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Dans cette collection

1 Suicide ou survie?
2 Biologique et éthique. Réflexions sur un colloque de l'Unesco, par Bruno Ribes
3 L'apartheid : pouvoir et falsification historique, par Marianne Cornevin
4 L a violence et ses causes
L a violence
et ses causes
Jean-Marie Domenach
Henri Laborit
Alain Joxe
Johan Galtung
Dieter Senghaas
Otto Klineberg
James D . Halloran
V . P . Shupilov
Krzysztof Poklewski-Koziell
Rasheeduddin K h a n
Pierre Spitz
Pierre Mertens
Elise Boulding

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Publié en 1980 par l'Organisation
des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture,
7, place de Fontenoy, 75700 Paris
Imprimerie des Presses Universitaires de France, Vendôme
I S B N 92-3-201809-8
Édition anglaise : 92-3-101809-4

© Unesco 1980
Préface

Depuis sa fondation, l'Unesco a entrepris des travaux por-


tant sur la violence et en particulier sur les tensions qui
mettent en danger la compréhension internationale, sur
l'agressivité humaine, sur l'impact de la violence sur les
mass media et sur le message gandhien de non-violence. Il
est évident que la violence sous ses différentes formes et
manifestations affecte l'éducation, la science, la culture et la
communication. Les travaux de l'Organisation ont porté
tantôt sur les conséquences de la violence dans les domaines
de compétence de l'Unesco, tantôt sur les causes sous-
jacentes.
Toutefois, jusqu'à u n passé très récent les activités de
l'Unesco se sont limitées à quelques dimensions des recher-
ches abondantes sur les causes de la violence, et notamment
sur l'analyse d u comportement individuel et l'apport de
l'éthologie, de la psychologie et de la physiologie à la c o m -
préhension de l'agressivité humaine. L'examen des facteurs
sociaux et économiques qui déterminent la violence aux dif-
férents niveaux de la société contemporaine et des rapports
entre la violence et les problèmes prioritaires pour l'Unesco
que sont le respect des droits de l'homme, le renforcement de
la paix et le développement n'a pas encore fait l'objet de
recherches systématiques.
Lors d'une réunion interdisciplinaire d'experts sur l'étude
des causes de la violence, convoquée à l'Unesco en n o -
vembre 1975, un programme de recherche fut élaboré en vue
d'approfondir les dimensions de la violence insuffisamment
étudiées jusqu'à présent.
L a présente publication constitue une des suites aux
recommandations de la réunion de 1975. Elle contient une
série de chapitres, groupés en trois parties, dont la plupart
ont été rédigés par des spécialistes de différentes disciplines
6 Préface

qui ont participé à la réunion. Alain Joxe, rapporteur de la


réunion, a accepté d'être également rédacteur général de ce
volume et a écrit l'introduction générale et les introductions'
aux trois parties. Les opinions qu'il exprime, c o m m e celles
des autres auteurs, n'engagent pas la responsabilité de
l'Unesco, car la pluralité des points de vue est, selon l'Unesco,
une condition pour la compréhension par le lecteur d'un
problème c o m m e la violence dans toute sa complexité.
L'Unesco tient à exprimer à tous les auteurs et au rédacteur
général ses plus chaleureux remerciements pour leur pré-
cieuse collaboration. Q u e les fruits de leurs connaissances
et de leur réflexion puissent faire avancer la pensée et la
compréhension de la violence afin que des solutions soient
trouvées dans l'esprit de justice, d'équité et d u respect des
droits des individus et des peuples, tel est l'espoir de l'Unesco
en diffusant ce quatrième volume de la collection « Actuel ».
Table des matières

Introduction générale 9

Première partie Transdisciplinarité et causalité multiple 25

Jean-Marie Domenach L a violence 31


Henri Laborit Les mécanismes biologiques et sociologiques de
l'agressivité 43
Alain Joxe E x a m e n critique des méthodes quantitatives appliquées aux
recherches sur les causes de la violence 65
Johan Galtung L a contribution spécifique des recherches sur la paix à
l'étude des causes de la violence : typologies 85
Dieter Senghaas L'apport spécifique des recherches sur la paix à l'analyse des
causes de la violence sociale : transdisciplinarité 101

Deuxième partie Individus et sociétés : sciences sociales et disciplines normatives


sur la violence 111

Otto Klineberg Les causes de la violence : approche psychosociologique 115


James D . Hailoran Les communications de masse : symptôme o u cause de la
violence 131
V. P. Shupilov L a violence vue sous l'angle de la criminologie : problèmes
de méthode 149
Krzysztof Poklewski- L'étude de la violence d u point de vue de la défense
Koziell sociale 159

Troisième partie Violence économique et sociale 171

Rasheeduddin Khan L a violence et le développement socio-économique 177


Pierre Spitz Violence silencieuse, famine et inégalités 203
Pierre Mertens Violence « institutionnelle », violence « démocratique »
et répression 227
Elise Boulding Les femmes et la violence sociale 249

Annexe Réunion interdisciplinaire d'experts sur l'étude des causes de


la violence, Paris, 12-15 novembre 1975. Rapport final 267
Introduction générale
Alain Joxe

Parmi les sujets les plus galvaudés par les moyens de c o m m u -


nication de masse apparaît le thème de « la violence » c o m m e
u n fait nouveau. Pourtant, dans ce qui est signifié par ce
mot, l'ensemble des actions humaines impliquant l'usage de
la force et en particulier de la force armée, il y a, en fait, fort
peu de nouveautés. Les moyens et les victimes des « kid-
nappings », d u « machisme », d u « houliganisme », des
guerres de « gangs », des révoltes de prisons o u des uni-
versités, des « hold-up » et des « guerres » de répression, de
conquête ou d'usure de matériel militaire, ne sont pas tout
à fait les m ê m e s aujourd'hui, sous l'Ancien Régime, au
m o y e n âge o u dans l'Antiquité. Cependant il ne faudrait
pas conclure que notre siècle serait plus violent qu'un autre.
Selon ce qu'on choisira de compter pour mesurer cette
violence, o n pourra m ê m e montrer éventuellement qu'il l'est
moins. Il y a une m o d e de la violence c o m m e catégorie
fourre-tout.
C e n'est pas pour céder à cette m o d e que l'Unesco s'est
donné de réfléchir sur « les causes de la violence », après
avoir déjà consacré des efforts à l'étude de l'agressivité; à
vrai dire, le concept de violence auquel se réfère l'Organi-
sation n'est pas tout à fait le m ê m e que celui répandu par les
médias. L'Unesco porte u n intérêt légitime à cette question
de la violence n o n seulement d u point de vue de son Acte
constitutif, mais en s'appuyant sur une résolution adoptée
lors de la session de 1975 sur « la contribution de l'Unesco
à la paix et les tâches de l'Unesco en ce qui concerne la
promotion des droits de l ' h o m m e et l'élimination d u colo-
nialisme et d u racisme » (Résolution 18 C/ll.l).
Les États membres ont considéré, dans ce texte, que « la
paix ne saurait être uniquement l'absence de conflit armé,
mais impliquait essentiellement u n processus de progrès de
10

justice et de respect mutuel entre les peuples... ». Ils affirment,


d'autre part, « qu'une paix fondée sur l'injustice et la vio-
lation des droits de l ' h o m m e ne peut durer et conduit
immanquablement à la violence » (nous soulignons).
L a définition implicite que donne de la violence et
de ses causes ce texte adopté par l'Unesco serait donc la
suivante :
« L a violence a pour cause inévitable la conclusion d'un
type de paix précaire qui correspond seulement à une
absence de conflit armé, sans progrès de la justice, ou pis,
une paix fondée sur l'injustice et la violation des droits de
l'homme. »
Cette définition implicite (cette analyse n'engage évi-
demment que le présent auteur et pas l'Unesco) encadre si
l'on veut l'organisation du colloque de 1975 qui a été l'occa-
sion du lancement des études qui ont abouti au présent
ouvrage. Elle pose plus de questions qu'elle n'en résout.
Elle constitue à la fois une définition normative de la paix et
de la justice (la paix et la justice, c'est ce qui devrait faire
qu'il n'y ait pas de violence) et une définition de la violence
par ses causes qui semble exclure la violation des droits de
l ' h o m m e de la violence, le mot violence étant alors réservé
aux formes de révoltes et de conflits qui soulèvent les peuples
c o m m e conséquence de ces violations. Bien entendu, les
violations des droits de l'homme étant universellement consi-
dérées c o m m e violence, l'intérêt de la définition de l'Unesco,
c'est qu'elle confère à la violation des droits de l ' h o m m e la
qualité de violence première dans une chaîne de causalités
comportant des effets de rétroaction. Si bien qu'on peut dire
que le point de vue de l'Organisation est à la fois très ouvert,
très normatif, très idéaliste, très peu sensible à la raison
d'État, etfinalementnullement hostile à la violence en soi.
C'est presque une déclaration militante; elle permet de
revendiquer pleinement le droit de résistance à l'oppression,
ce que T h o m a s d'Aquin nommait la révolte légitime contre
le tyran.
Le sociologue constate que l'étude de la violence ainsi
autorisée par les États membres de l'Organisation, qui sont
aussi des membres des Nations Unies, est plus conforme à
l'esprit de nombreux textes qu'à l'ensemble des pratiques de
l'humanité concrète. Mais il ne faut pas sous-estimer l'effet
des textes sur les pratiques, car ce que révèle en tout cas
l'étude scientifique de la violence, c'est qu'elle n'est jamais
Introduction générale 11

supprimée sans une médiation politique essentielle qu'on


appellera la reconnaissance de l'illégitimité de l'emploi de
la force. L a définition des causes de la violence évoquée
par les textes votés est orientée par un point de vue juridique
et u n système d'interprétation auquel, bien entendu, les
auteurs des contributions publiées ici n'étaient pas tenus
de se plier.
Cependant, grâce à son ouverture, la définition de
l'Unesco peut servir à orienter la recherche sur la paix. L a
violence, dans u n sens aussi largement humaniste, est u n
concept qui n'a pas nécessairement le m ê m e contenu suivant
qu'on le considère d u N o r d , de l'Est, de l'Ouest o u d u Sud,
c o m m e on dit dans le vocabulaire politique de la diplomatie
mondialiste. Se demander, c o m m e on le fait tout au long
de ce recueil, o ù en sont les recherches sur les causes de la
violence fait de nouveau surgir à chaque instant la question
préalable d'une définition de la violence pour les disciplines
non normatives.
N o u s voici, c o m m e rédacteur général du présent volume,
rejeté nécessairement vers la définition galvaudée des médias
et donc vers une sorte de naïve interrogation d'anthropo-
logue : « Qu'est-ce que ces h o m m e s d u x x e siècle veulent
bien dire avec ce m o t , ou encore C o m m e n t en sont-ils
arrivés à n'utiliser qu'un seul mot pour dire des choses aussi
différentes ? »
Les articles qui sont groupés ici à la suite de la réunion
d'experts de novembre 1975 sont c o m m e une réponse à cette
question-là. Chaque spécialiste dans sa discipline dit au
moins pourquoi il parle de violence et comment. E n outre,
un certain nombre, dont on a placé les contributions en
tête, cherchent à formuler une définition transdisciplinaire
de la violence, tandis que d'autres, dans la troisième partie,
s'appliquent à la définition de différents champs de violence
transsociétaux. C e plan ne rend pas pleinement compte des
débats (qui sont rapportés en annexe) et qui ont comporté
une part de discussion épistémologique sur le concept de
causalité ainsi qu'une préoccupation particulière pour l'his-
toricité nécessaire des études sur les causes de la violence et
la prise en compte de spécificités dans chaque civilisation
pour l'approche de ce problème. L a prise de conscience
principale porte sans doute sur la nécessité d'une transdisci-
plinarité de la recherche sur la violence rendue visiblement
obligatoire dans l'état de dispersion des définitions de la
12 Alain Joxe

violence acceptées par chaque discipline. C'est sur ces


points que je voudrais insister dans ce chapitre liminaire,
en proposant quelques définitions et quelques interrogations
introductives.
Pour contribuer à notre façon, ici, à une définition de la
violence, prenons le parti d'adopter la forme ironique d'un
discours socratique : L a violence n'est-elle pas une qualité
professionnelle dans certains « métiers »? Sans doute c'est
l'outil principal des militaires, des policiers, des criminels,
des révolutionnaires. L e b o n sens devrait nous interdire de
donner le m ê m e n o m aux instruments d' « artisans » aussi
différents. Et en effet, si l'unicité d u terme s'impose, c'est
que quelque chose a changé. L a spécificité des outils o u la
différence des a vertus » propres à chacun de ces « métiers »,
tels qu'ils existaient aux xviie, xvra e et xrx e siècles, s'est bien
estompée. L a bonne forme physique et la rapidité d u coup
de couteau d u mauvais garçon des « classes dangereuses »,
P « astuce » d u policier et son art d u déguisement, la « dis-
cipline » et le « courage » d u militaire, P « héroïsme » d u
révolutionnaire des barricades disparaissent au profit d'une
définition unifiée de la « violence » parce que la dimension
sociétale spécifique de leur intervention cesse d'être localisée.
Tous sont présents un peu partout dans les relations sociales
de production dont ils sont des composantes importantes,
déployant aujourd'hui, avant tout, des qualités c o m m u n e s
de sérieux et d'efficacité, en m ê m e temps que cette fameuse
violence. Les mauvais garçons purement « physiques », les
policiers purement astucieux, les militaires purement coura-
geux et disciplinés et les révolutionnaires purement héroïques
sont aujourd'hui considérés c o m m e des marginaux o u des
manipulés. L a ségrégation des tâches et des vertus violentes
propres au xixe siècle, m ê m e si elle continue à se reproduire
en tout cas au niveau des représentations collectives, des
rôles et des stéréotypes, apparaît désormais de plus en plus
c o m m e u n trait d'archaïsme, une sorte d'héritage d'une
structure médiévale en « ordres », laïcisée; les militaires
étant « de l'ordre » de la noblesse; les policiers « de l'ordre »
du clergé et les criminels et les révolutionnaires « de l'ordre »
du tiers état, dans la localisation des relations de force qui
structurent les luttes de classes d u début d u capitalisme.
D a n s cette hypothèse, l'unification d u c h a m p de coercition,
typique de l'opération d'indifférenciation qui est peut-être
l'essence d u capitalisme, devait aboutir aussi à l'unification
Introduction générale 13

du concept de « violence » c o m m e opérateur unique d u


système de domination et des antisystèmes de révolte. A ce
savoir transprofessionnel correspond légitimement une ap-
proche scientifique transdisciplinaire.

Transdiscipline et hiérarchie
des systèmes violents
C'est pour ses vertus transdisciplinaires que cette consultation
est importante, et pourtant la transdiscipline en question
n'est pas encore née, et la théorie de la violence qui relèverait
de cette transdisciplinarité est encore dans les limbes. C'est
sur ce paradoxe que repose cet ouvrage et sur cette émergence
qu'on veut donner à réfléchir.
L a violence est forcément « violence de » et « violence
contre ». Violence de l'individu, violence du groupe, violence
de l'institution, violence des classes sociales, violence de
l'Etat, violence d u système international. Ces génitifs hié-
rarchisés d u « microcosme » au « macrocosme » sont déjà
des postulats sur des niveaux de causalité. E n effet, s'il y
a violence « de » l'individu, il faut bien qu'un certain type
de détermination de cette violence trouve son origine o u d u
moins sa forme dans l'individu lui-même, c o m m e unité.
D'autre part, la violence « de » l'individu ne préoccupe
l'environnement que dans la mesure où elle s'exerce « contre »
un niveau supérieur d'organisation et la recherche sur ses
causes s'accompagne naturellement d'une préoccupation
curative, exprime la finalité d u groupe de supprimer ces
causes. Si l'on en reste à ce niveau microsociologique, o n
voit que l'étude des causes de la violence individuelle qui se
situe au niveau biologique et génétique procède nécessai-
rement d'une demande médicale (eugénique, thérapeutique,
euthanasique). O n peut remonter de la base au s o m m e t de
cet échelonnement en faisant le m ê m e genre de remarque.
S'il y a violence « d u » groupe — éventuellement pour
contrôler la violence de l'individu — il faut bien que l'étude
de cette violence s'établisse à partir du postulat sur l'existence
d'une détermination de cette violence trouvant son origine
ou du moins sa forme dans le groupe lui-même c o m m e unité,
et les recherches sur les causes de la violence d u groupe
procèdent d'une demande policière (prévention, surveillance,
punition) et plus généralement institutionnelle. S'il y a vio-
14 Alain Joxe

lence des institutions — et notamment des institutions répres-


sives — sur l'ensemble de la formation sociale, il faut bien
que le contrôle social de cette violence s'organise à partir
d'un postulat sur l'existence d'une détermination de la
violence policière au niveau de l'institution elle-même et
les recherches sur les causes de la violence policière procèdent
nécessairement d'une demande politique (lutte politique,
contrôle politique, législation). O n trouve de la m ê m e
manière que l'enquête sur la cause de la violence des États
suppose une approche diplomatique et que l'enquête sur les
causes de la violence des forces transnationales suppose une
demande économique et militaire à l'échelle d u m o n d e .
A chacun de ces niveaux possibles de détermination
correspond aussi une démarche pédagogique : pédagogie des
enfants en ce qui concerne la partie acquise des comporte-
ments violents, pédagogie des policiers, des diplomates, des
politiciens, des militaires. Pédagogie des exploités et des
opprimés.
Les recherches sur les causes des différents niveaux de
violence mises en œuvre par les théoriciens des différentes
disciplines et qui fondent l'espoir des pédagogues de la non-
violence o u de la violence d'améliorer leurs scores renvoient
toutes à la demande d'un certain type de praticiens en quête

M o d e s d'intervention
Système Causalité Pratique
(unités) (discipline) de contrôle 1 2 3

Individu Biologie, Médicale Eugénique Thérapeutique Euthanasique


génétique
Groupe Psycho- Policière Prévention Surveillance Répression
sociologie
Institution, Sociologie Politique Lutte Contrôle Législation
organisation politique politique
États-nations, Sociologie Diplomatique Consultation Négociation Accords,
formations des relations alliances
politico- internatio-
économiques nales
Militaire Recrutement, Manœuvre, Opérations
armement menace
Système Recherches
transnational sur la paix
Études Militaire Consultation Contrôle Interventions
stratégiques généralisé des flux économico-
militaires
Macro-
économique
Introduction générale 15

de praxéologie bien plus que de théorie. N o u s les avons


énumérés au passage : le psychologue et le biologiste agissent
« pour » le médecin, le psychosociologue « pour » le policier,
le sociologue « pour » le politicien, le macrosociologue des
relations interétatiques travaille « pour » le diplomate et/ou
le militaire, le macrosociologue des relations transétatiques
travaille « pour » l'économiste et/ou le militaire transna-
tional, d'une manière générale sur demande d'institutions
transnationales.
E n établissant cette double échelle de compétence autour
des champs emboîtés de la recherche sur la violence, nous
ne proposons encore qu'un modèle pour une réflexion n o n
sur la violence mais sur les raisons sociales contemporaines
de l'apparition d'un m o t unifiant des recherches, des niveaux
de causalité et des pratiques si différentes.

Diviser pour régner

Il faut remarquer, c o m m e le font la plupart des contributions


de cet ouvrage, qu'aujourd'hui plus aucun spécialiste n'est
réellement tenté par un système d'explication univoque. L e
biologiste, étudiant les causes d u comportement violent au
niveau de la structure d u cerveau, ne prétend pas épuiser
dans sa discipline l'énoncé des déterminations et renvoie à
une causalité multiple, en particulier à l'apprentissage social.
Il admet que le c h a m p de cette recherche est légitimement
transdisciplinaire. Les frontières entre disciplines sont donc
comprises c o m m e des divisions inévitables du travail. Mais
quel est le scientifique qui ne rêverait, si c'était encore à la
mesure des forces humaines, d'être u n homo transdiscipli-
narius à lui tout seul, u n de ces monstres sacrés de la Renais-
sance, capables de tout embrasser. C e rêve est aujourd'hui
remplacé par le concept de causalité complexe et par la
pratique de la pluridisciplinarité des congrès.
Malgré tout, « les pratiques de recherche des différentes
branches restent très largement divisées ». L a transdisci-
plinarité n'est qu'un v œ u , ce n'est pas encore une pratique.
Il y a m ê m e une partition de plus en plus fine du c h a m p de
la recherche. O r , et c'est là que se pose u n problème très
grave, en face de cette division nous assistons au contraire
à une transdisciplinarisation accélérée des praticiens d u
contrôle sociopolitique : médecine policière (voire médecine
16 Alain Joxe

tortureuse), police politique, politique militaire, militarisation


de l'économie sont des unités praxéologiques parfaitement
constituées qui drainent des ressources importantes, orien-
tent o u exploitent systématiquement les découvertes de la
science fondamentale. C e qu'on appelle « guerre écono-
mique » paraît réunir en u n faisceau très militarisé, très
policier et très conscient des facteurs biologiques, une pratique
de la domination globale qui s'étend de la torture individuelle
à l'organisation du génocide par la faim.
N o u s pouvons sans doute, c o m m e universitaires, savants
ou moralistes, nous « venger » de notre impuissance dans le
siècle en baptisant cette pratique « violence structurale » o u
« impérialisme », mais les praticiens, en quelque sorte, s'en
moquent bien et naviguent déjà à u n niveau logique supérieur,
réellement transdisciplinaire, en dominant par leurs pra-
tiques le rêve de transdisciplinarité des spécialistes qu'ils
utilisent.
Les praticiens du contrôle social exploitent souvent dans
le sens de la violence les découvertes des recherches sur la
causalité de la violence, en raison de ce constat terrible qui
doit être attribué à T h o m a s Schelling* : « Il est plus facile
de détruire que de produire. » Ils entrent ainsi en contra-
diction avec la déontologie d u chercheur scientifique. Cette
contradiction prend déjà depuis une vingtaine d'années la
forme d'une révolte morale de scientifiques de toutes disci-
plines. L'exemple de cette révolte le plus connu est l'appari-
tion d u M o u v e m e n t Pugwash qui rassemble des savants
(plutôt en sciences exactes) contre les conséquences de leurs
propres découvertes en matière nucléaire notamment. Mais
nous voudrions donner ici une définition pour ainsi dire
non morale de cette révolte dans les sciences humaines, pour
indiquer c o m m e n t la lutte des spécialistes contre leur domi-
nation par les praticiens peut prendre la forme d'une lutte
épistémologique pour la transdisciplinarité.

L a paix c o m m e vérification de la guerre

L e discours scientifique tend à tous les niveaux de recherche


sur les causes de la violence à établir que la violence est
explicable et que, étant explicable, elle est évitable. L a m é -
thode scientifique expérimentale exige, sans aucune conno- l ^ ^ ^ f ^ S ^
tation morale, qu'on puisse établir la théorie d'un phénomène Yale University Press, 1966.'
17

en vérifiant qu'en supprimant certaines causes o n supprime


en m ê m e temps certains effets. D a n s le c h a m p qui nous
intéresse, le scientifique cherchera, pour vérification, à expé-
rimenter un système sans cause de violence. A toute assertion
théorique sur l'existence de telle cause de violence, on devrait
pouvoir associer une expérience concrète sociale d'où la
cause serait absente et qui vérifierait par son fonctionnement
non violent l'hypothèse causale en question. Les théoriciens
de la violence sont donc nécessairement poussés à vouloir
des expériences n o n violentes. Tous les peace researchers
pourraient parfaitement être des violents favorables à la
guerre — ce qui n'est évidemment pas le cas — cela ne
changerait rien au fait que, par leur démarche scientifique,
ils pousseraient à la réalisation de systèmes n o n violents,
faute de quoi leurs théories ne pourraient pas être scienti-
fiquement fondées. L a non-violence des spécialistes en science
sociale a donc u n fondement épistémologique objectif.
Mais le scientifique social est bien incapable de créer à
lui tout seul des situations sociales. Il dépend pour cela des
praticiens. Sa dépendance n'est pas du m ê m e ordre que celle
du physicien, d u biologiste ou d u mathématicien qui tra-
vaillent sur des structures données à plusieurs exemplaires
et dont l'abondance n'est pas contrôlable à la production.
Elle s'apparente plutôt à celle d'un astrophysicien qui dépen-
drait de Dieu pour obtenir quelques novae dans certaines
conditions d'observation. Sa dépendance est donc fonda-
mentale. Q u a n d u n scientifique social s'approche d u pou-
voir au point de se trouver en position d'influencer le procès
politico-social, il lui est bien plus souvent demandé de
montrer son savoir en favorisant la manipulation de situa-
tions par la violence que par la non-violence, en tout cas
dès qu'il s'agit de problèmes macrosociologiques. Ainsi,
globalement, la théorie sur les « causes de la violence »
piétine parce qu'elle repose excessivement sur des pratiques
et des expérimentations violentes.
Cette dépendance, toutefois, est u n état provisoire.
L'attente d u scientifique social, sa dépendance, n'est pas
vraiment semblable à celle de l'astrophysicien, car son objet
d'étude est aussi u n enjeu de luttes sociales et dépend des
pratiques humaines. L e rêve d'une transdiscipline des
sciences sociales capable de guider les pratiques sociales est
un objet pensable, il sera donc u n jour pensé. Mais cette
pensée est une pensée en lutte pour la raison suivante : le
18 Alain Joxe

jour où des pratiques transdisciplinaires basées sur une


connaissance scientifique des causalités multiples de la vio-
lence entre les h o m m e s déboucheraient sur quelques décou-
vertes solides, c'est-à-dire sur des propositions cohérentes
d'expériences sociales d'où la multicausalité de la violence
serait retranchée, tout le discours traditionnel sur l'usage
nécessaire de la violence pour contrôler la violence serait
remis en cause à u n niveau logique supérieur à celui des
pratiques de domination. L'étude transdisciplinaire de la
violence est, pour cette raison, et à long terme, une lutte
contre tous les types de pouvoirs politiques qui se sont
organisés, depuis le Néolithique, sur la base de l'adage :
« Si vis pacem, para bellum. » « Quel est l ' h o m m e assez fou,
disait déjà Hérodote, pour préférer la guerre à la paix? »
Et pourtant la vieille morale romaine est en eifet toujours
verifiable dans u n c h a m p fractionné de causalités, corres-
pondant à u n c h a m p fractionné de luttes entre groupes
humains. Elle est évidemment inséparable de l'autre adage
« Divide ut impera », et jusqu'à présent, dans l'histoire poli-
tique de l'humanité, celle des empires, des États et des classes,
aucune expérience de société non violente ne peut être citée
qui ne soit, en réalité, u n îlot, une cellule de non-violence
entourée de remparts violents. Les praticiens ont beau jeu
de rappeler les u-topistes et les u-chronistes à des considé-
rations de b o n sens réaliste.
C o m m e la lutte pour la révision de ces deux adages
est néanmoins engagée, il est clair ou il devrait être clair
que la lutte contre le maintien ou l'approfondissement des
divisions entre disciplines, qui permet la domination des
praxéologies politiques sur les disciplines scientifiques, en
fait partie intégrante.

Violence et informatique :
centralisme contre autogestion

C'est par une illusion d'optique que certaines écoles conti-


nuent de soutenir que le savoir est source de tout pouvoir.
Si cela était vrai, cela se saurait jusqu'au fond des chaumières,
et ce qu'on sait, au contraire, au fond des chaumières,
c'est que le pouvoir est en tout cas savoir de la violence en
œuvre. Cette lutte pour la transdisciplinarité n'est pas sim-
plement une tâche scientifique ou une lutte culturelle, elle
Introduction générale 19

est la forme actuelle d'un effort pour changer la nature d u


pouvoir, pour remplacer « la violence en dernière instance »
par « le savoir en dernière instance » c o m m e source du pou-
voir politique. Cette lutte rejoint donc le vieux rêve plato-
nicien d u « philosophe-roi », mais avec plus de raison
qu'au ive siècle avant J . - C , puisque notre savoir est plus réel
aujourd'hui que naguère, étant devenu scientifique. E n outre,
la logique de ce débat s'organise autour des réalisations
matérielles qui permettent de soutenir la mémorisation d'un
savoir collectivement accumulé. Mais nous ne s o m m e s pas
dans une phénoménologie de l'Esprit au sens hégélien,
mais dans une phénoménologie du software et du hardware.
L a violence et le savoir dépendent toujours de la division
internationale du travail, de l'apparition de nouvelles rela-
tions sociales de production et de nouvelles forces produc-
tives, et la lutte pour l'information de ces forces productives
nouvelles est à proprement parler la lutte politique des
classes. L e problème de la subordination du savoir à la
violence en dernière instance est u n problème très concret.
H se trouve que l'unification de certains espaces écono-
miques par des procédures électroniques de stockage et de
production d'options au profit de grandes corporations o u
d'États-nations a déjà « régionalement » modifié la relation
entre savoir et pouvoir; entre violence et pouvoir, m ê m e
dans le domaine des organisations militaires, dans ce sens
que plus de savoir permet u n usage moins fréquent de la
violence physique. La prévention et la dissuasion deviennent
des concepts clés de la pensée militaire, tout autant que
celui d'opération, naguère prépondérant, et qui seul implique
le recours à la force.
Cependant on ne peut comprendre la situation contem-
poraine qu'en étudiant la relation qui unit dans le temps
l'apparition du concept unifiant de « violence » et l'émer-
gence de ce logiciel unifiant dans l'informatique de contrôle
et de décision. O n peut tenter de décrire ce phénomène de
la manière suivante : la coordination de la décision soit
violente, soit économique, et de l'information qui la soutient,
appartient aujourd'hui à des centres de pouvoir surpuissants
qui, en Occident, ne sont pas nécessairement des pouvoirs
d'État au sens traditionnel. Ces systèmes « créent de la
violence en m ê m e temps qu'ils se donnent à la contrôler »
car ils conservent, c o m m e buts pratiques et permanents, la
défense, au besoin violente, d'un savoir central réservé, et
20

la mise en forme, au besoin violente, de la réalité à intégrer


dans ce savoir.
Pour u n système d'information et de décision centralisé,
basé sur une infrastructure coûteuse, intégrant des techniques
de pointe, est « violence » tout ce qui s'oppose à cette cen-
tralisation du savoir et des décisions rationnelles. A l'inverse,
pour toutes les forces sociales qui s'opposent à cette centra-
lisation, est « violence » l'ensemble des procédures qui
réduisent l'action humaine (au besoin par la force) à des
éléments interchangeables, intégrables et traitables aisément
par ce savoir centralisé.
Sans avoir à porter nécessairement sur ce phénomène u n
jugement de valeur, le sociologue d u pouvoir est bien obligé
de constater qu'aujourd'hui certaines luttes de classes passent
par la conscience d'une contradiction entre la centralisation
par une technostructure de l'information, de la gestion et de
la décision et la revendication d'une décentralisation de la
décision, donc de la gestion, et d'une diffusion incontrôlée
du savoir centralement emmagasiné.
Il faut noter en outre que ce débat traverse à la fois les
organisations des classes dominantes et celles des classes
dominées et exploitées : centralisation et étatisme contre
« anarcho-capitalisme » néo-libéral, dans les débats de la
bourgeoisie; centralisme démocratique contre conception
autogestionnaire des luttes dans la classe ouvrière, o u les
pays soumis à l'impérialisme, constituent deux débats paral-
lèles qui ont pour objet général l'articulation des pratiques
anciennes et nouvelles de coercition avec les pratiques
anciennes et nouvelles de consensus dans le déploiement des
pouvoirs de classe.
C e débat apparaît au centre d u système capitaliste déve-
loppé et il est donc, dans son heu de naissance, induit par
le développement de certaines forces productives et notam-
ment de l'électronique de pointe. Il est clair qu'il n'a pas
le m ê m e contenu réel suivant l'état réel de déploiement de
ces techniques particulières au sein d'une formation sociale
concrète donnée, et qu'il peut donc, dans certains cas,
revêtir le caractère d'un débat idéologique pur, ou, dans
d'autres, recouvrir formellement des débats plus anciens
sur la démocratie de base et le despotisme, sur u n fond de
relations sociales de production précapitalistes.
C'est donc, selon nous, par u n abus tout à fait formaliste
qu'on tenterait de transformer partout en « contradiction
Introduction générale 21

principale » d u m o n d e contemporain la lutte entre centra-


lisation et décentralisation et de proclamer par ce biais à la
fois la fin de la lutte « de classes » et la fin d u marxisme
c o m m e instrument théorique d'analyse. Mais plutôt que de
s'engager dans ce débat, voyons en quoi il concerne éventuel-
lement une approche transdisciplinaire de la violence dans la
conjoncture nouvelle qu'il révèle.

Violence hégémonique
et non-violence coercitive
C e que Gramsci appelait « hégémonie » de classe se référait
à u n pouvoir de classe non violent, diffus dans l'ensemble
de la société civile, basé sur un consensus des classes domi-
nées à leur propre domination et donc la présence objec-
tive de certains intérêts c o m m u n s aux exploiteurs et aux
exploités sur un horizon déterminé, déterminé naturellement
par la classe dominante. Cette « hégémonie » gramscienne
recouvrait c o m m e concept u n ensemble de pratiques très
largement décentralisées, qui s'institutionnalisaient, sans
doute dans certains appareils d'États centraux, mais dans
leur essence se déployaient de façon libre dans les relations
sociales, les entreprises, les corporations, les églises, les
écoles et les partis, leur valeur en terme de pouvoir n'étant
assurée que tant que leur reproduction était prise en charge
localement et de manière autonome.
A l'inverse, le concept de « coercition » ou de « dictature
de classe », autre face de la domination de classe chez
Gramsci, se réfère aux pratiques des organisations centra-
lisées du pouvoir coercitif de classe, au recours à la violence
et généralement aux forces militaires des États, au cas o ù
le système non violent et décentralisé d u pouvoir hégémo-
nique entrerait en crise.
O r il se trouve que le développement des forces produc-
tives, et plus particulièrement de l'électronique, permet
aujourd'hui, d'une part, l'apparition de pratiques hégémo-
niques centralisées (essentiellement la télévision) et, d'autre
part, l'apparition de pratiques coercitives décentralisées
(guerres par délégation, répression par délégation de l'État
à des milices plus ou moins privées, centralement informées).
L a violence devient u n instrument détailliste de pouvoir,
joue donc un rôle « hégémonique » et l'action politique non
22

violente, parce qu'elle est massive, apparaît c o m m e « coerci-


tive ». D a n s ce bouleversement, la violence paraît générale.
C e n'est pas par hasard que la télévision et la violence
entretiennent des relations particulières o ù certains voient
m ê m e une relation de causalité plus o u moins complexe.
L a télévision est u n instrument non violent : contraire-
ment au service militaire universel, elle maintient séparé sans
violence ce qu'elle unit dans l'indifférenciation. Elle opéra-
tionnalise l'adage « Divide ut impera » par la seule attirance
de l'information, très mal distinguée de l'attirance de l'ima-
ginaire, et fait appel aux zones associatives les plus élevées
de la structure d u cerveau (et n o n plus aux zones o ù les
activités réflexes les plus archaïques se conjuguent à l'appren-
tissage de l'affrontement violent pour la défense de 1' « objet
désiré »). C'est en quoi l'on peut dire qu'elle est supérieure
à l'institution d u service militaire universel qui organise
l'indifférenciation et la c o m m u n i o n des individus sous le
signe des perspectives de guerre en laissant d'ailleurs de
côté la « moitié d u ciel », c'est-à-dire les femmes. Supérieure
également à l'institution d u suffrage universel, parce qu'elle
ne suppose m ê m e pas ce passage par une période d'interac-
tion et de luttes au moins verbales qui, sous le n o m militaire
de « campagne électorale », précède le scrutin. Elle m è n e
directement l'individu à l'isoloir pacifique de la soirée
domiciliaire.
L a télévision est, en tout cas dans le m o n d e capitaliste,
créatrice de cette représentation unifiée, la « violence », qui
devient instrument d'hégémonie politique. L a violence, c'est
ce risque qui c o m m e n c e « de l'autre côté de l'écran », c'est-à-
dire immédiatement dans la rue. E n franchissant le seuil
de leur domicile, les citoyens du m o n d e développé pénètrent
dans un espace unique qui s'étend jusqu'aux lieux des guerres
les plus exotiques. Parce qu'elle est représentation de pra-
tiques, unifiant tout l'espace n o n domiciliaire, la violence
télévisuelle a pour contraire n o n pas la non-violence, mais
le tourisme. L e corollaire de cette double nature violente
et touristique de l'espace non domiciliaire des « citoyens-TV »,
c'est qu'il est aujourd'hui exigible de pacifier, voire de
réprimer sauvagement la violence politique dans certains
pays pour permettre l'organisation de telle grande manifes-
tation touristique o u sportive. Il n'est plus question en effet
de prendre des risques pour accéder à un espace touristique
( c o m m e c'était le cas du « tourisme conquérant » des Anglais
Introduction générale Tb

au xixe siècle). D faut refouler la violence pour créer l'espace


touristique et ses lignes de communication. D ' o ù les péri-
mètres de sécurité et les fortifications qui protègent néces-
sairement les aérodromes et lieux de détente dans les pays
sous-développés — et de plus en plus dans les pays déve-
loppés eux-mêmes; la migration vers des grands ensembles
fortifiés o u les domiciles de grande banlieue qui repro-
duisent, jusqu'au paysage rural, une forme de sécurité
touristique.
C e système de représentation est évidemment européo-
centriste, de m ê m e que la notion de citoyen-TV; l'espace
violent et l'espace touristique unifiés ne sont pas des repré-
sentations universelles. D a n s les pays d u tiers m o n d e , des
masses dépourvues de T V , de tourisme et de domicile,
soumises à la famine et à l'insécurité permanente, fourniraient
nécessairement une définition de la violence tout à fait
différente.
L a recherche des causes et des perceptions de la violence
hors de l'aire culturelle européenne ne pouvait être explorée
complètement au cours d u colloque dont nous présentons
ici certaines contributions. Mais on la trouve présente dans
l'ensemble des propositions d'orientation de recherche énu-
mérées dans le rapportfinal,publié en annexe, et notamment
dans sa partie V .

Transdisciplinarité et totalitarisme

N o u s s o m m e s donc aujourd'hui dans une phase de transition


très confuse : une grande partie des pratiques « hégémoni-
ques », au sens que Gramsci donne à ce mot, peuvent être
qualifiées de violentes; elles sont en effet totalitaires et muti-
lantes. A l'inverse, une grande partie des pratiques « coerci-
tives » peuvent être qualifiées de n o n violentes; elles reposent
en effet surtout sur la préparation minutieuse d'interventions
menaçantes, pouvant transformer u n citoyen en prévenu
ou une nation en heu d'intervention armée, et non sur l'usage
effectif de la force.
L'apparition d u concept unique de violence s'explique
par ce perfectionnement en sens inverse des deux sources
du pouvoir : le bâton qui devient carotte et la carotte qui
devient bâton. L a présence pesante de l'enjeu « pouvoir
politique » dans l'organisation du savoir entraîne le freinage
24

de la transdisciplinarisation et le seul épanouissement des


praxéologies.
O n peut se demander cependant si une transdiscipli-
narité meilleure ne serait pas u n remède pire que le mal.
Si l'on aboutissait à une meilleure explication de la violence
par l'ensemble des causalités propres aux différents niveaux
d'organisation de la société, est-ce qu'on ne risquerait pas de
renforcer, dans u n premier temps, l'émergence de pouvoirs
totalitaires, voire d'un pouvoir totalitaire mondial basé sur
l'usage transdisciplinaire de la violence? Cette évolution
est m ê m e en apparence amorcée déjà sous nos yeux. Mais
nous avons de bonnes raisons de penser qu'il s'agit, c o m m e
projet, d'un « délire scientiste » propre à certains praxéo-
logues d u pouvoir, d'une utopie technocratique. L'échec de
ce projet, s'il est pensé quelque part, peut-être dans cer-
taines armées, est inscrit dans la contradiction structurale
qui existe, quoi qu'on fasse, entre la centralisation d'un
système complexe et son efficacité locale. D e s luttes popu-
laires, déjà engagées, contribueront consciemment à éroder
cette efficacité.
N o u s ne pensons pas, évidemment, en formulant ces
vues prospectives donner u n terme prévisible à une évolution
grosse de révolutions, mais seulement préciser en quoi la
transdisciplinarisation de l'étude des causes de la violence,
amorcée dans cet ouvrage, est u n problème sérieux pour
l'avenir de l'humanité.
Premiere partie

Transdisciplinarité
et causalité multiple
O n a placé en tête de ce recueil u n certain nombre de
contributions qui abordent la question générale de la trans-
disciplinarité et de la causalité multiple dans une théorie de
la violence.
L a violence demeure soumise à l'enquête philosophique,
c o m m e toute interrogation sans réponse définitive quant à la
condition humaine. C'est ce qu'indique Jean-Marie D o m e -
nach en dialoguant avec quelques h o m m e s illustres d'Anaxi-
mandre à Heidegger et de Diderot à Sartre; pour lui il ne
fait aucun doute que la définition d u dictionnaire philo-
sophique de Lalande, « Violence : emploi illégitime, o u d u
moins illégal, de la force », ne peut apparaître qu'avec le
progrès de l'esprit démocratique. C'est u n phénomène
contraire à la liberté et au bonheur et qui doit être combattu.
Mais cela reste une conduite humaine, n o n animale, parfois
l'ultime recours contre la violence elle-même. Pour l'abolir,
alors que son contrôle traditionnel par le sacré, par les reli-
gions, disparaît, il reste que, dans son excès m ê m e , le progrès
des moyens de destruction a conduit la violence dans une
impasse, ce qui m è n e l'auteur à cette conclusion d'un opti-
misme modéré pour notre époque de violence nucléaire « que
l'idéalisme devient nécessaire lorsqu'il converge avec l'impé-
ratif de la survie ».
Les progrès très rapides de l'analyse fonctionnelle des
centres nerveux supérieurs, liés aux progrès de la biochimie
cellulaire et à l'émergence de la théorie des systèmes, per-
mettent déjà, c o m m e le fait Henri Laborit, de former des
hypothèses et de défendre des thèses sur une causalité systé-
mique des comportements violents au niveau de la structure
du cerveau.
O n lira cette mise au point qui manifeste, c o m m e d'autres
écrits de Laborit, une recherche constante des points d'arti-
27

culation de l'interdisciplinarité : quel que soit le niveau de


connaissances scientifiques d u lecteur nul ne peut aujour-
d'hui ignorer l'enjeu d u débat qui se noue en termes de
biochimie d u cerveau, et les retombées que ce débat doit
nécessairement avoir sur l'ensemble des sciences humaines.
Cet article a été publié intégralement dans la Revue inter-
nationale des sciences sociales, avec u n important appareil
critique. Il est ici resserré et l'on a simplifié la présentation
des problèmes en ne reprenant pas l'ensemble des raison-
nements biochimiques peu accessibles aux non-spécialistes.
Le fond de l'article, c'est que les comportements innés de
l ' h o m m e , qui ont leur siège dans l'hypothalamus, cette
partie archaïque d u cerveau qu'on appelle aussi le « cerveau
reptilien », sont en nombre très limité et ne sont d'ailleurs
pas tous violents (comportement prédatoire d û à la faim,
la soif ou l'instinct sexuel; agressivité défensive; fuite) et
que tous sont en fait soumis à la partie « limbique » d u
cerveau archaïque propre à tous les mammifères condition-
nant la mémoire à long terme, et donc à une sélection, u n
renforcement o u u n refoulement par l'apprentissage. E n
outre, chez l ' h o m m e l'expérience plus o u moins heureuse
des comportements violents vient alimenter la zone associa-
tive très développée d u cortex o ù peuvent s'imaginer et se
verbaliser des comportements nouveaux. L a glorification
des instincts prédatoires innés et l'investissement affectif
dans les comportements violents renforcés, passant chez
l ' h o m m e par l'apprentissage et la verbalisation, sont une
des causes structurelles — mais non fatales — de la violence
comportementale de l'humanité actuelle. L e propre de
l ' h o m m e n'est pas 1' « instinct de territoire » o u 1' « instinct
de propriété » qui sont des comportements acquis — absents
de certaines sociétés — mais c'est de verbaliser et d'ima-
giner des structures n o n données, y compris des comporte-
ments non violents. L a pénurie de biens gratifiants pouvant
techniquement être éliminée, l ' h o m m e peut cesser en connais-
sance de cause de récompenser, c o m m e il le fait encore, les
plus agressifs et les plus inconscients.
D a n s la contribution suivante, Alain Joxe critique les
impasses théoriques o ù conduit une méthodologie quanti-
tativiste appliquée abusivement à l'étude macrosociologique
et transhistorique des causes de comportements violents.
C e qui est en cause, dans u n certain type de « traitement »
des données violentes par la manipulation statistique, c'est
28

essentiellement la disparition de toute l'Histoire et cette


disparition de l'Histoire est, elle-même, une violence exercée
sur le savoir des classes ou des peuples exploités, en tant
que ce savoir est mémoire collective, apprentissage; le lieu
d'une détermination essentielle disparaît ainsi dans le
mouvement m ê m e de constitution des agrégats. L e goût
« scientiste » — en fait économiciste — des technocrates
politiques contemporains pour les données chiffrées, n o n
seulement pousse parfois à la production de monstruosités
théoriques (dont o n donne ici quelques exemples), mais
canalise l'imagination sociologique dans des travaux o ù
règne la seule explication des phénomènes par une « cau-
salité statistique » incapable de rendre compte des niveaux
de conscience politique et qui ne sont parfois que des
« tautologies chiffrées ».
E n acceptant de « jouer le jeu » de la production d'une
typologie de la violence c o m m e instrument de la définition
m ê m e d u concept, Johan Galtung, dans le chapitre suivant,
affirme la nécessité conjointe d'une théorie de la violence
qui, par l'extension d u concept qu'elle traite, ne peut être
qu'une théorie transdisciplinaire. Partant d'une définition
de la violence c o m m e « quelque chose d'évitable qui fait
obstacle à l'épanouissement de l'être humain » et qui se
rattache au concept plus général de « destruction », appliqué
à l ' h o m m e , Galtung démonte et écarte successivement
quelques typologies souvent implicitement reçues dans le
langage politique courant ou dans le langage sectoriel des
sciences d u comportement. Il montre qu'elles ne répondent
pas aux trois exigences nécessaires à l'établissement d'une
typologie : former des sous-ensembles exhaustifs, exclusifs,
et capables de servir au développement d'une théorie. Il
propose finalement une typologie qui répondrait à ces
exigences.
Dieter Senghaas décrit enfin, dans le dernier chapitre
de cette première partie, la contribution essentielle des
« recherches sur la paix » {peace research) dans la définition
d'un c h a m p transdisciplinaire et, par conséquent, dans l'émer-
gence du concept de causalité complexe pour une sociologie
de la violence. E n tentant de faire le bilan des recherches
menées depuis une dizaine d'années sous couvert de cette
approche nouvelle, puis en recommandant certaines orien-
tations pour des recherches futures, Senghaas va bien
au-delà d'un « état de la question ». U n e transdiscipline se
29

voulant adéquate à u n objet praxéologique concret pose,


dans son développement, des problèmes de définition bien
plus aigus et bien plus mouvants que ceux qui peuvent se
poser à une discipline sectorielle bien établie des sciences
humaines traditionnelles. Cette transdiscipline propose i m m é -
diatement c o m m e c h a m p de recherche la mise en relation
constante des recherches abouties à différents niveaux et la
production, par ce travail de mise en relation, de différents
types de « causalité configurative », admettant des processus
de rétroaction complexes et mettant directement en cause
les concepts galvaudés de « variable indépendante » et de
« variable dépendante ».
L a violence

Jean-Marie D o m e n a c h

L a violence est aussi vieille que le m o n d e ; cosmogonies,


mythologie et légendes nous la montrent liée aux origines,
accompagnant toujours les héros et les fondateurs. C o m m e n t
se fait-il donc qu'elle apparaisse c o m m e un problème contem-
porain, et presque c o m m e un problème nouveau surgi hier,
ou d u moins au siècle dernier?
Il est remarquable que la violence, dont o n parle tant
aujourd'hui, n'ait pas constitué, c o m m e telle, u n objet de
réflexion pour les grands philosophes de la tradition occi-
dentale, et qu'il ait fallu attendre le xixe siècle pour qu'un
Georges Sorel en fasse le centre de son étude. Si nous par-
venons à discerner les raisons de cette quasi-occultation
de la violence, sans doute comprendrons-nous mieux les
raisons de sa révélation, de son explosion actuelle, et par là
sa nature profonde. U n autre avantage de cette méthode est
de nous permettre de prendre nos distances avec cette vio-
lence qui nous baigne de toutes parts, et ainsi de pouvoir
mesurer sa menace et lui chercher des remèdes.
Certes, on trouve une référence à la violence dans le
célèbre fragment d'Anaximandre, que Heidegger n o m m e la
plus vieille parole de la pensée occidentale : « Or, de là où
les choses s'engendrent, vers là aussi elles doivent périr selon
la nécessité, car elles s'administrent, les unes aux autres,
châtiment et expiation pour leur injustice, selon le temps
fixé. » Et la cosmogonie grecque a proclamé, avec Heraclite,
que « la violence est père et roi de tout ». Mais il s'agit
d'une donnée, d'une évidence qui ne fait pas problème au
philosophe, m ê m e s'il en meurt. C e qui irrite Socrate, c'est
l'abus de pouvoir et l'abus de langage — entraves à la
raison, à la beauté, à l'harmonie : la violence est condamnée
pour ses conséquences, non pour elle-même. Cependant, la
question refoulée par la philosophie est reprise, représentée
32 Jean-Marie Domenach

par la tragédie. L a violence s'y montre sous les formes de la


vengeance, de la colère, des multiples excès de la passion.
Mais elle n'est pas isolée, considérée pour elle-même; elle est
le produit d'une outrance (ubris), d'une folie (até), qui ont
rapport avec les dieux; la violence humaine exprime et trans-
gresse à la fois le divin manifestant cette « indistinction du
divin et du démoniaque » (P. Ricœur) qui constitue la
substance scandaleuse de la tragédie, et qui reste, c o m m e
nous le verrons, à la racine de l'ambiguïté de la violence.
O n ne trouverait rien de différent chez les Latins, dont
la langue ne distingue m ê m e pas force de violence (vis).
Jusqu'à la fin d u xviiie siècle, la culture occidentale conti-
nuera à éluder une question que notre époque tient pour
essentielle... Éluder? Il vaudrait mieux dire que le concept
de violence n'existe pas encore, o u d u moins se forme
lentement. C e que nous appelons aujourd'hui violence est
progressivement appréhendé sous trois aspects principaux :
a) l'aspect psychologique : explosion de force qui prend u n
aspect déraisonnable et souvent meurtrier; b) l'aspect moral :
attentat aux biens et à la liberté d'autrui; c) l'aspect poli-
tique : usage de la force pour s'emparer d u pouvoir o u le
détourner vers des buts illicites.
C'est le troisième sens qui prédomine au x x e siècle,
c o m m e le montre cette définition du dictionnaire philoso-
phique de Lalande, « Violence : emploi illégitime, ou d u
moins illégal, de la force ».
Incontestablement, c'est le progrès de l'esprit démocra-
tique qui donne naissance au concept moderne de violence
et le colore en m ê m e temps d'une nuance péjorative. A partir
du m o m e n t o ù chacun est appelé au statut de citoyen, o ù
est reconnu son droit à la liberté et au bonheur, la violence
ne peut plus être confondue avec la force, elle ne relève
plus des nécessités physiques (calamités naturelles) ou poli-
tiques (hiérarchies de droit divin) : elle devient un phéno-
m è n e qui a rapport avec la liberté et qui peut, et doit, être
combattu et surmonté. L a conscience de la violence faite
aux h o m m e s se forme en m ê m e temps que la conviction
selon laquelle la politique poursuit des buts raisonnables et
positifs, qui dépassent les nécessités de l'ordre social et de la
gestion des cités. « Avoir des esclaves n'est rien, s'écrie
Diderot; ce qui est intolérable, c'est d'avoir des esclaves
en les appelant des citoyens. » Avoir des esclaves est de
l'ordre naturel de la force dans u n m o n d e où la liberté est
33

un privilège aristocratique; mais dès lors que la liberté surgit


c o m m e valeur, dans la politique, le divorce apparaît avec la
réalité, et la réalité est ressentie c o m m e une violence
intolérable.
L a Genèse éclaire la définition : la violence est, histori-
quement, u n phénomène humain. Je ne crois pas qu'on
puisse parler, c o m m e le fait YEncyclopedia Universalis, de
« violence de la nature », sinon par anthropomorphisme.
Certes, o n parlera de la « violence d'une secousse tellu-
rique », mais c'est par u n usage extensif — et à m o n avis
abusif — d u mot violence, car il n'y a pas de violence au
fond des volcans, à moins qu'on n'y voie u n dieu caché.
Les tempêtes, les vagues, les collisions ne sont violentes que
par métaphore.
Si la nature n'est pas violente, les animaux le sont-ils?
L e progrès m ê m e d u sentiment de la violence a conduit les
savants à s'interroger sur ce point, et l'on sait que de n o m -
breux travaux récents ont été consacrés, en particulier par
K . Lorenz et ses disciples, à l'agressivité animale. Ces travaux
semblent converger vers cette conclusion : l'espèce étudiée
évite la violence, ou du moins la limite étroitement en usant
de deux moyens principaux : la séparation (définition d'un
« territoire ») et la hiérarchisation (domination des plus
puissants sur les plus faibles). Ainsi pourrait-on dire que
l'espèce se tient à la fois en deçà et au-delà de la violence :
en deçà parce qu'elle ne risque pas l'épreuve de la révolte
et de la guerre intestine — au-delà parce qu'elle établit un
modus vivendi pacifique. E n tout cas, le groupe animal par-
vient à éviter, par ces deux moyens, son autodestruction.
Peut-on parler au moins de violence dans les rapports entre
espèces? A nos yeux, le lion dévorant sa proie est violent.
Mais nous avons appris à nos dépens que cette violence
est u n élément fondamental de l'équilibre écologique. Et là
aussi, en toute rigueur, il faudrait proscrire l'usage d u mot
violence. Seul l ' h o m m e est capable d'exercer sa force contre
lui-même. Seule l'espèce humaine est capable de se détruire,
précisément parce qu'elle a perdu la capacité de se
réguler.
Si l'on veut se servir d u m o t pour cerner une réalité,
il faut dire que la violence est spécifiquement humaine en ceci
qu'elle est une liberté (réelle o u supposée) qui veut en forcer
une autre. J'appellerai violence « l'usage d'une force, ouverte
ou cachée, auxfinsd'obtenir d'un individu o u d'un groupe
34 Jean-Marie Domenach

ce qu'ils ne veulent pas consentir librement ». Le vol n'est pas


toujours violence. L e viol l'est toujours. Et si le viol est une
forme éminente, et pour ainsi dire pure, de la violence, c'est
parce qu'il obtient par force ce qui est normalement obtenu
par le consentement amoureux. L a violence a ceci d'horrible
et de fascinant qu'elle offre la possibilité d'instituer, au
profit d u plus fort, des relations avantageuses en faisant
l'économie d u travail et de la parole. E n ce sens, ce n'est
pas le meurtre qui est l'apogée de la violence (il supprime
l'objet m ê m e de cette violence), c'est la torture, parce qu'elle
associe malgré elle la victime à son bourreau. N o u s touchons
ici à cette énigme de la violence que J.-P. Sartre a si bien
mise en scène : la violence « fait société » — une société
qui est l'immonde caricature de la société de raison et
d'amour. Or, cette caricature possède une séduction parti-
culière, d u fait qu'elle réalise, de manière facile et rapide,
ce que l'individu ou le groupe désespère d'atteindre par les
voies de la conviction, d u dialogue, de la négociation.
Mais je précise : si le recours à la violence n'était dicté
que par le principe d'économie, elle n'aurait pas cette puis-
sance et cet attrait qu'elle possède dans l'histoire et dans le
cœur des h o m m e s . C e m o y e n économique, en effet, se révèle
finalement coûteux et les avantages qu'il procure, fugaces et
fragiles. O n pourrait dès lors, par la persuasion, l'évidence
des résultats, le calcul prospectif, détourner les individus
et les peuples de la violence. Il est remarquable, en effet,
que chez le délinquant c o m m e dans le groupe qui part en
guerre, la violence se décide presque toujours sur le m o m e n t ,
sans considération des conséquences prévisibles : châtiment,
d o m m a g e s corporels et matériels... Mais, c o m m e la tragédie
grecque o u le r o m a n (de Dostoïevski à Faulkner) l'ont
montré, c o m m e les philosophes modernes (de Hegel à Sartre,
en passant par Nietzsche) aident à le comprendre, la violence
n'a pas seulement rapport aux biens de l ' h o m m e ou à son
corps, mais à son être propre.
Le désir de l'autre, dès les premiers mois, va vers le
m o n d e extérieur pour se l'approprier. O r cette appropriation
n'est pas immédiate : elle passe à travers les autres; elle
prend pour relais, c o m m e Freud l'a montré, le désir de
l'autre le plus proche, c'est-à-dire le père — pour relais et
pour adversaire puisque celui-là m ê m e qui indique au désir
son objet, qui initie, qui éduque, c'est celui-là qui devra être
supprimé. L e complexe d'Œdipe m è n e au meurtre du père;
La violence 35

la violence est donc incluse, dès l'origine, dans la formation


de la conscience, dans l'affirmation de l'autonomie.
L'animal cherche sa proie. L a proie de l ' h o m m e , c'est
la liberté. L a violence cherche aussi la liberté. A m o u r et
sadisme, démocratie et tyrannie, raison et sophistique : il y a
toujours deux voies qui se concurrencent, l'une douce et
l'autre violente. Elles sont antagoniques mais, d'une certaine
façon, identiques dans leur but : l'une et l'autre poursuivent
ce bien indispensable et le plus précieux qui est l'être de
l'autre, pour se le concilier ou se le soumettre. Mais cela
encore est trop simple : la violence est accrochée, inviscérée
à la condition humaine dont elle accompagne, nous l'avons
vu, la naissance, et dont elle colore parfois les plus hautes
expressions : la mystique, l'art, la révolte, l'amour. E n vérité,
il est trop facile, et inefficace, de condamner la violence
c o m m e un phénomène extérieur et m ê m e étranger à l'homme,
alors qu'elle l'accompagne sans cesse, et peut-être, c o m m e le
pressentait Nietzsche et c o m m e notre époque le comprend
mieux, jusque dans l'articulation d u discours, dans l'affir-
mation m ê m e de l'évidence rationnelle. Oui, on peut dénoncer
« toutes les violences, d'où qu'elles viennent » — on ne se
débarrassera pas pour autant de la violence.
Hegel fut le premier philosophe à intégrer la violence
non seulement à la rationalité de l'histoire des sociétés,
mais à la genèse m ê m e de la conscience. Celle-ci n'émerge
de la vie, elle ne devient « pour-soi » qu'en niant l'autre.
Mais cela ne produit qu'une certitude subjective. Pour être
sûr que j'existe, il faut bien que l'autre existe aussi, et qu'il
m e reconnaisse c o m m e existant. L a lutte pour la vie devient
alors une lutte pour la reconnaissance : c'est en les affron-
tant que je m e dégagerai de la vie naturelle, animale — et
cela doublement : en m e montrant capable de risquer m a
vie et en obtenant de l'autre, au besoin par la contrainte,
de m e donner la preuve qu'il m e reconnaît... « C'est seule-
ment par le risque de sa vie qu'on conserve sa liberté1... »
C e risque suppose une violence, affrontée et exercée. Hegel
ne rejette pas la violence; par la dialectique du maître et de
l'esclave, il l'intègre au développement humain. D e m ê m e ,
la guerre lui apparaît c o m m e une forme normale de relation
entre les États. Certes, la violence n'est pas glorifiée; le
travail, la culture constituent des expressions et des relations
plus satisfaisantes. Mais la violence est justifiée dans la
mesure o ù , paradoxalement, elle apparaît c o m m e u n
36 Jean-Marie Domenach

préalable nécessaire à l'humanisation des relations inter-


personnelles et internationales.
L'analyse hégélienne continue de dominer toute une partie
des conceptions contemporaines de la violence. Elle oblige,
surtout si o n la conduit à travers les catégories marxistes, à
poser le problème de la dualité de la violence : positive o u
négative, bonne o u mauvaise selon les buts vers lesquels elle
tend ou plutôt selon les forces historiques qui la sou-
tiennent. O n sait quelle réponse donnèrent M a r x et Engels :
la lutte des classes est le moteur de l'histoire; o n ne saurait
donc échapper à la violence sinon en s'évadant dans les illu-
sions de l'utopie ou de la religion. Mais il faut distinguer
la violence de la classe dominante, présentement la bour-
geoisie, qui contrarie le développement des forces histo-
riques, de la violence de la classe opprimée, le prolétariat,
qui ne l'exerce que dans l'intérêt de l'émancipation générale.
Georges Sorel portera cette opposition à son paroxysme :
pour lui, la force est bourgeoise, la violence est prolétarienne;
en retournant le vocabulaire, en faisant l'éloge de la vio-
lence, il veut retourner la situation : démasquer l'usage
« naturel » des moyens de domination qui ont cessé de
scandaliser parce qu'ils se couvrent de la légalité, de l'habi-
tude et de la morale — réhabiliter les moyens de la force
lorsqu'ils sont employés ouvertement, collectivement, à la
subversion d'un cadre injuste.
Cette dialectique, qui justifiait alors la grève générale,
a donné lieu à une infinité de proclamations, de discussions
et de mises en scène théâtrales et romantiques. C e fut le pro-
blème posé au début d u siècle par les attentats anarchistes
et nihilistes. O n le trouve chez Dostoïevski, chez Malraux,
Sartre et C a m u s . O n le trouve aussi dans la réalité contem-
poraine : c'est le problème du terrorisme, c'est le problème
des otages... Il n'est pas simple, et je n'ai pas la prétention
de le résoudre, ni m ê m e de le traiter ici. Je suis d'ailleurs
convaincu qu'il est inutile de chercher une réponse catégo-
rique, en philosophie ou en morale, au problème posé par la
violence. Par son aspect ontologique, la violence n'est pas
separable de la condition humaine. L a proscrire par des
condamnations morales ou par des résolutions politiques
n'a aucun sens. Si respectable que soit la « non-violence »,
elle ne m e semble pas pouvoir représenter une position
cohérente et tenable dans u n m o n d e où la violence est
diffuse et se trouve liée à presque tous les aspects des rap-
37

ports humains. L a violence présente une multitude d'aspects


concrets qui obligent à des définitions précises et qui appellent
des réponses particulières. L a violence de la grève n'est pas
de m ê m e nature que la violence de la b o m b e atomique.
Également, la violence « institutionnelle » o u « structurelle »,
qui se dissimule derrière des couvertures légales et s'exerce
pacifiquement, est très différente de la violence révolu-
tionnaire o u militaire. Notons seulement qu'on a tendance
à mieux voir, et par conséquent à dénoncer avec plus de
véhémence, les violences ouvertes que les violences cachées.
L a réflexion sur la violence ne peut pas se séparer de la
considération des moyens, des circonstances et des fins.
« Condamner toutes les violences » est absurde o u hypo-
crite. Faire l'éloge de la violence devrait dépendre d'abord
du rapport entre la doctrine proclamée et les moyens
employés; ensuite, d u rapport entre les moyens et la fin;
troisièmement, c o m m e Malraux puis C a m u s l'ont bien vu,
du rapport entre l ' h o m m e et sa violence : jusqu'à quel point
Passume-t-il, en prend-il le risque et la responsabilité? L e
pire, c'est la « violence aveugle » — aveugle quant aux
victimes, mais aussi quant à son auteur. N'oublions pas
que la violence possède une fécondité propre; elle s'engendre
elle-même. Il faut donc toujours l'analyser en série, en
réseau... Ses formes en apparence les plus affreuses, et par-
fois les plus condamnables, cachent ordinairement d'autres
situations de violence, moins scandaleuses parce que étirées
dans le temps et protégées par des idéologies o u des insti-
tutions d'apparence respectable. L a violence des individus
et des petits groupes doit être mise en rapport avec la
violence des États; la violence des conflits, avec celle des
ordres établis. Dostoïevski le suggérait lorsque, d'une for-
mule provocante, il affirmait que la vraie cause de la guerre
est la paix elle-même.
Refuser les condamnations abstraites, accepter l'ambi-
guïté de la violence, c'est u n premier pas, mais il faut aller
plus loin. Précisément parce que nous devons affronter non
pas la violence en soi, mais telle forme particulière de vio-
lence, il faut s'interroger sur la manière dont la violence nous
investit, et par là chercher les moyens propres à l'arrêter.
Se demander s'il y a plus ou moins de violence aujour-
d'hui qu'autrefois ne nous mènerait nulle part : pour plu-
sieurs raisons, et d'abord parce que, c o m m e nous venons
de le voir, la conscience de la violence, l'intolérance de la
38 Jean-Marie Domenach

violence sont des phénomènes récents, ou du moins qui ont


pris récemment des dimensions considérables. Assurément,
il existait jadis une violence patente, manifeste, qui est en
voie de disparition dans les sociétés industrialisées : le duel,
les exécutions et châtiments publics, les pugilats en pleine
rue deviennent rares. C e qui n'empêche aucunement les
formes violentes de la délinquance de croître. L à réside un
paradoxe sur lequel il faudrait réfléchir. A mesure que se
développe une conscience « civilisée », qui ne tolère pas le
spectacle de la violence, celle-ci se dissimule et se déplace
dans deux directions. D ' u n e part elle s'intériorise et s'exprime
de façon imprévue et détournée : ainsi, à travers le discours
philosophique et critique, qui devient toujours plus hargneux
et exclusif (il y aurait bien des choses à dire sur le fonc-
tionnement de l'idéologie c o m m e accusation et condam-
nation de l'opposant, d u contradicteur...); également, de
façon vulgaire, par l'explosion de la bagarre, de l'émeute
lors de manifestations, de fêtes, de bals, etc. L a violence
c o m m u n e se a défoule » de multiples façons, à travers une
agressivitéflottantequi, le plus souvent, sefixe,par hasard,
sur u n adversaire de rencontre.
Mais d'autre part — et les deux phénomènes sont liés —
la violence s'extériorise et s'incarne dans les formes collec-
tives, anonymes que lui offrent la technique et la politique.
Il y a une violence technique, impersonnelle, abstraite, qui
a fourni bien des sujets d'étude. Mais il y a, plus profon-
dément, une violence de la technique. Ernst Jùnger et
Martin Heidegger ont vu dans la technique l'expression
conjointe de la rationalité mondiale et de la volonté de
puissance. L a technique à travers laquelle les h o m m e s
communiquent, la technique qui est en train de créer u n
univers c o m m u n à toutes les nations, est en m ê m e temps
ce qui éventre la terre et ce qui « arraisonne » la nature et
les h o m m e s . A travers elle, nous prenons l'habitude de plier
le m o n d e à notre guise. Mais réduire la nature en esclavage,
cela m ê m e qui fait la grandeur de l'aventure occidentale,
met en péril n o n seulement la nature, mais la Raison qui
prétendait la soumettre. Ici intervient la mise en garde
des philosophes de l'école de Francfort : après avoir détruit
les mythologies, nous disent Adorno et Horkheimer, la
Raison mathématique et technicienne est en train d'écraser
le M o i sous son impérialisme. Derrière les formes collec-
tives de la violence que notre époque a connues, ne trouve-
39

t-on pas une sorte d'hystérie technocratique, volonté de


soumettre également les h o m m e s et les choses à une volonté
unique, à u n État global et transparent? L a technique ne
se contente pas de fournir à la politique des instruments
inouïs de contrôle et de contrainte; elle offre u n modèle,
une incitation à la domination totale. Q u a n d o n détient le
pouvoir ultime sur la matière, il est difficile d'admettre que
l'esprit résiste.
Ainsi donc, déraisonnable par essence, la violence est
pourtant liée à l'exercice m ê m e de la raison. Quantifier, orga-
niser, c'est déjà violenter. L e discours m ê m e , l'articulation
des idées dans le cadre d'un vocabulaire et d'une syntaxe
établis peuvent être considérés c o m m e violence...
L a m ê m e implication, la m ê m e ambiguïté essentielle,
nous les retrouvons dans l'histoire politique. Qu'est-ce en
effet que lapolis, sinon l'organisation d'une collectivité contre
la violence externe et interne? Qu'est-ce que l'État, sinon
l'entreprise de soustraire la violence à l'initiative des indi-
vidus et des groupes et de la subsumer sous une autorité
unique, ainsi que le montrait M a x W e b e r en définissant
l'État c o m m e « le monopole de l'usage légitime de la vio-
lence? » L'État est bien cette instance qui a tout pouvoir
sur la vie des citoyens non seulement par le droit de punir,
mais par le droit de défense nationale. Et l'État, dont l'instau-
ration a fait reculer la sauvagerie, le banditisme, la justice
sommaire, l'État est précisément ce qui institue la violence
hors de toute norme morale et juridique, puisqu'il est tou-
jours à m ê m e de recourir aux moyens extrêmes de la force
s'il estime sa vie menacée. L a guerre est cette « situation-
limite » dont parle P. Ricœur, où le citoyen se trouve engagé
par son État dans le dilemme « tuer o u être tué » (tuer
ou être asservi n'est qu'une variante), que l'objection de
conscience refuse mais qu'elle ne résout pas.
Q u ' o n voie l'État résorbant o u déchaînant la violence,
il demeure lié à elle. A vrai dire, toute institution politique
baigne plus ou moins dans la violence, car elle est le moteur
de l'histoire, faisant paraître sur le devant de la scène les
classes dirigeantes, les nations, les civilisations... « L'histoire
de l ' h o m m e paraît s'identifier à l'histoire d u pouvoir vio-
lent; à la limite, ce n'est plus l'institution qui légitime la
violence, c'est la violence qui engendre l'institution en redis-
tribuant la puissance entre les États, entre les classes2. »
Il ne s'agit pas de justifier la violence : l'histoire a été baignée
40

par trop de souffrance et de sang. Mais la violence peut être


instauratrice; elle est parfois liée à des changements socio-
culturels qui étaient historiquement nécessaires et qui se
révèlent bénéfiques.
Telle est notre difficulté, notre incertitude. O n ne s'en
évadera pas facilement. Certes, il faut toujours préférer à la
violence les moyens de la persuasion. Mais si le maître est
sourd? Certes, il vaut mieux être b o n — mais la bonté
naïve, en certaines occasions, peut être plus néfaste que la
dureté, c o m m e B . Brecht l'a montré... Sans doute faut-il
s'accrocher à cette conviction modeste que la violence est
un recours ultime mais redoutable parce qu'elle est conta-
gieuse, parce qu'elle détruit bientôt celui qui l'emploie et
le but qu'il prétend servir : telle est bien, par exemple, la
logique du terrorisme.
Mais il nous reste u n dernier pas à franchir. Si la vio-
lence devient à la fois de plus en plus menaçante et de plus
en plus intolérable, y a-t-il u n espoir, y a-t-il des moyens
de la mettre en échec? Certains rêvent de la déraciner en
s'attaquant à son origine supposée. Ainsi beaucoup se per-
suadent, c o m m e J.-P. Sartre, qu'à l'origine d u conflit il y a
la rareté. Mais ne peut-on affirmer, équivalemment, qu'à
l'origine de la rareté il y a l'exploitation, l'accaparement et
l'usage inégal des richesses? D a n s ces conditions, qu'est-ce
qui est à l'origine de l'exploitation, sinon la violence d'un
individu o u d'un groupe? Et nous voilà renvoyés à cette
énigme de la violence primitive sur laquelle ont buté Engels
et M a r x . A vrai dire, c'est l'aporie de tout humanisme, et
peut-être de toute religion, car le péché originel tel que la
Bible le met en scène, s'il explique tout, est lui-même impos-
sible à expliquer. N o u s renoncerons donc à la prétention
— par elle-même source des pires violences — d'extirper
la racine d u mal. Sans doute est-il préférable de s'établir
ailleurs, de réduire les dominations et les exploitations par
une pratique de la parole, de la démocratie, de la justice.
Cependant, une espérance se profile à l'horizon, qui naît
de l'ampleur m ê m e de la menace.
Pendant longtemps, les cultures humaines ont cherché à
contrôler la violence par le sacré, et de deux manières :
d'abord, en légitimant certaines formes de violence (la guerre
sainte, la justice rendue au n o m de Dieu, etc.); ensuite, en
recourant à la religion pour épurer la violence par le choix
et le sacrifice d'une victime. Mais alors que la transcendance
41

s'efface, les institutions laissent apparaître à n u leur vio-


lence : la justice est confondue avec la vengeance, l'ordre
avec la répression. Contre des institutions désacralisées
s'élève de toutes parts une contestation radicale et, dans la
mesure m ê m e o ù ces institutions perdent leur légitimité,
c'est la violence des individus et des groupes qui tend à se
légitimer par la cause qu'elle affirme servir.
Par ailleurs, le sacrifice, c o m m e l'a si bien montré René
Girard3, ritualisait l'expulsion de la violence. L a victime
était désignée pour symboliser les maléfices, et son exécution
avait pour but de réconcilier et pacifier la cité. O r le déclin
des religions rend plus difficiles la désignation et l'expulsion
de la victime émissaire. D e récents holocaustes, en Europe,
ont pourtant montré que le réflexe jouait toujours; mais le
sacrifice, s'il croît en nombre, a perdu toute valeur reli-
gieuse : c'est l'ennemi désigné qui est anéanti, et non plus
son substitut symbolique. Autrement dit, la violence continue
à répondre à la violence, mais l'effort de la religion pour
circonscrire son domaine s'étant beaucoup réduit, la violence
se diffuse rapidement dans les esprits, dans les spectacles,
dans la vie quotidienne — violence indifférenciée, poly-
morphe, qui refuse les cadres traditionnels et presque hono-
rables qui lui étaient assignés, pour chercher u n exutoire
dans la délinquance. Le sentiment d'être prisonnier d'un sys-
tème très bien organisé mais que rien ne légitime, sinon son
propre fonctionnement, joue dans le sens de cette diffusion
et crée une situation redoutable, qui pourrait devenir
explosive.
Toutefois, ce péril m ê m e laisse entrevoir u n remède.
Jadis, la violence était limitée par une autre violence, que
contrôlaient la politique et la religion. Les progrès de l'esprit
démocratique ont enlevé à la violence, nous l'avons vu, ses
justifications profondes. Mais en m ê m e temps, c o m m e nous
venons de le voir aussi, ils les enlèvent à ces contre-
violences qu'organisaient le rituel religieux et l'appareil
étatique. L'anarchie complète qui peut résulter d'une telle
situation n'est pas vivable et oblige à recourir à d'autres
instances que la violence ritualisée et institutionalisée.
D'autant plus que la limite ultime de la violence légitimée
par l'État est l'arme atomique, dont l'usage serait contraire
au but raisonnable que s'assigne la contre-violence. Ainsi,
le progrès des esprits se rencontre avec le progrès de la
technique pour poser en termes radicalement nouveaux le
42 Jean-Marie Domenach

problème de la violence et des réponses qui doivent lui être


données. Puisqu'on ne peut plus compter sur la violence
pour arrêter la violence, il faut bien que chaque société,
et l'humanité tout entière, si elles veulent se sauver, fassent
prévaloir des buts œcuméniques sur les intérêts parti-
culiers. Il faut bien qu'une pratique d u dialogue et une
morale de l'amour, o u simplement de la compréhension,
modifient les institutions et les m œ u r s .
Pour la première fois dans l'histoire, la violence, cette
conduite typiquement humaine, ne parvient plus à se jus-
tifier. Sa logique propre ne semble plus pouvoir être
contenue. Lorsque les possibilités ultimes de la violence
équivalent à la destruction de l'humanité, il devient insuf-
fisant de réclamer des limitations et des contrôles. C'est à
une autre problématique, à une autre pratique, à une autre
politique que nous s o m m e s invités, en attendant d'y être
en quelque sorte contraints, car l'idéalisme devient nécessaire
lorsqu'il converge avec l'impératif de la survie.

