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Faculté de philosophie, arts et lettres
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! Institut supérieur de philosophie – Centre de philosophie du droit
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Matérialisme historique, pratique politique et


apprentissage collectif chez Louis Althusser

Membres du jury : Thèse réalisée par


Fabio Bruschi
Jean-Michel Counet, président
Marc Maesschalck, promoteur en vue de l’obtention du grade de
Étienne Balibar, lecteur Docteur en philosophie
Raphaël Gély, lecteur
Guillaume Sibertin-Blanc, lecteur

Louvain-la-Neuve
Année académique 2016-2017!
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Table des matières
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3
Remerciements

Je tiens tout d’abord à remercier les Professeurs Étienne Balibar, Jean-Michel Counet,
Raphaël Gély et Guillaume Sibertin-Blanc, qui ont généreusement accepté de lire mon travail
et d’en discuter. Je dois à mon promoteur, le Professeur Marc Maesschalck, d’avoir attiré mon
attention sur l’importance du travail d’Althusser et de l’avoir orientée vers ce qui, à partir de ce
travail, peut et doit encore susciter de la pensée. Sa conviction quant à la capacité de chacun de
saisir « du vrai », quel que soit le point de départ et le parcours de sa recherche, a constitué
l’atmosphère nécessaire à la réalisation de cette thèse.

Mes remerciements les plus chaleureux vont à Fabrizio Carlino, Andrea Cavazzini et
Svetlana Sholokhova, qui ont lu des parties de cette thèse, et tout particulièrement à Jean
Matthys, qui a eu le courage et la bienveillance de la lire en entier.

Ne pouvant pas rappeler ici toutes les rencontres qui ont joué un rôle dans la
composition de cette thèse, je me limiterai à dire un mot sur les institutions qui les ont rendues
possibles. L’Institut supérieur de philosophie et l’École de philosophie de l’Université
catholique de Louvain m’ont accueilli comme assistant il y a six ans ; en me permettant de
devenir un meilleur enseignant, ils m’ont rendu aussi un meilleur chercheur. Le privilège de
me trouver à penser au sein du Centre de philosophie du droit de l’UCL – ce lieu couplant une
ouverture remarquable à l’égard de parcours de recherche très variés à une très grande
exigence de rigueur intellectuelle – a eu sur mes recherches et même sur ma vision du monde
un impact inestimable. Enfin, le Groupe de recherches matérialistes, en dépit ou en raison de
son mode existence (il ne vit que de la volonté de ses membres), n’a jamais cessé de produire
des travaux et des échanges de haute qualité dont, avant comme après que j’ai commencé à en
faire partie, mon travail s’est profondément nourri.

Je tiens aussi à remercier tou-te-s les ami-e-s qui, en Italie, en Belgique et un peu
partout dans le monde m’ont soutenu tout au long de ce parcours. La confiance aveugle, donc
inébranlable, de mes parents m’a offert un tremplin pour tenter tout le reste ; ma gratitude
envers eux est si grande qu’elle ne peut pas être dite.

Je suis infiniment gré à Alma et Svetlana de me permettre chaque jour de vivre deux
fois plus intensément. Je veux remercier la première pour avoir dans les derniers temps enduré
mes absences, et la deuxième pour avoir supporté ma présence.

5
Abréviations

M : Montesquieu. La politique et l’histoire (1e éd. 1959), Paris, P.U.F., 2008.

PM : Pour Marx (1e éd. Paris, Maspero 1965), Paris, La Découverte, 1996.

LC : L. Althusser, E. Balibar, R. Establet, P. Macherey, J. Rancière, Lire Le Capital (1e


éd. Paris, Maspéro, 1965), Paris, P.U.F., 1996.

LP : Lénine et la philosophie suivi de Marx et Lénine devant Hegel, Paris, Maspero,


1972.

RJL : Réponse à John Lewis, Paris, Maspero, 1973.

EA : Éléments d’autocritique, Paris, Hachette, 1974.

PS : Philosophie et philosophie spontanée des savants (1967), Paris, Maspéro, 1974.

P : Positions (1964-1975), Paris, Éditions sociales, 1976.

ADL : L’Avenir dure longtemps suivi de Les Faits. Autobiographies (1e éd. 1992),
Paris, Stock/IMEC, 2007.

SP : Sur la philosophie, Paris, Gallimard, 1994.

SR : Sur la Reproduction (1e éd. 1995), Paris, P.U.F., 2011.

EI : Écrits philosophiques et politiques, tome I (1e éd. Paris, Stock/IMEC, 1994), Paris,
Livre de Poche, 1999.

EII : Écrits philosophiques et politiques, tome II (1e éd. Paris, Stock/IMEC, 1995-
1997), Paris, Livre de Poche, 2001.

SM : Solitude de Machiavel et autres textes, Paris, P.U.F., 1998.

PH : Politique et Histoire de Machiavel à Marx. Cours à l’École normale supérieure


de 1955 à 1972, Paris, Seuil, 2006.

PA : PenseR Louis Althusser, Paris, Le Temps des Cerises, 2006.

CR : Cours sur Rousseau (1972), Paris, Le temps des Cerises, 2012.

IP : Initiation à la philosophie pour les non-philosophes (1977-1978), Paris, P.U.F.,


2014.

EMP : Être marxiste en philosophie (1976), Paris, P.U.F., 2015.

VN : Les vaches noires. Interview imaginaire (le malaise du XXIIe Congrès). Ce qui ne
va pas, camarades ! (1976), Paris, P.U.F., 2016.

7
Je n’ai qu’une ambition : en apparence proposer quelques idées pour aider à comprendre le
communisme ; en réalité montrer à quel point théoriquement, politiquement et historiquement
le communisme est déroutant. (…) Il faut prendre le mot au sens fort :
est déroutant ce qui déroute, qui fait sortir de la route que l’on suit.

L. Althusser, Projet de livre sur le communisme

Qu’une masse d’hommes soit amenée à penser d’une manière cohérente et unitaire à la réalité
présente est un « fait philosophique » bien plus important et original que la découverte faite par
« un génie » d’une nouvelle vérité qui reste le patrimoine de petits groupes intellectuels.

A. Gramsci, Cahiers de prison

9
Introduction

1. Théorie et politique

La pensée de Louis Althusser, dont le souci principal a été d’établir et défendre la


maturité de la théorie inaugurée par Marx, semble ne jamais avoir atteint sa propre maturité.
De l’enthousiasme à l’imprudence, de l’intransigeance à la présomption, toutes les qualités et
les défauts de la jeunesse se retrouvent dans le lancement, dans les années 60, de l’un des
programmes de recherche les plus ambitieux de l’histoire de la pensée marxiste. Il est donc
étonnant d’assister, à partir la fin des années 60, au vieillissement rapide de ce programme de
recherche – dont l’initiateur revient de plus en plus sur le court passé, dans un mélange de
regrets, de rectifications, des reprises et d’espoirs pour un nouveau commencement. Une telle
approche, indéniablement schématique, reflète pourtant bien la tendance d’Althusser à déjouer
systématiquement ses propres constructions théoriques, comme si, pour reprendre une image
qui lui était chère, la dissipation de la lumière éblouissante de leur éclat liminaire en avait
révélé l’inconsistance1.

Ce travail vise à évaluer si et, le cas échéant, jusqu’à quel point il est possible
d’attribuer une forme de maturité à la pensée althussérienne, c’est-à-dire aussi au marxisme tel
qu’il s’était efforcé de le reconstruire. Le principe qui orientera notre réponse est l’idée selon
laquelle la maturité de la théorie marxiste se juge en fonction de sa capacité, en tant que
théorie, à s’articuler à une politique. Cette idée peut être tirée de la pensée d’Althusser lui-
même. Il est important d’insister sur le syntagme « en tant que théorie » : il faut en effet bien
entendre qu’il ne s’agit pas de retomber dans cette forme de pragmatisme, qu’Althusser n’a
jamais cessé de pourfendre, suivant laquelle une théorie ne devrait être jugée qu’à la lumière
des services qu’elle peut rendre à une politique en principe séparée d’elle. Althusser n’a jamais
cédé sur l’idée que la théorie ne se juge que d’après ses propres normes de scientificité. En
même temps, comme l’indique l’expression de « pratique théorique » – qu’Althusser a mise au
centre de sa réflexion sur la théorie –, cette présence à soi de la théorie doit être comprise en
tant qu’elle relève d’une pratique, ce qui signifie que la distinction même entre théorie et

1
Sur la tendance d’Althusser à l’autodestruction, voir É. Balibar, « Tais-toi encore, Althusser ! », in Écrits
pour Althusser, Paris, La Découverte, 1991, pp. 61sqq. Cette image est employée par Althusser pour décrire
les Thèses sur Feuerbach (cf. PM, 28), et appliquée par Jacques Rancière à Althusser lui-même dans « La
scène du texte », in S. Lazarus, Philosophie et politique dans l’œuvre de Louis Althusser, Paris, P.U.F., 1993,
p. 47.

11
pratique n’a pas lieu d’être et qu’il s’agit plutôt de penser le rapport entre cette pratique
spécifique qu’est la théorie et les autres pratiques se déroulant dans une société. C’est au
niveau de cette articulation que le problème de la maturité doit être posé. Comme Althusser
l’affirme dans un écrit de la fin des années 70, lorsqu’il considère que la force de Marx a été de
« traite[r] et présente[r] ses idées théoriques non plus comme le principe d’explication du tout
donné, mais sous le seul rapport de leur action possible dans la lutte de classe idéologique et
donc politique qui commande ce “tout” » (EI, 413), la question ultime est celle de l’articulation
de la pratique théorique marxiste à la pratique politique communiste, articulation dans laquelle
la première ne doit pas égarer sa forme théorique, c’est-à-dire sa forme de scientificité. C’est
pourquoi nous soutiendrons que le principe althussérien pour juger de la maturité d’une théorie
est d’évaluer sa prise de forme politique en tant que théorie2.

À la lumière de ce principe, il faut d’abord exclure, dans notre évaluation de la pensée


d’Althusser, une première conception de la maturité, dont le critère essentiel est l’achèvement
de la théorie. Un tel achèvement est l’idéal d’un type de théorie que l’on pourrait appeler
« empirico-téléologique » : il s’agit d’une théorie où l’objet pensé – l’histoire dans les cas qui
intéressent la pensée marxiste – est posé comme existant et comme portant en lui l’origine et la
fin de son devenir, car il est conçu comme une sorte de sujet qui « sait » d’où il vient et où il va
– « savoir » que la pensée ne fait que porter à son expression. Une telle forme de théorie se
donne comme close, c’est-à-dire comme détenant la vérité transhistorique de son objet, et, pour
la même raison, comme facilement malléable de l’intérieur. C’est pourquoi ce type de théorie
peut, en raison de son achèvement, s’articuler de manière particulièrement immédiate à une
pratique politique. Cette dernière peut en effet s’en servir pour justifier son action, en faisant
appel à un « sens » de l’histoire prêt-à-porter, car « toujours » vrai. Pour le dire autrement, on
se trouve ici face au cas où la théorie prend une forme politique en tant qu’idéologie et non pas
en tant que théorie.

C’est pourquoi son inachèvement n’enlève rien aux titres de maturité de la pensée
d’Althusser. En effet, si la « maturité » de l’achèvement est nuisible, celle de la systématicité
ne l’est aucunement : c’est cette forme de maturité qui constitue aux yeux d’Althusser le
chiffre même de la scientificité d’une théorie3. Nous tenterons donc de démontrer que la

2
L’articulation de la pratique théorique et de la pratique politique a bien été identifiée comme la « thèse
principale » d’Althusser dans l’un des premiers ouvrages consacrés à une présentation d’ensemble de sa
pensée : « la théorie et la politique sont loin d’être deux entités isolées, ou reliées circonstanciellement. Elles
entretiennent au contraire des liens de fécondation réciproque. La politique n’est pas ce qui vient juger de la
valeur de la théorie, et la théorie n’est pas ce qui vient justifier le bien-fondé de la politique. Chacune agit
dans l’autre, au cœur de l’autre, en même temps comme sa condition d’existence et comme sa référence
constante ; chacune parle de l’autre. Il n’y a pas d’après coup entre théorie et politique, mais articulation »
(S. Karsz, Théorie et politique : Louis Althusser, Paris, Fayard, 1974, p. 22).
3
Pierre Macherey identifie la distinction entre achèvement et systématicité lorsqu’il soutient, dans sa
contribution à Lire Le Capital, que la « philosophie de l’ordre, qui se définit par sa prétention à contrôler en
droit le processus des connaissances scientifiques » (LC, 207), est précisément impuissante « à former l’idée
de système » (LC, 638).

12
pensée d’Althusser possède bel et bien une systématicité et que c’est précisément sur cette
forme de systématicité que se base la possibilité de sa prise de forme politique en tant que
théorie. Plus précisément, la systématicité de la pensée d’Althusser dépend de sa manière
d’affronter le problème de la systématicité de la pensée marxiste. En bref, la systématicité de la
pensée marxiste est à la fois l’objet et la forme de la pratique théorique althussérienne. Pour
marquer ce qui la distingue de l’achèvement, nous pouvons définir à titre provisoire la
systématicité comme synonyme d’ouverture de l’objet pensé. Au lieu de poser comme existant
un objet fermé sur lui-même en tant qu’il est conçu comme un sujet, la systématicité ouvre
sans cesse son objet en en analysant la complexité intrinsèque, c’est-à-dire sa dépendance à
l’égard de ses conditions conjoncturelles. Pour le dire autrement, l’objet n’est pas une essence
s’exprimant dans ses phénomènes – l’« essence » n’est autre que l’articulation complexe des
« phénomènes ». Si bien qu’une théorie systématique se caractérise elle-même par une foncière
instabilité et n’exclut aucunement des formes de discontinuité qui peuvent à un premier regard
donner de la trajectoire d’une telle pensée l’image de l’autodestruction.

Si, de ce point de vue, on peut bien attribuer à Althusser une certaine forme de
maturité, comment expliquer que, dans son parcours, jeunesse et vieillesse semblent se
succéder sans passer par l’âge adulte ? La raison est à chercher dans le fait que la possibilité
d’une prise de forme politique de la théorie ne coïncide pas avec sa réussite. Comme on l’a dit,
cette prise de forme peut se faire sous l’égide de l’idéologie ; elle peut aussi tout simplement
ne pas se produire. Or, le point de basculement principal – le seul, nous essaierons de le
montrer, vraiment significatif – de la trajectoire althussérienne se situe précisément à la suite
de l’échec de la tentative d’Althusser d’articuler sa théorie à l’organisation politique à laquelle
il s’adressait – le Parti communiste français –, échec sanctionné par la réunion du Comité
central du PCF qui se tint à Argenteuil en mars 1966. Cet échec révèle la limite principale de la
conception qu’Althusser avait produite jusqu’alors de la « politicité de la théorie », du principe
de la prise de forme politique de la théorie en tant que théorie – limite qui le conduit à revenir
sur ce problème depuis une perspective profondément différente. En même temps, on ne peut
pas nier que l’« immaturité » de la pensée d’Althusser ne peut s’expliquer qu’en prenant aussi
en compte une autre forme d’immaturité : celle de l’organisation politique à laquelle elle
s’efforçait de s’articuler.

Cette articulation manquée est analysée par Costanzo Preve, qui estime que la visée
fondamentale d’Althusser était, dans la lignée de Gramsci, de « modifier philosophiquement
(…) le sens commun du militant communiste »4. C’est ainsi qu’on peut décrire sommairement
le résultat attendu de la prise de forme politique de la théorie en tant que théorie. Or, aux yeux

4
C. Preve, « Louis Althusser : la lutte contre le sens commun dans le mouvement communiste “historique”
au XXe siècle », in S. Lazarus, Philosophie et politique dans l’œuvre de Louis Althusser, op. cit., p. 128 (sauf
indication différente, les italiques sont toujours de l’auteur du passage cité).

13
de Preve, les recettes théoriques althussériennes, dans leurs différentes formes, se sont révélées
incapables d’opérer cette prise de forme parce que « celui à qui il destinait son message était
en réalité absolument intransformable et que quand l’interlocuteur est intransformable le
message devient intégralement irrecevable »5. Preve formule toutefois le problème dans des
termes qui le rendent insoluble. « Sur quoi reposent en effet l’idéologie et la pratique militantes
dans le cadre du parti ? Sur la fausse conscience nécessaire (…) qui promet au militant que les
sacrifices individuels et collectifs consentis pour le progrès social et la révolution seront
effectivement cumulables. Le “sens” de l’activité militante ne saurait en effet s’épuiser dans
l’exercice pour ainsi dire “ponctuel” d’un engagement politique. Il lui faut aussi l’idée de la
construction en cours, résultant de l’accumulation même des sacrifices »6. La mobilisation des
sujets ne serait donc pensable qu’en postulant leur croyance en un Sujet de l’histoire
garantissant la conversion de leurs sacrifices en un bien social supérieur. On reconnaitra ici
précisément l’objet qu’une théorie « empirico-téléologique » de l’histoire permet de poser. Or,
une théorie scientifique a toujours une fonction destructrice à l’égard du sens commun qui,
adhérant à l’idée d’un mouvement historique téléologiquement orienté en fonction d’un Sujet,
rend possible une telle « promesse » ; elle dénonce ce rapport comme un miroir idéologique
garantissant la répétition des contradictions sociales par la capture des sujets dans un
« mouvement sur place » (LC, 342) incapable de prendre véritablement en compte les
tendances et les obstacles à l’œuvre dans la conjoncture, c’est-à-dire de transformer les
conditions mêmes de l’action pour la mettre en état de réaliser ses objectifs. Si ce rapport en
miroir était nécessaire, la théorie telle qu’Althusser l’entend serait alors destinée à une fin de
non-recevoir de la part de l’organisation et de ses militants. Toute la question – c’est l’horizon
fondamental de ce travail – est de savoir si, comme Preve le laisse entendre, tout mouvement
politique organisé est nécessairement irréformable, en raison de cette nécessité de la « fausse
conscience », ou si, à la lumière de la possibilité de prise de forme politique de la théorie en
tant que théorie inscrite dans la pensée d’Althusser, et des différentes formes qu’une telle
possibilité a prises tout au long de son parcours, une autre pratique de la politique, une autre
forme d’organisation, donc aussi une autre forme d’engagement subjectif dans la durée sont
pensables.

Revenons sur l’opposition entre l’achèvement et la systématicité. On comprend mieux


pourquoi une pensée téléologique peut s’articuler immédiatement à une politique : en révélant
dans son objet – en l’occurrence l’histoire – son sens, son origine et sa fin, c’est-à-dire en
identifiant un Sujet de l’histoire, cette pensée répond à l’attente du militant d’une garantie
quant au rachat de ses sacrifices par le progrès social. C’est ainsi qu’en prenant une forme
politique, cette théorie ne modifie aucunement la politique : la politique se trouve au contraire

5
Idem.
6
Ibid., p. 134.

14
justifiée par le renvoi théorique indéfini des sacrifices requis à l’achèvement historique
promis7. La théorie devient ainsi idéologique, de sorte qu’idéologie et politique se trouvent à se
confirmer réciproquement. Voici le paradoxe fondamental : l’ouverture de la théorie, effet de
sa systématicité, est en même temps ce qui lui barre la voie « immédiate » que l’idéologie
ouvre vers la politique : en « ouvrant » son objet, la théorie empêche la politique de s’en servir
comme garantie de son action.

La conception de la maturité que nous venons de mettre en avant indique bien qu’il y a,
dans la pensée d’Althusser, un horizon qu’on pourrait qualifier d’« épochal » : c’est la
rencontre, l’union et la fusion tendancielle de la théorie de l’histoire à prétention scientifique
initiée par Marx – ouvrant un terrain sur lequel Althusser lui-même situe son travail – et du
mouvement ouvrier organisé. Althusser aimait répéter (dans des termes au demeurant fort
eurocentriques) que « [l]a fusion de la théorie marxiste et du Mouvement ouvrier est le plus
grand événement de toute l’histoire de la lutte des classes, c’est-à-dire de toute l’histoire
humaine » (P, 39)8. Il convient alors d’indiquer à titre provisionnel ce qui constitue cette union
en reprenant l’impeccable définition du marxisme proposée par André Tosel : « Le marxisme
n’est ni seulement théorie politique, ni philosophie, il est une conception du monde dans
laquelle les masses du XXe siècle identifient leur conjoncture historique, déterminent les tâches
à l’ordre du jour et se mettent en situation de les affronter »9. Tout est dit dans cette phrase :
l’union de la théorie marxiste et du mouvement ouvrier a donné lieu au développement d’une
pensée de masse à même de produire une analyse des conjonctures historiques et de déterminer
stratégiquement et tactiquement une ligne d’action10. C’est la notion de « conception du

7
Sur la manière dont opère ce renvoi du sacrifice au but historique par le biais d’une croyance soutenue par
une théorie idéologique, cf. M. Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problème communiste,
Paris, Gallimard, 1947.
8
Cf. aussi LP, 51. Cet évènement est déclaré irréversible : « [D]epuis cent ans, toute l’histoire de l’humanité
est suspendue à l’Union du Mouvement ouvrier (et des peuples opprimés) et de la Théorie marxiste (devenue
la Théorie marxiste-léniniste). (…) Ce fait est irréversible » (EA, 108).
9
A. Tosel, « Le développement du marxisme en Europe occidentale depuis 1917 », in Y. Belaval (éd.),
Histoire de la philosophie, tome III, Paris, Gallimard, 1974, p. 903.
10
D’après cette perspective, on ne peut rien comprendre à la pensée d’Althusser si l’on part du présupposé
que « le marxisme est l’ensemble de contresens qui ont été faits sur Marx ». Une telle affirmation pourrait
même être vraie, si quelque chose comme « la pensée propre de Marx » ou son « œuvre originelle » existait,
indépendamment de son « orient[ation] vers l’action politique et ses problèmes » (M. Henry, Marx, Paris,
Gallimard, 1976, p. 7). La perspective d’Althusser – la visée ultime de sa tentative d’établir la maturité de la
pensée de Marx – ce n’était pas de la retrouver dans sa pureté originelle, mais de la comprendre comme un
programme de recherche (à reprendre et renouveler) d’emblée orienté vers l’action politique. Depuis ce point
de vue, on peut comprendre que l’« œuvre de Marx » n’existe que par et dans le marxisme et qu’en ce sens,
elle n’est qu’une suite de déviations impossibles à ramener à une norme pure, – tout l’enjeu étant de faire en
sorte qu’elle puisse reconnaitre et maitriser ces déviations. C’est pour cette raison qu’elle a, pendant une
période considérable, et dans des parties considérables du monde, pu former une pensée de masse, et, dans
les cas les meilleurs, permettre aux masses de penser de manière autonome. Si l’on veut, le seul vrai
contresens que l’on peut faire sur cette « œuvre » est précisément de vouloir la ramener à sa pureté originelle,
au lieu de la comprendre comme un procès de pensée se déroulant aux prises avec la contingence de l’action
politique, des transformations historiques et des formes d’idéologie, – contresens qui, soit dit en passant, a
été réalisé par les différentes versions du marxisme « d’État » et qui constitue lui-même l’une des déviations
possibles du devenir pensée de masse inscrit dans l’« œuvre » de Marx.

15
monde » qui constitue alors la croisée des chemins de la théorie et de la politique, le lieu de la
nouveauté radicale du marxisme et sa croix11. Elle nous permet de spécifier le lieu même de
l’intervention althussérienne, qui peut se résumer dans la question suivante : si le marxisme se
veut pensée de masse, faut-il qu’il le soit comme une conception du monde ? Le cas échéant,
qu’est-ce qui le distingue des autres idéologies, à part son contenu ? Ou bien est-il possible de
définir un rapport de type nouveau entre masses et pensée, tel qu’il puisse aspirer à une forme
de scientificité ? Le cas échéant, qu’est-ce que ce rapport comporte pour la forme de
scientificité de la théorie marxiste ? C’est en effet seulement si la théorie prend une forme
politique en tant que théorie qu’il est possible de penser une forme d’engagement qui ne soit
pas capturée par le miroir idéologique soumettant les sujets à la croyance en un Sujet, dont
l’effet est de garantir la répétition des contradictions sociales, mais qui soit orientée par une
compréhension des conditions de l’action en tant que transformables.

Si l’on parvient à cerner l’horizon épochal de l’intervention d’Althusser, on peut


d’emblée évacuer l’un des arguments le plus souvent ressassés contre lui – à savoir l’idée selon
laquelle son « structuralisme » interdirait toute pensée de l’action humaine12. Cet argument,
posant un problème qui n’a pas de pertinence dans sa perspective – le problème de la liberté
humaine comme choix volontaire et intentionnel de l’individu –, empêche d’accéder à sa
pensée ; il faut donc d’entrée de jeu le supprimer. Comme l’a parfaitement expliqué Perry
Anderson, la nouveauté radicale du mouvement ouvrier organisé a été de coupler un projet
collectif par lequel un agir de masse visait à créer des nouvelles conditions de vie à une forme
de connaissance lui permettant d’avoir une prise sur le processus historique : « C’est le
mouvement ouvrier moderne qui a véritablement donné naissance à cette conception du
changement historique (…) ; et c’est avec l’avènement de ce que ses fondateurs appelaient
socialisme scientifique que, en effet, pour la première fois des projets collectifs de
transformation sociale ont épousé des efforts systématiques pour comprendre les processus du
passé et du présent, pour produire un futur prémédité. La Révolution russe est de ce point de
vue l’incarnation inaugurale d’un nouveau type d’histoire, fondée sur une forme d’agir

11
Dans l’essai « La vacillation de l’idéologie dans le marxisme », Balibar a bien montré comment ce concept
est introduit par Engels à partir de l’Anti-Dühring (1878) au moment où il essaie de résoudre les problèmes
posés par le statut de l’idéologie prolétarienne (rigoureusement impensable dans le cadre du concept
d’idéologie qu’il avait développé trente ans auparavant avec Marx dans l’Idéologie allemande, où la pratique
révolutionnaire du prolétariat devait être pensée comme étant « hors-idéologie »). Il propose ainsi l’idée
d’une « conception du monde (…) “scientifique” aussi bien par sa forme que par son contenu » (É. Balibar,
La crainte des masses. Politique et philosophie avant et après Marx, Paris, Galilée, 1997, Ch. II). Il est
intéressant de remarquer qu’Engels tente ainsi de faire face à la première « crise du marxisme », c’est-à-dire
de prendre en compte les effets de la première « union » de la théorie marxiste et du mouvement ouvrier sous
l’égide d’une organisation de masse.
12
« [Althusser] évince l’action humaine de l’histoire, qui devient donc un “procès sans sujet”. Les
évènements humains sont le procès, mais la pratique humaine (et, encore moins, les intentions, les
“volontés”) ne contribuent en rien à ce procès. Ainsi, loin d’être original, celui-ci est un mode de pensée très
ancien : le procès c’est le destin » (E. P. Thompson, The Poverty of Theory: or an Orrery of Errors (1e éd.
1978), London, Merlin Press, 1995, p. 120, nous traduisons).

16
[agency] sans précédent »13. Le concept d’agir, par lequel le terme d’agency, rigoureusement
intraduisible en français, est habituellement rendu, est crucial. Agency se distingue de la simple
idée d’action, en tant que celle-ci renvoie, dans son opposition à la passion, à un sujet
choisissant librement, volontairement, intentionnellement d’agir de telle ou telle manière,
d’initier librement telle ou telle action – l’action étant ainsi une sorte d’objet pour ce sujet.
Cette idée offusque le fait que toute action est toujours déjà inscrite dans un agir qui la dépasse
et la traverse, un agir ancré dans des pratiques et des dispositifs qui disposent le sujet à agir –
ce qui, sans la rendre purement passive, fait de l’action non pas le commencement, mais la
reprise et l’infléchissement de cet agir14. Si l’on ajoute que le concept de agency renvoie
également à l’idée d’organisation15, on comprend alors que c’est bien cette conception de
l’agir, en tant qu’il diffère de l’action d’un sujet, qu’Althusser mobilise : la projectualité de
l’agir n’en est pas éliminée, mais elle est ancrée dans un procès qui, pour ne pas être lancé
par un sujet, n’occlut pas la possibilité d’être repris et infléchi16. C’est à ce niveau que la
spécificité du marxisme, qui constitue le problème le plus fondamental d’Althusser, intervient,
à savoir la tentative de penser un tel infléchissement comme relevant d’une dimension
fondamentalement cognitive : « La pratique souveraine des producteurs associés envisagée par
Marx comme la réalisation du communisme n’était pas seulement un produit de la volonté,
mais également et indissociablement de la connaissance »17.

13
P. Anderson, Arguments within English Marxism, London, NLB-Verso, 1980, p. 20, nous traduisons.
14
L’agency permet « de penser l’agir, non plus en tant que catégorie opposée à la passion, mais en tant que
“disposition” à l’action, une disposition qui ébranle l’opposition actif/passif. L’agent lui-même, dans
l’agency, n’est plus seulement acteur/auteur de l’action, mais il est pris dans un système de relations qui
déplace le lieu et l’autorité de l’action » (É. Balibar, S. Laugier, « Agency », in B. Cassin, Vocabulaire
européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, Paris, Seuil/Le Robert, 2004, p. 26).
15
Comme quand on parle de government agency (agence gouvernementale) : « Le mot agence en français
traduit adéquatement agency lorsqu’il désigne, dans un emploi dérivé, une entité ou institution dotée d’un
pouvoir d’agir. Cet emploi (…) est révélateur (…) d’une complexité du mode d’action, l’agence (ou l’agent)
étant ce qui agit, mais pour un autre » (ibid., p. 27).
16
En ce sens, Althusser s’inscrit bien dans ce « structuralisme au sens large », dont le mouvement a été décrit
par Balibar comme « une opération simultanée de déconstruction et de reconstruction du sujet, ou de
déconstruction du sujet comme archè (cause, principe, origine) et de reconstruction de la subjectivité comme
effet » (É. Balibar, « Le structuralisme : une destitution du sujet ? », Revue de métaphysique et de morale,
n° 45, 2005/1, p. 15). Ce qui doit nous conduire à interroger la figure que prend chez Althusser le « post-
structuralisme inhérent au structuralisme », c’est-à-dire à poser la question de ce qui sépare le sujet de lui-
même, en tant que « [c]e n’est pas (…) un autre sujet, double du sujet lui-même, [et] ce n’est pas non plus
(…) un objet au sens de l’objectivité constituée » (ibid., p. 19).
17
P. Anderson, Arguments, op. cit. pp. 22-23. En ce sens, il nous semble nécessaire de remettre en cause
l’estimation du même Anderson selon lequel « [l]’insistance unilatérale et sans remords d’Althusser sur le
poids envahissant de la nécessité structurale dans l’histoire correspond plus fidèlement aux principes
centraux du matérialisme historique, et aux leçons réelles de l’étude scientifique du passé – mais au prix
d’obscurcir la nouveauté du mouvement ouvrier moderne et d’atténuer la vocation du socialisme
révolutionnaire » (ibid., p. 58). Au contraire, ce mouvement et ses organisations constituent le foyer ultime
de la pensée d’Althusser, et son « inclination », pour le dire comme Anderson, pour l’histoire n’offusque
aucunement son penchant pour la politique, mais lui est coextensive – la connaissance de l’histoire
constituant précisément la dimension cognitive de l’agir politique.

17
2. Apories, discontinuités et séquences

Revenons à présent sur le caractère instable de la théorie d’Althusser. Nous avons


affirmé que la systématicité qui lui est propre, en tant que son ouverture rend possible sa prise
de forme politique en tant que théorie, est à comprendre comme la véritable source de cette
instabilité. Il s’agit maintenant de préciser si et dans quelle mesure cette systématicité instable
prend la forme de l’aporie ou de la discontinuité. À partir des indications d’Althusser lui-
même, ses commentateurs ont le plus souvent organisé la lecture de son œuvre suivant deux
types de distinctions. Le premier type identifie deux champs théoriques coexistants et ne relève
donc pas en tant que tel de l’aporie ou de la discontinuité. Il s’agit de la distinction entre
matérialisme historique et matérialisme dialectique – correspondant chez Althusser à la
distinction entre science et philosophie18. Ce qu’on a jusqu’à présent désigné avec le mot
générique de théorie marxiste se trouve donc d’emblée divisé. Cette division semble s’imposer
pour penser la possibilité d’une prise de forme politique de la théorie qui ne la sacrifie pas aux
exigences pragmatiques de la politique – c’est-à-dire qui ne la transforme pas en idéologie. En
effet, le premier champ théorique étudie les conjonctures historiques à partir d’une théorie des
structures sociales ; le deuxième champ théorique étudie les procès de production de
connaissance en tant qu’ils se rapportent aux processus historiques étudiés par le premier. En
ce sens, la philosophie est à comprendre chez Althusser comme une épistémologie. Mais il faut
spécifier que dans la mesure où il pense la différence spécifique de la pratique théorique par
rapport aux autres pratiques, le matérialisme dialectique enregistre et défend la différence entre
science et idéologie ; il réalise ainsi le moment proprement politique de la théorie – le moment
où la théorie peut s’articuler à la politique sans se réduire à l’idéologie.

Le deuxième type de distinction semble en revanche prendre une forme aporétique, et


se décline suivant les interprètes dans un sens chronologique ou dans un sens topique selon que
l’on identifie des phases successives ou des couches contemporaines dans l’œuvre
d’Althusser19. Nous désignerons avec I et II les éléments produits par ce deuxième type de
distinction, en notant qu’elle se branche sur la première en dédoublant de l’intérieur ses
éléments propres. Le matérialisme historique est alors scindé en une théorie de la structure (AI)

18
La distinction a été fixée dans sa version orthodoxe par Staline dans « Matérialisme dialectique et
matérialisme historique », chapitre de l’Histoire du Parti Communiste Bolchevik de l’U.R.S.S. (1938).
Aucune des deux expressions n’a été forgée par Marx lui-même : « matérialisme dialectique » a été forgé par
J. Dietzgen et G. Plekhanov de manière à construire une « discipline » sur la base de la notion formulée par
Marx et Engels de « dialectique matérialiste » ; « matérialisme historique » peut être plus directement associé
à l’idée de la « conception matérialiste de l’histoire », dont Engels essaiera de proposer une systématisation à
partir de l’Anti-Dühring. Cf. les entrées respectives dans G. Bensussan, G. Labica (éds.), Dictionnaire
critique du marxisme (1e éd. 1985), Paris, P.U.F., 1999.
19
Pour un exemple de périodisation qui distingue entre trois Althusser, cf. A. Tosel, « Matérialisme de la
rencontre et pensée de l’événement-miracle », in A. Ibrahim (éd.), Autour d’Althusser. Penser le
matérialisme aléatoire : problèmes et perspectives, Paris, Le Temps des Cerises, 2012, pp. 19-27. Pour un
exemple de la distinction entre couches, cf. L. Pinzolo, Il materialismo aleatorio. Una filosofia per Louis
Althusser, Milan, Mimesis, 2012, p. 24.

18
et une théorie de la conjoncture (AII), ou en une théorie de la nécessité (AI) et une théorie de la
contingence (AII), ou encore en une théorie de la reproduction sociale (AI) et en une théorie de
la structuration sociale (AII) – ces distinctions ne se recoupant jamais parfaitement. Pour
schématiser, on pourrait toutefois dire que, sur ce niveau, l’aporie est la suivante : une théorie
de la nécessité de la reproduction de la structure doit produire un savoir opératoire de la
structuration contingente de la conjoncture. Ou, si l’on parcourt l’aporie en sens inverse : un
savoir opératoire de la structuration contingente de la conjoncture doit rendre compte du
surgissement de la nécessité qui assure la reproduction de la structure. Le matérialisme
dialectique est de son côté divisé en une épistémologie « théoriciste » (AI) et une intervention
« politiciste » (AII). Dans ce cas, l’aporie est la suivante : si la tâche du matérialisme
dialectique est de démarquer la science de l’idéologie, se situe-t-il alors dans l’idéologie –
auquel cas il risque de trainer la science elle-même dans l’idéologie –, ou dans la science –
auquel cas il ne semble pas pouvoir avoir prise sur l’idéologie ?

Il faut enfin relever que toutes ces distinctions aporétiques tendent à se recouper de
manière transversale. Ces recoupements rendent finalement aporétique la distinction même
entre champs théoriques : l’approche théoriciste privilégierait une « analyse » scientifique des
structures insistant sur leur reproduction nécessaire (AI) et celle politiciste une « saisie »
philosophique des conjonctures insistant sur leur structuration contingente (AII). Dans ce cas
aussi, on pourrait situer les deux pôles de l’aporie sur deux couches coexistantes ou dans deux
phases différentes – ce qui expliquerait, par exemple, l’apparent abandon progressif par
Althusser de l’effort de reconstituer le matérialisme historique à la faveur d’une approche
exclusivement philosophique. On voit alors que la distinction de départ entre matérialisme
historique et matérialisme dialectique est finalement reprise dans un nouveau clivage
aporétique qui pose, d’un côté, une science (apolitique) de l’histoire (AI) et, de l’autre, une
philosophie (politique) de la conjoncture (AII). Autrement dit, la distinction entre les champs
théoriques de départ se retrouve à la fin sous forme d’aporie.
Apories AI AII

Champs
théoriques

Matérialisme dialectique Théoricisme (3) Politicisme (4)

Matérialisme historique Analyse de la structure Saisie de la conjoncture


(1) (2)

Science de l’histoire Philosophie de la


conjoncture

19
Si l’on aborde la pensée d’Althusser à partir de ce schéma, il est facile de resituer
nombre de critiques qui lui ont été adressées. Le caractère le plus étonnant de ces critiques
réside dans le fait qu’elles proviennent d’une multiplicité de positions théorico-politiques
différentes souvent en conflit entre elles, qui, se concentrant sur l’un des pôles de chaque
niveau aporétique, lui reprochent de ne pas avoir suffisamment pris en considération l’autre.
Ainsi, on a pu tout à la fois reprocher Althusser, à différents moments de son parcours, mais
parfois aussi au même moment, (1)20 d’avoir formulé une version raffinée de structuralisme
mécaniste (et en dernière instance une nouvelle forme d’économisme) où l’histoire serait régie
par des structures se reproduisant indéfiniment, et empêchant ainsi toute action politique, ou
(2) d’avoir été tenté par un pluralisme des déterminants exaltant la contingence de la
conjoncture au détriment de son intelligibilité, et ouvrant la voie à une forme de volontarisme.
Sur un autre plan, on lui a reproché (3) d’avoir assumé une posture de philosophe-roi, insistant
sur l’autonomie de la théorie et sa capacité à guider la politique de l’extérieur, ou (4) d’avoir
formulé une nouvelle conception de la soumission de la théorie à la politique, en réintroduisant
une version nuancée de la distinction entre science prolétarienne et science bourgeoise. Nous
ne présenterons pas un florilège de ces critiques, mais nous limiterons à reprendre l’analyse
d’un commentateur d’Althusser attentif, et même bienveillant, qui a constaté les deux pôles des
apories, en les situant tendanciellement dans des périodes différentes du parcours de notre
auteur. Selon Gregory Elliott, l’entreprise du premier Althusser était « viciée – par un
“théoricisme” qui tombait dans l’idéalisme et le conventionnalisme ; par un anti-humanisme
théorique astringent qui occluait l’agir humain dans sa priorisation de la nécessité structurale ;
par un anti-historicisme en dernière instance anti-historique rendant difficile de comprendre le
changement historique en raison de son emphase sur la reproduction sociale, et impliquant une
structuralité anhistorique ou, alternativement, une histoire non structurée »21. Face à ces
difficultés, le deuxième Althusser aurait alors renversé sa position en endossant l’autre pôle
des apories. « La réduction (…) de la science à la philosophie et de la philosophie à l’idéologie
brise le théoricisme et restaure l’historicisme. Le matérialisme historique est la théorisation de
la vision prolétarienne »22 ; « [l]’exemption du déterminisme était assurée au prix d’un
volontarisme également obstructionniste »23, qui n’efface d’ailleurs même pas totalement le
déterminisme, parce qu’il laisse en place « une tension irrésolue entre fonctionnalisme – une
automaticité de la reproduction sociale à travers les appareils d’État – et volontarisme – une

20
Voir tableau précédent.
21
G. Elliott, Althusser. The Detour of Theory (1e éd. 1987), Chicago, Haymarket Books, 2009, p. 302, nous
traduisons. Cf. aussi G. Elliott, « Althusser’s Solitude », in E. A. Kaplan, M. Sprinker (éds.), The
Althusserian Legacy, London-New York, Verso, 1993. On trouve une liste indicative d’ouvrages présentant
l’une ou l’autre de ces critiques ibid., p. XV.
22
Ibid., p. 194.
23
Ibid., p. 201.

20
contingence de la transformation sociale à travers le deux ex machina de la lutte des
classes »24.

Ce qu’il faut surtout relever est que toutes ces critiques se résument en dernière
instance à une seule, celle d’avoir « oublié la lutte des classes »25 – la lutte des classes en
général, en ce qui concerne le matérialisme historique (soit en l’enfermant dans la cage de la
reproduction des structures, soit en en faisant une réalité mythique indéterminable), et la lutte
des classes dans l’idéologie, en ce qui concerne le matérialisme dialectique (soit en la
remplaçant avec la lutte entre science – nécessairement émancipatrice – et idéologie –
nécessairement assujettissante –, soit en supposant une idéologie prolétarienne pure où la
science pourrait s’ancrer). L’aspect le plus curieux est qu’Althusser a lui-même endossé cette
critique, du moins en ce qui concerne la première phase de sa pensée, sans pour autant
reconnaitre avoir accomplie aucune des quatre erreurs qui, en théorie, devraient être
reconduites à cette déviation fondamentale. Ceci nous semble hautement révélateur. Dans notre
travail, nous montrerons qu’Althusser n’a effectivement commis aucune des erreurs qui lui ont
été reprochées, et que lorsqu’il affirme avoir oublié la lutte des classes, il ne vise pas la même
chose que ce qu’on lui a reproché. Nous soutiendrons ainsi que, si l’on parvient à cerner le
principe de la systématicité de la démarche d’Althusser, le caractère aporétique des distinctions
précédentes disparait purement et simplement. Ce principe est à chercher dans ce qui constitue
en même temps son objet et sa visée : la prise de forme politique de la théorie en tant que
théorie. C’est précisément sur cette question – qui est celle de l’union de la théorie marxiste et
du mouvement ouvrier – que portera l’autocritique d’Althusser.

Ainsi, nous affirmerons qu’au niveau du matérialisme historique, Althusser n’oppose


pas structure et conjoncture, mais construit une analyse structurale qui permet de relever le
caractère clivé de la conjoncture actuelle, clivage dans lequel la pratique politique doit
s’installer afin de rendre possible une transformation du rapport entre les tendances
historiques à l’œuvre dans l’actualité de la conjoncture. Nous montrerons en particulier
qu’une telle perspective ne comporte à aucun moment un oubli de la lutte des classes. Au
contraire, c’est seulement depuis ce point de vue que le concept de lutte des classes peut
recevoir un contenu rigoureux et, inversément, c’est seulement du point de vue de la lutte des
classes (entendue dans son sens rigoureux) qu’une telle analyse structurale du clivage de la
conjoncture est rendue possible. Cette perspective habite la pensée d’Althusser depuis les

24
Ibid., p. 204.
25
Dans ce travail, nous utiliserons systématiquement l’expression « lutte des classes », bien que certaines
auteurs, dont Althusser, emploient parfois les expressions de « lutte de classe » ou de « lutte de classes ».
Toutes ces expressions sont à considérer comme équivalentes : elles traduisent toutes l’idée marxienne de
Klassenkampf. Il faudra néanmoins veiller à distinguer l’idée de lutte des classes dominante ou dominée,
bourgeoise ou prolétarienne, qui renvoie à une forme spécifique (dominante ou dominée, bourgeoise ou
prolétarienne) de la lutte des classes, de celle de lutte de la classe dominante ou dominée, bourgeoise ou
prolétarienne, qui renvoie à la lutte qu’une classe mène « au sein » d’une forme spécifique de la lutte des
classes.

21
années 60 jusqu’aux années 80. Althusser n’adopte certes pas une position définitive sur cette
question depuis le début, mais sa conception du matérialisme historique se constitue suivant
une série de séquences26 où il serait trompeur de chercher une discontinuité radicale et encore
moins une forme d’aporie : dans chaque séquence le problème initial est approfondi en
fonction d’un certain nombre de coordonnées spécifiques, qui sont progressivement précisées,
enrichies, modifiées de manière à s’approcher de plus en plus du foyer fondamental du
matérialisme historique, que nous identifierons dans une théorie de la transition
révolutionnaire. On assiste donc à une série d’opérations de formalisation d’une même
problématique, scandées par des découvertes théoriques, souvent à leur tour déterminées par
des découvertes politiques.

Du côté du matérialisme dialectique, la question est plus complexe. Il faut reconnaitre


que, sur ce plan, une discontinuité est bel et bien à l’œuvre, ce qui explique l’autocritique
portant sur l’oubli de la lutte des classes. Il faut toutefois éviter de considérer que cette
discontinuité prend la forme de l’aporie. Une telle considération suppose en effet une
séparation de principe entre science et politique ou, si l’on veut, de manière plus générale,
entre théorie et pratique. Dès que cette séparation est introduite elle est effectivement
impossible à résorber, et c’est ici que surgit l’aporie. Nous soutiendrons au contraire que tout
l’édifice althussérien est bâti sur le refus radical de ce clivage. L’althussérisme comme projet
de recherche se veut alors, si l’on peut risquer le terme, une pensée de la « politique
théorique » – c’est-à-dire non seulement d’une politique de la théorie, d’une portée politique de
la théorie, mais d’une politique « habitée » par la théorie. Nous essaierons de montrer que cette
pensée est fondamentalement orientée vers une conception de l’organisation politique comme
lieu d’apprentissage collectif27. La discontinuité ne sépare alors pas une phase où la science
serait réfléchie indépendamment de son lien à la politique, ou serait détachée de la politique, et
une deuxième phase où elle s’efforcerait de la rejoindre ; elle porte plutôt sur les différentes
formes dans lesquelles est pensée la « politicité de la théorie » présente, depuis le début, au
cœur de l’œuvre althussérienne. Ce qui change dans ce cas est la manière dont on conçoit le
rapport entre l’articulation de la pensée à la lutte des classes et le savoir. Est-ce que le savoir

26
L’idée selon laquelle l’évolution de la pensée d’Althusser serait à comprendre en identifiant des séries de
séquences « mises sur l’écran de la philosophie » a été proposée par Yves Duroux (« Althusser : une nouvelle
pratique de la philosophie entre politique et idéologie. Conversation avec Étienne Balibar et Yves Duroux
(Partie I) », Cahiers du GRM, n° 7, 2015, §33).
27
On peut le dire de manière encore plus générale à partir de la onzième Thèse sur Feuerbach : « Le
changement repose sur un moment d’interprétation, sur un moment d’auto-réflexivité qui dépouille la
conscience de l’immédiateté dans laquelle elle prise. Mais, en retour, l’interprétation peut être transformation
seulement si elle est conditionnée par l’injonction permanente d’agir dans le présent » (Ozr. Pupovac, « “Es
kömmt drauf an” : Notes on Althusser’s Critique of the Subject », in K. Diefenbach, S. R. Farris, G. Kirn, P.
D. Thomas (éds.), Encountering Althusser. Politics and Materialism in Contemporary Radical Thought, New
York-London, Bloomsbury, 2013, p. 330, nous traduisons). Ainsi, « [l]a connaissance est un procès ouvert
seulement si elle est posée comme la réflexivité de la pratique elle-même » (ibid., p. 329).

22
vient articuler la pensée à la lutte des classes ou bien est-ce cette articulation qui constitue une
condition du surgissement du savoir – et dans ce cas, qu’est-ce que le savoir lui apporte ?

Si l’on saisit la discontinuité depuis ce point de vue, ce qui devient véritablement


problématique ce ne sont plus les différentes « apories », mais la distinction même entre
matérialisme historique et matérialisme dialectique. C’est pour cela que, comme nous le
verrons, le moment de la discontinuité correspond chez Althusser au moment de la résorption
du matérialisme dialectique dans le matérialisme historique, – résorption qui résulte dans le
dépôt, à côté du matérialisme historique, de quelque chose qu’il nous faudra bien continuer à
appeler « philosophie », mais dont la forme sera profondément transformée par rapport à ce
qu’elle était sous le nom de « matérialisme dialectique ». À titre indicatif, on peut affirmer que
renoncer à la distinction entre matérialisme historique et dialectique revient à poser
parallèlement l’intériorité de l’épistémologie au matérialisme historique et l’impossibilité de
toute ontologie. C’est seulement en barrant la voie à un retour de l’ontologie dans le
marxisme, en tant que principe censé garantir les effets émancipateurs du savoir au sein de la
lutte des classes, qu’il est possible de mener à bien une analyse structurale de la conjoncture
comme clivée, à même de soutenir une pratique politique de transition révolutionnaire.

Afin d’opérer le changement de perspective sur le travail d’Althusser que l’on propose,
nous devrons introduire deux questions qui sont rarement étudiées pour elles-mêmes. Du côté
du matérialisme historique, nous devrons axer nos réflexions sur la question de la pratique
politique. Ainsi, la théorie althussérienne de la causalité structurale peut être ressaisie à partir
de la place spécifique qu’y joue la pratique politique en tant que pratique de transformation
structurelle. Nous soutiendrons alors que le matérialisme historique est une pensée de la
pratique politique en conjoncture. Une telle perspective nous permettra de développer une
conception de la pratique politique en tant que pratique du différentiel entre transition et
révolution. En effet, si la conjoncture est toujours clivée entre plusieurs tendances structurelles
incompatibles, cela signifie que la transition est toujours déjà à l’œuvre dans toute conjoncture
et que la transformation structurelle – qui, seule, aux yeux d’Althusser, peut être qualifiée
d’historique – relève de la transformation du rapport même entre ces tendances, ce qui donne
un contenu nouveau à la notion de révolution comme transition révolutionnaire.

En tant que pensée de la pratique politique en conjoncture, c’est-à-dire d’une pratique


dont les objectifs sont imposés par les tendances à l’œuvre dans la conjoncture, le matérialisme
historique est en même temps affecté, dans sa scientificité, par son « objet ». Nous dirons alors,
reprenant les termes d’Althusser, que le matérialisme historique doit être conçu comme étant
lui-même « sous » conjoncture28. C’est pourquoi, de l’autre côté – disons, pour l’instant, du

28
L’expression « pensée sous conjoncture » est utilisée par Althusser, en particulier dans le cadre de son
étude de Machiavel, pour désigner une pensée qui ne se limite pas à tenir compte de toutes les déterminations
de la conjoncture, mais qui se soumet au problème imposé par la conjoncture.

23
côté du matérialisme dialectique –, il faudra introduire la question de l’apprentissage en tant
que constitutif de la scientificité de la science. Pour définir la scientificité d’une science qui
prend une forme politique, il ne suffit en effet pas de dire qu’elle doit être objective : il faut
aussi penser le rapport que les acteurs prenant part à la pratique politique en conjoncture
entretiennent avec elle, en tant que ce rapport est partie intégrante de son objectivité. On
retrouve donc ici la question de l’organisation, du parti, qui devront alors être abordés non pas
comme l’« objet » de la science de la pratique politique en conjoncture, mais comme les
porteurs de ce qu’Althusser appelait, suivant Lénine et Mao, une « capacité subjective »,
suscitée, formée, ressaisie, infléchie, transformée par la théorie. Nous préférons garder la porte
ouverte à toutes ces possibilités de prise de forme politique de la théorie, dans la mesure même
où c’est la forme de cet enclenchement qui varie chez Althusser, passant d’une conception du
parti comme expérimentateur collectif d’une politique informée par la théorie au parti comme
lieu de la déviation et de la rectification favorisée par la théorie d’une politique qui lui
échappe sans cesse. C’est sur ce terrain que la conception althussérienne de la nouveauté de la
« forme d’agir » du mouvement ouvrier organisé pourra être éclaircie.

Pour développer cette perspective, nous croyons qu’il convient d’adopter la clé de
lecture proposée par Warren Montag29, selon laquelle les séquences et discontinuités qui
animent le travail d’Althusser sont constitutives et nécessaires pour le déploiement de sa
problématique. Montag considère en particulier qu’il ne faut pas démontrer la cohérence de la
pensée d’Althusser en la réduisant à l’une ou l’autre de ses thèses, mais en cernant la nouvelle
problématique qu’il a essayé d’introduire dans l’espace théorique de son époque en se
débattant dans les coordonnées de cet espace, ce qui l’a conduit à entreprendre des parcours
différents. En essayant de changer de terrain, Althusser a donc d’abord dû se situer sur le
terrain donné, lui empruntant les notions et les distinctions conceptuelles qui le structuraient ;
d’où le fait qu’à côté de thèses véritablement « au niveau » de la problématique qu’il voulait
introduire, on trouve des thèses qui relèvent encore de l’ancienne problématique et de ses
limitations.

De notre côté, nous voudrions essayer de faire un pas de plus, en affirmant que, loin de
devoir « choisir » entre ce qui chez Althusser relève du nouveau et ce qui relève du vieux, il
faut assumer pleinement les tendances qui surgissent de cette opération de changement de
problématique en tant que nécessaires à la formulation de la nouvelle problématique. Or, cela
n’est possible que si l’on saisit cette nouvelle problématique en tant qu’elle est entièrement
théorico-politique, en tant qu’elle consiste dans la constitution d’une théorie de la prise de
forme politique de la théorie, qui prétend en même temps elle-même prendre cette forme. C’est

29
Cf. W. Montag, Althusser and His Contemporaries. Philosophy’s Perpetual War, Durham-London, Duke
University Press, 2013.

24
cet aspect qui nous semble manquer de la perspective proposée par Montag, dans la mesure où
la nouvelle problématique est exclusivement abordée par lui dans sa dimension théorique, et
est finalement identifiée comme la tentative d’introduire une forme de spinozisme dans le
marxisme. Sans nier la pertinence d’une telle interprétation, il s’agit néanmoins de comprendre
en quoi cette tentative a en tant que telle une dimension directement politique. Dans les
grandes lignes, notre clé de lecture pourrait être résumée de la manière suivante : à partir du
champ théorico-politique constitué, Althusser pousse à l’extrême les différentes tendances
inscrites dans les concepts qui y circulent afin que, se développant contradictoirement, elles
fassent d’abord exploser le terrain lui-même, ce dernier reposant sur la distinction même entre
théorie et politique, pour se rencontrer enfin sur un terrain différent sans contradiction, parce
qu’elles sortent transformées de ce processus.

3. Plan

Notre travail se compose de six parties – trois parties « longues » séparées par trois
parties de transition. Dans chaque partie longue, nous étudierons dans le détail une dimension
de la pensée d’Althusser dont l’exploration permet de s’approcher de la problématique de la
prise de forme politique d’une théorie de la pratique politique en conjoncture. Selon les cas,
nous relèverons les séquences ou les discontinuités qui caractérisent son parcours. Les parties
de transition ne se limiteront pas à une reprise des acquis de la partie précédente et à une
annonce des développements successifs : elles viseront à interroger les nœuds les plus
significatifs de la pensée d’Althusser, les moments où sa problématique se cristallise autour de
certaines questions tout en en ouvrant de nouvelles.

Dans une première phase (Parties I-V), nous nous concentrerons sur le matérialisme
historique, en analysant la manière dont, selon Althusser, il construit son objet théorique. Nous
étudierons ainsi le contenu de la théorie marxiste que nous identifierons dans la pratique
politique en conjoncture – une pratique comprise comme pratique de la transformation
historique ou structurale. Nous verrons que, pour accéder à un tel objet, le matérialisme
historique doit concurremment construire une théorie de l’histoire basée sur une conception
topique de la société. L’ouverture (Partie I) portera sur la pensée du « dernier Althusser »,
c’est-à-dire sur sa formulation d’une théorie du matérialisme de la rencontre dans les années
80. Cette partie vise à relever la continuité de fond du matérialisme historique althussérien et à
évacuer certaines impasses où elle semble s’ensabler lorsque l’on oppose aporétiquement
structure et conjoncture, nécessité et contingence, reproduction et structuration sociales au lieu
de les penser comme une seule et même chose. Le caractère fragmentaire et approximatif des
réflexions du dernier Althusser nous permettra paradoxalement d’acquérir un cadre d’ensemble
suffisamment maniable pour procéder à l’interprétation de son matérialisme historique.

25
La première partie longue (Partie II) se concentrera sur la formulation « classique » du
matérialisme historique althussérien : nous partirons de la définition des « concepts
fondamentaux » du matérialisme historique proposée par Balibar dans Lire Le Capital (II.1)
afin d’identifier en même temps les grandes questions qui assaillaient les althussériens –
notamment celles de la reproduction du mode de production et de la transition d’un mode de
production à l’autre –, ainsi qu’un certain nombre d’impasses dans lesquelles on tombe lorsque
ces questions sont abordées indépendamment d’une pensée de la pratique politique en
conjoncture. Nous nous pencherons alors sur Pour Marx (II.2) et sur la deuxième contribution
d’Althusser à Lire Le Capital (II.3), afin de relever dans quelle mesure Althusser lui-même est
parvenu à échapper à ces impasses. Nous éluciderons alors la conception althussérienne de la
causalité structurale, qui nous permettra d’aborder la question de la production de l’effet de
société en tant que forme de la reproduction de la structure sociale. Le concept de causalité
structurale nous menera en particulier à comprendre la nécessité de cette reproduction comme
une modalité de la contingence de l’articulation de la structure sociale et comme étant par
conséquent toujours habitée dans son actualité par la possibilité d’une « activation » de la
contingence ouvrant l’espace pour la transition historique, pour la transformation structurelle.
Nous conclurons cette partie en étudiant systématiquement la question de l’idéologie pratique
(II.4), qui joue un rôle pivotal dans la production de l’effet de société, de manière à y ancrer les
idéologies théoriques que l’on aura rencontrées dans les chapitres précédents.

La partie de transition suivante (Partie III) se concentrera sur la pointe extrême de Lire
Le Capital, c’est-à-dire sur l’idée à partir de laquelle il est à notre avis possible non seulement
de résoudre les problèmes posés par les ambigüités des deux premiers ouvrages d’Althusser,
mais aussi de comprendre l’ensemble des développements successifs de sa pensée : il s’agit de
l’idée de la coexistence dans toute formation sociale d’une pluralité de modes de production en
tant qu’elle permet de saisir le caractère clivé de la conjoncture actuelle et de penser
l’activation de sa contingence. C’est à partir de cette idée qu’il sera possible de comprendre
pleinement ce qu’Althusser entend par « lutte des classes », et de montrer dans quelle mesure
la question de la lutte des classes est présente dès sa première tentative de reformuler le
matérialisme historique.

La partie longue suivante (Partie IV) montrera comment, à la lumière de cette


perspective, il est possible de renouveler notre conception de la formation sociale et du mode
de production capitaliste (IV.1), afin d’aboutir à une conception des formes de lutte des classes
hétérogènes propres à cette formation sociale (IV.2). C’est dans ce cadre que la pratique
politique en conjoncture comme pratique de la transformation structurelle pourra être étudiée
dans sa forme prolétarienne, c’est-à-dire en tant que pratique politique axée sur la stratégie du
communisme. Au cœur de cette analyse se trouve la question du rapport entre État et
économie, entre parti et syndicat, et surtout celle du rapport entre les masses et les formes de
lutte des classes propres à la formation sociale capitaliste – question qui oblige à reformuler

26
radicalement notre conception du sujet de l’histoire. Le but de cette analyse sera de faire
ressortir l’unicité de la pratique politique prolétarienne comme pratique impossible et
nécessaire car reposant sur la constitution des masses en classes à partir de leur autonomie,
c’est-à-dire de leurs initiatives – autonomie qui leur est constamment soustraite par la forme
dominante de la lutte des classes telle qu’elle est encadrée par l’État (IV.3).

Une nouvelle partie de transition (Partie V) fera basculer notre étude dans sa deuxième
phase (Parties V-VI), qui questionnera ce qui arrive au matérialisme historique dans la mesure
où son objet est la pratique politique prolétarienne en conjoncture. Dans cette partie, nous
étudierons la centralité de la figure de Machiavel pour la pensée d’Althusser. Machiavel
constitue en effet un exemple paradigmatique de pensée de la pratique politique de
transformation structurelle en conjoncture, en tant que cette pratique est à la fois impossible et
nécessaire. De plus, Machiavel pose la nécessité, pour que cette pensée soit pleinement ce
qu’elle est, de prendre en compte le double sens du génitif, ouvrant ainsi sur le problème de la
prise de forme politique de la théorie. C’est depuis ce point de vue que la question du caractère
« sous » conjoncture du matérialisme historique pourra être posée.

Ce problème constituera l’objet de la partie longue suivante (Partie VI). Nous y


identifierons la discontinuité principale de la pensée d’Althusser en reconstruisant tout d’abord
la manière dont, jusqu’à 1966-67, il théorise la scientificité de la science à partir de l’idée selon
laquelle le matérialisme dialectique est censé fixer sa systématicité pour assurer son autonomie
(VI.1). Nous verrons comment cette conception – que l’on pourra qualifier de « théoriciste » –
implique déjà, contrairement à ce que l’on a pu croire, une pensée de la prise de forme
politique de la théorie, assortie d’une conception de l’apprentissage qui lui est propre, ainsi que
d’une conception de l’organisation politique appropriée à cet apprentissage (VI.2). Ensuite,
nous verrons comment la question de la scientificité de la science subit une transformation
profonde à partir du moment où Althusser prend en compte les obstacles à une telle prise de
forme posés par l’organisation politique elle-même. Il s’agira alors pour lui de concevoir en
même temps un nouveau régime de scientificité et une nouvelle pratique de la philosophie
(VI.3) : le premier reliera la scientificité à une conception paradoxale de la systématicité
comme « scission » et l’associera à une conception de l’apprentissage par l’échec ; la deuxième
introduira l’idée d’un moment impolitique dans la théorie comme condition de sa prise de
forme politique. Tout au long de cette partie, nous interrogerons les variations dans l’œuvre
althussérienne du rapport entre masses, pensée, lutte des classes et savoir.

La conclusion réinscrira l’ensemble du parcours d’Althusser – ses séquences, ses


discontinuités et la continuité de fond de sa problématique – dans les horizons épochaux qui
étaient les siens, afin d’aboutir à un questionnement de la manière dont sa pensée pourrait
encore nous orienter aujourd’hui à partir de nos horizons épochaux.

27
*

Au début de cette introduction, nous avons décrit la portée de la pensée d’Althusser en


la qualifiant de « programme de recherche ». Une telle dénomination est loin d’aller de soi.
Aux yeux de Balibar par exemple, l’« althussérisme » n’a pas donné lieu à la constitution
d’une « école ». Ainsi, autant la pensée althussérienne a été le résultat d’un mode de travail
éminemment collectif – jusqu’à constituer une sorte d’agencement collectif d’énonciation,
comme l’a soutenu Jean-Jacques Lecercle en reprenant une notion deleuzo-guattarienne30 –,
autant ce travail collectif était basé sur une série de collaborations personnelles et se déroulait
dans la distance entre ses différents acteurs, ce qui a rendu possible à la fois une productivité
remarquable, des mécompréhensions parfois profondes et surtout la constitution d’une pluralité
de parcours théoriques et politiques singuliers31. Si l’idée d’école n’est effectivement pas
adéquate pour rendre compte de la pensée althussérienne, celle de programme de recherche
nous semble toutefois fort pertinente. Il est en effet clair que la visée d’Althusser était bien de
constituer un groupe de chercheurs qui, à partir de sa tentative de renouveler le marxisme,
devait affronter les problèmes posés par les différentes « sciences humaines et sociales » de
son époque afin de les assoir sur des principes scientifiques rigoureux32. En dépit des
différences individuelles, on trouve alors bien entre ces chercheurs des problématiques, des
hypothèses, et surtout une conceptualité communes. Pour ces raisons, il est parfois difficile de
tracer des limites entre ce qui des idées d’Althusser revient à ses collaborateurs et ce qui
revient à lui. Ainsi, notre interprétation d’Althusser se trouvera à devoir poser parfois
artificiellement des limites qui seront essentiellement déterminées par notre clé de lecture. De
manière générale, nous nous tiendrons à quelques repères fondamentaux en circonscrivant
l’œuvre althussérienne aux écrits d’Althusser lui-même33, aux contributions de Lire Le
Capital, du cours de philosophie pour scientifiques, du « Groupe Spinoza », qui s’est réuni et a
échangé entre 1967 et 1969 (et d’un autre groupe de travail qui ne recoupait pas exactement le
premier et qui s’est réuni et a échangé entre 1966 et 1968), ainsi qu’à des aspects du travail de
ses collaborateurs qui peuvent être mis en rapport avec les développements de la pensée

30
J.-J. Lecercle, Une philosophie marxiste du langage, Paris, P.U.F., 2004, p. 97.
31
Cf. É. Balibar, « Structural Causality, Overdetermination, and Antagonism », in A. Callari, D. F. Ruccio,
Postmodern Materialism and the Future of Marxist Theory. Essays in the Althusserian Tradition, Hanover-
London, Wesleyan University Press, 1996, pp. 109-110.
32
Cf., par exemple, l’article « Philosophie et sciences humaines » (1963) (repris in SM), dont les thèses
seront reformulées regulièrement par Althusser.
33
Il faut d’ailleurs distinguer les ouvrages publiés de son vivant des inédits publiés à titre posthume, dont
l’objet et la forme diffèrent parfois profondément de ceux des ouvrages anthumes. Dans la mesure où la
pensée d’Althusser sera étudiée en tant qu’intervention dans une conjoncture et en tant que visant une prise
de forme politique, on ne pourra pas ignorer ces différences. Il faut toutefois en même temps souligner que
même les textes non publiés de son vivant ont le plus souvent largement circulé parmi ses proches – suivant
l’habitude d’Althusser de faire lire ses textes à un grand nombre de personnes avant de les rendre publics. On
ne peut donc pas affirmer que ces textes inédits n’aient eu aucun impact du vivant d’Althusser. Pour un
historique des publications posthumes d’Althusser, cf. « Philosophie et révolution. Althusser sans le
théoricisme : entretien avec G. M. Goshgarian », Période, 19 février 2015, s.p.

28
d’Althusser – que ça soit pour l’illustrer, l’éclaircir, l’approfondir, en combler certains vides ou
en proposer une interprétation critique34.

Il en va de même du rapport entre Althusser et ses interlocuteurs plus lointains, à savoir


les autres penseurs qui lui étaient contemporains et même les philosophes classiques sur
lesquels il se penchait dans un geste qui n’en faisait en général pas simplement des objets
d’étude, mais qui comportait toujours un degré plus ou moins important d’identification. Il faut
remarquer que la littérature récente sur Althusser s’est intéressée principalement à ces rapports,
en développant des interprétations d’Althusser à partir de sa lecture de tel ou tel penseur
« classique », de Machiavel à Marx, en passant par Spinoza, Montesquieu et Rousseau35. De
même, on pourrait étudier le rapport d’Althusser avec ses contemporains36, ou encore avec la
pensée marxiste37, et en particulier avec la pensée marxiste française38. Dans ces cas aussi,
nous allons nous servir de la lecture qu’Althusser propose de ces auteurs ou de ces courants de
pensée, en reprenant tel ou tel aspect de leur pensée qui permet d’élucider un aspect de la
pensée d’Althusser, lorsque cela sera pertinent pour déployer notre problématique. Notre
perspective ne visera toutefois pas à proposer une analyse exahustive d’« Althusser lecteur
de... » Il va de soi que c’est le rapport à Marx et à la tradition marxiste qui attirera tout
particulièrement notre attention. Notre travail s’inscrit donc principalement dans le sillage des
études de la trajectoire althussérienne soucieuses de prendre en compte ses aspects à la fois
théoriques et politiques, en tant qu’ils sont ceux d’un penseur marxiste et communiste39.

34
La meilleure étude globale de la « constellation » althussérienne est celle de R. P. Resch, Althusser and
The Renewal of Marxist Social Theory, Berkeley-Los Angeles-Oxford, University of California Press, 1992.
Il faut d’ailleurs veiller à ne pas confondre le travail d’Althusser et de ses collaborateurs avec ce qu’on
appelait à l’époque l’althussérisme, c’est-à-dire avec l’image de ce travail qui était donnée par ceux qui le
critiquaient et par ceux (le plus souvent extérieurs au groupe althussérien) qui s’efforçaient d’en construire
une version achevée. En même temps, il ne faut pas non plus passer sous silence le fait que cette image a bien
joué un rôle sur la compréhension de soi d’Althusser, en déterminant certains déplacements au niveau de ses
soucis théoriques.
35
Pour nous limiter à Machiavel et Spinoza, les deux classiques qui ont fait l’objet du plus grand intérêt dans
le cadre des études althussériennes des dernières années, nous pouvons mentionner M. Lahtinen, Politics and
Philosophy. Niccolò Machiavelli and Louis Althusser’s Aleatory Materialism, tr. G. Griffiths, K. Köhli,
Chicago, Haymarket Books, 2001 et V. Morfino, Incursioni spinoziste, Milan, Mimesis, 2002. L’autre
versant de ce travail, que l’on retrouve aussi dans ces ouvrages, consiste à proposer des lectures novatrices de
ces auteurs classiques à la lumière des indications d’Althusser.
36
Cf. W. Montag, Althusser and His Contemporaries, op. cit.
37
Celui-ci constitue paradoxalement, et en dépit de quelques exceptions concernant notamment le rapport
entre Althusser et Gramsci, le « rapport » le plus négligé par la recherche actuelle. Cf. A. Callinicos,
Althusser’s Marxism, London, Pluto Press, 1976.
38
W. S. Lewis, Louis Althusser and the Traditions of French Marxism, New York, Toronto, Oxford,
Lexington books, 2005.
39
G. Elliott, Althusser, op. cit. ; I. Garo, Foucault, Deleuze, Althusser & Marx. La politique dans la
philosophie, Paris, Demopolis, 2011 ; G. M. Goshgarian, « Introduction », in L. Althusser, The Humanist
Controversy and Other Writings, London-New York, Verso, 2003 et « Introduction à L. Althusser,
Philosophy of the Encounter. Later Writings, 1978-1987, Londres, Verso, Juillet 2006 », tr. S. Wüstefeld,
Cahiers du GRM, n° 8, 2015.

29
I. Ouverture. Le matérialisme historique est un matérialisme de
la rencontre

Dans la première phase de notre réflexion1, nous monterons que le matérialisme


historique tel qu’Althusser le comprend est une pensée de la pratique politique en conjoncture.
Ce qui peut se dire aussi de la manière suivante : le matérialisme historique est un matérialisme
politique2. Il faut d’emblée préciser qu’il ne faut pas entendre par là que le matérialisme
historique est la pensée de n’importe quelle forme de politique. Le matérialisme historique se
rapporte à une forme spécifique de politique, que nous appellerons à la suite d’Althusser
politique prolétarienne ou lutte des classes prolétarienne. Certes, pour pouvoir penser cet
« objet », le matérialisme historique doit en même temps penser les autres formes de lutte des
classes, et les formes de politique qui s’y rapportent – dont la spécificité, nous le verrons, est
précisément de ne pas « reconnaitre » la lutte des classes comme une forme de politique – ; il
s’agit tout particulièrement ce qu’Althusser appelle parfois le politique, à savoir la
superstructure juridico-politique, en l’opposant à la politique en tant que lutte des classes3.
Dans la première phase de notre parcours, nous nous proposons donc d’éclaircir ce que pense
le matérialisme historique en tant qu’il est une pensée de la pratique politique prolétarienne en
conjoncture. Autrement dit, nous aborderons le matérialisme historique du point de vue de son
contenu.

Il faut immédiatement souligner que, pour pouvoir penser la politique prolétarienne, en


tant qu’elle se déploie en rapport au mode de production capitaliste en visant l’actualisation du
mode de production communiste, le matérialisme historique doit dégager la forme d’une
pratique politique de transformation historique. Le matérialisme historique doit en effet se
poser la question de savoir « de quoi y a-t-il histoire », « qu’est-ce qui est historique dans
l’histoire », la question des « formes de l’historique » (PM, 126). Sa réponse sera qu’est

1
Jusqu’à notre Partie V.
2
Nous empruntons cette idée à Alain Badiou, bien que nous l’infléchirons dans un sens différent par rapport
à lui. Cette expression est rapportée dans B. Bosteels, Alain Badiou, une trajectoire polémique, Paris, La
Fabrique, 2009, p. 162.
3
Cette distinction apparait en toute clarté dans un texte de 1967 publié du vivant de Althusser seulement en
hongrois (L. Althusser, « A marxista filozofia tortenelmi feladat », Marx-as elmélet forradalma, Budapest,
Kossuth, 1968) et plus récemment traduit en anglais (cf. L. Althusser, « La tâche historique de la philosophie
marxiste », A9-02.05, p. 36 ; tr. angl. « The Historical Task of Marxist Philosophy », Humanist Controversy
and Other Writings (1966-1967), tr. G. M. Goshgarian, London-New York, Verso, 2003, p. 210).

31
historique la transformation structurelle, ce qui signifie que pour être pensée de la pratique
politique prolétarienne – visant une transformation historique – en conjoncture, le matérialisme
historique doit formuler une théorie structurale de l’histoire. C’est dans ce cadre que tous les
« concepts fondamentaux » du matérialisme historique – de ceux de formation sociale et mode
de production à ceux des instances du tout social – s’inscrivent. Cet ensemble de concepts
pourrait finalement être compris sous le concept général de topique :
La conception de l’histoire ne se décide pas au niveau du contenu de l’“évidence” idéologique des
évènements historiques. (…) [Cette évidence] nous apprend qu’il se passe des choses, qu’il se produit
des “évènements”, qu’un roi ou un homme meurent, qu’une guerre a lieu, qu’un gouvernement est
renversé, qu’un régime tombe, qu’une révolution se produit. Elle nous apprend en même temps
l’existence de milliers d’autres évènements, qu’un fleuve déborde, qu’un train déraille, que telle ou
telle idée nouvelle surgit, que telle autre meurt, etc. Dans l’évidence idéologique du “vécu” nous
sommes dans les évènements : nous avons trop, lesquels retenir ? De cette surabondance paraissent
alors naître les réflexions du scepticisme : rien de nouveau sous le soleil (ce qui peut être une façon de
nier l’événement) ou, “on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve” (ce qui peut être une
façon de renoncer à le penser). En vérité toute conception de l’histoire, qu’elle soit religieuse
(Bossuet) ou philosophique (Voltaire, Rousseau, Condorcet, Hegel) fait comme les historiens : elle
choisit entre les évènements ceux qu’elle considère comme historiques, et elle laisse les autres de
côté. Elle opère ce choix en fonction de l’idée de ce dont il peut y avoir de l’histoire. (…) À cette
question préalable : de quoi y a-t-il histoire ? Marx donne une réponse absolument nouvelle, qui pour
la première fois place la question sur le terrain de la science, en disant : il y a histoire de ce qui
constitue les formations sociales. La topique est donc la théorie de ce qui constitue, dans son principe,
une formation sociale4.

4
L. Althusser, « Socialisme idéologique et socialisme scientifique », A8-02.03, pp. 68-69. Pour faire ressortir
immédiatement le lien avec la pratique politique prolétarienne, citons aussi le passage inédit suivant, où
Althusser reprend la question de savoir comment « faire le tri » entre évènements historiques, pour la
soumettre à l’idée de la lutte des classes comme jugement de l’histoire sur elle-même : « Chacun sait que
l’histoire est ce qui arrive, même quand il n’arrive rien. (…) Mais là commence la difficulté : tout ce qui
arrive n’est pas historique. Tous les évènements ne sont pas historiques. Alors qu’est-ce qui va faire la
différence, c’est-à-dire le tri ? Ni vous ni moi, évidemment, pas même les grands hommes. Ah si, les
historiens, c’est leur métier. Mais leurs critères ? Quand on les examine d’un peu près, on constate qu’à
l’exception de ceux qui rament contre le courant, les critères et les jugements des historiens ne font jamais
qu’enregistrer les critères et les jugements de l’histoire elle-même. Paradoxe : c’est donc l’histoire qui fait le
tri entre les évènements historiques et les autres, c’est l’histoire qui dit ce qui est historique, donc qui dit ce
qu’est l’histoire. Mais l’histoire qui dit ce qu’est historique est elle-même la même histoire que l’histoire sur
laquelle elle se prononce ? Oui : les jugements de l’histoire sont les jugements que l’histoire porte sur elle-
même. Amen. C’est ici que Marx glisse son mot. Les jugements que l’histoire porte sur elle-même
constituent l’histoire en histoire. Soit. Mais ces “jugements” ne sont pas des jugements de Dieu : ce sont les
résultats des luttes de classe qui opposent des classes antagonistes. La victoire de la classe dominante sur la
classe exploitée est un “jugement de l’histoire” sur elle-même, et les historiens de la classe dominante
l’inscrivent dans leurs livres, en traitant comme il convient la classe vaincue (48, 71) avec les attendus et les
adjectifs de sa défaite, pour qu’elle n’en soit que plus soumise d’avoir osé se révolter, et au besoin on peut
même lui expliquer en détail pourquoi elle ne pouvait qu’être vaincue, afin qu’elle ne recommence pas.
Jugement de l’histoire. Mais la classe vaincue peut garder de sa défaite, et du massacre qu’on lui a fait subir,
un tout autre souvenir, l’évènement qu’elle a subi peut porter un tout autre “jugement” sur l’histoire. (…)
Concluons : selon les évènements de la lutte des classes, selon les résultats des affrontements, l’histoire porte
bien sur elle des “jugements”, qui sont ces résultats, qui sont commentés de façon contradictoire par les
classes en lutte, car ils sont en instance, jugés eux-mêmes qu’ils seront par le procès de la lutte de classe qui
les a produits » (L. Althusser, « Projet de livre sur l’impérialisme » A21-03.03, « Sur l’histoire du mode de
production capitaliste », pp. 9-10). Les problèmes de la détermination de ce qui est historique dans l’histoire
et du « jugement » de l’histoire sur elle-même remontent loin dans le parcours d’Althusser (cf. PH, 160-180).

32
On pourrait reformuler en affirmant que, pour le matérialisme historique, le concept de topique
est essentiel en tant qu’il permet de saisir les nœuds structurels (ce qui constitue une formation
sociale) permettant d’avoir une prise sur le réseau de l’histoire:
un jour je parlerai de la topique, du fait que Marx (comme Freud) présente la réalité dont il parle en la
disposant en des lieux (topoi), en des places inconfondables (…). Façon de marquer la différence (…)
comme distinction des instances, c’est-à-dire de lieux occupés par des pouvoirs, des pouvoirs au sens
fort du mot, c’est-à-dire des « réalités » exerçant une influence, une efficace (…). Lénine lisant Hegel
s’arrête (…) devant une expression de Hegel : le réseau et le noyau. Tout est là : dans le tissu
universel (…) ce qui intéresse Lénine (après Marx) tout comme Freud, ce sont les noyaux, les points
cruciaux où les fils, au lieu de se contenter de jouer le jeu de la trame et de la chaîne (…) se nouent en
nœuds, en certains lieux inconfondables qui sont constitués par ces nœuds (il n’y a pas d’abord le tissu
indifférencié dans son éternelle différence, puis, en tel endroit du tissu, un nœud comme un accident,
un sous-produit du tissu, un nœud qui se trouve dans tel lieu du tissu, le nœud n’est pas un effet du
tissu, un accident du lieu, un hasard du lieu : au contraire, c’est le nœud qui fait du lieu qu’il occupe
un lieu, son lieu à partir duquel il agit sur les autres lieux). [En note :] Le nœud structure l’espace5.

Dans cette perspective générale, nous aborderons le problème du rapport entre structure
et conjoncture. Exposée de manière synthétique, notre hypothèse sera la suivante : le
matérialisme historique pense la conjoncture en tant que clivée entre tendances incompatibles
mais coexistantes, qui réalisent des pouvoirs sociaux alternatifs ; l’analyse structurale, en tant
que construction de topiques, fournit le point de vue depuis lequel il est possible de saisir la
conjoncture en tant que clivée. C’est à partir de là que la transformation structurelle peut être
comprise en tant que changement du rapport entre ces tendances. Nous pourrions reformuler
cette hypothèse à travers une double négation : Althusser prétend évacuer toute possibilité de
formuler le matérialisme historique comme une « ontologie régionale » de l’histoire –
composante particulière d’une « ontologie générale » –, qui consisterait à définir l’« être » des
« éléments » de l’histoire indépendamment de leurs déterminations conjoncturelles pour en
connaitre le devenir global ; n’étant pas une ontologie régionale, pour Althusser le
matérialisme historique ne peut pas non plus être une théorie du sujet de l’histoire, consistant
à saisir le « principe » du devenir de l’histoire.

Une telle perspective nous permettra de mettre en valeur la continuité qui habite la
reformulation althussérienne du matérialisme historique. Il ne s’agira certes pas de nier que la
pensée d’Althusser se construit à travers une série de déplacements, mais de comprendre les
différentes séquences dont elle se compose comme autant d’opérations de formalisation, –
déterminées par le champ théorique, idéologique et politique où elles interviennent – d’un
même type de savoir : le matérialisme historique comme pensée de la pratique politique en
conjoncture. Dans cette première phase, nous nous limiterons à enregistrer ces déplacements
en les ancrant dans la continuité de la construction de ce savoir. Ces déplacements ne pourront
être véritablement expliqués que dans la deuxième phase de notre travail6, où il sera question

5
L. Althusser, « Lettre du 16 février 1971 », in L. Althusser, Lettres à Franca (1961-1973), Paris,
Stock/IMEC, 1998, pp. 788-789.
6
À partir de notre Partie V.

33
de la manière dont le matérialisme historique prend une forme politique dans la conjoncture,
c’est-à-dire de la manière dont le matérialisme historique prend lui-même place dans la
topique – question nécessaire pour comprendre comment le matérialisme historique peut être
un « principe d’action »7. Nous pourrons alors étudier ce qui arrive au matérialisme historique
en tant que, étant pensée de la pratique politique en conjoncture, il est lui-même « sous »
conjoncture. C’est sur ce niveau qu’une véritable discontinuité dans l’œuvre d’Althusser –
touchant à la manière plus ou moins aboutie dont l’ontologie et la théorie du sujet sont
évacuées par sa pensée – pourra être identifiée. Il sera alors possible de comprendre comment
cette discontinuité se réfléchit dans ses différentes formalisations du matérialisme historique
sous la forme du déplacement.

Affirmer que l’œuvre d’Althusser consiste en une reformulation du matérialisme


historique ne va pas de soi. Sans vouloir introduire des barrières disciplinaires, il faut
reconnaitre qu’Althusser s’est occupé prioritairement de philosophie et que ses apports au
matérialisme historique comme « analyse concrète de la situation concrète » sont limités8, en
particulier si l’on néglige les contributions de ses collaborateurs qui s’y sont attelés plus
directement. Toutefois, nous soutiendrons que la philosophie telle que la pratique Althusser
opère de l’intérieur du matérialisme historique. À titre provisionnel, son rapport au
matérialisme historique pourrait être compris, pour reprendre, en en déplaçant le point
d’application, une métaphore employée par Althusser, comme celui entre le ballant et la roue
d’une locomotive, où le premier conserve et relance le mouvement de la deuxième, tout en y
étant attaché9. Ainsi, la philosophie opère dans le mouvement des concepts du matérialisme
historique, afin de le conserver et de le relancer comme pensée de la pratique politique en
conjoncture. À nouveau, cette fonction de la philosophie ne pourra être pleinement explicitée

7
« [L]e marxisme tout comme la psychanalyse sont des disciplines non-spéculatives, et de ce fait le “sujet”
qui les énonce doit – comme tout sujet scientifique – disparaître dans ses énoncés – mais comme ce sujet fait
partie de l’objet dans le champ (topique) duquel il agit, sa place et sa fonction sont désignées
métaphoriquement par le dispositif de la discipline sous forme de topique. C’est ce qui permet à ces
disciplines d’échapper à la “conception du monde”, à l’“interprétation du monde”, et à inscrire dans leur
structure leur caractère très particulier d’être des disciplines qui ne peuvent exister sans intégrer en elles le
moment de l’action : d’être à la fois principe d’intelligence (comme toutes les sciences ordinaires) et principe
d’action » (L. Althusser, « Lettre du 12 juillet 1969 », Lettres à Franca, op. cit., p. 766).
8
Toutefois, soulignons dès maintenant qu’aux yeux d’Althusser l’analyse concrète de la situation concrète
n’est pas la tâche d’un seul intellectuel, ou d’un groupe d’intellectuels. Dans une version fragmentaire de
l’ouverture des Vaches noires, Althusser répond aux reproches de prôner l’analyse concrète sans la produire
que « [c]’est une objection trop facile. Cela revient tout simplement à me demander de me substituer, à moi
tout seul, au parti ou congrès du parti » (cité in G. M. Goshgarian, « Note d’édition », VN, 10 ; cf. aussi, VN,
339). Nous verrons qu’effectivement pour Althusser le matérialisme historique devrait être la construction du
parti tout entier, et non pas simplement de ses intellectuels et dirigeants (cf. Section VI.3).
9
La métaphore est proposée pour figurer les rapports entre théorie et pratique dans IP, 285. Le caractère
paradoxal de la position althussérienne à l’égard du matérialisme historique est bien relevé par Yves Duroux,
qui, en reprenant l’image althussérienne du « cercle de la philosophie », dont il faut « sortir tout en y
restant », souligne qu’« Althusser adosse le cercle philosophique à une science, mais dont il n’est pas le
pratiquant » (« Le passage des temps. Conversation avec Yves Duroux », in A. W. Lasowski, Althusser et
nous, Paris, P.U.F., 2016, p. 69).

34
que dans la deuxième phase de notre parcours. Pour l’instant, nous nous limiterons à la voir à
l’œuvre « à l’état pratique » dans les différentes opérations de formalisation du matérialisme
historique réalisées par Althusser.

La fonction spécifique de la philosophie dans l’entreprise althussérienne justifie notre


point de départ. Nous ouvrirons cette première phase en étudiant la toute dernière proposition
théorique d’Althusser, développée en particulier dans les années 80 sous le nom de
« matérialisme de la rencontre » ou « matérialisme aléatoire »10. Notre but sera de montrer que
cette proposition peut être comprise comme prenant place à plein titre dans le matérialisme
historique et que, si on la comprend de cette manière, elle ouvre la voie à une conception du
matérialisme historique comme pensée de la pratique politique en conjoncture. Ensuite, nous
reviendrons sur le parcours d’Althusser depuis les années 60 en relevant la continuité qui le
relie, à travers ses différentes séquences, à son aboutissement. Ce point de départ nous parait
pertinent dans la mesure où les écrits du dernier Althusser constituent apparemment ses écrits
les plus purement « philosophiques », allant jusqu’à poser les coordonnées d’une nouvelle
ontologie générale. S’il s’agit, comme nous nous proposons de le faire, de renoncer à l’idée du
matérialisme historique comme ontologie régionale soumise à une ontologie générale, alors
c’est bien des théories formulées à cette époque qu’il faut avant tout montrer qu’elles
s’orientent vers une pensée de la pratique politique en conjoncture. Ce choix semble d’autant
plus approprié que c’est paradoxalement en ce même moment qu’Althusser remet le plus
radicalement en question l’idée du matérialisme dialectique comme « philosophie marxiste » –
qu’elle soit comprise comme une ontologie générale, ou, comme Althusser le fait dans les
années 60, comme une épistémologie, dont nous monterons plus tard qu’elle tend toujours à
sécréter une forme d’ontologie. Cette remise en question est bien résumée par l’idée qu’il faut
abandonner toute tentative de construire une « philosophie marxiste », afin de se consacrer à la
formulation d’une « philosophie pour le marxisme »11 – changement qui correspond
précisément à l’abandon de l’idée de matérialisme dialectique, « cette horreur » (EI, 596), à la
faveur du matérialisme de la rencontre. C’est donc en détachant la philosophie de toute
tendance à « chapeauter » le matérialisme historique qu’on peut comprendre comment elle y

10
Les deux dénominations semblent s’équivaloir chez Althusser, le deuxième prenant le dessus dans les tout
derniers écrits. Nous retiendrons toutefois la première dont nous montrerons qu’elle permet de mieux cerner
la spécificité de la proposition althussérienne.
11
« [J]e crois que nous sommes face à une nouvelle tâche (…) : rechercher quel type de philosophie
correspond le mieux à ce que Marx a écrit dans Le Capital. Quelle qu’elle soit, ce ne sera pas une
“philosophie marxiste”. Elle sera simplement une philosophie, appartenant à l’histoire de la philosophie. Elle
pourra rendre compte des découvertes conceptuelles que Marx utilise dans Le Capital, mais ce ne sera pas
une philosophie marxiste : ce sera une philosophie pour le marxisme » (SP, 38). Au lieu de dégager la
philosophie de Marx, présente « à l’état pratique » dans son œuvre, il faut donc « rendre compte de ce que
Marx pensa, de la forme dans laquelle il pensa » (SP, 39). Cette forme de pensée est ici définie comme une
« non-philosophie, dont la fonction d’hégémonie théorique dépérirait pour laisser la place à de nouvelles
formes d’existence philosophique » (SP, 39).

35
opère de l’intérieur. Saisir le sens du « pour » sera donc crucial ; il y va non seulement de la
conception du matérialisme historique comme pensée de la pratique politique en conjoncture,
mais du type de prise de forme politique approprié à une telle pensée.

Disons-le d’emblée : une telle approche court le risque d’appliquer à Althusser la


modalité « analytico-téléologique » d’interprétation qu’il critique dans Pour Marx, dont l’un
des principes est justement la « mise en perspective par la fin » (PM, 54) qui découpe les
moments théoriques en leurs éléments afin de juger, depuis la fin, lesquels de ces éléments
peuvent être retenus. Pour éviter cette lecture, nous nous refuserons d’aborder chaque séquence
du parcours d’Althusser en triant le bon grain de l’ivraie, ce qui est vivant et ce qui est mort.
C’est en effet en concevant chaque séquence comme un tout – résultat d’une opération de
formalisation spécifique – qu’il est possible de saisir la continuité de la problématique
fondamentale qui oriente son parcours : celle de la constitution d’une science de la pratique
politique en conjoncture12.

1. Le vide d’origine et la tentation eschatologique

Pourquoi les écrits sur le matérialisme de la rencontre sont-ils importants pour


comprendre le matérialisme historique comme un matérialisme politique ? Parce qu’ils
constituent un renouvèlement de la tentative althussérienne d’expliquer ce qui se passe dans les
phases dites « de transition », c’est-à-dire lors du « passage » d’un mode de production à
l’autre13, et que le but de la pratique politique prolétarienne est de favoriser le passage du mode
de production capitaliste au mode de production communiste. Autrement dit, pour aider la
pratique politique à être révolutionnaire, il faut que le matérialisme formule une théorie de la

12
De ce point de vue, il est judicieux de garder à l’esprit les conseils qu’Althusser nous donne pour éviter le
biais analytico-téléologique : 1) considérer chaque tout à partir de la problématique qui l’unifie, 2) déterminer
le rapport que cette problématique entretient avec le champ idéologique où elle s’inscrit ainsi qu’avec les
problèmes et la structure sociaux qui le soutiennent, 3) comprendre que le principe moteur du développement
de ce tout réside hors de lui (cf. PM, 59).
13
Cette question avait fait l’objet de l’exposé d’Étienne Balibar au séminaire sur Le Capital de 1964-65 dont
est tiré Lire Le Capital et de son autocritique, sur lesquelles nous reviendrons (Section II.1). En 1965, au
moment où il prépare la publication de Pour Marx et Lire Le Capital, Althusser écrit un texte, qui sera publié
de son vivant seulement en espagnol (L. Althusser, « Teoria, practica teorica y formacion teorica. Ideologia y
lucha ideologica », in Casa de las Americas, n° 34, 1966), où il affirme que, parmi les points sur lesquels le
matérialisme historique doit être urgemment développé, la théorie des « formes de transition » est
« indispensable ». Ce texte a été plus récemment traduit en anglais (Louis Althusser, « Théorie, pratique
théorique et formation théorique. Idéologie et lutte idéologique », A4-01.02, p. 20 ; « Theory, Theoretical
Practice and Theoretical Formation : Ideology and Ideological Struggle », tr. J. H. Kavanagh, Philosophy and
the spontaneous philosophy of the scientists, Londres, Verso, 1990, p. 20). Similairement, dans
« Matérialisme historique et matérialisme dialectique », qui constitue en large partie une reprise du texte
précédent, Althusser estime que le manque d’une théorie des « formes de transition » d’un mode de
production à l’autre est « de grande conséquence » pour le marxisme (L. Althusser, « Matérialisme historique
et matérialisme dialectique » (1e éd. Cahiers marxistes-léninistes, n° 11, 1966), Les armes de la critique, s.d.,
s.p.). Dans Lire Le Capital, Althusser affirme que « cette théorie est indispensable, tout simplement pour
pouvoir venir à bout de ce qu’on appelle la construction du socialisme (…) ou encore pour résoudre les
problèmes posés par le soi-disant “sous-développement” des pays du tiers-monde » (LC, 416).

36
transition. Ce n’est donc pas par hasard si c’est dans la question de la transition que se nichent
les deux ennemis théoriques avec lesquels la théorie du matérialisme de la rencontre vise à
rompre de la manière la plus radicale. Il s’agit de deux possibles interprétations du
matérialisme historique opposées et parallèles qui risquent de rendre impossible sa constitution
en pensée de la pratique politique en conjoncture : nous les qualifierons respectivement de
téléologique et d’eschatologique. Le matérialisme de la rencontre vise en effet à formuler une
théorie de la transition qui refuse de réduire ce passage à une évolution progressive à partir
d’une origine et vers une fin, tout autant qu’au surgissement miraculeux du « tout autre ». Que
les écrits sur le matérialisme de la rencontre soient concernés par la question de la transition
devient par ailleurs évident si l’on pense que le but affiché de cette recherche est de ressaisir ce
qu’Althusser considérait à l’époque comme le cœur même de l’œuvre de Marx, à savoir
Section VIII du Livre I du Capital qui, consacrée à l’accumulation primitive, constitue
précisément une tentative de rendre compte du « passage » du mode de production féodal au
mode de production capitaliste.

Il est important de souligner que l’on ne trouve pas dans ces textes une théorie
cohérente et exhaustive. Bien au contraire, il s’agit d’essais parcellaires et parfois même
contradictoires. Notre option interprétative consiste à les lire comme une tentative de relancer
le programme de renouvèlement du matérialisme historique proposé pour la première fois par
Althusser dans les années 60. Il est toutefois impossible de nier qu’une autre option de lecture
est tout aussi autorisée. André Tosel la décrit comme suit : pour le dernier Althusser « [l]a
science de l’histoire se réduit à un pari sur l’événement imprévisible de sa transformation »14.
Face à l’absence conjoncturelle d’une tendance révolutionnaire viable, un militant communiste
ne pouvait en effet qu’essayer de garder ouverte la possibilité du surgissement d’une politique
prolétarienne, tout en renonçant à toute connaissance des processus historiques permettant de
penser le degré d’effectivité d’une telle possibilité, c’est-à-dire aussi à toute perspective
stratégique. Similairement, Warren Montag insiste sur le fait qu’Althusser tend à formuler, à
l’instar de Benjamin, « une théorie de la messianicité sans Messie »15.

C’est le concept de vide, souvent compris dans les derniers écrits comme synonyme de
rien ou de néant, qui est central pour cette lecture. À propos du matérialisme de la rencontre,

14
A. Tosel, « Matérialisme de la rencontre et pensée de l’événement-miracle », op. cit., p. 24.
15
W. Montag, Althusser and His Contemporaries, op. cit., p. 185, nous traduisons. « [La] description de la
révocation “éternelle” des faits accomplis dans et à travers l’histoire, cette de-création éternelle du monde est
très proche, sinon identique, à la restitutio ad integro messianique que Benjamin a décrit dans son Fragment
théologico-politique : le “rythme” nihiliste de l’éternelle décadence de la nature qui n’est rien d’autre que le
nom du bonheur. Ce qu’Althusser appelle l’“à-venir” correspond à l’irruption messianique de la nouveauté,
alors que la révocation des faits mondains correspond au nihilisme de Benjamin comme la seule pratique
politique consistante pour un matérialiste historique » (M. Vatter, « Revolution and Eternal Return in
Benjamin and Althusser », in M. Berdet, Th. Ebke (éds.), Anthropologischer Materialismus und
Materialismus der Begegnung. Vermessungen des Gegenwart im Ausgang von Walter Benjamin und Louis
Althusser, Berlin, xenomoi Verlag, 2014, p. 255, nous traduisons).

37
Althusser affirme par exemple que « cette philosophie est en tout et pour tout une philosophie
du vide » (EI, 561). Il veut ainsi insister sur l’absence de tout principe originaire orientant
l’histoire vers une fin, ce qui est cohérent avec son refus de la pensée téléologique, c’est-à-dire
de toute ontologie positive permettant de connaitre le sens de l’histoire et d’identifier le sujet
qui la meut. La qualification de cette absence d’origine comme vide peut toutefois se retourner
en l’idée que le vide est l’origine même et donc aussi, dans un mouvement typique de toute
pensée des origines, le destin de tout processus, voire ce qui l’accompagne dans tout son
développement. Le vide, loin d’abolir la place de l’origine, vient ainsi l’occuper. Si la pensée
téléologique garantit la nécessité de l’avènement du communisme, l’idée de l’origine comme
vide garantit alors – de manière purement négative – la possibilité de la survenue du tout autre.
Comme l’écrit François Matheron dans un article où il étudie minutieusement les oscillations
du concept de vide dans l’ensemble de l’œuvre d’Althusser, « [c]e refus de toute garantie
fonctionne en fait comme une garantie ontologique suprême : celle de la possibilité d’une
perpétuelle réouverture des processus »16. Ainsi, en s’opposant à la pensée téléologique,
Althusser tomberait du côté d’une pensée eschatologique, mais sans modifier la structure et la
fonction de la première. Il en découle une conception de la politique comme surgissement
créatif à partir du rien : « La référence au vide et au rien est, en effet, surdéterminée en ce
qu’elle évoque malgré elle, en négatif, un équivalent du néant ontothéologique à partir duquel
se détache une problématique du surgissement créatif sans Créateur : ex nihilo, ex vacuo. (…)
Le vide serait un vide d’origine, notion difficile qui semble entrainer une ontologie de
l’événement comme surgissement nouveau »17.

Il n’est alors pas étonnant que la théorie soit réduite dans ce cadre à la
« reconnaissance », au « constat » (EI, 556) du « fait accompli », induisant une posture
d’attente à l’égard de l’avènement toujours possible du tout autre. Ainsi, conclut Montag, le
vide comme destin, qui semble devoir soutenir une subjectivité sceptique, en vient à constituer
chez Althusser le principe d’un espoir – un espoir qui n’est toutefois que la projection sur
l’histoire des impasses de sa conscience militante face à l’absence de perspectives
révolutionnaires : l’absence de perspective révolutionnaire induit le remplacement de la théorie
par un souhait. Le matérialisme de la rencontre serait alors « la vaine attente d’un futur (…)
pour une conscience qui confond son temps avec le temps de l’histoire et sa fin avec la fin d’un
mode de production, refusant et peut-être incapable de saisir le fait que depuis la perspective
d’un matérialisme de la rencontre authentique, tout comme rien ne garantit l’advenir du
meilleur, rien ne prohibe absolument la persistance du pire »18.

