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Histoires ordinaires de femmes dans la tourmente, a été écrit, à l’origine, pour


trois comédiennes, mais il peut être joué par beaucoup plus de comédiens. Le
spectacle est scindé en trois histoires indépendantes mais ayant une
résonnance entre elles.

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Histoires ordinaires de femmes dans la tourmente

Gingle RTL.
Voix Off : Après le sanglant attentat qui a fait 12 morts à Paris au siège du journal "Charlie Hebdo", près de
100 000 personnes se sont rassemblées un peu partout en France. À Paris, la population a rendu hommage
aux victimes place de la République…
La lumière se fait sur trois femmes debout dans la manif, silencieuses. Puis la lumière se focalise sur
Charlotte et s’éteint progressivement.
Charlotte est en train de bercer un bébé dans ses bras en lui chantant une comptine.
Charlotte : Toutes les histoires, toutes les aventures humaines se terminent de la même façon : A l’instant
où disparait le dernier protagoniste…
Sarah : Mais sait-on vraiment quand une histoire démarre… Sait-on vraiment quelle a été la première
matriochka ?
Cette histoire-ci a peut-être commencé le jour de ma naissance dans le confort d’une famille juive aisée
parisienne…
Charlotte : Ou peut être à l’instant du dernier souffle de ma maman, épuisée par ses efforts pour me mettre
au monde, dans cette ferme coupée du monde par une chute de neige record…
Sarah : On aime à penser que tout est écrit, que nous suivons une route toute tracée, où chaque rencontre
est choisie et sélectionnée par le grand entremetteur, marionnettiste suprême, aussi compatissant que
bienveillant.
Charlotte : La vérité est toute autre. L’univers est un foutoir sans aucune règle qui ne soit physique,
mathématique ou chimique. Tout n’est que chaos. Le chaos induit le hasard et le hasard nous ouvre le
chemin avec l’assurance d’un guide gastronomique en tête de cordée, dans l’Himalaya.
Bruit de porte.
Léon : Bonsoir Charlotte ! Désolé d’arriver à une heure aussi avancée, mais il y avait urgence. Je t’amène un
colis… Ou plutôt deux colis.
Charlotte : Léon était gendarme, ce qui expliquait sa tenue réglementaire, un ventre à avoir avalé une tortue
des Galápagos et un double menton à faire pâlir d’envie un porc noir de Gascogne. La graisse agissait sur lui
comme sur un phoque. Elle le protégeait du froid, de sorte qu’il transpirait hiver comme été, sous le soleil
comme sous la neige.
Dépêchez-vous ! Entrez vite !
Léon s’écarta pour laisser passer une jeune femme emmitouflée dans un manteau trop grand pour elle et un
petit homme perdu sous un grand chapeau. Léon entra à son tour et ferma la porte. Je les aidais à retirer
leurs pardessus.
David : Bonsoir, chère madame. Je me présente, David Goldstein et voici mon épouse Sarah.
Sarah : Bonsoir !
Flashback
Pierre : Bon… bon…bon…soir, Sarah !
Sarah : Bonsoir, Pierre !

2
Pierre : ça te…te…te… te dirait… qu’… qu’… qu’on…
Sarah : Pierre Mouchon était mon ami d’enfance. Nous avions le même âge. Il était le fils de Joséphine
Mouchon, la concierge de l’immeuble, une femme souriante, toujours de bonne humeur, qui faisait son
métier à la perfection.
J’étais la fille d’un autodidacte. Parti de rien, mon père avait lentement gravi l’échelle sociale par un travail
acharné et une volonté de chaque instant. De ces origines modestes, il avait gardé une simplicité naturelle et
une considération de l’humain saine et démocratique. C’était un fervent républicain et je l’ai même,
quelques fois, soupçonné de voter à gauche.
Pierre et moi avions passé notre enfance à jouer au papa et à la maman, dans les escaliers, dans
l’appartement familial, quand Joséphine le confiait à maman, ou dans la loge, quand Maman me confiait à
Joséphine.
A l’âge de six ans, lors d’une promenade banale, Pierre avait assisté, impuissant, à la mort accidentelle de
son père, renversé par une automobile. Il avait juste eu le temps de lui lancer le « atten… » d’attention et les
quatre lettres manquantes étaient restées bloquées à jamais au fond de sa gorge, créant un bouchon chaque
fois qu’il voulait prononcer une phrase…
Je posai ma main sur son épaule, pour le rassurer et faire retomber son stress.
Sarah : Attend ! Laisse-moi deviner !... Sarah, ça te dirait qu’on aille au Balajo, ce soir ?... Avec le plus grand
des plaisirs, Pierre !... Je vais demander la permission à mon Père !
Il me sourit
Pierre : Mer…. Mer… ci !
Sarah : J’avoue honteusement mettre souvent dit que s’il embrassait comme il parlait, Le french kiss devait
être fort agréable !... D’ailleurs, nous avions si souvent joué au papa et à la maman, qu’une fois grands, un
désir secret, quoique partagé, de jouer au docteur nous titillait.
Charlotte : Nos noms n’ont que très peu d’importance et moins nous en saurons les uns des autres, mieux
nous nous porterons !... Venez, vous réchauffer près de la cheminée !
Léon : Moi, je vous laisse ! Je te les confie, Charlotte, je retourne à la gendarmerie.
Charlotte : Léon était un brave type et un des fondateurs du maquis local. Il avait réussi à enrôler tous ces
collègues et fort de cette unanimité, il s’était présenté devant le commandant de la caserne, en lui
expliquant, de but en blanc, la situation. Quoiqu’un peu réticent au début de la conversation, ce dernier
avait fini par se rallier à ses arguments. Il fut donc décidé, pour protéger leur couverture militaire qu’ils
continueraient à patrouiller à la recherche des passeurs et autres résistants, mais que ces derniers seraient
informés des horaires des patrouilles.
Léon : Tu envoies le bonjour à Jules et tu lui dis de faire gaffe. Gustave l’a dans son collimateur.
Charlotte : La porte fermée, je retournai auprès de mes hôtes et découvris la jeune femme qui se cachait
sous le grand manteau.
Charlotte : Mais… Vous êtes enceinte !
Sarah : De huit mois et demi !... Mais vous aussi, à ce que je vois.
Charlotte : Huit mois tout court !
Elever ce futur enfant était devenu mon principal objectif de vie. Je désirais lui offrir l’éducation et le cocon
familial que je n’avais jamais connu. J’avais grandi comme du chiendent auprès d’un père berger, aussi
taiseux que sauvage, qui s’exprimait essentiellement par des borborygmes.
Je suppose qu’un quelconque émule de Freud affirmerait que c’est cette enfance sans repère familial qui
m’avait poussée à vouloir, très tôt, fonder un foyer…
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Je me mis donc rapidement en chasse pour trouver la perle rare, assez solide pour supporter l’hiver
pyrénéen et pas trop regardant sur le confort pour vivre dans les derniers contreforts de notre montagne.
Après pas mal d’atermoiements, je finis par trouver le géniteur idéal… Devant ma porte…
Jules avait dix ans de plus que moi. Il était berger depuis plus de 15 ans, arpentant la montagne 6 mois par
an. Œdipe avait sans doute frappé à ma porte, car ce garçon, d’une gentillesse manifeste, était le portrait
craché de mon père. Ils étaient amis de longue date et Jules passait souvent boire un gorgeon à la maison…
Ils s’installaient face à face, devant la table en chêne massif et se descendaient une bouteille ou deux, tout
en partageant une discussion de taiseux.
Père : Et ouhai !
Long silence
Jules : Ouhai !
Long silence
Père : Hilh de pute !
Long silence
Jules : Ouh ! Macarèla !
Charlotte : Et ces débats pouvaient durer des heures durant.
Sarah : la porte de la masure s’est soudain ouverte. Je ne pus retenir un cri de frayeur.
Charlotte : Ne craignez rien, c’est Jules, mon mari.
Sarah : David se précipita vers lui.
David : Bonsoir cher monsieur. Nous sommes… Il regarda Charlotte et se rappela de la consigne… Vos
nouveaux colis comme l’a dit le gros monsieur qui nous a conduits ici.
Charlotte : Jules le laissa parler. Il porta brièvement sa main à son béret, dans une économie totale de ses
gestes, pour saluer les nouveaux venus.
David : Je ne voudrais pas vous paraitre importun, mais quand pensez-vous pouvoir nous faire passer en
Espagne ?
Jules : C’est le bordel la haut ! Ça va encore tomber trois, quatre jours… Peut pas passer avant…
Sarah : Ses yeux se posèrent sur mon ventre.
Jules : Peut pas passer! Ça les tuerait tous les deux !
Flashback
Madame Mouchon (en pleurs) : Sarah !... Sarah !... Il est mort !... Il est mort !
Sarah : Qui ?... Qui est mort, Joséphine ?
Madame Mouchon : Pierre… Pierre est mort !... Ils l’ont tué !... Ils ont tué mon enfant !
Sarah : Le 12 octobre 1943, à 10h 27, Pierre Mouchon marchait tranquillement dans la rue Lauriston, quand
une jeune femme, avec une étoile jaune sur le cœur, jaillit, affolée, sortant du numéro 93. Sa course éperdue
croisa la route de mon bègue bien aimé. Deux hommes surgirent à leur tour de la bâtisse, arme au poing et
tirèrent en direction de ce qui semblait être une fugitive. N’écoutant que son courage, Pierre se plaça en
bouclier, coupant la trajectoire des balles. Il s’effondra, touché à quatre reprises, tandis que celle à qui il
venait de sauver la vie disparaissait dans une rue parallèle… Des témoins m’ont dit l’avoir entendu, au seuil
de la mort, réciter « le dormeur du val » de Rimbaud, sans la moindre hésitation… Sans doute avait-il trouvé
la paix en sauvant une vie, se rachetant par là même de son loupé avec son père… Cela n’enlevait rien à la
stupidité de ses dernières paroles... Si vous êtes sur le point de rencontrer le grand ordonnateur de la vie sur