Notes
1. Hegel, Phénoménologie, I.
2. P . Ricœur, Histoire et vérité, Paris, Le Seuil.
3. René Girard, La violence et le sacré, Paris, Grasset.
Les mécanismes biologiques
et sociologiques de l'agressivité

Directeur d u Laboratoire Henri Laborit


d'entomologie, hôpital
Boucicaut, Paris

N o u s avons proposé à plusieurs reprises de définir 1' « agres-


sion » c o m m e la quantité d'énergie cinétique capable d'accé-
lérer la tendance à l'entropie d'un système, son nivellement
thermodynamique, autrement dit d'en détruire plus ou
moins complètement sa « structure ». L a structure étant
définie c o m m e l'ensemble des relations existant entre les
éléments d'un ensemble. L'agressivité est alors la caractéris-
tique d'un agent capable d'appliquer cette énergie sur u n
ensemble organisé, d'accroître en lui le désordre, en dimi-
nuant son information, sa mise en forme.
A partir de ces définitions on s'aperçoit que l'agression
ne peut être u n concept unitaire, car les mécanismes qui sont
à l'origine de la libération énergétique déstructurante sont
variés. C e sont ces mécanismes différents qui ont conduit
de nombreux auteurs à établir une liste des types d'agres-
sions le plus souvent observés. Mais ils l'ont fait en distin-
guant les situations déclenchantes sans préciser, le plus sou-
vent, les mécanismes nerveux centraux mis en jeu. C e sont
ces liens entre les situations environnementales et le méca-
nisme de la réponse que le système nerveux leur oppose
qu'il convient de préciser.
D a n s des systèmes hypercomplexes, il ne s'agit plus de
trouver des « causes » à une action, car la causalité ne peut
plus être conçue c o m m e linéaire (« cause-effet ») suivant
l'interprétation du déterminisme de la fin d u xixe siècle. Il
s'agit de « systèmes » dont il est indispensable de découvrir
d'abord l'organisation pour en comprendre les mécanismes
d'action.
Les organismes vivants sont toujours des systèmes ouverts
par rapport à l'énergie qu'ils dégradent, conformément au
deuxième principe de la thermodynamique. O n peut dire
que, par l'intermédiaire de la photosynthèse, c'est l'énergie
44 Henri Laborit

solaire qui coule en eux. Sur le plan informationnel, le


problème apparaît plus complexe — car ils sont constitués
par « niveaux d'organisation ». Utilisant le sens étymologique
du terme d'information, nous appellerons « information-
structure » celle qui organise aussi bien u n être vivant qu'un
ensemble social et « information circulante » celle constituée
par l'ensemble des messages circulant entre les individus
subcellulaires, cellulaires, organiques et sociaux et per-
mettant le maintien de l'information-structure dans le temps
et l'espace.
O r chaque niveau d'organisation englobe le précédent et
se trouve englobé par celui de complexité supérieure, la
complexité résultant alors du nombre des niveaux d'organi-
sation d u système envisagé. O n passe ainsi de la molécule à
l'ensemble enzymatique, puis aux organisations intracellu-
laires (mitochondries, noyau, cytosol, membranes, etc.) des
organites aux cellules, des cellules aux organes, des organes
aux systèmes avant d'atteindre le niveau de l'organisme
entier. Chaque niveau d'organisation constitue un système
fermé sur le plan de sa structure, sa fonction est généralement
régulée par feedback (rétroaction). C'est ce qui permet à
l'expérimentateur de l'étudier isolément, séparé des niveaux
d'organisation sous-jacents. Mais les informations leur
viennent justement de ceux-ci et transforment ce « régu-
lateur » en « servo-mécanisme » ouvrant ce système fermé
vers l'extérieur. L'ultime ouverture se fait entre l'organisme
et le milieu. Si l'information ne coulait que dans le sens
du milieu vers l'organisme, celui-ci serait entièrement dépen-
dant d u milieu. O r le maintien de l'information-structure
exprimé par l'état de satisfaction de la société cellulaire qui
constitue u n organisme exige que le système nerveux qui en
est informé puisse agir en retour sur l'environnement et
l'informe, le mette en forme, le transforme, conformément
à sa structure propre. Malgré cette schématisation systé-
mique très superficielle, o n conçoit cependant que chaque
niveau d'organisation d'un système doit avoir pour finalité
celle de l'ensemble et que la finalité de l'ensemble doit
permettre celle de chaque niveau d'organisation sous-jacent.
O n conçoit aussi qu'il n'y a pas d'analogie à rechercher
entre les structures des différents niveaux d'organisation,
mais à comprendre c o m m e n t leurs structures différentes
peuvent concourir à la m ê m e finalité, et par quel méca-
nisme. E n ce sens, la seule raison d'être d'un être c'est d'être,
Les mécanismes biologiques et sociologiques de l'agressivité 45

de conserver son information-structure et, quelle que soit la


richesse de son comportement, là réside sa « téléonomie »,
son seul projet sans quoi il n'y aurait pas d'êtres.
Ces notions étaient indispensables à aborder avant de
parler de l'agressivité et de la violence. E n effet, s'il n'existe
pas de hiérarchie, de dominance, dans u n organisme, c'est
que chaque cellule, chaque organe, chaque système, remplit
une « fonction » dont lafinalitéest de participer a u main-
tien de la structure de l'ensemble sans laquelle aucun niveau
d'organisation, du plus simple au plus complexe, ne pour-
rait survivre. L e système est donc entièrement ouvert d u
point de vue de l'information circulante. L a fermeture ne
commence qu'aux limites de l'individu. Car, si celui-ci est
bien u n système ouvert sur le milieu dont il enregistre les
variations et sur lequel il agit, s'il existe bien entre lui et le
milieu une information-circulante, par contre, il est à peu
près fermé d u point de vue de Pinformation-structure.
L'enrichissement de celle-ci par la mémoire et l'imaginaire se
fait à partir d'une niche environnementale unique qui est la
sienne. O r dès qu'une structure se ferme, on peut affirmer
que si elle continue d'exister, c'est en prenant c o m m e finalité,
c o m m e raison d'être peut-on dire, le maintien de sa propre
organisation.
A u cours des millions d'années qui ont conduit des êtres
unicellulaires aux organismes pluricellulaires, le détermi-
nisme de l'évolution a permis que chaque individu constitue
à l'intérieur de lui-même une structure ouverte. Mais à
partir de l'individu, l'ouverture par inclusion dans l'espèce
n'a pas encore été possible pour l ' h o m m e . L'absence de
structure homogène de l'espèce interdit la circulation entre
les groupes humains d'une information valable pour l'espèce.
Elle ne l'est que pour des sous-groupes dominants o u
dominés. N o u s tenterons de schématiser le mécanisme d'éta-
blissement des dominances. Il s'ensuit qu'à l'intérieur d u
groupe lui-même ne circuleront que les informations favo-
rables au maintien de la structure de dominance.
Enfin, la notion de niveaux d'organisation qu'on retrouve,
dans Panatomie fonctionnelle du système nerveux central,
débouchant sur des comportements permet de comprendre
pourquoi les faits observés en éthologie, par l'étude d u
comportement animal, ne peuvent être intégralement trans-
posés dans celle d u comportement humain, car l ' h o m m e
est seul à posséder des zones associatives suffisamment
46 Henri Laborit

développées pour créer de l'information à partir de son


imaginaire et pour utiliser u n langage symbolique.
Le comportement agressif intraspécifique semble être
apparu au Néolithique, avec la découverte de l'agriculture
et de l'élevage par certaines ethnies, situées dans l'hémi-
sphère nord, autour d u 45 e parallèle, à la fin de la dernière
glaciation. L'apparition, dans ces régions, d'un climat dit
tempéré, c'est-à-dire caractérisé par une alternance saison-
nière, où il faisait bon vivre l'été, mais o ù la vie redevenait
difficile l'hiver, a débouché sur la mise en réserve l'été d'ob-
jets gratifiants puisqu'ils permettaient la survie l'hiver. Cer-
taines ethnies moins favorisées ont vraisemblablement voulu
profiter de ces réserves et ont imposé leur dominance aux
premières peuplades néolithiques. Les études préhistoriques
nous montrent que celles-ci ont été en Europe ancienne des
sociétés matrilinéaires, égalitaires, et sans armes 1 . L a notion
de propriété semble être apparue à cette époque de m ê m e
que l'agressivité intraspécifique que certaines ethnies favo-
risées par leur cadre écologique, c o m m e celles d u Pacifique
sud, ont ignorée jusqu'à une date récente. Les plus défavo-
risées, d'autre part, ayant besoin d'une coopération inter-
individuelle pour la survie d u groupe ont également ignoré
l'agressivité, c o m m e c'est le cas pour les Esquimaux. Par la
suite, la création d'information technique qui au début avait
facilité la protection et l'accroissement des ethnies au sein d'un
environnement hostile fut de plus en plus utilisée pour l'éta-
blissement des échelles hiérarchiques de dominance, interindi-
viduelles, inter-groupes, internationales, inter-blocs de nations.

Signification fonctionnelle
des centres nerveux supérieurs
O n peut considérer que le système nerveux possède essen-
tiellement pour fonctions :
L a captation des variations énergétiques survenant dans
l'environnement grâce aux organes des sens : sa sensi-
bilité dépendra de la structure de ces derniers et variera
avec les espèces.
L a conduction des informations ainsi captées vers les
centres supérieurs où conflueront également des signaux
internes, résumant l'état d'équilibre ou de désé-
quilibre dans lequel se trouve l'ensemble de Porga-
Les mécanismes biologiques et sociologiques de l'agressivité 47

nisme; quand le dernier repas, par exemple, remonte


à plusieurs heures, les déséquilibres biologiques qui en
résultent constituent les signaux internes qui, stimulant
certaines régions latérales de l'hypothalamus, vont déclen-
cher le comportement de recherche de nourriture et, si les
organes des sens avertissent de la présence d'une proie
dans l'environnement, le comportement de prédation.
Cette action sur l'environnement, si elle est couronnée de
succès, permettra le retour à l'équilibre interne et la
stimulation d'autres groupes cellulaires dans la m ê m e
région hypothalamique, provoquant un comportement
de satiété. Ces comportements, déjà extrêmement c o m -
plexes dans leurs mécanismes biochimiques et neuro-
physiologiques, sont cependant parmi les plus simples
et sont indispensables à la survie immédiate, c o m m e les
mécanismes gouvernant la satisfaction de la soif et la
reproduction, depuis les danses nuptiales et l'accou-
plement, la préparation du gîte, l'éducation première
des descendants, etc. Ces comportements sont les seuls
à pouvoir être qualifiés d'instinctifs, car accomplissant le
programme résultant de la structure m ê m e du système
nerveux et nécessaires à la survie aussi bien de l'indi-
vidu que de l'espèce. Ils dépendent donc d'une région
très primitive du cerveau, c o m m u n e à toutes les espèces
dotées de centres nerveux supérieurs : l'hypothalamus et
le tronc cérébral. Q u a n d le stimulus existe dans l'envi-
ronnement, que le signal interne est lui-même présent,
ces comportements sont stéréotypés, incapables d'adap-
tation, insensibles à l'expérience, car la mémoire dont
est capable ce système nerveux simplifié qui en permet
l'expression est une mémoire à court terme, ne dépassant
pas quelques heures. Ces comportements répondent à ce
qu'on peut appeler les besoins fondamentaux.
N o u s devons retenir que ce n'est primitivement que par une
action motrice sur l'environnement que l'individu peut satis-
faire à la recherche de l'équilibre biologique, d u « bien-
être », du « plaisir ». Cette action motrice aboutit en réalité
à conserver la structure complexe de l'organisme dans u n
environnement moins « organisé », grâce à des échanges
énergétiques maintenus dans certaines limites entre cet
environnement et lui. A l'opposé, l'absence de système ner-
veux rend les végétaux entièrement dépendants de la niche
biologique qui les environne.
48 Henri Laborit

Chez les premiers mammifères apparaissent des forma-


tions nouvelles en « dérivation » sur le système précédent :
c'est ce qu'il est convenu d'appeler le « système limbique » 2 .
Considéré classiquement c o m m e le système dominant l'affec-
tivité, il nous paraît plus exact de dire qu'il joue un rôle
essentiel dans l'établissement de la « mémoire à long
terme » 3 , sans laquelle l'affectivité ne nous paraît guère
possible. E n effet, la mémoire à long terme qu'on s'accorde
de plus en plus à considérer c o m m e liée à la synthèse de
protéines au niveau des synapses mises en jeu par l'expé-
rience4 est nécessaire pour savoir qu'une situation a été
déjà éprouvée antérieurement c o m m e agréable ou désa-
gréable, et pour que ce qu'il est convenu d'appeler un affect
puisse être déclenché par son apparition o u par celle de toute
situation qu'il n'est pas possible de classer à priori dans l'un
des deux types précédents par suite d'un « déficit informa-
tionnel » à son égard. L'expérience agréable est primiti-
vement celle permettant le retour o u le maintien de l'équi-
libre biologique; la désagréable, celle dangereuse pour cet
équilibre, donc pour la survie, pour le maintien de la struc-
ture organique dans u n environnement donné. L a mémoire
à long terme va donc permettre la répétition de l'expérience
agréable et la fuite o u l'évitement de l'expérience désa-
gréable. Elle va surtout permettre l'association temporelle et
spatiale, au sein des voies synaptiques, de traces mémorisées
liées à u n signal signifiant à l'égard de l'expérience, donc
provoquer l'apparition de réflexes conditionnés aussi bien
pavloviens (affectifs ou végétatifs), que skinnériens5, opé-
rants (à expression neuromotrice).
Mais d'autre part, la mémoire, en permettant la création
d'automatisme, pourra être à l'origine de besoins nouveaux,
qui ne pourront plus être qualifiés d'instinctifs, mais qui le
plus souvent sont d'ordre socio-culturel. Ces besoins acquis
deviendront nécessaires au bien-être, à l'équilibre biolo-
gique, car ils transforment l'environnement ou l'action
humaine sur lui de telle façon qu'un effort énergétique
moindre devient alors suffisant pour maintenir Phoméostasie.
D en résulte une amplitude réactionnelle moindre, une perte
progressive de ce qu'on peut appeler l'entraînement, c'est-à-
dire une réduction de la marge des variations physico-
chimiques et énergétiques de l'environnement au sein de
laquelle u n organisme peut maintenir ses constantes biolo-
giques. Ces besoins acquis pourront être à l'origine de pul-
Les mécanismes biologiques et sociologiques de l'agressivité 49

sions qui chercheront à les satisfaire par une action grati-


fiante sur l'environnement, mais elles pourront aussi entrer
en conflit avec d'autres automatismes d'origine socio-
culturelle eux aussi, qui en interdiront l'expression. N o u s
pouvons alors définir le « besoin » c o m m e la quantité
d'énergie ou d'information nécessaire au maintien d'une
structure nerveuse soit innée, soit acquise. L a structure
acquise en effet résulte des relations interneuronales établies
par l'apprentissage. L e besoin devient alors l'origine de la
« motivation ». Mais, c o m m e nous verrons qu'en situation
sociale ces besoins ne pourront également s'assouvir que
par la dominance, la motivation fondamentale dans toutes
les espèces s'exprimera par la recherche de cette dernière.
D ' o ù l'apparition des hiérarchies et de la majorité des
conflits inconscients qui constituent la base de ce qu'on
appelle parfois « pathologie cortico-viscérale » ou « psycho-
somatique » et qui serait plus justement appelée « pathologie
de l'inhibition comportementale »; nous verrons pourquoi.
Chez l ' h o m m e les interdits et les besoins d'origine socio-
culturelle s'exprimant, s'institutionnalisant et se transmet-
tant par l'intermédiaire du langage, le cortex sera également
impliqué dans sa genèse c o m m e fournisseur d'un discours
logique aux mécanismes conflictuels des aires cérébrales
sous-jacentes.
Chez les êtres les plus évolués, en effet, l'existence d'un
cortex cérébral qui, chez l ' h o m m e , prend u n développement
considérable dans les régions orbito-frontales, fournit u n
m o y e n d'association des éléments mémorisés. E n effet, on
peut admettre que ces éléments étant incorporés dans notre
système nerveux à partir de canaux sensoriels différents ne
se trouveront associés dans notre mémoire à long terme
que parce que l'action sur l'environnement nous montre,
par l'expérience, qu'ils se trouvent associés dans u n certain
ordre, celui de la structure sensible d'un objet. Mais si l'on
suppose que des systèmes associatifs suffisamment déve-
loppés, tels que ceux qui caractérisent les lobes orbito-
frontaux dans l'espèce humaine, sont capables de recom-
biner ces éléments mémorisés d'une façon différente de celle
par laquelle ils nous ont été imposés par le milieu, le cerveau
peut alors créer des structures nouvelles, les structures ima-
ginaires. U n enfant qui vient de naître ne peut rien imaginer
car il n'a rien mémorisé, et l'imagination risque d'être
d'autant plus riche que le matériel mémorisé est plus abon-
50

dant, à la condition que ce matériel ne soit pas enfermé


dans la prison des automatismes acquis. E n effet, avec les
langages qui permettent d'accéder aux concepts, de prendre
de la distance par rapport à l'objet, la manipulation de
l'abstraction par les systèmes associatifs donne à l ' h o m m e
des possibilités presque infinies de création.

Bases neurophysiologiques et biochimiques


des comportements fondamentaux

Chez l'animal et chez l ' h o m m e nous retrouvons un compor-


tement pulsionnel tendant à satisfaire les besoins biolo-
giques endogènes :
Si ce comportement de consommation, dont l'origine est
une stimulation hypothalamique résultat d'un déséqui-
libre du milieu intérieur, est « récompensé », c'est-à-dire
s'il aboutit à l'assouvissement d u besoin, le souvenir
qui en est conservé permettra le renouvellement, le
« renforcement », de la stratégie comportementale uti-
lisée. C e système est catécholaminergique, c'est-à-dire
que c'est u n système pour lequel les médiateurs chi-
miques de l'influx nerveux sont les catecholamines ( C A ) .
Si l'action n'est « pas récompensée », ou bien si elle est
punie, le comportement est celui de la « fuite » ; si celle-ci
est inefficace, de la lutte, de 1' « agressivité défensive ».
C e comportement met en jeu lui aussi les différents
étages cérébraux grâce au Periventricular System (PVS).
Celui-ci est cholinergique, autrement dit, dans ce système,
le médiateur chimique de l'influx nerveux est l'acétyl-
choline ( A C h ) .
Par contre, si fuite ou lutte sont récompensées, si elles sont
efficaces soit dans l'assouvissement de la pulsion endo-
gène, soit dans la possibilité de se soustraire à une
agression, elles peuvent être renforcées c o m m e la précé-
dente par mémorisation de la stratégie utilisée.
Enfin, si le comportement n'est plus récompensé ou s'il est
puni et que la fuite et la lutte s'avèrent inefficaces, u n
comportement d'inhibition ou d'extinction d'un compor-
tement appris survient. C e Système d'inhibition de l'ac-
tion (SLA) qui met en jeu l'aire septale médiane, l'hippo-
campe dorsal, le noyau caudé, l'amygdale latérale et
l'hypothalamus ventro-médian, est cholinergique et peut-
Les mécanismes biologiques et sociologiques de l'agressivité 51

légende

/ N S N Modifications positives o u
' Déséquilibre interne { ~\~ ) ( — ) négatives de l'environnement
\ / \ ^ y (y compris du milieu intérieur)

Localisation du processus
neurologique

i Stimulus hypothatamique
n Comportement

Mécanisme neuro-hormonal
associé

' Comportement pulsionnel «Ça» Concept psychanalytique


prédatoïre (inné)
CP correspondant

0
4

i
-© Récompense

i
• Mise en œuvre du P V S (" MFB ^ ) - • Mise en oeuvre d u M F B
(Periventricular System). (Median Forebrain Bundle):
Système cholinergique : apprentissage limbique.
le médiateur chimique Système
de l'influx nerveux catécholaminergique :
est t'ACh. . le médiateur chimique de
l'influx nerveux est la C A .

i Action : 1. Fuite: 2 . Lutte — CR


(inné)
F/L • Comportement renforcé
(acquis)

• Inefficace

<±> • Efficace

• Mise en œuvre d u SIA


(Système d'inhibition de
l'action).
•Système cholinergique ( A C h )
ou sérotonique
CS> «Sur-moi»
IA < Inhibition de l'action
(acquis)

t Corticotrophin Releasing * Inhibition d u C R F


Factor (CR F). Libération par
l'hypophyse de cbrticotrophine
( A C T H ) sous dépendance d'un
facteur tiypothalamïque

Schéma de causalité neurologique et neuro-hormonale des comportements innés ou acquis*

* S c h é m a établi par le responsable N.B. • O n a disposé sui la partie


d e publication avec l'accord de gauche de ce graphique les modifications
l'auteur pour servir au repérage négatives de l'environnement et les
des différents sigles. comportements innés et sur la partie
droite les modïiica rions positives et
les comportements acquis.
52

être aussi sérotonergique, c'est-à-dire que le médiateur


chimique de l'influx nerveux dans ce système serait
peut-être aussi la sérotonine (5 H T ) 6 .
A u fonctionnement de ces différentes aires et voies ner-
veuses centrales sont associées des activités endocriniennes
parmi lesquelles nous retiendrons surtout celles impliquées
par le syndrome d'alarme7. C'est le couple hypophyso-cortico
surrénalien, sous la dépendance d'un facteur hypothala-
mique provoquant la libération par Fhopophyse de cortico-
trophine ( A C T H ) . C'est le Corticotrophin Releasing Factor
( C R F ) . O r l'hypothalamus est lui-même contrôlé par le
système nerveux central dans ses rapports fonctionnels avec
l'environnement.

Rôle de l'inhibition comportementale

Le système de la récompense aboutit à l'action renforcée.


Il est catécholaminergique8.
Le système de Molina et Hunsperger9, le P V S , c o m m a n -
dant la fuite et la lutte, est cholinergique, et sa mise en jeu
provoque la libération de C R F et la sécrétion d ' A C T H .
Mais celles-ci, de m ê m e que celle de glucocorticoïdes qui en
est la conséquence, seront interrompues par l'efficacité du
comportement et la gratification qui peut en résulter.
L ' A C T H libérée immédiatement après l'agression stimule
le Système activateur de l'action (SAA) 1 0 .
L'échec, au contraire, aboutissant à l'inhibition de l'ac-
tion par le SIA cholinergique, maintiendra la sécrétion de
ces différents facteurs endocriniens. D e plus, o n sait aujour-
d'hui que les glucocorticoïdes eux-mêmes stimulent le
comportement d'extinction o u d'inhibition. Il en résulte
l'apparition d'un véritable cercle vicieux qui ne peut être
interrompu que par l'action efficace o u par la disparition
de la punition11.
Résumons-nous. Le système nerveux permet par essence
à un organisme d'agir sur son environnement. Si cette action
est rendue impossible o u dangereuse, il assure aussi l'inhi-
bition motrice. O r il nous apparaît que c'est cette dernière
qui est à l'origine des bouleversements biologiques persis-
tants, les maladies psychosomatiques en particulier, hyper-
tension neurogène et ulcérations gastriques. N o u s avons
montré que le rat, capable d'éviter activement un choc élec-
Les mécanismes biologiques et sociologiques de l'agressivité 53

trique plantaire pendant sept minutes par jour et répété


pendant sept jours consécutifs, ne fait pas d'hypertension
chronique. L a m ê m e expérience chez des animaux ne pou-
vant fuir les met en état d'inhibition motrice et provoque
l'apparition d'une hypertension artérielle stable encore pré-
sente u n mois après l'arrêt de l'expérimentation. Si l'on
répète la m ê m e expérience sur des animaux ne pouvant fuir
mais placés par couples dans la cage, ces animaux se mettent
en position de combat et ne font pas d'hypertension
artérielle.

Inhibition motrice et angoisse12

Ainsi, parmi les fonctions d u système nerveux central o n a


peut-être trop privilégié ce qu'il est convenu d'appeler la
« pensée » et ses sources, les « sensations », et pas suffi-
samment apprécié l'importance de 1' « action » sans laquelle
les deux autres ne peuvent s'organiser. U n individu n'existe
pas en dehors de son environnement matériel et humain, et
il paraît absurde d'envisager l'individu o u l'environnement
séparément, sans préciser les mécanismes de fonctionnement
du système qui leur permet de réagir l'un sur l'autre : le
système nerveux. Quelle que soit la complexité que celui-ci a
atteinte au cours de l'évolution, sa seule finalité est de per-
mettre l'action, celle-ci assurant en retour la protection de
l'homéostasie (Cannon), de la constance des conditions de
vie dans le milieu intérieur (Claude Bernard), d u plaisir
(Freud). Q u a n d l'action qui doit en résulter est rendue
impossible, alors naît l'angoisse. C e qui nous intéresse ici,
c'est d'isoler les principales circonstances au cours des-
quelles apparaît l'angoisse :
Lorsque l'apprentissage, grâce aux processus de mémoire à
long terme, a fixé dans le réseau neuronal : a) l'expé-
rience d'un événement nociceptif, b) celle de la punition
directe ou indirecte imposée par le cadre socio-culturel,
c) celle de la punition à venir d u fait de la transgression
d'un interdit, si cet interdit s'oppose à une pulsion
hypothalamique tendant à assouvir u n besoin fonda-
mental, l'impossibilité d'agir avec efficacité aboutira à
la mise en jeu du Système inhibiteur de l'action. Mais
la pulsion peut également procéder d'un autre appren-
tissage socio-culturel aussi, d'un besoin acquis et renforcé
54

par la gratification qui résulte de son assouvissement.


Si cette gratification est interdite o u punie, elle aboutit
aussi à l'inhibition de l'action. O n aura rapproché, je
pense, au passage, de la pulsion hypothalamique, le
« ça », et de l'apprentissage limbique, le « sur-moi »
freudien.
Le deuxième mécanisme d'apparition de l'angoisse consiste
en ce que nous avons appelé le « déficit informationnel ».
Celui-ci résulte de l'apprentissage de l'existence d'événe-
ments dangereux pour la survie, l'équilibre biologique,
le plaisir, et de l'apparition d'un événement non encore
répertorié ne permettant pas l'action efficace puisqu'on
ne sait pas s'il est dangereux o u bénéfique. Paradoxale-
ment, le « choc d u Futur » (selon Alvin Tofler) entre
pour nous dans ce cadre, car la surabondance des stimuli
que l'individu est incapable de classer suivant ses schémas
culturels antérieurs, ses grilles comportementales, lui
interdit aussi toute action efficace, donc gratifiante. Déficit
ou surcharge informationnels ont ainsi le m ê m e résultat :
l'inhibition de l'action et l'angoisse. D e m ê m e , le contenu
de l'espace dont les moyens audio-visuels alimentent les
systèmes nerveux de l ' h o m m e contemporain n'est pas
celui, beaucoup plus restreint, sur lequel celui-ci peut
agir.
Enfin, chez l ' h o m m e , l'existence de l'imaginaire capable, à
partir de l'expérience mémorisée, consciente o u non, de
bâtir des scénarios nociceptifs qui ne se produiront
peut-être jamais est également source d'angoisse puisque
ne permettant ni l'action immédiate adaptée ni de juger
de son efficacité future.
Pour éviter la soumission aux interdits, avec leur cortège
psychosomatique, la fuite et la lutte motrice étant impos-
sibles, il ne reste que la fuite dans l'imaginaire. Elle peut se
réaliser dans les religions, dans la toxicomanie, dans la créati-
vité ou dans la psychose. C'est sans doute pourquoi celle-ci
est fréquente chez l ' h o m m e , alors qu'il n'existe pas de modèle
expérimental chez l'animal. Mais 1' « agressivité » est aussi
un m o y e n de résoudre l'angoisse qui résulte de l'inhibition
de l'action.
Les mécanismes biologiques et sociologiques de l'agressivité 55

Mécanisme de passage d u biologique


au sociologique, de l'individuel au collectif13
L'action se réalise dans u n espace o u des espaces.
Ceux-ci contiennent des objets et des êtres. L'appren-
tissage de la gratification o u de la punition s'organise par
rapport à eux. L'objet gratifiant devra être conservé pour
permettre le renforcement. C'est l'origine pour nous d u
prétendu instinct de propriété, le premier objet gratifiant
étant la mère, dont l'importance s'accroît d u fait que
la mémoire de la gratification se constitue avant l'éta-
blissement d u schéma corporel. L'espace contenant l'en-
semble des objets gratifiants est ce que l'on peut appeler
le territoire. « H ne semble donc pas y avoir plus d'instinct
inné de défense d u territoire que d'instinct inné de pro-
priété. » H n'y a qu'un système nerveux agissant dans u n
espace qui est gratifiant, parce que occupé par des objets et
des êtres permettant la gratification. C e système nerveux est
capable de mémoriser les actions gratifiantes o u celles
qui ne le sont pas. Cet apprentissage est ainsi largement
tributaire de la socio-culture, et il n'est pas certain que
les comportements dits « altruistes » chez l'animal et chez
l ' h o m m e soient innés.
O r si le m ê m e espace est occupé par d'autres individus
cherchant à se gratifier avec les m ê m e s objets et les m ê m e s
êtres, il en résultera aussitôt l'établissement, par la lutte,
des hiérarchies. E n haut de la hiérarchie, le dominant qui
peut se gratifier sera n o n agressif, tolérant et en équilibre
biologique, du moins autant que sa dominance ne sera pas
contestée et lorsque sera passée la période d'établissement
de la dominance. Les dominés, au contraire, mettant enjeu le
système inhibiteur de l'action, seul m o y e n d'éviter la puni-
tion, feront l'expérience de l'angoisse dont nous avons sché-
matisé plus haut les mécanismes et les conséquences. Chez
l ' h o m m e , les langages ont permis d'institutionnaliser les
règles de la dominance. Celle-ci s'est établie à travers la
production de marchandises, d'abord, sur la propriété des
moyens de production et sur le capital et, dans toutes les
civilisations industrielles aujourd'hui, sur le degré d'abstrac-
tion dans l'information professionnelle, capable d'inventer
des machines et de produire de grosses quantités de marchan-
dises en u n m i n i m u m de temps. Toute la socio-culture en
dérive dans la société industrielle, depuis la structure fami-
56 Henri Laborit

liale jusqu'aux formes les plus complexes des structures


sociales, les échelles hiérarchiques, les lois, les religions, les
morales, les éthiques m ê m e .
Ainsi, la caractéristique d u cerveau humain, grâce à ses
systèmes associatifs, est de créer l'information avec laquelle
il mettra en forme la matière et l'énergie — depuis, au Paléo-
lithique, la mise en forme par l ' h o m m e d'un silex qu'il a
taillé, jusqu'à l'utilisation contemporaine de l'énergie ato-
mique. Les groupes humains possédant une information
technique et professionnelle élaborée ont ainsi imposé leur
dominance à ceux qui ne la possédaient pas. Cette information
leur a permis la construction d'armes plus redoutables, leur
donnant le droit d'aller emprunter hors de leur niche écolo-
gique les matières premières et l'énergie des groupes humains
ne sachant pas les utiliser. D e plus, un discours logique a
toujours fourni u n alibi langagier à leurs pulsions domina-
trices inconscientes. L e progrès technique a été considéré
c o m m e u n bien en soi, c o m m e le seul progrès, alors que les
lois biologiques commandant aux comportements n'ont pas
dépassé, jusqu'à une date récente, les connaissances acquises
au Paléolithique, enrichies de toute une phraséologie pré-
tendant toujours véhiculer une vérité, vérité valable pour
des sous-groupes humains dominateurs et prédateurs et
jamais pour l'espèce entière.

Les agressivités

Les mécanismes d'apparition de l'agressivité animale se


retrouvent chez l ' h o m m e : l'agressivité prédatrice, innée,
motivée par la faim est sans doute exceptionnelle chez
l ' h o m m e et impossible à confondre avec u n comportement
de vol; l'agressivité de compétition, qui peut prendre l'aspect
de la défense du territoire ou de l'agressivité inter-mâles, est
toujours un comportement acquis, lié à l'accès à des « objets
gratifiants » et à l'établissement de hiérarchies dominantes.
Elle se manifeste soit par une attitude agressive, soit par u n
combat réel, permet le renforcement à la fois des pulsions
prédatrices et des comportements agressifs chez le dominant.
L'agressivité défensive, comportement inné (mettant en jeu
le P V S ) , est provoquée par un stimulus douloureux quand la
fuite est impossible. L'agressivité défensive ne devient u n
comportement acquis que si elle est récompensée. Elle est
Les mécanismes biologiques et sociologiques de l'agressivité 57

inhibée par l'apprentissage de la punition o u par l'affron-


tement à des événements inclassables.
Cependant, l'existence chez l ' h o m m e d'un cortex asso-
ciatif particulièrement développé et d u langage a permis
d'institutionnaliser la notion de propriété et les moyens
d'obtention de la dominance dans l'agressivité de compé-
tition. L e fait qu'il appartienne à la seule espèce capable
de créer de l'information et de l'utiliser pour faire des m a r -
chandises a permis à l ' h o m m e , surtout depuis que cette
information technique a débouché sur la construction de
machines capables de fabriquer beaucoup de marchan-
dises en peu de temps, d'établir l'échelle hiérarchique sur le
« degré d'abstraction de l'information professionnelle ». L a
civilisation industrielle a permis aux techniciens et bureau-
crates d'acquérir la dominance.
N o u s devons d'ailleurs reconnaître que ce qu'il est
convenu d'appeler l'enseignement et l'éducation consiste à
apprendre à l'enfant et à l'adolescent à pénétrer le plus tôt
possible dans u n système de production et à acquérir les
informations techniques le leur permettant. Cet enseigne-
ment est motivé par la recherche de la dominance par l'inter-
médiaire de l'acquisition de cette information technique,
base de toute promotion sociale. L a compétition inter-mâles,
et maintenant inter-femelles aussi, ne revêt plus l'aspect du
comportement batailleur rencontré chez l'animal et qui
persista encore longtemps chez l ' h o m m e . L a bataille est
maintenant abstraite, mais tout aussi ritualisée, institution-
nalisée. O n peut en conclure que les problèmes de la crois-
sance, de la production, des pollutions, sont des problèmes
d'agressivité compétitive — essentiellement camouflés sous un
discours pseudo-humanitaire déculpabilisant, permettant le
maintien de la structure de dominance à l'intérieur des
groupes et des ethnies — tels ceux qui s'établissent entre les
groupes, les ethnies o u les nations. L a masse (les matières
premières) et l'énergie ont toujours été à la disposition de
l'espèce humaine, mais seules les ethnies ayant acquis une
information technique élaborée ont p u en profiter, et grâce
à une plus grande efficacité de leurs armes imposer leur
dominance aux autres, moins technicisées. L'agressivité
compétitive passe aujourd'hui plus qu'hier par l'intermé-
diaire de l'efficacité des armes et d u nombre des brevets.
Cette agressivité fondamentale, celle permettant aux domi-
nants de conquérir et de conserver leur dominance, est si bien
58 Henri Laborit

ritualisée et institutionnalisée, qu'elle est devenue inappa-


rente et a pris l'aspect du bon droit, de la justice, de l'absence
d'agressivité, au point qu'elle permet souvent des professions
de foi humanistes, de pitié, de charité et de mansuétude,
tout en stigmatisant les explosions brutales de violence de
la part des dominés. Il faut pourtant se souvenir du fait que
toutes les transformations sociales u n peu profondes des
sociétés humaines se sont réalisées par des révolutions assu-
rant la dominance à ceux qui étaient précédemment dominés.
Ceux-ci devenus dominants se sont empressés d'établir les
règles d'obtention de la dominance, de les « institutionna-
liser ». L e discours législatif n'est toujours que l'alibi logique
d'une pulsion dominatrice inconsciente établissant les règles
de la structure hiérarchique d'une société.
L'agressivité de compétition va dès lors conditionner,
chez les dominés, l'agressivité d'inhibition comportementale
ou d'angoisse, que certains appellent agressivité d'irritation,
après l'échec de leur agressivité défensive.
D semble encore qu'il faille rapprocher de la précédente
l'agressivité résultant de 1' « isolement ».
Certains auteurs14 constatent que les animaux rendus
agressifs, par isolement, placés à nouveau en situation sociale,
ont plus de chances d'établir leur dominance. Parallèlement,
on note l'apparition d'une surcharge en C A de leur cerveau,
qui paraît être la caractéristique biochimique cérébrale des
animaux dominants, c'est-à-dire des animaux les plus agres-
sifs mais les mieux récompensés dans leur agressivité16.
Chez l ' h o m m e , o n peut penser que l'agressivité défen-
sive provoquée par u n stimulus douloureux est relativement
rare. Par contre, le « deuxième système de signalisation »,
suivant l'expression pavlovienne, le langage, est peut-être
un stimulus mettant en jeu le système inné de défense. Mais
il nécessite alors l'apprentissage de la sémantique qu'il véhi-
cule, l'injure. D'autre part, il nécessite aussi tout u n appren-
tissage culturel de valeurs à usage purement sociologique, tel
que celui de la virilité, du courage, des différents types d'hon-
neur, celui d u gangster et celui de l'honnête h o m m e . H
nécessite enfin l'apprentissage d u mérite et de la discipline.
Le premier est récompensé par la structure sociale de
dominance ; la seconde, n o n respectée, entraîne la
punition.
N o u s avons v u que, lorsque la gratification n'était pas
obtenue et que ni la fuite ni la lutte ne pouvaient s'opposer
Les mécanismes biologiques et sociologiques de l'agressivité 59

à l'agression, u n comportement d'inhibition motrice sur-


venait. L a poursuite de la lutte pouvant aboutir à la mort,
la défaite est encore préférable. Mais nous avons vu qu'elle
entraîne la mise en jeu d'un cercle vicieux avec, sur le plan
végétatif, une augmentation importante de la N E circulante
et, sur le plan endocrinien, la libération de glucocorticoïdes
qui, eux-mêmes, stimulent le système inhibiteur de l'action.
Il en résulte une attente en tension qui ne pourra se résoudre
que par l'action gratifiante, mais qui parfois donne lieu à
des explosions d'agressivité o u à la dépression. Pour nous,
elle est à l'origine de ce qu'il est convenu d'appeler les
affections psychosomatiques, qui seraient dans ce cas mieux
n o m m é e s « maladies de l'inhibition comportementale ».
Si dans une telle situation un stimulus surajouté survient, qui
normalement n'aurait pas entraîné d'agressivité, la nouvelle
information transforme l'ensemble d u comportement. O n
peut supposer que le P V S est mis en jeu. C'est la réponse
motrice inopinée à l'angoisse et qui ne répond pas à l'en-
semble initiateur de celle-ci, mais permet d'abandonner
l'inhibition de l'action pour une activité motrice m ê m e
inefficace.
L'inhibition de l'action est u n comportement appris. Il
réclame l'apprentissage de l'inefficacité de l'action. Des rats
ne pouvant éviter des chocs électriques plantaires et isolés
de telle façon qu'ils ne peuvent combattre font une hyper-
tension artérielle chronique à la suite d'une expérimentation
de sept minutes par jour pendant sept jours consécutifs.
O r si, immédiatement après chaque séance, on les soumet à
un choc électrique convulsivant avec c o m a , interdisant le
passage de la mémoire à court terme à la mémoire à long
terme, ils ne font pas d'hypertension, oubliant d'un jour sur
l'autre l'inefficacité de leur action. L'agressivité d'inhibition
ou d'irritabilité est donc une agressivité d'apprentissage et
non un comportement inné16.
Enfin, le « comportement suicidaire » est un comporte-
ment d'angoisse et d'inhibition de l'action gratifiante dans
lequel l'agressivité se tourne vers le seul objet envers lequel la
socio-culture ne peut interdire l'action, le sujet lui-même.
O n peut m ê m e penser que la toxicomanie est un comporte-
ment intermédiaire de fuite de l'inhibition due à la socio-
culture. Roslund et Larson" trouvent que la dépendance
est u n trait c o m m u n des individus commettant des crimes,
et Glueck et Glueck 18 notent que la prévision de la
60

délinquance peut se faire sur le caractère dominé, le


sentiment d'insécurité, la crainte de la dépendance d'un
sujet.
D e u x facteurs s'ajoutent : le premier est la « toxico-
manie », et surtout « alcoolique », qui dans la plus grande
majorité des cas est à l'origine de la violence. Mais cet
alcoolisme est lui-même la conséquence d'une recherche de
l'occultation de l'angoisse. C'est une fuite, au m ê m e titre
que la violence, et qui lui est complémentaire, de la sensation
pénible qui résulte de l'inhibition de l'action gratifiante. L e
deuxième facteur, selon Roslund et Larson", résulte de
l'absence d'interlocuteur auquel o n peut parler de son
angoisse. L e langage serait déjà u n m o y e n d'action.
Enfin, tout ce que nous avons écrit concernant l'indi-
vidu peut être reproduit au niveau d'organisation des
groupes sociaux. L a guerre est-elle autre chose que l'affron-
tement de deux structures fermées, en vue d'établir leur
dominance, nécessaire à leur approvisionnement énergé-
tique et matériel, et en conséquence au maintien de leur
structure? Mais c o m m e la structure de tous les groupes
sociaux a toujours été, jusqu'ici, une structure hiérarchique
de dominance, on peut en déduire que la guerre, quelles
qu'en soient les causes politiques, économiques ou énergé-
tiques apparentes, a toujours eu pour but de maintenir cette
structure de dominance spécifique de chaque groupe en
lutte19. Chez l'homme, le langage, par la propagande, fait
croire à chaque élément d u groupe qu'il défend son propre
territoire gratifiant et les objets et les êtres qui s'y trouvent,
alors que bien souvent ce n'est que la structure hiérarchique
de dominance qui est protégée et défendue par la guerre. Elle
est alors trop souvent d é n o m m é e culture.

Conclusions

Il semble donc que, l'agressivité prédatrice exceptée, dont on


se demande m ê m e si elle doit être conservée dans le cadre
des comportements agressifs chez l'homme, les autres types de
comportement agressif sont soit le résultat d'un appren-
tissage et donc capables d'être transformés par la socio-
culture, soit une réponse élémentaire à u n stimulus
douloureux.
L'agressivité de compétition paraît bien être le type le
Les mécanismes biologiques et sociologiques de l'agressivité 61

plus fréquemment rencontré. N o u s avons vu qu'elle repose


sur l'apprentissage de la gratification et que celui-ci c o m -
m a n d e aussi bien la défense d u territoire où se trouvent les
objets et les êtres gratifiants, que la notion de propriété, la
recherche de la dominance et l'établissement des échelles
hiérarchiques. D'autre part, aussi longtemps que les sciences
dites humaines ne tiendront pas compte de la propriété
fondamentale du cerveau humain de créer de l'information
et d'utiliser celle-ci c o m m e m o y e n d'établissement de la
dominance interindividuelle, aussi bien qu'inter-groupes o u
internationale, il est peu probable qu'une évolution puisse
venir. U n e société qui se veut « d'abondance » et qui prétend
avoir oublié la « pénurie » devrait être capable d'une répar-
tition planétaire équitable des biens et des êtres. Elle devrait
être capable de ne plus camoufler sous un discours humaniste
le droit d u plus fort. C o m m e n ç a n t à comprendre le méca-
nisme de ses motivations les plus archaïques, elle devrait
être enfin capable de les dépasser, sans contribuer à récom-
penser les plus agressifs et les plus inconscients.
C'est le seul moyen, à notre avis, d'éviter la reproduction
au cours des millénaires de la violence, de l'exploitation de
l ' h o m m e par l ' h o m m e , des guerres et des génocides que
les meilleurs discours humanistes n'ont jamais réussi à
éliminer. Jusqu'ici, l'humanisme a toujours été celui de
groupes prédateurs, dominateurs et sûrs de leur b o n droit,
et n o n u n humanisme valable pour l'espèce humaine tout
entière.
L ' H o m m e des régions tempérées a découvert d'abord,
au cours des siècles, les lois d u m o n d e inanimé, c'est-à-dire
la physique et son langage, les mathématiques. Il en a extrait
le progrès technique, qu'il a considéré c o m m e le seul pro-
grès, dans l'ignorance d u m o n d e vivant qui culmine dans
l'organisation fonctionnelle de son système nerveux. Puisse
la connaissance grandissante de celle-ci, en train de s'établir
au cours des dernières décennies, lui fournir l'instrument
efl&cace pour l'exercice d u soupçon à l'égard de son langage
conscient, des jugements de valeur qu'il véhicule, et de la
construction historique de ses automatismes inconscients.
62 Henri Laborit

Notes

1. M . Gimbutas, « La fin de l'Europe ancienne », La recherche, n° 87,1978,


p. 228-235.
2. P . D . M c L e a n , « Psychosomatic disease and 'the visceral brain'. Recent
development bearing on the Papez theory of emotions », Psych. Med.,
n° II, 1949, p. 338-353.
3. B . Milner, S. Gorkin et H . I. Teuber, « Further analysis of the hippo-
campal amnesic syndrome: 14 years follow-up study of H . M . », Neuro-
psychol., n» 6, 1968, p . 215-234.
4. H . Hyden et P. Lange, « Protein synthesis in the hippocampal pyramidal
cells of rats during a behavioural test », Science, n° 159, 1968, p . 1370-
1373.
5. B . F . Skinner, Behaviour of organism, N e w York, Appleton-Century-
Crofts, 1938.
6. H . Laborit, « Action et réaction ; Mécanismes bio- et neurophysiolo-
giques », Agressologie, vol. X V , n° 5, 1975, p . 303-322 ; et aussi :
« Bases neurophysiologiques et biologiques des comportements d'évi-
tement actifs et passifs. Conséquences somatiques », Ann. Med. Psychol.,
n» 133, 1975, p . 573-603.
7. H . Selve, « A syndrome produced by diverse noxious agents », Nature
(Londres), vol. 138, n» 32, 1936.
8. L . C . Lorenzen, B . L . Wise et W . P . Ganong, « A C T H inhiting activity
of drugs related to -éthyltryptamine relation to pressor activity », Fed.
Proc, n° 24, 1965, p . 128.
9. A . F . de Molina et R . W . Hunsperger, « Organisation of subcortical
system governing defence andfightreactions in the cat », / . Physiol.
(Londres), n» 160, 1962, p . 200-213.
10. H . Bohus, Lissak, « Hormones and avoidance behaviour of rats »,
Neuroendocrinology, vol. 3, n° 6, 1968, p . 355-365.
N o u s avons montré récemment que son injection à l'animal normal
libère une quantité importante d'épinéphrine à partir de la médullo-
surrénale (voir : H . Laborit, E . K u n z et N . Valette, « Rôle de l'ap-
prentissage dans le mécanisme d'inhibition comportemental et de
l'hypertension artérielle consécutives à l'application de stimuli aversifs
sans possibilité de fuite ou de lutte », Agressologie, vol. 15, n" 6, 1974,
p. 381-385). L ' A C T H facilite ainsi la fuite ou la lutte, l'évitement actif
ou l'agressivité défensive, car l'épinéphrine est vasodilatatrice au niveau
des organes nécessaires à l'autonomie motrice de l'individu dans l'envi-
ronnement (voir : de Wied, « Antagonistic effect of A C T H and gluco-
corticoids on avoidance behaviour of rats » [2nd Congress on hormonal
steroids], Excerpta Media Inter. Congr., Series III, n° 89, 1966.
11. N o u s avons pu montrer aussi, récemment, que sur l'animal surrénalec-
tomisé l'injection d'hydrocortisone provoque, par les terminaisons ner-
veuses du système sympathique périphérique, la libération de quantités
considérables de noradrenaline, dosée dans le plasma (voir : H . Laborit,
E . K u n z , F . Thuret et C . Baron, « Action de l'hydrocortisone sur le taux
de norepinephrine plasmatique chez le lapin surrénalectomisé »,
Agressologie, vol. 16, n° 6, 1975, p . 351-354). Certains faits nous portent
à penser que c'est la stimulation du SIA qui en est responsable. Le P V S
stimule la sécrétion médullo-surrénalienne d'adrénaline, vasodilatatrice
au niveau des organes assurant l'activité motrice dans le milieu. L a
noradrenaline, vasoconstrictive de toutes les -fibres vasculaires lisses,
serait au contraire la neurohormone de l'attente en tension. L'adrénaline,
celles des réactions d'urgence, exigeant la mobilité de l'individu dans le
milieu.
12. H . Laborit, Des bêtes et des h o m m e s , Agressologie, vol. 15, n° 2 ,
p. 93-109.
13. H . Laborit, La nouvelle grille, Paris, R . Laffont, 1974. (Libertés 2000.)
14. Welch et Welch, 1971.
15. Quant au rôle de la sérotonine (5HT), il est encore très discuté et les
résultats sont contradictoires. La p C P A , qui abaisse la teneur cérébrale
en S H T , abaisse aussi le seuil de la stimulation douloureuse qui paraît
commander le comportement d'agressivité défensive. L a 5 H T est abon-
Les mécanismes biologiques et sociologiques de l'agressivité 63

dante dans l'hippocampe dont le rôle inhibiteur des conduites agressives


paraît admis. Mais il nous paraît plus probable que la 5 H T intervienne
directement ou indirectement (par la libération de polypeptides céré-
braux) dans la synthèse protéique et l'établissement des traces m é m o -
risées (résultats non publiés).
16. H . Laborit, E . Junz et N . Valette, « Rôle antagoniste de l'activité
motrice d'évitement ou de lutte à l'égard de l'hypertension artérielle
chronique provoquée chez le rat par application journalière d'un choc
électrique plantaire », Agressologie, vol. 15, n" 5, 1974, p . 333-335.
17. B . Roslund et C . A . Larson, « Mentally disturbed violent offenders in
Sweden », Newophychobiol., n° 2, 1976, p . 221-232.
18. S. Glueck et E . Glueck, Predicting delinquency and crime, Cambridge,
Harvard University Press, 1959.
19. H . Laborit, « La communication sociale et la guerre », La communication
sociale et la guerre (colloque du 20-22 mai 1974), p . 173-183, Institut de
sociologie, Centre de sociologie de la guerre — Bruylant, Bruxelles, 1974.
E x a m e n critique
des méthodes quantitatives
appliquées aux recherches
sur les causes de la violence1
Groupe de sociologie de la Alain Joxe
défense et de recherches sur la
paix, École des hautes études
en sciences sociales, Paris

L'étude des causes de la violence aboutit en général à rendre


possible la prévision des risques de conflit antagoniques
pour les contrôler, les prévenir ou les guérir, ce qui corres-
pond au souci pratique des systèmes politiques en place, à
la recherche de la « stabilité » et aux missions des organisa-
tions internationales ayant vocation au maintien de la paix.
Pour rendre compte de leurs décisions soit selon des
procédures démocratiques, soit de centre de pouvoir à
centre de pouvoir, et pour donner une base objective « poli-
tiquement neutre » à des mesures fondamentalement poli-
tiques, les pouvoirs publics exigent désormais des chercheurs,
la plupart du temps, le recours à u n langage aussi « scien-
tifique » que possible et qu'ils appuient leurs conclusions
sur le maniement de données chiffrées.
C o m m e le passage par la quantification n'est pas seule-
ment un langage plus ou moins c o m m o d e mais une contrainte
qui peut modifier fondamentalement le procès de création
des concepts dès sa racine, des doutes sont émis périodique-
ment, y compris dans la science sociale la plus liée à l'éla-
boration des politiques des différents pays, sur la pertinence
d'un certain nombre de démarches heuristiques, ainsi que
sur les présupposés théoriques qui se cachent derrière ces
méthodes. A la limite, on a p u montrer dans certains cas
que les conclusions de telle étude sur la violence étaient
complètement contenues dans ses prémisses.
L a question se pose enfin de savoir si ce sont bien les
conclusions de ces travaux qui sont utilisées par le pouvoir
politique ou si, peu enclin à philosopher sur les causes pre-
mières, le pouvoir n'utilise pas la recherche sophistiquée
c o m m e une simple source de données, sur lesquelles il s'appuie
pour la mise en œuvre d'une praxéologie complètement
autonome par rapport aux concepts qui lui sont proposés2.
66

C'est donc tout u n pan de recherches en sciences sociales


appliquées qui est à mettre en cause.
E n abordant u n thème aussi essentiel, il n'est pas ques-
tion de faire autre chose que de lancer le débat. Pour ne
pas nous noyer dans la critique des textes, o n énumérera
d'abord u n certain nombre de principes qui expliquent o u
inspirent la démarche critique que nous suivons. O n étu-
diera ensuite rapidement : a) l'origine des méthodes quanti-
tatives en sciences sociales et b) une définition des types
d'impasses, appuyée par quelques exemples.

Quelques principes

Critique de deux quantitativismes

C e ne sont pas les méthodes quantitatives en soi mais le


quantitativisme qui est en cause. D a n s cette hypothèse, la
convergence entre certaines branches « critiques » de la
sociologie empiriste et le marxisme critique, apparu surtout
en Europe occidentale, en Amérique latine et au M o y e n -
Orient ces dernières années, reflètent l'impasse relative de
deux méthodes o u théories quantitatives.
D ' u n côté, la sociologie behaviouriste et empiriste, lors-
qu'elle cherche à s'appliquer a u niveau macrosociologique
o u mégasociologique, est incapable de rendre compte scien-
tifiquement des conflits de classe et des luttes de libération
nationale. L'approche systémique, fonctionnaliste o u struc-
turaliste ne peut compenser le fait qu'on nie la spécificité
et la polarisation politique au niveau m ê m e de la consti-
tution des agrégats qui sous-tendent la production des
concepts.
D ' u n autre côté, une certaine forme d'économicisme
marxiste, de rigueur au niveau macro-économique et au
Centre industrialisé, se trouve manifestement dans l'impasse
quand il s'agit d'analyser les conditions locales concrètes
socio-économiques et politiques de la périphérie, en rendant
compte de la « spécificité des formations sociales en termes
de relations sociales de production liées aux persistances
des modes de production précapitalistes ». N o u s pensons
que la spécificité des formations sociales non européennes
est parfaitement saisissable par l'approche marxiste, mais
Méthodes appliquées aux recherches sur les causes de la violence 67

que cela suppose un approfondissement de la théorie marxiste


des modes de production précapitalistes.
Théorie d u m o d e de production capitaliste, le marxisme
est encore mal armé pour analyser ce qui n'en fait pas
partie o u ce qui le combat au sein des formations dominées
par le m o d e de production capitaliste, mais o ù les blocs
historiques sont profondément différents de ceux qu'on
trouve en Europe.
L'européocentrisme d u marxisme est lié à u n écono-
micisme qui reflète l'idéologie dominante dans le m o d e de
production capitaliste, tel qu'il est abouti dans les formations
du centre. L'économicisme est u n quantitativisme et proba-
blement le modèle de tous les autres, historiquement parlant.

« Cause », « comportement », « violence »

L'extension d u sujet annoncé par le titre de ce travail est


considérable, d'autant plus qu'on doit y inclure une critique
de sa formulation elle-même. Tout ce qu'on peut dire sur
les études quantitatives cherchant à définir les causes de la
violence pourrait être dit sans doute de celles portant sur
les « causes des comportements sociaux » en général.
E n deçà de l'examen de la pertinence des méthodes, en
deçà de la critique d u concept de violence, qu'on examinera
plus loin, il faudrait bien aborder la critique théorique d u
concept de cause. L a « causalité » a été l'objet d'intéressantes
analyses épistémologiques récentes. L a causation n'est plus
guère considérée que c o m m e l'une des catégories de déter-
mination. C'est la « détermination de l'effet par une cause
efficace externe » (une balle tirée sur une vitre cause la rupture
de la vitre). L'interaction (ou causalité réciproque), la déter-
mination structurale (des parties par le tout), la détermination
téléologique (des moyens par les fins), la détermination
statistique (d'un résultat final par l'action conjointe d'entités
quasi indépendantes) constituent les principales d'une col-
lection de catégories de déterminations qui peuvent entrer
en combinaison, et dont il faudrait démontrer, d u point de
vue marxiste, que la détermination dialectique les comprend
toutes3.
Les déterminations de la violence et la quantification
c o m m e approche de cette détermination posent u n problème
fondamental, parce qu'on touche là, immédiatement, au
c h a m p conceptuel marxiste ouvert par les concepts de lutte
68 Alain Joxe

de classe et de contradictions, et à l'essentiel du matérialisme


dialectique et d u matérialisme historique. C e ne serait pas
le cas si nous avions c o m m e objet « la détermination d u
sentiment esthétique », par exemple.

Critique méthodologique ou critique métathéorique

L a mathématique d u quantitatif en sciences sociales ne


peut être critiquée seulement en tant que méthode. Les
sciences sociales font appel à certaines branches de certaines
théories mathématiques. O n devrait se poser la question de
savoir pourquoi, pour quoi, c o m m e n t et quand, telle branche
limitée de la mathématique est considérée c o m m e capable
de servir à l'explication causale o u déterministe de certains
phénomènes sociaux; sur la base de quelles métathéories
plus o u moins explicites ou, à défaut, de quelles idéologies
dominantes, et d'en dresser l'inventaire.
N o u s savons tous ce que la mathématique quantifiée des
sciences sociales doit à 1' « esprit physicien », y compris
l'acceptation de la causalité o u des déterminations les plus
couramment acceptées. O n explore à peine les voies d'une
mathématique plus « biologique ». Pour traiter cette ques-
tion dans toute safinesse,il faudrait demander aux mathé-
maticiens et aux statisticiens de replacer les outils mathé-
matiques relativement pauvres utilisés par la sociologie
empirique à la fois dans l'ensemble des mathématiques telles
qu'elles sont actuellement constituées et dans le procès
historique de formation des concepts mathématiques en
question. Ils nous diraient ce que signifie cette pauvre inva-
sion par rapport à la richesse de leur langue.
U n e telle étude devrait s'accompagner d'une anthropo-
logie historique de l'interdisciplinarité (rôle de la demande
guerrière dans le développement des groupes de recherche
opérationnelle, etc.) plus systématique.
Elle supposerait, en outre, le développement d'une disci-
pline qui s'ébauche à peine : l'étude d u développement
des mathématiques en termes de matérialisme historique; le
rapport entre mathématiques et matérialisme dialectique.
L a question posée n'est pas celle, toute pratique, de
l'adéquation des modèles mathématiques à l'objet de la
recherche mais d u couplage de deux processus hétérogènes
de production de concepts et de théories. Il faudrait, en fait,
ici, fournir et critiquer la théorie de ce couplage pour poser
Méthodes appliquées aux recherches sur les causes de la violence 69

la question de l'adéquation de cette métathéorie au référentiel


de la recherche. O n ne fait naturellement qu'évoquer ce
problème.

Raffinement de l'outil ou retour à l'histoire

C o m m e il ne s'agit nullement d'attaquer le quantitativisme


au n o m de quelque retour tout aussi mystifiant à la supré-
matie absolue du qualitatif, du discours historique ou anthro-
pologique, il faut cerner les contours d u m o m e n t théorique
actuel en proposant des stratégies de réflexion. Il existe en
gros deux pentes naturelles :
L'une se propose d'améliorer la situation en raffinant
sur les outils mathématiques, en explorant la mathématique
existante pour y trouver d'autres lambeaux utilisables o u
excitants pour l'imagination sociologique; d'autre part et
conjointement, de raffiner sur les concepts, d'améliorer la
théorie, d'en produire une capable de modéliser les situations
de violence de classe et de violence impériale, dans la conti-
nuité de l'approche empiriste.
L'autre consiste à chercher la rupture par une remise en
cause fondamentale et de tenter par des travaux pratiques
de montrer qu'avant de tenter une nouvelle quantification
u n retour à l'étude des processus historiques concrets les
plus complexes, contemporains ou non, est indispensable.
N o u s croyons que le retour à l'histoire événementielle
et à l'anthropologie d u m o m e n t , c o m m e matériels de base
pour une enquête socio-politique complétant l'exposé des
articulations économiques des conflits, est aujourd'hui indis-
pensable si l'on veut, sans renier les acquis des sciences
sociales empiristes, faire progresser l'étude des déterminations
de la violence par l'histoire d u mécontentement.

D'une mathématique du contrôle


à une mathématique de la libération

C'est seulement à travers des pratiques de recherches nou-


velles (et selon nous après u n passage de rupture) qu'il
s'agira de reprendre la quantification en usant d'une mathé-
matique probablement complètement nouvelle par rapport
à celle, rigide, des agrégats et des corrélations, des courbes
de Gauss et des matrices de jeu avec monnaie de compte.
Chaque période a la mathématique sociale qu'elle mérite.
70

C'est formuler un espoir que de dire qu'à travers la critique


des méthodes quantitatives dans la recherche des déter-
minations de la violence on sortira peut-être de la mathé-
matique d u contrôle et de l'oppression pour déboucher sur
celle de l'autogestion et de la libération.

Anthropologie des origines violentes


dans la quantification

Quantification et atomisation de l'individu

« Comportement violent » ou « concept d'État »

Orientées contre la violence politique en général, mais en


faveur des « mécanismes régulateurs de la société » qui pro-
cèdent souvent de la violence policière, les sciences psycho-
sociologiques d u comportement développées aux États-Unis
(dans le cadre d'une formation sociale bien précise o ù la
violence elle-même n'était nullement le monopole légitime
de l'État central) ont souvent ravalé le concept d'État et le
concept de guerre au niveau d u « comportement violent »
des groupes intéressés. Les hypothèses de recherche et les
méthodes assimilaient la violence humaine et l'agressivité
animale dans un grand nombre de cas.
L a démarche inverse pose les m ê m e s problèmes théo-
riques : orientées contre la violence militaire et policière en
général, mais en faveur des mécanismes d'autorégulation
des conflits dans les groupes, et de l'exaltation fouriériste
d'une libre démocratie d u plaisir, certaines approches de la
psychosociologie critique et certains travaux anthropolo-
giques récents assimilent la non-violence (et la non-agressivité
animale) à une faculté perdue par la politisation et m ê m e
plus précisément par la formation de l'État.
Qu'il s'agisse de condamner la violence pour la réprimer
ou de condamner l'État pour la supprimer, il s'agit peut-être
dans les deux cas d'un progrès moral mais en tout cas d'une
posture de départ constituant une régression scientifique
par rapport à Machiavel, Clausewitz et M a r x , pour ne pas
parler de Sun Tzu, Aristote et saint T h o m a s d'Aquin.
C'est donc le concept de violence qui est douteux dans
son statut actuel tant qu'il n'est pas complètement dégagé
de la catégorie des « comportements » et de ses connotations
individuelles.
Méthodes appliquées aux recherches sur les causes de la violence 71

« Violence structurale » et « impérialisme »

L e concept de violence s'est pourtant dégagé peu à peu de


sa gangue behaviouriste; il a connu des avatars fonctionna-
listes etfinalementstructuralistes. L a définition actuellement
donnée de la violence structurale apparaît à la fin des années
soixante. Mais il faut noter qu'elle s'appuie en quelque
sorte, c o m m e le rappelle Senghaas 4 , sur le concept de « vio-
lence institutionnelle » utilisé par le document de la Confé-
rence des évêques latino-américains de Medellin (1969). C e
concept « jaillit » de la constatation que dans certaines
circonstances « les gens ne sont pas simplement tués par la
violence directe, mais aussi par l'ordre social ». Il faut
remarquer que l'expression d u document de Medellin est
dans un sens plus politique que celle de violence structurale
qui lui est préférée par la Peace Research Critique. Appuyée
sur la notion thomiste de juste désobéissance au tyran, elle
connote et dénonce non pas une structure, mais u n pouvoir.
Les évêques latino-américains posaient assez clairement par
là la question de la violence de classe s'exerçant par l'État
et de l'hégémonie (au sens gramscien) sur la société civile.
Cependant il s'agit toujours d'une violence s'exerçant sur
les personnes. E n outre, l'évocation des « institutions » ne
lui permet guère de recouvrir cette violence dont la source
n'est pas institutionnalisée et que le marxisme appelle le
système impérialiste.
L'expression violence structurale tente donc de recouvrir
très complètement celle de « système impérialiste » en tant
que l'impérialisme s'articule sur tout u n ensemble de pra-
tiques répressives latentes ou opérationnelles, et qu'il entraîne
« de l'injustice et des morts ». Cependant, sous le m ê m e
concept, il devient possible d'étudier les relations politiques
« violentes et injustes » qui peuvent surgir dans les pays
socialistes ou dans les pays en transition. H reste donc encore
un concept très théologique, inséparable d'une définition
thomiste de la justice.

Destruction de l'histoire et conquête de la périphérie

Transformer la guerre en « violence internationale », la


guerre civile et la lutte des classes en « violence domestique »,
la criminalité dans l'armée de réserve d u prolétariat en
« violence individuelle » est en général inséparable de la
72

désignation c o m m e source, c'est-à-dire cause de la violence,


des « nations trouble-fête », des « groupes marginaux »
et des « caractériels et déviants » respectivement.
E n construisant le concept de violence structurale, o n
retourne les choses, en attribuant l'origine de la violence à la
structure (sous-entendue structure de domination) et en
établissant donc sa nature « dissymétrique ». Mais o n n'a
pas à préciser plus qu'avant ce qu'est ce système et d'où
et quand il vient. U n e structure par définition est a-historique.
Malgré ses bonnes intentions, la traduction en langage n o n
marxiste d'une certaine partie de la problématique marxiste
est une gêne considérable. Elle n'est possible que par la
destruction de tout ce qui, dans le langage marxiste, repose
sur la démarche historique. L'opération, il est vrai, rend
possible une reconversion dans u n sens anti-impérialiste de
toute une « capacité professionnelle de quantification »,
mais c'est en perdant l'histoire. O r , la perte de l'histoire
paraît justement l'opération fondamentale de la quanti-
fication.
E n outre, la destruction de l'histoire est liée à la conquête
de la périphérie par le centre impérialiste. Développons ces
deux idées. L a destruction de l'histoire joue u n rôle très
concret pour l'affaiblissement des structures précapitalistes
qui subsistent à la périphérie, à la fois c o m m e « forces éco-
nomiques réactionnaires » et c o m m e « idéologies populaires
anti-capitalistes ». L a pauvreté des connaissances historiques
est de règle chez u n grand n o m b r e de quantitativistes. L a
domination de la psychosociologie sur les autres disciplines
dans la plupart des pays dépendants a pour conséquence bien
connue que les classes moyennes techniciennes récemment
formées sont incapables de comprendre les sociétés d'où
elles sont issues et dont elles rejettent les valeurs tradition-
nelles. C'est la révolte des sociologues latino-américains
devant cette amputation qui est à l'origine de la renaissance
des études historiques contemporaines latino-américaines,
mais ils ont fort à faire.
Qu'est-ce que cette destruction de l'histoire a à voir avec
Patomisation de l'individu et la quantification ?

L'individu réifié

O n voit aujourd'hui la dépossession de l'histoire aller de


pair avec la destruction des idéologies antérieures à la trans-
Méthodes appliquées aux recherches sur les causes de la violence 73

formation de l ' h o m m e en force de travail libre, disponible


sur le marché. Cette opération contemporaine reproduit celle
qui marque la genèse d u m o d e de production capitaliste.
L e surgissement de la sociologie empiriste est inséparable
dans ses objectifs et dans ses méthodes de l'encadrement de
l ' h o m m e atomisé, de l'apparition et de la gestion de la main-
d'œuvre libre c o m m e facteur d u capital.
C e qu'il importe de noter en outre, c'est que la rupture
des structures précapitalistes communautaires o u féodales,
l'isolement de l'individu sur le marché du travail, sa réarti-
culation dans l'entreprise c o m m e prolétaire, la production
finale de marchandise, tout ce processus trouve u n iso-
morphe dans l'isolement de l'enquêté et la réarticulation
de ses éléments de comportement dans la machine à produire
des données élaborées que représente une enquête empirique.
Cette isomorphic entre production capitaliste et production
de recherche empiriste fonde une solide légitimité de cette
méthode et rend la critique plus difficile, y compris bien
entendu dans les formations sociales en transition vers le
socialisme où les relations sociales de production capitaliste
ne sont pas complètement abolies.
L a quantification empiriste dans les sciences humaines,
ainsi liée à l'objet de son étude à laquelle elle se moule,
possède sans aucun doute une valeur heuristique. M a r x
lui-même, étudiant le système capitaliste, a prôné l'enquête
par questionnaire individuel. Il n'est pas dit non plus que les
méthodes quantitatives soient nécessairement liées à l'objectif
« pacificateur » de la société bourgeoise. L a connaissance
des individus « libres » et leur relation à travers tel agrégat au
système des rapports sociaux de production peuvent chercher
à dégager des contre-agrégats : la conscience de classe pro-
létarienne. L a recherche sur les déterminations de la vio-
lence individuelle peut faciliter la réorganisation de cette
violence en violence collective libératrice.

Violence de classe et sociologie quantitative

Cependant, toute l'histoire de la sociologie empiriste et de


la sociologie de la violence, quantifiée sur la base des compor-
tements individuels, ne se justifie concrètement qu'en raison
d u niveau auquel la bourgeoisie, dès l'aube de son hégé-
monie, choisit, c o m m e u n choix stratégique de classe, de
traiter les conflits sociaux : le niveau « micro » et le niveau
74

« intra » sociologique, découpages qui s'opposent respec-


tivement à l'apparition de la conscience de classe et de
l'internationalisme prolétarien.
C e choix est une violence, et se reproduit, s'il le faut,
par la violence armée, y compris dans les pays d u centre.
Il a été, ailleurs, le produit délibéré des guerres de conquête
coloniales. L a plupart des luttes politiques o u m ê m e des
cas de violence individuelle o u intercommunautaire, aujour-
d'hui, ne peuvent s'expliquer en dehors d u cadre historique
du développement d u capitalisme en tant qu'il ne peut se
développer qu'en détruisant les structures communautaires
qui subsistent encore dans le m o n d e .
D a n s ce sens, o n peut dire que toute sociologie est une
recherche sur les déterminations de la violence, et aussi
que toute sociologie quantifiée est une violence reproduisant
l'objet de sa propre recherche : l'individu isolé puis agglo-
méré dans le procès de production capitaliste.
Il n'est pas étonnant, dès lors, que l'école quantitativiste
éprouve des difficultés insurmontables à pousser jusqu'au
bout sa propre critique. Cherchant à échapper aux limitations
extraordinaires d u niveau « micro-intra », elle s'est jetée
dans le « macro-trans » en fétichisant ses méthodes pour se
mettre à la hauteur de la problématique mondiale d u sys-
tème de pouvoir, et a produit alors des branches de recherches
qui sont définitivement dans l'impasse.

L ' « inégalité des États-Nations »


et l'impasse actuelle de la quantification

L'égalité formelle des individus indispensable à l'apparition


du prolétariat comporte aussi, c o m m e o n sait, certains
corollaires dans l'établissement des règles de la démocratie
bourgeoise : la ritualisation des conflits par les votes, le
suffrage universel. C e n'est pas par hasard que les méthodes
quantitatives en sociologie politique sont apparues d'abord,
en 1928, avec les études de Stuart Rice6 avec pendant long-
temps c o m m e principal c h a m p d'application l'étude des
comportements électoraux. « Sans cette égalité formelle et
juridique, l'idée de se saisir de l'individu c o m m e base légi-
time d'agrégats statistiques permettant à travers lui de saisir
la totalité complexe d u système n'apparaît pas », sauf pour
les enquêtes et les expériences médicales. D a n s les sociétés
profondément dominées par des relations sociales et une
Méthodes appliquées aux recherches sur les causes de la violence 75

idéologie précapitaliste, l'individu interrogé répond souvent


par des « stéréotypes » d'un type particulier qui dépendent
non pas de son appartenance à u n « groupe », mais direc-
tement de son appartenance à une relation sociale de pro-
duction ne reposant pas sur le travail « libre » 6 .
C'est à partir de cette égalité formelle des individus en
tant qu'elle correspond bien à une réalité au niveau de
l'infrastructure économique que les sciences humaines se
développent, usant de méthodes comparables à celles des
sciences physiques. Behaviourisme, positivisme, fonction-
nalisme, structuralisme se développent en nappes successives
mais non contradictoires pour perfectionner cette approche
au fur et à mesure que le système capitaliste passe de la
période concurrentielle à celle des monopoles et de l'impé-
rialisme, puis à l'étape actuelle de transnationalisation.
Si maintenant o n se demande ce que peut bien signifier
le phénomène nouveau qui apparaît à partir des années
soixante avec la multiplication des travaux prenant pour
base non plus les individus mais les États, la réponse n'est
pas immédiate. O n est à l'époque o ù l'on voit s'organiser
l'espace transnational dominé par les « corporations multi-
nationales » américaines en m ê m e temps qu'aboutit assez
rapidement la décolonisation. L e nombre des États indé-
pendants membres des Nations Unies atteint puis dépasse
la centaine. L a tentation surgit de considérer cette collec-
tion c o m m e une « population ». Le cadre juridique, 1' « éga-
lité formelle entre les États », est du m ê m e ordre que celui
qui fondait l'égalité entre tous les citoyens à l'aube d u
capitalisme européen. L e jeu de mots tiers m o n d e / tiers
état fait fortune. Pourtant, il devrait être évident pour tout
le m o n d e que, à côté de F « égalité entre États » (qui ne
correspond qu'à une réalité juridique et à u n principe de la
souveraineté), l'égalité entre les individus a l'air d'une
réalité concrète. O n est clairement passé d'un mythe dont
la critique est subtile à u n principe juridique ne reflétant
aucune réalité sociologique, mais un idéal.
Pour arriver à cette nouvelle production quantitativiste,
il faut donc une première fétichisation, celle qui transforme
la « partition » voulue par la fraction dominante de la bour-
geoisie, ici les Nations-États, en une donnée naturelle per-
mettant F « enumeration ». Mais il en faut une deuxième
aussi : celle qui transforme en méthode scientifique absolue
la méthode qui avait été développée pour la manipulation
76

des données quantifiées basées sur l'enquête individuelle.


U n e fois dépassée la sociologie des « votes des États »
dans les organisations internationales, o n arrive à des tra-
vaux aberrants qui tentent de faire dire à cette population-
échantillon des États-Nations quelque chose sur la violence
dans le m o n d e , de la m ê m e manière qu'on cherche à faire
dire à u n échantillon de cent personnes quelque chose sur
l'interaction et l'agressivité au sein d'un groupe.
C'est cette double fétichisation qui explique l'impasse
totale o ù se trouve une partie des études sur la détermination
de la violence. O n peut progresser avec un niveau d'idéolo-
gisation, mais pas avec deux combinés mécaniquement.

Types d'impasses

N o u s pensons que le travail d'élaboration de séries statis-


tiques aussi cohérentes que possible concernant les dépenses
militaires, les transferts d'armements, l'intensité des conflits
mesurés en nombre de morts et par la durée des conflits
est très nécessaire parce qu'il s'agit de la mise en ordre
et en état de comparabilité des données fournies par les
États. O n peut tirer du recours raisonné à des indices c o m m e
le pourcentage du P N B consacré aux dépenses militaires
un exposé précis et synthétique de cette partie de la politique
des États qu'on appelle leur effort de défense. L a seule
question qu'il faut poser nettement c'est de savoir si l'on
peut, en acceptant que la cellule élémentaire de l'objet
d'étude soit l'État-Nation, faire autre chose que décrire et
étaler ces données de plusieurs façons et n'aborder d'aucune
manière le problème tout autre de la détermination de la
violence.
Et si cette détermination ne se situait nullement au niveau
interétatique, n'aurions-nous rien pour la saisir?
C'est parce que cette question ne peut m ê m e pas être
soulevée clairement dès qu'on en reste à une approche basée
sur la collection des États, que la plupart des travaux quan-
titativistes dans ce domaine ne peuvent que passer à côté
de l'analyse des déterminants.
O n examine ici seulement à titre d'exemple quelques
types de démarches : la quantification des cycles de violence
et la cause de la périodicité; la quantification des intérêts
nationaux et les causes de l'escalade des conflits; la quanti-
Méthodes appliquées aux recherches sur les causes de la violence 77

fication des efforts militaires et les causes des guerres, pour


conclure sur quelques points concernant l'idéologie sous-
jacente à ces pratiques.

Quantification des cycles de violence et cause de la périodicité

A la recherche de régularités dans les comportements humains


à travers l'histoire, o n se donne dans une étude typique7 :
a) une période assez longue (1400-1900); b) une collection
d'États assez grande; c) une collection de types de faits assez
variés pour constituer par agrégat quelque chose c o m m e u n
« indice de violence » (nombre de batailles, nombre de
belligérants, nombre de morts, etc.)- O n remarque que la
période longue couvre précisément l'histoire de l'apparition
des États-Nations et que justement « toute la question est là ».
L a question disparaît donc dans une catégorie statistique.
O n remarque ensuite que c'est grâce à la multiplication des
données comptabilisées qu'on vise à construire u n ensemble
de données pouvant subir u n traitement statistique, abou-
tissant à des courbes et des indices. N o n seulement la métho-
dologie masque le vide théorique de l'entreprise, mais elle
contraint l'entreprise à demeurer théoriquement vide, c'est-à-
dire vide d u problème de l'État-Nation. D'autre part, la
volonté de construire u n agrégat connotant la « violence »
retire la possibilité d'évoquer m ê m e au niveau le plus élémen-
taire de la collection des faits la nature du conflit, le vainqueur
et le vaincu, la qualité des enjeux, etc.
Il est vrai que ce n'est pas l'objet de la recherche qui
aboutit à u n simple constat : il existerait u n cycle de vingt-
cinq ans. N'oublions pas qu'il s'agit là de la loi de la violence
« mondiale », agrégée entre 1400 et 1900. Ensuite, o n se pose
la question de la cause de cette régularité stupéfiante (qui
n'a d'existence que statistique). Les causes évoquées sont
simplement la « succession des générations » et plus parti-
culièrement des « responsables politiques qui, d'une géné-
ration à l'autre, oublient les horreurs de la guerre ». Tout se
passe c o m m e si l'auteur n'avait jamais entendu parler de
cycles économiques, qui lui auraient permis de diviser au
moins son échantillon et ses périodes; c o m m e si, par ailleurs,
il ignorait qu'au x v e siècle les guerres ne sont pas compta-
bilisées par une élite mondiale et qu'au surplus les élites
considèrent la guerre c o m m e quelque chose c o m m e leur
raison d'être, dans u n bien grand nombre de cas.
78

Quantification des intérêts nationaux


et causes de l'escalade des conflits

Cherchant à se rapprocher de l'analyse des intérêts en jeu,


d'autres études quantifiées portent sur l'interaction entre
États, l'existence d'intérêts contradictoires, les problèmes
de communication et de « perception » de l'adversaire, et
finalement les déterminants des processus d'escalade. O n
peut arriver jusqu'à une certaine finesse, mais jamais o n ne
sort d u descriptif dans la mesure où les agents sont strictement
identifiés avec les centres de décision institutionnalisés. O n
peut mettre en exergue de tous ces travaux cette sentence
terriblement stérile :
« Les relations entre États peuvent être étudiées, du point
de vue d u m o n d e pris c o m m e u n tout, en plaçant ces États
sur u n c h a m p analytique dont les coordonnées indiquent
leurs valeurs et leurs potentialités [...] Les relations de
conflit, de compétition, de coexistence, de coopération
peuvent exister à différents degrés entre les membres d'une
paire d'Etats à cause (nous soulignons) d u changement de la
distance objective et subjective qui existe entre eux dans ce
champ 8 . »
N o u s insistons sur le type de recherche et de définition de
la causalité impliquée dans ce passage. L a construction,
m ê m e « imaginaire », rhétorique, d ' u n système d'axes de
coordonnées et d'une quantification suffit pour q u ' o n place
sans effort la cause dans ce lieu mystifié o ù « agissent et
réagissent les variables ». H suffit d'appeler « cause » la
variation des variables pour que disparaisse le besoin de
définir « ce qui les fait varier ». L a cause de l'escalade est
devenue le m o u v e m e n t relatif des « États » dans cet espace,
et n o n plus l'accroissement des contradictions. Les instru-
ments pédagogiques subtils de T h o m a s Schelling", les défor-
mations et le système de voisinage des fonctions analytiques
des utilités de ses matrices 2 X 2 ne prétendaient pas, d u
moins, servir à des recherches de causalité empiriques10.