16
F. Matheron, « La récurrence du vide dans l’œuvre de Louis Althusser », Futur Antérieur, « Lire Althusser
aujourd’hui », Paris, L’Harmattan, 1997, p. 46.
17
A. Tosel, « Matérialisme de la rencontre et pensée de l’événement-miracle », op. cit., pp. 30-31.
18
W. Montag, Althusser and His Contemporaries, op. cit., p. 189. Il faudrait alors se demander si la contre-
critique que l’on peut opposer d’un point de vue althussérien à la critique adressée par Derrida à Althusser,
ne pourrait pas être retournée contre cette tendance de la pensée du dernier Althusser. Selon Derrida, dans sa

38
Ces interprétations du matérialisme de la rencontre insistent sur le fait que la pensée du
dernier Althusser peut être comprise comme une sorte d’ontologie négative impliquant une
théorie du sujet comme attente19. En même temps, elles relèvent aussi qu’une contre-tendance
s’y esquisse, que Tosel identifie comme étant « épistémologique », où « le vide est une sorte
d’opération méthodologique qui, à l’intérieur du plein d’un monde théorique déjà occupé, fait
le vide de ces déterminations »20. Ainsi, loin de renvoyer à une absence absolue de
déterminations, au rien dont tout surgit et auquel tout doit retourner, ce geste méthodologique
« présuppose que l’on est toujours au milieu des choses et de leurs rencontres »21. Face à
l’absence de perspectives révolutionnaires, il ne s’agit donc pas d’affirmer le vide ultime sur
lequel elle repose, mais de faire le vide de ce qui, dans le monde théorique, empêche de rendre
la conjoncture intelligible, et donc transformable. Selon Tosel, Althusser ouvre alors l’espace
pour une ontologie positive de type nouveau, à la fois anti-téléologique et anti-eschatologique.
Le pendant ontologique de cette position est explicité par Montag : « dans cette perspective, le
vide n’est pas la condition de la rencontre ; au contraire, la rencontre est la condition du vide,

tentative « de dissocier le marxisme de toute téléologie et de toute eschatologie messianique », Althusser


aurait oblitéré la possibilité d’une « affirmation émancipatoire et messianique, une certaine expérience de la
promesse qu’on peut tenter de libérer de toute dogmatique et même de toute détermination métaphysico-
religieuse, de tout messianisme » (J. Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, pp. 146-147). La contre-
critique est formulée par Balibar : « Althusser pouvait avoir [quelques raisons] (…) pour soupçonner dans le
motif eschatologique – surtout lorsqu’il se présente dans la forme d’une eschatologie négative : “messianique
sans messianisme”, “espérance sans espoir”, etc. – une sorte de retour au schéma kantien de la téléologie sans
telos ou de la “finalité sans fin” (…). Plutôt qu’une déconstruction de la métaphysique de la temporalité (…)
il ne faudrait voir alors dans l’insistance derridienne et dans la forme impérative-optative sous laquelle elle
s’énonce souvent (“Viens !”) qu’un retour à cette métaphysique, mais dans sa forme subjective, ou ultra-
subjective, détachée de l’ontologie et associée à l’expérience phénoménologique de l’attente, de l’espérance,
de la fin toujours “différée” » (É. Balibar, « Eschatologie / Téléologie. Un dialogue philosophique
interrompu et son enjeu actuel », in M. Turchetto (éd.), Rileggere Il Capitale. La lezione di Louis Althusser,
Actes du congrès de Venise (9-10-11 novembre 2006), Deuxième partie, Milan, Mimesis, 2009, p. 205). Cf.
aussi V. Morfino, « Escatologia à la cantonade. Althusser oltre Derrida », Décalages. An Althusserian
Studies Journal, vol. 1, n° 1, 2014.
19
Il est toutefois également possible qu’Althusser vise à contrecarrer de l’intérieur une telle tendance. La
pensée du dernier Althusser révèlerait alors « l’antagonisme au cœur de toute eschatologie, [ne visant] ni la
fin dont “rêve” la théologie, ni le projet rationaliste de hâter la fin de la fin, mais la fin qui existe seulement
dans la mesure où elle ne viendra jamais ou demeure irréductiblement à venir. (…) [C]es interventions
n’étaient rien de moins que des actes de sabotage théologico-philosophique, leurs formules étranges et
troublantes étaient les sabots jetés dans la machine qui produit la couverture de la partie du présent que nous
appelons futur, arrêtant son opération et, ce faisant, rompant les attaches qui nous lient au destin » (W.
Montag, « Althusser and The Problem of Eschatology », in A. Hamza, Althusser and Theology. Religion,
politics and philosophy, Leiden, Brill, 2016, p. 41, 46, nous traduisons).
20
A. Tosel, « Matérialisme de la rencontre et pensée de l’événement-miracle », op. cit., p. 42. Cf. aussi
B. Quélennec, « Faire le vide. Stratégie de l’aléatoire chez Louis Althusser », in M. Berdet, Th. Ebke (éds.),
Anthropologischer Materialismus und Materialismus der Begegnung, op. cit. Concernant l’opération de
« faire le vide » comme geste philosophique, nous nous permettons de renvoyer également à notre « Faire le
vide. Intervention intellectuelle et idéologie entre Spinoza et Althusser », Cahiers marxistes, n° 244, février-
mars 2015. La tension interne au concept de vide s’exprime parfaitement dans ce passage : « Il s’agit d’une
philosophie du vide qui non seulement dit que le vide préexiste aux atomes qui tombent en lui, mais aussi
d’une philosophie qui fait le vide philosophique pour se donner l’existence (…) On donne alors la primauté
au néant sur toute forme, la primauté à l’absence (il n’y a pas d’Origine) sur la présence » (SP, 42-43).
21
A. Tosel, « Matérialisme de la rencontre et pensée de l’événement-miracle », op. cit., p. 43.

39
compris toutefois comme verbe, comme une activité plutôt que comme une substance »22.
C’est cette deuxième voie que nous nous proposons de parcourir, celle qui fait de la rencontre
le cœur de l’entreprise althussérienne, d’où notre choix de maintenir le syntagme
« matérialisme de la rencontre » au détriment de l’idée d’aléatoire23. Mais nous insisterons sur
le fait que plutôt qu’une ontologie nouvelle, c’est une pensée de la politique en conjoncture
qu’Althusser voudrait par là formuler.

Il faut signaler que la tentative la plus consistante d’assoir le matérialisme de la


rencontre sur une « ontologie positive » se trouve dans la brillante lecture des textes du dernier
Althusser proposée par Toni Negri. Negri base sa lecture sur le même constat qui fonde
l’interprétation « eschatologique » du matérialisme de la rencontre : la situation à laquelle
Althusser fait face à la fin des années 70 comporte un « vide de la pratique, et donc de la
théorie »24. Toutefois, ce vide des conditions ne suscite pas une posture d’attente envers un
surgissement créateur à partir de rien ; il est au contraire retourné dans un sens éminemment
positif afin de fonder une pensée de « l’intempestivité » et de « la discontinuité de la puissance
sociale » en tant que « signe d’une multitude de trajectoires ontologiques, de subjectivités
fondées sur la stabilité d’une tendance communiste ». Le vide des conditions renvoie donc à un
« tissu ontologique du communisme » comme donnée à partir de laquelle se constituent, à
travers des rencontres aléatoires, des subjectivités révolutionnaires. Ce processus de
constitution d’une subjectivité révolutionnaire, garanti par le « contenu ontologique
communiste », peut se déployer en raison de « l’indéterminisme absolu de la surface », c’est-à-
dire précisément du vide des conditions comme évacuation de toute nécessité poussant
l’histoire vers sa fin.

Negri s’explique en reprenant un passage des « Thèses de juin », un texte inédit écrit
par Althusser en 1986 :
Dans le matérialisme aléatoire, « toute détermination en acte se montre comme variable aléatoire
d’une invariante tendancielle existante ». Cette affirmation althussérienne devient parfaitement
compréhensible si la détermination en acte est conçue comme pratique théorique, autrement dit
comme position de thèse, la variable aléatoire comme acte historique d’affirmation, dans la liberté

22
W. Montag, Althusser and His Contemporaries, op. cit., p. 188.
23
« Il y a, en gros, deux concepts essentiels dans ce texte : le concept de vide et celui de rencontre. (…) [L]a
grande emphase d’Althusser sur les concepts de “rien”, de “néant” et de “vide” a une fonction exclusivement
rhétorique : la contingence, l’aléa sont en effet posés par la rencontre, et non par le rien/néant/vide. Si l’on
donne à cette rhétorique une fonction théorique, l’on risque de transformer la théorie de la rencontre en une
théorie de l’évènement ou de la liberté » (V. Morfino, L. Pinzolo, « Le primat de la rencontre sur la forme. Le
dernier Althusser entre nature et histoire », tr. Fr. Matheron, Multitudes, n° 21, 2005/2, p. 151). Dans une
autre version de ce texte on trouve également l’affirmation suivante : « Primat de l’aléatoire sur la
relationalité ? À mon avis, la formule la plus claire est : primat de la rencontre sur la forme » (V. Morfino,
« Il primato dell’incontro sulla forma », in M. Turchetto (éd.), Giornate di studio sul pensiero di Louis
Althusser, Venezia 11-12 février 2004, Actes du colloque, Milano, Mimesis, 2006, p. 15, nous traduisons).
24
A. Negri, « Pour Althusser : notes sur l’évolution de la pensée du dernier Althusser », Futur Antérieur,
Numéro spécial : « Sur Althusser, passages », décembre 1993, s.p. (les citations de ce paragraphe et du
suivant pour lesquelles aucune référence n’est indiquée sont tirées de cet article).

40
ouverte de la surface, et l’« invariante » tendancielle comme le contenu ontologique communiste qui
alimente la liberté des sujets dans l’histoire.

L’idée de contenu ontologique communiste garantit donc la présence d’une subjectivité


capable de s’affirmer dans l’indétermination de la surface. Il nous semble que, si l’ontologie
négative pariait sur l’avènement du vide devant une situation entravant toute pratique politique
révolutionnaire, l’ontologie positive de Negri parie sur le vide de cette situation même, en lui
opposant la plénitude du communisme comme tendance ontologique pouvant soutenir des
subjectivités capables de se déployer dans ce vide. Ce qui est ainsi oblitéré est l’idée qu’il faut
avant tout faire le vide des conditions, qui sont loin d’être indéterminées, à travers la ressaisie
de rencontres qui posent d’autres conditions : c’est donc plutôt de rencontres sur une surface
déterminée qu’il faudrait partir, et non pas d’un substrat ontologique garantissant l’efficacité de
ces rencontres par son opposition au vide de la surface. Ainsi, s’il faut renoncer à cette
conception ontologique du communisme, c’est parce que la surface n’est pas indéterminée, et
les subjectivités ne sont pas libres de s’y affirmer25.

Nous affirmerons donc que, loin de viser la construction d’une nouvelle ontologie,
c’est bien afin de permettre une reformulation du matérialisme historique comme matérialisme
politique débarrassé de toute ontologie que l’idée du primat de la rencontre sur le vide – en tant
qu’il suppose que la rencontre fasse le vide dans le plein des conditions données – doit être
développée. On peut déjà indiquer, en reprenant les mots de Balibar, que cette position rend en
effet possible une pensée de la pratique politique comme « action devenue possible dans le
vide qu’elle ménage elle-même, non pas en se précédant mais en cristallisant ses propres

25
Notons que la lecture de Negri se base sur la recherche dans les textes althussériens des années 80 d’une
analyse de la conjoncture de l’époque qui coïncide essentiellement avec la sienne. Selon cette analyse, dans
la phase de la subsomption réelle de la société dans le capital, « l’idéologie a massivement étendu sa
domination sur tout le réel » en bouleversant le rapport base-superstructure par l’intervention toujours plus
massive de facteurs subjectifs au niveau des forces productives. Ce qui implique que l’idéologie et la
subjectivité deviennent le « terrain obligé pour une réplique antagoniste à la restructuration capitaliste » : « Il
est évident que le discours, avec une cohérence parfaite par rapport à la définition althussérienne de la
nouvelle subjectivité, pourrait être appliqué à la nature nouvelle des forces productives, sur les caractères
immatériels, abstraits, coopératifs du travail social. C’est là en effet que la nouvelle subjectivité se forme, et
c’est là qu’elle a la possibilité de reproposer le désir révolutionnaire ». Ainsi, autant le capital subsume
totalement la société, autant, par la manière dont il inscrit la subjectivité au cœur même du procès de
production, il devient parasitaire. De cette manière, il est possible de fonder le rapport entre contenu
ontologique communiste, surface indéterminée et subjectivité révolutionnaire. Fabrizio Carlino a bien montré
comment cette pensée de Negri est habitée par une ontologie axée sur le couple puissance/acte hérité du néo-
idéalisme de Giovanni Gentile : « tout se passe comme si Negri utilisait la multitude d’une manière double et
contradictoire : il affirmerait tout d’abord la puissance de la multitude comme base ontologique de l’existant ;
ensuite, une fois libérée de la coquille vide et dissociée de l’ordre actuel, la multitude produirait un ordre
nouveau – comme si elle était à la fois le communisme en puissance et le communisme en acte » (F. Carlino,
« De la disjonction d’acte et puissance à l’interprétation récursive de l’accumulation originaire », Cahiers du
GRM, n° 9, 2016, § 14). Sur le rapport entre les deux auteurs cf. aussi J. Read, « To Think the New in the
Absence of its Conditions : Althusser and Negri and The Philosophy of Primitive Accumulation », in
K. Diefenbach et alii, Encountering Althusser, op. cit.

41
conditions de possibilité, en “liant” ou “nouant” (Verbindung) des moyens dont la conjonction
n’existait pas d’avance, ce qui veut dire aussi qu’elle libère leur efficacité »26.

2. Les concepts fondamentaux du matérialisme de la rencontre

Essayons donc de présenter les principes du matérialisme de la rencontre27 à la lumière


de l’exemple paradigmatique de l’accumulation primitive, en nous concentrant sur le texte où
ils sont exposés de la manière la plus consistante : « Le courant souterrain du matérialisme de
la rencontre »28. Selon Althusser, toute réalité est le résultat de la rencontre (ou conjonction)
d’éléments produits par des séries causales différentes : « Il n’est de rencontre qu’entre des
séries d’êtres résultats de plusieurs séries de causes » (EI, 580)29. Cette rencontre n’est
aucunement inscrite de manière nécessaire dans la logique propre au devenir de chaque série
causale : « toute rencontre aurait pu ne pas avoir lieu », car elle résulte d’une déviation par
rapport à cette logique30. En ce sens toute rencontre est aléatoire, et ceci bien qu’en tant que
produits par la logique de leur série, ces éléments soient « accrochables » ou « affinissables »
(EI, 579-580)31.

Le fait qu’une rencontre se produise ne garantit par ailleurs nullement sa durée


(qu’Althusser appelle « conjoncture » ou « conjonction »32). En effet, une rencontre ne peut
durer que si sa structure propre – la « structure de la rencontre » (EI, 579) – « revient » sur les

26
É. Balibar, « Eschatologie / Téléologie », op. cit., p. 212, nous soulignons.
27
On trouve un lexique du matérialisme de la rencontre dans V. Morfino, « Il materialismo della pioggia di
Louis Althusser. Un lessico », Incursioni spinoziste, op. cit. Dans cette présentation, nous ne nous
concentrerons pas directement sur la question du caractère matérialiste de ce matérialisme (comme le suggère
Stanislas Breton à propos de l’expression « matérialisme aléatoire », « l’on devine que l’épithète serait ici
plus importante que le substantif » (St. Breton, « Althusser aujourd’hui », Archives de Philosophie, n° 56,
1993, p. 418)). Nous reviendrons plus tard sur la question du matérialisme d’Althusser. Concernant le
caractère matérialiste du matérialisme de la rencontre, cf. J.-C. Bourdin, « Matérialisme aléatoire et pensée de
la conjoncture. Au-delà de Marx », in J.-C. Bourdin (éd.), Althusser. Une lecture de Marx, Paris, P.U.F.,
2008 et P. Raymond, « Althusser et le matérialisme », in P. Raymond (éd.), Althusser philosophe, Paris,
P.U.F., 1997. L’ouvrage de Pierre Raymond, La Résistible Fatalité de l’histoire, Paris, Albin Michel, 1982,
constitue probablement l’une des sources principales du « Courant souterrain ».
28
Ce texte est en fait le résultat d’une « construction a posteriori » réalisée par Fr. Matheron (cf. EI, 547-
548).
29
Althusser attribue cette thèse à Augustin Cournot.
30
La référence cruciale est ici Épicure : « La Déviation et non la Raison ou la Cause [sont] l’origine du
monde » (EI, 555).
31
Notons que cette idée prend parfois une allure téléologique : « n’importe quoi ne peut pas produire
n’importe quoi, mais des éléments voués à leur rencontre et, par leur affinité, à leur “prise” les uns sur les
autres » (EI, 579).
32
« [C]onjoncture signifie conjonction, c’est-à-dire rencontre aléatoire d’éléments » (SP, 45). « Pour que la
déviation donne lieu à une rencontre, dont naisse un monde, il faut qu’elle dure, que ce ne soit pas une “brève
rencontre”, mais une rencontre durable, qui devient alors la base de toute réalité, de toute nécessité, de tout
Sens et de toute raison » (EI, 555). Cf. aussi l’une des premières mentions du concept de rencontre par
Althusser : « rencontre (prière de ne pas prendre ce mot dans un sens mécaniste-idéaliste, mais au sens d’une
coprésence organique conjoncturale) » (L. Althusser, « Lettre du 30 janvier 1964 », Lettres à Franca, op.
cit., p. 515).

42
éléments qui se rencontrent de manière à ce qu’ils soient déterminés à se rencontrer à nouveau,
de manière à ce que la rencontre se répète. Ce qui signifie qu’il n’y a pas à proprement parler
une rencontre qui dure mais une rencontre qui se répète, ou, pour le dire autrement, que la
durée d’une rencontre est toujours hantée par l’aléatoire qui l’a faite surgir : « la nécessité des
lois issues de la prise provoquée par la rencontre est, jusque dans sa plus grande stabilité,
hantée par une instabilité radicale, qui explique (…) que les lois puissent changer à tout bout
de champ, révélant le fond aléatoire dont elles se soutiennent » (EI, 583). En effet, autant que
la rencontre elle-même, la manière dont la rencontre se reflète sur ses éléments en les
déterminant ou pas à se rencontrer à nouveau n’est nullement inscrite a priori dans ces
éléments. Elle ne découle pas de la logique de leur devenir et est donc, elle aussi, aléatoire, car
elle résulte de la déviation33. Ces idées sont parfaitement synthétisées dans le passage suivant :
Chaque rencontre est aléatoire ; non seulement dans ses origines (rien ne garantit jamais une
rencontre), mais dans ses effets (…) : rien dans les éléments de la rencontre ne dessine, avant cette
rencontre même, les contours et les déterminations de l’être qui en sortira. (…) Cela signifie
qu’aucune détermination de l’être issu de la « prise » de la rencontre n’était dessinée, fût-ce en
pointillé, dans l’être des éléments concourant dans la rencontre, mais qu’au contraire toute
détermination des éléments n’est assignable que dans le retour en arrière du résultat sur son devenir,
dans sa récurrence. S’il faut donc dire qu’il n’est nul résultat sans son devenir (Hegel), il faut aussi
affirmer qu’il n’est nul devenu que déterminé par le résultat du devenir (…). C’est-à-dire qu’au lieu de
penser la contingence comme modalité ou exception de la nécessité, il faut penser la nécessité comme
le devenir-nécessaire de la rencontre des contingents (EI, 580-581).

Les éléments qui précèdent une rencontre sont ainsi fondamentalement indéterminés par
rapport au résultat de celle-ci : rien en eux n’anticipe ce résultat. Pour cette raison, ces
éléments n’acquièrent une déterminité (rendant éventuellement leur rencontre nécessaire)
qu’en tant qu’ils sont modifiés par la rencontre elle-même, par son retour en arrière sur son
propre devenir, par sa rétroactivité. « Une fois ainsi “pris” ou “accrochés” (…) se dessine en
eux une structure de l’Être ou du monde qui assigne à chacun de ses éléments et place et sens
et rôle, mieux, qui fixe les éléments comme “éléments de…” (…), en sorte que les atomes, loin
d’être l’origine du monde, ne sont que la retombée secondaire de son assignement et
avènement » (EI, 579). En poussant cette idée à l’extrême, on peut affirmer que la rencontre
« donne leur réalité aux atomes eux-mêmes qui sans la déviation et la rencontre ne seraient rien
que des éléments abstraits, sans consistance ni existence. Au point qu’on peut soutenir que
l’existence même des atomes ne leur vient que de la déviation et de la rencontre avant laquelle

33
« [R]encontre » et « déviation » sont des concepts corrélatifs, qu’il s’agit de tenir ensemble : la déviation
rend possible une rencontre entre facteurs coupés de leurs liens ; en outre, elle ne se produit pas dans le vide
ou dans le néant pur et simple, mais dans le « plein » d’une rencontre préalable qui a pris. Dans ce cadre nous
n’aurions à faire ni à une théorie de l’origine absolue du monde, ni à l’ébauche d’une théorie de la transition,
mais plutôt à une théorie affirmant que la déviation et la rencontre se produisent constamment et
« simultanément » à l’intérieur d’une configuration qui a pris. En d’autres termes, dans une conjoncture
donnée, déviation et rencontre en constitueraient le rythme et, pour ainsi dire, la durée. Pour qu’une prise
dure, il faut qu’elle ne soit pas l’effet d’une brève rencontre, mais d’une rencontre durable. Et une rencontre
durable est une rencontre qui ne cesse jamais de se vérifier, et présuppose donc une déviation constante »
(V. Morfino, L. Pinzolo, « Le primat de la rencontre sur la forme », op. cit., p. 153). Selon notre perspective,
c’est bien une nouvelle théorie de la transition non-téléologique qu’Althusser s’efforce ainsi de formuler.

43
ils ne menaient qu’une existence fantomatique » (EI, 556). C’est donc la contingence de la
rencontre qui peut résulter en une « formation » des éléments telle que la rencontre se répète.
Pour le dire en un mot, il faut inverser la formule selon laquelle la contingence est une
modalité de la nécessité : c’est la nécessité qui est une modalité de la contingence34.

De cette manière, Althusser affirme la discontinuité radicale de l’histoire contre


l’évolutionnisme – version marxiste de la téléologie, selon laquelle le principe de toute
nouvelle structure historique est inscrit comme un germe dans celle qui la précède et
l’ensemble du mouvement historique est orienté par son origine en vue de sa fin. La rencontre
détermine en effet rétroactivement ses éléments sans que son avènement ou sa forme soient
inscrits préalablement en eux. D’autre part, Althusser soutient la possibilité d’expliquer le
devenir historique contre le structuralisme – version marxiste de l’eschatologie, selon laquelle
on ne peut pas rendre compte du passage d’une structure à l’autre, ce passage étant déterminé
par une redistribution aléatoire des éléments de la structure donnée. En effet, les éléments
singuliers qui produisent une rencontre existent avant son avènement, leur devenir ayant un
sens dans la « structure de la rencontre » précédente. Or, afin de produire cette synthèse,
Althusser entreprend l’opération risquée et audacieuse de pousser à l’extrême les deux
positions à éviter. Contre l’évolutionnisme, il pousse le structuralisme à sa limite, puisque
chaque structure de la rencontre est comprise comme « virtuellement » éternelle, ne pouvant
pas « sortir » de soi pour produire autre chose que soi-même : ses éléments ne sont en effet
déterminables qu’en son sein, bien qu’elle « s’actualise » dans l’histoire de manière aléatoire
ou contingente.35 Contre le structuralisme, il pousse l’évolutionnisme à sa limite, puisque le

34
« J’étais étonné d’un spinozisme qui, au lieu de déceler dans la contigence une nécessité qui s’ignore, ne
voyait plus dans la nécessité qu’une contingence qui s’oublie » (St. Breton, « Althusser aujourd’hui », op.
cit., p. 422).
35
On a vu que les deux termes sont souvent employés par Althusser comme des synonymes – dans la suite de
ce travail nous privilégierons celui de contingence, car il apparait plus couramment dans les autres écrits
d’Althusser. La figure la plus pure de cette forme de structuralisme émerge de la lecture althussérienne de
Rousseau. Dans un cours de 1972, en étudiant la forme du passage entre les « états » de l’histoire de
l’humanité présentés dans le second Discours, en particulier celle de la sortie de la « forêt » qui est le lieu de
l’état de pure nature, Althusser écrit : « Entre chacun des deux états de l’état de nature : une discontinuité,
l’intervention de hasards, donc de causes extérieures au processus interne, sans aucun rapport avec lui.
Interventions qui ont pour effet de sortir du cercle indéfini de la répétition, de la reproduction du terme atteint
entièrement. (…) [C]es hasards interviennent au moment même où le processus est pris dans un cercle, c’est-
à-dire se reproduit sur lui-même. (…) [I]l y a coïncidence, hasard au second degré, entre l’intervention du
hasard et la situation où le hasard intervient. Comme si la situation de circularité indéfinie requérait le hasard,
car cette situation ne peut sortir d’elle-même toute seule » (L. Althusser, Cours sur Rousseau (1972), Paris,
Le temps des Cerises, 2012, p. 107). Commentant ces passages, Yves Vargas relève bien la manière dont
Althusser attribue ici à Rousseau l’évacuation de toute dialectique : « le cercle indique l’absence d’un dehors,
ou pour le dire autrement, l’absence d’une cause qui permettrait d’en sortir ; c’est un cercle anti-hégélien,
sans moteur interne, qui ne peut que tourner en rond par manque de cause intérieure. (…) Althusser ménage
une théorie de l’histoire à l’inverse de la tradition “dialectique” qui décrit le temps historique comme un
dépliage des contenus, des “contradictions internes”, qui produisent leur dépassement. Il n’y a aucune
contradiction dans les cercles althussériens et l’histoire devient solidaire de l’idée d’événement, c’est-à-dire
d’accident imprévisible qui arrive au bon moment. (…) [N]i une nécessité ni une possibilité, l’avenir est
l’impossible du présent » (Y. Vargas, « Préface », in L. Althusser, Cours sur Rousseau, op. cit., p. 19, 29,
33). L’auteur souligne également que cette interprétation de la forêt rousseauiste comme cercle laisse la

44
devenir de chaque élément singulier, dont la rencontre aléatoire ou contingente permet
l’actualisation d’une nouvelle structure, peut être expliquée à partir de la logique de la structure
précédente. La contingence est l’élément qui permet de déjouer les risques propres à chacune
de ces positions : la rencontre est en effet contingente à la fois pour la structure qui la précède
(puisqu’elle résulte d’une déviation par rapport à la logique de cette structure) et pour la
structure qui, à travers elle, s’actualise (puisqu’elle ne devient nécessaire dans l’après-coup de
l’actualisation de cette structure)36.

Cette démarche consistant à pousser à leurs limites deux positions opposées permet de
justifier la contradiction souvent relevée entre l’idée d’une indétermination, voire d’une
abstraction des éléments par rapport au résultat de leur rencontre, et l’idée selon laquelle les
éléments qui concourent à la rencontre sont « affinissables » ou « accrochables ». Wal
Suchting a proposé de résoudre cette contradiction en introduisant le concept de limite, dont
nous relèverons en avançant l’importance pour la perspective althussérienne : « La nature des
éléments impose certaines limites à ce qui peut résulter de leur rencontre mais ne détermine pas
le caractère de ce qui peut advenir à l’intérieur de ces limites. Les éléments de la rencontre
deviennent “éléments de la rencontre” seulement dans la rencontre même : avant la rencontre,
ils sont seulement (…) les éléments “virtuels” de cette rencontre, car leurs caractéristiques
d’avant la rencontre sont “dispositionnelles” et dans ce sens ces éléments ne sont pas

place, dans le « Courant souterrain » à une conception de la forêt comme « paradigme général du vide », où
l’aléatoire ne peut plus être pensé comme simplement extérieur à l’état de pure nature. Auparavant, en 1965,
Althusser avait attribué à Rousseau l’idée – qui le rapprochait davantage de la tradition marxiste – de
l’histoire comme processus non linéaire, mais « nodal » et « dialectique » (PH, 111). Pour une critique de la
lecture althussérienne de Rousseau, cf. Y. Vargas, « Lecture de Rousseau », La Pensée, n° 382, avril/juin
2015.
36
Le couple conceptuel de la virtualité et de l’actualité est emprunté par Kyle Mcgee à Deleuze et Guattari
pour comprendre le matérialisme de la rencontre. « Pour Althusser, la structure est un tout-sans-clôture, la
condition virtuelle de l’existence actuelle des éléments ; mais l’existence actuelle des éléments est elle-même
une condition du virtuel. (…) [P]our Althusser le virtuel “ouvert” à l’actuel implique la contingence radicale
de tout fait, propriété ou évènement, en fait de toute actualité. (…) La rencontre est une conjonction actuelle
dont les effets se répercutent sur le virtuel. Bien qu’elle ne soit pas ordonnée d’avance, et aurait pu ne pas
avoir lieu, il est possible d’articuler sa “raison suffisante”, son principe de nécessité, et ce principe est
nécessairement virtuel. La fonction de ce principe – ad hoc et strictement relatif au cas de la rencontre – est
de codifier la nécessité singulière de la rencontre, ce qui la détermine en tant que telle ; mais cette
détermination est rétroactive » (K. Mcgee, « Aleatory Materialism and Speculative Jurisprudence (I) : From
Anti-Humanism to Non-Humanism », Law and Critique, n° 23, 2012, pp. 153-155, nous traduisons). Il
s’ensuit, comme nous l’avons indiqué en parlant de la durée comme d’une rencontre qui se répète, que « la
nécessité sera saisie comme un minimum, un degré évanouissant, de contingence, au lieu de concevoir la
contingence comme un manque de nécessité » (ibid., p. 150). Dans un article successif, Mcgee explicite la
manière dont cette conception de la conjoncture rend possible une pensée du surgissement du nouveau :
« Ces évènements (…) construisent des mondes (possibles) et inventent, au sens strict, le principe de [leur]
invention – le “non-principe” ad hoc de raison suffisante du cas/conjoncture, la raison suffisante de son
“prendre” et de son “tenir ensemble” de cette manière plutôt que d’une autre » (K. Mcgee, « Aleatory
Materialism and Speculative Jurisprudence (II). For a New Logic of Right », in L. de Sutter, Althusser and
Law, London-New York, Routledge, 2013, p. 149, nous traduisons). Mcgee considère toutefois que la
pensée d’Althusser ne dépasse pas le stade d’une « connaissance clinique de la rencontre » et ne va pas
jusqu’à penser la pratique de transformation réelle qu’elle semble pourtant impliquer. Notre lecture
d’Althusser vise précisément à relever le type de pratique qu’une telle pensée appelle.

45
pleinement déterminés »37. Il faut donc affirmer que les éléments qui précèdent une rencontre
sont « abstraits » du « point de vue » de la structure de rencontre qui en surgit, alors qu’ils sont
bien « déterminés » du « point de vue » de la structure de rencontre précédente. Nous
ajouterons que le vide n’est pas dans ce cas une « origine » ou une « fin » mais l’effet du
surgissement de la nouvelle structure en ce que la rencontre « fait le vide » au sein de la
structure précédente – ce vide coïncidant avec l’impossibilité de la rencontre du point de vue
de la logique de cette structure38.

3. L’accumulation primitive et la stratégie de la bourgeoisie

La figure la plus importante de la structure de rencontre est désignée chez Althusser par
le concept de mode de production. C’est de toute évidence afin de reformuler la théorie
marxiste des modes de production – la base même du matérialisme historique – qu’Althusser
déploie l’arsenal théorique du matérialisme de la rencontre. Plus particulièrement, toutes ces
spéculations sont mises en œuvre pour rendre compte du surgissement du mode de production
capitaliste et, à partir de là, de la transition d’un mode de production à l’autre. C’est pourquoi
nous pouvons affirmer que l’« ontologie » esquissée dans les écrits sur le matérialisme de la
rencontre est d’ores et déjà orientée vers l’histoire et la politique. Comme Althusser l’indique,
elle ne vise aucunement à fonder une sorte de « philosophie première » et s’oppose en réalité à
la possibilité même d’une telle fondation (cf. EI, 579)39.

Les éléments qui constituent le mode de production capitaliste sont produits au sein du
mode de production féodal sans que soit inscrite en lui la nécessité de leur rencontre et de la
figure qu’ils prendront à sa suite. Le mode de production féodal n’accouche donc pas du mode
de production capitaliste, bien que ce dernier dépende dans son surgissement de ce qui le
précède.
Le mode de production capitaliste est né de la « rencontre » entre l’« homme aux écus » et le
prolétaire dénoué de tout, sauf de sa force de travail. « Il se trouve » que cette rencontre a eu lieu, et a
« pris » (…). Le tout qui résulte de la « prise » de la « rencontre » n’est pas antérieur à la « prise » des
éléments, mais postérieur, et de ce fait il aurait pu ne pas « prendre » et, à plus forte raison, « la

37
W. Suchting, « Althusser’s Late Thinking About Materialism », Historical Materialism, vol. 12, n° 1,
2004, p. 24, nous traduisons.
38
La meilleure reconstruction synthétique et systématique du matérialisme de la rencontre a été proposée par
Giorgios Fourtounis. En relevant la différence entre rencontre aléatoire et ce qu’il appelle « histoire
structurelle », c’est-à-dire entre production de la rencontre et reproduction de la rencontre, ainsi que la
primauté de l’aléatoire sur le structurel et la rétroactivité du structurel sur l’aléatoire, il comprend la pensée
d’Althusser, qu’il appelle alors « structuralisme aléatoire » comme un « holisme immanent ». Nous
reviendrons sur cette proposition, qui permet d’établir un rapport rigoureux avec la pensée althussérienne des
années 60 (cf. G. Fourtounis, « Althusser’s Late Materialism and the Epistemological Break », in M.
Turchetto (éd.), Rileggere Il Capitale. La lezione di Louis Althusser, Actes du congrès de Venise (9-10-11
novembre 2006), Première partie, Milan, Mimesis, 2007). Cf. aussi G. Fourtounis, « “An Immense
Aspiration to Being” : The Causality and Temporality of The Aleatory », in K. Diefenbach et alii (éds.),
Encountering Althusser, op. cit.
39
Quelque années plus tôt Althusser qualifiait déjà d’« impossible » une ontologie marxiste (cf. VN, 175).

46
rencontre aurait pu ne pas avoir lieu » (…). Ces éléments n’existent pas dans l’histoire pour qu’existe
un mode de production, ils existent à l’état « flottant » avant leur « accumulation » et
« combinaison », chacun étant le produit de son histoire propre (EI, 585-586).

En reprenant les analyses de la Section VIII du Livre I du Capital, Althusser insiste sur le fait
que les différentes histoires analysées par Marx sous le nom d’accumulation primitive (d’un
côté l’enclosure des terres communautaires qui « produit » les prolétaires, de l’autre le
développement du capital usurier et marchand qui « produit » les « hommes aux écus »)
poursuivent toutes une fin propre, dont la logique est assignable au sein du mode de production
féodal, mais dont le résultat, une fois cette fin atteinte, ne correspond plus à ce qui était
attendu. Ce qui s’est passé est que plusieurs processus se sont développés de telle manière que
le cadre même de leur développement a changé, puisque s’est produite une rencontre entre eux
qui l’a bouleversé, de sorte qu’en atteignant leur but, ces processus produisent en même temps
un résultat tout à fait différent de leur fin40. Sur les enclosures, Althusser écrit par exemple :
[Dans la Section VIII du Capital] on (…) voit se produire un phénomène historique, dont on connait
le résultat, la dépossession des moyens de production de toute une population rurale en Grande-
Bretagne, mais dont les causes sont sans rapport avec le résultat et ses effets. Était-ce pour ménager
des grandes terres à la chasse ? Ou des champs sans fin à élever le mouton ? (…) Le fait est que ce
processus a eu lieu et a abouti à un résultat qui a été aussitôt détourné de sa fin présomptive possible
par les « hommes aux écus » en quête de main-d’œuvre misérable. Ce détournement est la marque de
la non-téléologie du processus et de l’inscription de son résultat dans un processus [qui l’a] rendu
possible et qui lui était du tout au tout étranger (EI, 587)41.

L’accumulation primitive est ainsi constituée par un ensemble de processus qui, se développant
au sein du mode de production féodal, en arrivent à se rencontrer de manière à ce que leurs
résultats se trouvent détournés de leur fin.

Cette rencontre est à la base du passage d’un mode de production à l’autre. Or, pour
que cette rencontre détermine effectivement ce passage, il faut qu’elle « prenne » en
transformant les éléments qui la provoquent jusqu’à ce que leur rencontre devienne nécessaire.
C’est pourquoi en un certain sens le mode de production capitaliste semble devoir se précéder
soi-même (et être donc « virtuellement » éternel). S’il est en effet constitué par la rencontre
d’éléments produits par le mode de production féodal, ces éléments ne le constituent en tant
que mode de production que s’ils sont « informés » par sa structure de manière à ce que leur
rencontre se répète. Ou, pour prendre les choses à l’inverse, si les éléments produits par le
mode de production féodal sont « virtuellement » « accrochables », ce n’est qu’en prenant

40
« Marx trouve l’intersection de trajectoires et itinéraires historiques disparates qui se réunissent seulement
dans l’espace commun qu’elles créent mutuellement » (J. Read, The Micro-Politics of Capital. Marx and the
Prehistory of the Present, Albany, SUNY Press, 2003, p. 24, nous traduisons).
41
Tout ceci est parfaitement démontré par Marx : d’un côté, « l’expropriation de la population des
campagnes n’engendre directement que de grands propriétaires fonciers » (K. Marx, Le Capital, Livre I (1e
éd. 1867), tr. J. Roy, Paris, Gallimard, 1968, p. 750) ; de l’autre côté, « la constitution féodale des campagnes
et l’organisation corporative des villes empêchaient le capital-argent, formé par la double voie de l’usure et
du commerce, de se convertir en capital industriel. Ces barrières tombèrent avec le licenciement des suites
seigneuriales, avec l’expropriation et l’expulsion partielle des cultivateurs » (ibid., p. 760). En somme, « les
chevaliers de l’industrie n’ont supplanté les chevaliers d’épée qu’en exploitant des évènements qui n’étaient
pas de leur propre fait » (ibid., p. 718).

47
forme au sein du mode de production capitaliste qu’ils s’accrochent effectivement. L’on
pourrait comprendre ce processus en complétant les réflexions althussériennes sur
l’accumulation primitive à l’aide d’un autre volet des analyses marxiennes du surgissement du
mode de production capitaliste, à savoir la distinction entre la subsomption formelle et la
subsomption réelle du travail dans le capital, qu’Althusser se limite dans ces textes à
effleurer42. À travers cette distinction, Marx montre en effet que, dans la phase de la
subsomption formelle, les rapports de production capitalistes commencent à fonctionner en se
servant d’éléments (dans ce cas, de forces productives) qui ne leur sont pas totalement adaptés
et que c’est seulement en étant transformés par leur mise à l’œuvre forcée dans des rapports de
production capitalistes que ces éléments sont déterminés de manière à ce que le mode de
production fonctionne suivant sa propre nécessité interne (inaugurant ainsi la phase de
subsomption réelle). Notons au passage – nous aurons l’occasion d’y revenir plus longuement
– que cette conception de la transformation historique va totalement à l’encontre de l’idée
souvent attribuée à Marx43 suivant laquelle des nouveaux rapports de production surviennent
seulement si les forces productives qui résultent des anciens rapports de production les
« exigent ». Au contraire, les rapports de production capitalistes doivent « forcer » les éléments
produits par les rapports de production féodaux pour pouvoir s’actualiser. Autrement dit,
l’exploitation capitaliste de la force de travail ne s’impose pas comme une nécessité de la
production à cause de la transformation des forces productives ; elle ne devient nécessaire à la
production qu’en formant ces forces productives.

Cette idée pourrait toutefois laisser penser que le mode de production capitaliste sera
toujours là, son éternité virtuelle s’étant actualisée, dans la mesure où il a formé ses éléments
de manière à se reproduire indéfiniment, c’est-à-dire de telle manière qu’ils se rencontrent
toujours à nouveau. Pour revenir à nos ennemis théoriques, l’on pourrait considérer
qu’Althusser ne peut s’opposer à l’évolutionnisme qu’en développant une forme de
structuralisme se limitant à penser la nécessité de la structure actuelle et renvoyant l’évènement
de sa transformation à un avenir inassignable. Or, Althusser s’oppose radicalement à une telle
proposition : « Lorsque Marx et Engels diront que le prolétariat est “le produit de la grande
industrie”, ils diront une grande sottise, se situant dans la logique du fait accompli de la
reproduction élargie du prolétariat, et non dans la logique aléatoire de la “rencontre” qui
produit (et non reproduit) en prolétariat cette masse d’hommes dénués et dénudés comme un
des éléments constituant le mode de production » (EI, 586)44. On trouve ici le refus le plus net

42
Cf. en particulier K. Marx, Un chapitre inédit du « Capital » (1864), tr. R. Dangeville, Paris, Union
Générale d’Éditions, 1971, pp. 191-223.
43
Du moins en partie à juste titre : cf. la célèbre « Préface » à la Critique de l’économie politique de 1859.
44
La sottise est énoncée dans le Manifeste (K. Marx, F. Engels, Le Manifeste communiste (1e éd. 1848), tr.
M. Rubel, L. Évrard, Œuvres, Tome I, Paris, Gallimard, 1963, p. 171). Dans un texte contemporain,
Althusser propose une saisissante mise en vis-à-vis de la logique du fait accompli et de la logique de la
rencontre à travers une comparaison entre les thèses du Manifeste et celles de La situation des classes
laborieuses en Angleterre (1845) de Engels, premier ouvrage matérialiste aléatoire dans l’histoire de la

48
de l’idée selon laquelle le matérialisme de la rencontre devrait se borner au constat du fait
accompli. Bien entendu, la critique de la logique du fait accompli ne signifie pas que le
capitalisme ne réalise pas un tel processus de subsomption, mais que, comme le montre la
nécessité d’introduire une phase de subsomption formelle, ce processus coïncide avec la
répétition de la rencontre aléatoire qui l’a fait surgir, avec la répétition de la déviation et du
détournement des éléments qui produisent cette rencontre – processus par lequel cette
rencontre devient nécessaire. On pourrait alors éventuellement affirmer que c’est la
subsomption réelle – le fait qu’un mode de production devienne totalement nécessaire – qui est
impensable, ou en tout cas jamais entièrement réalisable, dans la mesure où la nécessité est
elle-même une forme de la contingence. En effet, Althusser affirme qu’« [o]n aurait (…) tort
de croire que ce processus de rencontre aléatoire se limite au XIVe siècle [sic] anglais. Il s’est
toujours poursuivi et se poursuit encore de nos jours (…) comme un processus constant qui
inscrit l’aléatoire au cœur de la survie et du renforcement du “mode de production” capitaliste,
comme d’ailleurs au cœur du soi-disant “mode de production” socialiste lui-même » (EI, 587).
Cette idée d’une accumulation primitive « continue » – et l’idée de répétition qui la sous-tend –
montre bien comment Althusser vise en dernière instance à identifier production de la
rencontre et reproduction des rapports sociaux, c’est-à-dire, plus simplement, contingence et

pensée « marxiste ». D’abord Althusser reconstruit la logique philosophique du Manifeste, basée sur l’idée
que « [t]oute contradiction, motrice de son développement, contient en elle le principe de son dépassement,
de sa négation et de la réconciliation entre ses termes contraires. C’est le fameux principe de l’Aufhebung
hégélien, la négation de la négation qui promet théoriquement et infailliblement la Fin de l’histoire, la
réconciliation universelle des contraires, au terme du développement des formes de la dialectique
historique ». Ensuite, il explique que dans La situation des classes laborieuses en Angleterre, « qui se
terminait par la défaite du chartisme, (…) l’histoire universelle se passait tout autrement que dans les
schémas du Manifeste. Tout y dépendait des conditions de vie (Lebensbedingungen) et de travail
(Arbeitsbedingungen), faites aux exploités, tout y remontait à la grande dépossession de l’accumulation
primitive qui avait jeté ces hommes à la maison brûlée dans les rues, et dans les bras des possesseurs locaux
de moyens de production. Pas question de concept, de contradiction, de négation et de négativité, de primat
des classes sur la lutte, du primat du négatif sur le positif. Mais une situation de fait, résultat de tout un
processus historique imprévu mais nécessaire qui avait produit cette situation de fait : des exploités aux
mains des exploiteurs. Quant à la lutte, elle était aussi le résultat d’une histoire factuelle. Ils s’étaient battus
pour conserver leurs terres, on les avait battus pour les en déposséder, ils avaient perdu, ils s’étaient
réembauchés dans l’esclavage de la production et résistaient comme ils pouvaient, le dos au mur, jour après
jour, dans la fraternité de la solidarité des exploités, mais seuls au monde en face de la police ouvrière du
patronat et de son diktat. La seule chose qu’ils y avaient comprise est qu’on ne lutte pas seul, mais qu’il faut
s’unir pour se donner une force propre à mener la lutte, faire face aux déconvenues, regrouper les
combattants après une défaite et préparer l’attaque de demain. Ils y avaient même compris que l’unité de
cette lutte comporte deux degrés, l’économique où la lutte se mène pour les conditions de vie et le politique
où elle se mène pour le pouvoir. Ils le comprirent si bien qu’ils en firent tout seuls, sans l’aide d’aucun
philosophe, sauf Owen, la philosophie pratique de la constitution du syndicat et du parti chartiste qui
inspirèrent sa première grande terreur à la bourgeoisie anglaise. (…) [I]l y a bien une philosophie à l’œuvre
dans l’histoire mais une philosophie sans philosophie, sans concept ni contradiction et (…) elle agit au niveau
de la nécessité des faits positifs et non au niveau du négatif ou des principes du concept, (…) elle se fout de
la contradiction et de la Fin de l’Histoire, (…) elle se fout même de la Révolution comme de la négativité et
du grand renversement, (…) elle est pratique, (…) en elle règne le primat de la pratique et de l’association
des hommes sur la théorie et l’autonomie stinérienne égoïste de l’individu, bref (…) il y a du vrai dans le
Manifeste mais (…) tout y est faux car à l’envers, et (…) pour atteindre la vérité, il faut penser autrement ».
(L. Althusser, « Sur la pensée marxiste » (1982), Futur Antérieur, Numéro spécial : « Sur Althusser,
passages », décembre 1993, s.p.).

49
nécessité d’un mode de production, pour soumettre les deuxièmes membres de ces couples
conceptuels aux premiers en les ramenant à l’aléatoire qui les fonde45.

Un dernier point de l’analyse althussérienne mérite d’être souligné. Si la rencontre


entre le prolétaire et l’homme aux écus est bien aléatoire, c’est-à-dire si elle résulte de la
déviation des processus différents qui, au sein du mode de production féodal, produisent ces
éléments, cette déviation est aussi, du moins en partie, un détournement opéré par les hommes
aux écus, même si, dans un premier moment, ils l’opèrent sans viser la production d’une force
de travail « nue » et facilement employable. Cela ne signifie donc pas que le mode de
production capitaliste soit le fruit de leur volonté, mais que leur stratégie de classe au sein du
mode de production féodal participe à la production d’une rencontre dont ils se trouvent
ensuite – dans la phase de la subsomption – pouvoir profiter en la répétant systématiquement.
Cela signifie que pour Althusser dire d’une rencontre qu’elle est aléatoire signifie aussi qu’elle
peut être dans une certaine mesure forcée par une stratégie de lutte des classes46. Il est donc de
la plus haute importance de souligner que le « degré d’actualisation » d’un mode de
production est déterminé par un rapport de force dans la lutte des classes. En ce sens, suivant
l’idée marxiste classique, la lutte des classess est le moteur de l’histoire, mais non pas parce
qu’une classe serait le porteur (conscient ou inconscient) de son sens. Il n’y a pas de sens de
l’histoire, mais une multiplicité de rencontres aléatoires répétables qui actualisent l’un ou
l’autre mode de production et qui sont en partie déterminées par la lutte menée par les
différentes classes en vue de ce qu’elles s’imaginent être le sens de l’histoire de par leur place
dans l’un ou l’autre mode de production.

Cette remarque ouvre dans le texte d’Althusser sur la question du surgissement de la


bourgeoisie capitaliste. Une analyse de cette question nous conduira à mieux illustrer les
principes du matérialisme de la rencontre althussérien. Sur ce problème, la toute fin du
« Courant souterrain » résonne fortement avec la toute fin du premier ouvrage publié par

45
Comme l’explique Tosel, une conception essentialiste de l’histoire « écrase la genèse ou production du
mode de production sur sa reproduction. (…) La conjoncture s’idéalise en structure autoréférentielle ; elle
dénie qu’elle est le résultat, la consécution de la conjonction entre éléments qui ne sont pas des essences
régies par la loi philosophique du passage de la puissance à l’acte » (A. Tosel, « Les aléas du matérialisme
aléatoire dans la dernière philosophie de Louis Althusser », in É. Kouvelakis, V. Charbonnier, Sartre,
Lukács, Althusser : des marxistes en philosophie, Paris, P.U.F., 2005, pp. 186-187).
46
Cette idée permettrait de comprendre par exemple le rôle de l’État dans l’accumulation primitive, par
exemple avec l’institution de la « législation sanguinaire » contre les expropriés à la suite des enclosures :
« La bourgeoisie naissante ne saurait se passer de l’intervention constante de l’État » (K. Marx, Le Capital,
Livre I, op. cit., p. 744) ; « [t]outes [les méthodes d’accumulation primitive] sans exception exploitent le
pouvoir de l’État, la force concentrée et organisée de la société, afin de précipiter violemment le passage de
l’ordre économique féodal à l’ordre économique capitaliste et d’abréger les phases de transition. Et en effet,
la Force est l’accoucheuse de toute vieille société en travail. La Force est un agent économique » (ibid.,
p. 761). Il nous faudra bien entendu revenir systématiquement sur la question de l’État et de son rôle dans la
transition.

50
Althusser : Montesquieu, la politique et l’histoire47. Notons que le « Courant souterrain »
déplace ainsi sans transition son attention du cas anglais étudié par Marx au cas français. Selon
Althusser, lorsque Marx et Engels considèrent la bourgeoisie comme le produit, en tant que
classe antagoniste, du mode de production féodal, ils accomplissent le même geste que
lorsqu’ils comprennent le prolétariat comme le produit de la grande industrie. « La bourgeoisie
n’est en effet [dans leur théorie] que l’élément prédestiné à unir tous les autres éléments du
mode de production, qui en fera une autre combinaison, celle du mode de production
capitaliste, elle est la dimension du tout et de la téléologie, qui assigne à chaque élément son
rôle et sa place dans le tout, et le reproduit dans son existence et son rôle » (EI, 590). On aurait
donc affaire à un processus par lequel le mode de production féodal s’autodétruit en
accouchant de la bourgeoisie. Les réflexions célèbres de Marx et Engels selon lesquelles la
bourgeoisie « produit ses propres fossoyeurs »48 vont exactement dans le même sens. « Dans
cette hypothèse aucun élément n’a plus d’histoire indépendante, mais une histoire ayant une
fin, celle de s’adapter aux autres histoires, l’histoire formant un tout qui reproduit sans cesse
ses propres éléments » (EI, 588). Il n’y a donc pas des séries causales qui, tout en suivant une
logique propre assignable dans le mode de production féodal, se rencontrent de manière
aléatoire en donnant lieu au surgissement d’un nouveau mode de production qui les transforme
radicalement. « [L]es histoires propres ne flottent plus dans l’histoire (…) à la faveur d’une
“rencontre” qui pourrait ne pas avoir lieu. Tout est accompli d’avance » (EI, 588), comme si le
mode de production capitaliste devait survenir de toute nécessité.

Or, demande Althusser, « qu’est-ce qui prouve que la bourgeoisie ne serait pas une
classe du mode de production féodal signant le renforcement et non la décadence de ce mode ?
(…) Et (…) [s]i la bourgeoisie, loin d’être le produit contraire de la féodalité, en était
l’achèvement et comme l’acmé, la plus haute forme et pour ainsi dire le perfectionnement ? »
(EI, 589). Le Montesquieu nous permet de comprendre qu’il s’agit ici de questions rhétoriques.
S’appuyant sur les travaux de Boris Porchnev, historien soviétique spécialiste des révoltes
populaires dans la France d’Ancien Régime, Althusser y affirme qu’il faut à tout prix éviter
l’anachronisme consistant à projeter rétrospectivement l’image de la bourgeoisie industrielle,
qui ne se développe en France qu’à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, sur la
bourgeoisie marchande qui la précède, en faisant de cette dernière une classe qui, développant
au sein même du mode de production féodal des rapports économiques marchands qui lui
étaient étrangers, était destinée à détruire ce mode de production. Au contraire, le
mercantilisme – théorie économique qui accompagne le triomphe de la monarchie absolue –
est, selon Althusser, la théorie même de l’intégration de l’économie marchande dans le

47
Cette résonance a été parfaitement relevée par G. M. Goshgarian, « Introduction à L. Althusser. Philosophy
of the Encounter », op. cit., Ch. VI. Nous sommes redevable à cet article de plusieurs pistes de recherche
explorées dans cette partie de notre travail.
48
K. Marx, F. Engels, Le Manifeste communiste, op. cit., p. 173 ; K. Marx, Le Capital, Livre I, op. cit.,
p. 788.

51
système féodal. « [L]e circuit économique de ce temps est donc orienté comme vers son terme
vers l’appareil d’État. Et la contrepartie de cette orientation est que les “bourgeois” qui
donnent, à un moment ou à l’autre, vie à ces opérations économiques, n’ont d’autre horizon
économique et personnel que l’ordre féodal que sert cet appareil d’État » (M, 114). La
bourgeoisie, continue Althusser, « prend plutôt place dans la noblesse qu’elle ne la combat, et
prétendant entrer dans l’ordre qu’elle paraît combattre, elle le soutient au moins autant qu’elle
l’ébranle : tout le circuit de son activité économique et de son histoire demeure alors inscrit
dans les limites et les structures de l’État féodal » (M, 115). Cela oblige à remettre en question
l’image classique de la monarchie absolue comme arbitre intéressé de la lutte entre bourgeoisie
et féodalité : la monarchie absolue n’est en effet que l’appareil politique nécessaire à défendre,
si nécessaire au détriment des intérêts immédiats de la noblesse, la domination féodale, à
laquelle la bourgeoisie elle-même participe49. Jusque-là rien ne peut donc expliquer la
transition : la bourgeoisie n’est pas le germe de ce qui doit advenir.

Un autre antagonisme structure toutefois le mode de production féodal, mais il n’y est
représenté que sous la forme d’une absence, d’un « oubli », du « silence » et de la
« violence » : « l’antagonisme fondamental n’opposait pas alors la monarchie absolue aux
féodaux, ni la noblesse à une bourgeoisie qui dans sa masse s’intégrait au régime
d’exploitation féodale et en profitait, mais le régime féodal lui-même aux masses soumises à
son exploitation » (M, 118). C’est précisément cette absence qui détermine ce qu’Althusser
appellera en 1982 « ce vide nécessaire à toute rencontre aléatoire » (EI, 590) – vide qui doit
être mis à la place d’un quelconque développement nécessaire interne à la bourgeoisie. Les
masses et la bourgeoisie « flottent » en effet l’une par rapport à l’autre, car leur rencontre n’est
aucunement inscrite dans la logique du mode de production féodal, en en constituant bien au
contraire une véritable condition d’inexistence. C’est justement cette rencontre qui donne lieu
au basculement vers le mode de production capitaliste – basculement qui, dans le cas français,
mais nullement de manière générale, doit passer, en raison de la structure du système féodal
dans ce pays, par la disruption directe de l’appareil d’État féodal. C’est ainsi que le
« bourgeois », luttant à la lumière de ce qu’il s’imagine être le sens de l’histoire, poursuit une
fin assignable dans la logique du mode de production féodal : « la fin du “bourgeois” enrichi
par le négoce consiste (…) à rentrer soit directement dans la société de la noblesse (…), soit
directement dans l’appareil d’État (…), soit dans les profits de l’appareil d’État » (M, 114-
115). En poursuivant ces buts, il se trouve toutefois à se rencontrer avec les masses,
déterminant un résultat qui n’était aucunement inscrit dans la logique de son devenir. Cette
rencontre peut prendre plusieurs formes : la rencontre « économique » de l’homme aux écus
avec l’homme dépourvu de tout ; la rencontre « politique » de la bourgeoisie révolutionnaire

49
Althusser reproche à Montesquieu de ne pas avoir compris cette détermination de classe de la monarchie
absolue. Cette lecture est remise en question dans C. Spector, « La lecture althussérienne de Montesquieu.
“Couper le maitre en deux” ? », La pensée, n° 382, avril-juin 2015, pp. 94-96.

52
avec le « peuple »50. On notera que celle-ci est l’une de rares apparitions de la notion de vide
dans la partie du « Courant souterrain » consacrée à Marx : ici le vide n’est aucunement
synonyme de la création à partir de rien ou du vide des conditions données, mais désigne ce
qu’une rencontre révèle du « plein » de la structure donnée au moment même où, ayant lieu et
se répétant, elle fait le vide de ce plein : à savoir que ce plein était la condition de
l’impossibilité de la rencontre même.

Essayons de résumer les acquis de ces premières analyses. Tout mode de production est
virtuellement éternel, parce qu’il n’est pas engendré par celui qui le précède et que les
déterminations de ses éléments peuvent seulement être comprises depuis la logique propre à sa
reproduction. Il ne peut toutefois s’actualiser qu’en raison de la déviation et de la rencontre
d’éléments produits par le mode de production qui le précède. Une fois que cette déviation a
été opérée, la rencontre qui s’ensuit peut être répétée jusqu’au moment où elle sera devenue
nécessaire, même si ce processus est en dernière instance inachevable, la contingence lui étant
de part en part consubstantielle. C’est bien dans la différence entre virtualité et actualisation
que réside la solution des problèmes posées par l’alternative entre évolutionnisme et
structuralisme : le mode de production capitaliste existe éternellement seulement sous la forme
d’une « tendance » non actualisée ou virtuelle « au sein » du mode de production féodal, ou
plutôt au sein du présent structuré par le mode de production féodal – tendance qui entre en
conflit avec ce dernier lorsque se produit une rencontre qui l’actualise. C’est pourquoi,
finalement, l’usage althussérien du concept de transition ne peut être cerné que si l’on
abandonne toute conception purement chronologique du passage d’un mode de production à
l’autre. Althusser n’essaie pas de penser ce passage comme s’il s’agissait de situer les deux
modes de production sur une ligne à découper en morceaux, soit-elle continue ou discontinue,
comme si chaque mode de production habitait tout seul sa propre actualité, et le passage liait

50
Sans vouloir juger de la pertinence historique des analyses d’Althusser, il est possible de retrouver une
étude bien plus pointue de l’État absolu, mais allant essentiellement dans le même sens, chez P. Anderson,
qui d’ailleurs salue Althusser pour ne pas avoir cédé à la tentation de considérer l’État absolu comme la
première forme d’État capitaliste. Anderson se sert par ailleurs dans son étude de la théorie althussérienne,
sur laquelle nous reviendrons, de la coexistence dans toute formation sociale d’une pluralité de modes de
production : « Ces formations [sociales] étaient (…) une combinaison de différents modes de production sous
la dominance – déclinante – de l’un d’entre eux : le féodalisme » (P. Anderson, Lineages of the Absolutist
State, London, NLB, 1974, p. 39, nous traduisons). D’où le « paradoxe apparent » de l’État absolu : « il
représentait fondamentalement un apparat de protection de la propriété et des privilèges de l’aristocratie,
alors qu’en même temps les moyens par lesquels cette protection était promue pouvaient simultanément
assurer les intérêts de base des classes mercantile et manufacturière naissantes. (…) Il y avait (…) toujours un
potentiel champ de compatibilité à ce stade entre la nature et le programme de l’État absolu et les opérations
du capital marchand et manufacturier » (ibid., pp. 40-41). Dans ces conditions nouvelles, l’État absolu
continue néanmoins à constituer une forme de la domination de l’aristocratie : « La noblesse a été soumise à
des métamorphoses profondes après la fin du Moyen-Âge : mais du début à la fin de l’histoire de
l’absolutisme, elle n’a jamais perdu le contrôle du pouvoir politique. (…) L’absolutisme n’était
essentiellement que ceci : un appareil de domination féodale redéployé et rechargé, désigné pour obliger les
masses paysannes à rester dans leur position sociale traditionnelle (…). En d’autres mots, l’État absolu n’était
jamais un arbitre entre l’aristocratie et la bourgeoisie, encore moins un instrument de la bourgeoisie naissante
contre l’aristocratie : c’était la nouvelle carapace politique d’une noblesse menacée » (ibid., p. 18).

53
entre eux deux présents différents. En réalité, les modes de production, bien qu’incompatibles,
coexistent toujours dans l’actualité en y étant plus ou moins actualisés. La discontinuité est
donc avant tout une hétérogénéité au sein de l’actualité, un clivage de l’actualité et c’est
seulement ainsi qu’on peut rendre compte d’une discontinuité dans le temps51. Il y a en effet
une différence entre l’« insistance » virtuelle d’un mode de production et le moment où la
rencontre qui l’actualise « a lieu » et « prend » – moment pour penser lequel il faudra mobiliser
la catégorie de révolution, pourvu que l’on assène son rapport complexe à la transition en tant

51
Montag a montré de manière très convaincante que le thème du clivage de l’actualité habite la pensée
d’Althusser depuis ses premiers pas. Dans « L’internationale des bons sentiments » (1946), Althusser
« formule une critique chrétienne des eschatologies » (W. Montag, Althusser and His Contemporaries, op.
cit., p. 192). Il s’oppose aux discours de ceux, dont Malraux, Camus, Koestler, qui, à l’époque, prônaient la
réconciliation de l’humanité toute entière face à ses crimes, en absolvant les hommes au moment même où ils
les déclaraient tous coupables, et qui, face à la menace d’anéantissement de l’humanité par la bombe,
proposaient une « sainte alliance contre le destin : que les hommes apprennent s’il en est temps qu’ils ne
peuvent être que divisés dans le prolétariat de la lutte des classes, et qu’ils sont déjà unis sans le savoir dans
le prolétariat de la peur ou de la bombe, de la terreur et de la mort, dans le prolétariat de la condition
humaine » (EI, 38-39). Althusser leur objecte que « nous croyons comme chrétiens à la condition humaine,
nous croyons autrement dit à l’égalité de tous les hommes devant Dieu, et devant son Jugement, mais nous ne
voulons pas qu’on escamote devant nous le jugement de Dieu, et que des non-chrétiens et des chrétiens
parfois, commettent le sacrilège de prendre la bombe atomique pour la volonté de Dieu, l’égalité devant la
mort pour l’égalité devant Dieu (…), et les tortures des camps de concentration pour le jugement dernier »
(EI, 43). Ce qui pose fondamentalement problème pour lui c’est que ce prolétariat de la peur « est un
prolétariat du lendemain » (EI, 39), sans aucune prise sur sa condition actuelle, car « le contenu de la peur
est un imaginaire », « c’est moi-même imaginé dans une souffrance à venir » et « [l]e peureux est un
prisonnier sans prison ni barreaux, il est son propre prisonnier et les menaces montent la garde en son âme »
(EI, 41). Au contraire, « l’ouvrier n’est pas prolétaire par ce-qui-va-lui-arriver-demain, mais par ce qui lui
advient à chaque instant du jour. (…) Le prolétariat est ce qui n’a pas d’avenir, même pas l’avenir de la peur ;
la misère n’y est pas la crainte de la misère, elle est là et ne s’absente jamais » (EI, 40). Pour cette même
raison, l’ouvrier « saisit dans la domination du monde capitaliste un objet réel qui est le fondement de la
dialectique réelle et le moyen de la libération du prolétariat. Autrement dit la servitude peut être convertie en
liberté par la réflexion sur son propre contenu, et le dépassement de son contenu par l’action. (…) C’est
pourquoi l’angoisse n’est pas le lot du prolétariat : on ne se libère pas de la condition humaine, mais on se
libère de la condition ouvrière » (EI, 41). Selon Montag, dans ce texte « la fin (…) peut être comprise non
pas comme une relation entre présent et futur mais comme une relation du présent à lui-même, un rappel du
présent à lui-même » (W. Montag, Althusser and His Contemporaries, op. cit., p. 207). En effet, « le
prolétariat travailleur abolit le destin comme destin et restaure le “futur” à sa juste place comme part du
présent ; le futur n’est plus un danger à venir mais la violence pleinement réalisée du présent qui le conduit à
s’opposer à lui-même dans une lutte. (…) Dans le texte d’Althusser, l’apocalypse est le dévoilement de la
catastrophe qui est ici et maintenant et qui a toujours été là, toujours été présente, qui ne peut plus être
conçue comme imminente, comme la catastrophe à venir, mais comme immanente dans le monde,
catastrophe déguisée comme ce qui est censé la retenir : l’empire comme katechon, les anges exterminateurs
de la contre-révolution » (ibid., p. 205). Ce n’est pas par hasard qu’Althusser annonce dès ce texte le thème
politique le plus central de ses interventions futures, que l’on rencontrera dès les prochaines pages à propos
de la question de la dictature du prolétariat : il se demande en effet si les fauteurs de l’internationale des bons
sentiments « ne servent pas une cause ou un seigneur qu’ils n’invoquent pas : la cause d’un socialisme
“occidental” sans lutte des classes, c’est-à-dire la cause d’une Europe unie dans un socialisme verbal et
moralisateur escamotant les antagonismes sociaux, maintenant donc en fait sous des concessions de forme le
capitalisme dans l’essentiel de ses positions » (EI, 48). Notons que ces thèmes reviennent dans un texte écrit
au milieu des années 60 sur « Les communistes et la bombe » : ici aussi est dénoncée la « [s]uspension
universelle [des conflits de classe] devant la catastrophe historico-biologique imminente » où « [l]a peur de la
mort (…) tiendrait ainsi, dans l’équilibre des forces militaires, ce providentiel équilibre qui serait le point
zéro de la paix, identique au point zéro de la mort, le rôle d’accoucheur ou de révélateur de la conscience
morale » (L. Althusser, « Les communistes et la bombe (1963-1966 ?) », A2-03.01, p. 5, 7).

54
que clivage de l’actualité52. Pour résumer, la transition est donc le nom même de cette
coexistence – qui peut prendre la forme du conflit – de tendances incompatibles au sein de
l’actualité. Ces tendances sont l’effet de modes de production coexistant dans des rapports
déterminés par leur « actualisation différentielle ». Cette actualisation est elle-même
dépendante de la contingence de rencontres à produire et répéter par des stratégies de lutte
antagoniques, lesquelles s’orientent en fonction du sens de l’histoire qu’elles s’imaginent
réaliser de par leur place dans les rapports d’actualisation différentielle entre modes de
production. L’actualisation différentielle des modes de production pourrait également être
désignée en termes de « domination » – tout mode de production étant alors, dans une
conjoncture déterminée, dominé ou dominant.

On commence à entrevoir pourquoi l’étude par Althusser du passage entre modes de


production féodal et capitaliste ne vise pas à formuler une nouvelle ontologie (téléologique ou
eschatologique) de l’histoire, mais à se donner les outils pour une pensée de la pratique
politique en conjoncture. L’objet du matérialisme historique est en effet en dernière instance la
saisie de la conjoncture en tant que clivée entre des tendances incarnant des modes de
production différentiellement actualisés par des rencontres produites, reprises, entretenues par
la lutte des classes. La pratique politique telle que le matérialisme historique la pense est alors
une pratique de la rencontre déviante, s’exceptant de la logique du mode de production
dominant et actualisant la logique d’un mode de production virtuel.

4. La dictature du prolétariat et la stratégie du communisme

Pour cette raison, le problème de la transition du capitalisme au communisme, dont le


nom « politique » marxiste est celui de « dictature du prolétariat » et dont le nom
« économique » marxiste est celui de « socialisme », doit être lui-même axé sur une pensée de
la pratique politique en conjoncture et non pas viser à fonder une nouvelle ontologie de
l’histoire. Ici réside une autre raison importante de la décision de commencer notre étude avec
les écrits sur le matérialisme de la rencontre. C’est que ces écrits constituent le soubassement
théorique de l’intervention d’Althusser dans la conjoncture marquée par le XXIIe congrès du
Parti communiste français qui, en 1976, provoqua un débat théorique autour de la décision
d’abandonner la notion de dictature du prolétariat53.

52
C’est seulement en prenant en compte cette idée de clivage de l’actualité que l’on peut affirmer que le
présent constitue pour le dernier Althusser l’« horizon absolu de toute connaissance », ce qui implique que
l’on ne peut pas considérer, comme le fait Thomas, la pensée du dernier Althusser comme un retour à
l’historicisme (cf. P. D. Thomas, « Althusser’s Last Encounter : Gramsci », in K. Diefenbach et alii (éds.),
Encountering Althusser, op. cit., p. 146). Nous reviendrons sur la critique althussérienne de l’historicisme
dans le Chapitre II.3.1.
53
G. M. Goshgarian, en plus d’avoir démontré ce lien (« le dernier combat d’Althusser [la défense du
concept de dictature du prolétariat] était également le combat du dernier Althusser [l’Althusser du
matérialisme de la rencontre] » (« Philosophie et révolution », op. cit.)), a également démontré que cette

55
Dans une conférence prononcée en 1976 sur l’invitation du Cercle de philosophie de
l’Union des étudiants communistes, Althusser reconnait d’abord que le « sacrifice
symbolique » du concept de dictature du prolétariat peut se justifier de deux manières : la
notion de prolétariat est trop étroite et entrave symboliquement la vaste alliance que la classe
ouvrière se doit, suivant la ligne de Marx et Lénine, de construire avec les autres classes
populaires ; le mot de dictature laisse penser à Hitler, Mussolini, Franco et (même si le PCF ne
le mentionne pas) Staline, c’est-à-dire à un mode de gouvernement anti-démocratique et
violent54. De ce point de vue, le choix du PCF est bien entendu tout à fait compréhensible.
Toutefois,
[t]out cela s’est évidemment joué « par-dessus la tête » du concept, c’est-à-dire du sens théorique de la
dictature du prolétariat. Car « l’abandon » d’un concept théorique (qui – faut-il le rappeler ? – n’est
pas pensable par lui-même, tout seul, mais fait corps avec un ensemble d’autres concepts) ne peut être
l’objet d’une décision politique. Tout matérialiste sait, depuis Galilée, que le sort d’un concept
scientifique, qui réfléchit objectivement un problème réel aux multiples implications, ne peut faire
l’objet d’une décision politique. On peut « abandonner » la dictature du prolétariat : on la retrouve dès
qu’on parle de l’État et du socialisme55.

Il faut alors remettre les pendules du concept à l’heure. Althusser affirme d’abord que
le terme de domination est bien plus adéquat que celui de dictature pour penser ce que le
marxisme s’efforce de penser56, dans la mesure où ce dernier renvoie avant tout à la dimension

bataille pour le concept de dictature du prolétariat est en réalité menée par Althusser depuis les années 60,
bien que de manière larvée, et qu’elle constitue l’enjeu politique fondamental de sa reformulation du
matérialisme historique (pour cette démonstration, ainsi que pour une étude détaillée de la conjoncture
théorico-politique qui sous-tend les débats autour du concept de dictature du prolétariat, cf.
G. M. Goshgarian, « Introduction à L. Althusser. Philosophy of the Encounter », op. cit. ; G. M. Goshgarian,
« Préface », in L. Althusser, Être marxiste en philosophie, Paris, P.U.F, 2015). Les péripéties conduisant à
l’abandon du concept de dictature du prolétariat sont longuement rapportées par Althusser dans un ouvrage
qui vient de paraitre : Les Vaches noires (cf. VN, Ch. II).
54
Paradoxalement, en relevant cette association le XXIIe Congrès a « libéré le concept de la dictature du
prolétariat » (VN, 141), c’est-à-dire permis d’en analyser le contenu théorique et de le « dissocier des (…)
pratiques staliniennes », ce qui suppose évidemment de rendre compte théoriquement de ces dernières (cf.
VN, 144-145).
55
L. Althusser, 22ème congrès, Paris, Maspero, 1977, pp. 32-33. Dans un autre texte, Althusser ajoute que
non seulement l’abandon d’un concept scientifique ne peut pas faire l’objet d’une décision politique, mais
que cet abandon est une « contradiction dans les termes » pour un parti se voulant communiste et dont
l’existence « repose sur la reconnaissance de la validité de la théorie marxiste » (VN, 134). Plus en général,
sur l’importance des mots, cf. : « [À] partir d’un certain moment, les mots ne sont plus que des mots. À partir
du moment où ils sont inscrits dans une pratique théorique ou une pratique politique historique, (…) ils ne
peuvent plus être traités indépendamment de la pratique avec laquelle ils font désormais corps. Les mots
sont devenus des choses, des forces, des réalités objectives qu’on ne peut plus réduire à la simple forme de
mots » (VN, 103).
56
Le concept de domination de classe « vaut cent fois “dictature” » (EI, 458). Pour une présentation de
l’évolution du concept de dictature du prolétariat dans l’histoire de la pensée marxiste, cf. l’entrée
correspondante dans G. Bensussan, G. Labica, Dictionnaire critique du marxisme, op. cit. Forgé par Blanqui,
ce concept est repris par Marx dans les textes de la période suivant les révolutions de 1848 (cf. notamment la
lettre à Weydemeyer du 5 mars 1852 (K. Marx, Fr. Engels, Correspondance, Tome III, Janvier 1852-juin
1853, éd. G. Badia, J. Mortimer, Paris, Éditions sociales, 1972, p. 79), où Marx en parle comme de ce qui
constitue son « originalité » par rapport aux historiens bourgeois qui avaient traité de la lutte des classes)
pour être reformulé à la suite de la Commune de Paris. Nous reviendrons sur le rapport entre la perspective
d’Althusser et celle de Marx, après avoir étudié le rôle de l’État dans la lutte des classes, dans notre Chapitre
IV.3.4.

56
restreinte d’un mode de gouvernement, d’un régime politique, compris comme suspendant et
transformant violemment et de manière anti-démocratique les lois établies. Ce que le concept
marxiste permet en revanche de penser est la domination structurelle de la classe dominante,
c’est-à-dire sa domination en tant que domination d’une structure. Dans ce concept, le terme
de dictature, emprunté aux théories des institutions politiques, est en effet associé à celui de
classe, qui n’est aucunement réductible à cette sphère :
[P]ersonne avant Marx n’avait imaginé qu’on pût parler de la dictature d’une classe sociale, car cette
expression n’avait aucun sens dans le cadre de référence obligé des institutions politiques. Or, c’est
justement ce que fait Marx : il arrache le mot dictature à son domaine du pouvoir politique, pour le
forcer à exprimer une réalité radicalement différente de toute forme de pouvoir politique : cette espèce
de pouvoir absolu, sans nom avant lui, qu’exerce nécessairement toute classe dominante (…), non pas
dans la seule politique, mais bien au-delà, dans la lutte des classes qui embrasse l’ensemble de la vie
sociale, de la base à la superstructure, de l’exploitation à l’idéologie en passant, mais seulement en
passant, par la politique57.

Pourquoi alors choisir le mot « dictature » ? « Il fallait un mot qui donne l’idée d’un “pouvoir
absolu” (…) au-dessus des lois, traduisez plus élevé, vaste et profond que le seul pouvoir
politique »58. Si les lois et la politique sont bien un enjeu de la lutte des classes, on ne
comprend cet enjeu qu’en l’inscrivant dans l’ensemble plus large qu’est le pouvoir social
produit par la lutte des classes elle-même, ce qu’Althusser appelle ici « pouvoir absolu ».

Si l’on comprend que la notion de dictature est employée pour penser une domination
de classe, on saisit aussi pourquoi elle s’applique tout autant à la bourgeoisie qu’au
prolétariat59. Il s’ensuit que, comme le cas de la bourgeoisie l’illustre bien, le concept de
domination de classe n’implique pas nécessairement un mode de gouvernement formellement
anti-démocratique, violent, illégal. Ainsi, comme Althusser le rappelle dans « Marx dans ses
limites » (1978), où la question de la dictature du prolétariat fait à nouveau l’objet de son
attention, selon Marx et Lénine, la domination du prolétariat doit réaliser la « démocratie
sociale », la « démocratie de masse », la « démocratie la plus large » (EI, 461). Similairement,
rien n’impose a priori l’usage de la violence révolutionnaire ou la mise en place d’actions
illégales60. Cela dépend toujours du rapport de forces entre les classes dans une conjoncture
spécifique. « [L]e concept de dictature du prolétariat ne détermine en rien, a priori, la forme
politique (violente ou pacifique, légale ou non, donc violente-légale, violente-illégale,

57
L. Althusser, « Conférence sur la dictature du prolétariat à Barcelone », Période, 4 septembre 2014, s.p. (le
texte de cette conférence est repris dans VN, Ch. V-VI). Cf. aussi : « La domination de classe embrasse
l’ensemble des formes économiques, politiques et idéologiques de la domination, c’est-à-dire de
l’exploitation et de l’oppression de classe » (EI, 458).
58
L. Althusser, « Conférence sur la dictature du prolétariat », op. cit.
59
Cf. VN, 121 ; ceci conduit parfois Althusser à considérer que « la dictature du prolétariat est dans le
principe (…) la même chose que la dictature de la bourgeoisie » (L. Althusser, « Conférence sur la dictature
du prolétariat », op. cit.). On verra qu’une telle affirmation est manifestement incorrecte.
60
« La domination de classe du prolétariat ne peut que désigner l’ensemble des formes économiques,
politiques, idéologiques par lesquelles le prolétariat doit imposer sa politique à l’ancienne classe dominatrice
et exploiteuse. Cela peut parfaitement se faire sans violence, si les classes exploiteuses acceptent ce qui
constitue en définitive une restructuration des rapports sociaux » (EI, 459).

57
pacifique-légale, pacifique-illégale) de la prise du pouvoir d’État »61. Autrement dit, la forme
politique de la domination du prolétariat n’est pas forcément celle de la dictature.

Ces réflexions semblent nous éloigner de notre tentative de comprendre comment le


matérialisme de la rencontre rend possible une théorie de la transition révolutionnaire comme
pensée de la pratique politique en conjoncture. En réalité, le détour par la question de la
dictature du prolétariat nous apprend que l’actualisation d’un mode de production, c’est-à-dire
sa domination sur d’autres modes de production qui coexistent dans l’actualité sans être
compatibles avec lui, est toujours l’actualisation de la domination d’une classe ; autrement dit,
que tout mode de production est la cristallisation d’un pouvoir social qui résulte de la lutte des
classes, et que sa logique propre est la logique de la reproduction de ce pouvoir social. De ce
point de vue, on peut appeler « domination du prolétariat » la domination tendancielle du mode
de production communiste sur le mode de production capitaliste. Aussi, dans la mesure où un
mode de production n’est que la structure d’une rencontre contingente, non imputable à la
logique des autres modes de production, la domination du prolétariat consiste dans le
processus par lequel une rencontre impossible selon la logique du mode de production
capitaliste est répétée, renforcée, stabilisée. Cette rencontre répétée permet au mode de
production communiste de s’actualiser en contrecarrant les tendances qui s’y opposent, c’est-à-
dire qu’elle permet à un nouveau pouvoir social de se former et s’imposer. Pour déployer de la
manière la plus simple possible la logique de la causalité historique envisagée par Althusser,
on pourrait l’écrire sous la forme de l’équation suivante : rencontre répétée = pouvoir social
(domination de classe) = mode de production (tendance).

Ces considérations sont explicitées par Althusser lui-même dans le passage suivant :
C’est jouer sur les mots que de croire qu’il puisse s’agir de fixer à la domination de classe du
prolétariat son « devoir », comme s’il s’agissait d’une tâche morale. Le mot de « devoir » renvoie en
réalité à ce que Marx et Lénine ont toujours considéré comme la forme d’une tendance dominante,
qui, comme toute tendance selon Marx, est intérieurement « contrecarrée » par des causes qui
l’empêchent de parvenir à son accomplissement, et qui requiert, dans ses conditions d’existence
même, la présence d’une force capable d’aider à son accomplissement (EI, 461).

La domination du prolétariat est donc à entendre comme la forme d’une tendance dominante.
Ce mouvement ne s’impose pas comme une tâche, orientée vers un but à atteindre, c’est-à-dire
vers un mode de production qui, absent du présent, serait imaginairement projeté dans le futur.
Contrairement à ce que certains textes de Marx laissent entendre, la domination de classe du
prolétariat « n’a rien à voir (…) avec un “devoir” qui, s’il n’est pas moral évidemment, n’en est
pas moins défini en fonction d’une fin, d’un modèle de mode de production à atteindre, et qui,
“normalement”, doit ou devrait être atteint dans la suite “progressive” des modes de production
complaisamment et un peu trop aisément énumérés par Marx » (EI, 463). On ne pourrait
soutenir plus clairement le refus d’inscrire la transition dans un mouvement linéaire étalé dans

61
L. Althusser, « Conférence sur la dictature du prolétariat », op. cit.

58
le temps. Le communisme n’existe que dans l’actualité en tant que tendance portée par un
pouvoir social. Quand cette tendance, et ce pouvoir, deviennent dominants, on peut parler de
domination du prolétariat. « Tout ce que [la théorie marxiste] peut dire sur le futur est le
prolongement en pointillé, et en négatif des possibilités d’une tendance actuelle, la tendance au
communisme » (SM, 285-286).

L’idée du mode de production comme cristallisation tendancielle d’un pouvoir social


dans l’actualité ouvre au problème du socialisme, dont le statut constitue la raison principale
pour laquelle Althusser refuse de renoncer au concept de dictature du prolétariat. La
Constitution soviétique de 1936 soutenait qu’on avait construit un nouveau mode de
production, dénommé socialiste, d’où la lutte des classes – mais pas les classes elles-mêmes –
était désormais éliminée et auquel correspondait un État « du peuple entier » se rapportant, par-
delà les classes, à tous les citoyens. Autrement dit, le passage au communisme était vu comme
la dernière phase d’un processus où il a été d’abord question d’éliminer par la lutte des classes
révolutionnaire cette même lutte et ensuite, par l’État post-révolutionnaire, les classes elles-
mêmes. En 1976, le PCF conçoit similairement le socialisme « comme un but à atteindre, et en
même temps comme le terme d’un processus, (…) comme un mode de production stable »62
couplé à un État véritablement démocratique. Dans ce cas toutefois, on affirme qu’il suffit de
« démocratiser » pacifiquement et légalement l’État capitaliste pour réaliser le passage à ce
nouveau mode de production, « comme si la simple forme juridique de la démocratie en
général pouvait suffire non seulement à traiter et résoudre, mais tout simplement à poser de
manière juste les très redoutables problèmes de l’État et de ses appareils qui sont des
problèmes de classe, et non des problèmes de droit »63. Ce que les deux positions ont en
commun, c’est de croire qu’il puisse y avoir des classes sans lutte des classes et d’État qui ne
reproduise pas la domination d’une classe sur les autres, bien que pour la première cette
situation suive la révolution alors que pour la deuxième elle la précède64. Autrement dit, cela
signifie croire que la lutte des classes puisse être résolue autrement que par son propre
déploiement, à travers un élément comme l’État qui, ancré dans un mode de production, c’est-
à-dire dans la cristallisation du pouvoir social d’une classe, serait lui-même exempt de

62
L. Althusser, 22ème congrès, op. cit., p. 48.
63
Ibid., p. 56.
64
Le parallèle entre ces deux séquences historiques est présenté dans É. Balibar, Sur la dictature du
prolétariat, Paris, Maspero, 1976, Ch. I : « Simplement, ce que Staline et les Soviétiques appliquaient au
socialisme, après la conquête du pouvoir par les travailleurs, le XXIIe Congrès l’applique, avant cette
conquête, au processus même du “passage au socialisme” » (ibid., p. 35). « On peut dire que les théoriciens
bourgeois pensent dans une conception qui distingue les classes d’un côté, et la lutte des classes de l’autre, et
le plus souvent dans une conception qui pose le primat logique ou historique des classes sur la lutte des
classes. (…) [C]e qui est intéressant, ce sont les conséquences politiques de cette conception. Si la lutte des
classes est un effet dérivé, plus ou moins contingent, on peut toujours trouver le moyen d’en venir à bout, en
la traitant par des moyens appropriés : ces moyens sont les formes historiques de la collaboration de classe,
où le réformisme du mouvement ouvrier se combine avec les méthodes capitalistes de la “participation”
ouvrière à sa propre exploitation » (L. Althusser, « Conférence sur la dictature du prolétariat », op. cit.).

59
l’influence de ce pouvoir social et comme prédestiné à produire tous les éléments du nouveau
mode de production. Si l’on y ajoute qu’à se servir de l’État ça devrait être une classe tout
aussi prédestinée à son rôle par sa place dans le mode de production précédent (en l’occurrence
le prolétariat), on retrouve la même conception téléologique de l’histoire que l’on avait
rencontrée à propos de la formation de la bourgeoisie industrielle. Dans tous ces cas, on fait
l’impasse sur l’hétérogénéité des deux modes de production, en supposant que les éléments du
deuxième sont préformés dans le premier. Or, dans la mesure où cette hétérogénéité ne peut
être pensée que comme la différence entre deux pouvoirs sociaux qui se constituent dans et par
la lutte des classes, y renoncer c’est abandonner la lutte des classes tout court, c’est prétendre
que le prolétariat puisse réussir sans construire son pouvoir social. À l’inverse, fait le point
Althusser, « je dis simplement ceci : entre le monde de la bourgeoisie et le monde du
communisme, il y a quelque part une rupture »65.

C’est pourquoi la stratégie du mouvement ouvrier « ne peut être la simple stratégie du


socialisme, elle est nécessairement la stratégie du communisme (…). C’est seulement à partir
de la stratégie du communisme que le socialisme peut être conçu comme phase transitoire et
contradictoire »66. Autrement dit, seul le « point de vue du communisme »67 nous donne à voir
le « point d’impossibilité » du mode de production capitaliste déjà inscrit dans le présent, de
manière à ne pas croire pouvoir opérer la transition en continuant à répéter les rencontres –
dont celles « autorisées » par les appareils d’État – qui soutiennent le mode de production
actuellement dominant. Ces rencontres en effet sont la base du pouvoir social dominant, et ne
peuvent pas en susciter un autre. Il faut donc mener une lutte des classes en fonction d’un
mode de production hétérogène, en ressaisissant et répétant les rencontres qui l’actualisent.
« [L]e communisme n’est pas un mot, ni un rêve pour on ne sait quel avenir perdu. Le

65
Idem. Sur l’idée d’un État « au services de tous les Français » comme contradictoire avec l’idée de
« propriété sociale des moyens de production et d’échange » et de « pouvoir politique des travailleurs », cf.
VN, 106-107.
66
L. Althusser, « Conférence sur la dictature du prolétariat », op. cit. Les enjeux politiques de l’intervention
d’Althusser sont parfaitement explicités par Guillaume Sibertin-Blanc : « cette élucidation [de l’abandon de
la dictature du prolétariat] ferait apparaitre que l’on est en train d’abandonner, non une expression, ni même
une ligne stratégique parmi d’autres, mais purement et simplement toute stratégie alternative aux modes de
gouvernementalité des classes actuellement dominantes. (…) Le PCF s’est donné pour contenu le socialisme,
qui n’a pas de stratégie propre puisque le socialisme n’est rien d’autre que le terrain où s’affrontent les
stratégies capitaliste et communiste pour la dictature de classe. C’est-à-dire que le PCF s’est donné pour ligne
stratégique une indécision et une indétermination qui ne font qu’un avec un vide stratégique. En nommant
son programme par le mot de socialisme, comme si celui-ci en tant que tel nommait une politique, il s’est
donné pour politique l’absence de politique ; ou plus précisément, il s’est donné pour politique l’absence de
lutte politique, lutte sans laquelle les politiques dominantes sont toujours-déjà gagnantes, y compris sous le
“socialisme”. (…) Le PCF devient le plus authentiquement du monde socialiste, aussi socialiste qu’il peut
l’être au sein d’un pays économiquement et politiquement dominé par les classes capitalistes (…) : un parti
engagé à fond dans la “voie capitaliste” » (G. Sibertin-Blanc, « Révoltes étudiantes et Révolution culturelle
chez Althusser : la théorie à l’épreuve de la conjoncture », Archives du GRM, 3e année, 24/10/2009, pp. 7-8).
En 1976, Althusser dénonce précisément que dans le PCF le mot de « stratégie » « ne reçoit
malheureusement aucun contenu assignable » (VN, 94).
67
É. Balibar, Sur la dictature du prolétariat, op. cit., pp. 44-45, 125.

60
communisme est notre unique stratégie, et, comme toute stratégie vraie, non seulement il
commande aujourd’hui, mais il commence aujourd’hui. Mieux : il a déjà commencé »68.

Il commence aujourd’hui ; il a déjà commencé : on sait en effet désormais que cette


rupture doit être comprise non pas comme le passage eschatologique au « tout Autre », mais
comme une hétérogénéité au sein de l’actualité. L’actualité est en elle-même habitée par deux
modes de production incompatibles, qui coexistent à travers la soumission de l’un à l’autre,
c’est-à-dire à travers leur actualisation différentielle69. C’est la raison pour laquelle Althusser
exclame péremptoirement :
[I]l n’existe pas de mode de production socialiste (…). Le socialisme fait un avec la dictature du
prolétariat, c’est-à-dire avec une nouvelle domination de classe (…). Le socialisme est la période de
transition entre le capitalisme et le communisme (…), le socialisme ne peut être défini par lui-même,
par ses rapports de production propres, puisqu’il n’en a pas en propre, mais par la contradiction entre
le capitalisme dont il est issu et le communisme dont il est la première phase : donc en fonction de sa
position à l’égard du capitalisme, dont il sort peu à peu, et du communisme, qui est son avenir70.

Il s’ensuit que « la lutte de classe se poursuit dans la période de transition appelée socialisme
(la preuve en est que l’État y subsiste) »71. Balibar affirme quelque chose de similaire lorsqu’il
soutient que le socialisme n’est pas un mode de production, mais « l’existence de deux mondes
au sein du même monde, deux époques en une seule époque de l’histoire universelle »72. Le
socialisme correspond donc au devenir dominant du mode de production communiste, c’est-à-
dire à la domination du prolétariat, dans un processus qui ne pourrais jamais – tout comme,
dans le mode de production capitaliste, la subsomption du travail sous le capital – avoir de fin :
en effet, non seulement « [u]ne formation sociale peut être “entre deux chaises”, “en

68
L. Althusser, « Conférence sur la dictature du prolétariat », op. cit. Cf. une lettre de 1963 : « le
commencement au premier sens (la révolution réussie) est dépassé par un commencement au second sens, qui
proprement commencera toujours, se continuant sans trêve, puisque c’est cela même que de l’accomplir »
(L. Althusser, « Lettre du 21 mai 1963 », Lettres à Franca (1961-1973), Paris, Stock/IMEC, 1998, p. 420).
Cf. aussi : « Si (…) on se représente que la lutte des classes va, si elle est bien conduite par le prolétariat,
déboucher sur la révolution et le communisme, alors le parti adaptera son action à cette perspective : au lieu
de mettre le “mouvement” (les réformes) au premier rang de ses objectifs, il y mettra “le but” (le
communisme), et il obiendra, dès maintenant, dans la lutte des résultats qui engageront, s’il sait bien la
conduire, la lutte vers ce but » (VN, 256-257).
69
Y. Ichida a bien relevé cet aspect de la pensée d’Althusser à partir de sa conception du socialisme : « Si le
socialisme n’est qu’une coexistence du capitalisme et du communisme, il faut dire que le communisme, futur
du socialisme, existe déjà dans le socialisme, et donc poser une question : “à partir de quand est-ce que
commence à exister le communisme ?” Althusser répond : “dès que le mode de production capitaliste
existe” ». Ichida, qui cite ici un texte inédit d’Althusser intitulé « Projet de livre sur l’impérialisme », en tire
toutefois la conclusion que « le présent ramasse, en conséquence du devenir tendances des modes de
production, toutes les possibilités de l’histoire (…). En principe, tout est possible dans la conjoncture
présente » (Y. Ichida, « Temps et concept chez Louis Althusser », in Futur Antérieur, « Lire Althusser
aujourd’hui », op. cit., pp. 64-65). Il nous semble que l’idée de transition, et la différence qui sépare la
transition de la révolution, doive interdire l’idée selon laquelle tout est possible à tout moment.
70
L. Althusser, 22ème congrès, op. cit., p. 49. Althusser formule ces thèses à partir de la Critique du
programme de Gotha (1875), où Marx parle du socialisme comme de la « phase inférieure du communisme »
(cf. VN, 254).
71
L. Althusser, « Conférence sur la dictature du prolétariat », op. cit.
72
É. Balibar, Sur la dictature du prolétariat, Paris, Maspero, 1976, p. 151.

61
transition” entre deux modes de production », mais « [t]oute formation sociale est en transit ou
transition ou voyage dans l’histoire »73.

En ce qui concerne plus spécifiquement ses éléments, on peut affirmer que le


socialisme est
une période contradictoire où coexistent de manière conflictuelle des éléments capitalistes (par
exemple, le salariat) et des éléments communistes (par exemple, de nouvelles organisations de masse).
C’est une période instable par essence, où la lutte des classes subsiste sous des « formes
transformées », méconnaissables pour notre propre lutte des classes, difficiles à déchiffrer, et qui
peuvent, selon les rapports de force et la ligne suivie ou bien régresser vers le capitalisme, ou bien
piétiner dans des formes figées, ou bien progresser vers le communisme74.

Il faudrait par ailleurs être encore plus précis, et affirmer que dans le socialisme s’opère la
division de chaque élément entre sa forme capitaliste et sa forme communiste : chaque élément
de la conjoncture est divisé par l’hétérogénéité de ces deux modes de production. Althusser
l’illustre en se penchant sur la question de la nationalisation des moyens de production et
d’échange.
La classe ouvrière « nationalise » les grands moyens de production et d’échange. (…) [C]onsidéré en
lui-même cet acte est contradictoire. Car nationaliser, c’est détruire la classe bourgeoise en ses
bastions, nationaliser c’est donc formellement anticiper l’abolition de la « séparation » entre les
producteurs directs et les moyens de production qui définit le mode de production capitaliste, c’est
donc formellement s’engager sur la voie du communisme. Mais en même temps, nationaliser ce n’est
rien d’autre que revêtir le capitalisme d’une nouvelle forme, la forme du capitalisme d’État qui hantait
Lénine, et qui n’est rien d’autre que la réalisation de la tendance la plus profonde du capitalisme, celle
dont on ne veut pas parler, celle d’un « capitalisme sans capitalistes » (Marx), où l’État bourgeois
concentre et distribue les fonctions de l’accumulation et de l’investissement, donc de la reproduction
du rapport capitaliste75.

Ainsi, un même élément (ici les moyens de production et d’échange) se trouve dans le
socialisme divisé entre sa forme capitaliste et sa forme communiste. Qu’il devienne une chose
plutôt que l’autre dépend de la lutte des classes, c’est-à-dire du pouvoir social qui parvient à
dominer, à actualiser la tendance propre à l’un des modes de production plutôt que l’autre.
« Ce qui décide, c’est le rapport de force dans la lutte des classes »76. Althusser reprend alors la
distinction marxienne entre subsomption formelle et réelle – il parle ici de soumission –, dont
on a déjà affirmé qu’elle permet de penser la phase où une structure répète les rencontres entre
les éléments qui la constituent jusqu’à rendre cette rencontre nécessaire. « Marx distinguait la
“soumission formelle” (…) de la “soumission réelle” (…). C’est une contradiction de ce genre
qui se joue dans l’appropriation collective des moyens de production : avec cette différence

73
L. Althusser, « Projet de livre sur l’impérialisme (1973) », A21-02.04, p. 4, nous soulignons.
74
L. Althusser, 22ème congrès, op. cit., p. 49.
75
L. Althusser, « Conférence sur la dictature du prolétariat », op. cit. Dans un autre texte, Althusser identifie
à partir de là une autre division entre « capitalisme d’État » et « le “pouvoir politique des travailleurs” que
Marx et Lénine appellent justement la dictature du prolétariat » (VN, 262).
76
Idem.

62
que c’est l’ancien rapport (capitaliste) qui doit être soumis à la nouvelle forme
(communiste) »77.

Mais l’idée de dictature du prolétariat comme situation de la lutte des classes clivée
entre deux modes de production ne résout pas tous les problèmes posés par une pensée de la
pratique politique en conjoncture. En effet, on a vu que, si rupture il y a, on ne peut pas
anticiper sous la forme d’une utopie un mode de production à venir et l’on ne peut donc pas
non plus anticiper la forme que les éléments de ce mode de production vont prendre. Ainsi,
l’idée de se placer du point de vue du communisme, si elle peut à la rigueur paraitre pertinente
pour la phase de la domination du prolétariat, c’est-à-dire pour le socialisme comme espace
contradictoire ouvert entre modes de production capitaliste et communiste où le deuxième
commence à prendre le dessus, est bien plus difficile à tenir dans une conjoncture où un tel
clivage parait absent. Comment dès lors agir stratégiquement du point de vue du communisme
sans se limiter à façonner une utopie sans liens avec l’actualité ? Autrement dit, si la
domination du prolétariat permet de penser la répétition d’une rencontre ayant rendu possible
le devenir-dominante de la tendance au communisme, comment produire cette rencontre et
comment savoir quelle rencontre produire ? Tout ce que l’on sait à la lumière des principes du
matérialisme de la rencontre est que le mode de production capitaliste produit des éléments
qui, détournés de manière à produire des rencontres imprévues par sa logique, rendent possible
l’actualisation d’un autre mode de production sous la forme d’une tendance contradictoire en
son sein. Althusser semble sur ce point fournir deux réponses qui ne sont par ailleurs pas
incompatibles.

La première consiste à réaffirmer avec force le caractère clivé de l’actualité, ou, en


d’autres termes, l’idée que le communisme commence aujourd’hui et a déjà commencé, que
« nous sommes déjà, par certains aspects, dans le communisme » (VN, 253). Cette idée est
explicitée en 1978 dans « Le marxisme comme théorie finie » : « Marx pense le communisme
comme une tendance de la société actuelle. Cette tendance n’est pas une résultante abstraite. Il

77
Idem. Jean Robelin a étudié les contradictions propres à l’appropriation sociale des moyens de production
et d’échange en relevant en particulier la tension entre coopératives et État : « L’absence d’unité réelle des
coopératives semble rendre nécessaire le recours à la propriété d’État, clé du bouleversement social, résultat
d’une pratique politique révolutionnaire de la classe ouvrière. L’étatisme, en revanche, rendant impossible la
distinction entre le capitalisme d’État et le socialisme, les renvoie à la gestion coopérative comme à l’unique
planche de salut » (J. Robelin, Marxisme et socialisation, Paris, Méridiens Klincksieck, 1989, p. 25)
« [L]’appropriation socialiste doit être à la fois une appropriation d’État et une appropriation communiste. Le
problème disparaît si l’on tient le socialisme pour un mode de production autonome » (ibid., p. 35). Ces
contradictions sont liée à une politique qui se limite à la lutte contre la subsomption formelle du travail – la
propriété privée des moyens de production étant replacée par la propriété d’État –, et qui délaisse la lutte
contre la subsomption réelle du travail – le pouvoir de direction, organisation, gestion et contrôle de la
production par le capital au niveau de l’entreprise et de la société (que ça soit par le biais du marché ou de
l’État) devant être remplacé par une forme de pouvoir ouvrier (cf., entre autres, ibid., p. 31, 75). Sur les
ambiguïtés de Lénine sur cette question, cf., en plus du travail de Robelin (notamment le chapitre sur
« L’armée du travail et la révolution culturelle »), R. Linhart, Lénine, les paysans, Taylor. Essai d’analyse
matérialiste historique de la naissance du système productif soviétique, Paris, Seuil, 1976, Ch. II.3.

63
existe déjà, dans les “interstices de la société capitaliste” (un peu comme les échanges
marchands existaient “dans les interstices” de la société esclavagiste ou féodale) des formes
virtuelles de communisme » (SM, 285). Il faudrait donc aller chercher dans les « marges » de
la société capitaliste les lieux où le communisme se réalise, même si, comme Althusser
l’indique dans un ouvrage inédit de 1973 intitulé Livre sur l’impérialisme, ce mode de
production ne peut pas, faute des conditions adéquates, « prendre », se reproduire et s’étendre,
un peu comme la rencontre entre le travailleur dépourvu de tout et l’homme aux écus s’était
produite plusieurs fois dans l’histoire avant la naissance du mode de production capitaliste sans
pouvoir tenir (par exemple dans les villes italiennes du XIVe siècle)78 : « le communisme existe
dès les premiers développements (…) de la lutte de classe ouvrière » ; mais ses « éléments »,
« ne conduiront pas tout seuls au communisme. (…) Ce sont des éléments pour le
communisme. Le communisme les reprendra à son compte, les unira, les accomplira,
développera leur virtualités, en les intégrant à la révolution des rapports de production qui
commande tout »79. Il faut admettre qu’à ce niveau Althusser se limite à énoncer ce qu’Yves
Duroux a joliment appelé des « inventaires à la Prévert »80 comme le suivant : « Le
communisme est une tendance objective déjà inscrite dans notre société. La collectivisation
accrue de la production capitaliste, les formes d’organisation et de lutte du mouvement ouvrier,
les initiatives des masses populaires, et pourquoi pas certaines audaces d’artistes, d’écrivains,
de chercheurs, ce sont dès aujourd’hui des esquisses et des traces du communisme »81.

