitrairement grands dans le m ê m e état. Les particules obéissant au
principe de Pauli sont appelées fermions et celles qui ne le respectent pas bosons.
O n n'a jamais constaté de cas de violation de ce principe par des fermions. O n
explique aujourd'hui la structure de l'atome et la classification périodique des
éléments par le principe d'exclusion.
Les quarks constituant u n méson se conforment au principe d'exclusion puis-
qu'un quark et son antiquark ne peuvent posséder de nombres quantiques iden-
tiques. Mais, dans le cas des baryons, si l'on accepte le modèle ci-dessus, le principe
paraît violé, car il est possible d'identifier des baryons de forme N * + + («MM),
N * — (ddd) et £2— {sss) dont les trois quarks présentent le m ê m e nombre quantique.
Pour faire en sorte que les trois quarks composant u n baryon obéissent au
principe de Pauli, il est donc nécessaire d'attribuer à chaque quark u n nouveau
nombre quantique présentant trois valeurs possibles, de façon que l'on ne puisse
trouver deux quarks dans le m ê m e état quantique. Ce nouveau nombre quantique
est appelé la couleur, quoiqu'il n'ait rien à voir avec la perception chromatique.
O n avance ainsi que chaque triplet de quarks peut se présenter sous l'une des
trois « couleurs » suivantes : rouge, vert ou bleu. Les antiquarks possèdent les
anticouleurs : antirouge, antivert et antibleu. Les baryons apparaissent maintenant
c o m m e constitués de trois quarks ayant tous des couleurs différentes — les parti-
cules d'un multiplet étant en conséquence incolores. D e m ê m e , les mésons sont
7g constitués d'un quark d'une couleur donnée et d'un antiquark de Panticouleur
correspondante, donnant une particule neutre quant au nombre quantique qui u,jj
caractérise sa couleur. N o u s pensons que les particules colorées (telles que les gS
quarks) n'existent pas à l'état libre. s °
L'introduction de la couleur porte de trois à neuf le nombre des quarks connus : -3 w
M (rouge), M (vert), u (bleu) ; d (rouge), d (vert), d (bleu) ; s (rouge), s (vert) et T*^
Í (bleu). Cependant, il n'y a pas d'augmentation correspondante du nombre des g |
hadrons. "f S
•Sa
u »
^
•5*3
Les quarks et la couleur g ¿s
S3
L a théorie des quarks veut que les hadrons ne soient pas les ultimes •-) .2.
constituants de la matière c o m m e on le croyait initialement ; ce sont des «
objets complexes composés de particules plus élémentaires appelées quarks. 'g^
Chaque quark existe dans trois états, distingués par une propriété appelée g
couleur ; les hadrons sont tous incolores.
g
I
Puisque chaque quark peut se présenter dans trois couleurs, on peut postuler chez ou
les hadrons l'existence d'un autre groupe de symétrie SU(3). C e groupe est appelé
SU(3) couleur, ou SU C (3) ; à l'intérieur de ce groupe, un quark bleu, par exemple,
est transformé en quark vert, ou u n quark rouge en quark bleu. O n se rappellera
que, dans le groupe initial SU(3) de Gell-Mann et N e ' e m a n (faisant intervenir
l'isospin et l'hypercharge), u n quark u pouvait être transformé en quark d, ou u n
quark d en quark s. Ces deux groupes de symétrie n'étant pas identiques, nous les
distinguerons en appelant «, d, s les saveurs des quarks, chaque saveur existant
en trois sortes dont toutes les propriétés (à l'exception de la couleur) sont iden-
tiques (comme dans le cas de la couleur, cette « saveur » n'a rien à voir avec le
sens du goût). L e groupe de symétrie initial SU(3) est maintenant appelé
SU(3) saveur (flavour) ou SU F (3).