Quantification des efforts militaires


et causes des guerres

U n troisième type d'études réunit celles qui considèrent


c o m m e primordiales les données quantifiées concernant les
acquisitions d'armement et/ou les budgets militaires. Les
Méthodes appliquées aux recherches sur les causes de la violence 79

recherches de corrélations les plus diverses peuvent conduire à


la production d'articles qui tenteront d'établir empiriquement
si et c o m m e n t la course aux armements est cause de conflits.
D a n s ce style, les recherches de N e w c o m b e sont parti-
culièrement significatives. Elles établissent que la guerre est
un phénomène statistiquement imprévisible sur la base d'une
étude des variations relatives des budgets militaires en pour-
centage d u P N B des différents États sur seize années. (Avec
4,63 % d u P N B consacrés aux dépenses militaires, u n État
a 6,61 % fois plus de chances d'avoir une guerre dans les
cinq ans qu'avec moins de 4,63 %".)
L a cause de ce phénomène n'est pas évoquée clairement;
l'auteur dit « ne pas savoir pourquoi il en est ainsi ». L e
problème qui se pose est de savoir si l'établissement de cette
détermination statistique est une contribution réelle ou s'il
s'agit seulement d'une tautologie chiffrée.
L a conclusion de l'étude tient dans la proposition sui-
vante : « Si vous préparez une guerre, vous aurez une guerre »,
et cet adage serait censé démontrer la vacuité de l'adage
romain « Si vis pacem para bellum ». Sous sa forme d'adage
la conclusion de N e w c o m b e situe l'origine de la guerre
clairement dans le temps de la décision budgétaire. M ê m e
sans vouloir définir une cause, la démarche s'articule autour
de la notion d'antériorité. E n l'occurrence, il s'agit bien de
l'antériorité, non pas d'un « fait » sur u n autre « fait », mais
d'un ensemble coordonné de décisions concertées visant à la
préparation d'une action complexe, par rapport à l'action
elle-même (la guerre ). Sous l'apparence d'une « détermina-
tion statistique », il n'y a en fait que la sommation d'une série
de déterminations téléologiques. L a détermination des guerres
est par hypothèse située dans la décision de les préparer par
l'armement. O n est sûr d'avance d u fait que statistiquement
les processus d'armements et les guerres doivent avoir u n
certain degré de corrélation. O n fait les calculs, on donne les
nombres 4,63 et 6,61 % et l'on ressort l'hypothèse dans une
conclusion déguisée en forme d'adage.
Mais c'est insuffisant. O n voit bien qu'il serait nécessaire
d'expliquer pourquoi « on » a la volonté de préparer la
guerre au niveau des appareils d'État. N e w c o m b e est obligé
alors de présenter explicitement cette fois une autre conclu-
sion sous forme d'hypothèse, qui relève cette fois d'une
« détermination mécanique » 12 : « L a politique extérieure
d'une nation se modifie quand elle est trop lourdement
80

armée » de la m ê m e manière que « la personnalité d ' u n


h o m m e change quand il acquiert u n pistolet ». Quels rap-
ports ont entre elles ces deux déterminations et quelle
contradiction cache l'hésitation de l'auteur? L'explication
téléologique est bien obligée de prendre l'État c o m m e source
de décision souveraine et « vous préparez une guerre »
s'adresse bien à lui; et voici que s'échappe à l'horizon la
décision des fournisseurs d'armes qui, d'une certaine façon,
est toute-puissante, nous le savons bien. L'explication méca-
niste est obligée de considérer l'État c o m m e une personne,
se comportant c o m m e u n jeune délinquant irresponsable.
Et voilà la souveraine décision qui s'évanouit en input-boîte
noire-output et la personnalité fragile de notre jeune délin-
quant est dominée et donc déterminée par celui qui peut lui
donner le pistolet.
Le travail considérable de manipulation statistique fourni
n'aboutit donc qu'à u n double point d'interrogation et il
ne peut m ê m e pas aider à formuler correctement des hypo-
thèses sur la détermination des guerres par les processus
d'armements. Cette impuissance vient précisément d u fait
que, derrière toute la démarche, il n'y a aucune théorie de
l'État et aucune théorie des guerres. N'importe quelle théorie
serait préférable. Par exemple « l'État est une organisation
politique qui se divise en deux branches : le civil et le mili-
taire » serait presque une théorie suffisante. Mais pourquoi
n'y est-il pas fait allusion ? Le cercle se referme : c'est qu'au
niveau des données statistiques manipulates o n ne dispose
que d'une seule série, celle des dépenses militaires, qui sont
des décisions civiles-militaires. O n ne peut pas sérieusement
attribuer le budget militaire aux militaires et le P N B aux
civils. Les chiffres disponibles n'exigent et ne permettent
l'introduction d'aucune théorie de l'État, et ne peuvent donc
permettre aucune progression dans la détermination des
guerres, mais seulement des tautologies chiffrées.

Quantification de l'histoire diplomatique


et idéologie de l'intégration des connaissances

Plus modeste et mieux définie apparaît au premier abord la


démarche des quantitativistes qui interrogent l'histoire diplo-
matique et en font la comptabilité.
Constituer d'énormes registres de « faits », pas toujours
basés sur l'index d u New York Times, découvrir des corré-
Méthodes appliquées aux recherches sur les causes de la violence 81

lations entre toutes sortes de séries historiques qui peuvent


être chiffrées en matière de relations internationales (c'est-à-
dire sur la base de séries statistiques nationales), cela permet
de vérifier certaines idées émises par les historiens au détour
d'une remarque et pas toujours « empiriquement fondée »
au sens statistique. N o m b r e d'États dignes defigurerdans le
système international, nombre de traités d'alliance o u de
neutralité, nombre de violations de traités, nombre de conflits,
nombre de crises, etc., sont traités c o m m e autant de données.
O n les manipule et l'on en tire des corrélations et des régu-
larités qu'on espère significatives. L e premier exemple que
nous avons analysé est particulièrement critiquable n o n
parce qu'il s'était fixé u n objet énorme (la violence) et u n
espace temps énorme (le m o n d e , 1400-1900), mais parce
que caricatural, il permettait de définir l'essentiel de toute
la démarche. Il s'agit, m ê m e dans des études plus fines et
donc apparemment d'un certain intérêt analytique, de faire
subir au matériel historique le m ê m e travail de désarticula-
tion des unités significatives qu'on opère dans la synchronie
ou le très court terme actuel avec le système des États-
Nations, et de produire, par la constitution d'agrégats, des
« faits nouveaux » qui sont censés être un peu monstrueuse-
ment des constantes de longues séries événementielles.
A quoi sert cette marchandise, cette mise en carte de
l'histoire événementielle? Certainement à détruire l'histoire
qui disparaît complètement c o m m e sciences des enjeux, des
intérêts, des forces ayant joué concrètement à u n m o m e n t
donné du passé, et devrait, par là m ê m e , cesser aussi complè-
tement d'exister c o m m e connaissance des enchaînements de
contradictions et des conflits dont les acteurs ont la mémoire.
Le but visé par ce genre de recherche n'est pas celui-là,
mais un objectif beaucoup plus positif et concret qui s'ex-
prime sous une forme idéologique. Par exemple, chez David
Singer, l'un des plus brillants représentants de ce type d'école,
cette histoire passée aux profits et pertes sert à « augmenter
l'intégration théorique des connaissances » et à « faciliter
par là de meilleures prédictions » d'où sortiront « moins de
désagréments politiques pour nous », parce qu' « u n plus
grand nombre de conflits de valeur seront transformés en
conflits de prédiction ». H s'agit en effet de « libérer nos
prédictions de nos préférences » 13 . « N o u s » représente ici
la m ê m e chose que le « vous » dans l'exemple précédent,
c'est-à-dire le groupe des États qui sont traités c o m m e des
82 Alain Joxe

personnes et auxquels on faciliterait, par une déstructuration


de leur passé considéré c o m m e idéologie fumeuse, l'accès
à quelque psychanalyse libératoire sous forme de compta-
bilité analytique et l'accès à la sagesse de qui sait distinguer
les fantasmes de la réalité.
Pour u n historien des idées ou u n anthropologue de la
recherche, il est clair que cette démarche correspond à
l'idéologie de la détente, et que le « nous » concerné est
d'abord constitué par les deux camps, Est et Ouest, U R S S
et États-Unis, et que l'objectif louable est la coexistence
pacifique. Pour u n analyste marxiste, cependant, il est clair
que la démarche permet de fonder, sur le brouillage des
pistes de l'histoire des luttes de chaque peuple, une c o m m u -
nauté idéologique propre à la nouvelle fraction transnatio-
nale des classes dominantes et de leurs classes-appui. Mais
le problème épistémologique n'est pas celui-là : à la limite,
une idéologie représentant le pouvoir des fractions domi-
nantes de la bourgeoisie mondiale devrait avoir une certaine
efficacité scientifique quelque part.
O r il faut constater que, sur le point précis que nous avons
à traiter ici, l'ensemble de la démarche débouche sur u n
système d'explication des causes de la violence qui est sans
issue. Les guerres sont traitées implicitement c o m m e des
conséquences d'une méconnaissance de l'histoire des conflits
entre États nationaux. O n est renvoyé dans le temps à la
problématique psychosociologique de la « mis-perception »
et l'histoire ne serait qu'un immense malentendu qui atten-
dait le quantitativisme américain pour sortir de ses drames
brumeux. L a vieille haine puritaine contre les jeux tyran-
niques et cyniques de l'Europe d u Congrès de Vienne réap-
paraît à sa manière.
N o u s insistons particulièrement sur ce traitement de
l'Histoire, parce que nous pensons soumettre à la discussion
l'idée que ce n'est justement pas celui-là dont o n a besoin
aujourd'hui pour repartir en avant dans u n sens utile à la
compréhension des luttes du m o n d e contemporain.
L a prétention extraordinaire des quantitativistes ne pourra
jamais arriver à faire confondre 1' « habitude de penser opéra-
tionnellement » avec les exigences de précision de l'historien
et la capacité de produire des concepts clairs et productifs.
Il est certain que la plupart d u temps les quantitativistes
n'ont pas eu à discuter sérieusement avec des marxistes parce
que leur polémique se déroulait avec les « traditionalistes »
Méthodes appliquées aux recherches sur les causes de la violence 83

qui ne peuvent et ne souhaitent leur opposer que des argu-


ments de « bon sens »". Quant aux plus critiques au sein
m ê m e d u groupe quantitativiste, m ê m e s'ils sont capables
d'énumérer bien plus complètement qu'on ne l'a fait ici les
vices de formes et les absurdités de la manie de quantifier15,
ils n'envisagent nullement d'autre issue qu'une meilleure
précision dans l'élaboration des concepts et des méthodes.
A la remarque de Singer, tournant en dérision l'inquié-
tude des traditionalistes face à la quantification : « Il n'y
a vraiment pas de m a l à additionner des p o m m e s et des
oranges si c'est de fruits qu'il est question », nous pensons
qu'il est aisé de répondre : « Il ne sert vraiment à rien d'addi-
tionner des fruits quand il est question de mieux comprendre
c o m m e n t le pépin grossit dans le fruit m û r . »

Notes

1. Ont contribué à l'élaboration de ce document : Deodao Rivera ; Georges


Menahen ; Michel Dobry ; Janet Finkelstein.
2. « Découvrir » avec Collins (Foreign conflict behaviour and domestic
disorder in Africa, A P S A Paper 1969), par exemple, que « Foreign
violence is related to conditions of domestic disorders more so in African
states than elsewhere », n'est-ce pas seulement redire, dans une sorte de
nouveau langage bureaucratique, que les frontières africaines divisent les
ethnies, ce qui donne des possibilités pour une puissance impérialiste de
fomenter des troubles et des interventions d'un style particulier. L a
motivation du chercheur n'est pas en cause : seulement la perception des
pouvoirs politiques.
3. Voir Mario Bunge, A clarification of meaning, p . 17 et suiv.
4. I P R A Studies in Peace Research, Proceedings of the International Peace
Research Association Fifth Conference, 1975, p . 186.
5. Stuart Rice, Quantitative methods in politics, 1928.
6. C e que Paul Vieille appelle « les réponses frontales », voir : La féodalité
et l'État en Iran, Paris, Anthropos, 1975.
7. Frank H . Denton et Warren Phillips, « S o m e patterns in the history of
violence», Journal of conflict resolution, n° 12, 1968, p . 182-185.
8. Quincy Wright, « T h e escalation of international conflict », Journal of
conflict resolution, 1965, n° 9, p . 434.
9. T h o m a s Schelling, Strategy of conflict, 1960.
10. A . Joxe, « Le pouvoir militaire et le simulacre nucléaire », Traverses,
février 1978.
11. Alan N e w c o m b e et James Wert, An international tensiometer for the
prediction of-war, Canadian Peace Research Institute, 1972.
12. Cest-à-dire, selon Mario Bunge, op. cit., « la conséquence par l'anté-
cédent, généralement avec addition de causes efficaces et d'actions
mutuelles. Exemple : les forces modifient l'état de mouvement des corps,
mais le mouvement existe avant ».
13. J. David Singer, « The incomplete theorist; insight without evidence »,
dans : Klaus Knorr et James N . Rosenau (dir. publ.), Contending
approaches to international politics, Princeton (NJ), 1970, p . 65.
14. Pour ce débat, voir notamment Hedley Bull, « International theory, the
case for a classical approach », World politics, avril 1966.
15. Voir notamment, Marion J. Jr. Levy, « Does it matter if he's naked?
bowled the child » ; Robert Jervis, « The cost of the quantitative studies
in international relations » ; Knorr et Rosenau, op. cit.
L a contribution spécifique
des recherches sur la paix
à l'étude des causes
de la violence : typologies
Directeur du projet de Johan GaltUng
l'Université des Nations Unies
« Objectifs, processus et
indicateurs du
développement » (GPID),
Genève
Introduction
Malgré l'importance du phénomène, il n'existe encore aucune
typologie de la violence et je n'ai jamais rencontré deux
chercheurs utilisant la m ê m e définition. Certaines règles
permettraient pourtant d'élaborer cette typologie (ou classi-
fication, terme synonyme) :
1. H faut bien préciser les éléments à inclure dans l'ensemble.
2. Diviser l'ensemble en sous-ensembles : a) exhaustifs;
b) s'excluant mutuellement; c) répondant à un funda-
mentum divisionis.
Basée sur les critères a et b, la typologie se caractérise par
l'extension; sur les critères a, b et c, elle est également c o m -
prehensive.
Trois opérations sont donc à effectuer : il faut définir la
violence par u n concept relativement clair, introduire dans
l'ensemble qu'il recouvre une dimension appropriée pour
le diviser en sous-ensembles, enfin, vérifier tout simplement
que tout ce qui est qualifié de « violence » selon la définition
retenue appartient bien à l'un de ces sous-ensembles et à
celui-là seulement. Il conviendra peut-être de réfléchir d'abord
à la dimension qu'il convient d'introduire, puis de se fonder
sur l'intuition ainsi acquise pour élaborer une définition
pertinente de la violence, de revenir ensuite à la dimension
pour la préciser et ainsi de suite, tout ce processus consti-
tuant une sorte de cycle herméneutique. U n e typologie
valable de la violence doit répondre à deux critères :
1. Formuler le concept de violence de manière qu'il englobe
des phénomènes présentant une caractéristique c o m m u n e
essentielle, mais suffisamment diverse pour que leur clas-
sification soit, d u moins dans certains cas, une valeur
signifiante;
86 Johan Galtung

2. Subdiviser le phénomène de violence selon une dimension


significative pour la théorie de la violence, lui permettre
non seulement de différencier les types de violence mais
de déterminer les relations qui existent entre eux.
Ces deux critères sont corrélatifs. Supposons en effet que
nous cherchions à élaborer une théorie de la violence. U n e
question fondamentale serait celle-ci : « D ' o ù vient la vio-
lence? » Y a-t-il intérêt à pouvoir formuler des assertions
telles que : « Le type de violence A semble être la cause d u
type B , qui lui-même paraît être la cause, soit d u type A ,
soit du type C » ? E n d'autres termes, y a-t-il lieu d'élaborer
une théorie de la violence dont l'essentiel soit formulé à
partir des types de violence?
L a réponse semble devoir être affirmative, d u moins en
ce sens que la tentative vaut la peine d'être faite. L a recherche
est aussi une sorte de jeu : « Voilà les éléments que je vais
utiliser; voyons dans quelle mesure ils peuvent m'aider à
approfondir mes connaissances, en commençant simplement
par l'étude des rapports qui existent entre eux. » Tout ce
qui précède se ramène essentiellement à l'idée suivante : la
définition de la violence doit être rattachée à une typologie
de la violence, laquelle doit à son tour être reliée à une
théorie de la violence, existante ou à créer.
Mais il ne faut pas perdre de vue le premier critère m e n -
tionné plus haut, à savoir que les phénomènes regroupés sous
le n o m de violence doivent présenter u n trait c o m m u n
fondamental. C o m m e point de départ, o n pourrait dire que
ce trait fondamental c'est la destruction; sur u n plan plus
abstrait, on pourrait sans doute définir la violence c o m m e
« quelque chose d'évitable qui fait obstacle à l'épanouisse-
ment de l'être humain M 1 . Cette formule débouche toutefois
sur u n concept anthropocentrique : d u fait qu'elle exclut la
violence exercée contre des formes de vie autres que la vie
humaine, contre la matière, peut-être aussi contre l'environ-
nement créé par l ' h o m m e . Pour l'instant, acceptons cepen-
dant cette limitation : en tant qu'êtres humains, nous devrions
en effet être en droit de chercher à comprendre ce qui est à
l'origine de notre propre destruction.
Or, maintenant que nous s o m m e s moins relativement
libres de choisir notre définition et notre typologie, deux
perspectives s'offrent à nous. D ' u n e part, le concept de
violence devrait nous faire percevoir des aspects essentiels de
la réalité sociale. D'autre part, les types retenus pour la
Typologie de la violence 87

définition de la violence devraient servir de base à la formu-


lation d'une théorie. C e sont là deux critères différents, et
la question suprême qui se pose est de savoir s'ils sont c o m p a -
tibles. D a n s la négative, il faudra procéder à des ajustements
de part et d'autre.
Il faut procéder avec prudence pour la simple raison que
le terme de « violence » possède une lourde charge affective.
Le concept de violence recouvre des phénomènes aussi
disparates que les guerres, la torture, l'homicide, etc. L a
violence est généralement considérée c o m m e quelque chose
de mauvais, qu'il faut rejeter. O r , deux pièges possibles se
présentent d'emblée : a) exclure de la définition de la vio-
lence tout ce qu'on ne rejette pas; b) inclure dans la défi-
nition de la violence tout ce qu'on rejette. Q u e faire pour les
éviter?
N o u s touchons là à u n domaine qui est celui de la psy-
chologie et des motivations du chercheur, et la recherche doit
être jugée selon ses propres critères : seuls comptent les
résultats, non les motivations.

L'approche négative : typologie à écarter

Examinons maintenant plusieurs typologies à déconseiller,


du moins en fonction des principes déjà énoncés. D e u x
typologies, probablement les plus courantes, seraient les
suivantes : a) violence agressive, violence défensive; b) vio-
lence intentionnelle, violence involontaire.
D ' o ù la possibilité d'établir une hiérarchie dans les
formes de violence dont les « pires » seraient : 1. la violence
agressive intentionnelle; 2. la violence agressive involontaire;
3. la violence défensive intentionnelle; la quatrième combi-
naison étant éliminée. Cette typologie dirige l'attention sur
celui « qui a c o m m e n c é » et sur la relation entre l'auteur de
la violence et l'acte m ê m e . N o u s avons choisi ces deux dicho-
tomies à titre d'exemples pour bien montrer que toute
typologie contient déjà implicitement u n paradigme impli-
quant certaines perspectives et en excluant d'autres. Si
quelque chose « c o m m e n c e » c'est qu'il n'en existait rien
auparavant. E n outre, pour qu'un acte de violence soit
« intentionnel », il faut que quelqu'un ait eu l'intention, le
désir de le commettre; ce sera vraisemblablement l'auteur
agissant éventuellement par l'intermédiaire de tiers. Cela
88 Johan Galtung

signifie toutefois que la violence est liée à l'idée d'auteur :


que celui-ci agisse intentionnellement ou non, l'acte de vio-
lence a nécessairement u n auteur. Ces deux assertions sont
cruciales, c o m m e o n le voit clairement lorsqu'on ajoute leurs
contraires (tableau 1) :

T A B L E A U 1. U n e première typologie.

La violence en tant L a violence en tant


qu'événement qu'état permanent

Violence active Type I Type II


Violence passive Type III Type IV

L e type I correspond à ce qu'on pourrait appeler la


ce violence classique », et c'est seulement à l'intérieur de
cette catégorie que les deux dichotomies agressive/défensive
et intentionnelle/involontaire prennent réellement u n sens.
Je la dénommerai violence directe. Parallèlement, le type I V
correspond à la violence structurelle à l'état pur, car s'il
n'y a pas d'auteur, il existe cependant u n état permanent de
la violence que l'on ne saurait qualifier de naturelle (au sens
d' « inévitable »), la violence faisant en quelque sorte partie
intégrante de la structure sociale. Les types 11 et III sont
intermédiaires : dans le type II une situation permanente
consistant, par exemple, à maintenir la population au-dessous
d u niveau de subsistance est délibérément entretenue tandis
que dans le type III la structure est brusquement perturbée
(par exemple sous la forme d'accidents de la circulation).
Revenons maintenant aux deux dichotomies qui donnent
naissance a u type I et par suite, indirectement, aux quatre
types ci-dessus. Elles attirent évidemment notre attention
sur le cas le plus grave, celui de l'agresseur. L e concept est
axé sur le sujet plutôt que sur l'objet de la violence, sur
« l'auteur et non pas sur la victime », s'attachant peut-être
davantage à la culpabilité et aux motivations de l'auteur qu'à
la nature et à l'étendue des destructions infligées à la victime.
D a n s cette optique d u sujet, la violence étant considérée
sous l'angle de l'auteur, la recherche portera sur les carac-
téristiques de l'auteur de l'agression. U n e approche axée
sur l'auteur au niveau inter-sociétés peut être alliée à une
approche axée sur la structure au niveau inter-classes dans
la théorie qui établit u n rapport entre u n acte d'agression
internationale et les contradictions internes d'une société.
Typologie de la violence 89

Mais c'est là une vue trop étroite qui ne met pas en évidence
les relations entre les auteurs en tant que source possible
de violence, ni m ê m e la violence en soi et pour elle-même.
Examinons maintenant deux autres approches également
fort connues, mais tout aussi peu satisfaisantes. Elles sont
neutres par rapport au premier critère, car elles ne visent qu'à
l'établissement d'une typologie et n o n à la définition de la
violence, mais elles ne sont ni neutres ni utiles pour ce qui
est de la formulation d'une théorie.
L a première consiste à opérer une distinction qui a
d'ailleurs eu u n certain poids dans les premiers travaux de
recherche sur la paix entre diverses conceptions de la vio-
lence (ou de la paix, d u conflit, etc.) selon qu'elles émanent
du psychologue, d u sociopsychologue, d u sociologue, de
l'économiste, de l'anthropologue, d u spécialiste des sciences
sociales o u des relations internationales, de l'historien, d u
spécialiste de droit international, du criminologiste, d u mili-
taire, etc. Le fait que deux types de violence diffèrent parce
que l'un relève de la discipline A et l'autre de la discipline B
(telles la guerre et la violence criminelle en droit interne) ne
permet nullement de formuler un jugement d u genre : « D
existe entre le type A et le type B le rapport suivant... » D
s'agit d'une typologie n o n de la violence mais des sciences
sociales, et d'une collection de concepts incompatibles. Aussi
l'écartons-nous d'emblée.
L a seconde typologie, qui n'est d'ailleurs pas sans rapport
avec la précédente, est plus raffinée et elle a joué encore u n
rôle considérable : elle concerne le « niveau » d'organisation
sociale auquel se situe la violence : violence intrapersonnelle;
violence interpersonnelle; violence inter-groupes (cas parti-
culier : inter-classes); violence inter-sociétés (cas particulier :
inter-nations).
Le concept de « conflit intrapersonnel » ne pose pas de
problème, mais celui de « violence intrapersonnelle » semble
plus contestable. N o u s plaiderons cependant en faveur de
son inclusion, surtout si nous considérons la violence c o m m e
quelque chose qui peut être évité et qui fait obstacle à l'épa-
nouissement de l'être humain ou, si l'on préfère, au « déve-
loppement personnel ». Si nous avons retenu ce cas, c'est
aussi parce qu'il montre bien la relation entre conceptuali-
sation et formulation d'une théorie : dès lors que nous
incluons la violence intrapersonnelle, nous pouvons formuler
un ensemble d'hypothèses de base tel que celui-ci : a) « la
90

cause fondamentale de toute violence se situe au niveau


intrapersonnel et tous les autres types en découlent »; b) « la
cause fondamentale de toute violence se situe au niveau inter-
classes et tous les autres types en découlent ».
Ces deux formules prennent tout leur sens si l'on substitue
le terme « conflit » à celui de « violence ». Les deux hypo-
thèses formulées ci-dessus peuvent évidemment se réclamer
du freudisme et du marxisme (dans leur vulgarisation).
N o u s s o m m e s donc ici en présence d'une typologie qui
permet de formuler une théorie établissant des relations
verticales entre différents niveaux, mais qui ne facilite aucu-
nement l'élaboration d'une théorie supposant l'existence de
rapports horizontaux entre différents types de violence se
situant au m ê m e niveau, puisqu'elle ne fait aucune distinction
entre les types d u m ê m e niveau. Les théories qu'elle permet
de formuler auraient tendance à être réductionnistes, faisant
peser tout le poids de la causalité sur u n seul niveau à
l'exclusion des autres, ce qui est excessif d'un point de vue
épistémologique.
Les théories « verticales » qui mettent l'accent sur u n
seul niveau peuvent être considérées c o m m e des stratégies
« de puissance » auxquelles ont recours les spécialistes d'une
ou plusieurs disciplines des sciences sociales opérant à ce
niveau pour maximiser leur propre rôle en se présentant
c o m m e des experts capables d'élucider les fondements et les
causes de tous les types de violence.

L'approche positive : quelques suggestions

Prenons maintenant c o m m e point de départ le concept de


violence considérée c o m m e quelque chose d'évitable qui fait
obstacle à l'épanouissement de l'être humain. Cette dernière
expression étant interprétée c o m m e la satisfaction des besoins
humains, nous avons établi la liste du tableau 2.
Cette liste pourrait prêter à d'innombrables c o m m e n -
taires (la plupart critiques) mais nous les négligerons ici2. L a
liste répond à notre objectif : illustrer ce qu'on entend par
« porter préjudice à l'être humain ». D a n s chacun des cas,
on peut affirmer que si le besoin en question n'est pas
satisfait, il se produira un phénomène de désintégration soit
à l'échelle de l'individu (somatique pour les premiers cas,
liumaine en ce qui concerne les besoins sociaux), soit — d'une
Typologie de la violence 91

T A B L E A U 2. Besoins fondamentaux, matériels et non matériels

Catégorie Besoins et/ou droits Biens

Survie Individuelle : par rapport aux accidents, à l'homicide Sécurité


Collective : par rapport à l'agression, à la guerre

Physiologie Input : alimentation, air, eau, sommeil Nourriture


Output : mouvement, excrétion Eau
Écologie Climatiques : protection contre le climat Abri
Somatiques : protection contre la maladie Médicaments
Société Communauté : amour, sexualité, descendance Instruction
Culture : expression personnelle, dialogue, éducation

Liberté Droit de voyager et de recevoir des visites Transports


Droit d'expression et de publication Communication
Politique Droit à la prise de conscience Réunions,
moyens d'information
Droit à la mobilisation Partis
Droit à la confrontation Élections
Juridique Droits de la défense Tribunaux, etc.
Travail Droit au travail Emplois

Besoin de créativité, d'expression personnelle dans le


travail
Relations avec Besoin de comprendre les conditions de sa propre vie
la société Besoin d'activité, d'être le sujet et non seulement
l'objet, le client
Besoin de temps libre, d'expériences nouvelles, besoins
intellectuels, esthétiques
Relations avec Besoin de camaraderie, d'appartenir à u n groupe,
autrui d'amitié, de solidarité, de soutien
Relations avec Besoin de s'épanouir, de réaliser ses possibilités
soi-même
Relations avec Besoin de coopérer avec la nature
la nature

manière générale et plus o u moins rapidement — à l'échelle


de la société, tout simplement parce que la non-satisfaction
des besoins peut conduire à la révolte. Si dans la liste certains
besoins sont mentionnés c o m m e des droits, c'est qu'ils
figurent traditionnellement parmi les droits de l ' h o m m e
— sans doute, précisément, parce que les gens ont en général
d û lutter pour les obtenir. N o u s avons cependant ajouté,
à lafinde la liste, dix besoins de caractère plus éphémère :
ce sont, à notre avis, des besoins fondamentaux, mais qui ne
constituent nullement une condition sine qua non ni de la
survie de l'individu, ni d u maintien de l'ordre social.
D a n s ce tableau, trois séparations divisent la liste en
quatre parties, correspondant à quatre types de violence qui
apparaissent en cas d'insatisfaction des besoins : a) violence
92

« classique »; b) pauvreté (frustration de l'individu dans ses


besoins matériels fondamentaux); c) répression (privation
des droits de l ' h o m m e ) ; d) aliénation (frustration de l'indi-
vidu dans ses besoins non matériels).
L a première catégorie comprend les actes soudains de
destruction corporelle commis intentionnellement par u n
individu, en d'autres termes les actes de violence directe
exercée contre le corps humain. Elle peut aussi englober les
actes de violence psychologique. Pour passer à la deuxième
catégorie, il suffit de se demander (en se référant au para-
graphe précédent) pourquoi, pour qualifier u n fait d'acte
de violence, il faudrait nécessairement lui trouver u n auteur
— la violence contre le corps humain peut en effet s'exercer
de bien d'autres manières. Cela nous amène à la première
catégorie de violence structurelle : la pauvreté conditionnée
par la structure.
Pour aborder maintenant la troisième catégorie, il suffit
de se demander pourquoi la violence devrait nécessairement
s'exercer contre le corps humain pour pouvoir être qualifiée
de violence. Ainsi pouvons-nous introduire la deuxième
catégorie de violence structurelle : la répression conditionnée
par la structure o u « intolérance répressive ».
Pour arriver à la quatrième catégorie, il suffit enfin de
se demander pourquoi la violence devrait nécessairement
être celle qui est associée aux régimes répressifs (et que
d'importants documents qualifient de violation des droits de
l ' h o m m e ) . Cela nous a m è n e à une troisième catégorie de
violence structurelle : l'aliénation conditionnée par la struc-
ture o u « tolérance répressive » ; en effet, cette violence est
répressive, mais elle est compatible avec u n faible degré de
violence structurelle d u second type, la répression propre-
ment dite.
L a violence a donc été définie selon le type de préjudice
causé à l'être humain; en d'autres termes, il s'agit d'une
stratégie nettement orientée vers la victime. Mais la pauvreté,
la répression et l'aliénation peuvent être les conséquences
d'une action délibérée commise par quelqu'un. Est-ce à dire
que la dichotomie violence directe / violence structurelle
mentionnée plus haut recoupe les quatre types de violence
qui viennent d'être définis, donnant ainsi huit catégories
au total? D ' u n point de vue strictement théorique, oui.
D a n s la pratique, cependant, les cas précités sont, à notre
avis, si rares qu'il y a lieu d'associer la violence directe au
Typologie de la violence 93

premier type d u tableau 2, et la violence structurelle aux


trois autres types, d'autant que les mécanismes semblent
être à peu près les m ê m e s pour les trois types de violence
structurelle : exploitation (division verticale d u travail);
autonomie; fragmentation; marginalisation.
Alors que le premier type se rencontre partout, o n peut
poser l'hypothèse que la géographie de la pauvreté coïncide
avec celle de la périphérie du capitalisme mondial; la répres-
sion est une forme largement répandue sauf dans certains
petits pays capitalistes libéraux tandis que l'aliénation est
principalement un trait caractéristique des pays industrialisés.
Soumettons maintenant ce concept de la violence à u n
test négatif. L a négation de la violence c'est, de façon banale,
l'absence de violence; dans u n sens plus large, c'est la « paix ».
C e terme étant le m o t clé des « recherches sur la paix »,
il est évident que les chercheurs spécialisés dans ce domaine
s'intéressent à la formulation de ce concept. Rares sont les
chercheurs qui se contentent aujourd'hui de concevoir la
paix c o m m e la simple absence de violence classique; la
culture occidentale est sans doute la seule à en avoir tout
récemment vulgarisé sa signification en lui donnant le sens
d' « absence de violence de grande ampleur entre États ».
C'est là un concept élitiste typique, les élites en effet ne souf-
frent pas en général de la pauvreté, de la répression o u de
l'aliénation au m ê m e degré que les autres (tandis que la
guerre touche tout le m o n d e ) . O r qualifier de paix une situa-
tion dans laquelle subsistent la pauvreté, la répression et
l'aliénation, c'est travestir le concept m ê m e de paix. L a paix
c o m m e négation de la violence se définit c o m m e suit :
(Paix) (absence de violence « classique » et de pauvreté et de
répression et d'aliénation), c'est-à-dire une situation plutôt
utopique. L a « paix » en tant qu'objectif devrait avoir ce
caractère d'état qu'il n'est pas facile d'atteindre (par exemple
au m o y e n d'accords dûment signés).
Passons maintenant à l'autre critère : la possibilité de
formuler une théorie. A cette fin il convient d'établir aussi
des distinctions dans la violence directe de m ê m e que pour
la violence structurelle ; il y aurait donc lieu de distinguer
trois catégories : a) violence directe verticale dirigée contre
le s o m m e t , « violence révolutionnaire », lutte pour la libé-
ration — en d'autres termes — contre-violence directe;
b) violence directe verticale dirigée contre la base, violence
contre-révolutionnaire, violence oppressive — en d'autres
94 Johan Galtung

termes — contre-contre-violence directe; c) violence horizon-


tale n'intervenant pas dans une structure verticale.
Cela dit, reprenons, pour le développer, u n adage clas-
sique d u pacifisme : l'idée que la violence engendre la violence.
D ' o ù quatre propositions :
1. La violence horizontale directe engendre la violence horizon-
tale directe (et, par voie de conséquence, « toute action
préparatoire à la violence directe entraîne une action
préparatoire à la violence directe » — base de l'une des
théories de la course aux armements, celle de l'action-
réaction3). O r , cette théorie qui ne tient compte ni de la
structure ni de la dimension verticale ne permet pas d'ap-
préhender les phénomènes les plus importants de notre
époque.
2. La violence structurelle engendre la contre-violence directe,
laquelle engendre la contre-contre-violence directe. L a pre-
mière proposition ne renvoie qu'à certaines caractéris-
tiques d u « conflit Est-Ouest », alors que la seconde
recouvre bien des aspects d u « conflit N o r d - S u d ». Elle
découle en outre de l'idée générale, prise c o m m e hypo-
thèse, que la violence structurelle qui se traduit par la
répression et l'aliénation engendre aussi, tôt o u tard, la
contre-violence directe sous une forme o u une autre.
Mais o n peut aussi inverser la proposition :
3. La violence (horizontale) directe engendre la violence
structurelle. Les guerres de conquête peuvent servir à
mettre en place des structures caractérisées par l'exploi-
tation, l'infiltration, la fragmentation et/ou la margina-
lisation. Sur u n plan international et en termes d'éco-
nomie, cette situation débouche sur 1' « impérialisme
capitaliste » : division d u travail entre les producteurs de
matières premières et les industries manufacturières, infil-
tration de la périphérie au m o y e n de têtes de pont,
fragmentation de cette périphérie en pays n'entretenant
guère de relations (et fragmentation de ces pays en dis-
tricts et en secteurs économiques isolés les uns des autres),
exclusion de la périphérie quant à la participation aux
véritables centres de décision4.
4. La violence structurelle engendre la violence structurelle.
L a pauvreté peut conduire à la répression et la répression
à l'aliénation, se traduisant parfois par des périodes de
violence verticale directe. Ces rapports sont moins connus,
mais les typologies devraient aussi mentionner les situa-
Typologie de la violence 95

tions possibles qui jusqu'ici n'ont guère été étudiées.


Imaginons maintenant un scénario résultant de la combi-
naison de ces quatre « équations » : la violence directe
sert à instaurer la violence structurelle à laquelle a été
opposée une contre-violence directe (visant à abattre la
structure), suivie d'une violence contre-révolutionnaire
qui a échoué, provoquant ainsi l'apparition d'un nouvel
auteur capable de se livrer à la violence directe, d'insti-
tuer des types successifs de violence structurelle et de
renforcer la violence directe, ce qui a pour effet de
renforcer la violence directe de l'autre côté, et ainsi de
suite. Les quatre propositions partielles sont ici combi-
nées en u n schéma qui, s'il était développé, correspon-
drait sans doute à l'histoire de l'Atlantique nord pendant
une partie d u siècle actuel. C e scénario ne donne aucune
indication sur les mécanismes o u moyens de violence
directe, ni sur la nature des matériels et des stratégies
militaires, mais, en u n sens, ce sont là des questions
secondaires qui relèvent d u domaine des recherches sur
la paix. C e qui importe, c'est de traduire l'enchaînement
de violence en concepts qui permettent d'approfondir
et d'élargir le vieil adage « la violence engendre la vio-
lence ». O r , si la violence engendre la violence, d'où
vient donc la « violence initiale » ? E n d'autres termes,
quelle est l'origine de la violence? Peut-être y a-t-il
dans cette question, dans cette idée de localiser une « ori-
gine » identifiable, de retrouver le moteur premier,
quelque chose de très « occidental ». Évidemment, la
question de savoir laquelle, de la violence directe ou de la
violence structurelle, est la violence initiale rappelle
le problème de l'œuf et de la poule, à moins qu'on ne
suppose qu'il existait au départ une situation idéale
dépourvue de toute forme de violence (le paradis).
M ê m e sans recourir à des hypothèses cosmiques de ce
genre, la question est intéressante et, grosso modo, trois types
de réponses sont possibles.
L a première approche peut être qualifiée de théorie
horizontale, au sens défini plus haut, qui se borne à consi-
dérer les cycles schématisés ci-dessus, opérant chacun à
son propre niveau. Chaque cas de violence exercée entre
individus, groupes o u sociétés serait expliqué par u n autre
cas de violence se situant au m ê m e niveau. Les chaînes
causales seraient construites c o m m e des hypothèses très
96 Johan Galtung

souples : la violence directe pouvant être suivie d'une vio-


lence directe o u structurelle, la violence structurelle d'une
violence directe o u structurelle, de quelque nature que ce
soit, etc. C e raisonnement pourra être appliqué à l'échelon
mondial o u à l'échelon national et permettra, en général,
d'acquérir une connaissance assez approfondie des phéno-
mènes en jeu.
L a deuxième approche peut être qualifiée de théorie
verticale, recoupant plusieurs niveaux. O n trouve dans cette
catégorie des thèses fondamentales c o m m e celle d u dépla-
cement o u de la projection de la violence intrasociale au
niveau intersocial. Selon la version marxiste de cette théorie
la violence structurelle interne, qui se traduit par des contra-
dictions dans l'organisation de la société capitaliste, entraîne
à l'extérieur une violence directe dont le but est de s'appro-
prier de nouvelles sources de matières premières et de nou-
veaux marchés, ou entraîne une action visant à obtenir les
m ê m e s résultats en justifiant par divers moyens (assistance
technique, réparations de guerre, etc.) des structures inter-
nationales contenant déjà les mécanismes de la violence
structurelle. Autrement dit, le capitalisme à l'intérieur d u
pays conduit à l'impérialisme à l'extérieur, ce que les Chinois
expriment en ces termes : le révisionnisme à l'intérieur
conduit au socio-impérialisme à l'extérieur. Selon cette
théorie de la violence, les deux phénomènes équivalent à une
agression, dont la nature n'a cependant guère été élucidée
en droit international.
Enfin, mentionnons la théorie libérale, selon laquelle les
dirigeants tentent de détourner vers l'étranger l'énergie
sociale qui risquerait de déclencher contre eux une violence
directe interne, en se lançant à l'extérieur dans des « aven-
tures » caractérisées par la violence directe o u structurelle,
ou par ces deux types de violence. Il ne fait aucun doute
que ces théories verticales revêtent une importance et nous
espérons avoir montré qu'elles se trouvent considérable-
ment enrichies si le concept de violence est étendu à la
violence structurelle, surtout peut-être si l'on y englobe
l'agression structurelle5.
Peut-on inverser ces théories verticales? L a violence
directe o u la menace de violence directe à l'échelon inter-
national peut-elle engendrer la violence structurelle sur le
plan intérieur? Assurément, et c'est là que toute la théorie
de 1' « Etat de garnison » peut jouer un rôle dans l'étude de
97

la violence. U n pays qui se prépare à déclencher une vio-


lence directe doit créer une société correspondant mieux
sur le plan économique, politique et culturel à la structure
d'une armée moderne. A u cours de ce processus des explo-
sions de violence peuvent se produire dans u n sens ou dans
un autre.
Parallèlement, u n pays qui, à l'échelon international,
s'est engagé dans la violence structurelle en pratiquant, par
exemple, l'impérialisme capitaliste o u le socio-impérialisme9,
devra normalement reproduire ce schéma sur le plan inté-
rieur. S'il se trouve à la périphérie de la structure, il sera
amené d'une manière o u d'une autre à créer des processus
qui entraînent des différenciations très marquées dans
l'échelle sociale d u pays m ê m e , o u qui profitent à ces diffé-
renciations. E n revanche, si le pays se trouve au centre,
il se pourra aussi que la violence structurelle au niveau
international soit favorisée par une faible violence structu-
relle sur le plan intérieur grâce à une large participation
politique des masses et à une répartition équitable de bien-
être. Mais le pays peut aussi avoir sa périphérie à l'intérieur,
sous la forme de « poches » d u tiers m o n d e au milieu de
l'abondance (par exemple, les éléments africains, américano-
italiens et mexico-américains aux États-Unis), auquel cas
la violence inhérente à la structure mondiale peut fort
bien conduire à une violence directe sur le plan interne.
L a troisième approche est aussi, à proprement parler,
une théorie verticale, mais d'un autre type. C'est la tradi-
tionnelle recherche des origines de la violence « dans l'esprit
des h o m m e s » o u dans leur corps, au niveau biologique.
C'est ici qu'interviennent les théories de l'agression fondées
sur l'instinct ou la diversité « territoriale ». Il ne fait aucun
doute que ces thèses débordent du cadre de la violence telle
que nous l'avons définie, ainsi que celui de la formule « la
violence engendre la violence ». Mais si l'on veut prouver que
la violence est innée, il ne faut pas simplement rechercher l'ori-
gine de la violence directe, mais aussi celle de la violence struc-
turelle et découvrir dans les structures les instincts, pulsions
ou tendances tant « dominateurs » que « destructeurs ».
Signalons que cette conception de l'origine de la violence
se rapproche manifestement de la théorie verticale dans la
théorie du conditionnement et la théorie de la gâchette7.
Selon la théorie d u conditionnement, l'être humain à sa
naissance est dépourvu de violence; mais certaines structures
98

o u expériences peuvent faire naître en lui certains penchants


à la violence dans une société dans laquelle la violence
structurelle o u directe est monnaie courante, ou bien d u
fait que la violence lui est présentée de manière concentrée,
« télescopée », par les moyens de grande information.
Selon la théorie de la gâchette, les tendances à la des-
truction et/ou à la domination sont latentes et peuvent être
déclenchées par des stimuli externes particuliers dont cer-
tains, sinon tous, relèvent de la violence directe o u de la
violence structurelle.
O n peut voir dans ces deux thèses les m ê m e s différences
qu'entre les principales théories relatives au comportement
linguistique : selon la première, l'être humain est « neutre »,
mais il peut être « programmé » pour la violence par ce
qu'il apprend dans son milieu; selon la seconde, il est déjà
programmé pour la violence de l'un ou l'autre type. L a
première thèse voit dans la structure l'origine de la violence;
suivant la seconde, les causes en sont plus profondes,
peut-être m ê m e impossibles à éliminer (bien qu'elles puissent
demeurer à l'état latent). O n peut invoquer la première thèse
pour justifier l'emploi de la violence directe en vue d'éli-
miner la violence structurelle et l'attribution de certains
pouvoirs à des spécialistes des réformes de structure qui
conduiront, d u moins le promettent-ils, à des structures n o n
violentes; la deuxième théorie peut servir à justifier l'un o u
l'autre type de violence en tant que m o y e n de défense
contre la violence directe, puisqu'il s'agit d'un trait indélé-
bile de la condition humaine. Ainsi, les deux conceptions
peuvent entraîner l'emploi de la violence directe. Puisse
la recherche sur la paix consister non seulement à étudier la
violence, mais encore les moyens n o n violents de venir à
bout de la violence, c o m m e la défense n o n militaire et la
révolution n o n violente!
L a différence fondamentale entre les deux thèses est
cependant que la seconde m è n e souvent à la passivité et au
fatalisme, alors que la première incite à l'action sous une
forme ou une autre, parce que les structures sont plus faciles
à transformer que les êtres humains. D'après ce qui a été
dit plus haut, o n voit d'emblée qu'il s'agirait d'une action
visant à éliminer l'exploitation par l'équité (et/ou l'auto-
assistance), éliminer l'infiltration par l'autonomie (et l'auto-
assistance), éliminer la fragmentation par la solidarité, éli-
miner la marginalisation par la participation.
Typologie de la violence 99

E n termes plus concrets, cela signifierait œuvrer pour


l'instauration d'un m o n d e dont chaque partie constituerait
un centre et dans lequel une grande partie des besoins
énumérés au tableau 2 seraient satisfaits8.
Peut-être s'agirait-il d'un m o n d e composé d'un grand
nombre d'unités relativement petites, qu'uniraient des liens
d'interdépendance à u n échelon international. Les quatre
mécanismes de violence structurelle pourraient y être neu-
tralisés, voire éliminés, permettant ainsi de vérifier la vali-
dité d'hypothèses fondamentales : par exemple, est-il vrai
que, si ces mécanismes sont supprimés, les structures ne
seront plus des structures de violence, conduisant à des
enchaînements sans fin de violence structurelle et directe?
O u bien, se pourrait-il qu'une fois éliminés les instruments
de violence directe appelés armes (au sens large, y compris
la structure sociale de l'armée) ils réapparaissent sous d'au-
tres formes, parce que rien n'a été fait pour éliminer les
causes structurelles des conflits ?
Arrêtons là nos interrogations. C e qui importe n'est
pas tant d'y trouver une réponse, mais de pouvoir les for-
muler dans le cadre de la typologie utilisée. Si le lecteur
m e permet d'employer un terme allemand, je dirai que la
problématique est fassbar; c'est là le m i n i m u m (et n o n une
réponse) qu'on est en droit d'exiger. N o u s pourrions jus-
tifier notre définition et notre typologie en affirmant qu'elles
répondent dans une large mesure aux deux critères énoncés
en tête.

Notes

1. Telle est la formule utilisée dans m o n article « Violence, peace and peace
research », Essays in peace research, vol. I, p . 109-134.
2. Voir J. Galtung et al., Measuring world development (World Indicators
Program, n° 2), et Johan Galtung et Andera Wirak, Human needs,
human rights and the theory of development (World Indicators Program,
n° 10), Université d'Oslo, 1974 et 1976.
3. L'autre école est celle de VEigendynamik, fondée sur l'idée que la course
aux armements a son origine dans le pays m ê m e ; conception associée en
particulier aux nombreuses et excellentes études de Dieter Senghaas.
4. Johan Galtung, « A structural theory of imperialism », Journal of peace
research, 1971, p . 81-117.
5. Johan Galtung, « A structural theory of aggression », Journal of peace
research, 1964, p . 95-119 ; et A structural theory of revolution, Rotterdam,
University Press, 1974.
6. Johan Galtung, Social imperialism and sub-imperialism: Continuities in the
structural theory of imperialism, Université d'Oslo, 1975. (Multigraphié.)
7. Johan Galtung, « Is peace possible? », Essays in Peace research, vol. I,
Copenhague, Christian Ejlers, 1975, p. 140-149.
8. Ces termes se retrouvent dans un document des Nations Unies, voir la
Déclaration de Cocoyoc, 1974.
L'apport spécifique des
recherches sur la paix à l'analyse
des causes de la violence sociale :
transdisciplinarité
Professeur à l'Université de Dieter SengliaaS
Brème (République fédérale
d'Allemagne)

Le problème dont nous allons traiter dans cette brève étude


a une dimension empirique et normative. L a dimension
empirique correspond à la contribution que les différentes
sciences sociales peuvent apporter à l'analyse de la violence
sociale. Les recherches sur la paix entrent dans le cadre de
ces activités. Malgré l'abondance des recherches théoriques
et empiriques consacrées à la violence sociale au cours des
dix dernières années, on peut se demander, dans une optique
normative, quel devrait être l'apport des recherches sur la
paix à l'analyse de la violence sociale. Les efforts faits dans
le passé pour étudier la violence sociale souffrent en effet
d'un certain nombre de lacunes.
D a n s les pages qui suivent, je m e propose de décrire
brièvement les résultats des recherches antérieures sur la
violence sociale, puis d'indiquer un certain nombre de thèmes
de recherche à aborder dans l'avenir.

Quelques résultats de recherches antérieures


sur la violence sociale
L'internationalisation de tous les types de violence constatée
depuis quelques années s'est accompagnée d'une diversifi-
cation marquée des études consacrées à la violence sociale.
Étant donné que, indépendamment du lieu o ù l'individu se
situe dans la société internationale, son environnement i m m é -
diat n'est pas le seul cadre dans lequel il fait l'expérience de
manifestations de violence, et que de telles manifestations
trouvant un écho particulier dans les organes d'information,
le nombre des êtres humains directement o u n o n exposés
aux différents phénomènes mondiaux de violence n'a sans
doute jamais été aussi grand. E n outre, o n estime de plus en
102

plus souvent que la violence ne se réduit pas aux manifes-


tations de violence directe, mais qu'elle englobe les situations
sociales qui font que des h o m m e s souffrent o u meurent
prématurément d u fait de l'ordre social existant. D a n s la
phraséologie des recherches sur la paix, c'est ce qu'on appelle
la violence « institutionnelle » o u « structurelle ». L a vio-
lence structurelle s'observe partout o ù des h o m m e s vivent
des conditions sociales injustes et sont ainsi privés de la
possibilité de se réaliser pleinement. Elle se rencontre aussi
bien au niveau des différentes sociétés (intrasociétal) qu'à
celui de la société internationale considérée dans son en-
semble, et il n'est pas rare qu'elle résulte d'une combinaison
particulière de facteurs internes et internationaux engendrant
privations et décès prématurés.
L'établissement, à desfinsheuristiques, d'une distinction
entre violence directe et violence structurelle et entre violence
interne (intrasociétale) et violence internationale (interso-
ciétale) permet de définir quatre catégories de problèmes qui
ont fait l'objet de recherches plus o u moins poussées au
cours des dernières années. U n e telle distinction n'est tou-
tefois possible que pour les besoins de l'analyse; les pro-
blèmes sont dans la réalité étroitement imbriqués.
D e nombreuses recherches ont porté sur les manifestations
de violence directe au niveau intersociétal ou international.
C'est notamment le cas des études traditionnelles sur la paix
menées au cours des années cinquante et jusqu'au milieu
des années soixante et cela demeure vrai aujourd'hui pour
les études relatives aux relations internationales et pour la
plupart des travaux concernant la stratégie militaire. Ces
études, dont b o n n o m b r e entrent dans la catégorie des
« recherches sur les causes de guerre », ont été inspirées
dans une très large mesure par les événements catastrophiques
de la deuxième guerre mondiale et par les schémas essentiels
de la guerre froide. Elles se sont proposé c o m m e objectif
pratique de définir les moyens de prévenir, régler et limiter
les conflits dans le cadre général des antagonismes entre
l'Est et l'Ouest.
L'abondance des conflits locaux au cours de la période
qui a suivi la deuxième guerre mondiale a, notamment
depuis le début des années soixante, conduit les chercheurs à
délaisser quelque peu l'étude des schémas de la guerre froide
au profit de celle des conditions réelles dans lesquelles ces
conflits ont lieu, qu'ils éclatent à l'instigation des grandes
103

puissances de l'Est et de l'Ouest o u revêtent u n caractère


plus proprement local.
Les guerres o u conflits locaux présentent très souvent
l'aspect de guerres civiles et l'on peut considérer que l'ana-
lyse des manifestations intérieures de violence directe constitue
depuis quelques années, avec les recherches consacrées d'une
manière générale aux explosions intrasociétales de violence
dans les sociétés fortement industrialisées, le deuxième grand
centre d'intérêt des chercheurs. C e type de recherche a
fourni, en particulier, des analyses reposant sur une approche
inspirée des sciences d u comportement.
A u cours des dix dernières années, Y analyse des conditions
de la violence structurelle dans la société internationale a
connu une grande vogue. Les études sur la structure asy-
métrique des relations internationales de dépendance, sur
l'inégalité de la division internationale d u travail, sur les
mécanismes d'exploitation, etc., ont joué u n rôle de premier
plan dans les recherches sur la paix. Pendant très longtemps,
les grands projets de recherches de ce type ont été concen-
trés en Amérique latine; mais peu à peu, sous différentes
étiquettes, les travaux se sont étendus au m o n d e entier. Leur
objectif fondamental est d'analyser la structure de la société
internationale, et, à l'intérieur de cette structure, les relations
caractéristiques entre les centres et les périphéries, relations
qui se traduisent par u n enrichissement systématique des
premiers et par une terrible détresse dans les secondes. L e
récent débat politique et diplomatique sur le nouvel ordre
économique international a démontré l'actualité de l'intérêt
que ces recherches théoriques présentent d u point de vue
politique.
Si je ne m e trompe, la plupart des recherches sur la
violence structurelle intrasociétale ont porté sur les cas et
les zones où ladite violence s'est exprimée par des manifes-
tations de violence politique. L'analyse des structures de
violence latente dans les métropoles a été le plus souvent
limitée à celle des disparités régionales, c'est-à-dire des rela-
tions centre-périphérie à l'intérieur des métropoles. Seul
un très petit n o m b r e de travaux de sciences sociales et u n
nombre encore plus faible de travaux sur la paix ont été
consacrés aux questions fondamentales qui surgissent quand
on analyse u n grand type d'ordre social, c o m m e le régime
capitaliste ou le régime socialiste. L e fait que la plupart
des chercheurs négligent ce genre de grandes questions
104 Dieter Senghaas

philosophiques et normatives reflète peut-être le statu quo


immuable qui caractérise le conflit Est-Ouest. Il en va natu-
rellement de manière différente pour les chercheurs des pays
en développement, o ù le choix entre tel o u tel ordre social
(capitaliste ou socialiste) pourrait revêtir une importance
capitale le jour o ù le statu quo serait r o m p u . E n général,
toutefois, force est de constater que la question d u type de
violence structurelle qui apparaît régulièrement en régime
capitaliste et en régime socialiste, et de la nature de cette vio-
lence, n'a pas été au cœur des préoccupations des chercheurs.
N o u s avons dit qu'il n'y a pas de cloison étanche entre
les quatre catégories de problèmes mentionnées plus haut.
Les recherches effectives ont révélé l'existence entre ces
problèmes de nombreuses relations d'interdépendance. Cette
remarque vaut, en particulier, pour les catégories de recher-
ches reposant sur l'analyse systématique de la façon dont
des manifestations concrètes de violence directe naissent
de situations de violence structurelle à l'intérieur d'une société
ou au niveau intersociétal. Les liens étroits qui existent
entre la violence interne et la violence internationale (qu'il
s'agisse de violence directe o u structurelle) constitueraient
un domaine de recherche tout indiqué.
U n bref survol des quatre domaines de recherche et,
en particulier, des résultats déjà disponibles suffit à montrer
que le progrès accompli dans l'analyse scientifique de la
violence sociale repose sur une approche nettement plus
différentiatrice que par le passé. Cette remarque, je crois,
vaut aussi bien pour la recherche empirico-analytique sur
les conditions, les causes et les éléments déterminants de la
violence que pour l'évaluation politique et philosophique
de la violence en tant que phénomène social et politique. A
la définition traditionnelle de la violence c o m m e désordre
social o u dysfonction de la société s'est substituée une
optique analytique et philosophique très différenciée qui
rend possible une évaluation de la violence sociale en termes
de progression/régression. L a problématique de la violence
et de la contre-violence trouve sa place dans ce contexte,
mais il faut souligner qu'elle ne se prête pas à une solution
scientifique, car elle est u n des éléments des attitudes poli-
tiques contradictoires à partir desquelles la violence et (ou)
la contre-violence sont définies c o m m e telles. U n e situation
qui, considérée c o m m e pacifique sous u n angle donné
— l'état de choses existant, par exemple —, peut être inter-
Recherches sur la paix 105

prêtée c o m m e exprimant une violence structurelle par ceux


qui souffrent dudit état de choses, et donc, c o m m e pouvant
être modifiée. Si les systèmes sociaux ne permettent pas le
changement social et l'apprentissage collectif qui seraient
nécessaires en pareil cas, et si la structure d u pouvoir est
pétrifiée, la violence sociale et politique — si paradoxal que
cela puisse sembler — devient souvent le seul m o y e n de
communication sociale. A considérer les événements de ces
vingt dernières années, cette remarque m e paraît statistique-
ment irréfutable.

Perspectives de recherches

Jusqu'ici, j'ai tenté de mettre en lumière les grands résultats


des recherches les plus récentes sur la violence en tant que
phénomène social. Pour résumer m a pensée, je dirai que ces
recherches ont permis, premièrement, d'établir une distinc-
tion conceptuelle entre la violence structurelle et la violence
directe au niveau tant intrasociétal qu'international; deuxiè-
m e m e n t , d'étudier systématiquement les liens entre les divers
types de violence entrant dans ces catégories; et, troisième-
ment, de mettre en lumière les fonctions sociopolitiques de
la violence dans le cadre de l'ordre social établi.
D a n s le cas particulier des recherches empirico-analy-
tiques sur la violence sociale, les travaux menés ces dernières
années ont permis d'analyser de manière très fine certains
éléments déterminants de situations sociales recelant u n
potentiel de violence; d'étudier de façon différenciée le
déroulement m ê m e des manifestations de violence, c'est-à-
dire l'escalade de la violence par un jeu d'interactions; et,
à u n degré moindre, d'élucider le dénouement des conflits
violents, c'est-à-dire le passage de l'escalade à la désescalade
et à u n nouvel état de choses appelé à servir de base à la
paix sociale.
Ces recherches ont le mérite d'avoir fourni des indications
très détaillées sur des aspects particuliers d u syndrome de la
violence. A cet égard, les domaines de recherche suivants
peuvent être énumérés :
1. Recherches sur la nature humaine et la personnalité de
l'individu et notamment sur les causes de l'agressivité
individuelle;
2. Recherches sur le rôle des grands groupes d'intérêt;
106

3. Recherches sur les élites dominantes et sur les structures


de classe en tant que bases sociétales de la violence
sociale;
4. Recherches sur le rôle des grands moyens d'information
et de l'opinion publique dans le déclenchement, la propa-
gation et le dénouement des manifestations de violence;
5. Recherches sur les caractéristiques propres des cultures
et des systèmes nationaux et sur leur rôle dans la produc-
tion et la propagation de la violence;
6. Recherches sur le rôle des gouvernements et des bureau-
craties;
7. Recherches sur le rôle des stratégies nationales;
8. Recherches sur le rôle des processus de décision dans la
manière de traiter la violence structurelle et directe;
9. Recherches sur l'escalade de la violence déclenchée par
des interactions conflictuelles ou antagonistes de groupes
sociaux appartenant à une m ê m e société ou à des sociétés
différentes.
Ces recherches nous ont incontestablement beaucoup appris
sur la violence sociale. Les raisons pour lesquelles les h o m m e s
recourent à la violence, le contexte social dans lequel ils le
font et les buts qui les animent sont aujourd'hui beaucoup
moins obscurs. Les neuf catégories de recherches précitées
ont permis de voir clair dans le phénomène de la violence
sociale.
Si l'on considère toutefois la recherche sur la paix c o m m e
une discipline qui en regroupe plusieurs autres, force est de
constater l'existence d'une grave lacune dans l'analyse de la
violence sociale. Cette lacune tient à l'absence d'exploration
réciproque des résultats déjà obtenus qui, jusqu'ici, coexistent
sans être réellement reliés entre eux. C e qui m a n q u e donc,
c'est, d'une part, la coordination des résultats disponibles et,
d'autre part, la mise en œuvre d'un type de recherche auquel
les différentes sciences sociales (sciences politiques, socio-
logie, psychologie sociale, recherche sur les moyens d'infor-
mation, etc.) apporteraient des contributions spécifiques non
sur la seule base de leur acquis propre, mais dans une perspec-
tive plus globale. U n e telle perspective n'est toutefois pos-
sible que si la violence est envisagée c o m m e u n phénomène
social dans sa totalité. Cela impliquerait qu'on étudie simul-
tanément les conditions sociétales de la violence sociale,
les manifestations d u potentiel social de violence, la dyna-
mique des conflits faisant appel à la violence, les moyens de
Recherches sur la paix 107

luttes contre la violence structurelle et contre les manifes-


tations de violence, et le rôle des mécanismes de règlement
des conflits. Il serait absolument indispensable de surmonter
le cloisonnement des disciplines qui caractérise depuis tou-
jours la recherche. L'idéal serait d'établir des graphiques des
structures et processus de violence mettant en lumière
l'ensemble des conditions sociales qui favorisent la formation
des structures de violence et actualisent le potentiel de
violence.
D e telles recherches auraient ce qu'on pourrait appeler
en gros u n caractère interdisciplinaire. E n réalité, elles
devraient être structurées dans une optique transdisciplinaire.
Il existe une différence considérable entre l'interdisciplinarité
et la transdisciplinarité. Alors que l'interdisciplinarité revient
en fin de compte à juxtaposer des questions à analyser (de
m ê m e que les équipes interdisciplinaires rassemblent généra-
lement des chercheurs d'appartenances scientifiques diverses),
la transdisciplinarité implique une combinaison des moyens
propres à différentes disciplines, l'objectif étant d'étudier
le problème sous un jour nouveau et de conférer par là aux
recherches une identité spécifique. Toutefois, l'essentiel n'est
pas la création de cette identité, mais plutôt l'ouverture de
nouvelles perspectives d'analyse, qui se produit souvent trop
lentement dans telle o u telle discipline, et ce pour diverses
raisons dont les moindres ne sont ni le développement auto-
n o m e des sciences ni l'inertie bureaucratique caractérisant
toute l'activité scientifique a u bout d ' u n certain temps.
L'élargissement des perspectives d'analyse est indispensable
pour empêcher la recherche de s'embourber dans la « rou-
tine » : cet écueil n'a pas p u être évité dans certaines disci-
plines c o m m e la psychologie, o ù les m ê m e s arguments
relatifs à l'agressivité individuelle sont échangés depuis des
années, alors qu'en rapprochant systématiquement les résul-
tats des études portant sur ladite agressivité des enseigne-
ments tirés de l'analyse des conditions sociétales de la
violence o n pourrait engager les travaux consacrés à la
psychologie de l'individu dans des voies nouvelles d'un très
grand intérêt. D'autres exemples pourraient facilement être
cités. C e qui est capital c'est que « des recherches spécifiques
soient entreprises sur les interactions et les liens d'interdé-
pendance entre des problèmes jusqu'ici étudiés séparément ».
Mais cela ne sera possible que si les spécialistes de telle o u
telle discipline acceptent d'acquérir une partie d u savoir
108 Dieter Senghaas

propre aux disciplines voisines de manière à être à m ê m e


d'aborder les nouveaux thèmes de recherche dans une optique
transdisciplinaire. E n comparaison des avantages que pré-
senterait cette méthode, les projets multi- o u interdiscipli-
naires de type traditionnel ne sont pas très prometteurs.
D a n s une recherche de type transdisciplinaire, les processus
de rétroaction et d'interdépendance ne seraient plus seule-
ment supposés o u postulés; ils seraient mis en évidence,
au niveau théorique c o m m e au niveau empirique, de manière
à effectuer l'analyse des structures et processus de violence
dans leur ensemble, et de leurs multiples liaisons en amont
et en aval. Ces liaisons constituent des points d'articula-
tion indispensables entre les phénomènes psychologiques et
sociaux. Le vrai problème qui se pose ne vient donc pas d u
m a n q u e d'interdisciplinarité des recherches passées. Pour
remédier à l'insuffisance des résultats obtenus jusqu'ici, il
faudra créer des compétences transdisciplinaires variées, ce
qui impliquera de vigoureux efforts pour déborder le cadre
des disciplines établies.

Conclusions méthodologiques

C o m m e la plupart des grands phénomènes sociaux, la vio-


lence a, en règle générale, une profusion de causes. U en
résulte qu'en supprimant certains facteurs de la violence
on n'élimine pas nécessairement la violence sociale en tant
que telle. Soit dit en passant, cela explique en grande partie
pourquoi le seul m o y e n de faire perdre à une société mili-
tarisée au comportement agressif sa propension à recourir
à la violence politique sur la scène internationale est de lui
infliger une défaite catastrophique.
A ce propos, signalons le problème posé par les approches
analytiques et pratiques qui postulent que la suppression
de la violence sous-jacente passe obligatoirement par u n
changement des mentalités. Il est parfaitement exact que
nulle action et, en particulier, aucun changement dans la
manière d'agir, n'est possible sans intervention de la cons-
cience humaine; o n ne saurait toutefois en déduire que les
faits sociaux peuvent être modifiés rien qu'en en diffusant
plus largement le savoir. D a n s la majorité des cas, et surtout
lorsque la société traverse une période de pénurie, la capacité
collective d'apprentissage n'est pas telle que les m o d e s ration-
109

nels de règlement des conflits puissent facilement venir à


bout de toutes les formes de violence sociale en puissance.
U n e autre remarque d'ordre méthodologique s'impose.
Les sciences sociales utilisent généralement une méthodologie
traditionnelle pour l'étude de la causalité. Leur recherche
systématique des variables indépendantes, intervenantes et
dépendantes en est la preuve. Or, les causes de la violence
sociale, c o m m e celles de la majorité des grands phénomènes
sociaux, ne peuvent se ramener à des éléments d'explication
aussi simples et unidimensionnels. D a n s la plupart des
secteurs essentiels de la vie sociale, la causalité doit être
considérée c o m m e « configurative », en ce sens qu'elle est
constituée par de multiples processus de rétroaction qui, en
règle générale, ne permettent pas de distinguer clairement des
variables indépendantes, dépendantes o u intervenantes. L e
problème de la causalité configurative ne se pose pas tant
que l'analyse de la violence sociale ne porte que sur u n pro-
blème particulier et qu'on évite d'étudier le phénomène dans
sa totalité. Mais si l'on ose se lancer dans une analyse
globale, on devra obligatoirement renoncer aux méthodes
classiques de recherche des causes. Il va sans dire que l'ana-
lyse sera, de ce fait, plus complexe et aussi plus difficile, mais
les résultats finalement obtenus seront plus proches de la
réalité.
Les recherches consacrées à la paix peuvent apporter
une contribution importante à des recherches sur la violence
sociale qui procéderaient d'un tel esprit ; en effet, bien qu'étant
liées à diverses disciplines elles n'ont pas hérité d u caractère
routinier qui caractérise les sciences solidement établies.
C'est aussi pourquoi les spécialistes des études sur la paix
ont p u « simultanément » participer aux recherches concer-
nant la violence sociale et émettre certaines critiques fonda-
mentales sur ces recherches.
D e u x i è m e partie

Individus et sociétés :
sciences sociales et disciplines
normatives sur la violence
D a n s la deuxième partie de cet ouvrage, nous avons voulu
grouper quatre études qui réunissent deux à deux des mises
au point de spécialistes à deux niveaux des sciences sociales
(psychosociologie et sociologie de la communication) et à
deux niveaux des disciplines normatives (criminologie et
défense sociale) qui leur sont associées. L e thème général
de cette partie pourrait être : « C o m m e n t décider prati-
quement où c o m m e n c e la violence condamnable. » D e s
désaccords subtils sur le rôle des mass media et la prédomi-
nance des déterminations historiques o u psychosociolo-
giques se font jour naturellement entre les auteurs.
L a psychologie sociale, présentée ici par Otto Klineberg,
est elle-même de nature interdisciplinaire. L a mise au point
qu'il présente ici n'est pas faite pour clore les débats ouverts :
m ê m e s'il y prend parti, Klineberg précise d'abord la défini-
tion de la « violence » par rapport à celle de 1' « agressivité ».
Il écarte les thèses de Lorenz sur le caractère inévitable
de la violence qui s'appuie sur l'argument de la continuité
biologique avec les animaux. Les animaux ne sont pas
aussi violents que l ' h o m m e et l'apprentissage est un facteur
humain d'autant plus important dans le cas de la violence
que l ' h o m m e tire plus facilement des leçons de ses succès
que de ses échecs (ce qui rend illusoire la notion de châti-
ment exemplaire). L a violence s'acquiert; elle s'entretient
par sa représentation au niveau des médias, elle peut se
constituer en sous-culture (machisme, vendetta); on a montré
sa relation avec le phénomène de la frustration et surtout de la
« privation relative », c'est-à-dire relative à une autre
société, à une autre époque ou m ê m e aux espérances futures.
Le grand nombre de ces corrélations et u n certain nombre
d'autres qui ont pu être établies au niveau de la psychologie
sociale montrent, selon Klineberg, qu'on peut parler de
113

causalité complexe mais qu'on est encore loin d'en pouvoir


fournir théoriquement la matrice.
James D . Halloran s'interroge sur la question de savoir
si les médias en tant que phénomène social sont à considérer
c o m m e symptôme o u c o m m e cause de violence. E n tout
état de cause, le lien entre les médias et la violence n'est
pas celui qu'on pense : selon les recherches existantes, la
violence représentée à la télévision n'est pas, en soi, une
cause déterminante de comportements individuels plus agres-
sifs chez les téléspectateurs. C e facteur ne joue, éventuelle-
ment, que pour les individus prédisposés par leur caractère
ou leur condition sociale. Cette déformation particulière d u
journalisme occidental qui adopte le comportement violent
instantané c o m m e archétype de la « nouvelle » aux dépens
d'éléments d'information et d'explication à long terme a sans
doute des effets sur les mentalités, mais ce sont des effets
complexes : il legitimise peut-être par accoutumance le
recours à la violence externe, mais l'exposé constant et prio-
ritaire de comportements violents et délinquants constitue
plutôt, à l'intérieur, u n élément créateur de consensus favo-
rable au maintien de l'ordre et représente donc u n facteur
de conformisme et d'ordre plutôt que de désordre. C'est le
bombardement publicitaire télévisuel qui est certainement
beaucoup plus déterminant de violence, en tant que facteur
permanent de frustration, pour la majorité de la population
pauvre.
Le point de vue de la criminologie est présenté ici par le
criminologue soviétique V . P . Shupilov. L e problème posé
au criminologue est de permettre l'établissement d'une dis-
tinction entre les formes délinquantes de la violence et celles
qui ne le sont pas. Cela implique une distinction entre la
violence c o m m e arme de la lutte politique de classe, qui est
légitime, et la violence c o m m e exprimant seulement des
tendances personnelles égoïstes, asociales. Pour donner u n
contenu objectif au concept de « cause » dans le domaine
social, Shupilov estime que « ni la sociologie ni la psychologie
n'ont encore étudié le mécanisme d u comportement humain
de façon assez approfondie pour que le criminologiste puisse
sefierà leurs schémas ». Il doit donc se soumettre aux impé-
ratifs de l'approche historique et chercher une approche
unitaire, à la fois sociale et biologique de la personne et de
l'individu, en tenant compte d u « hasard » que constitue
le caractère des h o m m e s . L e criminologue est ainsi conduit
114

à isoler des systèmes « individus-milieu en interaction », à


en dresser une typologie et c'est cette typologie qui joue le
rôle de trait d'union entre la théorie et la pratique. Il conclut
en moraliste, faisant allusion à l'un des pôles de cette typo-
logie, par cette citation de Brecht : « Malheureux le pays
qui a besoin de héros », et par le commentaire qu'en donne
le philosophe soviétique A . Gulyga : « L e pays qui est
malheureux est celui o ù une conduite morale exige de
l'héroïsme. »
Krzysztof Poklewski-Koziell étudie la question des causes
de la violence criminelle d u point de vue de la « défense
sociale », doctrine qui s'est développée depuis 1947, en réac-
tion à la fois contre les excès de la conception juridique
traditionnelle (le crime est l'acte libre d'un individu doué de
libre arbitre) et des conceptions inverses (prônant l'abolition
des notions de délinquance et de châtiment). Cette orien-
tation, présente aux Nations Unies depuis 1948 institu-
tionnellement sous forme de la Section de la défense sociale
auprès d u Secrétariat général de l'Organisation, n'a pas pour
objet propre la recherche des causes de la violence, mais
l'élaboration scientifique d'une politique criminelle humani-
taire. Normative, la défense sociale insiste d'abord sur la
nécessité de briser le « cycle de la dégradation », c'est-à-dire
la transmission héréditaire de la misère, de l'aliénation
sociale et de la violence, par le milieu familial. A cet ordre
de causalité historique et sociale complexe, implicite dans
la défense sociale, doit s'ajouter aujourd'hui la considé-
ration de l'emprise directe de la société et de l'État sur les
individus et, malgré l'importance persistante des études sur
la « personnalité criminelle », il faut les compléter par une
étude critique d u fonctionnement violent des institutions et
m ê m e sur la qualité des sanctions pénales qui peuvent être
elles-mêmes causes de violence. L'auteur amorce u n débat
avec les tenants de thèses plus simples, admises par une
école criminologique en faveur dans la République d é m o -
cratique allemande, et selon lesquelles « les causes des actes
de violence sont exclusivement des éléments d u passé et des
effets de l'ordre social impérialiste ». O n peut avoir des
doutes, selon lui, sur l'augmentation réelle des délits,
croyance répandue par la publicité donnée à des actes spec-
taculaires, et la défense sociale doit permettre de résister
aux vues du grand public qui croit à des causalités univoques
et à l'efficacité et à la valeur exemplaire d u châtiment.
Les causes de la violence :
approche psychosociologique

Directeur du Centre Otto Klineberg


international d'étude des
relations entre groupes
ethniques

Introduction
N o s contemporains ont généralement le sentiment de vivre
une époque de violence, d'assister à un déchaînement excep-
tionnel de comportements violents dans le m o n d e entier. Il
suffit cependant de jeter u n bref regard sur le passé pour
constater que les générations antérieures auraient été tout
aussi fondées à tirer la m ê m e conclusion. Cette constatation
a au moins le mérite de replacer notre situation dans une
perspective historique plus claire1.
L'élément nouveau réside peut-être dans le fait que ce
problème retient de plus en plus l'attention des spécialistes
des sciences sociales, parfois à la demande d'organismes
nationaux ou internationaux, parfois pour répondre i m m é -
diatement à la pression des événements. L a présente étude
est u n aperçu critique des efforts déployés dans le domaine
de la psychologie sociale.
U n e observation liminaire sur le terme de violence nous
paraît utile. C o m m e on le sait, la notion connexe d'agres-
sivité a fait l'objet de réunions nombreuses et de longues
discussions, et l'accord n'a pas encore p u se faire sur sa défi-
nition. L'Unesco a également orienté ses travaux dans ce
sens et sa publication sur le thème « Comprendre l'agres-
sivité ». L e neurologue José Delgado* affirme que l'agres-
sivité humaine est une attitude qui se caractérise par l'exercice
de la force contre des personnes ou des biens dans le dessein
de blesser ou de nuire. L e sociologue Hinde 3 estime utile de
réserver l'usage de l'expression « comportement agressif »
au comportement dicté par la volonté de causer u n d o m -
m a g e corporel. E n revanche, pour le Soviétique Kovalsky 4 ,
« le concept d'agression ne recouvre pas l'emploi de la force
par les peuples dépendants dans l'exercice de leur droit
116 Otto Klimberg

inaliénable à disposer d'eux-mêmes ». Cela nous m è n e au para-


doxe selon lequel certaines catégories de violence ne doivent
pas être considérées c o m m e des agressions.
L a définition de l'agressivité soulève u n autre problème.
Selon certains savants, elle va bien au-delà d u comporte-
ment que l'on peut qualifier de violent. C'est ainsi qu'un
auteur, Lauretta Bender 5 , se réfère au sens initial d'agres-
sion, c'est-à-dire tendance à avancer o u à s'approcher d'un
objet. F . H . Allen6 y voit la volonté de garantir et de vérifier
notre aptitude à faire front aux forces extérieures, avec o u
sans hostilité. Pour L . B . M u r p h y 7 , l'agressivité peut recou-
vrir toute la g a m m e des attitudes allant de l'hostilité à la
vigueur avec laquelle sont exécutés des actes aussi bien
constructifs que destructeurs. D a n s cette optique, la notion
d'agressivité devient assez large pour englober tout ce qui
relève de ce que les psychologues ont appelé « pulsions
d'activité » et elle est, par conséquent, beaucoup plus vaste
que le terme de violence qui ne représente alors qu'une forme
d'agressivité. Il convient d'opérer une autre distinction.
Ceux-là m ê m e qui, à l'instar de Lorenz 8 , identifient l'agres-
sivité à u n « instinct de combat », universel chez les ani-
m a u x et chez l ' h o m m e , indiquent également qu'elle peut
être sublimée (Lorenz préfère l'expression « redirigée »),
canalisée vers des activités relativement inoffensives telles
que les sports, la recherche scientifique, l'humour et d'autres
encore. L a violence peut également être transférée sur u n
objet de remplacement si celui qu'on désire attaquer n'est
pas accessible; il en est ainsi pour le sport, qui dans certains
cas est vraiment très proche de la violence. Celle-ci, tou-
tefois, ne peut à proprement parler se sublimer. Elle demeure,
pour reprendre les termes de Delgado, « l'exercice de la
force dans le dessein de blesser o u de nuire »; ajoutons
cependant qu'elle peut également emprunter la forme d'une
menace de recourir à la violence si l'on ne parvient pas au
but visé. L a prise d'otages o u le détournement d'avions
seraient alors compris dans cette définition.
D e u x autres remarques préliminaires s'imposent. Les
auteurs opèrent une distinction entre violence individuelle
et violence collective : la première englobe l'homicide et les
crimes connexes et retient principalement l'attention d u
juriste et d u criminologiste; la seconde, qui se manifeste
dans les émeutes et les révolutions, préoccupe le plus souvent
l'historien, le sociologue et le politologue. E n recherchant
Les causes de la violence : approche psychosociologique 117

les causes de la violence, le psychologue a étudié l'un et


l'autre type qui, de toute manière, ne sont jamais faciles à
dissocier. O n peut également opposer, d'une part, la violence
instrumentale (ou agression), exercée dans le dessein déli-
béré de parvenir à des buts déterminés, d'autre part, la vio-
lence représentée par des réactions impulsives qui mènent
aux émeutes accompagnant des manifestations de rues, o u
résultent d'affrontements entre étudiants et policiers9. Toute
analyse des causes de la violence ne doit négliger aucun de
ces aspects, faute de quoi nous ne pourrions rendre compte
du problème dans toute sa complexité.