78
Cf. EI, 585.
79
L. Althusser, « Projet de livre sur l’impérialisme (1973) », A21-02.04, pp. 1-2.
80
« Althusser : une nouvelle pratique de la philosophie entre politique et idéologie. Conversation avec
Étienne Balibar et Yves Duroux (Partie I) », op. cit., §55.
81
L. Althusser, « Conférence sur la dictature du prolétariat », op. cit. Cf. aussi : VN, 264-265. Ici Althusser
affirme que si l’absence de rapports marchands est bien une condition du communisme, elle n’est qu’une
condition négative, qui doit être remplie par des nouvelles formes de libre association. L’inventaire est plus
ou moins riche selon les textes : Althusser y ajoute parfois le cas de certaines communautés religieuses (cf.
VN, 254). Yann Moulier Boutang a bien mis en relief que l’attachement althussérien à « la dimension
collective et “auto-instituante” des communautés » (Y. Moulier Boutang, Louis Althusser, une biographie,
Tome I : La formation du mythe. 1918-1945 : La matrice, Paris, Grasset et Fasquelle, 1992, p. 237) remonte
à l’influence du personnalisme de Jean Lacroix et, surtout, à son engagement aux côtés du père Montuclard,
des prêtres-ouvriers et de Jeunesse de l’Église dans l’après-guerre : « l’expérience en grand des prêtres-
ouvriers, et le recommencement de cette aventure dans les années 60, quand les jeunes cadres politiques des
mouvements de la gauche chrétienne d’Amérique latine trouvent dans Althusser la clé de leur passage au
marxisme » indique que « [l]’ambiguïté de Louis Althusser à l’égard de la religion n’est pas une hésitation de
l’âme, une faiblesse, elle est théorique, constitutive » (Y. Moulier Boutang, Louis Althusser, une biographie,
Tome II : La formation du mythe. 1945-1956 : Ruptures et plis, Paris, Grasset et Frasquelle, 1992, p. 186).
Dans une conférence donnée en 1967 devant un groupe formé autour de la revue Esprit, Althusser déclare :
« Je dois (…) aux mouvements d’action catholique (…) d’avoir reçu un peu plus vite que ne le permettaient
ces délais (mon origine sociale) ce qu’on peut appeler l’initiation à la question sociale (…), et de fil en
aiguille une initiation à l’existence du mouvement ouvrier. Et je dois aussi à ma formation religieuse d’avoir
pu reconnaître assez tôt dans les œuvres de jeunesse de Marx la présence d’une authentique inspiration
religieuse » (L. Althusser, « Exposé devant le groupe “Esprit” (1967) », A8-03.07, p. 15). Notons que dans
les étranges « Thèses de juin », où Althusser prône l’« humanisme pratique, fraternel du communisme », il
tend à renverser le rapport entre centre capitaliste et marges communistes : « Il n’existe plus actuellement
dans le monde majoritaire communiste ou libéré que des interstices, nombreux et très dangereux, je parle
d’interstices impérialistes » (L. Althusser, « Thèses de juin (1986) », A29-06.04, p. 9). Ainsi, « on ne peut

64
La deuxième réponse est livrée de manière explicite dans un texte essentiel du Projet
de livre sur l’impérialisme de 1973, – texte dont on aura désormais relevé l’importance et où
l’on trouve par ailleurs une première formulation de la thèse selon laquelle « le mode de
production socialiste n’existe pas »82. Elle parait parfaitement en ligne avec les considérations
que l’on vient de développer à partir des écrits sur le matérialisme de la rencontre. En revenant
sur le cas des villes italiennes du XIVe siècle, où le mode de production capitaliste se réalise
pour y mourir à cause de l’absence des conditions de sa reproduction, Althusser affirme que
« la forme d’existence des formations sociales est déterminée par le mode de production qui se
réalise en elles. (…) [Mais] tout mode de production ne “trouve” pas automatiquement (…) la
forme dans laquelle il peut exister. S’il la “trouve”, c’est-à-dire si les conditions existantes lui
permettent de lui donner l’existence, de la réaliser, de la “forger”, alors le mode de production
en question existera. S’il ne la trouve pas, si les conditions existantes ne lui permettent pas de
la réaliser, de l’imposer, alors il n’existera pas »83. Sur cette base, Althusser formule d’abord
une critique du marxisme évolutionniste :
Qu’un mode de production puisse crever, ça, tous les marxistes en sont d’accord. C’est même la chose
essentielle paraît-il que Marx aurait opposé aux illusions « éternitaires » ou « éternitaristes » des
apologistes économistes ou autres du mode de production capitaliste. Mais attention ! Il peut crever
seulement s’il doit crever ! c’est-à-dire lorsqu’il a « épuisé toutes ses potentialités » voire « développé
toutes les forces productives qu’il pouvait contenir dans son sein ». (…) Mais qu’un mode de
production, que le même mode de production par dessus le marché, se paie le luxe de crever avant
d’avoir accompli son devoir historique, avant d’avoir fait son temps etc., et pour ainsi dire, pour bien
pousser la chose à la limite, de crever avant d’avoir (véritablement, durablement) existé, cela, pas
question !84

Or, cette perspective ne prend pas en compte que l’existence d’un mode de production dépend
toujours des conditions données. C’est pourquoi Althusser affirme que « le secret de
l’existence historique des modes de production existants (dans leurs formes propres) est à
rechercher non tant dans le fait accompli des conditions de leur existence, mais au moins
autant dans le fait annulé car non-accompli des conditions de la non-existence (car ils en sont
morts) des mêmes modes de production ». Il faut donc « penser les conditions d’existence à
partir des conditions de non-existence »85.

que constater le caractère impressionnant du rapport de forces communisme ou libération d’une part et
impérialisme de l’autre. (…) Je veux simplement dire que ce monde, vide de toute structure assurée et stable,
vide de théorie, dépolitisé à l’extrême (…), je veux simplement dire que ce monde s’offre de lui-même et
qu’il est à prendre » (ibid., p. 10). On trouve donc ici un exemple limpide de la tentation eschatologique
propre à la tendance à faire du vide une catégorie ontologique. La lettre de Balibar contenue dans le même
dossier identifie et critique très durement cette tentation. Cf. aussi L. Althusser, « Du matérialisme aléatoire »
(11 juillet 1986), Multitudes, n° 21, 2005/2, p. 189.
82
Cette thèse constitue le titre du dossier : L. Althusser, « Projet de livre sur l’impérialisme (1973) », A21-
02.04.
83
L. Althusser, « Projet de livre sur l’impérialisme (1973) », A21-03.03, « Sur l’histoire du mode de
production capitaliste », pp. 2-3.
84
Ibid., p. 4.
85
Ibid., p. 5. « Le malheur de l’histoire (je parle de l’histoire des historiens) est qu’elle “travaille” sur le fait
accompi et dans son fétichisme, donc sur le résultat durable, apte à produire les conditions de sa
reproduction. Tout comme le biologiste travaille sur les espèces qui existent, c’est-à-dire qui sont parvenues à

65
Cette perspective n’a pas une valeur purement théorique, mais est éminemment
politique : « Il peut être politiquement du plus haut intérêt qu’il puisse exister des formes de
formations sociales qui contrarient (…) l’existence d’un mode de production. (…) Ça peut être
passablement intéressant par exemple de se demander dans quelles formes (…) doit exister une
formation sociale socialiste pour que le mode de production communiste, qui existe de manière
antagoniste en elle (…) avec le mode de production capitaliste, ait de réelles chances d’exister,
c’est-à-dire de l’emporter sur les éléments du mode de production capitaliste qui subsistent,
tout en aménageant à l’avance les formes d’existence de ce mode de production
communiste »86. Il s’agirait ainsi de penser une pratique politique qui, en saisissant les
rencontres qui permettent à un mode de production de se reproduire et celles qui empêchent
cette reproduction, contrecarre les premières et favorise les secondes. Autrement dit, dans cette
perspective, la stratégie du communisme consiste dans la saisie des conditions de non-
existence du mode de production capitaliste – conditions qui pourraient permettre aux « ilots
de communisme » existants de « prendre », de se reproduire et de s’élargir sous de formes que
l’on ne peut pas anticiper87. Cette perspective est fidèle à la position de Marx lui-même
lorsqu’il soutient, dans un passage du Capital essentiel pour l’entreprise althussérienne depuis

se reproduire. Mais le biologiste du moins sait quel fantastique déchet la vie a dû payer pour parvenir (…) à
produire quelques espèces aptes à se reproduire, et par exemple l’homme. Ce qui vit est ce qui a survécu ; il
n’existe que sur un fantastique, inimaginable champ de cadavres, qui n’ont pu vivre. (…) [L]e mystère de la
vie, c’est-à-dire de la survie est à chercher non du côté de ce qui vit, donc survit, mais de ce qui est mort,
donc n’a pas survécu. L’historien n’en est pas, en général, arrivé là. (…) Il faudra bien en venir à considérer
les modes de production qui sont morts, qui n’ont pu survivre, car n’ont pu se reproduire, parce qu’entre
autres raisons, ils ne sont pas parvenus à réaliser la forme propre de la formation sociale dans laquelle ledit
mode de production pouvait exister. Non pas qu’il y ait eu l’essence du mode de production à la recherche de
la forme de son existence : car l’essence n’existe pas en dehors de cette recherche de sa forme propre
d’existence » (ibid., p. 3). Ce passage résonne profondément avec les considérations sur le devenir-humain
du petit être biologique issu de la parturition humaine développées par Althusser en 1964 dans « Freud et
Lacan » (P, 21-22). Cf. aussi : il faut se faire « une certaine idée de ce qu’est qu’exister pour un mode de
production. Des conditions de son existence : de sa reproduction durable, – et du rapport de cette existence à
la non-existence. (…) [U]n mode de production peut ne pas exister, peut exister et dépérir dès que paru, ou au
contraire se fortifier et suivre son destin historique. Cela suppose toute une théorie des conditions d’existence
qui soit en même temps une théorie des conditions de non-existence ou de disparition d’un mode de
production » (L. Althusser, « Projet de livre sur l’impérialisme (1973) », A21-03.01, 21 août 1973, p. 3).
86
L. Althusser, « Projet de livre sur l’impérialisme (1973) », A21-03.03, « Sur l’histoire du mode de
production capitaliste », p. 5)
87
Pour une énumération de certaines de ces conditions, cf. : VN, 260-263. Dans les ébauches d’un « Livre
sur le communisme », Althusser constate que dans les classiques du marxisme la plupart des caractéristiques
du communisme sont définies « en creux », négativement, et estime que « [l]e creux, c’est l’indice de la
scientificité ». Il y a certes des tendances issues du capitalisme qui fournissent au communisme sa
« matière » : « un mode de production s’empare d’une matière préexistante, en lui imposant les formes
d’existance des rapports de production qui doivent “se développer” », mais tout le problème est qu’« [a]vant
la révolution bourgeoise [les nouvelles formes d’existance des rapports de production] existaient. Avant la
révolution prolétarienne, elles n’existent pas (sauf dans le cadre des coopératives) ». Il en conclut qu’« il
manque quelque chose entre l’État et les soviets » (L. Althusser, « Projet de livre sur le communisme
(1972) », A19-02.02, s.p.), ces derniers étant compris comme représentatifs des ilots de communisme et les
premiers des conditions d’existence du mode de production capitaliste. Nous verrons que ce « manque »
constitue le foyer ultime du matérialisme historique en tant que matérialisme politique.

66
le début, que « [l]a structure économique capitaliste est sortie des entrailles de l’ordre
économique féodal : la dissolution de l’un a dégagé les éléments constitutifs de l’autre »88.

On pourrait peut-être reprendre à Althusser, pour nommer ces deux réponses, le couple
« prémisses du communisme » (l’existence actuelle des formes de communisme) et « stratégie
du communisme » (la saisie des conditions de non-existence du mode de production
capitaliste) (cf. VN, 265). Ce qui est important est qu’elles se rencontrent dans l’idée cruciale,
énoncée comme en passant par Althusser, selon laquelle « quelque chose peut commencer
avant la révolution, qui va être ensuite l’effet de la révolution »89. Il serait possible de tirer de
cette idée toute une théorie de l’invention historique permettant de rendre compte de la
manière dont des rencontres contingentes peuvent avoir lieu pour ensuite, par leurs propres
effets, devenir nécessaires. On retrouve ici le rapport entre révolution et transition, la
deuxième désignant le clivage de toute conjoncture entre modes de production et la première
le moment où s’impose une transformation des rapports d’actualisation différentielle entre
modes de production, telle que la transition devienne nécessaire90. Ce rapport complexe
indique la nécessité d’œuvrer à un changement de la scène de la lutte des classes pour produire
une transformation historique ; de produire de rencontres qui, se situant déjà sur une « autre
scène », bouleversent le cadre dominant de leur développement ; ou, pour le dire d’une autre
manière, de former un nouveau pouvoir social. Il est important d’indiquer dès maintenant que
la perspective althussérienne se situe ainsi en décalage par rapport à la problématique simple
de la « prise du pouvoir » : faire la révolution ce n’est pas simplement prendre le pouvoir
social existant, mais former un nouveau pouvoir social, un pouvoir social de type nouveau, ce
qui suppose que l’on se mette à « faire-pouvoir » autrement. C’est une autre manière de dire
que la révolution dépend de la transition, dont elle est la cristallisation91. C’est ainsi que

88
K. Marx, Le Capital, Livre I, op. cit., p. 717.
89
L. Althusser, « Conférence sur la dictature du prolétariat », op. cit.
90
Nous pouvons ainsi comprendre pourquoi Althusser ne peut pas aisément être inscrit dans ce que Balibar a
appelé le « tournant événementiel » de la philosophie de la fin du XXe siècle, qui a introduit « une
problématique transcendantale de l’événement, qui est aussi une problématique de l’événement
transcendantal, en lieu et place d’une problématique du devenir, de la transformation, du procès » (É. Balibar,
« La philosophie et l’actualité : au-delà de l’événement ? », in P. Maniglier, Le moment philosophique des
années 1960 en France, Paris, P.U.F., 2011, p. 214). La problématique de l’évènement tend en effet à
renverser la problématique hégélienne, qui réduit l’hétérogénéité de l’événement à un « moment » d’un
procès qui se sait lui-même, afin de penser, à l’inverse, l’historicité à partir de l’hétérogénéité de
l’événement. La spécificité d’Althusser est dans une certaine mesure d’inscrire – comme Hegel –
l’événement dans le procès mais sans en réduire l’hétérogénéité, car il y a toujours une pluralité de procès et
pas un seul procès orienté vers sa fin (la transition est toujours à l’œuvre) et l’événement devient le nom du
changement des rapports entre ces procès.
91
La question de la formation d’un pouvoir social de type nouveau peut être identifiée à l’aide de la
distinction introduite par Marc Maesschalck (dans le cadre d’une théorie de l’action et de l’apprentissage
collectifs visant la construction de nouvelles formes de coopération et négotiation sociale entre groupes)
entre « pouvoir-faire » et « faire-pouvoir » : face au risque de répétition des échecs passés – nous verrons
jusqu’à quel point la notion d’échec est essentielle chez Althusser – il faut « saisir les mécanismes de blocage
qu’ils ont pu nourrir et tenter d’en éviter la répétition en posant différemment les conditions d’engagement
dans le pouvoir-faire, c’est-à-dire en essayant de faire-pouvoir autrement dans les rapports inter-groupes »
(M. Maesschalck, Transformations de l’éthique. De la phénoménologie radicale au pragmatisme social,

67
s’esquisse une pratique politique de la rencontre qui, pour reprendre les mots de Balibar cités
au début, cristallise ses propres conditions de possibilité en nouant ses éléments de manière à
libérer leur efficacité.

Cette première présentation du matérialisme historique d’Althusser comme


matérialisme de la rencontre nous a permis de reconstruire les éléments théoriques essentiels
d’une théorie de la transition axée sur l’actualité comme lieu de partage entre modes de
production différemment actualisés suivant le pouvoir social s’imposant comme dominant à la
suite des rencontres et non-rencontres suscitées par les stratégies de lutte des classes. Nous
avons souligné que ces stratégies sont elles-mêmes déterminées par la forme qu’elles prennent
en fonction de ce partage, dans la mesure où elles se trouvent à se déployer sur la scène du
mode de production dominant, en participant à sa reproduction. Nous avons en même temps
insisté sur le fait que, dans la mesure où le mode de production et le pouvoir social dominants
reposent sur des rencontres dont la nécessité ne peut jamais être pleinement assurée, leurs
éléments peuvent dévier ou être détournés par rapport à leur logique de reproduction, en
donnant lieu à l’actualisation d’un autre mode de production et d’un autre pouvoir social. Il
s’ensuit que toute classe dominée doit s’efforcer de mener sa lutte aussi sur d’autres scènes,
dans d’autres formes, s’exceptant de celle qui est dominante, afin de saisir les rencontres qui
dévient par rapport à sa logique92. La lutte des classes se déroule ainsi toujours à cheval entre
des modes de production différemment actualisés. C’est seulement ainsi qu’une stratégie peut
s’inscrire dans le clivage de l’actualité entre tendances hétérogènes pour favoriser le passage
vers un nouveau mode de production.

Ces réflexions nous permettent d’affirmer que le matérialisme de la rencontre est


entièrement construit en vue d’une reformulation du matérialisme historique comme théorie
d’une pratique politique de transformation structurelle en conjoncture. C’est en effet seulement
en étudiant un changement du point de vue de la transformation structurelle, c’est-à-dire du
remplacement d’une domination de classe – au sens défini plus haut – par une autre, que le
changement peut être qualifié (ou non) d’historique. En ce sens, Althusser souligne que, s’il
faut bien entendu reconnaitre que la domination de classe de la bourgeoisie a changé depuis le
XIXe siècle, à la fois au niveau économique et au niveau politique, et s’il faut également

Bruxelles-Bern-Frankfurt am Main-New York-Oxford-Wien, Peter Lang, 2010, p. 260). Le faire-pouvoir est


compris comme une transformation du cadre de l’action soutenant des pouvoir-faire spécifiques par la
transformation du positionnement identitaire des groupes.
92
L’usage du concept de scène n’est pas hasardeux : le théâtre a en effet toujours fourni à Althusser – avec la
pratique psychanalytique – un point d’accès privilégié à la politique, et plus précisément au rapport entre
politique et philosophie. Nous reviendrons sur ces questions à la fin de notre travail. Pour une lecture du
matérialisme aléatoire à la lumière des réflexions althussériennes sur le théâtre cf. B. Bargu, « In the Theater
of Politics. Althusser Aleatory Materialism and Aesthetics », diacritics, vol. 40, n° 3, 2012, qui toutefois ne
s’intéresse pas à la question de la pluralité des scènes.

68
reconnaitre le rôle historique de la classe ouvrière dans ces changements, « c’est à la lumière
de la lutte des classes, donc de la nature de la classe qui exerce la dictature, qu’il faut apprécier
le degré des changements dont on parle. (…) Si une nouvelle classe exerce sa dictature, alors
effectivement tout le sens des événements change ou va changer. Mais si c’est toujours la
même classe qui est au pouvoir, alors tous les changements des formes politiques de sa
dictature ne changent rien au fait de sa dictature » (VN, 438-439).

On ne peut donc pas considérer le matérialisme de la rencontre comme une


reformulation d’une ontologie marxiste, comme une nouvelle mouture du matérialisme
dialectique, mais comme une « philosophie pour le marxisme », opérant au sein du marxisme
pour en entretenir le mouvement en tant que matérialisme politique. Nous verrons plus tard
comment, de par cette transformation radicale, c’est une tout autre conception de prise de
forme politique de la théorie qui est mise en avant.

Il faut toutefois reconnaitre le caractère encore très schématique – et surtout fort


abstrait – de ces propositions, leur précision, complétude et systématicité demeurant limitées.
Ainsi, si le caractère fragmentaire et inachevé des écrits du dernier Althusser permet des
interprétations plus « libres » de sa pensée, ces interprétations ne peuvent recevoir une assise
solide que si l’on se tourne vers les écrits qui les précèdent. Pour le dire autrement, autant les
propositions du dernier Althusser sont novatrices, autant leur puissance théorique pâlit en
comparaison avec celles formulées dans les années 60. C’est pourquoi la plupart des concepts
que l’on vient de rencontrer – structure, conjoncture, mode de production, tendance, classes et
lutte des classes, pouvoir social, État – devront être élucidés davantage. D’autres concepts tout
aussi essentiels au matérialisme historique – économie, politique, droit, idéologie, théorie,
pratique, instance, contradiction, individu, sujet, Parti, syndicats, etc. – que l’on retrouve tout
au long du parcours d’Althusser, doivent encore être abordés.

Pour clôturer cette ouverture, nous nous limiterons à signaler une question qui, sur la
base de ces développements, continue de poser problème et devra être approfondie dans la
suite de ce travail. Il s’agit du problème des différences entre les deux transitions dont il a été
question. Il est évident que la forme de la stratégie des hommes aux écus dans l’accumulation
primitive et lors de la subsomption ne peut pas correspondre à celle de la stratégie du
prolétariat avant et pendant sa domination. Cette différence découle d’au moins trois raisons.
Une première raison de cette différence relève du statut de la théorie marxiste. Sa propre
rencontre avec le mouvement ouvrier détermine, ou devrait déterminer, une nouvelle façon de
construire une stratégie de lutte des classes. Il faudra donc approfondir l’analyse de la manière
dont sa capacité à rendre compte du passage et de la rupture entre un mode de production et
l’autre influe sur la façon dont on essaie d’opérer ce passage, ce qui nous ramène encore une
fois au problème de sa prise de forme politique. Deuxièmement, le mode de production
communiste, dont l’actualisation constitue la tendance dominante dans le socialisme, n’est pas

69
un mode de production « comme les autres ». Il correspond en effet à la disparition des classes
sociales. Or, on a vu que tout mode de production correspond toujours à un certain pouvoir
social. Il s’agit donc de questionner la différence entre le passage entre deux modes de
production où le pouvoir est fondé sur une domination de classe, et le passage celle entre ceux-
ci est un mode de production où le pouvoir social ne serait plus basé sur une telle domination.
C’est le problème « classique » d’une lutte des classes s’abolissant par son propre déploiement
qui doit ainsi être posé. Troisièmement, au point de rencontre entre ces deux premiers
problèmes, se trouve la figure du parti lui-même, qui doit jouer un rôle central dans la reprise,
le détournement, la répétition des rencontres favorisant l’actualisation de la tendance
communiste. Dans la mesure où il est aussi un élément du mode de production capitaliste, il
faudrait penser comment il pourrait tout d’abord se détourner ou être détourné de lui-même,
afin de s’ouvrir aux rencontres qui s’exceptent de la logique dominante. Cette question ouvre
le champ de ce qu’on pourrait appeler la théorie althussérienne du « subjectif » : « Il est clair
que, pour Marx et Lénine et Mao, la capacité dite “subjective” (c’est-à-dire et théorique et
organisationnelle), la qualité de l’organisation, de sa théorie et de sa ligne, sont alors
déterminantes pour combattre judicieusement les “causes qui contrecarrent” la tendance
dominante du processus de lutte de classe, et pour aider à l’accomplissement de la “tendance”
elle-même » (EI, 462). Il s’ensuit une conclusion qui constitue la véritable clé de voute de la
pensée althussérienne de la dictature du prolétariat : « la position du parti peut servir de
témoin, dans la croisée des chemins de la dictature du prolétariat, à la bonne orientation de la
tendance historique. Dis-moi comment fonctionne ton parti, je te dirai quelles sont les formes
politiques de ta dictature du prolétariat, dis-moi quelles sont ces formes, et je te dirai si ton État
dépérit ou se renforce, dois-moi quel est ton État, et je te dirai de quelle classe, prolétariat ou
bourgeoisie, est ta dictature »93. C’est donc sur la question des formes de subjectivité – telles
qu’elles sont déterminées par la théorie et la ligne politique – propres à l’organisation de la
lutte des classes prolétarienne que s’ouvre le questionnement du matérialisme de la rencontre.

93
L. Althusser, « Conférence sur la dictature du prolétariat », op. cit.

70
II. Les concepts fondamentaux du matérialisme historique

Dans la partie précédente, nous nous sommes penchés sur les derniers écrits
d’Althusser, dont nous avons montré – en les reliant aux écrits des années 70 – qu’ils
aboutissent à la construction d’une « ontologie » qui n’en est pas une, entièrement axée sur la
reformulation du matérialisme historique comme pensée de la pratique politique en
conjoncture. Cette pensée se donne pour objet la conjoncture en tant qu’elle est clivée entre
deux tendances coexistantes et incompatibles correspondant à l’actualisation différentielle des
modes de production, c’est-à-dire à la domination de l’un sur les autres – actualisation relevant
de la production et de la répétition de rencontres contingentes par des stratégies de lutte des
classes elles-mêmes ancrées dans le rapport entre modes de production. Le matérialisme de la
rencontre débouche donc sur une conception de la nécessité structurale comme relevant, pour
son surgissement et pour sa durée, de rencontres contingentes, et comme étant par conséquent
constamment hantée par la possibilité de la « révocation du fait accompli », c’est-à-dire de la
production et répétition d’autres rencontres, soutenant une autre nécessité structurale. Cette
pensée nous permet donc d’enraciner la transition dans l’hétérogénéité qui clive toute actualité,
et de concevoir la révolution comme la transformation des rapports d’actualisation
différentielle entre modes de production hétérogènes sur la base de la contingence des
rencontres qui les étayent.

Nous avons donc vu que même lorsque la figure de la rencontre comme principe pour
saisir la conjoncture occupe le centre de la théorie althussérienne, on n’assiste pas à un
abandon de l’analyse structurale. En même temps, le poids de l’analyse structurale dans les
écrits des années 80 est extrêmement faible, Althusser se limitant pour l’essentiel à employer le
concept de mode de production – nom marxiste fondamental de la structure – comme un
acquis, sans se pencher sur la complexité de contenu qu’il comporte. C’est pourquoi il faut à
présent revenir sur la théorie althussérienne de la causalité structurale qui constitue le principe
du projet de reformulation du matérialisme historique lancé dans Pour Marx et Lire Le Capital.
La tâche qu’Althusser se donne à ce moment-là est en effet de détecter la « question » à
laquelle Marx répond dans Le Capital sans la formuler, alors qu’elle constitue « la clé de voûte
invisible-visible, absente-présente de toute son œuvre », à savoir la question de « l’efficace
d’une structure sur ses éléments » (LC, 24-25). Un tel retour en arrière ne va évidemment pas
sans poser un certain nombre de problèmes. L’idée même de causalité structurale pourrait en

71
effet laisser penser que les rapports entre nécessité structurale et rencontre contingente s’y
trouvent renversés, la première primant ici sur la seconde1. Nous montrerons au contraire que
la théorie de la causalité structurale aboutit, suite à un certain nombre de déplacements qu’il
faudra retracer, à une conception du rapport entre contingence et nécessité, entre structure et
conjoncture non seulement en ligne avec celui que nous avons exposé dans la première partie,
mais enrichi par une étude bien plus approfondie du contenu même du concept de mode de
production. À titre simplement provisionnel, nous pouvons annoncer que ce retour en arrière
nous permettra en fait d’approfondir la perspective explorée dans la première partie en
montrant comment la théorie de la causalité structurale révèle la contingence de la
reproduction de la nécessité structurale en la ramenant à la nécessité de la contingence de sa
structuration, laquelle peut faire l’objet d’une prise transformatrice de la part de la pratique
politique pourvu que cette dernière parvienne à occasionner une « activation » de cette
contingence. Cela nous permettra de comprendre la fonction du matérialisme historique
comme consistant dans une opération de « virtualisation » de la structure à l’encontre de l’effet
de société – résultat essentiel de l’idéologie –, ce dernier imposant comme nécessaire une
forme déterminée de reproduction de la structure.

Un long parcours s’annonce ainsi, qui nous conduira à cerner les repères essentiels de
la reformulation althussérienne du matérialisme historique : sa conception de la
surdétermination en tant que théorie de la contingence la structuration de la structure et de la
limitation structurelle de cette contingence ; sa théorie du temps historique comme articulation
d’une pluralité de temps hétérogènes qui se cristallise en une forme de synchronie ; sa
compréhension de la nouveauté de la théorie marxienne par rapport à l’économie politique
classique ; sa reformulation du concept de mode de production ; sa théorie de la causalité
structurale ; sa théorie de l’idéologie et de l’effet de société ; et, enfin, à la pointe d’extrême de
ses réflexions de la moitié des années 60, sa théorie de la pluralité des modes de production en

1
C’est une clé de lecture très répandue parmi les commentateurs. Par exemple, Tosel affirme qu’avec le
passage au matérialisme de la rencontre « [c]’est (…) toute la conception du rapport de la structure à la
conjoncture qui est transformée, puisque la conjoncture n’est plus un cas préordonné par la matrice
structurale et la reproduisant en son identité. Elle est le fait toujours à accomplir de la conjoncture, toujours
exposée au risque d’une autre rencontre d’autres éléments ou autrement disposés » (A. Tosel, « Les aléas du
matérialisme aléatoire dans la dernière philosophie de Louis Althusser », op. cit., p. 189). Tosel est
récemment revenu sur cette thèse, en la considérant « trop simple », pour affirmer que le matérialisme de la
rencontre constitue « un nouveau commencement qui va de la conjoncture à la structure, non à l’absence
totale de celle-ci ». Il appelle cette nouvelle théorie « structuralisme aléatoire ou conjonctural » et le distingue
de manière plus nuancée qu’auparavant du premier structuralisme althussérien en affirmant qu’« [o]n
n’arrive pas à la conjoncture par un mouvement interne de la structure se condensant d’elle-même en
surdétermination. On s’installe dans le fait d’une conjoncture qui peut faire constance et consistance en
structure » (A. Tosel, « De la théorie structurale à la conjoncture aléatoire », La pensée, n° 382, avril-juin
2015, pp. 42-43). Nous verrons que, même pour le structuralisme des années 60, on ne peut pas simplement
affirmer que la conjoncture est un effet de la structure : l’idée de causalité introduite par le concept de
causalité structurale est telle que la structure se trouve à être elle-même un effet de ses éléments, effet qui
exerce néanmoins sur eux un certain type d’« action ».

72
tant que formes de la lutte des classes. Tout au long de ce parcours, c’est la théorie
althussérienne de la topique que nous verrons se constituer.

73
1. Les apories fondamentales du matérialisme historique

Toutefois, avant d’aborder la pensée d’Althusser, un détour s’impose. Ce détour est


« justifié » par Althusser lui-même lorsqu’il interrompt « Le courant souterrain » en prônant un
retour à Lire Le Capital, plus spécifiquement à l’article de Balibar consacré aux « Concepts
fondamentaux du matérialisme historique », et en énonçant son souhait d’« aller plus avant
dans cette analyse » (EI, 590). C’est la raison pour laquelle nous choisissons cet article comme
point de départ de notre parcours visant à vérifier comment le matérialisme de la rencontre
peut pousser plus avant le matérialisme historique. La référence du « Courant souterrain » à
« Concepts fondamentaux » est loin d’être anodine. C’est en effet dans cet article que la
question de la transition est abordée pour la première fois de manière systématique dans une
perspective althussérienne. L’objet historique de ce texte est en partie le même que celui du
dernier Althusser, à savoir l’accumulation primitive, bien qu’une pensée de la transition
requière selon Balibar d’analyser de manière détaillée aussi une autre « phase » historique,
celle de la subsomption formelle. Nous verrons en quoi ce nouvel objet historique explicite un
problème essentiel de toute pensée de la transition, que l’on pourrait résumer dans les termes
du matérialisme de la rencontre comme celui de la différence entre la contingence de la
rencontre et le devenir-nécessaire de la rencontre des contingents. En même temps, cet article
rencontre, sans véritablement le dépasser, l’obstacle principal à la résolution de ce problème, à
savoir une conception linéaire – bien que discontinue – de l’histoire, c’est-à-dire l’absence
d’une réflexion sur l’hétérogénéité de l’actualité. Autrement dit, la contribution de Balibar
nous fournit des éléments essentiels pour comprendre toutes les difficultés que l’on doit
affronter pour sortir du couple téléologie-eschatologie. Véritable « classique » de
l’althussérisme1, souvent reçu comme un exposé rigide du marxisme structuraliste, cet article
est en réalité profondément expérimental et, pour cette raison, tendu à l’extrême – d’autant
plus si l’on prend en compte les différences entre la première édition (1965) et la deuxième
(1968) –, ce qui le rend particulièrement utile pour identifier les lignes de force de la
proposition althussérienne de l’époque2.

Il faut enfin souligner que « Concepts fondamentaux » nous permet de poser quelques
grands repères de la pensée althussérienne des années 60 – avant tout de définir le concept de
mode de production et la constellation de concepts qui s’y rapportent. C’est la deuxième raison

1
Avec les deux interventions d’Althusser, c’est la seule contribution à Lire Le Capital qui a été reprise dans
la deuxième édition de l’ouvrage. En raison de son caractère « pédagogique », elle était même enseignée dans
les « formations théoriques » qui avaient été mises en place par les althussériens après 1965 (cf. « Althusser :
une nouvelle pratique de la philosophie entre politique et idéologie (Partie I) », op. cit., §10).
2
Alors que la continuité entre le premier et le dernier Althusser est de manière générale reconnue par la
plupart des commentateurs actuels, peu s’intéressent à ce texte qui constitue une ressource unique pour
établir cette continuité sans effacer les différences. Des exceptions notables sont constituées par J. Read, The
Micro-Politics of Capital, op. cit. et A. Toscano, « Transition Deprogrammed », South Atlantic Quarterly,
vol. 113, n° 4, 2014.

75
pour laquelle il nous parait pertinent de commencer par là notre retour en arrière. Le concept
de mode de production est en effet selon Balibar le concept fondamental du matérialisme
historique. Ce concept fournit l’unité de périodisation propre à Marx, celle qui permet d’opérer
la « bonne coupure » dans l’histoire, c’est-à-dire d’établir ce qui est historique dans l’histoire.
Balibar ajoute cependant que cette problématique de la périodisation, que Marx hérite du
champ idéologique de son temps, doit être profondément révisée, voire abandonnée, à la
lumière de la manière dont il en traite. « Si nous posons le problème du passage d’un mode de
production à un autre uniquement dans le cadre de cette problématique, il nous est impossible
d’échapper à la forme du temps linéaire unique » (LC, 549). On sait que c’est précisément ce
que le dernier Althusser voulait éviter : ce n’est pas tant la continuité ou la discontinuité de
l’histoire, mais l’unicité et la linéarité d’un temps dans lequel les modes de production se
succèderaient qui empêchent de formuler une pensée de la pratique politique en conjoncture.
On verra dans quelle mesure, tout en posant l’exigence de la dépasser, Balibar demeure
empêtré dans cette problématique.

1. Derechef sur l’accumulation primitive

Tout mode de production est compris par Althusser à la fin de sa vie comme une
structure produite par une rencontre entre éléments se déployant sous la domination d’un autre
mode de production. Cette rencontre, contingente pour la logique du mode de production
dominant, le bouleverse en en actualisant un autre qui façonne autrement les éléments mêmes
qui l’ont produit, dans un processus qui est, lui aussi, contingent. La dernière partie de
l’intervention de Balibar dans Lire Le Capital, intitulée « Éléments pour une théorie du
passage », est partiellement consacrée à l’étude marxienne de l’accumulation primitive, qui, on
l’a vu, illustre précisément ce processus.
Dans l’étude de « l’accumulation primitive » (…) il s’agit à la fois d’une histoire et d’une préhistoire.
(…) Une préhistoire : cette étude nous découvre, à l’origine du capital, un autre monde. La
connaissance des lois de développement du capital ne nous est ici d’aucune utilité, parce qu’il s’agit
d’un processus complètement différent. Ainsi il apparait une rupture complète, qui se réfléchit dans la
théorie, entre l’histoire de la formation du capital (des rapports sociaux capitalistes) et l’histoire du
capital lui-même. Ainsi l’histoire réelle des origines du capitalisme (…) est une préhistoire, c’est-à-
dire une histoire d’un autre âge. Or, ces déterminations à leur tour ne sont nullement vagues ou
mystérieuses pour nous, puisque nous savons qu’un autre âge, c’est exactement un autre mode de
production (LC, 526-527).

On retrouve ici le souci du matérialisme de la rencontre : expliquer la transformation historique


comme une rupture qui n’anticipe pas sur son résultat, sans lui soustraire son intelligibilité.
Une telle pensée refuse donc à la fois la téléologie (qui effacerait la rupture), et l’eschatologie
(qui effacerait l’intelligibilité).

Pour rendre compte d’un passage inexplicable par la logique de ce qui en résulte, il faut
selon Balibar procéder à une « généalogie des éléments », à un « sondage historique » qui, à
partir des résultats du processus à étudier – la séparation du travailleur d’avec les moyens de

76
production et l’accumulation de capital dans les mains de quelques-uns – analyse
« distributivement », « élément par élément » leur formation. Pourquoi cette étude doit-elle
être distributive ? Parce que, si l’unification de ces éléments dans le nouveau mode de
production ne peut pas être comprise à partir de sa logique interne, elle ne peut pas non plus
être expliquée à partir de leur unité dans le mode de production antérieur. Au contraire, c’est
précisément leur non-unité qui caractérise le mode de production féodal, le fait que leur
rencontre n’est pas inscrite dans la logique de son fonctionnement. Il faut donc que ce mode de
production soit « dissout » pour que ces éléments soient « dégagés » pour la nouvelle
rencontre. La conclusion de Balibar est que la constitution d’un mode de production est une
« trouvaille » sans qu’elle soit due au « hasard ». Il y a donc bien une rupture, mais elle
demeure intelligible dans la mesure où le nouveau mode de production « trouve » ses éléments
à la suite de l’« évanouissement » du mode de production précédent – processus dont on peut
rendre compte rigoureusement en étudiant la logique propre à ce mode de production : « ce
n’est pas la structure ancienne qui s’est elle-même d’elle-même transformée, elle s’est au
contraire comme telle proprement “évanouie” » (LC, 534).

Ainsi, la généalogie construite par Marx est rétrospective, sans être une genèse : elle se
limite à suivre le développement des éléments qui formeront le mode de production capitaliste
afin de comprendre le rapport entre leur rencontre et le mode de production où ils se sont
développés, en tant que ce rapport prend la forme de la dissolution de ce dernier :
Il suffit pour cela que la rencontre se soit produite, et ait été rigoureusement pensée, entre ces
éléments, qui sont identifiés à partir du résultat de leur conjonction, et le champ historique au sein
duquel il faut penser leur histoire propre, qui lui n’a rien à voir dans son concept avec ce résultat,
puisqu’il est défini par la structure d’un autre mode de production. Dans ce champ historique
(constitué par le mode de production antérieur), les éléments dont on fait la généalogie n’ont
précisément qu’une situation « marginale », c’est-à-dire non déterminante. Dire que les modes de
production se constituent comme des variations de combinaison, c’est dire aussi qu’il font passer dans
la structure (qui est l’objet de la théorie) certains éléments d’une place de domination à une place de
soumission historique (LC, 532).

Dans ce passage, on voit une terminologie proche au matérialisme de la rencontre côtoyer la


terminologie caractéristique du « marxisme structuraliste » de l’époque – notamment l’idée du
mode de production comme combinaison d’éléments et de la transformation du mode de
production comme variation de cette combinaison –, ce qui n’est pas sans produire des
tensions. D’un côté, d’après l’étude de l’accumulation primitive, la forme que le champ
historique (le mode production antérieur) prend par rapport au devenir des éléments n’est pas
celle de sa transformation interne dans un nouveau mode de production, mais celle de sa
dissolution, les dégageant pour leur conjonction dans un nouveau mode de production. Cette
dissolution rend possible le devenir-dominant d’éléments qui ne l’étaient pas auparavant, c’est-
à-dire une variation de la combinaison. La nécessité de cette dissolution pour le surgissement
d’un nouveau mode de production s’explique précisément par le fait que ces éléments ne
peuvent pas se rencontrer et devenir-dominants dans un mode de production où ils ont une
place marginale. D’un autre côté, le concept de mode de production tend dans ce dernier

77
passage à être compris comme définissant une structure transhistorique, le déplacement des
éléments qui occupent des places « marginales » vers des places « déterminantes », c’est-à-dire
la variation de la combinaison, étant compris comme une possibilité qui y est d’emblée
inscrite. Or, tout le problème est que cette possibilité n’est pas « autorisée » par le mode de
production féodal, car les éléments en question sont formés par la structure pour ne pas se
rencontrer ou pour que leur rencontre n’ait que des effets marginaux – d’où la nécessité de sa
dissolution. Comme le dit Balibar lui-même dans un passage profondément remanié dans la 2e
édition, les éléments « ne sont que virtuels en dehors de leur mise en rapport selon un mode
déterminé » (LC, 554), ce qui empêche de penser qu’ils puissent, tels qu’ils sont formés par un
mode de production déterminé, se déplacer pour prendre la place qu’ils auraient dans un autre
mode. Penser la transformation comme dissolution requiert alors de réfléchir à une rupture
bien plus radicale, où les éléments et la structure elle-même changent de nature, où ce qui
change n’est pas seulement la place des éléments dans la structure. Ce qui signifie
qu’ensemble avec l’évolutionnisme, il faut exclure tout aussi rigoureusement le structuralisme
qui « suggère (…) la possibilité d’une science a priori des modes de production possibles,
réalisés ou pas dans l’histoire réelle-concrète, par l’effet d’un coup de dés ou l’efficace du
principe du meilleur » (LC, 455). Autrement dit, il faut pouvoir expliquer comment les
éléments deviennent autres qu’eux-mêmes pour comprendre la raison pour laquelle ils se
« déplacent » de telle manière que la structure donnée se dissolve ouvrant l’espace pour le
surgissement d’une nouvelle structure.

Cette tension entre évolutionnisme et structuralisme explique pourquoi l’étude de


l’accumulation primitive n’épuise pas aux yeux de Balibar tout ce que l’on peut dire sur la
transition depuis la perspective du matérialisme historique. Au contraire, Balibar considère
qu’avec la « préhistoire » décrite par Marx, « nous n’avons pas affaire à une véritable histoire
au sens théorique (puisque (…) une telle histoire ne peut se faire qu’en pensant la dépendance
des éléments par rapport à une structure) » (LC, 529). Ainsi, on pourrait dire que
l’intelligibilité de l’histoire fournie par l’étude de l’accumulation primitive est une
« intelligibilité faible ». En fait, nous avons plutôt affaire à un manque de connaissance : dans
l’étude de l’accumulation primitive, « nous avons identifié les éléments dont il faut retracer la
généalogie, mais nous ne possédons pas dans son concept la connaissance du champ historique
qui en est le théâtre (la structure du mode de production antérieur) » (LC, 535)3. Or, toute la

3
Cette idée est dans un premier moment endossée par Althusser lui-même : « [les pages d’histoire “concrète”
du Capital] loin d’être des analyses historiques au sens fort, c’est-à-dire soutenues par le développement du
concept d’histoire, sont plutôt des matériaux semi-finis pour une histoire (…) qu’un véritable traitement
historique de ces matériaux » (LC, 307). Cf. aussi l’article « Sur le travail théorique. Difficultés et
ressources » (1967), PA, 47). La même idée se retrouve dans la contribution de Roger Establet à Lire Le
Capital. Il est intéressant de relever que lorsqu’Establet décrit ce que signifierait tenir – erronément – ces
matériaux pour une véritable théorie du passage, il énonce précisément ce que deviendra la théorie
althussérienne du passage : « un développement autonome des éléments suivi de leur réunion en une
structure » (LC, 605). Il est intéressant de relever que lorsqu’il procèderont à construire leur propre « histoire

78
question est de savoir si la connaissance du mode de production antérieur dans son concept
changerait quoi que ce soit à l’affaire, si l’on suppose que c’est précisément sa dissolution qui
explique le changement historique, parce que les éléments formés par lui ne peuvent pas se
rencontrer et devenir-dominants en produisant un nouveau mode de production. En effet,
le passage d’un mode de production à un autre, par exemple du capitalisme au socialisme, ne peut
consister dans la transformation de la structure par son fonctionnement même (…). Dire que la
structure peut se transformer dans son fonctionnement même c’est identifier deux mouvements qui,
manifestement, par rapport à elle, ne peuvent s’analyser de la même façon : d’un côté le
fonctionnement même de la structure (…) ; dans le mode de production capitaliste, il coïncide avec la
reproduction « éternelle » des rapports sociaux capitalistes. Au contraire, le mouvement de dissolution
n’est pas soumis dans son concept aux mêmes « présupposés », c’est apparemment un mouvement
d’un genre complètement différent puisqu’il prend la structure pour objet de transformation. (…)
[L]e concept du passage (d’un mode de production à un autre) ne pourra jamais être le passage du
concept (à un autre que soi par différenciation intérieure) (LC, 521-522).

Autant dire que le concept du mode de production antérieur ne suffirait pas à expliquer le
passage, qui est tout simplement impensable dans sa logique de fonctionnement, ce qui semble
impliquer que, si l’on ne veut pas que la transformation historique demeure inintelligible, il
faudra alors renoncer à penser la transformation des éléments à partir de l’efficace de la
structure donnée, pour envisager qu’elle soit due à l’efficace d’une autre structure.

En même temps, Marx clôt son étude de l’accumulation primitive avec un chapitre sur
la « Tendance historique de l’accumulation capitaliste », où les deux mouvements (dans les
termes de Balibar, le fonctionnement et la transformation du mode de production) sont,
contrairement à ce que l’étude de l’accumulation primitive pouvait laisser entendre, identifiés
dans leur structure même : non seulement cette analyse « suggère que le mode de production
(capitaliste) se transforme “de lui-même”, par le jeu de sa “contradiction” propre, c’est-à-dire
de sa structure », mais, à travers elle, « le mode de production capitaliste apparait lui aussi (…)
comme le résultat de l’évolution spontanée de la structure » (LC, 523). Balibar se réfère ici aux
célèbres passages qui clôturent le premier livre du Capital sur l’« expropriation des

universelle », Gilles Deleuze et Félix Guattari reprendront explicitement les analyses de Balibar sur
l’accumulation primitive (cf. G. Deleuze, F. Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972/1973, p. 266n), en
rejetant, comme Althusser commencera à le faire, nous le verrons, dès 1966, l’idée selon laquelle elles
relèvent d’un manque de connaissance : « Flux de propriétés qui se vendent, flux d’argent qui coule, flux de
production et de moyens de production qui se préparent dans l’ombre, flux de travailleurs qui se
déterritorialisent : il faudra la rencontre de tous ces flux décodés, leur conjonction, leur réaction les uns sur
les autres, la contingence de cette rencontre, de cette conjonction, de cette réaction qui se produisent une fois,
pour que le capitalisme naisse, et que l’ancien système meure cette fois du dehors, en même temps que nait la
vie nouvelle et que le désir reçoit son nouveau nom. Il n’y a d’histoire universelle que de la contingence »
(ibid., p. 265). Le problème que Balibar pose en 1965, est au fond déjà celui du statut de la contingence de ce
« dehors » qui fait mourir l’ancien. Cf. J. Read, « A Universal History of Contingency : Deleuze and Guattari
on The History of Capitalism », Borderlands, vol. 2, n° 3, 2003. Pour une lecture de L’Anti-Œdipe attentive à
la dette de Deleuze et Guattari à l’égard de la perspective althussérienne, cf. G. Sibertin-Blanc, Deleuze et
l’Anti-Œdipe. La production du désir, Paris, P.U.F., 2010. Garo a, de son côté, reconnu l’« influence » de
Deleuze et Guattari sur le matérialisme de la rencontre (influence qu’elle met en avant pour disqualifier le
matérialisme de la rencontre en tant que nouvelle mouture du matérialisme historique), mais elle n’a pas
relevé que cette influence était elle-même le résultat de l’influence du travail des althussériens sur Deleuze et
Guattari (cf. I. Garo, Foucault, Deleuze, Althusser, op. cit., p. 359).

79
expropriateurs », qui relèvent pleinement de la logique dialectique de la négation de la
négation, laquelle est précisément une logique du « passage du concept à un autre que soi » –
ou ce qu’Althusser appellera plus tard une logique du fait accompli ou de la reproduction :
c’est la reproduction du mode de production qui produit son propre dépassement4. Balibar
estime toutefois que c’est bien l’unité postulée par le texte de la « Tendance historique » entre
les mouvements de la transformation et du fonctionnement sous l’égide du deuxième qui doit
prévaloir sur leur différence, en dépit des risques de téléologie qu’elle comporte. Il faut donc
penser la transformation à partir de la reproduction sans que cela aboutisse à une logique du
passage du concept à un autre que soi. Seule une telle pensée peut nous fournir une
« intelligibilité forte » du passage qui ne le réduise pas à un processus téléologique.

Il faut donc se pencher sur le deuxième mouvement : celui du fonctionnement qui


opère lorsque les éléments qui, se rencontrant et se conjoignant, font surgir le mode de
production capitaliste, « deviennent ses effets », c’est-à-dire sont informés par lui de manière à
répondre à sa logique propre. Il s’agit de comprendre « la structure du système capitaliste dans
l’actualité de sa jouissance » (LC, 528).

2. Le mode de production

Pour ce faire, il faut revenir à la détermination des éléments qui permettent d’identifier
un mode de production. Au début de son article, Balibar définit de manière générale un
« mode » comme « un système de formes qui représente un état de la variation de l’ensemble
des éléments qui entrent nécessairement dans le procès considéré » (LC, 435).

Quels sont ces éléments dans le cas du mode de production ? Le travailleur, les moyens
de production, le non-travailleur. Ces éléments peuvent se rencontrer suivant deux types de
relations : une relation de propriété (qui peut se spécifier ultérieurement en une relation de
possession, qui désigne l’usage, la jouissance de l’objet, et une relation de propriété
« éminente ») et une relation d’appropriation réelle5. Concentrons-nous sur le mode de
production capitaliste. La première relation est bien connue : le non-travailleur est propriétaire
des moyens de production, alors que le travailleur est séparé des moyens de production, il est

4
« Ce régime industriel de petits producteurs indépendants (…), arrivé à un certain degré, engendre de lui-
même les agents matériels de sa dissolution. À partir de ce moment, des forces et des passions qu’il
comprime commencent à s’agiter au sein de la société. Il doit être, il est anéanti. (…). Ce qui est maintenant à
exproprier, ce n’est plus le travailleur indépendant, mais le capitaliste, le chef d’une armée ou d’une escouade
de salariés. Cette expropriation se produit par le jeu des lois immanentes de la production capitaliste (…).
L’appropriation capitaliste, conforme au mode de production capitaliste, constitue la première négation de
cette propriété privée qui n’est que le corolaire du travail indépendant et individuel. Mais la production
capitaliste engendre elle-même sa propre négation avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la
nature. C’est la négation de la négation » (K. Marx, Le Capital, Livre I, op. cit., pp. 786-788).
5
Ces distinctions sont construites non seulement sur la base du Livre I du Capital, mais aussi du chapitre sur
les « Formes antérieures à la production capitaliste » des Grundrisse et du chapitre sur la « Genèse de la rente
foncière capitaliste » du Livre III du Capital.

80
dépourvu de tout, à l’exception de sa force de travail, qu’il se trouve obligé de vendre pour
avoir accès aux moyens de sa subsistance. L’étude de l’accumulation primitive retrace les
processus contingents qui produisent cette forme de la relation de propriété. Cette relation est
la base de la théorie marxienne de la plus-value : la force de travail devient une marchandise,
échangée par le travailleur à sa valeur d’échange, c’est-à-dire contre une valeur correspondante
au temps de travail socialement nécessaire (travail abstrait) pour produire ce qui satisfait les
besoins nécessaires6 à sa reproduction en tant que force de travail ; lorsque la force de travail
est mise au travail, lorsqu’elle devient du travail en réalisant sa valeur d’usage (travail
concret), elle n’est plus possédée par le travailleur, donc ses produits ne sont pas possédés par
le travailleur ; la différence entre la valeur de la force de travail et la valeur du travail qui
s’exprime dans le produit, telle qu’elle est elle aussi déterminée en tant que valeur d’échange
(c’est-à-dire par le temps socialement nécessaire à la production du produit, ou comme travail
abstrait), est la plus-value. Ainsi, la plus-value se réalise dans la circulation, en même temps
que sa source véritable – « l’utilité spécifique de cette marchandise [la force de travail] d’être
source de valeur, et de plus de valeur qu’elle n’en possède elle-même »7 – s’y cache, de telle
manière qu’elle nous apparait comme résultat d’un rapport entre les choses : « Cette
transformation de [l’]argent [du capitaliste] en capital se passe dans la sphère de la circulation,
et ne s’y passe pas »8.

À côté de la relation de propriété, la relation d’appropriation réelle est plus difficile à


saisir, et son identification rigoureuse constitue l’un des apports le plus intéressants de la
lecture balibarienne du Capital : elle porte sur le procès de travail lui-même et concerne la
capacité du travailleur de mettre en œuvre les instruments de travail. Dans le capitalisme, à
partir d’un certain moment de son histoire, le travailleur est incapable de mettre en œuvre tout
seul les instruments de travail ; il doit opérer sous le contrôle et la direction du capitaliste,
jusqu’à devenir un « organe » d’un « travailleur collectif ». On est ici au niveau de
l’organisation du procès de travail, qui ne recoupe pas celui de la propriété. Ce deuxième
niveau est en particulier essentiel pour comprendre la manière dont le travail vivant « donne
vie » au travail mort, objectivé dans les moyens de production, en transférant leur valeur au
produit, c’est-à-dire le rapport entre capital variable et capital constant en tant que producteur
de profit. Les relations de propriété et d’appropriation réelle correspondent à la distinction
entre division sociale et division technique du travail, celle-ci relevant du concept marxien des
forces productives. Balibar s’empresse toutefois à souligner que cette dernière est, tout aussi
que la première, un rapport de production, bien qu’habituellement on réserve ce titre aux
rapports de propriété : « les “forces productives” sont elles aussi une relation d’un certain type

6
Il s’agit d’une nécessité qui n’a évidemment rien de naturel, mais qui est sociale, historique, et fait l’objet
d’une lutte.
7
K. Marx, Le Capital, Livre I, op. cit., p. 293.
8
Ibid., p. 294.

81
à l’intérieur du mode de production, autrement dit elles sont aussi un rapport de production »
(LC, 468). Ainsi, le rapport d’appropriation réelle est tout aussi nécessaire que le rapport de
propriété au processus par lequel le capitaliste parvient à « produire non seulement une chose
utile, mais une valeur, et non seulement une valeur, mais encore une plus-value »9, c’est-à-dire
au processus magique par lequel « la valeur se valorise elle-même » et le « cher argent »
dépensé par le capitaliste « se métamorphose en capital ». Ceci est tout à fait essentiel si l’on
veut abolir une fois pour toutes le principe même de l’évolutionnisme marxiste classique, qui
consiste à réserver au développement des forces productives – avant tout des moyens de
production – une sorte d’indépendance « technique » par rapport aux rapports de production
qui seraient, eux, les seuls rapports véritablement « sociaux »10.

Tout mode de production est déterminé par le rapport entre ces deux rapports, par leur
« combinaison », ce qui en fait une structure intrinsèquement complexe11. Dans le mode de
production capitaliste, cette relation de relations prend la forme d’une homologie, car dans les
deux cas on assiste à une séparation (non-propriété, incapacité de mettre en œuvre) du

9
K. Marx, Le Capital, Livre I, op. cit., p. 285.
10
Cf. J. Staline, Matérialisme dialectique et matérialisme historique (1e éd. 1938), Paris, Norman Bethune,
1971, p. 26-27. On trouve une expression très claire de cette critique dans un texte plus tardif d’Althusser :
« toutes les formes dans lesquelles s’exercent les fonctions prétendument “techniques” de la division du
travail sont l’effet direct et indirect des rapports de production dominants. (…) [T]oute division technique du
travail est en réalité une division sociale du travail » (SR, 71-72). Cf. aussi SR, 61-62. À partir de cette idée,
Althusser développe une critique serrée du « lyrisme technocratique débridé » (SR, 58n) selon lequel le
développement des sciences et des techniques conduit spontanément au dépassement des rapports de
production capitalistes par la réduction drastique de force de travail employée dans la production et même de
la différence entre travail manuel et intellectuel. Au contraire, ce développement doit toujours être compris
comme relevant d’une division sociale du travail, c’est-à-dire d’un rapport de classe : « Je signale que pour
faire jouer le concept de travailleur collectif d’un point de vue théorique convenable, il faut lui accoupler un
concept inédit, que je suggère à la réflexion des amateurs du “Travailleur collectif”, le concept d’“Exploiteur
collectif” qui porte un nom connu dans Marx même : les détenteurs et les agents ou auxiliaires, directs et
indirects, du capital » (SR, 67n).
11
Ces propositions, énoncées ici pour la première fois, donnent à l’anti-humanisme théorique le seul contenu
dont il soit passible et ne seront jamais remises en question par Althusser. Concernant les rapports de
production, il écrira par exemple plus tard dans la « Soutenance d’Amiens » (1975) que « ce qui détermine en
dernière instance une formation sociale et ce qui en donne la connaissance, ce n’est pas le fantôme d’une
essence ou nature humaine, ce n’est pas l’homme, ce ne sont même pas “les hommes”, mais un rapport, le
rapport de production (…) [C]e rapport n’est pas un rapport entre les hommes, un rapport entre des
personnes, ni inter-subjectif, ni psychologique, ni anthropologique, mais un double rapport : un rapport entre
des groupes d’hommes concernant le rapport entre ces groupes d’hommes et des choses, les moyens de
production. (…) Le rapport de production (…) distribue les hommes en classes, en même temps et selon qu’il
attribue les moyens de production à une classe » (P, 165-166). Ailleurs, Althusser insiste également sur le fait
que lorsqu’on parle de forces productives, on ne peut pas se limiter à additionner ressources matérielles,
instruments de production, force de travail, expérience technique de la force de travail, etc. : « une
énumération empirique (…) ne constitue pas un concept (…). Pour posséder vraiment le concept de forces
productives, il faut quelque chose de plus : il faut découvrir et énoncer les rapports spécifiques, qui, pour
chaque mode de production, et pour chacune de ses phases, organisent les éléments empiriques décrits dans
l’énumération, en unités organiques spécifiques et originales. Il est évident en effet que si, pour définir les
forces productives, on en reste à la simple énumération quantitative de leurs éléments, on a toutes les chances
de mettre l’accent, sans discrimination, sur l’élément technique, et de tomber, comme le fit la IIe
Internationale, dans l’économisme ou dans ses variantes technicistes contemporaines » (L. Althusser, « La
tâche historique de la philosophie marxiste », op. cit., p. 27 ; « The Historical Task of Marxist Philosophy »,
op. cit., p. 197 – l’article de Balibar est ici explicitement mobilisé).

82
travailleur par rapport aux moyens de production. La conséquence fondamentale de cette
homologie entre l’appropriation réelle et la propriété est que, dans le mode de production
capitaliste, les conditions de l’exploitation, de l’extraction du surtravail – en l’occurrence la
vente par le travailleur de sa force de travail, le devenir-capital du travailleur – coïncident avec
les conditions de la production, c’est-à-dire qu’en leur absence le processus de production ne
pourrait même pas démarrer (ce que Marx exprime en disant que dans ce mode de production
le travail pour soi-même et le travail pour autrui coïncident « dans l’espace et dans le
temps »)12. Cela revient à dire que, dans ce mode, les coordonnées essentielles de la lutte des
classes (les conditions de l’exploitation) sont posées comme conditions de la production : « les
“formes transformées” [de la plus-value] correspondantes dans cette structure, c’est-à-dire les
formes du rapport entre les classes, sont des formes directement économiques (profit, salaire,
rente, intérêt), ce qui implique notamment que, à ce niveau, l’État n’y intervient pas » (LC,
451). C’est pourquoi l’économique y est l’instance dominante, d’où découle aussi le fait
qu’elle doive faire l’objet direct d’une « mystification »13.

Le concept de mode de production ne s’applique évidemment pas exclusivement au


mode de production capitaliste. Or, c’est lorsque Balibar esquisse une étude comparative des
modes de production capitaliste et féodal que le problème que nous avons pointé plus haut –
consistant à penser la transition comme simple changement de place des éléments dans la
structure – devient explicite. Nous avons vu que le mode de production capitaliste, en faisant
coïncider les conditions de l’exploitation et les conditions de la production, met l’économie à
la place dominante, ce qui implique que la forme de la lutte des classes dans ce mode de
production est d’emblée définie au niveau économique. Cela marque la différence essentielle
entre les modes de production capitaliste et féodal : dans ce dernier, le travailleur immédiat est
« possesseur » des moyens de production (d’où la distinction, au niveau des rapports de
propriété, entre possession d’usage et propriété éminente) et capable de les mettre en œuvre
tout seul ; il ne doit donc pas vendre sa force de travail et adhérer à une organisation du travail
imposée pour être productif et assurer sa subsistance. Ainsi, l’exploitation ne constitue pas la
condition du procès de production, mais intervient après coup ; le procès de travail ne coïncide
pas « dans l’espace et dans le temps » avec celui du surtravail. Il s’ensuit que « les “formes
transformées” [du surtravail] dans le mode de production féodal seront, non des formes

12
« Qu’est-ce que le “capital” en somme ? (…) [I]l doit être (…) étudié comme un processus cyclique qui se
déroule en permanence à l’échelle de la société toute entière, et dont le moment principal est celui de la
production ; (…) c’est là que s’effectue le travail sous la condition d’être (de fournir) un surtravail ». Les
rapports de production capitalistes « sont le processus réel d’appropriation du travail par le moyen de
l’appropriation des moyens de production (…). En tant que rapport social, la propriété capitaliste est
identique au travail salarié. L’un ne peut pas exister historiquement sans l’autre » (É. Balibar, Cinq études,
Paris, Maspero, 1974, p. 62).
13
Balibar emploie ici la notion d’instance dominante dont l’usage a été théorisé par Althusser – nous
reviendrons sur cette question dans les Sections II.2 et 3 et sur l’idée de mystification dans le Chapitre
IV.1.5.

83
transformées de la base économique seule, mais du “Herrschafts und
Knechtschaftsverhältnis”. Non pas directement économiques, mais directement politiques et
économiques, indissolublement » (LC, 452). Dans la mesure où les « formes transformées » du
surtravail définissent les classes elles-mêmes, cela signifie que des « contraintes extra-
économiques », notamment politiques, interviennent directement dans cette définition, c’est-à-
dire que, contrairement au mode de production capitaliste, c’est l’instance « politique » qui est
dominante, et fait l’objet d’une « mystification » (les différences de statuts « politiques » étant
perçues comme « présupposés naturels ou divins »), et que, de son côté, l’appropriation du
surtravail est « transparente »14.

Ce passage a souvent attiré l’attention des critiques de la perspective althussérienne,


qui ont reproché à Balibar de proposer une définition transhistorique de l’économique, et
conséquemment des autres instances du tout social, en l’occurrence du politique, pour ensuite
rendre compte des différents modes de production en faisant varier leur combinaison, c’est-à-
dire leur place dans la structure. L’une des critiques les plus intéressantes a été formulée par
Ernesto Laclau :
La croix de l’analyse de Balibar est [la] notion de « contrainte extra-économique ». Nous devrions
d’abord noter que Balibar accepte les notions de « base économique » ou « niveau économique »
comme synonymes purs et simples de « niveau de production ». Marx aussi. Toutefois, Balibar utilise
la notion de « contrainte extra-économique » – que Marx utilise aussi – sans remarquer qu’elle
implique une notion de « l’économique » qui est incompatible avec le premier sens (économie=niveau
de production). Parce qu’il est clair que si la contrainte extra-économique (c’est-à-dire différente de
l’économique) constitue l’élément central dans les relations de production et appropriation de plus-
value, le concept de production et le concept d’« économique » ne peuvent pas être synonymes.
Pourquoi dans les modes de production non-capitalistes la contrainte doit être extra-économique ? Sur
cette question la réponse de Marx n’est absolument pas ambigüe : parce que la force de travail n’a pas
encore été transformée en marchandise, et, par conséquent, l’échange de marchandises ne constitue
pas encore la base des relations de production. Ainsi, la sphère de l’économique – dans ce second sens
– est la sphère des marchandises, le marché. L’émergence du marché du travail libre est le facteur
décisif dans l’apparition du capitalisme. Dans les modes de production précédents « l’économique » –
les relations de marché – existe aussi, mais n’a pas pénétré dans la sphère de la production, et dans ce
sens, ne peut pas être « l’élément déterminant en dernière instance ». (…) Je suggère, donc, de
continuer à utiliser le terme d’« économique » pour le second sens, alors que pour le premier nous
devrions utiliser le terme production. De cette manière, la proposition de base du matérialisme
historique, selon laquelle le mode de production de la vie matérielle détermine toutes les autres
instances de la vie sociale, n’établirait pas la primauté de « l’économique » pour les modes de
production non-capitalistes, car la contrainte extra-économique serait la base des relations de
production15.

14
C’est pourquoi dans ce mode de production le temps de travail ne constitue pas le principe de la mesure de
la valeur des objets et le surtravail ne prend pas la forme de la plus-value. Ce qui signifie que la « visée »
fondamentale du procès de production est la production d’objets d’utilité sociale, alors que dans le mode de
production capitaliste cette visée est subordonnée à la production de valeur d’échange.
15
E. Laclau, Politics and Ideology in Marxist Theory. Capitalism, Fascism, Populism (1e éd. 1977), London-
New York, Verso, 2011, pp. 74-76, nous traduisons. Laclau se réfère ici en particulier à un passage du Livre
III du Capital que Balibar mobilise dans sa démonstration : « dans toutes les formes sociales où le producteur
direct reste “possesseur” des moyens de production et des conditions de travail qui lui servent à produire sa
subsistance, le système de propriété doit se présenter en même temps comme un système direct de
domination et de servitude : le producteur direct devient donc un être asservi. La servitude peut aller en
s’amenuisant depuis le servage et la corvée jusqu’au simple paiement d’un tribut. Dans ce cas, le producteur

84
Selon Laclau l’ambigüité entre économie et mode production vient du fait de définir les trois
instances du tout social (« la Sainte Trinité des niveaux » – parce qu’à l’économique et au
politique il faut ajouter l’idéologique) de manière transhistorique, pour ensuite procéder à leur
combinaison. Or, « la séparation entre économique et politique n’a pas été vérifiée dans les
modes de production qui précèdent le capitalisme et, donc, la distinction entre facteurs
économiques et non-économiques est une opération artificielle qui projette sur les modes de
production précédents un type de rationalité sociale qui existe dans le capitalisme »16.

En procédant plus tard à son autocritique, Balibar semble endosser cette critique : dans
« Concepts fondamentaux » il aurait cédé à la tentation « structuraliste » consistant à identifier
des éléments invariants de l’analyse historique dont la combinaison variable suffirait à
expliquer le devenir historique17. Il faut souligner que Balibar est ici relativement injuste avec
lui-même, son intervention dans Lire Le Capital étant en effet extrêmement tendue sur ce
point : dès 1965 il affirme que « des modes de production différents ne combinent pas des
éléments homogènes, et n’autorisent pas des découpages et des définitions différentielles
semblables de l’“économique”, du “juridique”, du “politique” » (LC, 452). C’est pourquoi,
dans l’étude d’un mode de production, « il ne s’agit pas (…) d’une combinatoire au sens strict,
c’est-à-dire d’une forme de combinaison dans laquelle seuls changent la place des facteurs et
leur rapport, mais non leur nature » (LC, 442). Par exemple, comme l’indique Laclau lui-
même, l’affirmation de « l’indissolubilité » entre économique et politique dans le mode de
production féodal est bien une manière de reconnaitre que, dans ce cas, on ne peut pas
introduire une division entre les deux. C’est pourquoi l’étude de Balibar pose déjà la nécessité
d’une analyse du changement de nature des éléments, ce qui implique une analyse du
changement de nature de la structure elle-même, et de l’efficace d’une autre structure sur la
structure donnée pour que ses éléments puissent être transformés.

Il est toutefois clair que la distinction entre économique et politique est en tant que telle
maintenue comme principe de l’analyse historique, même si on en affirme en même temps la

direct possède ses propres instruments de travail et les moyens de produire de quoi subsister ; il travaille de
façon indépendante sur sa parcelle et dans l’industrie domestique qui s’y rattache. (…) Dans ces conditions,
la contrainte extra-économique, quelle qu’en soit d’ailleurs la forme, peut seule leur extorquer du surtravail
pour le compte de ce propriétaire nominal. (…) La forme économique spécifique dans laquelle du surtravail
non payé est extorqué aux producteurs directs détermine le système de domination et de servitude tel qu’il
résulte directement de la production elle-même et, à son tour, réagit sur celle-ci. C’est sur ce fondement que
se constitue la communauté économique telle qu’elle nait des rapports de production, et c’est sur lui que
repose également la structure spécifique de la communauté. C’est toujours dans les rapports immédiats entre
les maîtres des conditions de production et les producteurs directs qu’il faut chercher le secret intime, le
fondement caché de toute la structure sociale, ainsi que de la forme politique des rapports de souveraineté et
de dépendance, bref, de la forme d’État à une époque historique donnée » (K. Marx, Le Capital, Livre III (1e
éd. 1894), tr. M. Rubel, Paris, Gallimard, 1968, pp. 1961-1963). Dans l’autre passage célèbre où Marx traite
de ces questions on trouve l’idée que « ni [le Moyen Âge] ne pouvait vivre de catholicisme, ni [l’Antiquité]
de la politique. Les conditions économiques d’alors expliquent au contraire pourquoi là le catholicisme et ici
la politique jouaient le rôle principal » (K. Marx, Le Capital, Livre I, op. cit., p. 165n).
16
E. Laclau, Politics and Ideology, op. cit., p. 77.
17
Cf. É. Balibar, Cinq études, op. cit., pp. 230-231.

85
non-pertinence par rapport à un certain cas spécifique. Avec cette distinction, demeure aussi la
tentation de projeter rétrospectivement des distinctions pertinentes pour le seul mode de
production capitaliste : de là découle la tendance à identifier économie et mode de production,
pour faire de l’économie – dominante dans le mode de production capitaliste – l’instance
déterminante en dernière instance. Ce risque de transposition s’inscrit à notre avis dans la
nécessité pour Balibar de construire un concept transhistorique de mode de production au sein
duquel penser le déplacement des éléments, afin de pouvoir formuler une intelligibilité forte de
la transition. Or, ce geste va à l’encontre de la nécessité de concevoir la transition comme
relevant non seulement d’un changement de place des éléments, mais aussi d’un changement
des éléments mêmes et donc de la structure même18. Nous reviendrons dans la suite de cette
section sur ce problème.

3. La durée du mode de production

Il faut pour l’instant se concentrer avec Balibar sur l’analyse de la durée du mode de
production capitaliste. C’est en effet seulement avec cette analyse que l’on accède au principe
du fonctionnement du mode de production capitaliste. Balibar identifie le principe de sa durée
à travers le concept de reproduction :
[L]’analyse de la reproduction semble proprement mettre en mouvement ce qui n’avait été vu jusqu’à
présent que dans une forme statique, articuler les uns sur les autres les niveaux qui avaient été isolés ;
parce que la reproduction apparaît comme la forme générale de la permanence des conditions
générales de la production, qui englobent en dernière analyse le tout de la structure sociale, il faut bien
qu’elle soit aussi la forme de leur changement et de leur structuration nouvelle.

Nous reviendrons plus bas sur la partie en italiques, qui, comme on l’a suggéré, indique le
principe qui devrait pouvoir garantir une intelligibilité forte des phases de transition, basée sur
l’étude du fonctionnement du mode de production ; à présent penchons-nous sur la manière
dont le concept de reproduction rend compte de la continuité et de la consistance du mode de
production.

18
Nous verrons plus bas (Partie II.3.4) que ces idées habitent aussi la perspective d’Althusser, mais qu’elles
sont contrecarrées par une autre tendance qui n’identifie pas l’économie et le mode de production, ce qui
transforme profondément la manière dont la « détermination en dernière instance » est envisagée en
permettant au théoricien de se concentrer davantange sur la singularité, à la limite incommensurable, des
modes de production. Souligons que ces problèmes sont coextensifs à l’histoire du matérialisme historique
lui-même, depuis sa naissance. Dans un passage célèbre de l’Einleitung de 1857, Marx écrit : « La société
bourgeoise est l’organisation historique de la production la plus développée et la plus différenciée qui soit.
Les catégories qui expriment ses conditions et la compréhension de sa structure permettent en même temps
de comprendre la structure et les rapports de production de tous les types de société disparus, sur les ruines et
les éléments desquels elle s’est édifiée et dont certains vestiges, non encore dépassés, continuent à traîner en
elle, et dont certaines virtualités se sont pleinement épanouies, etc. L’anatomie de l’homme est une clé pour
l’anatomie du singe ». Marx s’empresse toutefois à souligner qu’une telle clé ne peut pas être employée « à la
manière des économistes qui effacent toutes les différences historiques et voient dans toutes les formes de
société la forme bourgeoise ». Cet effacement est dû au fait que « [cette société] est rarement capable – et
seulement dans des conditions bien déterminées – de faire sa propre critique » (K. Marx, Introduction
générale à la critique de l’économie politique (1857), tr. M. Rubel, L. Évrard, Œuvres I, op. cit., p. 260).

86
L’analyse de la reproduction du mode de production capitaliste repose sur une
opération qui ramène les différents moments et branches de la production à une
« contemporanéité fictive » (LC, 509) où il est possible d’étudier leurs relations de
dépendance. Il faut comprendre cette présence à soi de la structure comme une sorte
d’opération d’abstraction réalisée par la structure même. L’annulation des différentes
temporalités des branches et moments de la production (production, circulation, consommation
– individuelle ou productive), c’est-à-dire la position de la consistance de la structure, n’est en
effet pas simplement le fait de Marx, bien que Marx la thématise, en fasse la théorie ; c’est la
condition qui assure la continuité de la structure19. Cette opération
fait disparaître l’apparence qui porte sur le « commencement » du procès de production (…). Toutes
les apparences en un mot qui semblent remettre au hasard la rencontre de l’ouvrier et du capitaliste
(…). La reproduction fait apparaître les « fils invisibles » qui enchainent le salarié à la classe
capitaliste (LC, 511).
À ce mouvement, il n’y a plus ni commencement ni terme (…) c’est-à-dire qu’il n’y a plus de
structure isolée de la rencontre des éléments de la production. Les éléments de la production n’ont
plus besoin, dans leur concept que nous donne l’analyse de la reproduction, de se rencontrer parce
qu’ils sont toujours déjà rassemblés (LC, 512).

C’est donc bien à la rencontre devenue nécessaire que nous donne accès la perspective de la
reproduction. Or, il importe de souligner que, d’après cette théorie, toute la contingence de la
rencontre semble être évacuée, la reproduction étant plus que la répétition de la rencontre :
elle n’est pas soumise à la production de la rencontre, mais produit la rencontre elle-même.

La perspective de la reproduction est importante parce que c’est seulement depuis le


point de vue de sa nécessité que l’on comprend comment le champ de la lutte des classes se
définit dans le mode de production capitaliste. Dans le mode de production capitaliste, le
rapport entre travailleur et capitaliste n’est en effet pas, comme on pourrait le penser si l’on se
bornait à l’analyse d’un mouvement de production particulier, un rapport d’individu à
individu ; il ne peut donc pas être compris à partir de l’image de deux individus se rencontrant
sur le marché (du travail). Ce serait faire l’impasse sur le fait que ce rapport s’inscrit toujours
dans une logique de reproduction. Or, dans la mesure où la lutte des classes dans le mode de
production capitaliste consiste avant tout dans la mise en place des conditions de l’exploitation
comme conditions de la production, le pouvoir social de la classe dominante dérive de la

19
Balibar souligne l’importance de toujours rattacher l’analyse marxienne de la « reproduction simple », qui
est conçue comme la répétition abstraite d’un procès de production particulier, à celle de « l’accumulation
capitaliste » (« reproduction élargie »), où la plus-value est réinvestie pour produire davantage de plus-value,
qui est la seule forme de reproduction propre au mode de production capitaliste. Néanmoins, dès l’étude de la
reproduction simple, Marx doit s’élever au niveau du « rapport entre la totalité de la production sociale et ses
formes (branches) particulières dans une synchronie donnée. (…) Marx fonde toute analyse de la
reproduction, depuis le premier exposé très général de la reproduction simple (Livre I) jusqu’au système des
schémas de reproduction (Livre II) sur cette transformation de la succession en synchronie, en “simultanéité”
(…). Paradoxalement, la continuité du mouvement de la production trouve son concept dans l’analyse d’un
système de dépendances synchroniques : la succession des cycles des capitaux individuels et leur
entrelacement en dépendent. Dans ce “résultat”, le mouvement qui l’a produit en nécessairement oublié,
l’origine est “effacée” » (LC, 508).

87
« maitrise » du processus de reproduction qui rend cette « mise en place » nécessaire, qui fait
que les conditions de la production se donnent comme coïncidant toujours déjà avec les
conditions de l’exploitation. La reproduction transforme alors le capital en la condition même
de la consistance et de la continuité de la structure, dans le principe de sa présence à soi,
raison pour laquelle le travailleur appartient d’emblée à l’ensemble de la classe opposée
(devient une partie du capital). C’est donc seulement à la lumière de la reproduction que les
individus se révèlent comme des « représentants de classes », ce mouvement reconduisant
toujours le travailleur individuel comme porteur de force de travail en face de la classe
opposée dans son ensemble sous la forme du capital20.

Balibar souligne que c’est ainsi l’idée même de production qui change de nature : la
production n’est plus comprise comme l’acte isolé d’objectivation d’un sujet, mais comme un
« procès sans sujet ». Le premier sens du concept de production s’applique à la production des
choses tout court, pour laquelle on peut distinguer l’individu producteur de l’objet produit,
ainsi qu’un avant d’un après. Le deuxième sens – qui ouvre sur l’idée selon laquelle il n’est pas
possible de réduire le mode de production à l’économique – s’applique à la production des
choses en tant qu’elle est production des rapports sociaux eux-mêmes et à ce niveau la
production et la reproduction coïncident, car la production, qui se déroule sous des rapports
sociaux donnés, (re)produit ces mêmes rapports sociaux. En effet, si l’on faisait des rapports
sociaux un objet produit comme une chose, alors on pourrait croire ce sont les hommes qui, par
leurs actes, les produisent, leur nécessité pour les hommes qui « en héritent » étant le résultat
d’actes de production antérieurs et pouvant être transformée par des actes de production
ultérieurs. La reproduction (ou transformation) des rapports sociaux serait dans ce cas
comprise comme la simple suite, l’un à côté de l’autre, d’une série d’actes de production. Au
contraire, les rapports sociaux se (re)produisent eux-mêmes, leur production coïncide avec leur
reproduction et nous sommes nous-mêmes le résultat de ce processus, nous ne lui faisons pas
face comme à un objet : « la “production des rapports sociaux” est bien plutôt une production
des choses et des individus par les rapports sociaux » (LC, 517)21.

20
Comme le dit Robelin, le capital est ainsi à comprendre comme un espace au sein duquel la lutte des
classes se constitue, d’où son inégalité foncière : « Le capital s’affirme comme un espace de contrainte d’une
classe sur une autre, les lois économiques semblent définir sa domination générale, comme telle politique »
(J. Robelin, Marxisme et socialisation, op. cit., p. 216).
21
La conception marxienne sur la reproduction est bien résumée dans le passage suivant : « Le processus de
production capitaliste reproduit donc de lui-même la séparation entre travailleur et conditions du travail. Il
reproduit et éternise par cela même les conditions qui forcent l’ouvrier à se vendre pour vivre, et mettent le
capitaliste en état de l’acheter pour s’enrichir. Ce n’est plus le hasard qui les place en face l’un de l’autre sur
le marché comme vendeur et acheteur. C’est la double ressource du processus lui-même qui rejette toujours
le premier sur le marché comme vendeur de sa force de travail et transforme son produit toujours en moyen
d’achat pour le second. Le travailleur appartient en fait à la classe capitaliste, avant de se vendre à un
capitaliste individuel. Sa servitude économique est moyennée et en même temps dissimulée par le
renouvellement périodique de cet acte de vente, par la fiction du libre contrat, par le changement de maîtres
individuels et par les oscillations des prix de marché du travail. Le processus de production capitaliste
considéré dans sa continuité, ou comme reproduction, ne produit donc pas seulement de la marchandise, ni

88
Pour résumer, c’est du point de vue de la contemporanéité fictive et de l’espace plan de
la reproduction des rapports sociaux que l’on peut comprendre comment la consistance de la
structure assure sa permanence dans le temps, sa durée, son éternité virtuelle.

4. La dynamique du mode de production

La perspective de la reproduction ne permet pas seulement de comprendre la


consistance et la permanence du mode de production, mais aussi sa dynamique. Dans le Livre
III du Capital est déployée l’analyse d’un mouvement orienté par une tendance, que Marx
appelle la « tendance à la baisse du taux de profit général ». Cette tendance est l’existence dans
le temps de la structure même du mode de production capitaliste. Dans ce mode de production,
la valeur comme temps de travail socialement nécessaire s’exprime dans la valeur d’échange et
la plus-value est le différentiel entre la valeur que l’on peut obtenir en échangeant une
marchandise et celle qu’il a fallu dépenser pour la produire, la force de travail étant la seule
« marchandise » dont la valeur d’échange est inférieure à celle produite par son usage. Or, les
limites de l’extraction de plus-value absolue (c’est-à-dire de l’allongement de la journée de
travail et de l’élargissement de l’échelle de la production), couplées à la concurrence entre
capitalistes, poussent chaque capitaliste individuel à augmenter ce différentiel – pour réaliser la
reproduction élargie du capital – en investissant toujours davantage en capital constant (en
particulier dans les moyens de production) qu’en capital variable (force de travail), c’est-à-dire
en augmentant la productivité du travail (extraction de plus-value relative). C’est ce que Marx
appelle l’augmentation de la composition organique du capital. Toutefois, dans la mesure où la
seule source de valeur est cette marchandise particulière qu’est la force de travail, en dépit des
gains éphèmeres que cette pratique assure au capitaliste individuel, le taux de profit général
baisse (le rapport de la plus-value à la valeur totale avancée (en capital variable et capital
constant : p / (c+v))22. Cette « loi tendancielle » n’est que le résultat du développement de la
contradiction propre au mode de production capitaliste qui pourrait se résumer de la manière
suivante : plus le capital devient la condition de la production sociale, moins le capital produit
du profit. La figure la plus connue de cette contradiction est quelque peu différente, mais les
termes sont au fond les mêmes : la socialisation des forces productives contredit le caractère
privé de la propriété des moyens de production. On retrouve ici la fameuse contradiction entre

seulement de la plus-value, il produit et éternise le rapport social entre capitaliste et salarié » (K. Marx, Le
Capital, Livre I, op. cit., p. 628-629). Cf. aussi : « le capital règle, selon les exigences de son exploitation, la
production des forces de travail et des masses humaines exploitées » (K. Marx, Un chapitre inédit, op. cit., p.
259).
22
En réalité, il est possible de démontrer que pour que la loi soit valide il faut que la composition-valeur du
capital (le rapport entre capital variable et capital constant en général, qui ne se limite pas aux changements
dans les conditions techniques) augmente plus vite que le taux de plus-value (le rapport entre la plus-value et
le capital variable (cf. M. Heinrich, An Introduction to the Three Volumes of Karl Marx’s Capital, tr an. Al.
Locascio, New York, Monthly Review Press, 2004, pp. 149sqq).

89
forces productives et rapports de production qui constitue le moteur de tout développement et
transformation sociale selon le marxisme orthodoxe.

Cette contradiction coïncide donc avec l’existence temporelle de la structure : « la


“contradiction” n’est pas autre chose que la structure elle-même, elle lui est bien, comme le dit
Marx, “immanente” : mais inversement, la contradiction enveloppe par elle-même une
dynamique : elle ne se donne comme contradiction, c’est-à-dire qu’elle ne produit des effets
contradictoires que dans l’existence temporelle de la structure » (LC, 536). Toute la question
est de savoir si, dans ce mouvement contradictoire, est également inscrit, comme le veut le
marxisme orthodoxe, le principe du dépassement du mode de production capitaliste23. À cette
question Balibar répond par la négative. On comprend pourquoi si l’on étudie le caractère
« tendanciel » de la loi décrite par Marx. Marx parle de tendance parce que la loi qu’il décrit
est contrecarrée par des causes (des contre-tendances) qui entravent ou diminuent son
efficacité. Or, ces causes sont loin d’être simplement extérieures à la loi elle-même – ce qui
impliquerait qu’elles se limitent à retarder un aboutissement (le dépassement du mode de
production) dont elle se rapprocherait néanmoins progressivement. Au contraire, « Marx
désigne comme “tendance”, non pas une restriction de la loi due à des circonstances
extérieures, (…) mais la loi elle-même indépendamment de toute circonstance extrinsèque »
(LC, 539). La loi produit donc elle-même les causes qui la contrecarrent, c’est-à-dire qui
rehaussent le taux de profit général, telles que l’accroissement de l’exploitation du travail
(prolongement de la journée de travail ou intensification du travail), la dépréciation du capital
existant, la surpopulation relative et sa fixation dans des branches de la production moins
développées, le commerce international, l’accroissement du capital par actions, la réduction du
salaire au-dessous de la valeur de la force de travail24. Or, « [t]outes les causes qui
contrecarrent l’action de la loi sont en même temps les causes qui produisent ses effets » (LC,
539). En effet, elles ne font que déplacer et relancer le mécanisme de la concurrence qui
pousse à l’investissement en capital constant.

Il s’ensuit que la contradiction entre effets du mode de production capitaliste


n’implique nullement son dépassement, ces effets étant les effets d’une même cause : sa
structure25. « La contradiction n’est donc pas originaire, mais dérivée. Les effets sont organisés

23
Cf. J. Staline, Matérialisme dialectique et matérialisme historique, op. cit., p. 38. Staline s’appuie sur la
préface à la Critique de l’économie politique (1859) de Marx.
24
Cf. K. Marx, Le Capital, Livre III, op. cit., Section III.
25
Notons dès maintenant qu’Althusser reprendra ces thèses pour fonder la nécessité d’orienter la pratique
politique en fonction de la stratégie du communisme : « la loi tendancielle du mode de production capitaliste
(…) n’est, comme l’a dit Marx, que tendancielle, et est, comme toute loi tendancielle, “contrecarrée” par des
causes qui tendent, elles à l’annuler. Elle signifie donc que la révolution n’a rien d’automatique ni de fatal,
que (…) l’impérialisme peut subsister indéfiniment, dans cet état de “pourriture” qu’avait prévu Lénine, ou
de “barbarie” dont avait parlé Engels. (…) Et nous savons que cette barbarie convient très bien à
l’impérialisme, puisqu’elle lui permet de trouver des solutions, terribles pour les peuples, mais efficaces pour
lui, aux problèmes que lui pose la lutte des classes ouvrière et populaire. Marx a assez montré que toute crise
du mode de production capitaliste était à la fois critique pour lui, mais en même temps résolutive, lui

90
en une série de contradictions particulières, mais le processus de production de ces effets n’est
en aucune façon contradictoire (…). C’est pourquoi, dans la connaissance de la cause, on ne
découvre qu’une apparence de contradiction » (LC, 543). La structure pose plutôt les limites
entre lesquels ses effets peuvent varier de manière à garantir un certain équilibre (quitte à le
rétablir « violemment », en cas de dépassement ce ces limites, en passant par des phases de
crise qui, elles non plus, ne correspondent pas en tant que telles au dépassement du mode de
production)26. Autrement dit, la contradiction détermine la temporalité interne, le « rythme » et
la « vitesse » du mode de production capitaliste, plutôt que son dépassement. Ainsi, il faut
reconnaitre que ces limites, loin de constituer la frontière vers laquelle tend progressivement le
mode de production, constituent ses véritables conditions de possibilité, ce qui explique qu’il
ne les rencontre jamais. Elles coïncident en effet avec la limitation réciproque de la
socialisation des forces productives et de la propriété privée des moyens de production – qui,
au lieu de se contredire, se soutiennent mutuellement. Ainsi, « la transformation des limites
n’appartient pas simplement au temps de la dynamique » (LC, 546). Au contraire, les obstacles
que la position de ces limites crée à la production capitaliste sont constamment écartés par le
déplacement de ces limites, notamment à travers la création et le développement du marché
mondial, qui est le lieu de réalisation principal des causes qui contrecarrent la tendance de
l’intérieur. « Dans cette aventure “extérieure”, la production capitaliste rencontre donc toujours
sa propre limitation interne, c’est-à-dire qu’elle ne cesse d’être déterminée par sa structure
propre » (LC, 556).

Balibar en tire une conclusion cruciale :


[L]e mouvement de la production produit, par la concentration de la production et l’augmentation du
prolétariat, l’une des conditions de la forme particulière que revêt la lutte des classes dans la société
capitaliste. Mais l’analyse de cette lutte et des rapports sociaux politiques qu’elle implique ne fait pas
partie de l’étude de la structure de production. L’analyse de la transformation des limites requiert donc
une théorie des temps différents de la structure économique et de la lutte des classes et de leur
articulation dans la structure sociale (LC, 547).

Ainsi, une condition de la lutte des classes dans la société capitaliste est donnée par la
dynamique interne du mode de production capitaliste, mais pour que cette condition participe à

permettant de surmonter provisoirement, mais réellement, ses difficultés. (…) Toutes proportions gardées, on
peut en dire autant des impasses actuelles du socialisme : si la classe ouvrière laisse faire, ce “compromis
historique” qu’elles représentent peut durer indéfiniment, dans une “coexistence pacifique” où l’impérialisme
et le socialisme existant trouvent à peu près leur compte, en faisant l’économie d’une guerre mondiale. (…)
Pour cela, la classe ouvrière (…) doit se forger une stratégie du communisme » (VN, 257-259).
26
Comme Althusser lui-même le dira plus tard, « le rapport de production est tel qu’il implique 1.
l’exploitation, et donc la lutte des classes (des deux côtés, mais d’abord, si on peut dire, du côté de la classe
capitaliste). 2. le “jeu” du mode de production capitaliste dans ses “limites” propres : il n’en peut sortir de
lui-même » (L. Althusser, « Projet de livre sur l’impérialisme », A21-03.01, 21 août 1973, p. 1). Il s’ensuit
que (à la différence du passage du rapport de production servagiste au rapport de production salarial, où « un
rapport d’exploitation se substitue à un rapport d’exploitation comme solution à la “crise” historique du
premier ») « le passage au communisme ne saurait en aucun cas représenter une solution à la “crise” du
rapport de production capitaliste. Et pour une bonne raison, c’est que les “crises” capitalistes se résolvent
touts seules (y compris sous la forme de guerres impérialistes), ou produisent, les bonnes poules, qui n’en
peuvent mais, ces “canards” que sont les révolutions prolétariennes » (ibid., p. 4).

91
la transformation du mode de production, il faut que la lutte des classes intervienne en quelque
sorte d’un autre temps, car le fonctionnement du mode de production ne porte pas en lui le
principe de son dépassement. Ne pas comprendre les différentes temporalités à l’œuvre dans
l’histoire, c’est donc s’empêcher de comprendre ses transformations ; c’est s’enfermer dans le
déploiement dynamique de la structure du mode de production donné. Éviter cette impasse
suppose d’abandonner les perspective de la périodisation laquelle, reposant sur une vision du
temps comme mouvement linéaire, constitué par une succession de présents, ne peut penser
qu’« un temps sans diversité véritable possible » (LC, 549). Adopter la perspective de la
périodisation signifie en effet projeter sur l’histoire le temps de la présence à soi du mode de
production donné, le temps de sa contemporanéité fictive. Or, cette présence à soi, relevant
comme on l’a vu, ne donne accès qu’à la dynamique de ce mode de production, dynamique qui
n’inclut aucunement le principe de sa transformation. Toute transformation sera alors comprise
soit comme le déploiement interne de la contradiction – qui toutefois ne produit pas de
transformation structurale, parce qu’elle n’est que le déploiement de la structure elle-même –,
soit comme un évènement, c’est-à-dire qu’elle ne sera pas comprise du tout.

Lire Marx depuis la perspective de la périodisation signifie alors réduire sa différence


par rapport à l’économie politique classique au fait d’avoir mis en mouvement, dynamisé, afin
de penser son dépassement, un objet dont cette dernière se limitait à penser l’équilibre27. Ce
qui implique d’identifier dynamique et histoire : un seul temps, dans sa linéarité, sécrèterait les
différentes époques historiques. Or, l’étude des tendances propres au fonctionnement mode de
production ne rend aucunement intelligibile, on l’a vu, sa transformation historique ; la
dynamique est incluse dans la logique de son équilibre, et ne relève pas de la logique de sa
transformation. Pour transformer un mode de production, il ne suffit pas de le mettre en
mouvement : il bouge déjà très bien tout seul. On devrait alors renverser cette vision classique
du marxisme en affirmant que Marx a voulu montrer en quoi le mouvement du mode de
production capitaliste – sa dynamique – ne correspond pas à sa transformation, mais à sa
reproduction ; que la contemporanéité fictive des analyses du Capital reconstruit la présence à
soi du mode de production capitaliste, qui assure sa reproduction. En même temps, Marx a
relevé que cette reproduction n’est pas un processus naturel, mais le résultat de la lutte des
classes en tant qu’elle se réalise dans la position de conditions de la production qui coïncident
avec l’exploitation, c’est-à-dire dans l’inscription de la production dans la (re)production des
rapports sociaux donnés. On comprend ainsi que la limite principale de la vision classique du
marxisme réside dans le fait qu’en confondant dynamique et histoire, reproduction et
transformation, c’est-à-dire en inscrivant le dépassement du mode de production dans son
fonctionnement propre, elle réduit la lutte des classes à sa forme dominante, celle dont le

27
Cf. Nous reviedrons sur cette question, qui constitue le point de départ de la lecture althussérienne du
Capital, dans la Section II.3.

92
mode de production capitaliste est la cristallisation, et empêche de penser l’intervention d’une
« autre » lutte des classes, repondant à une autre temporalité.

C’est pourquoi Balibar introduit une distinction entre le couple synchronie/dynamique


et la diachronie – cette dernière étant le concept du passage d’un mode de production à un
autre. L’histoire doit donc être pensée comme le problème posé par le rapport entre
synchronie/dynamique et diachronie qui, elle, requiert de sortir de la logique de la
reproduction : « le passage d’un mode de production à un autre peut apparaître comme le
moment d’une collision, ou d’une collusion, des temps de la structure économique, de la lutte
politique des classes, de l’idéologie etc. Il s’agit de découvrir comment chacun de ces temps,
par exemple le temps de la “tendance” du mode de production, devient temps historique » (LC,
559). L’idée d’une rencontre (collision, collusion) qui n’est pas assignable à la logique du
mode de production donné refait ainsi surface au bout du parcours autour du concept de
reproduction. Comme l’explique Robert Paul Resch,
[i]l y a donc une certaine tendance à reproduire l’intégrité structurale du tout complexe dans la mesure
où chaque élément porte en lui la trace de ses conditions d’existence. Toutefois, il y a une tendance
opposée (…) surgissant de l’autonomie relative que chaque élément possède en vertu de sa nature
indépendante et de son intégrité structurale, qui ne peuvent pas être réduites à la place et fonction qui
lui est assignée par le tout complexe. Bref, il y a une tension irréductible entre la reproduction du tout
complexe existant, une tendance imprimée dans les interrelations structurées du tout complexe, et la
28
production de nouvelles relations inhérente à leur autonomie relative et développement inégal .

5. Les modes de production de transition

Le problème dont nous étions parti semble ainsi se renouveler à ce point de notre
parcours : le fonctionnement d’un mode de production ne rend pas intelligible son
dépassement, mais seulement sa reproduction. La transition semble donc à nouveau devoir
faire l’objet d’une intelligibilité faible : suivre les éléments dont on sait rétrospectivement
qu’ils formeront le mode de production étudié en posant comme leur seul rapport à leur champ
historique celui de sa dissolution par une rencontre inassignable qui les libère. Or, on sait que
Balibar veut penser une logique de la reproduction – c’est-à-dire produire la connaissance
d’une structure – capable de rendre compte du passage. Il résout alors le problème de la
manière suivante :
[T]oute production sociale est une re-production, c’est-à-dire une production de rapports sociaux (…).
Toute production sociale est soumise à des rapports sociaux structurels. L’intelligence du passage ou
de la « transition » d’un mode de production à un autre ne peut donc jamais apparaitre comme un
hiatus irrationnel entre deux « périodes » qui sont soumises au fonctionnement d’une structure, c’est-
à-dire qui ont leur concept spécifié. La transition ne peut pas être un moment, si bref soit-il, de
déstructuration. Elle est elle-même un mouvement soumis à une structure qu’il faut découvrir. Nous
pouvons donc donner un sens fort à ces remarques de Marx (la reproduction exprime la continuité de
la production parce qu’elle ne peut jamais s’arrêter) (…). Elles signifient que ne peut jamais
disparaitre la structure invariante de la reproduction, qui prend une forme particulière dans chaque
mode de production (…). Elles signifient donc que les formes de passage sont elles-mêmes des

28
R. P. Resch, Althusser and The Renewal of Marxist Social Theory, op. cit., p. 94, nous traduisons.

93
« formes (particulières) de manifestation » (Erscheinungsformen) de cette structure générale : elles
sont donc elles-mêmes des modes de production (LC, 520-521, nous soulignons).

Il faut donc comprendre les phases de transition comme des modes de production. Pour le
faire, Balibar se penche sur l’autre grande figure de la transition, que Marx désigne par le
concept de subsomption formelle du travail dans le capital et qu’il étude dans la section du
Livre I consacrée à « La production de la plus-value relative ». On se souvient que depuis la
logique du matérialisme historique cette phase devait être comprise comme la répétition de la
rencontre qui actualise un mode de production jusqu’au moment où cette rencontre devient
nécessaire, c’est-à-dire comme le processus du « devenir-nécessaire de la rencontre des
contingents ». On a vu aussi avec Balibar que la rencontre devenue nécessaire correspond à la
reproduction du mode de production dans « l’actualité de sa jouissance ». Comment le mode
de production capitaliste parvient-il donc à jouir de lui-même ?

Il est évident qu’aux yeux de Balibar c’est bien la phase de la subsomption formelle qui
nous permet d’accéder à une forme d’intelligibilité forte de la transition. Elle permet en effet
de penser une transformation historique en rattachant ses éléments à une structure, c’est-à-dire
à la reproduction d’un mode de production. Le terme « subsomption formelle » désigne la
période où des rapports de propriété capitalistes fonctionnent en se servant de forces
productives, c’est-à-dire de formes d’appropriation réelle, de mise en œuvre des instruments de
travail, qui ne leur sont pas « adaptées ». Marx pense en particulier à la manufacture comme
phase de transition du métier artisanal à la grande industrie, cette dernière constituant une
forme d’appropriation réelle finalement adaptée aux rapports de production capitalistes.

Le métier artisanal réalise une forme de « coopération simple » : les opérations des
différents travailleurs se juxtaposent, chacun accomplissant dans son entièreté le même travail
que les autres. Avec la manufacture on passe à une forme de « coopération complexe » : les
opérations des travailleurs sont imbriquées l’une sur l’autre, chacun accomplissant une partie
d’un même travail, dont la complémentarité avec les autres parties produit le travail dans son
entièreté. Ces deux formes de coopération sont toutefois en continuité entre elles : si la
manufacture réalise une forme de spécialisation du travail par rapport à la coopération simple,
elles relèvent toutes les deux de la main-d’œuvre : dans le deux cas, la forme d’individualité de
« ce qui » travaille est constituée par l’unité de la force de travail et de l’instrument de travail,
ce qui suppose à la fois adaptation de l’outil à l’organisme humain et apprentissage par les
travailleurs de la technique nécessaire à manier l’outil. À ce niveau, l’individualité technique
est encore une individualité anthropologique, et « l’organisme de production » doit donc
encore être organisé en fonction des caractères de la force de travail.

La vraie coupure se situe entre la manufacture et la grande industrie, et correspond au


développement du machinisme.
En remplaçant la force humaine dans la fonction de porteur d’outils, c’est-à-dire en supprimant son
contact direct avec l’objet de travail, le machinisme provoque une transformation complète de la
relation entre le travailleur et les moyens de production. Désormais l’information de l’objet de travail

94
ne dépend plus des caractères culturellement acquis de la force de travail, mais se trouve
prédéterminée dans le forme des instruments de production, et dans le mécanisme de leur
fonctionnement. Le principe fondamental de l’organisation du travail devient la nécessité de
remplacer aussi complètement que possible les opérations de main-d’œuvre par des opérations de
machines. La machine-outil rend l’organisation de la production complètement indépendante des
caractères de la force humaine de travail : du même coup, le moyen de travail et le travailleur,
complètement séparés, acquièrent des formes d’évolution différentes (LC, 474).

Cette transformation correspond à un bouleversement radical de la forme d’individualité de


« ce qui » travaille : elle est désormais constituée par l’unité du moyen de travail et de l’objet
de travail, le travailleur devenant un « organe » de ce « travailleur collectif », qui « est
maintenant un individu complètement différent de celui qui formait avec d’autres moyens de
travail l’unité caractéristique du travail artisanal-manufacturier » (LC, 475). On passe ainsi
d’une forme d’appropriation réelle où le travailleur est capable de mettre en œuvre tout seul
son outil de travail (bien que pour le faire il doive éventuellement vendre préalablement sa
force de travail et se soumettre – comme dans la manufacture – à la division du travail) à une
autre où il en est incapable. On comprend comment ce « déplacement » des éléments dans la
structure de l’appropriation réelle, cette variation de combinaison, produit une véritable
transformation et de cette structure et de ces éléments.
[L]es deux formes successives de la relation « forces productives » impliquent deux formes différentes
d’individualité du « travailleur », qui est l’un des éléments de la relation (de même d’ailleurs deux
formes différentes des moyens de production) : dans le premier cas, la capacité de mettre en œuvre les
moyens de production appartient à l’individu (au sens habituel), elle est une maîtrise individuelle de
ces moyens de production ; dans le second cas, la même capacité n’appartient qu’à un « travailleur
collectif », elle est ce que Marx appelle une maîtrise « sociale » des moyens de production (LC, 491).

