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Génocides et meurtres de masse : questions

méthodologiques
ea.hypotheses.org/238

Mettre en perspective les violences de masse du 19e et du 20e siècle comme on l’a fait
au cours d’articles précédents implique un ensemble de prérequis méthodologiques, en
particulier autour de la notion de génocide. Les difficultés politiques et juridiques qui
entourent cette notion rendent en effet complexe son utilisation dans le cadre d’une
recherche en sciences humaines et sociales. La définition d’un concept plus neutre
politiquement apparaît dès lors nécessaire pour pouvoir comparer les processus mis en
œuvre lors de ces événements.

Un concept politique difficile à établir

Créé par Raphaël Lemkin en 1944, ce concept a en effet été utilisé à des fins politiques
ou historiques pour décrire des situations extrêmement hétérogènes, depuis le génocide
Arménien jusqu’aux crimes commis par le Baas irakien. Soulevant de nombreuses
objections, le terme a même pu être utilisé de façon rétrospective pour qualifier des
événements antérieurs au 20e siècle, tels que les guerres de Vendée ou le massacre des
peuples amérindiens. L’origine de la notion de génocide et l’importance de la Shoah dans
l’imaginaire collectif en fait un concept sujet à de fortes instrumentations politiques. Tant
du point de vue moral que juridique, le génocide apparaît comme le crime ultime aux
yeux de la société contemporaine. Crime contre l’humanité, le génocide est
imprescriptible et peut donc avoir des conséquences des décennies après les
événements dont il est question. Enjeux de mémoire, il cristallise les conflits entre les
peuples comme l’illustre encore aujourd’hui le conflit historiographique entre la Turquie et
l’Arménie plus d’un siècle après les faits. S’affirmer victime de génocide permet à des
peuples de se reconstituer une identité structurante contre un pouvoir central qui a
cherché à la nier. Les demandes de réparation des aborigènes d’Australie sont ainsi liées
à une volonté de reconnaissance d’une identité propre face à une société qui a tenté de
les faire disparaître par l’extermination ou l’assimilation. Enjeu historique, l’utilisation du
terme génocide est également un enjeu médiatique face à une actualité parfois brulante.
Le terme génocide est utilisé par des journalistes ou des observateurs confrontés aux
massacres commis contre des populations civiles, pour frapper la communauté
internationale et la forcer à réagir. Face à de telles situations d’urgence, la qualification

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juridique des faits compte moins que la capacité à mobiliser la sympathie vis-à-vis des
victimes et à légitimer une intervention des autorités internationales. Comme l’illustre le
cas du Soudan en 2004, le recours au terme génocide est un enjeu médiatique à part
entière, les qualifications des crimes contre l’humanité ou de crimes de guerre n’ayant
pas la même portée symbolique. La notion de génocide est chargée de fortes valeurs
émotionnelles et morales, souvent indépendantes de son sens juridique et politique.
Comme l’affirme l’historien Henry Huttenbach, « Trop souvent, l’accusation de génocide a
été posée simplement en vue d’un effet émotionnel ou pour atteindre un but politique,
avec pour conséquence que de plus en plus d’événements ont été taxés de génocide, au
point que le terme a perdu son sens originel »1

Toutefois, même en se concentrant sur le sens originel de cette notion pour éviter tout
risque d’instrumentalisation, le concept de génocide s’avère extrêmement délicat à
utiliser en sciences humaines et sociales. Le génocide est d’abord une notion d’ordre
juridique, définit par l’article 2 de la Convention pour la prévention et la répression du
crime de génocide, adoptée par les Nations Unies le 9 décembre 1948. Dans ce contexte
il ne peut être utilisé que pour qualifier les crimes jugés par la Cour pénale internationale
et les instances juridiques compétentes en la matière, ce qui exclut tout jugement
rétrospectifs des actes commis avant 1948. Par ailleurs, la définition du génocide
reconnue par l’ONU s’avère très restrictive puisqu’elle implique la volonté assumée
d’exterminer totalement une population considérée en tant que telle. Pour qualifier un
crime de masse au sens juridique, deux éléments sont nécessaires : d’une part une
intentionnalité dans la mise en place du processus de destruction, et d’autre part
l’identification spécifique d’une population à exterminer. Il n’y a pas de génocide sans
volonté d’exterminer un groupe, ni tri de la population victime en fonction de critères
spécifiques. Or ces deux notions sont parfois difficiles à identifier. Si dans certains cas, la
volonté d’extermination d’une population ne fait aucun doute, comme dans le cas du
génocide rwandais, elle n’est pas toujours affichée publiquement par les autorités.
L’Holodomor a ainsi été qualifié de génocide par la cour d’appel de Kiev en lui prêtant un
caractère intentionnel. Pourtant on peut toujours s’interroger sur les finalités de la famine,
et se demander si elle a été créée dans un but assumé d’extermination, ou si elle est la
conséquence d’une politique de collectivisation que les autorités soviétiques ont laissé
s’aggraver. Bien que la responsabilité du pouvoir central dans la mort de millions
d’ukrainiens entre 1932 et 1933 ne fasse aucun doute, la qualification de ces événements
comme génocide reste soumise à controverse. Elle pourra varier selon l’interprétation
des historiens, qui la considéreront comme une politique visant spécifiquement les
populations ukrainiennes, ou comme le résultat d’une politique de collectivisation globale
ne touchant pas uniquement ces peuples.