U n e agressivité innée?

O n a beaucoup parlé et écrit sur u n prétendu instinct uni-


versel d'agression qui expliquerait le phénomène de la vio-
lence; il m e paraît néanmoins nécessaire d'ajouter quelques
observations puisque cette opinion se rencontre encore assez
fréquemment. C'est ainsi que Robert Ardrey, auteur de
African genesis, The territorial imperative et de The social
contract, a récemment affirmé10 au cours d'une interview :
« L a violence personnelle semble faire partie intégrante de
la nature humaine [...] Il est parfaitement naturel qu'un
h o m m e se mette en colère contre sa f e m m e , la frappe à la
tête et la tue, o u inversement. N o u s avons toujours été des
animaux dangereux. » (P. 75.) O n pourrait tenir ce point de
vue simpliste et extrême pour négligeable si les livres d'Ardrey
n'étaient des succès de librairie et s'ils n'avaient par consé-
quent une influence sur l'opinion d'une fraction importante
de la population, à moins qu'ils n'en soient le reflet.
L'anthropologue Lionel Tiger11 estime que l'ensemble
du sujet est « au nombre des questions les plus ressassées des
sciences sociales », étant donné que l ' h o m m e ne saurait
exister sans u n équipement biologique et une expérience
sociale extensive incluant u n apprentissage institutionnalisé
ou non. Il ajoute pourtant que si l'agressivité humaine n'en-
traîne pas inéluctablement la violence, le passage de l'une à
l'autre s'apprend aisément. Peut-être est-ce exact, mais o n
n'a encore jamais démontré qu'il s'apprend plus facilement,
par exemple, qu'un esprit de coopération, d'amitié et de
camaraderie. M ê m e en cas d'agitation sociale, les compor-
tements antisociaux violents ne sont à vrai dire le fait que
118

d'une minorité. O n a pu le constater, m ê m e lorsque la poussée


de la violence étudiante était à son comble, ou au cours des
émeutes qui ont éclaté dans les « ghettos » des États-Unis.
Quant à la violence individuelle, aussi élevé que soit le
nombre des homicides, elle n'est jamais le fait de la
majorité.
L'un des arguments les plus couramment avancés en
faveur d u caractère inévitable de la violence chez les êtres
humains est celui de la continuité biologique avec les autres
animaux. C'est sur lui que se fonde principalement la thèse
de Lorenz, mais il semble que la situation varie beaucoup
selon l'espèce animale retenue c o m m e base de comparaison.
D a n s u n colloque organisé sur le thème de « T h e Natural
History of Aggression » (1964) [L'histoire naturelle de
l'agressivité], au cours duquel on a tenté de retracer l'évo-
lution du comportement combatif dans le règne animal,
l'agressivité chez les colonies de singes et d'anthropoïdes a
naturellement retenu l'attention. O n a été frappé de cons-
tater que les comportements des différentes espèces étaient
fortement diversifiés; c'est chez les babouins, qui sont loin
d'être biologiquement les plus proches de l'homme, qu'a
été relevée la plus grande ressemblance avec les pratiques
humaines. E n ce qui concerne les chimpanzés, décrits c o m m e
« très proches de l ' h o m m e par bien des côtés » 18 , il semble
que les combats véritables, par opposition à la menace et à
l'intimidation, soient relativement rares. Chez eux, il n'y a
jamais de lutte à mort et l'on n'a jamais p u observer de
formation de groupes se faisant la guerre.
La grande étude intitulée Violence in America13 aboutit,
entre autres, à la conclusion suivante : « . . . la nature ne nous
donne qu'une aptitude à la violence; ce sont les circonstances
sociales qui déterminent le passage à l'acte et ses modalités. »
C e point de vue paraît raisonnable. L a violence n'est ni uni-
verselle, ni inévitable, ni instinctive; certains individus et
certains groupes sont fortement enclins à la violence alors
que d'autres n'y sont guère portés. Pourquoi ? Savons-nous
quelque chose des facteurs qui engendrent la violence dans
certains cas et n o n dans d'autres ?
Les causes de la violence : approche psychosociologique 119

Violence instrumentale
Il est inutile d'avoir une formation de psychologue pour se
rendre compte que la tentation sera forte de recourir à la
violence si elle se révèle efficace. Les autorités sont placées
devant u n dilemme déchirant : faut-il faire droit aux exi-
gences de la violence ou doit-on laisser mourir les otages?
Je ne puis répondre à cette question mais, en m a qualité de
psychologue, je dois ajouter que le renforcement positif
(récompense en cas de réussite) semble beaucoup plus effi-
cace que le renforcement négatif (châtiment en cas d'échec)
et que l'exemple de la violence qui parvient à ses fins paraît
porter bien davantage que celui de l'échec entraînant des
conséquences négatives. O n tire plus facilement des leçons d u
succès que de l'échec. Cela nous amène au problème plus géné-
ral de la violence en tant que forme de comportement acquis.

Violence acquise
M ê m e si d'autres facteurs interviennent, il n'y a pas de
doute que l'apprentissage de l'agressivité joue un rôle prédo-
minant. U n jeune garçon s'identifiera à son père et l'imitera :
de nombreuses études montrent que l'identification au père et
à ses valeurs constitue u n élément important de l'appren-
tissage de types de comportements agressifs. Cela vaut en
particulier pour les cultures o u sous-cultures (voir plus loin)
où le « machisme », o u caractère dominateur d u mâle, est
considéré c o m m e normal, et m ê m e idéalisé. U n certain
nombre d'autres facteurs d' « apprentissage » peuvent entrer
en ligne de compte.

Violence et moyens d'information


D e très nombreux travaux de recherche, menés principa-
lement par des psychologues, traitent des conséquences de
la représentation de la violence dans les moyens d'informa-
tion, en particulier la télévision et le cinéma, sur les ten-
dances à la violence que manifeste le public. Ces expé-
riences montrent qu'en général la perception de la violence
engendre effectivement la violence. Dans u n article récent,
R . M . et D . E . Biebert14 résument les recherches menées
dans ce domaine en affirmant que plus u n enfant voit
120 Otto Klineberg

d'images de violence à la télévision, plus il manifeste le


désir de recourir à la violence, d'y voir un m o y e n de résoudre
un conflit et de la considérer c o m m e efficace. Ces auteurs
ajoutent qu'au terme d'une cinquantaine d'expériences
conduites au cours des dix dernières années en Europe et
en Amérique on est toujours parvenu à cette m ê m e conclu-
sion. Selon eux, la télévision pourrait servir à des fins
opposées. L'opinion selon laquelle la vision de la violence
peut réduire la violence par « cartharsis », à savoir par la
satisfaction des pulsions agressives grâce à l'observation de
l'agressivité d'autrui, n'est pas corroborée par les travaux
de recherche correspondants.

L a violence, une sous-culture

Les moyens d'information ne sont sans doute pas étrangers


à cette violence, mais, dans une large mesure, ils reflètent
des attitudes déjà très répandues. L e fait a été souligné
dans u n ouvrage important écrit en collaboration par u n
sociologue américain et u n psychologue italien (Wolfgang
et Ferracuti, 1967) 15 ; la violence peut devenir un m o d e de vie,
un type de comportement accepté, sanctionné par les m œ u r s
et la moralité conventionnelle, en d'autres termes une sous-
culture. L e « machisme », auquel on a déjà fait allusion,
peut en être considéré c o m m e u n exemple.
D a n s ces sous-cultures, en général, « une violence évi-
dente marque le groupe de valeurs qui déterminent le style
de vie d'individus vivant dans des conditions analogues »16.
Si la violence se manifeste dans u n certain nombre de situa-
tions, elle n'est en aucun cas toujours présente; n'étant nor-
malement pas considérée c o m m e illicite, elle ne s'accompagne
pas d'un sentiment de culpabilité; en fait, dans de telles
situations, la non-violence peut être jugée c o m m e contraire
à la norme et condamnée par la société en question. Les
recherches menées en Afrique n'ont pas révélé l'existence
d'une sous-culture de violence dans cette région du m o n d e .
Il ne faut pas perdre de vue que les données utilisées dans
cette étude remontent à dix années o u davantage et que
d'importants changements se sont produits depuis la rédac-
tion de cet ouvrage. Toutefois, la démonstration de l'exis-
tence d'une sous-culture de violence en tant que forme de
comportement acquis garde toute sa valeur.
Les causes de la violence : approche psychosociologique 121

L'hypothèse frustration-agression
D'après une théorie psychologique qui a suscité u n grand
intérêt lorsqu'elle a été énoncée, il y a u n certain nombre
d'années, mais dont la formulation initiale est aujourd'hui
considérée c o m m e trop schématique, l'agressivité serait
toujours due à une frustration et la frustration conduirait
toujours à l'agressivité17. Cette théorie a donné lieu au
rassemblement d'un arsenal impressionnant de faits, tirés
notamment du comportement animal, de l'ethnologie, d'expé-
riences réalisées avec des enfants, de phénomènes relevant
des préjugés et de la discrimination, de la criminalité et de
la délinquance. E n ce qui concerne le sujet qui nous inté-
resse, la démonstration la plus probante établissait u n lien
entre la frustration économique, représentée par le niveau
des salaires réels et le volume de la récolte de coton, et la
fréquence des actes de violence commis par des Blancs sur
des Noirs au sud des États-Unis18. A une baisse de la valeur
d u coton correspondait une augmentation d u nombre des
lynchages. C e phénomène relèverait davantage de l'agres-
sivité réactionnelle que de l'agressivité instrumentale; cette
forme de violence ne se traduisait par aucun avantage
matériel.
L a plupart des spécialistes de psychologie sociale recon-
naîtraient que la frustration rend effectivement plus vraisem-
blables les risques de violence, que le passage à l'acte violent
dépend aussi d'un certain nombre d'autres facteurs. N o u s
devons à Berkowitz19 une intéressante analyse fondée sur
des observations étendues et des recherches approfondies.
Il fait une importante distinction, par exemple, entre deux
notions souvent confondues, celles de frustration et de pri-
vation. « Je dirai qu'il y a privation lorsqu'une personne
n'a pas à sa portée u n objet généralement considéré c o m m e
agréable ou souhaitable, et qu'il y a. frustration uniquement
quand l'individu ne peut tirer de cet objet le plaisir qu'il
en escomptait20. » C e phénomène est en rapport étroit avec
ce que les sociologues ont appelé « la révolution due à la
montée des espérances ». L'impatience augmente lorsque les
choses commencent à s'améliorer, car le progrès paraît trop
lent et trop irrégulier.
Berkowitz souscrit à ce qui a été dit plus haut au sujet
du rôle majeur de l'apprentissage dans l'apparition de la
violence, mais soutient à juste titre qu'il ne faut pas négliger
122 Otto Klineberg

d'autres aspects. L a frustration, telle qu'il la définit, est u n


événement douloureux; personne ne se réjouit d'être privé
d'une satisfaction. L e risque de violence est proportionnel
a u sentiment de malaise. (On a souligné, par exemple, qu'au
cours de la plupart des émeutes de la population noire la
chaleur de l'été était excessive.) Il faut aussi, cependant,
que l'individu ait le sentiment que l'on maîtrise dans une
certaine mesure sa propre destinée; u n sentiment d'impuis-
sance engendre plus souvent l'apathie que la violence. C'est
probablement la raison pour laquelle les Noirs qui appar-
tiennent aux couches socio-économiques les moins favorisées
sont les moins militants. Us souffrent de privation mais non
de frustration. E n revanche, les militants sont convaincus
qu'ils peuvent et doivent modeler leur destinée. Des recher-
ches ont montré que la violence est davantage le fait de
Noirs qui ont reçu une certaine instruction, source de leurs
aspirations, qui sont nés dans le N o r d (et par conséquent
ont u n sentiment moins aigu d'impuissance), espèrent et
escomptent davantage et sont par conséquent plus frustrés.
H ressort d'autres études expérimentales que les étudiants
qui escomptent des satisfactions substantielles éprouvent,
lorsque leur attente est déçue, u n sentiment de frustration
plus fort que ceux qui n'ont pas cet espoir.
Il convient de signaler à cet égard u n autre concept
important, celui de groupe de référence. Il s'agit d u groupe
auquel nous pouvons nous identifier, o u souhaitons appar-
tenir, o u (ce qui est capital) par rapport auquel nous nous
mesurons, avec nos réussites et nos échecs. D e s recherches
portant sur des soldats américains21 ont abouti à une
conclusion qui n'est peut-être pas très surprenante, à savoir
que l'absence d'avancement entraînait une plus grande frus-
tration chez ceux qui voyaient de leurs camarades monter en
grade que dans les rangs où l'avancement était rare o u
inexistant. Les sociologues parlent de « privation relative »
pour décrire ce phénomène dont l'importance est indu-
bitable. Pour revenir au problème de la participation des
Noirs aux émeutes violentes, Berkowitz estime que, dans ce
cas, le groupe de référence n'était pas celui des Blancs, mais
que des comparaisons défavorables ont été faites avec
d'autres Noirs, et que c'est ce qui a contribué à l'agitation
sociale. (Cela pourrait expliquer en partie que, dans les
émeutes de ghettos, les destructions atteignent principa-
lement des biens appartenant aux Noirs.) Est-il possible que
Les causes de la violence : approche psychosociologique 123

les progrès accomplis dans les couches supérieures aient réel-


lement accru le potentiel de violence dans le reste de la
communauté noire? A l'inverse, est-il possible que la car-
rière de Ralph Bunche, d u sénateur Brooke, d u juge
Thurgood Marshall et de beaucoup d'autres ait donné aux
Noirs une chance de s'identifier à la réussite et, par consé-
quent, d'atténuer leur frustration? Ces raisons opposées
permettent peut-être d'expliquer pourquoi les sondages d'opi-
nion publique font apparaître une telle différence dans les
réponses des sujets noirs interrogés sur le point de savoir
s'il y a eu une quelconque amélioration véritable pour
l'ensemble de la population noire.
Il existe u n autre type de frustration relative, qui peut
se manifester dans certaines conditions. U n individu peut
se comparer à d'autres (au groupe de référence) et se sentir
frustré en raison de sa propre infériorité. Il peut aussi se
comparer à ce qu'il était antérieurement; o n a ainsi montré
qu'il y a u n lien entre la régression de la condition socio-
économique et l'augmentation des attitudes négatives vis-à-
vis des groupes minoritaires. Bettelheim et Janowitz affirment
que « l'hostilité ethnique est la plus marquée dans le groupe
dont le statut a décliné alors que la tendance est nettement
inversée chez ceux dont la situation sociale s'est élevée » aa .
L a conclusion du rapport Violence in America fait ressortir
que la violence augmente lorsqu'il y a baisse d u niveau
socio-économique après un progrès régulier et laisse entendre
que ce phénomène peut avoir joué un rôle lors des récentes
émeutes de Noirs aux États-Unis.

Rapidité du changement social

Il ressort d'études statistiques relatives à la fréquence des


scènes de violence dans u n certain nombre de nations au
cours d'une période donnée que la violence est liée à la
rapidité d u changement social23. Cette constatation peut
signifier qu'une telle transformation fait naître de nouvelles
espérances et, par voie de conséquence, de nouvelles frus-
trations débouchant sur la violence. Elle peut également
vouloir dire qu'un rythme accéléré de changement s'accom-
pagne d'une instabilité accrue. Gurr résume un grand nombre
d'études quantitatives de la façon suivante : « L a violence
est la plus forte dans les pays en voie de développement, la
124

moins forte dans les nations modernes, moyenne dans les


nations les moins favorisées et les plus traditionnelles24. »
Tel est le dilemme devant lequel le m o n d e se trouve placé,
notamment l'Organisation des Nations Unies et ses insti-
tutions spécialisées. L e changement est voulu, demandé;
l'assistance technique (ou la coopération technique) est uni-
versellement reconnue c o m m e souhaitable. D a n s la mesure
où elle contribue à une croissance économique rapide, elle
diminue la violence; dans la mesure où elle entraîne une
transformation sociale et culturelle, elle en favorise appa-
remment l'augmentation.
Certes nous simplifions à l'extrême, puisqu'un certain
nombre d'autres considérations entrent également en ligne
de compte. O n a fait observer, par exemple, que la violence
est plus marquée lorsque la légitimité d u régime n'est pas
généralement admise, lorsqu'il donne l'impression de ne pas
répondre aux besoins et aux v œ u x populaires (démocra-
tiques), lorsqu'il existe une tradition de violence, et des
valeurs populaires qui l'appuient (et m ê m e la privilégient),
ou encore u n mécontentement dû à une frustration relative.
U n e transformation sociale rapide contribuera plus ou moins
à ouvrir la voie à la violence selon le rôle que joueront ces
facteurs et d'autres encore. Il semblerait fort utile de c o m -
pléter les importantes études quantitatives résumées par
Gurr au m o y e n d'une description qualitative des cas dans
lesquels une transformation rapide s'est accompagnée de
violence, et de ceux dans lesquels cela ne s'est pas produit.
C e « diagnostic différentiel » permettrait de mieux c o m -
prendre u n phénomène très complexe.

L'éthique de la violence

Certaines formes de violence ont, dans certaines conditions


tout au moins, été approuvées à des époques et en des lieux
divers. Les « justifications » possibles, habituellement pré-
sentées avec une « sincérité » évidente, sont trop connues pour
procéder ici à leur enumeration détaillée. Elles sont acceptées
ou rejetées par d'autres en fonction de leurs propres convic-
tions « sincères ».
Le rôle du psychologue n'est pas de décider quand la
violence est légitime, mais de réfléchir à la facilité avec
laquelle les gens acceptent la violence et aux conditions dans
Les causes de la violence : approche psychosociologique 125

lesquelles elle leur paraît justifiée. Tel est le propos d'une


étude menée par K a h n 2 6 , à partir d ' u n échantillon repré-
sentatif d'Américains, sur les attitudes et les valeurs rela-
tives à la violence. U n e série de questions a trait à « la
violence pour le maintien de l'ordre »; deux tiers environ
des personnes interrogées déclarent que la police peut tirer,
mais n o n tuer, lorsqu'elle a affaire à des bandes de voyous;
u n pourcentage presque égal préconise la m ê m e procédure
dans le cas d'émeutes de ghettos, u n peu moins de la moitié
lorsque les troubles sont provoqués par des étudiants blancs.
E n ce qui concerne la « violence pour le changement social »,
une énorme majorité reconnaît que le changement est néces-
saire mais qu'il peut être opéré assez rapidement sans d o m -
m a g e pour les biens ou les personnes. Toutefois, une mino-
rité d'environ 1 0 % estime q u ' « il faudra organiser des
manifestations entraînant d'importants d o m m a g e s matériels
et quelques morts » 26 . K a h n relève que ce pourcentage
de 10 % représente u n nombre considérable de personnes
et considère ce chiffre c o m m e important et c o m m e u n rappel
brutal à la réalité.
O n invoque aussi pour « justifier » la violence l'excuse
suivante : « Je ne faisais qu'exécuter les ordres, obéir à mes
supérieurs. » O n le sait, c'est l'argument avancé par ceux
qui ont comparu aux procès de Nuremberg. Plus récem-
ment, les m ê m e s mots ont été prononcés par le lieutenant
Calley qui a été accusé et jugé coupable du massacre de
M y Lai. O n a demandé à u n échantillon d'Américains si le
lieutenant Calley aurait d û être traduit en justice (34 % ont
approuvé, 58 % ont désapprouvé) et s'il aurait d û obéir à
l'ordre de tirer (61 % ont dit oui, 29 % non) 27 . L'hypothèse
selon laquelle « il obéissait aux ordres » suffisait à rendre son
action normale aux yeux d'une majorité de personnes
interrogées.
Milgram a procédé en laboratoire, dans des conditions
contrôlées, à une importante expérience conçue pour étudier
cette tendance à « obéir » 2S ; une large publicité a été faite
autour de cette expérience, qui a notamment été télévisée
et a reçu un accueil largement favorable tout en faisant l'objet
de critiques sévères. Il s'agissait essentiellement de créer une
situation dans laquelle le sujet, habituellement u n étudiant,
était invité par l'expérimentateur (une personnalité de pre-
mier plan) à administrer des charges électriques d'intensité
croissante à d'autres étudiants lorsqu'ils donnaient des
126

solutions incorrectes aux problèmes qui leur étaient posés. Des


cris de douleur (enregistrés sur bande magnétique) parve-
naient aux oreilles d u sujet qui recevait pourtant l'ordre
de continuer. A part quelques refus, une majorité d'élèves
(65 %) obéirent. Cette expérience a été renouvelée en Alle-
m a g n e par Mantell2* et a donné u n pourcentage légèrement
supérieur. Ces recherches ont été critiquées principalement
en raison des graves traumatismes subis par les sujets dont
beaucoup ont été fortement perturbés par le châtiment
excessif qu'ils avaient reçu l'ordre d'administrer. Elles ont
cependant été jugées importantes parce qu'elles révélaient
que, m ê m e dans des sociétés dites démocratiques, u n châti-
ment violent était justifié si l'ordre de l'administrer venait
d'un représentant de l'autorité.

Autres facteurs de violence

Pour terminer la présente étude, nous mentionnerons briève-


ment un certain nombre d'autres facteurs que les spécialistes
de psychologie sociale ont considérés c o m m e rendant vrai-
semblable l'apparition de la violence individuelle o u col-
lective.
Age et sexe. E n dépit de quelques exceptions, d'une façon
générale, c'est chez les jeunes garçons que la violence
se rencontre le plus fréquemment. U se peut que des
facteurs hormonaux expliquent la présence d'une agres-
sivité supérieure chez les h o m m e s 8 0 mais les pressions
culturelles et sous-culturelles (par exemple le « m a -
chisme ») jouent nettement u n rôle important.
Classe sociale. Il a été fait mention de ce facteur à propos
des émeutes de ghettos, mais d'une manière plus géné-
rale on peut dire que la violence est d'autant plus fré-
quente que les couches socio-économiques se situent à
un niveau plus bas. L'idée a cependant été émise que
dans les groupes les plus défavorisés l'apathie et le senti-
ment d'impuissance freinent peut-être la violence.
Race ou groupe ethnique. Il ne fait guère de doute qu'on enre-
gistre aux États-Unis un plus grand nombre d'homicides
dans la population noire que chez les Blancs, m ê m e lors-
qu'on tient dûment compte du fait que les Noirs, toutes
choses égales d'ailleurs, risquent davantage d'être arrêtés
et condamnés. (Cette situation évolue dans u n sens très
Les causes de la violence : approche psychosociologique 127

favorable.) Rien ne prouve pourtant que cela soit d û à


des facteurs génétiques. C o m m e Wolfgang 31 l'a montré,
les disparités sociales, économiques et politiques entre
races aux États-Unis suffisent à expliquer l'existence chez
les Noirs d ' u n taux de criminalité supérieur (y compris
les crimes violents) à celui des Blancs. Les opinions
stéréotypées relatives au comportement criminel des
groupes minoritaires (les Algériens en France, par
exemple) mériteraient d'être examinées beaucoup plus
attentivement.
Causes biologiques ou physiologiques. O n a tenté de trouver
des corrélations entre comportement violent et équilibre
hormonal, électro-encéphalogramme, composition chi-
mique d u sang, structures chromosomiques, etc. O n n ' a
pas encore p u se mettre d'accord sur le rôle que jouent
ces facteurs.
Surpeuplement. Des recherches portant sur les animaux m o n -
trent que le surpeuplement animal peut augmenter les
risques de comportement violent33. L'extrapolation de
ces résultats aux êtres humains reste cependant peu
convaincante étant donné que l'expérience d u surpeuple-
ment chez l ' h o m m e est rarement aussi poussée que celle
qui est artificiellement créée dans les environnements
animaux. U n certain nombre d'auteurs voient là cepen-
dant u n problème des plus graves et considèrent l'explo-
sion démographique c o m m e une plus grande menace
latente pour l'humanité que la guerre atomique. C'est
ainsi que Leyhausen 33 écrit : « L e seul danger pour
l ' h o m m e vient des h o m m e s , des h o m m e s trop n o m -
breux. » Cette remarque m e paraît exagérée en ce qui
concerne la violence. L a surpopulation entraîne certai-
nement nombre de conséquences regrettables, mais l'on
n'a p u prouver jusqu'à présent que la violence en était
une.
Caractéristiques psychologiques. Wolfgang et Ferracuti34 réca-
pitulent les résultats de l'application de tests de person-
nalité à des sujets ayant commis des actes de violence
tels que l'homicide. Selon eux, les résultats obtenus avec
la technique de Rorschach et le T A T (test de perception
thématique) ne sont pas concluants. Parmi les traits de
personnalité qui apparaissent avec une certaine régu-
larité, il faut citer l'égocentrisme et la nervosité; les
individus en cause ont u n tempérament explosif, sont
128 Otto Klineberg

immatures, incapables d'établir des contacts sociaux,


n'ont aucune maîtrise de soi et le besoin impérieux
d'obtenir la satisfaction immédiate de leurs impulsions.
Jusqu'à présent, ces recherches n'ont guère contribué à
la compréhension des causes de la violence.

U n e conclusion évidente

Il est impossible de trouver une cause unique à toutes les


formes de la violence. Il est clair que nous nous trouvons
en présence d ' u n phénomène multidimensionnel; pour le
comprendre, il nous faut en envisager simultanément les
nombreux aspects. L a distinction entre violence individuelle
o u collective, instrumentale ou réactionnelle, témoigne de la
complexité du problème. Peut-être sera-t-il possible à l'avenir
de grouper les divers facteurs déterminants en une matrice de
ces causes qui nous permettra de prédire s'il y aura violence
ou non, mais ce jour est encore lointain.

Notes

1. T . R . Gurr, Why men rebel, Princeton, Princeton University Press, 1970.


Violence in America. Report to the National Commission on the Causes
and Prevention of Violence, N e w York, Signet Books, 1969.
2. José M . R . Delgado, « Le fondement neurologique de la violence »,
Revue internationale des sciences sociales, vol. XXIII, 1971, p . 30-39.
3. R . A . Hinde, « Nature et domination du comportement agressif »,
Revue internationale des sciences sociales, vol. XXIII, 1971, p . 55-60.
4. N . A . Kovalsky, « Aspects sociaux de l'agression internationale »,
Revue internationale des sciences sociales, vol. XXIII, 1971, p. 79-90.
5. Lauretta Bender, « Genesis of hostility in children », American journal of
psychiatry, 1948, n° 105, p . 241-245.
6. R . H . Allen, « Aggression in relation to emotional development »,
Proceedings International Conference on Child Psychiatry, p . 4-11,
Londres, Lewis, 1948.
7. L . B . Murphy, The widening world of childhood, N e w York, Basic Books,
1962.
8. K . Lorenz, L'agression, une histoire naturelle du mal, Paris, Flammarion,
1967.
9. L . Berkowitz, « Frustrations, comparisons, and other sources of
emotional arousal as contributors to social unrest », Journal soc. Issues,
1972, n° 28, p . 77-92.
10. Robert Ardrey, Interview in Psychology today, n° 6, 1972, p . 73-85.
11. Lionel Tiger, « Introduction », Revue internationale des sciences sociales,
vol. XXIII, 1971, p . 9-18.
12. J. Van Lawick-Goodall, « Exemples de comportement agressif dans un
groupe de chimpanzés vivant en liberté », Revue internationale des
sciences sociales, vol. XXIII, 1971, p . 102-111.
13. Violence in America, op. cit., p . 777.
14. R . M . Liebert et D . E . Liebert, « W a r on the screen: a psychological
perspective », La communication et la guerre, Bruxelles, Bruylant, 1974.
Les causes de la violence : approche psychosociologique 129

15. M . E . Wolfgang et F . Ferracuti, The subculture of violence, Londres,


Tavistock, 1967.
16. Ibid., p. 140.
17. J. Dollard, et al., Frustration and aggression. N e w Haven, Yale Uni-
versity Press, 1939.
18. C . I. Hovland et R . R . Sears, « Minor studies of aggression: VI corre-
lations of lyinchings with economic indices », Journal of psychology,
1938, n° 9, p. 301-310.
19. L . Berkowitz, op. cit.
20. Ibid., p. 79.
21. R . Meiton et A . Kitt, « Contributions to the theory of reference group
behaviour », dans : R . Merton et P . Lazarsfeld (dir. publ.), Continuities
in social research, Glencoe, 111., The Free Press, 1950.
22. B . Bettelheim et M . Janowitz, Dynamics of prejudice, p. 596, N e w York,
Harper and R o w , 1950. Voir Violence in America, op. cit.
23. T . R . Gurr, « The calculus of civil conflict », Journal soc. Issues, 1972,
p. 27-48.
24. Ibid., p. 37.
25. R . L . K a h n , « The justification of violence: social problems and social
solutions », Journal soc. Issues, 1972, n° 28, p. 155-176.
26. Ibid., p. 165.
27. H . C . Kehnan et L . H . Lawrence, « Assignment of responsibility in the
case of Lt. Calley », Journal soc. Issues, 1972, n° 28, p. 177-212.
28. S. Milgram, « Behavioural study of obedience », J. Abn. and social
Psychol., 1963, n° 67, p. 371-378 ; et « Some conditions of obedience and
disobedience to authority », Human relations, 1965, n° 18, p. 127-134.
29. D . Mantell, « The potential for violence in Germany », Journal soc.
Issues, 1971, n« 27, p. 101-112.
30. Lionel Tiger et R . Fox, The imperial animal, N e w York, Dell, 1971.
31. M . E . Wolfgang, Crime and race: conceptions and misconceptions,
N e w York, Institute of H u m a n Relations, 1964.
32. G . M . Carstairs, « Overcrowding and human aggression », Violence in
America, op. cit.
33. P . Leyhausen, Le Courrier de l'Unesco, août-septembre 1970.
34. M . E . Wolfgang et F . Ferracuti, op. cit.
Les communications de masse
symptôme ou cause
de la violence

Administrateur, Centre for J a m e s D . Halloran


Mass Communication
Research, Université de
Leicester, Royaume-Uni

Depuis quelques années, de multiples indices, allant des


enquêtes administratives et des recherches universitaires aux
préoccupations exprimées par les moyens de c o m m u n i -
cation de masse et à la formation de groupes de pression,
tendent à prouver qu'un grand nombre de personnes atta-
chent beaucoup d'importance au problème de la relation
supposée entre mass media et violence. U n e grande partie
de ce qui est dit aujourd'hui de la télévision l'a déjà été aussi
des autres médias et, de tout temps, on a souvent accusé les
innovations en technologie des communications de provo-
quer des crises sociales. Quoi qu'il en soit, la place faite à
la violence par les médias, en particulier la télévision, est de
plus en plus ressentie c o m m e un problème social essentiel,
surtout en Europe occidentale et en Amérique du Nord.
O n voit des gens se plaindre, se rassembler et organiser
des actions collectives, dans l'espoir d'obtenir une solution,
généralement par la censure, au problème tel qu'ils le voient ;
que leur inquiétude soit justifiée o u non, c'est une autre
question... Les faits donnent à penser que le processus de
l'influence, le rôle des médias et la nature de la violence ne
sont pas compris et que, par conséquent, le problème est mal
défini. Les solutions avancées ont donc peu de chances d'être
celles qui conviennent.
D a n s cette étude, le problème sera envisagé essentiel-
lement d u point de vue des sciences sociales. L e chercheur
ne doit jamais prendre pour argent comptant les définitions
données aux problèmes ni les expressions d'inquiétude.
Le problème de la violence dans les médias doit être
étudié en relation avec d'autres institutions, compte tenu
particulièrement de la violence dans la société en général
qui doit être replacée dans le cadre social, politique et éco-
nomique approprié.
132 James D . Halloran

O n parle souvent de la violence dans les moyens de


communication de masse c o m m e si elle n'avait pas d'autres
sources dans la société. Il faut des réponses nettes, c o m -
modes, faciles à comprendre, qui illustrent des relations
causales simples. Ayant trouvé une origine au mal, fixe et
extérieure à soi, o n l'utilise c o m m e bouc émissaire et cela
renforce la vision particulière qu'on a de soi et de la société.
Si la relation média / violence paraît valoir la peine
d'être examinée, la première chose à faire est de retirer aux
moyens de communication leur rôle central.
O n peut subdiviser la violence de différentes manières;
on peut par exemple distinguer entre violence collective o u
politique et violence personnelle o u individuelle. Si nous
admettons cette distinction et examinons la violence collec-
tive dans une perspective historique, nous nous apercevons
qu'elle est bien plus normale et répandue, et que ses racines
historiques sont bien plus profondes qu'on ne l'admet
généralement.
Tilly a écrit : « Historiquement, la violence collective
déborde régulièrement des processus politiques essentiels
inhérents aux pays occidentaux. D e s h o m m e s qui cher-
chent à saisir, à garder ou à redistribuer les rênes du pouvoir
se livrent en permanence à une violence collective, simple
aspect de leur lutte. Les opprimés frappent au n o m de la
justice, les privilégiés au n o m de l'ordre, et les classes
moyennes au n o m de la peur. »
Beaucoup de ce que nous admettons aujourd'hui, et tenons
pour acquis (et dont nous profitons) est le résultat d'actions
violentes d u passé, aujourd'hui parfaitement légitimées, et
les médias, c o m m e d'autres institutions parmi lesquelles les
institutions éducatives, auront joué leur rôle dans le pro-
cessus d'acceptation.
L a plupart des gens se représentent la violence, indivi-
duelle ou collective, en termes d'assassinats, de meurtres,
d'émeutes, de manifestations, de voies de fait, de c a m -
briolages, de viols, d'actes de vandalisme, etc. D e fait, pour
beaucoup de personnes, ce genre de comportement « illégi-
time » représente la violence tout entière. Cependant, cer-
tains ont une optique différente et plus large, et compren-
nent dans leur définition la guerre, la peine capitale, les
châtiments corporels et certains aspects des coutumes
pénales, d u comportement de la police et de la discipline
scolaire. D ' u n point de vue encore plus étendu, on pourrait
Les communications de masse : symptôme ou cause de la violence 133

inclure la pauvreté, le dénuement, l'exploitation économique


et la discrimination. E n fait, la société peut apporter son
concours à la violence de par l'approbation qu'elle donne à
certaines formes de violence, en particulier celles qui ont été
légitimées au n o m de l'ordre social.
L a recherche et les débats au sujet de la violence dans
les médias ne doivent pas se limiter à la « violence illé-
gitime » telle qu'elle est définie par la plupart de ceux qui
se disent préoccupés de ce problème. U n grand nombre
d'entre eux, se sentant bien ancrés dans le système établi,
condamnent bruyamment la « violence légitime » o u légale
pour protéger l'ordre existant, et donc leur propre position
ou intérêt acquis. Il y a évidemment une différence entre vio-
lence légitime et violence légale. L a première nécessite l'appro-
bation des masses. Quant à la violence légale, elle n'est pas
nécessairement légitime.
Si l'on examine la violence dans les contextes historiques
et culturels appropriés, on peut relever beaucoup d'exemples
de la manière dont elle a été définie dans telle ou telle culture
ou m ê m e sous-culture. Il est clair que les racines du compor-
tement violent diffèrent d'un pays à l'autre. Par exemple,
aux États-Unis, on a allégué l'influence de la « frontière », la
structure et l'importance de l'immigration, la Guerre d'indé-
pendance, la révolution industrielle, l'urbanisme, la rapi-
dité de l'évolution et de la mobilité sociales, la prospérité
et la richesse sans précédent, le système de classe, et la pau-
vreté relative — certains de ces facteurs étant particuliers
aux États-Unis, d'autres c o m m u n s à plusieurs pays — qui
ont tous contribué à instaurer la situation actuelle de ce pays.
N o u s n'avons pas, dans la liste qui précède, mentionné
les médias et l'on peut noter que, dans les États-Unis et
ailleurs, très peu, parmi ceux qui ont systématiquement et
scientifiquement étudié le comportement violent, ont cité
les médias c o m m e une cause essentielle. Us en découvrent
les racines ailleurs.
H faut noter que le rapport de la Commission nationale
américaine1, à juste titre, n'absout pas les institutions et les
professionnels des médias des responsabilités qui sont les
leurs. Bien que la Commission ne considère pas la télévision
c o m m e une des principales causes d e la violence dans la
société, la nature et le degré de violence d u petit écran sont
vivement condamnés. Pourtant, la Commission n'a pas vrai-
ment été jusqu'au bout des implications pour les médias de
134 James D . Halloran

ses propres conclusions sur la pauvreté relative et la frus-


tration, dont nous avons parlé ci-dessus, bien que le rapport
contienne une référence à des « complications supplémen-
taires qui pourraient surgir de la mise en évidence simul-
tanée de la violence et des inégalités sociales ».
H est clair que la violence n'est pas sans rapport avec la
frustration, m ê m e si cette relation n'est pas si directe et si
simple que certains psychologues semblent l'avoir indiqué.
Par conséquent, il vaut certainement la peine de poser la
question : « Les médias augmentent-ils, et dans quelle
mesure, la frustration ressentie dans notre société et, au-delà,
l'agressivité et la violence ? »
Supposons que nous avons affaire à une société urbaine,
industrialisée, mercantile, où la publicité joue u n rôle impor-
tant dans la vie des médias et dans l'économie en général.
Les groupes défavorisés de la société se voient rap-
peler, par u n bombardement quotidien, tout ce dont les
autres disposent, tout ce qu'il leur suffit, dit-on, de demander
pour recevoir, mais qu'ils ne possèdent certainement pas et
n'ont, d'ailleurs, aucune chance de jamais pouvoir obtenir.
Il y a bien sûr d'autres puissants facteurs de frustration,
opérant à différents niveaux, de celui des relations interper-
sonnelles à celui de l'environnement, mais il serait stupide
de négliger l'éventualité d'après laquelle les médias, dans
leur fonctionnement quotidien, parce qu'ils présentent ces
normes et ces valeurs, aggraveraient les problèmes existants,
apporteraient leur contribution à la frustration ressentie et,
par conséquent, à l'agressivité et à la violence qui peuvent
en découler.
C e n'est pourtant pas là le genre de relation que les gens
ont normalement à l'esprit lorsqu'ils spéculent o u ponti-
fient sur le lien entre les médias et la violence.
L a condamnation d u contenu des médias est très sélec-
tive. L a violence n'y est pas plus qu'ailleurs condamnée sous
toutes ses formes. Il est intéressant de noter en passant
qu'un nombre considérable de ceux qui considèrent la vio-
lence dans les médias c o m m e une grave question ont n o n
seulement tendance à être agressifs dans la manière dont
ils l'expriment, mais qu'ils adoptent également une attitude
plutôt négative et répressive à l'égard de plusieurs autres
problèmes sociaux. U s sont partisans de la peine de mort,
de châtiments corporels et d'une discipline sévère en général.
Ils ont aussi des tendances racistes, et s'opposent aux
Les communications de masse : symptôme ou cause de la violence 135

réformes pénales et sociales. Bref, ils sont plutôt conser-


vateurs, conformistes et autoritaires. ( M ê m e si cela ne
s'applique nullement à tous ceux qui, à u n m o m e n t o u à
u n autre, ont exprimé leurs préoccupations quant à la
représentation de la violence par les médias.)
Si les chercheurs spécialisés dans le comportement violent
et la violence en société n'ont pas jugé que les médias sont
une cause essentielle de ce type de comportement, d'autres
— ceux qui centrent leur étude sur les médias et la vio-
lence — sont plus enclins à accuser les médias. D a n s l'en-
semble, la plupart de ces chercheurs sont des psychologues
qui se sont tournés directement vers l'hypothèse d'une rela-
tion entre la représentation de la violence par les médias et
le comportement violent o u agressif. D a n s de nombreux
cas, leur travail a été c o m m a n d é et financé à cette fin
précise.
Le programme de recherche d'un million de dollars,
comportant vingt-trois projets, du Surgeon General (ministre
de la santé) des États-Unis sur la violence à la télévision2
représente l'exercice le plus important et le plus coûteux
dans ce domaine, sinon le plus complexe et le mieux coor-
donné. C o m m e les conclusions et interprétations de ce pro-
g r a m m e sont souvent citées par ceux qui prétendent qu'un lien
de cause à effet a été établi (violence dans les médias -> c o m -
portement violent) il nous faut de toute évidence examiner
ce que dit le rapport, en dépit des nombreuses critiques for-
mulées contre les différents projets engagés.
Q u a n d o n considère la façon dont ce rapport a été utilisé
pour justifier l'attaque portée contre la télévision, o n est
tout surpris de découvrir qu'il est en fait très prudent dans
ses conclusions. C e rapport se réfère à une tentative d'énoncé
préliminaire d'une relation causale entre le spectacle de la
violence à la télévision et u n comportement agressif, n'opé-
rant que sur certains enfants prédisposés à l'agressivité, et
seulement dans certaines circonstances. Il est également
admis que le spectacle répété de la violence et le compor-
tement violent o u agressif pourraient être l'un c o m m e l'autre
le résultat de quelque autre source c o m m u n e . Us pourraient
être tous deux des symptômes d'une situation plus générale.
C e dernier point confirme nos propres recherches sur la
télévision et la délinquance3 effectuées au R o y a u m e - U n i
quelques années avant l'enquête américaine. D a n s ce travail,
nous aboutissions également à la conclusion que la nature
136

des programmes que les délinquants regardent à la télé-


vision ne différait pas sensiblement de ce qu'on observe chez
leurs contemporains non délinquants de m ê m e milieu socio-
économique. Il n'y avait pas n o n plus de différence signifi-
cative dans les programmes regardés et les préférences expri-
mées si l'on comparait le comportement envers les médias
d'adolescents agressifs et n o n agressifs du nord-est de
l'Angleterre.
Ces études, ainsi que d'autres, nous conduisirent à
affirmer, il y a quelques années, qu'on n'avait jamais p u
prouver que la télévision (ou les autres médias) pouvait
être une des causes d'une forme quelconque de violence o u
m ê m e qu'elle pouvait y contribuer de manière sensible.
Plus récemment, o n a p u conclure, après examen de travaux
effectués au R o y a u m e - U n i et ailleurs (y compris aux États-
Unis), qu'il n'y a toujours pas de preuve que les mass media
aient u n effet significatif sur le niveau de violence dans une
société4. E n fait la presque totalité des travaux et des théories
dont nous disposons sur ce sujet suggèrent plutôt que les
mass media, à part peut-être dans le cas d'un petit nombre
d'individus pathologiques, ne sont jamais la seule cause
d'un tel comportement. Tout au plus peuvent-ils jouer un
rôle accessoire, relativement mineur.
Cela ne doit pas nous surprendre; il faudrait plutôt
s'étonner de la persistance avec laquelle les spécialistes
recherchent encore des relations simples de cause à effet.
A u sens strict, nous n'avons pas à poser de questions de ce
genre sur les effets de la télévision. Il est bien rare que nous
en posions sur d'autres institutions c o m m e la famille, la
religion o u le système éducatif.
Les commentaires qui précèdent appellent deux remar-
ques. Tout d'abord, ils se réfèrent surtout à des études qui
conceptualisent le problème en termes d'imitation, d'aug-
mentation de l'agressivité, de changement d'attitude, etc.
Cela représente ce qu'on peut appeler l'attitude classique,
fondée, ce que nous essayons de montrer ici, sur une
compréhension insuffisante des médias, de la violence, d u
processus de communication et de la nature de la société.
Ensuite, la plupart des recherches classiques — dont on
utilise souvent les résultats à l'appui de l'argument causal —
ont été effectuées aux États-Unis. C e pays se distingue d u
R o y a u m e - U n i et d'autres pays par de nombreux traits, et
en particulier quant à la nature et l'importance de la violence
Les communications de masse : symptôme ou cause de la violence 137

à l'écran c o m m e dans la société en général. C e qui vaut pour


un pays ne vaut pas nécessairement pour u n autre.
Mais, ce qui est plus important, il est possible que ces
travaux, ou du moins certaines de leurs interprétations, ne
résistent m ê m e pas à l'examen aux États-Unis. U s ont été
critiqués de plusieurs points de vue (théorique, conceptuel
et méthodologique), en particulier pour leur m a n q u e de
clarté et de cohérence dans l'emploi de concepts c o m m e la
violence et l'agressivité. D a n s de nombreux cas, la mise en
œuvre des concepts est également très discutable. 11 y a
probablement une différence considérable entre les réponses
obtenues en laboratoire sur le plan d u comportement, de
la parole et des attitudes et l'agressivité antisociale ou la
violence à la maison o u dans la rue. Les principales fai-
blesses des travaux expérimentaux en laboratoire tiennent
au caractère artificiel d u lieu, au type de mesures et au
m o m e n t o ù elles sont faites, et à la nature de la « victime »
(telle que poupées, ballons, récepteurs de décharges élec-
triques, etc.). E n outre, o n ne sait pas toujours très bien
ce qu'on mesure vraiment. L a validité de ces expériences est
douteuse. Il convient de se méfier beaucoup de toute généra-
lisation d'un comportement antisocial en situation réelle. L e
travail sur le terrain — dont o n dit que les résultats rejoi-
gnent ceux d u travail de laboratoire — est plus respectueux
des faits, mais n'est pas susceptible de se prêter à une expli-
cation de type causal.
Il faut peut-être, sur ce sujet très controversé, laisser
le dernier m o t à George Comstock 6 , qui a été mêlé de
très près aux recherches du Surgeon General et à leurs
développements depuis quelques années. Écrivant à la
fin de l'année 1976, Comstock, pleinement conscient de
la convergence des différentes approches de recherche, dit
ceci :
« Il est tentant de conclure que la violence à la télévision
rend les spectateurs plus agressifs, u n peu endurcis, et géné-
ralement plus craintifs envers la société dans laquelle ils
vivent. C'est bien possible, mais les données fournies par la
sociologie et la science du comportement ne justifient pas
une accusation aussi générale.
» Les témoignages concernant la désensibilisation et la
crainte sont trop limités pour que l'on puisse pour l'instant for-
muler des conclusions aussi générales. Les données sur l'agres-
sivité sont beaucoup plus abondantes, sans pour autant
138

permettre de conclure à une aggravation des attitudes anti-


sociales.
» Ces faits ne nous apprennent rien sur le degré de
désordre o u de violence antisociale que l'on peut attribuer à
la télévision. Il peut être important, négligeable, o u nul. »
Il n'est pas ici dans mes intentions de nier la responsa-
bilité des journalistes — il faut déplorer l'exhibition gratuite
de la violence pour le plaisir o u le profit. Mais déplorer la
représentation de la violence est une chose; établir u n rap-
port avec le comportement violent est une tout autre
question.
L a violence et le comportement déviant, surtout dans
leurs formes les plus extrêmes, trouvent u n écho amplifié
dans les médias de la plupart des sociétés occidentales. Cette
pratique n'est pas nouvelle, n o n plus que son style ou sa
forme de présentation, à moins que ce ne soit plus tout à fait
aussi sensationnel qu'autrefois. Il est cependant possible,
de par la nature de notre société industrielle fragmentée et
pluraliste, où beaucoup de personnes pensent que la culture
dispensée par les moyens de communication joue u n rôle
de plus en plus important dans la formation de nos valeurs
et de notre comportement, que la représentation de la vio-
lence et de la déviance par les médias ait des répercussions
sociales plus importantes aujourd'hui que par le passé.
Il y a quelques années, un sociologue américain, Marshall
Clinard, étudiant « Les journaux et la délinquance », sou-
tenait qu'en exploitant continuellement la délinquance il
est probable que les journaux contribuent pour une large
part à nous faire vivre dans une culture centrée sur elle. Il
en résulte qu'elle semble souvent plus fréquente qu'elle
n'est réellement.
Bien que cette affirmation, c o m m e d'autres, soit rarement
accompagnée de faits très probants, il n'est pas déraison-
nable de supposer que ce que les gens lisent dans les jour-
naux, entendent à la radio et voient à la télévision pourrait
influencer leur opinion sur la nature et l'étendue de la vio-
lence dans notre société. Il y a quelques années, des études
entreprises aux États-Unis6 indiquaient que les évaluations
de l'importance et de la forme de la délinquance dans le pays,
faites par le public, étaient plus voisines des comptes rendus
journalistiques que de son importance réelle, telle qu'elle
apparaissait dans les rapports de police.
Les médias contribuent à établir l'ordre du jour social
Les communications de masse : symptôme ou cause de ht violence 139

et politique. Us choisissent, organisent, soulignent, définissent


et amplifient. Ils suggèrent des significations et des perspec-
tives, offrent des solutions, associent certains groupes avec
certains types de valeurs et de comportements, créent l'anxiété,
et légitiment o u justifient le statu quo et le système social
dominant.
Mais il est clair que ceux-ci n'agissent pas isolément. C e
qu'il faut étudier en fait, c'est le mélange, l'interaction ou
l'interrelation entre les expériences fournies par les médias
et celles qui leur sont extérieures ou qui proviennent de
situations. Celles-ci diffèrent d'un problème, d'une personne,
d'un pays à l'autre, etc. Par exemple, nos recherches sur les
relations et les conflits entre les races7 nous apprennent que
les médias peuvent avoir une influence disproportionnée
pour suggérer des significations et des perspectives là où
m a n q u e l'expérience personnelle. N o s travaux sur les médias
et la question raciale ont montré que, sur une période de
sept ans, les médias ont essentiellement représenté les gens
de couleur c o m m e une menace et u n problème, et que cela
se reflétait aussi dans l'attitude du public. N o u s avons ici
u n exemple très clair d'exacerbation des conflits et d'aggra-
vation, sinon de véritable création, de problèmes sociaux
par les médias. N o s recherches montrent également que le
compte rendu par les moyens d'information anglais des hosti-
lités en Irlande du N o r d est un autre exemple d'exacerbation
des conflits.
Cela nous m è n e à d'autres questions, encore plus fon-
damentales : Qu'est-ce que l'information? Est-ce que les
mass media créent de nouveaux « faits » en rendant objet
d'information ce qui n'en était pas jugé digne ? Faut-il que le
négatif, le déviant, le violent o u le sensationnel prédo-
mine toujours ? D a n s l'ensemble, la manière dont les médias
présentent l'information sur la violence et les problèmes
apparentés fait qu'il est peu probable que les phénomènes
soient placés dans u n contexte significatif, ou qu'il soit
correctement rendu compte des questions qui se posent et
qui concernent le délit, son auteur, sa victime ou l'orga-
nisme officiel mis en cause.
Les professionnels des médias rétorquent souvent que,
lorsqu'on rend compte d'un événement, il est naturel de se
concentrer sur le problème immédiat. C'est peut-être vrai,
mais cela ne fournit pas une base suffisante à partir de laquelle
on puisse acquérir une compréhension correcte du problème.
140 James D . Halloran

L'élaboration d'une politique sociale adéquate dépend


des connaissances acquises sur les variations d u rythme de
développement et de la répartition des événements pertinents.
Mais les politiques se déterminent le plus souvent par réaction
à certains cas extrêmes. Les médias traitent de cas extrêmes.
U n e des raisons qui font que les médias brossent u n tel
tableau de la situation est qu'ils opèrent dans u n système
socio-économique o ù lecteurs et auditeurs doivent se con-
quérir et se garder. L a présentation de la violence et des
phénomènes apparentés devient vitale dans cette optique.
Pour les moyens d'information quotidiens, les unités
de travail fondamentales sont des personnes, des événements
et des incidents (surtout négatifs). L'une des raisons de
l'attention portée aux événements est la « fréquence de publi-
cation » des médias eux-mêmes. Les événements ont plus
de chances d'être retenus par les médias dont le rythme de
publication est quotidien s'ils se déroulent pendant une
seule journée. Par exemple une manifestation constitue une
information possible, alors que l'évolution d ' u n parti poli-
tique pendant plusieurs années n'a pas la « fréquence
correcte ».
Le fait m ê m e de se concentrer sur l'événement rend cer-
tains aspects d'un sujet plus susceptibles que d'autres d'être
considérés c o m m e journalistiques. L e problème de la vio-
lence, par exemple, est en liaison directe avec les formes
visibles des événements dans la rue. Mais cette attention
portée aux événements et aux incidents tend à exclure de
son c h a m p de vision les faits sous-jacents et les problèmes
en cause.
L ' u n de nos projets de recherches8, centré sur le compte
rendu par les médias d'une grande manifestation politique
anti-apartheid contre la venue de l'équipe de rugby d'Afrique
du Sud, fournit une bonne illustration de quelques-uns des
points qui précèdent.
D a n s ce travail, des différences ont évidemment été détec-
tées entre les divers médias dans le compte rendu de la
manifestation, mais nous avons p u également montrer une
« similitude » plus importante et fondamentale entre presque
tous les types de médias. D a n s tous les cas, sauf un, l'évé-
nement a été interprété dans les m ê m e s termes que le pro-
blème fondamental qui lui avait donné le statut d'infor-
mation, à savoir le problème de la violence. Pourtant
celui-ci n'était pas nécessairement essentiel — en fait, il
Les communications de masse : symptôme ou cause de la violence 141

n'était pas essentiel. L ' « attirail » de la violence a été


employé parce que, de m ê m e que les autres conséquences
de l'esprit journalistique, c'était l'aboutissement logique de
l'organisation établie pour le traitement de l'information et
des hypothèses sur lesquelles elle reposait.
C o m m e nous l'avons dit plus haut, cette hiérarchie des
valeurs est partie intégrante du m o d e de sélection et de
présentation des nouvelles dans le journalisme tel qu'il s'est
développé dans notre système socio-économique. Quels que
soient les idéaux élevés dont o n se réclame, le nombre de
lecteurs, d'auditeurs et de spectateurs et les impératifs écono-
miques de la publicité jouent u n rôle important dans la
formation de ces valeurs et de l'information qu'elles
sous-tendent.
Quels sont donc les résultats de cette forme de présen-
tation de l'information? D'après l'une des interprétations
possibles, la manière dont les médias rendent compte de ces
situations peut mener à étiqueter tel o u tel fait, à associer,
peut-être injustement, certains groupes sociaux avec u n
comportement violent, et, éventuellement, à accepter la vio-
lence c o m m e m o y e n légitime de traiter les problèmes o u
c o m m e forme de représailles nécessaire.
D a n s le cas du projet concernant la manifestation, étant
donné le climat dans lequel baignait à l'époque l'opinion
publique, la présentation largement négative devait forcé-
ment dévaluer la cause des protestataires. D e plus, à long
terme, cela pourrait augmenter plutôt que réduire le risque
de comportement violent. « Étant donné la manière dont les
médias travaillent, il est possible qu'un groupe minoritaire
doive se manifester par la violence pour avoir quelque
chance de voir son cas soumis au grand public. »
Qu'il s'agisse de réformes universitaires exigées par les
étudiants, de marches anti-apartheid, de manifestations
pacifistes, des problèmes de la drogue, de l'alcoolisme, de
l'homosexualité, des syndicats de prisonniers, de questions
raciales ou de grèves, le compte rendu négligera dans une
large mesure le contexte antérieur, et fournira peu de
moyens de comprendre les causes profondes ou les buts
de l'opération. E n fait, toute la présentation sera vraisem-
blablement fragmentaire et détachée du contexte.
Les recherches ont montré que, lorsqu'ils rendent compte
de la violence et de la déviance, les médias exagèrent, vont au
sensationnel et au stéréotype, et que les impressions que le
142

public retire de ces présentations peuvent modifier o u m ê m e


créer le comportement en question. Par exemple, o n dit que
l'image de l'usage de la drogue donnée par les médias a
influencé le comportement de la justice et de la police et
que cela, à son tour, a influencé ce comportement de manière
à le rendre conforme aux stéréotypes. Les stéréotypes ont été
alors justifiés, le comportement — jusqu'alors marginal —
est devenu plus important et plus fréquent, et cela a été
suivi par u n renforcement de la réaction sociale (répressive).
Le problème s'est trouvé confirmé à u n niveau redéfini et
chacun a joué le rôle qu'on « attendait » de lui.
A u n niveau différent, l'effet global de ce type de pré-
sentation de la déviance et des problèmes sociaux pourrait
être d'éliminer o u de minimiser les diverses conceptions de
l'ordre social. L e processus de sélection de l'information
peut donc avoir une signification idéologique pour le main-
tien d u rapport de forces existant et des intérêts acquis, en
prenant les conflits et l'opposition dans le sens de l'intérêt
des gens en place.
Cela représente une approche des médias plus complexe
et plus indirecte qu'on ne suppose généralement, mais une
étude conduite de cette manière est sûrement beaucoup
plus pertinente et fructueuse que le point de vue causal
stimulus-réponse relativement simpliste fréquemment adopté,
sans succès, dans le passé.
Mais ces approches plus neuves ne donnent pas toutes
les réponses. Ainsi, le schéma étiquetage-amplification m e n -
tionné ci-dessus, bien qu'utile et intéressant, ne rend pas
compte d u comportement déviant — et encore moins de
l'écart initial. Sa validité est également limitée, car il ne
s'applique pas au m ê m e degré à toutes les formes du compor-
tement déviant, dont quelques-unes sont assez évidentes.
Par ailleurs, il ne faut pas oublier que les gens ont une autre
expérience que celle que leur transmettent les médias et,
bien que ces derniers puissent imposer l'ordre du jour, il ne
faut pas sous-estimer la capacité d u public à utiliser et à
interpréter sélectivement ce que les médias lui présentent.
E n général, la place occupée par la violence dans les
médias suscite des commentaires négatifs, et on la critique ou
on la condamne a u n o m de ses effets, supposés destruc-
teurs. Mais les médias, en présentant la violence et la
déviance, pourraient avoir une fonction « positive » en jouant
le rôle d'instruments de domination sociale et en mainte-
Les communications de masse : symptôme ou cause de la violence 143

nant le statu quo. Cette fonction peut être considérée c o m m e


positive du point de vue des gens en place, mais ce n'est pas
nécessairement l'opinion d'autres groupes sociaux qui cher-
chent à provoquer des changements.
Les médias peuvent renforcer le statu quo en maintenant
un « consensus culturel ». 11 est possible que le compte
rendu de la violence par les médias puisse augmenter le
consensus normatif et l'intégration à la collectivité. Lorsque
les gens ont peu d'expérience de première main de la délin-
quance violente, ils ont tendance à dépendre des médias
pour la plus grande part de leur information. Les médias
informent, mettent en lumière, font naître une perception,
redéfinissent les limites de l'acceptable et de l'inacceptable,
et structurent la perception de la nature et de l'étendue de
la violence. C e faisant, ils rassemblent la population dans
l'opposition au désordre, renforcent la croyance en des
valeurs c o m m u n e s , facilitent l'imposition de sanctions, et
raffermissent l'ordre social.
Bien qu'un grand nombre des hypothèses qui découlent
de cette approche n'aient pas encore été soumises à l'épreuve
des faits, il n'y a rien de nouveau dans l'idée de considérer
la violence c o m m e un catalyseur. M a r x , Durkheim et M e a d
ont tous souligné les fonctions imprévues de la délinquance
lorsqu'elle crée u n sens de solidarité dans la collectivité en
éveillant les sentiments moraux et esthétiques d u public.
Plus récemment, Lewis Coser a développé une idée voisine
en soutenant que ce ne sont pas seulement les délinquants,
mais aussi les forces de l'ordre, qui peuvent faire naître
un sens de solidarité dirigé contre leur comportement. D a n s
certaines circonstances, l'emploi de la violence extra-légale,
en particulier lorsqu'il est exposé à la lumière des caméras
de télévision et rendu évident pour le grand public, pourrait
pousser à une prise de conscience, une indignation et un revi-
rement qui mèneraient au rejet d'une pratique jusqu'alors
admise. O n a p u dire que le compte rendu des désordres
raciaux d u sud des États-Unis au début des années soixante
en fut u n bon exemple.
Après avoir vu, sur leur poste de télévision, les désordres
raciaux dans les rues, certaines personnes décrocheront
peut-être leur fusil au n o m de l'ordre public, d'autres pour-
ront en tirer une ou deux leçons qu'elles mettront en pratique
en temps voulu, et d'autres encore — au fur et à mesure
que ce qui était jusqu'alors invisible ou partiellement visible
144

deviendra évident — secoueront leur apathie et s'engageront


dans une action orientée vers les racines d u problème. Là,
c o m m e en d'autres situations, des personnes différentes tirent
des conclusions différentes du m ê m e message. Pour un jour-
naliste conscient de ses responsabilités, il n'est pas facile
de décider ce qu'il faut présenter et c o m m e n t le faire dans
des situations de ce genre. E n lui rappelant ses responsabi-
lités, il faut également reconnaître les difficultés qu'il
rencontre et essayer de comprendre ses problèmes.
D a n s les quelques pages qui précèdent, nous nous s o m m e s
occupés des documents d'actualité, mais George Gerbner,
l'un des plus éminents spécialistes des communications de
masse aux États-Unis, se préoccupe beaucoup plus des spec-
tacles d'imagination9. Il ferait siennes certaines des critiques
qui ont été avancées ci-dessus dans cet article sur les insuf-
fisances de la façon dont les chercheurs abordent tradition-
nellement leurs recherches, en particulier ceux qui s'inté-
ressent aux attitudes, aux modifications du comportement et
à la stimulation produite par l'agressivité. Selon lui, la télé-
vision est essentiellement différente des autres médias, et il
faut la considérer d'un point de vue entièrement nouveau.
« Les différences essentielles entre la télévision et les autres
médias sont plus cruciales que les similitudes [...] l'extension,
la portée, la ritualisation, le lien organique et l'utilisation
non sélective des grands programmes de télévision les ren-
dent différents des autres moyens de grande information. »
Gerbner soutient qu'il ne faut pas distinguer la télé-
vision d u grand courant de la culture moderne, car « c'est
elle qui est ce grand courant ». Elle constitue « l'objectif
culturel essentiel de la société américaine, une grande force
d'acculturation qui pénètre les premières et les dernières
années de la vie c o m m e celles de la maturité ». Il ne s'inté-
resse pas tant à tel ou tel programme particulier o u message
spécifique qu'à de « grands systèmes de messages » et à
leurs conséquences sur « la conscience c o m m u n e ».
D'après lui, il n'y a guère intérêt à faire la distinction
classique entre information et distraction. Il considère les
divertissements, en particulier les émissions dramatiques,
c o m m e très instructives — « le véhicule éducatif le plus lar-
gement efficace de toutes les cultures » — et soutient que
tous, quel que soit notre statut o u notre formation, nous
tirons des représentations imaginaires une grande partie de
nos connaissances sur le m o n d e réel. Les divertissements
Les communications de masse : symptôme ou cause de la violence 145

télévisés fournissent u n terrain de rencontre à toutes les


parties de la population, car ils offrent u n courant continu
de « faits » et d'impressions touchant les divers aspects de
la vie et de la société. « O n n'a jamais vu jusqu'ici toutes
classes, catégories et tous âges confondus partager à ce point
la m ê m e culture et les m ê m e s perspectives. »
Cela n'est pas qu'exercice gratuit de la part de Gerbner,
car son propos s'appuie au moins en partie sur une des
analyses les plus systématiques jamais entreprises sur le
contenu de la télévision. Naturellement, il reconnaît que
l'analyse d u contenu en elle-même ne nous apporte rien de
définitif sur les réactions des téléspectateurs à ce contenu.
Il soutient, cependant, que son étude d u public, bien qu'à
peine ébauchée, démontre à l'évidence la capacité de la télé-
vision à cultiver sa propre « réalité ». D a n s tous les cas
étudiés, le point de vue, sur la réalité sociale, des téléspec-
tateursfidèlesse rapprochait plus de « l'univers télévisuel »
que celui du public plus intermittent.
Les travaux de Gerbner renforcent donc les principaux
thèmes de cet article, à savoir que la télévision n'est pas sans
influence (Gerbner serait beaucoup plus aflïrmatif), mais
que la nature et le sens de cette influence ne sont pas ce
qu'on suppose généralement.
Il s'inquiète donc de la manière dont la télévision rend
compte de la violence, mais il ne l'attribue pas à son potentiel
de désintégration o u m ê m e de changement, mais à l'éven-
tualité selon laquelle elle pourrait fonctionner de manière à
légitimer et à maintenir le pouvoir et l'autorité des gens
en place. L a télévision fait obstacle à tout changement
plutôt qu'elle ne le favorise, dans la mesure o ù elle expose
les valeurs de la société et les règles du jeu « par l'histoire
dramatique de leurs violations symboliques ». D e cette
manière, elle sert l'ordre social d u système industriel.
D'après Gerbner, la violence à la télévision est le m o y e n
dramatique le plus simple et le moins coûteux d'exposer les
règles du jeu d u pouvoir, renforcer l'ordre social, et main-
tenir le statu quo. Son opinion s'appuie sur des données
qu'il tire de ses recherches et, selon lui, le mécanisme conser-
vateur fonctionne en cultivant le sens d u danger, du risque
et de l'insécurité. Cela aboutit, surtout pour les catégories
de populations moins à m ê m e de se faire entendre, à l'accep-
tation de la dépendance envers l'autorité établie. Cela faci-
lite également la légitimation de l'emploi de la force par
146

le pouvoir lorsqu'il cherche à sauvegarder sa position.


Gerbner écrit que « la violence criminelle induite par les
médias est peut-être le prix que les sociétés industrielles font
payer à quelques-uns de leurs citoyens pour pacifier la
grande majorité de la population [...] L a télévision — religion
officielle de l'ordre industriel — semble cultiver des affirma-
tions qui cadrent avec ses mythes à fonction sociale ».
Il est clair que la violence, et son compte rendu dans les
médias, a des fonctions sociales spécifiques, bien que celles-ci
diffèrent d'un pays à l'autre, c o m m e d'ailleurs la nature et
l'importance de la violence dans les médias. Veikko Pietilà,
spécialiste finlandais, comparant la situation aux États-Unis
et en Union soviétique, montre que dans les deux pays la
violence est présentée dans des contextes différents et a des
fonctions différentes10.
E n U n i o n soviétique, la violence télévisée tend à être
présentée dans des contextes historiques, sociaux et collectifs,
alors qu'aux États-Unis l'accent est mis sur l'agressivité
individuelle qui est fréquemment associée a u succès per-
sonnel, à la réussite et à la propriété privée. A u x États-Unis,
l'un des principaux objectifs est de créer u n climat de fièvre,
d'attirer puis de garder u n public dans un système férocement
compétitif o ù il s'agit de faire des profits. E n Union sovié-
tique, selon Pietilà, les buts recherchés tiennent plutôt à la
propagande et à l'éducation.
Pietilà émet quelques réflexions sur les fonctions c o m m e r -
ciales (impact publicitaire) et idéologiques de la violence
télévisée aux États-Unis. Il se d e m a n d e si elle ne représente
pas u n aspect vital de l'essence m ê m e de cette société, parce
que le succès individuel d û à la violence o u à l'agressivité a
été u n élément fondamental de son histoire et de son déve-
loppement. Cette forme de violence est profondément enra-
cinée dans la société, et sa représentation par les médias
n'en est qu'une manifestation qui ne devrait pas nous
surprendre.
Pietilà limite ce type d'analyse spéculative aux sociétés
capitalistes et se réfère au contenu de la télévision qui
contribue « à la direction et à la régulation d u processus
social de manière à protéger l'ordre existant et la forme de
ces sociétés ». N o u s avons vu que les recherches de Pietilà
indiquent que le contenu et le contexte de la violence télé-
visée diffèrent dans les sociétés socialistes et dans les sociétés
capitalistes. Il soutient donc, avec une certaine logique, que
Les communications de masse : symptôme ou cause de la violence 147

le phénomène fonctionne de manière différente dans les


deux pays examinés. Cependant, à u n autre niveau, il sert
les deux systèmes en renforçant l'ordre existant. A ce niveau,
le système est le message dans les deux pays.
N o u s en avons dit assez pour illustrer un des principaux
objectifs de cet article, à savoir évoquer quelques-unes des
conséquences sociales et politiques qui peuvent découler de
la manière dont les médias traitent la violence et les phéno-
mènes apparentés.
N o u s ne s o m m e s pas à m ê m e d'énoncer des affirmations
claires et définitives, prouvées par les faits, au sujet d u rôle
exact des médias dans les domaines et les directions esquissés
dans cet article. Les recherches nécessaires n'ont pas été
effectuées. D e plus, m ê m e lorsque ce sera le cas, il est peu
probable qu'on puisse obtenir les réponses nettes, simples,
concises, c o m m o d e s et sans équivoque que tant de personnes
désirent obtenir. L a nature du problème ne se prête pas à ce
type de réponse. L e processus en cause est trop complexe.
Je suis persuadé qu'il sera plus profitable d'explorer les
directions d'études esquissées dans cet article que de s'obstiner
dans des recherches classiques, moins élaborées, en essayant
d'établir des liens de cause à effet entre la violence dans les
médias et la violence dans la vie réelle.
Malgré tout, nous s o m m e s maintenant suffisamment
informés pour savoir par o ù commencer si nous voulons
voir diminuer le comportement violent dans nos sociétés.
Le rapportfinalde la Commission nationale des États-Unis
sur les causes et la prévention de la violence demandait,
en 1969, « une redistribution des priorités nationales et une
augmentation des investissements à cet effet — afin de
faire régner la justice et d'assurer la tranquillité intérieure ».
L'accent était mis sur les réformes sociales et sur l'accrois-
sement des dépenses destinées à faciliter la réalisation d'ob-
jectifs sociaux essentiels. Les besoins et les priorités sont
toujours les m ê m e s , et il est probable que la situation restera
inchangée pendant un certain temps.