C’est seulement lorsque le passage à la grande industrie s’est réalisé qu’une homologie
s’établit entre les deux relations constitutives du mode de production. Dans ce cas, le
travailleur « appartient » au capital, non seulement parce qu’il doit vendre sa force de travail au
capital pour être productif, mais parce que, d’abord, il ne peut être productif qu’en adhérant à
un procès de travail organisé par le capital – ce qui est déjà le cas de la manufacture comme
coopération complexe –, et, surtout, parce que cette organisation le conduit à devenir une partie
d’un « travailleur collectif » totalement séparé de lui, dont il n’est que l’organe – le capital
devenant ainsi condition absolue du procès de production29. C’est en ce moment que la relation

29
Cette idée est bien résumée par Establet : l’appropriation réelle « concerne la division technique du travail,
ou une certaine organisation des forces productives : la catégorie fondamentale est celle de possession, qui
connote séparation. (…) [L]es rapports de production capitalistes supposent une organisation technique telle
que le travailleur direct ne soit plus possesseur, c’est-à-dire soit séparé, des moyens de production. (…) [L]e
sujet de la production n’est pas le producteur isolé, mais le travailleur collectif, et (…) l’élément
techniquement régulateur n’est plus le travailleur directe, mais l’ensemble des moyens de travail. (…) [À]
partir du moment où les forces productives d’une société sont organisées selon cette structure, le travailleur
ne peut dépenser utilement sa force de travail que s’il la vend, puisqu’elle ne peut être utile qu’à la double
condition d’être associée à d’autres forces, et de s’exercer selon les conditions déterminantes du procès (les
moyens de travail). Seul le capitaliste, propriétaire des conditions de travail (…) peut opérer cette synthèse »
(LC, 602). Marx insiste continuellement sur la capacité du capital à s’approprier de la force sociale du travail
– la force du travailleur collectif – comme si c’était sa propre force : « Comme personnes indépendantes, les
ouvriers sont des individus isolés qui entrent en rapport avec le même capital, mais non entre eux. Leur
coopération ne commence que dans le processus de travail ; mais là ils ont déjà cessé de s’appartenir. Dès

95
entre rapports de production et forces productives devient la relation de limitation réciproque
qu’on a illustrée plus haut en tant qu’elle assure l’équilibre dynamique du mode de production
capitaliste.

Cela signifie que dans la phase de subsomption formelle, où l’appropriation réelle


prend la forme de la manufacture, on a affaire à une non-correspondance entre les deux
relations, c’est-à-dire à une appartenance encore « accidentelle » du travailleur au capital.
« [L]a forme de la “complexité” du mode de production peut être, soit la correspondance, soit
la non-correspondance des deux relations, des forces productives et des rapports de
production. Dans la forme de la non-correspondance, qui est celle des phases de transition
comme la manufacture, le rapport des deux relations ne prend plus la forme de la limitation
réciproque, mais il devient la transformation de l’une par l’effet de l’autre » (LC, 562). Cette
idée permet d’éviter la lecture superficielle de ces analyses de Marx selon laquelle c’est le
développement des moyens de production, qui, indépendamment des rapports sociaux de
production, suscite un changement dans les formes d’appropriation réelle. Au contraire, c’est à
partir de la non-correspondance et de l’efficacité transformatrice d’une relation sur l’autre que,
par exemple, l’application des sciences aux techniques de production et le développement de la
technologie (ainsi que le développement des sciences sur la base des nouvelles techniques)
peuvent s’expliquer : elles participent en effet de la loi tendancielle du mode de production
capitaliste, servant à contrecarrer cette tendance par leur intervention dans la forme des forces
productives (en faisant baisser la valeur de la force de travail par l’augmentation de la
productivité), alors même qu’elles la relancent (augmentation du capital constant)30.

6. La transition impossible

La solution de Balibar au problème de la transition demeure toutefois, pour plusieurs


raisons, largement insatisfaisante. En effet, le problème du surgissement du mode de
production capitaliste est tout simplement abandonné, à la faveur d’une analyse de ses
« commencements ». On passe ainsi à une situation où les rapports de production capitalistes
sont déjà en place, bien que le mode de production n’ait pas encore atteint son équilibre propre.
Ainsi, pour reprendre la terminologie du matérialisme de la rencontre, le problème de la
dissolution du mode de production antérieur et de la rencontre qui fait surgir le nouveau mode

qu’ils y rentrent, ils sont incorporés au capital. En tant qu’ils coopèrent, qu’ils forment les membres d’un
organisme actif, ils ne sont même qu’un mode particulier d’existence du capital. (…) [L]a force sociale du
travail (…) semble être une force dont le capital est doué par nature, une force productive qui lui est
inhérente » (K. Marx, Le Capital, Livre I, op. cit., p. 420). Notons que ces considérations ne conduisent pas
Marx vers une appréciation intrinsèquement négative de la division du travail et du machinisme ; ce qu’il
critique c’est leur « utilisation capitaliste », qui fait précisément apparaitre la force sociale du travail comme
une force du capital, et ceci bien qu’il considère que la technologie et les rapports sociaux sont toujours
interdépendants. Cette critique s’applique avant tout à la division du travail manuel et intellectuel qui sépare
les travailleurs des forces intellectuelles dégagées par l’organisation du travail et la technologie.
30
Pour une bonne présentation de cette perspective sur la science et la technique, cf. VN, 425.

96
de production n’est plus abordé, l’attention se concentrant sur le problème de la répétition de la
rencontre qui informe les éléments qui se rencontrent jusqu’à ce qu’ils deviennent les effets de
la structure. On comprend que, dans la tentative de rendre intelligible le passage, Balibar n’a
fait que repousser le problème en arrière : si la subsomption formelle est un mode de
production de transition, on peut alors comprendre la transformation en tant qu’une forme de
(re)production, c’est-à-dire en rattachant ses éléments à la structure ; mais le fait que les
rapports de production capitalistes surgissent n’est par contre pas expliqué, sinon à travers
l’étude de l’accumulation primitive, dont on a vu qu’elle correspond à ses yeux à un manque
de connaissance. Autrement dit, la perspective de Balibar conduit à postuler un autre mode de
production de transition, qui rendrait compte du passage du mode de production féodal au
mode de production de transition propre à la phase de subsomption formelle31.

Il faut ensuite se demander quel est l’apport de l’idée selon laquelle la subsomption
formelle est un mode de production à part entière (bien que « transitionnel »), différent du
mode de production capitaliste. En effet, la tendance propre au mode de production capitaliste
y est déjà installée : c’est elle qui explique la transformation que les forces productives doivent
subir pour correspondre aux rapports de production. Certes, à nouveau, cette solution semble
être la seule possible si l’on veut penser la transition comme une forme de (re)production des
rapports sociaux : pour ce faire, il faut que les rapports de production capitalistes soient en
quelque sorte « déjà là ». Mais alors on ne comprend pas dans quelle mesure cette
(re)production se distingue de celle propre au mode de production dans l’actualité de sa
jouissance. Une vision étrange de la dynamique du mode de production semble sous-tendre
cette distinction : dans l’actualité de sa jouissance, en dépit de ses crises, du déplacement de
ses limites, etc., celui-ci ne se transformerait pas, se limitant à se reproduire dans son équilibre
dynamique à travers la limitation réciproque de ses relations constitutives, alors que dans la
phase de transition sa reproduction coïnciderait avec sa transformation.

Or, on sait qu’au contraire, depuis le Manifeste, la spécificité du mode de production


capitaliste consiste aux yeux de Marx dans le fait de se reproduire en bouleversant sans cesse
les forces productives, c’est-à-dire en se transformant sans cesse32. Ainsi, si la distinction entre
non-correspondance et correspondance semble pertinente pour distinguer entre des phases du
développement du mode de production capitaliste, on ne peut pas superposer à cette
distinction celle entre transformation et non-transformation, qui plus est en attribuant ces deux
moments à deux modes de production différents. C’est ce que Balibar – dont le texte devient

31
Dans un texte autocritique écrit en 1973 en réponse aux interrogations du groupe de marxistes anglais réuni
autour de la revue Theoretical Practice, Balibar reconnait justement cette limite de « Concepts
fondamentaux » : « J’introduisais le germe d’un problème insoluble : quelle est la spécificité des rapports de
production définissant un tel mode de production ? (…) J’introduisais une aporie indéfiniment renouvelable
concernant la formation de ce nouveau mode de production, ou, si l’on veut, la “transition” à ce “mode de
production de transition” » (É. Balibar, Cinq études, op. cit., p. 240).
32
K. Marx, F. Engels, Le Manifeste communiste, op. cit., p. 164.

97
extrêmement tendu lorsqu’il aborde ces questions – semble indiquer dans un autre passage où
la subsomption formelle est elle-même comprise comme une tendance structurelle du mode de
production capitaliste lui-même plutôt que comme un autre mode de production : « l’essence
des “forces productives” dans le mode de production capitaliste, c’est d’être constamment en
train de passer du travail de main d’œuvre au travail mécanique » (LC, 470). Cette remarque
va dans le sens de l’idée que l’on avait tirée des réflexions althussériennes sur le matérialisme
de la rencontre, selon laquelle la subsomption réelle ne se réalise en fait jamais dans l’histoire ;
elle invite en même temps à ne pas considérer la subsomption formelle comme un mode de
production distinct du mode de production capitaliste, d’où la transformation serait exclue. Or,
si, comme Balibar le fait dans le reste de l’essai, on ne ne prend pas en compte ces
considérations, le mode de production de transition en vient à acquérir la même logique
téléologique vers son propre dépassement dans le mode de production (stable) que Balibar
visait précisément à évacuer de la pensée du passage33. Il faudrait donc plutôt affirmer que le
mode de production capitaliste se transforme sans cesse à travers une dialectique de
correspondance et non-correspondance entre ses rapports, mais cette transformation ne contient
pas le principe de la transition, car elle résulte dans sa reproduction. La transition devra alors
plutôt être comprise – nous y reviendrons – comme une transformation de la transformation –
seule à même de rendre compte d’une transformation structurelle34.

33
« [L]a théorie générale de la transition émise par Balibar (…) conduit à l’énigme insoluble de savoir
comment on théorise la transition d’un mode de production à un mode de production de transition (ensuite à
un autre mode de production) ; et (…) restaure subrepticement la même représentation téléologique de
l’histoire, interdite par les protocoles althussériens, par laquelle on accorde à un mode de production de
transition la dynamique autodissolutive souvent attribuée aux modes de production (non-transitionnels) mais
qui leur est expressément niée – à juste titre – par Balibar » (G. Elliott, Althusser, op. cit., p. 149). L’une des
premières critiques à la position de Balibar a été formulée par des marxistes anglais s’inspirant de la
perspective althussérienne : « Balibar propose le concept de mode de production transitionnel qui diffère des
modes non-transitionnels par la non-correspondance des rapports et forces de production. La transition est
alors conçue dans les termes d’une causalité téléologique dans laquelle les forces productives sont
transformées par l’action des rapports de production afin de mettre fin à la période de non-correspondance.
(…) L’introduction de modes de production transitionnels permet à Balibar de combiner le concept de mode
de production (non-transitionnel) comme éternité avec une analyse explicitement téléologique du mouvement
de la transition à la non-transition. Toutefois, toute théorie de la transition d’un mode de production à l’autre
requiert un concept du mouvement corrélatif de la non-transition à la transition, de l’éternité à la finitude.
C’est précisément ce mouvement qui est impensable dans la problématique de Balibar » (B. Hindess, P.
Hirst, Pre-Capitalist Modes of Production, London, Routledge, 1975, pp. 274-275, nous traduisons).
34
Toujours dans son autocritique, Balibar revient sur cette erreur en relevant la nécessité d’une pensée de la
transformation de la transformation : « il ne faut pas dire qu’il y a dans le mode de production une tendance à
la reproduction des rapports de production ou, plutôt, une tendance (…) qui réalise la reproduction des
rapports de production. Il faut au contraire se demander comment une “même” tendance peut se trouver
reconduite, reproduite comme tendance, de façon répétée (…). C’est la lutte des classes, dans ses
conjonctures successives, dans la transformation de son rapport de forces, qui commande la reproduction des
tendances du “mode de production”, donc leur existence même » (É. Balibar, Cinq études, op. cit., p. 245). Il
y a donc bien transformation dans la dynamique du mode de production, mais cette transformation est telle
qu’elle reconduit sans cesse la même tendance historique ; elle n’est pas une transformation historique. D’où
l’idée que « le matérialisme historique n’est pas seulement théorie de la transformation (révolutionnaire) des
rapports sociaux, mais théorie de la transformation du mode de transformation des rapports sociaux. En sorte
que deux “révolutions” n’ont jamais le même concept » (ibid., p. 243). Cf. aussi : « La pratique (…) échappe
à l’opposition entre reproduction et transformation. Le problème historique de base n’est jamais un dilemme

98
Balibar procède par ailleurs à une complexification ultérieure de son schéma, en
réintroduisant à la fin de son article la thématique que l’on a déjà rencontrée du « mode
d’articulation » entre les différents temps de la « structure sociale ». Cette thématique, qui vise
à élargir l’analyse au-delà du concept de mode de production, permet conséquemment d’élargir
le problème de la (non-)correspondance en tant que principe de la transformation du mode de
production. On peut l’aborder, suivant Balibar, en se concentrant sur le rapport entre instance
économique et instance politique. En traitant de l’intervention de la lutte des classes dans
l’économie à propos de la longueur de la journée de travail, « Marx nous montre que ces
grandeurs sont soumises à une variation qui n’est pas déterminée dans la structure, et dépend
d’un pur et simple rapport de forces. Mais la variation n’a lieu que dans certaines limites
(Grenzen) qui sont fixées dans la structure » (LC, 564, nous soulignons). La conséquence est
que ces variations « limitées » assurent en fait la reproduction (même en dépit des intérêts
immédiats de la classe dominante) du mode de production capitaliste. La législation de
fabrique, figure paradigmatique de l’intervention du droit et de l’État dans la pratique
économique, illustre bien ce point : il s’agit d’une intervention qui, tout en étant en quelque
sorte extérieure aux rapports de production et à leur « mouvement spontané », opère dans les
limites fixées par le mode de production capitaliste en lui permettant de se reproduire, en
veillant par exemple à ce que la force de travail ne s’épuise pas trop vite, ce qu’elle ferait si
son traitement dépendait exclusivement de la bonne volonté des capitalistes individuels, dont la
dévise (imposée par les rapports de production) est : « Après moi, le déluge ! »35 Il en va
autrement avec la « législation sanguinaire » dans la phase de l’accumulation primitive : « au
lieu d’une intervention réglée par les limites du mode de production, l’accumulation primitive
nous montre une intervention de la pratique politique (…) qui a pour résultat de transformer et
de fixer les limites du mode de production » (LC, 566). Laissons de côté le brouillage des
frontières déterminé par ces analyses (les luttes pour la journée de travail normale sont
considérées ici comme participant à une phase de correspondance entre instances, alors
qu’elles jouent un rôle essentiel dans la transformation des forces productives pensée par
Balibar comme processus propre à la phase de non-correspondance : elles suscitent en effet
une augmentation des investissements en capital constant afin d’augmenter la plus-value
relative en l’absence de la possibilité d’augmenter la plus-value absolue) ; les problèmes déjà
mentionnés sont ici seulement réitérés. En effet, si le rapport de forces ou l’intervention d’une
instance dans une autre se déploient toujours dans les limites fixées par la structure, comment

entre identité et changement ; il émerge toujours en réalité comme le problème de savoir quel changement
devient effectif » (É. Balibar, « Structural Causality, Overdetermination, and Antagonism », op. cit., p. 118).
35
K. Marx, Le Capital, Livre I, op. cit., p. 354. « La législation de fabrique, cette première réaction
consciente et méthodique de la société contre son propre organisme tel que l’a fait le mouvement spontané de
la production capitaliste, est (…) un fruit aussi naturel de la grande industrie que les chemins de fer, les
machines automates et la télégraphie éléctrique » (ibid., p. 531). On pourrait proposer des réflexions
similaires à propos du traitement de la nature (l’autre source d’où jaillit toute richesse avec le travail (cf.
ibid., p. 547)) et des discours actuels sur le « capitalisme vert ».

99
penser qu’à un certain moment ils s’en exceptent de manière à transformer ces mêmes limites ?
On se trouve face à un cas de pétition de principe : pour qu’une situation de non-
correspondance (et donc de transformation) se produise, il faut que les rapports de forces ou
les possibilités d’intervention d’une instance sur une autre excèdent les limites imposées par
un mode de production ; toutefois, cet excès n’est possible qu’en situation de non-
correspondance. Ou, pour revenir à la terminologie employée précédemment, pour que les
rapports entre éléments de la structure sociale puissent varier, il faut que ces éléments différent
déjà de ce qu’ils sont dans cette structure.

L’élargissement de l’analyse n’aide donc pas particulièrement Balibar. En effet, si


l’articulation d’un mode de production autorise des temporalités différentes entre les
différentes instances de la structure sociale, donc des non-correspondances éventuelles, ces
différences n’interviennent que dans les limites fixées par le mode de production, par la forme
de sa synchronie. Décidément, le concept de mode de production semble empêcher toute
pensée de la diachronie – bien qu’il n’entrave pas celle de la transformation (pour autant
qu’elle corresponde à une reproduction). Si tout cela est vrai, la transition ne peut être
comprise ni – comme semble le faire la section sur l’accumulation primitive – comme une
simple variation de combinaison entre éléments identiques (qui empêche toute
compréhension), ni – comme semblent le faire les passages sur la subsomption formelle –
comme une transformation de ces éléments interne à un mode de production qui en en
engendrerait un nouveau (car le mode de production informe ses éléments de telle manière que
leurs transformations n’excèdent pas ses limites). En effet, d’un mode de production à l’autre
ne change pas seulement la place des éléments, mais leur nature. Corrélativement, pour que la
nature des éléments change, il faut que change la structure elle-même. Comme l’a bien relevé
Resch, « [a]fin de rompre cette “correspondance”, une autre structure est nécessaire, dont la
délimitation est “absolument absente” du mode de production existant »36. Il nous semble que
c’est précisément cette dernière perspective d’une coexistence de structures incompatibles qui
est absente de l’article de Balibar, en raison de la distinction même entre synchronie-
dynamique et diachronie, qui réintroduit une conception linéaire (bien que discontinue) de
l’histoire et le coince dans l’alternative, qu’il dénonce mais à laquelle il ne parvient pas à
échapper, entre le déplacement (eschatologique) des éléments qui fait advenir une toute
nouvelle structure et le changement (téléologique) de leur nature par la transformation interne
de la structure donnée. On pourrait également dire que le problème de Balibar est de situer
révolution, transition et « non-transition » sur la même ligne temporelle, comme des phases se
succédant l’une l’autre37.

36
R. P. Resch, Althusser and the Renewal of Marxist Social Theory, op. cit., p. 97.
37
« Cette conception restait ainsi inévitablement prisonnière de l’idéologie même qui sous-tend la pratique
concrète de la “périodisation”, et qu’il s’agit de critiquer radicalement. En effet, elle revenait à identifier les
notions d’histoire et de “transition”. Simplement, au lieu de dire : tout est toujours transition ou en transition,

100
C’est pourquoi, bien que Balibar affirme à juste titre qu’« il y a des concepts généraux
de la science de l’histoire sans qu’il puisse jamais y avoir d’histoire en général », car ces
concepts de limitent à désigner les « pertinences » de l’analyse historique qui ne peut pas se
passer d’une « analyse différentielle des formes » (LC, 456), il est en même temps obligé de
poser quelque chose comme un concept du mode de production en général38. Ce concept
permet, indirectement, de penser un déplacement des éléments et une transformation de leur
nature, en tant que possibles en général, – déplacement et transformation qui rendent possible
une transformation des limites d’un mode de production déterminé par-delà sa reproduction.
Une telle pensée suppose la projection sur le mode de production déterminé, possédant des
limites au-delà desquels les éléments ne peuvent pas changer, du mode de production en
général, en fonction duquel le dépassement de ces limites devient pensable (donc possible)39. Il
est évident qu’à ce point s’opère une fusion entre concept et réel – la puissance du concept
devenant en quelque sorte le réel du réel, le lieu où le réel se sépare de lui-même, possibilisant
des nouveaux possibles, incompossibles avec les déterminations actuelles40. En d’autres
termes, si Balibar parvient à penser la nécessité de la contingence pour toute transformation
historique, dans la mesure où celle-ci s’opère à partir des décalages (non-correspondances)
opérant au sein une structure donnée, il ne peut pas penser l’activation de cette contingence

puisque tout est historique (ce qui est l’historicisme courant), je disais : il n’y a d’histoire réelle que s’il y a
transition (révolutionnaire), et toute période n’est pas période de transition. Ce qui, soit dit en passant, est un
bel exemple de mise en œuvre empiriste-linéaire du temps comme forme a priori présupposée par la
périodisation » (É. Balibar, Cinq études, op. cit., p. 235). Tout le défi posé par les impasses de la tentative de
Balibar consiste à nos yeux à essayer d’affirmer que l’histoire est toujours en transition, sans en conclure que
tout est historique, car une transition ne produit une transformation historique que si elle change la modalité
même de la transformation, c’est-à-dire si elle est révolutionnaire.
38
« [L]’idée surgit ainsi que la théorie des modes de production particuliers (…) relève elle-même d’une
théorie générale des modes de production qui ne peut être qu’une théorie du mode de production en général,
et de ses “variations” possibles » (É. Balibar, Cinq études, op. cit., p. 230). L’idée selon laquelle les concepts
généraux du matérialisme historique désignent les « pertinences » de l’analyse historique sans remplacer
cette analyse, nous semble en même temps ouvrir l’espace pour une théorie générale des modes de
production qui ne soit pas une théorie du mode de production en général. On pourrait à ce propos reprendre
l’idée de « point d’entrée » de la théorie mise en avant par Resnick et Wolff, tout en en corrigeant la tendance
à penser que la validité d’une théorie dépend simplement de sa capacité à convaincre les individus que ses
points d’entrée sont les meilleurs (cf. St. Resnick, R. Wolff, « Althusser’s Liberation of Marxist Theory », in
E. A. Kaplan, M. Sprinker, The Althusserian Legacy, op. cit., pp. 65-66 ; cf. aussi, St. Resnick, R. Wolff,
« The New Marxian Political Economy and the Contribution of Althusser », in A. Callari, D. F. Ruccio
(éds.), Postmodern Materialism and the Future of Marxist Theory, op. cit.).
39
« [J]’introduisais l’idée d’une “théorie générale de la transition” ou “des transitions”, elle-même conçue
comme un aspect d’une “théorie générale de la combinaison – ou de l’articulation – des modes de
production”. Une telle théorie est en fait le substitut d’une élaboration réelle de la dialectique de l’histoire
des formations sociales, au sens où Althusser l’avait esquissée dès le texte de “Contradiction et
surdétermination” » (É. Balibar, Cinq études, op. cit., p. 240).
40
Bien qu’ils en exagèrent les termes, en offusquant les tensions qui habitent la position de Balibar, Hindess
et Hirst ont bien mis en relief le problème : « Une théorie générale des modes de production doit représenter
chaque mode de production particulier comme une forme variante d’une seule structure générale. La théorie
générale est donc un structuralisme : c’est une théorie d’une structure et des formes possibles dans laquelle
elle pourrait être réalisée. (…) Dans cette conception une différence entre concepts est supposée fonctionner
comme l’origine (la cause) d’une différenciation dans le réel » (B. Hindess, P. Hirst, Pre-Capitalist Modes of
Production, op. cit., p. 7).

101
dans la transition, autrement qu’en tant que geste intellectuel devançant par une sorte de
déduction les limites imposées par la structure. Une telle proposition peut être alors définie
comme rationaliste. Dans un passage à nouveau très tendu, cette tendance s’exprime tout en
étant immédiatement contrecarrée par une autre manière de résoudre le problème de la
transition, impliquant précisément l’idée d’une coexistence de structures incompatibles, qui est
introduite par l’idée de « domination » : « le matérialisme historique autorise la prévision,
voire la reconstitution de modes de production “virtuels” (…) qui, n’ayant jamais été
dominants dans l’histoire, n’ont jamais existé que déformés » (LC, 455)41. En même temps, si
l’on peut bien parler de rationalisme, il faut relever jusqu’à quel point cette position se trouve
couplée à une conception volontariste de la lutte des classes, qui attribue à certains éléments
de la structure la « capacité » de s’extraire des limites d’un mode de production donné, alors
même que ces limites les en empêchent activement. « Dans Lire Le Capital, [la lutte des
classes] est apparentée à un deus ex machina qui survient dans la logique implacable de la
causalité structurale pour effectuer la transformation historique »42. À cette remarque, il faut
ajouter que cette capacité réside en dernière instance dans la science en tant qu’elle peut penser
le mode de production en général. L’erreur était alors de penser séparément deux problèmes
qui se révèlent en effet identiques : « le problème du caractère historiquement relatif d’un
mode de production ; le problème du rôle de la lutte des classes dans l’histoire, et de ses
conditions d’existence »43, ce dernier étant remplacé par l’intervention de la théorie qui
« relativise » le mode de production.

Afin de comprendre la portée et les limites des analyses de Balibar, il est alors
important d’essayer de cerner la place de la lutte des classes dans sa proposition. On pourrait

41
Lors de son autocritique, Balibar écrira au contraire que « nous ne pouvons en aucune façon déduire ni le
mode de cette constitution [de la lutte des classes dans un mode de production], ni le procès de
fonctionnement et les tendances historiques des rapports sociaux considérés, ni les lois de combinaison des
différents aspects de la lutte des classes de la simple donnée de cette combinaison par ses caractéristiques
formelles, c’est-à-dire sur la base d’une comparaison entre les différentes formes possibles. C’est pourquoi
on ne peut inventer des modes de production historiques “possibles” » (É. Balibar, Cinq études, op. cit.,
pp. 231-232). La théorie des modes de production n’a en réalité pour but que d’« orienter » l’analyse
historique, sans pouvoir « en anticiper le contenu ». Pour donner un exemple d’une analyse historique
remarquable construite à partir de cette perspective générale, on peut mentionner l’étude de Guy Bois sur la
crise du féodalisme dans la Normandie orientale. Tout en s’opposant à l’« empirisme » en vigueur dans la
science historique, et posant la certitude qu’« aucune analyse historique satisfaisante ne peut être apportée, si
l’on méconnait le “mode de production” d’une société », l’auteur s’impose de « n’user des concepts
essentiels du marxisme que dans des conditions rigoureusement scientifiques ; éviter, par dessus tout, d’en
faire une utilisation spéculative qui n’aboutirait qu’à un formalisme stérile, à la répétition de généralités
creuses et, au bout du compte, au placage artificiel d’un langage marxiste sur une pratique historique
étrangère au matérialisme historique. (…) [L]’effort d’abstraction et de généralisation n’a de sens que s’il
prend appui sur la masse de matériaux que l’investigation historique se donne précisément pour tâche
d’accumuler » (G. Bois, Crise du féodalisme (1e éd. 1976), Paris, Presses de la fondation nationale des
sciences politiques, 1981, pp. 349-350).
42
G. Elliott, Althusser, op. cit., p. 150.
43
É. Balibar, Cinq études, op. cit., p. 241.

102
dire qu’elle est implicitement centrale et explicitement secondaire. Elle est implicitement
centrale au sens où Balibar, sans l’affirmer explicitement, montre en quoi le mode de
production est une cristallisation de la lutte des classes, d’un rapport de force inégal entre les
classes, suscitant un pouvoir social déterminé44. Ceci est particulièrement clair dans le cas du
capitalisme où l’exploitation est coextensive à la production, ce qui revient à dire que
l’inégalité de force entre les classes constitue le principe même de la production. Ainsi, le
mode de production fournit les coordonnées de ce que nous avons appelé la scène de la lutte
des classes. Ce qui signifie qu’il n’y a pas d’abord l’exploitation et ensuite, quand une classe
dominée lui résiste, la lutte des classes. La lutte des classes commence avec l’exploitation ; le
mode de production est la forme de la lutte des classes.

Mais la lutte des classes apparait aussi « en personne », mais paradoxalement comme
secondaire, quand Balibar traite des luttes concernant la journée de travail ou, plus en général,
de la lutte des classes comme relevant d’une temporalité « autre » par rapport à synchronie du
mode de production, dont la « collision » ou « collusion » avec celle-ci peut faire surgir le
temps historique, c’est-à-dire la transition. Il s’agit donc ici de la lutte des classes dominées, et
l’on voit que Balibar a tendance à la considérer comme une instance de la structure sociale,
généralement identifiée comme « politique », tout en la distinguant du politico-juridique (c’est-
à-dire de l’État et du droit). On voit déjà s’esquisser l’idée de la politique prolétarienne comme
« nouvelle pratique de la politique » – sur laquelle nous aurons à revenir45. Toutefois, cette
« autre pratique » doit elle-même être pensée comme prise dans les limites de variation du
mode de production déterminé. En d’autres termes, la lutte des classes dominées est bornée à
se déployer sur, et donc dans les limites de, la scène de la lutte des classes telle qu’elle
cristallise le pouvoir social de la classe dominante. La lutte des classes dominées pourra alors
intervenir sur cette scène et participer aux processus d’équilibrage et de transformation qui lui
sont propres ; mais on a vu que ces processus coïncident avec sa reproduction. L’alternative est
de postuler une sorte d’extériorité absolue de la lutte des classes dominées (c’est dans ce sens
que semble aller le passage sur la « collision » ou « collusion »), produite par la forme de
volontarisme rationaliste que l’on vient d’identifier.

Si l’on accepte ces critiques, on est obligé de creuser encore davantage que Balibar
l’abime entre modes de production déterminées, en éliminant la possibilité de penser un mode
de production en général rendant pensable (et possible) le passage entre eux. En passant d’un
mode de production à l’autre, les éléments changent non seulement de place mais de nature ; ce
passage suppose une modification de la structure du mode de production, dans la mesure où

44
Le lien intrinsèque entre mode de production et lutte des classes sera explicitement reconnu par Balibar
plus tard : « [L]es classes sociales elles-mêmes, ou, mieux, la lutte des classes, dans et par laquelle seulement
les classes existent, n’ont de réalité historique que comme présupposés et résultats du processus de
production matérielle et reproduction des conditions matérielles de la production » (É. Balibar, Cinq études,
op. cit., p. 228).
45
Cf. Section IV.3.

103
même les formes de non-correspondance au sein d’un même mode de production produisent
des transformations qui le reproduisent. Si cette modification ne peut pas être pensée (et rendue
possible) par le concept de mode de production en général, on semble condamnés à un
volontarisme irrationaliste. Il est intéressant de remarquer que c’est précisément cette voie qui
a été empruntée par les critiques anglo-saxons de Balibar. Si Balibar semblait finalement faire
du concept le réel du réel, Hindess et Hirst choisissent de renoncer à questionner le rapport
même entre pensée et réel.46 « Il n’y a pas d’objet réel “histoire”, la notion qu’il y a une
histoire réelle est le produit de l’empirisme. Le mot “histoire” devrait être confiné à désigner le
non-objet idéologique constitué par les philosophies de l’histoire et la pratique de l’écriture de
l’histoire ». Il s’ensuit que « [l]e champ d’application de ces concepts [de modes de
production] n’est pas l’histoire. Nous rejetons la notion d’histoire comme un objet d’étude
cohérent et utile »47. Ainsi, ils renoncent au rationalisme en reformulant l’idée que l’objet de la
théorie marxiste est l’analyse concrète de la situation concrète dans le sens du volontarisme le
plus extrême, où la lutte des classes est comprise comme absolument autonome et déliée de
toute détermination, et la théorie comme étant entièrement soumise à ses exigences : « la
situation actuelle n’existe pas indépendamment de la pratique politique qui la constitue en
objet. La situation actuelle existe pour la théorie marxiste seulement dans la mesure où elle
reçoit une forme définie par la pratique politique marxiste qui la constitue comme un objet, et
dans la mesure où des problèmes définis sont désignés comme objets d’analyse ou critique au
sein de cette pratique »48. Malgré ce que soutiennent les auteurs, il devient alors difficile de
penser comment cette conception de la « prise de forme politique » de la théorie maintienne la
théorie dans son statut de théorie et « ne capitule pas face aux ordres du pragmatisme » : « La
politique et le calcul politique engendrent des problèmes pour la théorie et les formes
théoriques pourvoient les moyens, dont la valeur est variable, pour le calcul »49. Il faudra se
souvenir de cette possibilité lorsqu’on questionnera la manière dont Althusser envisage la prise
de forme politique de la théorie.

46
« Pre-Capitalist Modes of Production niait la possibilité de l’opération dénotée par ce concept de
“l’appropriation du concret par la pensée” » (B. Hindess, P. Hirst, Mode of Production and Social Formation.
An Auto-Critique of Pre-Capitalist Modes of Production, London, Routledge, 1977, p. 2).
47
B. Hindess, P. Hirst, Pre-Capitalist Modes of Production, op. cit., p. 317, 321.
48
Ibid., p. 322.
49
B. Hindess, P. Hirst, Mode of Production and Social Formation, op. cit., p. 61. Cet ouvrage, de manière
cohérente, « rejette la pertinence du concept de mode de production » : « Le mode de production doit être
remplacé par un type d’objet distinct, notamment, par les groupes de relations de production déterminés,
conçus comme formes déterminées de relations de classe économiques, leurs conditions d’existence et les
formes dans lesquelles ces conditions sont fournies » (ibid., p. 55). « La malédiction du fini comme opposée
à l’intelligence infinie (…) est prise par Hindess et Hirst comme un prétexte pour réduire la théorie à un
épiphénomène de la volonté politique » (R. P. Resch, Althusser and the Renewal of Marxist Social Theory,
op. cit., p. 104). Pour une étude de la trajectoire de Hirst dans son ensemble, cf. G. Elliott, « The Odissey of
Paul Hirst », New Left Review, I/159, septembre-octobre 1986.

104
7. Transition, pluralité des modes de production et lutte des classes

Une autre solution est toutefois envisageable, et s’esquisse à la fin de l’article de


Balibar ainsi que dans quelques notes de bas de page ajoutées lors de la réédition de 1968 (LC,
429n, 556n) :
[L]a théorie des décalages (dans la structure économique, entre les instances) et des formes de la non-
correspondance n’est jamais possible que par une double référence à la structure de deux modes de
production (…). Les périodes de transition sont donc caractérisées, en même temps que par les formes
de la non-correspondance, par la coexistence de plusieurs modes de production (…). [L]e décalage
des relations et des instances dans les périodes de transition ne fait que réfléchir la coexistence de
deux modes de production ou plus dans une seule « simultanéité », et la dominance de l’un sur
l’autre. Il se confirme ainsi que les problèmes de la diachronie doivent eux aussi être pensés dans la
problématique d’une « synchronie » théorique (LC, 567)50.

Nous ne nous pencherons pas pour l’instant sur les problèmes induits par l’introduction d’une
nouvelle synchronie à l’échelle plus globale du rapport entre deux modes de production51. Il est
clair que cette réintroduction, qui constitue la tentative ultime de réinscrire la théorie de la
transition dans une temporalité linéaire où les phases de transition et de stabilité se
succèderaient, suppose la position d’une nouvelle « structure » plus englobante et aboutit à la
réitération des problèmes que nous avons pointés52. Limitons-nous à constater que l’ouverture
ainsi provoquée permet de résoudre les problèmes posés par l’alternative
continuité/discontinuité (ou reproduction/transformation). On a vu que la perspective
développée par Balibar reste prisonnière de ces couples, oscillant entre, d’un côté, la position
d’une discontinuité radicale et en dernière analyse inexplicable, et de l’autre, de la continuité
déterminée par le développement, inscrit dans les limites de chaque mode de production, de ses
décalages internes. Cette perspective demeure alors inscrite dans une problématique de la
périodisation, dont le principe réside dans l’idée d’une succession des modes de production

50
Cette découverte est attribuée à Lénine, en particulier dans Le développement du capitalisme en Russie de
1899, mais elle est déjà pratiquement à l’œuvre dans les écrits « historiques » de Marx, en particulier le 18
Brumaire de Louis Bonaparte, et dans les analyses de la commune rurale russe qu’il développe à la fin de sa
vie. Un autre ouvrage où cette thèse joue un rôle central est L’accumulation du capital de Rosa Luxemburg,
qui a le mérite de mettre en rapport la pluralité de modes de production avec l’accumulation capitaliste :
« L’autre aspect de l’accumulation capitaliste [à côté de la production de la plus-value et la circulation de
marchandises sur le marché] concerne les relations entre le capital et les modes de production non
capitalistes, il a le monde entier comme théâtre » (R. Luxemburg, L’accumulation du capital (1e éd. 1913),
Paris, Maspero, 1967, Ch. 31).
51
Cf. Chapitre III.2.
52
C’est la raison pour laquelle, dans son autocritique, Balibar élargit à l’option qui est esquissée ici les
critiques adressées à sa position sur les modes de production de transition. Cette option serait simplement une
tentative de complexifier davantage le schéma pour penser la transformation à partir de la reproduction du
mode de production, et ne ferait que réitérer ses impasses. « [I]l est particulièrement intéressant que certains
aient d’abord tenté, dans la ligne de[s] formulations de Lire Le Capital, des définitions de la formation
sociale comme simple “combinaison de plusieurs modes de production”, c’est-à-dire comme mode de
production “complexe”, ou encore mode de production “de rang supérieur”, dans une sorte d’échelle de
types. (…) [Une telle théorie] suggère (…) l’existence d’un mécanisme universel de la transformation des
formations sociales, déductible du schéma de structure de “la” formation sociale en général » (É. Balibar,
Cinq études, op. cit., pp. 240-241).

105
suivant une temporalité qui continue à être conçue comme linéaire – qu’elle soit continue ou
discontinue.

Au contraire, poser la coexistence de deux ou plusieurs modes de production


incompatibles comme principe de l’explication des transitions, revient à faire de l’histoire en
général « la désignation d’un problème » (LC, 559) et à admettre une certaine « faiblesse » de
la théorie53. De cette manière, l’alternative continuité/discontinuité se trouve radicalement
déplacée, dans la mesure où la discontinuité se trouve inscrite dans l’actualité – ou, pour
mieux dire, la constitue – en tant que différentiel entre deux formes de continuité (de
reproduction) dont chacune comporte son principe de transformation interne. La question du
passage devient ainsi celle de la transformation de la transformation, de la transformation du
« mode de transformation » dominant, dont il s’agit de penser les ressorts à partir des rapports
entre les deux formes de reproduction/transformation. Seulement ainsi la transformation
interne au mode de production dominant, telle qu’elle se réalise dans ce que Balibar appelle la
non-correspondance, peut éventuellement donner prise à une révolution à travers l’activation
de la contingence sur laquelle elle repose par des rencontres obéissant à une autre logique de
transformation. Seulement ainsi l’on peut, à notre avis, résoudre le problème central de
« Concepts fondamentaux », que Balibar résume ainsi : « Il fallait (…), du point de vue
théorique, montrer que la transition requiert l’analyse d’autres conditions matérielles et
d’autres formes sociales que celles qui sont impliquées dans le seul concept (abstrait) de mode
de production (en l’occurrence : capitaliste). Ou encore que la transition requiert l’analyse des
résultats matériels et des formes sociales (re)produits par le développement du mode de
production capitaliste sous un autre rapport que le rapport de production capitaliste seul »54.
Pour procéder à une telle analyse, il faudra partir du rapport que l’on croit désormais établi
entre modes de production et lutte des classes, en pensant à une lutte des classes qui n’est pas
seulement reléguée dans les limites du mode de production dominant et aux décalages qu’il
autorise, mais qui se situe à cheval entre deux modes de production. De manière encore
provisionnelle, on peut affirmer qu’il s’agit de passer de l’idée d’une lutte des classes
dominées, telle qu’elle se déploie sur la scène du mode de production dominant, à l’idée d’une
lutte des classes dominée (où « dominée » se rapporte à la lutte elle-même, c’est-à-dire à sa
forme) ; dans ce cas, c’est une autre scène de la lutte des classes qu’il s’agit de penser et
habiter, en tant que, dans sa différence d’avec la scène dominante, elle peut être pensée comme
structurante à l’égard d’autres modes de production.

53
« Il n’y a pas et il ne peut y avoir de théorie générale des modes de production, au sens fort du terme de
théorie : on en reviendrait inévitablement à une théorie du mode de production “en général”, une théorie
idéale de l’histoire universelle. Par définition, chaque mode de production relève d’une théorie spécifique, à
la fois en ce qui concerne sa forme de procès social, ses contradictions, ses lois tendancielles et en ce qui
concerne les conditions historiques dans lesquelles il se constitue, se reproduit et se transforme. Mais une
telle théorie spécifique implique toujours une problématique scientifique générale des modes de production »
(É. Balibar, Cinq études, op. cit., pp. 117-118).
54
Ibid., p. 234.

106
Pour élucider ces propositions, un long détour à travers le développement de la pensée
d’Althusser s’impose. En 1973, Balibar lui-même indique l’existence de cette deuxième voie
dans la perspective althussérienne depuis ses premières formulations :
Ces formulations [de « Concepts fondamentaux »] tentent de reprendre un argument déjà exposé par
Althusser dans son article « Contradiction et surdétermination », à propos de la conjoncture
historique, et de le généraliser. (…) Mais cette généralisation est le lieu d’un grave malentendu. Le
texte d’Althusser sur « Contradiction et surdétermination » (…) montre bien ceci : la « dialectique »
de l’histoire n’est pas la pseudo-dialectique du développement (linéaire, malgré toutes les négations
que l’on voudra, et téléologique, donc prédéterminé, malgré tous les « renversements matérialistes »
que l’on voudra), c’est la dialectique réelle de la « lutte des classes » (…). [D]ans leur tentative pour
« généraliser » l’idée d’Althusser, [mes formulations de Lire Le Capital] en modifient le point
d’application. Ce qui lui servait à traiter de la « conjoncture » historique (sur laquelle, dans la
pratique, il s’agit d’avoir prise), elles l’appliquent à la comparaison des modes de production. (…) Au
lieu qu’il s’agisse des formations sociales, il s’agit maintenant (et à nouveau) des seuls modes de
production, c’est-à-dire d’une généralité encore « abstraite », dont, en pratique, les formations sociales
n’apparaitront que comme la « réalisation » particulière et concrète55.

Balibar identifie ainsi une ligne de partage au sein de la pensée althussérienne entre deux
usages du concept de mode de production : un usage qui réduit l’objet du matérialisme
historique au concept de mode de production et un usage qui met le concept de mode de
production au service d’une pensée de la pratique politique en conjoncture, c’est-à-dire dans
une formation sociale déterminée sur laquelle il faut avoir prise, analyse qui dépend à son tour
de la dialectique réelle de la lutte des classes. On pourrait alors dire qu’en 1973, c’est la
nécessité d’élargir le champ de la lutte des classes par rapport à ce que le mode de production
peut en contenir qui est affirmée par Balibar. On pourrait également se demander s’il n’opère
pas ainsi un renversement du rapport entre structure et contradiction qui caractérisait
« Concepts fondamentaux » – renversement qui reconduirait la priorité de la première sur la
deuxième –, en s’appuyant sur une idée par ailleurs assez insaisissable de dialectique réelle de
la lutte des classes.

C’est dans des termes encore plus limpides que, dans un texte de 1990, Balibar illustre
ce retournement :
[L’]analyse du mode de production capitaliste, dans la « reconstruction » proposée par Lire le Capital,
fonde une nouvelle théorie de l’histoire : mais à la condition d’être envisagée, structuralement, au
point de vue de la reproduction des rapports sociaux. Or, celle-ci est, par définition, le concept d’un
conflit de tendances : tendance à la perpétuation de leur forme sociale, tendance à sa transformation
révolutionnaire. C’est ce conflit que désigne, dans sa généralité, le concept de « lutte des classes ».
L’insertion de la lutte des classes « dans » la structure est à la fois l’exigence et l’aporie de cette
lecture du Capital. (…) Il s’agissait en effet de penser ensemble la structure (…) et la contradiction
(…). Le paradoxe de Lire le Capital, c’est qu’il visait cet objectif en inscrivant simplement la
contradiction dans la structure, comme l’un de ses effets ou de ses aspects subordonnés, en allant
jusqu’à l’extrême dévalorisation de la contradiction, décrétée « improductive », sur le modèle de la
crise. À la limite la contradiction n’est plus qu’un moment de la régulation. Mais la contrepartie de
cette réduction, c’était de renvoyer la fonction de rupture que la dialectique, hégélienne ou marxiste,
assigne classiquement à la contradiction, à l’extérieur de la structure : rupture étrangère à la
dynamique de la structure, ou disséminée dans une succession indéfinie de « structures de transition ».
(…) Et par conséquent se réintroduisent une transcendance et une finalité : car il faut toujours se
donner fictivement le « point d’arrivée », ne serait-ce que par les noms politiques de « socialisme » et

55
É. Balibar, Cinq études, op. cit., pp. 228-230.

107
de « communisme », pour penser le sens et le moteur de la transition historique en cours. Dans ces
conditions il n’y a rien d’étonnant, rien d’original, à ce que le structuralisme ait appelé, comme son
complément nécessaire, un décisionnisme et un volontarisme révolutionnaires (…). La régulation
comme invariance du mode de production et la rupture comme événement révolutionnaire
irréductible, extérieures l’une à l’autre et symétriques l’une de l’autre, se complètent et se justifient
l’une par l’autre56.

Face aux impasses d’une reproduction sans transformation et d’une transformation sans
reproduction, il était « naturel », écrit Balibar, de passer à la formulation inverse : « primat de
la contradiction sur la structure ». Dans ce cas, « les rapports de production eux-mêmes,
constitutifs de la structure, ne sont que des formes ou des moments de la lutte des classes.
(…) [L]es rapports de production eux-mêmes sont des complexes de stratégies sociales
antagoniques (…) [qui] se réalise[nt] historiquement dans les contradictions des forces
productives »57. En d’autres termes, s’il s’agissait en 1965 de soumettre la lutte des classes à la
structure, la renfermant ainsi dans sa scène dominante – celle du mode de production donné –,
quitte à penser la transition comme le moment d’une sortie « volontariste » de la lutte des
classes de ses propres limites, il s’agit maintenant de soumettre la structure à la lutte des
classes, pour la penser comme une cristallisation du rapport de forces qui s’y joue
conjoncturellement.

Balibar exprime en fait ainsi le cœur d’une intuition qui était présente dès le lancement
de l’entreprise althussérienne – l’idée du mode de production comme cristallisation de la lutte
des classes –, alors même que la voie qu’il avait entreprise aboutissait à réinscrire la lutte des
classes dans les limites du mode de production. Il relève toutefois aussi le risque propre à ce
renversement, à savoir celui d’une généralisation du volontarisme, désormais découplé de
toute possibilité de comprendre l’histoire, ou, dans d’autres termes, d’une généralisation de la
transition : « la transition a toujours déjà commencé, et même il n’y a dans l’histoire qu’une
longue transition, plus ou moins interrompue, retardée ou retenue par l’impureté des
contradictions »58. Ce qui conduit Balibar à se demander : « Primat de la structure sur la
contradiction, ou primat de la contradiction sur la structure : peut-on dépasser cette
alternative ? », et à se répondre : « Non, à mon sens, si on reste sur le même terrain, celui de la
conceptualisation du “mode de production”. Oui, peut-être, si on déplace l’analyse dans le sens
(…) d’une critique de dualismes de la Société civile et de l’État, de la production et de la
reproduction »59.

Notre hypothèse consiste à affirmer que cette alternative peut être dépassée sur le
terrain même de la conceptualisation du mode de production en tant qu’il permet – c’est
l’apport irrenonçable de « Concepts fondamentaux » – de rompre radicalement avec une

56
É. Balibar, « Les apories de la “transition” et les contradictions de Marx », Sociologie et sociétés, vol. 22,
n° 1, 1990, p. 84, 90.
57
Ibid., p. 90.
58
Idem.
59
Idem.

108
conception hégélienne de la contradiction comme auto-déploiement et auto-dépassement du
concept. Pour le faire, il faudrait que l’on renonce de manière radicale à la conception linéaire
du temps selon laquelle les modes de production se succèdent, que l’on introduise l’idée d’une
coexistence de modes de production incompatibles plus ou moins actualisés dans une même
conjoncture, que ces modes de production soient compris comme des formes différentes de la
lutte des classes et que la théorie devienne pensée de la pratique politique en conjoncture en
tant que prise entre des formes différentes de la lutte des classes. On pourra alors aboutir à
l’idée que la transition a effectivement toujours déjà commencé, que l’on est toujours en
transition, sans inscrire le principe de la transition dans le concept du mode de production
dominant, mais aussi sans généraliser le volontarisme de la lutte des classes. Cela revient à
affirmer que l’histoire se fait au sein de l’actualité, à la fois à partir des possibilités qui y sont
ouvertes et de l’ouverture de possibilités qui y insistent en tant qu’impossibles. Une telle
hypothèse devra alors aboutir à une nouvelle conception de la contradiction elle-même, qui
entretienne un nouveau rapport avec le concept de structure60.

En revenant, en 1974, sur Lire Le Capital, Althusser estime que si l’on pouvait taxer
leur entreprise de « structuraliste », c’est en raison du fait de ne pas avoir suffisamment insisté
sur le caractère contradictoire du procès historique :
Certains ont pu dire, ou diront un jour, que le marxisme se distingue du structuralisme par le primat
du procès sur la structure. Formellement ce n’est pas faux : mais c’est aussi vrai de Hegel ! (…) En
vérité, il faut en venir à poser la question du statut étrange de ce concept décisif dans la théorie
marxiste qu’est le concept de tendance (…). Dans le concept de tendance affleure en effet non
seulement la contradiction (le marxisme n’est pas un structuralisme, non pas parce qu’il affirme le
primat du procès sur la structure, mais parce qu’il affirme le primat de la contradiction sur le procès :
pourtant cela ne suffit pas) mais encore autre chose, qui philosophiquement et politiquement est
beaucoup plus important, à savoir le statut singulier, et sans exemple, qui fait de la science marxiste
une science révolutionnaire (EA, 63-64).

Althusser semble ici considérer que dans Lire Le Capital c’est bien le concept de contradiction
qui n’a pas été suffisamment élucidé. En même temps, il est tout à fait conscient que le retour
de la structure à la contradiction ne doit pas correspondre à un retour à Hegel. C’est pourquoi il
insiste sur le concept de tendance. Or, nous avons vu que c’est précisément en mobilisant ce
concept que Balibar parvient à soumettre la conception marxiste de la contradiction à la
structure. Ce qui signifie que si un concept non-hégélien de contradiction est possible c’est
bien à partir de son rapport avec celui de tendance qu’il faudra le construire, mais sans
soumettre le procès à la structure. Ce qui implique finalement qu’il faut construire un autre
concept de structure que celui qui est mis en avant dans Lire Le Capital. Or, comme l’affirme

60
C’est précisément dans un rénouveau de la pensée du rapport entre structure et contradiction qu’il est
possible d’identifier l’apport central d’Althusser au matérialisme historique : « La structure est comme
l’invention épistémologique qui permet de situer l’effort de réflexion dans le champ des contradictions, et
non dans l’espace supérieur de la reconstitution transcendantale du conflit, où prime l’ordre »
(M. Maesschalck, Raison et pouvoir. Les impasses de la pensée politique postmoderne, Bruxelles, Facultés
universitaires de Saint-Louis, 1992, pp. 175-176). Cf. Partie III.

109
Balibar, cet autre concept semble être à l’œuvre chez Althusser depuis le début, en particulier
dans son article sur « Contradiction et surdétermination » : « C’est le complexe des
contradictions elles-mêmes, leur “inégalité” ou, selon l’expression d’Althusser, leur
surdétermination qui doit être considérée comme structurale, c’est-à-dire comme immanente à
la pratique et cependant hors d’atteinte d’une volonté même collective, idéalement “libre” de
ses entreprises »61. Si la tentative althussérienne comporte une voie alternative pour sortir des
impasses rencontrées par Balibar, c’est donc de 1962 qu’il faut repartir.

61
É. Balibar, « Les apories de la “transition” et les contradictions de Marx », op. cit., p. 90.

110
2. La surdétermination. Structure et contingence

Nous avons vu que la manière dont Balibar conçoit le principe de la reproduction du


mode de production dans « Concepts fondamentaux » l’empêche de traiter de (et donc d’avoir
prise sur) la conjoncture historique, c’est-à-dire la « dialectique réelle de la lutte des classes ».
Cela le conduit en particulier à se concentrer exclusivement sur la nécessité de la reproduction
du mode de production, comprise comme le déploiement d’une contradiction qui n’aboutit pas
à sa résolution, sans parvenir à rendre compte ni du surgissement de cette nécessité – sauf en
intercalant, entre un mode de production et l’autre, un mode de production de transition tout
aussi inexpliqué – ni de l’efficace de cette nécessité – comme si, une fois qu’une réalité s’est
constituée, il ne fallait pas expliquer sa persistance à travers ses transformations. Ces
problèmes l’obligent alors à réintroduire une conception du développement historique comme
linéaire (bien que discontinu) et téléologique. Si l’on croit à l’autocritique de Balibar, il est
possible de trouver les principes d’un dépassement de ces impasses dans les textes fondateurs
de la tentative althussérienne de recommencement du matérialisme historique recueillis dans
Pour Marx. Il s’agit donc maintenant d’interroger la perspective développée dans ces écrits en
tant qu’elle soumet la question de la reproduction du mode de production et du passage d’un
mode de production à l’autre aux rapports de force entre classes tels qu’ils se constituent dans
des conjonctures déterminées. Ainsi, la problématique de la transformation des rapports
sociaux se trouve doublement déplacée : d’un côté, il s’agit de penser la manière dont la
transformation peut soutenir, au lieu de simplement s’y opposer, des formes de reproduction –
dont la nécessité ne va donc nullement de soi – ; d’un autre côté, il s’agit de questionner la
manière dont la transformation elle-même peut devenir l’objet d’une transformation. Nous
verrons que, dans ce cas aussi, le problème central pour Althusser sera celui de la transition,
mais, depuis ce point de vue, l’idée de transition au sein de l’actualité, axée sur une pensée de
la pratique politique en conjoncture, en viendra à occuper le centre de la scène théorique. Nous
montrerons alors qu’un tel déplacement comporte une prise en compte du rapport entre
nécessité et contingence, et plus spécifiquement une conception de la nécessité comme forme
de la contingence.

1. La pensée de la rencontre comme forme de connaissance

Il est intéressant de relever à titre introductif que les éléments conceptuels de ce qui
deviendra plus tard le matérialisme de la rencontre sont déjà mis en avant par Althusser au
cours des années 60. Lorsqu’ils se présentent sous une forme explicite, ils semblent toutefois
occuper une place de second ordre. On les retrouve en effet dans des textes de travail demeurés
inédits jusqu’à la mort de leur auteur ou dans des lettres privées. Les passages le plus explicites
visent plus à esquisser un projet de recherche qu’à produire une théorie véritable. Ils nous
permettent notamment de revenir sur l’interprétation balibarienne de la théorie marxienne de

111
l’accumulation primitive en révélant qu’aux yeux d’Althusser ce qui pour Balibar constituait
un manque de connaissance relève en réalité d’une forme de connaissance différente par
rapport à celle qui nous est fournie par une étude du fonctionnement d’un mode de production.
Dans « Sur la genèse », un court texte écrit en 1966, Althusser soutient que :
Dans le schéma de la « théorie de la rencontre » ou théorie de la « conjonction », qui est destiné à
remplacer la catégorie idéologique (religieuse) de la genèse, il y a place pour ce qu’on peut appeler
des généalogies linéaires. Ainsi, pour reprendre l’exemple de la logique de la constitution du mode de
production capitaliste dans Capital : 1/ Les éléments définis par Marx se « combinent », je préfère
dire (pour traduire le terme de Verbindung) se « conjoignent » en « prenant » dans une structure
nouvelle. Cette structure ne peut être pensée, dans son surgissement, comme l’effet d’une filiation
mais comme l’effet d’une conjonction. (…) 2/ Pourtant chacun des éléments qui viennent se combiner
dans la conjonction de la nouvelle structure (en l’espèce du capital-argent accumulé, des forces de
travail « libres » c’est-à-dire dépouillées de leurs instruments de travail, des inventions techniques) est
lui-même, en tant que tel, un produit, un effet. Ce qui est important dans la démonstration de Marx
c’est que ces trois éléments ne sont pas les produits contemporains d’une seule et même situation : ce
n’est pas, autrement dit, le mode de production féodal qui, à lui seul, et par une finalité providentielle,
engendre en même temps les trois éléments nécessaires pour que « prenne » la nouvelle structure.
Chacun de ces éléments a sa propre « histoire », ou sa propre généalogie (pour reprendre un concept
de Nietzsche, que Balibar a utilisé avec bonheur à ce propos) : les trois généalogies sont relativement
indépendantes1.

On retrouve ici les éléments essentiels de la théorie de la rencontre qu’Althusser reformulera


environ 15 ans plus tard dans le « Courant souterrain ». La suggestion de traduire
« Verbindung » avec « conjonction » n’est pas anodine : elle signale en effet la tentative de
rompre avec la distinction nette introduite par Balibar entre rencontre et combinaison – cette
dernière ne pouvant être expliquée que depuis le point de vue de la reproduction du mode de
production –, afin d’ouvrir l’espace pour une étude de la structuration du mode de production
en tant qu’elle repose sur la contingence de la rencontre. Althusser insiste également sur la
nécessité de rendre compte de la contingence du devenir historique sans le réduire à un pur
hasard inintelligible, en affirmant à la fois que ses éléments sont des effets – donc qu’on peut
rendre compte de leur devenir – et qu’ils ne sont pas des effets contemporains.

Dans les « Lettres à D. » écrites la même année, Althusser affirme que, pour parvenir à
une connaissance du devenir historique, il faut développer une « autre logique » de pensée. La
pensée génétique « projette dans l’ordre du procès d’engendrement réel l’ordre même du
procès de connaissance (en effet (…) on part toujours du résultat dans la connaissance, c’est
en cela que consiste l’ordre propre du procès de connaissance : l’illusion consiste à prêter cet
ordre du procès de connaissance au procès réel, et alors on imagine que dans le procès réel le
commencement contient en soi le terme, c’est-à-dire l’individu identifié à la naissance duquel
il s’agit d’assister) » (EP, 86-87). Or, il faut construire « une autre logique que celle de la
genèse, mais précisément pour penser cette réalité, et non pour se dispenser de penser cette

1
L. Althusser, « Sur la genèse », Décalages. An Althusserian Studies Journal, vol. 1, n° 2, 2012, p. 2. Pour
une présentation de « Sur la genèse » qui l’inscrit dans l’ensemble de textes althussériens des années 60, en
remontant jusqu’au Montesquieu de 1959 voir G. M. Goshgarian, « Introductory Note, “Sur la
genèse” », Décalages. An Althusserian Studies Journal, vol. 1, n° 2, 2012.

112
réalité. J’ai depuis longtemps attiré l’attention sur la nécessité de constituer cette nouvelle
logique et c’est la même chose que de définir les formes spécifiques d’une dialectique
matérialiste » (EP, 89). Althusser reprend alors à nouveau le cas du surgissement du mode de
production capitaliste, en distinguant les « mécanismes du surgissement » des « mécanismes
du fonctionnement », qui répondent, eux, à la reproduction « éternelle » du mode de
production capitaliste, pour pointer la nécessité de penser la spécificité des premiers (EP, 93-
94).

Mais il ne s’agit pas pour autant d’abandonner la perspective de la reproduction ou du


fonctionnement de la structure. La visée ultime d’Althusser est au contraire clairement de
parvenir à penser ensemble rencontre et structure. Par exemple, dans un passage saisissant, il
désigne, sous la forme d’une équation, le cœur du problème qu’il s’agit de résoudre : « 1.
Théorie de la rencontre ou conjonction (= genèse…) (cf. Épicure, clinamen, Cournot), hasard,
etc., précipitation, coagulation. 2. Théorie de la conjoncture (= structure)… la philosophie
comme théorie générale de la conjoncture (= conjonction) »2. Rencontre (conjonction) =
conjoncture (conjonction) = structure. Cette équation est à prendre comme un problème et non
pas comme une solution. Qu’est-ce que ça signifie qu’identifier trois termes que tout conduit à
penser comme différents ? En effet, si la structure impose aux éléments des limites de variation
telles qu’ils ne puissent se rencontrer que dans le sens de la reproduction de la structure,
comment ces mêmes éléments peuvent-ils se transformer jusqu’au point de se rencontrer en
produisant une nouvelle structure ?

2. La révolution comme rencontre d’hétérogènes

Nous venons de voir que la constitution d’une pensée du surgissement coïncide pour
Althusser avec la définition des formes d’une dialectique matérialiste. La première tentative de
construire une telle pensée – qu’Althusser définit, dans des termes qu’il remettra plus tard en
question, « une logique de l’expérience effective et de l’émergence réelle, qui mette (…) un
terme aux illusions de l’immanence idéologique ; une logique de l’irruption de l’histoire réelle
dans l’idéologie elle-même » (PM, 80) – se trouve, en ce qui concerne l’histoire des formations
sociales3, dans « Contradiction et surdétermination », paru en 1962 dans La Pensée.

Dans cet article Althusser ne s’appuie pas sur la question de l’accumulation primitive
et du surgissement du mode de production capitaliste pour rendre compte de cette logique de
l’émergence, de l’irruption de l’histoire. L’objet de sa réflexion est ici la Révolution d’octobre.

2
L. Althusser, « Notes de travail de 1966 », cité dans EI, 19-20.
3
Cette spécification est nécessaire dans la mesure où Althusser emploie cette même logique pour rendre
compte de la découverte scientifique de Marx, de sa coupure par rapport à l’idéologie, sur laquelle nous nous
ne concentrerons pas pour l’instant. Les réflexions sur l’émergence et l’irruption de l’histoire que l’on vient
de mentionner sont tirées en effet de « Sur le jeune Marx » (1961).

113
En lisant ces passages, nous devrons donc nous souvenir du fait que transition et révolution ne
se recoupent pas entièrement, la révolution étant une cristallisation possible de la transition,
celle-ci la précédant et la suivant. Althusser définit une « situation révolutionnaire » (dans sa
différence d’avec une situation où la révolution est seulement « à l’ordre du jour ») comme une
situation où « entrent en jeu, dans le même jeu, une prodigieuse accumulation de
“contradictions” dont certaines sont radicalement hétérogènes, et qui n’ont pas toutes la même
origine, ni le même sens, ni le même niveau et lieu d’application, et qui pourtant “se fondent”
en une unité de rupture » (PM, 99). Les éléments dont parlent les exposés du matérialisme de
la rencontre sont dans cet essai qualifiés de contradictions. Nous savons, grâce au texte de
Balibar, que les contradictions sont à comprendre comme des tendances qui contiennent le
principe de leur reproduction en tant que contradictions. Ces tendances/contradictions sont
elles-mêmes la cristallisation de rapports de force dans la lutte des classes. Althusser insiste ici
sur l’hétérogénéité de ces contradictions, ce qui signifie que leur rencontre n’est pas inscrite
dans la dynamique du mouvement historique telle qu’elle est gouvernée par la logique de la
reproduction du mode de production donné, en l’occurrence par une contradiction
« fondamentale » comme la contradiction « économique » entre Travail et Capital qui structure
le mode de production capitaliste4. Et pourtant, bien qu’en se situant dans des lieux, des
histoires et des temporalités hétérogènes, c’est-à-dire bien qu’en n’étant pas destinées à se
rencontrer, ces contradictions se conjoignent dans un même lieu, une même histoire et un
même temps, « dans le même jeu », en donnant lieu à une « unité de rupture ». De plus, les
effets de leur rencontre sont précisément le résultat de leur hétérogénéité. La pratique politique
de Lénine est le « jeu » où toutes ces contradictions parviennent à se rencontrer.
C’est dire que les « différences » qui constituent chacune des instances en jeu (…), si elles se
« fondent » dans une unité réelle, ne se « dissipent » pas comme un pur phénomène dans l’unité
intérieure d’une contradiction simple. L’unité qu’elles constituent dans cette « fusion » de la rupture
révolutionnaire, elles la constituent de leur essence et de leur efficace propres, à partir de ce qu’elles
sont, et selon les modalités spécifiques de leur action. En constituant cette unité, elles reconstituent et
accomplissent bien l’unité fondamentale qui les anime, mais ce faisant elles en indiquent aussi la
nature : que la « contradiction » est inséparable de la structure du corps social tout entier, dans lequel
elle s’exerce, inséparable de ses conditions formelles d’existence, et des instances même qu’elle
gouverne, qu’elle est donc elle-même, en son cœur, affectée par elles, déterminante mais aussi
déterminée dans un seul et même mouvement, et déterminée par les divers niveaux et les diverses

4
À ces contradictions il faut en outre ajouter toute sorte d’évènements et circonstances : Althusser « cite
Lénine pour réintroduire un élément d’incommensurabilité propre à toute situation révolutionnaire. Lénine
souligne qu’aux contradictions accumulées – qui prennent plutôt ici l’allure d’une addition que d’une
conjonction ou d’une rencontre mêlant des choses dissemblables – il faut ajouter “des évènements, d’autres
circonstances ‘exceptionnelles’, inintelligibles en dehors de cet ‘enchevêtrement’ des contradictions
intérieure et extérieure de la Russie” (PM, 95). Ici “enchevêtrement” reprend et qualifie plus précisément et
spécifiquement le sens de l’accumulation pour décrire comment un grand nombre de contradictions
s’ajoutent et fusionnent ensemble, sans pour autant perdre leur singularité, et produisent un effet par leur
proximité. Mais pour que l’effet soit une révolution, ou une rupture comme le dira Althusser, avec le système
existant, à la fois interne et externe à la Russie, il faut qu’en plus des contradictions entre forces opposées se
rencontrent “des événements et des circonstances exceptionnelles”, exactement ce que Lénine considérait
comme si rare, au point d’être miraculeux » (W. Montag, « Le Lénine d’Althusser », Période, 20 juillet 2015,
s.p.).

114
instances de la formation sociale qu’elle anime : nous pourrions la dire surdéterminée dans son
principe (PM, 101).

Pour déplier ce passage extrêmement dense, souvenons-nous des réflexions de « Concepts


fondamentaux », où Balibar affirme que la dynamique du mode de production capitaliste, régie
par la contradiction fondamentale entre appropriation réelle et rapports de propriété
s’effectuant dans la baisse tendancielle du taux de profit, ne peut pas produire par elle-même
une transformation historique, qu’il faut que d’autres instances et d’autres niveaux
interviennent, venant d’autres temps. Ce passage de Pour Marx va dans le même sens en
affirmant que la fusion entre contradictions (notons qu’ici « instances » et « niveaux »
coïncident avec ce que, dans le passage cité plus haut, Althusser appelle des
« contradictions »5) qui se produit dans un processus révolutionnaire est en décalage par
rapport à l’unité régie par la contradiction fondamentale (« l’unité fondamentale ») et produit
une nouvelle unité qui « agit » sur cette dernière de manière à l’accomplir en la reconstituant.
Cette reconstitution est le principe non pas de la reproduction de l’unité fondamentale, mais de
sa transformation. En même temps, le fait même que l’unité de rupture puisse être efficace sur
l’unité fondamentale signifie qu’il faut généraliser ce que l’on apprend par l’étude du
processus révolutionnaire en affirmant que l’unité régie par la contradiction fondamentale
n’est jamais efficace qu’en fonction de l’ensemble des contradictions de la structure sociale,
de ses « conditions formelles d’existence », c’est-à-dire que son efficace repose toujours sur
une articulation d’instances hétérogènes6.

Althusser introduit dans ce passage pour la première fois son concept de


surdétermination de manière à exclure immédiatement une première interprétation possible de
cette notion : la surdétermination n’est pas une forme de détermination qui opère exclusivement
dans les situations révolutionnaires, comme si la contingence de la rencontre entre instances
hétérogènes venait « suspendre » de l’extérieur le fonctionnement nécessaire – la reproduction
– de la structure qui, lui, obéirait à une détermination univoque de la part de la contradiction
fondamentale. Le fait que cette rencontre puisse être efficace sur l’unité de la structure montre
en effet que cette unité repose elle-même sur la conjonction entre instances et niveaux
hétérogènes, de telle sorte que la contradiction fondamentale est « surdéterminée dans son

5
Pour un éclaircissement de la terminologie d’Althusser, voir la fin du Chapitre II.2.4.
6
« Dire que la contradiction centrale du capitalisme doit être “activée” comme contradiction signifie qu’elle
n’existe pas avant ou en dehors de la conjonction de “courants” et “tendances” absolument différents,
incommensurables et hétérogènes, qui ne sont ni “éléments” stables ni forces, mais mouvements, tendances
et flux dont l’unité ou la fusion constitue l’unité de rupture qui est, in actu, comme la combinaison spécifique
inconnue à l’avance pouvant seule produire une fission historique. Le fait qu’Althusser reviendra
ultérieurement à ces thèmes sous la bannière du matérialisme aléatoire ne nous contraint pas à faire de ses
réflexions de 1962 une prolepse ou anticipation, comme si les derniers devaient être supérieurs aux premiers.
En défendant Lénine, (…) contre précisément le fait que les analyses de Lénine ne soient rien d’autre qu’une
liste ou un inventaire de différents facteurs sans qu’ils puissent s’inscrire dans une logique décrivant leur
fonction, Althusser prononce une phrase dont il n’était pas prêt à préciser pleinement le sens en 1963 et qu’il
évitera plus tard : Lénine est le théoricien de “la structure de la conjoncture” (PM, 181) » (W. Montag, « Le
Lénine d’Althusser », op. cit.).

115
principe ». Autrement dit, dans ce passage de Pour Marx, Althusser pose le principe de la
réduction de la séparation introduite par Balibar entre rencontre et reproduction : la
reproduction de la structure n’est que l’effet d’une rencontre qui se répète. La structure est
toujours « structure de rencontre », car la surdétermination n’est pas accidentelle mais
« structurale ». Althusser relève ainsi que la nécessité de la contingence pour la
transformation de la structure ne peut intervenir qu’en raison de contingence de la nécessité
qui gouverne la reproduction de la même structure : c’est en « activant » la contingence sur
laquelle cette structure repose que son unité peut être « reconstituée ». Ainsi la « situation
exceptionnelle » à la veille de la Révolution d’octobre est mise à profit pour dévoiler le fait que
l’exception est la règle même du devenir historique (cf. PM, 103).

Nous sommes ici au point où la théorie de la pratique politique en conjoncture


commence à se lier à la théorie de la topique. On se souviendra du texte cité au début de la
Partie I, où Althusser figurait la topique comme composée par des noyaux qui structurent leur
espace en nouant les fils qui le composent. Ici, les unités surdéterminées dont parle Althusser
sont précisément à comprendre comme de tels noyaux. C’est ce que révèle une lettre où
Althusser se réfère à « Contradiction et surdétermination » comme à l’« article sur le Temps
des Noyaux »7. Althusser relève toutefois d’emblée que les conclusions que l’on vient
d’atteindre ne sont au fond que le point de départ de la réflexion. En effet, on en est encore au
niveau d’une « description » de la contingence de la nécessité de la structure sociale et de la
nécessité de la contingence pour sa transformation. Il faut encore développer cette description
dans le sens d’une véritable théorie, c’est-à-dire montrer comment elle s’inscrit dans une
conception scientifique de la société et de l’histoire, laquelle devra justement prendre la forme
d’une topique : « si l’on ne montre pas le lien nécessaire qui unit la structure propre de la
contradiction chez Marx à sa conception de la société et de l’histoire, si on ne fonde pas cette
surdétermination dans les concepts mêmes de la théorie de l’histoire marxiste, cette catégorie
restera “en l’air” » (PM, 106). Cette remarque est très importante dans la mesure où elle
manifeste le souci d’Althusser d’éviter toute lecture banalement « pluraliste » du concept de
surdétermination, selon laquelle l’histoire serait le simple résultat d’un chaos originel composé
de rencontres hasardeuses. Ce qui signifie que la théorie de la révolution esquissée dans ce
texte ne peut être fondée que sur une théorie de la transition historique dont la conception
topique de la société constitue le cœur. Cette théorie de l’histoire et de la société – qui est ici
seulement ébauchée – doit renoncer radicalement au rapport essence-phénomène propre à la
conception hégélienne du rapport entre société civile et État, où ce dernier devient la « vérité »
de la première à travers l’œuvre secrète de la Ruse de la Raison. La théorie marxienne ne se
limite donc pas à « faire jouer la Ruse de la Raison à rebrousse-poil » (PM, 107), c’est-à-dire à
faire de la contradiction économique l’essence ou la vérité du mouvement de la structure

7
L. Althusser, « Lettre du 27 septembre 1962 », Lettres à Franca, op. cit., p. 219.

116
sociale dans son ensemble – ce qui, on l’a vu, enlèverait toute efficacité au rapport entre
instances, les réduisant à des épiphénomènes. Elle change non seulement les termes du rapport
(la société civile comme résultat de rapports entre individus définis par leurs besoins est
« remplacée » par le mode de production comme condition d’existence des comportements
individuels économiques), mais leur rapport même. La théorie marxienne n’annule en effet pas
l’efficacité d’une instance en la réduisant à celle d’une autre, mais pense le différentiel de leurs
efficacités en attribuant au mode de production une détermination seulement en dernière
instance qui autorise l’autonomie relative des autres instances. C’est précisément le fait que
l’histoire est le résultat du différentiel d’efficacité entre les éléments de la structure qui impose
de penser son devenir sous le concept de surdétermination. « Il me suffit ici d[e] retenir ce
qu’il faut bien appeler l’accumulation de déterminations efficaces (issues des superstructures et
des circonstances particulières, nationales et internationales) sur la détermination en dernière
instance par l’économique. C’est ici que peut s’éclairer, me semble-t-il, l’expression de
contradiction surdéterminée » (PM, 112). Ainsi la surdétermination est inscrite dans la
conception même de la structure sociale formulée par Marx ; ce n’est pas quelque chose qui la
frapperait, le temps d’un moment révolutionnaire, pour ainsi dire de l’extérieur. La
surdétermination est à la fois le principe de la reproduction et de la transformation de la
structure sociale.

Soulignons maintenant que dans cet article Althusser ne fait qu’ouvrir les voies : il
indique lui-même que la théorie de l’efficace spécifique des superstructures et des autres
circonstances reste à élaborer, ainsi que la théorie de la structure même des superstructures.
Remarquons également que dans ce texte le concept de mode de production est identifié – à
travers le passage par la notion de société civile – avec l’instance économique, et cette dernière
est par conséquent pensée comme déterminante en dernière instance. On verra plus loin dans
cette partie dans quelle mesure une telle identification risque d’effacer la nouveauté de la
conception althussérienne de la causalité structurale. Enfin, et c’est le point le plus important, il
reste encore à comprendre le rapport entre l’unité de la structure sociale telle qu’elle est
gouvernée par la contradiction fondamentale et l’unité de rupture produite par la rencontre
d’instances hétérogènes qui reconstitue l’unité de la structure en la transformant. En effet, si
l’unité de la structure donnée est elle-même le résultat de la rencontre de l’ensemble des
instances, si l’efficacité de la contradiction fondamentale est elle-même toujours affectée par
l’efficacité des autres contradictions, si, en d’autres termes, la surdétermination est toujours
opérante et que la reproduction de la structure donnée se soutient de sa contingence, comment
expliquer que dans certains cas cette contingence rompe le cadre de cette reproduction ? Et
encore, comment comprendre l’unité produite par la rencontre entre contradictions qui rompt le
mécanisme de reproduction de la structure donnée comme étant autre chose que la simple
dissolution de cette structure, c’est-à-dire comme étant elle-même une unité ? Tout le problème
se concentre donc dans le terme presque oxymorique d’unité de rupture, qui, loin de résoudre

117
ces questions, ne fait qu’en marquer l’importance. On retrouve ici l’ensemble de problèmes
relevant du rapport entre reproduction, transition et révolution qui hantent le parcours de
Balibar dans Lire Le Capital : d’un côté, la transition historique ne peut pas être pensée comme
l’engendrement d’une structure nouvelle à partir de la structure donnée, ce qui signifie qu’il
faut que cette structure soit « rompue » pour que les éléments qui la constituent puissent
produire de nouvelles rencontres ; d’un autre côté, cette rupture ne peut pas être l’effet d’une
quelque intervention eschatologique, dissolvant de l’extérieur la structure : elle doit être
produite par le « jeu » des instances de la structure elle-même. Or, ce jeu interdit précisément
l’avènement d’une telle rupture. Pour le dire autrement, le problème est que les éléments dont
la rencontre soutient la structure donnée sont les mêmes que ceux dont la rencontre rompt avec
cette structure. Ainsi, pour qu’un tel processus puisse être compris justement comme une
rupture, il faut que ces éléments soient en quelque sorte différents de ce qu’ils sont,
hétérogènes non pas seulement entre eux, mais par rapport à eux-mêmes.

3. Pensée de la pratique politique en conjoncture et théorie de l’histoire

C’est pour répondre à ces questions qu’Althusser reprend le discours un an plus tard
(1963) dans « Sur la dialectique matérialiste », article extrêmement complexe et stratifié, dont
nous retiendrons pour l’instant uniquement ce qui nous intéresse pour aborder la problématique
de la transition. Il est essentiel de remarquer que cette reprise semble comporter une forme de
déplacement. Fabio Frosini a relevé ce déplacement comme la remise en question du « primat
de la politique » qui caractérise « Contradiction et surdétermination » à la faveur d’une
« séparation de la politique et de l’histoire » qui « laisse intact l’espace pour un “matérialisme
historique” pensé comme science, alors que le sens de la lecture althussérienne de Lénine va
dans la direction opposée d’une annulation de cette différence, d’une reconnaissance que la
seule historiographie possible, c’est-à-dire la seule compréhension possible des contradictions,
est celle qui se fait au milieu d’elles, dans la politique comme actualité »8. Symptôme de ce
déplacement serait la « banalisation » de l’expérience léniniste, qui devient en 1963 un « cas
exemplaire » de la dialectique théorisée par Marx dans l’Einleitung de 1857. Dans
« Contradiction et surdétermination », la politique détiendrait donc un primat sur la théorie de
par la nécessité, pour penser l’histoire, d’en saisir l’émergence de manière immanente depuis
les lieux où la politique opère la fusion contingente des contradictions. Seulement ainsi
l’histoire est saisie dans l’absence de toute prédétermination, en tant qu’elle relève d’un
devenir contingent. Toute une restructuration des rapports entre théorie, idéologie et politique
est impliquée dans cette position : « cet entrelacement contradictoire (…) pourra être soustrait

8
F. Frosini, « Lenin e Althusser. Rileggendo “Contraddizione e surdeterminazione” », in M. Turchetto (éd.),
Rileggere Il Capitale. La lezione di Louis Althusser, Actes du colloque de Venise (9-10-11 novembre 2006),
Deuxième Partie, op. cit., p. 64, nous traduisons.

118
au jeu d’une dynamique structurale générique, valide dans tous les contextes, seulement si la
pratique politique sera pensée dans sa spécificité, à la fois par rapport à la théorie et par
rapport à l’idéologie, comme une pratique qui, située dans l’idéologie, constitue la vérité de
l’histoire »9. Entre 1962 et 1963 Althusser opèrerait donc le passage d’une théorie comme
pensée de la pratique politique en conjoncture à une théorie générale (voire générique) de la
dynamique structurale, dont le résultat serait l’oblitération de la contingence que seule une
politique en conjoncture peut réussir à saisir en « faisant » la vérité de l’histoire. C’est après ce
passage, pourrait-on dire, que la contribution de Balibar à Lire Le Capital devient possible10.

La lecture de Frosini est intéressante dans la mesure où elle relève le risque que la
pensée de la pratique politique en conjoncture telle qu’elle s’énonce dans « Contradiction et
surdétermination » soit noyée dans une conception de la théorie de l’histoire comme théorie
générale des structures. Toutefois, nous avons vu que cette tension est déjà présente dans
« Contradiction et surdétermination » lorsqu’Althusser affirme la nécessité d’ancrer la
surdétermination dans une théorie de la société et de l’histoire afin de ne pas renoncer à toute
possibilité d’explication des transformations historiques. Toute la question est de savoir dans
quelle mesure cette théorie n’est pas une théorie de la société et de l’histoire en général, qui
annulerait le principe de la surdétermination en en faisant la simple expression de surface d’un
mouvement prédéterminé ou en la réduisant aux seuls moments de rupture révolutionnaire.
C’est seulement au prix de cette tension qu’il est possible de ne pas réduire la théorie à l’étude
rétrospective du fait accompli de l’évènement révolutionnaire, lui-même réduit à une
contingence immaitrisable à laquelle la pratique politique ne pourrait qu’adapter à chaque fois

9
Ibid., p. 53. Seulement ainsi l’on peut produire « une théorie de l’histoire qui travaille avec une multiplicité
de temps qui peuvent en principe à tout moment, mais en réalité toujours sous une accumulation de
circonstances particulières, converger et fusionner, mais dont la convergence et fusion est contingente, c’est-
à-dire jamais donnée en avance, et est donc “nécessaire” seulement rétrospectivement, dans une
“reconstruction” dont devra faire partie à plein titre la politique, c’est-à-dire la disposition conflictuelle et le
déploiement politique des forces données, chacune immergée dans son “idéologie” » (ibid., p. 60).
10
Montag propose une lecture similaire de la transformation de la lecture althussérienne de Lénine à partir
d’une lettre adressée par Althusser à Franca Madonia en 1962 : « Je vérifie une nouvelle fois que Lénine,
incomparable clinicien politique, incomparable théoricien-pratique (…) est un faible théoricien dès qu’il
s’élève au-delà d’un certain degré d’abstraction. (…) Quand il fait de la théorie il pense faire de la théorie,
mais ne fait que définir et énoncer des concepts pratiques, c’est-à-dire des concepts tactiques de défense
immédiate, de combat rapproché, de “close-combat” comme on dit… alors que la vraie théorie suppose autre
chose que ces concepts tactiques, mais des perspectives proprement théoriques, et “stratégiques” » (L.
Althusser, « Lettre du 22 décembre 1962 », Lettres à Franca, op. cit., p. 306). « La première définition
althussérienne de la philosophie cherche à protéger la philosophie (et sa relation privilégiée aux sciences), de
la contamination par le politique – c’est-à-dire non seulement par les tentatives du PCF d’imposer une
philosophie officielle à ses adhérents, mais aussi par le combat constitutif du politique lui-même. Il apparait
maintenant que cette première définition est une première “distance prise” d’avec les positions de Lénine.
Pour libérer la philosophie des impératifs imposés par l’immédiateté des luttes – c’est-à-dire les perpétuels
ajustements tactiques dans une guerre qui reporte la théorie, même la théorie marxiste, à une époque de paix
qui n’arrivera jamais – Althusser doit l’amener à un niveau d’abstraction élevé bien au-delà du combat
rapproché que Lénine n’avait pas hésité à engager sur le terrain de la philosophie elle-même » (W. Montag,
« Le Lénine d’Althusser », op. cit.). Montag saisit bien l’importance du rapport entre tactique et stratégie
pour la conception althussérienne de la théorie. Nous reviendrons sur cette question dans le Chapitre VI.1.4.

119
sa tactique, mais de faire de la théorie une arme qui puisse fournir une prise stratégique sur la
conjoncture actuelle. C’est pourquoi nous considérons qu’il est important de saisir la continuité
qui relie les analyses de 1962 à celles de 1963.

L’essai de 1963 est avant tout à comprendre comme la tentative de la part d’Althusser
d’assoir ses positions de 1962 sur une base théorique plus rigoureuse afin de répondre aux
critiques qui, du sein même du PCF, lui avaient été adressées. Althusser mentionne la critique
de Gilbert Mury qui consiste dans l’accusation d’avoir « pluralisé » la dialectique par
l’introduction d’un « fossé infranchissable entre les déterminations qui viennent de
l’infrastructure et les déterminations qui viennent de la superstructure »11. « Résultat : que
reste-t-il alors de la nécessité historique, de son unité, du rôle déterminant de l’économie ? »
(PM, 163). La réponse qu’Althusser fournit à cette critique est loin d’aboutir à une
disqualification de la perspective léniniste.

Au contraire, Althusser commence en défendant le statut théorique des analyses


léninistes de la conjoncture en 1917 : elles constituent, certes, les analyses d’un dirigeant
politique « qui réfléchit son expérience pratique, dans le champ de son expérience même »
(PM, 179), mais son énumération des éléments qui fusionnent dans la situation révolutionnaire
ne peut pas être réduite à une forme d’« hyper-empirisme » à laquelle le politicien serait de
toute manière condamné de par les limitations de son point de vue sur l’histoire. En revanche,
cette énumération a le statut d’une analyse théorique véritable qui porte sur « la structure du
champ, de l’objet, ou (…) de la matière première spécifique de la pratique politique en général,
à travers un exemple précis : la pratique politique d’un dirigeant marxiste en 1917 » (PM, 180).
Althusser procède alors dans ce passage, dont l’importance a été rarement soulignée, à une
double opération.

Dans un premier moment, il distingue l’objet de la pratique politique de celui de


l’historien ou du théoricien de l’histoire :
[L]a pratique politique de Lénine n’a évidemment par pour objet l’Histoire universelle, ni même
l’Histoire générale de l’Impérialisme. (…) L’Impérialisme, Lénine le rencontre dans sa pratique

11
G. Mury, « Matérialisme et Hyperempirisme », La Pensée, n° 108, avril 1963, p. 49. Mury résume le
reproche principal adressé à Althusser depuis les rangs du PCF. À partir de la reprise althussérienne de Mao
Tse-Toung que l’on abordera à l’instant, Lucien Sève le critiquait en pointant également le risque de renoncer
à toute connaissance objective de l’histoire en tant qu’elle est ancrée dans le rôle de l’économie : « la
souplesse d’analyse qui au premier abord séduisait tant par contraste avec le lourd dogmatisme stalinien,
souplesse qui voulait que le principal devînt conjoncturellement secondaire et inversement, de même
l’antagonique non antagonique et réciproquement, cette souplesse reposait sur une confusion non dite, et
d’autant plus catastrophique, de l’essentiel avec le phénoménal, et en fin de compte avec le pragmatique. (…)
J’avais opposé trop sommairement essence objective des contradictions et façon subjective de les traiter en
fonction d’une conjoncture ; [Althusser] faisait valoir à juste titre que la conjoncture historique est elle-même
une réalité objective, et que donc il n’y a nul subjectivisme à juger que dans un contexte donné une
contradiction non antagonique se transforme en antagonique. À quoi je répondais qu’il ne fallait pas
confondre objectivité historique de la conjoncture et choix politique conjoncturel » (L. Sève, « Le rejet de la
dialectique », La Pensée, n° 382, avril-juin 2015, p. 26). Cf. aussi L. Sève, « Althusser et la dialectique », in
P. Raymond (éd.), Althusser philosophe, op. cit.

120
politique sous la modalité de l’existence actuelle : dans un présent concret. Le théoricien de l’histoire
ou l’historien le rencontrent sous une autre modalité, celle de l’inactualité et de l’abstraction. L’objet
propre de la pratique politique appartient donc bien à l’histoire dont parlent aussi le théoricien et
l’historien ; mais c’est un objet autre (PM, 180).

Cet objet est donc autre en tant que le politicien s’y rapporte sous une autre modalité. Il
s’ensuit que la connaissance que l’on peut construire de cet objet est différente de celle de
l’historien et du théoricien, ce qui la rend, dans son propre ordre, véritablement irremplaçable :
« Lénine analyse ce qui constitue les caractéristiques de [l]a structure [de l’actualité] : ces
articulations essentielles, ces maillons, ces nœuds stratégiques, dont dépendent la possibilité et
l’issue de toute pratique révolutionnaire (…). L’irremplaçable des textes de Lénine est là : dans
l’analyse de la structure d’une conjoncture, dans les déplacements et les condensations de ses
contradictions, dans leur unité paradoxale, qui sont l’existence même de ce “moment actuel”,
que l’action politique va transformer, au sens fort, d’un février en un octobre 17 » (PM, 181).

Dans un deuxième moment, Althusser insiste sur les dangers comportés par la
soustraction à ces analyses de toute valeur de connaissance théorique, ou par leur
« subsomption » dans les analyses d’un autre ordre produites par l’historien ou le théoricien de
l’histoire. Un premier danger est de soustraire à la pratique politique toute prise sur l’histoire
dans laquelle elle s’inscrit ou, pour le dire autrement, de dénier toute pensée à la pratique
politique – ce qui signifie qu’il n’y aurait tout simplement pas de pensée de la pratique
politique en conjoncture12.
[Q]uand on oppose ou propose à ces textes la leçon irréprochable d’une analyse théorique de longue
haleine où le « moment actuel » de Lénine n’est plus qu’un instant absorbé dans un processus qui a
commencé depuis longtemps, et qui va le dépasser dans son propre avenir devenu réel, – une de ces
analyses (…) par laquelle bien souvent, le malheureux Lénine qui se débat dans ses problèmes et ses
analyses de pratique révolutionnaire, est littéralement rattrapé, balayé, emporté par l’avalanche de la
démonstration historique, on en reste interdit… (…) Comme si l’on pouvait ainsi d’un mot,
magiquement, dissiper la réalité d’une pratique irremplaçable, celle des révolutionnaires, leur vie,
leurs souffrances, leurs sacrifices, leurs efforts, bref leur histoire concrète, par l’usage qu’on fait d’une
autre pratique, fondée sur la première, celle d’un historien, – c’est-à-dire d’un homme de science qui
réfléchit nécessairement sur le fait accompli de la nécessité ; comme si on pouvait confondre la
pratique théorique d’un historien classique, qui analyse le passé, avec la pratique d’un dirigeant
révolutionnaire qui réfléchit dans le présent sur le présent, sur la nécessité à accomplir, sur les moyens
de la produire, sur les points d’application stratégiques de ces moyens, bref sur sa propre action, car il
agit, lui, sur l’histoire concrète (PM, 181-182) !

Cette longue citation, qui annonce des développements qu’Althusser prépare en parallèle à
partir de Machiavel, devrait pour le moins nous convaincre de l’absurdité de l’idée selon
laquelle Althusser n’aurait pas voulu penser la pratique politique ou aurait même soustrait
toute pensée à la pratique politique, l’étouffant dans le mouvement inéluctable des structures
sociales et du devenir historique. Il essaie en effet de faire tout le contraire : relever le

12
Au contraire, comme le dit parfaitement Goshgarian, « l’une des leçons philosophiques de la pratique
léniniste de la conjoncture politique était que la conjoncture politique pense » (G. M. Goshgarian, « The Very
Essence of the Object, the Soul of Marxism and Other Singular Things : Spinoza in Althusser 1959-67 », in
K. Diefenbach et alii, Encountering Althusser, op. cit., p. 101, nous traduisons).

121
caractère proprement théorique de la pensée de la pratique politique en conjoncture comme le
principe même de sa possibilité d’avoir une prise stratégique sur l’histoire.

Mais un deuxième danger hante la réduction de la pensée de la pratique politique en


conjoncture à une pratique théorique (celle de l’historien ou du théoricien de l’histoire) dont
l’objet est autre, danger qui touche cette fois-ci cette deuxième pratique, produisant une
méconnaissance de son objet. Cet objet risque en effet d’être compris ou bien comme le
déploiement d’une nécessité ne reposant pas sur la contingence, mais subsumant la
contingence dans un mouvement prédéterminé : il s’agit de « la thèse spéculative (hégélienne,
mais héritée par Hegel d’une idéologie plus ancienne puisqu’elle règne déjà dans cette forme
chez Bossuet), qui considère le concret d’une situation politique comme la “contingence” où se
“réalise la nécessité” » (PM, 180) ; ou bien comme la simple suite, pour le coup véritablement
empiriste, d’évènements exclusivement reliées par leur contingence – thèse dont la possible
récupération par la perspective « spéculative » est donnée dans sa structure même.

Remarquons par ailleurs que dans ces passages un déplacement symptomatique s’opère
dans les distinctions entre types de théories : d’abord, Althusser distingue la pratique de
l’historien et du théoricien de l’histoire de celle de Lénine, l’histoire étant abordée par les
premiers sous le mode de l’inactualité et par le deuxième sous le mode de l’actualité. Dans un
deuxième moment toutefois, Althusser en vient à opposer l’historien « classique » à Lénine, le
premier réfléchissant sur « le fait accompli de la nécessité », le deuxième sur « la nécessité à
accomplir ». Pourquoi le théoricien de l’histoire disparait ici du discours d’Althusser ? On
pourrait suggérer que si son objet – la structure dans son existence « inactuelle » – diffère de
celui du dirigeant politique – la structure dans son existence actuelle, ou la structure de la
conjoncture –, le théoricien de l’histoire ne se limite pas non plus, comme le fait l’historien, à
réfléchir après-coup sur le fait accompli ; son travail a quelque chose à voir avec la nécessité à
accomplir et l’accomplissement du fait. C’est que sa pratique théorique est elle-même liée à la
pratique politique en conjoncture et lui apporte quelque chose d’essentiel de par la modalité
spécifique de la constitution de son objet, à savoir celle de l’inactualité. Nous reviendrons sur
ces remarques13, mais nous pouvons déjà souligner que le rapport spécifique entre cette
pratique théorique et la pratique politique est désigné par l’affirmation de la nécessité de
penser l’ancrage des réflexions sur la surdétermination des contradictions – principe d’une
pensée de la pratique politique en conjoncture –, dans la théorie marxiste de l’histoire et de la
société, ce qui est précisément une manière de refuser de réduire la première à une simple
analyse empirique et la deuxième à la théorisation de l’enchainement nécessaire des structures.
Soulignons que ces réflexions sur Lénine esquissent déjà la nécessité de comprendre la pensée
de la pratique politique en conjoncture dans son double sens, à partir de la tension qui l’habite :
elle est une pensée qui pense la pratique politique en conjoncture et qui est pensée par la

13
Cf. Chapitre II.3.5.

122
pratique politique en conjoncture. Ce double sens annonce la nécessité de passer d’une étude
du contenu de cette pensée à ce qui lui arrive en tant qu’elle prend une forme politique.

4. Contingence de la structure et limitation structurelle de la contingence

Si « Contradiction et surdétermination » affirmait la nécessité de la rencontre


contingente entre contradictions hétérogènes pour le surgissement d’une unité de rupture qui
reconstitue en la déplaçant l’unité donnée gouvernée par la contradiction fondamentale, « Sur
la dialectique matérialiste », dans une tentative de préciser ces mêmes termes, prend pour point
de départ l’unité donnée elle-même, en faisant en quelque sorte le parcours à l’inverse, afin de
comprendre comment cette unité peut faire l’objet d’une transformation. Si dans le premier
texte le guide d’Althusser est Lénine, dans le deuxième c’est l’essai de Mao Tse-Toung « À
propos de la contradiction », qui constitue la base d’une pensée des formes de lutte ancrée dans
la complexité de la structure sociale. En distinguant entre contradiction principale et
contradiction secondaire, et entre aspect principal et aspect secondaire de la contradiction, Mao
nous force à renoncer à l’idée selon laquelle la contradiction serait le produit du dédoublement
interne d’une unité simple originelle (« un se divise en deux… »), dans laquelle serait alors
inscrit le principe de la réconciliation des contraires, pour la remplacer avec l’idée selon
laquelle la contradiction est toujours « inégale », le « donné » est toujours « complexe », la
« simplicité » étant elle-même le résultat éventuel d’un processus complexe. « À la place du
mythe idéologique d’une philosophie de l’origine et de ses concepts organiques, le marxisme
établit en principe la reconnaissance du donné de la structure complexe de tout “objet” concret,
qui commande et le développement de l’objet, et le développement de la pratique théorique qui
produit sa connaissance. Nous n’avons plus d’essence originaire, mais un toujours-déjà-donné,
aussi loin que la connaissance remonte dans son passé » (PM, 204). L’idée de la complexité
renvoie donc à l’hétérogénéité des contradictions, irréductibles à une simplicité principielle. En
même temps, pour que ce complexe d’hétérogènes soit un tout, pour qu’il possède une forme
d’unité, il faut que ses contradictions s’articulent entre elles, d’où l’idée que ce tout est
toujours déjà structuré.

L’objet de l’essai d’Althusser est de rendre compte de cette structuration sans pour
autant réduire la complexité à une nouvelle forme d’unité simple. C’est à ce propos qu’il
introduit le concept de structure à dominante. L’idée que parmi les contradictions hétérogènes
qui constituent le tout il y en a une qui domine les autres permet en effet à la fois de saisir le
mode d’unité propre au tout – la consistance de l’ensemble des contradictions étant due à une
distribution de l’efficace telle que l’une d’entre elles en ressort dominante –, et de sauvegarder
sa complexité – car la contradiction dominante n’est pas l’essence des autres contradictions, à
laquelle elles pourraient en droit être réduites, mais est seulement marquée par un degré
supérieur d’efficace, lequel est déterminé par son rapport aux autres contradictions. « Affirmer

123
que l’unité n’est pas, ne peut être l’unité de l’essence simple, originaire et universelle, ce n’est
donc pas, comme le croient ceux qui rêvent au “monisme”, (…) sacrifier l’unité sur l’autel du
“pluralisme”, – c’est affirmer tout autre chose : que l’unité dont parle le marxisme est l’unité
de la complexité même, que le mode d’organisation et d’articulation de la complexité constitue
précisément son unité » (PM, 208). Par ailleurs, contrairement à ce que l’on pourrait croire,
c’est justement une conception « moniste » du tout – que l’on appellera alors « totalité » – qui
empêche de penser la domination d’une contradiction sur les autres : le principe de ce type
d’unité étant en effet transcendant par rapport à la totalité qu’il unifie, il ne peut être identifié
avec aucun de ses éléments, ce qui signifie qu’il est en même temps également présent dans
tous ses éléments et nulle part. On a ici affaire à une unité de type spirituel, instituant des
rapports entre les éléments de la totalité de type expressif – tous les éléments exprimant le
même principe spirituel14. Autrement dit, on a affaire à une totalité close : close par la présence
dans tout élément du principe spirituel transcendant. À l’inverse, le type d’unité matérielle
rendu pensable par l’idée de complexité permet de théoriser les rapports entre les éléments du
tout comme des rapports d’efficacité et d’identifier au sein même du tout une contradiction
dominante. Ici, l’unité est le résultat immanent de la structuration du tout ; elle ne la précède
pas, ne la transcende pas15.

Ces différences ont des conséquences cruciales pour la politique : si tous les éléments
de la totalité expriment au même degré le principe de l’unité du tout, il devient impossible de
savoir où il faut intervenir pour transformer ce tout ou, parallèlement, il devient possible de
croire que l’on peut intervenir n’importe où de manière également efficace. La totalité
hégélienne – qu’Althusser vise ici en parlant d’unité spirituelle – « est donc dépourvue de cette
structure à dominante, qui est la condition absolue permettant à une complexité réelle d’être
unité, et d’être réellement l’objet d’une pratique, se proposant de transformer cette structure :
la pratique politique. Ce n’est pas un hasard si la théorie hégélienne de la totalité sociale n’a
jamais fondé une politique, s’il n’existe et ne peut exister de politique hégélienne » (PM,
210)16. Althusser reprendra cette idée dans les termes de l’opposition entre sphère – figure qui

14
« La totalité de la société hégélienne est ainsi faite, que son principe lui est à la fois immanent et
transcendant, mais qu’il ne coïncide jamais comme tel avec aucune réalité déterminée de la société elle-
même. C’est pourquoi la totalité hégélienne peut être dite affectée d’une unité de type “spirituel”, où chaque
élément est pars totalis, et où les sphères visibles ne sont que le déploiement aliéné et restauré dudit principe
interne » (PM, 210n).
15
Comme l’explique Callinicos, « la distinctivité [des déterminations] est la précondition de toute unité »
(A. Callinicos, Althusser’s Marxism, op. cit., p. 45, nous traduisons).
16
La distinction entre le tout althussérien et la totalité hégélienne est expliquée par Balibar dans ses Cinq
études du matérialisme historique : « la dialectique marxiste ne se définit pas par la totalité, mais par la
contradiction, et même par une contradiction qui, dans son principe, n’est absolument pas totalisable
(puisqu’elle est irréductible à l’unité simple). Et cela non pas par un défaut de totalisation (…), mais au
contraire parce qu’elle comporte toujours déjà un “excès” de détermination (qu’Althusser appelle
surdétermination). La contradiction de la dialectique matérialiste est, si l’on peut dire, plus qu’une totalité
(…). La totalité n’est pas le concept du tout réel, elle n’en est que l’image » (É. Balibar, Cinq études, op. cit.,
p. 133n). Nous nous limitons pour l’instant à reproduire la critique althussérienne de Hegel. La question du
rapport d’Althusser à Hegel est en réalité très délicate ; nous en traiterons d’un point de vue critique dans le

124
correspond à la conception hégélienne de la totalité (cf. PM, 101, 210) – et topique – figure qui
correspond à la conception marxiste du tout –17, et en explicitant pourquoi une conception
matérialiste du tout permet une prise politique sur la conjoncture : « Je l’ai dit en passant : on
n’a jamais vu au monde de politique qui s’inspire de Hegel. Car où est la prise sur le cercle
quand on est pris dans le cercle ? » (P, 146) Au contraire, la conception marxiste du tout
renvoie à qui l’interroge l’indication de sa place dans le procès historique : voici le lieu que tu
occupes, et voici jusqu’où tu dois te déplacer pour changer les choses. Archimède ne voulait qu’un
point fixe pour soulever le monde. La topique marxiste désigne le lieu où se battre parce qu’on s’y
bat, pour transformer le monde. Mais ce lieu n’est pas un point et il n’est pas fixe (…). Par [la
topique] la détermination théorique peut se convertir en décision pratique, parce qu’elle dispose les
choses pour que les travailleurs à qui Marx s’adressait, s’en saisissent. Le concept qui est prise
(Begriff) devient chez Marx le dispositif théorico-pratique, le moyen d’une prise sur le monde (P, 146-
147).