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terre, il parait plus intelligent de réciter une prière l’encensant plutôt que les propos d’un alcoolique,
sodomite notoire.
A l’enterrement, le fils de nos voisins, David, fut d’un grand réconfort pour moi. Il me prit la main et ne la
lâcha plus…
Charlotte : Le mari sursauta à cette annonce.
David : Elle ne passera pas ! Mais comment allons-nous faire ? Où allons-nous dormir ? Votre maison est si…
Petite !
Charlotte : Dans la grange… Avec la chaleur des bêtes, il n’y fait jamais froid.
David : Dormir dans une grange ?... Avec des bêtes ?
Charlotte : Croyez-moi, ça reste plus confortable qu’une cellule !
David (se calmant) : Vous… Vous avez raison !... Excusez-moi ! Ce que je viens de faire est très malpoli !... Je
m’inquiète beaucoup pour ma femme…
Jules : J’dormirai avec toi ! Elle dormira ici.
Charlotte : On frappa avec insistance à la porte. Qui cela pouvait-il être à une heure aussi avancée ? Je fis
passer nos deux invités dans la grange par la porte de derrière.
Charlotte : Cachez-vous dans la paille et n’en bougez sous aucun prétexte !
Jules alla ouvrir. Gustave attendait sur le seuil, dans sa tenue de milicien, béret orné de la francisque sur la
tête.
Gustave : Bonsoir, Jules… Bonsoir Charlotte ! Vous avez été bien longs à m’ouvrir ! Je vous dérange peut-
être ?
Charlotte : Il entra et inspecta tranquillement la pièce, puis s’assit à notre table.
Gustave : Alors, Jules, comment t’en sors tu avec tes moutons ?... Toutes ces réquisitions ne te causent pas
trop de soucis ?
Charlotte : Jules sortit sa tabatière, une feuille de papier Job et roula sa cigarette en silence. Il l’alluma et,
machinalement, lissa le contour de son béret. Il leva les yeux vers Gustave et le fixa longuement.
Jules : mmm !
Charlotte : Gustave se servit, sans autre cérémonie, un verre de vin qu’il but par petites gorgées.
Gustave : On m’a dit qu’on te croisait souvent dans la montagne, que tu voyageais beaucoup… Tu devrais
faire très attention, Jules ! Il serait malheureux qu’une patrouille te confonde avec un de ces vilains passeurs
qui circulent d’ici jusqu’en Espagne… Tu sais ce que c’est, un peu de stress, un malentendu et pan ! Tu
deviens une victime collatérale.
Charlotte : Il se tourna vers moi et me sourit.
Gustave : Veuve et enceinte, quelle tristesse ! Ceci dit, ne t’inquiète pas pour elle, Jules ! Si un accident
venait à se produire, je veillerai sur elle et ton enfant.
Charlotte : Jules avait à nouveau lissé son béret, avec une vigueur qui laissait paraitre son agacement.
Gustave : Figure-toi que de bons citoyens nous ont prévenus que la résistance chercherait à faire passer la
frontière à un couple de juifs… Vous ne les auriez pas vus ?
Charlotte : Il laissa un long silence pour marquer notre mutisme, scrutant dans nos regards la moindre
défaillance, et reprit.
Gustave : Bien sûr que non ! Suis-je idiot ! Si c’était le cas, vous me le diriez !
Charlotte : Il avala la dernière gorgée de son verre, se leva et se dirigea vers la sortie. Il s’arrêta un instant.
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Gustave : Sais-tu, Jules, pourquoi je suis entré dans la milice ?
Jules : Parce que t’es un pauvre trou du cul !
Charlotte : Huit mots en une seule phrase ! Nous frôlions les records !
Gustave : Roux, Jules ! Un trou du cul roux !...
C’était ma principale souffrance et c’est ma douce mère qui me l’avait infligée, elle, si belle avec sa chevelure
de jais, en épousant un descendant de viking blond platine…Ils avaient, tous deux, scellé ma destinée en
échangeant leurs gènes, sans qu’aucun des deux ne prenne une position ferme sur la couleur du poil.
Résultat, j’étais né roux. Pas un roux tirant sur le blond, ni un roux léger qui vous fait une peau au pigment
nuancé et des reflets dans les cheveux. Non, j’étais un roux intégral et absolu. Il ne devait pas exister, dans le
monde, plus de trois ou quatre écureuils plus roux que moi et le pire, c’est que, eux devaient être adulés par
toutes les femelles qu’ils croisaient.
Les roux ont toujours été persécutés. Déjà au moyen âge, on brulait les femmes rousses sur des buchers, en
les accusant de sorcellerie… Je me suis toujours demandé si, à l’instant de rôtir, elles avaient droit à des
plaisanteries du genre : « Eloignez-vous du feu, parce que les roux pètent ! »
Pendant toutes mes années de scolarité, il n’est pas un jour où je ne fus victime de quolibets, de
bousculades, voire de passage à tabac…
L’espagnole : Hé, le francès ! Viens là qu’on te casse ta goule de rojo !
Gustave : Les frères Fernandez, immigrés espagnols, fraichement installés en France, étaient mes
tortionnaires les plus virulents, qui m’utilisaient comme subterfuge pour détourner les mauvais esprits de
leur personne. Leur lâcheté, leurs insultes et leurs coups répétés façonnèrent, jour après jour, patiemment,
minutieusement, ma haine de l’étranger et, par association, de la paella… …
Je décidai, contraint et forcé, d’attendre mon tour, d’attendre le moment où c’est moi qui mènerais la
danse… Et pour être sûr de ne pas oublier, je pris l’habitude de déposer un sou par jour de brimades, dans
un cochon en terre cuite. A la fin de ma scolarité, je ne possédais pas moins de 20 tirelires pleines à craquer.
Durant cette période sombre de ma vie, mon seul rayon de soleil me parvint du regard compatissant d’une
fille au visage angélique et au sourire ravageur… Charlotte Soucaze.
Gustave : Je suis entré dans la milice pour savourer de tels instants, pour me repaitre de la haine totalement
impuissante de mes cibles… et peut être bien aussi dans un désir de revanche…
Charlotte : Il sortit et l’air nous parut soudain plus pur.
Flashback
Joséphine : Vous voyez, Germaine, ce qui me fait le plus mal, c’est que la petite s’est remise en couple de
suite, comme si mon pauvre Pierre n’était qu’une passade et le pire, c’est qu’elle est déjà enceinte !
Sarah : Cela faisait plusieurs mois que Joséphine ressassait, sans répit, ces constatations dans sa tête. Elle
s’était sentie obligée de les exprimer, de les extérioriser, dans l’espoir de libérer son esprit et d’apaiser ses
tourments.
Germaine : Et ça vous surprend ? Ma pauvre Germaine, que vous êtes naïve !... Vous pensiez vraiment
qu’une petite juive de bonne famille accepterait d’épouser votre fils ?
Joséphine : Ils étaient très liés…
Germaine : Elle s’amusait avec lui, mais elle ne l’aurait jamais épousé. Ces gens-là grandissent dans la culture
de l’argent. C’est plus fort qu’eux. Ils ont ça dans le sang... C’est terrible à dire, mais la mort de votre
malheureux Pierre a bien dû l’arranger. Ça lui a évité des complications… Si ça se trouve, elle fréquentait

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déjà l’autre en parallèle. Quelque part, il vaut peut-être mieux qu’il soit mort sans avoir eu à subir cette
souffrance.
Joséphine : Mais ces personnes sont mes amis !
Germaine : les juifs ne se lient qu’avec les juifs. Leurs actions ne sont régies que par l’intérêt… Ils vous
sourient parce qu’ils ont besoin de vous, voilà tout. Faites un faux pas et vous verrez leur vraie nature. Ce
sont des êtres vils, sans âme, et à l’esprit aussi crochu que leur nez. Pourquoi pensez-vous qu’on les
persécute depuis deux millénaires ? Croyez-vous que des hommes aussi pragmatiques que les allemands
déploieraient autant de moyens pour s’en débarrasser sans avoir de raisons valables… Vous savez, j’ai
longtemps réfléchi et j’en suis venu à la conclusion que si notre seigneur les a laissés tuer son fils, c’est pour
que le monde découvre enfin leur vraie nature.
Sarah : Elle était partie sur cette phrase aussi définitive qu’absurde, omettant au passage que Jésus était lui-
même juif… D’ailleurs si elle avait vécu à l’époque, elle aurait sans doute fourni la boite à outils contenant le
marteau et les clous.
Six mois plutôt, Joséphine l’aurait jetée, manu militari, de sa loge, sans la laisser finir de vomir ces propos
antisémites primaires… Mais Sarah avait, à présent, une alliance à l’annulaire gauche et ce n’était pas Pierre
qui avait l’autre. Mais Sarah avait à présent le ventre bien arrondi, et cet enfant ne s’appellerait pas
Mouchon… la haine de Germaine n’avait laissé qu’un minuscule doute en elle, pas plus gros qu’une graine de
poivrier. Mais le contexte était favorable à sa germination et lentement, jour après jour, le doute s’était
métamorphosé en colère et la colère en certitude : Il fallait qu’elle paye !
Joséphine vécut encore bien des années sans jamais regretter son geste dénonciateur. Il en eut été tout
autrement si elle avait appris que mon ventre avait été fécondé, un soir de bal, dans l’euphorie de la fête,
par son bègue de fils…
Sarah : Où sont vos parents, Charlotte ?
Charlotte : Je me redressai légèrement dans le lit.
Charlotte : Ma mère est morte à ma naissance et mon père l’an dernier, en tentant de sauver une brebis,
dans la montagne…
C’était la troisième nuit que nous passions ensemble et Sarah profitait chaque soir de cet instant privilégié,
où nous nous retrouvions toutes les deux, pour tenter de mieux me connaitre, car en vérité tout opposait
nos deux univers.
Sarah : Pourquoi êtes-vous entrée dans la résistance ?
Charlotte : La question n’est pas pourquoi mais comment… Mon père était déjà un passeur. A sa mort, Léon
est naturellement venu solliciter celui qui connaissait le mieux la montagne après mon paternel…
Léon : Jules, tu n’es pas obligé d’accepter. Mais si tu dis oui, tu nous seras d’une grande utilité et tu sauveras
la vie à bien des hommes.
Charlotte : Jules était resté silencieux… Quelle surprise !... Il s’était roulé sa sempiternelle cigarette, l’avait
allumé, puis avait lissé son béret…
Jules : Faut demander à la petite !... il avait tiré deux bouffées de plus… Si elle est d’accord, on le fait !
Charlotte : Par ici, on ne se demande pas pourquoi on fait les choses… On se demande juste si on peut les
faire.

Le lendemain, Jules partit avant l’aube, pour faire un repérage du trajet et s’assurer qu’il soit suffisamment
accessible pour une femme enceinte.
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Jules : Dormirai là-haut ! Reviendrai demain.
Sarah : Charlotte passa sa journée à accomplir toutes les tâches inhérentes à son rôle d’hôte, auxquelles
s’étaient ajoutées celles de berger que remplissait habituellement son époux. J’admirais son courage, sa
détermination et son abnégation. Vu notre état physique proche, je n’aurais jamais pu faire la moitié de ce
qu’elle réalisait… Je me sentais trop lourde, trop empruntée avec ce ventre de Père Noël.
Mon après-midi fut perturbé par deux ou trois contractions isolées, sans conséquence. C’est pendant le
diner que tout s’accéléra.
Charlotte : Où pensez-vous aller une fois passés en Espagne ?
Sarah : Nous espérions…
Je me tus instantanément, le souffle coupé par une contraction d’une rare violence, qui me fit tordre de
douleur.
Charlotte : ça va ?
Sarah : Oui… C’est passé, c’était juste… Je suis en train de perdre les eaux !
Cette phrase paralysa David sur place. Son visage prit un teint livide et il se mit à rechercher désespérément
l’oxygène, suffoquant littéralement sur sa chaise. Charlotte entra en action.
Charlotte : Aidez-moi à l’amener jusqu’au lit !
Sarah : L’autre ne réagit pas plus qu’un homard jeté vivant dans un court bouillon. Charlotte haussa les yeux
au ciel.
Charlotte : Bon… Et bien allez-vous allonger ! Allez Sarah, on y va ensemble !
Sarah : Commencèrent, alors, onze heures de vagues de contractions, ponctuées de périodes de pause,
malheureusement de plus en plus courtes. Durant cette nuit, je maudis cent fois le sexe trépignant de
vitalité de mon bègue que j’avais pourtant encouragé et guidé tant il était maladroit. Je concentrais ma
colère sur ce sale gosse qui mettait un malin plaisir à retarder sa sortie de mon utérus, comme pour me faire
payer, par anticipation, toutes les brimades que je ne manquerai pas de lui faire subir au nom de l’éducation
et de la morale. Je n’avais plus qu’une seule envie, qu’un seul objectif, l’expulser le plus loin possible de mon
ventre, l’envoyer, tel un homme canon, visiter les hauteurs environnantes, quitte à perdre, sous la puissance
du tir, deux ou trois mètres de boyau. Mon amour maternel s’était métamorphosé en fantasme
psychopathe…
Charlotte se démenait comme elle le pouvait, m’accompagnant dans cette épreuve avec cette générosité qui
était l’essence même de sa personne. Elle passa la nuit à mes côtés, tandis que mes cris de douleur
s’entrecoupaient régulièrement des ronflements de mon doux et tendre époux dans la pièce à coté…
Le jour commençait à poindre quand Charlotte déposa ma petite fille à mes côtés dans le lit.
Charlotte : Félicitation, Sarah, elle est magnifique !
Sarah : Les contractions m’avaient enfermée dans une bulle égocentrique, dont j’émergeai à peine pour
observer ma sage-femme improvisée.
Sarah : Vous allez bien, Charlotte ? Vous êtes toute pale !
Charlotte : C’est sans doute la fatigue ! Je suis debout depuis vingt-quatre heures !... Je vais m’allonger un
peu dans la grange. Je réveille votre grand courageux et je vous l’envoie.
Sarah : David passa bientôt la tête à la porte avec l’air chafouin d’un ours brun réveillé en pleine hibernation.
Il s’approcha du lit, regarda sa fille, du moins celle qu’il allait reconnaitre, eut un petit haussement d’épaule.