Les expériences de dimisión inélastique d'électrons-protons à haute énergie
conduites dans l'accélérateur linéaire de Stanford (Stanford Linear Accelerator
Center — S L A C ) vers la fin des années i960 ont fourni de nouvelles preuves
concluantes que le spin des constituants des protons est u n nombre demi-entier.
Les gluons
Il existe des indices convaincants que la force qui lie les quarks colorés à l'intérieur
d'un hadron est la véritable interaction nucléaire forte (celle que l'on observe
entre les hadrons étant u n vestige de cette m ê m e interaction fondamentale). D e
m ê m e que la force électromagnétique est véhiculée par les photons, l'interaction
nucléaire forte est transmise par huit particules dénuées de masse, de spin — 1
et de charge nulle : les gluons, ainsi dénommés parce qu'ils sont censés agglutiner
(glue) les quarks ensemble. N'étant ni u n hadron ni u n lepton, le gluon est une
particule de jauge. L'émission ou l'absorption d'un gluon par u n quark change la
couleur de ce dernier, mais non sa saveur. Tout c o m m e les quarks, les gluons
portent le nombre quantique correspondant à la couleur et, par conséquent, ne
devraient pas exister à l'état libre. L a distribution des hadrons observée dans
l'anneau de collision électrons-positrons Petra (en République fédérale d'Alle-
magne) étaie solidement l'hypothèse de l'existence des gluons.
Il importe de noter ici l'effet de l'interaction forte sur les hadrons séparés par 77
a une distance subnucléaire. A brève distance, les hadrons semblent constitués de
g. quarks qui n'interagissent pas, mais, à des distances plus grandes (environ io - 1 3 c m ) ,
§ une forte interaction se manifeste. E n outre, on n'a jamais observé de quarks isolés,
j? N o u s en concluons que l'interaction qui s'exerce entre les quarks est négligeable
"^ lorsque les particules sont proches l'une de l'autre, mais s'intensifie lorsqu'elles
*** s'écartent. Lorsqu'elles sont très éloignées, l'interaction devient si intense qu'en
Q fait aucune force extérieure (quelle que soit sa puissance) ne parvient à isoler les
quarks les uns des autres. O n pense que, de m ê m e que les gluons, les quarks sont
en permanence confinés à l'intérieur des particules qu'ils constituent.
Jusqu'en 1974, on pouvait expliquer les propriétés de tous les hadrons connus à
partir des trois quarks u, d et s et de leurs antiquarks. L a découverte (vers la fin
de cette m ê m e année) du hadron J/iJ;, particule neutre de spin — 1 dont la structure
ne pouvait être constituée de quarks des saveurs existantes, a conduit à penser
que J/4* était formé de quarks d'une nouvelle saveur. E n effet, raisonnait-on, si
les quarks sont les ultimes constituants des hadrons, la découverte de nouvelles
sortes de quarks ne peut que rendre plus complexe la classe des hadrons.
Pour expliquer la composition de J/<Ji, on a donc avancé qu'il existait u n qua-
trième quark coloré, appelé quark « charmé » ou quark c, ayant une charge électrique
de 2/3 et porteur d'une unité d'un nouveau nombre quantique. Il devenait alors
facile de montrer que J/ip était constitué d'un quark c et d'un antiquark c (ou ce)
et possédait par conséquent u n charme caché, de m ê m e que le méson 9 était
doté d'une étrangeté cachée.
Par la suite, on a détecté plusieurs particules ayant u n nombre quantique non
nul de charme.