Notes

1. H . D . G r a h a m et T . R . Gurr (dir. publ.), The history of violence in


America. A report to the National Commission on the Causes and Pre-
vention of Violence, Bantam Books, 1969.
2. Television and growing up: The impact oftelevized violence. Report of the
Surgeon General (United States Public Health Service, from the Surgeon
148 James D . Halloran

General's Scientific Advisory Committee on Television and Social


Behaviour), U S Department of Health, Education & Welfare, 1972.
3. J. D . Halloran ; R . L . Brown et D . C . Chaney, Television and delin-
quency, Leicester University Press, 1970.
4. D . Howitt et R . D e m b o , « A subcultural account of media effects »,
Human relations, vol. 27, n° 1 ; D . Howitt et G . Cumberbatch, Mass
media violence and society, Elek, 1975 ; R . D e m b o , « Critical factors in
understanding adolescent aggression », Social psychiatry, n° 8, 1975.
5. G . Comstock, The evidence of television violence, R a n d Corporation,
Santa Monica (Calif.), octobre 1976.
6. Final report of the National Commission on the Causes and Prevention of
Violence, Washington, U S A Government Printing Office, 1969 ; Patterns
of violence (The annuals of the American Academy of Political and
Social Science), mars 1966.
7. P . Hartmann et C . Husband, Racism and the mass media, David-Oynter,
1974 ; P . Hartmann ; C . Husband et J. Clark, Race as news: A study of
the handling of race in the British national press from 1963 to 1970, Paris,
Presses de l'Unesco, 1974.
8. P . Croll, « The nature of public concern with television with particular
reference to violence », article inédit, Centre for Mass Communication
Research, Leicester.
9. G . Gerbner, « Living with television: A violence profile », Journal of
communication, printemps 1976.
10. Veikko Pietilâ, « Notes on violence in the mass media », Instant research
on peace and violence, Tampere Peace Research Institute, Finlande,
n° 4, 1976.
La violence vue sous l'angle
de la criminologie :
problèmes de méthode

Directeur du Département de V . P . Shupilov


la criminalité dans les pays
étrangers à l'Institut pour la
prévention du crime et
l'élaboration des mesures
préventives de l'Union
soviétique, Moscou II y a de nombreux siècles, des savants qui s'intéressaient
aux secrets de l'univers avancèrent l'idée d'une « physique
sociale ». Ils attendaient de cette science qu'elle calcule et
prévoie avec une exactitude mathématique le comportement
non seulement de l'ensemble de la société, mais aussi des
individus. D e s siècles ont passé avant qu'il apparaisse clai-
rement que les processus à l'œuvre dans la société ont leurs
lois propres, dont la découverte exige une démarche et une
méthodologie spéciales.
L'étude des phénomènes sociaux complexes présuppose
un intérêt particulier pour les problèmes méthodologiques,
car la méthodologie et les méthodes sont les moyens par
lesquels on résout les problèmes scientifiques de la connais-
sance. L e savant moderne dispose d'un instrument, le maté-
rialisme dialectique, qui oriente les recherches vers la
connaissance des lois objectives de la vie sociale.
L e criminologiste, qui étudie la délinquance et ses
causes, pour la prévenir, constate quand il aborde l'étude
de la violence qu'il se trouve devant u n phénomène beau-
coup plus vaste et divers que celui qui intéresse directement
sa spécialité, la criminalité, c'est-à-dire l'ensemble des actes
qu'une société donnée, à une époque donnée, considère
c o m m e socialement dangereux et passibles d'une condam-
nation pénale.
Certaines catégories de crimes, rassemblées par la crimi-
nologie sous la définition de criminalité violente, sont carac-
térisées par l'emploi de la force. Ces crimes comprennent
notamment le meurtre, le viol et les d o m m a g e s corporels,
et sont distincts de ceux commis par négligence, les crimes
contre des biens (vol, détournement, pillage), etc. Mais
l'emploi de la force peut être direct ou indirect. Il y a lieu de
remarquer que les criminalistes font une grande place dans
150

leurs ouvrages à l'analyse de l'application indirecte de la


force. Cependant, de m ê m e que pour la criminalité vio-
lente, il serait erroné de ramener la définition de la violence
à la seule application de la force. D ' u n point de vue métho-
dologique, cela reviendrait à se limiter à une description
formelle d u phénomène et à ignorer son contenu réel et
les fondements matériels qui le déterminent. Pour le crimi-
nologiste, qui étudie les lois sociales déterminant l'appari-
tion du comportement de délinquance, cette proposition est
évidente.
D a n s les travaux des sociologues, la violence est consi-
dérée à la fois c o m m e l'une des formes de l'activité sociale
des h o m m e s et c o m m e l'un de ses moyens. H faut remarquer
qu'elle sert les intérêts concrets de groupes sociaux.
Le contenu social de la violence, son orientation politique
et ses buts dépendent directement des rapports sociaux
qu'elle reflète et défend. L'analyse de la pratique historique
et des conditions et des formes d u processus de révolution
et de libération a montré que la violence peut être une arme
importante dans la lutte contre l'agression et l'asservisse-
ment, et par là servir le progrès social1. L a violence peut
aussi être très destructrice. Pour le criminologiste, ce carac-
tère destructeur s'exprime surtout dans la délinquance
violente.
E n mettant au point les méthodes d'étude de la délin-
quance, le criminologue s'efforce d'élucider le rapport entre
le social et l'individuel, entre la cause et l'effet, entre l'unique,
le particulier et le général.
Dégager ce qui est général est toujours une opération
complexe qui suppose l'existence d'une qualité constante,
dans tel o u tel objet. D a n s l'analyse de la violence sociale,
cette qualité constante, toujours présente, doit être socia-
lement significative. C e qui est particulier par rapport au
concept général de violence sera aussi bien la guerre m o n -
diale qu'un acte ordinaire de vandalisme commis dans la
rue, la révolution sociale ou un conflit racial. Étant donné que
le concept de violence sociale peut englober des phénomènes
de caractère très différent par leur forme et leur échelle, par
leur signification et leurs buts, il est important de distinguer
la délinquance de droit c o m m u n des autres formes de vio-
lence sociale. Les publications spécialisées classent souvent
tous les types de violence dans une m ê m e catégorie c o m m e
des phénomènes d u m ê m e ordre2.
La violence vue sous Vangle de la criminologie 151

Distinguer la délinquance de droit c o m m u n des autres


formes de violence sociale implique une distinction entre
la violence en tant qu'arme de la lutte des classes et de la
lutte politique et les actes de violence exprimant des ten-
dances personnelles de l'individu, qui poursuit ses buts
personnels et tente par la délinquance de résoudre les
contradictions entre les intérêts de la société et les siens
propres.
L a lutte entre les classes est un trait permanent de l'his-
toire de la société à partir du démembrement de la c o m m u -
nauté primitive. « H o m m e libre et esclave, patricien et plé-
béien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un
m o t oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont
m e n é une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissi-
mulée, une guerre quifinissaittoujours soit par une trans-
formation révolutionnaire de la société tout entière, soit par
la destruction des deux classes en lutte3. » E n d'autres
termes, la tendance des classes et groupes sociaux à faire
prévaloir leurs intérêts engendre une lutte, qui s'exprime
sous trois formes principales : économique, politique et
idéologique. L a violence est l'un des moyens de cette lutte,
elle constitue souvent « l'instrument au m o y e n duquel le
mouvement social se fraie une route et brise les formes pou-
tiques pétrifiées et mortes 4 ».
Le rôle de la violence et les limites de son emploi dans le
cadre de la lutte politique ne font naturellement pas partie
de la présente étude. C'est u n problème qui ne relève pas
de la criminologie.
D a n s aucune société connue les criminels ne constituent
une classe à part, ni m ê m e un groupe social isolé. Les phé-
nomènes de délinquance se manifestent dans une mesure
plus ou moins grande dans toutes les couches sociales de la
population6.
L a délinquance est le fait d'individus qui s'efforcent de
satisfaire par ce m o y e n leur intérêt personnel. Cet intérêt
peut prendre les formes les plus variées. Il ne coïncide pas
toujours avec la tendance à atteindre de ce qu'il est convenu
en criminologie d'appeler u n objectif rationnel. H arrive
que les actes de violence soient dans u n certain sens leur
propre fin, c'est-à-dire que leur exécution ne s'explique pas
par des motifs tels que la cupidité, la vengeance, etc. L e
motif irrationnel des actes de violence peut être le résultat
d'une tension nerveuse excessive, de situations de crise, o u
152 V. P. Shupilov

encore provenir de conflits internes profonds dans le dévelop-


pement de la personnalité des délinquants de cette catégorie6.
La délinquance de droit c o m m u n et les autres formes de
violence sociale se distinguent donc par la nature des intérêts
en jeu, le contenu social et l'orientation politique. Il importe
de tenir compte de ces distinctions en élaborant une méthodo-
logie applicable à l'étude des causes de la violence.
L a catégorie de causalité répond à l'une des lois les
plus générales et fondamentales du m o n d e objectif. Cette
loi s'applique à tous les phénomènes de la nature et de la
société, y compris ceux qui ont u n caractère aléatoire et
sont soumis aux lois statistiques.
Les sciences de la nature conçoivent la causalité c o m m e
une relation dans laquelle u n phénomène A engendre u n
autre phénomène B . Pour préciser cette définition, o n fait
généralement appel à des indices primaires de la causalité,
tels que : a) le changement (ou l'apparition) d'objets et de
phénomènes; b) la succession des événements dans le temps.
A u c u n de ces indices ne dépend nécessairement d u sujet,
de ses idées ou de ses perceptions sensorielles. C'est en cela
que consiste le caractère objectif du contenu d u concept de
causalité7. Cependant, d u point de vue méthodologique,
pour l'étude de phénomènes sociaux tels que la violence
et la délinquance, il faut tenir compte aussi de l'aspect
subjectif d u concept de causalité, ainsi que de toutes les
subtilités des rapports dialectiques entre l'objectif et le
subjectif.
La criminologie souligne ajuste titre que, dans le domaine
social, le lien causal est en règle générale plurivoque. Chaque
cause produit plusieurs effets, et chaque effet est le résultat
de l'action de plusieurs causes et conditions. Cette pluri-
vocité se manifeste dans chaque acte causal concret et dans
la délinquance en général. L a plurivocité d u lien causal a
aussi u n aspect aléatoire qui lui est propre : si l'on change
l'une quelconque des conditions, tout en gardant la m ê m e
cause, o n obtient un autre résultat. C'est pourquoi le compor-
tement d'individus différents sous l'influence d'une cause
unique est si divers8.
Il est à noter d'autre part que la cause d'un crime concret
est une variante individuelle d'un phénomène plus général.
L a cause d'un phénomène social (et de la délinquance en
particulier) est une loi récurrente, qu'on ne peut comprendre
sans passer de l'individuel au social, puisque le hasard qui
La violence vue sous l'angle de la criminologie 153

apparaît dans le comportement de l'individu est soumis aux


lois qui régissent la vie de l'ensemble dont il fait partie.
Les lois de la vie sociale sont conditionnées par les lois
objectives de l'évolution de la société9.
Certains criminologistes mettent en doute le bien-fondé
de l'étude des causes de la délinquance10. 11 nous semble
cependant que cette étude ne permet pas seulement d'accu-
muler u n savoir théorique et d'assurer ainsi l'accroissement
quantitatif de la criminologie. Elle influe aussi sur son aspect
qualitatif. Les tentatives faites pour édifier des théories en
rassemblant des faits sans en approfondir le mécanisme
causal se soldent inévitablement par l'échec de ces théories.
L'histoire de la criminologie en fournit bon nombre d'exem-
ples. E n outre, au stade actuel d u développement scienti-
fique, il existe des difficultés objectives, dues au fait que ni
la sociologie ni la psychologie n'ont encore étudié le méca-
nisme du comportement humain de façon assez approfondie
pour que le criminologiste puisse sefierentièrement à leurs
schémas.
Sur le plan de la méthode, il importe donc de soumettre
l'étude de la délinquance aux impératifs de l'approche histo-
rique. L ' u n des plus éminents théoriciens de la méthodologie
et des méthodes de la criminologie, V . V . Pankratov, consi-
dère avec raison que l'approche historique, c o m m e n'im-
porte quelle autre méthode, n'est pas universelle, dans la
mesure où il n'existe pas de méthode universelle. L'approche
historique établit l'historicité des lois elles-mêmes, leur appa-
rition en liaison avec celle de faits nouveaux et la disparition
de faits dont elles expriment l'existence11.
L'approche historique est encore plus importante quand
il s'agit d'étudier la violence sociale et politique, car celle-ci
appartient par essence à une catégorie socio-historique
apparue à u n stade déterminé de l'histoire en m ê m e temps
que la division de la société en classes antagonistes et la
formation de l'État avec les attributs d u pouvoir qui lui
sont inhérents : l'armée, la police, les lois. O n ne peut
dévoiler la vraie nature de la violence en ignorant l'approche
historique.
Les causes d'un acte individuel concret représentent u n
ensemble individuel, dans lequel on peut ne pas apercevoir
immédiatement le conditionnement social qui a produit
cette forme de violence. L'une des questions les plus impor-
tantes qui se posent à la criminologie est de définir le
154

rapport entre l'individuel et le social, entre la personne et


le milieu social.
O n sait que l ' h o m m e est dans une certaine mesure u n
être biosocial : il possède un être social et cet être social a pour
support u n organisme humain vivant. Chaque être humain
jouit d'une certaine individualité. L'individualité de l ' h o m m e
s'exprime dans ses dispositions naturelles et ses particula-
rités psychiques. Tout le contenu de la conscience est carac-
térisé par des nuances individuelles : points de vue, juge-
ments, opinions, qui, m ê m e quand ils sont c o m m u n s à des
individus différents, gardent toujours quelque chose de per-
sonnel. L a personnalité est l ' h o m m e considéré non seulement
du point de vue de ses traits et caractéristiques généraux,
mais dans la singularité de ses qualités sociales, intellec-
tuelles et physiques individuelles12.
Pour qu'on puisse saisir les diverses formes d u compor-
tement de la personnalité, qui comprennent aussi bien les
actes licites que ceux qui ne le sont pas, il faut décrire la
personnalité systématiquement. Il ne suffit pas, pour cela,
d'en énumérer les divers traits et indices. Il faut définir une
unité structurale élémentaire, qu'on pourrait observer, avec
telle o u telle variation, à tous les niveaux de l'activité. U n e
approche fragmentaire et n o n systématique conduit à n'en
expliquer les causes de la délinquance que par des particula-
rités psycho-physiologiques de l'individu, o u à adopter
une perspective sociologique unilatérale ne tenant pas
compte d u fait que le sociologue étudie avant tout les traits
les plus généraux, les plus répandus, les plus constants de
la personnalité, qui ont été acquis au cours d u processus
de socialisation. C o m m e le soulignent les travaux des socio-
logues, la personnalité intéresse la sociologie n o n pas en
tant qu'individualité, mais en tant que personnalité déperson-
nalisée, en tant que type social13.
Si le « comportement » des classes, des nations, des
groupes sociaux est socialement déterminé, ce qui, à notre
avis, a une signification immédiate pour l'étude des causes
de la violence sociale et politique, en revanche, pour déter-
miner le comportement d'un individu humain considéré
isolément, il est indispensable de tenir compte de l'interaction
plus complexe du social et du biologique14. O n ne peut déter-
miner cette interaction sans avoir de l ' h o m m e une concep-
tion unitaire, qui rejette la contradiction entre le biologique
et le social dans son développement.
La violence vue sous l'angle de la criminologie 155

Les fondateurs de l'approche unitaire ont posé en prin-


cipe que la nature m ê m e de l ' h o m m e est u n produit de
l'histoire et qu'en transformant la nature extérieure l ' h o m m e
a en m ê m e temps transformé sa propre nature. Ces idées
sont confirmées par la science moderne. O n a rassemblé de
nombreuses données qui montrent que le développement
de l'organisme humain est lié aux conditions sociales de
son existence16.
D'autre part, la formation des qualités de l ' h o m m e qui
sont définies c o m m e sociales a lieu non pas en dehors de son
organisme, non pas à côté de son développement biologique,
mais bien au cours de ce processus. E n étudiant l'interdépen-
dance du biologique et du social, o n transcende l'approche
dualiste de l'étude de l ' h o m m e et l'on conçoit son dévelop-
pement c o m m e u n processus unique au cours duquel se
constituent et se développent les multiples caractéristiques
humaines 16 .
Avant d'élaborer une conception globale, logiquement
articulée et n o n contradictoire des causes de la violence
individuelle, il faut donc bien définir les rapports entre le
social et le biologique.
D a n s la détermination de l'enchaînement causal des actes
de violence socio-politique, il ne faut pas non plus rejeter
le facteur subjectif et personnel bien que, dans ce cas, le
chercheur se heurte, à notre avis, à u n problème plus
complexe de rapports entre des causes générales, particulières
et uniques au cours du développement historique.
L a tendance principale de l'évolution sociale, par exemple
le passage d u féodalisme au capitalisme, est déterminée par
des lois objectives, indépendantes de la volonté et de la
conscience des h o m m e s . Mais il est indispensable de tenir
compte d u rôle de la personnalité pour bien comprendre
des événements historiques concrets et des actes concrets
de violence sociale et politique. C o m m e le soulignait M a r x
dans une lettre célèbre à L . Kugelman : « ... l'histoire revê-
tirait u n caractère tout à fait mystique si les 'hasards' n'y
jouaient aucun rôle. Ces hasards, bien entendu, font eux-
m ê m e s partie intégrante d u cours général de l'évolution,
équilibrés par d'autres hasards. Mais l'accélération et le
ralentissement dépendent, dans une large mesure, de ces
'hasards', parmi lesquelsfigureaussi le 'hasard' qui constitue
le caractère des h o m m e s qui se trouvent à la tête d u m o u -
vement à son début". »
156

Le développement et le perfectionnement des méthodes


d'étude de la personnalité de ceux qui commettent des
actes individuels de violence mettent en lumière le problème
de la classification des types de personnalité. Remarquons
que ce problème a souvent été traité dans les publications
des criminologistes18.
L a criminologie utilise le concept de type de personnalité,
conçu c o m m e l'ensemble des traits de caractère essentiels
qui se manifestent dans l'attitude à l'égard des faits sociaux
et que l ' h o m m e emprunte à son milieu social.
Le concept de milieu social englobe un ensemble de condi-
tions objectives de la formation de l ' h o m m e . L e milieu
social est créé par les individus, mais dans certaines condi-
tions indépendantes de leur volonté. Il ne peut être considéré
c o m m e ayant une existence propre, isolée de l'individu.
D'autre part, il crée les conditions objectives de son activité.
Le criminologiste ne peut concentrer ses efforts de classi-
fication par types sur un seul individu. Inversement, une typo-
logie qui ne tiendrait compte que des facteurs d u milieu
ne peut pas n o n plus être fructueuse. L'une des solutions
possibles est de faire la « synthèse » de l'individu et des condi-
tions qui l'entourent, d'isoler des systèmes « individu-milieu »
en interaction et de dresser la typologie de ces systèmes.
U n milieu donné forme u n type donné d'individu, et u n
type donné de personnalité, agissant de façon sélective, ne se
trouve le plus souvent que dans des situations données, dont
il est l'élément principal; en d'autres termes, l'individu limite
la diversité des influences que le milieu exerce sur lui et se
forme sous l'effet de ces influences déjà « sélectionnées ». L e
processus est objectif et dialectique. 11 suscite l'apparition
de tel o u tel type de système « individu-milieu »19.
L e concept de caractère englobe le système de ten-
dances et de motivations internes et stables de l'activité et la
forme que prennent les désirs et les inclinations de l'indi-
vidu sous l'action de l'éducation et de l'adaptation au milieu
social et écologique. S'agissant de traits de caractère qui ont
une importance particulière pour l'établissement de la typo-
logie criminologique c o m m e la tendance à la cupidité, à la
domination, à l'égocentrisme, o u leurs contraires, le crimi-
nologiste part d u principe qu'elles ne sont pas innées chez
l ' h o m m e , mais sont le résultat de modifications et d'une
adaptation aux conditions régnantes de certains besoins
psychosociologiques importants.
La violence vue sous l'angle de la criminologie 157

11 n'est pas nouveau d'affirmer que les besoins psycho-


sociologiques fondamentaux des h o m m e s et leurs motiva-
tions sont à peu près universels. O n a souligné plus d'une
fois que l'individu aspire à la stabilité de la société et de la
vie, à des contacts affectifs avec autrui, à une certaine nou-
veauté, qu'il a besoin d'être reconnu, de s'affirmer, etc.
L a société, par ses institutions socialisantes, s'efforce de
donner une forme au caractère des individus et de leur
inculquer un système de motivations et de valeurs qui soient
aussi adaptées que possible aux conditions de vie du groupe
social auquel ils appartiennent. Et, bien entendu, la typo-
logie criminologique n'élude pas la définition des moyens
les plus efficaces, en fonction des valeurs qui régnent dans
la société donnée, pour la satisfaction des besoins psycho-
sociologiques de l'individu.
D a n s cette perspective, il est légitime d'affirmer que la
typologie joue le rôle de trait d'union entre la théorie et
la pratique.
S'il importe de tenir compte des besoins psychosociolo-
giques dans l'analyse du comportement violent de l'individu,
il faut aussi, dans l'analyse de la violence sociopolitique,
prendre en considération ce qu'on appelle la nécessité histo-
rique o u sociale. L a loi importante est ici la suivante :
« Si nous supprimons cet h o m m e , o n voit surgir l'exigence
de son remplacement et ce remplaçant se trouvera tant
bien que mal, mais il se trouvera toujours à la longue.
C e fut un hasard que Napoléon, ce Corse, fut précisément
le dictateur militaire dont avait absolument besoin la Répu-
blique française épuisée par sa propre guerre; mais la preuve
est faite que, faute d'un Napoléon, u n autre aurait comblé
la lacune, car l ' h o m m e s'est trouvé chaque fois qu'il a été
nécessaire : César, Auguste, Cromwell, etc.20. »
Dans u n de ses articles consacrés au fondement moral
de la science21, le philosophe A . V . Gulyga cite deux répliques
de la pièce de Brecht La vie de Galilée : « Andrea — Malheu-
reux le pays qui n'a pas de héros. Galilée — N o n . Malheu-
reux le pays qui a besoin de héros. » Commentant ces
répliques, Gulyga note que l ' h o m m e est obligé de se conduire
suivant les lois morales, mais le « pays » (système social,
société dans son ensemble) qui est « malheureux » (instable,
menacé de désagrégation), c'est celui où une conduite morale
exige de l'héroïsme. O n peut et l'on doit compter sur
F « héroïsme » (raison, conscience, bravoure) de l ' h o m m e
158

(du savant, de l'homme politique, etc.), mais l'homme ne


pourra dormir tranquillement qu'une fois instauré u n sys-
tème de rapports sociaux excluant l'enchaînement catastro-
phique des événements.

Notes

1. V . V . Denisov, Sociologija nasilija [Sociologie de la violence], p. 11,


Moscou, Izdatel'stvo politiïeskoj literatury, 1975.
2. Violence in America. Historical and comparative perspectives. The
complete official report to the National Commission on the Causes and
Prevention of Violence [La violence en Amérique. Perspectives histo-
riques et comparatives. Rapport officiel complet à la Commission
nationale sur les causes et la prévention de la violence], p . xvn, The
White House, The N e w American Library, 1969.
3. K . Marx et F . Engels, Œuvres, tome 4, p . 424 (édition russe).
4. K . Marx et F . Engels, op. cit., tome 20, p . 189 (édition russe).
5. D . H a r d m a n , « Historical perspectives of gang research » [Perspectives
historiques de la recherche sur les bandes de délinquants], Journal of
research in crime and delinquency (Ann Arbor), 1967, vol. 4, n° 1, p . 15.
6. V . N . Kudrjavcev, Priciny pracnarucenij [Causes de la délinquance],
p. 208, Moscou, Éditions N a u k a , 1976.
7. I. Z . Naletov, Pricinnosf i teorija poznanija [Causalité et théorie de la
connaissance], p . 11, Moscou, Misl, 1975.
8. V . N . Kudrjavcev, Pricinnosf v kriminologii [La causalité en crimino-
logie], p . 9, Moscou, Juridiceskaja literatura, 1968.
9. V . V . Pankratov, Metodologija i metodïka kriminologiceskih issledovanij
[Méthodologie et méthodes des recherches criminologiques], p . 29,
Moscou, Juridiceskaja literatura, 1972.
10. N . Morris et J. Hawkins, The honest politician's guide to crime control
[Guide d u politicien honnête pour la lutte contre le crime], p . 30,
Chicago, 1970.
11. V . V . Pankratov, op. cit., p. 19.
12. Osnovy marksistko-leninskojfilosofii[Bases de la philosophie marxiste-
léniniste], p. 438, Moscou, Izdatel'stvo politiceskoj literatury, 1975.
13. E . V . Sokolov, KuVtura i licnosf [Culture et personnalité], p . 170,
Leningrad, N a u k a , 1972.
14. P . N . Fedoseev, « Problema social'nogo i biologiceskogo vfilosofiii
sociologii » [Le problème du social et du biologique en philosophie et en
sociologie], Voprosyfilosofii(Moscou), 1976, n° 3, p . 70.
15. B . F . L o m o v , « Sootnosenie social'nogo i biologiceskogo kak metodo-
logiceskaja problema psihologii » [Le rapport entre le social et le biolo-
gique, problème de méthode de la psychologie], Voprosy filosofii
(Moscou), 1976, n° 4 , p. 84.
16. Ibid.
17. K . Marx et F . Engels, op. cit., tome 33, p. 175 (édition russe).
18. Licnosf prestupnika [La personnalité du délinquant], p . 46-57, Moscou,
Juridiceskaja literatura, 1975.
19. V . V . Pankratov, op. cit., p. 19.
20. K . Marx et F . Engels, op. cit., tome 39, p . 175-179 (édition russe).
21. A . V . Gulyga, « Mozet li nauka byt' beznravstvennoj ? » [La science
peut-elle être immorale ?], Priroda (Moscou), 1975, n" 12, p . 47.
L'étude de la violence
du point de vue
de la défense sociale

Directeur adjoint de la revue Krzysztof Poklewski-Koziell


Panstvo i Prawo, Varsovie

D a n s son ouvrage On violence, H a n n a h Arendt 1 nous


rappelle ce que disait Georges Sorel il y a soixante ans : « Les
problèmes de la violence sont encore très obscurs. » Elle
ajoute que cette constatation reste aussi vraie aujourd'hui.
Fondée o u non, sa remarque souligne l'immense portée de
la notion m ê m e de violence et la complexité de certains de
ses aspects, auxquels nombre d'illustres représentants de la
philosophie moderne ont associé leur n o m , depuis Engels
et Bergson jusqu'à Sartre. O n peut également y voir un défi
lancé à tous ceux qui s'intéressent à la question.
L'étude de ce problème relève aujourd'hui de diverses
disciplines, ce qui nous oblige à tracer des lignes de démar-
cation délicates — sans en être esclaves pour autant.

A quelques exceptions près, la violence est un phénomène


préjudiciable à la société, qui suscite donc une réaction de
défense. E n général, celle-ci prend la forme de sanctions
pénales prévues dans le droit criminel. Il est donc impos-
sible d'examiner comment on peut aborder les problèmes
des causes de la violence et des recherches dans ce domaine du
point de vue de la défense sociale sans exposer l'attitude géné-
rale adoptée dans cette théorie devant le crime et son auteur.
Si la défense sociale vise, c o m m e tous les autres m o u v e -
ments dans ce domaine, à assurer la meilleure protection
possible de la société contre le crime, elle admet une concep-
tion nouvelle des moyens adaptés à cette fin. L a défense
sociale est une réaction contre divers excès doctrinaux,
c o m m e la conception purement juridique selon laquelle le
crime serait u n acte librement choisi par u n individu doué
de raison et de libre arbitre ou, inversement, les revendications
visant à abolir le droit pénal traditionnel, y compris les
notions de délinquance et de châtiment.
160 Krzysztof Poklewski-Koziell

Depuis le Ier Congrès de défense sociale (San R e m o ,


1947) et la création, en 1949, de sa société internationale, qui a
organisé successivement sept congrès et possède son propre
organe (les Cahiers de défense sociale) l'objectif essentiel est
de formuler et de mettre en œuvre u n système cohérent de
politique criminelle fondé sur la recherche scientifique et
représentant des tendances humanitaires.
E n raison de sa cohésion, ce système devrait permettre d'éviter
toute mesure législative sommaire qui serait prise à la
suite d'affaires à sensation.
S'inspirant de résultats scientifiques, il recherche le soutien
d'autres disciplines et encourage la coopération entre les
juristes et les sociologues, les criminologues et les psycho-
logues, les juges et les experts.
Étant humanitaire, il contribue à humaniser le droit pénal
et toutes les activités anticriminelles, il demande que
soient prises en considération la personnalité d u délin-
quant et ses chances de réinsertion dans la société. Les
progrès réels les plus importants consistent n o n pas à
signer des traités, c o m m e les conventions relatives aux
droits de l ' h o m m e (si souvent violées), mais à permettre
à tout individu de se faire entendre, quel qu'il soit :
dissident politique o u sexuel, m e m b r e d'un groupe racial
minoritaire, prostituée o u prisonnier à vie. L a défense
sociale adapte les règles de son système à cette réalité.
L a notion de politique criminelle mentionnée plus haut éta-
blit u n lien entre la notion doctrinale de défense sociale et
son aspect pratique. C e dernier a été mis en œuvre en 1948,
lorsqu'une section de la défense sociale a été organisée au
sein du Secrétariat des Nations Unies. Il est évident qu'aucun
organe des Nations Unies ne peut adopter des principes
doctrinaux particuliers. Cela ressort aussi clairement d u
contenu de la Revue internationale de politique criminelle,
publié par cette section, et des travaux des Congrès des
Nations Unies pour la prévention d u crime et le traitement
des délinquants.
L a différence entre la défense sociale en tant que doc-
trine et la défense sociale en tant que politique criminelle
orientée vers les problèmes concrets ressort aussi des débats
de la Société internationale de défense sociale. Je pense à la
table ronde de politique criminelle2 (Paris, 22-23 mars 1974),
qui a notamment défini la politique criminelle c o m m e étant à
la fois « une science d'observation, u n art et une stratégie ».
La violence du point de vue de la défense sociale 161

L a première conception implique un large examen, selon une


approche allant au-delà d u droit comparé, de la situation
d'un pays donné. Il est nécessaire d'étudier en profondeur
toute la structure de l'État — n o n seulement de la législation,
mais encore la police, le ministère public, les tribunaux et le
système pénitentiaire. L a recherche scientifique devrait révéler
le fonctionnement effectif de ces divers rouages. L a seconde
conception s'appuie sur les faits déjà établis et scientifiquement
analysés; ensuite apparaît la fonction qui consiste à agir sur
les actes normatifs et les mesures pratiques. Il est évident
que, sous ces deux aspects, la politique criminelle suppose
une analyse des causes de la criminalité et une prise de position
à ce sujet.

D a n s cette contribution, la violence est considérée c o m m e


faisant partie de la notion de criminalité, et nous admettons
que l'attitude adoptée devant les infractions en général aboutit
à une politique criminelle concernant également la violence.
Je considère en outre que toute tendance de politique crimi-
nelle admettant certains des principes fondamentaux qui
caractérisent la défense sociale telle qu'elle a été définie plus
haut peut lui être assimilée, ce qui m'autorise à examiner d u
point de vue de la défense sociale divers travaux de recherche
et débats qui n'entrent pas directement dans le cadre de la
défense sociale, au sens étroit du terme.
F . H . McClintock 3 distingue par exemple diverses caté-
gories de violence : I. L a violence « instrumentale » : 1. crimes
contre la propriété (vols, etc.) ; 2. violences sexuelles (viol, etc.) ;
3. résistance à l'arrestation; IL L a violence interpersonnelle;
III. L a violence destructrice et spectaculaire (aux niveaux
local, national et international); IV. L a violence idéolo-
gique et politique (aux niveaux local, national et interna-
tional); V . Les atteintes à l'ordre public. L'essentiel est de
marquer la différence entre la violence instrumentale et les
autres formes, notamment les formes impulsives.
O n ne peut guère prétendre que la défense sociale ait
élaboré u n p r o g r a m m e particulier de recherches sur les
causes de la violence. Mais quand, par exemple, la défense
sociale insiste sur la nécessité générale de briser le circuit
de la dégradation, c'est-à-dire la transmission héréditaire de
la misère, de l'aliénation sociale et de la violence, nous p o u -
vons logiquement en déduire qu'elle range parmi les causes
de la violence chez les jeunes les conditions défavorables
162 Krzysztof Poklewski-Koziell

du milieu familial. Quoi qu'il en soit, la défense sociale


s'intéresse à la violence en tant que délit dont la nature n'est
ni politique ni idéologique, bien que la frontière entre ce qui est
politique et ce qui relève du droit c o m m u n tende souvent à
s'estomper. D'aucuns pensent que diverses formes habituelles
de violence sont la manifestation d'une révolte contre la
société. Il est intéressant de noter qu'ils sont sans doute
souvent dans le vrai.

Il ne fait pas de doute que l'approche de la criminalité en


général détermine celle des causes de la violence. Aussi est-il
particulièrement intéressant de lire à cet égard l'avant-propos
de la troisième édition (1975) de la Criminologie de Jean
Pinatel4, ouvrage fondamental, qui met en lumière l'évolu-
tion significative des attitudes en matière de criminologie :
« L a troisième édition de cet ouvrage paraît à u n m o m e n t
décisif de l'histoire de la criminologie. Depuis quelques
années, en effet, le défi de la criminalité ne cesse d'être préoc-
cupant alors que les mutineries dans les prisons attestent le
trouble qui règne dans la réaction sociale. Lorsque les faits
évoluent de la sorte, c'est que la société sécrète des stimuli
criminogènes puissants qui font exploser les tendances latentes
et hésitantes chez de nombreux sujets. D a n s ces conditions, on
ne saurait être étonné que la criminologie sociologique prenne
un nouvel essor. Désormais, ce qui compte, c'est l'étude de
la réaction sociale. »
Pendant toute sa carrière, Jean Pinatel a travaillé sur la
théorie de la « personnalité criminelle ». Je crois qu'il a
raison aujourd'hui, c o m m e il avait raison hier. C e serait u n
péché mortel contre la rationalisation de la politique crimi-
nelle que de négliger les caractéristiques strictement person-
nelles d u criminel. Toutefois, la nouveauté essentielle qui
caractérise notre époque est l'emprise de la société et de
l'État sur la vie de l'individu, la tendance bien connue à
subordonner l'intérêt des individus à celui de la c o m m u -
nauté alors que, paradoxalement, o n a noté l'extension que
connaissent les droits de l ' h o m m e .

L a question des causes est particulièrement difficile à


isoler dans une recherche ayant des objectifs sociaux spéci-
fiques. Contrairement à la table rase à partir de laquelle des
chimistes ou des physiciens commencent leurs travaux, l'objec-
tivité scientifique de notre effort est dans une certaine mesure
La violence du point de vue de la défense sociale 163

faussée au départ, du seul fait que nous voulons découvrir les


causes d'un phénomène que nous jugeons à priori, pour sim-
plifier, socialement négatif. Par conséquent, nous recherchons
les moyens qui nous permettraient de défendre la société.
D ' o ù le risque d'une confusion impensable dans d'autres
domaines. Les mesures visant à prévenir l'existence m ê m e
du phénomène ou à réagir contre elle, notamment par des
sanctions pénales, peuvent, si elles sont mal appliquées, provo-
quer d'autres actes de violence.
L'observation d u fonctionnement des organismes publics
a une incidence n o n négligeable sur les attitudes à l'égard
de l'emploi de la violence. Disons pour simplifier que l'État
ne donne pas le b o n exemple aux particuliers.
E n conséquence il serait instructif de rappeler un autre
aspect de l'évolution de la criminologie. A u x États-Unis,
E . H . Sutherland et ses disciples ont sévèrement critiqué la
criminologie traditionnelle parce qu'elle a concentré l'atten-
tion sur les individus qui peuplent en permanence les prisons
— malheureux déviants, psychopathes — et négligé les indi-
vidus qui commettent des délits non moins préjudiciables à la
société, mais qui sont plus difficiles à repérer. C'est ainsi qu'a
vu le jour la notion de « criminels en col blanc » bien adaptés
à la société, agissant à la façon d ' h o m m e s d'affaires et évitant
habilement les sanctions pénales. Mais il semble que l'on
doive demander davantage à la criminologie : cette discipline
doit s'intéresser aux agissements des fonctionnaires, des diri-
geants ou des États, qui seraient considérés c o m m e des crimes
s'ils étaient perpétrés par des citoyens ordinaires. Il ne s'agit
pas ici des accusations explicitement portées contre certains
États autoritaires avant, pendant ou peu après la seconde
guerre mondiale, ni d'une juridiction internationale impli-
quant la responsabilité des États, mais de la violence, des
tortures, de l'oppression et des persécutions couramment
pratiquées à titre « officiel ».
Jacques Vérin5 a mis ainsi en lumière des aspects crimino-
logiques extrêmement intéressants de l'immoralité interna-
tionale et évoqué le danger qu'il y a à faire croire en l'exis-
tence de deux types distincts de critères permettant d'évaluer
le comportement : l'un applicable aux individus, l'autre aux
États et aux groupes. L a « culture légiférante » devient
quelque chose d'étranger au citoyen et la loi elle-même se
dévalue. Les moyens de grande information « démythifient »
l'autorité, montrent que les membres de la communauté
164 Krzysztof Poklewski-Koziell

internationale pratiquent la loi de la jungle, et amènent


l'individu à se demander : « S'ils peuvent atteindre leurs
buts par de tels moyens, pourquoi pas "moi ? »
C e n'est pas seulement ce qui se passe sur la scène inter-
nationale, mais aussi les diverses manifestations de la violence
publique dans son propre pays qui peuvent scandaliser le
citoyen. Je pense notamment à la brutalité de la police et
à la situation dans les prisons. Parfois, lorsque les circon-
stances sont favorables à une franche présentation des faits,
les gens prennent soudainement conscience de ce que sont
en réalité les établissements pénitentiaires (malgré l'adhésion
quasi unanime des gouvernements aux règles minimales des
Nations Unies). L e rapport de 1972 6 sur le pénitencier
d'Attica, o ù 39 personnes ont trouvé la mort, et la campagne
de presse organisée en France après les émeutes de 1973
méritent de retenir l'attention, sans parler des cris d'alarme
que ne cessent de lancer des organisations telles qu'Amnesty
International. C'est à contrecœur que l'Association bri-
tannique des agents de police a armé ses membres, sans
doute consciente d u fait que la seule présence d'un instru-
ment de violence risque de provoquer la violence.
L'administration de la justice pénale implique naturel-
lement le recours à u n certain nombre de mesures de coer-
cition qui s'apparentent à la violence. Mais nous parlons
maintenant de la violence en tant que cause d'une autre
violence. Q u e penser des sentences draconiennes prononcées
par les tribunaux, au mépris de toute justice et de toute
politique criminelle rationnelle, en application d'une concep-
tion primitive de la prévention des crimes? Appliquée à la
violence dans les activités publiques, l'expression « violence
institutionnelle » convient parfaitement, surtout lorsqu'elle
est employée par S. C . Versele7, pour mettre en lumière
le mécanisme de la réaction qu'elle déclenche, ou, au
Venezuela, par Rosa del O l m o 8 , qui critique la crimino-
logie traditionnelle des pays d'Amérique latine et estime
que les actes individuels de violence résultent de la vio-
lence institutionnelle et structurelle qui règne dans cette
région.

Lorsqu'on désire rechercher les causes d'un phénomène,


il convient de bien le connaître. Interrogé sur la violence,
l ' h o m m e de la rue déclarerait qu'elle s'est considérablement
développée. Mais les spécialistes sont moins affirmatifs, et
La violence du point de vue de la défense sociale 165

il semble que nous ayons le plus grand besoin de recherches


statistiques.
Selon Selosse8, si les actes de violence tendent à aug-
menter légèrement en chiffres absolus, cet accroissement
est dépassé plus ou moins largement dans certains pays par
celui des délits en général et par l'augmentation quasi uni-
verselle des délits commis par appât d u gain.
Enfin, E . Harremos 1 0 , résumant les travaux de la Confé-
rence des directeurs d'instituts de recherches criminolo-
giques (Conseil de l'Europe)11, est parvenu à des conclusions
assez surprenantes : a) il n'existe aucune preuve formelle
d'un accroissement mondial de la violence criminelle par
rapport au taux général d'augmentation des délits. L'inquié-
tude manifestée dans l'opinion publique au sujet de la montée
de la violence peut être partiellement attribuée à l'inter-
prétation donnée par les moyens de grande information
d'événements spectaculaires, tels que hold-up, détourne-
ments d'avions et prises d'otages12; b) il est actuellement
impossible d'analyser scientifiquement les multiples et c o m -
plexes problèmes qui sont à l'origine de la violence (rôle de
l'instinct, importance du milieu, conditionnement social, sen-
timent de frustration), faute de données concrètes essentielles.
U n e attitude toute différente consiste à ne pas recon-
naître une telle complexité et une telle multiplicité de facteurs
à l'origine de la violence. L'importance accordée au poids
du passé et à l'influence d u système social impérialiste dans
l'étude des causes de la violence constitue, par exemple, le
principe fondamental de la criminologie telle qu'elle est pra-
tiquée en République démocratique allemande. Permettez-
m o i de citer un passage de l'ouvrage collectif intitulé Gewalt-
und Sexualkriminalitât13 :
« Il peut être établi que les causes des actes de violence
et des agressions sexuelles sont exclusivement des éléments
du passé et des effets de l'ordre social impérialiste. »

L a Section de la défense sociale d u Secrétariat des Nations


Unies a été rebaptisée Section de prévention d u crime et de
justice criminelle, ce qui ne devrait pas influer sur la qualité
de ses objectifs et de ses efforts. J'ai toujours été partisan
de créer aux Nations Unies une institution analogue à
l'Organisation mondiale de la santé, qui servirait de banque
de données, u n centre de documentation internationale sur
la criminalité, o ù des experts suivraient de près les méthodes
166 Krzysztof Poklewski-Koziell

appliquées et recommanderaient l'abrogation des mesures


devenues caduques, voire criminogènes. Il est connu que
trop souvent o n proclame bien haut des principes progres-
sistes tout en appliquant discrètement des politiques rétro-
grades. Cet organisme international impartial aurait donc
pour autre tâche importante d'enregistrer de telles contra-
dictions. L a revue française intitulée Études polémologiques
répertorie, outre les conflits armés qui font rage partout dans
le m o n d e , « les manifestations mineures (micro-conflits)
internes de violence mondiale ». U n organisme de défense
sociale pourrait suivre cet exemple et publier chaque année
des données sur les condamnations à mort et à l'emprison-
nement à vie prononcées dans chaque pays en indiquant le
type d u crime commis.
Je n'hésiterais pas à transmettre à cette institution spécia-
lisée des Nations Unies les résultats des recherches appro-
fondies entreprises systématiquement, au sein du Dépar-
tement de criminologie (Institut des sciences juridiques de
Varsovie)14. L a revue Archives de criminologie fournit égale-
ment des données empiriques sur les actes de violence, en
montrant leur complexité et la multitude de leurs causes
possibles. Formes fréquentes de psychopathie, troubles divers
de la personnalité, influence du milieu familial menant à une
criminalité précoce, alcoolisme, viol, quelques exemples
qui prouvent la nécessité de traiter chaque cas individuel-
lement et de rejeter les apriorismes défavorables à l ' h o m m e
violent. U n e deuxième conclusion s'impose, qui concerne
l'inefficacité des peines très sévères. Il est d'autant plus
difficile de faire accepter cette vérité par la société que l'opi-
nion publique réclame, en général, la loi d u talion. D e s
importants travaux de recherche effectués par le professeur
Podgorecki16 et ses collègues sociologues sur la base de
questionnaires, il ressort notamment ceci, qui s'applique à
notre propos : l'opinion publique polonaise est indulgente
envers l'alcoolisme, mais sévère à l'égard de la criminalité
violente (qui s'explique pourtant souvent par l'abus d'alcool).
Le V e Congrès des Nations Unies sur la prévention d u
crime et le traitement des délinquants (Genève, septem-
bre 1975)16 a exprimé son inquiétude devant le problème de
la violence, dont il a adopté une large définition. Tirant des
conclusions de la Déclaration universelle des droits de
l ' h o m m e , de diverses résolutions des Nations Unies — par
exemple, la résolution « anti-torture » (32-18 X X I X ) adoptée
La violence du point de vue de la défense sociale 167

en 1974 par l'Assemblée générale—et de nombreux documents


des quatre congrès précédents, le Congrès a abordé la vio-
lence sous de multiples aspects : notamment dans la sec-
tion 3 du rôle nouveau que semblent s'attribuer la police
et d'autres institutions chargées de faire respecter les lois ; dans
la section 4, du traitement des délinquants en fonction parti-
culièrement de l'ensemble des règles minimales pour le trai-
tement des détenus adoptées par les Nations Unies; et dans
le document A-10158 distribué aux participants et intitulé
« R é s u m é analytique établi par le Secrétaire général sur la
torture et les autres peines ou traitements cruels, inhumains
ou dégradants en relation avec la détention et l'emprison-
nement ». Mentionnons également la résolution 3448 ( X X X )
adoptée par l'Assemblée générale le 9 décembre 1975, deux
mois après le Congrès, qui précise la position des Nations
Unies sur la torture et les autres peines ou traitements cruels
ou dégradants dans un cas particulier : « L a protection des
droits de l ' h o m m e au Chili. »
C e qui nous intéresse le plus se trouve dans la section 1,
qui étudie l'évolution des formes et des proportions de la
criminalité, et les recommandations adoptées dans l'esprit
de la défense sociale. H a notamment été déclaré (Doc. A /
Conf. 56/3, p. 27-28) que ces dernières années le problème
de la violence est devenu u n grave sujet d'inquiétude. D a n s
les pays les plus développés et dans certains pays en déve-
loppement, les actes de violence, y compris les homicides,
voies de fait, viols et vols qualifiés sont en augmentation
rapide17. Les renseignements concernant les victimes, fait
relativement nouveau, en criminologie, font état non seule-
ment de l'augmentation du nombre des victimes, mais éga-
lement des cruelles souffrances physiques et psychiques
qu'elles subissent18. D a n s de nombreux pays d u m o n d e la
violence crée un sentiment croissant d'insécurité qui dépasse
m ê m e les risques effectifs et suscite une profonde angoisse
parmi les habitants de certaines grandes villes19.
E n tant que phénomène, la criminalité violente a un carac-
tère extrêmement hétérogène. L a relation entre la violence
croissante, d'une part, et l'industrialisation et l'urbanisation,
et l'anomie qui en résulte, d'autre part, est assez complexe
et indirecte. L'industrialisation et l'urbanisation ne sont pas
en soi des causes de violence. L'augmentation du nombre
de comportements violents devrait être considérée dans le
contexte plus général des problèmes sociaux qui se posent
168 Krzysztof Poklewski-Koziell

aux sociétés contemporaines dans les différentes parties


du m o n d e .
Aussi le Congrès a-t-il adopté les conclusions et jrecom-
mandations suivantes (section 1) :
Les comportements violents en général devraient être replacés
dans le cadre plus large des problèmes sociaux (chômage,
discrimination à l'égard de divers groupes ethniques,
blocages qui interdisent l'accès à une certaine situation
sociale). Les débats ont montré le m a n q u e d'informa-
tions scientifiques sur ce problème.
A beaucoup d'égards, les comportements violents semblent
traduire une crise de la politique et de l'infrastructure
sociales de la communauté contemporaine. Les individus
qui voient se fermer progressivement devant eux toutes
les possibilités de progrès et de réussite peuvent en
conclure que les moyens légaux sont inefficaces, admettre
la violence en tant que solution c o m m o d e , et justifier
leurs réactions violentes et leur agressivité par une
conception personnelle de la justice sociale. Cela conduit
à des « sous-cultures » violentes, dangereuses notamment
pour les jeunes.
L'abus de l'alcool et la violence vont généralement de pair,
notamment parmi les jeunes qui, sous l'effet de l'alcool,
commettent souvent des méfaits et actes de vandalisme
gratuits.
Les moyens de grande information peuvent être u n facteur
de conditionnement. Face à des images de violence, sous
ses formes les plus brutales et les plus sadiques, parfois
la sensibilité s'émousse, en particulier chez les très jeunes,
qui sont ainsi amenés à accepter plus facilement le
recours à la violence devant une situation de conflit. Les
moyens de grande information devraient être utilisés
pour apprendre a u public à réagir d'une façon socia-
lement acceptable devant ces situations.
11 faudrait entreprendre des recherches pour déterminer s'il
existe une relation entre le développement et la violence
(désintégration des règles et des valeurs traditionnelles
de la communauté, insuffisance des structures sociales
et économiques, etc.).
D a n s quelle mesure u n comportement violent reflète-t-il
l'échec de la politique nationale de la jeunesse ? Quelle
part réelle prennent les jeunes à l'adoption des décisions
visant à résoudre les grands problèmes nationaux?
La violence du point de vue de la défense sociale 169

Les organisations culturelles des Nations Unies devraient


étudier des propositions d'établissement d'une convention
internationale donnant des indications minimales quant
au contenu des programmes des moyens de grande infor-
mation destinés aux enfants ou aux adolescents.
A l'issue de cette étude de la violence d u point de vue de la
défense sociale, je cherche des arguments qui m e permettent
de surmonter u n sentiment d'impuissance lié au doute :
pourquoi approfondir les recherches sur u n sujet aussi énig-
matique? Faut-il proposer autre chose qu'une société, une
économie, une famille meilleures? A m o n sens, la poursuite
des recherches se justifierait m ê m e si elle ne débouchait
que sur u n résultat : faire reconnaître les fautes et les idées
simplificatrices qui se manifestent dans les activités offi-
cielles, dans les déclarations faites en public et dans l'atti-
tude générale de ceux qu'on appelle les honnêtes gens. Tant
que les juges s'érigent en justiciers, tant qu'ils croient avec
la grande majorité de l'opinion publique à l'efficacité de la
valeur exemplaire d u châtiment, tant que la violence est le
fait de la police, des gardiens de prison et, en u n sens, des
législateurs, nous avons du pain sur la planche.

Notes

1. H a n n a h Arendt, On violence, N e w York, Harcourt, Brace and World,


1970. 106 p.
2. « Table ronde internationale de politique criminelle », Cahiers de défense
sociale (Paris), n° 2 , 1975, p . 77-97.
3. F . H . McClintock, Crimes and violence, Londres, MacMillan, 1963.
388 p. ; et « Analyse phénoménologique et contextuelle de la violence »,
Violence dans la société, op. cit., n . 13. Voir également : N . Christie,
Definition of violent behaviour, document présenté au X X I I e Congrès
international de criminologie, Maracaibo, Venezuela, 28 juillet-
3 août 1974. Texte dactylographié, 22 p.
4. Jean Pinatel et P . Bouzat, Traité de droit pénal et de criminologie,
tome III, 3 e éd., Paris, Librairie Dalloz, 1975. 542 p .
5. Jacques Vérin, « L a criminologie et l'immoralité internationale »,
Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, n° 3, juillet-
septembre 1971, p . 745-750 ; « L'efficacité de la prévention générale »,
Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, n° 4 , octobre-
décembre 1975, p . 1061-1068 ; Banditisme et prison ( X V e Congrès
français de criminologie : Aspects modernes du banditisme), Clermont-
Ferrand, octobre 1975. Texte dactylographié, 17 p.
6. Attica. The officiai report of the New York State Special Committee on
Attica, N e w York, Bantam Books, 1972. 533 p .
7. S. C . Versele, La violence institutionnelle (XXIII 0 Congrès international
de criminologie, Maracaibo, Venezuela). Texte dactylographié, 31 p .
8. Rosa del O l m o , « Les limitations dans la prévention de la violence »,
Revue de droit pénal et de criminologie, n° 6, mars 1975, p. 511-527.
9. D . Selosse, L'agression, la violence, et les systèmes socio-culturels :
typologie, document présenté au XXIII e Congrès international de
criminologie, Maracaibo, Venezuela. Texte dactylographié, 38 p .
170 Krzysztof Poklewski- Koziell

10. E . Harremos, « L'activité du Comité européen pour les problèmes cri-


minels du Conseil de l'Europe 1966-1974 », Revue de science criminelle
et de droit pénal comparé (Paris), n° 2 , avril-juin 1975, p . 327-342.
11. C h . Debuyst, « Étiologie de la violence », dans : Violence dans la société.
Études relatives à la recherche criminologique, vol. X I : Rapports présentés
à la 10" Conférence des directeurs d'instituts de recherches criminologiques
(1972), Conseil de l'Europe, 1974. 256 p .
12. O . N . Larsen (dir. publ.), Violence and the mass media, N e w York-
Evanston-Londres, Harper and R o w , 1968. 318 p .
13. Gewalt- und Sexualkriminalitat, p. 23, Berlin, Éditions d'État de la
République démocratique allemande, 1970. Ouvrage collectif, 349 p .
Voir également E . Buchholz, Sozialistische Kriminologie. Ihre Theore-
tische und Methodologische Grundlegung, 2 e éd., Berlin, Éditions d'État
de la République démocratique allemande, 1971. 482 p .
14. Dobrochna Wojoik, « Mlodociani sprawcy rozboju » [Jeunes adultes
condamnés pour vol] (résumé en anglais), Archiwum Kryminologii
(Varsovie) [Archives de criminologie], vol. V , 1972, p . 151-190. Zofia
Ostrihanska, « Wielokrotni recydywisci » [La récidive], Panstwo i Prawo
(Varsovie) [L'État et le droit], n° 8, août 1976.
15. A . Podgorecki, Poglady spoleczenstwa polskiego na moralnoso i prawo
[La moralité et le droit dans la société polonaise], Varsovie, Ksiazka i
Wiedza, 1971, 285 p .
16. V e Congrès des Nations Unies sur la prévention du crime et le traitement
des délinquants, Genève, l"-2 septembre 1975, section I. A/Conf.56/3.
17. Sur l'augmentation de la criminalité, en général, voir :
R . Hacker, Agression et violence dans le monde moderne, Paris, Calmann-
Levy, 1972, 360 p. (Traduit de l'américain.)
Sandra J. Ball-Rokeach, « T h e legitimation of violence », dans :
J. F . Short et M . E . Wolfgang, Collective violence, Chicago et N e w York,
Addine Atherton, 1972, 387 p.
F . Ferracuti, Present state of knowledge on crimes of violence. (Document
présenté à la Conférence des Antilles du Commonwealth sur le traitement
et la prévention du crime. Note : « Il est en partie fondé sur l'étude de
F . Ferracuti et G . N e w m a n n : Assaultive offences, chap. 5, dans :
D . Glaser (dir. publ.), Handbook of criminology, Chicago, Rand
McNally, 1974.) Texte dactylographié, 21 p .
L . Dupont et T . Peters, « L'image de marque du hold-up et ses impli-
cations pour une politique criminelle », Revue de droit pénal et de
criminologie (Bruxelles), n° 2, novembre 1974, p . 93-129.
M . E . Wolfgang et L . Curtis, « L a violence criminelle : formes et poli-
tiques dans les villes américaines », Revue internationale de politique
criminelle (Nations Unies), n° 30, 1972, p . 7-11.
G . D . Newton et F . E . Zimring, Firearms and violence in American life,
Rapport intérieur de la Commission nationale sur les causes et la pré-
vention de la violence, 1970. 268 p .
D . Oehler, Criminal violence and its control in the German Federal
Republic, dans : F . M . Wise et G . O . W . Mueller, Studies in comparative
criminal law, Springfield (Illinois), Charles C . T h o m a s , 1975. 328 p .
18. H . C . Kelman, « Violence without moral restraint; reflections on the
dehumanization of victims and victimizers », The journal of social issues,
vol. 29, n» 4, 1973, p . 25-61.
19. L . Lenke, Politique criminelle et opinion publique à l'égard des crimes
de violence, dans : Violence dans la société, op. cit.
Troisième partie

Violence économique
et sociale
D a n s son étude sur la relation entre la violence et le déve-
loppement économique et social, Rasheeduddin K h a n rap-
pelle d'abord quelles sont les principales théories sur les
causes de la violence mises en place sur la base de l'héritage
de Weber et Parsons et il fait la critique d u point de vue
d'une analyse des mouvements de libération nationale et,
d'une façon générale, des mouvements sociaux, des abus d u
concept de « modernisation » qui ne permet pas, par exemple,
de traiter d u rôle de la politique d'intervention des États-
Unis c o m m e facteur de violence. Il dresse ensuite une
typologie des corrélations entre la violence, les systèmes
économico-politiques et le contexte situationnel, en clas-
sant sous cette catégorie des processus concrets tels que
les différents types de décolonisation et de construction
du socialisme. Reprenant ensuite les différentes approches
qui associent la violence et le changement et de toute
façon le conflit (violent ou non violent) aux changements,
Rasheeduddin K h a n propose à son tour une typologie des
modes d'utilisation de la force par les États liée à deux paires
conceptuelles : accumulation/distribution (dimension éco-
nomique), bureaucratie/mobilisation (dimension politique).
E n ce qui concerne la violence dans les pays en dévelop-
pement, il précise que ce ne sont pas le sous-développement
ni le développement en soi qui sont causes de violence, mais
le « mal-développement » qui aboutit à la transformation
d'élites traditionnelles tribales o u féodales en nouvelles
classes exploiteuses qui renforcent les inégalités. Citant la
conclusion d'une étude empirique récente qui établit que
« l'inégalité économique implique la violence politique »,
il conclut que la cause principale de la violence dans les
pays sous-développés d'Asie, d'Afrique et d'Amérique latine
se situe dans le système politico-économique.
173

Pierre Spitz s'attaque à cette violence silencieuse qu'est


la famine provoquée par la structure de pouvoir et par la
structure sociale. Les h o m m e s qui travaillent la terre pro-
duisent la nourriture et tiennent en principe entre leurs
mains un pouvoir de vie et de mort sur les autres. Pourtant
ce sont eux qui meurent de faim, pendant que personne,
dans le m ê m e temps, ne meurt de faim dans les bureaux ou
dans les villes. S'appuyant sur le diagnostic sévère que
Necker portait sur la France de 1775 qui connaissait la
disette, Spitz montre c o m m e n t tout diagnostic sur l'état
de famine ne peut que s'articuler sur u n schéma bipolaire :
possédants-dépossédés. C e schéma n'est pas réservé aux
révolutionnaires. M ê m e sans vouloir bouleverser « le droit
sacré de propriété », c o m m e plus tard Babeuf prônant la
réforme agraire, Necker pensait dans ces termes bipolaires
et cherchait simplement à contrôler l'effet de dépossession
en contrôlant les flux de blé, pour éviter qu'à cette violence
structurale réponde bientôt la violence réactive des affamés.
Passant à l'échelle d u système international, qui est
régie par la m ê m e logique bipolaire, Spitz étudie plus parti-
culièrement les famines indiennes, qui apparaissent stricte-
ment liées « au m o m e n t où l'Inde c o m m e n c e à être expor-
tatrice de blé »; quant aux famines de la Haute-Volta,
entre 1926 et 1931, elles sont liées à l'extension forcée des
plantations industrielles n o n vivrières, c o m m e le coton,
qui détruisirent des économies paysannesricheset équilibrées.
Il donne des éléments sur la politique suivie sans succès
par la Société des Nations, puis par les Nations Unies,
dénonce la « révolution verte » des années soixante, c o m m e
accroissant les inégalités et la dépendance des pays sous-
développés par rapport aux pays développés et des classes
exploitées des campagnes et des villes par rapport aux classes
dominantes locales, tandis que pour éviter les révoltes et
modérer les excès des famines, les pays riches en arrivent
à distribuer une aide alimentaire qui transforme lentement
des populations paysannes en populations assistées. M o n -
trant que, dès 1955, les « politiques d'aide » aux pays sous-
développés n'étaient pour les économistes les plus lucides
que des mesures dans une politique de « sécurité », l'auteur
conclut avec Tolstoï sur « l'inutilité des efforts de ceux qui,
sans changer leurs rapports avec le peuple, veulent lui venir
en aide en distribuant les richesses qui lui ont été prises ».
C'est une sorte de réquisitoire exhaustif que dresse
174

Pierre Mertens des violences constantes et souvent oubliées


inhérentes au fonctionnement normal n o n pas des régimes
totalitaires et répressifs, mais des régimes démocratiques
eux-mêmes. Au-delà d u droit (qui est souvent violence à
côté des grands principes rarement appliqués), la violence
institutionnelle est faite de tous les abus qui permettent de
définir la violence « violente » qui peut éclater soit à l'inté-
rieur des démocraties, soit dans les pays qu'elles soumettent
à leur pouvoir économique, c o m m e une contre-violence
légitime. Mertens critique certaine idéologie « non violente »
qui, s'abstenant de toute enquête sur les « causes » de
violence, en vient à en condamner seulement les manifes-
tations, et renvoie éventuellement dos à dos H o Chi M i n h
et Hitler, arbitrage « humaniste » qui aboutit à une « indiffé-
rence hystérique », face aux bombardements d u Viet N a m .
Violence politique, violence économique, violence intel-
lectuelle et culturelle, m ê m e exercées sous des formes qui
n'impliquent pas de violence physique immédiate, s'accompa-
gnent nécessairement d'une répression organisée de la contre-
violence institutionnelle. Mertens consacre une partie de
son étude à l'analyse des « glissements » du droit dans le
domaine de la définition et du traitement de l'infraction
politique et de la torture en démocratie. D a n s u n m o n d e
d'iniquité sociale, conclut-il, il y a peut-être plus de violence
à maintenir le statu quo qu'à le malmener.
Selon Elise Boulding, les pathologies d u rôle des sexes
qui conduisent à la violence sont courantes dans les sociétés
structurées par 12 000 ans de tradition patriarcale et l'idéal
de l'androgyne, présent dans le Bouddha et Jésus, n'est
sans doute pas près d'aboutir à une relation entre sexes qui
ne soit pas dominée par la violence masculine. C'est la
structure patriarcale de la famille qui constitue la principale
violence structurelle s'exerçant contre les femmes. Par elle,
est légitimé le rôle de la f e m m e c o m m e objet, et plus
particulièrement c o m m e objet de violences, de viol et de
prostitution, c'est-à-dire c o m m e victime de violences compor-
tementales. L'auteur étudie aussi les femmes c o m m e produc-
trices de violence soit indirectement par leur rôle dans la
production de mâles violents, à travers l'éducation, soit
par leur insertion dans les armées et les appareils de répres-
sion. Elisa Boulding rappelle que la moindre criminalité
des femmes paraît liée précisément à leur statut inférieur,
et « qu'à pouvoir égal » les femmes ayant autant d'occa-
175

sions de délits que les h o m m e s , tendraient à en commettre


autant avec toutefois une proportion moindre de crimes
violents. Rappelant quels ont été les objectifs du « tribunal
international des crimes contre la femme », au cours de
l'année de la femme, l'auteur conclut à la nécessité pour
la femme de partager dans une phase de transition avec
l'homme, sur u n pied d'égalité, les rôles de combattant et
de gardien de l'ordre, m ê m e au prix d'une augmentation
de la violence féminine, pour mettrefinau modèle patriarcal.
L a violence et le développement
socio-économique

Professeur de Rasheeduddin K h a n
science politique
à la Jawaharlal Nehru
University

Vers une définition de la violence


L a violence est u n terme surchargé de significations. Il
suffit de jeter u n coup d'oeil sur les publications de plus en
plus nombreuses qui traitent de la violence pour se rendre
compte de la confusion qui entoure ce concept.
D a n s une étude récente, la violence a été définie c o m m e
« l'exercice d'une force physique visant à porter atteinte o u
à causer des d o m m a g e s à des personnes ou à des biens;
une action o u u n comportement ainsi caractérisés; u n
traitement o u une coutume tendant à causer u n préjudice
physique o u à empiéter par la force sur la liberté de l'indi-
vidu1 ». C'est là, bien entendu, le sens le plus courant,
personnalisé, criminologique et lexicographique d u terme
« violence ». O n peut se faire une idée de l'emploi moderne
de ce terme si l'on tient compte du fait que « la violence elle-
m ê m e est un symbole et une métaphore », ainsi qu'il ressort
d'expressions c o m m e « crime violent » (attaque physique
ou menace d'attaque physique), « violence dans la rue »
(provocations, manifestations, violence de la police, contre-
violence de telle ou telle faction, guerre intérieure...), « guerre
extérieure », « violence dirigée contre soi-même » (suicide,
alcoolisme, toxicomanie, etc.), « violence au volant » (meurtre
par accident d'automobile), « violence dans les médias »
(un syndrome : informations oufictionsur la violence pro-
voquant davantage de violence), « violence non violente »
(le paradoxe que la personnalité puisse être détruite par
des méthodes indirectes aussi bien que par l'agression phy-
sique), « violence sociale » (ou ce qu'Herbert Marcuse
et R . D . Laing appellent « tolérance répressive ») 2 . E n
outre, on s'intéresse beaucoup aujourd'hui à la « violence
dans les groupes » et à la « violence dans les sous-cultures »
178

en tant que partie de l'étude globale de la « violence


dans la société ». Mais, c o m m e le déplore Makenzie,
dans chaque cas « o n cherche à tâtons une définition
opérationnelle » 3 .
Des spécialistes de la psychologie sociale, c o m m e Neil
Smelser dans Theory of collective behaviour*, considèrent que
le comportement violent est une « déviation pathologique »
qui engendre des forces compensatrices tendant à maintenir
l'équilibre structurel-fonctionnel de la société. A l'inverse,
des spécialistes de la sociologie politique c o m m e Ted Robert
Gurr 6 soutiennent que la « violence politique » est un phéno-
m è n e « normal » qui contribue, en tant que composante d u
« conflit qui se résout de lui-même », au maintien ultime de
l'équilibre social.
Aujourd'hui, o n met notamment l'accent sur l'aspect de
la violence appelé « violence politique ». L e rapport de cause
à effet entre la politique, le pouvoir et la violence est évident.
C'est ce que souligne C . Wright Mills lorsqu'il déclare
succinctement : « Toute politique est une lutte pour le pou-
voir, la forme ultime d u pouvoir est la violence6 », et c'est
ce que veut dire l'aphorisme souvent cité de M a o , selon lequel
le pouvoir politique « sort d u canon d ' u n fusil ». Selon
Karl M a r x , l'État est u n instrument d'oppression aux mains
de la classe dirigeante, et M a x Weber a aussi affirmé que la
violence est u n « m o y e n propre » à l'État, qui est le seul
à posséder « la source exclusive d u droit à utiliser la
violence »7.

Typologie de la violence

Tout en distinguant la violence telle qu'elle est utilisée par


l'État o u par ses agents (police, armée, bureaucratie, etc.),
et que Fred R . von der M e h d e n appelle « violence institu-
tionnalisée » (par exemple, le recours à la violence pour
prévenir le comportement déviant des citoyens afin de main-
tenir l'ordre dans le pays)8, de la violence utilisée par les
masses et les classes, Gurr propose une typologie à trois
niveaux pour cette dernière forme de violence, à savoir :
a) le désordre (violence politique inorganisée, relativement
spontanée, avec une large participation de la population,
c'est-à-dire des grèves politiques violentes, des émeutes, des
conflits politiques, des manifestations, des soulèvements
localisés); b) le complot (violence politique très organisée,
La violence et le développement socio-économique 179

avec une participation limitée : meurtres prémédités, terro-


risme et guérilla à petite échelle, coups d'États, révoltes, etc.);
et c) la guerre intérieure (violence politique très organisée,
avec une participation massive de la population, visant à
renverser u n régime o u à détruire u n État et accompagnée de
violence généralisée : terrorisme à grande échelle, guérilla
et révolution)9.
Cependant Johan Galtung est le seul spécialiste connu
en science sociale qui propose des typologies systéma-
tiques et multidimensionnelles de la violence dont la pre-
mière est reproduite graphiquement sur le diagramme
suivant10 :

:. Intentionnelle 5 Manifeste
Violence
: Involontaire : :. Latente ;

: Physique '• ( Physique ':

. . ' . ' . • . : ; • " " * • • » .


/ X , . - ^ " ' . : • • ' • ' . ' . .

Psychologique > — Personnelle Structurelle ) *-.' Psychologique

\ Sans motif • Motivée

\ /...
Motivée Sans motif

L a deuxième est publiée dans ce volume 1 1 . Galtung


définit l'inégalité, n o t a m m e n t « l'inégalité dans le partage du
pouvoir, c o m m e étant la formule générale derrière la violence
structurelle » 12 . Il est nécessaire d'étudier la structure sociale,
voire la stratification sociale, si l'on veut comprendre ce
type de violence. A cet égard « ... les concepts d'acteur,
de système, de rang et de niveau sont essentiels » 13 .
Galtung donne c o m m e exemples de violence structurelle
(qu'on peut définir c o m m e une violence personnelle si l'on
remonte à leur préhistoire) le système des castes et la
société raciste, caractérisés tous deux par l'exploitation et
l'inégalité14.
180 Rasheeduddin Khan

Les théories sur Pédologie de la violence15

Les considérations qui précèdent nous amènent à l'étiologie


de la violence, c'est-à-dire aux rapports de cause à effet entre
les origines et les conséquences de la violence. L'importance
de l'étiologie, notamment dans le cas de la violence struc-
turelle, est plus qu'évidente. Depuis quelques années, toute
une école de « théoriciens du conflit » a surgi; ils tirent leur
inspiration classique, directement o u indirectement, aussi
bien des écrits de M a r x et d'Engels que des théories formu-
lées par Weber et Parsons.
D a n s cet ordre d'idée, il convient de citer cinq théories
bien connues sur l'étiologie de la violence :
1. L a théorie frustration-colère-agression (que John Dollard
a dégagée de données empiriques)16.
2. Le concept de la privation relative, élaboré par Ted Robert
Gurr 17 .
3. L e principe de la courbe J, de Davies18.
4. L a théorie des changements sociaux et de la frustration
systématique, de Feierabend-Nesvold19.
5. L a théorie selon laquelle la modernisation provoque la
violence dans les sociétés en transition, de Samuel
Huntington20.
Pour les besoins de notre article, il suffira d'exposer les
postulats de base de ces cinq théories et de faire ensuite une
brève critique des hypothèses théoriques principales.

1. Dollard31 soutient que la source et la capacité humaine


d'agir violemment semblent être le mécanisme frustration-
agression. L a colère engendrée par la frustration est une
force motivante qui dispose l ' h o m m e à l'agression.

2. L a privation relative est définie par Gurr c o m m e 1' « écart


perçu par l ' h o m m e , entre ses attentes et ses possibilités » 2a .
Les premières sont les biens matériels et les conditions de vie
auxquels les h o m m e s pensent avoir légitimement droit. Les
secondes sont les biens et les conditions qu'ils estiment en
mesure d'acquérir et de présenter compte tenu des moyens
que la société met à leur disposition.
Le mécontentement provoqué par la privation est u n
stimulant universel de l'action. Ainsi, l'étiologie peut avoir
le schéma suivant : le premier enchaînement causal de la
violence politique consiste d'abord dans l'amplification d u
La violence et le développement socio-économique 181

mécontentement, ensuite dans la politisation de ce dernier


et, enfin, dans son extériorisation par une action violente qui
est dirigée contre des objets et des acteurs politiques.

3. Selon Davies, les révolutions sont dues à la frustration qui


se produit lorsqu'une longue période d'expansion — faisant
croire à une croissance constante — est suivie par une dépres-
sion de courte durée. Il soutient que, contrairement aux
attentes de M a r x et m ê m e aux hypothèses d'Alexis de Toc-
queville et d'autres, les révolutions ne se produisent pas
pendant des périodes o ù la situation de privation sociale se
prolonge ou s'aggrave. A u contraire, les révolutions éclatent
dans des périodes de prospérité et d'amélioration relatives.
C'est ainsi que Davies trace une courbe en J d u développe-
ment social et économique, et situe la révolution au point
de la courbe o ù l'écart entre les « réalisations » et les « at-
tentes » devient intolérable.

4. Feierabend et Nesvold ont formulé l'hypothèse de la


« frustration systématique » qui leur paraît être applicable
à toute analyse du comportement collectif violent décelable
dans les systèmes sociaux. L a frustration systématique est
définie c o m m e une frustration collectivement ressentie dans
une société. Pour développer le postulat de base frustration-
agression, ils proposent trois hypothèses générales en vue
de recherches empiriques : a) dans toutes les circonstances,
la frustration systématique est fonction de l'écart qui existe
entre, d'une part, les aspirations et les attentes sociales d u
m o m e n t et, d'autre part, les réalisations sociales; b) les esti-
mations actuelles (c'est-à-dire les prévisions concernant les
frustrations o u la satisfaction future) déterminent le niveau
des frustrations o u de la satisfaction actuelles; c) les incer-
titudes que présentent les attentes sociales (c'est-à-dire la
question de savoir si l'avenir réserve désastre ou salut) intensi-
fient à elles seules le sentiment de frustration systématique.

5. Huntington soutient qu'il faut rechercher les causes de la


violence et de l'instabilité dont souffrent les pays neufs
d'Asie, d'Afrique et d'Amérique latine dans le décalage qui
existe entre le développement d'institutions politiques viables
et les processus du changement économique et social. Accep-
tant le paradigme social à trois niveaux tel qu'il a été conçu
par les fonctionnalistes structurels (c'est-à-dire la société
182

traditionnelle, en transition et moderne), Huntington avance


que les premières et les dernières sont moins portées à la
violence et à l'instabilité politique alors que la société en
transition y est la plus encline. Les soulèvements révolution-
naires, les coups militaires, les insurrections, la guérilla et
les assassinats sont tous caractéristiques des sociétés en
transition. Huntington rejette la « thèse de la pauvreté »,
selon laquelle c'est le désir de richesse et de modernisation,
et n o n pas la misère et l'arriération, qui engendre la violence
et l'instabilité23. Il rappelle que, dans les pays en voie de
modernisation, la violence, l'agitation et l'extrémisme appa-
raissent le plus souvent dans les couches les plus aisées de la
population plutôt que dans les classes les plus pauvres. Il
affirme qu'un certain degré de développement économique
est nécessaire pour engendrer l'instabilité24.
Proche de Feierabend et de Gurr, Huntington affirme que
la mobilisation sociale est u n facteur d'instabilité bien plus
important que le développement économique. L'urbanisation,
l'alphabétisme, l'éducation, les médias exposent tous l ' h o m m e
traditionnel à de nouvelles possibilités de satisfaction. Mais,
c o m m e la capacité que possède une société en transition de
satisfaire ces nouvelles aspirations évolue beaucoup plus
lentement, u n « écart » o u u n « décalage » se développe
entre les aspirations et les attentes. Cet écart suscite la frus-
tration et l'insatisfaction au niveau social qui conduisent à
des revendications auprès d u gouvernement et à u n accroisse-
ment de la mobilisation et de la participation politique afin
d'obtenir gain de cause. E n l'absence d'institutions poli-
tiques appropriées, il est difficile, sinon impossible, d'ex-
primer ces revendications par les voies légales, de les modérer
et de les regrouper au sein d u système politique. C'est ainsi
que l'intensification de la participation à la vie politique
conduit à l'instabilité et à la violence politiques.

U n e critique des théories sur Pétiologie de la violence

E n guise de critique globale et spécifique de ces cinq théories,


il est possible de formuler les observations suivantes :
Toutes ces théories supposent une situation normative
qui implique « u n système politique stable » à chacun des
stades d u développement social et économique — c'est-à-dire
dans le paradigme à trois niveaux : traditionnel, transitionnel
et moderne. Par ailleurs, o n valorise davantage la « stabilité
La violence et le développement socio-économique 183

politique » que le « changement » (social et économique).


Quant à ce dernier, les théoriciens en question considèrent
que le « changement » est « légitime », « normal » et « fonc-
tionnel » tant qu'il ne déséquilibre pas le « système ». Mais
dès lors que le changement et, plus particulièrement, ses
modalités impliquent une refonte totale des rapports socio-
économiques et u n déplacement du lieu d u pouvoir, on les
considère c o m m e « nuisibles », « illégitimes », « anormaux »
et « dysfonctionnels ».
Il n'est pas difficile de déceler le caractère ethnocentrique
des racines épistémologiques et des paramètres heuristiques
de ces théories. Toute la perspective d u phénomène global
de cadre de l'avenir préféré, la perception des buts et des
objectifs et, enfin, les différentes étapes d u changement et
de sa réalisation obéissent à l'échelle des valeurs de la
communauté nord-atlantique.
M ê m e le modèle de la « modernisation » ou d u « déve-
loppement politique » est u n stéréotype calqué sur l'expé-
rience historique de l'Occident, avec quelques additions et
modifications mineures pour donner une impression de
validité universelle. Le terme « occidentalisation », autrefois
utilisé plutôt cyniquement, a été abandonné. Cependant,
un examen plus poussé révèle que le terme modernisation
n'est autre que le vieux concept d'occidentalisation vêtu des
nouveaux habits d u jargon contemporain. E n réalité, le
concept de modernisation a été proposé par les fonction-
nalistes structurels autant que par les behaviouristes et
m ê m e par les postbehaviouristes, pour remplacer ce que les
marxistes appellent « révolution ».
Ces cinq théories ne reconnaissent pas le processus global
et essentiel — celui de la décolonisation — qui imprègne la
vie, la société, l'économie et la politique de la plupart
des États et territoires existants. Sur les 148 États qui
sont aujourd'hui membres de l'Organisation des Nations
Unies, plus de 100 (dont la population représente plus des
deux tiers de l'humanité) affrontent aujourd'hui le défi
prodigieux de forger une identité nouvelle à partir des débris
du système colonial disparu. Mais cette réalité urgente est
presque totalement méconnue par la sagesse ésotérique des
constructeurs occidentaux de modèles du changement social,
si ce n'est à titre de référence indirecte. Il est donc normal
que la nature, le rôle et l'impact des mouvements de libé-
ration soient, au mieux, relégués au second plan. D e m ê m e ,
184

on sous-estime le rôle que l'idéologie joue pour mobiliser,


encadrer et stimuler les populations en direction d u chan-
gement, d u soulèvement et de la révolte. O u bien o n la
mentionne de façon péjorative.
L a théorie frustration-colère-agression et le concept de
privation relative s'appliquent davantage aux individus, aux
groupes et aux sous-groupes homogènes qu'à des segments
numériquement importants o u à des groupes hétérogènes, et
encore moins à la société en tant que collectivité. Ces théories
et concepts semblent être plutôt une extension de la psycho-
logie individuelle à la société et supposent une constance des
stimuli et des réponses dans deux catégories par ailleurs
distinctes : l'individu en tant qu'unité et la société en tant
que collectivité.
L e principe de la courbe en J conçue par Davies est valable
dans certaines situations socio-politiques déterminées, mais
il ne semble pas être universellement applicable. Des études
sur des révolutions survenues dans divers pays réfuteraient
certaines de ses hypothèses de base. C e principe aide effecti-
vement à expliquer les coups d'État — notamment dans le
contexte latino-américain — mais il ne suffit pas à expliquer
d'autres formes de révolution.
L a théorie de Feierabend et de Nesvold ainsi que l'hypo-
thèse de l'écart formulée par Huntington ne sont valables
qu'en partie. Il est en effet difficile de mesurer la « frustration
systématique ». M ê m e s'il est possible de l'exprimer en termes
quantitatifs, il est néanmoins difficile de faire u n calcul
plausible pour déterminer le point o ù les « quantités » se
transforment en une nouvelle « qualité ». Cette hypothèse
est ambiguë dans sa généralité et purement académique dans
sa spécificité — c'est une sorte de « formule de laboratoire »
qu'on ne peut pas mettre à l'essai « au niveau de la fabri-
cation ». Quant à l'hypothèse de Huntington, elle met
trop l'accent sur la violence dans ce qu'il appelle les sociétés
en transition et néglige les formes de violence, tant directe
que structurelle, qui sont endémiques aussi bien dans les
sociétés tribales et féodales que dans la société industrialisée
(« moderne »). L e pluralisme des sociétés modernisées
— notamment dans les systèmes fédéralistes comportant
une multiplicité d'ethnies et de couches sociales — donne
naissance à u n ensemble différent de tensions de conflits et
de violence entre groupes. L a recrudescence des manifes-
tations de violence chez les jeunes et les étudiants, la vio-
La violence et le développement socio-économique 185

lence interraciale et interconfessionnelle modifient, si elles


ne les réfutent pas, les hypothèses « universalistes » de
Huntington.

Les m o d e s de la violence structurelle

Systèmes écopolitiques, contextes conjoncturels


et violence : une corrélation

L a division d u m o n d e selon des critères qu'on appelle des


dichotomies géographiques — c'est-à-dire en nord et en sud
du point de vue des niveaux de développement économique,
industriel et technologique; en est et en ouest d u point de
vue de l'allégeance idéologique et des groupements militaires
et économiques — est trop large, trop lâche et trop floue;
en outre, elle découle d'une approche unidimensionnelle.
C'est la souveraineté territoriale (c'est-à-dire l'État, l'État-
Nation ou l'État plurinational, selon le cas) définie d'après la
cohésion multidimensionnelle, le caractère socio-économique
distinctif et l'identité politique qui la caractérisent, et c o m m e
une certaine unité analytique de problèmes globaux, qui
représente la catégorie d'étude la plus complète et la plus
c o m m o d e . E n premier lieu, en raison de la nature du pouvoir
et de son exercice, et des sanctions qui garantissent l'exercice
de ce pouvoir par l'État sur les citoyens, les groupes, les
classes et les masses. E n second lieu, d u fait que les États
sont reconnus dans le droit international, dans l'économie
internationale. C'est pourquoi, a u niveau de l'analyse, il
est plus significatif et plus c o m m o d e d'examiner les structures
sociales également du point de vue des systèmes économiques
et politiques territorialement déterminés.
Si l'on considère l'État (ou la souveraineté territoriale)
c o m m e une unité, on peut lier les structures sociales à deux
systèmes déterminants : au système politique et au système
économique, mais aussi aux contextes conjoncturels domi-
nants dans lesquels u n pays o u u n peuple se trouvent. N o u s
allons d'abord définir ces trois termes : système économique,
système politique et contexte conjoncturel, puis proposer
une typologie de la violence liant ces trois paramètres.
1. O n peut caractériser le système économique par au
moins six aspects : la nature fondamentale de l'économie
(autarcie, troc, monnaie o u crédit); l'emploi de la majorité
186 Rasheeduddin Khan

de la population active dans le secteur de production pri-


maire, secondaire o u tertiaire; la nature des rapports de
production (tribale, féodale, capitaliste-industrielle, socia-
liste-industrielle); le P N B global et le revenu par habitant; le
m o d e de transport des marchandises et des personnes; et le
degré de maturité atteint dans l'une des trois révolutions
économiques et technologiques déterminantes, à savoir, la
révolution urbaine, la révolution industrielle et la révolution
de l'automatisation. Ces considérations sur le développement
socio-économique nous permettent d'identifier quatre types
de système économique : a) primitif : économie de subsis-
tance, société tribale, faible technologie, au seuil de la révo-
lution urbaine; b) traditionnel : économie de troc, société
féodale, technologie intermédiaire, au seuil de la révolution
industrielle; c) moderne (capitaliste) : économie fondée sur
la monnaie et le crédit, société postindustrielle de libre
entreprise, orientée vers le profit et la concurrence, échanges
commerciaux mondiaux dominés par les entreprises multina-
tionales, révolution de l'automatisation en cours; d) moderne
(socialiste) : économie fondée sur la monnaie et le crédit,
société industrielle coopérativiste et à planification centra-
lisée, au seuil de la révolution de l'automatisation.
2. O n peut identifier u n système politique contemporain
selon l'orientation d u régime, le lieu d u pouvoir, les fonde-
ments de la légitimité, la structure constitutionnelle et les
fonctions politiques (régimes autoritaires, démocraties libé-
rales, démocraties socialistes).
3. L e « contexte conjoncturel » est u n terme qui sert à
indiquer l'orientation socio-politique générale d'un peuple
ou d'un pays à l'heure actuelle, d u point de vue de ses prin-
cipaux buts et préoccupations en matière de développement
intérieur (national).
A titre provisoire, il est possible d'identifier les cinq
contextes conjoncturels suivants : a) colonial/lutte de libéra-
tion; b) postcolonial/indépendance naissante; c) ex-colonial/
néo-métropolitain; d) socialisme en cours de construction;
é) socialisme m û r .
L a nature, le type et les manifestations de la violence
dans chacune des « structures sociales » et des « contextes
conjoncturels » sont variables et nécessitent une étude
exhaustive dans chaque cas. U n e typologie basée sur ces
distinctions permet de mettre en évidence certaines corréla-
tions entre systèmes écopolitiques, contexte conjoncturel,
La violence et le développement socio-économique 187

grands objectifs de la société et tel type de violence. U n e


hypothèse fondamentale est que la violence est endémique
dans chaque structure sociale et dans chaque contexte
conjoncturel. Épigrammatiquement, o n peut m ê m e dire
« qu'être violent est humain » m ê m e si l'inverse n'est pas
vrai. C'est u n truisme qu'aucune société, à l'exception de
quelques rares individus, n'est exempte de toutes les mani-
festations de la violence.