C’est donc la structuration du tout qui produit son unité en distribuant l’efficacité entre
ses éléments ; c’est pourquoi c’est un élément interne au tout qui constitue le principe de cette
unité. Une première conséquence découle de cette proposition : la hiérarchie des instances
n’est jamais donnée une fois pour toutes ; l’instance dominante peut varier suivant
l’articulation du tout. « [S]i la structure à dominante reste constante, l’emploi des rôles y
change » (PM, 217). Mais de l’existence d’une contradiction dominante – aussi variable soit-
elle – dans le tout il ne faut pas tirer la conséquence qu’il suffirait d’intervenir sur elle pour
transformer la structure du tout. Ce serait revenir une nouvelle fois à l’idée d’une contradiction
simple, déterminant l’ensemble du tout. Or, si la domination est le résultat de la structuration
du tout, alors
[c]haque contradiction, chaque articulation essentielle de la structure, et le rapport général des
articulations dans la structure à dominante, constituent autant de conditions d’existence du tout
complexe lui-même. (…) [C]ette proposition implique que les contradictions « secondaires » ne sont
pas le pur phénomène de la contradiction « principale », que la principale n’est pas l’essence dont le
secondaires seraient autant de phénomènes, en seraient si bien les phénomènes que pratiquement la
contradiction principale pourrait exister sans les secondaires, ou sans telle ou telle d’entre elles, ou
pourrait exister avant elles, ou après. Elle implique au contraire que les contradictions secondaires
sont essentielles à l’existence même de la contradiction principale, qu’elles en constituent réellement
la condition d’existence, tout comme la contradiction principale constitue leur condition d’existence
(PM, 210-211).

Chapitre II.3.1 lorsque nous reviendrons sur la conception hégélienne de la totalité à partir de sa conception
du temps historique.
17
« [N]ulle part on ne voit Hegel penser dans la figure d’une Topique. Ce n’est pas que Hegel ne propose des
distinctions topiques : puisque, pour ne retenir que cet exemple, il parle bien du droit abstrait, du droit
subjectif (la moralité), et du droit objectif (la famille, la société civile, l’État), et en parle comme autant de
sphères. Mais Hegel ne parle jamais de sphères que pour les dire “sphères de sphères”, de cercles que pour
les dire “cercles de cercles” : il n’avance des distinctions topiques que pour les suspendre, les raturer et les
dépasser (Aufhebung), puisque “leur vérité” est toujours, pour chacune hors d’elle, au-delà d’elle. (…) [C]’est
une dialectique qui produit ses propres “sphères” d’existence, c’est, pour le dire brutalement, une dialectique
qui produit sa propre matière. (…) [L]a position de la Topique marxiste interdit à la dialectique le délire
idéaliste de produire sa propre matière : elle lui impose au contraire la reconnaissance forcée des conditions
matérielles de son efficace. Ces conditions tiennent à la définition des lieux (des “sphères”), à leurs limites, et
à leur mode de détermination dans la “totalité” d’une formation sociale » (EA, pp. 78-81).

125
On retrouve ici la théorie de la surdétermination qu’Althusser emploie pour hisser ce que
Lénine appelait les « circonstances » à des véritables conditions d’existence du tout lui-même,
c’est-à-dire pour en faire les conditions de l’efficacité de la contradiction dominante elle-
même. Celles qu’aux yeux d’Hegel ne sont que des contingences au sein desquelles la
nécessité du mouvement de l’unité simple creuserait sa voie, deviennent pour Althusser
constitutives de la nécessité du tout telle qu’elle est imposée par le différentiel d’efficacité
entre contradictions. C’est pourquoi c’est sur ces contingences, sur leur structuration, qu’il
s’agit d’intervenir pour transformer l’unité du tout, c’est-à-dire pour transformer l’instance
dominante. La contingence assume ainsi le rôle de véritable transcendantal : les conditions
existantes sont les conditions d’existence du tout ; la situation « de droit » (la nécessité qui
gouverne le tout) dépend d’une situation de fait. La pratique politique de Lénine et des
révolutionnaires, mais aussi la pratique théorique de Marx, visent ainsi à intervenir sur cette
contingence afin de transformer les mécanismes nécessaires qui règlent le mouvement du tout ;
elles interviennent sur la contingence sur laquelle la nécessité repose pour que, par le
fonctionnement ainsi « décalé » de cette nécessité, une nouvelle nécessité s’impose. Elles
interviennent donc, comme le dit Althusser, pour « élaborer une théorie “évidente”, faire la
révolution “inévitable”, réaliser dans leur “contingence” (!) personnelle la Nécessité de
l’Histoire, qu’elle soit théorique ou politique, où, bientôt, le futur vivra tout naturellement son
“présent” » (PM, 216). Ce qui revient à dire que ces pratiques visent la nécessité à accomplir et
non pas le fait accompli.

En même temps, il faut tout autant insister sur le fait que le tout qui résulte de cette
structuration possède bien sa nécessité, ce qui s’exprime dans l’idée que la contradiction
dominante est, elle aussi, condition d’existence des autres contradictions. Autrement, le tout
n’aurait tout simplement pas d’unité, il ne serait pas structuré. Cela implique que l’efficacité
des contradictions ne peut pas être modifiée n’importe comment, que la contingence de la
structuration du tout se retourne sur elle-même sous la forme de la nécessité : le résultat de la
structuration du tout, son unité sous l’égide d’une contradiction dominante, pose des limites à
sa variation. Il est essentiel de bien saisir toutes les conséquences de cette idée : le principe de
la surdétermination est à la fois ce qui inscrit la contingence dans le tout (car son unité est le
résultat de l’articulation contingente de l’ensemble de ses contradictions) et ce qui retient cette
contingence dans les limites du tout (car la structuration du tout selon une dominante se
réfléchit sur l’ensemble de ses contradictions de manière à leur imposer sa nécessité) :
[L]e conditionnement d’existence des « contradictions » les unes par les autres, n’annule pas la
structure à dominante qui règne sur les contradictions et entre elles (en l’espèce la détermination en
dernière instance par l’économie). Ce conditionnement n’aboutit pas, dans son apparente circularité, à
la destruction de la structure de domination qui constitue la complexité du tout et son unité. Bien au
contraire, il est, à l’intérieur même de la réalité des conditions d’existence de chaque contradiction, la
manifestation de cette structure à dominante qui fait l’unité du tout. Cette réflexion des conditions
d’existence de la contradiction à l’intérieur d’elle-même [1], cette réflexion de la structure articulée à
dominante qui constitue l’unité du tout complexe à l’intérieur de chaque contradiction [2], voilà le

126
trait le plus profond de la dialectique marxiste, celui que j’ai tenté de saisir naguère sous le concept de
« surdétermination » (PM, 211-212).

Ces idées peuvent être résumées dans les termes de « la grande loi » du développement inégal
des contradictions. Le développement inégal, qu’Althusser fonde sur ce qu’il appelle – c’est le
sous-titre de « Sur la dialectique matérialiste » – « l’inégalité des origines », c’est-à-dire
l’hétérogénéité des contradictions, est le principe d’une variation de l’efficacité des
contradictions au sein du tout. En même temps, cette variation est régie par l’inégalité elle-
même, en tant qu’elle résulte dans le différentiel d’efficacité qui rend dominante une
contradiction plutôt que les autres. On trouve ici une première formulation de l’idée du
« devenir-nécessaire [2] de la rencontre des contingents [1] », c’est-à-dire du rapport complexe
d’intrication – qui prend ici la forme d’une quasi-identité – entre contingence [1] et nécessité
[2]. Autrement dit, on comprend ici le sens de l’équation rencontre = conjoncture = structure,
qu’Althusser posera en 1966, ou encore la raison pour laquelle il y a de la pensée chez Lénine,
et non pas une simple énumération de circonstances. C’est que la conjoncture est le nom du
retour sur elle-même d’une rencontre sous la forme de la structure à laquelle elle donne lieu,
ou, pour le dire en bref, la conjoncture est une contingence limitée, la nécessité comme
modalité de la contingence18.

Ainsi, l’efficacité de toute contradiction est toujours surdéterminée par la place qu’elle
occupe au sein de la structure à dominante d’un tout conjoncturel. En même temps, la
surdétermination elle-même permet de penser les conditions de la transformation de la
structure du tout. Le tout donné est ainsi saisi comme un champ qui n’est ni immuable ni
transformable n’importe comment, mais modulable. La pratique politique devra donc
s’efforcer, dans les limites imposées par le tout, d’activer la contingence sur laquelle la
nécessité du tout repose : faire rencontrer ses contradictions, jusqu’à produire une telle
condensation autour de la contradiction dominante que le tout lui-même « explose ». « Cette
contradiction principale produite par déplacement ne devient “décisive”, explosive, que par

18
Ainsi, nous croyons qu’il faut remettre en question l’alternative tranchée proposée par Balibar : « Soit le
finalisme, le déterminisme du “sens de l’histoire” est critiqué au nom de la singularité des conjonctures, au
nom de l’analyse concrète des situations concrètes : c’est le côté léniniste, et plus encore, machiavélien, des
analyses d’Althusser (qui domine dans Contradiction et surdétermination). Soit la critique vise avant tout
l’idée de “totalité”, simple et expressive (…), au nom de la complexité de la structure, de son développement
inégal et de ses variations : c’est le côté proprement structuraliste, investi dans l’analyse des modes de
production (que tente de formaliser Sur la dialectique matérialiste). Il y aura donc des althussériens de la
Conjoncture et des althussériens de la Structure » (É. Balibar, « L’objet d’Althusser », in S. Lazarus,
Politique et philosophie dans l’œuvre de Louis Althusser, op. cit., p. 94). Bien que le travail d’Althusser ait
probablement été « vécu » de cette manière par ses proches, il faut plutôt considérer, comme Balibar
l’affirme ailleurs, que l’idée de surdétermination « destitue immédiatement l’opposition traditionnelle de
“structure” et “conjoncture” ; pour mieux dire, elle suggère que ces deux termes sont réciproques. Il n’est
plus question de voir la conjoncture comme un court moment dans la vie de la structure ou une transition
entre des phases successives de la structure, parce que la réalité de la structure n’est rien d’autre que la
succession imprévisible de conjonctures ; inversement, la conjoncture est simplement déterminée comme une
certaine disposition de la structure » (É. Balibar, « Structural Causality, Overdetermination, and
Antagonism », op. cit., p. 115).

127
condensation, par “fusion”. Seulement ainsi elle en vient à occuper “une position nodale
stratégique qu’il faut attaquer pour “démembrer l’unité” existante » (PM, 217). Par exemple, la
lutte politique habituellement limitée à l’État peut rencontrer la contradiction principale du
mode de production capitaliste, qui oppose la socialisation des forces productives à la propriété
privée des moyens de production – cette dernière formant les forces productives en les clivant
entre relations de coopération et relations d’exploitation, ou entre socialisation de la force de
travail et socialisation du procès de travail19. Par cette rencontre, l’aspect secondaire de la
contradiction principale – les formes de coopération – peut prendre le dessus sur son aspect
principal – la propriété privée des moyens de production et ses effets sur les forces
productives. Ce qui, en retour, transforme la structure à dominante, en faisant d’une
contradiction politique elle-même transformée – car la politique se situe désormais au niveau
du travail – la contradiction principale.
Dire que la contradiction est motrice, c’est donc, en théorie marxiste, dire qu’elle implique une lutte
réelle, des affrontements réels situés en des lieux précis de la structure du tout complexe ; c’est donc
dire que le lieu de l’affrontement peut varier selon le rapport actuel des contradictions dans la
structure à dominante ; c’est dire que la condensation de la lutte en un lieu stratégique est inséparable
du déplacement de la dominante entre les contradictions ; que ces phénomènes organiques de
déplacement et de condensation sont l’existence même de “l’identité des contraires”, jusqu’à ce qu’ils
produisent la forme globalement visible de la mutation ou du bond qualitatif qui sanctionne le moment
révolutionnaire de la refonte du tout (PM, 222).

Nous voyons toutefois ici se reposer un problème similaire à celui rencontré par
Balibar dans « Concepts fondamentaux », qui se concentre dans la notion de limite : la
surdétermination du tout rend possible un « jeu » de condensations de ses éléments sur lequel
doit s’appuyer toute tentative de transformer le tout ; en même temps, ce « jeu » est réglé par
les rapports de domination entre les éléments du tout produits par la surdétermination elle-
même. Le « jeu » est donc limité, ce qui implique que pour en transformer les limites il faut en
quelque sorte s’en excepter, ce qui est en même temps impossible en raison de la limitation
elle-même20. D’un côté, le déplacement de la dominante est la forme même du passage
historique, la « base de la “périodisation” de l’histoire » (PM, 217). En même temps, cette
transformation (le déplacement) semble en quelque sorte devoir se produire avant la rupture

19
Sur cette distinction, cf. Robelin : « la création de cette armée du travail [par le capital] est le contraire de
la socialisation de la force de travail : le propre du capital est de séparer la socialisation du procès de travail
de celle de la force de travail, traversée de contradictions qui la divisent. Marx montre en effet que le
travailleur collectif n’est pas vraiment socialisé dans la mesure où il n’est qu’adjoint au moyen de production
automatique. (…) La socialisation ne peut consister en une simple reconnaissance du caractère social des
forces productives. Car le capital socialise bien le [procès] de travail et les moyens de production, mais il les
socialise comme forces du capital, qu’il oppose à la force de travail en la divisant grâce à eux » (J. Robelin,
Marxisme et socialisation, op. cit., pp. 219-220).
20
La force de cette limitation est soulignée par Establet, bien que dans des termes quelque peu différents, qui
tendent à effacer la contingence sur laquelle cette limitation repose : « Si les lois déterminantes peuvent être
déterminées par les lois qu’elles déterminent, c’est que les rapports qu’elles établissent ont des limites de
validité définies, et qu’ils définissent les limites à l’intérieur desquelles ils peuvent être déterminés. Les
modifications des lois déterminantes par les lois déterminées, si importantes qu’elles puissent être lorsqu’on
construit un modèle concret, s’opèrent toutes à l’intérieur de ces limites » (LC, 595).

128
elle-même, parce que, si elle ne se produit pas, l’instance dominante du tout donné empêche
précisément la condensation qui peut rompre les limites de variation imposées par le tout21. Ce
problème s’exprime dans le passage suivant où Althusser pose une question sous une forme
rhétorique, une question qui doit toutefois à nos yeux être prise tout à fait au sérieux :
« Comment pourrait-on, théoriquement, soutenir la validité de cette proposition marxiste
fondamentale : “la lutte des classes est le moteur de l’histoire” ; c’est-à-dire soutenir
théoriquement que c’est par la lutte politique qu’il est possible de “démembrer l’unité
existante” quand nous savons pertinemment que ce n’est pas la politique mais l’économie qui
est déterminante en dernière instance ? » (PM, 221). La réponse « évidente » à cette question
est que la contradiction dominante peut varier, la politique devenant ainsi l’instance dominante
en assumant une position qui lui permet de transformer l’économie. Or, cette réponse n’est
toutefois nullement évidente. En effet, la spécificité du mode de production capitaliste est
précisément que le tout qui résulte de la rencontre des ses éléments constitutifs se réfléchit
dans ses éléments de manière à faire de l’économie l’instance dominante, qui règle – et donc
limite – les variations des autres instances, y compris de la politique. Cette limitation empêche
que ces instances « interviennent » en son sein en en remettant en question la domination22.
Pour le dire de manière plus ramassée, le problème est que si Althusser parvient dans Pour
Marx à thématiser la contingence de la nécessité de la structure et donc la nécessité de
mobiliser cette contingence pour affecter cette nécessité, la contingence « mobilisable » est
telle qu’elle est déterminée à ne pas varier au-delà des limites imposées par la reproduction de
la structure23. On voit qu’ici se pose à de nouveaux frais le problème du rapport entre la
révolution – qui fait l’objet de l’intérêt d’Althusser dans « Contradiction et surdétermination »
sous le nom d’unité de rupture – et la transition, cette dernière devant en quelque sorte avoir
déjà commencé pour que la révolution, qui devrait l’opérer, soit possible.

21
Ainsi, Althusser affirme que le déplacement de la dominante correspond aux phases de « non-
antagonisme », c’est-à-dire de stabilité de la structure, la condensation aux phases d’« antagonisme », et
« l’explosion révolutionnaire » à une condensation accompagnée par un déplacement, mais qui logiquement
ne peut pas correspondre au déplacement propre à la stabilité de la structure (PM, 222).
22
Dans notre Chapitre II.1.2, nous avons montré, à la suite de Balibar, pourquoi dans le mode de production
capitaliste l’économie est l’instance dominante.
23
Dans un article où le décalage entre la position de Balibar et celle d’Althusser à cette époque est bien
identifié, Goshgarian n’attribue toutefois pas suffisamment d’importance à l’idée de limitation de la
contingence, laquelle permet en quelque sorte de voir jusqu’à quel point les « erreurs » de Balibar touchent
un problème réel de l’entreprise althussérienne. « La stase dynamique est possible, explique Pour Marx,
parce que le tout à dominante est un “invariant structurel” dont l’invariance existe dans le “jeu” des
contradictions qui le constituent. Les contradictions qui constituent les limites de la structure invariante (sa
nécessité) constituent donc aussi ses variations internes (sa contingence). Or, grâce au jeu, ces variations
conjoncturelles de l’invariant structurel peuvent se combiner et fusionner pour produire une “restructuration
globale du tout”. La structure invariante peut, en un mot, varier jusqu’au point de devenir une autre. Dans la
mesure où toutes ces variations sont exceptionnelles, aucune ne l’est, y compris la “rencontre
‘exceptionnelle’” dont les lois particulières suscitent les lois générales de la structure suivante »
(G. M. Goshgarian, « The Very Essence of the Object », op. cit., pp. 95-96). Tout ceci est parfaitement juste,
mais la question demeure de savoir comment cette rencontre peut dépasser les limites conjoncturelles de
l’invariance de la structure si ses éléments sont façonnés par leur présence dans la structure.

129
Il faut par ailleurs relier ce problème à une autre ambigüité du texte d’Althusser. D’un
côté, la théorie de la surdétermination affirme clairement la détermination de la contradiction
dominante par la structuration même de l’ensemble des contradictions du tout. D’un autre côté,
Althusser introduit à plusieurs reprises, mais sans la questionner directement, l’idée que
l’économie est « déterminante en dernière instance », déterminant, à travers la médiation de
l’ensemble des instances, l’instance qui occupe la place de la dominante. « [L]’économisme
identifie d’avance et à jamais la contradiction-déterminante-en-dernière-instance avec le rôle
de contradiction-dominante, (…) alors que la détermination en dernière instance par
l’économie s’exerce justement, dans l’histoire réelle, dans les permutations de premier rôle
entre l’économie, la politique, et la théorie, etc. » (PM, 219). Est-ce que cette distinction
permet d’échapper véritablement à l’économisme ? N’est-elle pas une sorte de solution de
compromis permettant de ne pas tirer toutes les conséquences du concept de surdétermination
– notamment qu’il n’y a pas de dernière instance, mais seulement une instance dominante
variable24 – pour ne pas prêter le flanc à la critique de Mury dont Althusser était parti ?
Comme s’il fallait renforcer la nécessité pour rattraper la contingence qu’Althusser vient d’y
injecter. Or, il semble qu’une telle distribution des rôles soit incompatible avec la catégorie de
surdétermination : si l’économie est une instance du tout, il faut que son degré d’efficacité soit,
comme pour toutes les autres, déterminé par la structuration de l’ensemble des contradictions
du tout ; on ne peut pas fixer son degré d’efficacité, en se limitant à faire varier par la
structuration du tout l’instance affectée par cette efficacité (l’instance dominante). Qui plus est,
nous avons montré qu’une compréhension conséquente de la catégorie de surdétermination
n’élimine pas la nécessité historique ; au contraire, c’est précisément par la surdétermination,
par la contingence qu’elle injecte dans la structure que le tout peut être pensé en tant que
structuré, et ses variations comme limitées. Est-ce qu’il faudrait alors renoncer à l’idée même
de détermination en dernière instance ?25 Nous ne pourrons répondre à cette question qu’en

24
Position vers laquelle Althusser tend en même temps, sans doute à ce stade en raison d’un manque de
précision dans les termes employés, en identifiant parfois instance ou contradiction dominante (ou principale)
et instance ou contradiction déterminante en dernière instance pour réduire, à l’inverse de l’économisme, ces
dernières aux premières. C’est la position à laquelle il aboutit à la fin de son parcours, lorsqu’il affirme que
« [l]a primauté de la matérialité est universelle. Cela ne vaut pas dire que le primat de l’infrastructure (…)
soit déterminant en dernière instance. (…) [T]out peut être déterminant “en dernière instance”, c’est-à-dire
que tout peut dominer. (…) Mais dans la superstructure elle-même, ce qui est déterminant est aussi sa
matérialité. C’est pour cela que je me suis autant intéressé à mettre en évidence la matérialité, de fait, de toute
superstructure et de toute idéologie… (…). C’est là qu’il faut trouver le concept de “dernière instance”, le
déplacement de la matérialité, toujours déterminante “en dernière instance”, dans chaque conjoncture
concrète » (SP, 43-44).
25
C’est, pour le dire rapidement, l’option théorique des tentatives de construire une théorie « post-marxiste »
à partir d’Althusser. Nous avons déjà mentionné la manière dont Hindess et Hirst s’appuient sur les impasses
de l’essai de Balibar pour renoncer au concept même de mode de production. Un autre exemple
particulièrement saisissant se trouve dans la critique adressée à Althusser par Ernesto Laclau et Chantal
Mouffe. « Althusser tombe dans le même défaut qu’il critique : il y a un objet universel abstrait,
l’“économie”, qui produit des effets concrets (détermination en dernière instance ici et maintenant) ; et il y a
un autre objet également abstrait (conditions d’existence) dont les formes varient historiquement, mais qui
sont unifiées par le rôle essentiel préétabli d’assurer la reproduction de l’économie. (…) Si l’économie est un

130
reprenant la conception althussérienne du mode de production. Or, dans ce « Sur la dialectique
matérialiste », le concept de mode de production est tout simplement absent26.

Nous pourrions schématiser ces derniers développements en affirmant que notre


équation de départ (rencontre = conjoncture = structure) se découd au moment même où elle se
pose, dans la mesure où, quand bien même la structure continuerait à reposer sur la
contingence des rencontres, ces rencontres sont ce qu’elles sont en tant qu’elles se conjoignent
en elle, la productivité de la rencontre « se canalisant » dans la reproduction de la structure
((structuration) rencontre = conjoncture ! conjoncture = structure (reproduction)). Le
traitement de ces problèmes requerra de la part d’Althusser une interrogation plus fine de la
« consistance » de la structure, c’est-à-dire, si l’on reprend les termes de Balibar, du principe
de sa reproduction, ainsi qu’une remise au centre de la scène du concept de mode de
production. C’est l’objet de ses interventions dans Lire Le Capital.

Avant de procéder, il nous parait utile de prendre un moment pour clarifier la


terminologie employée par Althusser. Nous pouvons partir du concept de pratique, que nous
avons pour l’instant délaissé, mais qui constitue le point de départ de l’analyse d’Althusser
dans « Sur la dialectique matérialiste » : « Par pratique en général nous entendrons tout
processus de transformation d’une matière première donnée déterminée, en un produit
déterminé, transformation effectuée par un travail humain déterminé, utilisant des moyens (de

objet qui peut déterminer n’importe quel type de société en dernière instance, ceci signifie que, du moins en
ce qui concerne la dernière instance, nous avons affaire à une détermination simple et non à la
surdétermination. Si la société a une dernière instance qui détermine les lois de son mouvement, alors les
relations entre les instances surdéterminées et la dernière instance doivent être conçues en termes de
détermination simple, unidirectionnelle par cette dernière » (E. Laclau, Ch. Mouffe, Hegemony and Socialist
Strategy. Towards a Radical Democratic Politics (1e éd. 1985), London-New York, Verso, 2001, p. 99, nous
traduisons). De leur côté, les auteurs repartent du principe que « [l]e concept de surdétermination est
constitué dans le champ du symbolique, et n’a aucun sens en dehors de lui. Par conséquent, le sens potentiel
le plus profond de l’affirmation althussérienne selon laquelle tout ce qui existe dans le social est
surdéterminé, est l’assertion que le social se constitue comme un ordre symbolique. Le caractère symbolique
– c’est-à-dire surdéterminé – des relations sociales implique donc qu’elles manquent d’une littéralité ultime
qui les réduirait à des moments nécessaires d’une loi immanente » (ibid., pp. 97-98). Pour une critique de la
position de Laclau et Mouffe comme retombant sur une forme renouvelée d’idéalisme cf. W. S. Lewis, « The
Under-Theorization of Overdetermination in Hegemony and Socialist Strategy », Studies in Social and
Political Thought, n° 11, mai 2005. Nous avons essayé d’interroger le rapport entre Althusser en Laclau par
delà le débat matérialisme/idéalisme dans F. Bruschi, « A Dislocation without a Subject: Rethinking Laclau
on Althusser », in M. Devenney (éd.), Thinking the Political : Ernesto Laclau and the Politics of Post-
Marxism, London-New York, Routledge, à paraître. Soulignons simplement que, pour se libérer de la
détermination simple par l’économie, les auteurs se débarassent aussi de la détermination par le mode de
production. Notons aussi qu’une reformulation du concept de surdétermination similaire à celle de Laclau et
Mouffe se trouve chez Paul Ricœur. Il estime que la notion de surdétermination doit nous conduire à
abandonner la distinction de l’infrastructure et de la superstructure. « La solution que je propose est le cadre
d’une théorie de la motivation », autorisant à parler de « la surdétermination d’une signification. Peut-être
que sans concept de signification nous ne pouvons pas parler adéquatement de surdétermination. Le concept
de surdétermination, à mon sens, n’exige pas une théorie de la causalité » (P. Ricœur, L’idéologie et l’utopie
(1e éd. 1986), tr. M. Revault d’Allonnes, J. Roman, Paris, Seuil, 1997, p. 178).
26
Notre réponse se trouve dans le Chapitre II.3.4.

131
“production”) déterminés » (PM, 167)27. Il distingue ensuite entre la pratique de
transformation de la nature en produits d’usage, la pratique politique, qui transforme les
rapports sociaux en de nouveaux rapports sociaux, la pratique idéologique qui transforme « la
conscience des hommes », et la pratique théorique – dont la définition, qui fait l’objet des
parties de l’article que nous n’avons pas encore abordées, sera reprise dans la Section VI.2 de
notre travail.

En reprenant les réflexions de Badiou, nous pouvons ensuite affirmer que les pratiques
sont toujours instanciées parce qu’elles prennent place dans un tout social déterminé : « [D]ans
le “tout social” il n’y a que des pratiques. (…) [L]a pratique n’existe pas : (…) l’histoire, telle
que pensée par le matérialisme historique, ne connait que des pratiques déterminées. (…)
Convenons d’abord d’appeler instance d’une formation sociale une pratique en tant
qu’articulée sur toutes les autres »28. Il s’ensuit qu’il existe du moins trois instances :
économique, politique, idéologique. Cette instanciation n’élimine pas la spécificité de chaque
pratique, mais détermine son efficacité dans le tout. « [Pour un état d’une société donnée, il
peut exister une instance privilégiée : l’instance dont le concept est requis pour penser
l’efficace effective des autres. (…) Convenons d’appeler conjoncture le système des instances
en tant que pensable selon le parcours prescrit par la hiérarchie mobile des efficaces. La
conjoncture est d’abord la détermination de l’instance dominante »29.

Il faut ajouter que toute instance est caractérisée par une contradiction, ou par un
complexe de contradictions, dans la mesure où toute forme déterminée du tout social
correspond à une forme de pouvoir social déterminé. L’on pourrait alors essayer de définir la
forme contradictoire que les différentes pratiques acquièrent de par leur instanciation dans un
tout social déterminé, en l’occurrence le tout social capitaliste. Avant de nous pencher plus en
détail sur ces formes contradictoires, nous utiliserons comme guide général les définitions
proposées par Resch :
Toutes les pratiques sont vues par les marxistes structuraux comme inégalement développées ou
« contradictoires ». Bien qu’il y ait des variations entre les différents auteurs, nous pourrions résumer
(…) les contradictions dans chaque instance de la manière suivante :
1. Dans la pratique économique, il y a contradiction entre les relations de coopération et d’exploitation
dans le procès de travail (les forces productives) et la propriété économique (les rapports de
production). Ces contradictions sont exprimées comme des intérêts de classe antagoniques et par les
capacités des travailleurs et non-travailleurs par rapport au contrôle sur les moyens et les résultats de
la production.
2. Dans la pratique politique, il y a contradiction dans et entre les relations de représentation et les
relations d’hégémonie exprimées dans les intérêts antagoniques du « bloc de pouvoir », ces classes ou

27
Nous reviendrons sur les problèmes posés par une définition de la « pratique en général », qui sont liés au
retour d’une forme d’ontologie au sein du marxisme althussérien dans le Chapitre VI.2.3.
28
A. Badiou, « Le (re)commencement du matérialisme dialectique » (1e éd. 1967), Les aventures de la
philosophie française depuis les années 1960, Paris, La Fabrique, 2012, pp. 128-129. Notons que, dans cette
édition, le titre de l’article est « Louis Althusser. Le (re)commencement du matérialisme historique ». Nous
avons rétabli le titre de la première édition.
29
Ibid., p. 129.

132
fractions de classe qui contrôlent effectivement les institutions de l’organisation sociale collective, et
les « masses », d’autres classes ou groupes sociaux dans la formation sociale qui n’ont pas un tel
contrôle.
3. Dans la pratique idéologique, il y a contradiction dans et entre les relations de qualification
(relations qui « empuissantisent » [empower] et « capacitent » [enable] les individus comme sujets
sociaux) et les relations de sujétion (qui restreignent les individus à des rôles et capacités
30
spécifiques) .

Notons enfin qu’Althusser se sert de manière récurrente des concepts d’élément et d’effet
lorsqu’il vise à théoriser de manière générale le mode d’efficace de la structure.

30
R. P. Resch, Althusser and the Renewal of Marxist Social Theory, op. cit., p. 37.

133
3. La causalité structurale. Structure et virtualité

Nous avons montré que dans Pour Marx Althusser assoit la reproduction de la structure
sur un processus d’articulation d’éléments hétérogènes. Ainsi, la nécessité structurelle en vient
à être comprise comme une modalité de la contingence, ce qui permet de penser la prise de la
pratique politique sur la transformation de la structure : les conditions données peuvent, en
raison de leur hétérogénéité, fusionner en une unité de rupture porteuse d’une nouvelle
articulation. En même temps, pour autant que l’articulation donnée se reflète sur ses éléments,
ceux-ci tendent à répéter les rencontres qui soutiennent cette articulation, sa contingence en
ressortant nécessairement limitée. La question de la transformation structurelle demeure ainsi
prise dans l’impasse ouverte par la nécessité de mobiliser la contingence pour favoriser des
rencontres qui s’excèptent de la logique de la structure donnée, et le caractère limité (par la
reproduction de la structure donnée) de la contingence mobilisable. Dans la mesure où le
problème du rapport entre nécessité et contingence, ou entre structure et rencontre, tel qu’il
s’impose à une pensée de la pratique politique en conjoncture, se renouvèle à travers les
tentatives mêmes de le résoudre proposées dans Pour Marx, il est nécessaire de le reprendre en
en déplaçant les termes. C’est en effet en questionnant directement la nécessité de la structure
qu’il serait possible de saisir comment la contingence peut l’affecter dans le sens de sa
transformation historique. D’où le problème central de Lire Le Capital : la formulation d’une
théorie de l’efficacité de la structure sur ses éléments, de la causalité structurale. Nous allons
donc dans cette Section nous concentrer directement sur la causalité structurale. Pour le faire,
nous avons toutefois besoin de suivre Althusser dans le parcours qui l’y conduit à travers un
questionnement de la différence entre l’objet de l’économie politique classique et celui du
Capital, questionnement qui aboutit à une (re)formulation du concept de mode de production.

Les deux contributions d’Althusser à Lire Le Capital sont habituellement considérées


le sommet de l’althussérisme comme marxisme structuraliste. Althusser reprendrait en 19651
les théories qu’il avait esquissées dans Pour Marx2, afin de leur donner une assise théorique
plus solide par leur intégration dans une relecture du Capital à l’aune de la conceptualité
structuraliste en vogue dans les années 60. Nous verrons dans quelle mesure une telle
estimation se révèle incorrecte à la lumière d’une lecture attentive des textes : le
« structuralisme » d’Althusser rompt en effet le plus souvent avec ce qu’on a l’habitude de
considérer comme le structuralisme. Par ailleurs, il ne faut pas céder à la tentation de voir dans
Lire Le Capital le lieu de l’achèvement de la théorie althussérienne. Au contraire, nous
montrerons qu’il constitue bien plutôt le lieu de sa tension maximale, à partir duquel les
problèmes relevés plus haut commencent à se résoudre.

1
Lire le Capital étant le résultat d’un séminaire collectif qui s’est tenu en 1964-1965.
2
Aussi publié en 1965, mais dont les articles qui nous intéressent remontent à deux ou trois ans plus tôt.

135
« Du “Capital” à la philosophie de Marx », la première contribution d’Althusser à Lire
Le Capital – qui a en réalité été écrite après le déroulement du séminaire qui est à la base de
l’ouvrage –, pose la question de la production de « l’effet de connaissance », dont nous nous
occuperons plus tard dans ce travail3. Afin d’expliquer cette production, Althusser construit un
parallèle avec la question centrale de la théorie marxiste de l’histoire, à savoir la question de la
production de « l’effet de société », de manière à résumer le principe même de l’approche du
matérialisme historique propre à Lire Le Capital. Le problème crucial de la reconstruction
althussérienne du matérialisme historique – la construction d’une topique permettant de
comprendre une transition qui ne se réduise pas à une genèse – y est posé à des nouveaux
frais. Marx, dit en effet Althusser, étudie la société bourgeoise moderne « comme un résultat
historique », mais le mode de production capitaliste n’est pas le fils du mode de production
féodal. Il faut donc poser la distinction entre « production du résultat » et « fonctionnement du
résultat » :
L’objet d’étude de Marx est donc la société bourgeoise actuelle, qui est pensée comme un résultat
historique : mais l’intelligence de cette société, loin de passer par la théorie de la genèse de ce résultat,
passe au contraire exclusivement par la théorie du « corps », c’est-à-dire de la structure actuelle de la
société, sans que sa genèse y intervienne pour quoi que ce soit. (…) [C]e que Marx étudie dans Le
Capital, c’est le mécanisme qui fait exister comme société le résultat de la production d’une histoire ;
c’est donc le mécanisme qui donne à ce produit de l’histoire, qu’est justement le produit-société qu’il
étudie, la propriété de produire l’« effet de société », qui fait exister ce résultat comme société (LC, 73-
74).

Tout le problème sera d’aboutir à une intelligence de l’effet de société qui ouvre sur une autre
pensée de la transition et non pas sur une pensée de son impossibilité, c’est-à-dire de parvenir à
penser ensemble production et fonctionnement du résultat.

La deuxième contribution d’Althusser à Lire Le Capital questionne directement


« L’objet du Capital », c’est-à-dire précisément l’effet de société. Or, le concept d’effet de
société est absent de cet article. Cela s’explique, d’un côté, par le fait que ce texte – qui
reprend l’intervention d’Althusser dans le séminaire sur Le Capital –, précède
chronologiquement la première contribution écrite et, d’un autre côté, par le fait qu’Althusser y
aborde le problème de l’objet de Marx à partir d’une interrogation de sa différence par rapport
à un autre objet – qui, on le verra, est un autre type d’objet –, l’objet de l’économie politique
classique : cet objet est l’économie. Le but de cette intervention d’Althusser peut être résumé
de la manière suivante : il s’agit de montrer que l’objet du Capital n’est ni l’économie ni une
historicisation de l’économie ; ou, pour le dire autrement, que Marx ne s’est pas limité à
appliquer Hegel à Ricardo, en mettant Ricardo en mouvement. Pour commencer à situer ce
qu’Althusser entend par effet de société, rappelons-nous que dans Pour Marx il distinguait
l’objet de Lénine de celui du théoricien de l’histoire en qualifiant ce dernier d’inactuel et qu’en
même temps, il ne reléguait pas la tâche du théoricien de l’histoire à celle de « l’historien

3
Cf. Section VI.2.

136
classique », qui est de réfléchir sur le fait accompli. C’est dans ce chassé-croisé de négations
que s’inscrit « L’objet du Capital », s’efforçant d’aboutir à une définition rigoureuse de l’objet
du théoricien de l’histoire. Nous en donnerons une première formulation provisionnelle pour
éclairer la voie à parcourir : l’objet du Capital, l’objet du matérialisme historique, est la société
actuelle en tant qu’elle n’existe pas.

1. Temporalités hétérogènes et synchronie du mode de production

Selon les lectures orthodoxes, Marx serait redevable à l’économie politique classique
de certains concepts-clé, de la mise entre parenthèses des apparences sensibles des
phénomènes économiques pour en saisir l’essence cachée, de la saisie des liens intérieurs qui
relient les essences des phénomènes économiques, et de la définition même de son objet. Ainsi,
Marx devrait à l’économie politique classique à la fois la forme de la scientificité de sa théorie
et son objet. Qu’est-ce qui fait alors la spécificité de Marx ? Il se serait distingué de l’économie
politique classique en dialectisant son objet, c’est-à-dire en important dans sa pratique
théorique la dialectique hégélienne. « Marx serait alors Ricardo mis en mouvement, comme on
a pu dire que Hegel c’était Spinoza mis en mouvement ; mis en mouvement, c’est-à-dire
historicisé. Dans ce cas, (…) tout le mérite de Marx aurait été d’hégélianiser, de dialectiser
Ricardo, c’est-à-dire de penser selon la méthode dialectique hégélienne un contenu déjà
constitué, qui n’était séparé de la vérité que par la mince cloison de la relativité historique »
(LC, 274). Dans une approche drôlement peu hégélienne, Marx aurait ainsi appliqué de
l’extérieur la dialectique (conçue comme pure méthode) sur un objet défini4. Le risque
principal d’un tel geste est d’importer dans la théorie marxiste, avec la dialectique hégélienne,
le concept d’histoire qui la soutient, sans interroger son rapport avec la spécificité de l’objet
auquel on l’applique. Or, ce concept d’histoire « pose lui-même un problème théorique, car tel
qu’on le reçoit et le prend, c’est un concept non critiqué, et qui, comme tous les concepts
“évidents”, risque bien de n’avoir pour tout contenu théorique que la fonction que lui assigne
l’idéologie existante ou dominante » (LC, 275).

Quel est donc ce concept d’histoire et, surtout, quel est son lien à l’idéologie
dominante ? Les passages où Althusser critique la conception hégélienne du temps historique à
partir de la définition du temps comme « der daseiende Begriff », « le concept existant » de la
Science de la logique, sont bien connus : Althusser attribue à Hegel une conception du temps
comme « continuité homogène », qui ouvre la voie à une approche de l’histoire comme
périodisation, au découpage de sa continuité en fonction des différents moments du
développement de l’Idée. Notons d’emblée que cette idée n’exclut pas des formes de
discontinuité, – l’idée d’homogénéité primant donc sur celle de continuité. Cette idée repose à

4
« La dialectique ne s’“injecte” pas, ni non plus, à la lettre de la métaphore technique, ne “s’applique” pas.
Hegel l’avait déjà dit avec force » (EA, 49n).

137
son tour sur une conception du temps comme « contemporain à soi ». Nous avons déjà
rencontré cette deuxième caractéristique dans l’étude de la totalité hégélienne comme totalité
expressive, dont le principe spirituel est à la fois transcendant et également présent dans les
éléments5. Elle est déclinée ici en fonction du problème de la temporalité : le mouvement de
chaque élément de la totalité suit le même rythme que celui des autres éléments, c’est-à-dire le
rythme du principe spirituel de la totalité, car le temps est l’existence du concept. Voici
comment Althusser résume le rapport entre les deux caractéristiques de la conception
hégélienne du temps historique : « la coprésence des éléments les uns aux autres, et la présence
de chaque élément au tout sont fondées dans une présence préalable en droit : la présence
totale du concept dans toutes les déterminations de son existence. C’est par là que la continuité
du temps est possible : comme le phénomène de la continuité de présence du concept à ses
déterminations positives » (LC, 277). Si le présent est unifié par le concept, l’histoire est le
déploiement du concept. Autrement dit, il y a dans l’histoire une seule histoire, celle de
l’Idée6.

La version marxiste orthodoxe de cette forme d’hégélianisme « matérialise » le


principe spirituel en le situant dans la contradiction économique sans pour autant lui soustraire
sa spiritualité. Elle inscrit alors la détermination de la totalité – et de sa temporalité – dans un
de ses éléments, mais cette détermination demeure spirituelle en ceci qu’elle détermine
unilatéralement chacune de ses instances – et leur temporalité. Dans les deux cas, les
conséquences de cette théorie sont éminemment politiques : l’histoire est pensée comme se
mouvant en fonction d’une nécessité découlant d’un principe à la fois transcendant et
immanent, et l’on considère alors qu’il suffit d’intervenir sur lui ou d’attendre qu’il se
transforme pour que sa transformation se reflète sur l’ensemble des éléments de la totalité
sociale. Althusser reprend ainsi sa critique fondamentale : « il n’y a pas de politique hégélienne
possible et, de fait, on n’a jamais connu d’homme politique hégélien » (LC, 278)7. Il est

5
Cf. Chapitre II.2.4.
6
Dans une évaluation détaillée de la lecture althussérienne de Hegel, Gaetano Rametta a souligné
qu’Althusser confond dans ce passage Dasein, catégorie qui se situe sur le plan de la logique de l’être, avec
Existenz, qui se situe sur le plan de la logique de l’essence. Or, en tant que da-seiend, « [l]e temps est bien
une forme d’actuation du concept, mais une actuation qui contredit le “contenu” qui devrait s’actualiser en
elle. Le contenu est le concept, mais la forme (…) est irrémédiablement différentielle, c’est-à-dire qu’elle
empêche le contenu de se reposer de manière accomplie dans une totalité, mais plutôt le disperse et le relance
toujours à nouveau au-delà, ou peut-être mieux : en dehors de soi. Pour cette raison, dire que le temps n’est
pas tant “concept existant”, mais concept “qui est da” – présent, mais dans la modalité immédiate d’un être là
fini, – signifie dire que le concept y est, mais dans la forme d’une absence de soi, c’est-à-dire d’une
différence qui l’empêche de se porter en présence devant soi, et donc à la fois de se réfléchir en soi comme
Unterschied, ou différence “essentielle” ; et de se développer dans ses déterminations comme des
déterminations qui lui soient propres (mouvement de l’Entwicklung) (…). Seulement l’indifférence entre ces
deux strates du concept [Dasein et Existenz] permet à Althusser de passer de l’immédiateté de l’existence
comme être-là, à l’immédiateté du rapport entre être-là et essence » (G. Rametta, « “Darstellung” in Hegel e
in Althusser », in G. Rametta (éd.) L’ombra di Hegel. Althusser, Deleuze, Lacan e Badiou a confronto con la
dialettica, Monza, Polimetrica, 2012, pp. 27-30, nous traduisons).
7
Selon Rametta toutefois, « [l]a politique est justement la dimension dans laquelle se déploie l’agir des
individus, qui, en tant qu’elle se déroule sur le plan de l’être là, n’est jamais assurée de ses résultats, mais

138
intéressant de relever que cette impossibilité d’une politique hégélienne est directement
ramenée par Althusser à l’impossibilité d’avoir une prise sur la conjoncture actuelle dans la
mesure où elle est comprise comme un présent englobant toute détermination : la philosophie
« même si elle prend son vol le soir, […] appartient encore au jour, à l’aujourd’hui, elle n’est
que le présent réfléchissant sur soi, réfléchissant sur la présence du concept à soi, – demain lui
est par essence interdit » (LC, 278). Nous devrons revenir sur cette affirmation qui semble
opposer à l’historicisme, suivant lequel « nul ne peut sauter par-dessus son temps », la
possibilité de prévoir le futur. Ce faisant, elle ne semble pas abandonner radicalement l’idée de
temps homogène : la prévision du futur est en effet bien autorisée par le marxisme orthodoxe à
partir de sa conception de la totalité sociale – que ça soit pour apprendre qu’il est inévitable ou
qu’il faut intervenir pour favoriser sa venue –, ce que Hegel dans son approche rétrospective
n’aurait en fait pas autorisé. Il faudra donc montrer que ce qui rend possible une politique
marxiste n’est pas tant de pouvoir prévoir le futur, mais de saisir qu’il n’y a pas un seul
présent, que le présent n’est pas présent à soi, c’est-à-dire d’inscrire l’hétérogénéité dans le

exige le courage du risque et la responsabilité de la sagacité. (…) [L]a différence entre temps historique et
temps logique est aussi la différence entre le temps de l’action et le temps de la pensée, entre le temps de la
politique et le temps de la philosophie. (…) La rationalité de l’histoire n’est pas telle parce qu’elle ignore la
contingence, mais précisément parce qu’elle la comprend à son intérieur comme trait indépassable et
nécessaire. La nécessité historique n’est pas telle parce qu’en elle l’accidentalité disparait, mais parce qu’elle
reconnait le caractère indispensable de l’accidentel en tant que composante essentielle de sa propre
rationalité comme rationalité “historique” » (G. Rametta, « “Darstellung” in Hegel e in Althusser », p. 37).
Toutefois, la contingence n’assume pas chez Hegel le caractère transcendantal, constitutif qu’elle joue chez
Althusser. Autrement dit, Hegel pense à la limite la contingence de la nécessité, mais ne parvient pas à penser
la nécessité de la contingence. En effet, la « visée » du mouvement historique demeure l’identification entre
concept et réel, bien que cette identification ne soit en effet pas immédiate, mais le résultat d’une médiation
(cf. ibid., p. 40). Cf. aussi : « Comment dire de la totalité hégélienne qu’elle n’est pas en elle-même
structurée ? Car l’unité “spirituelle” n’agit en elle que par et dans les déterminations qui la conditionnent et
qui sont elles-mêmes prises dans une interaction effective, et effectivement hiérarchisée, selon une hiérarchie
qui constitue l’une des déterminations en instance déterminante de son rapport de réciprocité avec les autres »
(B. Bourgeois, « Althusser et Hegel », in P. Raymond, Althusser philosophe, op. cit., p. 95). On peut
toutefois se demander si l’idée d’interaction (Wechselwirkung) résout vraiment le problème, comme le
montre Morfino en mettant en vis-à-vis Hegel et Spinoza : « Le concept de causa sui et le concept de
Wechselwirkung ne sont donc pas le même concept : le deuxième porte en lui comme héritage indélébile du
kantisme la référence à un principe d’intériorité (…) et une téléologie implicite dans le procès de devenir
sujet de la substance (c’est-à-dire de devenir ce qu’elle est depuis toujours). Le concept de Wechselwirkung
implique en effet une temporalité comme simultanéité de la totalité par rapport à soi-même, temporalité qui
est le fondement synchronique (la compénétration des opposés, c’est-à-dire la contradiction) du
développement diachronique de la totalité même (la négation de la négation), ainsi que de la conservation de
toutes les contradictions supprimées dans la phase plus haute du développement diachronique (Erinnerung
comme conscience simultanée de la succession) : dans la simultanéité de chaque phase de l’histoire de la
totalité est donc conservée comme supprimée chaque phase précédente jusqu’à arriver à la conscience de soi
qui est transparence de la totalité par rapport à soi-même, conscience qui du reste était ab origine présente
dans le concept de simultanéité, car le simultané est tel seulement par rapport à l’expérience d’une
conscience qui hypostatise sa temporalité propre et mesure à partir d’elle les phénomènes du monde
extérieur » (V. Morfino, Incursioni spinoziste, op. cit., pp. 75-76). Nous reviendrons sur les restes de
téléologie dans la pensée hégélienne dans notre Chapitre III.3. Dans tous les cas, on peut bien admettre, avec
Bernard Bourgeois, que, du moins dans cette phase de son parcours, le déplacement des thèmes hégéliens
opéré par Althusser « consiste à tirer Hegel vers ce dont il se détourne pour l’éloigner de ce dont il
s’approche » (B. Bourgeois, « Althusser et Hegel », op. cit., p. 96).

139
présent lui-même afin de supprimer toute continuité homogène du temps dans son ensemble.
Ce qui implique évidemment aussi qu’il n’y a pas une seule histoire8.

Revenons donc à la question de l’objet de Marx. Si la conception du temps comme


continu, homogène et contemporain à soi dépend de la conception de la totalité comme
« expressive », c’est cette conception qui doit d’abord être radicalement remise en question.
D’où l’idée que l’objet du Capital n’est l’histoire qu’indirectement ; il est d’abord le tout social
lui-même. Althusser approfondit ici la conception du tout marxiste comme tout complexe
structuré à dominante : un tout composé d’instances hétérogènes dont l’unité est l’effet d’une
distribution d’efficace qui rend dominante l’une d’entre elles. Althusser tire alors les
conséquences de cette conception pour la question du temps historique :
[I]l n’est plus possible de penser dans le même temps historique le processus du développement des
différents niveaux du tout. (…) À chaque niveau, nous devons au contraire assigner un temps propre,
relativement autonome, donc relativement indépendant dans sa dépendance même des « temps » des
autres niveaux. (…) La spécificité de ces temps et de ces histoires est donc différentielle, puisqu’elle
est fondée sur les rapports différentiels existant dans le tout entre les différents niveaux : le mode et le
degré d’indépendance de chaque temps et de chaque histoire sont donc déterminés avec nécessité par
le mode et le degré de dépendance de chaque niveau dans l’ensemble des articulations du tout » (LC,
284).

Nous retrouvons ici le principe qu’Althusser introduit pour penser la possibilité pour la
pratique politique d’avoir une prise sur la conjoncture et, en même temps, dans un mouvement
qui nous est désormais connu, l’introduction d’une nouvelle limitation de ce principe.

D’un côté, la pratique politique peut « sauter par-dessus le présent » dans la mesure où
elle peut intervenir sur les décalages entre les différents temps qui composent l’actualité –
c’est-à-dire dans la mesure où il n’y a pas un seul présent, mais des temporalités scandées par
des rythmes différents. Ces décalages résultent de la composition du tout comme structuration
contingente d’éléments hétérogènes. C’est la raison pour laquelle les rapports entre les
instances peuvent varier : leur devenir ne répond pas au même temps historique. « Le présent
d’un niveau est, pour ainsi dire, l’absence d’un autre, et cette coexistence d’une “présence” et
d’absences n’est que l’effet de la structure du tout dans sa décentration articulée. Ce qu’on
saisit ainsi comme absences dans une présence localisée, c’est justement la non-localisation de

8
L’idée de la « non-contemporanéité » du présent a été formulée pour la première fois par Ernst Bloch,
qu’Althusser ne connaissait probablement pas (cf. E. Bloch, Héritage de ce temps (1e éd. 1935), tr. J.
Lacoste, Paris, Payot, 1978). Il y a toutefois des différences notables entre leurs conceptions. Pour Bloch ce
sont certaines classes sociales (par exemple la paysannerie) qui ne sont pas contemporaines par rapport aux
autres (par exemple le prolétariat), alors que pour Althusser ce sont les instances du tout social. Surtout, chez
Bloch, le fait qu’il y ait dans le présent quelque chose qui relève du passé n’enlève rien au fait qu’il s’agit
bien du passé, qui n’habite le présent qu’à titre de résidu archaïque : il y a donc bien des classes qui sont
contemporaines, ce qui signifie qu’il y a bien un présent unique et une seule histoire par rapport auxquels on
peut juger de la contemporanéité des différentes classes. Au contraire, chez Althusser, l’affirmation de la
non-contemporanéité du temps est l’affirmation du caractère « fictif » du présent lui-même, car, comme on le
verra tout de suite, le présent n’est que l’articulation des rythmes hétérogènes des différentes instances,
chacune possédant « son » présent. Ainsi, ce qui est présent pour un niveau, ne l’est pas pour l’autre. On
trouve une étude des similitudes et différences entre les propositions de Bloch et Althusser dans V. Morfino,
« Sul non-contemporaneo : Marx, Bloch, Althusser », Bollettino Filosofico, n° 27, 2011-2012.

140
la structure du tout, ou plus exactement le type d’efficace propre à la structure du tout sur ses
“niveaux” (eux-mêmes structurés) et sur les “éléments” de ces niveaux » (LC, 290). La
structure du tout n’a donc pas de lieu ou de centre ; le tout se soutient de la différence même
entre ses temps. La possibilité de variation des rapports différentiels capable de produire une
transformation du tout lui-même est donc inscrite dans les rythmes différentiels qui scandent
son devenir.

D’un autre côté, dans la mesure où l’on a affaire à des différences d’efficacité qui
résultent dans la domination d’une instance sur les autres, le tout prescrit « avec nécessité » les
limites de ces variations. D’où l’idée que le degré d’indépendance de chaque temps et de
chaque histoire est déterminé par son degré de dépendance par rapport à l’articulation du tout.
C’est pourquoi Althusser estime nécessaire de repenser – au lieu de simplement le refuser – le
concept de synchronie, alors très en vogue dans la pensée structuraliste en tant qu’il permettait
de penser l’efficace de la structure sur ses éléments. Toutefois – c’est l’apport crucial de
« L’objet du Capital » –, il affirme qu’il faut cesser d’en faire un objet réel, comme si cette
synchronie relevait d’un principe réellement présent dans chaque élément du tout, comme si la
structure avait réellement un temps central régissant la temporalité de l’ensemble de ses
éléments – un temps immédiatement lisible dans le déroulement des évènements.

Pour fonder sa nouvelle conception de la synchronie, Althusser s’appuie alors sur un


passage de Misère de la philosophie cité à plusieurs reprises dans Lire Le Capital : « Comment
la seule forme logique du mouvement, de la succession, du temps, peut-elle expliquer le corps
de la société, dans lequel tous les rapports économiques coexistent simultanément, et se
supportent les uns les autres ? »9 Ce passage annonce l’approche théorique caractéristique du
Capital où « le temps de la production économique, s’il est un temps spécifique (différent
selon les différents modes de production), est, comme temps spécifique, un temps complexe
non linéaire, – est un temps de temps, un temps complexe qu’on ne peut lire dans la continuité
du temps de la vie ou des horloges, mais qu’il faut construire à partir des structures propres de
la production » (LC, 286). Ce temps est donc une simultanéité à construire plutôt qu’une
succession à lire. Élargissant cette conception au temps du tout social, Althusser soutient que
le synchronique doit être construit théoriquement comme le résultat de l’articulation des
éléments hétérogènes du tout.
Le synchronique n’est alors que la conception des rapports spécifiques existant entre les différents
éléments et les différentes structures de la structure du tout, c’est la connaissance des rapports de
dépendance et d’articulation qui en fait un tout organique, un système. Le synchronique, c’est
l’éternité au sens spinoziste, ou connaissance adéquate d’un objet complexe par la connaissance
adéquate de sa complexité. (…) Si la synchronie est bien cela, elle n’a rien à voir avec la simple
présence temporelle concrète, elle concerne la connaissance de l’articulation complexe qui fait du tout
un tout. Elle n’est pas cette coprésence concrète, – elle est la connaissance de la complexité de l’objet
de connaissance, qui donne la connaissance de l’objet réel » (LC, 294).

9
K. Marx, Misère de la philosophie (1e éd. 1847), Paris, Payot, 2002, p. 163.

141
Ainsi, la structuration du tout en fait un tout organique, un système. Mais la synchronicité qui
soutient cette organicité et systématicité n’est pas un donné réel immédiatement lisible – une
présence temporelle concrète – dans l’un ou l’autre des éléments du tout, comme si chaque
élément n’en était que l’expression ; elle est le résultat d’une « pensée » qui fait coexister les
éléments du tout dans un même temps. Les temps du tout social sont ainsi tout à la fois
réellement hétérogènes et synchronisés par leur articulation « en pensée » dans un même tout10.
Cela signifie qu’il y a bien une unité du tout qui impose un rythme qui fixe les limites de
variation des temporalités différentielles, mais qu’en même temps le principe de cette unité
n’est nulle part donné et doit être construit théoriquement. Comme il y a synchronie, et donc
fixation des limites de variation, le développement du tout – qu’Althusser appelle diachronie –
sera pensé comme le déploiement de la synchronie, déploiement qui est toutefois rattaché à une
construction théorique : il est le « développement des formes » du concept11.

Nous venons d’attribuer à une « pensée » cette synchronisation des éléments du tout.
Nous employons cette expression à titre provisionnel et avec beaucoup de précautions, afin de
donner une idée du mode d’existence spécifique de la synchronie telle qu’Althusser la conçoit.
Il met en effet directement en rapport le statut de cette synchronie avec une thèse centrale de
son épistémologie : la distinction entre objet réel et objet de connaissance. « Ce qui est visé
par la synchronie n’a rien à voir avec la présence temporelle de l’objet comme objet réel, mais
concerne au contraire un autre type de présence, et la présence d’un autre objet : (…) la
présence (ou le temps) de l’objet de connaissance de l’analyse théorique elle-même, la
présence de la connaissance » (LC, 294). Nous reviendrons sur cette distinction

10
On trouve ici le principe de la critique althussérienne aux membres de l’École des Annales. Si Althusser
leur reconnait le mérite d’avoir compris l’histoire comme enchevêtrement de temporalités plurielles, il
considère qu’« ils constatent simplement qu’il y a différents temps dans l’histoire, des variétés de temps, des
temps courts, moyens et longs, et ils se contentent de noter leurs interférences comme autant de produits de
leur rencontre ; ils ne rapportent donc pas ces variétés, comme autant de variations, à la structure du tout qui
pourtant commande directement la production de ces variations ; ils sont plutôt tentés de rapporter ces
variétés, comme autant de variantes mesurables par la durée, au temps ordinaire lui-même, au temps
idéologique continu » (LC, 280). Pour une évaluation critique des thèses d’Althusser depuis la perspective de
l’École des Annales, cf. P. Vilar, « Histoire marxiste, histoire en construction. Essai de dialogue avec
Althusser », Annales. Économie, société, civilisations, vol. 28, n° 1, 1973.
11
Il est en ce sens trop rapide d’affirmer qu’Althusser renonce au couple conceptuel synchronie/diachronie. Il
propose plutôt de lui faire subir une « conversion théorique », en le soustrayant à une conception du temps
comme homogène et, conséquemment, en lui soustrayant toute force explicative à l’égard de la
transformation historique : « chez les penseurs qui lui font jouer le rôle de l’histoire, la diachronie avoue son
dénuement. La diachronie est réduite à l’événementiel, et aux effets de l’événementiel sur la structure du
synchronique : l’historique c’est l’imprévu, le hasard, l’unique du fait, qui surgit ou tombe pour des raisons
contingentes dans le continu vide du temps. (…) De fait, par quel miracle un temps vide et des évènements
ponctuels pourraient-ils provoquer des dé et re-structurations du synchronique ? » (LC, 295). Nous avons
déjà montré (cf. Chapitre II.1.4) comment Balibar reprend cette idée, tout en appelant « dynamique » ce
qu’Althusser appelle ici diachronique, afin de démontrer que le développement de la contradiction
fondamentale du mode de production capitaliste n’inclut pas en lui le principe de son dépassement. On sait
que Balibar réserve le concept de diachronie à la temporalité de la transformation structurelle du mode de
production, en engendrant les impasses que l’on a étudiées précédemment. Est-ce à dire qu’Althusser
n’essaie même pas de penser la transformation structurelle du système ? Laissons pour l’instant cette
question en suspens.

142
épistémologique, sur laquelle repose la possibilité même de penser une prise de forme
politique de la théorie. Pour l’instant, nous nous limiterons à indiquer que si la synchronie doit,
selon Althusser, être construite théoriquement, si sa « présence » est celle de l’objet de
connaissance, on ne peut toutefois pas simplement la considérer comme irréelle. Elle possède
plutôt la modalité d’existence propre à l’unité d’un objet complexe – unité qui n’est pas
immédiatement lisible dans l’objet. Nous reformulerons cette idée en affirmant que cette
synchronie possède un mode d’existence virtuel : aucune instance dans le tout ne l’incarne
réellement, car les instances sont réellement hétérogènes, mais elle « insiste » dans le tout en
tant qu’effet de sa propre structuration. C’est pourquoi sa « réalité » ne peut pas être lue dans le
réel, mais doit être construite par le concept. En effet, si on en faisait un objet réel, on réduirait
l’hétérogénéité des éléments du tout à l’unité expressive d’une totalité. La synchronicité
coïnciderait avec le réel, les limites qu’elle impose à la variation des éléments seraient
inébranlables et l’on serait condamnés à penser la transformation historique soit comme un
évènement inintelligible soit comme le déploiement de la structure elle-même. En même
temps, en faire un objet de connaissance ne revient pas à lui soustraire toute existence : si la
théorie « construit » la synchronie du tout social, qui n’est pas immédiatement lisible dans le
déroulement des évènements, elle « reconstruit » une « pensée » qui se produit dans le tout
social lorsqu’un ensemble hétérogène d’éléments forme un tout à partir de son hétérogénéité.
C’est pourquoi Althusser affirme dans Pour Marx que « le réel est l’objet réel, existant,
indépendamment de sa connaissance, – mais qui ne peut être défini que par sa connaissance.
Sous ce (…) rapport, théorique, le réel fait un avec les moyens de sa connaissance, le réel c’est
sa structure connue, ou à connaître, c’est l’objet même de la théorie marxiste » (PM, 257)12. Il
s’agit ici de ce qu’Althusser appelle « concret-de-pensée », qu’il faut distinguer du « concret-
réel », dans la mesure où c’est seulement par le premier que l’on « accède » au réel comme
« synthèse de multiples déterminations », en l’occurrence que l’on comprend qu’une
synchronie historique donnée n’est que l’effet d’une articulation hétérogène de temporalités –
effet qui insiste dans elles sous forme de virtualité13.

12
Alberto Toscano reprend ces affirmations pour expliquer qu’Althusser ouvre ainsi l’espace pour une
pensée de l’abstraction réelle, car il parvient à « briser le concret » en proposant l’idée que « [c]’est
seulement par l’abstraction (à travers le travail théorique) que le réel comme concret réel peut émerger et
s’élever à autre chose qu’à un “slogan théorique” » (A. Toscano, « Le fantasme de l’abstraction réelle », tr.
J. Farjat, Période, 1 octobre 2015, s.p.). C’est pourquoi il nous semble incorrect d’affirmer, comme le fait
Slavoj "i#ek, que Toscano reprend dans son article, que « l’“abstraction réelle” est impensable dans le cadre
de la distinction fondamentale de l’épistémologie althussérienne entre l’“objet réel” et l’“objet de
connaissance” dans la mesure où elle introduit un troisième élément qui subvertit le champ même de cette
distinction : la forme de pensée qui précède et est extérieure à la pensée – d’un mot : l’ordre symbolique »
(S. "i#ek, The Sublime Object of Ideology, London-New York, Verso, 2008 (1e éd. 1989), pp. 13-14, nous
traduisons). Dans le cas d’Althusser, il faudrait toutefois parler plus rigoureusement d’abstraction virtuelle, –
d’où l’importance de maintenir la distinction entre objet réel et objet de connaissance. Nous reviendrons sur
le statut de cette « pensée » et sur le rapport entre objet réel et objet de connaissance lorsqu’il sera question
plus directement du rapport entre science et idéologie (cf. Chapitre VI.2.2).
13
Cette idée est parfaitement explicitée par Deleuze : « D’une certaine manière [les structures] ne sont pas
actuelles. Ce qui est actuel est ce dans quoi la structure s’incarne ou plutôt ce qu’elle constitue en s’incarnant.

143
Cette idée est absolument cruciale parce qu’elle donne un contenu à l’objet même du
Capital tel qu’Althusser le définit, à savoir à l’effet de société. Ce qui fait d’une société une
société est une synchronicité qui se construit à même la complexité des temporalités du tout. À
cette synchronicité on accède par la théorie, en remontant en deçà de la manière dont elle
apparait – dont on peut la lire – dans la réduction des temporalités différentielles de la
structure à un seul et même temps. Mais cette synchronicité insiste bien virtuellement dans ces
temporalités différentielles en fixant les limites de leur variation14. Nous sommes ici au plus
près de ce que Balibar appelle dans « Concepts fondamentaux » la « contemporanéité fictive »
de la reproduction du mode de production capitaliste, bien qu’Althusser la reconduise à
l’articulation d’hétérogènes dont elle résulte, et n’en fasse pas le principe de sa propre durée15.
Ceci reviendrait en effet à « réaliser » la synchronie. Or, c’est le rapport même de
différenciation entre science et idéologie que le statut particulier de la synchronie – construite
théoriquement comme insistant virtuellement sur le tout – nous permet de commencer à
réfléchir. Nous pouvons pour l’instant indiquer que, selon Althusser, l’idéologie consiste à
prendre cette contemporanéité fictive pour un objet réel, à la « réaliser » en effaçant la
complexité dont elle dépend et à laquelle on peut accéder seulement à travers une construction
théorique. Ici réside l’effet de société. Depuis le point de vue de la science, au contraire, « [l]a
coexistence des différents niveaux structurés (…) ne peut plus être pensée dans la coexistence
du présent hégélien, de ce présent idéologique où coïncident la présence temporelle et la
présence de l’essence à ses phénomènes » (LC, 283).

Cette conception renouvelée de la synchronie permet d’accéder à l’éternité au sens


spinoziste : l’éternité de la connaissance de l’unité d’un objet complexe par la connaissance de

Mais en elle-même elle n’est ni actuelle ni fictive ; ni réelle ni possible. (…) Peut-être le mot de virtualité
désignerait-il exactement le mode de la structure ou l’objet de la théorie » (G. Deleuze, « A quoi reconnait-on
le structuralisme ? » (1967), L’ile déserte et autres textes. Textes et entretiens (1953-1974), Paris, Minuit,
2002, p. 250).
14
Il nous semble que c’est par cette conception de la synchronie que l’on peut répondre à la critique adressée
par Anderson (et Thompson) à Althusser, suivant laquelle sa théorie des temporalités plurielles le conduit à
ne pas suffisamment « insister sur la nécessité de les ressembler dans un temps sociétal plein » (P. Anderson,
Arguments, op. cit., p. 75). Il est intéressant de noter qu’un tel reproche est lié à l’interprétation de la
surdétermination selon laquelle elle serait opérante seulement dans les phases révolutionnaires. C’est
pourquoi, Anderson affirme que le seul cas d’unification des temporalités plurielles dans une histoire
commune est celui de l’« unité de rupture », ce qui conduirait Althusser à ne pas s’intéresser aux « “unités
d’endiguement” ou de “renforcement” ou de “blocage” » (ibid., p. 77). En réalité, c’est précisément de telles
unités qu’Althusser rend compte avec son concept de synchronie comme effet de société qui limite la
contingence suscitée par l’hétérogénéité des temporalités, tout en reposant sur elle.
15
Ce que Balibar se reprochera par la suite : « [D]errière ce raisonnement, il y a une vieille représentation
philosophique. Il y a l’idée que l’identité à soi, la permanence (y compris sous la forme de la permanence des
rapports impliqués dans un processus cyclique) n’a pas besoin d’être expliquée, s’expliquant par elle-même,
n’a pas besoin d’être causée (ou produite), étant cause d’elle-même » (É. Balibar, Cinq études, op. cit., p.
236). Chez Althusser, au contraire, « [l]e primat du “point de vue de la reproduction” acquiert une
signification exactement inverse de celle dont on était parti : au lieu de fonder les variations historiques sur
une invariance, il signifie que toute invariance (relative) présuppose un rapport de forces. Ou si l’on veut que
toute continuité structurale est l’effet nécessaire d’une contingence irréductible dans laquelle, à chaque
instant, réside la possibilité latente d’une crise » (É. Balibar, « Tais-toi encore, Althusser ! », op. cit., p. 74).

144
sa propre complexité, c’est-à-dire l’éternité de la connaissance d’une structure en tant qu’elle
repose sur la contingence de l’articulation des éléments qui la composent. Cette perspective
permet à la fois de saisir les possibilités de variation des rapports des éléments de la structure
(car ils sont réellement hétérogènes), et les limites de cette variation (car leur articulation
donne lieu à une synchronicité qui « éternise » la structure) – le rapport entre les deux étant
déterminée par le caractère virtuel de cette éternité16. Althusser propose donc de revenir de
Hegel à Spinoza, ce qui a mené certains commentateurs à affirmer que si Hegel c’est Spinoza
mis en mouvement, « Althusser risque d’être Spinoza à nouveau à repos »17. Or, il faut d’abord
comprendre pourquoi il fallait arrêter Hegel : c’est qu’il n’allait nulle part, car tout son
mouvement le conduisait à rester chez soi, au « chez soi » d’un concept qui, identifié au réel
dans l’ensemble de son mouvement, faisait de son devenir le déploiement de l’éternité,
revenant à soi-même à travers son « autre ». En « réalisant » la synchronicité sous la forme de
l’unité d’un principe spirituel également présent dans tous les éléments de la structure, le
mouvement qu’il permet de penser est alors celui du développement interne de la structure tel
qu’il est dicté par ce principe. Ainsi, la pensée hégélienne telle qu’Althusser la conçoit
constitue le paradigme de ce que nous avons appelé un mode de pensée empirico-téléologique.
Althusser de son côté maintient l’éternité du concept, mais en refusant de l’identifier au réel, ce
qui permet d’en penser à la fois l’effectivité (parce qu’il insiste virtuellement dans le tout) et la
transformabilité par-delà son propre devenir interne (parce que son insistance n’est que
virtuelle et repose sur l’articulation contingente de ses éléments). Il fait ainsi du devenir réel
autre chose que le devenir du concept (c’est-à-dire le déploiement de son éternité). Si Althusser
met le concept au repos, c’est parce que la transformation ne peut pas être pensée comme
transformation du concept. En effet, le présent, en tant que présence du concept, en tant que
cristallisé dans une synchronicité, ne correspond jamais à l’actualité – et il faut donc
« déprésentifier » le présent, pour pouvoir avoir une prise sur l’actualité. Comme Althusser
l’indique explicitement en 1963, sa théorie des « variations d’un invariant » n’a de sens qu’en
rapport aux hommes « qui n’ont jamais à faire, dans tout développement d’une formation
sociale, qu’à l’éternel et muable “moment” présent (conjoncture) où ils vivent, se battent,
pensent, errent et trouvent – et meurent » (EII, 401, nous soulignons).

C’est pourquoi on ne comprend pas Marx en croyant qu’il aurait simplement mis en
mouvement grâce à la dialectique hégélienne les catégories « éternelles » de l’économie
politique classique. Une telle opération reviendrait en effet à prendre ces catégories comme

16
« Chez Spinoza la multiplicité des temps constitue un entrelacement complexe non réductible à la
simplicité d’une essence et à une simultanéité douée d’un centre. Le moment actuel dont parle Althusser est
l’entrelacement, et le synchronique est la connaissance de cet entrelacement non réductible à une intériorité
simple, c’est la connaissance de Dieu à travers la connaissance des choses singulières, comme récite la
proposition dans laquelle Goethe lisait le cœur et le secret du spinozisme. Une fois ce parcours accompli
l’affirmation selon laquelle le synchronique est l’éternité devient intelligible » (V. Morfino, Incursioni
spinoziste, op. cit., p. 113).
17
Cf. B. Hindess, P. Hirst, Pre-Capitalist Modes of Production, op. cit., p. 316.

145
fournissant le principe essentiel dont le tout social serait l’expression, effaçant par-là même la
contingence sur laquelle ce principe repose et en pensant son devenir comme le déploiement de
sa nécessité. « [L]e simple projet “d’historiciser” l’économie politique classique nous jette
dans l’impasse théorique d’un paralogisme où les catégories économiques classiques, loin
d’être pensées dans le concept théorique d’histoire, sont simplement projetées dans le concept
idéologique d’histoire. (…) Et, de ce fait, les deux termes du couple éternité-histoire relèvent
d’une problématique commune, “l’historicisme” hégélien n’étant que la contre-connotation
historicisée de “l’éternitarisme” économiste » (LC, 301). Autrement dit, mettre en mouvement
les catégories de l’économie politique classique c’est se borner à penser leur reproduction,
c’est-à-dire leur éternité. Penser les catégories économiques « dans le concept théorique
d’histoire » signifie au contraire atteindre l’éternité véritable, au sens spinoziste, qui permet de
saisir la structuration contingente de la synchronicité que ces catégories imposent au tout,
c’est-à-dire à la fois son effectivité et sa transformabilité. Seulement ainsi l’économie politique
classique peut véritablement être soumise à une critique. Mais avant de voir ce que le geste
théorique marxien fait à l’économie politique classique, il nous semble pertinent de préciser
préalablement avec Althusser les risques qu’encourt le marxisme lorsqu’il « réalise » ainsi la
synchronie du tout social.

Le nom althussérien de ces risques est bien connu : « historicisme »18. Dans un chapitre
où Althusser s’attaque à Gramsci comme au représentant le plus pur de cette version du

18
Si l’on cherchait un exemple d’historicisme, il ne faudrait pas regarder trop loin. Dans son diplôme
d’études supérieurs rédigé en 1947, Althusser affirme qu’Hegel a parfaitement défini le philosophe comme
« un homme qui pense sous la totalité l’aliénation de sa propre situation » (EI, 188), ce qui signifie qu’une
pensée sera contradictoire tant que sera contradictoire le rapport du philosophie et du monde historique qu’il
pense, c’est-à-dire ce monde même. Or, étant parvenu à penser cette condition, Hegel a prétendu avoir pu le
faire parce que finalement l’universel était parvenu à se réaliser dans l’histoire. C’est pourquoi Hegel doit
introduire l’universel dans le réel en « contrebande » en lui donnant un contenu réel qui « n’est pas à sa
hauteur ». Mais Hegel a fourni en même temps – avec sa théorie de la pensée aliénée – le principe de la
nécessité de son erreur, et cette nécessité prend sa revanche sur Marx lui-même, qui critiquera la contrebande
hégélienne : « ayant dénoncé l’aliénation du monde bourgeois où il vivait et n’ayant qu’annoncé dans la
révolution à venir la fin de l’aliénation, il n’a pu sauter lui non plus par-dessus son temps, et ses propres
vérités se voient ressaisies par ce qu’elles dénoncent. Marx philosophe est donc captif de son temps, et donc
captif de Hegel, qui a par avance dénoncé cette captivité. Marx subit en un sens la nécessité de l’erreur qu’il
voulait reconstruire dans Hegel, dans la mesure où Hegel a dénoncé cette nécessité dans le philosophe, et l’a
détruite en lui pour engendrer le Sage. L’erreur de Marx est de n’être pas Sage » (EI, 191). Il s’ensuit que « la
réalisation du vrai n’est pas possible si le vrai n’est pas une anticipation réelle, c’est-à-dire un universel
implicite que l’action révolutionnaire et l’histoire développent, si la réalisation du vrai n’est pas d’une
certaine manière le développement de la réalité dans sa propre vérité » (EI, 213). On voit alors qu’il n’y a
qu’un seul présent dans l’histoire, que l’on ne peut pas dépasser mais qu’on doit aider à se dépasser à partir
de l’universel qu’il contient déjà en lui : « Le prolétariat est cet universel implicite, il contient dans sa
condition présente l’avenir et la liberté de l’humanité totale. Il est virtuellement la circularité du contenu
absolu » (EI, 215). Althusser parle alors d’un « transcendantal empirique » dont Le Capital constituerait
« l’analytique ». Il faudrait par ailleurs lier cet historicisme à la lecture humaniste qu’Althusser propose ici de
Hegel, pour laquelle la raison de la totalité historique lui est donnée par « la communauté des consciences,
qui s’affrontent dans la lutte et la reconnaissance » (EI, 218-219), ou encore pour laquelle « [l]a dimension
négative par laquelle histoire se constitue par et pour soi (…) n’est pas hors l’histoire, elle est à l’intérieur de

146
marxisme19, il revient sur la question de la spécificité de l’objet de la science marxiste par
rapport à celui de l’économie politique classique. La manière dont ce problème est résolu par
l’historicisme consiste, on l’a vu, dans l’idée que Marx n’aurait fait qu’appliquer à l’objet de
l’économie la dialectique hégélienne, en l’historicisant. Cette idée suppose donc que l’objet
reste le même, c’est-à-dire que l’économie politique classique a déjà atteint la forme de
scientificité qui sera celle du marxisme, ce dernier se limitant à la mettre en mouvement. Une
telle thèse suppose une reformulation de la théorie hégélienne du savoir absolu. Dans un
passage rarement commenté de Lire Le Capital, que nous nous permettrons de citer
longuement, Althusser reconstruit la manière dont cette position rend compte de la scientificité

soi : le néant par lequel l’histoire s’engendre et par qui elle se ressaisit dans sa génération et en elle : ce néant
est l’homme » (EI, 138). Notons qu’Althusser abandonne cette lecture humaniste la même année dans un
compte rendu de l’Introduction à la lecture de Hegel de Kojève auquel il reproche d’avoir tiré de la théorie
du négatif de Hegel une anthropologie en négligeant « l’aspect objectif (ou substantiel) de la négativité
hégélienne » (EII, 250). Sur le rapport du jeune Althusser à Hegel, cf. G. Rametta, « “Il contenuto è sempre
giovane”. La tesi su Hegel del giovane Althusser », in G. Rametta (éd.), Metamorfosi del trascendentale 2 :
da Maimon alla filosofia contemporanea, Padova, Cleup, 2012 ; F. Raimondi, « Verità e politica in
Althusser : genesi di una problematica (1947-1956) », Consecutio temporum, n° 7, novembre 2014.
19
Il ne s’agit pas ici d’établir la justesse des critiques qu’Althusser adresse à Gramsci (qu’il présente
d’ailleurs avec beaucoup de précautions en considérant son historicisme comme avant tout polémique et
critique, et comme ayant une valeur « pratique » en tant qu’il indique « le lieu où la conception marxiste doit
s’établir »), ainsi qu’à des figures aussi différentes que Lukács, Colletti ou Sartre, par des rapprochements
souvent à l’emporte-pièce (sur le rapport Althusser-Lukács cf. C. Preve, « La ricostruzione del marxismo fra
filosofia e scienza. Un percorso di riflessione dalla rivoluzione epistemologica di Louis Althusser alla
rifondazione filosofica di György Lukács », in La cognizione della crisi. Saggi sul marxismo di Louis
Althusser, Milano, Franco Angeli, 1986 ; sur le rapport Althusser-Sartre, cf. G. Sibertin-Blanc, « L’effet anti-
humaniste de l’existentialisme dans le marxisme », Études sartriennes, n° 13, 2009 ; nous reviendrons sur le
rapport d’Althusser avec l’école de Della Volpe – dont Colletti faisait partie – plus bas). En ce qui concerne
Gramsci, on trouve une remise en question systématique des critiques qui lui sont adressées par Althusser,
consistant pour l’essentiel à montrer qu’Althusser a pris Gramsci pour Benedetto Croce – en se faisant au
passage prendre lui-même au piège de Croce –, dans P. D. Thomas, The Gramscian Moment. Philosophy,
Hegemony and Marxism, Leiden, Brill, 2009. Cf. aussi : « [A]vec cette appropriation critique de ce terme
central de Croce [historicisme absolu] Gramsci visait précisément à indiquer la distance historique et
théorique qui séparait la pensée de Marx à la fois de celle de Hegel et de celle de ses imitateurs de la dernière
heure. Cette caractérisation était fondée sur une analyse historique de l’historicisme comme en même temps
une doctrine philosophique et un courant politique du “long dix-neuvième siècle” ; le marxisme était posé
comme la forme “absolue” de cette tradition non pas suivant un modèle de la connaissance absolue, dans
lequel il fonctionnerait comme une conscience finalement atteinte de l’histoire qui, en tant que conscience,
permet au présent d’être pleinement contemporain et transparent à soi, mais plutôt dans le sens qu’il
représentait une résolution possible des contradictions de la tradition historiciste précédente. Plutôt que le
modèle hégélianisant, émanationniste de la totalité sociale présenté par Althusser, l’identification complexe
de la philosophie et de l’histoire par Gramsci, sous l’égide de la politique, présuppose au contraire une
théorie anti-essentialiste de la traductibilité et de la non-contemporanéité nécessaire du présent. En retour,
ceci fait surgir une définition de la philosophie non pas comme l’expression d’une essence (dont la priorité
temporelle et logique garantirait l’unité des expressions multiples du présent, y compris, de manière
éminente, sa réalisation philosophique), mais comme une forme d’organisation – et, potentiellement, de
transformation – particulièrement intense de cette hétérogénéité constitutive » (P. D. Thomas, « Althusser’s
Last Encounter : Gramsci », op. cit., pp. 139-140). Pour une présentation des différentes « rencontres »
d’Althusser avec Gramsci, cf. V. Morfino, « Althusser lecteur de Gramsci », Actuel Marx, n° 57, 1/2005. Il
faut par ailleurs rappeler que la lecture althussérienne de Gramsci était profondément influencée par l’image
de Gramsci qui avait été construite par le PCI. C’est le présupposé essentiel qu’il faut prendre en
considération lorsqu’on étudie les rapports d’Althusser avec les marxistes italiens (cf. Chr. Lo Iacono,
Althusser in Italia. Saggio bibliografico (1959-2009), Milano, Mimesis, 2011). Nous reviendrons plus bas
sur d’autres aspects du rapport entre Gramsci et Althusser.

147
de l’économie politique classique. Il en identifie le principe chez Marx lui-même, dans l’idée,
que l’on retrouve dans l’Einleitung de 1857 et dans Le Capital, selon laquelle « le sujet [de la
science historique], ici la société bourgeoise moderne, est donné, aussi bien dans la réalité
que dans le cerveau », c’est-à-dire, précise Althusser, que « l’activité de connaissance (…) est
elle aussi définie par le présent de ce donné » (LC, 314) :
Les Mercantilistes n’ont fait que réfléchir leur propre présent, en faisant la théorie monétaire de la
politique monétaire de leur temps. Les Physiocrates n’ont fait que réfléchir leur propre présent, en
esquissant une théorie géniale de la plus-value, mais de la plus-value naturelle, celle du travail
agricole (…) : ce faisant ils n’énonçaient rien d’autre que l’essence même de leur présent, le
développement du capitalisme agraire dans les plaines grasses du Bassin Parisien (…). Eux non plus
ne pouvaient sauter par-dessus leur temps ; ils ne parvenaient à des connaissances que dans la mesure
même où leur temps les leur offrait dans une forme visible, les avait produites pour leur conscience :
ils décrivaient en somme ce qu’ils voyaient. Smith et Ricardo sont-ils allés au-delà, ont-ils décrit ce
qu’ils ne voyaient pas ? Ont-ils sauté par-dessus leur temps ? Non. S’ils sont parvenus à une science
qui fût autre chose que la simple conscience de leur présent, c’est parce que leur conscience contenait
la véritable autocritique de ce présent. (…) [I]ls ont atteint dans la conscience de leur présent la
science même, parce que cette conscience était, comme conscience, sa propre autocritique, donc
science de soi. En d’autres termes : la caractéristique de leur présent vivant et vécu, qui le distingue de
tous les autres présents (du passé), est que, pour la première fois, il produisait en soi sa propre
critique de soi, qu’il possédait donc ce privilège historique de produire la science de soi dans la forme
même de la conscience de soi. Mais il porte un nom : c’est le présent du savoir absolu, où la
conscience et la science ne font qu’un, où la science existe dans la forme immédiate de la conscience,
et où la vérité peut être lue à livre ouvert dans les phénomènes, sinon directement, du moins à peu
d’efforts, puisque dans les phénomènes, sont réellement présentes, dans l’existence empirique réelle,
les abstractions sur lesquelles repose toute la science historico-sociale considérée. (…) L’histoire
aurait en quelque sorte atteint ce point, produit ce présent spécifique exceptionnel où les abstractions
scientifiques existent à l’état de réalités empiriques, où la science, les concepts scientifiques existent
dans la forme du visible de l’expérience comme autant de vérités à ciel ouvert. (…) Il suffit de
franchir encore un pas dans la logique du savoir absolu, de penser le développement de l’histoire qui
culmine et s’accomplit dans le présent d’une science identique à la conscience, et de réfléchir ce
résultat dans une rétrospection fondée, pour concevoir toute l’histoire économique (ou autre) comme
le développement, au sens hégélien, d’une forme simple primitive, originaire, par ex. la valeur,
immédiatement présente dans la marchandise, et pour lire Le Capital comme une déduction logico-
historique de toutes les catégories économiques à partir d’une catégorie originaire, la catégorie de la
valeur ou la catégorie de travail (LC, 315-319).

On retrouve ici le problème de l’identification de l’objet de connaissance avec l’objet réel. En


effet, la théorie du savoir absolu fonde la scientificité de la science sur la présence de son objet
de connaissance, de ses abstractions, dans le réel, tel qu’il apparait à la conscience. La
différence entre les savoirs « préscientifiques » et la science économique résiderait alors dans
le fait que pour les premiers les abstractions scientifiques n’étaient pas encore réalisées dans
leur objet, la conscience et sa vision étant alors en quelque sorte tronquées. Le passage de
l’idéologie à la science s’expliquerait donc par le fait que l’objet réel aurait lui-même
finalement atteint sa vérité en réalisant les abstractions scientifiques – par exemple que la
valeur qui, présente depuis le début de l’histoire dans les marchandises, se serait pleinement
réalisée dans le mode de production capitaliste par la généralisation des rapports marchands20.

20
Dans un texte inédit plus tardif, on trouve une critique détaillée du « spectre » qui hante le marxisme du
« petit producteur indépendant », de la « production marchande » et du « mode de production marchand ».
Selon Althusser, « il n’y a pas de mode de production marchande », mieux, « le mode de production

148
On comprend alors pourquoi Althusser a rejeté le concept d’abstraction réelle, en
l’associant peut-être un peu trop rapidement avec une telle conception empiriste de la
connaissance, selon laquelle l’abstraction serait donnée dans le réel comme son essence :
Tout le procès empiriste de la connaissance réside en effet dans l’opération du sujet dénommée
abstraction. Connaître, c’est abstraire de l’objet réel son essence, dont la possession par le sujet est
alors dite connaissance. (…) L’abstraction empiriste, qui extrait de l’objet réel donné son essence, est
une abstraction réelle, qui met le sujet en possession de l’essence réelle. (…) [L]’essence du réel
existe, comme essence réelle, dans le réel qui la contient. (…) La conception empiriste peut être
pensée comme une variation de la conception de la vision, à cette simple différence que la
transparence n’y est pas donnée d’emblée, mais est séparée d’elle-même par ce voile, par cette
gangue de l’impureté, de l’inessentiel qui nous dérobe l’essence et que l’abstraction met, par ses
techniques de séparation et de décapage, de côté, pour nous livrer la présence réelle de l’essence pure
et nue, dont la connaissance n’est plus alors que la simple vue (LC, 33-36).

L’opération d’Althusser consiste, de manière exactement contraire, à montrer que l’« essence »
– la synchronie – est nécessairement impure, que l’« inessentiel » – ses conditions d’existence
– est « essentiel », et que la synchronie doit être construite théoriquement pour pouvoir
comprendre son mode d’existence comme « virtuel ». La conception empiriste de l’objet de
connaissance (comme identique à l’objet réel) revient à l’inverse à loger la synchronie du tout
social, telle qu’elle doit être construite dans la théorie, directement dans le réel, où la théorie se
limiterait à la voir21. Cela comporte, comme on l’a vu, l’idée que le principe de l’unité du tout
social s’exprime dans tous ses éléments, c’est-à-dire que tous les éléments du tout et son
devenir, sont régis par le mouvement de ce principe.

Si la perspective hégélienne consiste à limiter l’historicisme à la phase qui va jusqu’au


« présent exceptionnel » où le concept serait finalement « chez soi » dans l’histoire,
l’historicisme « absolu » revendiqué par Gramsci ne fait selon Althusser qu’historiciser ce

machand ou marchande existe bel et bien, et il existe dans l’idéologie bourgeoise, car il n’existe que là. (…)
[L]e mode de production marchande est pour l’idéologie bourgeoise le seul et unique mode de production
existant, au sens fort, c’est-à-dire qui mérite d’exister, car il est conforme à la nature. À la nature des choses
et à la nature humaine, qui couchent ensemble, en tant que natures, dans le grand lit naturel du mode de
production marchande » (L. Althusser, « Projet de livre sur l’impérialisme », A21-02.04, p. 19). « Il n’y en a
pas d’autre. Les autres ne sont que des déviations ou aberrations, pensées à partir de ce seul et unique mode »
(ibid., p. 22).
21
« [N]ous devons (…) rapprocher de la conception qui soutient la lecture religieuse [qui lit le Logos dans le
réel] qui nous est proscrite, une conception tout aussi vivante, et qui a toutes les apparences d’en être la
transcription profane, la conception empiriste de la connaissance ». Althusser vise à nouveau la pensée
hégélienne « qu’on peut à bon droit tenir sous ce rapport, et du consentement de Hegel lui-même, pour la
réconciliation de la religion et de sa “vérité” profane » (LC, 32). Cette interprétation d’Hegel pourrait
toutefois être aussi remise en question : « Dans la mesure où nous travaillons sur la “Vorstellung” dans la
“Darstellung”, nous opérons un saut, ou une discontinuité, telle qu’elle modifie le statut même du concept,
qui passe de concept représentatif (…) à concept proprement scientifique » (G. Rametta, « « Darstellung » in
Hegel e in Althusser », op. cit., p. 22). Toutefois, plus loin, l’auteur donne implicitement raison à Althusser :
« Le lecteur averti se sera depuis longtemps rendu compte qu’en montrant comment l’exposition hégélienne
satisfaisait pleinement les prérequis de la notion althussérienne de pratique théorique (…), nous avons passé
sous silence le présupposé dont dépend, chez Hegel, tout le mouvement de la Darstellung : à savoir le fait
que [le concret-de-pensée] n’est pas seulement le résultat du processus [de connaissance], mais aussi ce qui,
tacitement, en constitue le début » (ibid., pp. 50-51).

149
même présent du savoir absolu hégélien. Or, historiciser un présent indépassable ne fait que le
démultiplier, mais ne le rend pas moins indépassable.
S’il n’est plus de présent privilégié, tous les présents le deviennent au même titre. Il suit que le temps
historique possède, en chacun de ses présents, une structure telle qu’elle permette à chaque présent la
« coupe d’essence » de la contemporanéité. (…) Le projet de penser le marxisme comme historicisme
(absolu) déclenche donc automatiquement les effets en chaîne d’une logique nécessaire, qui tend à
rabattre et aplatir la totalité marxiste sur une variation de la totalité hégélienne, et qui (…) finit par
estomper, réduire ou omettre les différences réelles qui séparent les niveaux » (LC, 328)22.

On sait à quelle conséquence on est conduit par cette logique : la contingence de l’articulation
du tout social est absorbée par sa nécessité, le principe de son unité étant « réalisé » en lui en
s’exprimant dans tous ses éléments et dans son mouvement. Ainsi, l’historicisation du savoir
absolu devient une éternisation de chaque présent, désormais compris à partir de sa
synchronicité considérée comme réelle, au prix de l’hétérogénéité des temporalités différentes
qui le composent.

La conséquence principale d’une telle historicisation du savoir absolu est, de manière


très cohérente, la perte du principe qui permettait à Hegel de distinguer la science de
l’idéologie (à savoir l’identification d’un présent exceptionnel), c’est-à-dire la réduction de la
science à l’idéologie, désormais comprises comme deux formes de « conception du monde »
plus ou moins systématiques. « Réduire et identifier l’histoire propre de la science à celle de
l’idéologie organique et à l’histoire économico-politique, c’est finalement réduire la science à
l’histoire comme à son “essence”. La chute de la science dans l’histoire n’est ici que l’indice
d’une chute théorique : celle qui précipite la théorie de l’histoire dans l’histoire réelle ; réduit
l’objet (théorique) de la science de l’histoire à l’histoire réelle ; confond donc l’objet de
connaissance avec l’objet réel » (LC, 330). Le présent n’est plus composé par une pluralité de
temporalités, mais est réduit à être « un seul » présent dans lequel la pensée est coincée, car il
constitue son essence23.

22
L’idée de « coupe d’essence » découle directement de la contemporanéité à soi du présent. « [L]a structure
de l’existence historique de la totalité sociale hégélienne permet ce que je propose d’appeler une “coupe
d’essence”, c’est-à-dire cette opération intellectuelle par laquelle on opère à n’importe quel moment du temps
historique une coupure verticale, une coupure du présent telle que tous les éléments du tout révélés par cette
coupe soient entre eux dans un rapport immédiat, qui exprime immédiatement leur essence interne » (LC,
276-277).
23
On pourrait penser que la cible théorique d’Althusser est ici, encore plus que Gramsci, Lucio Colletti et, à
travers lui, l’école de Della Volpe. On le comprend en lisant le passage qui remplaçait partiellement dans la
première édition celui qu’on vient de citer, où il est justement question de Colletti (cf. LC, 644). Galvano
Della Volpe avait depuis les années 50 théorisé le marxisme comme « galiléisme moral », en faisant de la
Critique du droit politique hégélien l’exposé fondateur de la méthode de Marx. Il avait conçu la méthode de
Marx en distinguant l’« abstraction générique » hégélienne, qui reçoit les contenus empiriques sans les
assimiler en les hypostasiant dans des spéculations pour ensuite les appliquer sur n’importe quel autre
contenu empirique, de l’« abstraction déterminée », qui opère une « mise au point historique » par laquelle on
reconnait le caractère « non-chronologique » des catégories économiques (qui ne s’articulent pas suivant
l’ordre dans lequel elles sont apparues). Toutefois, Della Volpe, contrairement à Althusser, affirme le
caractère « essentiellement historique » des catégories économiques, qui existent donc, si on le remet dans
leur juste ordre, dans le réel, sans distinguer entre concret réel et concret-de-pensée. Autrement dit, Della
Volpe ne saisit pas le caractère « virtuel » des abstractions déterminées, bien qu’il en saisisse le caractère

150
Althusser montre alors comment une telle conception du présent empêche une pensée
de la pratique politique en conjoncture : il nous coince en effet dans le vis-à-vis entre une
conception selon laquelle l’histoire est le mouvement imposé par le développement de l’unité
donnée du tout social (la conjoncture n’étant qu’un moment de son développement) et une
conception qui voit dans le changement historique l’intervention « volontaire » des hommes
qui viennent de l’extérieur rompre la fixation du présent. Comme on l’a déjà annoncé, une telle
précipitation de l’objet de la connaissance dans l’objet réel – avec l’éternisation du présent qui
lui correspond – constitue la quintessence de l’idéologie : « [l’idéologie] est l’immobile
mouvement, qui reflète et exprime, comme le disait Hegel de la philosophie même, ce qui se
passe dans l’histoire, sans jamais sauter par-dessus son temps, puisqu’elle n’est que ce même
temps pris dans la capture d’un reflet spéculaire, justement pour que les hommes s’y
prennent » (LC, 342)24.

Il est important de revenir sur la conception du temps et du présent qui s’ensuit. La


conception marxiste de la non-contemporanéité à soi du présent ne consiste pas simplement à
inscrire le passé et le futur dans le présent. Ceci est ce que l’économie politique parvient très

non-chronologique (cf. G. Della Volpe, « Pour une méthodologie matérialiste de l’économie et des sciences
morales en général » (1e éd. 1957), Rousseau et Marx et autres écrits, Paris, Grasset, 1974). Cf. à ce propos
la critique adressée par Rancière à Giulio Pietranera, membre de l’école de Della Volpe : « Pietranera se
place sur un terrain qui est celui des Manuscrits de 1844, lesquels représentent la théorie de l’identification
entre structure du procès comme objet de la science et développement d’une histoire » (LC, 165) Cf. aussi
LC, 199. Dans une lettre de 1963, Althusser affirme clairement que ce que l’école de Della Volpe n’a pas
compris, c’est que la révolution de Marx consiste à avoir changé le statut de l’empirique, non pas simplement
son contenu : « pour faire une science, ça suffit pas de changer le statut de l’idée (…) faut aussi changer le
statut de l’empirique (…) quand une science naît, elle change son empirique » (L. Althusser, « Lettre du 10
mars 1963 », Lettres à Franca, op. cit., pp. 389-390). Le changement opéré par Marx consiste notamment
dans le fait d’avoir réfusé de comprendre l’empirique comme « contenant » son essence.
24
Le rapport entre pensée hégélienne et idéologie du présent est posé dès Pour Marx : « la réduction de tous
les éléments qui font la vie concrète d’un mode historique (…) à un principe d’unité interne, cette réduction
n’est elle-même possible qu’à la condition absolue de tenir toute la vie concrète d’un peuple pour
l’extériorisation-aliénation (…) d’un principe spirituel interne, qui n’est jamais rien d’autre en définitive que
la forme la plus abstraite de la conscience de soi de ce monde : sa conscience religieuse ou philosophique,
c’est-à-dire sa propre idéologie » (PM, 102). Dans un cours de 1955-56, Althusser écrivait que la
philosophie de l’histoire « prend l’illusion d’une époque sur elle-même pour la cause de l’histoire et
représente cette illusion comme la fin de l’histoire ». Ce qu’apporte au contraire le marxisme est la
compréhension du fait que « [d]étruire la philosophie de l’histoire, ce n’est (…) pas la détruire comme
illusion et mythe. C’est rapporter la norme qu’elle impose à l’histoire à l’histoire elle-même » (PH, 162).
Dans ce cours, Althusser commence à esquisser la thèse selon laquelle l’objectivité en histoire est acquise par
l’étude « du rapport de [tel] élément historique à ses conditions d’existence » (PH, 173). En même temps,
pour contrer l’idée du caractère arbitraire de la variation de ces conditions d’existence, il s’en tient, de
manière encore « historiciste » à l’affirmation de la possibilité de dégager des conditions d’existence « la loi
dynamique objective de [leur] transformation » (PH, 174) : « la totalité d’une société historique déterminée
comprend en elle le principe même de son devenir et de sa transformation : la contradiction entre forces de
production et rapports de production » (PH, 180). Il s’ensuit que « [l]a science historique ne peut être science
de la construction de l’avenir, science de la transformation de l’histoire que parce que l’histoire est elle-
même transformation de soi. L’histoire ne peut être science que si la transformation qu’elle réalise dans
l’histoire coïncide avec le sens général de la transformation de l’histoire, avec la loi de son devenir » (PH,
170).

151
bien à faire toute seule. Non seulement le présent est pensé par elle comme éternel lorsqu’elle
se tourne vers le futur, mais aussi lorsqu’elle se penche sur le passé. Pensons par exemple à la
« mémoire » que le mode de production capitaliste se donne, telle que la présente Balibar dans
des termes frappants en analysant le « mythe de l’accumulation primitive » que Marx détruit
dans Le Capital.
Le fond du mythe bourgeois de l’accumulation primitive, c’est donc, dans une réversibilité absolue de
lecture, la formation du capital par le mouvement propre d’une production privée déjà capitaliste en
puissance, et l’auto-engendrement du capital. Mais il serait encore plus exact de dire que le
mouvement tout entier du capital (le mouvement d’accumulation) apparait ainsi comme une mémoire :
mémoire d’une période initiale dans laquelle, par son travail personnel et son épargne, le capitaliste a
acquis la possibilité de s’approprier indéfiniment le produit du surtravail d’autrui (LC, 525).

Cette mémoire est ensuite définie comme « présence continuée d’une origine homogène au
processus actuel » (LC, 526). On comprend donc que la forme de présence du passé garantie
par cette mémoire n’est autre que la projection du présent sur le passé, c’est-à-dire son
éternisation : le capital a en quelque sorte toujours été là, dans l’épargne du petit producteur
parcimonieux, et la contingence de la structuration du mode de production capitaliste s’en
trouve effacée. Non seulement le présent est ici contemporain à soi, mais il est contemporain à
son passé : le passé est présent parce qu’il a toujours déjà coïncidé avec le présent. Or,
« [l’]analyse [marxienne] de l’accumulation primitive, nous met (…) en présence de l’absence
de mémoire radicale qui caractérise l’histoire (la mémoire n’étant que la réflexion de l’histoire
en certains lieux prédéterminés – l’idéologie, voire le droit – et comme telle, rien moins que
fidèle) » (LC, 534). Le marxisme permet alors de penser le mode de production comme éternel
en tant que sa synchronie repose sur telle composition de temporalités hétérogènes. Ainsi, c’est
le présent lui-même qui est démultiplié, et non pas le passé qui y est inséré.

Althusser a bien montré en quoi une telle conception de la mémoire demeure


hégélienne :
si nous revenons encore un instant à Hegel, nous y constatons que la survivance du passé comme
« dépassé » (aufgehoben) se réduit simplement à la modalité du souvenir, qui n’est d’ailleurs que
l’inverse de l’anticipation, c’est-à-dire la même chose. (…) C’est pourquoi jamais le passé n’est
opaque ni obstacle. Il est toujours digestible parce que digéré d’avance. Rome peut bien régner dans
un monde imprégné de la Grèce : (…) [é]tant déjà Rome sans le savoir quand elle s’acharnait à mourir
pour délivrer son avenir romain, jamais elle n’entrave Rome dans Rome. C’est pourquoi le présent
peut se nourrir des ombres de son passé, voire les projeter devant lui (…). C’est que son passé n’est
jamais rien d’autre que lui-même, et ne lui rappelle jamais que cette loi d’intériorité qui est le destin
de tout Devenir Humain. Mais (…) dans Marx (…) le passé y est tout autre qu’une ombre, même
“objective”, – mais une réalité structurée terriblement positive et active (…) Mais alors comment
penser ces survivances ? (…) Sinon à partir de cette surdétermination de toute contradiction et de tout
élément constitutif d’une société (PM, 115).