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David : Bien ! Voilà une bonne chose de faite !
Sarah : Il s’apprêtait à retourner se coucher quand les cris débutèrent, provenant de la grange.
Sarah : Charlotte !... Le bébé !... Vite, David, vas voir ce qui se passe !
David se figea à nouveau.
David : je ne peux pas !... S’il y a du sang, je ne le supporterai pas !

Charlotte : Quand Jules rentra dans l’après-midi, c’est David qui lui raconta, avec sa maladresse habituelle,
les évènements des Dix-huit dernières heures.
Jules me rejoint dans la grange. J’étais allongée, berçant ma petite fille, la serrant contre mon cœur.
Charlotte : Elle dort. Regarde comme elle est belle et paisible… Je t’attendais pour choisir un prénom.
Jules retira son béret et s’approcha de la couche. Il déposa un baiser tendre sur mon front. Une tendresse
inhabituelle chez lui. Une tendresse qu’il ne m’avait jamais montrée. Il se pencha ensuite sur le bébé et
caressa doucement son visage. Puis, pour la première fois de notre histoire commune, il me parla.
Jules : Charlotte… Elle est morte !... Ton bébé n’a pas survécu à l’accouchement… Tu dois l’accepter !... Tu
dois lui faire tes adieux… Tu dois me laisser l’emporter.
Charlotte : Je sentis une profonde douleur envahir ma poitrine. Mon cœur venait de se briser. Mes rêves
d’un avenir familial et joyeux s’effondraient, plongeant mon âme dans l’obscurité. Les images de la matinée
resurgissaient à présent dans ma mémoire… Toute cette douleur… Toute cette détresse… Tous ces efforts
vains… Et le refus de l’inéluctable… Sarah avait tenté de m’aider, mais l’enfant était morte née, étranglée par
le cordon ombilical…
Je serrai une dernière fois ma poupée d’amour contre moi et je lui tendis. Il l’a pris délicatement dans ses
bras musclés et l'emporta à tout jamais.

Gustave : On ne peut pas dire que je chômais ! La proximité de la frontière créait dans le périmètre qui nous
était imparti une activité incessante. La résistance était très active et répartissait les passages en alternant
les passeurs, de sorte qu’il nous fallait redoubler d’attention et de réflexion pour réguler, la plupart du
temps au revolver, les flux migratoires illégaux…
Aussi incompréhensible que cela puisse paraitre, ce job était ce qui m’était arrivé de mieux dans la vie.
J’avais trouvé ma vocation… Faire régner l’ordre établi par Vichy, sans se soucier de la manière et de
l’éthique… Je peux le dire ouvertement, je baignais dans une forme de bonheur qui allait se révéler de
courte durée.
Charlotte: Bonjour Gustave!
Gustave: Charlotte!... Charlotte venait d’entrer dans mon bureau, sans y être projetée par une main ferme,
sans qu’aucune menace, qu’aucun chantage ne lui ait été proférés… C’était comme ça que démarrer, depuis
des années, mes rêves érotiques… Avant de déraper dans le scabreux…
Je l’accueillis avec un grand sourire, un sourire sincère… Un des tous premiers sourires sincères de mon
existence. Elle s’assit face à moi et me fixa d’un regard vide et désabusé…

Sarah : Gabrielle n’avait pas cessé d’hurler depuis deux jours, depuis sa naissance. Nous avions tout tenté
pour la calmer, mais rien n’y faisait. Deux jours et surtout deux nuits sans dormir ou presque, cloisonnés
dans cet espace réduit, sans pouvoir en sortir plus de quelques minutes, à cause de la température
extérieure…
Charlotte : Chaque son qui sortait de la bouche de cet enfant ranimait en moi, le cauchemar de cette
matinée. Ses hurlements raisonnaient dans mon crane, réveillant la douleur de ces 5 fausses couches, de ces
9
semaines de stress à guetter la moindre réaction de mon corps, de l’espoir joyeux qui était enfin apparu
après le septième mois et de ce final sous la forme d’un pétard mouillé, éteint par des larmes de sang…
Sarah : Je me sentais une mère indigne. Si dès le premier instant, j’étais incapable de faire taire les chagrins
et les colères de mon enfant, comment pourrai-je assumer mon rôle dans les vingt prochaines années. A ma
frustration s’ajoutait une gêne certaine vis-à-vis de Charlotte, qui n’avait sans doute pas besoin de ça… Je
n’en pouvais plus. Il fallait que je dorme pour me recentrer et retrouver de l’énergie… Sans autre cérémonie
je collai la petite dans les bras de son père, qui jusque-là avait fait montre de ne pas être concerné par mes
soucis.
Sarah : Garde la une heure ou deux, je vais me coucher.
Charlotte : Sarah disparut dans la grange et David resta planté, complètement affolé par cette tâche qu’il
n’était mentalement pas prêt à assumer. Je ne sais d’ailleurs toujours pas quelle tache cet homme était
capable d’assumer.
Il avançait, reculait, tournait à droite, à gauche, à la limite du tango, cherchant une solution illusoire à son
problème. Ces langes auraient contenu une bombe à retardement qu’il n’aurait pas été plus angoissé…
Complètement perdu, il finit par me confier le paquet indésirable, sans avoir un seul instant réfléchi à la
portée de son acte…
Je restais prostrée au centre de la pièce, les bras chargés du symbole même de tous mes tourments… Je
posai mon regard sur cet ange de la désolation et je reçus enfin le message de colère qu’elle s’échinait à
hurler depuis deux jours et qui m’était destiné.
Bébé : Tu ne vois donc pas que tout ça est de leur faute. Tu t’es échiné pour elle ! Pour que son enfant
naisse, tu as sacrifié le tien. Ils te sont redevables d’une vie ! Ils te sont redevables d’un enfant !
A peine eut elle fini de prononcer ces paroles que ses cris cessèrent, pour la première fois…

Gustave : Tu as accouché !... Alors, c’est quoi ? Un berger bourru ou une charmante petite fille ?
Charlotte : Une fille !
Gustave : Je suis content pour toi !
Et le pire, c’est que c’était vrai ! J’en étais moi-même surpris, mais Charlotte était la seule personne à qui je
ne souhaitais que du bonheur… Mais l’heure n’était pas aux discussions de bonnes femmes. Son regard était
grave, ses traits tirés. Ça sentait à plein nez la résolution qui envoie tout balader, le « chérie, je te quitte ! Je
pars vivre au pôle nord avec 6 chiens de traineau et 1 kg de bœuf séché » ou le « je démissionne de mon
poste de directeur général pour aller garder des chèvres en Ardèche » …
Charlotte : Je viens passer un marché avec toi !... Je te livre le couple de juifs que tu recherches, si tu me
promets de les prendre vivants et de ne pas inquiéter Jules.
Gustave : Je te promets que je ne ferai de mal à aucun des trois !
Elle eut une seconde d’hésitation.
Charlotte : Tu les trouveras chez moi. Je veillerai à ce que Jules ne soit pas armé. Laisse-moi une demi-heure
d’avance.
Gustave : Elle sortit. Je fermai les yeux pour conserver, encore quelques secondes l’image de notre entrevue
intime…
Gustave : Jacques, fonce à la gendarmerie et arrange-toi pour leur faire comprendre qu’on va chez Jules
arrêter les yupins… Les autres, avec moi !

Sarah : Quand Charlotte revint, elle paraissait anxieuse et préoccupée.


Sarah : ça va Charlotte ?... Je n’ai pas vraiment eu l’occasion de vous remercier pour ce que vous avez fait
pour moi… Je n’arrive pas à m’ôter de la tête que votre fille est morte à cause de moi. Je ne sais si je pourrai
un jour vous rendre ce que je vous ai pris…
10
Charlotte : Quelques larmes glissèrent le long de ses joues. Elle m’adressa un sourire timide et me prit les
mains… Nous fûmes interrompues par plusieurs coups rapides, assénés sur la porte.
Léon : Jules ! Charlotte, vite, ouvrez !... C’est moi, Léon !
Charlotte : Jules ouvrit prestement la porte. Léon paraissait avoir couru. Il parla vite et d’une voix essoufflée.
Léon : Jules, il faut qu’ils partent de suite ! Quelqu’un vous a dénoncés… La milice sera là d’un instant.
Jules : La gosse tiendra pas le coup.
Sarah : Je ne partirai pas sans ma fille !
Charlotte : Il le faut ! Si la milice vous trouve, ils vous embarqueront tous les trois et votre fille mourra avec
vous… Laissez la moi ! Partez en Espagne ! Je dirai que c’est mon enfant. Nous vous la ferons passer aux
beaux jours !
Jules m’adressa un regard empli de tristesse et de déception. Pas besoin de parole. Il avait compris.
Léon : Je t’accompagne. Madame aura besoin de soutien.
Charlotte : Sarah accepta, non sans mal et sans souffrance de me confier Gabrielle… Ils s’habillèrent
rapidement en conséquence et sortirent... Je les observai quelques instants, par la fenêtre, jusqu’à ce qu’ils
disparaissent de ma vue… La milice ne tarderait plus et ils ne trouveraient, dans la maison, qu’une mère et sa
fille. C’était finalement le scénario idéal.
Gustave : Mon plan avait marché à la perfection. Je savais que ce brave Léon ne manquerait pas de vouloir
jouer les bons samaritains et j’allai faire d’une pierre quatre coups, espérant en mon fond intérieur que
Charlotte n’ait pas la mauvaise idée de les suivre… encercler la maison aurait été trop risqué. Il était
largement préférable de leur tendre une embuscade à flanc de montagne…
Nous n’attendîmes pas plus de 10 minutes avant d’apercevoir la petite colonne qui se dirigeait droit sur
nous.
Gustave : Attendez encore un peu… Attendez !... Attendez !... Feu à volonté !
Je ne sortis pas mon arme… J’avais promis de ne pas leur faire de mal… Mais cela ne concernait que moi.
Charlotte tient Gabrielle dans ses bras, chantant une comptine.
Noir