Décolonisation et violence

Aujourd'hui, un des facteurs dominants est ce que l'on appelle


la décolonisation. D a n s l'histoire de l'humanité, la décolo-
nisation représente « une ligne de partage des eaux ». Elle
est à la fois le rejet d u pouvoir dominant et l'affirmation
d'un réveil. Les peuples en lutte, en révolte, manifestent leur
profonde aspiration à un nouveau type de relation entre les
h o m m e s et entre les groupes humains. Mais la décolonisation
n'est pas toujours u n processus complet o u achevé. Quel-
quefois elle est morcelée, fragmentée, en partie réelle et en
partie fausse, en partie réalisée et en partie compromise.
Sous toutes ses formes, la décolonisation représente néan-
moins une rupture décisive avec le passé, u n pas au-delà
de la domination des maîtres coloniaux et de leurs agents
autochtones.
D a n s son livre chargé de sentiments, Les damnés de la
terre™, Frantz Fanon a chanté le péan de la résurrection des
opprimés. Avec Sorel, Fanon reste un des partisans les plus
déclarés de la violence dans sa fonction de catharsis pour les
peuples réduits en esclavage et de catalyseur du changement.
Il est une des grandes lumières de la littérature de la « renais-
sance par l'engagement dans la violence » 26 . Sorel a proclamé
qu' « une classe peut renaître par la violence » et Fanon a
affirmé que « les individus et les peuples peuvent guérir en
participant à une politique violente »27. Cela nous rappelle
assurément M a r x et sa formule classique selon laquelle
« une classe ne peut se constituer qu'à travers le conflit ».
Réfléchissant sur les répercussions de la violence dans la
situation coloniale, Fanon dit que la violence a été utilisée
dans « . . . l'arrangement d u m o n d e colonial, qui a rythmé
inlassablement la destruction des formes sociales indigènes ».
Dès lors, quand le m o m e n t viendra, les indigènes recourront
à la violence pour « faire sauter le m o n d e colonial »28.
188 Rasheeduddin Khan

L'engagement de F a n o n dans la violence est aussi eupho-


rique que prescriptif. « L ' h o m m e colonisé, déclare-t-il, se
libère dans et par la violence29. » « L e colonialisme est sépa-
ratiste et régionaliste... la violence dans sa pratique est
totalisante, nationale... L a violence désintoxique. Elle débar-
rasse le colonisé de son complexe d'infériorité... et le réhabi-
lite à ses propres yeux 30 . »

Changement social, conflit et violence :


points de vue marxiste et non marxiste

U n e étude systématique des rapports entre la cohésion sociale,


les conflits sociaux et la violence sociale a été tentée
par Lewis Coser dans The functions of social conflicts31 et
« Internal violence as a mechanism for conflict resolution » 32 .
Coser explique l'aspect socio-culturel de la violence. Il
considère « la violence c o m m e étant au service des structures
sociales d u fait qu'elle fournit des mécanismes pour la réso-
lution de conflits lorsque les pouvoirs établis ne parviennent
pas à répondre aux revendications de nouveaux groupes qui
cherchent à se faire entendre38 ».
L a corrélation entre la violence et le conflit selon
P. H . C o n n est plus qu'évidente. « L'emploi d u terme
'conflit' appliqué aux systèmes politiques évoque souvent la
violence physique... Et pourtant, u n conflit peut être aussi
bien violent que non violent3*. » D e la m ê m e façon, il n'est
guère difficile d'établir la relation entre conflit et changement.
Pour citer Paul H . C o n n : « Les conflits dans la société sont
très souvent le produit d u changement... Cela ne signifie
cependant pas que les conflits soient exclusivement o u m ê m e
essentiellement déterminés par de nouvelles conditions éco-
nomiques 36 . »
Mais, ainsi qu'il est universellement reconnu, c'est M a r x
qui a formulé, avec une profondeur philosophique nuancée
par la vision d u futur, l'hypothèse classique liant le chan-
gement au conflit et celui-ci à la violence. Réaffirmant la
théorie marxiste selon laquelle l'État est u n instrument
d'oppression et de force utilisé par la classe dirigeante pour
maintenir les classes exploitées dans leur état de soumission,
Lénine dit dans L'État et la révolution que « l'État est le
produit et la manifestation de ce fait que les antagonismes
de classes sont inconciliables. L'État surgit là, au m o m e n t
et dans la mesure où, objectivement, les contradictions de
La violence et le développement socio-économique 189

classes ne peuvent être conciliées. Et inversement : l'existence


de l'État prouve que les contradictions de classes sont inconci-
liables... Selon M a r x , l'État est un organisme de domination
de classe, u n organisme d'oppression d'une classe par une
autre; c'est la création « d'un ordre » qui légalise et affermit
cette oppression en modérant le conflit des classes... il est
clair que l'affranchissement de la classe opprimée est impos-
sible, non seulement sans une révolution violente, mais aussi
sans la suppression de l'appareil du pouvoir d'État qui a été
créé par la classe dominante et qui est l'incarnation de cette
'aliénation'38. »
Interprétant le concept marxiste de la lutte des classes,
Lénine souligne que « contradiction » et « lutte » se pro-
duisent non seulement entre les classes d'une m ê m e société et
d'une m ê m e nation (conflit intrasocial et intranational) mais
aussi entre sociétés et nations (conflit intersocial et inter-
national)3'.
Revenant aux « forces et formes motrices de la révolution
de libération nationale », Lénine a vu dans ce qu'on appelle
la question nationale et coloniale une partie d u processus
révolutionnaire à l'échelle mondiale. Il a avancé la thèse
de l'alignement des classes et des forces sociales dans les
mouvements de libération nationale. Selon lui, les m o u v e -
ments nationaux ne peuvent dépasser les limites des m o u v e -
ments démocratiques bourgeois, précisément parce que « la
majorité écrasante de la population des pays arriérés est
composée de paysans ». Cela l'a conduit à conclure que « les
paysans doivent constituer la principale base sociale d u
mouvement de libération nationale ». Bien entendu, il a
souligné l'importance de l'alliance entre la classe ouvrière
et la paysannerie, ainsi que d u rôle actif que la bourgeoisie
nationale joue dans les mouvements nationaux38.
Tout en affirmant que les principes d u marxisme-
léninisme, tels qu'ils s'appliquent à la question nationale et
coloniale, ont été triomphalement corroborés par l'expérience
de la lutte de libération des peuples menée dans l'Est, H o
Chi M i n h récapitule les trois principes directeurs, à savoir :
a) que la révolution dans les pays coloniaux et semi-coloniaux
est une révolution nationale-démocratique, menée par u n
front national très large qui unit toutes les couches et classes
sociales désirant se libérer de la domination coloniale;
b) que cette révolution est avant tout une révolution paysanne,
menée toutefois grâce à l'alliance des paysans avec la classe
190

ouvrière; elle est donc inséparable de la révolution anti-


féodale dont l'objectif principal est la réforme agraire; et
c) que la révolution de libération dans les pays opprimés et
la révolution prolétarienne dans les pays oppresseurs doivent
être solidaires39.
E n raison de la combinaison particulière des forces
— intérieures et internationales — dans de nombreuses luttes
de libération en Asie, en Afrique et en Amérique latine, qui
ont suivi le mouvement de décolonisation après la seconde
guerre mondiale, la guérilla est devenue une méthode impor-
tante de lutte. Il est donc tout naturel que « le gros des
ouvrages sur la guérilla, y compris les 'classiques' contem-
porains dus à des révolutionnaires c o m m e M a o , Guevara,
Giap et Debray, ait porté davantage sur les techniques de
violence à employer aux divers stades de la révolte que sur
les changements sociaux qui en résultent »40. Debray avance
que « la guérilla est à la révolte paysanne ce que M a r x est
à Sorel ». Il lie la violence et l'insurrection au changement
et dit que « l'insurrection est une stratégie politique totale
pour u n changement total »". M a o a mis l'accent sur la
mobilisation nationale c o m m e m o y e n de lutte contre l'ennemi
intérieur et extérieur. Pour lui, la « révolution rurale » est
un acte de violence parce que « la violence implique les gens
et les engage ». O n rapporte que, réfutant la proposition
de Bertrand Russel d'instaurer le c o m m u n i s m e sans recourir
à la dictature d u prolétariat, M a o a soutenu que « c'était
historiquement et psychologiquement impossible ». Il a
souligné qu'on ne pouvait changer les classes possédantes
ni par la persuasion ni par l'éducation. Pour les changer, il
fallait recourir résolument à la lutte et à la violence pendant
une brève période de dictature du prolétariat « pour mettre
fin aux activités des contre-révolutionnaires et pour établir
l'autorité des anciens opprimés »42. Selon Lénine, M a r x
et Debray, « dans certaines conditions particulières, la vio-
lence bien organisée est le chemin le plus court entre deux
points »43. Cette affirmation va dans le sens de M a r x pour
lequel la violence et la révolution politique sont imbriquées
et la révolution politique ne provoque pas de changements
par elle-même; elle exprime simplement le passage d'un
système économique à u n autre. C'est cette hypothèse qui
amène M a o à soutenir « que la tâche principale et la forme
supérieure de la révolution consistent à s'emparer du pouvoir
politique par la force armée et à régler les problèmes
La violence et le développement socio-économique 191

par la guerre W 4 . C'est M a r x qui a dit que le rôle révo-


lutionnaire de la « force » est d'être « l'accoucheuse
de toute vieille société qui en porte une nouvelle dans
ses flancs »45. Engels souligne « le haut essor moral et
intellectuel qui a été la conséquence de toute révolution
victorieuse »46.
Parmi les théoriciens non marxistes de la violence et de
la révolution, H a n n a h Arendt et R . Dahrendorf ont mis
l'accent sur le lien entre violence et changement. Arendt*7
considère la violence c o m m e « l'instrument de l'intervention
directe dans la politique et affirme donc qu'une théorie de la
révolution ne peut porter que sur la justification de la vio-
lence ». Elle distingue entre la violence telle qu'elle est utilisée
pour détruire le pouvoir existant et la violence en tant q u e
condition préalable et nécessaire au changement. R . Dahren-
dorf48 conçoit la révolution c o m m e u n changement politique
et social violent et rapide. D tente d'établir une corrélation
entre la violence et le changement et formule certaines
propositions48.
Lucian Pye 50 , Edward Shils", Clifford Geertz62 et d'au-
tres53, qui représentent le courant de pensée structuraliste-
fonctionnaliste-behaviouriste, ont attiré l'attention sur la
prédominance de la violence dans les jeunes États d'Asie et
d'Afrique qui représentent, selon ces auteurs, des sociétés en
transition (rappelons le paradigme à trois niveaux des sociétés
traditionnelles, en transition et modernes). Leur argument
principal est que la cause essentielle de la violence intérieure
est le défaut d'intégration au niveau politique, en raison des
scissions et divisions ethniques, régionales, linguistiques o u
communautaires. Bienen fait remarquer qu' « à mesure que
les gens passent de la tradition au modernisme... (leur)
sensibilité aux changements est une source de violence dans
les sociétés en transition... C o m m e les changements accrois-
sent l'insécurité, le degré d'agression et d'hostilité dans la
société augmente nécessairement »54.
Il a été avancé que le processus de développement c o m -
porte six dimensions principales qui expliquent en dernière
analyse le fonctionnement d u système. Egil Fossum 5 5 énu-
mère les trois couples suivants de concepts qui correspondent
aux six dimensions :
Accumulation Distribution (Dimension économique)
Bureaucratie Mobilisation (Dimension politique)
Coopération Autonomie (Dimension internationale)
192 Rasheeduddin Khan

E n jouant avec ces six dimensions combinées en trois séries,


Fossum identifie trois modèles de développement dans les-
quels il permute et combine de diverses manières ces couples
de concepts :

Modèle 1 : libérât-moderniste
Accumulation d'abord Distribution ensuite
Bureaucratie d'abord Mobilisation ensuite
Coopération d'abord Autonomie ensuite

Modèle 2 : radical-nationaliste
Accumulation d'abord Distribution ensuite
Bureaucratie d'abord Mobilisation ensuite
Autonomie d'abord Coopération ensuite

Modèle 3 : révolutionnaire socialiste


Distribution d'abord Accumulation ensuite
Mobilisation d'abord Bureaucratie ensuite
Autonomie d'abord Coopération ensuite

Selon lui, les classes qui défendent et appuient chacune de


ces stratégies ont les caractéristiques suivantes :

Modèle 1 : classe supérieure et moyenne modernes


Modèle 2 : classe moyenne, surtout celle des structures coopérativistes
Modèle 3 : classe ouvrière

L'essentiel de la thèse de Fossum est qu'il n'existe pas u n


modèle de développement unique ou total66, et qu'en outre
le « modèle libéral-moderniste » tant vanté présente beau-
coup de défauts67; à) l'hypothèse des buts collectifs et de
l'identité d'intérêts au sein d'une société est insoutenable :
elle conduit à une fausse conception d u conflit58 et à u n rai-
sonnement purement quantitatif, b) le modèle implique une
conception trop restreinte de la politique69, c) l'idée que la
politique est u n secteur autonome et que les facteurs socio-
économiques entrent enjeu presque exclusivement c o m m e des
variables indépendantes dans la structure et le fonctionne-
ment d u système politique est trompeuse et incomplète,
et d) c'est une erreur d'exclure la structure internationale des
classes et les facteurs étrangers spécifiques c o m m e éléments
déterminants de la politique des pays pauvres, car il n'existe
pas de système politique national isolé.
E n rapprochant les deux paires de concepts Accumulation-
Distribution (dimension économique) et Bureaucratie-Mobi-
lisation (dimension politique) dans chacun de ces trois
modèles de développement d u phénomène de la violence,
La violence et le développement socio-économique 193

on peut distinguer différentes formes de violence collective


et individuelle. Cela est possible parce que chacun des modèles
présente des caractéristiques structurelles qui contribuent à
l'emploi de la force par l'État afin de défendre les « valeurs »
cultivées et perpétuées par la fraction, la classe ou le groupe
qui détiennent le pouvoir politique.
D a n s chacun de ces modèles, la domination totale de
l'État60 est telle que, partout, les citoyens se heurtent aux
limites inhérentes à la vie et au travail dans u n « État maxi-
mal » — ce nouveau Léviathan — et au défi que cela repré-
sente. L a nature de la violence structurelle peut varier d'un
modèle à l'autre, et plus précisément à l'intérieur de sous-
modèles, mais aucun être humain ne peut échapper à la
servitude à laquelle le réduit l'État moderne tout-puissant.
« L a violence sociale réside non pas tant dans l'usage qu'on
fait des baïonnettes que dans ce qu'elles protègent. C'est ce
que Gandhi appelle 'l'exploitation', qui, pour lui, est la
forme suprême de la violence61. »
D a n s un m o n d e hautement interdépendant, la dimension
internationale sous ses deux aspects : coopération et auto-
nomie, influe très nettement sur l'ensemble du processus
de développement. Examinons brièvement certains aspects
qui entravent la coopération internationale, affaiblissent
l'autonomie des États et accentuent la structure de violence
au niveau mondial.
Le continuum entre le démantèlement d u système colo-
nial occidental (amorcé à la suite de la deuxième guerre
mondiale) et la consolidation du « m o n d e unique » par de
multiples liens d'interdépendance peuvent ou n o n avoir
des rapports de cause à effet. Il faut cependant souligner
qu'à l'époque m ê m e où les nouveaux États et les nouvelles
nations d'Asie, d'Afrique et d'Océanie accédaient à l'indé-
pendance, le m o n d e est devenu dangereusement interdé-
pendant sur le plan politique et économique.
Mais, c o m m e le signale Fossum, ce qui est surprenant
c'est que « l'effet le plus important des structures inter-
nationales... est le degré auquel elles influencent (négati-
vement) la possibilité d'atteindre les valeurs auxquelles les
gens aspirent dans un milieu pauvre, valeurs que le système
international lui-même définit c o m m e importantes (telles
que)... les efforts pour accumuler des richesses et le désir
d'éducation62 ». L e développement est contrarié « par
l'existence d u mécanisme de distribution inhérent à la
194 Rasheeduddin Khan

structure internationale. Implicitement... la valeur enlevée aux


pays démunis est bien supérieure à ce qu'on y investit63 ».
Et, pour comble, « n o n seulement les dimensions socio-
économiques sont essentiellement déterminées par les struc-
tures internationales et par les grandes puissances, mais aussi
le fonctionnement d u système politique lui-même. C'est
lui qui décide quels groupes sont autorisés à prendre le
pouvoir. Il définit les limites de leurs actions, souvent en
liaison avec les groupes les plus conservateurs de la nation...
C'est là un des cercles vicieux dans lesquels les pays pauvres
se trouvent enfermés64 ».
Les six facteurs principaux qui exercent de lourdes
contraintes sur le développement positif et équilibré des
pays pauvres qui désirent concilier le principe de la crois-
sance économique avec celui de la justice sociale sont les
suivants : a) l'interpénétration des économies nationales
par les entreprises multinationales65; b) la multiplication
par six, en vingt-cinq ans, d u volume des exportations et
échanges mondiaux 6 6 ; c) l'accroissement énorme des m o u -
vements de capitaux au niveau international, depuis les
investissements directs jusqu'aux transferts de capitaux67;
d) l'impact considérable des relations économiques inter-
nationales sur les relations économiques nationales et sec-
torielles (à l'intérieur d u pays); é) la montée en flèche des
prix du pétrole qui entraîne les crises de l'énergie, l'inflation,
le déséquilibre économique et l'érosion des réserves de
devises étrangères, et/) une course mondiale aux armements
qui, d'une part, provoque l'accroissement incessant des
dépenses militaires au niveau mondial — ce qui prive les
pays pauvres d'une grande partie des ressources mondiales
qui auraient été utilisées pour les aider — et, d'autre part,
incite les pays pauvres et en développement à accroître
leurs achats d'armes, ce qui détourne leurs maigres res-
sources vers des dépenses militaires qui constituent u n gas-
pillage, au détriment d'un développement indispensable.

Conclusion : le « mal-développement »
cause de violence
O n peut analyser la violence structurelle dans chacun des
systèmes socio-économiques et dans chacune des situations
que nous avons mentionnés, en tenant compte des facteurs
La violence et le développement socio-économique 195

spécifiques qui les différencient. Toutefois, pour les besoins


de notre exposé, nous nous intéresserons plutôt à certains
aspects de la violence telle qu'elle apparaît dans les pays
en développement.
Si l'on examine ce problème de plus près, il devient
nécessaire de corriger l'impression courante que la violence
est u n sous-produit d u processus de développement en soi.
E n réalité, ce n'est pas le phénomène d u développement en
soi qui engendre les tensions, les conflits et la violence, mais
le « développement déséquilibré » ou, pour employer une
autre expression, le « mal-développement M 6 8 .
Le mauvais développement dans les pays arriérés et
pauvres, récemment libérés de la colonisation, est la consé-
quence de plusieurs forces. A la base, on trouve le problème
alarmant de la misère, de l'inégalité héréditaire et de l'iné-
galité des chances léguées par le passé tribal et féodal. Cet
héritage a été perpétué par le système colonial qui a permis
aux hiérarchies tribales et féodales de survivre et de perpétuer
l'inégalité dans les relations sociales et celles-ci, à leur tour,
ont indirectement préservé la pauvreté et maintenu l'activité
économique à u n niveau bas. E n outre, le système colonial
a introduit une nouvelle forme d'exploitation d'un niveau
supérieur, en transformant l'élite politique et économique
indigène en une classe intermédiaire de collaborateurs a u
service du projet colonial de domination politique et d'expan-
sion économique.
L'indépendance politique n'a pas fait disparaître pour
autant la nuit sombre de la misère, de l'inégalité et de l'exploi-
tation. Bien au contraire, dans la plupart des pays d'Asie
et d'Afrique, l'indépendance politique n'a fait que mettre
le pouvoir entre les mains de l'élite locale et, qui plus est,
elle a légitimé la domination politique de cette élite au n o m
du nouvel ordre politique national. Grâce à l'identité d'ori-
gine et d'intérêt de la classe dirigeante et de l'élite économique
(les capitaines d u commerce et de l'industrie et les riches
propriétaires terriens), la concentration d u pouvoir et des
richesses a p u se faire sans à-coups et « spontanément ».
D a n s toute forme de régime autoritaire ce processus se
trouve facilité, mais m ê m e là où l'on a institué des « d é m o -
craties libérales » o u des régimes constitutionnels, la mani-
pulation de la politique et de l'économie et l'action tendant
à maintenir l'hégémonie des élites au pouvoir et des classes
qui les soutenaient ont eu lieu, si possible, dans le cadre d'un
196

système parlementaire69, électoral, constitutionnel et légis-


latif. Lorsque c'était nécessaire, on a recouru à des méthodes
non constitutionnelles : suspension des droits des citoyens
et d u pouvoir parlementaire, subversion d u système élec-
toral, etc.
Il convient de faire remarquer que les partis dominants
rivaux dans les démocraties libérales d'Asie et d'Afrique
bénéficient, à peu de choses près, d u m ê m e soutien social
et électoral et ont les m ê m e s visées politiques, la seule diffé-
rence étant constituée par le fait que les dirigeants ne sont
pas les m ê m e s et par l'existence de divergences mineures
quant aux objectifs et priorités politiques.
D a n s une société inégale, divisée par des clivages tri-
baux, de castes, de classes, etc., le « mauvais développe-
ment », qui signifie une inégalité de chances dans la concur-
rence pour l'emploi, les services, les possibilités éducatives
et sociales, ne fait qu'aggraver les conflits entre groupes et
entre classes et intensifie la frustration de l'individu. Si les
riches sont devenus encore plus riches et si la classe m o y e n n e
s'est élargie dans de nombreux pays, les pauvres sont restés
pauvres et, dans certains cas, ils se sont m ê m e appauvris
du fait de l'écart grandissant entre les « nantis » et les
« démunis »'°.
Les liens existant entre l'inégalité et la violence politique
sont établis depuis qu'Aristote a dit que « partout c'est
l'inégalité qui cause la sédition » et a affirmé dans la Politique
que, « de fait, si l'on est en état d'infériorité, o n se révolte
pour avoir l'égalité, et, en état d'égalité, pour avoir la supé-
riorité ». Plusieurs siècles plus tard, dans The federalist,
Madison a considéré l'inégalité dans la répartition des biens
c o m m e la source « la plus courante et la plus durable » de
la dissension politique. Plus tard encore, Engels a soutenu
que la violence politique se produit lorsque les structures
politiques ne sont pas synchronisées avec les conditions
socio-économiques.
D a n s une étude récente intitulée « A cross-national
test of linkage between economic inequality and political
violence », les auteurs71 ont pris c o m m e échantillon quarante-
neuf pays, o ù des données étaient disponibles sur les indi-
cateurs suivants : inégalité des revenus individuels, violence
politique, degré de richesse, mobilité sociale, hétérogénéité
socio-culturelle, rythme des changements sociaux et n o m b r e
d'habitants. E n remarquant que « les incidences politiques
La violence et le développement socio-économique 197

de l'inégalité peuvent varier considérablement des nations


démunies aux nations prospères », les auteurs déclarent :
« N o u s nous... accordons largement au niveau théorique
pour dire que l'inégalité économique engendre la violence
politique. »
D e nouvelles possibilités et de nouvelles ouvertures dans
le système politique accroissent la mobilisation et la parti-
cipation à la vie politique. Les intérêts et les antagonismes
économiques se politisent et donnent naissance aux tensions,
aux conflits et à la violence. Les différends entre groupes
prennent la forme de conflits entre castes, entre tribus, entre
cultures o u entre classes qui se manifestent de diverses
manières : manifestations pacifiques, non-coopération, ba-
tailles parlementaires, bagarres dans la rue, attentats, grèves,
émeutes et violence civile. Ces situations sont quelquefois
transformées par les partis radicaux actifs en u n terrain
propice à l'extrémisme idéologique et au militantisme poli-
tique72. D e la m ê m e façon, les querelles et les conflits qui
résultent des disparités régionales et des déséquilibres éco-
nomiques à l'intérieur d'un État o u d'une province peuvent
devenir des foyers de mobilisation militante. D a n s un grand
n o m b r e de pays d u tiers m o n d e , des mouvements régionaux
et locaux ont abouti à des conflits violents qui ont secoué
m ê m e des gouvernements stables'3.
C'est ainsi que les défauts que présente le fonctionnement
du système — dont témoignent des indices c o m m e la hausse
des prix; l'extension d u chômage et d u sous-emploi ( m ê m e
dans le cas de la main-d'œuvre instruite et qualifiée); l'infla-
tion qui contribue à réduire u n pouvoir d'achat déjà faible;
l'impossibilité d'enrayer la famine o u de faire face à une
situation proche de la famine; l'échec de réformes agraires
et de projets visant à accroître la production agricole et indus-
trielle; l'incapacité de résoudre pacifiquement des conflits
entre patrons et salariés et de maintenir la discipline dans les
établissements d'enseignement; enfin, le sentiment croissant
que l'administration est inefficace et que la corruption est
répandue dans la bureaucratie et l'élite politique — devien-
nent u n terrain propice au mécontentement, qui est vite
politisé et transformé en démagogie militante suivie de
conflits à grande échelle et de violence organisée74.
198 Rasheeduddin Khan

Notes

1. W . J. M . Mackensie, Power, violence, decision, p . 39, Penguin, 1975.


2. Ibid., p . 115-116.
3. Ibid., p . 142.
4. Neil Smelser, Theory of collective behaviour, N e w York, 1962.
5. Ted Gurr, Why men rebel?, Princeton, 1970.
6. C . Wright Mills, The power elite, p . 171, N e w York, 1956.
7. M a x Weber, « Politics as a vocation », dans : H . H . Gerth et C . Wright
Mills, From Max Weber: Essays in sociology, p . 78, Londres, 1967. Voir
aussi : M a x Weber, The theory of social and economic organization, p . 407,
N e w York, 1966, où il déclare que la violence autoritaire au service de
l'État est u n concept clé de la théorie politique, et que le pouvoir ne peut
être conservé que par la force et la violence. Toutefois, défendant le droit
de l'État de recourir à la force, il dit qu'en tant que structure politique
l'État revendique le monopole du recours légitime à la force physique
pour assurer l'ordre.
8. Fred H . V o n der Mehden, Comparative political violence, p . 37, N e w
Jersey, 1970.
9. Ted Gurr, op. cit., p . 11.
10. Johan Galtung, « Violence, peace and peace research », Journal of peace
research, 6, 1969, p . 167-191. Diagramme, p . 173.
11. Présenté à la Réunion interdisciplinaire d'experts sur l'étude des causes
de la violence, Paris, Unesco, 12-15 novembre 1975.
12. Johan Galtung, loc. cit., p . 175.
13. O n trouve une critique intéressante de la théorie de Galtung sur la
violence dans Jukka G r o n o w , et Jorma Hilppo, « Violence ethics and
politics », Journal of peace research, 7 , 1970, p . 311-320. Selon ces
auteurs : « Le vocabulaire éthique de Galtung (violence, non-violence)
n'est pas assezrichepour donner une définition adéquate de la violence...
Il existe deux systèmes éthiques fondamentaux, l'éthique déontologique
(l'éthique des règles) et l'utilitarisme (l'éthique des conséquences)...
Galtung classe la violence en fonction des dimensions de l'objet de la
violence... (c'est-à-dire) de l'éthique déontologique ou des moyens de la
violence... L a violence étant définie c o m m e une influence négative »
(p. 312). Ils concluent : « L a violence ne semble pas être u n concept utile
de la m ê m e façon que la norme, le pouvoir o u le conflit social par
exemple » (p. 317).
14. Galtung développe cette idée c o m m e suit : « Q u e la violence structurelle
engendre souvent la violence structurelle et que la violence personnelle
engendre souvent la violence personnelle, personne ne peut le nier ; mais
le problème ici est le croisement entre les deux. O n peut avancer qu'une
structure non égalitaire est u n mécanisme incorporé qui permet de
maîtriser les conflits, justement parce qu'il est de nature hiérarchique et
qu'une structure égalitaire ferait éclater au grand jour bien des conflits
qui sont maintenus à l'état latent dans une structure féodale » (1969,
op. cit., p . 178-179).
15. N o u s avons tiré la matière de cette sous-section de la thèse de doctorat
inédite de Gopal Singh, rédigée sous m a direction, Politics and violence:
A study of Gujarat Upsurge, Jawaharlal Nehru University, Centre for
Political Studies, 1976.
16. John Dollard, Frustration and aggression, N e w Haven, 1939. Voir aussi :
Elton D . McNeil, « Psychology and aggression », Journal of conflict
resolution, 3, juin 1959, p . 195-293.
17. Ted Gurr, op. cit.
18. James C . Davies, « Towards a theory of revolution », American socio-
logical review, 27, février 1962, p . 5-19. Voir aussi : James C . Davies,
« The J-curve ofrisingand declining satisfactions as a cause of some
great revolution and a contained rebellion », dans : H u g h Davies
Graham et Ted Robert Gurr (dir. publ.), The history of violence in
America: Historical and comparative perspective, Washington, 1969.
19. Graham et Gurr, op. cit., p . 635-638, chap. 18.
20. Samuel Huntington, Political order in changing societies, p . 39-50, N e w
Haven, 1968.
La violence et le développement socio-économique 199

21. Dollard, op. cit.


22. Gurr, op. cit.
23. Il écrit : « Si les pays pauvres semblent instables, ce n'est pas parce qu'ils
sont pauvres mais parce qu'ils s'efforcent de devenir riches. U n e société
purement traditionnelle peut être à la fois ignorante, pauvre et stable...
C'est précisément la généralisation de la modernisation dans le m o n d e
entier qui intensifie partout la violence... Les causes de la violence sont à
rechercher dans la modernisation plutôt que dans l'arriération. »
Huntington, op. cit., p. 41.
24. Ibid., p . 52-53.
25. Franz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, Maspero, 1974.
26. Henry Bienen, Violence and social change, p . 9-10, Chicago, 1968.
27. Gandhi a mis l'accent sur « les résultats thérapeutiques de la non-
violence ».
28. Ibid., p . 33.
29. Ibid., p . 67.
30. Ibid., p . 73.
31. Lewis Coser, The functions of social conflict, p . Ill, Glencoe, 1956.
32. Cité dans Bienen, op. cit., p . 21.
33. Ibid., p . 22-24.
34. Paul H . C o n n , Conflict and decision making: An introduction to political
science, N e w York, 1971.
35. Ibid., p . 4. Pour étayer cette affirmation, il ajoute que « l'expansion du
commerce et de la classe commerçante, le développement urbain et, plus
tard, l'apparition de l'industrialisation ont contribué à mettre fin au
régime féodal dans la civilisation occidentale. Ces nouvelles conditions
ont abouti à des conflits entre divers groupes, à la constitution d'une
classe moyenne ainsi qu'à la redistribution des biers dans la société ».
36. V . I. Lénine, L'État et la révolution, Paris, Éditions sociales, 1972.
« Il s'ensuit que s'il n'y avait ni exploiteurs ni exploités on n'aurait pas
besoin de l'État, et telle est effectivement la conclusion que Marx a
tirée », dit à ce propos A . Rapoport, dans Conflict in man-made environ-
ment, p . 53, 151, Penguin, 1974.
37. V . I. Lénine, Sur le marxisme, p . 20.
38. G . K i m , Leninism and the National Liberation Movement, p. 14, Moscou,
1970.
39. H o Chi Minh, OnLenin and leninism, p. 84-85, Moscou, 1971.
40. Bienen, op. cit., p. 41. Il écrit : « Pour M a o , la guerre et la politique sont
inséparables ; la guerre est la politique du sang versé. ( M a o dit) ... le
peuple se soulèvera pour protester m ê m e si les dirigeants font des
compromis avec les oppresseurs (p. 42). Debray (dit) que le révolution-
naire est forgé par la lutte » (p. 43).
41. Ibid., p . 43.
42. Ibid., p . 45.
43. Ibid., p. 46 : « Lénine rattachait ses idées sur la violence à une conception
du changement social... pour lui, la violence et le changement social
étaient inséparables dans certaines conditions... Pour Lénine, l'aggrava-
tion des crises politiques et l'accroissement de la paupérisation, de la
famine et du chômage ont conduit à la lutte armée. »
44. Ibid., p . 70.
45. F . Engels, Anti-DShring, p . 211-212, Paris, Éditions sociales, 1971.
46. Ibid.
47. Hannah Arendt, On violence, N e w York, 1970.
48. R . Dahrendorf, Classes et conflits de classes dans la société industrielle,
Mouton, 1972.
49. Bienen, op. cit., écrit (p. 83) : « Dahrendorf formule u n certain nombre
de propositions qui lient la violence et le changement : a) la tension et la
violence croissent lorsque les conditions politiques pour l'organisation
des groupes en conflit font défaut ; b) la tension et la violence croissent
proportionnellement au degré de la superposition des conflits relatifs soit
au partage des positions d'autorité, soit à la distribution des positions
sociales ; c) la tension croît à mesure que la mobilité sociale diminue et
d) la violence augmente lorsque l'exclusion des positions d'autorité s'ac-
compagne d'une privation relative du point de vue social et économique.
200

50. Lucian Pye, Guerrilla communism in Malaya, Princeton, 1956 ; Politics,


personality and national building: Burma's search for identity, N e w
Haven, 1962; Aspects of political development, Boston, 1966. Lucian
Pye et Sidney Verba, Political culture and political development,
Princeton, 1965.
51. Edward Shils, Torment of secrecy, p . Ill, Glencoe, 1956; Political
development in the new States, N e w York, 1962.
52 Clifford Geertz (dir publ.), Old societies and new States: The quest for
modernity in Asia and Africa, N e w York, 1963.
53. Voir, par exemple : Fred Rigga, « The theory of political development »,
dans : James Charlesworth (dir. publ.), Contemporary political analysis,
N e w York, 1966. G . Almond et J. P . Powell, Analyse comparée des
systèmes politiques : une théorie nouvelle, Éditions internationales, 1972.
Karl W . Deutsch, « Social mobilisation and political development »,
dans : Harry Ekstein et Davis Apter (dir. publ.), Comparative politics,
N e w York, 1963 ; G . A l m o n d et James Coleman, The politics of the
developing areas, Princeton, 1960.
54. Bienen, op. cit., p . 48. L'argument principal est que « le sommet et la
base du continuum du modernisme tendront à produire le m a x i m u m de
stabilité dans l'ordre politique, alors qu'une position médiane dans ce
continuum produira le m a x i m u m d'instabilité » (p. 51). Ensuite, « ... il
existe u n lien entre le rythme d u changement, la désagrégation des
sociétés traditionnelles et l'accroissement de la violence » (p. 52).
55. Egiï Fossum, « Political development and strategies of change », Journal
of peace research, 7, 1970, p . 17-32.
56. U n e position que reflètent les écrits des auteurs cités dans les notes 64 à 66.
57. Fossum, op. cit., p . 18.
58. Il dit : « ... les auteurs admettent le conflit : entre divers groupes,
partis, etc., et entre la ville et la campagne, mais ils n'admettent pas le
conflit à propos de l'hypothèse fondamentale du système. L a formule
est : consensus d'abord, conflit ensuite... » (p. 18).
59. « C e qu'on définit c o m m e 'politique' a essentiellement trait à la distri-
bution et au contrôle... (mais) cela se produit implicitement par l'inter-
médiaire de la structure sociale... Cette structure détermine les valeurs...
Elle c o m m a n d e le comportement... et elle préside à la répartition des
valeurs — sociales, économiques et politiques » (p. 19-20).
60. Pour élargir le débat sur la nature de l'État moderne, voir Rasheeduddin
K h a n , « The total States », Seminar 172, janv. 1974, p . 38^45.
61. Sugata Dasgupta, « T h e real theme 3 », Seminar 121, oct. 1969.
62. Fossum, op. cit., p . 21.
63. Fossum, op. cit., p . 22. Voir Harry Magdoff, L'âge de l'impérialisme,
Paris, Maspero, 1967; Frank André Gunder, Capitalisme et sous-
développement en Amérique latine, N e w York, 1967. Voir aussi :
A . R a h m a n ; Moonis Raza et Mohit Sen (dir. publ.), Imperialism in the
modem phase, vol. II, N e w Delhi, 1977.
64. Fossum, op. cit., p . 22. Voir aussi : Johan Gaining, « A structural
theory of imperialism », Journal of peace research, 8, 1971.
65. Voir Richard J. Barnet et Ronald E . Muller, Global reach, N e w York,
1975 ; Christopher Tugendhat, Ces multinationales qui nous gouvernent,
Grasset, 1973 ; R a y m o n d Vernon, Les entreprises multinationales :
la souveraineté nationale en péril, Calmann-Lévy, 1973 ; Frederick
R . Knickerbocker, Market structure and market power consequences of
foreign direct investment by multinational corporation, Washington, D . C . ,
Center for Multinational Studies, 1976. (Occasional paper, n° 8,
multigraphié.)
66. Il a atteint plus de 300 milliards de dollars en 1973, avec u n taux d'ac-
croissement annuel m o y e n de 10 % bien supérieur à celui des revenus
mondiaux.
67. E n 1971, les investissements américains dans les pays développés étaient
de quelque 4 800 millions de dollars et de 1 200 millions de dollars dans
les pays en développement.
68. Sugata Dasgupta, « Peacelessness and maldevelopment », International
Peace Research Association. Proceedings II (Poverty, development and
peace), Pays-Bas, 1968.
La violence et le développement socio-économique 201

69. L'expérience de l'Inde illustre bien cette situation. L a Constitution


considère le « droit à la propriété » c o m m e u n droit fondamental. E n
revanche, ceux qui en sont démunis ne bénéficient d'aucune protection
constitutionnelle prévoyant u n remède à leur « non-propriété ». Voir
D . N . Dwivedi, Economie concentration and poverty in India, N e w
Delhi, 1974.
70. Voir : Mahalonibis Committee Report, connu sous le n o m de Report of
the Committee on Distribution of Income and Levels of Living, Part I,
Government of India, Planning Commission, N e w Delhi, 1964.
71. Lee Sigelman et Miles Simpson, « A cross-national test of the linkage
between economic inequality and political violence », The journal of
conflict resolution, 21, 1 " mars 1977, p . 105-128.
72. E n trente ans, les communistes ont tenté à deux reprises d'organiser une
insurrection armée en Inde. L'expérience de ces épisodes est importante
pour beaucoup de pays du tiers m o n d e . Sur la lutte armée communiste
de Telangana (1946-1951), voir : Ian Bedford, The Telangana insurrec-
tion: A study in the causes and development of a communist insurrection in
rural India, 1946-1951, thèse de doctorat inédite, présentée à 1'Australian
National University, 1965 ; R o m e s h Thapar, Storm over Hyderabad,
B o m b a y , 1948 ; Raj Bahadur Gour et al., Glorious Telangana armed
struggle, N e w Delhi, 1973. Sur le mouvement naxalite (1967-1975),
voir : Biplad Dasgupta, The naxalite movement, N e w Delhi, 1974 ;
J. C . Johari, Naxalite politics in India, Delhi, 1972.
73. U n e fois encore, l'expérience des mouvements régionaux et locaux en
Inde estriched'enseignements et révèle bien des aspects importants pou-
les nouveaux États en cours d'intégration et de développement. Sur les
mouvements linguistiques voir : Paul R . Brass, Language, religion and
politics in North India, Delhi, 1974 ; Jyotirindra D a s Gupta, Language
conflict and national language policy in India, B o m b a y , 1970. Et sur les
mouvements régionaux voir : K . V . Narayana R a o , Telangana: A study
in the regional committees in India, Calcutta, 1972 ; Joan V . Bondurant,
Regionalism versus procincialism: A study in problems of Indian national
unity, Berkeley, 1958 ; Sher Singh, The case ofHayrana and Hindi region
of the Punjab, Rohtak, 1962 ; Rasheeduddin K h a n , « Territorial reorgan-
ization », Seminar 137, janvier 1971 ; « Need for more rational restruc-
turing of federal policy », Janata, 28, 1-2 janvier 1973 ; « T h e regional
dimension », Seminar 164, avril 1973.
74. Voir : Ghanshyam Shah, Protest movements in two Indian States: A study
of the Gujarat and Bihar movements, Delhi, 1977 ; Singh, Gopal, politics
and violence; A study of Gujarat upsurge, thèse de doctorat inédite,
Jawaharlal Nehru University, 1976.
Violence silencieuse,
famine et inégalités

Directeur pour l'Asie du Pierre Spitz


projet de recherches
« Systèmes alimentaires et
société » de l'Institut de
recherches des Nations Unies
pour le développement social,
Genève « Presque toutes les institutions civiles ont été
faites pour les Propriétaires [...] On dirait qu'un
petit nombre d'hommes, après s'être partagé la
terre, ont fait des lois d'union et de garantie
contre la multitude, comme ils auraient mis des
abris dans les bois pour se défendre des bêtes
sauvages. »
Necker, 27 avril 1775

Les h o m m e s et les femmes qui travaillent la terre, qui


produisent les céréales, les tubercules, les graines oléagi-
neuses, les légumes, les fruits, les viandes... tiennent dans leurs
mains la vie de tous les êtres humains, celle des générations
à venir. Ils détiennent en principe u n pouvoir de vie et de
mort. C o m m e n t se fait-il qu'au cours des dix dernières
années des centaines de milliers d ' h o m m e s et de femmes qui
travaillaient les terres d'Asie, d'Afrique et d'Amérique, qui
semaient, récoltaient, conduisaient leurs troupeaux sont
morts par m a n q u e de nourriture? C o m m e n t se fait-il que,
dans ces pays, la mort par m a n q u e de nourriture les ait
frappés alors qu'elle épargnait, dans l'ensemble, ceux qui
ne produisent pas de vivres ?
Car, dans le m ê m e temps et dans les m ê m e s pays, personne
n'est mort de faim dans les ministères, les banques o u les
casernes. N e serait-ce pas précisément parce que la produc-
tion agricole est d'une importance vitale, que ceux qui
travaillent la terre des pays pauvres sont dépossédés de la
puissance qu'en théorie ils détiennent? Ceux qui en sont
dépossédés au point de ne plus pouvoir assurer leur propre
alimentation à travers les saisons et les années, et qui en
meurent, témoignent que, dominés parmi les dominés, ils
204

ont perdu le droit le plus élémentaire, le droit à l'alimenta-


tion, le droit à la vie.
L a crise que constitue une famine révèle les caractéris-
tiques de fonctionnement d u système économique et social,
rend plus visible la violence structurelle qui tend à dénier
aux plus pauvres le droit de se nourrir pour ne pas mourir.
Q u ' e n temps de famine, les habitants des villes puissent
continuer de s'alimenter alors que ceux des campagnes
meurent est signe d u rapport de forces politiques entre les
villes et les campagnes. Lorsqu'en effet la rareté alimentaire
c o m m e n c e à se manifester dans les villes et que les prix des
denrées augmentent fortement, toutes les classes sociales
urbaines sont touchées par la crise, à des degrés divers
certes : pour les plus pauvres, c'est leur vie m ê m e qui est
en danger; pour les autres, c'est leur confort, o u simplement
leur luxe, qui est menacé. Les entrepreneurs, m ê m e s'ils
sont peu touchés personnellement, doivent cependant faire
face aux revendications salariales qu'entraîne la montée des
prix alimentaires. Les pressions qu'exercent alors les diffé-
rents groupes sociaux urbains sur le pouvoir politique ont
d'autant plus de poids que les villes sont le siège de ce
pouvoir. Pour qu'il puisse se maintenir, le pouvoir politique
doit agir, c'est-à-dire stopper la hausse des prix alimentaires,
en combinant, selon la situation, l'accroissement du drainage
alimentaire des campagnes vers les villes (ce qui peut pro-
voquer ou aggraver la crise alimentaire dans les campagnes),
l'accroissement des importations alimentaires, le contrôle
plus étroit de la commercialisation et des prix et, éventuelle-
ment, la subvention d u prix des denrées destinées à certains
groupes sociaux (cartes de rationnement, magasins à prix
réduits, voire distributions gratuites).
Aussi les habitants des villes sont-ils, en temps de paix
du moins, relativement protégés de la famine et c'est pour-
quoi, en temps de disette alimentaire, les ruraux se déplacent
en masse vers les villes dans l'espoir de trouver des denrées
à faibles prix ou des sources, m ê m e minimes, de revenus.
L a poussée vers les villes peut s'accompagner de différents
degrés d'organisation populaire. Pendant la grande famine
du Bengale (1943) quifitentre 1 million et demi et 3 millions
de morts, la migration sur Calcutta fut en fait une s o m m e de
déplacements individuels, sans émeutes populaires. L a popu-
lation urbaine était alimentée et tous les morts trouvés dans
les rues étaient d'origine rurale1. L e contrôle de ces flux
Violence silencieuse, famine et inégalités 205

se fait préemptivement par des programmes de travaux


ruraux en période de disette, aussi bien en Inde 2 que dans
le nord-est d u Brésil3 o ù c'est l'armée qui intervient pour
l'ouverture de ces chantiers, c o m m e pour interdire l'accès
des villes aux paysans affamés. D a n s le Sahel, o ù le c a m p
d u Lazaret, près de Niamey, regroupait 13 000 nomades
en 1973, onfixaitainsi les victimes hors des villes pour éviter
les troubles. E n octobre 1974, l'armée indienne quadrillait
le quartier de la gare de Calcutta et gardait les voies sur des
kilomètres pour empêcher l'afflux des paysans chassés par la
disette. Les paysans ne sont u n danger que concentrés dans
les villes : physiquement dispersés, ils sont également socia-
lement dispersés.
Alors qu'une montée des prix rassemble dans la lutte
toutes les catégories sociales urbaines, la situation est diffé-
rente dans les campagnes. Les agriculteurs les plus riches
vendent peut-être moins, mais compensent en vendant plus
cher : les paysans pauvres doivent gager o u vendre leurs
équipements, leurs animaux o u leurs terres pour survivre.
U n e année de famine correspond toujours à une augmenta-
tion des terres hypothéquées, puis à une concentration des
propriétés, les paysans pauvres rejoignant les rangs des
ouvriers agricoles sans terre4.
Ces crises s'inscrivent dans u n mouvement à plus long
terme de dépossession qui sape les bases de la sécurité
alimentaire des plus pauvres. L e n o m b r e des ouvriers agri-
coles a ainsi augmenté en Inde de 20,4 millions (75 %)
entre 1961 et 1971 et le nombre total des cultivateurs a
diminué de 15 millions (16%) dans la m ê m e période. A u
Sahel, la famine brise les formes collectives qui assuraient
une sécurité au groupe familial et pousse à des solutions
individuelles permettant le développement d u capitalisme
agraire. Les plus pauvres perdant leurs terres, m o y e n d'auto-
approvisionnement, la famine contribue ainsi en renforçant
les inégalités à assurer les conditions de sa propre reproduc-
tion6. Aussi, plutôt que de traiter de l'inégalité en elle-même,
est-ce à la signification des différents discours sur l'inégalité
au sein d'une nation que nous nous attacherons avant
d'examiner les discours sur les inégalités entre nations.
206 Pierre Spitz

Droits sur la terre et droit à la vie :


les discours binaires sur l'inégalité
Les droits sur la terre sont extraordinairement variés selon
les sociétés, les temps, les lieux. Leur histoire est marquée
de m o m e n t s de tensions et de ruptures, accompagnées de
transformations profondes sous l'effet de forces à dominante
externe (la colonisation par exemple) o u interne. D a n s ce
dernier cas, tout se passe c o m m e si les forces sociales au
travail se développaient au sein d'une certaine forme jusqu'à
la remplir complètement, puis, trouvant leur expansion blo-
quée, brisaient cette forme. L e développement entre deux
ruptures a souvent été vu au cours des deux ou trois derniers
siècles selon un schéma binaire opposant les « propriétaires »,
qui ont tous les droits sur la terre, et les ouvriers agricoles,
qui n'ont que leurs bras à offrir — les possédants et les
démunis.
L a simplification opérée par un tel schéma est double.
D ' u n e part, la réunion de tous les droits dans les mains d'un
propriétaire correspond à l'épurement d'une conception
européenne cristallisée dans le droit romain et s'en inspirant
depuis. D'autre part, quel que soit le régime foncier, la
réalité agricole est beaucoup plus complexe que ne le suggère
l'opposition propriétaires fonciers / ouvriers agricoles. Elle
est faite de l'enchevêtrement des combinaisons que permet-
tent les différents types de droits, les degrés de contrôle des
moyens de production autres que la terre et les étendues
variées des propriétés et des exploitations.
Pourtant ce schéma binaire a été, est toujours, largement
utilisé par ceux qui veulent changer l'ordre des choses. C'est,
par exemple, en France, le discours de Babeuf qui, dans les
années 1795-1796, marque le début de l'action socialiste
révolutionnaire en Europe. H fait appel à la « loi agraire
(réforme agraire) qui ne reparaît jamais sur l'horizon des
siècles que dans les circonstances c o m m e celles o ù nous nous
trouvons, c'est-à-dire quand les extrêmes se touchent » et
que la famine menace 6 .
Il n'y a plus pour Babeuf que des grands propriétaires
d'un côté (y compris ceux qui ont accaparé les terres à la
faveur de la Révolution de 1789) et des ouvriers misérables
de l'autre. Cette concentration de la richesse en peu de mains
dénoncée dans le Manifeste des plébéiens rend inévitables «le
bouleversement général dans le système des propriétés »,
Violence silencieuse, famine et inégalités 207

« la révolte des pauvres contre les riches », la nécessité de


l'égalité (« nous prétendons vivre et mourir égaux c o m m e
nous s o m m e s nés et nous voulons l'égalité réelle o u la
mort »), et d u c o m m u n i s m e des biens et des travaux (« plus
de propriété individuelle des terres; la terre n'est à personne,
les fruits sont à tout le m o n d e »).
Le discours dénonçant l'inégalité sociale dans les c a m -
pagnes, en opposant ceux qui ont le plus et ceux qui ont si
peu qu'ils risquent de mourir de faim, peut avoir les motiva-
tions les plus diverses. Lorsqu'il est en résonance avec les
espoirs des plus démunis, il est alors un discours qui n'appau-
vrit pas la réalité en la simplifiant mais qui, au contraire,
l'organise de manière significative autour des deux pôles
qui balisent u n c h a m p réel — celui de la violence qu'engendre
une structure sociale en essence inégalitaire7.
Par u n mouvement contraire, la classe dominante, pour
maintenir et renforcer sa domination, a intérêt, dans son
discours destiné au plus grand nombre, et relayé par tous
les moyens d'information dont elle dispose, à insister sur la
complexité de la coexistence sociale, à souligner les solida-
rités, à g o m m e r les antagonismes passés et présents, en par-
ticulier à réduire le schéma bipolaire à u n schéma simpliste
de démagogues exaltés, afin qu'il n'appelle pas à la contre-
violence révolutionnaire. Elle a cependant quelquefois elle-
m ê m e recours à ce schéma lorsqu'elle est très sûre d'elle;
ainsi, en France, un an après l'échec de la Révolution de 1848,
l'archevêque de Toulouse écrivait-il : « L'inégalité des condi-
tions, objet de tant de blasphèmes est, il est vrai, la loi fon-
damentale de la société : sans elle, les arts et les sciences,
l'agriculture périraient infailliblement, et, tous, nous serions
privés des choses les plus nécessaires à la vie. Cette loi entre
dans les décrets de la sagesse divine, qui a voulu offrir aux
riches, dans les souffrances des pauvres, l'occasion des plus
généreux sacrifices, aux pauvres, dans les bienfaits des riches,
un puissant motif de reconnaissance et d'amour et resserrer
ainsi l'union de la société humaine par le double lien des
bienfaits et des besoins8. »
Lorsque les tensions sociales deviennent trop fortes, il
faut promettre plus qu'une relation harmonieuse : u n
changement.
Les promesses de changement ne peuvent suffire. Certains
membres de la classe dirigeante perçoivent parfois à temps,
avec justesse, la contre-violence qui s'organise et n o n seule-
208

ment promettent ou demandent des réformes afin d'apaiser


les esprits, mais veulent convaincre leurs partenaires de classe
de la nécessité de réformes partielles. D a n s le m o n d e d'au-
jourd'hui, les mass media peuvent diffuser rapidement ces
analyses dangereuses, parce que réalistes. Aussi sont-elles
élaborées dans un lieu sûr, au sein d'un organisme du type
R a n d Corporation par exemple. Elles ne deviennent publi-
ques qu'à la faveur d'indiscrétions, de fuites. Il est donc
difficile d'en prendre connaissance. Q u e l'on songe aux
rapports de la Banque mondiale, dont la diffusion est extrê-
m e m e n t limitée, parce que, sans doute, ils ne donnent pas
une vision délibérément faussée de la réalité.
Il y a deux siècles, écrire u n livre en Europe, c'était déjà
fixer un cercle réduit d'audience, et plus réduit encore s'il
abordait un sujet aussi spécialisé que le commerce des grains.
C'est par u n tel livre qu'en France u n m e m b r e de la classe
dirigeante (au sens large), le banquier genevois Necker»,
alerta le pouvoir sur les dangers qu'il pressentait. Car, dans
la France des années 1770, les signes annonciateurs de la
contre-violence révolutionnaire se faisaient plus fréquents.
Necker, en fait, n'écrivait que pour u n seul lecteur : le roi.
Il parvint à le convaincre puisque, à la suite de la disgrâce
de Turgot, il fut n o m m é l'année suivante ministre des finances,
en fait premier ministre. Il construisit sa démonstration
sur le schéma bipolaire possédants-dépossédés. Car seul ce
schéma, malgré ses limitations apparentes, rendait compte
de la violence qui existait dans les campagnes françaises en
proie depuis le tournant du siècle à des famines meurtrières.
L a publication de l'œuvre de Necker fut autorisée par
le roi le jour m ê m e où le peuple de Paris pillait les bou-
langeries10.
Necker décrit ce que devient ce peuple en période de
famine : « Lorsque les propriétaires haussent le prix de la
denrée et se défendent de hausser le prix de la main-d'œuvre
des h o m m e s industrieux, il s'établit entre ces deux classes de
la société une sorte de combat obscur mais terrible, où l'on
ne peut pas compter le nombre des malheureux, où le fort
opprime le faible à l'abri des lois, où la propriété accable
du poids de ses prérogatives l ' h o m m e qui vit d u travail de
ses mains.
» A mesure que le pain renchérit, l'empire du proprié-
taire augmente : car dès que l'artisan ou l ' h o m m e de c a m -
pagne n'ont plus de réserve, ils ne peuvent plus discuter;
Violence silencieuse, famine et inégalités 209

il faut qu'ils travaillent aujourd'hui sous peine de mourir


demain, et dans ce combat d'intérêt entre le proprié-
taire et l'ouvrier, l'un met en jeu sa vie et celle de sa fa-
mille, et l'autre u n simple retard dans l'accroissement de
son luxe11. »
L'ouvrier agricole a une alimentation qui ne lui permet
m ê m e pas de constituer des réserves alimentaires dans les
tissus de son propre corps. L e chimiste français Lavoisier,
qui réalise les premières mesures d'énergie alimentaire, écrit
en 1777 : « Pourquoi par u n contraste choquant l ' h o m m e
riche jouit-il d'une abondance qui ne lui est pas physique-
ment nécessaire et qui semblait destinée pour l ' h o m m e
laborieux? Gardons-nous cependant de calomnier la na-
ture et de l'accuser des fautes qui tiennent sans doute
à nos institutions sociales et qui peut-être en sont insé-
parables12. »
Pour Necker, cette violence tient en effet aux institutions,
c'est-à-dire aux lois de propriété : « Quelle que soit la distri-
bution des impôts, le peuple est condamné par l'effet des
lois de propriété à n'obtenir jamais que le nécessaire en
échange de son travail; à moins donc de détruire ces lois
et de troubler sans cesse l'ordre public par le partage des
terres (méthode aussi injuste qu'impossible à réaliser), la
puissance souveraine et législative ne peut exercer sa bien-
faisance envers le peuple qu'en lui assurant d u moins ce
nécessaire auquel il est réduit, ce qui dépend uniquement de
la sagesse des lois sur les grains13. »
Cette sagesse c'est évidemment celle de Necker lui-même,
qui se propose c o m m e l ' h o m m e le plus habile à régler, selon
les circonstances, la circulation des grains. Il est néanmoins
remarquable que celui-ci, écrivant en h o m m e politique
convoitant le pouvoir, évoque une réforme agraire perma-
nente, rétablissant sans cesse une égalité toujours menacée,
quitte à la déclarer « injuste », « impossible à réaliser » et
« troublant sans cesse l'ordre public ». Il s'agit évidemment
pour Necker d'une réforme agraire décidée « d'en haut ».
A d a m Smith à la m ê m e époque proclamait : « L a liberté
du commerce des grains est la meilleure protection contre la
famine14. » Il évoquait aussi les possibilités d'organisation
des ouvriers : pour lui elles sont faibles, voire inexistantes.
Les maîtres étant en nombre réduit peuvent, selon A d a m
Smith, s'entendre pour maintenir les salaires au plus bas,
d'autant que les lois ne leur interdisent pas, c o m m e elles le
210

font pour les travailleurs, de se coaliser. C o m m e Necker, il


insiste sur l'importance des réserves des uns et l'inexistence
de celles des autres.
L'histoire d u mouvement ouvrier a prouvé q u ' A d a m
Smith était trop optimiste pour les classes dont il défen-
dait les intérêts. Mais l'histoire des mouvements paysans
démontre, par contre, à quelles difficultés se heurtent les
ouvriers agricoles et les paysans pauvres lorsqu'ils veulent
s'organiser pour faire triompher leur réforme agraire, c'est-à-
dire le changement profond qui seul peut faire disparaître
à jamais le spectre de la famine.

Famine et violence internationale

Lorsque Christophe C o l o m b lors de sa quatrième expédition


(1502-1504) découvre de l'or aux rives de la Veragua, il
n o m m e l'endroit Bethléem (Belen) et écrit, transporté :
« L'or, l'or, quel excellent produit!... C'est de l'or que vien-
nent les richesses, c'est lui le mobile de toutes les actions
humaines, et sa puissance est telle qu'elle suffit pour amener
les âmes au Paradis15. » A u mercantilisme spontané et quelque
peu mystique de C o l o m b , succède une réflexion plus orga-
nisée. L ' u n des premiers économistes qui tenta de théoriser
la répartition des activités humaines dans l'espace mondial,
le Français Jean Bodin (1530-1596), estimait que, dans
les échanges internationaux, « il y a nécessairement des
nations qui gagnent, d'autres qui perdent. Il importe donc de
contrôler les déplacements des produits, des h o m m e s , de
l'argent, pour que la France s'enrichisse16 ».
L'or et les épices ne nourrissent pas les pauvres de
l'Europe. Leur nombre augmente fortement au début de ces
« temps modernes »17, et disettes et famines n'en sont que
plus sévères18.
Les débuts de l'industrialisation de la Grande-Bretagne
donnèrent lieu à de nouvelles conceptualisations dont l'éco-
nomie politique actuelle est encore tributaire. Les discussions
autour de la loi sur les pauvres (Poor L a w ) de 1834, les
thèses de la Ligue contre la loi sur les grains (Anti-Corn L a w
League) fondée en 1838 par Richard Cobden (« L e premier
de tous les devoirs est de nourrir ceux qui ont faim »), la
controverse Ricardo / Malthus autour de cette loi fournis-
sent les derniers exemples d'un grand débat théorique autour
Violence silencieuse, famine et inégalités 211

des problèmes agricoles et alimentaires dans leurs rapports


avec la pauvreté.
L'abrogation de la loi sur les grains et le rétablissement
du libre-échange en 1846 consacraient la victoire politique
de Ricardo sur Malthus, et plus généralement des villes et d u
capitalisme industriel sur les campagnes et les grands pro-
priétaires terriens. L a grande disette européenne de 1846-
1848 et la famine d'Irlande de 1845-1849, la dernière grande
famine de l'Europe occidentale19, malgré son million de
morts et ses centaines de milliers d'émigrants, ne suscita
alors aucun développement théorique particulier de l'éco-
nomie classique. Les problèmes agricoles et alimentaires
dans leurs relations avec la pauvreté ne réapparaissent timi-
dement dans le discours économique qu'avec la crise agricole
du début des années trente, puis avec force après la deuxième
guerre mondiale et, plus particulièrement, au cours des
dernières années.
A u lendemain de cette guerre, les pays industrialisés
devaient établir de nouveaux rapports économiques avec
les pays pauvres qui accédaient, tout au moins de manière
formelle, à l'indépendance politique. L a littérature sur le
« développement » produite dans les pays industrialisés est
de manière dominante l'expression méditée de cette nécessité.
Qu'elle vise à éclairer les décideurs des pays industrialisés
— elle est alors réaliste et, le plus souvent, confidentielle —
ou à gagner les élites des pays pauvres pour en faire les
instruments des pays riches — elle est alors largement
répandue par l'appareil universitaire — elle ne pouvait
ignorer longtemps les problèmes clés de l'agriculture et de
l'alimentation.
H est généralement reconnu que les puissances colo-
niales, pays industrialisés d u N o r d ou d u Centre, ont exercé
une grande violence dans leurs colonies, pays pauvres d u
Sud ou de la périphérie, et que les famines, tout au moins
de l'époque coloniale, doivent être interprétées dans ce
contexte.
D e nombreuses analyses contemporaines montrent de
quelle façon ce bouleversement, introduit par les puissances
coloniales dans l'occupation des terres, les droits sur la terre
et les systèmes culturaux, a contribué à l'affaiblissement de
la capacité des peuples colonisés à assurer leur alimentation
et, en particulier, à constituer les réserves nécessaires pour
faire face aux années difficiles.
212 Pierre Spitz

U n analyste des famines indiennes, J. T . Sunderland,


estimant que la cause la plus fréquemment avancée pour
expliquer les famines indiennes est d'ordre climatique, c o m -
mence par examiner cet argument. Il soutient que, d'une
part, il n'y a ni sécheresses simultanées dans toute l'Inde, ni
changements climatiques notables, que, d'autre part, il
existe u n b o n réseau de communications permettant de
transporter les grains des zones de surplus aux régions
déficitaires, et qu'enfin les méthodes d'irrigation que connaît
l'Inde depuis des siècles devraient permettre de réduire
l'incidence des sécheresses locales. Ecoutant l'explication
par la « surpopulation », il observe de plus que, « m ê m e
dans les conditions actuelles, l'Inde produit assez de nourri-
ture pour tous ses habitants ». Quelle est donc la véritable
cause des famines indiennes? C'est « une pauvreté si sévère
qu'elle maintient une majorité continuellement à la limite
des souffrances de la faim m ê m e dans les années d'abon-
dance et l'empêche de faire des réserves pour les années
difficiles [...] L'Inde est u n pays dont les ressources sont
plus riches que la plupart des autres pays d u m o n d e ».
Mais depuis plus de deux siècles, la Grande-Bretagne a
drainé la richesse de l'Inde. « Il n'y a pas de pays au m o n d e
qui puisse supporter u n aussi persistant prélèvement de
richesses sans s'appauvrir [...] Appelons les choses par leur
n o m , quel traitement la Grande-Bretagne inflige-t-elle à
l'Inde ? Celui d'une nation plus forte suçant le sang d'une plus
faible. C'est cela l'impérialisme. » Le révérend J. T . Sunder-
land de Boston a publié l'analyse qui vient d'être ainsi
résumée dans la revue India du premier mois de l'année 1900,
puis l'a reprise dans le New England magazine de sep-
tembre 190030.
D'autres analyses de m ê m e nature furent publiées à la
m ê m e époque soit par des nationalistes indiens, c o m m e
R o m e s h Dutt 21 ou Dadabhai Naoroji22, soit par des admi-
nistrateurs britanniques partageant leurs convictions, c o m m e
William Digby 33 . Le révérend Sunderland, rejetant les expli-
cations populaires contemporaines — aux résonances si
présentes — de la famine par des causes naturelles ou d é m o -
graphiques et rendant l'impérialisme responsable de la
famine, ne faisait que suivre dans ses comparaisons san-
glantes lord Salisbury lui-même, c'est-à-dire le fondé de
pouvoir de cet impérialisme.
Après les famines de 1865-1867, qui ont provoqué en
Violence silencieuse, famine et inégalités 213

Inde, selon les autorités britanniques, la mort de 2 millions


de personnes, celles de 1868-1869 (1,6 million de morts)
et avant celles de 1876-1878 (plus de 6 millions de morts),
lord Salisbury, ministre de l'Inde, déclara lui-même selon
la fameuse minute d u 26 avril 1875 que « puisque l'Inde
doit être saignée » — cela devait être fait judicieusement
et en particulier l'assiette de l'impôt devait êtrefixéeavec u n
grand soin — « le bistouri devrait être dirigé vers ces parties
o ù le sang est congestionné, o u tout a u moins suffisant, et
n o n vers ces parties qui sont déjà faibles parce qu'elles
manquent de sang24 ».
L'ouverture d u canal de Suez en 1870 renforçait les
exportations britanniques de textiles et de biens industriels
vers l'Inde, tandis que s'accroissaient les exportations indien-
nes de coton vers le R o y a u m e - U n i . L e canal de Suez permit
également l'exportation vers l'Europe d u blé indien. Alors
qu'avant 1870 o n ne trouve pas mention d'une participation
de l'Inde a u commerce mondial d u blé, les exportations
indiennes de céréales pendant les trois années de famine
de 1876/77 à 1878/79 atteignirent 3,75 millions de tonnes.
E n 1904, l'Inde devint le principal fournisseur de blé d u
R o y a u m e - U n i et exportait également le blé vers la Belgique,
la France et l'Egypte. « Cela devait donner lieu d'abord à
des protestations indignées selon lesquelles les classes les
plus aisées de la c o m m u n a u t é exportaient par cupidité les
stocks qui avaient été formés pour prévenir les périodes de
disette et de famine85. » Entre 1883 et 1914, les céréales
représentèrent le poste le plus important des exportations
de l'Inde. C e n'est qu'en 1921 que l'Inde cessa d'exporter
régulièrement des céréales.
L e discours sur la violence coloniale par ceux qui l'exer-
çaient traduisait leur conscience des dangers économiques
d'une trop grande violence avant qu'ils n'en aperçoivent les
dangers politiques à mesure que se développaient les m o u -
vements d'indépendance nationale. Leurs discours étaient
d'autant plus francs et plus publics que ces mouvements
étaient plus faibles. C e qui pouvait être dit publiquement
en Inde en 1875 ne pouvait plus l'être au tournant d u siècle,
alors que se forgeait le parti d u Congrès.
D a n s les années suivant la première guerre mondiale,
il n'était plus question dans le discours colonial que de
mission civilisatrice et d u bienfait d u progrès qu'appor-
taient à leurs colonies les puissances coloniales. Les analyses
214

réalistes qu'exigeait cependant le maintien de ce pouvoir


devaient être tenues confidentielles sous peine de contredire
les thèses officielles.
Les archives coloniales nous confirment que de telles
analyses réalistes existaient, c o m m e en témoignent les rap-
ports d'un inspecteur général des colonies françaises parti-
culièrement lucide, Bernard Sol. Il rappelle dans le rapport de
sa mission de 1932 en Haute-Volta que « de 1926 à 1931
il y eut en Haute-Volta trois années de famine. O n peut [...]
se demander c o m m e n t il se fait que des populations c o m m e
celles d u cercle de D é d o u g o u — dont les greniers conte-
naient toujours trois récoltes en réserve et o ù il était m a l
porté de manger d u grain ayant moins de trois ans de gre-
nier — soient subitement devenues imprévoyantes. Elles
avaient franchi sans difficulté le cap difficile de l'effroyable
famine de 1914, résultat d'une exceptionnelle sécheresse.
Leurs réserves avaient évidemment fondu pendant la récolte
de 1916 à 1918, mais elles n'avaient pas tardé à se reconsti-
tuer. L a première atteinte fut portée à ces réserves en 1926,
riches en coton mais pauvres en mil. Depuis, ces populations,
autrefois opulentes du point de vue alimentaire, vivent dans
une stricte précarité [...] Mais, je suis en conscience tenu de
remarquer la coïncidence de l'accentuation de la politique
des produits industriels et celle des disettes [...] J'estime
que les choses étant en l'état, toute culture de produits
industriels nuit à la production vivrière indispensable à la
vie d u pays 26 ».
E n 1921, le président de la Croix-Rouge italienne pro-
pose à la Société des Nations d'étudier scientifiquement
les catastrophes et calamités, y compris les famines. Cette
initiative aboutit à la création d'une revue scientifique,
Matériaux pour Vétude des calamités, publiée à Genève
de 1924 à 1965. Malgré l'accumulation de données sur
sécheresses, inondations, cyclones, tremblements de terre,
famines, etc., le résultat de cette entreprise est extrêmement
mince en l'absence de tout cadre théorique d'analyse de ces
données. Pourtant, une première approche théorique avait
été formulée dès 1926 dans la revue elle-même par Corrado
Gini, pour qui les famines représentaient « une forme
particulière de crise économique liée à u n état spécial de
développement de l'économie nationale27 ». L'industriali-
sation lui semblait le remède le plus indiqué pour vaincre les
famines. C'était dire qu'il voyait leurs causes dans le décalage
Violence silencieuse, famine et inégalités 215

entre les pays industrialisés et les autres. L a m ê m e année 28 ,


la Société des Nations préparait la Conférence économique
internationale, convoquée en mai 1927 à la suite de la réso-
lution de la sixième session de l'Assemblée (septembre 1925),
« convaincue que la paix économique contribuera grande-
ment à assurer la sécurité des peuples ».
L'essentiel des discussions porta sur les tarifs douaniers
entre pays industrialisés, et le principal résultat de cette
conférence fut de créer u n Conseil consultatif économique
afin de suivre l'application des résolutions et r e c o m m a n d a -
tions de la conférence. C e Conseil ne changea guère l'orien-
tation de la Société des Nations : la sécurité restait pour elle
non u n problème de relations économiques, m ê m e en les
limitant aux pays m e m b r e s et particulièrement aux pays
européens, mais essentiellement u n problème de relations
politiques. L a meilleure garantie de la sécurité était le
désarmement 29 .
Il fallut attendre la Réforme Bruce de 1939-1940 pour
que soit reconnue 1' « interdépendance étroite entre la sécurité
internationale et la collaboration économique et sociale »,
reconnaissance qui se traduisit dans la Charte des Nations
Unies par la création, à côté du Conseil de sécurité, dont les
fonctions s'apparentaient à celles de la Société des Nations,
du Conseil économique et social.
L'intérêt porté à l'alimentation des pauvres se faisait
cependant jour à partir de 1925 avec les travaux de l'Orga-
nisation d'hygiène de la Société des Nations (aujourd'hui
Organisation mondiale de la santé), qui faisait procéder à
des enquêtes de nutrition dans les pays industrialisés abou-
tissant au rapport de E . Burnett et W . R . Aykroyd en 1935;
tandis que la m ê m e année était créé le Comité mixte d'ali-
mentation, ancêtre de l'Organisation des Nations Unies pour
l'alimentation et l'agriculture ( F A O ) . E n 1963, tandis que le
Bureau international d u travail (BIT) présentait u n rapport
sur L'alimentation des travailleurs et la politique sociale30,
ce comité mixte définissait les besoins alimentaires de base,
en particulier caloriques, et publiait u n rapport sur le
problème de l'alimentation31.
E n 1936, paraissait également l'ouvrage de lord Boyd-Orr,
Food, health and income, selon lequel près de la moitié de la
population britannique n'avait pas, en 1933/34, u n revenu
lui garantissant l'alimentation nécessaire. L'année suivante,
une conférence réunie à Bandoeng par l'Organisation
216 Pierre Spitz

d'hygiène examinait les problèmes de santé et de nutrition


des peuples asiatiques.
Les pays industrialisés découvraient, à travers leur propre
crise économique, la liaison pourtant millénaire entre faim
et pauvreté. L a Charte de l'Atlantique en 1941 évoquait la
nécessité de « libérer l ' h o m m e du besoin »; le m é m o r a n d u m
McDougall de 1942, « de libérer l'humanité du premier des
besoins, la faim »; et à la Conférence de Québec, en n o -
vembre 1945, lord Boyd-Orr, premier directeur général de
la F A O , argumentait pour une politique mondiale de l'ali-
mentation basée sur les besoins humains : « Les peuples
affamés d u m o n d e voulaient du pain et on allait leur donner
des statistiques [...] Il n'y avait pas besoin de recherches
pour trouver que la moitié de l'humanité manquait de l'ali-
mentation nécessaire à sa santé32. » Il s'aperçut rapidement
que ses possibilités d'action étaient limitées. Dans la revue
américaine Fortune de mai 1946, sous le titre « Le scandale
de l'alimentation », on pouvait lire : « 'Certains vont devoir
être privés de nourriture', déclare le secrétaire d'État à
l'agriculture devant un comité du Congrès. Il ajoute : 'Nous
s o m m e s dans la situation d'une famille qui possède une
portée de petits chiens : nous devons décider lesquels il faut
noyer'. » L a revue Fortune commentait ainsi cette déclaration :
« Alors qu'un demi-milliard d ' h o m m e s en Europe, en
Afrique et en Asie ont faim et peuvent en mourir, les Améri-
cains ont continué de manger à peu près 20 % de plus, en
termes caloriques, que la ration alimentaire recommandée
par les nutritionnistes. »
Après avoir proposé l'établissement d'un Conseil mondial
de l'alimentation doté d'un large budget et de pouvoirs
étendus, lord Boyd-Orr se heurta à l'opposition de l'adminis-
tration T r u m a n , puis du gouvernement travailliste britan-
nique. L'Union soviétique, pour sa part, avait annoncé
qu'elle ne participerait à cette aventure que si les États-Unis
et le R o y a u m e - U n i s'y joignaient. Constatant son échec,
lord Boyd-Orr démissionna de son poste de directeur général
de la F A O . Il y fut remplacé de 1947 à 1956 par Norris
E . D o d d et Philip Cardon, issus tous deux d u Secrétariat
d'État à l'agriculture de États-Unis. L a tentative de lord
Boyd-Orr de vaincre l'égoïsme des pays riches lui valut
cependant de recevoir en 1949 le prix Nobel de la paix.
A u lendemain de la deuxième guerre mondiale, la pau-
vreté était évoquée dans les discours officiels c o m m e une
Violence silencieuse, famine et inégalités 217

sorte de maladie en soi, sans rapport historique avec le


développement des pays plus prospères33. L'intervention ne
devait donc pas porter sur la nature des relations entre pays
riches et pays pauvres, mais directement sur les pays pauvres.
O r pour garantir leur sécurité, autrement que par les armes
militaires o u économiques (investissements et prêts), les
pays riches possédaient contre la pestilence entretenue par
les nations pauvres un double remède miraculeux : la science
et la technique. Ils l'offraient pour la guérison et la rédemp-
tion des pauvres avec d'autant plus de générosité qu'il ne
semblait pas, à première vue, coûter cher, en particulier par
rapport au plan Marshall.
Or, si la science et la technique peuvent permettre d'aug-
menter, par exemple, les rendements des céréales, elles ne
réduisent ni les inégalités sociales internes ni la dépendance
externe. A u contraire, c o m m e il a été a b o n d a m m e n t d é m o n -
tré34, les techniques d u type « révolution verte » ont accru
les disparités entre les riches et les pauvres, entre les régions
bien dotées en ressources naturelles et les régions moins
bien dotées, et ont souvent remplacé la dépendance alimen-
taire directe par une dépendance plus insidieuse dans le
domaine des engrais, des pesticides, des machines agricoles
et de l'énergie, en ouvrant de larges perspectives d'action et
de profits aux firmes transnationales.
L a « révolution verte », en accroissant les inégalités, en
accentuant la dépossession des plus pauvres, contribue à
exacerber la violence structurelle. N o r m a n Borlaug, le généti-
cien symbolisant de cette révolution verte, s'est néanmoins vu
décerner le prix Nobel de la paix, peut-être parce que les très
anciennes connotations existant entre l'agriculture et la paix
sont si fortes qu'elles tendent à effacer toute réflexion critique
sur le type d'agriculture que représente la révolution verte.
U n généticien ne sélectionne pas dans le vide économique
et social. Ses critères de sélection ne sont pas les m ê m e s ,
selon qu'il s'intéresse à telle o u telle catégorie de paysans
ayant tels o u tels systèmes culturaux. Il peut de plus travailler
dans u n laboratoire coupé des masses rurales, mais être très
lié aux intérêts industriels. Il peut, au contraire, se préoccuper
des difficultés des paysans, chercher avec eux les freins
principaux qui s'opposent au développement et proposer des
solutions localement adaptées, acceptables et assimilables.
Depuis u n quart de siècle, l'aide alimentaire des pays
riches permet d'éviter que des milliers de paysans pauvres
218

résistant à la « science » et à la « technique » ne meurent.