Si la mémoire constitue la manière dont le passé est idéologiquement présent dans le présent,
on pourrait se souvenir d’Augustin25 pour conclure que la manière dont le futur est

25
Cf. Augustin, Les confessions, Livre 11, Chapitre 20 : « [C]e qui devient évident et clair, c’est que le futur
et le passé ne sont point ; et, rigoureusement, on ne saurait admettre ces trois temps : passé, présent et futur ;
mais peut-être dira-t-on avec vérité : Il y a trois temps, le présent du passé, le présent du présent et le présent

152
idéologiquement présent dans le présent est l’attente. Il est aisé de démontrer comment
l’attente est en effet la posture subjective propre à une projection du présent dans le futur que
l’on retrouve typiquement dans des conceptions marxistes selon lesquelles les lois qui
structurent le présent historique le vouent à sa perte, ou, parallèlement, des conceptions
économiques qui, en inscrivant le mode de production capitaliste dans la nature humaine, ne
peuvent penser que sa reproduction éternelle. La conception du passé et du futur comme
mémoire et attente suppose d’ailleurs que le temps n’existe que dans le vécu, et, surtout, que le
sujet de ce vécu – en l’occurrence la société – existe. Ici réside l’effet de société ultime : la
société est posée comme sujet26.

Au contraire pour Althusser le présent est objectivement divisé en une multiplicité de


temps, et il n’y a pas de présent ultime qui pourrait constituer le critère de l’anticipation ou du
retard des autres présents. Dans l’actualité, tout présent est, en principe, en décalage par
rapport aux autres, parce qu’ils n’expriment pas une même essence – un présent unique. Par
contre, à travers ces décalages, les présents s’articulent entre eux en un tout lequel impose
idéologiquement l’un d’entre eux comme présent de référence. Il ne s’agit donc pas de mettre
le passé et le futur dans le présent, c’est-à-dire d’étaler sur l’histoire la nécessité du présent,
mais de cliver le présent, en le rapportant à l’hétérogénéité radicale de ses origines. C’est
ainsi que le passé est véritablement présent – comme ressortissant dans la multiplicité des
présents –, et qu’il ouvre dans le présent l’espace de l’avenir. C’est peut-être en cela que la

de l’avenir. Car ce triple mode de présence existe dans l’esprit ; je ne le vois pas ailleurs. Le présent du passé,
c’est la mémoire ; le présent du présent, c’est l’attention actuelle ; le présent de l’avenir, c’est son attente. Si
l’on m’accorde de l’entendre ainsi, je vois et je confesse trois temps ; et que l’on dise encore, par un abus de
l’usage : Il y a trois temps, le passé, le présent et l’avenir ; qu’on le dise, peu m’importe ; je ne m’y oppose
pas : j’y consens, pourvu qu’on entende ce qu’on dit, et que l’on ne pense point que l’avenir soit déjà, que le
passé soit encore ».
26
Cf. plus bas Chapitre II.4.2. Il est possible de retrouver une critique de cette conception du rapport entre
temps et sujet chez Spinoza. Dans ses derniers écrits, Althusser affirme de manière énigmatique que le Traité
théologico-politique constitue un exemple parfait de connaissance de troisième genre (cf. P, 152 ; EI, 566 ;
ADL, 248, 478). Pierre-François Moreau a affirmé que l’on trouve ici l’intuition la plus profonde d’Althusser
à l’égard de Spinoza (cf. P.-F. Moreau, « Althusser et Spinoza », in P. Raymond, Althusser philosophe, op.
cit., p. 86). Morfino a essayé de l’expliciter. « [C]hez Spinoza l’histoire est présente (…) à deux niveaux
différents : dans le premier genre de connaissance comme grande narration historique d’un peuple (au sens à
la fois objectif et subjectif du génitif), comme histoire téléologique et/ou eschatologique – et celle-ci est la
manière dont les individus s’imaginent leur propre temporalité – ; dans le troisième genre comme
connaissance du processus matériel et imaginaire de l’histoire d’un peuple dans sa durée (V. Morfino,
Incursioni spinoziste, op. cit., p. 131). Dans le Traité théologico-politique Spinoza produit « la
déconstruction de la temporalité absolue du mythe de la fondation (de Moïse) et de l’élection divine, qui
instaure une origine et donne une mesure à la multiplicité et à l’enchevêtrement des temporalités mondaines
(…). En rompant avec l’imagination/mémoire du mythe du Livre et du peuple élu, il est possible de mettre en
lumière la relation complexe de leurs durées, leur connexio singulière ; c’est-à-dire qu’il est possible de
connaitre l’histoire réelle sub specie aeternitatis, au-delà de toute tentative de totaliser une histoire singulière.
(…) [L]’éternité est relativité, et la connaissance sub specie aeternitatis est la relativisation du temps absolu
de la mémoire d’un sujet (un peuple) qui croit posséder le sens de l’être, production du concept de la pluralité
de durées réelles qui soutiennent cette imagination identitaire » (V. Morfino, « La scienza delle connexiones
singulares », in F. Del Lucchese, V. Morfino (éds.), Sulla scienza intuitiva in Spinoza – Ontologia, politica,
estetica, Milano, Ghibli, 2003, pp. 190-191, nous traduisons).

153
connaissance de la complexité des multiples présents qui habitent le présent peut alors être
nommée, toujours suivant Augustin, un élargissement de l’attention actuelle.

2. Conditions et limites de l’économie politique : la lutte des classes

On peut à présent revenir au point de départ de nos analyses : il s’agit pour Althusser
de déterminer la différence spécifique entre le matérialisme historique et l’économie politique
classique en tant que différence d’objet – différence qui va au-delà de la mise en mouvement
d’un objet donné et qui permet de penser l’œuvre de Marx comme fondatrice d’un nouveau
régime de scientificité. Or, si l’objet de l’économie politique classique est l’économie, l’objet
du matérialisme historique est bien le mode de production. En étudiant cette différence d’objet,
on pourra donc finalement réintroduire le concept fondamental du matérialisme historique –
jusqu’ici absent des analyses althussériennes.

En s’appuyant sur ce que Marx lui-même dit de son œuvre, Althusser résume ses
découvertes essentielles comme suit : 1) le couple valeur/valeur d’usage, qui renvoie au couple
travail abstrait/travail concret ; 2) la plus-value. Althusser remarque ensuite que les critiques
les plus dures énoncées par les économistes modernes à l’égard de Marx ont visé précisément
ces concepts. Ces critiques peuvent se résumer dans l’idée que ces concepts sont des concepts
non-économiques, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent pas faire l’objet d’une mesure ou d’une
quantification. Or, de telles critiques sont en fait selon Althusser le résultat d’un malentendu :
« ce malentendu de lecture n’est possible que par un malentendu sur l’objet même de Marx :
qui fait lire aux Économistes leur propre objet projeté en Marx, au lieu de lire en Marx un autre
objet, qui n’est pas le leur, mais tout différent » (LC, 258). Ainsi, ce sont paradoxalement les
critiques que les économistes ont adressées à Marx, en tant qu’elles constituent les symptômes
d’un malentendu portant sur l’objet de Marx, qui peuvent nous fournir une piste pour définir
cet objet et pour critiquer (celui de) l’économie politique.

La critique des économistes est donc la suivante : la plus-value, à la différence du


profit, de la rente, de l’intérêt, ne peut pas être mesurée. Le marxisme n’est donc pas une
économie, dans la mesure où le « grand principe » de l’économie est que « tout fait
économique est (…) mesurable par essence » (LC, 367). Althusser non seulement « accepte »
cette critique : le marxisme n’est pas une économie ; il rappelle que le marxisme non
seulement n’est pas une économie mais est critique de l’économie politique, c’est-à-dire qu’il
« met en question non seulement l’objet de l’Économie Politique, mais l’Économie Politique
elle-même comme objet. (…) [L]’économie politique, telle qu’elle se définit dans sa prétention,
n’a, pour Marx, aucun droit à l’existence » (LC, 363)27. Elle existe pourtant, et la force de

27
Cf. aussi, dans un texte beaucoup plus tardif : « il n’y a pas (sauf pour la bourgeoisie, dont les intérêts sont
trop clairs) d’Économie politique, et (…) à plus forte raison, il n’y a pas d’Économie politique marxiste »
(EP, 232).

154
Marx est de montrer, en même temps qu’il la critique, qu’elle n’existe pas comme une pure et
simple illusion ou imposture, mais de manière nécessaire.
[L]e reproche [fait à Marx] se retourne contre ses auteurs puisque Marx admet et emploie la mesure :
pour les « formes développées » de la plus-value (le profit, la rente, l’intérêt). Si la plus-value n’est
pas mesurable, c’est justement parce qu’elle est le concept de ses formes, elles-mêmes mesurables.
Bien entendu cette simple distinction change tout : l’espace homogène et plan des phénomènes de
l’économie politique n’est plus alors un simple donné, puisqu’il requiert la position de son concept,
c’est-à-dire la définition des conditions et des limites qui permettent de tenir des phénomènes pour
homogènes, donc mesurables (LC, 367).

L’économie politique existe donc nécessairement, mais Marx marque les conditions et les
limites de cette existence, annihilant par là même sa prétention.

Quelle est donc cette prétention ? On a vu qu’Althusser caractérise l’objet de


l’économie politique de deux manières : il est homogène et il est un donné. Selon lui,
l’Économie politique opère à partir d’un champ (l’économique) dont l’homogénéité se donne
comme évidente. En raison de cette homogénéité, le caractère mesurable des phénomènes
inscrits dans ce champ (par exemple le profit, la rente et l’intérêt) se donne aussi comme
évident. Althusser montre que cette auto-donation est en réalité donnée par l’Économie
politique elle-même en tant qu’elle découpe le réel de telle manière que l’un de ses morceaux
et ses éléments (le champ économique et ses « faits ») se sépare du tout en se présentant
comme une sphère homogène. Cette « donation » repose sur deux opérations : la première
consiste à réduire le champ économique, qui étudie à la fois la distribution, la production et la
consommation des richesses, au seul plan de la distribution, la production et la consommation
n’étant traitées que par le biais de leur rapport avec la distribution. Cette réduction est elle-
même garantie – deuxième opération – par la construction plus ou moins explicite d’une
anthropologie naïve selon laquelle la base de tous les faits économiques est l’homo
œconomicus, c’est-à-dire le sujet économique porteur de ses besoins. Ce sont en effet les
besoins des hommes qui déterminent ce qui constitue une « richesse », c’est-à-dire ce qui est
susceptible d’utilisation, et c’est bien cette richesse qui fait l’objet de la production-
distribution-consommation qu’étudie l’économie politique. Pour le dire avec Althusser,
« [c]’est le besoin humain qui définit l’économique de l’Économie. (…) [C]’est cette
anthropologie “donnante” qui est, au sens fort, le donné absolu ! » (LC, 369) Il s’ensuit que les
besoins étant définis à partir d’une anthropologie, ils sont conçus comme universels,
l’économie trouvant ici le principe même de sa prétention à l’universalité. La « définition » du
champ de l’économie politique par l’intervention des hommes comme sujets des besoins, qui le
rend homogène, coïncide donc avec son universalisation. « Tous les sujets étant identiquement
sujets de besoins, on peut traiter leurs effets en mettant entre parenthèses l’ensemble de ces
sujets : leur universalité se réfléchit alors dans l’universalité des lois des effets de leurs
besoins, – ce qui incline naturellement l’économie politique vers la prétention de traiter dans

155
l’absolu, pour toutes les formes de société passées, présentes et à venir, des phénomènes
économiques » (LC, 370-371)28.

Althusser dénonce ici une nouvelle fois l’identification de l’objet de connaissance avec
l’objet réel, en l’occurrence la prétention de lire à livre ouvert le champ économique et ses faits
dans le réel. Croyant trouver son objet, l’économie politique se le donne, ou mieux se le fait
donner : « nous voyons assez bien qu’il n’est jamais de donné sur le devant de la scène des
évidences, que par une idéologie donnante, qui se tient derrière le rideau. Si nous n’allons voir
derrière le rideau, nous ne voyons pas le geste de son “don” : il disparait dans le donné, comme
tout ouvrage dans son œuvre. Nous sommes ses spectateurs, c’est-à-dire ses mendiants » (LC,
370). Althusser affirme la même idée aussi dans des termes spinozistes : l’économie est une
science des conclusions ignorant ses prémisses.
Rappelons, à titre d’indication, une thèse célèbre de Spinoza : nous pouvons, en première
approximation, avancer qu’il ne saurait pas plus exister d’Économie politique qu’il n’existe une
science des « conclusions » comme telle : la science des « conclusions » n’est pas science, puisqu’elle
est l’ignorance en acte de ses « prémisses », – elle n’est que l’imaginaire en acte (le « premier
genre »). La science des conclusions n’est qu’un effet, un produit de la science des prémisses : mais
supposée existante cette science des prémisses, la prétendue science des conclusions (le « premier
genre ») est connue comme imaginaire et comme l’imaginaire en acte : connue, elle disparaît alors
dans la disparition de sa prétention, et de son objet. Il en va grosso modo de même chez Marx. Si
l’Économie Politique ne peut exister pour elle-même, c’est que son objet n’existe pas pour lui-même,
qu’il n’est pas l’objet de son concept, ou que son concept est le concept d’un objet inadéquat.
L’Économie Politique ne peut exister que sous la condition qu’existe d’abord la science de ses
prémisses, ou si l’on préfère la théorie de son concept, – mais dès qu’existe cette théorie, alors la
prétention de l’Économie Politique disparaît dans ce qu’elle est : prétention imaginaire (LC, 364).

Se limitant aux conclusions, au donné qu’elle « trouve », l’économie politique rate le caractère
conditionné et limité par certaines prémisses de ce qu’elle trouve, d’où justement sa prétention
à l’universalité. Cette prétention n’est que la contrepartie de l’incapacité de l’économie
politique de saisir ce qui détermine (conditionne et limite) son objet et par là de penser sa
transformation, ce qui est une manière de rendre cet objet inatteignable : elle vit « dans

28
On trouve ici l’un des deux adversaires – le deuxième étant le stalinisme (nous y reviendrons dans la
Conclusion) – visés par la critique althussérienne de l’humanisme comme nécessairement couplé à
l’économisme : « l’idéologie bourgeoise est essentiellement économiste, (…) le capitaliste envisage tout du
point de vue des rapports marchands (…) du point de vue de l’accumulation capitaliste. (…) Mais il est bien
vrai, en même temps, que l’envers organique, la “couverture”, l’alibi et le “point d’honneur” obligés de cet
économisme sont l’humanisme ou libéralisme bourgeois, parce qu’ils trouvent leurs bases dans les catégories
du Droit bourgeois et de l’idéologie juridique matériellement indispensables au fonctionnement du Droit
bourgeois : la liberté de la Personne, c’est-à-dire, dans le principe, la libre disposition de soi, la propriété de
soi, de sa volonté et de son corps (le Prolétaire : Personne libre de se vendre !), et de ses biens (la propriété
privée : la vraie, qui abolit les autres – celle des moyens de production » (RJL, 89-90). Sur la conception
althussérienne du droit bourgeois cf. Chapitre IV.1.2. La conséquence du couple humanisme/économisme
n’est autre que « l’escamotage des rapports de production et de la lutte des classes » (RJL, 91). Althusser
renvoie bien évidemment au passage du Capital sur la sphère de la circulation des marchandises comme
« Éden des droits naturels de l’homme et du citoyen. Ce qui y règne seul, c’est Liberté, Égalité, Propriété et
Bentham » (K. Marx, Le Capital, Livre I, op. cit., p. 274). Cf. aussi : « l’Humanisme est l’idéologie d’une
politique qui (…) capitule devant les faits accomplis d’un “destin” qu’une certaine “économie” (la
capitaliste) ne se fait pas prier pour prendre en charge » (L. Althusser, « Rectification (1967-1968 ?) », A9-
05.02, p. 25).

156
l’imaginaire d’une économie aussi proche (…) que le soleil à deux cents pas du “premier genre
de connaissance”, – aussi proche, justement pour ce qu’elle est distante (…) d’une infinité de
lieues » (LC, 365).

Marx intervient donc dans ce cadre en posant à l’Économie politique la question du


concept de son objet, c’est-à-dire la question de la production théorique de cet objet. C’est
précisément l’enjeu de l’introduction du concept de plus-value qui est le principe essentiel du
fonctionnement des distinctions que Marx met à l’œuvre pour penser le mode de production
capitaliste comme mode d’exploitation : capital constant / capital variable, valeur d’échange /
valeur d’usage, travail abstrait / travail concret. Marx reproche à Smith et Ricardo d’avoir
« sacrifié » à la valeur en tant que quantité mesurable (sous la forme du profit, de la rente et de
l’intérêt) la forme de la valeur, dont la plus-value constitue le concept. Ce faisant, Marx inscrit
dans le discours de l’Économie politique sa limite et ses conditions – limite et conditions
qu’elle désavoue en assoyant son champ théorique et ses objets sur une anthropologie qui
permet de les hypostasier. Comme l’expliquent Stéphane Legrand et Guillaume Sibertin-Blanc
en commentant ces mêmes passages, avec Marx « l’homogénéité présupposée du champ des
phénomènes économiques n’est plus “trouvée là” comme un donné mais construite à partir du
concept qui la pose et pose en même temps ses propres limites et conditions, soit la plus-value
(…), c’est-à-dire une détermination très précisément inséparable du surtravail, et donc du
système de l’exploitation qui en organise la production et la reproduction, et donc du
transindividuel social en tant qu’antagonisme de classe »29. Marx met ainsi le champ de
l’Économie politique en rapport avec sa condition-limite (la plus-value en tant que concept du
transindividuel social clivé par la lutte des classes), en en relevant le caractère à la fois
nécessaire (elle est produite par sa condition) et transformable (elle est limitée par sa
condition). « [C]hez Marx le concept de la loi de la valeur est bel et bien un concept adéquat à
son objet, puisqu’il est le concept des limites de ses variations, donc le concept adéquat de son
champ d’inadéquation » (LC, 259). L’idée de champ d’inadéquation de l’objet, comme
contrepartie des limites de variation de l’objet (donc de son champ d’adéquation), est
essentielle : le concept de plus-value pose les deux champs ensemble. L’économie politique
n’est « vraie » que dans un champ régi par la plus-value comme concept de la forme de la
valeur, champ au sein duquel la loi de la valeur est « adéquate » à son objet.

Il faut alors dissiper un malentendu qui a pu surgir à travers notre exposé. Dans son
analogie entre l’économie politique et le premier genre de connaissance de Spinoza, Althusser
peut donner l’impression de soustraire à l’économie politique classique toute forme de

29
Stéphane Legrand et Guillaume Sibertin-Blanc, « Introduction générale : vers le matérialisme », Archives
du GRM, 1e année, 22 septembre 2007, p. 7. Cette équation est proposée presque dans les mêmes termes par
Althusser : « [L]a découverte (Engels) de la plus-value, mise au centre de la théorie du mode de production
capitaliste (plus-value = exploitation capitaliste = lutte des classes), va précipiter [le] bouleversement [des
concepts de l’Économie politique classique]. (…) La Critique de l’Économie politique (…) devient alors la
dénonciation de l’économisme de l’Économie politique classique » (EA, 22n).

157
scientificité. En réalité, Marx tient dans Le Capital, et surtout dans les « Théories sur la plus-
value » (le Livre IV du Capital) à faire la distinction entre l’« économie vulgaire » et
l’« économie scientifique » dont Ricardo serait le représentant le plus éminent. Cette
distinction est tout à fait centrale dans la contribution de Jacques Rancière à Lire Le Capital :
« Le concept de critique et la critique de l’économie politique des “Manuscrits de 1844” au
“Capital” », mais sa prise en compte ne change pas le fond de la critique qu’Althusser reprend
à Marx : « L’économie politique classique se constitue (…) comme science en instaurant une
différence entre la diversité des formes phénoménales et l’unité intérieure de l’essence. Mais
elle ne réfléchit pas le concept de cette différence » (LC, 116). Ainsi, on trouve bien chez
Ricardo une théorie de la valeur, qui ramène ses formes apparentes à l’unité de sa substance, à
son contenu – le travail –, mais Ricardo ne pose pas la « question critique » : « pourquoi le
contenu de la valeur revêt-il la forme de la valeur ? » (LC, 117) Ou (cela, comme on le verra
tout de suite, revient au même) comment la force de travail est-elle devenue marchandise et
est-elle reproduite en tant que telle, comment en vient-elle à être évaluée comme valeur
d’échange (devenant ainsi partie du capital variable), c’est-à-dire à partir du travail abstrait, du
temps de travail socialement nécessaire à la (re)produire, conduisant à ce que que tout produit
du travail soit évalué de la même manière ?30 Rancière indique aussi que la forme de la valeur
détermine un espace d’objectivité d’où l’économie politique tire sa « validité », mais cet
espace n’est pas pensé par elle à partir du mouvement réel qui le fait surgir – lequel ne
s’explique qu’à partir du concept de plus-value. L’économie politique se limite alors à un
« espace d’objectivité fantomatique » (LC, 125), parce que « [f]aute d’une théorie de la forme,
elle méconnaît son objet même. Elle ne reconnaît pas l’objectivité spécifique à laquelle la
science à affaire : celle d’un procès de production déterminé » (LC, 137).

Ces idées nous permettent de donner une certaine consistance à nos thèses sur la
virtualité de la structure comme objet de connaissance. L’erreur de l’économie politique est de
précipiter son objet théorique dans le réel (elle le « trouve là »), faisant ainsi disparaitre les
conditions de cet objet et ses limites. En raison de cette disparition, la nécessité de son objet se
donne comme universelle. Elle se donne comme l’expression dans chaque phénomène (tel ou
tel fait économique) d’une même essence universelle (le sujet porteur des besoins). En effet, ce
qui disparait ainsi c’est la virtualité de ces conditions, donc leur caractère limité, en tant

30
« [A]près avoir posé la substance (le travail) comme l’invariant, [Ricardo] a laissé la forme valeur tomber
dans l’inessentiel. Il a pris cette forme valeur comme quelque chose qui allait de soi. Il fallait problématiser
cette forme, poser la question critique et faire ainsi apparaître “tout le secret de la conception critique” : le
caractère double du travail [travail abstrait/travail concret] représenté dans la valeur de la marchandise » (LC,
168). « L’économie politique a bien, il est vrai, analysée la valeur et la grandeur de la valeur, quoique d’une
manière très imparfaite. Mais elle ne s’est jamais demandée pourquoi le travail se représente dans la valeur,
et la mesure du travail par sa durée dans la grandeur de valeurs des produits. Des formes qui manifestent au
premier coup d’œil qu’elles appartiennent à une période sociale dans laquelle la production et ses rapports
régissent l’homme au lieu d’être régis par lui, paraissent à sa conscience bourgeoise une nécessité tout aussi
naturelle que le travail productif lui-même » (K. Marx, Le Capital, Livre I, op. cit., pp. 162-164).

158
qu’elles dépendent d’une structuration contingente du tout social31. L’analyse de la plus-value
permettra de spécifier cette idée en affirmant que cette dépendance doit en être comprise
comme une dépendance par rapport à la lutte des classes. Ce qui disparaît dans l’économie
politique c’est le fait que le champ homogène qu’elle étudie est une forme déterminée de la
lutte des classes ; que sa nécessité est l’effet d’un rapport de force dans la lutte des classes. Or,
relever le caractère construit de l’objet de l’économie politique, c’est-à-dire construire le
concept de son objet (la plus-value comme forme de la valeur), c’est précisément poser cette
nécessité comme virtuelle, comme reposant sur une contingence. On pourrait alors dire que le
concept saisit la virtualité du réel en indiquant le réel de ce réel, ou la raison pour laquelle
c’est ce réel qui « se donne », qui est nécessaire, et pas un autre. Le réel du réel c’est la lutte
des classes. Mais dire qu’un rapport de forces est la condition-limite du champ d’adéquation de
l’objet de l’économie politique (de sa validité) ne signifie pas que ce champ flotte dans l’air.
Car ce rapport de forces est lui-même déterminé par la scène sur laquelle il se déploie ; il est
donc déterminé à ne pas changer par la forme même qu’il prend32. On pourrait donc dire que
le défaut principal de l’économie politique est de ne voir que la forme du rapport de force
donné dans lutte des classes, ou plus précisément de ne voir que ce que montre ce rapport de
force, c’est-à-dire sa nécessité, – ce qui revient à ne pas voir la lutte des classes. En reprenant
les termes que nous avons employés dans les parties précédentes, nous pourrions ajouter que
l’économie politique ne voit que ce que montre la forme dominante de la lutte des classes,
celle menée par la classe qui domine dans le rapport de force, celle sur laquelle sa domination
se fonde. Elle ne voit que les effets du mode de production dominant. Or, à nouveau, ne voir
que la forme dominante de la lutte des classes, c’est ne pas voir la lutte des classes33.

31
Ceren Özselçuk a donc parfaitement raison de remettre en question l’interprétation de Badiou, selon
laquelle la surdétermination comme « lieu de la politique » s’extrait de la « détermination matérialiste par
l’économie, qui est un principe de stabilité massive » couplé à l’État qui y « fait “fonctionner” les individus »
(A. Badiou, Abrégé de métapolitique, Paris, Seuil, 1998, pp. 74-75). Özselçuk considère au contraire
que dans Lire Le Capital Althusser procède à « une conceptualisation de l’espace sur lequel reposent les
rapports économiques comme ontologiquement contingent et instable » (C. Özselçuk, « Louis Althusser and
the Concept of Economy », in K. Diefenbach et alii, Encountering Althusser, op. cit., p. 208, nous
traduisons). « La forme-valeur, comme différente de la valeur chez Marx, construit rétroactivement la valeur
et la rend non pas une essence pleinement présente de la détermination, mais une “cause absente existant
seulement dans ses effets” » (ibid., p. 213). Il est important d’insister sur la catégorie de contingence : tous
ces développements renvoient en effet à l’idée marxienne selon laquelle « les catégories de l’économie
bourgeoise sont des formes de l’intellect qui ont une vérité objective, en tant qu’elles reflètent des rapports
sociaux réels, mais ces rapports n’appartiennent qu’à cette époque historique déterminée où la production
marchande est le mode de production sociale » (K. Marx, Le Capital, Livre I, op. cit., p. 158). Mais si l’on en
reste là, le risque est de considérer que ces formes sont, pour l’époque donnée, bien réelles, c’est-à-dire
nécessaires, non transformables, ou, dans le cas le meilleur, transformables par les contradictions internes de
l’époque donnée. C’est pourquoi il faut ajouter que leur réalité repose sur leur contingence, c’est-à-dire
qu’elle est virtuelle.
32
En ce sens, Althusser affirme que le mode de production capitaliste est « le lieu, c’est-à-dire la cause et
l’effet » de la lutte des classes antagoniste (EA, 22n).
33
On pourrait reprendre ici l’idée selon laquelle Marx aurait simplement « mis en mouvement » les
catégories de l’économie politique classique pour souligner que c’est dans la mesure où il a lui-même pour
partie endossé une telle vision de son propre travail qu’il est tombé dans ce que Balibar a appelé

159
3. La plus-value invisible

Il est intéressant de prendre un moment pour déplier le raccourci saisissant que l’on
vient de proposer à l’aide de Legrand et Sibertin-Blanc (plus-value – surtravail – système
d’exploitation – lutte des classes), afin de comprendre la manière dont la lutte des classes
habite depuis le début la théorie althussérienne du mode de production en constituant, dans sa
forme dominante, les conditions-limites de l’économie politique. La question de la plus-value
sous-tend le passage central de « Du “Capital” à la philosophie de Marx », où Althusser
formule, à partir du Chapitre XIX du Livre I du Capital consacré au salaire, une nouvelle
théorie de la lecture, qu’il qualifie de « symptômale », et qu’il veut employer pour lire Marx
lui-même. Nous ne nous intéresserons pas à l’idée même de lecture symptômale, mais
simplement au fait que pour la présenter Althusser choisit un passage du Capital qui illustre
parfaitement le geste marxien consistant à produire des concepts qui posent les conditions-
limites de l’économie politique. À la suite de Marx, Althusser affirme que la question
essentielle de l’économie politique classique est celle de savoir comment déterminer le prix du
travail. Cette valeur est déterminée par elle comme équivalente à « la valeur des subsistances
nécessaires pour l’entretien et la reproduction du travailleur ». En donnant cette réponse,
l’économie politique classique répond correctement à une question, mais qui n’est pas celle
qu’elle s’est posée. La réponse produite par l’économie politique classique « est la réponse
juste à une question qui présente cet unique défaut, de ne pas avoir été posée » (LC, 14-15).
Elle répond en effet à la question de savoir quelle est la valeur de la force de travail, alors
qu’elle essayait de répondre à la question de savoir quelle est la valeur du travail. Cette
« bévue » de l’économie politique classique se révèle dans le déplacement qui mène du travail,
dans la question, au travailleur, dans la réponse, déplacement qui s’opère comme si ces deux
mots signifiaient la même chose. Althusser indique alors que la réponse juste donnée par les
économistes classiques en l’absence de la question qui lui est appropriée, indique le « manque
d’un concept ». Ce manque est l’autre face de ce que l’économie politique classique voit ;

« historicisme anhistorique » (É. Balibar, La crainte des masses, op. cit., p. 249), qui aboutit au fait de ne
voir que la forme dominante de la lutte des classes – ce qui produit l’effacement de la lutte des classes elle-
même dans une forme d’éternitarisme et son renvoi à un avènement révolutionnaire finalement inintelligible
(ou produit par les lois internes au mode de production donné). « Alors que la lutte des classes est présentée
comme l’effet nécessaire des rapports de production capitalistes, elle ne produit pourtant aucun effet
déterminé sur eux, aussi longtemps que n’intervient pas une transformation révolutionnaire. Elle n’agit que
sous la forme du “tout ou rien” : en conservant le capitalisme identique à lui-même aussi longtemps qu’elle
ne le détruit pas. (…) Ce paradoxe d’une historicité sans histoire se résout précisément par l’énoncé des “lois
d’évolution”, qui postulent la permanence de la structure du système tout en préfigurant sa négation. Dans
Misère de la philosophie (1847), Marx ironisait sur le naturalisme essentialiste des économistes : “ainsi il y a
eu de l’histoire, mais il n’y en a plus”. À notre tour d’ironiser : ainsi il n’y a plus d’histoire, mais il y en
aura… (…) [H]istoire devient l’autre nom de l’éternité (et matérialisme l’autre nom de l’idéalisme) » (ibid.,
pp. 262, 264). Althusser nous semble bien avoir envisagé ce risque, en le contrant précisément par sa théorie
de la contingence (de la virtualité) de la structure dominante en tant que forme dominante de la lutte des
classes.

160
mieux, c’est un non-voir qui habite son voir, sans lequel elle ne pourrait pas voir ce qu’elle
voit. « [C]e que l’économie politique classique ne voit pas, ce n’est pas ce qu’elle ne voit pas,
c’est ce qu’elle voit ; ce n’est pas ce qui lui manque, c’est au contraire ce qui ne lui manque
pas ; ce n’est pas ce qu’elle rate, c’est au contraire ce qu’elle ne rate pas. La bévue c’est alors
de ne pas voir ce qu’on voit, la bévue porte non plus sur l’objet, mais sur la vue même. La
bévue est une bévue qui concerne le voir : le ne pas voir est alors intérieur au voir, il est une
forme du voir, donc dans un rapport nécessaire avec le voir » (LC, 13-14)34.

Le rapport entre voir et non-voir est donc un rapport nécessaire, ou intérieur au voir.
Althusser explique alors comment s’établit ce rapport :
[E]ntre ce visible et cet invisible ainsi définis, il peut exister un certain rapport de nécessité.
L’invisible d’un champ visible n’est pas, en général, dans le développement d’une théorie, le
n’importe quoi extérieur et étranger au visible défini par ce champ. L’invisible est défini par le visible
comme son invisible, son interdit de voir : l’invisible n’est donc pas simplement, pour reprendre la
métaphore spatiale, le dehors du visible, les ténèbres extérieures de l’exclusion, – mais bien les
ténèbres intérieures de l’exclusion, intérieure au visible même, puisque définie par la structure du
visible. (…) Cet autre espace est aussi dans le premier espace, qui le contient comme sa propre
dénégation ; cet autre espace est le premier espace en personne, qui ne se définit que par la dénégation
de ce qu’il exclut en ses propres limites. Autant dire qu’il ne lui est de limites qu’internes, et qu’il
porte son dehors au-dedans de soi. Le paradoxe du champ théorique est ainsi d’être, si nous voulons
sauver la métaphore spatiale, un espace infini parce que défini, c’est-à-dire sans limites, sans frontières
extérieures, qui le séparent de rien, justement parce qu’il est défini et limité en dedans de soi, portant
en soi la finitude de sa définition, qui, d’exclure ce qu’il n’est pas, le fait ce qu’il est. Sa définition
(opération scientifique par excellence) est alors ce qui le fait à la fois infini dans son genre, et marqué
au-dedans de soi, en toutes ses déterminations, par ce qu’exclut de lui en lui sa définition même (LC,
20-21).

Ainsi, le champ du visible n’est pas limité par un autre champ qui lui serait extérieur. Bien
plutôt il se limite de manière à produire l’espace qu’il exclut. Le non-vu d’une théorie n’est pas
un pas-encore-vu, quelque chose qui lui est simplement extérieur et auquel elle pourrait
accéder en poussant plus loin ses propres analyses ou qui pourrait la bouleverser de l’extérieur.
C’est pour expliquer cette intériorité du non-voir au voir qu’Althusser introduit le concept de
problématique qui désigne « la condition de possibilité définie absolue, et donc la
détermination absolue des formes de position de tout problème, à un moment considéré, de la
science. (…) [L]a vue est le fait de ses conditions structurales, la vue est le rapport de réflexion
immanent du champ de la problématique sur ses objets et ses problèmes » (LC, 19). Ainsi, le
non-voir d’une théorie est ce que la théorie ne peut pas voir en fonction de l’agencement même
de ce qu’elle voit : de ses problèmes et de ses objets dont la réflexion immanente fait surgir sa

34
Althusser essaie de cette manière de résoudre le problème posé par Rancière : « Dans le jeu de cache-
tampon de l’économie politique classique, il y a [dans la méconnaissance de la forme valeur et de l’origine de
la plus-value] un point où elle devra toujours brûler. Il y a quelque chose qu’elle ne peut pas voir et ce
quelque chose qu’elle ne peut pas voir est aussi ce qu’elle doit ne pas voir » (LC, 195-196). Or, ajoute
Rancière, « [d]ire que l’économie classique ne peut pas voir ces points parce qu’en eux se trouve inscrit le
caractère historique du mode de production capitaliste, donc sa disparition nécessaire, et que le capitalisme
ne peut pas supporter de voir ainsi sa mort en face, ne saurait manifestement passer pour la formation du
concept de cet aveuglement » (LC, 196n). Althusser essaie précisément de forger ce concept, auquel il donne
le nom de « problématique ».

161
problématique. La problématique limite le champ de la vision de manière à intérioriser le
rapport entre intérieur et extérieur de telle sorte que la théorie ne rencontre jamais son
extérieur. Les limites de la théorie sont dans ce cas cela même d’où elle tire sa force. Une
théorie est infinie, parce qu’elle est dé-finie, parce qu’elle se débarrasse de sa finitude en la
portant en soi. Une théorie intériorise ses propres limites pour n’avoir jamais à les rencontrer.

Maintenant, qu’est-ce que donc l’économie politique classique ne voit pas dans ce
qu’elle voit, qu’est-ce que ce ne pas voir lui permet-il de voir « à l’infini » ? Pour répondre à
cette question, il faut d’abord souligner qu’en restant attachés aux termes de leur
questionnement de départ (quelle est la valeur du travail ?), les économistes classiques tombent
dans toute une série d’impasses. En bref, ils n’arrivent pas à saisir le principe même du
fonctionnement de leur objet, c’est-à-dire du système capitaliste : la production du profit. En
effet, ce que les économistes signalent avec les manques de leur discours, c’est que le
capitaliste achète non pas le travail du travailleur, mais sa force de travail, la valeur d’échange
de laquelle correspond, comme pour toute marchandise, à la quantité de travail abstrait requis
pour la (re)produire. Le capitaliste ne paye donc pas le travail concret, qui n’est pas une
marchandise, qui n’est pas commensurable, mais, en achetant la force de travail, il achète bien
évidemment la possibilité de la mettre en œuvre, c’est-à-dire de la réaliser dans du travail. Or,
en produisant des marchandises dans un procès de production déterminé, le travail peut
produire une valeur supérieure – elle-même déterminée à travers l’échange par la quantité de
travail abstrait requise pour produire la marchandise – à celle qui a été nécessaire pour acheter
la force de travail, c’est-à-dire une plus-value que le capitaliste s’approprie « naturellement »,
dans la mesure où la force de travail appartient déjà au capitaliste lorsqu’elle est mise à
l’œuvre35. En ratant le concept de force de travail, les économistes ratent donc aussi le concept
de plus-value, et ne peuvent pas expliquer le profit36. Mais pourquoi ce ratage est-il

35
Cf. aussi « Le concept de critique » : « 1) La force de travail a une valeur d’échange, mesurée par le temps
de travail nécessaire à la reproduire, et une valeur d’usage qui est créatrice de valeur, qui produit une valeur
d’échange supérieure à sa propre valeur (…). 2) Le travail est créateur de valeur. Il n’a pas de valeur. Dans
ces deux termes énoncés, nous pouvons lire la possibilité de la plus-value. (…) [L]e travail apparaît comme
marchandise alors qu’il ne peut pas du tout être une marchandise. C’est-à-dire que nous avons affaire à une
structure que nous avons déjà mise à jour : l’existence dans la Wirklichkeit de quelque chose qui est
impossible. Cette possibilité d’une impossibilité nous renvoie à une cause absente, aux rapports de
production. À la suite de l’accumulation primitive qui a séparé les producteurs directs de leurs moyens de
production, ceux-ci sont contraints de vendre leur force de travail comme marchandise. Leur travail devient
du travail salarié et l’apparence se produit selon laquelle ce qui est payé par le capitaliste c’est leur travail
même et non leur force de travail » (LC, 134). Sur la Wirklichkeit cf. : « Par ce concept de réalité
(Wirklichkeit), il faut entendre précisément l’espace où se manifestent les déterminations de la structure
(espace de l’objectivité fantomatique). Il nous faut soigneusement distinguer cette Wirklichkeit, réelle au
regard de la perception, de la wirkliche Bewegung (mouvement réel) qui constitue le réel au regard de la
science » (LC, 125).
36
« La catégorie de profit ne concerne pas la production de la plus-value, mais sa répartition. Le mouvement
apparent fait apparaître ce mouvement de répartition de la plus-value comme constitutif de la plus-value »
(LC, 157-158), ce qui dissimule la vraie source de la plus-value et empêche d’expliquer le profit lui-même.
Rancière souligne d’ailleurs l’importance de compléter la série plus-value/profit par la forme la plus
« visible » du procès d’accumulation du capital : l’intérêt. « L’intérêt qui est, lui, une forme

162
nécessaire ? Parce que c’est précisément ce non-voir – du mode de production capitaliste
comme système d’exploitation – qui lui permet de voir ce qu’elle voit, ce qui est « donné » par
cette forme dominante de la lutte des classes – le rapport de travail comme un rapport
d’échange « juste » de marchandises (argent contre travail) parmi d’autres, c’est-à-dire
comme un rapport entre des êtres libres, égaux et propriétaires de soi (capitaliste –
travailleur), ainsi que l’accumulation du capital comme le résultat du travail antérieur (du
capitaliste) et, finalement, la valeur comme se valorisant elle-même. C’est en ce sens que la
plus-value est le concept de la forme de la valeur : c’est la théorie de la plus-value qui permet
d’expliquer ce que l’on voit, à savoir le capital comme produisant par lui-même de la valeur.
Pour voir ce qu’elle voit, l’économie politique classique ne doit pas voir ce qui pourtant
soutient ce qu’elle voit. D’où le fait qu’elle ne s’intéresse pas à ce qui se passe au niveau de la
production, où la force de travail est mise à l’œuvre et réalisée comme travail dans des
conditions déterminées favorisant la production de plus-value, ou encore aux conditions
obligeant le travailleur à échanger sa force de travail contre de l’argent et aux processus qui les
ont produites (par exemple l’accumulation primitive). Le voir de l’économie politique
classique est alors structuré par le non-voir de la lutte des classes.

Les réflexions concernant le non-voir du voir, qui s’appliquent en principe à toute


théorie, doivent être précisées davantage afin de cerner la spécificité de cette idéologie
théorique qu’est l’économie politique classique37. Nous avons dit que la problématique, en tant
que structuration du champ du visible, se limite en produisant son extérieur. Il faut maintenant
corriger cette estimation en relevant que le propre de l’idéologie est de recevoir ses limites de
l’extérieur : « Dans le mode de production théorique de l’idéologie (…), la formulation d’un
problème, n’est que l’expression théorique des conditions permettant à une solution déjà
produite en dehors du processus de connaissance, parce qu’imposée par des instances et
exigences extra-théoriques (par des “intérêts” religieux, moraux, politiques, ou autres), de se

d’apparition/dissimulation du profit – donc une forme d’apparition/dissimulation de la plus-value au second


degré – représente la forme la plus concrète, la plus médiatisée de la plus-value. Il apparaît en dehors même
de la sphère de la production » (LC, 172). En réalité, « [l]e rapport impossible de A’ à A n’est possible que
d’être soutenu par ce qui régit tout le cycle : le capital comme rapport de production avec son complément le
travail salarié. (…) Ce cycle se caractérise donc dans la disparition du procès dans son résultat. Il se prête
ainsi, s’il vient à s’autonomiser, à la méconnaissance du procès capitaliste » (LC, 176-177).
37
Nous mettons pour l’instant entre parenthèses le problème de la scientificité de l’économie politique –
problème qui ne va aucunement de soi et nous reprendrons plus tard lorsqu’il sera question plus directement
du régime de scientificité spécifique de la théorie de Marx (cf. Chapitre VI.2.2). Il est clair que l’usage par
Althusser d’une terminologie relevant de la vision est ambigu, la spécificité de l’économie politique en tant
que « science » étant précisément, comme on l’a déjà souligné avec Rancière, d’opérer un détachement par
rapport à la « perception » du « mouvement apparent » du système (Smith et Ricardo déterminent la
substance de la valeur) – ce qui la différencie de l’économie vulgaire. Il est clair que la contribution de
Rancière insiste sur le côté scientifique de l’économie politique et celle d’Althusser sur son côté idéologique,
sur lequel nous nous concentrons ici tout particulièrement. Prendre en compte le côté scientifique nous
permettra de mieux saisir la spécificité de la scientificité de Marx. On peut déjà relever que cette spécificité
sera à chercher selon Althusser, plus que dans l’usage de l’abstraction comme opposée à la perception, dans
la différence, méconnue par l’économie classique, entre objet réel et objet de pensée.

163
reconnaître dans un problème artificiel, fabriqué pour lui servir tout à la fois de miroir
théorique et de justification pratique » (LC, 56). Ainsi, lorsque l’idéologie fonctionne
parfaitement, il n’y a pas des réponses qui sonnent creux, toutes les réponses sont évidentes, il
n’y a pas de doutes sur ce qu’on voit parce que tout se donne comme évident. Pourquoi ? Parce
que, dans l’idéologie, le rapport question-réponse est renversé. D’abord vient la réponse,
imposée par des intérêts extra-théoriques, et ensuite la question est taillée sur mesure pour ces
réponses. Ainsi, les réponses données se réfléchissent dans ces questions et sont perçues
comme évidentes. C’est une connaissance par reconnaissance : en posant la question et en
trouvant une réponse, on ne fait que reconnaitre une réponse qui était déjà donnée. Certes,
l’économie politique classique, produisant une réponse en décalage par rapport à ses questions,
semble se distinguer d’une simple idéologie théorique. En même temps, Althusser ne cesse de
souligner que pour que le décalage entre question et réponse devienne visible, il faut avoir déjà
abandonné la problématique idéologique. « [L]orsqu’il advient qu’en certaines circonstances
critiques très particulières, le développement des questions produites par la problématique (…)
aboutit à produire la présence fugitive d’un aspect de son invisible dans le champ visible de la
problématique existante, – ce produit ne peut être alors qu’invisible, puisque la lumière du
champ le traverse en aveugle sans se réfléchir sur lui » (LC, 21).

Il nous semble que ces affirmations nous permettent de comprendre que l’idéologie
théorique s’inscrit dans le tout social de manière à participer à la réalisation de la virtualité de
la structure, en tant qu’elle constitue la forme de la lutte des classes dominante. Nous avons en
l’occurrence insisté sur le fait que l’économie politique classique produit son objet – le champ
homogène des faits économiques, et avant tout de l’échange de marchandises – comme si elle
le trouvait ; elle rate ainsi le fait que ce champ trouve sa condition-limite dans le concept de
plus-value en tant que concept de la forme dominante de la lutte des classes. C’est qu’en effet
elle reçoit son champ théorique en tant qu’elle est soumise à cette forme, laquelle lui impose
certaines réponses, qui doivent se reconnaitre dans ses problèmes. Ce ratage conduit
l’économie politique classique à éterniser la forme de lutte des classes propre au mode de
production capitaliste comme étant « dans les choses ». Autrement dit, le concept de plus-
value comme condition-limite devient cet exclu intérieur qui, pour structurer de manière
invisible l’ensemble du champ visible, n’est jamais rencontré dans le champ visible : il
disparait, ne pouvant plus jouer son rôle critique. S’il s’agit de montrer que le travail est payé à
son juste prix, il ne faut pas se poser la question de la valeur de la force de travail. Il n’y a là
qu’un échange, respectant les lois de tout échange telles qu’elles sont définies par l’économie
politique ; il n’y a pas d’exploitation et de lutte des classes. On le voit, la lutte des classes, dont
la forme dominante détermine la problématique de l’économie politique, est – par l’effacement
de cette problématique, c’est-à-dire du caractère « produit » du champ théorique, et sa
conception comme « trouvé » – effacée de l’économie politique en sorte que cette forme en
vient à se réaliser comme forme naturelle de société, comme seule forme de société viable : la

164
virtualité de la structure tend ainsi à se réaliser. C’est ainsi que l’effet de société opère dans la
théorie. Poser le concept de plus-value comme objet de connaissance signifie au contraire le
saisir dans sa dimension virtuelle, c’est-à-dire en même temps dans sa nécessité, en tant qu’il
est bien le résultat d’un rapport de forces donné dans la lutte des classes qui donne à
l’économie politique son champ d’adéquation, et dans sa contingence, en tant que ce rapport
n’est pas « dans les choses » et peut être transformé. C’est en ceci qu’en définissant le champ
d’adéquation de l’économie politique, la théorie marxiste trace en même temps ses frontières,
et indique son champ d’inadéquation38.

38
Nous devons souligner que l’affirmation selon laquelle la plus-value est le concept de la forme de la
valeur – que nous avons proposée en lisant ensemble les contributions d’Althusser et Rancière – est une
affirmation sans doute trop rapide. La notion de forme de la valeur est employée par Marx dans le chapitre du
Livre I du Capital consacré au passage de la forme simple de la valeur à la forme générale de la valeur, c’est-
à-dire à la forme-monnaie comme équivalent général. Seulement la forme-monnaie permet la « validation
sociale » de la dépense individuelle du travail par l’évaluation de son produit dans l’échange comme
« contenant » un quantum de travail abstrait, c’est-à-dire en fonction du temps de travail socialement
nécessaire pour le produire. Cette validation sociale réalise la médiation du travail individuel avec le travail
total de la société, permettant d’estimer combien du travail dépensé a été effectivement constitutif de valeur,
c’est-à-dire a constitué, aux yeux de la société, un élément du temps de travail total de la société. C’est
pourquoi c’est seulement avec la forme-monnaie qu’il existe une forme adéquate de valeur. Or, une telle
forme de validation sociale par le temps de travail s’impose seulement dans une société dans laquelle les
conditions de l’exploitation coïncident avec les conditions de la production (où le surtravail existe sous la
forme de la plus-value), ce qui impose en même temps de mesurer la valeur d’un produit en fonction du
travail abstrait depensé et que la force de travail – pure capacité abstraite de travailler – soit échangée à
l’autre bout du procès de production (et devienne du capital variable). C’est en ce sens qu’on peut dire que la
plus-value est la forme de la valeur : la valeur n’est que de s’accroitre dans un processus par lequel le travail
est « validé » par l’échange. En ce sens, si John Milios a raison d’affirmer que « [p]our Althusser, la rupture
marxienne avec Ricardo ne consiste pas tant dans l’analyse de la forme-valeur mais dans la substitution du
concept de force de travail à celui de travail », il faut reconnaitre que c’est seulement en allant jusqu’au
concept de la force de travail que l’on comprend pourquoi « [d]ans la théorie marxiste du mode de production
capitaliste, la valeur et l’argent sont des concepts qui ne peuvent être définis indépendamment de la notion de
capital. Ils contiennent (et sont contenus dans) le concept de capital. En tant que théorie monétaire de la
valeur, la théorie de Marx est une théorie monétaire du capital ». C’est pourquoi la perspective d’Althusser
« impliquait de faire passer au premier plan la lutte de classe et le caractère conflictuel de la production
capitaliste plutôt que les effets du marché comme mécanisme de socialisation des activités individuelles
privées, ou encore la valeur comme forme sociale spécifique » (J. Milios, « Lire “Le Capital” après
Althusser : la centralité de la forme-valeur » (1e éd. 2007), tr. Fr. Monferrand, Période, 1 décembre 2014,
s.p.). Sur le rapport complexe d’Althusser avec la théorie marxienne de la valeur, voir aussi B. Roberts,
« The Visible and the Mesurable : Althusser and the Marxian Theory of Value », in A. Callari, D. F. Ruccio
(éds.), Postmodern Materialism and the Future of Marxist Theory, op. cit. Pour une analyse bien plus
approfondie que celle des althussériens de la théorie marxienne de la valeur en tant qu’elle rompt avec
l’économie politique classique, il faut lire les travaux du courant de la « neue Marx-Lektüre », tout
particulièrement ceux de Hans-Georg Backhaus (« Dialectique de la forme valeur » (1e éd. 1969), tr.
S. Niemetz, Critiques de l’économie politique, n° 18, oct.-déc. 1974) ; pour une introduction au Capital
d’après cette perspective (d’où l’on tire l’idée du travail abstrait comme « relation de validation sociale
constituée dans l’échange »), cf. M. Heinrich, An Introduction to the Three Volumes of Karl Marx’s Capital,
op. cit.). On peut bien entendu se demander si la « forme-valeur capitaliste » est la seule forme de la
valeur. David Harvey s’oppose par exemple à ceux qui pensent que pour Marx la seule notion valide de la
valeur provient du travail. Selon lui, « le problème qui se pose aux socialistes, aux communistes, aux
révolutionnaires, aux anarchistes et autres, c’est de concevoir une autre forme-valeur articulée sur un autre
type de reproduction sociale » (D. Harvey, Pour lire Le Capital (1e éd. 2010), tr. N. Vieillescazes, Paris, La
ville brûle, 2012, p. 57).

165
*

Essayons maintenant rapidement de généraliser. Si la structure n’existe que dans


l’articulation contingente de ses éléments et si cette articulation correspond à la forme donnée
de la lutte des classes, si cette forme se reflète sur ses éléments de telle manière qu’ils se
rencontrent toujours à nouveau en « réalisant » toujours davantage la structure, l’idéologie
théorique est le lieu où est pensé le devenir-nécessaire de la structure. L’effacement des
conditions-limites de la problématique de l’économie politique est la forme que prend
l’effacement de la virtualité de la structure du tout social au sein même de la pensée. C’est
l’effet de société dans la théorie. C’est la manière dont la société se pense en supposant qu’elle
est une, c’est la manière dont le présent se pense en supposant qu’il est un39.

4. Économie et mode de production

L’introduction du concept de plus-value n’est toutefois pas la seule manière d’identifier


dans la forme de lutte des classes dominante la condition-limite de l’économie politique
classique. Nous savons que l’économie politique produit une homogénéisation de son champ
rendant possible la mensuration de ses objets. Cette homogénéisation est réalisée par une
« réduction » de la production et de la consommation à la distribution. En poursuivant son

39
Mentionnons, à titre d’illustration, autre figure de l’effet de société dans la théorie qui est décelée par
Althusser dans la philosophie politique classique, tout particulièrement chez Hobbes et Locke. Si, pour un
auteur comme Machiavel, l’objet de la théorie (la constitution de l’État national) constitue en même temps un
objectif politique, ce qui l’oblige à raisonner selon la logique du commencement radical et du fait à
accomplir (cf. Partie V), la philosophie politique classique se rapporte à l’unité nationale, sous la forme de la
monarchie absolue, comme à un fait accompli, et son opération théorique consiste en la légitimation de ce
fait par le recours à l’origine. « [L]a philosophie du droit naturel pense dans le fait accompli et dans
l’origine. (…) L’origine, ce n’est pas l’événement où advient le commencement d’une forme d’éternité sur le
fond d’une matière déjà là, non informée, ou informée différemment. L’origine (…) [c]’est la manifestation
des titres de droit dans l’évidence de la nature » (CR, 50). C’est Rousseau qui permet, en mobilisant les
concepts et la démarche mêmes des philosophies du droit naturel, de dévoiler leur opération : « L’essence de
l’erreur des philosophes de l’état de nature consiste donc dans une supposition, qui est elle-même un
transfert, une projection rétrospective de l’état civil (qui est l’état présent de l’homme civil, l’homme formé
par la société et par l’histoire) dans l’état de nature, dans l’homme naturel, qui sont censés être avant
l’histoire. (…) [L’état social] devient ainsi très facilement la cause de soi, la légitimation de soi sous les
espèces de l’origine puisqu’on n’a rien d’autre affaire qu’à une répétition » (CR, 62). Ainsi, l’objectif
politique – la légitimation d’un état social donné – se réintroduit dans la théorie sous la forme d’une réflexion
du présent dans la théorie : « le monde humain et politique présent qui existe aujourd’hui réfléchit ses
propres objectifs dans ces sciences humaines sous la forme d’objets de ces sciences humaines. (…) [L]a
philosophie n’interviendrait simplement que pour donner à l’ordre établi ou aux projets politiques des
réformateurs sociaux des titres de validité théorique illusoires, nécessairement illusoires, mais socialement
nécessaires » (CR, 73-74). Ou, comme Althusser le dit dans un autre cours, « les philosophes ont toujours
commenté le présent, c’est-à-dire en définitive l’ont justifié » (PH, 303). D’où le fait que Rousseau rouvre
l’espace d’une pensée du fait à accomplir selon laquelle « tout possible apparaît toujours (…) comme
suspendu sur un abîme. Tout contrat apparaît toujours (…) comme miné par sa propre mort. (…) Si l’origine
n’existe que perdue, sans que rien ne se soit jamais perdu, c’est qu’il faut prendre l’histoire telle qu’elle s’est
faite, et les hommes réels tels qu’ils se sont faits et se mettre à l’œuvre, pour la reprendre (…), pour l’établir
sur d’autres fondements, mais sans nul précédent, mais sans disposer d’aucune garantie au monde, qui
préserve de la mort et de la perte » (CR, 183). Cf. aussi les développements sur Hobbes et Locke dans PH,
261-299.

166
analyse, Althusser montre comment, par le geste même de formuler le concept de l’objet de
l’économie politique – la plus-value –, Marx procède à ce qu’on pourrait appeler une
hétérogénéisation de chacun de ces niveaux qui correspond à l’introduction dans chacun
d’entre eux de la lutte des classes40. Cette hétérogénéisation ne prend d’ailleurs pas la forme
d’une dispersion, mais, comme c’était le cas pour le tout social, d’une construction théorique
de la structure de l’objet. Ensuite, Althusser appliquera ce travail
d’hétérogénéisation/structuration aux différentes instances du tout social : c’est seulement à ce
niveau que le concept de mode de production trouvera sa définition scientifique complète sous
forme de topique. Il s’agit alors de suivre Althusser afin de montrer comment sa reprise de la
critique marxienne de l’économie politique correspond à l’inscription de la contingence dans la
nécessité de son champ, c’est-à-dire à la virtualisation d’une structure qui semblait s’exprimer
de manière nécessaire dans tous ses éléments, en étant hypostasiée en une essence.

Althusser se penche donc sur les différentes « sphères » de l’économie. Rappelons que
le terme de sphère est systématiquement associé à la pensée hégélienne de la totalité, conçue
comme « sphère de sphères ». On pourrait alors soutenir que la distribution est la sphère des
sphères de l’économie politique. La consommation est immédiatement comprise – et évacuée
comme problème – par l’économie politique en la rapportant aux besoins humains ; la seule
question à se poser à ce propos étant comment la distribution parvient-elle à les assouvir. Or,
Marx montre que la consommation est en réalité double : d’un côté, on a la « consommation
productive », qui est nécessaire à la reproduction simple ou élargie des conditions de la
production, et qui n’est donc pas directement liée aux besoins des hommes. En reproduisant les
conditions de la production, cette consommation reproduit les conditions mêmes de
l’exploitation, c’est-à-dire la forme dominante de la lutte des classes. D’un autre côté, on a la
« consommation individuelle », qui semble se rapporter à des besoins « anthropologiques ».
Ces derniers ne sont toutefois pas un donné, mais sont toujours historiquement et socialement
produits ; ils sont déterminés à la fois par le niveau des revenus dont disposent les individus et
par la nature des produits disponibles. « [L]a production ne produit pas seulement des moyens
de consommation (des valeurs d’usage) définis, mais aussi leur mode de consommation, et
jusqu’au désir de ces produits. Autrement dit, la consommation individuelle elle-même (…)
nous renvoie d’une part aux capacités techniques de la production (au niveau des forces de
production) et d’autre part aux rapports sociaux de production qui fixent la distribution des
revenus (…). Par ce dernier point, nous sommes renvoyés à la distribution des hommes en
classes sociales » (LC, 374).

Il en va de même pour la distribution, qui perd alors sa centralité par rapport aux autres
sphères économiques. Ici aussi il faut distinguer entre la distribution de revenus, qui détermine
l’accès aux valeurs d’usage, et la « distribution » des valeurs d’usage qui déterminent la

40
Althusser s’appuie ici avant tout sur l’Einleitung de 1857.

167
reproduction des conditions de production : les moyens de production. « Derrière la
distribution des valeurs d’usage se profile ainsi une autre distribution : la distribution des
hommes en classes sociales exerçant une fonction dans le procès de production. (…) [N]ous
sommes donc renvoyés aux rapports de production, et à la production elle-même » (LC, 375-
376). On voit ainsi progressivement s’esquisser une nouvelle figure de l’espace : « cet
approfondissement théorique nous apparait comme une transformation du champ des
phénomènes économiques : à leur ancien “espace plan” homogène se substitue une nouvelle
figure, où les “phénomènes” économiques sont pensés sous la domination des “rapports de
production”, qui les déterminent » (LC, 376)41.

On trouve dans l’analyse althussérienne de la production des éléments qui sont abordés
de manière plus systématique par Balibar. La distinction entre procès de travail et rapports
sociaux de production, autour de laquelle se construisent les réflexions d’Althusser, recoupe en
effet celle entre rapport d’appropriation réelle et rapport de propriété. En ce qui concerne le
procès de travail, Althusser insiste en particulier sur l’importance d’en saisir les conditions
matérielles, c’est-à-dire, d’un côté, la nature, brute ou modifiée par l’activité humaine, telle
qu’elle constitue objets et instruments de travail, et de l’autre, la force de travail elle-même,
qui doit être inscrite dans cet ensemble, dans la mesure où elle constitue aussi une « force de la
nature ». Il faut ensuite se poser la question des « formes d’existence économiques de ces
conditions matérielles ». Ces formes d’existence relèvent de la « combinaison structurelle »
des « conditions matérielles actuelles » qui « commande tout travail effectif » (LC, 383). Dans
cette combinaison structurelle, le rôle dominant est joué par les moyens de travail, qui
permettent en effet de spécifier la modalité du rapport homme-nature comme rapport entre
classes. Serait-on ici face à une nouvelle version du « le moulin à bras vous donnera la société
avec le suzerain ; le moulin à vapeur, la société avec le capitaliste industriel »42 de Misère de la
philosophie – passage fondateur, s’il en est, de toute vision économiciste du tout social ?

En réalité, dit Althusser, les conditions matérielles du procès de production sont


inséparables de ses conditions sociales. « Par là nous découvrons que l’unité homme-nature,
exprimée par le degré de variation de cette unité, est en même temps et à la fois l’unité du
rapport homme-nature et des rapports sociaux dans lesquels la production s’effectue. Le
concept de mode de production contient donc le concept de l’unité de cette double unité » (LC,

41
Althusser rappelle ici que Ricardo est, parmi les économistes politiques classiques, celui qui semble
anticiper le plus nettement Marx, en définissant la production à partir de la distribution comme ce qui
détermine la répartition des agents de la production en classes sociales. Marx accomplit toutefois un pas
ultérieur, qui est une rupture : en renversant les rapports entre production et distribution, il transforme le
concept même de production. Il introduit en effet le concept de la plus-value qui n’est pas simplement un
autre nom pour ce que Ricardo avait pensé, mais permet de théoriser les conditions de la production comme
coïncidant avec les conditions de l’exploitation (cf. LC, 376-379). Notons aussi que l’idée d’« espace plan »
se retrouve dans la contribution de Balibar à côté de la « contemporanéité fictive » qui assure la reproduction
du mode de production capitaliste.
42
K. Marx, Misère de la philosophie, op. cit., p. 162.

168
384). Les conditions sociales du procès de production « concernent le type spécifique de
rapports existant entre les agents de production en fonction des rapports existant entre ces
agents d’un part et les moyens matériels de la production d’autre part » (LC, 385). Il ne s’agit
donc pas de simples rapports inter-subjectifs, mais des rapports entre agents « médiés » par des
rapports entre agents et choses. Ces rapports – propriété, possession, disposition, jouissance,
communauté, etc. – sont à déterminer en fonction de ce qu’Althusser appelle des « modes de
combinaison, “Verbindungen” spécifiques » (LC, 388). Celui-ci est le lieu de la définition des
classes sociales, c’est-à-dire le lieu où leur lutte se constitue sous une forme déterminée. On
trouve ici une affirmation très nette de la singularité irréductible des objets que la théorie des
modes de production construit : il ne s’agit pas d’une variation de rapports entre éléments qui
ne changent pas. La transformation des rapports s’accompagne toujours d’une transformation
des éléments, c’est-à-dire aussi d’une variation du type de rapports, du mode de combinaison.

Althusser relie donc la production à ses conditions matérielles et celles-ci à leurs


conditions sociales. C’est cette unité d’unité qui permet de situer le lieu du concept de plus-
value.
Penser le mode de production, c’est penser non seulement les conditions matérielles, mais aussi les
conditions sociales de la production. Dans chaque cas c’est produire le concept qui commande la
définition des concepts économiquement « opératoires » (…) à partir du concept de leur objet. Nous
savons quel est, dans le mode de production capitaliste, le concept qui exprime, dans la réalité
économique même, le fait des rapports de production capitalistes : c’est le concept de plus-value.
L’unité des conditions matérielles et des conditions sociales de la production capitaliste est exprimée
dans le rapport direct existant entre le capital variable et la production de la plus-value. Que la plus
value ne soit pas une réalité mesurable tient à ce qu’elle n’est pas une chose, mais le concept d’un
rapport, le concept d’une structure sociale de production, existant, d’une existence visible et
mesurable seulement dans ses « effets » (…). [E]lle n’y est présente, comme structure, que dans son
absence déterminée. Elle n’est présente que dans la totalité, dans le mouvement total de ses effets (LC,
393-394).

Le principe de l’unité du mode de production capitaliste est la plus-value comme forme de la


valeur. Mais ce principe n’est pas un principe transcendant s’exprimant dans tous ses effets ; il
n’existe que dans l’articulation des éléments du mode de production. C’est pourquoi le concept
de plus-value ne peut pas être « lu » (c’est-à-dire mesuré) dans le réel, mais doit être construit
théoriquement comme concept de l’unité d’un tout à travers sa complexité. On trouve ici le
paradigme fondamental de ce qu’Althusser théorisera plus loin sous le nom de causalité
structurale.

Ce n’est toutefois pas tout, car l’hétérogénéisation du champ de l’économie politique


ne se limite pas à un travail « intérieur » à ce champ, mais s’accompagne d’une
hétérogénéisation du champ lui-même dans son rapport à son extérieur. Construire le concept
de plus-value requiert en effet de penser l’articulation de l’ensemble des instances du tout
social en tant qu’elle impose l’extraction de surtravail comme la condition même de la
production. Ainsi, définir des rapports de production déterminés requiert de définir des formes
juridiques, politiques, idéologiques spécifiques, ainsi que la spécificité de leur rapport à

169
l’économique. Construire le concept de mode de production oblige alors le théoricien à
« déborder » le champ de « l’économique », en posant comme condition de sa pensabilité une
conception de l’articulation de l’ensemble des instances d’un tout social déterminé. « [Les
rapports de production] renvoient aux formes superstructurales qu’ils appellent, comme à
autant de conditions de leur propre existence. On ne peut donc penser les rapports de
production dans leur concept, en faisant abstraction de leurs conditions d’existence structurales
spécifiques » (LC, 389). Il faut éviter de lire ce passage dans un sens fonctionnaliste : plutôt
que d’y lire l’idée que parce que les rapports de production doivent se reproduire, ils appellent
des formes superstructurales spécifiques ; il faut y lire l’idée que si certaines conditions sont
données, certains rapports de production se reproduisent – idée qui nous permet d’inscrire la
contingence dans la nécessité du tout43.

Althusser touche ici un problème qu’on a jusqu’à présent esquivé et qu’il s’agit
maintenant d’aborder de face : le problème posé par la définition de l’économie comme
déterminante en dernière instance, et du rapport entre mode de production et économie. La
pensée d’Althusser semble sur ce niveau caractérisée par une duplicité, par deux volets qui ne
semblent pas pouvoir être tenus ensemble. D’un côté, il semble identifier économie et mode de
production, bien qu’en affirmant la nécessité de construire l’articulation de l’ensemble des
instances du tout social afin de les définir dans leur spécificité : « [S]i la structure des rapports
de production définit l’économique comme tel, la définition du concept des rapports de
production du mode de production déterminé passe nécessairement par le définition du concept
de la totalité des niveaux distincts de la société, et de leur type d’articulation (c’est-à-dire
d’efficace) propre. Il ne s’agit là aucunement d’une exigence formelle, mais de la condition
théorique absolue qui commande la définition de l’économique lui-même » (LC, 390). D’un
autre côté toutefois, Althusser affirme quelque chose de différent, à savoir que le mode de
production est l’articulation de l’ensemble des instances du tout social, dont l’économique
n’est qu’une structure régionale, ce qui aboutit, comme l’affirme Montag, à « une emphase sur
la singularité », à une « position nominaliste »44.
[I]l n’est pas d’appréhension immédiate de l’économique, il n’est pas de « donné » économique brut,
pas plus qu’il n’est d’efficace immédiatement « donnée » dans tel ou tel niveau. Dans tous ces cas
l’identification de l’économique passe par la construction de son concept, qui suppose, pour être
construit, la définition de l’existence et de l’articulation spécifiques des différents niveaux de la
structure du tout, tels qu’ils sont nécessairement impliqués par la structure du mode de production
considéré. Construire le concept de l’économique, c’est le définir rigoureusement comme niveau,
instance, ou région, de la structure d’un mode de production : c’est donc définir son lieu, son
extension et ses limites propres dans cette structure (LC, 391).

43
On peut dire que le fonctionnalisme est encore téléologique, parce qu’il inverse la cause (les conditions) et
les effets (telle forme des rapports de production).
44
W. Montag, Althusser and his contemporaries, op. cit., pp. 84-85.

170
Définir les phénomènes économiques par leur concept, c’est les définir (…) par le concept de la
structure (globale) du mode de production, en tant qu’elle détermine la structure (régionale) qui [les]
constitue en objets économiques (…). Le concept de l’économique doit être construit pour chaque
mode de production, tout comme le concept de chacun des autres « niveaux » appartenant au mode de
production (LC, 397).

Cette duplicité interne à la pensée d’Althusser peut être éclaircie à la lumière de la


conception du mode de production formulée par Balibar – qui correspond bien au premier
volet de la duplicité – et de la critique qui lui a été adressée par Laclau45. Selon Laclau, Balibar
tend en effet à identifier économie et mode de production, de manière à projeter le concept
d’économie sur d’autres modes de production, en comprenant ce qui les distingue du mode de
production capitaliste comme la simple variation de la place des autres instances, tout
particulièrement de la dominante. Dans l’ouverture de la première édition de son article, qui
sera supprimée par la suite, Balibar affirme explicitement cette identité : « Les termes de
production et de mode de production seront ici pris en leur sens restreint, celui qui définit, au
sein du tout social complexe, l’objet partiel de l’économie politique, c’est-à-dire au sens de
pratique économique de production » (LC, 647). Si l’on pense aux efforts d’Althusser pour
distinguer l’objet de l’économie politique du mode de production comme objet du
matérialisme historique, l’on comprend en quoi cette perspective pose problème. C’est en effet
Althusser lui-même qui, parlant des impasses de l’ethnographie et de l’anthropologie a, le
premier, mis en garde contre l’omission d’une construction de l’objet théorique qui « les voue
à projeter dans la réalité ethnographique les catégories qui définissent pratiquement pour elles
l’économique, c’est-à-dire les catégories qui, de surcroît, sont souvent elles-mêmes empiristes,
de l’économie des sociétés contemporaines » (LC, 391-392)46.

Laclau a donc raison de vouloir préciser les termes, en cessant d’identifier économie et
mode de production. Or, une telle opération aboutit, comme Balibar le montrera plus tard, à
l’identification du mode de production avec le tout social : « à l’encontre de tout économisme,
le concept de mode de production désigne bien chez Marx, même à un niveau abstrait, l’unité
complexe de déterminations qui relèvent de la base et de la superstructure »47. Cette option
devient compréhensible si l’on se rappelle de l’idée de Balibar selon laquelle un mode de
production est, en tant que mode de production des choses, aussi un mode de (re)production de
rapports sociaux48. Cette idée constitue de toute évidence le deuxième volet de la pensée

45
Cf. Chapitre II.1.2.
46
Cette même idée est exprimée aussi dans des textes inédits : « l’examen du mode de production des
formations sociales dites “primitives” ou du mode de production féodal, fait apparaître que les “niveaux” ou
les “instances” dont nous avons parlé, tout en existant dans ces modes de production, n’y ont pas la même
configuration que dans le mode de production capitaliste ou socialiste. Ce n’est pas seulement comme nous
l’avons indiqué la “dominante” qui change en eux, mais aussi la configuration (découpage, contenu) des
instances. Certains éléments pour nous politiques relèvent dans d’autres modes de production de
l’économique etc. (…) On ne peut donc “déduire” aucun mode de production : il faut l’étudier pour définir la
configuration spécifique de ses “niveaux” ou “instances” » (L. Althusser, « Socialisme idéologique et
socialisme scientifique (1966-1967) », op. cit., p. 73).
47
É. Balibar, « Cinq études », op. cit., p. 231.
48
Cf. Partie II.1.3.

171
d’Althusser que nous venons d’identifier. Elle est assumée de manière très explicite par un
autre de ses proches : Nicos Poulantzas, qui fait toutefois également l’objet de la critique de
Laclau. Son ouvrage Pouvoir politique et classes sociales s’ouvre sur l’affirmation suivante :
« Par mode de production on désignera non pas ce que l’on indique en général comme
l’économique, les rapports de production au sens strict, mais une combinaison spécifique de
diverses structures et pratiques qui, dans leur combinaison, apparaissent comme autant
d’instances ou niveau, bref comme autant de structures régionales de ce mode »49. C’est
pourquoi, en répondant à la critique de Laclau, Poulantzas rappelle, en se distinguant de
Balibar, que
[c]omparé avec le concept de mode de production de Balibar, le mien avait l’avantage de considérer
les relations entre les différentes instances, leur unité, comme première, c’est-à-dire comme
définissant leur spécificité : c’était le mode de production (…) qui déterminait, à mes yeux, la
spécificité, les dimensions et la structure spécifique de chaque instance, et donc du politique, dans
chaque mode. Par conséquent, j’étais capable d’éviter de considérer les différentes instances (en
particulier le politique, l’État) comme étant par nature immuables et préexistant, dans leur essence, à
50
leur rencontre dans un mode de production précis .

Depuis ce point de vue, le concept de mode de production tend à être identifié avec celui de
tout social. Il faut en même temps souligner que, malgré son identification du mode de
production avec le tout social, Poulantzas ne semble pas prendre en compte jusqu’au bout le
vrai problème posé par Laclau, qui porte sur la possibilité de continuer à parler de l’économie
comme instance déterminante en dernière instance. Dans son ouvrage, Poulantzas ne renonçait
en effet pas à cette idée : « définir rigoureusement un mode de production consiste à déceler de
quelle façon particulière se réfléchit, à l’intérieur de celui-ci, la détermination en dernière
instance par l’économique, réflexion qui délimite l’indice de dominance et de surdétermination
de ce mode »51.

À la lumière de remarques de Laclau, qui posent ce que nous pourrions appeler une
« incommensurabilité radicale » entre modes de production, la vraie question qui s’impose est

49
N. Poulanzas, Pouvoir politique et classes sociales (1e éd. 1968), deux tomes, Paris, Maspero, 1971, tome
I, p. 8.
50
N. Poulantzas, « The Capitalist State : A Reply to Miliband and Laclau », New Left Review, I/95, janvier-
février 1976, p. 79, nous traduisons. Poulantzas souligne qu’il avait pourtant laissé ouverte la porte à un tel
formalisme en considérant comme « possible » une systématisation du politique en général, ce qu’il
considère par contre dans cet article comme « impossible ». L’une des schématisations les plus claires de
cette conception du rapport entre mode de production et instances de la « structure sociale » se trouve dans F.
Jameson, The Political Unconscious. Narrative as a Socially Symbolic Act (1e éd. 1983), London-New York,
Routledge, 2002, p. 21.
51
N. Poulantzas, Pouvoir politique, op. cit., p. 9. La position de Poulantzas concernant le concept de mode de
production restera la même dans ses derniers écrits, bien qu’on y trouve une distinction plus rigoureuse entre
économie et mode de production : « Un mode de production n’est pas le produit d’une combinaison entre
diverses instances dont chacune possèderait néanmoins une structure intangible, préalable à leur mise en
rapport. C’est le mode de production, unité d’ensemble de déterminations économiques, politiques et
idéologiques, qui assigne à ces espaces leurs frontières, dessine leur champ, définit leurs éléments respectifs.
Ceci se fait, dans chaque mode de production, par le rôle déterminant des rapports de production. Mais cette
détermination n’existe jamais qu’à l’intérieur de l’unité d’un mode de production » (N. Poulantzas, L’État, le
pouvoir, le socialisme, Paris, P.U.F., 1978, p. 19).

172
donc la suivante : « que reste-t-il du schème de la détermination en dernière instance par
l’économique, ou de la différenciation des modes de production en fonction de l’instance qui
exerce le rôle dominant ? »52 Il nous semble qu’il est important de ne pas confondre les deux
questions. Si l’on accepte la perspective de Laclau, on ne peut plus dire que « l’économie est
déterminante en ce qu’elle détermine celle des instances de la structure sociale qui occupe la
place déterminante » (Balibar, LC, 452) ou que
cette « dominance » d’une structure sur les autres renvoyait, pour être conçue, au principe de la
détermination « en dernière instance » des structures non économiques par la structure économique ;
et que cette « détermination en dernière instance » était la condition absolue de la nécessité et de
l’intelligibilité des déplacements des structures dans la hiérarchie de l’efficace, ou du déplacement de
la « dominance » entre les niveaux structurés du tout ; que seule cette « détermination en dernière
instance » permettait d’échapper au relativisme arbitraire des déplacements observables, en donnant à
ces déplacements la nécessité d’une fonction (Althusser, LC, 283).

Si l’on renonce à l’idée de la détermination en dernière instance par l’économique,


peut-on encore penser le déplacement de l’instance dominante comme une forme de
détermination en dernière instance, afin d’éviter le « relativisme arbitraire » ? Il nous semble
qu’une réponse positive à cette question peut être formulée à partir de l’idée du mode de
production comme concept du tout social. En effet, si dans la détermination du mode de
production est incluse la définition des différentes instances de la structure, ainsi que de la
forme et du degré de leur efficace réciproque, ou, pour le dire à l’inverse, si le mode de
production n’est rien d’autre que le nom de l’articulation spécifique des différentes instances
de la structure, alors la détermination en dernière instance correspond au processus de
structuration même du mode de production, dont le résultat est précisément la détermination
de l’instance qui, dans le tout social, est dominante, c’est-à-dire de l’instance qui fixe les
limites de variation du tout, ou sa synchronie. Autrement dit, la détermination en dernière
instance n’est pas opérée par une instance53. La clé pour résoudre le problème de la dernière
instance réside donc dans ce que nous pouvons appeler le différentiel entre structuration et
reproduction. La détermination en dernière instance est le processus de structuration – c’est-
à-dire qu’elle n’est pas le fait d’une instance – ; la dominante est l’instance qui en vient à
ordonner la distribution d’efficacité entre instances comme résultat du processus de
structuration. Pour aller jusqu’au bout de notre raisonnement, on pourrait dire que toute
instance est « superstructurelle », c’est-à-dire résultat d’un processus de structuration, bien que
pas toute instance se vale dans un mode de production déterminé, parce que la structuration
résulte en la domination de l’une d’entre elles. Ce qui implique ainsi une reformulation
radicale de la conception classique de la topique marxiste.

52
E. Laclau, « The Specificity of the Political », op. cit., p. 78.
53
Althusser est très proche d’une telle conclusion lorsqu’il affirme, de manière très ambiguë, que « l’exercice
de cette détermination en dernière instance par l’économie se traduit, et/ou s’exprime, ou existe, ou s’exerce,
si l’on préfère, dans la seule structure actuelle qui existe, et qui délimite et définit le champ de toute pratique,
qu’elle soit théorique, politique ou économique, dans les variations concrètes de la conjoncture » (EII, 399).

173
De telles considérations nous permettent de faire un pas de plus, qui va probablement
au-delà de ce à quoi Althusser aurait consenti, mais qui ne nous semble pas le contredire. On
pourrait dire que le propre de l’effet de société en tant qu’il relève de l’idéologie est de faire
passer l’instance dominante pour l’instance déterminante en dernière instance, en effaçant la
contingence qui opère dans la définition et l’articulation des différentes instances54. Laclau
nous semble alors affirmer à juste titre que « si par économie on entend la production de
l’existence matérielle, elle n’est pas déterminante en dernière instance mais en première, pour
n’importe quel mode de production »55, mais cette détermination relève de l’ensemble des
niveaux du tout social. L’idée de « dernière instance » prend alors un tout autre sens :
l’instance dominante devient instance déterminante en dernière instance sous l’effet de société
par lequel la structuration donnée du tout social se donne comme seule forme société viable et
se reproduit. La « dernière instance » vient sanctionner cette articulation comme nécessaire56.
C’est ainsi que le différentiel entre structuration et reproduction passe du côté de la
reproduction. Pour jouer avec les mots mêmes du marxisme et d’Althusser, on pourrait dire
que la détermination opère en dernière instance parce qu’elle opère après-coup, dans le retour
sur elle-même de la situation de la structure produite par son articulation contingente. Il nous
semble que cette nouvelle idée de la détermination construite à partir du différentiel entre
structuration et reproduction est bien exprimée dans un texte inédit où, essayant de classifier
les « Lois Fondamentales de l’Historique », Althusser distingue des « lois dérivées », dont
celle du « déplacement de la domination entre plusieurs modes de production », des « lois
fondamentales », qui sont « la loi de conjonction des différents éléments structuraux
permettant l’existence d’un mode de production en général » et « la loi de l’identité du mode
de production et de la reproduction des conditions de la production » – lois que l’on peut
respectivement identifier avec ce que nous appelons la « structuration » et la « reproduction »
des « éléments de base du mode de production »57.

54
C’est peut-être à partir de ces remarques que l’on peut comprendre l’idée de Balibar selon laquelle
Althusser « ne se propose pas d’ajouter une théorie de la “superstructure” à la théorie existante de la
“structure”, mais au contraire de transformer le concept même de la structure, en montrant que “production”
et “reproduction” sont des procès qui dépendent originairement de conditions idéologiques inconscientes »
(É. Balibar, « Le non-contemporain », Écrits pour Althusser, op. cit., p. 105). Cf. aussi l’idée, développée
dans un contexte différent, selon laquelle « si l’économie a bien été (et est toujours) l’autre de la politique (et
par conséquent le lieu même de sa réalité, de ses “causes” et de ses “effets”), l’idéologie ne cesse de se
manifester comme l’autre de cet autre, et donc comme la réalité (ou la “matière”) même de cette réalité »
(É. Balibar, Violence et civilité. Wellek Library Lectures et autres essais de philosophie politique, Paris,
Galilée, 2010, p. 2). Il nous semble que Callinicos a entrevu cette conception de la dernière instance (cf.
A. Callinicos, Althusser’s Marxism, op. cit., p. 52).
55
E. Laclau, « The Specificity of the Political », op. cit., p. 76.
56
Balibar a récemment proposé une étude de la polysémie du concept d’instance, qui contient à la fois l’idée
d’« insistance » et de « jugement », et implique un mélange conceptuel d’efficacité et souveraineté (cf.
É. Balibar, « L’instance de la lettre et la dernière instance », Actuel Marx, n° 59, 2016/1).
57
Cf. L. Althusser, « Socialisme idéologique et socialisme scientifique », op. cit., pp. 82-83. Il faut souligner
qu’Althusser insiste sur le fait que « l’Historique est fondée sur la Topique » (ibid., p. 81). Qui est la théorie
de « la combinaison (ou conjonction) de plusieurs modes de production » et de l’articulation à dominante des

174
Cette nouvelle conception du mode de production – construite en fonction du
différentiel entre structuration et reproduction – se reflète bien entendu sur la question de la
constitution des classes. On ne peut donc pas s’en tenir au niveau économique pour penser
cette constitution. « Pour penser la nature d’une classe sociale, il est en effet indispensable de
faire intervenir conjointement la détermination de la base économique, la détermination de la
superstructure juridico-politique, et la détermination de la superstructure idéologique. Il est
également indispensable de faire intervenir le “jeu” intérieur à cette détermination conjointe,
pour rendre compte des déplacements possibles de la domination entre ces différentes
déterminations »58. C’est en effet l’idée de surdétermination qui doit être mobilisée pour saisir
la nature des classes sociales : « on pourra dire que [les classes sociales] sont surdéterminées,
puisque pour comprendre leur nature il faut faire intervenir la causalité structurale des trois
“niveaux” de la société, l’économique, le politique et l’idéologique, – causalité structurale
s’exerçant sous la forme d’une conjonction de ces trois déterminations structurales sur un
même objet, et dans la variation de l’élément dominant au sein de cette conjonction »59.

Depuis ce point de vue, nous semble que la seule version de la distinction entre
« althussérisme de la structure » et « althussérisme de la conjoncture » qui puisse être retenue
est celle qui l’envisage à la lumière du différentiel entre structuration et reproduction. Balibar
va dans ce sens lorsqu’il affirme que
la différence entre « l’althussérisme de la structure », centré sur l’efficace des rapports sociaux, aussi
bien économiques qu’idéologiques, et « l’althussérisme de la conjoncture », centré sur l’inattendu des
rencontres historiques entre des circonstances et des forces politiques, révolutionnaires ou contre-
révolutionnaires (…) n’a de sens et d’intérêt que si elle correspond à un problème unique (qu’on
pourrait appeler, comme chez Gramsci, celui des rapports de forces, mieux encore celui de l’inégalité
des rapports de forces, et de leur « non-contemporanéité »)60.

Nous nous efforçons précisément de penser ce « problème unique » qui n’est autre que le
problème de la structure de la conjoncture. On peut alors dire que le plan de la structuration –
le plan des rencontres contingentes qui font surgir le mode de production – est le plan de la
détermination ; mais cette détermination s’exprime toujours dans son résultat – le plan des

instances de chaque mode de production (cf. ibid., pp. 70sqq). Nous reviendrons la pluralité des modes de
production dans la Partie III.
58
L. Althusser, « La tâche historique de la philosophie marxiste », op. cit., p. 28 ; tr. angl. « The Historical
Task of Marxist Philosophy », op. cit., p. 199.
59
Ibid., p. 30 ; p. 201. C’est à cette tâche que s’attèle l’ouvrage de Poulantzas. Cf. par exemple : « la
constitution des classes ne se rapporte pas au seul niveau économique mais consiste en un effet de l’ensemble
des niveaux d’un mode de production ou d’une formation sociale. L’organisation des instances en niveau
économique, politique, idéologique se réfléchit, dans les rapports sociaux, en pratique économique, politique
et idéologique de classe et en “lutte” des pratiques des diverses classes » (N. Poulantzas, Pouvoir politique,
op. cit., p. 68). Cf. aussi L. Althusser, « Socialisme idéologique et socialisme scientifique », op. cit., pp. 77-
81, où Althusser ajoute que les classes ne peuvent être définies qu’en prénant en compte la pluralité des
modes de production (cf. Partie III).
60
É. Balibar, « Une rencontre en Romagne », in L. Althusser, Machiavel et nous, Paris, Tallandier, 2009,
pp. 18-19.

175
rapports sociaux en tant qu’instanciation des rencontres dans des formes permettant leur
reproduction suivant des rapports déterminés de domination61.

L’ambigüité demeure toutefois à ce stade de la réflexion althussérienne entre mode de


production comme coïncidant avec l’économie et mode de production comme coïncidant avec
le tout social62. Mais ces oscillations récurrentes doivent être comprises à la lumière de
l’affirmation, tout aussi récurrente, selon laquelle la théorie marxiste de la topique est restée à
un stade purement descriptif ou conceptuellement peu développé (SR, 90 ; EI, 428). Ceci est
crucial : en effet, passer du stade descriptif – où l’on décrit ce que l’on voit (ce qui par exemple
peut conduire à « voir » l’instance dominante comme déterminante en dernière instance) – au
stade proprement théorique, c’est construire l’objet de connaissance comme unité d’une
complexité d’éléments hétérogènes, c’est-à-dire penser l’unité de la structure comme insistance
virtuelle du résultat d’une structuration contingente. Ainsi, la topique marxiste (économie,
politique, idéologie, etc.) n’assume sa valeur théorique pleine que si elle est soumise au
différentiel de la structuration et de la reproduction.

C’est d’ailleurs dans « L’objet du capital » que l’on trouve l’explication de la tendance
à identifier le mode de production avec l’économique et à attribuer à l’économique le titre de
déterminant en dernière instance : cette tendance n’est en réalité possible que pour le mode de
production capitaliste, dans la mesure où l’économique en vient à occuper le rôle d’instance

61
Nous reprendrons la question du rapport entre cette reformulation de la topique marxiste et l’inégalité du
rapport de forces entre classes dans le Chapitre III.3.
62
On la retrouve tout au long du parcours d’Althusser. Par exemple, dans ce passage, Althusser semble aller
dans le sens de Poulantzas : « Le Capital ne se limite pas à la seule économie. Il dépasse largement
l’économie, conformément à la conception marxiste de la réalité de l’économie, qui ne peut être comprise
dans son concept, définie et analysée, que comme un niveau, une partie, un tout partiel, inscrite
organiquement dans la totalité du mode de production considéré » (L. Althusser, « Théorie, pratique
théorique, et formation théorique », op. cit., p. 6 ; tr. angl. « Theory, Theoretical Practice and Theoretical
Formation », op. cit., p. 7). En même temps, dans d’autres textes, Althusser demeure plus ambigu (cf. SR,
56-57), jusqu’à revenir, par exemple de manière très explicite dans la « Soutenance d’Amiens », à
l’identification entre mode de production et économie et à l’assignation à l’économie du titre de déterminant
en dernière instance (cf. P, 139-140) ou, inversement, dans les années 80, à la soustraction de la
détermination en dernière instance à toute instance (cf. SP, 43-44). On peut lire ce passage très
symptômatique : « Pour ce qui est de moi, qui ai certes un peu abusé des “instances”, alors faute de mieux, je
ne parlerai plus d’“instance économique”, mais je maintiendrai le précieux terme d’instance pour la
Superstructure : l’État, le Droit et la Philosophie » (EA, 99n). Les difficultés rencontrées par Althusser
lorsqu’il essaie de fixer sa conceptualité sur cette question sont parfaitement exprimées dans un texte de 1967
(soulignons que ce texte avait été écrit pour être publié dans une revue soviétique – publication qui n’aura
finalement pas lieu – ce qui explique peut-être la réticence d’Althusser à mettre en avant explicitement les
résultats de son travail) qui, censé exposer les résultats principaux de la relecture althussérienne de Marx, en
vient en fait à considérer que tout le travail est encore à faire : « nous ne disposons pas de théorie au sens fort
de la “détermination en dernière instance par l’économie” ni du type de causalité spécifique qui régit les
modalités de cette détermination, et qui est donc l’articulation des différents niveaux d’un mode de
production (économique, politique et idéologique). Nous ne disposons pas d’une théorie au sens fort qui
traite du déplacement de la domination entre les différents niveaux, à l’intérieur de la détermination en
dernière instance par l’économie, nous ne disposons pas d’une théorie qui rende compte des variations de la
conjoncture » (L. Althusser, « La tâche fondamentale de la philosophie marxiste », op. cit., pp. 27-28 ; tr.
angl. « The Historical Task of Marxist Philosophy », op. cit., p. 198).

176
dominante parce que les conditions de l’exploitation y coïncident avec les conditions de la
production. Pour cette raison, l’économie se donne comme « séparée » des autres instances et
comme « autorégulée ». Ce n’est donc pas étonnant que le détachement du concept de mode de
production de celui d’économie s’impose avant tout pour ceux qui se penchent sur les modes
de production non capitalistes où « nous voyons en clair que l’économique n’est pas
directement visible en clair » (LC, 390)63. En même temps, ce détachement s’impose d’autant
plus pour le mode de production capitaliste, où l’économique semble pouvoir être vu en clair,
car cette impression d’évidence n’est que l’effet du fait que « le fétichisme affecte par
excellence la région de l’économique » (LC, 392), en hypostasiant sa domination et en en
faisant l’essence présente et transcendante du tout – comme si sa « séparation » et son
« autorégulation » dépendaient pas elles-mêmes de l’articulation de l’ensemble des instances
qui caractérisent ce mode de production64. L’« autonomie » de l’économie dans le mode de
production capitaliste – caractéristique de sa domination – n’est donc que le résultat du type
spécifique de combinaison – de la structuration – qui la relie aux autres instances et de la
manière dont ce processus détermine la nature même de l’ensemble des instances65. C’est
pourquoi il est d’autant plus important de distinguer pour le capitalisme l’économie du mode
de production.

Pour résumer, on peut dire qu’à l’encontre du fétichisme de l’économique, il faut


affirmer que c’est la détermination opérée par la structuration du mode de production en tant
qu’articulation de l’ensemble des instances qui aboutit à une distribution d’efficace et élève
une instance à instance dominante. Cette instance est alors capable, pour revenir à la question
du concept de temps historique, d’imposer une synchronie qui règle la temporalité
différentielle de toutes les instances. Lorsque ce processus aboutit à ce résultat, l’instance
dominante peut être perçue comme une sphère transcendante et présente de manière égale dans
toutes les instances. C’est par ce retour du résultat du processus sur son devenir – le devenir

63
« Les anthropologues “savent” à quoi s’en tenir, qui, cherchant l’économique, tombent sur des rapports de
parenté, ou sur des institutions religieuses ou autres ; les spécialistes de l’histoire médiévale “savent” à quoi
s’en tenir, qui, cherchant dans l’“économie” la détermination dominante de l’histoire, la trouvent… dans la
politique ou la religion » (LC, 390-391).
64
Nous reviendrons sur le fétichisme de l’économique en étudiant plus dans le détail la structuration du mode
de production capitaliste (cf. Chapitre IV.1.5).
65
On ne peut donc pas affirmer qu’Althusser n’est finalement pas parvenu à identifier la spécificité de la
société capitaliste, comme le fait Michele Cangiani : « Il est toujours vrai, comme le soutient [Althusser], que
le concept de l’économique et de la “place” qu’il occupe “dans la structure du tout” doivent être construits.
Mais cette méthode conduit à l’identification d’une caractéristique qui distingue la société capitaliste de
toutes les autres – la différenciation réelle des aspects ou instances différentes dans la société » (M. Cangiani,
« Althusser and the Critique of Political Economy », in K. Diefenbach et alii, op. cit., pp. 236-237, nous
traduisons). Il est intéressant de relever qu’en insistant sur cet aspect, à ses yeux oblitéré par Althusser,
l’auteur risque de tomber dans l’erreur opposé, consistant à considérer les sociétés précapitalistes comme des
totalités expressives, « dans lesquelles chaque élément est intégré et sensé », c’est-à-dire au fond à renoncer à
la construction de leur concept à partir de l’hétérogénéité de leurs éléments propres.

177
nécessaire de la rencontre des contingents – que se produit l’effet de société, c’est-à-dire l’idée
qu’il y a une société dans un présent entièrement contemporain à soi66. Effet de société et
idéologie en viennent donc à coïncider, mais non pas parce que l’effet de société serait une
pure illusion ; au contraire, tout comme l’idéologie, il est un effet matériel produit par la
structuration même du tout dans la mesure où cette structuration détermine la nature même des
éléments, les déterminant ainsi à s’articuler de la même manière – sous la domination de
l’instance dominante – toujours à nouveau. En même temps, l’effet de société efface la
contingence de la structuration dont il résulte. C’est pourquoi lorsqu’Althusser affirme que
l’objet du capital est l’effet de société, il tient à mettre en évidence que
[l]e mécanisme de production de cet “effet de société” atteint seulement son achèvement lorsque tous
les effets du mécanisme sont exposés, jusqu’au point où ils se produisent sous la forme des effets
mêmes qui constituent le rapport concret, conscient ou inconscient des individus à la société comme
société, c’est-à-dire jusqu’aux effets du fétichisme de l’idéologie (…) dans lesquels les hommes
vivent leurs idées, leurs projets, leurs actions, leurs comportements et leurs fonctions, consciemment
ou inconsciemment, comme sociaux (LC, 74-75).

Lorsque l’effet de société s’exerce dans la théorie, on assiste au surgissement


d’idéologies théoriques, lesquelles pensent le résultat de la structuration – par exemple la
domination d’une forme spécifique de l’économie – comme la cause de la structuration,
comme si cette cause précédait le processus de structuration qui en est l’existence. La théorie
participe ainsi de ce qu’on a appelé la réalisation de la structure. L’idéologie théorique renforce
l’effet de société en affirmant qu’en l’absence de certaines conditions, par exemple de la
domination d’une certaine forme de l’économie, il ne peut y avoir de société. Le fait de l’effet
de société devient ainsi un titre de droit. Disons-le encore autrement : on a affaire à une
science des conclusions sans prémisses, car ses « prémisses » (les conditions et les limites)
inavouées imposent ses conclusions comme nécessaires, par exemple la dominance de cette
forme spécifique de l’économique sur le tout. L’objet de connaissance est alors trouvé dans le
réel comme une évidence.

66
C’est à nouveau chez Deleuze et Guattari que l’on peut trouver une reformulation saisissante de cette idée,
lorsqu’ils montrent comment dans le mode de production capitaliste « [t]out semble (objectivement) produit
par le capital en tant que quasi-cause » (cf. G. Deleuze, F. Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972/1973,
p. 17). Sur ce rapprochement, cf. les remarques de Jason Read : « La normalisation et reproduction d’un
mode de production particulier comporte la construction de l’apparence du mode de production. (…) Dans
chaque formation économique précapitaliste ce qui est un effet du mode de production et son extraction
particulière de surtravail, le type particulier de socialité (…) est méconnu comme une cause (et donc dans un
certain sens fonctionne comme une cause) en fonctionnant afin de garantir et normaliser les relations propres
à ce mode de production. C’est le problème de ce qu’Althusser appelle “effet de société” ou de ce que
Deleuze et Guattari appellent le “socius”. (…) [C]et effet de société comporte une apparence particulière du
(…) mode de production. Cette apparence est souvent décrite comme une inversion de cause et effet, dans
laquelle les effets d’une activité ou pratique particulière apparaissent comme sa cause. Toutefois, cette
apparence (…) ne peut pas être écartée comme un simple effet ou épiphénomène – elle a sa propre
effectivité, car elle est incorporée dans les actes, idées, et comportements de l’ensemble des relations
humaines dans un mode de production particulier » (J. Read, The Micropolitics of Capital. Marx and the
Prehistory of the Present, Albany, SUNY Press, 2003, pp. 41-42, nous traduisons).

178
L’intervention de la science des modes de production découple objet de connaissance
et objet réel en construisant le concept de l’objet de la science des conclusions, c’est-à-dire en
cernant ses conditions et ses limites. Celles-ci sont pensées comme le résultat du processus de
structuration, c’est-à-dire comme nécessaires sans être l’expression d’une essence du réel. En
ramenant les conditions-limites de l’objet de l’économie politique au mode de production
comme processus de structuration, la science des modes de production produit donc une
virtualisation de la structure qui, pour expliquer sa nécessité, ne la ramène pas moins à la
contingence sur laquelle elle repose. Althusser pose alors que le mode de production est
éternel en tant que concept afin de ne pas précipiter son éternité dans le réel. Il montre ainsi
qu’il est voué à se reproduire tant que se répètent les rencontres qui le structurent. Il s’agit
donc de relever comment un présent régi par une synchronie donnée est structuré par
l’enchevêtrement de temporalités différentielles, dont la multiplicité ne cesse d’inscrire la
contingence dans sa nécessité. La transformation du mode de production pourra alors être
pensée non pas comme le déploiement de sa nécessité, mais comme une transformation de
l’articulation entre ses éléments et donc de ces éléments eux-mêmes, par l’intervention
nécessaire de la contingence. D’où le fait, dont nous sommes partis, que Marx pense l’effet de
société indépendamment de son devenir : c’est que l’effet de société efface son propre devenir,
que le mode de production est dans son concept éternel ; mais cette éternité est construite par
Marx, et non pas trouvée, c’est-à-dire qu’elle est pensée comme composition de contingences
actuelles. En effet, pour « faire l’histoire », il faut comprendre à la fois ce qui est historique et
ce qui est non-historique. Or, le concept de mode de production est le concept du non-
historique (à comprendre au sens de la transformation structurelle) ; il est éternel. Ce qui
signifie que, pour faire l’histoire, il faut connaitre les conditions contingentes de son existence,
et les transformer.

Il est important ne jamais séparer ces analyses de la question de la lutte des classes. En
questionnant le concept de plus-value comme condition-limite du champ de l’économie
politique, Althusser s’efforce de relever comment l’homogénéité apparente de ce champ, qui,
le posant comme fermé sur lui-même, impose une synchronisation du tout social apparaissant à
son tour comme une totalité expressive d’une même essence, repose en effet sur un rapport de
force entre les classes. La lutte de la classe dominante – son pouvoir social propre – consiste
ainsi avant tout dans le fait d’imposer une forme dominante de la lutte des classes, dont la
domination se réalise dans l’effacement même de la lutte des classes en tant que principe de
cette forme. Le mode de production est alors perçu comme un champ neutre et, quand elle
n’est pas purement et simplement évacuée, la lutte des classes est pensée comme une lutte pour
la prise et/ou la distribution du pouvoir social autorisé par cette forme, c’est-à-dire du pouvoir
social de la classe dominante. En tant que critique, la théorie réinscrit alors dans le champ de
l’économie politique ses conditions-limites, le révélant comme foncièrement hétérogène et
comme dépendant de l’hétérogénéité du tout social dans sa complexité. C’est précisément la

179
tâche de la construction du mode de production comme objet de connaissance : le mode de
production n’est plus perçu comme une donnée naturelle, mais comme le résultat d’une
articulation contingente sur laquelle se fonde le pouvoir social de la classe dominante. Ainsi,
en connaissant la contingence du mode de production, la théorie révèle la contingence même
du pouvoir social de la classe dominante. Mais en même temps, justement en tant que basées
sur ce pouvoir social, les conditions-limites de l’économie politique ont une efficace réelle que
nous avons définie, pour en marquer en même temps la contingence, comme virtuelle.

5. Immanence – transcendance ; absence – présence

Nous avons cité sans nous y arrêter longuement un passage où Althusser affirme que le
concept plus-value « n’existe que dans ses effets », où elle est « présente dans son absence
déterminée ». Cette idée nous conduit à aborder le type de causalité de la nouvelle forme
d’éternité « virtuelle » qu’Althusser s’efforce de penser à travers Spinoza. Althusser procède à
une telle élucidation en étudiant de front le noyau même de « l’immense révolution théorique »
de Marx, à savoir la formulation du concept de l’efficace d’une structure sur ses éléments – de
la causalité structurale.