La lumière se fait de nouveau sur les trois femmes debout dans la manif, silencieuses. Puis la lumière se focalise sur
Charlize et s’éteint progressivement.
Le père : Les Zoulous !... Les Zoulous !... Le peuple Zoulous !... Où est-elle allée pêcher cette ânerie ?…
La mère : C’est pour son métier… Elle est ethnologue maintenant…
Le père : Et alors ?... Elle ne pouvait pas être ethnologue en France ! Si elle désirait de l’exotisme, elle n’avait
qu’à aller observer les bretons, les basques ou même les corses… Elle aurait côtoyé de l’arriéré mais en
gardant son confort…
Charlize : Je ne sais ce qui bousculait le plus l’entendement de mon géniteur dans sa logique casanière et
haute en principes surannés… Était ce que sa fifille lui échappe avant qu’il n’ait pu l’accoupler à un male
docile, poli et de bonne famille. Un de ces surhommes en costume cravate, à la coiffure infroissable, au
sourire scotché sur la face par une assurance indéboulonnable, qui ne boivent que du scotch 20 ans d’âge et
qui pète du Yves St Laurent… Bref, le gendre idéal, qui rentre à la maison pour poser les pieds sous la table
pendant que bobonne s’occupe de la portée de 8 chiards que l’appétit sexuel démesuré de monsieur a
malencontreusement induite.
Ou craignait-il que la chair de sa chair, élevée sous la mère, ne s’accouple involontairement à un de ces
sauvages qui peuplaient ces contrées lointaines et ne lui ramène une progéniture à la couleur incertaine…
Pour mon père, les contrées lointaines et sauvages démarraient dès la frontière espagnole.
11
Les Zoulous !... Les Zoulous n’avaient pas pour moi plus d’intérêt qu’un discours de Fidel Castro pour la fête
nationale cubaine ou que mes études d’ethnologue. Mais cumuler les deux, études et Zoulous, comportait
deux avantages majeurs : mettre 9000 kilomètres entre moi et l’éternelle routine aux préceptes rigides et
bourgeois de mon papa chéri, en rejoignant l’Afrique du sud, pays où, et c’était là le deuxième avantage, je
pouvais bénéficier d’un pied à terre chez ma tante Suzanne. C’est ce qui m’avait motivé durant de longs mois
à préparer mon futur travail sur le terrain.
Tante Suzanne : Charlize, pourquoi as-tu choisi l’Afrique du Sud ?
Charlize : J’aurais pu répondre : « comme toi, Tatie, pour échapper à la famille des culs serrés ! », mais mon
égo m’intimait d’étaler toutes mes études pour tenter d’impressionner ma bonne tante Suzanne…
Impressionner Tante Suzanne ! Mon égo avait vraiment besoin d’une mise au point du genre de la claque
dans la gueule que l’on envoie au petit roquet, blouson noir, col pelle à tarte et coiffure gominée, qui vient
vous chercher des noises dans un baloche de province, alors que l’animal, sur la pointe des pieds atteint
difficilement votre ceinture… Impressionner Tante Suzanne !... Suzanne Giraldi, sœur de ma douce et tendre
maman, avait baroudé pendant plus de dix ans à travers le monde, en tant que grand reporter, couvrant les
conflits les plus sanglants, avant d’accepter un poste de correspondante de presse ici même, en Afrique du
sud… Elle y avait trouvé l’amour en la personne d’un grand gaillard, à la blondeur et au physique d’arien, un
de ces descendant d’Hollandais au regard si bleu, si profond, qu’il aurait pu vous vendre une tonne de gouda
d’un simple clignement de paupière… Et cette femme admirable, qui avait cent fois risqué sa vie pour
dénoncer la moindre atteinte aux droits de l’homme, avait tout lâché, du jour au lendemain, pour vivre dans
une demeure bourgeoise de Johannesburg et devenir la maitresse de maison modèle, au service d’un raciste
notoire, descendant des colons boers, exploiteurs attitrés de tout ce qui avait une peau basanée et un autre
langage que l’Afrikaans…
Tante Suzanne m’a laissée déballer toute ma science sur le peuple Zoulou, directement tirée d’encyclopédies
et des cerveaux de vieux professeurs à la date de péremption passée depuis bien longtemps… C’est drôle !
On jette les yaourts périmés, mais on écoute avec beaucoup de déférence des sages à la sénilité trop
avancée… Elle a laissé un long silence, puis m’a souri avec dans les yeux un soupçon de compassion et
d’incrédulité.
Tante Suzanne : Charlize, qu’est-ce que tu connais de la situation en Afrique du sud ?
Charlize : Je sais… Je sais que l’Afrique du Sud est un pays riche grâce aux mines de diamants et que les
blancs y appliquent l’apartheid qui crée une distinction inégalitaire entre les blancs et les noirs…
Tante Suzanne : Une distinction inégalitaire !... C’est mignon comme définition !... Albert Lutuli, Oliver
Tambo, Walter Sisulu, Nelson Mandela, Steve Biko, ça te dit quelque chose ?
Charlize : Heu… ben… Heu… Non !
Elle a laissé un long silence, m’observant d’un œil curieux, comme on observe une araignée à trois pattes en
s’interrogeant ; « ça existe vraiment ou c’est le cousin Simon qui a encore joué avec les ciseaux ? ». Gênée et
mal à l’aise, je rompis le silence, faute de ne pouvoir aller me cacher cahin-caha sur mes trois pattes, dans
une fissure de mur.
Charlize : Tu penses pouvoir me présenter des zoulous ?
Elle reprit son observation silencieuse, me bâillonnant littéralement sur ma chaise du regard. Cette fois,
c’était certain, mes trois dernières pattes étaient tombées… A moins que le cousin Simon…
Tante Suzanne : Viens avec moi !
Charlize : Elle me conduisit sur le balcon de la demeure. La nuit était dense et le ciel totalement dégagé.
Tante Suzanne : Lève les yeux et dis-moi ce que tu vois.
Charlize : C’est… C’est magnifique !... Toutes ces étoiles !

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Tante Suzanne : Et bien tu vois, l’Afrique du sud, c’est ça ! Un ciel noir avec des étoiles. Le noir est
majoritaire mais on ne voit que les étoiles… Je ne vais pas te présenter un Zoulou ! Je vais faire mieux. Je vais
te conduire dans leur espace de vie, quelque part entre les étoiles.
Charlize : La journée suivante fut entièrement consacrée à la visite de Johannesburg, Joburg comme
l’appelaient les locaux… Une ville très blanche, très propre… Trop propre… Presque triste.
Charlize : Tout ici semble très épuré… Ce qui est surprenant, c’est qu’on ne voit que très peu de noirs.
Tante Suzanne : le centre leur est strictement interdit. Pour le reste ils ne peuvent circuler que s’ils ont leur
pass, une sorte de passeport dédié à la race noire, et s’ils ont un contrat de travail en bonne et due forme…
Cela s’appelle le Group Area Act : chaque couleur de peau a sa zone de résidence… Les blancs dans la belle
ville et les noirs dans les bidons villes… Pour notre gouvernement, les noirs sont une race inférieure et ils
sont traités en tant que tels : Les métiers les plus dégradant, des salaires de misère et des droits limités… Tu
l’as dit « tout ici est épuré », l’épuration est le way of life des Afrikaners.
Elle avait prononcé ces paroles avec une morgue certaine et je m’interrogeai sur son attitude… Était-elle
résignée ou ne voulait-elle pas se dévoiler devant une petite grue qui n’avait jamais rien vu…
De cet instant, j’observais différemment cette bourgade qui puait à plein nez le colonialisme. Les rares noirs
que nous croisions étaient éboueurs, jardiniers et autres terrassiers. L’autre point choquant, pour une
parisienne, était l’imposante présence de forces de police et de véhicules militaires…
Franz : Bota est un con ! Il va tous nous faire tuer juste pour imposer l’afrikaans dans les écoles noires…
Comme si on ne pouvait pas leur foutre un peu la paix.
Pieter m’a regardé avec mépris.
Pieter : Si t’es pas content, quitte la police et rejoins l’ANC.
Franz : Mais non ! C’est juste que j’en ai marre de faire des heures sup. Cette loi sonne comme une
provocation pour les écoliers noirs. Si Soweto continue à bouger comme ça, ça va finir par péter. Cette
histoire va se terminer dans le sang.
Pieter : Un conseil d’ami à ami, Franz, arrête de réfléchir ! Contente-toi d’obéir ! Moi, Je considère que j’ai
un métier, une famille, un niveau de vie pas trop moche et j’y tiens. Alors si on me dit de casser du noir, je
casse du noir et je la ferme. Fais-en autant !
Franz : C’est ça le problème, Pieter ! Les régimes totalitaires sont dirigés par quelques centaines d’intégristes
avides de pouvoirs qui ordonnent à des millions de têtes baissées, qui ferment les yeux pour de bonnes
raisons… Parce qu’ils ont une famille et un boulot, ils acceptent le sacrifice de milliers d’autres vies ; Pire, ils
en tirent bénéfice en faisant la moue pour ne pas culpabiliser…
Pieter : Toi… Tu m’inquiètes !... Ça fait combien de temps que kymi ne t’a pas fait une bonne pipe bien
baveuse ?
Franz (éclatant de rire) : Que t’es con !... Je ne m’en rappelle même plus !... C’est tendu en ce moment entre
nous… Elle veut qu’on prenne une bonne noire et moi je ne veux pas.
Pieter : Trouve-toi plutôt une jolie petite blanche au pair ! Comme ça, tu pourras te soulager, sans trahir
l’immorality act quand madame te fait la politique du cul tourné.
Franz : Pieter, tu as vraiment un langage de charretier.
Pieter : c’est ce que me disent les filles que je bascule dans mon lit… Et elles rajoutent toujours : « Oui !!!!
Dis-moi encore des cochonneries ! », et elles…
Franz : Pieter s’était arrêté net, stupéfait parce qu’il venait d’apercevoir.
Pieter : Non mais je rêve ! Il ne manque pas de culot celui-là !