L’approche juridique du génocide, défini comme « l’intention de détruire, en tout ou en


partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux en tant que tel »,2 se heurte
également à la difficulté de délimiter la notion de peuple ou de groupe ethnique. La
validité de cette accusation dépend en effet de la reconnaissance d’un groupe fondé sur
une identité commune. Or, élaborée au sortir de la seconde guerre mondiale, la définition
onusienne du génocide est restée marquée par les spécificités de la Shoah et les

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rapports de pouvoir entre alliés. Malgré la présence du critère religieux comme source de
l’identité communautaire, cette conception exclut les meurtres de masse politiques ou
sociaux, le pouvoir soviétique ayant cherché à se couvrir des crimes qu’il a lui-même
commis. Les massacres commis contre le parti communiste indonésien en 1965, qui se
sont traduits par l’exécution de plus de 500.000 personnes en quelques semaines,
n’entrent donc pas dans cette catégorie. Définir ce qui relève d’un peuple en tant que tel
s’avère également difficile dans le cadre de relations souvent tendus entre le pouvoir
central et les communautés locales. Les interprétations d’un même événement pourront
diverger selon qu’on considérera une communauté comme la partie d’un ensemble
national plus vaste ou comme une population disposant d’une identité propre.
L’extermination de villages entiers pendant la guerre civile guatémaltèque est
caractéristique de cette ambivalence, pouvant être interprétées comme une politique
génocidaire ou comme des opérations de pacification des régions tenues par la guérilla.

Le processus de la violence

Les difficultés méthodologiques visant à établir l’existence d’un génocide, ainsi que la
nature juridique de sa définition, ont dès lors conduit certains chercheurs en sciences
sociales à renoncer à ce concept et à privilégier des notions qui ne dépendent pas du
droit. Dans Purifier et détruire, Jacques Semelin invite à « laisser au terme génocide ses
usages identitaires, militants et juridiques » et à préconiser « la notion de massacre
comme unité lexicale de référence »3. L’enjeu n’est pas de remettre en cause la légitimité
du concept de génocide mais de la limiter à un registre juridique et politique, de telle sorte
à se dégager des ambiguïtés qu’elle soulève dans le registre scientifique. Limitée au
domaine éthico-politique, la polysémie de cette notion peut dès lors pleinement
s’exprimer et être l’objet d’enjeux de mémoire ou de mobilisation de la communauté
internationale. Renoncer à la notion de génocide en sciences humaines et sociales
signifie donc renforcer le rôle des institutions internationales chargées de juger les crimes
contre l’humanité en distinguant clairement le travail du juriste de celui de l’anthropologue
ou du sociologue. La notion de massacre de masse a en effet l’avantage sociologique
d’être plus objective et plus générale que celle de génocide. N’ayant pas à établir de
responsabilité juridique, le concept peut mettre de côté la question de l’intentionnalité et
se concentrer entièrement sur les faits et sur les processus qui y ont conduit. De plus, ne
portant pas sur une population spécifique, exterminée en tant que telle, la notion de
massacre de masse couvre un champ plus large que celle de génocide. Elle évite de plus
la multiplication de termes tels qu’ethnocide, politicide, ou démocide, qui ont pu être
utilisés par des chercheurs afin de définir des réalités n’étant pas couvertes par le
concept juridique de génocide. Le concept de massacre de masse peut être utilisé pour
désigner n’importe quel processus d’extermination, quelle que soit par ailleurs la nature
de la population visée. Il peut être autant utilisé pour désigner l’extermination de groupes
ethniques comme au Rwanda en 1994, ou celle de groupes politiques comme en
Indonésie en 1965. Comme le rappelle Jacques Semelin, il peut même être utilisé pour
désigner la tuerie d’animaux. Le concept de massacre de masse est donc pertinent dès
lors que les violences commises prennent une ampleur suffisamment exceptionnelle pour
être désignées comme massives.