Mais elle permet également d'éviter que des milliers de
paysans pauvres ne se révoltent. O n sait à quel point l'aide
alimentaire bilatérale est devenue, au fil des années, une
arme économique, commerciale, politique et diplomatique
tendant à maintenir et à renforcer les liens de dépendance
et le statu quo social35.
Les classes dominantes et les pays dominants entendent,
en effet, maintenir et renforcer leur domination. Pour ce
faire, il leur est nécessaire de préserver les mécanismes qui
assurent le transfert des ressources en leur faveur. Mais ce
transfert, qui permet de satisfaire ce désir des possédants
d'acquérir toujours davantage, laisse parfois sans réserves
suffisantes les plus démunis, qui ne peuvent plus dès lors
continuer d'alimenter le système et, de plus, risquent de
vouloir m ê m e changer l'ordre existant.
Les classes dominantes et les pays dominants doivent
alors opérer u n contre-transfert temporaire de ressources,
qui permet n o n seulement de maintenir le système existant
mais, si possible, de le renforcer. L'aide alimentaire est u n
bon exemple d'un tel contre-transfert. Elle permet d'éviter
une prise de conscience pouvant dégénérer en troubles
sociaux. Elle renforce le pouvoir des pays donneurs qui
exigent des contreparties de tout ordre, et elle renforce les
possibilités de manœuvre de ceux qui détiennent le pouvoir
national et local. L'aide alimentaire n'a pas en elle-même
toutes ces caractéristiques. Elle ne les prend que parce
qu'elle évolue dans u n c h a m p qui est celui de la violence
internationale et des inégalités internes des pays pauvres.
L'aide alimentaire pourrait être différente. Elle pourrait
contribuer à la prise de conscience des opprimés, les aider
à s'organiser pour lutter contre les inégalités, contre la
dépendance, afin d'assurer u n développement autocentré et
équilibré.
U n observateur a noté à quel point les centres de secours
installés dans les villages d u Bangladesh en 1973-1974 ren-
forçaient les pouvoirs de l'élite et transformaient les tra-
vailleurs en mendiants 38 . L a résistance à la famine passe,
dès lors, par la résistance à cette entreprise de déshumanisa-
tion. Certaines communautés de villages décidèrent qu'aucun
m e m b r e de la c o m m u n a u t é ne se rendrait dans les centres de
secours, qu'aucun secours extérieur au village ne serait solli-
cité et qu'enfin personne ne devrait souffrir de la faim dans
Violence silencieuse, famine et inégalités 219

le village. Cette décision impliquait que les denrées alimen-


taires présentes dans le village étaient considérées c o m m e
suffisantes pour nourrir tout le m o n d e , mais qu'elles devaient
être réparties plus équitablement, que les plus riches devaient
faire des dons et/ou distribuer d u travail.
C e qui est vrai au niveau local devrait l'être également au
niveau national : résister aux facilités, trompeuses et payées
de mille façons, de l'aide alimentaire, c'est compter sur ses
propres forces, c'est mobiliser pour la lutte u n peuple qui,
en refusant une mentalité d'assisté, doit vaincre la famine
en résistant à court terme à une aide alimentaire dont les
modalités sont déterminées par les donneurs, et en transfor-
mant à long terme les rapports d'inégalité interne et les
rapports de dépendance externe, afin de construire une
société plus juste et plus maîtresse d'elle-même.
C e n'est qu'à la fin des années soixante que le thème
d'une pauvreté menaçante pour la prospérité des pays
riches prit une réelle ampleur.
Celui qui a exposé ce thème avec le plus de force et de
rigueur est sans conteste Robert M c N a m a r a , dans son
discours de Montréal de 1966, alors qu'il était secrétaire
de la défense des États-Unis et que se développait la guerre
du Viet N a m :
« C e qu'il y a de plus remarquable, c'est le rapport
direct et constant entre ces déflagrations et l'état économique
des régions o ù elles ont lieu [...] L e gouffre qui sépare pays
riches et pays pauvres ne fait que grandir. E n 1970, la moitié
de la population mondiale vivra dans les pays indépendants
du sud de notre planète. Cette moitié de la race humaine
aura faim et elle n'aura à sa disposition qu'un dixième des
biens et des services dont disposera l ' h o m m e [...] Notre
sécurité est liée directement à celle d u m o n d e en dévelop-
pement [...] L a sécurité est développement, et sans déve-
loppement il n'y aura pas de sécurité3'. »
U n e expression moins sophistiquée de la thèse liant
stabilité et développement se trouve dans u n discours pro-
noncé la m ê m e année (1966) par L y n d o n Johnson : « Il y
a 3 milliards d ' h o m m e s sur la Terre, et nous ne s o m m e s que
200 millions. N o u s s o m m e s à u n contre quinze. Si la force
primait le droit, ils envahiraient les États-Unis et prendraient
ce que nous avons, car nous avons ce qu'ils voudraient
avoir. »
Cette déclaration, à mettre en rapport avec la citation de
220

Necker en épigraphe de ce texte, reflète une conception


particulièrement vigoureuse d u droit d'être riche parmi les
pauvres. D e leur nombre, ceux-ci ne peuvent tirer qu'une
force illégitime puisqu'elle menace la propriété.
L a plupart des pays industrialisés d u « premier m o n d e »
partageaient de telles analyses.
Leur rhétorique ne changea que lentement à mesure que
la décolonisation progressait et que les pays pauvres tentaient
d'unir leurs efforts, notamment à partir de la Conférence
du Caire de 1962 et de la I" Conférence des Nations Unies
sur le commerce et le développement ( C N U C E D ) , en 1964,
qui en fut le résultat.
Les représentants d u « premier m o n d e » s'opposèrent
presque unanimement aux propositions présentées par les
pays d u tiers m o n d e à cette conférence. O n doit à la vérité
historique de rappeler que le représentant d u pays le plus
riche d u premier m o n d e alla jusqu'à voter contre la propo-
sition d u tiers m o n d e selon laquelle « les relations écono-
miques entre pays, y compris les relations commerciales,
devaient être fondées sur le respect des principes de l'égalité
souveraine des États, de l'autodétermination des peuples et de
la non-ingérence dans les affaires intérieures des autres pays ».
Le discours révolutionnaire sur les inégalités interna-
tionales oppose pays riches, dominants, appartenant au
« centre », et pays pauvres, dominés, appartenant à la
« périphérie », et désigne ainsi le c h a m p de la violence
internationale. Les partisans d u statu quo insistent au
contraire sur l'interdépendance mutuelle et sur la multi-
plicité des pôles. Si u n parallèle peut être tracé entre la
violence intranationale et la violence internationale, l'exis-
tence m ê m e d'États-Nations, reflétant diverses alliances de
classes et pris dans des réseaux complexes d'alliances inter-
nationales, brouille certes le schéma bipolaire.
Ceux qui veulent changer l'ordre international existant
vers plus d'équité et de justice et qui, pour ce faire, luttent
dans leur propre pays sont conscients de la difficulté d'unir
leurs forces au niveau international, alors que chaque m o u -
vement national a son propre rythme d'évolution et doit
faire face à des problèmes spécifiques. U s tiennent compte,
dans leur action, de la complexité et de la multiplicité. S'ils
privilégient, au niveau de leur discours, le schéma bipolaire,
c'est parce qu'il mobilise les énergies vers une plus grande
équité internationale. Les partisans d u statu quo le savent
Violence silencieuse, famine et inégalités 221

bien, eux qui privilégient la multiplicité pour démobiliser


et désorienter devant la complexité des tâches à accomplir.
L'exemple de la I" C N T J C E D rapporté plus haut est cepen-
dant significatif de la réalité d u schéma bipolaire, puisqu'au
niveau de simples propositions il y avait unanimité dans
l'acceptation d'un côté et dans le rejet de l'autre. Autour
de ces deux pôles, le c h a m p de la violence internationale se
dessinait avec plus de netteté.
Il est devenu de plus en plus rare de voir développer le
thème d u discours de M c N a m a r a de 1966 dans les instances
internationales — liant sécurité des pays riches et dévelop-
pement des pauvres — car il est plus aisé d'utiliser des argu-
ments humanitaires. Mais, c o m m e l'écrivait en 1955 u n
économiste particulièrement réaliste et lucide, E . S. M a s o n :
« L'humanitarisme ne constitue pas u n intérêt national
important : les gouvernements n'agissent pas selon ces
principes purs38. »
M a s o n , de manière analogue à Necker, vise à éclairer les
classes dominantes sur leurs propres intérêts. L e discours
philanthropique vise, lui, à mobiliser les sentiments sincères
et généreux qui existent au sein des nations riches. Mais,
largement répandu par les mass media afin de permettre
par le vote d'importants crédits d'aide à l'étranger, il peut
désorienter certains chefs d'entreprise et m ê m e certains de
leurs économistes qui croient apercevoir une contradiction
entre l'aide à l'étranger et le développement de l'économie
nationale. Il devient, en conséquence, nécessaire de leur
rappeler, mais discrètement, que « le principal objectif de
l'aide à l'étranger est d'assurer la sécurité de notre pays, et,
dans la mesure où notre propre sécurité dépend de celle
d'autres pays, l'aide est une part essentielle d'une politique
de sécurité mutuelle »39.
L'aide des pays riches a permis non pas le développement
des pays pauvres, mais une certaine croissance industrielle
et agricole dont les bénéfices, inégalement répartis, ont permis
le renforcement des classes sociales dominantes des pays
pauvres. Cette richesse accrue de quelques-uns renforce la
violence structurelle au sein des pays pauvres. Il faut alors
aux riches des pays pauvres des moyens militaires et policiers
accrus pour maintenir leur domination. Les pays riches y
trouvent de nouvelles occasions de profit, c o m m e le m o n -
trent les accroissements considérables des ventes d'armes
dans le m o n d e .
222

L a menace potentielle que constituent les pauvres des


pays pauvres pour les riches d u m o n d e est considérée par
ceux-ci c o m m e suffisamment sérieuse pour qu'ils financent
de manière croissante des études sur les pauvres. U n nombre
considérablement plus faible d'études est consacré aux cen-
tres nationaux de pouvoir et aux hauteurs dominantes de
l'économie mondiale dont les pratiques expliquent pourtant
la persistance de la pauvreté, de la faim, de la famine, voire
de leur aggravation actuelle ou prévisible. Les pauvres du
m o n d e , et m ê m e les pays pauvres dans leur ensemble, appa-
raissent ainsi c o m m e les nouvelles classes dangereuses du
m o n d e . C'est ce qu'évoque, quelles que soient les réserves
qu'on puisse faire sur cette division très idéologique en trois
mondes, l'expression française tiers m o n d e , par analogie
avec le tiers état de la France prérévolutionnaire40. Les pau-
vres d u m o n d e d'aujourd'hui, c o m m e les pauvres de l'Europe
des siècles passés, ne prennent existence pour nous qu'à
travers le regard des dominants, ne sont qu'objets d u lan-
gage, sans en être jamais les auteurs. Ils n'ont que le droit
d'être interviewés, photographiés, mesurés, pesés, analysés,
et de dire la vérité sur leur travail, leur vie quotidienne, sur
ce qu'ils mangent, boivent, désirent. D e s fonctionnaires
définissent leurs besoins de base en calories, en protéines,
en métrages de tissu41. Il leur est recommandé d'avoir moins
d'enfants, de s'éduquer selon nos propres normes, et de se
montrer meilleurs entrepreneurs. Tolstoï écrivait, en 1893,
dans une brochure sur la famine qui dévastait alors la
Russie : « Nourrir le peuple! Qui donc s'est chargé de
nourrir le peuple? C'est nous, les fonctionnaires, qui nous
s o m m e s chargés de nourrir celui qui, lui-même, nous a
toujours nourris et nous nourrit tous les jours [...] Sans
parler de toutes les autres richesses, on peut dire que le pain
est produit directement par le peuple lui-même [...] C o m m e n t
est-ce arrivé alors que ce pain se trouve, n o n pas en sa
possession, mais entre nos mains, et que nous devons, par
u n procédé particulier et artificiel, le retourner au peuple,
en calculant tant par personne? [...] Faut-il se tromper
soi-même en disant que le peuple n'est pauvre que parce
qu'il n'a pas encore eu le temps de s'assimiler à notre civi-
lisation, mais que, dès demain, nous nous mettrons, sans
rien lui cacher, à l'initier à tout notre savoir et qu'alors il
cessera, sans doute, d'être pauvre? [...] Est-ce que tous les
gens éclairés ne continuent pas à vivre dans les villes — dans
Violence silencieuse, famine et inégalités 223

ce but qu'ils prétendent être très élevé — et de manger dans


les villes les moyens d'existence qu'on y apporte et dont
l'absence fait mourir le peuple ? Et c'est dans ces conditions
que nous nous s o m m e s mis, tout d'un coup, à assurer nous-
m ê m e s et les autres que nous plaignons beaucoup le peuple
et que nous désirons le tirer de la misère où nous l'avons mis
nous-mêmes, misère dont nous avons besoin. C'est là qu'est
la cause de l'inutilité des efforts de ceux qui, sans changer
leurs rapports avec le peuple, veulent lui venir en aide en
distribuant les richesses qui lui ont été prises43. »

Notes

1. Voir B . M . Bbatia, Famines in India, p . 324, Delhi, Asia Publishing


House, 1967.
2. C'est en 1880 qu'en Inde une Commission de la famine définit les grandes
lignes des codes de famine qui, plus ou moins modifiés, sont encore en
usage en Inde et au Bangladesh.
3. Silvio G o m e s de Almeida, Le risque de famine dans le nord-est du Brésil,
I N R A / G E R E I , Paris ; U N R I S D , Genève, juin 1975.
4. K . Suresh Singh, The Indian famine, 1967. A study in crisis and change,
p. 233, N e w Delhi, P P H , 1975.
5. Voir le document préparé sous la direction de l'auteur, « Famine-risk
and famine prevention in the modern world », Studies in food systems
under conditions of recurrent scarcity, Genève, U N R I S D , juin 1976.
6. « L'avare possesseur de grains refuse à ses semblables, m ê m e à prix d'or,
la subsistance qui leur manque. L e pauvre meurt à côté de l'abondance
qui n'est plus pour lui, et à laquelle il n'ose ni ne peut toucher. » Affiche
des « Patriotes de 89 », dans : Babeuf, La tribune du peuple, p . 182,
Paris, Union générale d'éditions, 1969. (10/18.)
7. M a o Tsé-toung, Analyse des classes de la société chinoise, Pékin, Éditions
en langues étrangères, 1966. Les analyses qui sous-tendent cette action
sont destinées au petit nombre de ceux qui animent le mouvement ; c'est
par exemple l'analyse de classes dans la société chinoise faite par M a o
Tsé-toung en 1926. Le cercle de diffusion de ces analyses est fonction de
multiples facteurs, en particulier de la détermination politique de ceux
qui luttent. S'il est trop large, il peut affaiblir le mouvement en découra-
geant les énergies révolutionnaires devant la complexité de la tâche à
accomplir.
8. Bruhat-Dautry-Tersen, La commune de 1871, 2e éd., Paris, Éditions
sociales, 1970.
9. Necker, Sur la législation et le commerce des grains, Paris, 1775. Voir
également : Œuvres complètes, Lausanne, 1786. Il ne semble pas y avoir
eu depuis le xvn° siècle de réédition de ce texte. O n en trouvera quelques
citations dans K . Marx, Histoire des doctrines économiques, tome 1,
p. 90-95, par K . Kautsky (dir. publ.) et J. Molitor (trad.), Paris, Alfred
Costes Éditeur, 1950.
10. Épisode de la « Guerre des farines » d'avril-mai 1775, préfiguration de la
Révolution de juillet 1789. Sur ce sujet, voir par exemple, Edgar Faure,
La disgrâce de Turgot, Paris, Gallimard, 1961.
11. Necker, Sur la législation et le commerce des grains, op. cit., livre I, p. 87.
12. Lavoisier, « Mémoire sur la respiration et la transpiration des animaux »,
lu à l'Académie des sciences, Paris, 3 mai 1777. Voir également Brun,
« L ' h o m m e , système d'énergie », Jeune Afrique, janvier-juin 1975.
(Dossiers Bis.)
13. Necker, Sur la législation et le commerce des grains, op. cit., p. 169.
224

14. A d a m Smith, The wealth of nations, p . 493, N e w York, The Modern


Library, R a n d o m House, 1937.
15. Emile G . Léonard, La réforme et la naissance de l'Europe moderne,
Encyclopédie de la Pléiade, Histoire universelle, tome II, p. 12.
16. Pierre Dockes, L'espace dans la pensée économique, p . 80, Paris, Flam-
marion, 1969. (Nouvelle bibliothèque scientifique.)
17. Voir par exemple B . Ceremek, Lapopulazione marginale tra il medioevo e
Vera moderna, Studi s tor ici, 1968. Et Jean-Pierre Gurron, La société et
les pauvres. L'exemple de la généralité de Lyon 1534-1789, Paris, Les
Belles Lettres, 1971.
18. Voir par exemple François Lebrun, Les hommes et la mort en Anjou
aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Flammarion, 1975. Également les
textes de Voltaire (« O n périssait de misère et de faim au bruit des
Te D e u m ») ; Boileau (« L a disette au teint blême et la triste famine
troublent l'air d'alentour de longs gémissements ») ; La Bruyère (« D e
simples bourgeois, seulement parce qu'ils étaient riches, ont eu l'audace
d'avaler en u n seul morceau la nourriture de cent familles ») ; et surtout
la lettre de Fénelon au roi Louis X T V : « Cette gloire qui endurcit votre
cœur vous est plus chère que la justice [...], que la consommation de
vos peuples qui périssent tous les jours de maladies causées par la
famine. »
19. L'Europe orientale continua de subir de nombreuses famines, en parti-
culier la Russie (1891-1892, 1905-1906, 1911-1915, 1921-1922).
20. New England magazine (Boston, Mass.), vol. XXIII, n° 1, septembre 1900,
cité dans W . Digby, Prosperous British India, p. 162-170, Londres, 1901.
21. R o m e s h Dutt, Famines and land assessment in India, Londres, 1900.
22. Dadabhai Naoroji, Poverty and un-British rule in India, p.v., Londres,
S w a n Sonnenschein, 1901.
23. W . Digby, op. cit.
24. Naoroji, op. cit., p. v.
25. Watt, The commercial products of India, p . 1088, Londres, 1908. Voir
aussi P . Spitz, « Notes sur l'histoire des transferts de techniques dans le
domaine de la production végétale », p. 6, O C D E , 1975 (DSTI/SPR/75-45).
26. Archives nationales, Paris, Section Outre-mer, Affaires politiques,
A . - O . F . , Haute-Volta, Mission d'inspection Bernard Sol, 1931-1932.
Dans : Laurence Wilheim (dir. publ.), « Le rôle et la dynamique de l'État
à travers les crises de subsistance : le cas de la Haute-Volta », Genève,
octobre 1976. (Mémoire de thèse. Institut d'études du développement /
Institut universitaire des hautes études internationales). Voir également :
Mission de Bernard Sol, 1931-1932, au Niger, dans : J. Egg ; F . Lerin et
M . Venin (dir. publ.), « Analyse descriptive de la famine 1931 au Niger »,
Genève, juillet 1975 (présenté par P . Spitz, I N R A , Paris/UNRISD).
27. Corrado Gini, « Les calamités économiques et sociales », Matériaux
pour l'étude des calamités, p . 95-111, Genève, juillet-septembre 1926.
28. Année pendant laquelle, d'une part, M a o Tsé-toung écrivait YAnalyse
des classes de la société chinoise, d'autre part, était publié l'ouvrage de
W . H . Mallory, China, land of famine.
29. Conférence économique internationale, Rapport définitif, Genève, Société
des Nations (CEI-44[1]).
30. L'alimentation des travailleurs et la politique sociale. Études et rapports,
n° 23, Genève, BIT, 1936, 367 p . (Conditions sociales et économiques.)
31. L'alimentation dans ses rapports avec l'hygiène, l'agriculture et la politique
économique. Rapport définitif du Comité mixte de la SDN, Genève, 1937,
360 p. (n.A.10).
32. Lord Boyd-Orr, As I recall, p. 162-163, Londres, M c G i b b o n and K e e ,
1966.
33. Voir, par exemple, le discours inaugural du président Truman d u
20 janvier 1949 et son fameux « Point quatre ».
34. Voir les quelque quinze études réalisées sur ce thème par l'Institut de
recherche des Nations Unies pour le développement social (Genève),
dont la synthèse est en préparation par le directeur du projet, Andrew
Pearse, U N R I S D (Genève).
35. Pierre Spitz, « Les aides alimentaire, technique et culturelle dans la poli-
tique agricole des États-Unis en Inde depuis la défaite du Kuomintang »,
Violence silencieuse, famine et inégalités 225

Mondes en développement, n° 4 , 1973. Susan George, Comment meurt


l'autre moitié du monde, Paris, R . Laffont, 1978.
36. Anisur R a h m a n , The famine, University of Dacca, 1974. (Multigraphié.)
37. Robert S. M c N a m a r a , Sécurité américaine et paix mondiale, p . 150-162,
Paris, Fayard, 1969.
38. Edward S. Mason, Promoting economic development, Claremont (Calif.),
1955.
39. Edward S. M a s o n , Foreign aid and foreign policy; p . 33-34, N e w York,
Harper and R o w , 1964.
40. L a traduction anglaise ne permet pas la m ê m e évocation, d'autant que
« troisième m o n d e » (Third World) ne limite pas la division du m o n d e
en trois c o m m e le fait l'expression française.
41. Sur un essai d'alternative à cette approche, voir les travaux de recherche
entrepris par l'Institut de recherche des Nations Unies pour le dévelop-
pement social ( U N R I D S , Genève) sur le double thème des « moyens de
subsistance » et de la « participation », et en particulier le projet de
recherche intitulé « Systèmes alimentaires et Société ».
42. Léon Tolstoï, La famine, Paris, Éditions Perrinot, 1893.
Violence « institutionnelle »,
violence « démocratique »
et répression

Maître de recherche à l'Institut Pierre MertertS


de sociologie de l'Université
libre de Bruxelles

L a dialectique des « deux violences »


C e qu'on appelle aujourd'hui « la violence » — c o m m e s'il
n'y en avait bien qu'une seule — celle qui surgit dans les
médias à la pointe de l'actualité, c'est presque toujours
celle de l'opposant, celle du desperado, quel que soit le n o m
qu'on lui donne. Et, très généralement, celle-ci est évoquée
en dehors de tout contexte qui tendrait sinon à la justifier,
du moins à l'expliquer. Cette violence dont nous parle le
média n'est, bien souvent, qu'une réplique que lui adressent
des contestataires en guise de représailles contre une vio-
lence préalable, commise par lui, moins apparente sans
doute, mais aussi profonde qu'insidieuse parce qu'elle s'in-
carne dans une institution. E n d'autres termes, une violence
« d'amateurs », bricolée, répondrait à une violence « pro-
fessionnelle » : celle pratiquée par un régime qui, par ses abus
et ses détournements de pouvoir, se serait révélé oppressif.
O n peut, par exemple, nous inviter, ainsi que le fait
d o m Helder Camara, à considérer que, « partout, les injus-
tices sont une violence ». Et qu' « on peut et doit dire qu'elles
sont partout la première de toutes les violences M 1 . C'est
à partir de cette violence initiale et primordiale que se crée
une « spirale de violence », ce cycle infernal o ù une violence
en entraîne une autre, telles les colères des Atrides.
Marcuse, pour sa part, nous indique très bien comment,
lorsqu'on est en butte à la violence d'un ordre dominant,
dominateur et devenu tyrannique sur un plan o u sur u n
autre, « il semble inévitable de devoir affronter cette vio-
lence »2. U n débat vieux c o m m e l'Histoire ! C o m m e Antigone*
et c o m m e la Bible, o ù chacun sait qu'une violence n'est
pas l'autre et qu'il existe « la bonne violence, qui fait violence
au violent »4.
228 Pierre Mertens

C o m m e n t l'opprimé échapperait-il, en fait, à sa vocation


violente ? L'oppresseur ne lui a-t-il pas indiqué la voie ? C e
n'est pas le révolutionnaire qui l'a inventée mais l'État,
laisse entendre Engels. Si bien que « c'est au m o m e n t où
ils affirment la violence de classe que les opprimés réalisent
dans les faits une société où ils s'emparent des valeurs morales
officiellement réservées aux non-violents » 5 . Voilà déjà sug-
gérée, d u m ê m e coup, la nécessité d'une dictature du pro-
létariat. D a n s une doctrine plus ambiguë, Georges Sorel
aussi entendra opposer à la force et à la férocité de la classe
dominante la saine violence des opprimés et préconisera le
recours à la grève générale6. Et bien plus tard, Frantz Fanon
affirmera encore que ce qui vaut pour le prolétaire vaut
pour le colonisé.
N e formulant pas une semblable profession de foi par
un suspect amour de la violence, le révolutionnaire entend
plutôt prendre les armes pour accélérer l'avènement d'un
m o n d e fondé sur une paix juste, une paix qui ne fasse pas
bon marché des revendications légitimes d u peuple. Et la
violence adoptée pour y accéder supposerait donc le sacri-
fice d'une part d u feu, la traversée d'un purgatoire. Les
penseurs que cette manière de voir indispose se sont souvent
gaussés de ce naïf « postulat ». Mais n'est-ce pas de leur part
instruire un mauvais procès ? A sa façon Sartre leur répond :
« Je sais que la violence est nécessaire pour passer d'une
société à une autre, qu'il en a toujours été ainsi; mais
j'ignore de quelle nature sera l'ordre qui lui succédera
peut-être...7. » A u moins le contestataire ne se berce-t-il
pas n o n plus d'illusions sur le « statut » que le pouvoir
auquel il s'en prend compte lui réserver car, en butte à la
violence institutionnelle de l'ordre dominant, la violence
« de résistance est nécessairement vouée à rester illégale en
face du droit positif ».
O n se doute que les tenants de « la bonne violence »
rencontrent bien des détracteurs, dont certains entendent
m ê m e se tenir en dehors ou au-dessus de la mêlée politique
et se retranchent derrière des professions de foi purement
humanistes. Certains pacifistes, par exemple, veulent croire
que la non-violence apparaît davantage à m ê m e de désarmer
la violence de l'adversaire, si puissant soit-il, qu'une violence
désespérée, minoritaire et vouée, c o m m e telle, à susciter
à son tour une nouvelle violence, celle de la répression.
Q u ' o n lise Gabriel Marcel et Jean-Marie Muller8 et l'on
Violence « institutionnelle », violence « démocratique » et répression 229

trouvera consacrée la non-violence conçue c o m m e le m o y e n


le plus sûr, le plus radical et le plus rapide de changer le
monde...
Sans m ê m e faire appel aux objections des polémologues
pour qui la lutte pour la paix passe d'abord par la connais-
sance de la guerre et l'examen scientifique de celle-ci9, par
lesquelles o n s'enferme dans le prêchi-prêcha, on peut consi-
dérer qu'il existe de sérieuses raisons de mettre en question
les chimères sans consistance que caressent si volontiers les
pacificateurs, sans aucun risque d'être écoutés.
Le plus souvent, en effet, qui se contente de réprouver
la violence c o m m e telle en vient tout naturellement à consi-
dérer les injustices et les inégalités dont regorge le statu quo
c o m m e d'inéluctables et irréversibles « fatalités » devant
lesquelles il ne reste dès lors qu'à se résigner10.
Q u e peut-on espérer, en fait, d'appels solennels qui conju-
rent de « briser l'escalade de la violence » u ? Certes, tout
serait plus simple et limpide si les réfugiés des camps pales-
tiniens, les catholiques de Newry, la displaced person de
Famagouste ne relevaient pas la tête. Q u e nous veulent-ils
donc, ces empêcheurs d'opprimer en rond ?
E n fait, c o m m e le remarquait déjà Maurice Merleau-
Ponty : « A enseigner la non-violence, on consolide la vio-
lence établie, c'est-à-dire u n système de production qui rend
inévitables la misère et la guerre12. » Et le philosophe, au
n o m d'une « violence progressive et nécessaire » — la bonne
violence, encore une fois — s'en prenait à la « violence
rétrograde » inhérente à la société libérale, qu'elle s'employait
tant bien que mal à camoufler derrière une morale purement
formelle13.
Lorsqu'on prône la non-violence ou qu'on s'y réfère
— pour la consacrer ou pour la désavouer — on risque
cependant vite de simplifier et de verser dans u n schéma
grossier. Il y a autant de non-violences que de violences...
Et la plupart des non-violents ne se rejoignent que sur u n
point : le refus d u recours aux armes si ce n'est en cas d'ex-
trême nécessité. O n voit bien que l'expression est ambiguë
et trompeuse. D o m Helder C a m a r a a préféré y renoncer :
« Je n'aime pas beaucoup le m o t de 'non-violence'. Je préfère
mille fois l'expression de Roger Schutz : 'la violence des
pacifiques', ou n'importe quelle définition qui fasse bien la
différence avec le 'pacifisme'. C o m m e n t espérer que les jeunes
renoncent à la violence armée si on ne leur offre pas en
230

échange quelque chose de fort, d'efficace, qui permette


d'obtenir des résultats concrets14? »
Considérons les non-violents qui ont « réussi », qui ont
atteint l'objectif qu'ils s'étaient fixé et ont p u , pour y par-
venir, exercer u n charisme suffisant. Us ne sont guère n o m -
breux. Retenons-en deux parmi les plus célèbres : Gandhi
et César Chavez. L'évolution d u M a h a t m a , de son premier
jeûne et de la grève de 1918 jusqu'à sa mort, est exemplaire.
H ne considérait à l'origine c o m m e « juste qu'une action qui
ne fait de m a l à aucun des partis qui s'opposent » 16 . Il en
vint à reconnaître ensuite : « Pour le bien de la non-violence,
nous pratiquons la violence à grande échelle. Craignant
de verser le sang, nous tourmentons les gens jour par jour et
faisons sécher leur sang16. » Il s'en fait le reproche et redoute
alors que la résistance passive et la désobéissance civile,
c o m m e la satyagraha qui les fonde idéologiquement, ne
soient encore une source de souffrance inique pour l'adver-
saire et on le voit suspendre une grève des chemins de fer
pour ne « pas tourmenter le gouvernement »17. Singulier
scrupule... Ilfinirapourtant par s'aviser que bien des résis-
tants passifs ne l'étaient devenus que par faiblesse et inca-
pacité de répondre à la force par la force. Il découvre enfin
qu'il y a de la violence dans la non-violence et que, idéalement,
celle-ci doit viser à être une « non-violence de forts »18.
O n voit d'où l'on vient et o ù l'on arrive. Et il importe
du reste d'observer que, dans le regard de ses adversaires,
qui ne s'y sont pas trompés, Gandhi est apparu très vite
dangereux, donc violent. Les « victimologues » assimileraient
volontiers la désobéissance civile — en particulier lorsqu'elle
prend une certaine ampleur c o m m e dans le cas de la marche
contre l'application des ordonnances sur le sel en 1930-1931,
pour briser le monopole gouvernemental ou celui du boycot-
tage des textiles britanniques — à une forme suprême de
provocation. Q u e les prophètes majeurs de la non-violence
de type gandhien apparaissent tels des terroristes masqués
à leurs adversaires, on n'en veut pour preuve que le sort
qu'ils leur réservent : à Gandhi, à Martin Luther King, à
Lambrakis et à commencer par les deux plus anciens paci-
fistes, Socrate19 et le Christ. Ils l'ont payé assez cher. Il
leur avait suffi d'agir en marge de la loi, m ê m e s'ils ne se
soustrayaient pas à l'application de celle-ci.
E n vérité, dans la stratégie gandhienne — au-delà de
l'idéologie dont elle s'inspirait et qu'elle véhiculait — la
Violence « institutionnelle », violence « démocratique » et répression 231

mobilisation des masses populaires réussit aussi grâce à


cette « violence » intrinsèque, qui ne pouvait aboutir à
aucun compromis 20 .
Le cas de César Chavez n'est pas moins éclairant. Pour
arracher au pouvoir fédéré et fédéral une amélioration de la
condition des ouvriers agricoles — et en particulier des
saisonniers — mexicains en Californie, ce militant syndi-
caliste n'a entendu prêcher ni la paix sociale ni la collabo-
ration des classes. Il a m ê m e récusé avec vigueur l'idéalisme
et le moralisme au n o m desquels certains niaient le conflit
existant. Il prônait un changement des structures existantes,
une révolution sociale en bonne et due forme. Et « par la
contrainte », il a empêché que soit brisée la grève des loyers
entreprise. Et, une fois encore, l'adversaire ne s'est pas
mépris, lui qui voyait dans la lutte des Chicanos mobilisés
par Chavez « des Viêt-congs » qui pratiquaient une manière
de « guérilla »21.
Mais il est une autre façon, que celle des pacifistes, de se
récrier devant le recours obligé à la violence. Celle des socio-
logues qui redoutent une sacralisation de la violence c o m m e
telle et dénoncent l'attrait qu'elle exerce, aujourd'hui, sur
une catégorie de penseurs de gauche, H a n n a h Arendt, par
exemple, s'essaie à une démythification de la violence prônée
par ce qu'on appelle, aux États-Unis, « la nouvelle gauche »
qui se nourrit d u message des Sorel, Pareto, Fanon et
Sartre... Elle craint que la violence « purificatrice », consa-
crée c o m m e une fin en soi, ne constitue pas une réponse
convaincante au sein d u débat social. Elle s'autorise à ren-
voyer dos à dos la gauche impie et les forces répressives
qu'elle dénonce car leur violence se nourrit l'une de l'autre.
Elle reconnaît pourtant q u ' « en certaines circonstances,
la violence devient l'unique façon de rééquilibrer les plateaux
de la balance22 ». Mais quelles sont ces circonstances,
précisément?
Pratiquant, lui aussi, l'amalgame mais de façon quasi
systématique, Friedrich Hacker n'hésite pas à réprouver
toutes les formes de violence et tous ceux qui y ont recours
ou la préconisent. Il n'hésite pas à écrire, par exemple, que :
« Sartre, Fanon, Eldridge Cleaver, C h e Guevara, H o Chi
M i n h , M a o Tsé-toung célèbrent et ritualisent tous leur
propre violence, la présentent c o m m e u n instrument de
délivrance et de liberté, une source d'union et d'abnégation.
A u n o m de l'égoïsme impie de leurs idéologies, ils sanctifient
232

la violence c o m m e contre-violence et fêtent, dans la destruc-


tion de l'homme, le triomphe de l'inhumanité23. » Et plus
avant dans sa démonstration, o n voit encore l'auteur ren-
voyer dos à dos H o Chi M i n h , Castro, Nixon, Hitler,
Mussolini et Staline24.
O n voit à quel étrange melting-pot aboutit l'argumentation
de Friedrich Hacker. C e n'est du reste là qu'une illustration
de l'amalgame, parfois inconscient, que risque d'opérer
celui qui, pareillement, considère les choses de si haut qu'il
ne les aperçoit plus... Ainsi que l'observe Jean-Marie
D o m e n a c h : « O n se met vite d'accord pour condamner les
violences d'où qu'elles viennent », on dénonce les guerres,
les insurrections, les terreurs, sans discrimination aucune,
« mais, ce faisant, o n n'atteint que le plus visible dans la
violence et l'on s'enferme dans u n moralisme aux contours
fragiles » 25 .
Singulier arbitrage, en effet. Est-il « raisonnable » de
rester neutre face aux guérilleros guatémaltèques et au régime
qui opprime au Guatemala la classe rurale, aux paysans d u
Dhoiar et au pouvoir qui les liquide, aux rebelles d'Afrique
du Sud en proie à Y apartheid du gouvernement de Pretoria?
N e peut-on rester « sérieux » qu'à ce prix? Celui qui entend
semblablement renoncer à tout engagement, ne fût-ce qu'à
la lumière des principes humanitaires, s'expose délibérément
ou à son insu à voler au secours d'une violence structurelle
qu'il a renoncé, une fois pour toutes, à apercevoir, et il en
devient du m ê m e coup le complice, l'otage.
C'est aussi une manière d'ouvrir la voie royale du déta-
chement, faux pacifisme26, qui garantit une bonne conscience
à toute épreuve.
Évoquant, un jour, l'instabilité de la majorité silencieuse
américaine devant les bombardements du Viet N a m , Kurt
Vonnegut parle d' « une indifférence hystérique »27. L e
raisonnement de Friedrich Hacker se fonde sur le postulat
que la violence révolutionnaire crée, en tout état de cause,
elle-même, les composantes de la situation où elle s'offre
et se présente c o m m e la seule issue possible et l'unique
réplique concevable à la violence institutionnalisée. Cette
attitude conduit à renoncer d'emblée et définitivement à
dépister les causes de la violence pour s'inquiéter seulement
de ses effets.
Pour les uns la prétendue contre-violence présente le
vice majeur de prolonger la violence structurelle et sans se
Violence « institutionnelle », violence « démocratique » et répression 233

donner les moyens de la combattre utilement, car elle a pour


effet de déclencher une répression qui peut à tout m o m e n t la
réduire28. A u prix d'une sorte de pari pascalien sur l'avène-
ment à long terme d'une société égalitaire et fraternelle,
m ê m e des penseurs de gauche, tel Roger Garaudy, semblent
en être arrivés à la conclusion qu'il est impossible qu'une
société sans violence soit portée sur les fonts baptismaux de
la violence révolutionnaire. L e plus souvent, d'ailleurs, u n
tel « grand soir » ne serait qu'une chimère d'intellectuels29
nietzschiens coupés des masses et peu soucieux, en fait,
d'assurer leur « bien public ».
Pour les autres, ce sont ces violences-là qu'il faut réduire
et combattre, en concevant la résistance c o m m e u n droit
et m ê m e c o m m e u n devoir qui serait « le moteur d u déve-
loppement historique de la liberté »30. Les droits de l ' h o m m e ,
ces valeurs de la paix et d u respect de la vie par excellence,
ne purent souvent être arrachés que par la violence révo-
lutionnaire (1688, en Angleterre; 1776, aux États-Unis; 1789
et après, en France) et cela sous son jour le plus sanglant,
quelquefois. Devons-nous donc, avec Marcuse, nous répéter
que « la terreur révolutionnaire est différente de la terreur
blanche, parce que la terreur révolutionnaire implique, en
tant que terreur précisément, sa propre transcendance vers
une société libre » 31 .
Seulement voilà : que la révolution voie le jour et bien
souvent elle est presque aussitôt trahie ou détournée.

Violence institutionnelle en démocratie

C'est, de façon privilégiée, sur la violence en démocratie


que nous braquerons surtout la lumière, car après tout, la
violence totalitaire va de soi et nous n'y ferons, çà et là,
allusion qu'au titre de repoussoir. Partout présente en d é m o -
cratie, la violence n'a pas de caractère d'évidence. Aussi
bien sur le plan interne, à l'égard de leurs propres citoyens
ou des ressortissants étrangers, que dans leurs relations avec
d'autres États, la violence trouve cependant à se manifester
dans les domaines politique et culturel32.
234 Pierre Mertens

Violence politique

1. L'État totalitaire use de la violence c o m m e système de


gouvernement, la démocratie n'y recourt que ponctuelle-
ment ou par accès, dans ce qu'il est convenu d'appeler des
« périodes de crise » : dans de telles conjonctures, m ê m e les
conventions internationales qui imposent le respect des droits
de l ' h o m m e prévoient que l'application de la plupart de
ceux-ci peut être suspendue33. C o m m e c'est en principe le
gouvernement qui sera juge de la gravité de la situation, cela
laisse la porte ouverte à d'éventuels abus. Qui dit « crise »
dit menace au régime. Pour se maintenir au pouvoir, des
dirigeants désormais minorisés o u désavoués peuvent faire
basculer le pays d'une démocratie réelle dans une démocratie
formelle. Et l'armée peut, en coulisse, les y aider. Toutes les
constitutions démocratiques prévoient la possibilité pour
l'autorité de se faire attribuer des pouvoirs spéciaux. Ici
aussi, le danger d u détournement de pouvoir est constant.
2. Par ailleurs, le sacro-saint d o g m e de la séparation des
pouvoirs peut connaître soit circonstanciellement, soit en
permanence, des brèches inquiétantes. L a panoplie d u pou-
voir judiciaire de maintes démocraties comporte des juri-
dictions d'exception dont la « mission » est de rendre poreux
le m u r qui sépare le judiciaire de l'exécutif; la mise sur pied
de toute une série de forces répressives « spécialisées » 31 en
marge m ê m e de la stricte légalité n'est pas pour rassurer35.
L'édifice pénitentiaire, lui aussi, dans son absence d'adapta-
tion à l'évolution des esprits et des m œ u r s , dans son m a n q u e
de conformité aux fins qu'il se propose, constitue souvent
u n bastion de conservatisme38. L'institution psychiatrique
n'est pas loin de lui ressembler37.
3. Les États détiennent, en outre, les moyens de censurer
les organes d'information o u d'assurer, à travers ceux-ci,
leur propre propagande. N o u s y reviendrons plus en détail
lorsque nous explorerons le c h a m p de la violence intellec-
tuelle et culturelle.
4. L a bureaucratie accentuée des services « mis à la
disposition » des administrés aboutit à la mise « sur fiche
perforée » des citoyens, l'ordinateur s'installe au milieu de
nous, à notre insu, avec toutes les effractions que cela implique
sur le plan d u respect de la vie privée et d u secret des
consciences.
5. Il est des catégories entières de citoyens voués à la
Violence a institutionnelle », violence « démocratique » et répression 235

marginalité, parce que le milieu social majoritaire ne les


intègre pas parfaitement, au n o m de certaines « normes » 38
quand ce n'est pas simplement en fonction de certains tabous.
Edward Sagarin relève qu'aujourd'hui encore « l'homosexuel
reste profondément stigmatisé et soumis à la société par la
société à u n traitement cruel »39. Lors de l'assassinat, le
2 novembre 1975, de Pier Paolo Pasolini, on a souvent
évoqué, en l'occurrence, l'hypothèse d'un crime politique,
au sens strict. Selon nous*0, s'il était évidemment politique,
ce meurtre ne l'était pas au sens réduit où on voulait l'en-
tendre et le réduire, mais au sens o ù le puritanisme, les
préjugés, les conventions, la condamnation sans appel de
la « déviance » au sein d'une société déterminée, à un m o m e n t
donné de son (manque d') évolution, l'ont mis à mort.
Inutile de spécifier qu'il peut s'agir de « minorités sexuelles »,
de dissidents politiques41, de « handicapés » de toutes
natures, de « stigmatisés » raciaux, tous ceux qui pratiquent
un métier « n o n conforme », etc. Goffman observe qu'en
sortant d u rôle imparti par la société o n court de grands
risques : celui de perdre la face o u sa liberté42... H a oublié
de dire qu'on peut aussi y laisser sa vie.
6. H existe des recours légaux de protestation contre les
éventuels abus et menaces que nous avons mentionnés.
D a n s toutes les démocraties, il s'agit de ces libertés consti-
tutionnelles qui sont leur fondement m ê m e et à défaut
desquelles elles sont dépourvues de toute existence. Quel-
quefois m ê m e des instruments internationaux — et qui,
généralement, priment la législation interne — confirment,
voire renforcent, ces garanties. O n peut cependant regretter
leur caractère trop souvent abstrait et que ce ne soit pas
l ' h o m m e concret, spécifié, doté, situé dans sa réalité sociale43,
à qui l'on ait ici égard, ce qui rend sa protection partielle-
ment théorique44.
7. Observons que, sur le plan international o u transna-
tional, une certaine rhétorique, une certaine « magie d é m o -
cratique », peut quelquefois dresser u n écran de fumée. A u
n o m des vertus intrinsèques d u parlementarisme, une orga-
nisation aussi sérieuse que le Conseil de l'Europe avait décidé
de conserver sans discussion en son sein une Turquie alors
aussi répressive sur le plan intérieur à l'égard des forces
progressistes qu'elle avait p u se montrer belliciste à l'exté-
rieur, par ses visées annexionnistes sur l'île de Chypre 45 .
236

Violence intellectuelle

1. D a n s une thèse monumentale consacrée aux Langages


totalitaires**, Jean-Pierre Faye indique que l'Histoire ne se
fait et ne peut se faire « qu'en se racontant ». Si bien qu'il
importe d'évaluer alors les effets de ce « récit » sur « la
narration que l'Histoire se fait d'elle-même ». L e système
mis en place sécrète si bien son propre langage qu'il s'arroge
le monopole des terminologies officielles. O n conçoit mieux
alors comment, à u n dictateur dément o u hystérique, et à
la poignée de traîneurs de sabre qui assurent son accession
et son maintien au pouvoir, des peuples entiers peuvent
aveuglément emboîter le pas. Cette énigme insondable,
l'aberration qu'elle comporte, o n ne peut en prendre la
mesure que dans le prolongement d ' u n langage, de son
utilisation et de ses abus. « Avec le docteur Goebbels, dit
Faye, l'Histoire était dépassée par safictionet devenait u n
r o m a n criminel dont o n ne devait plus sortir pendant long-
temps 47 . » Mais si le totalitarisme peut, à certains égards,
apparaître c o m m e irrationnel et pathologique, le pouvoir
des mots peut se vérifier aussi en démocratie...
2. U n e culture apparaît étroitement liée à une société
donnée qui l'engendre, la nourrit, l'enseigne, la répercute
donc, jusqu'à u n certain point, l'impose. D a n s son affirma-
tion d'elle-même, elle nie d u m ê m e coup l'existence d'autres
cultures o u , tout au moins, prend leur place, fonctionne
« c o m m e si » celles-ci n'existaient pas.
3. Les conquêtes impérialistes qui se donnaient pour
porteuses de progrès et inspirées par une « mission civili-
satrice » ont tourné à ce que Robert Jaulin48 a appelé des
« ethnocides », c'est-à-dire à u n attentat à la vie de certaines
sociétés pour ce qu'elles étaient, la destruction (moins
militaire, parfois, que psychologique) de civilisations dont
on niait purement et simplement l'identité culturelle. Poli-
tique ethnocentriste, « paix blanche » imposée de force,
prétendument nourrie des meilleures intentions et n'agissant
jamais que par « extension de soi » aux dépens de l'autre,
en prétendant à la totalité. Les massacres que cet aveugle-
ment entraîne sont encore en cours.
4. Considérons alors ce qui résulte — avec, certes, u n
moindre préjudice! — de la culture imposée « sur place ».
C e qu'on appelle, dans nos sociétés, la « culture générale »
est-elle aussi générale qu'elle le prétend49? L e sociologue
Violence « institutionnelle », violence « démocratique » et répression 237

belge Claude Javeau montre bien, à cet égard, c o m m e n t la


culture bourgeoise évacue la culture populaire60. Et, à la
place, au prix d'un singulier abâtardissement, surgit ce qu'on
baptise ignoblement d u vocable de « culture de masse »,
la culture commerciale véhiculée par les médias et la presse
à sensation et qui bénéficie de moyens de diffusion exorbi-
tants, si bien qu'elle n'est pas offerte, c o m m e u n choix,
mais procède plutôt d'un « matraquage ». C e que Richard
Hoggart appelle La culture du pauvre61.
5. Petite parenthèse. L e sport entre, en Belgique, dans
le cadre des compétences d u Ministère de la culture... C e
n'est pas une aberration qu'en apparence. H s'agit au contraire
d'une consécration sans doute fortuite et inattendue d u rôle
que le sport — et l'idéologie, la mythologie qui entourent le
déroulement des compétitions sportives — joue dans la
culture de masse. L e sport obéit en fait aux lois d u rende-
ment, de l'organisation bureaucratique, de la hiérarchisation,
de la publicité et de la propagande que nous avons vues
s'appliquer dans d'autres champs 5 2 ... Il a sa place dans le
m o d e de production capitaliste industriel, de m ê m e qu'il
sert parfaitement les impératifs de la propagande dans maints
États socialistes. L a sublimation des Jeux olympiques, en
particulier, a toujours nourri la plus inepte littérature. Ces
Olympiades n'ont jamais cessé, dans leur prétendu « apoli-
tisme », d'exalter les chauvinismes, l'agressivité larvée et
inavouée et la mercantilisation des valeurs53. Souvenons-nous
de la répression policière sanglante qui marqua l'organisation
des Jeux de Mexico, en 1968.
6. Les États ont la possibilité d'exercer u n contrôle plus
ou moins étroit des organes de diffusion collective. Propriété
étatique (ou à part majoritaire) des antennes de radio et de
chaînes de télévision dites « nationales ». « Concentrations »
de presse o u aides sélectives et orientées à certains journaux.
Propagande directe ou indirecte (par la sélection et la hié-
rarchisation des nouvelles). L a censure directe et l'auto-
censure survivent dans la presse m ê m e réputée la plus libre.
Le rôle qu'y joue la publicité pèse d'un poids très lourd sur
le destin des journaux et les « colore », outre qu'elle renforce
en permanence un certain type de société fondé sur le système
de la consommation. Si l'information est une des clés d u
pouvoir, l'accès aux médias n'est guère aisé. Et la liberté
de presse ne va pas loin si elle ne s'accompagne d u « droit
à l'information » M . Presse d'information et presse d'opinion
238

doivent coexister, pour éviter la « malnutrition informa-


tive ». L a mauvaise information c o m m e le défaut d'infor-
mation font violence au lecteur.
7. Autre forme de violence culturelle : il faut évidemment
souligner les discriminations sociales qui persistent dans
l'enseignement, l'absence de démocratisation réelle qui le
caractérise en profondeur, l'inégalité des chances qui est
encore la règle et non l'exception dans tant de démocraties
« modèles »...
8. Il convient encore de dire u n m o t des rapports de
l ' h o m m e de science avec le pouvoir, et des responsabilités
qui en découlent. Parfois malgré lui ou à son insu, le savant
devient le serviteur zélé d'une idéologie qu'il ne contrôle
pas 65 . Le pouvoir a besoin de la science pour se donner des
modèles de référence. « Le pouvoir politique, violence de fait,
doit se présenter à travers u n fondement naturel pour pou-
voir reposer sur u n consensus plutôt que sur la force phy-
sique. Pour cela, il utilisera à chaque m o m e n t les configu-
rations de croyances dominantes pour les modeler à son
profit56. L e plus grand danger vient, en l'occurrence, de ce
qu'au n o m d'une technocratie censée obéir à une forme de
rationalité objective o n déclare pouvoir se passer des « chi-
mères idéologiques ». Il serait soi-disant « désormais possible
à des élites professionnelles politiquement neutres d'orga-
niser scientifiquement la société dans le sens de l'intérêt
général »67.
9. Recours démocratique contre la violence culturelle?
L a contestation intellectuelle et toutes ses méthodes récem-
ment innovées : universités « ouvertes », écoles parallèles,
free-television, pour ne pas parler de la recherche scientifique,
de la création littéraire et artistique qui demeurent jusqu'à
nouvel ordre, dans nos régimes « libéraux avancés », un des
bastions de la liberté. M ê m e si l'intellectuel contestataire est
le plus souvent voué à jouer les bouffons d u roi et à ne se
faire lire que par la classe bourgeoise qu'il prétend abhorrer,
à tout m o m e n t , dans quelque société que ce soit, peut surgir
celui qui, quand il le faut, déclare « J'accuse » et devient,
c o m m e on a pu le dire de Zola, « un m o m e n t de la conscience
du M o n d e ».
Violence « institutionnelle », violence « démocratique » et répression 239

L a répression de la violence
contre-institutionnelle

L a fonction juridique

N o m b r e u x sont les juristes qui, en toute bonne foi c o m m e en


toute candeur, distinguent le droit de l'État qu'il sert, au
n o m d'un apolitisme, d'une quasi-autonomie qui le place-
raient résolument au-dessus de toutes les mêlées. C'est
ignorer délibérément le contenu idéologique d u droit c o m m e
tel. L e droit vole au secours, le cas échéant, des structures
existantes, prête main-forte au pouvoir en place et se pose
en champion d u statu quo. Mais tout cela se passe en fili-
grane de vocables et de concepts o n ne peut plus édifiants
et sécurisants. L e droit des gens, en particulier, regorge de
notions telles que « le droit des peuples à disposer d'eux-
m ê m e s », le « devoir de non-intervention dans les affaires
intérieures des autres États », la « prohibition de l'agres-
sion », pour ne rien dire des « droits de l ' h o m m e » et des
« libertés fondamentales » qui semblent autant de garde-fous
contre l'injustice, les inégalités, l'arbitraire. Qui ne voit
cependant qu'en dépit d u jus cogens, et de tout le caphar-
n a û m de la légalité internationale, les iniquités les plus pro-
fondes peuvent être commises impunément au n o m d'une
idéologie, pourvu qu'elle soit dominante ? L a fable d u « droit
du désarmement » paraît, à elle seule, assez probante sans
qu'il soit besoin de s'y attarder58.
L'égalité des justiciables devant la loi est, elle aussi,
c o m m e o n sait, une aimable fiction, dont à peu près plus
personne n'est dupe 59 . O n ne juge pas des h o m m e s mais les
représentants d'une classe.
O n peut « dépolitiser » certains procès sur la base d'une
incrimination d ' o ù les préoccupations politiques ne sont
nullement absentes60. Il n'est pas jusqu'à l'hermétisme d u
langage judiciaire et aux pompes de la Justice qui ne parti-
cipent d'une volonté d'intimidation : mécanisme qui broiera
plus sûrement le petit que le grand.
Bien sûr, la Justice pourrait être une chose et le Droit,
une autre, irresponsable de 1' « ambiance » qui entoure son
application. Il est pourtant toujours bien, au sein de toute
société, l'expression de « la règle du jeu » 91 .
Encore le droit, en raison de ces attrape-nigauds qui le
balisent et de la couverture moralisatrice qui le protège, en
240 Pierre Mertens

raison m ê m e aussi de son formalisme, peut quelquefois être


renvoyé à ceux-là m ê m e qui l'ont forgé à leur propre usage
par des utilisateurs qui font rendre gorge à la lettre de la
loi et lui font enfin exprimer la vérité qui n'était jusque-là
qu'un vernis... Ainsifictionet réalité peuvent-elles parfois se
rejoindre. Et le pouvoir peut être pris au piège de sa propre
légalité. Contre les juristes qui sont à la botte des puissants,
on peut encore formuler le projet d'une justice non hiérar-
chisée et dont le pathos céderait enfin le pas « devant celui
de la liberté et de l'égalité » 62 .

L a répression du « terrorisme »

O n se souviendra qu'au cours de la seconde guerre mondiale


la criminalité nazie fut poussée à u n tel point d'horreur et
d'inédite barbarie qu'on dut bien, en 1945, forger des
concepts juridiques nouveaux tels « le crime contre l'huma-
nité », consacré par l'article 6 d u Statut d u Tribunal de
Nuremberg, et le « génocide », consacré par la Convention
qui prévoit la prévention et la répression de ce crime et qui
date d u 9 décembre 1948. Innovations qui ne furent pas au
goût de tous les juristes, dont certains déploraient la grave
entorse que cela risquait d'entraîner au principe de la non-
rétroactivité de la loi pénale. O n parla de « justice d u
vainqueur ».
Mais le droit a aussi la mémoire courte. Il s'en fallut
de peu que vingt ans après, et les crimes visés alors risquant
d'être bientôt prescrits, o n ne veuille pas consacrer le prin-
cipe de l'imprescriptibilité des peines et de l'action publique
pour ce qui touche à ceux-ci. D'aucuns invoquaient les
présomptions qui fondent d'habitude la prescription en
droit pénal et dont il était pourtant facile de prouver qu'au-
cune ne se vérifiait en l'occurrence.
Les m ê m e s États qui, aujourd'hui, entendent réprimer le
terrorisme individuel se trouvaient alors très tentés de mani-
fester une grande mansuétude à l'égard de cette criminalité
qu'un État, devenu lui-même meurtrier, avait placée sous
son égide et programmée.
Toute l'histoire d u terrorisme, c o m m e concept de droit,
repose sur une fiction déjà consacrée à l'origine par la
Convention relative à la prévention et à la répression inter-
nationales d u terrorisme. D è s lors, il fut entendu qu'on
renoncerait à reconnaître au terrorisme la nature d u délit
Violence « institutionnelle », violence « démocratique » et répression 241

politique. Il s'agissait essentiellement, en « dépolitisant » la


notion, de priver les auteurs de pareils actes des privilèges
reconnus à ceux qui commettent des actes dont la portée
politique n'est pas déniée. L a moindre de ces faveurs n'est
pas l'interdiction d'extrader vers l'État qui le réclame sem-
blable délinquant. Voyez alors tous les textes qui, en termes
généraux o u de façon plus ponctuelle, ont traité de la
matière : jamais o n ne définit, partout o n dépolitise et,
surtout, à l'une ou l'autre exception près, o n ne traite pas de
la terreur d'État. L e « terrorisme », c'est celui de l'autre,
celui de l'opposant, d u dissident, du rebelle. Il existe pour-
tant, dans l'arsenal juridique de n'importe quel État, de quoi
l'inculper à suffisance et, en particulier, sur la base d'une
contravention aux Conventions de 1949 sur le droit h u m a -
nitaire.
Alors à quoi sert, à quoi rime cette incrimination?
Doit-elle jouer un peu le rôle d'une sorte de « circonstance
aggravante » ? Mais il ne s'agit pas seulement d'une querelle
d'école. L e débat n'est pas sans incidence. L a Convention
de 1937, faute des ratifications nécessaires, n'est jamais
entrée en vigueur. Mais au Conseil de l'Europe, on a adopté,
le 2 7 janvier 1977, une Convention européenne pour la
répression d u terrorisme qui souffre des m ê m e s vices rédhi-
bitoires que ceux qui sont déjà mentionnés. Il ne s'agit pas
seulement par ce texte d'exclure le « terrorisme de chantage »
(détournements, séquestrations) qu'on s'entend générale-
ment à stigmatiser, mais des actions politiques violentes les
plus classiques. Encore heureux si l'on exclut, c o m m e le
signale Jean Salmon, « le hold-up avec un poignard o u u n
fusil Mauser »6S. C e ne serait rien si l'obligation d'extrader,
dans tous ces cas, ne devenait la règle, au mépris de tous les
principes qui, traditionnellement, s'opposent à l'extradition
en cas d'infraction politique64. Mais il est vrai que, au vu
de ce texte, de l'infraction politique, il ne reste aujourd'hui
à peu près rien. Heribert Golsong, directeur des affaires
juridiques d u Conseil de l'Europe66, nous rassure : en fait,
il n'existerait aucune définition, généralement acceptée, de
l'expression « infraction politique »... Ainsi c'est en arguant
de ce vide juridique qu'on entend réprimer le terrorisme...
que l'on ne définit pas davantage, et pour cause! C e ne sont
pas les possibilités très minimes de réserves dans l'application
du texte qui pourront nous apaiser et qui se fondent sur la
prise en considération des intentions de l'État qui sollicite
242

l'extradition : c o m m e si celui-ci avait l'habitude de se


démasquer!
Avec la signature de cet instrument o n met fin au délit
politique et au droit d'asile. Cette « disparition » d u délit
politique mérite d'autant plus l'examen qu'à l'origine elle
fut consacrée par des régimes qui entendaient accréditer la
thèse d'une « autonomie d u politique » par rapport au
pouvoir économique : une thèse « libérale », donc, et qui
permettait « d'oblitérer la fonction du pouvoir qui revient
en réalité aux puissances économiques »66. Pas une invention
de révolutionnaires ! Mais, c o m m e il arrive souvent, en droit,
un concept peut être renvoyé à celui qui l'a forgé, avec une
teneur qu'il ne soupçonnait pas. Et c'est bien pour empêcher
désormais cela que le principe est aujourd'hui réduit à rien
par ceux-là m ê m e s qui l'ont créé.
Mais o n nous dira peut-être que le fruit porté par l'arbre
européen, la Convention, ne devrait pas présenter grand
risque : les États membres d u Conseil de l'Europe ne sont-ils
pas démocratiques par définition?
Lorsqu'on a signé la Convention européenne de sauve-
garde des droits de l ' h o m m e , en 1950, certains ne voyaient
guère l'utilité de prévoir, entre autres, une disposition
relative à la torture. Encore une fois, la torture était-
elle pensable dans u n pays m e m b r e de l'organisation de
Strasbourg? Après cela, il y a eu l'affaire de Chypre, la
guerre d'Algérie, la dictature des colonels grecs... C o m m e
quoi o n n'avait pas eu tort de se montrer « prêt à toute
éventualité »... Et quant à « l'Europe d u terrorisme », c'est
celle de l'affaire Baader-Meinhof (en République fédérale
d'Allemagne), avec les interdictions professionnelles et les
« suicides » en prison; celle de la « stratégie de la tension »
(en Italie); celle de la torture en Ulster (au R o y a u m e - U n i ) ;
celle de l'affaire A b o u - D a o u d , digne écho de l'affaire B e n
Barka (en France). Celle de la Grèce fasciste d'hier, de la
Turquie si troublée aujourd'hui. Ces États, demain, pourront
extrader à peu près n'importe qui, sur « simple demande »
ou peu s'en faut. Y a-t-il lieu d'être si rassuré?
Et nous n'avons pas recensé ici des mesures de droit
interne, des modifications législatives qui ont assuré u n
renforcement de la répression. Contentons-nous de dire
que, dans l'ensemble, elles traduisent les m ê m e s ambiguïtés
que celles du droit international.
Violence « institutionnelle », violence « démocratique » et répression 243

L a torture en démocratie

D e la m ê m e façon que, parlant de « terrorisme », nous


n'avons égard qu'à celui des dissidents, qui dit « torture »
imagine « État totalitaire »...
D a n s son Rapport sur la torture, l'organisation Amnesty
International a établi q u ' o n torturait dans plus de soixante
États. Sous u n régime dictatorial, cette pratique n'est pas
pour surprendre, elle est une composante d u système. Il y a
des sanctuaires de la torture.
Mais quand il s'agit d'un régime libéral avancé?
Après Amnesty et des commissions gouvernementales
mises sur pied au R o y a u m e - U n i , la Commission européenne
des droits de l ' h o m m e a p u établir que suite au déclenche-
ment, le 9 août 1971, en Ulster, de 1' « Opération Demetrius »,
des centaines de personnes furent arrêtées, envoyées dans des
centres pénitentiaires et soumises à « diverses formes d'inter-
rogatoire ». Il s'agissait essentiellement de cinq méthodes dites
« de privations sensorielles »... Plus familièrement, o n parle
de « torture propre », car elle est censée ne laisser aucune
trace. D e s séquelles, elle en entraîne si peu que certains
détenus souffrent encore aujourd'hui de troubles irréver-
sibles. Lesdites méthodes avaient fait l'objet d ' u n ensei-
gnement spécial par des experts, en vue de l'opération sus-
mentionnée. A ce stade de préparation, et à ce niveau
d'ampleur, il est malaisé d'accréditer la thèse des « bavures »,
des « accidents de guerre » toujours possibles, avancée assez
dérisoirement par le gouvernement défendeur. Sous-jacent
à cette défense, c o m m e à certaines conclusions auxquelles
arrivent les rapports établis par les commissions gouverne-
mentales, le fait que les « sujets maltraités » seraient des
terroristes o u d u moins des sympathisants de T I R A . Il ne
s'agirait là que de l'exception qui confirmerait la règle :
on ne torturerait jamais sauf dans l'hypothèse du terrorisme.
Idée, en fait, répandue.
Devant les contraventions les plus graves au droit, le
juriste semble toujours u n peu désemparé et démuni. Tout
se passe c o m m e s'il avait la plus grande peine à définir
l'énorme... C'est assez compréhensible. Fournit-on d u géno-
cide, d u crime contre l'humanité o u de la torture une défini-
tion très affinée, qui retienne une multitude de nuances, o n
passera pour inhumain... N e retient-on pas ces distinctions,
et l'on risque de basculer dans l'amalgame et de qualifier
244

pêle-mêle de la m ê m e façon des actes qui sont loin de pré-


senter le m ê m e caractère de barbarie. C e qui est sûr, en tout
état de cause, c'est qu'en vertu d u texte m ê m e de la Conven-
tion (article 15) la torture constitue l'une de ces rares excep-
tions à l'application d u droit qui n'est tolerable en aucune
circonstance. Le contraire serait proprement monstrueux.
Le gouvernement défendeur dans l'affaire des privations
sensorielles en Ulster a, curieusement, fait valoir qu'il ne
s'agirait manifestement pas ici d u « type d'affaire envisagé
par les rédacteurs de la Convention, lesquels se verraient
attachés dans l'après-guerre à empêcher la renaissance d'une
situation de type nazi. H ne s'agirait pas en l'espèce de cette
sorte d'affaire o u de régime; o n ne serait pas n o n plus
en présence d'une dictature militaire qui persécute ses
opposants ».
D a n s un sens, on ne saurait mieux dire ; dans u n autre,
et si l'on cherche vraiment à se disculper, on ne saurait dire
pire. D e m ê m e , l'insistance avec laquelle la partie défen-
deresse suggère que cette espèce ne rappelle pas le précédent
fameux de l'affaire des tortures en Grèce agit un peu c o m m e
une arme à double tranchant. O n ne peut encore que
demeurer perplexe lorsqu'on voit le défendeur invoquer les
d o m m a g e s et intérêts qui ont été versés aux victimes, c o m m e
s'il n'y avait pas précisément là c o m m e u n aveu des res-
ponsabilités encourues.
Certes l'idée ne viendrait à personne de raisonnable
d'assimiler le régime britannique si peu que ce soit à d'autres
régimes qui ont fait de la torture une spécialité. Mais la
leçon de l'affaire n'est-elle pas à tirer de là, précisément,
qu'un État en tout point si peu comparable à ceux que nous
visons « ait eu cependant recours à ces pratiques ».
O n assiste, au demeurant, à une intégration de plus en
plus poussée des fonctions de répression dans l'ensemble
des fonctions sociétales de l'ordre régnant67. A partir de
quel seuil la torture devient-elle donc « institutionnelle » ?
Et si institutionnelle qu'avec l'interrogateur collabore, c o m m e
on sait, le médecin, dont l'assistance est trop souvent une
complicité.
« L a torture d'État, dit Pierre Vidal-Naquet, n'est en
fait rien d'autre que la forme de domination la plus directe
et la plus immédiate d'un h o m m e sur un autre, c'est-à-dire
l'essence m ê m e de la politique88. »
Violence « institutionnelle », violence « démocratique » et répression 245

Conclusion

D e tous les fléaux qui suscitent la violence et quelquefois la


fondent, il en est u n plus mortifère, que toute réflexion sur
le sujet se doit de mettre en évidence, faute de quoi elle
demeure purement formelle. C e qu'Egil Fossum a qualifié
de « violence par omission », c'est-à-dire « la violence
silencieuse, produit de la structure sociale qui se traduit
par la famine, la maladie et l'humiliation et se reflète dans
les statistiques sur l'espérance de vie, la mortalité infantile,
la consommation des calories, la fréquence des épidé-
mies », etc. Et Robin Clark ajoute : « Il y a en dernière
analyse autant de violence dans la manière dont chaque
nation traite ses classes défavorisées, o u pour ce qui est
de l'hémisphère sud, la population sous-développée, que
dans le fait, par exemple, qu'une bande de voyous attaque
un convoyeur ou le patron d'un café69. »
Expression en forme de litote mais qui a le mérite de
laisser voir u n m o n d e où la violence se manifeste de façon
ubiquitaire et à tous les échelons à la fois, en raison d'injus-
tices et d'inégalités qui hypothèquent et compromettent tout
l'édifice social. Réfléchissons-y avant de décréter qu'aucune
violence n'est légitime et qu'il n'y a pas de guerre juste. Et
considérons d'abord si, dans u n m o n d e deflagranteiniquité
sociale, il n'y a pas plus de violence à maintenir le statu quo
qu'à le malmener? « Pour comprendre m e s actions, nous
prévient Leilah Khaled, il faut en analyser les causes fon-
damentales™. »
Est-ce vraiment trop demander et ce propos est-il marqué
au coin de l'hystérie ou de l'humilité ?