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Franz : Un jeune noir d’une vingtaine d’année venait d’apparaitre de l’autre côté de la rue, rasant les murs
comme une souris dans un séjour blanc immaculé. Mais les chats l’avaient repéré…
Pieter : Qu’est-ce que tu fous là, négro ?...
Franz : Il tenait le jeune fou en joug, le canon de son M16 à quelques centimètres du crâne...
Pieter : Montre-nous ton pass et ton contrat de travail ! Grouille !
Franz : Recroquevillé sur lui-même, le noir marmonnait des paroles à peine audibles. Pieter perdait déjà
patience.
Pieter : Qu’est-ce que tu racontes ? Tu nous insultes ?
Franz : Il prie !
Franz : Je m’agenouillai à côté de lui.
Franz : Qu’est-ce que tu fiches ici ? Tu ne sais pas que c’est interdit ?
Jeune noir (parlant pour lui-même): Kafele, je t’interdis d’aller chez les blancs ! Mama va pas être contente !
Elle va punir !... Kafele, c’est pas bien !
Franz : Il n’a pas toute sa tête. Si tu veux mon avis, c’est un simple d’esprit !
Pieter : Tu parles ! Ces macaques te jouent du Shakespeare et dès que t’as le dos tourné, ils te plantent avec
leur sagaie !... Ça marche pas avec moi, Négro ! Allez lève-toi !
Franz : Il l’empoigna le malheureux par le col et le redressa violemment pour le plaquer dos contre le mur. Le
jeune poussa un cri de terreur.
Jeune noir : Non !!! Pas taper ! Pas taper Kafele ! Pas taper Kafele…
Franz : Tandis qu’il plaçait ses bras devant son visage, une tache apparut sur son pantalon, partant de son
entrejambe pour s’élargir jusqu’à former une flaque à ses pieds.
Pieter : Putain de sous merde, il me pisse sur les pieds !
Franz : Il lui assena un violent coup de crosse dans les cotes qui le fit se tordre de douleur, le souffle coupé…
Pieter avait déjà relevé ses bras, tenant son arme au-dessus de sa tête, prêt à récidiver. Je me précipitai sur
lui et l’enserrer pour le bloquer.
Franz : ça suffit, salopard ! Tu vas le tuer !
Franz : D’un geste quasi instinctif, Pieter me repoussa violemment, m’envoyant au sol. Emporté par sa
fureur, il se tourna vers moi, arma son M16 et me mit en joug.
Pieter : Ne refais jamais ça !
Franz : Je t’ai évité des problèmes, pauvre con !
Pieter : Mon cul ! T’as juste voulu jouer les bons samaritains pour cette bouse…
Franz : Il saisit le noir, le releva et le poussa vers la voiture.
Pieter : Si mes manières te déplaisent, achète-toi un pot de peinture noire et inscris-toi à l’ANC !
Mbuyisa : Ils lui ont pété trois cotes ! Tu le crois ça, Hector ! A Kafele ! Putain !... À Kafele !... Mes parents
ont eu le plus grand mal du monde à le faire sortir de prison. Le blanc, il disait que Kafele avait commencé.
Qu’il l’avait agressé… Putain Hector ! Putain !... Kafele faire du mal à quelqu’un ! Il a, à peine, assez de
cervelle pour marcher droit, le frangin !
Malgré mon emportement passionné, Hector ne sourcillait même pas. Du haut de ces treize ans… Enfin, je
dis du haut, mais il était plutôt petit pour son âge… Du haut de ses treize ans, il observait toujours le monde
avec philosophie et réflexion. C’est en ça, que nous étions complémentaires. Moi, j’avais la taille, les poings

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pour nous protéger et lui, il avait le cerveau pour me protéger de ma taille et de mes poings. Nous étions
dans la même classe… Malgré mes dix-huit ans… Après un silence conséquent, Hector parla enfin.
Hector : Kafele s’en remettra… il finira par oublier, mais dorénavant il se méfiera… C’est plutôt positif !
Mbuyisa : Dans quelques années, Hector, je serai un des dirigeants de l’ANC et je leur ferai payer. Je les
massacrerai tous !
Hector : Mbuyisa, il ne faut pas parler comme ça ! On n’est pas comme eux ! On n’est pas des sauvages !
Mbuyisa : Œil pour œil, dent pour dent ! C’est écrit dans la bible !... C’est mon paternel qui le dit.
Hector : La bible, c’est le dieu des blancs !... La plus belle leçon que l’on peut opposer à la barbarie, c’est la
justice !
Mbuyisa : Comment tu fais pour dire des trucs aussi intelligents ?
Hector : Je lis !
Mbuyisa : Moi aussi, je lis… Enfin, je regarde des bouquins… Regarde celui que j’ai piqué à mon father.
Hector : Mais… Elles sont toutes nues !
Mbuyisa : Tu vois, moi aussi, j’ai des lectures intéressantes… Allez, viens ! On va aller canarder des bagnoles
!
Hector : Non ! Je n’aime pas ça ! Et puis, c’est dangereux !
Mbuyisa : Ce que tu peux être rabat joie par moment !... Bon, on se voit tout à l’heure !

Charlize : Tante Suzanne avait tenu sa promesse. Nous entrions dans Soweto, par une route plus que
délabrée, qui tranchait avec les artères au macadam parfait de Joburg. Entrer à Soweto aurait été suicidaire
pour deux blanches isolées. Ma tante avait fait appel à un de ces contacts dans le ghetto… Juste avant
d’entrer dans le township qui comptait plus d’un million d’âmes de couleur, nous avions embarqué avec
nous, Naledy Mobodzy… En apercevant Naledy, j’avais de suite eu une pensée pour Simon, mon meilleur
copain… A la vue de Naledy, Simon serait devenu fou.
Simon : Hououou ! Le pétard de folie ! Maman !... Merci mon dieu ! Yayayaya !
Charlize : Et il se serait lancé dans une danse endiablée de l’amour en chantant : « Tout ça, c’est tout bon !
Tout ça c’est pour Simon ! » …
En France, Naledy aurait pu faire mannequin… Un corps de rêve à faire hurler n’importe quelle fille essayant
vainement d’enfiler un jeans trop étroit ou de rembourrer son soutien-gorge… Un visage d’ange tout droit
sorti d’une fresque d’un peintre italien de la renaissance… J’avoue avoir ressenti un certain émoi au sein de
mon entrejambe quand elle s’est tournée vers moi et m’a observée quelques instants, me détaillant comme
un animal inconnu…
Naledy : C’est vous, l’ethnologue en herbe ?
Charlize : Je vous remercie beaucoup de nous apporter votre soutien !
Naledy : Vous savez, les noirs aiment beaucoup recevoir la visite des blancs. Je ne serai pas surprise qu’ils
vous aient préparé une fête pour saluer votre arrivée…
Charlize : Ah bon ?
Naledy : Nous, les noirs, nous faisons tout le temps la fête et nous dansons beaucoup, en nous nourrissant
de noix de coco et de bananes. C’est pour cela que nous chantons… A cause des peaux de banane !... Pour
éviter de glisser ! (Elle chante) Fais attention y a une peau de banane à ta droite, fais attention y en a aussi
une à ta gauche… J’espère que vous avez prévu de la verroterie pour leur faire un présent.
Charlize : Tante Suzanne avait éclaté de rire.
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Tante Suzanne : Arrête de la chambrer ! La petite a un bon fond… Elle a vécu en dehors de la réalité du
monde, c’est tout.
Charlize : La réalité était pourtant en train de me rattraper. Nous traversions des rues qui puaient la
désolation et la misère. J’avais vu le Joburg-ying et j’apercevais maintenant le Soweto-yiang… Je saisissais
enfin l’appellation ghetto… c’était Varsovie ! Les juifs étaient africains. Ils portaient leur étoile jaune à même
la peau…
Des groupes d’enfants en guenille surgissaient, à intervalles réguliers, curieux et surpris de voir passer une
voiture en bon état et conduite par une blanche.
Tante Suzanne : Jusqu’ici tout va bien !
Charlize : Elle avait à peine terminé sa phrase qu’une rafale de cailloux était venue heurter violemment le
pare-brise, le constellant d’éclats. Instantanément, Suzanne avait freiné et Naledy s’était extirpée du
véhicule.
Naledy : Arrêtez ça immédiatement ! Ces personnes sont mes invitées !
Charlize : Une pierre vint encore toucher le capot.
Naledy : Kafele, ça suffit !... Mbuyisa, pas la peine de te cacher, je t’ai vu. Ramène ton frère chez vous avant
qu’il ne se fasse prendre par une patrouille… Ils ne sont pas méchants… Juste désespérés.
Charlize : Nous arrivâmes à notre destination. Une masure délabrée qui arborait tant bien que mal une
pancarte à moitié arrachée sur laquelle on lisait difficilement « Clinic ».
Naledy : Bienvenue dans mon royaume ! La dernière station avant d’embarquer sur le Styx…
Charlize : J’avais accepté un peu contrainte et forcée de passer quelques jours sur place. Tante Suzanne
m’embrassa donc, avec le regard inquiet d’un romain quittant Pompéi une heure avant le drame.
Tante Suzanne : Je te la confie, Naledy ! Veille bien sur elle !
Naledy : Ne t’inquiète pas ! J’empêcherai les cannibales de l’approcher… Même si elle est particulièrement
appétissante !
Charlize : ... Et boum, une nouvelle montée de chaleur !
Kleingeld : Vous êtes la honte de cette unité ! Si nous n’étions dans une période aussi trouble, nécessitant
toutes nos forces, je vous foutrais dehors !
Franz : ça faisait une bonne demi-heure que le colonel Heingeld en personne m’engueulait. Pieter avait
parlé. Il m’avait condamné à porter sur le front la marque invisible de la traitrise et de l’infamie…
Franz : Je n’ai fait que respecter les droits du suspect appréhendé.
Kleingeld : Suspect appréhendé !... Dites le noir, ce sera plus court !... Et de quels droits parlez-vous ? En
entrant dans la ville, il avait perdu tous ces droits ! Tout noir est un étranger dans Joburg !... Laissez tomber
votre humanisme à la con ! Nous sommes en guerre, Van Baerle ! Nous luttons pour conserver la terre de
nos aïeux ! Nous luttons pour que nos ancêtres ne soient pas morts pour rien. Nous sommes nés ici, comme
nos pères, grands pères, arrières grands-pères… Ce pays est le nôtre et il n’est pas question de leur en faire
cadeau.
Charlize : J’aurais pu lui répondre que c’était aussi le leur et que ce n’était pas un raciste aussi primaire
qu’inculte qui allait m’apprendre le patriotisme… mais… pour ne pas me faire propulser par la fenêtre, par
ailleurs ouverte, je me suis contenté d’un : « oui, mon colonel ! »
Charlize : Naledy avait fait ses études de médecine hors d’Afrique du Sud, officiellement en Angleterre,
officieusement en URSS où elle avait été, accessoirement, entrainée à la guérilla et au commandement… Son
dispensaire était connu dans tout Soweto et il était très fréquenté…
A notre arrivée Hector Pieterson attendait devant la porte fermée.
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Naledy : Qu’est-ce que tu fais là, Hector, tu n’es pas à l’école ?
Hector : Nous faisons la grève Mom Naledy ! Nous luttons contre l’introduction de l’afrikaans.
Charlize : J’esquissai un sourire.
Charlize : Tu es bien jeune pour être gréviste !
Hector : Et toi bien belle pour être aussi bête !
Naledy : Hector ! Je t’ai déjà dit de respecter les adultes ! Charlize est là pour m’aider.
Charlize : Hector me regarda avec surprise, respecta un long silence, puis me sourit.
Hector : Il faut être fou pour être blanc et venir aider les noirs ici… Mais ça ne fait rien ! Je vais travailler avec
toi !
Charlize : Il me tendit la main. Je répondis positivement à son traité de paix qui sonnait comme des excuses.
Les patients, des patientes pour la grande majorité, déboulèrent bientôt. Elles se divisaient en deux
catégories distinctes. Les jeunes femmes qui s’étaient faites violenter et violer et qui venaient là parce que
c’était une femme qui les recevait et qu’elles connaissaient sa discrétion. Les prostituées, toutes plus ou
moins rongées par des maladies vénériennes, blémo, syphillis, herpès et autres joyeusetés... Depuis
quelques années, une nouvelle infection était apparue, mortelle dans cent pour cent des cas, sans qu’on en
connaisse, ni les origines, ni le mode de transmission… Une grande partie de ces filles n’avaient même pas
atteint la majorité. Beaucoup étaient scarifiées, voir mutilées pour s’être, à un moment ou un autre,
révoltées contre leur mac… Naledy les recevait, les auscultait, les conseillait. Avec Hector nous nous
occupions de nettoyer, stériliser, panser…
Le soir venait de tomber. Hector était rentré chez lui. En partant, il m’avait serré la main.
Hector : Tu as bien travaillé !... Je t’aime bien !... Vous, les français, vous avez déjà fait votre révolution et
vous avez la tour Eiffel et le Louvre… J’aime bien les français !
Charlize : Les malades affluaient toujours… Un énorme brouhaha dans la rue attira notre attention. Une
dizaine de personnes entrèrent dans le dispensaire, paniquées. En tête du cortège, deux hommes en
portaient un troisième couvert de sang. Ils le déposèrent sur une table et tentèrent de m’expliquer le
problème. Ils parlaient vite et avec un tel accent que je ne saisissais rien à leur propos.
Naledy : Ils disent que des hommes blancs, cagoulés, ont enlevé cet homme, il y a deux jours. Une voiture l’a
rejeté devant chez lui, il y a une heure, sans même s’arrêter… Sans doute des extrémistes qui luttent pour la
suprématie blanche. Ils marchent de pair avec la police.
Charlize : Le visage et le corps de l’homme n’était plus qu’hématomes. Il avait dû être battu de nombreuses
heures. Quelques plaintes sortaient encore difficilement de sa bouche, accompagnées de rejet de sang.
J’aidais Naledy à lui retirer sa chemise déchirée et ensanglantée. Sur sa poitrine avait été gravé au couteau «
ANC » … J’étais à deux doigts de vomir. Naledy gardait son calme, comme si elle accomplissait une tâche
routinière. Elle l’ausculta longuement, précautionneusement…
Naledy : Tous ses membres sont fracturés et ses principaux organes sont en bouillie. Il faudrait l’amener à
l’hôpital, mais il ne supporterait pas le voyage… Il ne lui reste que quelques minutes à vivre.
Charlize : Elle répéta à l’assemblée ce qu’elle venait de dire. Un cri se fit entendre de l’extérieur. Ecartant les
deux porteurs, une jeune femme en larmes apparut.
Naledy : C’est son épouse.
Charlize : La jeune femme hurlait toute sa peine, se serrant du mieux qu’elle le pouvait contre cette future
dépouille, l’embrassant, le caressant. Je ne saisissais pas un mot de ces plaintes mais j’en comprenais toute
la douleur et la colère… la scène dura plusieurs minutes jusqu’à ce que le cœur de l’époux ne cesse
définitivement de battre. Des femmes présentes dans la foule vinrent saisir délicatement la jeune veuve