Quarks Leptons
Quelques conclusions
Quark
Structure de l'atome
H*
Force faible: &
désintégration radioactive
quarks leptons
Dans la matière
"U milîère"
que
O
étrange
D
muon -
/$$&$$$$$&
bosons W
A
ÏÏ ©
charmé
0
neutrino de m u o n
O
bosons Z
ï!
l-s
£ CD
0 s
dans
Dan
F I G . 3. Les trois jeux de diagrammes ci-dessus sont une récapitulation de l'état actuel
de nos connaissances sur la structure de l'atome, les vecteurs des forces et les particules
80 qui constituent la matière. (Schémas aimablement fournis par le C E R N , Genève.)
l'interaction nucléaire faible. Les huit gluons propagent l'interaction nucléaire '¿%
forte. L e graviten, qui est encore une particule théorique, véhicule la force 3§
gravitationnelle. «"
S'agit-il là des ultimes constituants indivisibles de la matière, des atomes dont ~ ~
parlait Démocrite ? Certes, l'idée que dix-huit quarks et six leptons soient les "O "°
particules fondamentales à l'origine de toute la nature peut paraître séduisante à g j|
quelques physiciens ; mais, malgré ses attraits, la théorie qui conduit à concevoir * g
ainsi la structure de la matière est jugée trop arbitraire par d'autres. C o m m e n t "^ £
expliquer, demandent-ils, la répétition des familles et pourquoi n'y a-t-il a priori -g .2
aucune raison pour que les charges des quarks et des leptons soient reliées par le "g jj
simple facteur de trois ? Se pose aussi une autre question, inéluctable : les quarks S ^
sont-ils constitués de particules encore plus élémentaires ? Hg
O n a proposé plusieurs théories pour tenter de répondre à certaines de ces g"
questions. Aucune d'entre elles n'a encore été étayée par l'expérimentation. Est-ce .s
le commencement de la fin pour la recherche de l'atome démocritéen — à supposer g
que les particules élémentaires se présentent bien sous la forme de familles de 8
fermions ? O u bien ne sommes-nous qu'à u n nouveau palier de l'édifice ? Les §
u
accélérateurs toujours plus puissants qui sont actuellement à l'étude nous livreront a
peut-être bientôt la clé d u mystère. •
Notes
81
PROPHET
OR
PROFESSOR?
T h e Life and Work of
Lewis Fry Richardson
Oliver M Ashford
(World Meteorological Organisation, retired)
The first biography of Lewis Fry Richardson, noted for his pioneering work on the use of
numerical methods for weather prediction and, as a lifelong Quaker and pacifist, for his impor-
tant role in peace research. Although during his lifetime m a n y regarded him as a crank, since
his death in 1953 his importance as a 'founding father' of both these subjects has c o m e to be
acknowledged, and he is today something of a cult figure to those working in these fields. A
m a n of m a n y interests and talents, he is also k n o w n for his varied contributions to mathematics
and its applications in the social sciences, to the design of scientific instruments and to the field
of psychology.
Oliver Ashford, a friend of Richardson for m a n y years, gives a sympathetic account of his life
and work, drawing freely on unpublished papers and correspondence. The resulting portrait is
that of a modest, yet engaging character, whose story illustrates h o w m u c h he has contributed
to the positive progress of the twentieth century.
J'ai trouvé des enseignants très intéressés par la présentation de votre périodique
sous forme de thèmes, car cela facilite l'exploitation scolaire de l'information. D e
m ê m e , le nombre d'articles publiés dans la revue en fait presque u n outil de
référence, d'autant plus crédible que les auteurs exercent leur activité dans la
discipline décrite.
Robert C O L L A S
LOMOND
PUBLICATIONS...
Introduces its latest release,
published in cooperation with Unesco
MODELS OF REALITY:
SHAPING THOUGHT AND ACTION
edited by J . G . Richardson, Unesco
Contributors are:
L o m o n d publishes semi-technical and policy related books with special emphasis on tech-
nological change: analysis, trends, impact, policy, control, and enhancement. Free catalog
upon request.
Jacques G . Richardson, editor. Models of Reality: Shaping Thought and Action. 1984.
3 2 8 pp. Index. $22.95 (microfiche: $15.00).
N ° 139/140
La télédétection d e la surface d u globe
N° 141
Recherche, technologie de pointe et multinationales
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La structure de la cellule, ses fonctions
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La recherche scientifique et l'agriculture de demain
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