Après avoir évacué rapidement l’idée d’une causalité « transitive », se limitant à


remonter à l’infini d’effet en cause, comme incapable de penser l’efficace du tout sur ses
éléments, Althusser reprend les principes essentiels de la conception hégélienne de la totalité
expressive – où un principe transcendant est présent en chaque point du tout –, pour affirmer
en toutes lettres que la spécificité de cette totalité est de ne pas être une structure (cf. LC, 402-
403). Quel est donc ce tout dont on peut dire qu’il est une structure ? Afin de tirer de Marx le
concept qui opère pratiquement dans sa pensée, Althusser emploie, à l’instar de Marx, une
pléthore de notions qu’il est difficile de dénouer, car il semble lui-même s’y empêtrer. En
particulier, il reprend à la conception qu’il s’efforce de critiquer une série de couples
notionnels (essence-phénomène, intérieur-extérieur, présence-absence, immanence-
transcendance) tout en en déplaçant le sens et les rapports. La difficulté d’une telle entreprise
se manifeste dans la nécessité de démultiplier les noms du concept qu’il s’agit de construire :
causalité structurale, métonymique, immanente, absente. Nous soutiendrons que ces deux
derniers termes désignent les deux aspects essentiels de la causalité structurale : la cause est
absente de et immanente à ses effets. Ainsi, si les caractères essentiels de la totalité hégélienne
sont la transcendance et la présence du principe qui l’unifie, ceux du tout marxien sont
l’immanence et l’absence de la structure qui l’unifie. Ces couples conceptuels doivent, pour ne
pas donner lieu à des contradictions, être saisis à partir de la dimension théorique où ils se
situent respectivement : transcendance et immanence qualifient le rapport de la cause
(principe ou structure) à ses effets ; présence et absence qualifient le rapport de la

180
connaissance de la cause (principe ou structure) à son réel. Forts de ces distinctions,
procédons avec la lecture d’Althusser.
[L]e terme [de Darstellung] est (…) le plus proche du concept visé par Marx lorsqu’il veut désigner à
la fois l’absence et la présence, c’est-à-dire l’existence de la structure dans ses effets. (…) L’absence
de la structure dans la « causalité métonymique » de la structure sur ses effets n’est pas le résultat de
l’extériorité de la structure par rapport aux phénomènes économiques ; c’est au contraire la forme
même de l’intériorité de la structure, comme structure, dans ses effets. Cela implique alors que les
effets ne soient pas extérieurs à la structure, ne soient pas un objet, ou un élément, un espace
préexistant, sur lesquels la structure viendrait imprimer sa marque : tout au contraire, cela implique
que la structure soit immanente à ses effets, cause immanente à ses effets au sens spinoziste du terme,
que toute l’existence de la structure consiste dans ses effets, bref que la structure qui n’est qu’une
combinaison spécifique de ses propres éléments, ne soit rien en dehors de ses effets (LC, 404-405,
nous soulignons).

Si l’on prête attention aux déplacements notionnels à l’œuvre dans ce passage, on peut relever
que si Althusser commence par affirmer à la fois la présence et l’absence de la structure dans
ses effets, le privilège qu’il semble ensuite attribuer à l’absence (causalité métonymique) sert à
comprendre la présence comme immanence (causalité immanente), laquelle est à son tour
spécifiée comme non-extériorité, ou comme intériorité de la structure dans ses effets. La
structure existe donc en tant qu’elle consiste dans ses effets, et, plus précisément, dans la
combinaison de ses éléments. On retrouve ici l’idée que la structure n’est rien d’autre que le
processus d’articulation ou de structuration de ses éléments – processus par lequel, comme
nous avons déjà pu l’indiquer à différentes reprises, les éléments mêmes « se forment » à
travers leur articulation67.

Il faut à ce point expliciter la référence à Spinoza, qui permet de penser l’immanence


de la structure dans ses effets. Le processus de structuration est en effet à comprendre comme
un processus qui produit « de l’intériorité » sans s’appuyer sur une intériorité préalable
(extérieure) qui s’extérioriserait dans le processus de structuration des éléments. En effet, à
l’encontre de l’inscription leibnizienne de la relation dans l’intériorité du terme auquel elle est
attribuée, pour Spinoza « c’est à partir des dénominations extrinsèques, c’est-à-dire des
relations extérieures à leurs termes que toute intériorité est constituée. Au point de départ, il
n’y a que des relations, et des relations entre relations, mais sans jamais qu’il y ait des termes
autres que constitués (par d’autres relations encore) »68. Spinoza remplace donc une intériorité

67
Althusser « traite la cause comme une relation, comme un déplacement » (A. Callinicos, Althusser’s
Marxism, op. cit., p. 52).
68
M. Laerke, « Immanence et extériorité absolue. Sur la théorie de la causalité et l’ontologie de la puissance
de Spinoza », Revue philosophique de la France et de l’étranger, vol. 134, n° 2, 2009, p. 172. Cf. aussi :
« L’essence ne diffère aucunement de la puissance, c’est-à-dire de sa capacité à entrer en relation avec
l’extérieur (plus les relations sont complexes, plus l’individu est puissant). La cause perd donc la simplicité
du rapport d’imputation juridique pour gagner la pluralité structurale des relations complexes avec
l’extérieur » (V. Morfino, Incursioni spinoziste, op. cit., p. 184). Pour une présentation générale du rapport
d’Althusser à Spinoza, cf. M. Giacometti, « Spinoza per Althusser », in La cognizione della crisi, op. cit. ;
P. D. Thomas, « Philosophical Strategies : Althusser and Spinoza », Historical Materialism, vol. 10, n° 3,
2002 ; ainsi que les articles recueillis dans le numéro consacré à « Spinoza, lecteur de Marx » des Cahiers
marxistes (n° 244, février-mars 2015).

181
qui « imprime sa marque » sur un espace et sur des éléments qui lui seraient extérieurs avec la
pure extériorité de relations qui produisent de l’intériorité en reliant des éléments constitués qui
sont par là reconstitués. La structure est alors immanente à ses effets parce qu’elle coïncide
avec le processus qui produit ces effets à travers la production de leurs relations. C’est ce
processus qui les constitue comme les éléments d’un tout. Si ce mouvement de structuration
n’est pas l’expression d’une quelque intériorité sous-jacente, la structure repose alors toujours
sur la contingence de relations qui n’expriment aucune essence69.

En même temps, en formant ses éléments par leur mise en rapport, la structure stabilise
les relations qui la constituent. On retrouve ici la duplicité foncière qui, dans Pour Marx,
s’exprimait dans le concept de surdétermination. La structure coïncide avec l’articulation
contingente d’éléments hétérogènes, de telle manière que chaque élément constitue une
condition d’existence de l’unité tout (de la contradiction dominante) ; mais cette unité retourne
sur ses éléments en limitant leur variation de manière à assurer la consistance du tout70. C’est
bien ce deuxième aspect qui est mis en avant dans le passage qui, dans ces mêmes pages, est
consacré directement au concept de surdétermination : « [i]l s’agit (…) de la détermination de
certaines structures par une structure de production dominante, donc de la détermination d’une
structure par une autre structure, et des éléments d’une structure subordonnée par la structure
dominante, donc déterminante. J’ai tenté naguère de rendre compte de ce phénomène par le
concept de surdétermination » (LC, 404). Le premier aspect est au contraire mieux relevé dans
une nouvelle présentation de sa théorie de la surdétermination, formulée par Althusser l’année
suivante : « [L]a “surdétermination” (…) désigne un des effets particuliers de la causalité
structurale (…) : la conjonction de déterminations différentes sur un même objet, et les
variations de la domination entre les déterminations au sein même de leur conjonction »71.

Cette duplicité explique à notre avis la nécessité d’introduire à côté de l’idée


d’immanence de la structure, celle de son absence. Il faut affirmer l’absence de la structure
afin de ne pas transformer son immanence en une présence. C’est ce à quoi procède Althusser
dans la suite du texte, en réintroduisant la distinction entre objet de connaissance et objet réel.
Althusser revient ici sur les ambigüités de Marx lui-même, qui reposent sur l’obligation dans

69
En parlant de Rousseau dans un cours de 1965-1966, Althusser affirme que tout mythe de l’origine est
évacué dès qu’on considère que « les effets doivent précéder la cause pour que la cause naisse » (PH, 306).
70
Pour comprendre pleinement cette conception de la causalité à partir de Spinoza, il faut remonter jusqu’à
sa conception particulière de la causa sui : « [L]e concept de causa sui conduit Spinoza à repenser l’antithèse
classique entre nécessaire et contingent : la substance en tant qu’elle est effectus sui a une cause et donc son
existence est nécessaire ; en tant qu’elle est causa sui n’a pas de cause et donc son existence est radicalement
contingente, est le pur fait sans raison de son existence ; et encore, le mode, qui, lorsqu’il est isolé de la
totalité, est contingent, n’existe que dans son renvoi à autre chose, à l’absolument nécessaire, c’est-à-dire à la
substance, mais cette même substance n’existe que comme nécessité de la contingence modale, c’est-à-dire
comme l’infinité des relations nécessaires que les existences contingentes entretiennent entre elles »
(V. Morfino, Incursioni spinoziste, op. cit., p. 68).
71
L. Althusser, « La tâche historique de la philosophie marxiste », op. cit., pp. 29-30 ; tr. angl. « The
Historical Task of Marxist Philosophy », op. cit., p. 201.

182
laquelle il s’est trouvé d’employer la conceptualité existante pour construire un concept
radicalement nouveau. Ces ambigüités se concentrent dans la différence entre essence et
phénomène, entre rapports intimes et rapports extérieurs des choses. Ces distinctions
« situe[nt] dans l’être même, dans la réalité elle-même le lieu intérieur de son concept, opposé
alors à la “surface” des apparences concrètes ; (…) transpose[nt] comme différence de niveau
ou de parties dans l’objet réel lui-même une distinction qui n’appartient pas à cet objet réel,
puisqu’il s’agit de la distinction qui sépare le concept ou connaissance de ce réel, de ce réel
comme objet existant » (LC, 406). L’« essence », désignant de manière inadéquate le concept
de la structure, est donc absente du réel ; elle n’existe qu’en tant qu’objet de connaissance. Le
« phénomène », de son côté, est le réel lui-même, où l’on ne peut pas « lire à livre ouvert »
l’essence72.

La distinction entre intérieur et extérieur doit également être profondément


transformée :
Marx pratique sans aucune équivoque cette vérité que l’intériorité n’est rien d’autre que le
« concept », qu’elle n’est pas « l’intérieur » réel du phénomène, mais sa connaissance. S’il en est
ainsi, la réalité que Marx étudie ne peut plus se présenter comme une réalité à deux niveaux,
l’intérieur et l’extérieur, l’intérieur étant identifié à l’essence pure et l’extérieur à un phénomène (…).
Si « l’intérieur » est le concept, « l’extérieur » ne peut être que la spécification du concept, exactement
comme les effets de la structure du tout ne peuvent être que l’existence de la structure. (…) Il est clair
que ce langage révoque de lui-même la distinction de l’intérieur et de l’extérieur, pour lui substituer la
distinction du concept et du réel, ou de l’objet (de connaissance) et de l’objet réel (LC, 409-410).

On voit ainsi que la distinction entre intérieur et extérieur est remise en question parce qu’elle
risque de voiler – par des termes inadéquats qui semblent renvoyer au rapport du concept au
réel – ce que pourtant elle désigne chez Marx, à savoir la « spécification » du concept lui-
même, c’est-à-dire l’analyse de la manière dont la structure ne structure ses effets qu’en
existant en eux, par leur structuration ; c’est donc le rapport entre le concept et le réel tel que
le concept nous permet de nous l’approprier (concret-de-pensée) qui est réfléchi par cette
distinction. Dans ce processus, c’est à nouveau à l’absence de l’intériorité que l’on aboutit, car
l’intérieur n’est qu’une articulation spécifique de l’extérieur.

Cette remise en question renouvèle donc la distinction entre concept et réel, qui pose
l’absence de la structure du réel, le fait que le réel n’est pas l’expression de la structure.
[N]ous n’enjambons jamais, à aucun instant, la frontière absolument infranchissable qui sépare le
« développement » ou spécification du concept, du développement et de la particularité des choses, –
et pour une bonne raison : cette frontière est en droit infranchissable parce qu’elle n’est la frontière
de rien, parce qu’elle ne peut être une frontière, parce qu’il n’est pas d’espace homogène commun
(esprit ou réel) entre l’abstrait du concept d’une chose et le concret empirique de cette chose qui
puisse autoriser l’usage du concept de frontière (LC, 407).

72
Pour le dire autrement : « l’essence est devenue une structure dispersée dans ses éléments. (…) [Elle] peut
être saisie seulement en construisant les concepts scientifiques qui expriment les relations entre les
éléments » (A. Callinicos, Althusser’s Marxism, op. cit., p. 51).

183
Il nous semble que c’est sur cette distinction qui repose la possibilité de penser à la fois la
nécessité de la structure et sa contingence. Le réel n’est en effet qu’articulation de relations,
relation de relations, sans que cette articulation ne soit inscrite dans une quelque essence
préalable. Cette articulation donne lieu à une structure dont la nécessité n’efface jamais la
contingence sur laquelle elle repose, car elle n’est qu’une modalité de cette contingence. Nous
avons essayé d’exprimer cette idée en affirmant que la structure n’est jamais que virtuelle.
Toute « précipitation » de l’objet de connaissance dans le réel – précipitation que nous avons
définie comme la quintessence de l’idéologie – renverse le rapport entre nécessité et
contingence, en faisant de la structure l’essence même du réel, qui est ainsi encastré dans la
nécessité de la reproduction de la structure. Au contraire, la connaissance scientifique construit
théoriquement cette structure et permet de comprendre son efficacité sur ses éléments. Elle
nous donne accès à la structure en tant que virtuelle, en tant que sa reproduction repose sur la
contingence de la répétition des rencontres dans lesquelles elle consiste, en même temps
qu’elle nous donne accès à l’efficace propre à cette virtualité.

La conception de l’idéologie qui commence ainsi à émerger nous semble parfaitement


résumée par une interrogation proposée par Balibar : « [o]n pourrait se demander si chez
Althusser (…) l’idéologie n’est pas tout simplement l’autre nom de la structure »73. On
pourrait dire que Balibar a raison de le penser, dans la mesure où l’idéologie pourrait être
définie comme une « réalisation » de la structure sous forme d’essence, telle que ses éléments
s’en trouvent être les « expressions », c’est-à-dire telle que sa nécessité est posée comme
inébranlable. Mais il faut ajouter que chez Althusser la distinction entre objet de connaissance
et objet réel permet justement de penser la structure comme virtuelle, c’est-à-dire à proprement
parler comme une structure, comme caractérisée par une efficace qui repose ultimement sur la
contingence. On pourrait alors affirmer que la tâche fondamentale du matérialisme historique
consiste dans la « virtualisation » de la structure, c’est-à-dire dans la production la
connaissance de son « être » virtuel. Il s’agit de reconduire la structure à l’articulation
complexe d’éléments hétérogènes sur laquelle elle repose, sa nécessité à la contingence des
rencontres sur la répétition desquelles elle se base. C’est que la structure se donne comme
réelle pour autant qu’elle demeure indéterminée, perçue comme étant nulle part et donc
partout, pour autant qu’on n’a pas connu ses effets comme ce qui la soutient. Il faut donc la
déterminer par le travail de « spécification ». Il nous semble qu’une telle tâche ait été bien
identifiée par Fabrizio Carlino, qui considère que « [l]a cause est (…), à ce niveau, rendue
absente par la dialectique : c’est la dialectique, comme production de connaissances, qui
produit l’absence de la cause, c’est-à-dire annule la mécanicité du rapport causal »74.

73
É. Balibar, « Préface », in E. de Ípola, Althusser. L’adieu infini, Paris, P.U.F., 2012, pp. XIII-XIV.
74
F. Carlino, « Assenza e struttura : la ricerca della dialettica materialista in Althusser », Quaderni
materialisti, n° 10, 2012, p. 139. L’auteur se réfère à un passage de l’auto-critique, où Althusser traite en
particulier de la « causalité mécaniste » : « La dialectique rend absente la cause régnante, car elle efface,

184
*

Nous avons analysé la manière dont le « concept fondamental » de mode de production


est étudié par Balibar à travers une opération qui tend à le saisir sub specie eternitatis, mais
dans un sens tendanciellement différent par rapport à l’éternité au sens spinoziste mise en
avant par Althusser : chez Balibar la reproduction du mode de production s’explique par elle-
même ; elle ne semble pas reposer sur la répétition des rencontres contingentes qui régissent sa
structuration. Autrement dit, elle fait plus qu’exister dans ses effets ; elle s’exprime dans ses
effets. Ceci lui permet d’évacuer toute pensée du passage comme continu et homogène, mais
au prix de flirter avec une conception du passage comme hasard inintelligible. Reculant face à
une telle possibilité, Balibar revient à l’idée d’une transformation interne des éléments par une
opération de la structure – transformation qui n’est toutefois pas autorisée par la structure elle-
même. Cette transformation est alors pensée comme le résultat d’une structure « spéciale », le
mode de production de transition, caractérisée par une non-correspondance entre ses instances
qui permet à une instance d’en transformer une autre. Le problème du passage n’est toutefois
pas tant résolu que déplacé au point de transition entre un mode de production et le mode de
production de transition.

Nous pensons que la distinction entre objet de connaissance et objet réel, avec l’idée de
structure comme résultat virtuel de la structuration contingente de ses éléments, ouvre une
autre voie pour résoudre ces impasses. Notre parcours nous permet d’affirmer que la structure,
en tant que n’existant que dans ses effets, ou en tant qu’effet du processus de structuration,
subsiste à travers la répétition de ce processus, et n’évacue donc jamais la contingence qui la
porte. En même temps, transformant ses éléments par leur « intériorisation », elle limite les
possibilités de variation ouvertes par cette contingence – tel est le sens de son insistance
virtuelle. En un mot, si la structure n’existe que dans ses effets, ces effets n’existent qu’en tant
qu’effets d’une structure. Ainsi, les rencontres dont le tout se soutient demeurent contingentes,
mais ses éléments sont formés de manière à n’entretenir que ces rencontres-ci, à l’exclusion
d’autres. C’est pourquoi ce sont ces rencontres-ci qui se répètent, et avec elles le tout qu’elles
supportent. Ici se niche la possibilité de l’idéologie, qui consiste à tourner l’efficace de cette
virtualité en une efficace réelle, à réaliser la structure comme une essence. C’est le paradoxe
fondamental de ce qu’Althusser appellera plus tard une « causalité par les rapports et non pas
par les éléments » (EP, 237) : les éléments n’ont pas une nature indépendamment de leurs
relations ; ils peuvent donc changer de nature sous condition du changement de leurs relations ;
mais n’ayant pas de nature indépendamment de leurs relations, ils se structurent de manière à
rendre tendanciellement nécessaire la répétition de ces relations. Tout cela peut être reformulé

éclipse et “dépasse” la catégorie mécaniste, préhegelienne, de cause, conçue comme la boule de billard en
personne, et qu’on peut saisir, la cause identifiée avec la substance, le sujet, etc. La dialectique rend absente
la causalité mécaniste, en présentant la thèse d’une tout autre “causalité” » (EA, 57n). Juste avant ce passage,
Althusser associe l’absence de la cause à l’absence de la contradiction en dernière instance.

185
en termes de temporalité. Le tout social se compose de l’articulation de temporalités
hétérogènes, de devenirs scandés par des rythmes différents, mais cette articulation produit une
forme de synchronie qui, si elle n’existe qu’à travers l’hétérogénéité des temps qui la
produisent, limite en même temps cette hétérogénéité. Ainsi, la contemporanéité à soi du
présent est toujours idéologique, mais la science saisit la nécessité de cet effet idéologique en
tant que résultat de la non-contemporanéité à soi du présent.

Par exemple, le temps de l’instance politique telle qu’elle se constitue dans le mode de
production capitaliste dans la forme de la représentation parlementaire, scandée par le rythme
des élections, est décalé par rapport au temps de l’instance économique, scandé par les cycles
de la production et de la distribution, et par les crises produites par l’enclenchement de ces
cycles. Ce décalage peut donner lieu à des « interventions » du politique dans l’économique,
mais ces interventions doivent respecter les limites de variation autorisées par l’économique
comme instance dominante : par exemple, elles ne peuvent pas remettre en question les
rapports de propriété au-delà d’une certaine limite. Ainsi, la « présence » de la politique est
évaluée en fonction des rythmes de l’économie, sa temporalité propre étant réinscrite dans
celle de l’instance dominante, non pas pour l’y réduire, mais pour la juger à son aune. Telle
que le politique se structure dans le mode de production capitaliste, la contingence de son
rapport à l’économique est donc d’emblée « retenue » dans les limites nécessaires à la
reproduction de la structure – non pas parce que la structure doit se reproduire, mais parce la
politique se structure à travers son appartenance à la structure. C’est ainsi que peut être pensée
la reproduction du mode de production en tant qu’elle n’exclut pas mais au contraire requiert
des formes de transformation « limitées ». C’est pourquoi la politique doit en quelque sorte
changer de nature pour pouvoir entretenir un rapport avec l’économique capable de
transformer le tout lui-même, de produire une transformation structurelle. Mais ce changement
de nature n’est possible que si la politique change de rapports avec les autres instances du tout.
Or, ces rapports sont limités par la nature qu’elle acquiert en s’articulant avec elles.

Ainsi est ouvert l’espace pour une pensée de la pratique politique en conjoncture qui
ramène toute forme de nécessité à un processus de structuration contingent sur lequel
justement la politique peut s’appuyer pour le faire dévier dans le sens d’une transformation de
la structure elle-même. Toutefois, d’être contingent, ce processus ne se répète pas moins en
raison de la forme qu’il donne à ses éléments. D’où le fait que ce travail sur la contingence
risque de ne pas être suffisamment efficace pour produire une transformation structurelle. La
question qui s’impose à ce point est alors de savoir comment la pratique politique en
conjoncture peut non seulement intervenir sur les rapports contingents entre les éléments du
tout, mais dans quelle mesure elle peut « dépasser » les limites mêmes du tout de manière à
favoriser des rapports qui, incompatibles avec sa structure, produisent une véritable
transformation structurelle, par delà toute transformation-reproduction interne. Ce qui suppose
que ces éléments soient à la fois ce qu’ils sont de par leur intériorisation dans le tout et autres

186
qu’ils ne sont, c’est-à-dire capables de soutenir des rapports autres que ceux dont relève le
tout lui-même. Autrement dit, la solution du problème d’Althusser requiert de penser que les
éléments de la structure sont autres qu’ils ne sont « sous » la structure, que les éléments de la
structure sont plus que ses effets, ou encore que les relations excèdent les rapports sociaux,
que les pratiques excèdent les instances75. Ce qui implique la nécessité de penser d’autres
rapports entre les éléments, d’autres articulations du tout, d’autres formes de reproduction, et
d’autres effets de société, c’est-à-dire l’existence dans l’actualité d’autres structures. On
trouve ici la clé d’une pensée de la lutte des classes qui saisit son lieu fondamental dans la
position même des coordonnées de la lutte, de la forme de la lutte et non pas seulement dans
une redistribution du pouvoir tel qu’il est produit par une forme donnée de la lutte des classes
perçue comme naturelle.

La voie à explorer concernant la place de la théorie dans ce cadre est tracée à la fin de
« L’objet du “Capital” » :
Marx ne peut étudier la différence spécifique du mode de production capitaliste que sous la condition
d’étudier en même temps les autres modes de production (…) les rapports de différents modes de
production entre eux dans le processus de constitution des modes de production. (…) Cette prétendue
« impureté » constitue donc un objet relevant de la théorie des modes de production : tout
particulièrement de la théorie de la transition d’un mode de production à un autre, ce qui fait un avec
la théorie de la constitution d’un mode de production déterminé, puisque aucun mode de production
ne se constitue qu’à partir des formes existantes d’un mode de production antérieur (LC, 415-416).

L’excédence des éléments par rapport aux effets en tant qu’elle permet de comprendre une
transformation structurelle peut être comprise à l’aune de ce passage comme liée à la
coexistence d’une pluralité de mode de production. C’est seulement cette coexistence qui
permet de penser la transition entre modes des production et leur constitution. Ce passage
risque toutefois de nous faire penser que la théorie pourrait par elle-même construire ces
nouveaux modes de production à partir des « formes existantes » d’un mode de production,
alors qu’il est impossible pour ses éléments de garder leur nature (leur forme telle qu’elle
existe sous le mode de production considéré), en étant « transposés » dans un autre mode de
production. C’est pourquoi Althusser précise les limites de la théorie, en indiquant que « les
problèmes théoriques posés par le processus de constitution d’un mode de production
(autrement dit les problèmes de la transformation d’un mode de production en un autre) sont
directement fonction de la théorie des modes de production considérés » (LC, 417). C’est donc
à partir de la singularité des différents modes de production qu’il est possible de penser la

75
Pour ne mentionner que l’élément de la structure dont le différer par rapport à soi-même est le plus
fondamental aux yeux du marxisme, on peut rappeler la forme que prend aux yeux de Balibar le « minimum
incompressible » de la force de travail auquel se heurte le « totalitarisme » du mode de production
capitaliste : « le collectif est une condition sans cesse renaissante de la production elle-même. En réalité, il y
a toujours deux collectifs de travailleurs, imbriqués l’un dans l’autre, formée des mêmes individus (ou
presque), et cependant incompatibles. Un collectif-capital et un collectif-prolétariat. Sans le collectif
prolétarien, qui naît de la résistance à la collectivisation capitaliste, l’“autocrate” capitaliste ne pourrait lui-
même exister » (É. Balibar, La philosophie de Marx, op. cit., p. 99).

187
transition, ce qui signifie justement que ces modes de production doivent déjà coexister – c’est-
à-dire que les éléments et leur forme doivent être plus que ce qu’ils sont sous un mode de
production déterminé – pour qu’on puisse penser le passage de l’un à l’autre. À la suite de ce
passage, Althusser dit qu’un tel travail théorique nous permet d’« anticiper l’avenir » ; mais
peut-on encore parler, pour la théorie, d’anticipation de l’avenir ? Si l’on ne peut pas inventer
théoriquement des nouveaux modes de production, ne faut-il pas plutôt dire que le problème
est plutôt celui d’une quête de l’avenir au sein du présent, correspondant à l’affirmation que
dans l’actualité il n’y a jamais un seul et même présent ?

On comprend enfin mieux pourquoi, pour reprendre des considérations de Pour Marx
que nous avons déjà commentées76, l’objet du théoricien de l’histoire est l’inactualité, mais
qu’à la différence de l’historien, il ne se borne pas au fait accompli : le théoricien ne vise pas
simplement à expliquer la nécessité du fait accompli, et encore moins à le légitimer. Il veut
saisir cette nécessité en tant qu’elle repose sur la contingence, c’est-à-dire en tant qu’elle est
transformable. Pour le faire, il doit construire théoriquement cette nécessité, à travers une
opération qui, en la déterminant, la virtualise, la rend absente ou inactuelle. Son point de vue
est alors celui d’une pensée de la pratique politique en conjoncture : en étudiant la contingence
de l’accomplissement de la nécessité il ouvre l’espace pour la contingence de la nécessité à
accomplir. Autrement dit, en virtualisant la structure, il ouvre la conjoncture sur sa propre
contingence, c’est-à-dire aux rencontres qui, s’exceptant de la nécessité de sa structure,
favorisent sa transformation historique. Dit encore autrement, en virtualisant la structure, elle
l’ouvre sur d’autres virtualités, c’est-à-dire sur d’autres processus de structuration.

Une complexification importante de notre équation concernant les rapports entre


rencontre, conjoncture et structure s’avère alors nécessaire, afin de prendre en compte la
distinction entre l’idéologie et la science :

Idéologie : rencontre = conjoncture ! conjoncture = « structure » = essence.

! Connaissance/virtualisation

Science : rencontre = conjoncture = structure ! essence.

La flèche indique ici que la science connait l’idéologie (la « réalisation » de la « structure »)
dans sa nécessité propre, par la même opération qui la « rend absente » ou la « virtualise ».

76
Cf. Chapitre II.2.3.

188
6. Deux conceptions alternatives de la structure

Warren Montag a beaucoup insisté sur l’ambigüité qui habite la conception


althussérienne de la causalité structurale, en rappelant une série de critiques qui lui ont été
adressées par Pierre Macherey après sa lecture de Lire Le Capital. Macherey est en particulier
inquiété par l’usage du concept de tout structuré : il soupçonne que ce terme ne permette pas
de tracer une ligne de démarcation suffisamment nette entre ce qu’Althusser s’efforce de
penser – la structure de la conjoncture dans sa singularité – et la conception expressive de la
totalité. Contre le risque comporté par une telle proximité, il demande alors à Althusser s’il ne
faudrait pas plutôt concevoir la conjoncture en fonction d’une « logique du divers »77 : il
s’agirait à la limite d’annihiler la structure en tant qu’ultime résidu de la transcendance d’un
principe spirituel. En répondant à Macherey, après avoir lu son article de 1965 « L’analyse
littéraire : tombeau des structures »78, Althusser lui-même affirme la nécessité de distinguer
plus clairement entre « intériorité (la “structure latente”) » et une autre conception de la
structure comme « extériorité absente »79.

Montag souligne qu’avec cette distinction il en va de la possibilité même de penser la


singularité. « Il est en effet bien possible que “singularité”, en dépit de l’apparition
occasionnelle du mot, soit le concept impensé, et donc “invisible”, dont l’absence décompose
la contribution d’Althusser à Lire Le Capital »80. Ce que cet impensé révèle, c’est une
conception de la structure où son « absence » est comprise comme « latence », réintroduisant
l’idée que les effets de la structure seraient déterminés par une structure « réelle », par une
intériorité qui leur serait extérieure, qui précèderait leur structuration. Montag cite en
particulier un passage de la première édition de Lire Le Capital qui sera supprimé par la suite,
probablement afin d’éliminer l’ambigüité en question. Après avoir distingué la Darstellung
comme une « position » derrière laquelle rien ne se tient, de la Vorstellung, une « position
(…) qui se présente devant, ce qui suppose donc un quelque chose qui se tient derrière (…),
quelque chose qui est représenté par ce qui se tient devant, par son émissaire », Althusser
semble revenir sur ses pas, en proposant un parallèle entre la structure et une pièce théâtrale :
« [L]a présence de la pièce tout entière ne s’épuise pas dans l’immédiateté des gestes ou des
propos de tel personnage : nous “savons” que c’est la présence d’un tout achevé, qui habite
chaque moment et chaque personnage, et tous les rapports entre les personnages donnés dans
leur présence personnelle, – mais pourtant ne peut être saisie, comme présence même du tout,
que dans le tout, et seulement pressentie dans chaque élément et chaque rôle » (LC, 646). « Ce
qu’Althusser vient de décrire – commente Montag – est le contraire de l’existence d’une
structure dans ses effets ; il a à l’inverse posé un tout ou une structure qui non seulement

77
Cité dans W. Montag, Althusser and His Contemporaries, op. cit., p. 74.
78
Repris dans P. Macherey, Pour une théorie de la production littéraire, Paris, Maspero, 1966.
79
Cité dans W. Montag, Althusser and his contemporaries, op. cit., p. 76.
80
Ibid., p. 79.

189
excède ses effets, ne s’épuise pas en eux, mais mène une existence latente en dessous ou
derrière le contenu manifeste »81. Le risque relevé par Montag consiste donc dans un retour à
une conception expressive de la totalité, où la structure transcende l’articulation de ses
éléments, de telle manière à réduire leurs relations à l’expression d’une intériorité essentielle.

En même temps, il nous semble que ce même passage pourrait être lu d’une autre
manière, en comprenant l’affirmation de la latence de la structure comme synonyme de son
absence, c’est-à-dire de son existence « virtuelle » telle qu’elle ne peut qu’être construite par la
théorie. Dans ce cas, affirmer que la structure « ne s’épuise pas dans l’immédiateté », c’est
précisément dire qu’elle ne s’exprime pas, n’est pas également présente dans chaque élément,
que le tout n’est pas susceptible de faire l’objet d’une « coupe d’essence ». Similairement,
l’idée que la structure peut seulement être « pressentie » dans chaque élément indique à la fois
l’efficacité de l’idéologie, qui nous présente chaque élément justement comme l’expression du
tout, en en donnant le « pressentiment », et la nécessité de construire le tout théoriquement,
c’est-à-dire en tant qu’articulation complexe de ses éléments, afin d’en saisir la virtualité. C’est
ce qu’Althusser semble préciser dans la suite du passage :
C’est pourquoi, selon le niveau auquel on se place, on peut dire que la « Darstellung » est le concept
de la présence de la structure dans ses effets, de la modification des effets par l’efficace de la structure
présente dans en ses effets, – ou au contraire que la « Darstellung » est le concept de l’efficace d’une
absence. (…) Je crois qu’entendu comme le concept de l’efficace d’une cause absente, [l]e concept
[de causalité métonymique] convient admirablement pour désigner l’absence en personne de la
structure dans les effets considérés dans la perspective rasante de leur existence. Mais il faut insister
sur l’autre aspect du phénomène, qui est celui de la présence, de l’immanence de la cause dans ses
effets, autrement dit de l’existence de la structure dans ses effets (LC, 646).

Certes, l’usage des termes de présence, d’existence et d’immanence comme s’ils signifiaient la
même chose rend ce passage extrêmement ambigu82, mais l’on pourrait considérer que
l’urgence d’affirmer à la fois l’absence et la présence de la structure dans ses effets s’explique
justement par la nécessité de comprendre la structure comme immanente, et non pas comme

81
W. Montag, Althusser and His Contemporaries, op. cit., p. 88. On trouve une critique similaire de ces
mêmes passages chez Deleuze et Guattari, vers la pensée desquels tend d’ailleurs explicitement la lecture de
Montag : « Le théâtre est pris comme modèle de la production. Même chez Althusser on assiste à l’opération
suivante : la découverte de la production sociale comme “machine” ou “machinerie”, irréductible au monde
de la représentation objective (Vorstellung) ; mais aussitôt la réduction de la machine à la structure,
l’identification de la production à une représentation structurale et théâtrale (Darstellung). (…) [C]haque fois
que la production, au lieu d’être saisie dans son originalité, dans sa réalité, se trouve ainsi rabattue sur un
espace de représentation, elle ne peut plus valoir que par sa propre absence, et apparait comme un manque
dans cet espace. (…) [O]n impose aux machines désirantes une unité structurale qui les réunit dans un
ensemble molaire ; on rapporte les objets partiels à une totalité qui ne peut apparaitre que comme ce dont ils
manquent, et ce qui manque à soi-même en leur manquant » (G. Deleuze, F. Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit.,
p. 365).
82
« Althusser emploiera les formules “présent dans ses effets” et “existe dans ses effets” comme si elles
étaient des synonymes, alors qu’en fait elles constituent les deux directions opposées que les lectures de
Spinoza ont prises, la panthéiste et l’athée. L’idée d’une cause présente dans (ou à) ses effets sépare cause et
effet alors même qu’elle les unifie : ce qui est présent peut aussi être présent dehors, et les effets deviennent
des émanations de la cause qui peut à juste titre être déclarée présente en eux (…). De plus, la latence elle-
même peut être conçue comme une forme d’immanence, même s’il s’agit d’une forme de transcendance
immanente » (W. Montag, Althusser and His Contemporaries, op. cit., p. 90).

190
une transcendance également présente dans tous ses éléments. L’absence est en effet l’absence
propre au concept, seul à même de saisir l’efficace de la structure sans effacer la contingence
sur laquelle elle repose. Lu de la sorte, même ce passage n’apparait pas contredire « la
conception de la structure comme conjonction d’entités singulières dans une entité plus large
qui persiste dans son état conjoint pour une durée spécifique »83. En même temps, il permet de
comprendre le principe de cette durée sous la forme de la virtualité de l’existence de la
structure dans ses éléments, – d’où la nécessité de ne pas se tenir à la « perspective rasante » de
l’existence. On ne peut donc à nos yeux pas affirmer que « [d]ans Lire Le Capital Althusser a
sans doute essayé de prévenir toute lecture de la surdétermination comme hasard ou désordre
indéterminé et donc inconnaissable, et dans cette tentative il a produit, dans les passages que
nous avons examinés, la même unité transcendantale contre laquelle il avait argumenté si
efficacement dans les essais de 1962-63 »84. Ces mêmes passages peuvent, si l’on prend au
sérieux le principe de la distinction entre objet de connaissance et objet réel – dont il n’est pas
question dans les analyses de Montag –, et si l’on attribue l’absence de la structure à cette
distinction, et non pas à une quelque présence cachée dans le réel, rendre compte de
l’intelligibilité de la durée d’une singularité sans pour autant réintroduire une unité
transcendante.

De ce point de vue, il nous semble que le statut du tout cesse de poser problème, le tout
complexe structuré à dominante ne pouvant pas être compris comme une version raffinée de la
totalité expressive. Le tout n’existe en effet pas ailleurs que dans le processus de structuration
de ses effets, c’est-à-dire dans le processus par lequel des éléments hétérogènes entrent dans
des relations qui ne sont pas inscrites dans leur essence et sont transformés par leur
articulation. Le tout est l’ensemble de relations entre ses éléments, ce qui signifie qu’il dépend
de la contingence de leurs rencontres alors même que, à travers ces rencontres, ses éléments se
transforment de manière à les rendre tendanciellement nécessaires. La structure comme objet
de connaissance nous donne accès à cette unité complexe, à ses hiérarchies internes
d’efficacités, à la manière dont ses éléments s’y structurent. Elle nous montre cette unité
comme virtuelle, ouvrant l’espace pour une pensée de la transformation de ses éléments par la
transformation de ses relations.

En même temps, la connaissance de la structure nous fournit le principe de la


reproduction du tout, basé justement sur le devenir nécessaire des rencontres qui les forment :
elle nous fait comprendre comment par sa systématicité interne le tout peut apparaitre comme
totalité expressive, sa temporalité comme contemporanéité à soi du présent, son devenir
comme déploiement diachronique de sa synchronie – son unité « étant préssentie » dans tous
ses éléments. Autrement dit, elle nous fournit le principe de ce que nous avons appelé la

83
Ibid., p. 90.
84
Ibid., p. 96.

191
« réalisation » de la structure, qui se niche dans la « précipitation » de l’objet de connaissance
dans l’objet réel. Nous avons affirmé provisionnellement que, dans cette réalisation, dans cette
précipitation réside l’opération essentielle de l’idéologie. Ce qui ne signifie pas qu’elle relève
d’une pure illusion, mais que la manière même dont le tout se structure comme distribution
d’efficace et constitution de ses éléments favorise l’effacement du processus de structuration
dans sa productivité contingente. L’idéologie est alors l’autre nom de la structure ; plus
précisément, l’idéologie est la manière dont la structure se nomme tant qu’on la pense comme
réelle. Mais, précise Althusser, dans ce cas la structure cesse d’être une structure, c’est-à-dire
qu’elle cesse d’être une singularité pour devenir une essence85.

L’idée de structure latente peut toutefois être décelée au sein d’une autre pensée de la
structure qui a été développée au cours des années 60 à partir des positions d’Althusser. Le
principe fondamental de cette conception est parfaitement présenté dans l’article de Badiou
consacré à Althusser qu’on a déjà eu l’occasion de citer. Il en ébauche également une
généalogie :

85
Fourtounis a relevé ces mêmes limites de la lecture d’Althusser proposée par Montag. Il affirme qu’au lieu
d’opposer de manière extérieure « immanence » et « holisme », il faut insister sur la « tension interne » entre
ces deux termes, qui est « constitutive de l’immanence spinoziste elle-même ». En effet, seul le concept du
tout nous permet d’éviter la dissolution de l’immanence dans une forme d’« atomisme », c’est-à-dire dans
une conception transitive de la causalité (cf. LC, 402). Ainsi, une différence doit intervenir entre la cause et
ses effets, qui seule rend possible « la différenciation de ses effets » – à savoir précisément ce que selon
Montag le concept de tout risque d’éliminer –, car c’est seulement dans la mesure où leur cause s’en sépare
que ses effets peuvent se transformer en la transformant. Cette différence introduit « une dualité annihilée
mais inéliminable », un « résidu » transcendant (cf. G. Fourtounis, « On Althusser’s Immanentist
Structuralism. Reading Montag Reading Althusser Reading Spinoza », Rethinking Marxism: A Journal of
Economics, Culture & Society, vol. 17, n° 1, 2005, nous traduisons). Ed Pluth a poussé cette argumentation
encore plus loin, en allant jusqu’à nous enjoindre de « libérer Althusser de Spinoza » : si les formulations
d’Althusser courent en effet le risque de poser la structure comme latente, « ce risque est finalement évité en
marquant l’extériorité de la structure comme “absente”. Ceci devrait être compris comme signifiant non pas
que la structure est absente de ses effets dans le sens qu’elle est au-delà, mais plutôt que son extériorité est
elle-même absente, évidée. Donc, s’il y a ici un spinozisme, il ne sera pas celui d’une
substance/cause/structure surabondante, mais celui où elle sera évidée : un vide placé là où il y avait Dieu ou
la Nature. L’on pourrait soutenir (comme "i#ek et d’autres l’ont fait bien entendu) que celle-ci est la manière
dont il faudrait comprendre Hegel » (Ed Pluth, « Freeing Althusser from Spinoza : A Reconsideration of
Structural Causality », Crisis & Critique, vol. 1, n° 3, 2014, pp. 438-349, nous traduisons). L’on pourrait tout
autant soutenir (comme Althusser l’a fait bien entendu) que celle-ci est aussi la manière dont il faudrait
comprendre Spinoza lui-même : « l’objet de la philosophie de Spinoza est le vide. (…) Dire “je commence
par Dieu”, ou par le Tout, ou par la substance unique, et laisser entendre “je ne commence par rien”, c’est au
fond la même chose » (EI, 563). Mais l’intérêt principal de la contribution de Pluth est d’insister sur
l’importance de la distinction entre objet réel et objet de connaissance : « Une des clés de la philosophie
d’Althusser est bien évidemment la distinction entre objets réels et objets conceptuels, théoriques. Affirmer
qu’une cause structurale est une “extériorité absente” c’est une autre manière de dire que la structure est un
objet conceptuel, et non pas un objet réel. Qu’est-ce que ça signifie ? Les objets conceptuels ne sont pas
identiques aux objets réels (…), mais ils ne sont pas pour autant simplement faux ou irréels. Similairement, la
conception althussérienne des structures comme extériorité absente évite simplement d’identifier les
structures avec ce qu’elles structurent, tout en évitant aussi de les voir comme des simples “constructions” –
car elles sont, après tout, identifiées comme causes » (Ed Pluth, « Freeing Althusser from Spinoza », op. cit.,
p. 349).

192
Le problème fondamental de tout structuralisme est celui du terme à double fonction qui détermine
l’appartenance des autres termes à la structure en tant qu’il en est lui-même exclu par l’opération
spécifique qui l’y fait figurer sous les espèces de son représentant. C’est l’immense mérite de Lévi-
Strauss d’avoir, dans la forme encore mêlée du Signifiant-zéro, reconnu la véritable importance de
cette question. (…) Repérage de la place occupée par le terme indiquant l’exclu spécifique, le manque
pertinent, c’est-à-dire la détermination ou « structuralité » de la structure86.

Le concept essentiel dans cette présentation est celui de manque : dans toute structure un terme
manque et y est remplacé par un représentant ; ce manque est ce qui structure la structure, le
principe de la « structuralité » de la structure. C’est parce que le principe de la structuralité de
la structure manque que les éléments se structurent pour « combler » ce manque par un
représentant.

L’idée de manque est employée pour penser la structuralité de la structure dans un texte
contemporain au séminaire sur Le Capital qui, produit en milieu althussérien, constitue une
sorte de manifeste pour la construction d’une forme de lacano-althussérisme. Signé par
Jacques-Alain Miller, mais coécrit avec Yves Duroux et Jean-Claude Milner, « Action de la
structure » est rédigé en 1964 et, après avoir circulé à titre informel, est publié en 1968 dans les
Cahiers pour l’analyse. Dans cet article, l’absence de la structure est comprise en termes de
manque. Le point essentiel est que la structure manque lorsqu’elle se manifeste à un sujet. « Si
on suppose maintenant un élément qui se retourne sur la réalité et la perçoit, la réfléchit et la
signifie, un élément capable de la redoubler pour son propre compte, une distorsion générale
s’ensuit qui affecte l’ensemble de l’économie structurale et la recompose suivant des lois
nouvelles. (…) [S]on actualité devient une expérience, la virtualité du structurant se convertit
en une absence, (…) l’action de la structure en vient à être supportée par un manque. Le
structurant, pour n’y être pas, régit le réel »87. On voit donc que, pour un sujet, le
« structurant » – ce qui produit la structuralité de la structure – se présente nécessairement sous
forme de manque, et qu’en ce sens il est absent. Ici réside le principe de la fermeture de la
structure sur elle-même. En effet, le sujet se trouve à investir un élément de la structure – le
terme à double fonction dont parle Badiou – pour suturer le manque du structurant. Celui-ci
« s’écrase » alors sur cet élément auquel le sujet vient s’identifier, prenant imaginairement sa
place88.

86
A. Badiou, « Le (re)commencement du matérialisme dialectique », op. cit., p. 142n. Emilio de Ípola a
explicité la généalogie de cette tradition, en estimant lui aussi que « ce qu’on appelle le post-structuralisme
ne fera rien d’autre que répéter ce que le structuralisme “pur et dur” de Lévi-Strauss avait proposé mot
pour mot et en toute clarté une décennie plus tôt » (E. de Ípola, Althusser. L’adieu infini, op. cit., p. 58).
Badiou présente dans ce passage la logique de la « case vide » parfaitement reconstruite par Deleuze dans
« À quoi reconnaît-on le structuralisme ? », op. cit., pp. 258sqq.
87
J.-A. Miller, « Action de la structure », Cahiers pour l’analyse, n° 9, 1968, p. 95.
88
Ce processus est étudié dans un autre texte, où la figure de la structure structurante disparait pour laisser
place à l’idée de la « non-identité-à-soi » de la chaine signifiante qui est suturée par le discours du sujet. « La
suture nomme le rapport du sujet à la chaîne de son discours ; on verra qu’il y figure comme l’élément qui
manque, sous l’espèce d’un tenant-lieu » (J.-A. Miller, « Suture. Éléments de la logique du signifiant »,
Cahiers pour l’analyse, n° 1, 1966, p. 39). Le sujet est compris comme effet du signifiant représenté par le

193
Si ce processus pourrait correspondre à celui par lequel ce qu’Althusser appelle
« instance dominante » en vient à être perçue comme le principe spirituel de la totalité, la
proposition de Miller laisse dans l’ombre le fait que ce processus relève d’une structuration
foncièrement contingente. Le résultat est que l’action de la structure est pensée par lui en
termes de déduction, sa virtualité n’étant pas liée à sa contingence, mais à son absence pour le
sujet. « [L’action de la structure] impose de répartir [la structure] entre un plan actuel, dans
lequel elle s’offrirait à un observateur, et qui constitue son état, et d’autre part une dimension
virtuelle selon laquelle tous ces états sont susceptibles d’être déduits. Il faudra donc distinguer
entre une structure structurante et une structure structurée. (…) [L]a première est à la seconde
sa clause immanente, c’est-à-dire : le point de vue à prendre par une investigation se
désimpliquant pour passer d’une description à une connaissance »89. Miller opère ainsi ce qui
nous semble bien être un renversement de la perspective althussérienne par lequel la virtualité
n’est pas attribuée à la structure structurée en raison de sa dépendance par rapport à sa
structuration contingente, mais à la structuration elle-même, ce qui fait de sa virtualité une
latence, et aboutit à poser la structure structurée comme l’effet d’une structure structurante,
laquelle manque seulement pour le sujet qui y est pris. Cette position fait en quelque sorte
précéder la structuration par la structure, que l’on peut alors aisément concevoir comme un
réservoir de possibles90. Significativement, dans ce cadre, la surdétermination, qui constitue
chez Althusser le double processus de structuration du tout par l’hétérogénéité de ses
conditions d’existence et d’efficace du tout sur ces conditions, est simplement comprise
comme la modalité imaginaire à travers laquelle la structure structurante exerce son action,
mais ne semble pas l’affecter en retour : « Nous appelons surdétermination, la détermination
structurante qui, de s’exercer par le biais de l’imaginaire se rend indirecte, inégale et
excentrique à ses effets ».91

La transformation de la structure n’est alors pas comprise comme résultant de la


contingence des relations qui font de ses éléments plus que des effets, mais de la réarticulation
globale de la structure elle-même, par son « retour » au structurant. C’est ce « retour » que le
sujet lui-même est censé pouvoir accomplir. Miller appelle l’élément sur lequel le plan virtuel
s’écrase « le point utopique de la structure » ou « son point à l’infini ». C’est en vidant ce
point, au lieu de s’identifier au tenant-lieu qui l’occupe, que le sujet peut transformer un état de
la structure, car c’est le point qui, en tant que lieu du manque, donne prise sur la structure
structurante : « la réalité n’est pas à “désensevelir”, ni à dépasser, il faut la traverser, et forcer

signifiant, ce qui implique que « [l]a chaîne signifiante est la structure de la structure » (ibid., p. 49). Il nous
semble que cette idée correspond parfaitement au principe de la structure latente.
89
J.-A. Miller, « Action de la structure », Cahiers pour l’analyse, n° 9, 1968, p. 95.
90
Nous reviendrons sur la critique althussérienne à cette idée dans sa version lévi-straussienne dans le
Chapitre III.1.
91
Ibid., p. 96.

194
en son retrait ce qui la met en place »92. La tâche de la science – de l’analyse – devient alors de
« cherche[r] à travers son tenant-lieu le manque spécifique qui supporte la fonction
structurante »93, ce pour quoi elle ne peut pas se laisser prendre au leurre du tenant-lieu, et doit
« mettre le manque à la porte »94. La figure du sujet qui en découle est hautement paradoxale :
on a d’un côté affaire à ce que Duroux a récemment appelé, en revenant sur le parcours des
Cahiers pour l’analyse, un « sujet faible »95, mais ce sujet peut jouer, en opérant une forme de
désubjectivation, le rôle de ce que Deleuze a magnifiquement nommé le « héros
structuraliste »96. Or, le geste de ce sujet permet peut-être de penser la révolution, en fait
surtout la « déstitution » de la structure actuelle, comme contrepartie d’un « coup de dès » qui
risque fort d’ailleurs d’être réduit à un pur geste subjectif97. En tout cas, cette position ne
permet pas de penser une transition toujours déjà à l’œuvre, et encore moins le travail requis
pour contribuer à une telle transition98.

92
Ibid., p. 97.
93
Ibid., p. 101.
94
Ibid., p. 102. Ce qui toutefois ne la met jamais à l’abri du retour de l’imaginaire, car « le manque d’un
manque est aussi un manque »
95
Cf. « Strong Structuralism, Weak Subject : An Interview with Yves Duroux », in P. Hallward and K.
Peden, Concept and Form, vol. II : « Interviews and Essays on the Cahiers pour l’Analyse », London-New
York, Verso, 2012. Nous reviendrons sur la conception althussérienne du sujet dans la Section II.4.
96
« Dès lors un ensemble de problèmes complexes se pose au structuralisme, concernant les “mutations”
structurales (Foucault) ou les “formes de transition” d’une structure à une autre (Althusser). C’est toujours en
fonction de la case vide que les rapports différentiels sont susceptibles de nouvelles valeurs ou de variations,
et les singularités, capables de distributions nouvelles, constitutives d’une autre structure. Encore faut-il que
les contradictions soient “résolues”, c’est-à-dire que la place vide soit débarrassée des évènements
symboliques qui l’occultent ou la remplissent, qu’elle soit rendue au sujet qui doit l’accompagner sur de
nouveaux chemins, sans l’occuper ni la déserter. Aussi y a-t-il un héros structuraliste : ni Dieu ni homme, ni
personnel ni universel, il est sans identité, fait d’individuations non personnelles et de singularités pré-
individuelles. Il assure l’éclatement d’une structure affectée d’excès ou de défaut, il oppose son propre
évènement idéal aux évènements idéaux que nous venons de définir. Qu’il appartienne à une nouvelle
structure de ne pas recommencer des aventures analogues à celles de l’ancienne, de ne pas faire renaître des
contradictions mortelles, cela dépend de la force résistante et créatrice de ce héros, de son agilité à suivre et
sauvegarder les déplacements, de son pouvoir de faire varier les rapports et de redistribuer les singularités,
toujours émettant encore un coup de dés » (G. Deleuze, « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? », op. cit.,
pp. 268-269).
97
Cette idée a constitué, du moins pendant un certain temps, le cœur de la proposition de "i#ek, bien qu’elle
s’articule à une remise en question de toute « substantialité latente » du structurant par une mise au premier
plan de la notion lacanienne du Réel : « L’enjeu de cette “destitution [subjective]” est précisément le fait que
le sujet ne se présuppose plus comme sujet (…). En d’autres termes, il assume non pas l’existence, mais la
non-existence du grand Autre, il accepte le Réel dans son idiotie totale, insensée ; il maintient ouverte la
brèche entre le Réel et sa symbolisation. Le prix à payer pour ceci est que par le même geste il s’annule aussi
comme sujet, parce que (…) le sujet est sujet seulement dans la mesure où il se présuppose comme absolu »
(S. "i#ek, The Sublime Object of Ideology, op. cit., p. 263). Selon Althusser, une telle perspective continue
d’identifier la structure au sujet (bien qu’il ne s’agisse plus d’un sujet « substantiel » mais foncièrement
vide), pour en penser ensuite la destitution : « Lacan, en somme, instaurerait l’abîme ou le manque en sujet,
sous le concept de division du sujet » (EP, 165). Un telle perspective empêche une saisie théorique du
processus de structuration comme contingent bien que relevant d’une forme d’objectivité sur laquelle on peut
avoir prise.
98
Balibar a souligné les conséquences idéalistes de cette tendance à pousser à sa limite le structuralisme lévi-
straussien et a indiqué que la frontière à franchir pour sortir de ces impasses est justement la question de la
modalité, des rapports entre réalité, nécessité, contingence (cf. É. Balibar, “Préface”, in E. de Ípola,
Althusser. L’adieu infini, op. cit., pp. XI-XIII).

195
C’est en fonction de cette logique que Badiou reconstruit la conception althussérienne
de la détermination en dernière instance, dont l’effet est appelé par lui « effet-de-conjoncture ».
L’intérêt de l’argumentation de Badiou est de poser très clairement que la détermination en
dernière instance n’est pas fonction de l’une des instances de la structure.
Convenons d’appeler détermination la production de cet [effet-de-conjoncture]. On remarquera que la
détermination se définit exhaustivement par son effet, le changement de la conjoncture, lui-même
identifiable au déplacement de la conjoncture, lui-même identifiable au déplacement de la dominante.
(…) [C]e n’est en tout cas pas dans les instances, ou pratiques pensées selon leurs rapports complets à
toutes les autres instances, que nous pouvons trouver le secret de la détermination. (…) Croire qu’une
instance du tout détermine la conjoncture, c’est inévitablement confondre la détermination (…) et la
domination. (…) Si nulle instance ne peut déterminer le tout, il est possible en revanche qu’une
pratique, pensée dans sa structure propre, structure pour ainsi dire décalée par rapport à celle qui
articule cette pratique comme instance du tout, soit déterminante au regard d’un tout dans lequel elle
figure sous des espèces excentrées. On peut imaginer que le déplacement de la dominante et la
distorsion corrélative de la conjoncture est l’effet de la sous-jacence, à l’une des instances, d’une
structure-de-pratique en non-coïncidence avec l’instance qui la représente dans le tout. (…) Une telle
pratique, comme la Nature spinoziste, serait à la fois structurante et structurée. Elle serait placée dans
le système des places qu’elle détermine. En tant que déterminante toutefois elle demeurerait
« invisible », n’étant pas présentée dans la constellation des instances, mais seulement représentée.
(…) [I]l existe une pratique déterminante, et cette pratique est la pratique « économique » (…).
Prenons garde que le type de causalité de la déterminante est tout à fait original. En effet, pensée
comme principe de la détermination, la pratique économique n’existe pas99.

Conformément à la logique de la case vide, c’est ici la « pratique économique » qui joue le rôle
du « héros structuraliste »100. Or, autant Badiou démontre impeccablement l’impossibilité pour
l’économique (ou n’importe quelle autre instance) de jouer le rôle d’instance déterminante,
autant il est obligé de lui attribuer ce rôle, mais en la déclarant inexistante. Toutefois, cette
inexistence, pour autant que son « porteur » est bel et bien identifié, tend à prendre la forme
d’une latence. La Natura naturans de Spinoza assume ici la fonction d’une cause éminente,
bien qu’elle soit déclarée inexistante, au lieu d’être comprise comme existant uniquement dans
l’entrelacement des éléments à travers leurs rencontres101.

99
A. Badiou, “Le (re)commencement du matérialisme dialectique”, op. cit., pp. 130-132.
100
Notons que Badiou refuse d’attribuer à un sujet l’opération de relance du processus de structuration. Il
faudrait relier cette idée à la critique que Badiou adresse au même moment à la conception de la science de
Miller, en affirmant que ce dernier l’aurait finalement confondue avec l’idéologie. Pour Badiou, l’espace de
la science est stratifié : “[L]a stratification révoque l’axiome par quoi Miller (…) caractérise la forclusion : le
manque d’un manque est encore un manque. Non, si ce qui vient à manquer fut toujours déjà marqué : dès
lors l’interstice est assez nommé par la différence productrice de strates. Les points d’arrêts sont toujours
déjà prescrits” (A. Badiou, “Marque et manque : à propos du zéro”, Cahiers pour l’analyse, n° 10, 1969,
p. 161). Il s’ensuit qu’“il n’y a pas de sujet de la science” et que “la science est le Dehors sans point de
cécité” (ibid., pp. 161-162). On pourrait dire que si Miller pense l’effort de la science de rejoindre depuis
l’idéologie la structure structurante, Badiou affirme que la science, en raison même de sa structure, adhère à
la structure structurante, à la structure-de-pratique en non-coïncidence, ou y est en tout cas automatiquement
renvoyée.
101
C’est chez Miller lui-même que l’on trouve une première formulation de cette conception de la dernière
instance, qu’il met explicitement en rapport avec l’idée de virtualité développée dans « Action de la
structure » : « Justement parce que l’économie est la dernière instance, à situer comme le référent de toutes
les manifestations de la pratique sociale, son action est radicalement étrangère à la dimension de l’actuel, elle
se donne par ses effets. L’absence de la cause suffit à accomplir l’inversion des déterminations structurales
au niveau de la conscience individuelle » (J.-A. Miller, « Fonction de la formation théorique », (1e éd.
Cahiers marxistes-léninistes, n° 1, 1964), Les armes de la critique, s.d., s.p.). Il faut souligner que la

196
Ainsi, autant, pour répondre aux critiques de Montag, il faut comprendre le rôle
essentiel du concept de structure dans la pensée d’Althusser – celle-ci étant plus qu’un nom
maladroit pour la singularité des rencontres entre éléments, car elle désigne le retour du résultat
de ces rencontres sur elles-mêmes comme leur « cause » –, autant il est essentiel de distinguer
l’idée de causalité structurale de la conception de l’action de la structure mise en avant par
Miller à la suite de Lévi-Strauss et Lacan en tant qu’elle tend à réintroduire l’idée de structure
latente. Dans les deux cas, l’aspect le plus essentiel de la proposition althussérienne nous
semble être biffé, à savoir que l’on ne peut jamais poser la structure comme séparée de ses
effets, que ce soit pour l’évacuer ou pour en affirmer la toute-puissance. C’est pourquoi il nous
semble important de reprendre pour conclure la proposition de Yoshiyuki Sato, selon lequel
« [n]ous pouvons élucider (…) la raison pour laquelle [Althusser] a adopté la causalité
structurale et non pas la causalité métonymique qui s’appuie sur le concept lacanien de l’Autre
en tant qu’“extimité”. (…) [L]a causalité structurale désigne la détermination d’une structure
(…) par une autre structure immanente à la première (…). Dans cette causalité, par définition,
l’instance transcendante n’existe pas »102.

contribution de Rancière à Lire Le Capital est profondément influencée par cette perspective (cf. LC, 147).
C’est la raison pour laquelle il ne semble pas relever toutes les conséquences de la distinction althussérienne
entre objet réel et objet de pensée – que nous avons reliée à l’idée de la virtualité de la structure comme
contingence de sa structuration et de son insistance sur ses éléments. La structure étant alors conçue comme
cause de la structuration. C’est probablement pourquoi il attribue finalement la différence entre l’économie
politique classique et la critique de Marx à une différence de degré de l’abstraction, l’abstraction « faible » de
la première l’empêchant d’accéder au niveau du rapport nécessaire entre structurant et structuré (« Ricardo
n’est pas trop abstrait, il ne l’est pas assez » (LC, 166)). Pour cette raison, il tend également à comprendre ce
qu’Althusser appelle la « spécification du concept » – la connaissance de la dépendance de la structure à
l’égard de ses éléments – comme la détermination par la structure du mode de production de la « surface »
qui se donne à ses sujets (l’idéologie). C’est ce point qui fera l’objet principal de son autocritique en 1973
(cf. J. Rancière, « Mode d’emploi pour une réédition de Lire Le Capital », Les Temps Modernes, n° 328, nov.
1973).
102
Y. Sato, Pouvoir et résistance. Foucault, Deleuze, Derrida, Althusser, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 176. Il
va de soi que, faute d’identifier la spécificité de la conception de l’absence de la structure chez Althusser telle
qu’elle repose sur la distinction entre objet réel et objet de connaissance, on est obligé à rabattre Althusser sur
Miller, en faisant du « tout absent » un principe qui « totalise l’interrelation de ses parties » ou,
parallèlement, une anticipation de l’idée ontologique de vide du dernier Althusser, et à relever l’incohérence
de cette position avec un modèle spinoziste de la causalité. « Le fait qu’Althusser, motivé par l’influence du
Cercle d’épistémologie, se réfère à des théories qui voient la structure comme organisée en fonction d’une
absence qui agit réflexivement sur les éléments de la structure comme une négativité interne (…), conduit à
demander dans quelle mesure l’usage althussérien de catégories d’origine lacano-hégélienne, comme néant,
le vide, le tout absent, peut être réconcilié avec un modèle spinoziste de la causalité » (K. Diefenbach,
« Althusser with Deleuze : How to Think Spinoza’s Immanent Cause », in K. Diefenbach et alii,
Encountering Althusser, op. cit., pp. 168-169, nous traduisons).

197
4. Formes d’individualité et formes de subjectivité. L’idéologie

Dans la Section précédente, nous avons rencontré à plusieurs reprises la question de


l’idéologie. Nous avons montré qu’Althusser considère que l’idéologie se réalise dans l’effet
de société, point culminant du processus par lequel une structure – un mode de production –
« revient » sur ses éléments – sur l’articulation contingente desquels elle se constitue – de
manière à rendre leurs rencontres tendanciellement nécessaires, c’est-à-dire à en faire ses
propres effets. Ce retour du résultat sur son devenir est lui-même compris comme un effet de la
contingence : il coïncide avec la répétition des rencontres entre les éléments de la structure –
répétition qui façonne les éléments de manière à effacer d’autres rencontres. Nous avons vu
que le résultat principal d’un tel retour est la réalisation ou actualisation de la virtualité de la
structure, qui est alors perçue comme une essence transcendante s’exprimant de manière égale
dans tous ses éléments. Leur hétérogénéité en vient donc à disparaitre dans l’idéologie, bien
que, même lorsque la structure s’actualise, elle continue à l’habiter, parce que la nécessité de la
structure n’est elle-même qu’une modalité de la contingence. C’est ainsi qu’un mode de
production donné en vient à être perçu comme condition de toute socialité viable, c’est-à-dire
qu’il fixe les conditions attribuant à n’importe quelle pratique sa « valeur » sociale. Autrement
dit, dans ce processus se réalise la synchronie d’un mode de production de telle manière que la
temporalité, c’est-à-dire le rythme, de son instance dominante impose le présent par rapport
auquel les temporalités des autres instances sont « évaluées ». Dans l’idéologie ce qui s’efface
ce sont donc les variations rendues possibles par l’hétérogénéité des instances – hétérogénéité
sur laquelle pourtant l’effet de société lui-même repose –, c’est-à-dire cela même qui constitue
le point d’appui de toute pratique politique en conjoncture visant une transformation
structurelle. En même temps, nous avons déjà pu indiquer que qualifier ce mécanisme
d’idéologique ne revient pas à le reléguer dans la sphère d’une pure illusion. Si c’est bien
d’une forme de méconnaissance qu’il s’agit, c’est une méconnaissance nécessaire, car la
détermination d’une instance dominante qui impose sa temporalité aux autres instances, ou le
devenir-nécessaire des rencontres qui soutiennent la structure actuelle sont bien les effets réels
du processus contingent de structuration. Cette méconnaissance, est donc elle-même bien
réelle. C’est précisément le mécanisme qui la produit – le mécanisme qui produit l’effet de
société – que le matérialisme historique vise à connaitre en construisant théoriquement le mode
de production comme unité complexe, comme une éternité au sens spinoziste du terme. Si bien
que les termes de « disparition » ou « effacement » que nous avons employés pour caractériser
ce qui arrive à la contingence des rencontres sous l’effet de société devront être précisés afin
d’éviter le malentendu consistant à comprendre la méconnaissance propre à l’idéologie comme
une simple erreur.

Si, jusqu’à présent, nous avons traité de l’effet de société comme du donné d’une
« pensée » à laquelle la théorie se trouve à faire face, nous allons maintenant étudier de près le

199
mécanisme de production de l’effet de société en remontant jusqu’au « rapport conscient ou
inconscient des individus à la société comme société », jusqu’à la manière dont leurs idées,
projets, actions, comportements, etc. sont vécus comme sociaux. Il s’agit donc d’introduire la
question de la manière dont l’idéologie affecte les individus. C’est en effet au niveau de leur
« vécu » que la perception du tout social comme totalité expressive – comme une société – se
réalise. C’est seulement dans la Partie suivante (III) que l’on pourra véritablement comprendre
ce qu’il en est de cette contingence qui se structure de manière à déterminer son « effacement »
ou sa « disparition ».

Nous avons déjà vu que cette conception de l’idéologie se construit chez Althusser
dans la confrontation avec deux adversaires. D’un côté, il remet en question la prétention
scientifique de l’économie politique, qui croit « trouver » l’économie comme un espace
homogène et indépendant de son articulation aux autres instances du tout social, en excluant de
son champ théorique le concept de ses conditions-limites, c’est-à-dire le concept de plus-value
en tant que forme de la valeur qui s’impose dans le mode de production capitaliste comme
articulation particulière du tout social. Ce qui disparait ainsi c’est le mode de production lui-
même en tant que forme de la lutte des classes dominante. D’un autre côté, Althusser s’oppose
à toute forme d’hégélianisme et d’importation de l’hégélianisme dans le marxisme. Si la
philosophie de Hegel conçoit l’histoire comme le mouvement de retour à soi du concept,
mouvement dont la nécessité téléologique s’approprie de la contingence historique pour se
réaliser ; si une telle conception de l’histoire suppose une conception linéaire du temps, où tout
présent est l’expression d’un moment particulier du développement de l’Idée dans toutes les
déterminations de la totalité sociale ; si tout cela est vrai, alors comprendre le marxisme
comme l’application de la dialectique hégélienne à l’objet de l’économie politique –
application d’autant plus facile que cet objet est singulièrement adapté à la dialectique
hégélienne, étant lui-même conçu comme autonome et homogène – c’est se borner à penser la
transformation historique comme résultat du développement linéaire de la contradiction interne
à cet objet, se reflétant dans toutes les instances de la totalité sociale. Or, selon Althusser, ce
développement ne peut qu’aboutir à la reproduction de la structure donnée. Le structuralisme
n’est lui-même qu’une variation de cette même forme de pensée qui, refusant toute conception
de la transformation historique comme développement nécessaire d’un mouvement
téléologiquement orienté, pense la transformation comme une rupture inintelligible – simple
réarticulation aléatoire des éléments du tout –, sans pour autant abandonner une vision du tout
social comme totalité expressive et du temps comme linéaire.

Nous avons à plusieurs reprises employé le concept de perception pour désigner


l’efficace de l’idéologie dans ces théories. La perception prend dans ce cas la forme d’une
absence de construction de l’objet théorique par laquelle l’objet de connaissance est perçu
comme l’essence du réel, et cela même lorsque, comme l’économie politique classique, on
travaille avec des « abstractions ». Notre analyse était jusque-là limitée au champ de la théorie,

200
si bien que l’on peut affirmer que nous n’avons jusqu’à présent étudié que des idéologies
théoriques, ou la manière dont l’effet de société opère dans la théorie. Toutefois, dans la
mesure où toute pratique est prise dans la structure sociale, l’effet de société s’exerce bien au-
delà de la seule pratique théorique. Il s’ensuit que, tout en évitant de réduire la spécificité de la
manière dont l’idéologie opère dans la théorie, il faut étudier de manière plus générale le
fonctionnement de l’idéologie en tant qu’il produit ses effets au sein de toute pratique.

Notons d’emblée que notre perspective attribue à l’idéologie un statut tout à fait
spécifique par rapport aux autres instances sociales. Si en effet, elle doit être d’un côté
comprise comme l’un des effets de l’articulation de la structure – si elle est donc, comme les
autres instances, superstructurelle –, elle est le lieu où l’articulation de la structure revient sur
elle-même en effaçant sa contingence. Elle joue donc un rôle crucial dans le double caractère
de la surdétermination, car elle est le lieu où la surdétermination de l’instance dominante par
l’ensemble des autres instances – c’est-à-dire sa détermination comme dominante – se reflète
sur celles-ci en les surdéterminant de manière à limiter leur hétérogénéité jusqu’au point de
faire passer l’instance dominante pour déterminante en dernière instance. De ce point de vue,
l’idéologie est partout, ou, comme le dit Althusser, « elle n’a pas de dehors (pour elle) parce
qu’elle n’est que dehors (pour la science, et la réalité) » (P, 115). Elle est en effet le point où
l’extériorité des relations se retourne et se renverse dans l’intériorité de la structure. Elle est
ce qui fait passer la structuration de la structure dans sa reproduction1. On le verra, toute la
difficulté d’une analyse de l’idéologie consiste dans le rapport qu’elle instaure entre dehors et
dedans, ou entre structuration et reproduction des rapports sociaux. Saisir ce rapport signifie
comprendre dans toute sa radicalité la transformation à laquelle Althusser soumet la
conception marxiste classique de la topique. Les différentes instances du tout social s’y
trouvent prises dans un mouvement de retournement-renversement par lequel le mode de
production en tant qu’articulation contingente devient une totalité expressive sans pour autant
jamais évacuer la contingence sur laquelle il repose.

1
« [O]n doit donner à l’idéologie une place très particulière : pour comprendre son type d’efficacité, il faut la
situer dans la superstructure et lui donner une relative autonomie par rapport au droit et à l’État – mais en
même temps, pour comprendre sa forme de présence plus générale il faut considérer que l’idéologie se glisse
dans toutes les parties de l’édifice, et qu’elle est ce ciment d’une nature particulière qui assure l’ajustement et
la cohésion des hommes dans leurs rôles, leurs fonctions et leurs rapports sociaux. De fait, l’idéologie
imprègne toutes les activités de l’homme, y compris sa pratique économique et sa pratique politique »
(L. Althusser, « Théorie, pratique théorique, et formation théorique », op. cit., p. 26 ; tr. angl. « Theory,
Theoretical Practice and Theoretical Formation », op. cit., p. 25). Cette idée est reprise dans Anonyme
[attribué à L. Althusser], « Sur la révolution culturelle » (1e éd. Cahiers marxistes-léninistes, n° 14, 1966),
Décalages. An Althusserian Studies Journal, vol. 1, n° 1, 2014, p. 14. L’idée d’idéologie-ciment est étudiée
par Michel Pêcheux dans un article où il la distingue d’une idéologie-nuage qui serait, elle, une idéologie
relevant d’une pratique technique dont elle se détache. Il serait intéressant de rapporter cette distinction à
celle entre idéologie pratique et idéologie théorique. Cf. Thomas Herbert [Michel Pêcheux], « Réflexion sur
la situation théorique des sciences sociales et, spécialement, de la psychologie sociale », Cahiers pour
l’analyse, vol. 2, 1966 et « Pour une théorie générale des idéologies », Cahiers pour l’analyse, vol. 9, 1968.

201
1. Idéologie et monde vécu

Dès les quelques pages de Pour Marx directement consacrées à une esquisse d’une
théorie de l’idéologie, Althusser refuse radicalement d’entendre ce terme dans le vieux sens de
reflet déformé de la réalité. Cette idée ne peut en effet expliquer l’idéologie que comme une
arnaque perpétrée par des groupes d’individus cyniques pour soumettre les masses à leur
domination et implique qu’il suffirait de dévoiler l’arnaque, d’en prendre conscience, pour que
l’illusion se dissipe : « Marx n’a jamais cru qu’une idéologie pourrait être dissipée par sa
connaissance : car la connaissance de cette idéologie, étant la connaissance de ses conditions
de possibilité, de sa structure, de sa logique spécifique et de son rôle pratique, au sein d’une
société donnée, est en même temps la connaissance des conditions de sa nécessité » (PM, 237).
En allant encore plus loin, Althusser ajoute que non seulement sous certaines conditions
l’idéologie s’impose comme nécessaire, mais qu’elle est nécessaire à toute société : « tout se
passe comme si les sociétés humaines ne pouvaient subsister sans ces formations spécifiques,
ces systèmes de représentations (de niveau divers) que sont les idéologies. Les sociétés
humaines secrètent l’idéologie comme l’élément et l’atmosphère même indispensables à leur
respiration, à leur vie historiques. (…) L’idéologie n’est donc pas une aberration ou une
excroissance contingente de l’Histoire : elle est une structure essentielle à la vie historique des
sociétés » (PM, 238-239). Nous pouvons déjà expliquer cette nécessité à partir de ce que nous
avons acquis dans les parties précédentes, sans postuler l’idée fonctionnaliste selon laquelle
une société se donne l’idéologie dont elle a besoin pour se reproduire. L’idéologie est plutôt le
résultat du processus de répétition des rencontres contingentes qui soutiennent le tout social,
répétition qui façonne ses éléments en rendant ces rencontres nécessaires. Autrement dit,
l’idéologie est le nom du principe de la durée du tout social.

En deuxième lieu, la conception d’Althusser vise à remettre radicalement en question


un autre élément de la vision classique de l’idéologie, qu’Althusser lui-même semble entériner
lorsqu’il parle de l’idéologie comme « système de représentations », à savoir le rapport,
habituellement posé comme évident, entre idéologie et conscience :
En vérité, l’idéologie a fort peu à voir avec la « conscience » (…). Elle est profondément inconsciente,
même lorsqu’elle se présente (…) sous une forme réfléchie. L’idéologie est bien un système de
représentations : mais ces représentations n’ont la plupart du temps rien à voir avec la « conscience » :
elles sont la plupart du temps des images, parfois des concepts, mais c’est avant tout comme
structures qu’elles s’imposent à l’immense majorité des hommes, sans passer par leur « conscience ».
(…) Les hommes « vivent » leur idéologie comme le cartésien « voyait » ou ne voyait pas – s’il ne la
fixait pas – la lune à deux cent pas : nullement comme une forme de conscience, mais comme un objet
de leur « monde » – comme leur « monde » même. (…) [L]e rapport « vécu » des hommes au monde,
y compris à l’Histoire (dans l’action ou l’inaction politique), passe par l’idéologie, bien mieux, est
l’idéologie elle-même. (…) [C]’est au sein de cette inconscience idéologique que les hommes
parviennent à modifier leurs rapports « vécus » au monde, et à acquérir cette nouvelle forme
d’inconscience spécifique qu’on appelle « conscience » (PM, 239-240).

Les images et concepts dont les hommes sont conscients ne se présentent pas sous la forme de
représentations conscientes, mais comme le monde même des hommes. Disons-le clairement :

202
au niveau du vécu, il n’y a strictement aucune différence entre l’idéologie et la réalité.
L’idéologie fonctionne effectivement comme une structure inconsciente, c’est-à-dire une
structure dans laquelle les hommes sont pris comme l’un de ses éléments, par laquelle ils sont
produits, ensemble avec leur monde. En bref, « [les hommes] ne perçoivent pas l’idéologie de
leur représentation du monde comme idéologie ; ils n’en connaissent ni la structure ni les
mécanismes. Ils pratiquent leur idéologie (comme on dit du croyant qu’il pratique sa
religion) »2.

Comment cette structure fonctionne-t-elle ? Dans cette première approche, Althusser


la conçoit comme composée d’un double rapport : « Dans l’idéologie, les hommes expriment
(…) non pas leurs rapports à leurs conditions d’existence, mais la façon dont ils vivent leur
rapport à leurs conditions d’existence : ce qui suppose à la fois rapport réel et rapport “vécu”,
“imaginaire”. L’idéologie est, alors, l’expression du rapport des hommes à leur “monde”,
c’est-à-dire l’unité (surdéterminée) de leur rapport réel et de leur rapport imaginaire à leurs
conditions d’existence réelles » (PM, 240). Comprenons le rapport réel comme le rapport des
hommes au processus par lequel le tout social s’articule, processus dans lequel ils sont pris ; le
rapport imaginaire est alors le mouvement par lequel, étant façonnés comme éléments du tout
par son articulation, les hommes se rapportent à ce rapport. L’usage du concept de
surdétermination dans ce cadre est loin d’être anodin : « C’est dans cette surdétermination du
réel par l’imaginaire et de l’imaginaire par le réel que l’idéologie est, en son principe, active,
qu’elle renforce ou modifie le rapport des hommes à leurs conditions d’existence, dans ce
rapport imaginaire lui-même » (PM, 241). On retrouve ici le double effet de la
surdétermination : le tout social n’a pas une unité simple (imaginaire), car il est surdéterminé
par l’ensemble d’éléments hétérogènes qui le constituent (le réel). En même temps, en tant que
cette articulation forme (réellement) ses éléments, son unité surdétermine sa complexité
jusqu’à l’effacer (dans l’imaginaire). On voit ainsi que le rapport imaginaire s’inscrit dans le
rapport réel en tant qu’effet du processus de structuration du tout social, tout en l’englobant en
lui et le faisant apparaitre : le rapport réel prime sur le rapport imaginaire, car ce dernier n’est
que la forme prise par le réel en tant qu’il se reproduit ; en même temps, le rapport réel ne se
présente que sous sa forme imaginaire.

C’est dans ce processus que la volonté des hommes surgit en tant qu’elle s’oriente vers
le renforcement ou le changement de leurs conditions d’existence. « Dans l’idéologie, le
rapport réel est inévitablement investi dans le rapport imaginaire : rapport qui exprime plus une
volonté (conservatrice, conformiste, réformiste ou révolutionnaire) voire une espérance ou une

2
L. Althusser, « Théorie, pratique théorique, et formation théorique », op. cit., p. 27 ; tr. angl. « Theory,
Theoretical Practice and Theoretical Formation », op. cit., p. 26. « [U]ne idéologie ne doit pas être discutée
comme une pensée que quelqu’un assume, parce qu’une idéologie n’est pas quelque chose qui est pensé,
mais plutôt quelque chose au sein de laquelle nous pensons » (P. Ricœur, L’idéologie et l’utopie, op. cit.,
p. 167).

203
nostalgie, qu’il ne décrit une réalité » (PM, 240). Remarquons qu’Althusser ne pose aucune
distinction structurelle entre les types de volonté, tendant même à les identifier toutes avec des
formes d’espérance et nostalgie. Il faut donc abandonner l’idée qu’il suffirait de vouloir la
révolution pour transformer ses conditions d’existence ; au contraire, dans la mesure où toute
forme de volonté est prise dans la structure de l’idéologie, elle est nécessairement soumise à
l’effet de société qui reproduit ces conditions. « [I]l est clair que l’idéologie (comme système
de représentation de masse) est indispensable à toute société pour former les hommes, les
transformer et les mettre en état de répondre aux exigences de leurs conditions d’existence »
(PM, 242). Ce sont donc les conditions d’existence elles-mêmes et leurs « exigences » qui
comptent lorsqu’il s’agit de penser la révolution, parce que la volonté révolutionnaire elle-
même en dépend3.

Si telle est la fonction de l’idéologie, on comprend pourquoi, selon Althusser, « [s]eule


une conception idéologique du monde a pu imaginer des sociétés sans idéologie, et admettre
l’idée utopique d’un monde où l’idéologie (et non telle de ses formes historiques) disparaîtrait
sans laisser de trace, pour être remplacée par la science » (PM, 238-239). Au contraire, « le
matérialisme historique ne peut concevoir qu’une société communiste elle-même puisse jamais
se passer d’idéologie » (PM, 239). En effet, même dans une société communiste l’articulation
contingente des éléments qui la constituent façonne ses éléments de manière à se reproduire, –
en réalisant ainsi la structure, qui est alors perçue comme condition nécessaire de toute
socialité viable. Autrement dit, même dans une société communiste les hommes sont
transformés de telle manière que leur investissement imaginaire « renforce » leurs conditions
d’existence réelles. « C’est dans l’idéologie que la société sans classe vit l’inadéquation-
adéquation de son rapport au monde, en elle et par elle qu’elle transforme la “conscience” des
hommes, c’est-à-dire leur attitude et leur conduite, pour les mettre au niveau de leurs tâches et
de leurs conditions d’existence » (PM, 242)4.

Althusser termine son analyse sur une tentative, sans doute quelque peu simpliste, de
distinguer la manière dont cette transformation de la « conscience » diffère entre des sociétés
de classe et des sociétés sans classe : « Dans une société de classe, l’idéologie est le relais par
lequel, et l’élément dans lequel, le rapport des hommes à leurs conditions d’existence se règle
au profit de la classe dominante. Dans une société sans classe, l’idéologie est le relais par
lequel, et l’élément dans lequel, le rapport des hommes à leurs conditions d’existence se vit au

3
Une intéressante interprétation de l’usage par Althusser du concept de volonté consiste à comprendre
l’idéologie comme une « structure affective-pratique inconsciente », comme une « structure pulsionnelle »
par laquelle le tout social se trouve investi – ou en réalité s’investit en formant les individus par son propre
processus de structuration. Cf. S. Legrand, G. Sibertin-Blanc, « Idéologie I : Dédoublement (pratiques
théoriques et existence historique) », Archives du GRM, 1e année, 1 décembre 2007, p. 6.
4
L’idéologie est alors « le système des moyens grâce auxquels nous essayons d’ajuster notre capacité à
changer aux conditions effectives de changement dans la société en général ». L’idéologie permet d’affronter
« une contradiction vécue, entre notre capacité d’ajustement et les exigences de la réalité » (P. Ricœur,
L’idéologie et l’utopie, op. cit., p. 192).

204
profit de tous les hommes » (LC, 242-243). Cette distinction est reprise plus attentivement
dans un texte contemporain.
[L]a fonction de l’idéologie n’est intelligible, dans les sociétés de classes, que sur la base de
l’existence des classes sociales. Dans une société sans classe, comme dans une société de classes,
l’idéologie a pour fonction d’assurer le lien des hommes entre eux dans l’ensemble des formes de leur
existence, le rapport des individus à leurs tâches fixées par la structure sociale. Dans une société de
classe, cette fonction est dominée par la forme que prend la division du travail dans la répartition des
hommes en classes antagonistes. On s’aperçoit alors que l’idéologie est destinée à assurer la cohésion
des rapports des hommes entre eux, et des hommes envers leurs tâches, dans la structure générale
d’exploitation de classe, qui l’emporte alors sur tous les autres rapports. (…) Nous touchons là au
point décisif, qui, dans les sociétés de classe, est à l’origine de la fausseté de la représentation
idéologique. L’idéologie est, dans les sociétés de classe, une représentation du réel, mais
nécessairement faussée, parce qu’elle est nécessairement orientée et tendancieuse, – et elle est
tendancieuse parce que son objectif n’est pas de donner aux hommes la connaissance objective du
système social dans lequel ils vivent, mais au contraire de leur donner une représentation mystifiée de
ce système social, pour les maintenir à leur « place » dans le système de l’exploitation de classe. Il
faudrait bien entendu poser aussi le problème de la fonction de l’idéologie dans une société sans
classes, – et on le résoudrait alors en montrant que la déformation de l’idéologie est socialement
nécessaire en fonction même de la nature du tout social, (très précisément) en fonction de sa
détermination par sa structure, qui le rend, comme tout social, opaque aux individus qui y occupent
une place déterminée par cette structure : l’opacité de la structure sociale rendant nécessairement
mythique la représentation du monde indispensable à la cohésion sociale. Dans les sociétés de classe,
cette première fonction de l’idéologie subsiste mais elle est dominée par la fonction sociale nouvelle
5
que lui impose l’existence de la division en classes .

Ce passage pose des problèmes qui devront être traités plus tard dans notre travail, lorsqu’il
sera question de la spécificité de la transition du mode de production capitaliste au mode de
production communiste, de forme spécifique de la lutte des classes prolétarienne, et du rapport
entre science et idéologie dans ce cadre. Relevons simplement qu’Althusser affirme d’un côté
que la représentation idéologique dans une société de classe est « faussée », parce que le
pouvoir social de la classe dominante se base sur le fait que les hommes ne développent pas
une connaissance objective du système social. Ce qui pourrait laisser entendre qu’une telle
connaissance puisse remplacer l’idéologie dans une société sans classes. En même temps,
Althusser affirme que même dans une société sans classes la représentation idéologique – et sa
déformation (mais pas sa fausseté ?) – demeure, parce que cette société est, elle aussi, une
structure6. Ce qui nous importe pour l’instant est cette dernière idée : toute structure ne peut
durer que dans et par l’idéologie.

Il faut reconnaitre que si la proposition de Pour Marx opère bien un déplacement


radical de la conscience, elle semble en même temps manquer d’un approfondissement adéquat
de la manière dont le rapport imaginaire s’inscrit dans le rapport réel des hommes à leurs
conditions d’existence. Montag a relevé un tel manque, qui se cristallise dans l’usage ambigu
d’un certain nombre de termes, tels que « conscience », « vécu », « représentation »,
qu’Althusser emploie entre guillemets comme pour en nier le sens courant. Les difficultés

5
L. Althusser, « Théorie, pratique théorique, et formation théorique », op. cit., pp. 30-31 ; tr. angl. « Theory,
Theoretical Practice and Theoretical Formation », op. cit., pp. 28-29.
6
Nous reviendrons sur ces problèmes dans les Sections VI.3 et 4.

205
posées par ces ambigüités sont en dernier lieu déterminées par la persistance, en dépit des
efforts d’Althusser, de l’idée que l’idéologie serait de quelque manière moins réelle que le réel.
Ce manque de réalité s’exprime dans l’idée corrélative selon laquelle l’idéologie serait fermée
sur elle-même, qu’elle ne dépendrait de rien d’autre qu’elle-même. On en trouve un exemple
explicite dans l’idée que les représentations idéologiques « sont des objets culturels perçus-
acceptés-subis » (PM, 240). Selon Montag,
cette séquence reproduit la plus classique formule libérale et suggère que, même si l’idéologie est
congelée dans des objets extérieurs à la conscience qui les « perçoit » et existe dans la logique du
système d’objets qui n’est pas présente à la conscience, Althusser n’a aucunement abandonné la
distinction sujet/objet, esprit/matière qu’il critique si vigoureusement ailleurs. Il a, il est vrai, déplacé
le sujet percevant (ainsi que le sujet qui choisit d’accepter et se soumettre) du centre de l’idéologie,
qui est maintenant un système qui leur est externe et qu’ils réfléchissent passivement7.

Le concept de vécu marque précisément ce déplacement, mais, souligne Montag, ce


déplacement ne suffit pas par lui-même à exclure toute possibilité de faire de la conscience
(aussi passive, antéprédicative ou préreflexive soit-elle), l’origine de son monde, comme
l’emploi, dans le passage que l’on vient de citer, de l’idée d’acceptation comme point de
basculement de la perception à la soumission le laisse bien entendre. En effet, cette idée
semble bien supposer une conscience qui précèderait sa propre prise par l’idéologie et aurait le
pouvoir de consentir (ou pas) à celle-ci.

En même temps, la voie pour sortir de ce problème, qui est le paradoxe de toute
philosophie de la conscience, est indiquée par Althusser lui-même lorsqu’il définit, dans les
passages cités plus haut, la conscience des hommes comme « leur attitude et leur conduite »,
ou encore l’idéologie comme une « pratique ». Ces idées, qui vont de pair avec celle selon
laquelle les images de l’idéologie sont le monde même des hommes, se retrouvent de manière
toujours plus explicite dans les années suivantes sous la plume d’Althusser, par exemple, en
1966, lorsqu’il affirme que l’idéologie « est une structure imaginaire qui existe non seulement
sous la forme de concepts, mais aussi sous la forme d’attitudes, de gestes, de conduites,
d’intentions, d’aspirations, de refus, de permissions, d’interdits, etc. » (EP, 108), ou encore,
peut-être de la manière la plus significative, lorsqu’il identifie tout simplement l’idéologie aux
mœurs8. Toutefois, comme l’indique toujours Montag, cette conception continue à côtoyer

7
W. Montag, Althusser and His Contemporaries, op. cit., p. 111.
8
« Certains philosophes du XVIIIe siècle, qui étaient allés assez loin dans la “théorie” de ce que nous
appelons l’idéologie, avaient saisi l’existence d’un rapport pratique entre ce qu’ils appelaient les “opinions”
et les “mœurs” ; ils avaient même entrevu que les “mœurs” sont plus importantes que les “opinions”
puisqu’elles leur résistent. Ils avaient même vu que les “lois” sont souvent impuissantes contre les “mœurs”,
quand elles ne sont pas “en accord avec elles”. Il fallait être un opposant de droite (Montesquieu) ou de
gauche (Rousseau) pour apercevoir ces réalités » (SR, 189n). Cf. aussi : « [Les rapports sociaux
idéologiques] sont faits non seulement de systèmes d’idées-représentations, mais aussi de systèmes
d’attitudes-comportements, donc de systèmes “théoriques” et de systèmes “pratiques”. L’idéologique
comprend donc non seulement les systèmes d’idées (les idéologies au sens étroit), mais aussi les systèmes
pratiques d’attitudes-comportements (les mœurs) » (Anonyme [attribué à L. Althusser], « Sur la révolution
culturelle », op. cit., p. 15) ; « Les idéologies pratiques sont des formations complexes de montages de
notions-représentations-images dans des comportements-conduites-attitudes-gestes » (PS, 26).

206
l’idée selon laquelle l’idéologie serait moins réelle que la réalité. Ainsi, en commentant les
esquisses de la « théorie des discours » qu’Althusser formule en 1966, Montag écrit que
comme dans « Marxisme et humanisme » l’imaginaire est extérieur et opposé au réel, dans les « Trois
notes » le discours apparait comme moins réel que la pratique. Il produit des effets (…), mais
seulement des effets de « sens ». Les pratiques, au contraire, produisent des effets « réels ». (…) Afin
d’échapper à ce qui menace de devenir un écart infranchissable entre le discursif et le réel, Althusser
se sert de l’expédient suivant : les discours ne sont pas condamnés à planer de manière inconsistante
sur un monde qu’ils ne peuvent pas affecter. Ils peuvent agir de manière effective sur les objets réels
et le font, mais seulement en vertu du fait d’être « insérés dans » ou « articulés à » des pratiques qui
9
s’en servent.

C’est donc toujours le problème de l’insertion de l’imaginaire dans le réel qui hante Althusser
et ce n’est pas étonnant qu’en 1966, dans sa première formulation de la théorie de
l’interpellation idéologique – c’est-à-dire de sa nouvelle conception de la « transformation » de
la conscience par l’idéologie –, Althusser, tout comme dans Pour Marx, rende compte de
l’efficacité de l’interpellation comme d’une « entreprise de conviction-persuasion » qui doit
« se garantir elle-même vis-à-vis du sujet qu’elle interpelle » (EP, 134), ce qui signifie qu’il
présuppose à nouveau le sujet ou la conscience que l’idéologie est censée produire.

2. Appareils et sujets

Il s’agit donc de mieux comprendre le rapport que la « structure sociale » entretient


avec l’idéologie de manière à se donner comme « monde » aux hommes qui s’y inscrivent. Ce
processus correspond à la réalisation de la virtualité du mode de production, par laquelle ce
dernier se donne comme une totalité expressive dont tous les moments sont déterminés par une
cause présente en tant que transcendante – réalisation qui coïncide avec sa reproduction. Ce
n’est pas un hasard si le texte où Althusser va le plus loin dans l’analyse de ce rapport aborde
explicitement le problème en termes de reproduction du mode de production. Le célèbre article
« Idéologie et appareils idéologiques d’État », paru dans La Pensée en 1970, est en effet extrait
d’un long ouvrage, auquel Althusser avait donné la forme d’un manuel, dont le titre devait être
Sur la reproduction des rapports de production. On ne peut toutefois pas considérer que le
problème du rapport entre l’idéologie et la structure sociale soit résolu sans tensions même
dans cet article. Balibar a souligné comment les passages qui, dans ce texte, sont directement
consacrés à la reproduction des rapports de production – passages où Althusser introduit l’idée
célèbre d’appareils idéologiques d’État – sont séparés des passages qui traitent de la structure
de l’idéologie par un écart théorique signalé dans l’article de 1970 (et dans la réédition de
1976) par des points de suspension10. Ne faudrait-il pas interpréter cet écart comme une
nouvelle figure de la séparation entre réel et imaginaire, et de la déréalisation de l’idéologie ?

9
W. Montag, Althusser and His Contemporaries, op. cit., pp. 133-134.
10
Comme nous nous concentrerons, dans cette section, exclusivement sur « Idéologie et appareils
idéologiques d’État », nous citerons la version parue dans Positions. Cf. É. Balibar, « Préface. Althusser et
les “appareils idéologiques d’État” », SR, 12.

207
En même temps, il faut souligner que cet écart est reproduit au sein même de la partie intitulée
« À propos de l’idéologie » sous la forme de décalages entre les thèses qu’Althusser y met en
avant et même entre les termes qu’il y utilise. Nous soutiendrons que ces décalages constituent
une manière de résorber l’écart identifié par Balibar parce qu’ils permettent, dans leur
persistance même, d’identifier en quoi cet écart ne relève pas simplement d’un manque
théorique, mais d’une nécessité inscrite dans l’objet étudié par Althusser.

Montag a une fois de plus parfaitement identifié les écarts et décalages qui habitent ce
texte, en les reconduisant à la difficulté de la part d’Althusser de se débarrasser de la vision
idéaliste de l’idéologie qui force celui qui veut expliquer sa capacité à transformer la
« conscience » des hommes à présupposer une telle conscience sous la forme d’une
« tendance » à accepter, à se faire persuader par l’idéologie. C’est en effet sous la forme d’une
acceptation de la part du sujet que pourrait être compris son retournement suite à
l’interpellation censée le transformer en sujet. Cette difficulté est suscitée par le fait de se
donner comme point de départ dans l’analyse de l’idéologie la distinction entre esprit et
matière, entre idées et corps. Cette distinction hante en effet le discours d’Althusser, alors
même que l’objet central de son essai est de montrer en quoi l’idéologie ne mène pas une
existence spirituelle ou idéale, mais entièrement matérielle et corporelle.

Cette fois cette tendance est toutefois dominée par la thèse qui constitue selon Montag
le « centre théorique » de l’essai, selon laquelle « l’idéologie a une existence matérielle »
(P, 105). Cette thèse, écrit Montag, « est le creuset par lequel doit passer tout lecteur qui essaie
de comprendre ce qu’il y a dans l’essai de singulier et d’irréductible à toutes les théories
précédentes de l’idéologie : le lecteur entrera avec la notion d’une représentation imaginaire du
réel, c’est-à-dire avec un certain dualisme philosophique intacte, et le quittera dépourvu de
toute notion d’intériorité, ou avec rien d’autre que des corps et des forces »11. En effet, la
nouveauté radicale de la démarche althussérienne consiste dans le fait de montrer que
« [l]’individu est pourvu d’une intériorité factice, sinon fictive ou imaginaire, dans l’après-
coup de l’action corporelle, un intérieur paradoxal qui, n’ayant pas de place en nous, est
construit autour de nous, hors de nous »12. C’est pourquoi Montag identifie dans le Foucault de
Surveiller et punir l’auteur qui a le mieux ressaisi la thèse centrale d’Althusser en la
dépouillant une fois pour toutes de ses restes dualistes et idéalistes. « Foucault a souligné le fait
que l’individu ne préexiste pas à son interpellation comme un sujet dans la forme d’un donné,
mais émerge seulement comme le résultat de stratégies et pratiques d’individualisation (…).
De cette manière Foucault ouvre une dimension que l’essai d’Althusser présuppose
involontairement : une histoire du corps, l’histoire de l’individu lui-même »13.

11
W. Montag, Althusser and His Contemporaries, op. cit., p. 150.
12
Ibid., p. 157.
13
Ibid., pp. 165-166. Cf. aussi W. Montag, « “The Soul is the Prison of the Body” : Althusser and Foucault,
1970-1975 », Yale French Studies, n° 88, 1995. C’est Althusser lui-même qui relèvera plus tard la proximité

208
La clé de lecture offerte par Montag aide à bien saisir toutes les conséquences de la
thèse althussérienne sur la matérialité de l’idéologie. En même temps, elle conduit à couper en
deux le texte d’Althusser, en abandonnant radicalement certaines de ses autres thèses ou en les
reformulant jusqu’à leur faire perdre tout ce qui ne les réduit pas à une réitération de la thèse
sur la matérialité de l’idéologie. Ainsi, Montag soutient par exemple que « si l’on peut
continuer à parler d’interpellation, elle doit être conçue moins comme un appel, comme un être
appelé que comme la production permanente d’une prise sur le corps, la fabrication d’une âme
non seulement autour et sur la surface du corps, mais en lui, modifiant sa composition »14. De
manière encore plus radicale, Montag en vient à affirmer, par ailleurs parfaitement en ligne
avec la proposition foucaldienne, que le maintien du concept même d’idéologie, et son rapport
ambigu avec les termes « réel » et « imaginaire », sont en fait nuisibles à l’entreprise
althussérienne15. Or, il nous semble que le concept d’idéologie demeure, en tant que tel,
essentiel dans l’entreprise althussérienne, et ceci en raison du système conceptuel dans lequel il
s’inscrit. Ce concept renvoie en effet à l’idée de topique, c’est-à-dire à l’idée d’une
différenciation entre structuration et reproduction des rapports sociaux. Qui plus est, la
distinction entre imaginaire et réel est chez Althusser explicitement en rapport avec la
distinction spinoziste entre esprit et matière, idées et corps, sur laquelle Montag lui-même
s’appuie pour infléchir la position althussérienne dans un sens véritablement matérialiste. Or,
si l’esprit et la matière, les idées et les corps sont une seule et même chose, cela ne doit pas
conduire à affirmer qu’il n’y a que de la matière ou qu’il n’y a que des corps. Les idées et les
corps sont identiques, mais en tant que deux « points de vue » sur une seule et même chose.
Ces deux points de vue non seulement ne peuvent pas être réduits l’un à l’autre, mais
n’entretiennent aucun rapport causal entre eux, ce qui signifie que l’on ne peut pas expliquer
l’un à partir des enchainements causaux qui opèrent dans l’autre. Sans prétendre reconstruire
ici la théorie spinoziste des « rapports » entre idées et corps, nous nous appuierons sur les
derniers acquis de la recherche sur Spinoza pour rappeler que son propos « est en somme de
fonder une égalité qui prenne en compte leur différence irréductible, et ne se situe ni en l’un ni
en l’autre, mais simultanément en chiasme. Il n’y a donc pas de superposition, même du point
de vue de la quantité, entre les idées et les corps, mais ce qui régit leur rapport, le seul moyen
que Spinoza utilise pour décrire ce rapport, est une proportionnalité »16.

de ses travaux avec ceux de Foucault : « la psychologie est née, je le reconnais très volontiers, car la thèse de
Foucault contribue très fortement à celle que j’expose, de toutes les pratiques juridiques, hospitalières,
scolaires et pénales, y compris les pratiques de la disciplinarisation des corps et de la “libération de l’âme”
que décrit admirablement Foucault dans son dernier livre [Surveiller et punir], car ces pratiques ne sont que
l’existence matérielle des idéologies dont je parle, et elles le sont en vertu des quelques remarques que j’ai
avancées sur l’existence matérielle des idéologies dans les appareils idéologiques d’État » (VN, 185-186).
14
W. Montag, Althusser and His Contemporaries, op. cit., p. 168.
15
Cf. Ibid, p. 146.
16
M. Rovere, « La tentation du parallélisme, un fantasme géométrique dans l’histoire du spinozisme », in
Ch. Jaquet (éd.), Le modèle spinoziste des relations corps/esprit, Paris, Hermann 2010, p. 65.