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Cette notion est néanmoins plus précise que la simple notion de « violences de masse »,
qui peut désigner toute irruption de violence de grande ampleur notamment lors des
guerres. Semelin la définit comme « une forme d’action le plus souvent collective, de
destruction de non-combattants, hommes, femmes, enfants ou soldats désarmés »4. En
définissant les massacres de masse comme une action visant à détruire un groupe
désarmé, il permet de rassembler sous une même catégorie sociologique l’ensemble des
processus de destruction visant un groupe désarmé. Cette notion permet de se dégager
des questions subjectives liées à la notion de génocide – quelles sont les intentions des
auteurs ? Les victimes sont-elles considérées comme un peuple en tant que tel ? Quelle
charge émotionnelle les événements déclenchent-ils ? – pour aborder la réalité objective
des événements. L’objectif est de mettre à jour les mécanismes aboutissant à la mort de
milliers voir de millions de personnes afin de distinguer ces processus en fonction des
dynamiques qu’ils impliquent. Tandis que la question de l’intension apparaissait comme
l’enjeu principal du concept de génocide, le concept de massacres de masse implique de
s’intéresser d’avantage aux procédures et à l’usage politique qui en a été fait. L’intérêt est
alors de pouvoir mettre les événements en perspective selon le sens qu’ils prennent pour
leurs auteurs, et les pratiques qu’ils impliquent à l’intérieur d’un cadre socio-politique
spécifique.

Comparer les massacres de masse


La comparaison de phénomènes parfois fortement éloignés géographiquement et
historiquement implique deux prérequis. D’une part il est nécessaire d’éviter les
équivalences qui se contenteraient de rassembler l’ensemble des processus de
destruction sur une base statistique sans chercher à les distinguer. Et de l’autre il est
nécessaire d’éviter la réduction des événements à une unicité qui interdirait toute mise en
perspective de ces processus. Comparer les processus de destruction impliquent de se
tenir éloigner de ces deux tendances en concevant à la fois l’unité irréductible de chaque
événement et les liens historiques qui peuvent exister entre eux. La comparaison
systématique du nazisme et du stalinisme s’avère caractéristique de cette confusion. En
créant une équivalence entre deux régimes aux fonctionnements pourtant différents, on
provoque une réduction de l’un à l’autre niant leurs spécificités ; mais cette négation de
l’unité propre aux deux régimes interdit également de les mettre en perspective face à
d’autres régimes pourtant plus proches. On en arrive ainsi à affirmer que le stalinisme
serait plus proche du nazisme que du maoïsme, avec lequel il partage pourtant une
idéologie et des processus communs. Comme tout événement historique, les meurtres
de masse sont des phénomènes singuliers dont on ne peut réduire l’unicité, mais qui
s’inscrivent dans un processus historico-politique commun. Comparer ces événements
signifie dès lors mettre à jour les processus communs qui permettent de les distinguer,
tout en soulignant les différences qui les rendent caractéristiques d’un moment et d’une
société spécifique. Mettre en perspective les violences du 20e siècle avec celles du 19e
ne signifie donc pas suggérer une équivalence entre les massacres coloniaux et les
massacres totalitaires, mais montrer en quoi ces processus de destruction s’inscrivent
dans une perspective commune. Il s’agit dès lors de montrer comment les processus mis

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en place dans les régimes totalitaires sont déjà présents dans les régimes coloniaux, et
que le sens donné à ces processus peut être interprété comme celui d’une politique
coloniale soutenue par les dirigeants totalitaires.

Citer ce billet
Arthur Guezengar (2017, 22 juin). Génocides et meurtres de masse : questions
méthodologiques. Études arendtiennes. Consulté le 25 avril 2024, à l’adresse
https://doi.org/10.58079/nz45

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