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pour l’arracher à son malheur. Se relevant, la robe maculée par le sang de son amour, elle m’aperçut pour la
première fois. Elle entra dans une fureur incontrôlée et, échappant à ses soutiens, se précipita sur moi.
Complètement déchainée, elle me roua de coups de poing, de coup de pieds, m’insultant, me crachant au
visage. Je me retrouvais à représenter la race blanche, objet de toute sa haine et de son rejet. Acceptant cet
état de fait et refusant tout combat, je me recroquevillai tant bien que mal pour échapper à sa rage. Très
vite, elle fut maitrisée, raisonnée et emportée par les femmes, tandis que les hommes se chargeaient du
corps du défunt.
Naledy ferma rapidement les portes du dispensaire et vint me relever délicatement. J’étais sous le choc. Je
pleurais à chaudes larmes, traumatisée par cette attaque, et pour la première fois, honteuse de ma couleur
de peau.
Naledy : Enlève ta chemise !
Charlize (en pleurs) : Pourquoi font-ils ça ? Comment peut-on traiter ainsi des humains ? Pourquoi les laisse-
t-on faire ?
Naledy : L’Afrique du Sud est le plus gros producteur de diamants et pierres précieuses au monde. C’est, en
outre, un très bon client pour les armuriers occidentaux… Condamner ces types-là reviendrait, pour ton pays
et ses voisins et amis, à ouvrir un boulevard aux russes.
Charlize (en pleurs) : Il faut dénoncer tout ça, il faut alerter la presse, il faut…
Naledy : Chut ! Calme-toi ! Pour l’instant, il faut juste soigner tes hématomes.
Charlize : Elle auscultait mon corps, avec délicatesse. Ses soins apaisaient ma colère intérieure. Je fermai les
yeux pour mieux respirer. Elle m’avait à présent presque totalement déshabillée pour continuer son
introspection. La douceur de ses gestes était teintée de tendresse. Je sentais, lentement naitre en moi le feu
d’un profond désir… Quand elle eut terminé, elle se redressa. J’ouvrais les yeux. Elle était face à moi
m’observant avec une certaine inquiétude.
Naledy : ça va ?
Charlize : Je répondis oui d’un signe de la tête, esquissant un sourire timide. Nos regards s’étaient à présent
rejoints et une force invisible les maintenait dans un même axe. Nos sourires effacèrent les minutes passées.
Plus rien ne semblait avoir d’importance. Elle caressa mon visage lentement, avec précaution. Mes doigts
suivirent les contours du sien. Nos bouches se rapprochèrent jusqu’à se rencontrer…
Nous fîmes l’amour, lentement, longuement à même le sol. J’extirpai dans cet acte, toutes les tensions et les
frustrations de cette journée…une journée que je n’oublierai jamais…… nos gestes étaient tendres,
passionnés… amoureux… Notre jouissance fut multipliée par dix par l’adrénaline qu’avaient induite les
évènements de la soirée.
Nous restâmes longtemps couchées l’une contre l’autre, silencieuses, savourant l’instant présent… Il y eut un
moment où Naledy, perdue dans ses pensées, pouffa de rire brièvement.
Charlize : A quoi tu penses ?
Naledy : Au service de renseignements de mon gouvernement. Ils savent que je suis noire, communiste, que
j’appartiens à l’ANC… On va peut-être attendre pour leur dire que je suis lesbienne et que je viens de violer
lmmorality act en frayant avec une blanche.

Kimy : Dégage d’ici ! Tu me dégoutes ! Tu n’es qu’un pauvre connard ! Puisque tu les aimes tant que ça, va
vivre à Soweto ! Tu pourras te taper toutes les putes noires que tu voudras…
Franz : Kimy hurlait tout en tentant d’extirper du four le cake qu’elle avait largement laissé bruler.
Franz : Ne sois pas grossière, ça ne te ressemble pas !

18
Cela faisait plus de deux heures que j’en prenais plein la tête. J’avais eu le malheur d’expliquer à Kimy mes
états d’âme et mon désir de quitter la police. Le moins qu’on puisse dire était qu’elle n’avait pas du tout
apprécié mon intention et la conversation avait tourné au monologue sur notre confort, notre société, nos
ancêtres, les sous races et ma responsabilité dans le cramage du cake.
J’étais fatigué, usé par ces reproches constants. Je n’avais plus d’énergie à lui consacrer pour tenter de la
convaincre. Je ne rêvais plus que de silence et de me retrouver face à mes convictions que j’avais enfin le
courage d’affirmer.

Charlize : Tante Suzanne avait été agréablement surprise par ma décision de rester auprès de Naledy, pour
l’aider au dispensaire. Sa satisfaction semblait, malgré tout, teintée d’une inquiétude certaine.
Durant les jours qui suivirent, je prenais mes marques dans le partage des taches. Je recevais les patients et
m’occuper de l’information sur la contraception. Beaucoup de filles mineures nous arrivaient enceintes,
suite à des rapports plus ou moins consentis. Nous distribuions des préservatifs à tour de bras et
préconisions la pilule, malheureusement difficile à obtenir.
La communauté noire avait fini par m’accepter et même me respecter. Je pouvais me déplacer dans Soweto
sans craindre plus qu’une autre pour ma vie. Je pense même que j’étais protégée… Hector était devenu mon
ami et nous discutions souvent ensemble. Il m’apprenait l’Afrique du Sud, m’émerveillant chaque fois par
l’étendue de ses connaissances rapport à son âge. Je lui racontais Paris, la France et notre démocratie
finalement pas si mauvaise que ça. De temps en temps, Mbuyisa et Kafele passaient et nous nous
retrouvions à jouer au foot, avec comme arbitre la très sévère Naledy Mobodzy, qui restait parfaitement
impartiale malgré mes chantages sexuels pour tenter de l’amadouer.
Nous nagions dans un ersatz de bonheur fugace et artificiel au milieu d’une situation qui se tendait de jour
en jour, comme un couple passant sa nuit de noce à flotter dans une mer infestée de requin ou comme ce
type, tombant d’un gratte-ciel qui souriait à chaque étage en marmonnant : « Jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici
tout va bien… »
Hector : C’est pour toi, Charlize !
Charlize : Hector m’avait tendu un bouquet de fleurs sauvages qu’il avait attaché avec un ruban rose, chipé
dieu sait où…
Hector : Tu sais, j’ai beaucoup réfléchi. Tu as beau être une blanche, je te trouve très belle et très gentille…
Et pas trop idiote... D’ici quelques années Steve Biko sera le président de l’Afrique du Sud et tous les noirs
seront libres et égaux aux blancs. Quelques années, c’est juste le temps qu’il faut pour que je sois assez
grand pour t’épouser.
Charlize : J’avais accepté le bouquet, l’avais remercié d’une grosse bise sur la joue.
Charlize : Je te fais la promesse que si tout cela se réalise, j’étudierai sérieusement ta proposition.
Charlize : Il m’avait regardée, avait éclaté de rire et s’était jeté dans mes bras pour m’embrasser en me
serrant très fort…
Hector : Demain, c’est le grand jour des écoliers. J’aimerais bien que tu sois là !
Charlize : De quoi parlait-il Naledy ?
Naledy s’étirait, entièrement nue sur notre lit sommaire.
Naledy : De la grande manifestation contre l’afrikaans dans les écoles.
Charlize : Mais… Ce n’est pas risqué de faire manifester des enfants ?

19
Naledy : être noir en Afrique du Sud est risqué. Vivre à Soweto est risqué. Mais défendre ces convictions,
quel que soit l’âge, est légitime et nécessaire… ça ne me rassure pas plus que toi, mais ils ne reculeront pas,
quoique nous en pensions.

Kleingeld : Nous avons reçu l’ordre de briser cette manifestation. Il n’est pas question de créer un précèdent
qui les inciterait à sortir dans la rue pour un oui ou pour un non. Quel qu’en soit le prix, nous les
empêcherons de claironner le succès de leur rassemblement de pacotille.
Franz : Kleingeld hurlait ses ordres comme d’habitude. Ce type n’avait jamais appris à commander de
manière tempérée et posée. Je ne l’entendais quasiment plus. J’avais été mis sur la touche suite à mon désir
de quitter la police. Je jouais les grattes papiers derrière un bureau sans qu’aucun de mes ex collègues ne
daignent m’adresser une parole ou même un regard. Je n’en avais plus rien à cirer. Demain, jour de manif,
serait mon dernier jour dans ces locaux sinistres avant d’entamer une nouvelle vie… Kleingeld se tourna
soudain vers moi et m’adressa un sourire qui me fit frissonner.
Kleingeld : Van Baerle, en cadeau d’adieu pour votre dernier jour, j’ai décidé que vous nous accompagneriez
pour taper sur vos nouveaux amis.
Charlize : Le reste de l’unité me fusilla du regard. Pieter s’approcha de moi, froid et dédaigneux.
Pieter : N’oublie pas ton gilet pare-balles… Une balle est si vite perdue.