Notes

1. D o m Helder Camara, Spirale de la violence, p . 16, Paris, Desclée


D e Brouwer, 1970.
2. H . Marcuse, Lafinde l'utopie, p . 8, Éditions du Seuil et Delachaux et
Nies tie.
3. A ce propos, consultez Simone Fraisse, Le mythe d'Antigone, Paris,
A r m a n d Colin, 1974.
4. Xavier Léon-Dufour, « L a violence selon la Bible », Esprit, février 1970,
p. 327.
5. Voyez F . Engels, Théorie de la violence, Éditions 10/18,1972 (préface de
Gilbert Mury), p . 37. Voyez aussi les pages 201, 224 et 261.
6. Voyez Réflexions sur la violence, nouvelle édition, Marcel Rivière, 1972.
7. Entretien du 17 juin 1973 reproduit dans l'ouvrage de Francis Jeanson,
Sartre dans sa vie, p . 296, Éditions du Seuil, 1974.
246

8. L'évangile de la non-violence, Paris, Fayard, 1969. (Collection Points


chauds.)
9. Voyez Gaston Bouthoul, Lettre ouverte aux pacifistes, Albin Michel,
1973.
10. Jacques Ellul n'échappe pas à la règle du genre... Voyez De la révolution
aux révoltes, Calmann-Lévy, 1972. (Collection Liberté de l'esprit.)
11. C o m m e le pape Paul V I voulait en convaincre les diplomates accrédités
auprès du Saint-Siège (voyez Le Monde du 18 janvier 1977).
12. Cité par d'Astier de L a Vigerie dans La violence, Semaine des intellectuels
catholiques, 1967, Desclée D e Brouwer, p. 26. (Collection Recherches
et débats.)
13. Consultez Humanisme et terreur, p. DC, Paris, 1947. O n se souviendra que
l'auteur a, sur cette question, engagé une vive polémique avec Albert
C a m u s dont on trouvera les échos dans « N i victimes ni bourreaux »,
dans Essais (de Camus), Gallimard, L a Pléiade, p . 280 et suiv., et
332 et suiv. Sur cette question consultez aussi Maurice Weyembergh :
« Merleau-Ponty et C a m u s », dans Annales de l'Institut de philosophie
(Université libre de Bruxelles), 1971, p. 53-99.
14. Les confessions d'un évêque, p . 164, Entretiens avec José D e Broucker,
Paris, Éditions du Seuil, 1977. (Collection Traversée du siècle.)
15. Erik H . Erikson, La vérité de Gandhi, Paris, Flammarion, 1974. (Nou-
velle bibliothèque scientifique.) L'auteur est un psychanalyste occidental
qui a eu accès à des sources restées longtemps inédites, p. 324.
16. Ibid., p . 355.
17. Ibid., p . 327.
18. Voyez Roger Garaudy, Pour un dialogue des civilisations, p . 185, Paris,
Denoël, 1977. (Collection Coudées franches.)
19. Voyez à cet égard les réflexions de Maurice Clavel, dans Nous l'avons tous
tué !, Éditions du Seuil, 1977.
20. A ce propos, voyez R . Garaudy, op. cit., p . 381.
21. Cité par Peter Matthiess, Sal si puede : César Chavez and the New
American Revolution, p. 158-159, N e w York, R a n d o m House, 1970. Sur
tous les aspects du processus social déclenché par Chavez, consultez
Jean-Marie Muller, Jean Kalman, César Chavez. Un combat non violent,
Paris, Fayard, Le Cerf, 1977.
22. Hannah Arendt, Du mensonge à la violence, p . 173, Paris, Calmann-
Lévy, 1972.
23. Friedrich Hacker, Agression - Violence dans le monde moderne, p. 103,
Paris, Calmann-Lévy, 1971.
24. Ibid., p. 129.
25. La violence, Semaine des intellectuels catholiques, loc. cit., p. 31.
26. M ê m e u n « non-violent » tel que J. M . Muller exprime son malaise
devant tout ce qui vise à confondre ainsi dans une m ê m e réprobation
oppresseurs et opprimés. (Voyez L'évangile de la non-violence, op. cit.)
27. Cité par N o a m Chomsky, Guerre en Asie, Paris, Hachette, 1971.
28. Voyez Jacques Ellul, op. cit., p . 297.
29. J. Ellul, op. cit., p . 213. D ' o ù l'accusation faite à ceux-ci de formuler
malgré eux, et aveuglément, u n programme à vocation fascisante...
Voyez R . Aron, op. cit., p. 242-243.
30. H . Marcuse, op. cit., p. 49.
31. Ibid., p . 69.
32. Pour l'étude de cette question, on se reportera utilement au rapport que
S. C . Versele et A . V a n Haecht — à qui nous avons emprunté leur
structure d'approche — ont consacré à « L a violence institutionnelle »,
dans le cadre du XXIII e Congrès international de criminologie, à
Maracaîbo (Venezuela), en août 1974. C'était le fruit d'un travail
réunissant des experts belges à l'Institut de sociologie de l'Université de
Bruxelles. Voyez Revue de l'Institut de sociologie.
33. Voyez : Convention européenne des droits de l'homme et des libertés
fondamentales, article 15.v.
34. Notamment en ce qui concerne le contrôle des étrangers c o m m e tels,
avec le racisme larvé que cela implique presque nécessairement.
35. Voyez pour la France : Denis Langlois, Les dossiers noirs de la police
française, 1973 ; Casamayor, La police, Paris, Gallimard, 1973 ;
Violence « institutionnelle », violence « démocratique » et répression 247

R . Backmann et C . Angeli, Les polices de la nouvelle société, Paris,


Maspero, 1971 ; Bertrand des Saussaies, La machine policière, Paris,
Éditions d u Seuil, 1972 ; G u y Denis, Citoyen policier, Paris, Albin
Michel, 1976, etc.
36. Voyez aussi : Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard,
1975, Collection Bibliothèque des histoires ; P . Deyon, Le temps des
prisons, Éditions Universitaires, Université de Lille III, 1975 ; D . Briggs,
Fermer les prisons, Paris, Éditions d u Seuil, 1977 ; B . R e m y , Journal
de prison, Hachette, 1977, etc.
37. Voyez T h o m a s Szasz, Fabriquer la folie, Paris, Payot, 1976, et La loi, la
liberté et la psychiatrie, Paris, Payot, 1977, ainsi que les ouvrages de
R . Laing, D . Cooper, F . Basaglia. Voyez encore Roger Gentis, Les murs
de l'asile, Paris, Maspero, 1973.
38. Et « O ù existent des normes, existe la déviance », souligne Albert Cohen,
La déviance, p . 13, Éditions Duculot, 1971. (Collection Sociologie
nouvelle.) L a notion englobe tous ceux qui sont pour une raison ou une
autre stigmatisés au sens o ù l'entend Erving Goffman, Stigmate. Les
usages sociaux des handicaps, Paris, Éditions de Minuit, 1975.
39. Johannes Werres, dans Les minorités homosexuelles, p . 265, sous la
direction de Steven D e Batselier et H . Laurence Ross, Éditions Duculot,
1973. (Collection Sociologie nouvelle.)
40. Voyez notre étude : « Pasolini dissident et martyr », dans Pro Justicia
(Bruxelles), n° 11-12, 1976, p . 85-114.
41. Songeons que, dans les États totalitaires, l'opposition, c o m m e telle, peut
être considérée c o m m e une « maladie mentale »...
42. Voyez Goffman, Les rites d'interaction, Paris, Éditions de Minuit, 1974.
43. O n sait que la femme, en tant que telle, n'a guère pu se prévaloir de ces
textes pour revendiquer une égalité de traitement avec l'homme.
44. Sur cette question consultez notre étude : « Égalité et droits de l'homme :
de l'homme abstrait à l'homme situé », dans Travaux du Centre de philo-
sophie du droit de l'Université libre de Bruxelles, vol. IV, 1975, p . 266-302.
45. Q u ' o n se garde aussi du réflexe ethnocentriste de tant de démocrates
occidentaux qui auront toujours quelque tendance à préférer, s'agissant
d'un État du tiers m o n d e , une démocratie parlementaire purement
formelle (avec leaders d'opposition en prison ou résidence surveillée,
scrutin électoral manipulé, etc.) à une démocratie populaire à parti
unique m ê m e si, au sein de celui-ci, fonctionne un authentique droit de
tendance. Sur ces questions, voyez notre étude : « L a violence qui ne dit
pas son n o m », dans La pensée et les hommes, juin 1976, n° 1, p . 1-5.
46. Éditions Hermann, 1972, collection Savoir. D u m ê m e auteur, voyez
Théorie du récit, parue en m ê m e temps chez le m ê m e éditeur.
47. Propos recueilli par H . M . Palmier dans Le Monde du 13 octobre 1972.
48. Voyez Robert Jaulin, La paix blanche. Introduction à l'ethnocide, Paris,
Éditions du Seuil, 1970, collection Combats. D u m ê m e auteur, consultez
Le livre blanc de l'ethnocide en Amérique (textes et documents réunis par
R . Jaulin), Paris, Fayard, 1972, et La décivilisation, politique et pratique
de l'ethnocide (textes choisis par R . Jaulin), Éditions Complexe, 1974.
Voyez aussi Lucien Bodart, Le massacre des Indiens, Paris, Gallimard,
1970 et J. Meunier et A . M . Savarin, Le chant du Silbaco, É d . spéciale,
1970, ainsi que Ettore Biocca, Yanoama, Paris, Éditions Pion, 1968,
collection Terre humaine.
49. Voyez S. C . Versele, et A . V a n Haecht,toc.cit.
50. Voyez Claude Javeau, Haro sur la culture, Éditions de l'Université de
Bruxelles, 1975.
51. Éditions de Minuit, 1971, collection Sens c o m m u n .
52. Consultez à ce propos la remarquable Sociologie politique du sport de
Jean-Marie B r ô h m , Éditions J. P . Delarge, 1976, collection Corps et
culture.
53. Paul E . Ohl, La guerre olympique, Paris, Laffont, 1977.
54. Bernard Voyenne, Le droit à l'information, p . 8, Aubier-Montaigne,
1970.
55. Évoquant la disparition survenue dans des circonstances demeurées non
élucidées du physicien atomiste, Majorana, l'écrivain Leonardo Sciascia
se demande si certains savants n'ont pas éprouvé de tels scrupules pré-
248 Pierre Mertens

ventivement et refusé de coopérer à l'œuvre de mort (voyez La dispa-


rition de Major ana, Éditions Lettres nouvelles, 1977). Sur le cas
d'Oppenheimer, consultez surtout Margret Boveni, De la trahison au
XXe siècle, Gallimard, 1970, collection Les Essais.
56. Discours biologique et ordre social, P- 280, ouvrage collectif, conclu-
sion de Pierre Achard, Éditions d u Seuil, 1977. Dans le m ê m e ordre
d'idée, consultez aussi le Rapport final d u Stage d'études sur les
interrelations entre la biologie, les sciences sociales et la société, Unesco
(18-22 mars 1974), document S H C 7 4 / C O N F . 801/13, et en particulier les
communications de M M . Godelier et Morin. Voyez encore L'idéologie
de/dans la science, Éditions du Seuil, 1977. Pour ce qui concerne les
rapports de la science avec la politique militaire, consultez Georges
M e n a h e m , La science et le militaire, Éditions du Seuil, 1976, collection
Science ouverte.
57. La technique et la science comme « idéologie », Gallimard, 1973.
58. Voyez à ce propos Robin Clark, La course à la mort, Éditions du Seuil,
1974.
59. Voyez Nicolas Herpin, L'application de la loi, Édition du Seuil, 1977,
collection Sociologie.
60. Voyez l'affaire G o l d m a n évoquée par l'inculpé lui-même, dans ses
Souvenirs obscurs d'un juif polonais né en France, Éditions du Seuil, 1975,
collection Combats.
61. Voyez André-Jean Arnaud, Essai d'analyse structurale du Code civil
français. La règle du jeu dans la paix bourgeoise, Librairie générale de
droit et de jurisprudence, 1972. Voyez aussi, du m ê m e auteur : « L a paix
bourgeoise », Quadernifiorentiniper la storia del pensiero giudirico
moderno, 1973/2. Voyez encore Michel Miaille, Une introduction critique
au droit, Maspero, 1973, collection Textes à l'appui. Voyez encore le
numéro spécial sur « Le droit en question » de la revue Contradictions
(avril 1977). Voyez E . Novoa Monreal, El derecho como obstdculo a
cambio social, Mexico, 1975.
62. Selon le v œ u d'Ernst Bloch et Droit naturel et dignité humaine, Payot,
1976.
63. « L a Convention européenne pour la répression du terrorisme : u n vrai
pas en arrière », à paraître dans le Journal des tribunaux (Bruxelles). Cet
article constitue une réponse à une étude de Bart D e Schutter sur le
m ê m e objet intitulée : « L a Convention européenne pour la répression
du terrorisme : u n (faux) pas en avant ? », dans Journal des tribunaux,
26 mars 1977.
64. Voyez Stefan Glaser, « Le terrorisme international et ses divers aspects »,
Revue internationale de droit comparé, 1973, p . 837 et 838. L'auteur parle
d'un principe « qui est, c o m m e on le sait, fort ancré en droit interna-
tional ». Voyez aussi Georges Levasseur, « L'entraide internationale en
matière pénale », (L'extradition) dans Juris-classeur de droit international,
Droit pénal international, Fascicule 405-B.
65. Voyez Ici l'Europe, 1977/1, p . 5.
66. Christian Panier, « L a déliquescence de la notion de délit politique »,
dans « Le droit en question », Contradictions, n° 11, avril 1977, p . 17.
67. Voyez André-Clément Decoufle, dans une étude prospective sur « L'in-
dustrie de la répression dans les systèmes capitalistes avancés », Anvers,
1973.
68. P . Vidal-Naquet, La torture dans la République, p . 175, Éditions de
Minuit, 1977.
69. La course à la mort, Éditions du Seuil, p . 361 et 362.
70. Leilah Khaled, Mon peuple vivra, p . 145, Paris, Gallimard.
Les femmes
et la violence sociale

Directeur du Département Elise B o u l d i n g


de sociologie de l'Université
Dartmouth (États-Unis
d'Amérique)

A mesure que l'humanité passait des modes élémentaires


de subsistance liés à la chasse et à la cueillette et des pre-
mières sociétés horticoles1 aux systèmes de domination
sociale de plus en plus complexes que nous connaissons
aujourd'hui, l'image de l'homme guerrier, héros conqué-
rant, évoluait en m ê m e temps que celle d u dieu conquérant.
Zeus, le tout-puissant, régnant sur un panthéon de héros
violeurs, a été le modèle et l'inspiration d u sexe masculin2.
A partir de la m ê m e mythologie, la soumission au viol a été
le modèle pour le sexe féminin3.
Il faut mettre fin à ce genre de sujétion pour permettre
à la personnalité humaine des h o m m e s et des femmes de
s'épanouir plus complètement. Peut-on en conclure que le
m o n d e connaîtrait mieux la paix et la justice dans des
conditions d'égalité si l'on ménageait aux femmes la possi-
bilité de faire tout ce que font actuellement les h o m m e s ?
Selon une idée poussée à l'extrême, la paix serait réalisée
dans le m o n d e en remplaçant la domination masculine par
la domination féminine, c'est-à-dire en affectant des femmes
à tous les postes de commandement et de législation.
L a guerre des sexes est le thème des récits historiques les
plus anciens ; c'est que chaque sexe se sent l'opprimé et la
victime de l'autre. C e sentiment d'oppression est une cause
toujours renouvelée de changements structurels et de dis-
torsion d u comportement qui défigurent le corps social et
font obstacle à l'épanouissement personnel de chaque h o m m e
et de chaque femme. L e viol, cet acte odieux qui brise phy-
siquement et psychiquement la f e m m e agressée, peut être
perçu c o m m e l'effort frénétique d'un mâle infantile, rongé par
un sentiment intolérable d'incomplétude3, et qui essaie d'af-
firmer son intégralité et son humanité. L'effort ainsi fait
pour observer « de l'intérieur » l'agresseur et sa victime
250

nous amène à considérer la violence sociale d'un point de


vue différent. N o u s n'avons pas encore ne serait-ce qu'une
lueur de compréhension d u processus par lequel peut-être
les enfants, essentiellement bisexuels avant la puberté, réa-
lisent leur rôle d'adulte non pathologique en intégrant leurs
caractéristiques bisexuelles avec leur unisexualité4. Cela dit,
si les pathologies d u rôle d u sexe qui conduisent à la vio-
lence sont courantes dans les sociétés structurées, dès les
communautés primitives, telles que nous les connaissons
depuis douze mille ans, il nous faut tenir compte de cet état
de choses dans l'action entreprise pour réduire l'incidence
de la violence dans les sociétés.
L'idéal de Pandrogyne, qui associe les caractéristiques
d'auto-affirmation généralement reconnues à l ' h o m m e et le
caractère nourricier attribué à la f e m m e , apparaît dans
des documents historiques dès l'avènement des religions
universelles, c o m m e en témoignent les personnalités de
B o u d d h a et de Jésus. C'est d'ailleurs ce m ê m e modèle que
sont en train de redécouvrir, d'une façon indirecte et mala-
droite peut-être, les mouvements de libération des h o m o -
sexuels masculins et féminins. Chacun de ces groupes est à
la recherche de l'intégralité de son sexe. L a société plus juste
et plus paisible que recherchent les mouvements politiques
réformistes et révolutionnaires aura certainement besoin,
pour bien fonctionner, d u concours d'individus de type
androgyne. U n e politique de domination, si éclairée qu'elle
soit, ne ferait que reproduire les schémas déjà existants,
c'est-à-dire u n pouvoir exercé d'une façon asymétrique et
nuisible aux deux sexes dans toutes ses formes.
Les stratégies de la socialisation qui préparent les garçons
à devenir des soldats o u des gendarmes sont celles-là m ê m e s
qui préparent les femmes à u n rôle d'épouse, de mère o u
de sœur. L e concept de violence structurelle, qui sert de
support à la violence du comportement, s'applique aux struc-
tures organisées et institutionnalisées de la famille et aux
systèmes économiques, culturels et politiques qui font que
certains individus sont des victimes à qui l'on refuse les
avantages de la société et que l'on rend plus vulnérables à
la souffrance et à la mort que les autres. Ces structures
déterminent également les pratiques de socialisation qui
incitent les individus à infliger o u à subir, suivant leur rôle.
Cet aspect de la violence structurelle est lié conceptuellement
au fait que la violence structurelle fixe le seuil de la vio-
Les femmes et la violence sociale 251

lence physique culturellement admissible dans une société


donnée.
Les femmes ressentent la violence structurelle et la vio-
lence comportementale plus durement que les h o m m e s ; car
la définition sociale de leur conformation biologique leur
assigne u n descripteur secondaire particulier — leur condi-
tion de f e m m e — qui limite leur statut social à tous les
niveaux de la hiérarchie sociale. L'inégalité de la distribution
des ressources, déterminée hiérarchiquement dans toutes
les sociétés sauf les plus rudimentaires, s'en trouve encore
aggravée au détriment des femmes. Lorsque la nourriture,
les outils et autres ressources se font rares, les femmes
doivent « s'en passer » avant les h o m m e s . D a n s de n o m -
breuses sociétés, les femmes enceintes, celles qui allaitent et
les adolescentes reçoivent traditionnellement moins de nour-
riture que n'en a besoin leur corps6, et elles sont périodi-
quement exposées au risque de mourir en couches. E n m ê m e
temps, sauf dans les sociétés les plus riches et les plus indus-
trialisées, la f e m m e doit supporter une charge plus lourde
que celle de l ' h o m m e , car elle doit assumer, vis-à-vis de
l'unité familiale, le triple rôle de reproductrice, de nourri-
cière et de productrice, alors que l ' h o m m e n'a qu'un simple
rôle productif6. D e plus, elle doit être prête à tout m o m e n t
à fournir à l ' h o m m e des « services » sexuels, souvent m ê m e
contre son gré. Concurremment, il ne lui est pas permis de
jouer des rôles clés décisionnels au foyer ou dans les affaires
publiques. Bien que les caractéristiques de son rôle soient
différentes de celles du rôle de l ' h o m m e , la f e m m e a reçu la
m ê m e initiation que lui à la culture de la violence, et elle use
donc de la violence chaque fois qu'elle le peut, pour pro-
téger ou rehausser son statut.
Je présenterai, dans la suite de cette étude, une analyse
des femmes en tant que victimes et en tant qu'agresseurs
dans des conditions spécifiques de violence structurelle et de
violence comportementale, et conclurai en évoquant les ini-
tiatives que prennent les femmes pour surmonter le piège
de la situation de victime-agresseur.
252

Les femmes en tant que victimes

C o m m e n t les structures institutionnelles


de la société oppriment les femmes

Il y a de nombreuses différences de structure sociale entre les


sociétés industrialisées et celles du tiers m o n d e , mais elles ont
certains traits c o m m u n s liés à la structure patriarcale de la
famille, qui font q u ' o n inflige dans toutes des privations
aux femmes. U n exemple de cette situation est le foyer
patriarcal lui-même, o ù le chef de famille a pouvoir de vie
ou de mort sur les femmes et les enfants de sa famille; le
patriarche protégera ses femmes des autres h o m m e s , mais
elles ne sont guère protégées de lui. Les interventions de la
justice pour protéger les femmes (ou les enfants) opprimés
ont toujours été encore plus limitées en pratique qu'en
théorie7. L a vulnérabilité des femmes face aux vicissitudes
du tempérament masculin au foyer est donc l'un des aspects
de la violence structurelle inhérente à l'institution de la
famille patriarcale. Mushanga 8 a réuni une documentation
impressionnante sur cette situation dans certaines sociétés
africaines et offre aussi u n aperçu utile des études contem-
poraines sur les femmes en tant que victimes dans toutes
les sociétés. L a situation dans toutes les sociétés des femmes
en âge de procréer et qui sont sans partenaire (célibataires,
veuves, femmes délaissées o u divorcées) — soit au moins
un tiers de leur nombre — fait apparaître u n autre visage
de la violence structurelle9. Beaucoup de ces femmes pour-
voient seules aux besoins d'un ménage sans aucune aide et
sont donc tout à fait exposées aux risques de viol ou d'exploi-
tation économique, n'ayant ni patriarche ni tribunal qui
les protègent.
D a n s la logique perverse des règles du patriarcat, la pros-
titution et le viol ainsi que l'institution auxiliaire constituée
par la pornographie sont perçus c o m m e des facteurs de
sauvegarde de l'institution familiale. E n procurant aux
h o m m e s des satisfactions sexuelles extra-conjugales, ils pro-
tègent l'épouse contre des « exigences déraisonnables » 10 .
L'image sous-jacente que l ' h o m m e se fait de la f e m m e et
qui rend possible l'existence de la pornographie, d u viol et
de la prostitution est celle d'un objet de stimulation ero-
tique plus ou moins disponible. D e façon générale, les femmes
vivant en dehors de la famille patriarcale — soit le tiers d u
Les femmes et la violence sociale 253.

nombre total — sont considérées c o m m e « disponibles »;


en effet, les sanctions frappant l'usage constaté d u « bien »
d'un autre h o m m e à des fins erotiques sont sévères dans la
plupart des sociétés.
Le viol est représenté de plus en plus c o m m e thème
central dans l'étude de l'oppression des femmes 1 1 . L a défini-
tion de la f e m m e en tant qu'objet, sur laquelle se fonde
l'institution d u viol, est le facteur dynamique qui condi-
tionne la pornographie et la prostitution, d'une part, et
maintient la f e m m e en dehors de toute participation aux
affaires politiques et économiques, de l'autre. Curieusement,
alors que s'estompe l'image de la f e m m e en tant que « bien »
à mesure que se dégage des décisions judiciaires une défi-
nition de la f e m m e en tant qu'individu ayant des droits en
propre, cette évolution n'a à peu près aucune incidence
sur la perception sociale sous-jacente de la f e m m e en tant
qu'objet. A u contraire, l'éthique pseudo-libertaire qui
conduit à soutenir l'industrie de la pornographie a donné
naissance à toute une rhétorique de libération sexuelle, qui a
convaincu beaucoup de femmes que leur pudeur tradition-
nelle est u n comportement prude, vieux-jeu et autodestruc-
teur. Grâce à cette rhétorique de libération, il s'est créé une
nouvelle réserve importante de femmes qui élargit l'offre
des biens sexuels disponibles pour une exploitation de type
traditionnel, ce qui a eu pour résultat de retirer aux femmes
le peu de protection qu'elles avaient si péniblement acquis12.
Sur le plan général, l'esprit de domination patriarcale
empêche les femmes de jouer u n rôle économique, culturel
ou politique à la mesure de leurs capacités en raison des
stéréotypes encore admis sur les activités qui conviennent
à la femme. Cette forme de violence structurelle est étroi-
tement liée au syndrome viol-prostitution-pornographie de
la femme-objet, et empêche systématiquement la participa-
tion pleine et entière des femmes dans une société à laquelle
elles sont pourtant contraintes et forcées de fournir des ser-
vices si divers.
Les femmes vivant dans des ménages où le chef de
famille est un h o m m e — soit les deux tiers de la population
féminine — ne sont pas nécessairement mieux protégées
structurellement que les femmes sans partenaire. L a charge
résultant de périodes répétées de crise économique et de
tensions socialesfinittoujours par peser de tout son poids
sur chaque foyer individuel, que son chef soit un h o m m e o u
254 Elise Boulding

une femme, d u fait des ressources dont il dispose pour


élever et nourrir la famille. H y a tout lieu de penser3 que
moins la famille a de ressources pour subvenir à ses besoins,
plus la violence a de chances d'entrer au foyer.
Si la violence apparaît plus souvent dans les familles
des classes modestes, ce n'est pas parce que les « pauvres »
ont une affinité pour la violence, mais parce que la pauvreté
crée u n état de tension. Les périodes de chômage s'accom-
pagneront donc sans doute d'une recrudescence des m a u -
vais traitements envers les femmes.
U n e grave dépression mondiale analogue à celle des
années trente accroîtrait certainement le nombre des femmes
battues dans le m o n d e , et ce ne serait pas seulement dans
les classes modestes. Il ressort de l'étude de Levinger sur
les demandeurs de divorce que près d'une sur quatre des
femmes des classes moyennes donnait les mauvais traite-
ments c o m m e raison de sa demande 14 . Les coups effecti-
vement reçus par les femmes relèvent de la violence compor-
tementale, mais les schémas socio-économiques et politiques
qui font facilement des femmes les victimes de leurs maris
sont des exemples de violence structurelle.

Les femmes en tant que victimes


de la violence comportementale

C o m m e les femmes sont des victimes « faciles », ce sont


elles qui souffrent le plus de la violence comportementale
dans toutes les sociétés. L'une des plus grandes victoires
remportées par le mouvement actuel de libération de la
femme est d'avoir fait définir le viol c o m m e une infraction
criminelle passible de sanctions, c o m m e u n crime à l'égard
de la femme violée et non pas de son mari o u de sa famille.
Brownmiller15 a donné une définition du viol en tant qu'in-
fraction criminelle : (il y a viol) « lorsqu'une femme choisit
de ne pas avoir de rapports sexuels avec u n certain h o m m e
et que cet h o m m e choisit de passer outre à sa volonté »,
définition qui procède d'une conception presque entièrement
nouvelle de la femme en tant que personne par rapport à
l'acte sexuel. Il faudra d u temps pour qu'on l'admette, mais
son acceptation aura des conséquences profondes. L e ras-
semblement de données sur l'histoire du viol et des souf-
frances qu'il a causées et cause encore aux femmes ne fait
que commencer 16 . Les auteurs de viols signalés étant, pour
Les femmes et la violence sociale 255

moins de moitié, étrangers à la famille", il s'ensuit que de


très nombreux viols sont commis par des membres de la
famille o u dans son environnement communautaire. D e s
viols de jeunes enfants par leur père, par des parents ou par
des amis de la famille du sexe masculin sont de plus en plus
souvent signalés aux autorités des villes américaines. Il
ressort de toutes les enquêtes menées jusqu'ici que les viols
sont bien plus fréquents qu'on le pensait chez les femmes
de tout âge, de la petite enfance à la vieillesse. Lorsque des
procédures comparables d'enquête et de déclaration auront
été adoptées dans tous les pays, o n constatera peut-être que
l'expérience de viol est quasiment universelle pour les
femmes.
Alors qu'on se préoccupe de plus en plus de caractériser
le viol en tant qu'acte criminel et que de nouveaux projets
de lois destinés à moderniser et à rationaliser les sections d u
code pénal traitant du viol et d'autres délits sexuels sont à
l'étude dans plusieurs pays c o m m e le Canada, le R o y a u m e -
Uni et les États-Unis, on constate partout un accroissement
du nombre d'agressions sexuelles dans les grandes villes d u
m o n d e entier et de la criminalité urbaine depuis le début d u
X X e siècle, après u n recul de la violence dans les villes à la
fin du siècle dernier18. Le problème de la situation des femmes
est inséparable du problème plus général de la violence
(guerre, guerre civile). Les femmes se sentent particuliè-
rement menacées quand le niveau de violence toléré s'élève,
en raison de la force d u lien psycho-physiologique entre le
viol et la violence sous ses autres formes.
Il semble que les mauvais traitements infligés aux femmes
soient à peine un peu moins fréquents que les viols. Il existe
dans toutes les sociétés des proverbes analogues au pro-
verbe russe : « Il se peut qu'une f e m m e aime un mari qui ne
la bat point, il n'est pas possible qu'elle le respecte. » O n
ne sait pas très bien si les h o m m e s ont jamais joui d'un droit
illimité de corriger leurs femmes, par contre, il existe de
nombreuses traditions populaires et presque codifiées en ce
qui concerne la taille de fouet autorisée19 et les d o m m a g e s
physiques qu'il est « raisonnable » d'infliger.
D a n s bien des cas, la prostitution réduit la f e m m e à u n
quasi-esclavage. L a traite internationale des blanches sub-
siste encore de nos jours, malgré plus de trois quarts de siècle
d'efforts pour la faire disparaître. Des accords internationaux
pour la suppression de ce trafic ont été conclus en 1904,
256 Elise Boulding

1910,1921 et 1933. E n 1949, l'Assemblée générale des Nations


Unies a adopté une convention pour la répression de la
traite des êtres humains et l'exploitation de la prostitution
d'autrui, qui a été suivie d'une résolution en 1959. Dans le
document d'information établi sur cette question par les
Nations Unies à l'occasion de l'Année internationale de la
f e m m e , il est dit que le trafic international des femmes
destinées à la prostitution reste si actif qu'il n'est pas pos-
sible à Interpol d'en connaître toute l'étendue et de la
réprimer intégralement. Il porte fréquemment sur des jeunes
filles qu'on attire à l'étranger par la fausse promesse d'un
emploi (Nations Unies, 1975). L a main-d'œuvre féminine
migrante est particulièrement exposée à l'exploitation20.
E n période de guerre ou de révolution, qu'elles y aient o u
non pris part personnellement, des femmes sont empri-
sonnées et torturées du seul fait qu'elles sont épouses, mères
oufillesde militants. Amnesty International signale pério-
diquement, dans ses rapports, la détention et la torture de
dissidents dans le m o n d e entier et il semble que les femmes
se voient souvent infliger u n traitement particulièrement
brutal. Voici ce qu'a écrit un officier de l'armée uruguayenne,
dans une lettre ouverte à Amnesty International, o ù il
dénonce la torture pratiquée dans son propre pays :
« ... à peu près tous les prisonniers, sans distinction
d'âge o u de sexe, sont battus et torturés... Les femmes for-
ment une catégorie à part : les officiers, les sous-officiers et
h o m m e s de troupe sont enchantés lorsque arrivent de jeunes
détenues. J'ai personnellement été témoin des pires sévices
perpétrés sur des femmes par de nombreux interrogateurs,
en présence d'autres prisonniers. B o n nombre de femmes
détenues ne le sont que parce qu'on veut découvrir o ù se
trouvent leur mari, leur père o u leurs fils; o n ne relève
aucune accusation contre elles21. »
Il existe des comptes rendus très précis sur les tortures
terribles subies par des Vietnamiennes pendant la guerre
d'Indochine. Germaine Tillion22 évoque les tortures endurées
par des femmes algériennes élevées en réclusion, pendant la
guerre d'Algérie. L a torture des femmes comprend toujours
une forme quelconque de viol. Cette question du viol, qui tient
une si large place dans les mauvais traitements infligés aux
femmes, nous rappelle u n phénomène essentiel : la position
bien établie de la f e m m e dans la structure des sociétés
contemporaines. Les pathologies qui en résultent se mani-
Les femmes et la violence sociale 257

festent à tous les niveaux d'interaction humaine, depuis


l'unité de voisinage jusqu'au niveau de la communauté
internationale.

Les femmes en tant qu'agresseurs

Pour victimes qu'ils soient, les êtres humains sont des sujets
en m ê m e temps que des objets et contribuent au maintien
des structures m ê m e s qui les oppriment. C'est ainsi que
les femmes, dans leurs rôles d'épouses et de mères, apportent
aux structures militaires u n soutien essentiel en préparant
pour la société desfilsprêts au combat et desfillesdociles.
C o m m e les garçons passent une grande partie de leur vie
d'avant la puberté avec leur mère, on ne saurait minimiser
le rôle des mères dans le développement de l'agressivité chez
ces mâles au coup de poing facile et prêts au viol. E n contrai-
gnant les garçons à réprimer leurs larmes o u autres expres-
sions de souffrance ou d'émotion, les mères contribuent
directement à l'infantilisme émotionnel de l ' h o m m e adulte,
qui a dû ainsi grandir sans le secours d'aucun m o y e n d'ap-
prendre à assumer ses sentiments23. Il existe des méthodes
« d'endurcissement » des garçons dans toutes les sociétés.
U n exemple tout récent donne une idée de ces pratiques
vieilles c o m m e le m o n d e : les journaux ont raconté que
pendant la guerre du Liban, à l'automne de 1976, des mères
libanaises emmenaient leurs enfants au front de la mort,
à Beyrouth, pour y voir des soldats décharger et brûler des
cadavres. U n pédiatre de la m ê m e ville raconte que les
parents venant voir leurs enfants hospitalisés pour des bles-
sures par balle ou éclat d'obus leur apportaient, c o m m e
jouets, pour leur remonter le moral, des fusils Kalachnikoff
et des pistolets en bois. O n notera, à ce propos, que la
campagne contre les armes-jouets organisée pendant les
années cinquante21 par les mères européennes et américaines
a fait long feu.
Historiquement, la pression exercée sur les femmes
par leur situation d'objet s'est traduite chez elles par une
tendance à traiter leurs enfants c o m m e des objets. UHistory
of childhood de D e Mause 2 6 cite de nombreux cas de cruauté
des mères et des pères envers leurs enfants depuis l'Anti-
quité. L'infanticide est u n crime généralement commis par
une mère. Mais il se peut que la femme s'attaque à son
258

mari aussi bien qu'à ses enfants, si le comportement du mari


devient insupportable. O n signale de temps à autre des cas
de maris battus qui témoignent d'une situation inverse de
ce qu'elle est habituellement26.
Cela dit, les femmes subissent généralement leur sort
sans recourir à la violence physique. (Certaines formes de
violence, notamment une certaine intempérance verbale, sont
censées être l'apanage des femmes. Il en est de m ê m e de la
ruse, de la duplicité et d u mensonge, autres manifestations
d'agressions non violentes.) O n trouve beaucoup moins de
criminelles que de criminels dans les sociétés. Certains pays
comptent si peu de femmes criminelles qu'ils n'ont m ê m e pas
de prisons spéciales pour les détenues, ce qui les expose à
toutes sortes de représailles inattendues de la part des pri-
sonniers masculins. D e m ê m e que l'accroissement d u taux
de criminalité est considéré c o m m e u n indice de « dévelop-
pement » pour les pays d u tiers monde 2 7 , on considère le
taux de criminalité chez les femmes c o m m e un indice de leur
degré de libération28.
O n peut dire la m ê m e chose de la propension des femmes
aux arts de la guerre. Elles ont rarement l'occasion de les
pratiquer mais, quand on leur en offre une, elles se montrent
à la hauteur. L'histoire a connu un certain nombre de reines
guerrières bâtisseuses d'empires29. Il se glisse dans toutes
les armées du m o n d e des femmes habillées en h o m m e qui
se battent c o m m e des h o m m e s . Des femmes ont participé
c o m m e combattantes à la plupart des guerres de libération
contemporaines d u tiers monde, notamment Tania30, la
guérillera morte avec Che Guevara en Bolivie. Le Thi Rieng,
chef d u c o m m a n d o de femmes vietnamiennes qui occupa
l'Ambassade des États-Unis pendant l'offensive du Têt, tua
deux cents Américains et partit après avoir hissé le drapeau
du F N L sur le toit de l'ambassade, est une héroïne militaire
dans tous les sens du terme, bien que ce modèle de rôle ne soit
pas sans aspects contradictoires. Il en est de m ê m e pour
M m e la générale Dinh, qui devint commandant en chef
adjoint du F N L après avoir dirigé le soulèvement de Ben
Tré, en 1960. L ' A r m é e du Front national de libération du
Viet N a m était composée à 40 % de femmes combattantes31.
Des femmes sont actuellement soumises à un entraî-
nement très sévère au combat à l'Air Force Academy d u
Colorado; c o m m e beaucoup d ' h o m m e s , elles en ressentent
u n certain malaise32. Trente-six pays o u territoires ont
Les femmes et la violence sociale 259

informé les Nations Unies qu'il y avait des femmes dans


leur armée, la proportion allant de moins de 1 % en
Malaisie à 6 % en Nouvelle-Zélande. L a conscription des
femmes est pratiquée en Israël, en Guinée et a u Mali. Les
forces de police de certains pays comprennent des éléments
féminins.
E n dépit des progrès réalisés dans leur éducation phy-
sique et dans ses résultats, les femmes sont encore beaucoup
plus souvent victimes qu'agresseurs quand il s'agit de vio-
lence. Susan Brownmiller est convaincue que « le domaine
critique de l'application des lois sera, en définitive, le terrain
sur lequel la bataille pour l'égalité avec les h o m m e s sera
perdue ou gagnée33 ». Si l'on songe que la qualification,
et non plus la taille o u la force, est désormais l'instrument
principal de mise en œuvre des lois (et très probablement
aussi de la mise en œuvre de l'art de la guerre), o n peut
prévoir, avec Brownmiller, le temps où toutes les forces
armées d'un pays — police locale et nationale, garde natio-
nale, etc. — ainsi que son corps judiciaire seront composés
de femmes pour moitié.

Vers la fin de l'oppression et de la violence?

U n e plus large participation à la vie économique, le progrès


des techniques médicales en matière d'avortement et de
contraception et une meilleure protection juridique font que
les femmes ne sont plus les esclaves d u système patriarcal
et sont mieux à m ê m e de déterminer librement leur attitude
vis-à-vis de la procréation et leur comportement socio-
économique et civique. Les initiatives qu'elles ont prises pour
redéfinir leur rôle social et les contraintes institutionnelles
dont il est l'objet battent en brèche des traditions séculaires
sur le comportement particulier à chaque sexe. Parmi ces
initiatives, l'idée, par exemple, d'un Tribunal international
des crimes contre les femmes qui est née en 1974 au F E M ,
réunion féministe internationale tenue au Danemark, en tant
que réaction à la proclamation de l'Année internationale de
la f e m m e par les Nations Unies. Simone de Beauvoir a pro-
noncé l'allocution de bienvenue aux 2 000 participantes
venues de 32 pays34. Le Tribunal a clos sa session le 8 mars,
Journée internationale de la femme. Les travaux, organisés
avec la participation active des déléguées, se sont fondés sur
260 Elise Boulding

des témoignages relatifs à des crimes commis contre des


femmes. Des groupes ont préparé des plans d'action pour
les différentes catégories de crimes, et élaboré des résolutions
définissant des objectifs et des stratégies36.
O n notera que les initiatives d u Tribunal ont été prises
bien plus rapidement que celles des Nations Unies prises à
l'occasion de l'Année internationale de la f e m m e . L e pro-
g r a m m e des Nations Unies est axé sur des changements
structurels à long terme et ne contribue guère à atténuer
dans l'immédiat les injustices et les souffrances. U n e meil-
leure formation et de plus larges possibilités d'emploi, de
meilleurs services sociaux et de santé, la reconnaissance d u
droit à toute une série d'avantages sociaux sont autant
d'aspects importants d u programme des Nations Unies en
faveur des femmes. Pourtant, c'est dans l'énoncé des projets
émanant de la section de la prévention d u crime et de la
justice criminelle d u Centre pour le développement social
et les problèmes humanitaires que les Nations Unies touchent
de plus en plus près aux problèmes immédiats de la violence
à l'égard des femmes. Ces projets — qui seront mis en œuvre
à condition que les crédits nécessaires leur soient alloués —
sont les suivants : a) réduction de la criminalité féminine;
b) participation des h o m m e s et des femmes dans des condi-
tions d'égalité à l'administration de la justice criminelle;
c) lutte contre la prostitution et le trafic illicite des femmes 3 6 .

Conclusion

N o u s allons sans doute observer dans l'immédiat une recru-


descence de la violence chez les femmes, soucieuses de faire
l'essai des nouvelles possibilités qui leur sont offertes. J'y
verrai, pour m a part, une phase de transition dont l'aboutisse-
ment dépend de nous. Elle pourrait déboucher sur une ère
nouvelle de justice et de paix. 11 faudrait pour cela que la
participation égale des femmes et des h o m m e s dans tous
les domaines se développe, ce qui n'est possible que si nous
s o m m e s prêts à remettre délibérément en question les
valeurs et les options c o m m e les êtres humains n'ont su le
faire qu'aux moments cruciaux de leur histoire. Ils l'ont
fait à l'époque o ù sont nées des religions universelles, où les
h o m m e s et les femmes ont senti se relâcher brusquement les
liens traditionnels avec l'apparition de nouveaux rôles
Les femmes et la violence sociale 261

sociaux. Ils l'ont fait aussi au xiie siècle, lorsque le vent de


la réforme sociale et de la régénération spirituelle a balayé
tous les continents. L e mouvement assuré par les femmes
au m o y e n âge, qui a joué un rôle essentiel dans cette réforme
et cette régénération, n'était que l'un des nombreux signes
avant-coureurs. N o u s pouvons toujours nous référer au
modèle androgyne, pour inadmissible qu'il puisse paraître,
pour réaliser u n nouveau schéma de relations humaines où
les h o m m e s et les femmes se sentiront moins frustrés, plus
capables d'épanouissement et moins portés à la violence,
plus proche de l'essence de notre humanité.

Notes

1. Colin Turnvill, The forest people, N e w York, Simon and Schuster, 1968 ;
Richard B . Lee et Irven DeVore (dir. publ.), Man the hunter, Chicago,
Aldin, 1968.
2. James Robertson, Money, power and sex, Londres, Marion Boyars,
1976.
3. L e mélange des religions matriarcales méditerranéennes de tendance
mystique avec les religions patriarcales (Dieu, père et héros) introduites
en Grèce par les guerriers achéens dont Homère a chanté les exploits,
a engendré des anomalies intéressantes dans la mythologie grecque. Le
viol est automatiquement la prérogative du guerrier vainqueur, mais
il est redéfini en termes plus nuancés dans de nombreux mythes grecs,
celui de Léda et du cygne par exemple, ou encore celui d'Europe et du
taureau.
4. L a nature de ce problème conceptuel est abordée notamment dans des
études de Bruno Bettelheim, Symbolic wounds: Puberty rites and the
envious male, Glencoe (IU.), The Free Press, 1954, et de Mary Jane
Sherfey, The nature and evolution of female sexuality, N e w York,
R a n d o m House, 1972, qui traitent respectivement des p rspectives mas-
culines et féminines de la sexualité.
5. Alan Berg, The nutrition factor, Washington, D . C . , The Brookings
Institution, 1973.
6. Ester Boserup, Woman's role in economic development, N e w York,
St. Martin's Press, 1970 ; Elisa Boulding, The underside of history:
A view of women through time, Boulder (Colorado), Westview Press,
1977.
7. Les conséquences d'un souci de modernisation se sont parfois révélées
particulièrement épouvantables, c o m m e le montre le cas des interven-
tions soviétiques des années vingt dans les républiques islamiques de la
Russie d'Asie. Les tentatives de réformes visant à abolir les pratiques
traditionnelles selon lesquelles les femmes étaient voilées, vivaient en
recluses et étaient parfois soumises à des brutalités, ont déclenché une
série d'émeutes, accompagnées de viols, de mutilations et de meurtres de
femmes russes et musulmanes. Ces émeutes sont décrites en détail par
Gregory J. Massell, The surrogate proletariat: Moslem women and
revolutionary strategies in Soviet Central Asia, 1919-1929, Princeton
(N.J.), Princeton University, 1974.
8. Tibamanya M w e n e Mushanga, « The victimisation and victimology of
wife in some of the East and Central African communities », paper
prepared for the Second International Symposium on Victimology,
Boston (Mass.), septembre 1976.
9. Boulding, Elise, Women in the Twentieth Century World: International
Women's Year Studies on Woman as a Resource, Beverly Hills (Calif.),
Sage Publications, 1976.
262

10. Harold N a w y , « In the pursuit of happiness? Consumers of erotics in


San Francisco », Journal of social Issues, vol. 29, n° 3, 1973, p. 147-163.
11. Susan Brownmiller, Against our will: Men, women and rape, N e w York,
Simon and Schuster, 1975.
12. Shulamith Firestone, Dialectic of sex: The case for feminist revolution,
N e w York, Morrow C o m p a n y , 1970.
13. Suzanne K . Steinmetz et Murray A . Straus (dir. publ.), Violence in the
family, N e w York, D o d d , M e a d & C o . , 1974 ; et surtout Morton Bard,
« The study and modification of intra-familial violence », p . 127-139,
dans : Suzanne K . Steinmetz et Murray A . Straus (dir. publ.), op. cit.,
p. 127-139.
14. Steinmetz et Straus, op. cit., p. 7.
15. Susan Brownmiller, op. cit.
16. Les statistiques du viol dans les sociétés qui les élaborent sont à peu près
dénuées de sens, car leur établissement se heurte à des tabous puissants et
la situation des personnes qui les signalent est très éprouvante. Pour des
données précises sur ce point, voir les études, sur les États-Unis, de
Diane E . J. Russel, The politics of rape: The victim's perspective, N e w
York, Stein and D a y , 1975 ; Andra Medea et Kathleen Thompson,
Against rape, N e w York, Farrar, Straus and Giroux, 1974 ; et John
M . MacDonald, Rape: Offenders and their victims, Springfield (111.),
Charles C . Thomas, éditeur, 1971.
17. Brownmiller, op. cit., p. 400.
18. Ted Robert Gurr, Rogues, rebels and reformers: A political history
of urban crime and conflict, Beverly Hills (Calif.), Sage Publications,
1976.
19. Robert Calvert, « Criminal and civil liability in husband-wife assaults »,
p. 88-91, dans : Suzanne K . Steinmetz and Murray A . Straus (dir.
publ.), op. cit.
20. Nations Unies, « Exploitation de la main-d'œuvre par un trafic illicite et
clandestin : note du Secrétaire général », N e w York, Nations Unies,
1973. ( E / C N . 6 / 5 8 2 . )
21. Amnesty Action, « Uruguayan army officer denounces torture »,
Amnesty Action (Amnesty International U S A , 2119 Broadway,
R o o m 309, N e w York 10023), vol. 3, n» 2, avril 1976.
22. Germaine Tillion, « Origine préhistorique de la condition des femmes
'civilisées' », paper presented at the International Workshop on Changing
Sex Roles in Family and Society [Mémoire présenté aux journées inter-
nationales sur l'évolution du rôle des sexes dans la famille et dans la
société], Dubrovnik, Yougoslavie, 16-21 juin 1975.
23. Pour un examen très intéressant du marianisme, institution complémen-
taire du machisme dans les sociétés latines, voir Cornelia Flora, « The
passive female and social change: A cross-cultural comparison of
women's magazinefiction», p. 59-85, dans : A n n Pescatello (dir. publ.),
Female and male in Latin America: Essays, Pittsburgh (Pa.), University
of Pittsburgh Press, 1978.
24. L a Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté et W o m e n
Strike for Peace comptaient parmi les organisations féminines interna-
tionales à la pointe de ce mouvement.
25. Lloyd D e Mause, « The evolution of childhood », dans : Lloyd de Mause
(dir. publ.), The history of childhood, N e w York, Psychohistory Press,
1974, p. 1-74.
26. Valerie Solanis, « Excerpts from the S C U M (Society for Cutting U p
M e n ) Manifesto », p . 514-518, dans : Robin Morgan (dir. publ.),
Sisterhood is powerful: An anthology of writings from the Women's
Liberation Movement, N e w York, Vintage Books, 1970.
27. Marshall Clinard et Daniel Abbott, « The evolution of childhood »,
p. 1-74, dans : Lloyd de Mause (dir. publ.), op. cit.
28. Rita James Simon, Women and crime, Lexington (Mass.), Lexington
Books, 1975.
29. Voir Boulding, op. cit.
30. Voir Boulding, op. cit.
31. Voir aussi Women of Vietnam, 1974. Fall (1961, p. 131-143) traite aussi assez
longuement de la tradition de l'héroïsme chez les femmes indochinoises.
Les femmes et la violence sociale 263

32. Grace Lichtenstein, a Kill, hate-mutilate », p. 10,37-42, New York Times


Magazine, 5 septembre 1976.
33. Brownmiller, op. cit., p . 388.
34. Des témoignages en provenance des pays suivants ont été entendus :
Afrique du Sud (y compris le témoignage d'une Africaine), Allemagne
(République fédérale d'), Arabie Saoudite, Australie, Autriche, Belgique,
Brésil, Canada, Chili, Corée, Danemark, Ecosse, Espagne, États-Unis,
France, Grèce, Inde, Iran, Irlande, Islande, Israël, Italie, Japon,
Luxembourg, Mexique, Norvège, Pays-Bas, Porto-Rico, Portugal,
Suède, Suisse et Syrie. Les délégations américaines et australiennes
comptaient des aborigènes parmi leurs membres.
35. Rapport du Tribunal international pour les crimes contre les femmes,
Bruxelles (Belgique), 1975.
36. « Tendances et évolution actuelles en ce qui concerne la condition et le
rôle de la femme et de l'homme, et principaux obstacles à surmonter pour
assurer l'égalité des droits, des possibilités et des responsabilités. »
Conférence mondiale de l'Année internationale de la femme. N e w York,
Nations Unies, 1975 (E/coNF.66/3/Add.l). Résumé des recherches
concernant les femmes entreprises par les organisations du système des
Nations Unies (Notice documentaire n° 3, Réunion du groupe d'ex-
perts sur la création d'un institut international de recherche et de
formation pour la promotion féminine, N e w York, Nations Unies,
17-23 février 1977).
Annexe

Réunion interdisciplinaire
d'experts sur l'étude
des causes de la violence

Paris, 12-15 novembre 1975


Rapport final

I. Introduction

Cadre général

1. Cette réunion a été organisée par la Division des sciences


sociales appliquées de l'Unesco dans le cadre de son pro-
g r a m m e de recherches sur le développement des relations
pacifiques entre communautés, approuvé par la Conférence
générale à sa dix-huitième session (Résolution 3.23). Elle
fait suite aux travaux déjà réalisés par la Division sur les
causes de la violence, axés jusqu'à présent sur l'agressivité
humaine, et s'insère dans le cadre plus général de la contri-
bution de l'Unesco aux recherches sur la paix.
2. L e but de la réunion était de conseiller le Secrétariat
à la fois sur l'ensemble de ses programmes dans lesquels
interviennent des déterminations sociales et économiques
relatives à la violence et sur le programme de recherches sur
la paix pour y inclure des projets précis sur les causes de la
violence qui soient de la compétence de l'Organisation de
haut niveau scientifique et en prise avec la réalité sociale
d'aujourd'hui et les luttes pour u n m o n d e meilleur dans
l'avenir.

Ouverture

3. L a réunion avait été ouverte au n o m d u Directeur général


par M . Jacques Havet, adjoint d u Sous-Directeur général
pour les sciences sociales, les sciences humaines et la culture.
Après avoir remercié les participants et les observateurs
d'être venus, il a insisté sur l'intérêt pour l'Organisation
de l'étude des causes de la violence d u point de vue n o n
seulement de l'Acte constitutif, mais aussi de celui des
268 Rapport final

options prises à la dernière session de la Conférence géné-


rale. E n effet, les États m e m b r e s , dans la résolution sur la
contribution de l'Unesco à la paix et les tâches de l'Unesco
en ce qui concerne la promotion des droits de l ' h o m m e et
l'élimination d u colonialisme et d u racisme (Résolution 11.1),
ont considéré « que la paix n e saurait être uniquement
l'absence de conflit a r m é , mais implique essentiellement u n
processus de progrès, de justice et de respect mutuel entre
les peuples visant à garantir la construction d'une société
internationale dans laquelle chacun trouve sa véritable place
et ait sa part des ressources intellectuelles et matérielles d u
m o n d e , et qu'une paix fondée sur l'injustice et la violation
des droits de l ' h o m m e ne peut durer et conduit i m m a n -
quablement à la violence ». O n voit dans ce passage q u e la
violence est envisagée dans le contexte de la paix et en
liaison avec l'injustice : cette relation définit la perspective
adoptée pour cette réunion.
4. Il a également attiré l'attention sur le p r o g r a m m e
actuel de promotion de recherche sur la paix et l'objectif sur ce
sujet qui figure parmi les 4 2 objectifs envisagés dans le cadre
d u p r o g r a m m e à m o y e n terme (1977-1982)*, et parmi ceux
que la Conférence générale a considérés c o m m e prioritaires.
5. Il a ensuite noté le large éventail des disciplines repré-
sentées par les experts, ce qui devrait permettre u n échange
très libre et très riche d'idées et d'expériences. Il a rappelé
enfin les précédents q u e constituaient le projet sur les ten-
sions et les deux réunions sur l'agressivité. A la différence
de ces dernières, la présente réunion avait trait surtout aux
points de vue sociologique, historique et politique plutôt
qu'à l'étude de la « nature h u m a i n e ».
6. M m e Marie-Pierre Herzog, Directeur de la Division
des droits de l ' h o m m e et de la paix, a souhaité la bienvenue
aux participants et aux observateurs et a souligné deux
aspects de l'orientation d u p r o g r a m m e de l'Unesco qui * n s'agit de l'objectif 2.1
r
r a- i. rédige comme suit :
étaient particulièrement importants pour l'étude d u thème « Promotion de la recherche
de la violence. Premièrement, l'Unesco ne différencie pas sur la paix et en particulier
r
', sur les manifestations de la
les régions o u les groupes d'Etats mais s'attache à consi- violation de la paix, les
dérer les problèmes sur u n plan universel, ne négligeant «aura empêchant sa
r r
' °^ " realisation, les voies et les
aucune perspective régionale. D e u x i è m e m e n t , la violence moyens permettant
elimmer e t ,es de les
à l'égard
°
des f e m m e s est rparticulièrement rpréoccupante
r
pour
r
. mesures
propres a maintenir et
l'Unesco, car la f e m m e est doublement victime de la vio- renforcer une paix juste,
lence : d'abord e n tant que groupe opprimé, ensuite en tant durable et constructive au
i o- r rr » niveau des groupes, des
qu'être h u m a i n soumis à différentes formes de violence directe, sociétés et du monde. »
Rapport final 269

Déroulement et clôture

7. Après l'élection d'un président (A. Abdel Malek), de deux


vice-présidents (H. N e w c o m b e et K . Poklewski-Koziell), et
de deux rapporteurs (A. Joxe et A . J. W . Taylor), la confé-
rence a procédé d'abord à u n tour de table de présentation,
puis à une exposition libre des différents documents de tra-
vail par leurs auteurs respectifs, ainsi que des points de vue
généraux de chacun sur le problème des causes de la vio-
lence. Cette suite d'interventions a été suivie d'une discussion
générale qui s'est poursuivie a u cours de la deuxième
journée, et a u cours de laquelle les observateurs ont p u
exposer leur point de vue.
8. L a conférence a p u ainsi cerner par approches succes-
sives puis identifier les questions prioritaires et commencer
à les classer. L a troisième journée a été consacrée à la défi-
nition précise des orientations de recherches prioritaires et à
leur regroupement sous des titres généraux, devant consti-
tuer l'essentiel des recommandations faites à l'Unesco (voir
partie IV).
9. L a quatrième journée a été consacrée à la discussion
et l'approbation d ' u n rapport et d u document de synthèse
concernant les orientations de recherches et élaboré par u n
comité ad hoc. Avant de clôturer la réunion, le président
a tiré des conclusions et M . Havet a remercié les partici-
pants et les observateurs d'avoir abordé une thèse si complexe
sans perdre de vue la réalité vécue de la violence, pleine de
complexités, de résonances idéologiques, etc., et d'avoir pro-
posé des orientations futures dont le Secrétariat s'efforcera
de tenir compte dans l'exécution des programmes.

IL Questions théoriques et méthodologiques

10. U n débat théorique a été introduit par un certain nombre


de participants. L'adéquation des méthodes quantitativistes
à l'étude de la violence politique a été contestée; par ailleurs,
un certain nombre de participants ont mis en cause les
méthodologies importées des pays d u « centre » dans leur
application aux pays de la « périphérie ». Les principales
questions d'ordre théorique o u méthodologique ont concerné
les causalités, la transdisciplinarité, l'historicité et la défi-
nition de la violence.
270

Causalités

11. Selon u n participant, il existe quatre grands systèmes


d'équivalence dont il faut dénoncer le vide théorique quand
on débouche notamment au niveau d u système international :
1. L'équivalence entre passage au conflit violent et erreur de
calcul, de perception o u de stratégie c o m m e si « o n »
pouvait réellement définir la différence entre 1' « état objectif
des affaires » et l'état prévu o u perçu; 2. L'équivalence entre
conflit politique et conflit personnel qu'on trouve à chaque
instant dans les typologies abstraites et qui desservent l'intel-
ligence de l'articulation concrète entre les niveaux de vio-
lence; 3. L'équivalence univoque entre structure inégali-
taire et conflit. A u lieu de chercher la cause mécanique de
la violence dans l'existence d'une structure inégalitaire, il
faudrait trouver la cause dialectique de la structure inéga-
litaire dans le conflit; 4 . L'équivalence entre connaissance
et mesure numérique.
12. U n e autre remarque générale a retenu particulièrement
l'attention de la Conférence : la nécessité de rejeter l'uni-
dimensionnalité, héritée de certaines sciences d u compor-
tement, dans la recherche des causes de la violence. O n a
l'habitude très ancrée de définir les variables et de recher-
cher la variable clé o u indépendante et les variables dépen-
dantes dans l'idée q u ' o n peut modifier tout le système en
modifiant la variable contestable, car les phénomènes sont
assujettis à des causes multiples et l'on ne peut en rien modi-
fier un système en agissant sur une variable ni m ê m e souvent
sur plusieurs. Par exemple, si l'on part de l'idée que la course
aux armements entre l'Est et l'Ouest se fonde essentiel-
lement sur le climat intellectuel et politique de guerre froide,
on peut modifier cette variable et attendre cinq ans et l'on
voit que rien ne change. Il faut arriver à une notion de
causalité configurative. D ' u n e façon générale, une discussion
épistémologique sur les concepts de cause et de détermi-
nation serait nécessaire.

Transdisciplinarité

13. L'ensemble des participants a admis qu'on ne pouvait


plus désormais progresser sans accepter une démarche pluri-
disciplinaire et m ê m e transdisciplinaire, destinée à définir
l'interdépendance entre les sous-domaines entre lesquels est
271

répartie la problématique de la violence, et d'établir des


corrélations. Est-il nécessaire d'envisager par exemple les
conditions qui font qu'apparaisse plutôt la violence indivi-
duelle ou la violence collective, de la société globale o u de la
société internationale? Pour progresser dans cette direc-
tion, u n participant a préconisé le recours à la méthode de
simulation destinée à briser la structure à la fois cloisonnée
et hiérarchisée qui ordonne la psychologie, la sociologie, les
relations internationales, et d ' y consacrer si possible des
chercheurs ayant des compétences chevauchant plusieurs
disciplines.

Historicité

14. U n e autre remarque générale de portée théorique a été


formulée de plusieurs points de vue, c'est la nécessité de
donner à toute enquête o u recherche sur les causes d'une
violence concrète toute sa dimension historique propre, soit
que les méthodes d'enquêtes particulières soient à mettre
au point en fonction des caractères historico-culturels de la
population étudiée, soit, selon d'autres participants, q u ' o n
soit amené à étudier la violence c o m m e le résultat d ' u n
enchaînement de violences historiquement déterminées et
plus o u moins institutionnalisées o u organisées dans des
structures, soit enfin q u ' o n se réfère explicitement à la
composition de la formation sociale où le phénomène violent
est étudié, en termes de hiérarchisation actuelle des m o d e s de
production successivement dominants dans l'histoire et de
la spécificité des formations socio-économiques et natio-
nales, c o m m e aussi des blocs historiques dans les sociétés
non européennes.
15. U n participant, qui est aussi vice-président de l'Asso-
ciation internationale de sociologie, a affirmé sur la base
d'une démarche « historiciste-critique » la spécificité fonda-
mentale de l'Orient par rapport à l'Occident dans sa concep-
tion m ê m e de l'usage rationnel de la violence politique. L a
très longue durée des formations socioculturelles « hydrau-
liques » aboutit à une vision symbiotique de l'organisation
sociale et à la nécessaire limitation du taux de violence exercé
à l'intérieur pour éviter l'éclatement et la destruction de la
formation. L a dialectique Y i n Y a n g , d u haut et d u bas,
doit se poursuivre sans pourtant q u ' à aucun m o m e n t elle
mette en cause la cohésion sociale. L'histoire politique de
272 Rapport final

l'Occident, son histoire philosophique, à partir d'Aristote,


part de tout autres principes et comporte une pratique
de la violence politique poussée à l'extrême, alors qu'en
Orient o ù la violence est minimale et est tout à la fois une
catégorie fondamentale de la maintenance sociale, l'émo-
tion éthique qu'elle soulève est bien moindre.
16. H n'a pas paru souhaitable de pousser ce débat à fond
étant donné l'hétérogénéité des points de départ, mais on peut
dire qu'il s'en dégageait cependant deux idées qui ont pu faire
l'objet d ' u n consensus de la part de la Conférence.

Définition de la violence

17. D ' u n e part, il n'était pas souhaitable de partir d'une


définition étroite et juridique de la violence, et d'une pro-
blématique biologique o u médicale (clinique et thérapeu-
tique) qui renvoie à une causalité située au niveau de l'indi-
vidu. A u contraire, on admettait que les recherches sur les
causes de la violence devaient partir d'une acception large
socioculturelle d u phénomène. Cette tendance a permis de
dresser u n cadre, u n écran c o m m u n sur lequel les différents
participants ont p u projeter leurs informations, leurs obser-
vations personnelles, leurs enquêtes sur le terrain o u leurs
recherches.
18. D'autre part, il n'était plus possible d'étudier la vio-
lence c o m m e u n phénomène exclusivement négatif conçu
en termes de comportement agressif, mais aussi c o m m e le
m o d e de la poursuite par d'autres moyens d'intérêts positifs ou
la réponse en réaction à une violence négative moins visible
présente dans l'ensemble de la structure sociale.

III. Orientations pour la compréhension


de la violence
19. Les interventions dans ce débat général se sont regrou-
pées autour de grands thèmes disciplinaires o u d'intérêt
vital dans le m o n d e contemporain.

Thèmes disciplinaires

20. L e groupe des criminologues a lui-même défini ses limi-


tations dans le cadre d ' u n point de vue juridique strict.
Cette délimitation doit être maintenue, selon u n participant
Rapport final 273

qui a insisté sur la nécessité, d u point de vue de sa disci-


pline, de bien séparer la criminalité des autres phénomènes
de violence, l'idée qu'on ne peut assimiler à la délinquance
les formes violentes de la révolte politique. Cette distinction
n'est pas contradictoire avec la façon dont les criminologues
ont montré c o m m e n t l'étude des causes de la violence indi-
viduelle criminelle devait être liée à une définition socio-
économique de la personnalité délinquante. Des experts ont
m ê m e indiqué que, dans certains cas, c'est la loi elle-même
qui pouvait être considérée c o m m e déterminante de la vio-
lence et qu'il fallait se demander en général à quel point la
loi facilitait, freinait o u simplement suivait les changements
qui déterminent les comportements sociaux, et pousser une
politique criminologique juste, permettant d'éviter que l'ac-
tivité des organes de lutte contre le crime (législateur, tribu-
naux, police, prisons) ne devienne génératrice de violence.
U n participant a demandé que l'étude des révoltes des pri-
sons fasse l'objet de recherches spécifiques, l'univers carcéral
pouvant être considéré c o m m e u n reflet de la société glo-
bale en ce qui concerne les relations violentes. O n a généra-
lement souligné l'importance des travaux d u V e Congrès
des Nations Unies pour la prévention du crime et le traite-
ment des délinquants pour les recherches récentes dans les
domaines d u droit pénal et de la criminologie.
21. Le groupe des psychosociologues a échangé des idées
et des questions sur les attributs biologiques et les traits
psychologiques de la personnalité individuelle et la modifi-
cation d u comportement par l'effet d u groupe. D a n s ce
domaine et dans cette discipline, selon les remarques de
certains participants, o n a atteint u n certain niveau, mais
il n'y a plus guère de découvertes depuis une quinzaine
d'années, et ce n'est pas l'axe le plus fructueux pour étudier
le phénomène de la violence à grande échelle. Cependant
on est convenu qu'il n'était ni possible ni souhaitable d'établir
une distinction tranchée entre l'étude des relations interindi-
viduelles et celles des conditions socioculturelles. O n a noté
qu'il existait plus de violence dans les sociétés qui subissent
un changement socio-économique rapide, et que ceux qui
prennent part, par exemple, à des soulèvements raciaux dans
certains pays développés, sont aussi ceux qui ont subi dans
le courant de leur vie les changements les plus rapides soit
vers le haut, soit éventuellement vers le bas, alors que
les couches constamment défavorisées font plutôt preuve
274

d'apathie. U n participant a souligné que la littérature sur le


sujet suggère que ce n'est pas en soi la croissance économique
qui produit la violence, mais le changement socioculturel.
C'est aujourd'hui l'articulation entre le niveau interindividuel
et le niveau socioculturel qui constitue le c h a m p de réflexions
le plus riche.

Thèmes d'un intérêt vital pour le inonde contemporain

22. O n a considéré indispensable de rechercher une définition


claire des causes économiques des guerres et des formes
institutionnelles et structurelles de la violence, mais aussi
des causesfinalesde cette violence notamment sur le plan
économique (rentabilisation de la violence). Pour certains
participants, en effet, il existe une corrélation positive stricte
entre le développement de la violence et le développement
d u capitalisme, entre l'usage de la violence et l'expansion
des relations de production capitalistes, entre le sous-
développement et l'impérialisme. Pour d'autres, il est plus
clair d'admettre une corrélation entre la montée de la vio-
lence dans le tiers m o n d e et la baisse de la violence mili-
taire dans les pays industrialisés à l'occasion de la détente.
Enfin, certains considèrent que cette baisse de la violence
militaire dans les pays d u centre s'accompagne d'une aug-
mentation de la violence criminelle et de la violence entre
secteurs, groupes ou communautés (hommes-femmes ; Blancs-
Noirs; professeurs-élèves).
23. U n certain nombre d'experts ont montré leur préoc-
cupation à l'égard des caractères particuliers de la violence
à laquelle sont soumises les femmes et l'importance d ' u n
examen d u rôle de la f e m m e dans sa relation avec les struc-
tures de domination. U n expert a insisté sur le fait que la
domination masculine devrait être considérée c o m m e u n
système d'oppression et d'exploitation social, politique et
économique qui incarne et soutient les bases de la violence
structurale aussi bien que la violence directe. Cet expert a
insisté également sur la nécessité d'étudier les implications
d u fait que les femmes, quoique constituant dans la société
u n groupe désarmé, se trouvent paradoxalement obligées de
jouer u n rôle de soutien aux groupes des combattants m a s -
culins et aux systèmes masculins de violence structurelle.
24. D'autres participants ont insisté sur la spécificité des
conditions de la violence répressive o u de la violence structu-
Rapport final 275

rale institutionnalisée dans le sud d u continent africain o u


en Amérique latine pour s'opposer au changement. O n a
également évoqué la question de la légitimité de la violence
c o m m e m o y e n d'atteindre la désaliénation, l'autodétermi-
nation, la libération des nations opprimées ou colonisées.
Ces questions devraient être traitées de préférence à partir
de conférences régionales groupant des spécialistes de plu-
sieurs pays et des non-chercheurs, originaires de la région.
Particulièrement favorable à cette méthode, u n participant,
qui est aussi le Secrétaire général de l'Association africaine
de sciences politiques, a évoqué que sur les douze recherches
en cours sous l'égide de son association, quatre sont direc-
tement rattachées au thème de la violence tel qu'il se dégage
de la réunion. U n autre participant a mentionné précisément
l'insuffisance de certaines techniques d'enquêtes occiden-
tales quand il s'agit d'analyser de grandes sociétés hétéro-
gènes et pluralistes. L a perception du phénomène de la vio-
lence doit s'y faire grâce à de nouvelles méthodes.
25. E n ce qui concerne la question d u terrorisme, o n a
relevé qu'il n'avait jamais été précisément défini c o m m e
notion. O n ne pourrait en donner une définition que si l'on
admettait qu'il existe aussi un « terrorisme d'État » qui sou-
vent précéda l'autre. O n ne peut définir un acte « terroriste
par nature » à moins de jeter u n pont entre le terrorisme
institutionnel et celui du desperado qui n'est souvent qu'une
réplique bricolée combattant une violence professionnelle.
Sous cet angle, il serait nécessaire d'étudier m ê m e ce qu'on
doit appeler la « violence démocratique », celle qui s'exprime
et s'exerce à travers les institutions des pays démocratiques
libéraux eux-mêmes, et de ne pas réserver l'application de
la notion de violence structurelle aux seuls pays à régimes
autoritaires ou totalitaires.
26. L e problème de la relation entre violence armée et
production et transferts des armements à partir d u petit
nombre de pays producteurs d'armements sophistiqués doit
être étudié en priorité pour un bon nombre de participants
c o m m e la dimension matérielle du phénomène général de la
militarisation. A ce titre, il faut mettre en cause l'idée que le
maintien d'une paix durable repose sur l'équilibre des arme-
ments au « centre » et sur les transferts équilibrés d'arme-
ments vers la « périphérie », en l'absence d'un véritable
désarmement. Par ailleurs, la panoplie « classique » inclut
maintenant des armes antipersonnelles sophistiquées et
276 Rapport final

développe la technologie de contrôle policier. Selon quelques


experts, la question d u perfectionnement technologique de
l'outillage de la violence dépasse la simple catégorie de
l'armement et il faut maintenant y faire figurer l'informa-
tique policière et les techniques et traitements psychologiques
ou psychiatriques. E n général, u n certain type de violence
structurelle est induit par le niveau de technologie en raison
des disciplines autoritaires exigibles par certaines branches
(énergie nucléaire) qui peuvent contribuer à la militarisation
des relations sociales.
27. O n a évoqué la généralisation de la torture c o m m e
une des violations les plusflagrantesdes droits de l'homme
et une forme de violence directe et institutionnelle particuliè-
rement alarmante. S'il est vrai que les Nations Unies ont cette
question à l'ordre d u jour et que le V e Congrès des Nations
Unies sur la prévention d u crime et le traitement des délin-
quants l'a étudiée, elle constitue u n phénomène qui doit faire
l'objet de recherches très poussées pour que la compréhension
de ses causes puisse contribuer à la recherche des mesures de
sa prévention dans toutes les régions.
28. U n des experts a suggéré qu'une attention soit portée
sur l'analyse des rôles des non-élites d u point de vue des
causes de la violence et des perspectives d u changement
social. Cet expert a expliqué qu'on a tendance à se préoc-
cuper d u rôle des élites (puissances impérialistes, classes
dominantes sur les plans économique et politique au niveau
des nations) alors qu'il se pourrait que le rôle des masses
(les pauvres, les exploités, les femmes, les gioupes ethniques
et raciaux subjugués, les opprimés politiquement et écono-
miquement) soit, en dernière analyse, plus déterminant pour
le maintien o u le renversement des conditions qui mènent
à la violence.

Remarques des observateurs

29. Plusieurs observateurs ont apporté une contribution


importante à la réflexion sur le thème de la réunion et à l'iden-
tification des problèmes prioritaires relatifs à la violence
dans leur domaine de compétence. D e u x représentants d'orga-
nisations d'enseignants ont attiré l'attention des participants
sur l'augmentation rapide des manifestations de la violence
à l'école et des agressions qui y sont commises. Ils ont pro-
posé que ce problème fasse l'objet de recherches appro-
Rapport final 277

fondies afin non seulement de la réduire mais aussi de trouver


des moyens d'enseigner aux élèves des solutions n o n vio-
lentes à leurs problèmes interpersonnels. D'autres obser-
vateurs ont insisté sur les effets néfastes de la représentation
de la violence par les moyens de communication de masse
et la manipulation de la violence par les médias dans le
grand public, qui subit le « chantage de la violence ». U n
observateur, après avoir insisté sur l'importance, pour la
compréhension de la violence, des travaux polémologiques
de son institut, a mentionné en particulier une étude qui
comptabilise depuis janvier 1968 les manifestations de la
violence politique dans le m o n d e et a suggéré que cette
recherche soit prolongée vers l'amont en partant de 1945
pour couvrir le phénomène de la violence à l'ère nucléaire,
avec le soutien de l'Unesco. Le lien entre les violations des
droits de l ' h o m m e c o m m e forme de violence et les types
de sociétés qui sécrètent la violence a été évoqué par un autre
observateur. L a relation entre la violence et les structures
politiques et économiques centralisées a aussi été m e n -
tionnée c o m m e sujet méritant étude. U n e remarque concernait
la participation des femmes qui devrait être plus importante
à des réunions semblables. Enfin, ce sont des observa-
teurs qui ont attiré l'attention sur l'importance de ce qui
pourrait s'appeler « victimologie » dans l'étude de la vio-
lence, c'est-à-dire une connaissance plus précise des victimes
et non seulement des auteurs de la violence, sur le rôle de
l'accroissement de la population, c o m m e facteur de violence,
sur l'action non violente pour réaliser le changement social
et sur certains autres aspects de la violence déjà évoqués par
les experts.

IV. Recommandations concernant


les nouvelles recherches à entreprendre
au sujet de la violence
et de ses causes sous-jacentes
30. Après la fin d u débat général, les participants ont exa-
miné des suggestions relatives aux thèmes sur lesquels pour-
raient porter les projets d'étude et de recherches qu'on fera
figurer dans les programmes de l'Unesco, compte tenu des
principales orientations fixées pour le Plan à m o y e n terme.
Parmi les objectifs qui doivent servir de base à ce plan ceux
278

qui sont apparus le plus étroitement liés aux questions en


rapport avec la violence sont les suivants :
Promotion de la recherche visant à assurer le respect des
droits de l ' h o m m e (objectif 1.1);
Promotion de l'appréciation et d u respect de l'identité
culturelle des individus, des groupes, des nations et des
régions (objectif 1.2);
Amélioration de la condition de la f e m m e (objectif 1.3);
Promotion de la recherche sur la paix (objectif 2.1);
Promotion de l'étude d u droit international et des organi-
sations internationales (objectif 2.2);
Développement de l'éducation pour la paix et la compréhen-
sion internationale (objectif 2.3) ;
Promotion de l'élaboration d'une interprétation globale et
multidisciplinaire du développement (sous-objectif 3.1 A ) ;
Études des conditions socio-culturelles, des systèmes de
valeurs, des motivations et des modalités de partici-
pation des populations pouvant favoriser des processus
de développement endogènes et diversifiés (sous-
objectif 3.1 B ) ;
Contribution au développement des infrastructures et des
programmes de sciences sociales en vue d'augmenter
l'aptitude des différentes sociétés à éclairer la solution
des problèmes sociaux et humains (sous-objectif 3.1 C ) ;
Promotion d'une collaboration plus large de la jeunesse,
ainsi que de certains groupes de la société, c o m m e les
groupes défavorisés, à l'action éducative, scientifique et
culturelle (objectif 6.4);
Contribution à l'élaboration d'approches concertées face
aux désharmonies sociales (objectif 6.5).
31. A u stade actuel de l'élaboration du plan à m o y e n terme
de PUnesco, il n'était pas possible de présenter des recom-
mandations précises à propos de chacun de ces objectifs et
sous-objectifs. Les recommandations concernant les recher-
ches futures fournissent donc u n tableau général des sujets
dont l'étude contribuerait à faire mieux comprendre les
manifestations contemporaines de la violence si elle pouvait
être assurée au titre des programmes de l'Unesco non seu-
lement dans une optique interdisciplinaire o u pluridisci-
plinaire, mais aussi à l'aide de méthodes transdisciplinaires et
en faisant appel au concours de spécialistes des sciences
sociales appartenant à des régions d u m o n d e et à des sys-
tèmes culturels différents.
279

32. Certains participants ont souligné qu'une enquête


systématique de grande envergure sur les publications rela-
tives aux causes de la violence fournirait une contribution
importante à la compréhension du problème. Il a été suggéré
de recenser les écrits pertinents qui relèvent des écoles beha-
viouristes et structuro-fonctionnalistes en les classant par
thème. E n second lieu, un examen critique des études consa-
crées aux rapports entre les changements socioculturels
rapides et les manifestations de violence a été préconisé. O n
pourrait aussi — a-t-il été indiqué — faire le bilan des
approches théoriques différentes qui prédominent dans les
pays socialistes, dans les pays occidentaux et dans les pays
du tiers m o n d e , établir une comparaison statistique entre
les divers types de violence politique observés depuis 1945,
ou enfin rédiger u n ouvrage de caractère général sur l'éco-
nomie politique de la violence. A u heu de recommander u n
ou plusieurs grands projets de ce genre, il a été décidé de
dresser une liste de thèmes qui pourraient donner lieu soit à
des recherches d'une portée considérable, soit à des études
d'ampleur limitée organisées dans le cadre d'un programme
plus vaste.
33. Plusieurs suggestions ont été faites concernant le
classement des thèmes d'études et de recherche. U n parti-
cipant a proposé, par exemple, que tous soient regroupés
sous deux rubriques : « Structures de domination » et
« Structures de libération ». Mais selon d'autres, une telle
formule mettrait trop exclusivement l'accent sur les struc-
tures, au détriment d'autres facteurs de violence. D e l'avis
général, cependant, quelles que soient les subdivisions uti-
lisées, les structures sociales et économiques devraient
occuper une place importante dans l'étude des causes de la
violence. Tous les participants ont reconnu que n'importe
quel type de classement aurait des avantages et des désavan-
tages et entraînerait forcément des chevauchements entre
les grandes rubriques et à l'intérieur de chacune d'elles.
Le m o d e de présentationfinalementretenu a donc été consi-
déré c o m m e répondant aux fins de la réunion. L a succession
des rubriques et des divers sujets correspondant pour l'essen-
tiel, sinon entièrement, à l'idée d'ensemble que se faisaient
les participants de l'ordre de priorité à adopter. Il a été admis
que les rapports entre les sexes mettent en jeu d'importants
facteurs de violence qui jouent u n rôle dans beaucoup des
domaines considérés.
280 Rapport final

34. L a liste des thèmes suggérés laisse ouverte la question


de la meilleure méthode à employer pour faire des études
et des recherches sur chaque thème. D a n s certains cas, il
doit s'agir d'activités sur le terrain; d'autres recherches
permettront d'aborder directement l'analyse des causes de
la violence, tandis que dans d'autres cas encore, il faudra
travailler en bibliothèque et appliquer des méthodes histo-
riques, sociologiques, etc. D e plus, aucun effort n'a été fait
pour aller d u général au particulier o u pour maintenir le
m ê m e niveau de généralité.
35. Enfin, tous les participants n'étaient pas prêts à
admettre que chacun des thèmes proposés relevait bien de
la compétence de l'Unesco et était formulé de façon satisfai-
sante sur le plan scientifique. Ils ont toutefois considéré que
ces questions couvrent bien dans l'ensemble les principaux
aspects de la violence liés à des problèmes sociaux et écono-
miques d'importance vitale à notre époque, et qu'en consé-
quence ils méritent de faire l'objet de nouvelles recherches.
36. Les participants sont convenus que les communica-
tions qui leur avaient été présentées pourraient servir de
base à une publication traitant des méthodes, des théories
et des tendances de la recherche sur les causes de la vio-
lence. Il conviendrait toutefois d'abréger considérablement
certains textes, notamment en ce qui concerne les contri-
butions des behaviouristes à l'étude de la violence, et d'auto-
riser les auteurs à modifier leurs manuscrits à la lumière des
débats ainsi qu'à compléter les références bibliographiques
le cas échéant. D e s communications supplémentaires de-
vraient aussi être ajoutées pour faire une place à certains
problèmes importants dont il n'est pas question dans les
documents déjà rédigés : la violence et les relations entre
les sexes, dimensions philosophique et éthique de la vio-
lence, problèmes méthodologiques que pose l'étude des
crimes de violence, etc.

Thèmes suggérés pour de nouvelles études et recherches

Violence, structures de domination,


processus de changement social et développement

Le rôle des femmes dans les structures de domination et


dans les changements sociaux.
Incidences des changements sociaux rapides au point de
Rapport final 281

vue de l'augmentation ou de la diminution de la violence.


Aspects de la violence qui entravent le développement écono-
mique et social.
Violence et processus de socialisation et de désocialisation.
Les méthodes non violentes de changement social en tant
que m o y e n d'assurer la paix et de résoudre les problèmes
relatifs aux droits de l ' h o m m e .
Relations entre les structures de violence et les victimes de
la violence.
Violence institutionnalisée, subversion et répression poli-
tique.
Manifestations de la violence à l'école.
Le rôle des jeunes dans les structures de domination et dans
le changement social.
Processus de perpétuation de la violence.

Violence et nouvelles modalités de Vorganisation du monde

Les systèmes internationaux et les perspectives en matière


de démilitarisation et de désarmement.
Aspects de la violence qui constituent u n danger pour la
paix à l'échelon régional, entre les hémisphères et sur
le plan international.
L a révolution scientifique et technologique et ses incidences
sur la violence de masse.
L a militarisation des rapports sociaux et ses effets sur la
violence dans divers types de sociétés.
Les structures de violence et l'établissement d'un nouvel
ordre économique international.
Les relations entre les grandes puissances et la violence dans
le tiers m o n d e , notamment du point de vue de la course
aux armements et des transferts d'armes aux pays d u
tiers m o n d e .
Les situations dans lesquelles se manifeste la violence (régions
géopolitiques, types de société, structures familiales et
niveaux de développement).
Les problèmes économiques d u m o n d e capitaliste et leurs
incidences sur la violence dans le tiers m o n d e .

Violence et processus de libération nationale

L'autodétermination des peuples et le droit d'utiliser la force


tel qu'il est reconnu par les Nations Unies.
282 Rapport final

L e rôle des sociétés multinationales face aux processus délibé-


ration nationale.
L e colonialisme, le néo-colonialisme et l'impérialisme en tant
que causes de violence.
Les échanges inégaux, les exportations de capitaux et leurs
effets sur les processus de libération nationale.
L a participation des femmes aux luttes de libération natio-
nale telle qu'elle a été définie dans les résolutions de la
Conférence de l'Année internationale de la f e m m e tenue
à Mexico.
Les divisions et les conflits à l'intérieur des groupes révo-
lutionnaires en tant que facteur supplémentaire de
violence.

Violence, population et groupes sociaux défavorisés

L a violence et les rapports entre les sexes.


Pauvreté, inégalité sociale et violence.
Violence et accroissement de la population.
Le rôle de la violence institutionnelle dans les processus
d'aliénation et dans la déprivation culturelle.
Racisme, apartheid et violence.
Relations entre groupes ethniques différents et violence.
Autres formes de violence entre les groupes, y compris
notamment celles qui sont liées à la religion, à la langue,
à la région, à la classe sociale, etc.

Conceptions et perceptions de la violence


dans les cultures et les civilisations contemporaines

Violence en tant que processus historique composé d'étapes


successives.
Étude transculturelle de la violence structurale et des droits
de l ' h o m m e , y compris les droits de la f e m m e .
Le rôle de la recherche transdisciplinaire dans l'harmo-
nisation des résultats des recherches sur la violence
menées dans différentes parties d u m o n d e .
Justifications philosophiques et éthiques de la violence.
Étude comparative de la politique appliquée en matière de
criminalité et des modes d'approche de la violence.
Mesure dans laquelle les spécialistes des sciences sociales
peuvent contribuer à favoriser o u à entraver la violence.
Rapport final 283

Enquête mondiale sur les moyens d'évaluer l'intention de


se livrer à des violences dans différentes sociétés.
L a perception de la violence par le public et sa manipulation
par les moyens d'information.
L a violence et les conceptions de la qualité de la vie.
L'analyse comparée des concepts criminologiques des causes
de la violence.
Statistiques comparées de la violence criminelle.
Participants

A B D E L M A L E K , Anouar. Maître de recherches, Centre natio-


nal de la recherche scientifique ( C N R S ) , Paris.
C A R R O L L , Berenice A . Executive editor of Peace and change:
A journal of peace research, États-Unis d'Amérique.
F A L S B O R D A , Orlando (de). Professor, Bogota.
G A L T U N G , Johan. Professor of Peace and Conflicts, Uni-
versity of Oslo.
J O X E , Alain. École des hautes études en sciences sociales,
Paris.
K H A N , Rasheeduddin. Professor of Political Science and
M e m b e r , Indian Council of Social Science Research,
N e w Delhi, Inde.
K L I N E B E R G , Otto. Director, International Centre for Inter-
group Relations, Paris.
M E R T E N S , Pierre. Secrétaire, Centre du droit international
de l'Institut de sociologie de l'Université libre de
Bruxelles.
N E W C O M B E , Alan. Co-Editor, « Peace Research Abstracts »,
Canadian Peace Research Institute.
N E W C O M B E , Hanna. Co-Editor, « Peace Research Abstracts»,
Canadian Peace Research Institute.
N Y A T H I , Vunguza M . Coordinating Secretary, Southern
Africa Research Association, Lusaka, Zambie.
OLISA, Michael S. 0 . Director, Peace Research Institute of
Nigeria, Nsukka, Nigeria.
P O K L E W S K I - K O Z I E L L , Krzysztof. Deputy Editor, Panstwo
I Prawo, Varsovie.
S E N G H A A S , Dieter. Institut de recherche sur la paix de
Francfort.
286

S H A M U Y A R I R A , N . M . Secretary-General, African Asso-


ciation of Political Science, Dar es Salaam.
T A Y L O R , A . J. W . Professor of Clinical Psychology, Wel-
lington, Nouvelle-Zélande.

Membres d u Secrétariat

M . J. H A V E T . Adjoint au Sous-Directeur pour les sciences


sociales, les sciences humaines et la culture.
M m e M . P . H E R Z O G . Directeur, Division des droits de
l'homme et de la paix.
M . R . H A B A C H I . Directeur, Division de la philosophie.
M . N . B O D A R T . Directeur, Division des sciences sociales
appliquées.
M . K . D E L E V . Division de la philosophie.
M . W . S C H W E N D L E R . Division de la philosophie.
M . G . K U T U K D J I A N . Division des sciences sociales appli-
quées.
M . S. M A R K S . Division des sciences sociales appliquées.
M . V . S H E L O P O U T O V . Division des sciences sociales ap-
pliquées.

Organisations non gouvernementales

Amnesty International.
Association internationale de recherche sur la paix.
Centre international d u film pour l'enfance et la jeunesse.
Comité consultatif mondial de la Société des amis.
Comité de coordination du Service volontaire international.
Commission internationale des juristes.
Confédération mondiale des organisations de la profession
enseignante.
Conseil international du cinéma et de la télévision.
Conseil mondial de la paix.
Fédération internationale des femmes diplômées des uni-
versités.
Fédération internationale des fonctionnaires supérieurs de
police.
Fédération mondiale de la jeunesse démocratique.
Fédération pour le respect de l'homme et de l'humanité.
Internationale des résistants à la guerre.
287

Ligue internationale des droits de l'homme.


Ligue internationale de femmes pour la paix et la liberté.
L a réconciliation.
Union mondiale des organismes pour la sauvegarde de l'en-
fance et de l'adolescence.

Délégations

Délégation permanente de la République argentine auprès


de l'Unesco.
Délégation permanente du Chili auprès de l'Unesco.

Autres institutions spécialisées

Centro de Investigaciones y Docencia economicas, Mexico,


Mexique.
Fédération internationale des droits de l'homme, Paris.
Revue Études, Paris.
Rijksuniversiteit te Leiden, Pays-Bas.
International Society for Research on Aggression, Bir-
mingham, Royaume-Uni.
Society for Peace and Conflict Research, Groningen, Pays-
Bas.
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