Charlize : Le mercredi 16 Juin 1976, au matin, 10 à 20000 étudiants provenant de toutes les écoles de
Soweto se rassemblèrent pour démarrer une marche pacifique, à grand renfort de banderoles. Naledy et
moi suivions le cortège à bonne distance. Naledy était fichée comme activiste de l’ANC par la police et ne
désirait pas qu’ils puissent faire l’amalgame.
Charlize : C’est calme, organisé et joyeux. Tu vois ils chantent et dansent et il n’y a pas la moindre peau de
banane par terre… ça devrait bien se passer.
Naledy : Que Dieu t’entende !
Charlize : Tu crois en Dieu toi, maintenant ?
Naledy : Pas pour moi, pour eux.
Charlize : Qui est ce type qui les mitraille avec son appareil photos ?
Naledy : Sam Nzima, reporter pour « The World ». Il est de notre côté.

Franz : La foule joyeuse d’écoliers venait de s’engager dans le quartier de West Orlando. A l’autre bout de la
rue, Kleingeld nous avait fait ranger en ligne, armes chargées en main pour barrer tout passage. Les forces
anti émeutes avaient été appelées en renfort. Les hommes attendaient d’en découdre, aussi inquiets
qu’impatients. Le sang ne tarderait plus à couler.
Kleingeld : ils approchent ! Préparez les grenades lacrymo !

Mbuyisa : Nous marchions en tête du cortège, Kafele, Hector et moi. Hector tenait un bout de banderole
revendicatrice anti apartheid. Il semblait fier, heureux et déterminé, se sentant enfin proche de ses idoles
leaders de l’ANC.
Hector : On va gagner, Mbuyisa, on va gagner, parce qu’on est pacifique. Ils ne peuvent rien faire contre un
mouvement pacifique. Ils ne tireront pas. Notre non-violence va les désarmer.
Mbuyisa : Nous éclatâmes de rire tous les trois.

20
Mbuyisa : Tu as raison, Hector ! Tu as toujours eu raison ! Je ne croirai plus jamais à la violence… C’est nous
les rois de l’Afrique du sud !
Hector : Pas les rois, Mbuyisa, les Ghandi ! Nous sommes les Ghandi Sud-Africains
Franz : Le gros du rassemblement était maintenant à portée de tir. Kleingeld éructa une fois de plus et les
grenades lacrymogènes furent projetées sur la foule.
Mbuyisa : Nous avions anticipé leur manœuvre et nous sortîmes des mouchoirs humidifiés pour nous
protéger le visage. Les tirs plongèrent cependant la foule dans une confusion certaine. Des pierres
commencèrent à voler, atterrissant sur les véhicules de la police.
Charlize : Naledy et moi regardions, perplexes et inquiètes, l’évolution de la situation.
Charlize : ça dégénère !
Naledy : Il faut les arrêter, ça va mal tourner !... J’y vais !
Charlize : Elle partit à vive allure et je la suivis tant bien que mal.
Franz : Kleingeld donna l’ordre que je redoutais le plus.
Kleingeld : Feu à volonté !
Mbuyisa : Les M16 crachèrent soudain des dizaines de rafales, chacun vidant, à l’aveugle, son chargeur sur la
masse noire qui leur faisait front… La panique s’empara des lycéens qui tentaient de fuir dans tous les sens
sans aucune réflexion, le cerveau figé par la terreur… dans un désordre indescriptible, des corps
s’écroulaient, victimes innocentes du hasard et de la folie des hommes…
Mbuyisa : Hector, foutons le camp, vite !
Je me tournai vers lui. Il me regardait, hagard, chancelant sur place. Il retira la main qu’il avait posée sur sa
poitrine. Dans la seconde sa chemise vira au rouge…Au rouge sang… Le temps me parut soudain suspendu…
Il me sembla entrevoir son dernier souffle de vie quittant son corps pour rejoindre les nues. Il eut un ultime
geste d’impuissance et d’incompréhension, semblant invectiver le dieu vengeur des blancs… et il rejoint
lentement le sol de sa terre natale chérie.
Mbuyisa : Noooon ! Hector !... Ne m’abandonne pas ! J’ai besoin de toi… tu dois encore m’apprendre ! Tu
dois encore me guider !... Sans toi je ne suis qu’une brute… tu dois continuer à me rendre meilleur…
Je le tenais dans mes bras, courant à l’opposé du barrage. Les balles continuaient à siffler autour de moi,
mais je ne ressentais aucune peur, aucune crainte. Ils venaient de tuer mes espoirs. Ils venaient de tuer le
bon petit noir docile épinglé sur ma façade… Demain serait un autre jour fait de guerre, de cris et du sang
des blancs, versé en mémoire d’Hector…

Franz : La fusillade continuait. Les victimes s’amoncelaient. Mes ex camarades ne tiraient plus au hasard. Ils
prenaient maintenant un réel plaisir à viser ces cibles mouvantes, comme un jeu de fête foraine… Quelques
irréductibles noirs continuaient à balancer des projectiles et une pierre atteignit un officier, au visage, à deux
pas de nous. Pieter entra dans une rage folle.
Pieter : C’est le petit salopard que tu m’as empêché d’achever. Tu es fier de toi, mon ami Franz ?... Il ne va
pas s’en tirer comme ça !
Franz : Prenant un risque incommensurable, il courut à la poursuite du jeune noir. Je décidai de le suivre,
malgré les hurlements de Kleingeld.

Charlize : Nous remontions le flot paniqué des manifestants. Des corps jonchaient la route un peu partout.
Naledy avait pris beaucoup d’avance sur moi. Elle courait, hurlant aux étudiants de se cacher ou de se jeter
au sol. Mais le capharnaüm ambiant couvrait sa voix.
21
Face à moi apparut soudain Mbuyisa, en larmes, portant le corps sans vie d’Hector. Je m’arrêtai
instantanément, les jambes cisaillées, les muscles tétanisés par la vision de cet ange sacrifié…
Mbuyisa : Ils l’ont tué, Charlize ! Ils ont tué mon ami, mon frère !
Charlize : Je pris Hector dans mes bras, le serrant contre mon cœur. Ce n’était plus qu’une poupée de
chiffon, un corps sans âme, une bougie sans flamme. Le bruit s’était estompé tout autour de moi. Je fermai
les yeux pour tenter de retrouver l’image fugace de son regard pétillant de malice, de ses éclats de rire, de…
La réalité me rattrapa soudain.
Charlize : Mbuyisa, où est Kafele ?... Trouve Kafele !... Ramène-le !
Un instant indécis, Mbuyisa finit par partir à vive allure… De retour sur terre, je cherchai Naledy du regard…
Elle n’avait pu supporter ce massacre dont elle se sentait en partie responsable. Elle se précipitait à présent
vers le barrage en hurlant, extériorisant sa fureur et son dégout pour ces assassins d’enfants… elle fut
immédiatement maitrisée, assommée d’un coup de crosse et embarquée dans un véhicule blindé des forces
anti émeutes … Folle de rage, je déposai délicatement le corps d’Hector, sur le bord de la route et
m’engageai dans une course folle vers le barrage… Plus rien n’avait d’importance. Le monde autour de moi
s’écroulait par pans entiers. Ils avaient tué Hector et maintenant ils emportaient mon amour, ma raison de
vivre… Vivre… Vivre n’avait plus à cet instant de signification… Le ciel, la terre et ses habitants, tout avait pris
une teinte monochrome… Rouge sang…
Je ne fis guère plus de pas que Naledy dans les rangs resserrés des infanticides. Des mains me saisirent avec
autorité. Je ressentis une intense douleur au niveau de la nuque et puis plus rien…
Franz : Le jeune noir s’était engouffré dans une masure, toujours poursuivi par Pieter. Je leur emboitai le
pas. A peine avais-je passé la porte, que j’entrevis le noir à genoux et Pieter au-dessus de lui, le tenant en
joug, un doigt sur la gâchette. Il allait tirer à bout portant. Sans réfléchir un seul instant aux conséquences de
mon acte, dans un réflexe digne des vieux westerns hollywoodiens, je pointai mon M16 et tirai… La balle
traversa le crane de Pieter qui s’écroula instantanément… Le jeune noir, en état de choc, semblait paralysé
par la peur. Il me regardait en poussant de petites plaintes de supplications. Je posai mon arme au sol et
m’approchai lentement de lui pour le rassurer.
Franz : Tu ne crains plus rien ! Il ne pourra plus te faire…
Mbuyisa : Le blanc ne termina pas sa phrase. Il m’avait fait cadeau de son arme en la posant au sol, dieu seul
sait pourquoi. Son imprudence lui avait couté la vie… Je ne laisserai plus jamais un blanc s’en prendre à ma
famille !

Charlize : La Mercedes de l’ambassade de France roulait en direction de l’aéroport « Jan Smuts ». J’étais
expulsée d’Afrique du Sud. C’était la condition sine qua non qu’avait imposée le gouvernement de Pretoria
pour me relâcher… Tante Suzanne avait fait jouer ses connaissances… Je quittais ce pays l’esprit vide et le
cœur détruit par l’injustice et la barbarie d’un système qui semblait avoir encore de beaux jours devant lui.
Charlize : Tante Suzanne, tu as des nouvelles de Naledy ?
Tante Suzanne ne répondit pas. Elle avait remué ciel et terre, mais il n’existait plus aucune trace de Naledy
Mobodzy, comme si elle n’avait jamais existé. Elle avait été gommée de ce monde. On lui avait retiré tout
droit d’avoir vécu… On m’avait retiré tout droit d’avoir aimé… Une vision d’horreur traversa mon esprit :
avait-elle seulement eu une sépulture digne de ce nom ?
Je ne suis jamais retournée en Afrique du Sud et j’ai tenu ma promesse à Hector, attendant son retour
improbable pour demander ma main… Sa prophétie ne s’est que partiellement réalisée. Steve Biko ne fut
jamais élu président. Il fut torturé jusqu’à ce que mort s’en suive par les forces de police, deux ans après la
mort d’Hector et il fallut encore attendre douze longues années de lutte et de sacrifices humains avant que

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l’Afrique du Sud n’abolisse l’apartheid et ne rende aux hommes de couleur noire leur dignité d’êtres
humains.
NOIR

La lumière se fait de nouveau sur les trois femmes debout dans la manif, silencieuses. Puis la lumière se
focalise sur Charlène et s’éteint progressivement.

Charlene : Notre angoisse de la mort, nous a conduits à vouloir croire en une éternité.
Yamina : Notre religion et notre morale, nous ont placés sur un piédestal factice. Rejetant les lois de
l’évolution, nous nous sommes auto proclamés race supérieure, créée à l’image d’un Dieu aux multiples
patronymes…
Charlene : La réalité est bien plus crue et décevante : Nous ne sommes que des animaux.
Yamina : Notre attitude, soi-disant civilisée, vole en éclat à la première montée d’adrénaline… nous
assassinons, massacrons, torturons sous couvert de grandes idéologies et de beaux discours.
Charlène : Nous sommes le pire prédateur qu’ait connu cette planète, le seul capable de tuer pour le plaisir,
par vengeance, par amour ou par intérêt…
Yamina : Le jour où nous serons prêts à accepter cet état de fait ; le jour où nous balaierons nos alibis
philosophiques et regarderons la réalité en face, peut-être, ce jour-là, pourrons nous poser les bases d’un
monde plus serein, plus en adéquation avec le nature environnante.
Charlène : Voilà, Monsieur Yousfi, c’est fait ! Votre mandat est passé.
Le vieil homme rangeait ses papiers avec la lenteur appliquée que lui imposait son âge avancé.
Yousfi : Tu es sure, madame ? Ils lui donneront l’argent ?
Charlène : Elle aura juste à se présenter, à la poste, avec une pièce d’identité.
Yousfi : Tu es gentille, Madame ! Ils sont pas tous comme toi ici !
Mallard : Plutôt que de critiquer les français, tu ferais mieux d’accélérer. T’es pas tout seul !
Charlène : Le vieil homme regarda brièvement Mallard et, tout en s’éloignant, cracha au sol.
Yousfi : Nardinamouk !
Charlène : Gérard, t’es pas sympa ! C’est un brave homme !
Mallard : C’est ça, oui !... Les bicots, c’est tous les mêmes ! Ils te sourient par devant et ils t’enculent par
derrière.
Charlène : Gérard Mallard était un homme tout en contraste, aussi beau que raciste et grossier… il était mon
supérieur direct, depuis 15 ans, dans ce bureau des PTT, la fameuse grande poste d’Alger. Cet homme
symbolisait à lui seul toute la complexité de ce magnifique pays, déchiré par une guerre qui n’en avait pas le
nom, entre les indépendantistes maghrébins ou pieds noirs, et les partisans de l’Algérie française,
maghrébins ou pieds noirs… Au centre de tous ces remous, une partie de la population comptait les points,
se contentant juste de ne pas entrer dans la case de statistiques : dégâts collatéraux.
Je quittai mon poste à 17 heures comme tous les soirs et passai, pour sortir, devant Mallard, qui fumait à
l’entrée.
Charlène : Bonsoir, Gérard !... A demain !
Sans autre formalité, il me barra le passage.
Mallard : Attend, Charlène !
Charlène : Je n’eus pas le loisir de lui demander d’explication. Une rafale de mitraillette retentit dans la rue.
De cris d’épouvante se firent entendre, immédiatement suivis du démarrage en trombe d’un véhicule…
Mallard : C’est bon !... Maintenant, tu peux y aller.
Charlène : Dehors, la foule s’attroupait autour du cadavre sanguinolent d’un homme en costume. Il
s’appelait Etienne Guibert. Il était un des avocats qui avait accepté de défendre les membres du FLN devant
les tribunaux. Avait-il saisi l’opportunité de se faire une publicité qui s’était révélée fatale, ou était-il habité
par une éthique aussi courageuse que suicidaire ? Quoiqu’il en soit, il venait d’inscrire son nom, en lettre de

23
sang, au tableau de chasse, déjà bien rempli, des nationalistes pieds noirs, qui ne tarderaient plus à se
regrouper au sein de l’OAS…
Je ne m’attardai pas sur les lieux. Les exécutions sommaires et les attentats faisaient, depuis quelques
années, partie de notre quotidien et n’émouvaient plus que les proches des victimes et la presse avide de
sensation…
Tout ce qui m’intéressait pour l’instant, était de rentrer dans mon appartement de la rue Michelet, pour
retrouver mon homme et mes deux fils chéris.

Jean : Ouf !... Je posai enfin le pied sur la terre ferme !... La traversée sur le « ville d’Alger » avait été calme.
Les passagers civils avaient dû fortement l’apprécier. Pour notre part, elle s’était déroulée à fond de cale. 24
heures dans un espace sordide à prier que la houle ne s’amplifie pas. 24 heures à se poser toujours la même
question… Qu’est-ce que je fous là ? Comment un gardien de vache de Corrèze, communiste et opposé à
l’envoi de troupes en Algérie, pouvait se retrouver expédié, avec ses camarades pas plus volontaires que lui,
comme contingent de retour à la paix et à l’ordre établi.
Ouf !... Nous étions en rang, bien alignés sur le port d’Alger… La mer n’avait pas eu raison de nous. C’était
déjà ça !... Nos nouveaux sous off faisaient leur boulot. C'est-à-dire qu’ils nous gueulaient dessus des
gentillesses sur notre future mort, toute proche si on ne suivait pas leurs ordres à la lettre…
Bébert : Jeannot !... Jeannot !... Ma couille, c’est toi ?
Jean : Bébert !... Ho ben, elle est bonne celle-là ! Mon Bébert, qu’est-ce que tu fous là ?
D’un doigt, il m’indiqua, fièrement, ses épaulettes.
Bébert : Sergent Bébert !
Jean : Bébert, c’était mon pote de toujours, mon double, mon frère de cœur… Malgré notre jeune âge nous
avions fait les quatre cent coups ensemble. Nous partagions tout, les conneries, les engueulades, les
femmes, les beuveries et les rigolades jusqu’à plus d’heure. Nous n’avions aucun secret l’un pour l’autre. Des
âmes jumelles, quasi siamoises, que seule l’armée avait réussi à séparer, enfin… pour un temps.

Charlène : Bonsoir, Yamina !


Yamina : Charlène venait de rentrer, pile à l’heure, comme tous les jours.
Charlène : les garçons ne t’en ont pas trop fait voir.
Yamina : Non ! Ils ont été très sages !... Ils font leurs devoirs dans la chambre.
Je travaillais depuis deux ans pour Jacques et Charlène Ledoux... Lui était un expatrié qui, rêvant d’exotisme,
était venu faire son armée ici et avait trouvé l’amour auprès d’une pied noir de souche… Charlène était la
fille d’un chef de gare. Elle avait beaucoup déménagé, durant sa jeunesse, bourlinguant à travers l’Algérie.
Elle avait grandi en côtoyant au quotidien des maghrébins, dont une partie était encore ses amis proches.
Je faisais leur ménage, leur lessive et m’occupais de leurs deux petits garçons, âgés respectivement de 4 et 6
ans…
Les Ledoux étaient des personnes respectueuses, qui ne faisaient aucune distinction entre les français et les
arabes. Nous avions très vite sympathisé et ils m’avaient adoptée comme une grande fille qu’ils auraient
conçue à l’âge où l’on songe plus à jouer à la dinette qu’à touche pipi.
Charlène : Jacques a été envoyé, en urgence, pour une réparation sur une exploitation de gaz, au Sahara. Il
ne rentrera pas avant deux ou trois jours. Ça te dirait de rester manger avec moi ?
Yamina : Avec plaisir, Charlène !

Bébert (un peu éméché) : Alors la femelle se met sur une patte… Comme ça !... Le male arrive et il lui fait :
« Crouic !... Crouououiiiic ! »
Bébert était perché sur une murette, en équilibre sur un pied, battant des bras comme d’une paire d’ailes. Il
me mimait la danse nuptiale des cigognes… A quel moment notre délire alcoolique avait-il pu nous conduire
à deviser sur les pratiques amoureuses des cigognes ?... Je m’assis contre la murette et Bébert, en deux
coups d’ailes, me rejoint.
Jean : C’est une sacrée putain de belle ville !

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Bébert : Ouaih !... Mais ce qui nous attend, dans quatre jours, est beaucoup moins emballant…
Jean : Il était plus qu’évident que la permission de minuit, qui nous était accordée pour les trois soirs à venir,
sonnait un peu comme le verre de cognac du condamné.
Bébert : J’y suis déjà allé !... Il laissa un long silence… Savoure ces instants, mon ami ! Respire à plein
poumon notre petit bonheur et remplis-t ’en les poches. Tu en auras besoin là-bas…
Jean : C’était la première fois que je sentais autant de noirceur émaner de cet homme. Qu’avait-il vu ?
Qu’avait-il fait ? qu’avait… Wouha !... Mon cerveau venait de rediriger l’ensemble de mes neurones vers le
poste d ‘observation d’une silhouette fine, élancée et… callipyge…
L’instinct animal de Bébert avait lui aussi sonné l’alarme et nos deux regards synchrones suivirent cette
charmante créature jusqu’à ce qu’elle disparaisse dans une ruelle parallèle… Quelques secondes plus tard,
une aronde roulant au pas, avec deux types à son bord, s’engagea à son tour dans la ruelle.
Bébert se releva prestement et me tendis la main.
Bébert : ça, mon vieux, ça pue du cul ! Faut y aller avant qu’ils n’en fassent du steak haché.

Yamina : J’avais pris cette petite rue pour fuir les sourires libidineux de ces deux rustauds de militaires, mais
je le regrettai déjà… La voiture arriva à mon niveau et les vitres se baissèrent.
Homme1 : C’est t’y pas mignon, ça, madame ! Une petite arabe qui joue à l’européenne !
Homme2 : C’est pas très prudent, par les temps qui courent, de se promener seule !
Yamina : Je tentai d’accélérer le pas, mais l’automobile me doubla et se mit en travers de la route pour me
barrer le passage. Les deux hommes en descendirent, armés de barres de fer.
Homme3 : On va te faire passer l’envie d’aller faire la pute chez les français, sale bougnoule !
Yamina : Paniquée, je fis demi-tour et partis en courant, pour tenter d’échapper à la ratonnade. Je déployais
toute mon énergie mais déjà, je sentais leurs insultes se rapprocher… Il n’était plus qu’à quelques
centimètres de moi. Une douleur violente émanant de mon dos me propulsa au sol. Ils m’entourèrent,
verrouillant toute issue de secours. C’était fini. Je me recroquevillai et protégeai mon visage avec les mains.

Jean : Nous nous engouffrâmes dans la rue. Les deux salopards bloquaient la fille…
Bébert : On fonce… En mode OVLP !
Jean : Le OVLP était une technique d’art martial développée en Corrèze… Plus exactement dans notre
village… Plus exactement par Bébert et moi, lors de nos nombreuses embrouilles dans les baloches du coin…
En français, cette parade meurtrière signifiait : « On vise les parties » et pouvait tout aussi bien être abrégée
en OVLC…
Les deux types avaient une grande bouche mais peu de courage et l’esclandre fut de courte durée. L’un
d’eux réussit malgré tout à assener un coup de barre assez violent à Bébert…
Bébert : C’est ça, dégagez bande de fiottes !... Putain, ce con m’a ouvert le bras ! Il va me falloir des points.
Jean : Je te ramène au régiment !
Bébert : T’inquiète, ma biche ! Ça va aller ! Occupe-toi plutôt de raccompagner la demoiselle. Des fois que
les autres foireux l’attendent plus loin.
Jean : Il partit à vive allure… J’aidais la jeune femme à se relever.
Jean : ça va ?
Yamina : ça va !... Merci !
Je m’en voulais d’avoir aussi mal jugé ce garçon, fort charmant par ailleurs, sur un simple regard…
Nous marchâmes, côte à côte, discutant à bâton rompu de tout et de rien, d’Alger, de la Corrèze, de sa
famille et de la mienne, de nos gouts, de nos plaisirs petits et grands. Je riais à ses blagues idiotes et ses
mimiques absurdes. Il m’écoutait religieusement raconter ma vie, me dévorant du regard, avec un sourire
d’une tendresse à faire fondre un bloc de béton.
Yamina : Voilà ! C’est ici que nous nous séparons. Il ne serait pas prudent pour vous d’entrer dans la casbah,
dans cette tenue.
Jean : ça ferait tache… Peut-être même tache de sang !... Bonne nuit Yamina !
Yamina : Bonne nuit, Jean ! … Jean !... Demain soir je ne travaille pas…

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Pour obtenir la fin du texte, veuillez m’envoyer un mail à l’adresse :
huet.yves@wanadoo.fr

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