209
Il nous faut donc reprendre systématiquement les thèses énoncées par Althusser dans
cet essai, en nous efforçant de ne pas résoudre ses tensions par la simple élimination de l’un de
ses plans d’analyse au profit de l’autre. La première thèse énoncée par Althusser est la
suivante : « l’idéologie représente le rapport imaginaire des individus à leurs conditions réelles
d’existence » (P, 101). Cette thèse doit toutefois être précisée, afin d’éviter d’en conclure que
« ce qui est représenté dans la représentation imaginaire du monde qu’on trouve dans une
idéologie, ce sont les conditions réelles des hommes, donc leur monde réel » (P, 103),
conclusion destinée à reproduire une conception de l’idéologie comme reflet idéal du réel.
Avec cette précision, Althusser renonce d’emblée à une distinction nette entre réel et
imaginaire, telle qu’elle était encore posée dans Pour Marx, au profit d’un dédoublement de
l’imaginaire lui-même. Notons aussi qu’Althusser s’attaque ici non seulement à la conception
classique de l’idéologie comme illusion produite par des groupes d’individus cyniques, mais
aussi à la conception marxienne elle-même, qui semblait pourtant bien rattacher la
méconnaissance idéologique aux conditions réelles des hommes. Selon cette conception, les
hommes se font une représentation imaginaire de leurs conditions d’existence parce que ces
conditions sont aliénantes ou contradictoires. L’idée demeure ici que la déformation
idéologique est le reflet d’une déformation réelle, ce qui suppose qu’en transformant le réel, la
déformation idéologique devrait se dissiper17. Selon Althusser, il faut au contraire affirmer
que :
[C]e n’est pas leurs conditions d’existence réelles, leur monde réel, que les « hommes » « se
représentent » dans l’idéologie, mais c’est avant tout leur rapport à ces conditions d’existence qui leur
y est représenté. C’est ce rapport qui est au centre de toute représentation idéologique, donc
imaginaire du monde réel. C’est dans ce rapport que se trouve contenue la « cause » qui doit rendre
compte de la déformation imaginaire de la représentation idéologique du monde réel. Ou plutôt, pour
laisser en suspens le langage de la cause, il faut avancer la thèse que c’est la nature imaginaire de ce
rapport qui soutient toute la déformation imaginaire qu’on peut observer (…) dans toute idéologie (P,
103-104).

Il faut saisir en quoi dans ce passage Althusser modifie la thèse avancée six ans plus tôt
dans « Marxisme et humanisme ». Dans ce texte, il était question d’un rapport réel et un
rapport imaginaire. Ici on semble passer à l’idée qu’il n’y a qu’un rapport, dont la nature
imaginaire soutient l’idéologie : « [d]ans l’idéologie est donc représenté non pas le système
des rapports réels qui gouvernent l’existence des individus, mais le rapport imaginaire de ces
individus aux rapports réels sous lesquels ils vivent » (P, 104). Comment expliquer ce
décalage ? Althusser distingue ici entre (1) le système de rapports réels qui gouvernent les
individus et (2) le rapport imaginaire des individus à ce système de rapports réels. Ainsi, on
n’a pas un rapport réel et un rapport imaginaire entre individus et conditions réelles

17
Cette idée ouvrait la voie, notamment dans l’Idéologie allemande, à une conception de la révolution
comme « acte pur du prolétariat » qui, « classe non-classe » – donc tendanciellement extérieure aux
conditions aliénantes du mode de production capitaliste – peut, en prenant conscience de soi, constituer dans
sa pratique révolutionnaire le lieu même de la critique de l’idéologie (cf. É. Balibar, La crainte des masses,
op. cit., pp. 179sqq).

210
d’existence : le système de rapports réels n’est pas un rapport entre les individus et leurs
conditions réelles.

(1) On est ici au niveau de ce qu’Althusser appelle la définition des « formes de


l’individualité historique » : « [d]ans toute formation sociale, la base requiert la fonction-
support (Träger) comme une fonction à assumer, comme une place à tenir dans la division
technique et sociale du travail. Cette réquisition reste abstraite : la base définit des fonctions-
Träger (la base économique, et la superstructure politique et idéologique également), mais qui
doit assumer et exécuter cette fonction, et comment cette assomption peut avoir lieu, la
structure (base et superstructure) qui définit ces fonctions, s’en fout » (EP, 134). Il faut inscrire
cette thèse dans l’idée de l’efficace d’une structure sur ses éléments. Les formes d’individualité
(fonction-support) résultent de l’articulation des pratiques en instances dans un mode de
production déterminé. Cette articulation est contingente, dans la mesure où elle articule des
éléments hétérogènes. Mais, par la répétition de cette articulation, la structure forme ses
éléments, dont les formes d’individualité, de telle manière à assurer sa reproduction. Encore
faut-il comprendre comment ces « formes d’individualités » sont « remplies ».

(2) Il faut donc passer du niveau des formes d’individualité à celui de


l’individualisation. Or, c’est seulement si les individus sont eux-mêmes formés par ce système
de rapports qu’ils s’y rapportent – on pourrait dire : qu’ils en deviennent des parties prenantes
–, et, dit Althusser, ce rapport prend une forme imaginaire. L’imaginaire désigne alors rapport
que les individus entretiennent avec le système de rapports, c’est-à-dire avec les formes
d’individualité, une fois que les rencontres qui le soutiennent sont devenues nécessaires, c’est-
à-dire une fois que leur contingence a été limitée, à l’exclusion d’autres rencontres. C’est le
moment où l’effet de société affecte l’individualité. On comprend qu’à travers cette thèse
Althusser refuse radicalement de comprendre l’imaginaire comme une réflexion déformée du
réel : l’imaginaire c’est le réel lui-même en tant qu’en se limitant il affecte les individus. C’est
précisément la question de l’individualisation des individus, c’est-à-dire le processus par lequel
ils deviennent parties prenantes dans la reproduction de la structure, qu’Althusser veut décrire
avec sa deuxième thèse : « l’idéologie a une existence matérielle ». C’est en effet par cette
thèse que sa réflexion s’articule au problème de la reproduction des rapports de production
telle qu’elle est assurée par les appareils idéologiques18 : « Nous dirons donc, à ne considérer
qu’un sujet (tel individu), que l’existence des idées de sa croyance est matérielle, en ce que ses
idées sont ses actes matériels insérés dans des pratiques matérielles, réglées par des rituels
matériels eux-mêmes définis par l’appareil idéologique matériel dont relèvent les idées de ce
sujet » (P, 108). L’interprétation de Montag est sur ce point impeccable. Il n’y a sur ce niveau

18
Dans ce chapitre, nous délaisserons ce qu’implique la qualification de ces appareils idéologiques comme
étant d’État. Nous nous situons en effet au niveau de l’analyse de la production de l’effet de société en
général, dont il faudra spécifier la forme qu’il prend lorsqu’il est un effet de société de classe. On verra que
c’est à ce niveau que la question de l’État intervient.

211
que des corps et les forces qui les traversent et les façonnent. Ces forces sont portées par des
appareils qui, à travers des rituels, règlent les pratiques où s’inscrivent les actes des individus,
en les instanciant dans la structure, c’est-à-dire en leur assignant une place dans l’articulation
d’instances qui constitue le mode de production. L’individu est donc pris entre différentes
pratiques, et pour chacune de ces pratiques il est pris dans un appareil qui le forme de telle
manière à ce qu’il participe à la répétition des rencontres qui soutiennent le mode de
production donné. Or, ce processus de formation des individus est, comme celui de la
structuration du système de rapports, contingent ; c’est pourquoi les appareils idéologiques
sont eux-mêmes hétérogènes et entretiennent des rapports complexes. Toutefois, par sa
répétition, ce processus résulte dans l’effacement de la contingence sur laquelle il repose, et
donne donc lieu à un rapport imaginaire. C’est toutefois un rapport imaginaire qui est réel :
c’est le rapport des individus au système des rapports réels en tant qu’il se coupe de sa
contingence en la limitant19.

C’est alors vers un troisième niveau, celui de (3) la « représentation » du rapport


imaginaire dans l’idéologie, c’est-à-dire de la manière dont ce rapport imaginaire structure le
vécu des individus qu’Althusser se tourne avec sa troisième thèse qui est, à ses propres yeux,
sa thèse centrale : « l’idéologie interpelle les individus en sujets » (P, 110). La structure de
l’idéologie est désormais comprise comme le résultat de la structuration du tout social, mais
ceci ne revient pas à l’éliminer purement et simplement : elle n’est pas une pure illusion. Au
contraire, lorsqu’on essaie de cerner, du point de vue de l’individu, le résultat du processus
d’individualisation au sein du système des rapports réels en tant qu’il produit le rapport
imaginaire, c’est-à-dire le rapport de l’individu à ce système de rapports s’auto-limitant, ce que
l’on rencontre ce n’est plus l’individu, mais le sujet20. C’est en ce moment que l’imaginaire se
dédouble, entre le rapport imaginaire des individus au système de rapports réels, qui n’est autre
que le rapport au réel lui-même en tant qu’il se limite, et la « représentation » de ce rapport

19
On peut le dire autrement en reprenant une considération de Balibar à propos de Marx, selon laquelle sa
théorie du fétichisme permet de « penser dans l’idéologie à la fois le réel et l’imaginaire » (É. Balibar, La
crainte des masses, op. cit., p. 185). Cf. aussi É. Balibar, La philosophie de Marx, op. cit., p. 65. Nous
reprendrons la question du rapport entre formes d’individualité et individualisation à la fin de cette section,
Chapitre II.4.4.
20
Dans un texte inédit, Stéphane Legrand et Guillaume Sibertin-Blanc ont, à partir de la terminologie encore
imprécise de Pour Marx, distingué les trois différents niveaux de l’analyse althussérienne : « [L]es
“conditions d’existence réelles” désignent la structure comme telle de la formation sociale à laquelle on
appartient ; (…) les “rapports réels aux conditions d’existence” désignent les “formes historiques
d’individualité” que ces conditions déterminent (…) ; et (…) le rapport imaginaire au rapport réel désigne les
formes de subjectivité (donc de rapport à soi, aux autres, au monde et au temps) dans et par lesquelles
l’individualité est vécue et représentée. (…) [L]’idéologie est donc l’unité des formes historiques
d’individualisation et des modes historiques de subjectivation » (S. Legrand, G. Sibertin-Blanc, « Idéologie
I », op. cit., p. 6). Notons que, d’après l’article de 1970, le « rapport réel » aux conditions d’existence est,
comme on vient de l’expliquer, déjà « imaginaire », ce qui oblige à déplacer le lieu des « formes historiques
d’individualité », qui sont déjà tracées dans le système de rapports réels, pour être investies par le rapport
imaginaire à ce système (qui est donc bien le lieu de l’individualisation) et vécues dans la représentation
idéologique sous la forme de la subjectivation.

212
dans le « vécu ». C’est sur cette base que le problème de l’autoréférentialité de l’idéologie, qui
semble devoir se précéder comme principe de sa propre constitution, peut être sérieusement
affronté. Cette autoréférentialité se résume en effet parfaitement dans la catégorie même de
sujet. Si d’un côté, Althusser affirme que « l’idéologie interpelle les individus en sujets », ce
qui semble supposer que quelque chose qui n’est pas « du sujet » précède le sujet, d’un autre
côté, il revient sur cette idée en écrivant que « nous devons (…) supprimer la forme de la
temporalité dans laquelle nous avons représenté le fonctionnement de l’idéologie et dire :
l’idéologie a toujours-déjà interpellé les individus en sujets, (…) les individus sont toujours-
déjà des sujets. Donc les individus sont “abstraits” par rapport aux sujets qu’ils sont toujours-
déjà » (P, 115). Ainsi s’exprime le paradoxe qui est au fondement d’une théorie du sujet
comme effet idéologique, c’est-à-dire d’une théorie qui s’efforce de ne pas rendre compte du
sujet en le fondant sur son autoréférentialité, sans pour autant faire de celle-ci une simple
illusion : une telle théorie se trouve à devoir rendre compte de l’autoréférentialité du sujet dans
sa réalité, tout en montrant en quoi le sujet est un effet et non pas une origine. C’est pourquoi
elle doit affirmer que le sujet est à la fois quelque chose de produit et quelque chose de
toujours-déjà donné, qu’il n’est pas le moteur de sa propre production et que toutefois, si l’on
essaie de rendre compte de celle-ci en tant qu’elle résulte dans « du sujet », on le rencontre
toujours à nouveau, comme s’il la précédait nécessairement21.

Pour essayer de résoudre ce paradoxe, il faut l’assumer jusqu’au bout ; il faut


notamment veiller à bien distinguer deux plans d’analyse : celui de la processualité de
l’avènement du sujet et celui du fonctionnement de l’effet-sujet, que l’on appellera, en
reprenant les termes de Pour Marx, le plan de la structure de l’idéologie. Pour le dire
autrement, l’idée d’Althusser est que l’on peut toujours rendre compte de l’idéologie de deux
manières : soit du point de vue de son dehors, soit de son propre point de vue, qui est
nécessairement autoréférentiel. C’est ce deuxième plan qu’Althusser analyse avec la thèse de
l’interpellation. Les tentants et aboutissants de cette thèse sont bien connus : l’idéologie
produit un effet de reconnaissance/méconnaissance par lequel nous nous reconnaissons comme
des sujets doués d’une conscience habitée par un certain nombre de croyances en fonction
desquelles nous agissons, alors même que nous méconnaissons les processus réels qui nous

21
Ce paradoxe fait l’objet du commentaire de la théorie althussérienne de l’interpellation proposé par Judith
Butler dans « “La conscience fait de nous tous des sujets”. L’assujettissement selon Althusser », La vie
psychique du pouvoir. L’assujettissement en théories (1e éd. 1997), tr. Brice Matthieussent, Paris, Éditions
Léo Scheer, 2002. Butler reconnait en effet le caractère nécessairement « tropologique » ou quasi-fictif de
toute « mise en scène » de la constitution du sujet : dans la mesure où le récit de cette constitution est articulé
par un sujet, celui-ci ne peut remonter au-delà de soi-même qu’en présupposant une figure qui, avant son
surgissement, aurait mené ce processus – dans le cas d’Althusser, l’individu « abstrait » « toujours-déjà
sujet ». Toute la difficulté d’une telle entreprise réside bien évidemment dans le fait que le sujet ne peut pas
simplement projeter rétrospectivement une image de soi, parce que cela signifierait reconduire la figure du
sujet constituant tout en la cachant derrière un terme à l’apparence pré-subjectif ou pré-intentionnel. Notons
que le caractère tropologique de la constitution du sujet s’impose nécessairement depuis le point de vue du
sujet.

213
constituent en tant qu’individus. Toute la question est de savoir comment une telle
reconnaissance/méconnaissance parvient à se recouvrir en effaçant l’opération même de
méconnaissance, effacement qu’Althusser décrit comme « la dénégation du caractère
idéologique de l’idéologie » (P, 114). Notons d’abord que l’interpellation telle qu’Althusser la
met en scène dans son « petit théâtre théorique » est une adresse purement formelle (« hé,
vous, là-bas ! »), en répondant à laquelle nous nous reconnaissons comme le sujet à qui l’appel
est adressé22. Il est important de relever le caractère formel de l’interpellation : ce qui compte à
ce niveau c’est moins le contenu des croyances dans lesquelles on se reconnait, que le fait
même de se reconnaitre dans des croyances, c’est-à-dire le fait d’assumer ces croyances
comme étant les nôtres, comme étant portées par nous en tant que sujets. En effet, l’individu
est, comme on l’a vu, formé par les appareils dans lesquels il est pris, au sein desquels ses
croyances se développent, l’interpellation étant en quelque sorte une confirmation du résultat
de cette formation, par laquelle on assume ce résultat23. Cette idée est explicitée par Pierre
Macherey, qui la décline en affirmant que l’efficacité de l’idéologie repose sur le fait qu’avec
l’interpellation, elle n’intervient pas sur un terrain neutre, extérieur à son intervention, mais sur
un champ qu’elle a elle-même constitué. « [L]’idéologie (…) ne transforme que du
transformable ; et précisément son action de transformation consiste en tout premier lieu à
produire du transformable, c’est-à-dire à instaurer la structure à l’intérieur de laquelle elle
insinue ses effets »24. Ainsi s’explique l’idée que les sujets sont toujours-déjà des sujets : ils
sont en quelque sorte déjà « reconnus » par les appareils mêmes qui les ont produits. Comme le
disait Althusser quelques années plus tôt, le discours idéologique « produit (…) comme sujets,
instaure en sujets les sujets qu’il recrute, par un seul et même acte » (EP, 137), un peu comme
la police – ici la scène de l’interpellation est en fait plus complète que dans l’article de 1970 –
« fournit-demande les pièces d’identité à l’interpellé » (EP, 138).

Mais pourquoi faut-il alors tant insister sur la figure de l’interpellation ? Cette
interprétation de l’idée que les individus sont toujours-déjà sujets à partir du principe selon
lequel ils sont d’abord individualisés par les appareils qui ensuite les interpellent semble en
effet contredire la présentation de la scène de l’interpellation, notamment l’affirmation de son
rôle central dans la production des sujets : « cela revient en effet à dire que l’appel n’est pas
vraiment responsable de l’opération de retournement qui constitue le sujet, cette opération
étant déjà accomplie formellement avant même que le message ait été adressé, de telle manière
que, non seulement la réponse est enclenchée automatiquement par la question mais anticipe

22
« [O]n peut se représenter [l’interpellation] sur le type de la plus banale interpellation policière (ou non) de
tous les jours : “hé, vous, là-bas”. (…) [L]’individu interpellé se retourne. Par cette simple conversion de 180
degrés, il devient sujet. Pourquoi ? Parce qu’il a reconnu que l’interpellation s’adressait “bien” à lui, que
“c’était bien lui qui était interpellé” (et pas un autre) » (P, 113-114). Sur le caractère formel de
l’interpellation cf. P. Macherey, Le sujet des normes, Paris, Éditions Amsterdam, 2014, pp. 63 sq.
23
On peut penser au sacrément de la confirmation. Dans ce rituel, l’individu est appelé par son nom et
répond : « me voici ».
24
Ibid., p. 93.

214
sur elle ; c’est comme si la question était posée après-coup, le fait qu’elle soit posée n’ayant
alors que la valeur de confirmation (dans ce cas, l’appel a simplement la valeur d’un
rappel) »25. Nous pouvons répondre à notre question avec l’idée que, si le toujours-déjà sujet
n’est pas à comprendre comme une précédence à soi autoréférentielle du sujet, mais comme le
résultat du processus de structuration du tout social qui définit les formes individualités et
forme les individus en fonction d’un système de rapports déterminé, le concept d’individu doit,
au sein de la structure de l’idéologie, être remplacé par celui de toujours-déjà sujet, parce
qu’autrement la processualité de l’avènement du sujet serait manifeste, l’idéologie reconnue
comme idéologie, et d’emblée ramenée à son dehors ; la reproduction du tout social ne pourrait
donc pas opérer jusqu’au bout, car l’auto-limitation de la contingence qui constitue
l’avènement du sujet ne serait pas méconnue. C’est justement celui-ci le rôle de
l’interpellation : c’est par elle que nous nous reconnaissons comme toujours-déjà sujets, c’est-
à-dire justement pas comme des individus produits par les appareils idéologiques. Ce que
l’interpellation produit avant tout c’est le fait que le retournement qu’elle enclenche soit perçu
comme le fait d’un sujet26.

Comment cet effet se produit-il, comment l’individu parvient-il à se percevoir comme


sujet ? C’est, selon Althusser, l’idéologie religieuse qui peut nous aider à formuler une
réponse. « [L]’interpellation des individus en sujets suppose l’“existence” d’un Autre Sujet,
Unique et central, au Nom duquel l’idéologie religieuse interpelle tous les individus en sujets »
(P, 118). Ce qui signifie que l’idéologie repose fondamentalement sur un dédoublement
spéculaire, sur un rapport en miroir entre sujets et Sujet par lequel les croyances de chacun
sont garanties dans l’Autre. Pour nous prendre pour des sujets, nous devons supposer qu’il y a
d’autres sujets qui nous prennent comme tels, en nous appelant à être tels. Ainsi, toute
reconnaissance de soi-même repose, du point de vue du sujet, sur une reconnaissance
« intersubjective », sur une reconnaissance de soi par l’autre. Toutefois, pour que cette
reconnaissance soit garantie, pour qu’elle ne doive pas supposer encore une autre
reconnaissance par un autre sujet et ainsi de suite à l’infini, il faut que l’autre se justifie lui-
même, qu’il se pose comme Autre, ce qui signifie que ce rapport repose sur une inégalité de
fond et que la garantie ne s’obtient qu’à travers la soumission27. Ce dédoublement ne peut

25
P. Macherey, Le sujet des normes, op. cit., p. 66.
26
Ce processus a été parfaitement qualifié par Pêcheux comme « effet Münchhausen » d’après le nom du
baron qui s’élevait dans les airs en se tirant par les cheveux. Il le pense comme l’effet d’un « préconstruit »,
c’est-à-dire d’une « pensée impensée » fonctionnant selon le couplage « empirico-spéculatif » du « chacun
sait que… » et du « je vois ce que je vois » (« identification du sujet à l’universel » et « identification du sujet
à soi-même ») (cf. M. Pêcheux, Les vérités de La Palice, Linguistique, sémantique, philosophie, Paris,
Maspero, 1975, pp. 121-122) par lequel le sujet se réfléchit comme toujours déjà sujet (ibid., p. 140).
27
Nous avons analysé ce processus en termes de croyance – les croyances du sujet pouvant être comprises
comme l’ensemble conflictuel des croyances des autres sujets à son égard que le sujet assume, comme si
elles étaient les siennes, à partir de la figure du Sujet qui les garantit – dans F. Bruschi, « Appareils et sujets
chez Althusser. Le rôle de la croyance dans l’interpellation idéologique », Cahiers du GRM, n° 4, 2013.
R. Mo$nik a proposé une lecture de la théorie althussérienne de l’interpellation comme permettant de penser

215
donc fonctionner qu’en tant qu’il repose lui-même sur un redoublement par lequel le Sujet se
pose en miroir de soi-même.
[L]a structure de toute idéologie, interpellant les individus en sujets au nom d’un Sujet Unique et
Absolu est spéculaire, c’est-à-dire en miroir, et doublement spéculaire : ce redoublement spéculaire
est constitutif de l’idéologie et assure son fonctionnement. Ce qui signifie que toute idéologie est
centrée, que le sujet absolu occupe la place unique du Centre, et interpelle autour de lui l’infinité des
individus en sujets, dans une double relation spéculaire telle qu’elle assujettit les sujets au Sujet, tout
en leur donnant, dans le Sujet où tout sujet peut contempler sa propre image (présente et future) la
garantie que c’est bien d’eux et bien de Lui qu’il s’agit (P, 119-120).

Il est essentiel de comprendre que tout se processus fonctionne par le principe du


« comme si » : l’individu se comporte comme s’il était toujours-déjà sujet parce qu’il se
conçoit comme s’il avait été reconnu par un Sujet et donc par tous les autres sujets. C’est donc
par ce mécanisme qu’un individu dont le rapport à ses conditions réelles d’existence est
tronqué (imaginaire) par la structuration même de ces conditions réelles – qui a limité leur
contingence – vit ce rapport sous la forme de la dénégation en se prenant comme sujet cause de
soi et en s’assurant de sa forme-sujet grâce au Sujet. Le propre du point de vue du sujet est
donc de prendre l’idéologie au pied de la lettre. Cela permet alors de comprendre que
l’aboutissement de la réflexion d’Althusser dans l’affirmation qu’un sujet est à la fois un être
libre et un être assujetti (cf. P, 121), ne consiste pas à dire que le sujet se croit libre (en tant que
sujet) alors qu’en réalité il est assujetti (au Sujet). Les deux moments sont au contraire les deux
faces d’une même médaille, et relèvent tous les deux de l’imaginaire : ils constituent le rapport
en miroir qui produit la dénégation dont l’idéologie se soutient, c’est-à-dire la manière dont le
sujet vit son rapport à ses conditions d’existence. Il faudrait donc à la rigueur dire que le sujet
se croit libre parce qu’il se croit assujetti au Sujet – bien qu’évidemment le niveau de
« conscience » de ces deux croyances ne soit pas nécessairement également explicite. En ce
sens, lorsqu’Althusser insiste sur l’ambigüité du terme de sujet – libre / assujetti –, ce n’est pas
pour soumettre un terme à l’autre, mais pour en affirmer l’identité. Si le résultat de
l’interpellation est que les sujets « marchent tous seuls », c’est en effet parce qu’ils ne sont pas
contraints à marcher, parce qu’ils marchent en fonction d’une identité qu’ils reconnaissent

la constitution d’une « solidarité de croyances », sur laquelle repose toute « solidarité communicationnelle »,
par l’identification à un « sujet supposé croire ». « L’individu interpellé (…) interprète “sur la base de
certaines idées anticipatoires”, mais il les attribue au sujet supposé croire, et leur confère donc un statut social
a priori. (…) L’acte individuel d’identification avec l’instance sociale du sujet supposé croire (le Sujet de
l’idéologie althussérien), fait accéder l’individu à la dimension sociale des croyances idéologiques (le
Lebenswelt habermassien), et les assume pour son propre compte » (R. Mo$nik, « Ideology and Fantasy », in
E. A. Kaplan, M. Sprinker, The Althusserian Legacy, op. cit., pp. 150-151, nous traduisons ; ces idées sont
reprises et développées dans R. Mo$nik, « Ideological Interpellation : Identification and Subjectivation », in
K. Diefenbach et alii, Encountering Althusser, op. cit.). Voici comment ce processus rend possible la
communication : « afin de prononcer une énonciation sensée, le locuteur s’identifie avec une position
structurelle (le sujet supposé croire) depuis laquelle une énonciation sensée, c’est-à-dire interpellante,
pourrait être prononcée. (…) L’individu interpellé s’identifie avec la même instance qui, de son côté, opère
comme la position depuis laquelle on pourrait croire que l’énonciation “a du sens”. La “reconnaissance”
mutuelle des deux parties est donc possible par l’intermédiaire d’une troisième instance à laquelle elles
s’identifient activement » (ibid., p. 145).

216
comme ayant toujours déjà été la leur : le processus qui les détermine coïncide alors avec le
processus de surgissement de leur liberté28.

Il est encore une fois crucial de bien saisir les deux niveaux d’analyse impliqués par la
distinction entre individu et sujet, entre points de vue extérieur et intérieur sur l’idéologie, en
tant qu’ils sont l’expression d’une seule et même chose : le rapport des individus à leurs
conditions d’existence. Pour le comprendre, il est intéressant de suivre à nouveau Macherey
lorsqu’il indique que plutôt que Dieu, la figure la plus significative pour comprendre le rôle du
Sujet est la Société. Si l’idéologie résulte d’un processus de structuration contingent du tout
qui, par la répétition de la contingence, la limite en produisant ses propres formes de nécessité,
la Société est la manière dont le tout ainsi structuré est vécu par le sujet. C’est ainsi que dans
l’idéologie le tout social devient une totalité expressive : le sujet ne se vit comme libre que
pour autant qu’il se situe dans une totalité sensée, relevant elle-même du sujet, la Société29.

28
Balibar remarque qu’il serait en ce sens possible de tirer de manière cohérente de la conception
althussérienne l’idée que « le schème de “l’interpellation” ne doit pas seulement servir à penser l’emprise de
la communauté sur les individus au moyen d’une figure de l’universel, mais aussi l’autonomisation relative
des sujets » (É. Balibar, Citoyen Sujet et autres essais d’anthropologie philosophique, Paris, P.U.F., 2011,
p. 16). Jacques Bidet va dans ce même sens jusqu’à remettre en question le rapport d’identité entre
interpellation et idéologie en insistant sur le principe d’autonomie mis en place par l’interpellation dans son
lien avec la contractualité et son fondement dans la « libertégalité » : « ce n’est pas l’interpellation qui est
idéologique, l’interpellation du sujet moderne comme sujet souverain n’a rien d’idéologique, elle est au
contraire mise en garde contre toute idéologie. (…) L’interpellation du sujet-souverain est immanente aux
rapports de production moderne. Au sens où le travailleur salarié est libre, c’est-à-dire interpellé comme
libre. Et que cette liberté ne saurait tenir dans les limites de la relation salariale. Parce que la liberté du
marché implique censément que le rapport marchand soit lui-même un rapport social de liberté. Ce que seule
représente une volonté générale qui n’acquiesce librement à des rapports de marché que parce qu’elle peut
aussi vouloir d’autres rapports » (J. Bidet, « La lecture du Capital par Althusser », in P. Raymond, Althusser
philosophe, op. cit., p. 27). Bidet n’entend pas par là nier que la contractualité du marché constitue la
condition de la domination de classe, mais que cependant elle « ne cesse pas d’être interpellation de la
liberté » (ibid., p. 28). Notons qu’une confirmation de la thèse d’Althusser se trouve – curieusement – chez
Thompson, qui, afin d’accuser Althusser de sacrifier la liberté humaine sur l’autel des mécanismes
structuraux, affirme : « il est profondément important (…) que nous nous pensions comme “libres” »
(E. P. Thompson, The Poverty of Theory, op. cit., p. 204). Althusser n’aurait rien à rétorquer à cela.
29
"i#ek a, à l’aide de Hegel, parfaitement reconstruit ce mécanisme : « Avant d’intervenir dans la réalité à
travers un acte particulier, nous devons accomplir l’acte purement formel de convertir la réalité en
“effectivité”, en quelque chose de produit, “posé” par le sujet. (…) Pour que la réalité nous apparaisse
comme le champ de notre propre activité (ou inactivité), nous devons la concevoir comme “convertie” – nous
devons nous concevoir comme formellement responsables-coupables pour elle. (…) De cette dialectique,
nous pouvons très clairement déduire la nécessité derrière le double sens du mot “sujet” : (1) une personne
assujettie à la domination politique ; (2) un agent libre, source de son activité. Les sujets peuvent se réaliser
comme agents libres seulement à travers un redoublement d’eux-mêmes, seulement dans la mesure où ils
“projettent”, transposent, la forme pure de leur liberté au cœur même de la substance qui s’oppose à eux ;
dans la personne du sujet-Monarque comme “tête de l’État”. En d’autres mots, les sujets sont sujets
seulement dans la mesure où ils présupposent que la substance sociale, qui s’oppose à eux sous la forme de
l’État, est déjà en elle-même un sujet (Monarque) auquel ils sont assujettis » (S. "i#ek, The Sublime Object of
Ideology, op. cit., p. 247, 261). Il faudrait relier de manière explicite ces idées à l’étude althussérienne du
Capital. Un seul exemple, tiré de la contribution de Rancière : « Nous retrouvons ici le mécanisme de
l’apparence (Schein) comme décalage entre la constitution des formes et leur perception. Le sujet capitaliste,
en tant que sujet percevant, prend conscience de certaines relations présentées par le mouvement apparent.
Quand il en a fait les mobiles de son action, il vient à se prendre pour un sujet constituant. Il croit retrouver
dans les Erscheinungen les résultats de son activité constituante » (LC, 143). L’exemple de relations

217
Cette totalité se donne comme sensée parce qu’elle est perçue comme condition de soi-même,
comme condition de toute socialité viable. Or, nous savons que la structure est toujours
virtuelle, qu’elle n’existe que dans ses effets. Toutefois, à travers le processus idéologique, sa
virtualité se réalise et la répétition des rencontres dont la structure se soutient peut se donner
comme un effet de la structure elle-même, qui devient ainsi condition nécessaire de soi, c’est-
à-dire Société. Ce n’est pas le sujet libéral soi-disant affranchi de tout attachement qui
démentira une telle idée. Cette figure subjective repose en effet elle-même sur la croyance en
une Société (une certaine forme du mode de production capitaliste) comme condition
nécessaire de toute socialité viable. C’est ainsi que la contingence, limitée par la structure,
mais demeurant sa condition, se trouve idéologiquement abolie dans un rapport entre le sujet et
des conditions d’existence (la Société) perçues comme garantie du sujet lui-même.

Pour résumer ces idées, nous citerons une nouvelle fois Macherey :
[U]ne autre question peut être posée, celle de savoir qui ou ce qui appelle. Et c’est précisément dans le
champ ouvert par cette interrogation qu’on peut voir revenir, bien planté sur ses jambes, quelque
chose qui ressemble à du sujet, sous les espèces du grand sujet « Société », qui détiendrait en dernière
instance la maîtrise du processus de subjectivation, en exerçant sa totale emprise sur la multitude de
petits sujets personnalisés (…). Le problème est que (…) le grand sujet-société, qui préexisterait au
processus de subjectivation et constituerait la source de l’appel lancé dans le cadre propre à la scène
symbolique de l’interpellation, ça n’existe pas, sinon au titre d’une fiction qui vient a posteriori
justifier l’opération, mais n’en constitue aucunement la cause effective30.

Ce qui existe c’est un processus de structuration « sans sujet », c’est-à-dire non prédéterminé,
mais qui n’est pour autant pas totalement aléatoire. C’est un processus qui « engendre, en les
réinventant à tout moment, à ses risques et à ses frais, les figures de la nécessité à travers
lesquelles il se déploie, sans que ces figures se rapportent à une entité préalable, du type
“lasociété” ou du type “lapersonne”, qui en constituerait la causa proxima ou remota. De ce
point de vue, il y a lieu de parler, tout autant que d’effet-sujet, d’effet-société, au sens d’une
dynamique de socialisation impossible à ramener dans un cadre déjà tout tracé »31. Autrement
dit, l’effet-sujet est la contrepartie de l’effet de société, et c’est le fait de renvoyer sans cesse de
l’un sur l’autre qui constitue toute la force de l’idéologie32. C’est ainsi que, par son bout le plus

présentées par le mouvement apparent étudié ici par Rancière est le « calcul capitaliste » par lequel le
capitaliste croit déterminer le mouvement de la valeur alors qu’il est mu par lui.
30
P. Macherey, Le sujet des normes, op. cit., p. 366. Althusser lui-même affirme, dans des termes quelque
peu différents, quelque chose d’assez similaire : « La conscience apparait ainsi comme la fonction, déléguée à
l’individu par la “nature de l’homme”, d’unification de la diversité de ses pratiques, qu’elles soient
cognitives, morales ou politiques. Traduisons ce langage abstrait : la conscience est obligatoire pour que
l’individu qui en est doté réalise en lui l’unité requise par l’idéologie bourgeoise, afin que les sujets se
conforment à sa propre exigence idéologique et politique d’unité, bref pour que le déchirement conflictuel de
la lutte de classe soit vécu par ses agents comme une forme supérieure et “spirituelle” d’unité » (EP, 235).
31
P. Macherey, Le sujet des normes, op. cit., p. 369.
32
« [N]ombre de conceptions de la lutte idéologique prennent (…) comme une évidence antérieure à la lutte
l’existence de “la société” (avec, au-dessus d’elle, “l’État”), comme espace, comme terrain de cette lutte.
(…) [L]a société, l’État et les sujets de droit (libres et égaux en droit dans le mode de production capitaliste)
sont produits-reproduits comme des “évidences naturelles” » (M. Pêcheux, Les vérités de La Palice, op. cit.,
p. 132).

218
extrême, l’analyse du fonctionnement interne de l’idéologie rejoint l’analyse de la
processualité de l’avènement de l’idéologie en tant qu’elle est prise dans la topique. Si, en
formant les individus de telle manière qu’ils participent à la répétition des rencontres qui
soutiennent la structure, le processus de structuration du tout social aboutit à un effet de société
qui « réalise » la virtualité de la structure, en « vivant » ce résultat, les sujets perçoivent la
Société elle-même comme Unique et Absolue, condition de soi-même et garantie du sujet en
tant que sujet33.

3. L’idéologie expliquée par elle-même : Feuerbach

Pour véritablement comprendre le statut de ce texte complexe, un pas en arrière peut


être accompli pour revenir à la véritable source de la conception althussérienne du
fonctionnement interne de la structure l’idéologie, à savoir la philosophie de Feuerbach. C’est
en effet chez Feuerbach, qu’Althusser connaissait de longue date34, que la théorie du
dédoublement/redoublement spéculaire de l’idéologie trouve sa formulation la plus explicite.
Dans un texte de 1967, Althusser montre que le cœur de la théorie de Feuerbach consiste dans
l’affirmation que l’homme est, comme tout être, sujet, car il projette dans ses objets ses
attributs essentiels. La spécificité de l’homme est toutefois d’avoir un objet – la religion – dans
laquelle est projetée son essence générique tout entière. Le sujet est donc posé comme le centre
d’une relation spéculaire. Toutefois cette projection prend la forme d’une aliénation – elle est
renversée : ce rapport, qui est une conscience de soi, les hommes ne le prennent pas comme tel,
mais comme conscience d’autre chose.
L’effet structural de la centration spéculaire est le redoublement. (…) Il s’ensuit nécessairement que
l’objet, qui est l’objet du sujet, est aussi inévitablement le sujet du sujet. (…) Il n’y a de sujet qu’à la
condition que le sujet soit redoublé d’un sujet qui devient alors le Sujet du sujet, qui devient alors
l’objet de ce sujet. (…) Le rapport sujet-objet, une fois pris dans le redoublement du décentrement,
prend une forme nouvelle : un rapport de subordination absolue du premier sujet sous le Second Sujet.
Le premier sujet devient comptable devant le Second Sujet, le premier sujet est un sujet soumis au
Second Sujet, qui est le Souverain et le Juge. Le rapport spéculaire devient un rapport de comptabilité

33
Cette option de lecture nous semble constituer une réponse à la critique de Butler selon laquelle chez
Althusser « [l]a force performative de la voix de l’autorité religieuse est le paradigme de la théorie de
l’interpellation. (…) [L]es figures – exemples et analogies – [religieuses] informent et élargissent les
concepts de manière à impliquer le texte dans la sacralisation idéologique de l’autorité religieuse. En
exposant cette autorité, le texte la rejoue » (J. Butler, La Vie psychique du pouvoir, op. cit., p. 176). Loin de
la sacraliser, le texte nous semble déjouer l’autorité (religieuse) en la comprenant comme effet d’un
processus foncièrement contingent. Par contre, l’autorité ne fonctionne qu’en se sacralisant pour le sujet.
C’est d’autant plus étonnant que, dans son commentaire de l’ouvrage de Butler, Macherey semble endosser
une telle critique, alors même qu’il fournit le principe de sa remise en question. Balibar a bien relevé que la
perspective développée par Althusser trouve sa source chez Marx qui considérait ce « sujet » qu’est la société
comme un « non-sujet » : « Le seul “sujet” dont parle Marx, c’est un sujet pratique, multiple, anonyme, et par
définition non conscient de lui-même. En fait un non-sujet : à savoir la “société”, c’est-à-dire l’ensemble des
activités de production, d’échange, de consommation, dont l’effet combiné est perceptible pour chacun en
dehors de lui, comme propriété “naturelle” des choses » (É. Balibar, La philosophie de Marx, op. cit., p. 66).
34
Il avait édité en 1960 un recueil de textes de Feuerbach qu’il avait lui-même traduits. L. Feuerbach,
Manifestes philosophiques, tr. L. Althusser, Paris, P.U.F., 1960.

219
morale, c’est-à-dire de responsabilité. En revanche le Second Sujet sert de garantie au premier sujet
(EII, 228).

On retrouve ici tous les éléments essentiels de la théorie althussérienne de l’interpellation


idéologique. Bien entendu, cela ne signifie pas que Feuerbach avait raison. Selon Althusser,
l’erreur essentielle de Feuerbach est de prendre l’idéologie au pied de la lettre, en considérant
le rapport sujet-objet non pas comme un rapport intérieur à l’idéologie, mais comme le rapport
entre l’extérieur et l’intérieur de l’idéologie. D’où l’erreur qui consiste à croire qu’il suffit de
re-renverser ce rapport, de rendre au sujet aliéné sa centralité, en lui faisant prendre conscience
du fait que son objet est sa propre essence, pour revenir de l’idéologique au réel, c’est-à-dire
pour éliminer l’aliénation. « [O]n peut considérer que la pratique du renversement ne porte pas
atteinte à l’idéologie, puisqu’elle ne fait que renforcer, en la reconnaissant, c’est-à-dire
pratiquement en la faisant fonctionner, la structure de l’idéologique » (EII, 229). C’est cette
même erreur que, transposée de la religion à l’économie, Marx accomplirait selon Althusser
dans ses écrits de jeunesse : « la relation spéculaire sujet-objet se retrouve dans toute sa pureté
dans les Manuscrits de 1844 sous la forme spéculaire de la relation producteur-produit » (EII,
221)35.

Althusser signale aussi les conséquences politiques d’une telle critique intra-
idéologique de l’idéologie : « ce qui constitue la religion, comme religion, c’est-à-dire comme
aliénation de l’essence de l’homme, c’est le “manque de conscience”. La philosophie nouvelle
n’ajoute rien à la religion, car ce qu’elle lui donne, c’est cette “conscience de soi” qui lui
manque ». Mais, ajoute Althusser, « donner la conscience à la religion ne consiste pas en vérité
à lui donner quelque chose qui lui manque, mais à lui ôter simplement ce qui lui cache ce
qu’elle est, ce qui oblitère cette conscience. Loin donc d’ajouter quelque chose à la religion, la
philosophie délivre la religion non pas d’un manque, mais d’un masque, d’une oblitération, de
ses œillères, de ses voiles. C’est en ce sens que la philosophie est dévoilement » (EII, 186-
187)36. La désaliénation s’identifie alors au dévoilement et la politique – de facto identique à la
philosophie – se résume à « la critique des illusions de la conscience sur elle-même » (EII,

35
Nous reviendrons plus tard sur les Manuscrits de 1844 à partir de la contribution de Rancière à Lire Le
Capital afin de nuancer ces considérations (cf. Chapitre VI.2.2).
36
C’est la raison pour laquelle Feuerbach revient en deçà de Hegel. Si tous les deux veulent penser l’identité
entre la conscience et la conscience de soi, c’est-à-dire le Savoir absolu, Hegel pense cette identité comme le
résultat d’un processus et comme comportant des transformations. En effet, Hegel part de la conscience pour
parvenir à la conscience de soi par un mouvement qui suppose toute l’histoire. C’est pourquoi il y a chez
Hegel une pensée de l’histoire, bien qu’elle demeure en deçà de la scientificité parce qu’elle pense l’histoire
comme le mouvement téléologique du concept, parce que son but est donné en germe depuis le début, dans la
conscience. « Feuerbach au contraire renverse le rapport hégélien entre la conscience et la conscience de soi,
met au principe la conscience de soi [l’homme est, sans en être conscient, conscient de soi en se projetant
dans son objet], et réduit l’histoire de l’aliénation aux simples modalités de la conscience (…). Ce que
Feuerbach doit alors produire, ce n’est pas, comme Hegel, la conscience de soi et le Savoir absolu à partir de
la conscience, mais la conscience à partir de la conscience de soi et du Savoir absolu. Et cette expression
même est inexacte, car Feuerbach n’a pas à produire la conscience, puisque la conscience n’est pas le
résultat d’un processus mais le simple effet du “dévoilement”, ce qui le dispense de toute théorie de
l’histoire, comme procès de genèse de l’aliénation et de la désaliénation » (EII, 198).

220
187). Le problème essentiel de cette conception de l’idéologie est, d’un côté, de ne pas en
expliquer l’efficace, la réduisant à la confusion entre les limites réelles de l’existence
individuelle et la non-limite de l’essence générique (confusion qui conduit l’homme à attribuer
à Dieu l’infinité de son essence), et d’un autre côté, de réduire parallèlement la libération à une
prise de conscience de cette différence, et non pas à une transformation de soi et du monde, car
le rapport homme-Dieu demeure le même, bien que l’Homme en vienne à remplacer Dieu.
D’où aussi une conception de la philosophie comme aveu, et plus précisément comme aveu
d’amour, dans la mesure où l’essence générique de l’homme se trouve à exister actuellement
dans son infinité dans l’intersubjectivité du rapport Je-Tu, dans le rapport sexuel, qui devient
ainsi la vérité du rapport religieux37.

Que faut-il donc conclure de la lecture althussérienne de Feuerbach ? Que « prétendant


fonder sur la théorie feuerbachienne le principe d’une théorie de l’idéologie et de la sortie de
l’idéologie, on s’est mis dans la tradition marxiste classique, à fonder une pseudo-théorie
marxiste de l’idéologie, une théorie idéologique de l’idéologie. On ne peut donc tenir la théorie
feuerbachienne du reflet spéculaire pour le fondement d’une théorie (marxiste) de l’idéologie »
(EII, 227). Alors pourquoi Althusser sentirait-il le besoin, trois ans après avoir écrit ces lignes,
d’intégrer précisément cette théorie dans sa propre théorie de l’idéologie ? C’est que, par « la
ruse de la déraison », « il se trouve que la théorie feuerbachienne du reflet spéculaire nous
fournit une remarquable description de certains traits essentiels de la structure de l’idéologie »
(EII, 227) : « Feuerbach nous donne dans sa théorie un modèle particulièrement pur, dans sa
naïveté, de la structure (…) de tout discours idéologique, et (…) sa philosophie est peut-être
bel et bien l’aveu, non de la vérité de la religion et de l’essence de l’homme, mais de la
structure de tout discours idéologique » (EII, 193). Ainsi, cette théorie du reflet spéculaire
« définit non pas le rapport, extérieur à l’idéologie, entre l’idéologie et ses conditions réelles
d’existence, mais le rapport intérieur à l’idéologie, de deux catégories constitutives de
l’idéologique : sujet et objet (essence et phénomène) » (EII, 227-228). C’est pourquoi l’erreur
de Feuerbach, et, selon Althusser, du jeune Marx, consiste à penser le renversement « comme
une inversion renversant le rapport entre l’extérieur de l’idéologique et l’intérieur de
l’idéologique », alors qu’« en réalité cette inversion est intérieure à la structure de
l’idéologique » (EII, 228) – et est la condition même de son fonctionnement. Ce qui est
illusoire chez Feuerbach ce n’est donc pas la manière dont il rend compte du fonctionnement
de l’idéologie, mais la prétention à sortir de l’idéologie par son fonctionnement interne. Donc,
si l’on prend la relation spéculaire pour ce qu’elle est, comme la structure propre au
fonctionnement de l’idéologie, cette théorie « a une signification positive, scientifique » (EII,

37
« Les conflits politiques, économiques, idéologiques des hommes sont des querelles d’amoureux qui ne
savent pas qu’ils s’aiment. (…) Le communisme de Feuerbach est le communisme de l’amour, c’est-à-dire le
communisme de la religion chrétienne, “prise au mot”. (…) [L]e vrai fondement de sa pensée, c’est ce qu’il
présente comme sa conséquence : son idéal d’un communisme de l’amour, et sa conception de la révolution
comme dévoilement, comme “confession publique des secrets d’amour” » (EII, 252-253).

221
229). Il faut utiliser cette théorie non pas pour renverser l’idéologie de l’intérieur afin d’en
sortir, mais pour la connaitre de l’intérieur et comprendre le rapport que son mécanisme
interne entretien avec son dehors. C’est ce qu’Althusser propose en concluant son analyse :
[C]e que nous avons jusqu’ici appelé effets de la relation spéculaire, et qui peut être effectivement
considéré comme tel dans le champ de la structure de l’idéologique, n’est pas seulement un effet de
cette structure, mais le symptôme de ce qui commande l’existence et la nature même de cette
structure. Nous devons donc renverser l’ordre apparent des effets de la structure, et dire : la relation
spéculaire n’est pas la cause des effets de redoublement et de soumission/garantie, mais tout au
contraire c’est la structure spéculaire qui est l’effet d’une absence spécifique qui se manifeste, dans le
champ même de l’idéologique, dans le symptôme du redoublement du sujet, et du couple
soumission/garantie. Cette absence est absence en personne dans le champ de l’idéologique, mais
présence en personne hors de son champ. Cette présence est celle de la fonction de reconnaissance-
méconnaissance de l’idéologie, fonction qui concerne ce qui est méconnu sous la forme de la relation
spéculaire de la reconnaissance : à savoir en dernière instance la structure complexe du tout social, et
sa structure de classe (EII, 232).

4. Les formes de l’individualité historique

Il faut donc sans cesse ramener l’idéologie à son dehors, à la structure complexe du
tout social – qu’Althusser identifie ici avec une structure de classe – afin de comprendre la
manière dont l’effet-sujet et l’effet de société s’enclenchent l’un sur l’autre. C’est pourquoi
nous conclurons cette partie en revenant sur la question de l’individu, ou du rapport imaginaire
tel qu’il est produit par la structuration du système de rapports réels, et non pas tel qu’il est
vécu dans la structure interne de l’idéologie. Souvenons-nous d’un passage d’Althusser déjà
cité : « les individus sont “abstraits” par rapport aux sujets qu’ils sont toujours-déjà ». Nous
avons proposé une première interprétation de ce passage : les individus sont abstraits dans le
cadre du fonctionnement interne de l’idéologie parce qu’elle postule sans cesse un toujours-
déjà sujet auquel renvoie l’interpellation pour produire du sujet. Mais une deuxième conception
de l’abstraction des individus est possible, qui cette fois ne prend pas l’idéologie au pied de la
lettre, mais l’analyse du point de vue de son surgissement réel.

À l’aide de Foucault, Montag insiste à juste titre sur le fait que le processus de
subjectivation ne peut jamais être séparé d’un processus d’individualisation par lequel
l’individu est façonné de manière à être « abstrait » de l’ensemble de rapports qui le
constituent : « l’individu ainsi abstrait des enchevêtrements et dépendances mutuelles, des
“coagulations” propres à l’existence sociale est alors pourvu d’une âme »38. Il nous semble
que, dans le cadre de la pensée althussérienne, c’est en comprenant la manière dont la structure
complexe du tout social produit une telle « abstraction » de l’individu par rapport aux
« enchevêtrements et dépendances mutuelles » propres à l’existence sociale que l’on peut saisir
les effets de l’idéologie en tant qu’ils aboutissent au vis-à-vis entre sujet et société qui efface
cette même complexité. Bien qu’il n’en ait jamais produit une, l’exigence d’une « histoire de

38
W. Montag, Althusser and His Contemporaries, op. cit., p. 166.

222
l’individualité », et ses principes théoriques, sont bien posés par Althusser lui-même. Dans
Lire Le Capital, Althusser traite des impasses rencontrées par l’économisme lorsqu’après avoir
défini l’économie comme essence de la totalité sociale dont les autres instances seraient les
phénomènes, il se trouve à aborder le statut de l’action individuelle. Cette dernière est alors
comprise comme une simple contingence empirique à travers laquelle la nécessité de
l’économie fraie mystérieusement sa voie. La voie est alors ouverte vers une théorie des grands
hommes de type hégélien comme « organes de l’esprit substantiel », « force active de
l’Idée »39, – théorie qui « fouille dans le lit de Louis XV pour bien vérifier que les secrets de la
chute de l’Ancien Régime n’y sont pas enfouis » (LC, 301). Or, selon Althusser,
[c]e faux problème du « rôle de l’individu dans l’histoire » est cependant l’indice d’un vrai problème,
qui relève de plein droit de la théorie de l’histoire : le problème du concept des formes d’existence
historiques de l’individualité. Le Capital nous donne les principes nécessaires à la position de ce
problème, en définissant, pour le mode de production capitaliste, les différentes formes d’individualité
requises et produites par ce mode de production, selon les fonctions dont les individus sont les
« porteurs » (Träger) dans la division du travail, dans les différents « niveaux » de la structure. Bien
entendu, là encore, le mode d’existence historique de l’individualité dans un mode de production n’est
pas lisible à l’œil nu dans « l’histoire », son concept doit donc lui aussi être construit (LC, 300).

C’est donc bien vers une histoire de l’individualité que s’oriente la recherche d’Althusser.
L’objet de cette histoire doit, lui aussi, être construit théoriquement à partir de la complexité du
mode de production considéré, et n’est donc pas lisible à l’œil nu dans l’histoire comme une
essence s’y déploiant suivant sa nécessité, par exemple celle de l’individu « libre » se
cherchant tout au long de l’histoire et se trouvant dans le mode de production capitaliste.

La notion de Träger est précisée dans un deuxième passage, qui suit la reconstruction
althussérienne du concept de mode de production et l’affirmation de la nécessité de construire
pour chaque mode de production déterminé son concept à partir de l’articulation spécifique de
ses instances et de la forme spécifique prise par les instances dans cette articulation. Althusser
en tire la conclusion suivante :
[L]a structure des rapports de production détermine des places et des fonctions qui sont occupées et
assumées par les agents de la production, qui ne sont jamais que les occupants de ces places, dans la
mesure où ils sont « porteurs » (Träger) de ces fonctions. Les vrais « sujets » (au sens de sujets
constituants du procès) ne sont donc pas ces occupants ni ces fonctionnaires, ne sont donc pas (…) les
« individus concrets », les « hommes réels », – mais la définition et la distribution de ces places et de
ces fonctions. Les vrais « sujets » sont donc ces définisseurs et ces distributeurs : les rapports de
production (et les rapports sociaux politiques et idéologiques). Mais, comme ce sont des « rapports »,
on ne saurait les penser sous la catégorie de sujet (LC, 393).

Ainsi, c’est l’articulation spécifique des instances du tout social, sa structuration complexe – et
non pas un sujet –, qui détermine les formes d’existence historiques de l’individualité, en
définissant les places et les fonctions que les individus se trouvent à « porter » en lui. Cela
signifie que les formes d’individualité sont elles aussi basées sur la contingence de rencontres
entre éléments hétérogènes, qu’elles sont aussi caractérisées par une complexité qui empêche
de les réduire à l’unité. Ainsi, dans un tout social donné, on peut trouver des formes

39
Cf. G. W. F. Hegel, La Raison dans l’Histoire, tr. K. Papaioannou, Paris, Agora, 2012, Ch. II.

223
d’individualité différentes (père, citoyen, travailleur, etc.), chacune fixant des normes propre à
son « niveau » d’individualité, mais aucune n’étant réductible à une autre ou entièrement
unifiée en elle-même autour d’une figure normative particulière. Comme Althusser l’écrit dans
un texte inédit de 1966-67, « [l]a “complexité” de la “nature” de chaque individu est
déterminée en ce qui concerne notre objet (…) par la complexité des déterminations des
différentes structures dont chaque individu est le “porteur” (…). Chaque individu est ainsi
“porteur” d’un nombre complexe de structures, dont les “effets” structuraux déterminent des
formes d’individualité spécifiques, dans le “jeu” desquelles chaque “individu” trouve “sa”
place, croit trouver tout seul une place qui l’attend avant même qu’il naisse ou la désire, ou en
dépit même de son “désir” »40. Cela signifie que la complexité des formes d’individualités se
retrouve au niveau des processus, propres aux appareils idéologiques, par lesquels tel individu
est « formé » pour être père, citoyen, travailleur, etc. La « nature » de chaque individu répose
donc elle aussi sur l’articulation d’un ensemble d’éléments, de pratiques hétèrogènes encadrées
par des appareils, c’est-à-dire qu’elle est habitée par la contingence.

Nous affirmerons alors que l’« abstraction » des individus est déterminée par le
processus contingent par lequel une certaine structuration des formes d’individualité se répète
de manière à former ses éléments et à limiter sa contingence. Le résultat subjectif de ce
processus est le vis-à-vis de l’effet-sujet et de l’effet de société. Les formes d’individualité
données et leurs rapports donnés sont alors perçus comme nécessaires à la viabilité de la
société, c’est-à-dire comme sensés car posés par un Sujet : on sait ce qu’il faut faire pour être
un bon père, un bon citoyen, un bon travailleur, etc. ; pour être un bon père, il faut être un bon
travailler, pour être un bon travailleur, il faut être un bon citoyen, etc. Il faut être tout cela pour
que « tout aille bien », c’est-à-dire pour que la Société se reproduise. Par « abstraction », il ne
faut donc pas entendre l’« isolement » de l’homme concret par rapport aux autres hommes
concrets – isolement qui peut néanmoins se produire sous certains rapports sociaux, sous
certaines formes d’individualité –, mais la séparation des formes d’individualité elles-mêmes
de la structuration contingente du système de rapports qui les produit, et donc l’effacement
d’autres formes d’individualité qui reposent sur d’autres rencontres et articulations du tout,
ainsi que de la contingence du rapport même entre les formes d’individualité données. La
même idée vaut bien entendu pour les processus d’individualisation produits par les appareils
idéologiques.

Nous avons vu qu’une illustration de ce qu’il faut entendre par « formes d’existence
historique de l’individualité » peut être trouvée dans la contribution de Balibar à Lire Le
Capital, lorsqu’il retrace à travers Marx le passage entre deux formes différentes
d’individualité du travailleur : l’individu capable de mettre en œuvre les moyens de production
(dont il peut éventuellement ne pas être le propriétaire) et le « travailleur collectif » dont les

40
L. Althusser, « Socialisme idéologique et socialisme scientifique », op. cit., pp. 76-77.

224
hommes ne sont qu’un « organe »41. Il est intéressant de souligner ici que selon Balibar c’est la
structuration particulière des éléments qui composent les rapports de production, notamment
des moyens de production, qui détermine ces formes différentielles d’individualité. Il ajoute
aussi que « [d]e même qu’il y a, comme le disait Althusser, dans la structure sociale, des temps
différents, dont aucun n’est le reflet d’un temps fondamental commun, et pour la même raison,
c’est-à-dire ce qu’on a appelé la complexité de la totalité marxiste, il y a aussi, dans la structure
sociale, des formes différentes d’individualité politique, économique, idéologique, qui ne sont
pas supportées par les mêmes individus, et qui ont leur histoire propre » (LC, 491). Balibar
tient ainsi à empêcher (au prix d’une certaine exagération : pour Althusser on peut bien
envisager des formes d’individualité dont le même individu serait le support, cet individu étant
alors divisé entre ou composé par ces formes) que les formes d’individualité telles qu’elles se
définissent par l’articulation complexe entre instances hétérogènes soient réduites à l’unité
d’une totalité expressive dont le sujet viendrait à occuper le centre, c’est-à-dire soient réduites
à l’unité de l’effet de société :
[I]l n’y a aucune raison pour que les éléments, déterminés ainsi de façon différente, coïncident dans
l’unité d’individus concrets, qui apparaîtraient alors comme la reproduction locale, en petit, de toute
l’articulation sociale. (…) [L]es hommes, s’ils étaient les supports communs des fonctions
déterminées dans la structure de chaque pratique sociale, « exprimeraient et concentreraient en
quelque manière » [Balibar reprend ici Leibniz] la structure sociale tout entière en eux-mêmes, c’est-
à-dire qu’ils seraient les centres à partir desquels il serait possible de connaître l’articulation de ces
pratiques dans la structure du tout (LC, 492-493).

En s’y opposant, Balibar donne donc ici une illustration de la manière dont la complexité d’un
ensemble de formes d’individualité et de processus d’individualisation en vient à se concentrer
et s’exprimer idéologiquement dans ce centre qu’est le sujet, lequel n’est que le reflet du Sujet,
c’est-à-dire de la société perçue comme une et sensée. Ce processus n’est donc que la
dimension subjective de la limitation de la contingence propre à la complexité du tout social42.

Ce n’est que plus tard qu’Althusser reviendra sur ces thèses en les démarquant des
lectures qui en ont le plus souvent été faites. Dans la « Soutenance d’Amiens » de 1976, à ceux
qui l’accusent de « mépriser les hommes » en raison de son insistance sur les rapports en tant
qu’ils sont constitutifs des formes d’individualité dont les hommes sont les porteurs, Althusser
répond que « Le Capital est plein de la souffrance des exploités, depuis l’horreur de
l’accumulation primitive et jusqu’au capitalisme triomphant, et il est écrit pour leur libération
de la servitude de classe. Ce qui non seulement n’empêche pas Marx, mais oblige Marx, dans
le même Capital, qui analyse le mécanisme de leur exploitation, à faire abstraction des
individus concrets, et de les traiter théoriquement comme des simples “supports” de rapports »
(P, 164-165). Il en va ainsi du rapport de production : « les individus humains sont parties
prenantes donc actifs dans ce rapport, mais d’abord en tant qu’ils y sont pris. Ce n’est pas

41
Cf. Chapitre II.1.5.
42
Thompson accusait précisément la théorie de la temporalité plurielle d’Althusser de détruire la possibilité
de l’« expérience unitaire » d’un sujet. Cf. E. P. Thompson, The Poverty of Theory, op. cit., pp. 131sq.

225
parce qu’ils y sont parties prenantes, comme dans un libre contrat, qu’ils y sont pris, c’est
parce qu’ils y sont pris qu’ils y sont parties prenantes » (P, 166). Althusser insiste donc ici sur
la nécessité de relever la manière dont les individus humains deviennent actifs en assumant la
fonction que leur réservent les rapports qui les traversent.

Lorsqu’il s’agit de rendre compte de la raison pour laquelle c’est en tant qu’ils sont
supports de rapports qu’il faut concevoir l’action des individus humains, Althusser opère un
retournement qui parait étrange par rapport à ses positions précédentes :
[Marx] les considère comme tels, parce que le rapport de production capitaliste les réduit à cette
simple fonction dans l’infrastructure, dans la production, c’est-à-dire dans l’exploitation.
Effectivement, l’homme de la production, considéré comme agent de la production, n’est que cela
pour le mode de production capitaliste. (…) Si l’on ne soumet pas à une « épochè » théorique les
déterminations individuelles concrètes des prolétaires et des capitalistes, leur « liberté » ou leur
personnalité, on ne comprend rien à la terrible « épochè » pratique à laquelle le rapport de production
capitaliste soumet les individus, qui ne les traite que comme porteurs de fonction économiques, et rien
d’autre (P, 166-167).

Pour le dire autrement, « [c]haque abstraction de Marx correspond à “l’abstraction” qu’impose


aux hommes ces rapports, et cette “abstraction” terriblement concrète, c’est ce qui fait des
hommes des ouvriers exploités ou des capitalistes exploiteurs » (P, 171). L’épochè ne se limite
d’ailleurs pas aux rapports de production, dans la mesure où ceux-ci ne se définissent qu’en
fonction des autres rapports sociaux : « L’exploitation de classe ne peut durer, c’est-à-dire
reproduire ses conditions, sans le secours de la superstructure, sans les rapports juridico-
politiques et les rapports idéologiques, qui sont déterminés en dernière instance par le rapport
de production. (…) [C]es rapports traitent eux aussi les individus humains concrets comme des
“porteurs” de rapports, des “supports” de fonctions, où les hommes ne sont parties prenantes
que parce qu’ils y sont pris » (P, 168).

Comme Balibar l’a signalé, Althusser semble ici reprendre à son compte la position
historiciste qu’il avait auparavant critiquée, à savoir « l’idée que l’abstraction des mécanismes
de “l’idéologie en général”, qui leur permet de fonctionner “sur le mode de l’éternité”, serait le
produit des formes d’individualité, elles-mêmes abstraites, réifiées, que le capitalisme impose
à ses porteurs, pour s’incorporer leur force de travail »43. Autrement dit, l’antihumanisme
théorique s’imposerait parce que, et seulement dans la mesure où, l’objet que l’on analyse est
habité par un profond « antihumanisme pratique » (l’épochè pratique). Une telle position
ouvrirait la voie à l’idée selon laquelle c’est seulement dans le mode de production capitaliste –
ou en général dans une société de classe – que les individus sont abstraits, c’est-à-dire actifs en
tant que porteurs de rapports sociaux, idée dont l’autre face serait l’utopie d’une société
communiste qui ne serait pas une structure – et qui ne produirait donc pas d’idéologie –, une
société dont les rapports sociaux seraient des rapports intersubjectifs entre des hommes
concrets, – utopie dont Althusser n’a jamais cessé de relever toute l’absurdité : « Oui, on

43
É. Balibar, « Préface », in E. de Ípola, Althusser, op. cit., p. XVI.

226
trouve chez Marx l’idée latente de cette transparence totale des rapports sociaux dans le
communisme, l’idée que ces rapports sociaux sont des “rapports humains”, entendez des
rapports limpides entre individus seuls (tous les individus à la limite) dans la conquête et la
réalisation du “libre développement de leur personnalité”. (…) Marx ne parvient pas à
abandonner cette idée mythique du communisme comme mode de production sans rapports de
production, le libre développement des individus y tenant lieu de rapports sociaux » (EI,
401)44. Il nous semble que tout dans le parcours d’Althusser nous motive à ne pas emprunter
une telle voie. Les hommes concrets sont toujours à comprendre en tant qu’ils sont traversés
par l’ensemble de rapports sociaux, c’est-à-dire en tant qu’ils assument les formes
d’individualité produites par eux. Et, dans la mesure où tout mode de production s’articule en
formant ses éléments de telle manière que sa contingence soit limitée à la répétition des
rencontres qui les soutiennent, ces formes d’individualité se constituent toujours en excluant
celles qui s’exceptent de cette répétition, d’où le caractère nécessairement imaginaire du
rapport des individus à leurs conditions d’existence, de leur individualisation.

Nous proposons alors de comprendre ces passages, dans le cadre de cette théorie de
l’abstraction des formes d’individualité en tant que séparation de la contingence qui structure
le tout social, comme une tentative de cerner la forme spécifiquement capitaliste de cette
abstraction. Il faudrait alors la ramener au principe selon lequel dans le mode de production
capitaliste l’économie est l’instance dominante, car, par son articulation spécifique avec les
autres instances, elle se donne comme la condition exclusive de toute socialité en « se
séparant » des autres instances, en se présentant comme autonome et autoregulée. Ainsi, dans
ce mode de production, c’est la forme d’individualité économique (avant tout l’individu
comme porteur sur le marché d’une force de travail abstraite) qui pose les coordonnées (bien
qu’en laissant la place à des variations limitées) de toute autre forme d’individualité : le bon
citoyen choisit dans son for intérieur parmi les offres politiques lors des éléctions, le bon père
gère sa famille comme une entreprise, etc. En même temps, ces différentes formes
d’individualité se présentent comme totalement indépendantes l’une de l’autre. Au contraire,
dans des modes de production non capitalistes le rapport entre les instances ne se caractérise
pas par une « autonomie » aussi importante, ce qui signifie que les formes d’individualité qui
le soutiennent sont intérieurement déterminées l’une par l’autre (par exemple, le travailleur est
en même temps, en tant que travailleur, « possesseur » des moyens de production et sujet du
seigneur). Cela « restreint » les limites autorisées de la variation de ces formes, les rendant par
là même davantage susceptibles d’être affectées par sa contingence. C’est, à l’inverse, plutôt la
séparation entre formes d’individualité (elle-même évidemment effet d’un rapport entre
instances déterminé) qui assure la reproduction du mode de production capitaliste, ce qui

44
Cf. aussi SM, 291. Robelin a bien montré comment cette « Aufhebung du rapport de production » dans le
communisme » implique « un gigantesque fantasme de maîtrise » (J. Robelin, Marxisme et socialisation, op.
cit., p. 110).

227
signifie que la variation est inscrite dans des limites plus « larges » mais que pour cela même
sa contingence peut plus difficilement les transformer. C’est ainsi que l’on pourrait
comprendre l’épochè pratique en tant qu’elle ne traite les travailleurs que comme porteurs de
fonctions économiques. C’est que les autres formes d’individualité peuvent varier davantage
sans affecter la forme d’individualité dominante, parce qu’elles ne la déterminent pas de
l’intérieur45.

Il serait alors intéressant de penser le rapport entre l’abstraction des formes


d’individualité telle qu’on vient de la définir et les modes de subjectivation qui
l’accompagnent. Legrand et Sibertin-Blanc ont proposé de comprendre ce rapport comme un
rapport de proportion inverse : « Nous proposons la thèse générale d’un rapport de proportion
inverse entre les dispositifs de l’individualisation sociale et les dispositifs de subjectivation.
Autrement dit, plus l’individualisation sociale est forte, moins les dispositifs de subjectivation
sont développés (…) ; à l’inverse, plus se dissolvent les dispositifs et les institutions
d’individualisation (ce qui n’est qu’une autre manière de dire : plus l’abstraction devient réelle
ou “pratiquement vraie”), plus les appareils de subjectivation sont mobilisés massivement »46.
Toutefois, si l’on entend par la « force » de l’individualisation sociale la multiplicité réelle plus
ou moins grande des formes d’individualité qui s’offrent à l’investissement subjectif des
individus, c’est-à-dire l’efficace réelle de ces formes, on pourrait, en ligne avec l’idée
spinoziste d’un rapport de proportionnalité directe entre corps et idées, affirmer que plus
l’individualisation est « forte », plus sont « riches » les modalités de subjectivation et moins la
figure du Sujet centralisateur prime dans la structure interne de l’idéologie. Ce rapport de
proportionnalité directe serait alors le répondant au niveau de l’individualisation et de la
subjectivation de l’« état » du différentiel entre structuration et reproduction. Dans le mode de
production féodal, il y aurait moins de variations des formes d’individualité parce que les
formes d’individualité y seraient moins « centralisées » (il en va donc de même pour
l’individualisation et la subjectivation) et que l’efficace réelle de leur multiplicité serait plus
importante, ce qui implique que dans ce mode de production la structuration serait moins
« soumise » à la reproduction. Dans tous les cas, cette perspective qui rattache l’abstraction de
l’individualité aux formes d’individualité historiques telles qu’elles résultent du processus de
structuration du mode de production ouvre sur une conception de la lutte comme basée sur la
capacité à établir et entretenir des relations entre formes d’individualité (et entre processus
d’individualisations) différentes de celles qui soutiennent le mode de production dominant, et,
concurremment, à réduire l’abstraction des formes d’individualité (et des processus
d’individualisation) données en les ramenant à la contingence qui les soutient comme au
principe de leur transformation, ou pour le dire autrement, en relevant leur virtualité.

45
Nous reviendrons sur ces questions dans la Section IV.1.5.
46
S. Legrand, G. Sibertin-Blanc, « Idéologie II : Recentrement (subjectivité, discours, appareils idéologiques
d’État) », Archives du GRM, 1e année, 15 décembre 2007, p. 17.

228
*

Montag renvoie au conatus et à son « persister dans son “essence actuelle” »47 comme
principe de la fragilité des appareils et de l’interpellation idéologiques, ainsi que de la
résistance contre leur emprise. Il faut toutefois remarquer qu’en soi l’attachement à sa propre
existence n’empêche en rien l’assujettissement et peut, au contraire, bien en être le principe,
comme Butler, en reprenant Althusser par le biais de la théorie freudienne de la mélancolie, l’a
bien montré : « l’existence sociale, l’existence en tant que sujet, peut seulement être acquise à
travers une adhésion coupable à la loi, où la culpabilité semble garantir l’intervention de la loi
et donc la perpétuation de l’existence du sujet (…) [O]n peut toujours déjà céder à la loi afin de
continuer à assurer sa propre existence. Cette soumission à la loi peut alors être lue comme la
conséquence forcée d’un attachement narcissique à la perpétuation de son existence »48. En
même temps, « [s]i la conscience est une forme prise par l’attachement passionné à l’existence,
alors l’échec de l’interpellation doit se situer précisément dans cet attachement passionné qui
lui permet également de fonctionner »49. Chez Butler, la possibilité de la résistance repose alors
sur une conception de l’identité humaine comme « réservoir de possibles » excédant
intérieurement l’assujettissement à la loi par le mouvement à travers lequel elle s’appuie
performativement sur elle, ce qui permet de penser la résistance comme un « déplacement
subversif » du sujet qui « retourne le termes du champ hégémonique contre lui », mais pas
comme une « reconfiguration complète de tout le champ qui redéfinit les conditions même
d’une performativité maintenue socialement »50.

On pourrait alors penser qu’il faudrait qualifier cet attachement à l’existence à partir de
sa capacité à réduire l’abstraction de notre individualité, c’est-à-dire à nous ramener à une
individualité plus « naturelle ». C’est la proposition de Franck Fischbach :
Résister à l’interpellation assujettissante, ne serait-ce pas plutôt résister à la déréalisation et à la
désubstantialisation qu’elle fait subir aux vivants que nous sommes d’abord – et insister, persister
dans notre existence d’individus naturels, d’êtres de chair objectivement existants, inscrits de manière
vitale dans un monde objectif et naturellement en rapport avec des objets dont nous ne pouvons être
séparés (c’est-à-dire abstraits) qu’aux prix de notre aliénation ? Si l’interpellation produit, comme le
disait Althusser, des « sujets concrets », elle le fait en mobilisant un moment d’abstraction qui est le
moment où il est fait abstraction de notre être naturel d’individus concrètement et objectivement
existants : il faut ce moment d’abstraction pour que nous puissions nous concevoir ou pour que nous
acceptions de nous concevoir nous-mêmes comme des sujets. C’est pourquoi résister à

47
W. Montag, Althusser and His Contemporaries, op. cit., p. 160.
48
J. Butler, La Vie psychique du pouvoir, op. cit., pp. 173-174. (
49
Ibid., p. 196.
50
S. "i#ek, The Ticklish Subject. The Absent Centre of Political Ontology, London-New York, Verso, 2008,
(1e éd. 1999), p. 314, nous traduisons. Nous avons déjà mentionné l’idée de « destitution subjective » comme
chute du grand Autre que "i#ek oppose à cette perspective dans notre Chapitre II.3.6 (pour une présentation
critique de ces deux perspectives, cf. F. Fischbach, « “Les sujets marchent tous seuls”. Althusser et
l’interpellation », in J.-Cl. Bourdin, Althusser. Une lecture de Marx, op. cit.).

229
l’assujettissement, c’est chercher les voies par lesquelles contrer cette abstraction que nous subissons
et que nous acceptons le plus souvent de subir en raison des gains symboliques qu’elle nous promet51.

Cette idée ne prend toutefois pas en compte que selon Althusser l’interpellation n’exclut pas
l’individualisation, qui est bien réelle et objective ; tout au contraire : elles constituent le deux
faces d’une même médaille. En ce sens, l’abstraction des individus est elle-même toujours une
forme d’individualisation concrète, réelle et objective, et l’individu, pour autant qu’il est pris
dans le mouvement de reproduction d’une structure sociale qui se coupe de sa contingence, est
toujours abstrait. Il ne suffit donc pas de faire appel à l’individu concret et réel contre le sujet ;
encore faut-il, du moins du point de vue d’Althusser, penser les formes d’individualité et
l’individualisation des individus à partir du différentiel entre structuration et reproduction.
C’est pourquoi l’option la plus pertinente consiste à nos yeux à comprendre, de manière

51
F. Fischbach, « “Les sujets marchent tous seuls” », op. cit., pp. 144-145. Une position similaire est
proposée par Francesco Toto, selon lequel toutefois une telle opération de résistance est impensable à partir
d’Althusser, en raison d’une indifférence au corps de sa part, décelée à partir d’une étude du rapport de sa
théorie de l’idéologie à son interprétation de la psychanalyse : « Non seulement l’individu concret n’a, par
lui-même, dans l’“abstraction” de son indétermination biologique, rien d’effectivement individuel,
irrépétible, mais la subjectivité elle-même, en vertu de son indifférence au corps, ne peut être rien d’autre
qu’un masque de fonctions sociales objectives, simple nœud de l’autoreproduction d’une certaine formation
sociale. L’individu doit se limiter à “supporter” le sujet, car ce dernier est parfaitement indifférent au corps
sur lequel il repose » (Fr. Toto, « L’individuo concreto, il soggetto. Note per una rilettura di “Idéologie et
appareils idéologiques d’État” », Consecutio temporum. Rivista critica della postmodernità, n° 2, 2012,
p. 85, nous traduisons). Notons que toute cette interprétation repose sur une confusion entre le tout social
althussérien et la « totalité organique », c’est-à-dire du différentiel entre structuration et reproduction. Nous
avons évité de traiter ici de la lecture althussérienne de Freud et Lacan, qui essaie d’établir le rapport entre
leur conception de l’inconscient et sa théorie de l’idéologie. Rappelons simplement que la position
d’Althusser bascule de tentatives pour construire un tel rapport dans « Freud et Lacan » (1964) et la première
des « Trois notes sur la théorie des discours » (1966) à l’idée de « Sur Marx et Freud » (1977) qu’il ne faut
pas chercher de point commun entre ces deux objets, ou qu’il est en tout cas impossible de l’établir en l’état
actuel de nos connaissances : « Marx ne pouvait aller au-delà d’une théorie de l’individualité sociale, ou des
formes historiques de l’individualité. Il n’y a rien dans Marx qui anticipe sur la découverte de Freud : il n’y a
rien dans Marx qui puisse fonder une théorie du psychisme » (EP, 238). Il faut donc souligner qu’en
définitive, lorsqu’Althusser traite de formes historiques de l’individualité, de l’individualisation et de la
subjectivation depuis le point de vue du matérialisme historique, son objet n’est pas l’individualité ou la
subjectivité de tel ou tel individu singulier, dont l’étude doit être réservée à une autre science, à savoir la
psychanalyse. Une tentative de produire une « science de la biographie, de l’individu, de la personnalité »
dans le matérialisme historique a été au contraire proposée par Lucien Sève dans Marxisme et théorie de la
personnalité (Paris, éditions sociales, 1975 (1e éd. 1969), notamment les pp. 97-106, où l’anti-humanisme
théorique d’Althusser est critiqué). C’est pourquoi nous avons donc privilégié l’axe de l’opposition
Feuerbach-Spinoza qui constitue à notre avis la référence dominante pour Althusser, au sein de laquelle il a
essayé, avec plus ou moins de succès, de récupérer Lacan. Cf. en particulier le passage de Lacan à Spinoza
qui s’opère dans L. Althusser, Psychanalyse et sciences humaines. Deux conférences (1963-1964), Paris,
Librairie Générale Française/IMEC, 1996. L’endroit à partir duquel on peut le plus clairement comprendre
l’incompatibilité de la perspective lacanienne avec la position d’Althusser se trouve dans la troisième des
« Notes sur la théorie des discours » où ce dernier affirme : « La notion de sujet me semble de plus en plus
relever du seul discours idéologique, dont elle est constitutive. Je ne crois pas qu’on puisse parler du “sujet
de la Science” ou du “sujet de l’inconscient”, sans un jeu de mots, et sans entrainer de graves équivoques
théoriques » (EP, 164). Nous avons abordé la question du rapport entre inconscient et idéologie chez
Althusser dans F. Bruschi, « Le sujet entre inconscient et idéologie. Althusser et la tentation du freudo-
marxisme », in F. Bruschi, O. Bernaz, D. Popa, G. Tverdota, « Processus de subjectivation et intervention
intellectuelle. Psychanalyse et critique sociale », Meta. Research in Hermeneutics, Phenomenology and
Practical Philosophy, vol. VI, n° 1, 2014. Cf. aussi V. Morfino, « L’articolazione de l’ideologico e
dell’insconscio in Althusser », Quaderni materialisti, n° 10, 2012 ; P. Gillot, Althusser et la psychanalyse,
Paris, P.U.F., 2009.

230
rigoureusement spinoziste, l’individualité comme actuosa essentia, comme une essence
entièrement définie par l’ensemble des rapports qui la constituent en faisant varier sa
puissance52. Mais formuler une telle pensée, c’est en même temps ouvrir l’espace pour penser
la résistance à partir de l’établissement d’autres rencontres comme base pour une autre
structuration du tout, c’est-à-dire pour le surgissement d’un autre mode de production53.

52
Chez Spinoza « [l]e concept d’individu (…) accède à la complexité d’un rapport proportionné dans lequel
l’essence ne diffère aucunement de la puissance, c’est-à-dire de sa capacité à entrer en relation avec
l’extérieur (plus les relations sont complexes, plus l’individu est puissant). (…) [L]a puissance est
précisément la relation réglée d’un extérieur et d’un intérieur qui se constituent à travers la relation » (V.
Morfino, Incursioni spinoziste, op. cit., p. 184).
53
Sans aller aussi loin, Matthew Lampert a, à notre avis, bien saisi l’importance d’une telle perspective dans
sa critique de la lecture butlerienne d’Althusser, bien qu’il tende parfois à trop tordre le baton de l’autre côté,
en réduisant par exemple excessivement l’importance des luttes pour les signifiants idéologiques : chez
Althusser « dans l’idéologie il n’est jamais avant tout et surtout question des actions d’un individu (ou d’un
sujet) particulier. C’est pourquoi la plus grande partie du travail d’Althusser sur les appareils idéologiques ne
traite pas de l’individu ; il tend davantage à se pencher sur les syndicats, les écoles, l’armée, etc. Si on se
limite à la perspective de l’individu, il est tentant de poser des questions comme : “Comment pourrais-je
résister à cette forme d’interpellation ? Comment pourrais-je me comporter différemment ?” En mettant
l’accent sur les réflexions intérieures d’un individu, on formule le projet d’une éthique de la résistance. (…)
Au contraire, Althusser met en avant une politique de la résistance. En examinant l’idéologie au niveau de la
reproduction des rapports de production, c’est-à-dire au niveau de la lutte des classes, la question que nous
pourrions poser à propos de l’individu concerne le comportement extérieur (…). Les questions examinent les
appareils, non pas les sujets particuliers qui les traversent (…). Puisque l’idéologie est structurée de cette
manière, la lutte idéologique ne consiste pas à défier les significations et à “resignifier”, mais dans la
reorganisation collective et dans le fait de défier la structure et la fonction d’appareils particuliers » (M.
Lampert, « Resisting Ideology. On Butler’s Critique of Althusser », in J. Barker, G. M. Goshgarian (éds.),
« Other Althussers », Diacritics. A review of Contemporary Criticism, vol. 3, n° 2, 2015, pp. 137-138, nous
traduisons). « C’est en restructurant les appareils existants et en en construisant des nouveaux que nous
pouvons à la fois inventer des formes nouvelles de subjectivité et défier l’idéologie dominante ». On peut
alors défier l’assujettissement par « la création expériementale d’appareils alternatifs et l’engendrement de
différentes possibilités de subjectivation » (ibid., p. 142).

231
III. Transition. Pluralité des modes de production et formes de
la lutte des classes

Dans la Partie précédente, nous avons montré que le matérialisme historique construit
théoriquement un mode de production déterminé à partir de la manière dont s’y articulent des
pratiques hétérogènes, aux origines inégales. Cette articulation ne répond à aucune nécessité
prédéterminée, que ça soit celle du déploiement de l’esprit dans l’histoire ou celle du
développement des forces productives. Au contraire, c’est la contingence même de
l’articulation d’un mode de production déterminé qui produit ses formes de nécessité en
instanciant les pratiques hétérogènes de telle manière que la contingence de leurs rencontres se
trouve limitée dans un cadre assurant leur répétition. On passe ainsi de la structuration à la
reproduction sociale. Il ne faut bien entendu pas comprendre ces deux moments comme
chronologiquement distincts, comme s’il était possible d’identifier des phases où les pratiques
flottent dans le vide de leur pure hétérogénéité (ce qui supposerait qu’elles pourraient exister
de manière totalement autonome) et des phases où elles seraient entièrement formées pour
s’inscrire une fois pour toutes dans la structure d’un mode de production qui se serait débarassé
de sa contingence. Au contraire, structuration et reproduction sociale vont toujours de pair. Par
ce travail de construction théorique, le matérialisme historique s’oppose à toute tendance
idéologique à faire d’un mode de production déterminé la société, c’est-à-dire à le penser
comme totalité expressive, comme condition de toute forme de socialité viable. Il est donc
fondamentalement un travail de virtualisation de la structure.

Nous avons vu à plusieurs reprises que le problème principal de cette conception surgit
lorsqu’on essaie de rendre compte de la transformation structurelle. En effet, les principes du
matérialisme historique empêchent à la fois de renoncer à expliquer cette transformation, en
l’attribuant à une variation purement aléatoire de l’articulation entre les pratiques du tout, ou
de l’expliquer par le déploiement de la nécessité interne du mode de production déterminé, qui
transformerait progressivement ses pratiques jusqu’au point où il ne pourrait plus les articuler.
S’impose ainsi la nécessité de penser dans quelle mesure, dans l’actualité, les pratiques
diffèrent déjà de ce qu’elles sont sous le mode de production déterminé, c’est-à-dire
d’interroger leur capacité à soutenir de nouvelles articulations qui en contrecarrent la
nécessité. Or, dans la mesure où cette différence par rapport à soi ne peut pas être pensée
comme l’expression d’une pureté des pratiques sous-jacente à leur déformation par le mode de
production déterminé, elle ne peut être pensée que comme l’effet d’une autre articulation, déjà

233
présente dans la conjoncture, mais subordonnée à l’articulation du mode de production
déterminé, qui doit alors être compris non pas comme unique, mais simplement comme
dominant. La solution à l’impasse se trouve dans un bouleversement radical de l’idée de
transition, qui n’est plus comprise comme le passage d’un mode de production à l’autre, mais
comme la coexistence, dans toute conjoncture, d’une pluralité de modes de production
incompatibles plus ou moins actualisés.

Althusser commence à développer cette solution à la suite de Lire Le Capital, dans un


mouvement de pensée qui s’accompagne d’une insistance de plus en plus marquée sur le
rapport entre mode de production et lutte des classes. C’est en effet seulement en comprenant
le lien entre la pluralité des modes de production et le mode de production comme forme de la
lutte des classes que la reformulation althussérienne du matérialisme historique peut être
cernée dans toute sa profondeur. Ce lien était à nos yeux déjà pratiquement requis par la
perspective de Lire Le Capital, comme on l’a vu en particulier en analysant la critique
marxienne de l’économie politique classique en tant qu’elle entérine la forme dominante de la
lutte des classes en théorisant le mode de production capitaliste (« réduit » à la circulation)
comme la forme « naturelle » de l’économie. Il s’agit à présent de montrer comment ces deux
questions deviennent explicites après 1965 et comment on peut en penser l’articulation. On
peut alors dire que c’est à la pointe extrême de Lire Le Capital que s’ouvre une nouvelle
séquence de la pensée althussérienne. Cette séquence se déploiera dans les années suivantes en
réalisant les potentialités contenues dans la première séquence.

1. La pluralité des modes de production

Une bonne voie d’accès à la théorie de la pluralité des modes de production est fournie
par la distinction posée de manière systématique par les althussériens entre mode de production
et formation sociale. Cette distinction ne peut être introduite de manière rigoureuse qu’à la
suite d’une définition tout aussi rigoureuse du concept de mode de production, dont on a vu
qu’elle est acquise par Althusser au fur et à mesure qu’il avance dans la problématique de Lire
Le Capital. Il faut tout d’abord refuser l’idée selon laquelle distinguer entre formation sociale
et mode de production reviendrait à réduire à nouveau le mode de production à l’économie, la
formation sociale étant dans ce cas le résultat de l’ajout « externe » à un mode de production,
comme objet de connaissance nécessaire (essence), des autres instances du tout social, comme
contingences non-connaissables (phénomènes). La distinction entre mode de production et
formation sociale – identifiée ainsi au tout social – recouperait dans ce cas celles entre
structure et conjoncture, entre nécessité et contingence, entre connaissance rationnelle et
« réalité empirique » non-connaissable. Cette idée revient à soumettre les deuxièmes termes
aux premiers et les situant les uns à l’extérieur des autres : le mode de production serait le lieu

234
de la nécessité, et la formation sociale le lieu où cette nécessité s’exprime à travers la
contingence. Celle-ci est la quintessence de l’économisme ou du mécanisme.
Le couple essence/phénomène sera chargé, dans l’hypothèse économiste ou mécaniste, de rendre
compte du non-économique comme phénomène de l’économique, son essence. Subrepticement, dans
cette opération, le théorique (et l’« abstrait ») sont du côté de l’économie (…), et l’empirique, le
« concret », du côté du non-économique, c’est-à-dire du côté du politique, de l’idéologie, etc. (…)
Lorsqu’on dit par exemple que la nécessité « fraie sa voie » au travers des données contingentes, au
travers des circonstances diverses, etc., on met en place une étonnante mécanique, où sont confrontées
deux réalités sans rapport direct. La « nécessité » désigne en l’espèce une connaissance (…) et les
« circonstances » ce qui n’est pas connu. Mais au lieu de comparer une connaissance à une non-
connaissance, on met la non-connaissance entre parenthèses, et on lui substitue l’existence empirique
de l’objet non connu (…), – ce qui permet de croiser les termes, et de réaliser le paralogisme d’un
court-circuit où l’on compare alors la connaissance d’un objet déterminé (la nécessité de
l’économique) à l’existence empirique d’un autre objet (les « circonstances » politiques ou autres, à
travers lesquelles cette « nécessité » est dite « frayer sa voie ») (LC, 299-300).

C’est pourquoi toutes les instances du tout social doivent être construites théoriquement à
partir de leurs rapports déterminés, c’est-à-dire de leur articulation dans une structure. C’est
pourquoi le mode de production comme objet de connaissance n’est pas réductible à
l’économie, et doit être identifié avec le tout social lui-même. Ainsi, la nécessité ne réside pas
ailleurs que dans la contingence de l’articulation du tout, et la structure pas ailleurs que dans la
conjoncture. De même, la connaissance ne s’oppose pas à une réalité empirique mais à du non-
connu encore à construire théoriquement1.

On pourrait alors croire que mode de production et formation sociale soient chez
Althusser identiques. On passerait de l’idée selon laquelle la formation sociale coïncide avec la
conjoncture en se distinguant du mode de production comme la contingence de la nécessité, à
l’idée que la nécessité du mode de production s’exprime dans toute la formation sociale, qui ne
pourrait alors plus être identifiée à la conjoncture – cette dernière étant simplement considérée
comme un « moment » de l’existence de la structure. C’est ce qu’ont affirmé de nombreux
critiques, dont Thompson, qui a cru lire dans l’élargissement de la portée de la théorie marxiste
des modes de production la prétention que cette théorie puisse rendre compte de la « totalité
des relations » d’une formation sociale (le capitalisme) à partir d’une connaissance de
l’économie (le mode de production capitaliste)2. Il est intéressant de remarquer qu’à partir de
cette considération, Thompson en vient à attribuer à Althusser une conception du capital
comme Idée hégélienne s’exprimant dans toutes les déterminations de la formation sociale,
c’est-à-dire précisément la conception de la totalité sociale qu’Althusser n’a jamais cessé de
pourfendre. Cette critique continue par ailleurs à ne pas saisir le geste althussérien consistant à
distinguer le concept de mode de production de celui d’économie et prend, au contraire, cette
distinction comme un élargissement de l’économie à toute la formation sociale.

1
Cette idée comporte une reformulation radicale du rapport entre pensée et réel, sur laquelle nous
reviendrons systématiquement dans la Partie VI.2 de ce travail.
2
Cf. E. P. Thompson, The Poverty of Theory: or an Orrery of Errors, London, Merlin Press, 1995, (1e éd.
1978), p. 207.

235
Répondant pertinemment à la critique de Thompson, Perry Anderson a bien relevé que
le concept de formation sociale a été adopté par Althusser justement afin d’éviter de
comprendre la « société » comme une totalité hégélienne :
Ce sont Althusser et Balibar eux-mêmes qui ont inventé la distinction même entre mode de production
et formation sociale que Thompson utilise maintenant contre eux. La notion même de formation
sociale était peu voire pas du tout courante dans le marxisme avant Althusser. Pourquoi commence-t-il
à l’introduire dans Pour Marx, à la place de « société » ? Parce que le terme familier suggérait une
simplicité et unité trompeuse, qu’il essayait de contester – la notion hégélienne d’une totalité
circulaire, expressive. Par contraste, le terme de « formation sociale », repris de l’Introduction de 1859
(Gesellschaftsformation), était utilisé pour souligner la complexité et la surdétermination de chaque
tout social. Dans Lire Le Capital, Balibar accomplit un pas supplémentaire décisif, en mettant l’accent
sur le fait que toute formation sociale donnée tend à contenir non pas seulement un, mais une pluralité
de modes de production – une leçon apprise, non pas de Marx, mais de Lénine3.

Nous préciserions ces considérations en insistant sur le fait que le « pas supplémentaire »
consistant à affirmer la coexistence d’une pluralité de modes de production dans toute
formation sociale, loin d’être une simple complexification du schéma althussérien de Pour
Marx, est « décisif » en ceci qu’il permet de se confronter à la tendance du mode de production
dominant à « recouvrir » la formation sociale tout entière, en effaçant la complexité même qui
le constitue intérieurement. Autrement dit, cette proposition permet de se confronter à la
production par le mode de production d’un effet de société. Ainsi, si le concept de
surdétermination contribue à détacher le mode de production de la seule instance économique
en ouvrant à une étude de la complexité contingente de sa constitution, l’affirmation de la
pluralité de modes de production permet concurremment de rendre compte et de contrer la
tendance du mode de production dominant à se hisser à essence de la totalité sociale. Il serait
alors possible d’affirmer que si le mode de production coïncide avec le tout social, le tout
social n’est pas le tout de la formation sociale. Ainsi, la contingence qui structure la nécessité
du tout social ne subsiste dans le tout structuré qu’en raison de sa coexistence avec d’autres
structurations contingentes du tout. Autrement dit, la surdétermination du tout social et la
pluralité des modes de production ne peuvent être pensées qu’ensemble. Seulement ainsi la
formation sociale peut véritablement être comprise non pas comme une totalité, mais comme
une conjoncture.

On pourrait alors considérer que la proposition théorique essentielle de la reformulation


althussérienne du matérialisme historique consiste à dire qu’il n’y a pas de société ; que la

3
P. Anderson, Arguments, op. cit., p. 67, nous traduisons. Cf. aussi E. M. Wood, qui, tout en reconnaissant la
différence entre mode de production et formation sociale propre à la théorie d’Althusser, tend à nouveau à la
rabattre sur celle entre connaissance rationnelle et réalité empirique non-connaissable (cf. E. M. Wood,
Democracy Against Capitalism. Renewing Historical Materialism, Cambridge, Cambridge University Press,
1995, pp. 53sq). « Le terme de “société” est idéologique en ce qu’il est le terme spéculaire d’un autre terme :
“individu”. (…) Dans le couple individu-société ce qui est en jeu, c’est le problème du fondement des
rapports sociaux existants ou à exister, c’est-à-dire bourgeois, le problème du passage du “droit naturel” à
l’état social par le contrat » (L. Althusser, « Projet de livre sur l’impérialisme », A21-03.03, « Sur l’histoire
du mode de production capitaliste », p. 1).

236
société est l’effet de la domination d’un mode de production en tant qu’il se donne comme
absolument présent dans tous ses éléments, en tant qu’il pose sa synchronie comme
coordonnée indépassable de tous ses présents, et surtout en tant qu’il résorbe non seulement
sa propre complexité interne, mais aussi la formation sociale en tant que composée par
plusieurs modes de production. Ainsi, pour contrer l’effet de société, il faut comprendre la
nécessité d’un mode de production comme le résultat d’une composition de contingences. Mais
la contingence d’une telle composition de contingences ne peut être elle-même pensée qu’en
pensant une autre composition de contingences, que seul le concept d’un autre mode de
production peut fournir. La conjoncture, c’est-à-dire la formation sociale, ne peut alors être
pensée, en tant que transformable, que comme le clivage entre deux structures incompatibles et
coexistantes, lesquelles forment différentiellement leurs éléments, dans la mesure où elles
reposent sur des rencontres elles-mêmes différentes. Voici comment cette idée pourrait être
illustrée (le gras indique la domination ; lire la première ligne en l’absence des deux autres
signifie se situer du point de vue de l’effet de société) :

Rencontres " Mode de production " Société

" Conjoncture/Formation sociale

Rencontres " Mode de production

*
Si, comme on l’a vu, l’idée de la coexistence d’une pluralité des modes de production
est tirée par Balibar des analyses léniniennes du développement du capitalisme en Russie, il
faut remarquer qu’Althusser la reprend d’abord pour son propre compte lorsqu’il se rapporte
aux études des « sociétés primitives » tentées dans les années 60 par des auteurs d’inspiration
marxiste, dont certains se servaient directement des outils althussériens4. Le texte le plus
explicite est une lettre adressée par Althusser à Emmanuel Terray le 20 aout 1966, qui devait
constituer la base d’une préface à son ouvrage Le marxisme devant les sociétés « primitives »,
mais qui ne fût publiée qu’à titre posthume, bien que certains de ses passages soient cités dans
ce livre. Dans ce texte, reprochant à Lévi-Strauss, de manière quelque peu cavalière, « de se
réclamer de Marx tout en le méconnaissant » (EII, 433), Althusser essaie de poser les bases
pour un usage du matérialisme historique dans une étude des sociétés dites « primitives ». Il
s’agit avant tout de remettre en question le présupposé largement partagé par les ethnologues

4
Cf. en particulier, E. Terray, Le marxisme devant les sociétés primitives, Paris, Maspero, 1969 ; P.-P. Rey,
Colonialisme, néo-colonialisme et transition au capitalisme. Exemple de la Comilog au Congo-Brazzaville,
Paris, Maspero, 1971 et P.-P. Rey, Les alliances de classes, Paris, Maspero, 1973. Pour une présentation
générale de l’« anthropologie économique » d’inspiration althussérienne, cf. R. P. Resch, Althusser and the
Renewal of Marxist Social Theory, op. cit., Ch. II, 2.

237
qui se cache derrière le mot « primitif » : selon ce préjugé, les sociétés primitives seraient
« spéciales », c’est-à-dire qu’elles ne seraient pas justiciables du même type d’analyse que l’on
emploie pour les sociétés « modernes » ; en plus, leur caractère spécial est souvent interprété à
travers l’affirmation que ces sociétés seraient « originelles », c’est-à-dire qu’elles
contiendraient sous une forme pure la vérité de toute formation sociale, vérité qui, dans les
sociétés modernes, se trouverait masquée par leur complexité. Selon Althusser, à cette
approche par laquelle les ethnologues, « fils de la colonisation », « se soulagent de leur
mauvaise conscience » (EII, 435), il faut opposer l’idée que les sociétés primitives sont tout
aussi complexes que les sociétés modernes, et, par conséquent, qu’elles ne sont nullement
originelles et sont justiciables d’une étude guidée par les principes du matérialisme historique
en tant qu’analyse de la complexité des formations sociales. Ceci ne doit bien évidemment pas
conduire à projeter sur les sociétés primitives le contenu des catégories du matérialisme
historique, ainsi que les rapports entre elles, telles qu’elles sont employées pour rendre compte
des formations sociales dont le mode de production actuellement dominant est celui capitaliste.
C’est pourquoi, comme Althusser l’indiquait déjà dans Lire Le Capital, il est impossible de
connaitre ces formations sociales à partir d’une idée de l’économie et de ses rapports avec les
autres instances du tout social construite pour analyser le mode de production capitaliste. Il
faut, au contraire, étudier les manières dont la production se structure dans ces formations
sociales pour comprendre comment différentes instances y contribuent en s’articulant, et en
assumant une forme, de manière toujours spécifique.

Althusser procède alors à une explication du bon usage de la théorie des modes de
production et de la formation sociale5.
[C]omme toute formation sociale, une formation sociale primitive comporte une structure qui n’est
pensable que dans le concept de mode de production (…). [C]omme toute formation sociale, une
formation sociale primitive possède une structure qui résulte de la combinaison d’au moins deux
modes de production distincts, dont l’un est dominant et l’autre subordonné (…). Il en résulte que les
instances superstructurelles réellement existantes dans cette formation sociale donnée ont des formes
qui ne sont intelligibles que comme la combinaison spécifique des instances induites par les différents
modes de production en présence (…), et par les effets de la dominance de l’un d’entre eux sur les
autres (EII, 436-437).

On voit qu’Althusser tend encore à identifier l’économie avec le mode de production – ce qui
implique une sorte de primauté de l’économie sur les autres instances, comme l’indique
l’emploi de la notion d’induction pour en penser la constitution6. Cette identification est

5
Pour souligner l’importance et la nouveauté de cette théorie, Althusser écrit que « ce que je viens de
t’exposer là à propos des “formations sociales primitives”, à propos des modes de production, de leur
nécessaire coprésence et combinaison dans toute formation sociale, et des effets induits de chaque mode de
production, et enfin de la combinaison des effets induits de chaque mode de production sur leurs instances
superstructurelles, puis des effets paradoxaux possibles de cette dernière combinaison, tout cela n’est, si j’ose
dire, nullement dans le commerce » (EII, 438).
6
Cf. aussi : « Provisoirement, nous préférons conserver au concept de mode de production son sens “étroit”
(unité des Forces productives et des Rapports de production qui sont les siens), en considérant, toujours
provisoirement, que la question de la Superstructure relève plutôt de la nature de la formation sociale

238
toutefois remise en question par Althusser lui-même lorsqu’il affirme par exemple que dans les
sociétés « primitives » les rapports de parenté jouent le rôle de rapports de production, ce qui
signifie que les rapports de parenté jouent le rôle d’instance dominante et que les rapports de
production ne sont nullement définissables d’un point de vue « purement économique ».
Certes, les rapports de parenté demeurent une instance « superstructurale » dans la mesure où
leur rôle d’instance dominante est « induit » par l’articulation même des instances du mode de
production considéré, mais depuis ce point de vue c’est la topique tout entière qui est déplacée
et soumise au rapport entre structuration et reproduction.

La nouveauté de la perspective développée dans ce texte peut être mieux saisie en


analysant la manière dont elle permet à Althusser de prendre les distances du « mauvais
formalisme » de Lévi-Strauss, sans pour autant abandonner le principe de la formalisation
comme fondement de toute connaissance. Cet écrit ouvre ainsi sur un nouvel usage des formes
permettant de cerner la spécificité du « structuralisme » althussérien7. Selon Althusser, quand
Lévi-Strauss analyse la forme d’un type donné de rapports de parenté, il ne parvient pas à
rendre compte de sa nécessité parce que, ne construisant pas le concept du mode de production
spécifique dont elle résulte, il est obligé de l’expliquer soit, de manière formaliste, comme l’un
des résultats possibles d’une combinatoire opérant dans l’esprit (ou le cerveau) humain, soit, de
manière fonctionnaliste, comme le résultat d’un « inconscient social » par lequel la société
donnée, alors comprise comme un grand sujet, assure sa propre reproduction. Ces explications
permettent bien entendu d’éviter d’expliquer telle forme réelle en en faisant un moment du
déploiement nécessaire d’une essence de l’histoire. Mais la contrepartie de ce gain est
l’évacuation de toute compréhension de la nécessité – c’est-à-dire de toute explication
véritable – de telle forme réelle : on se limite à partir du donné, pour en « expliquer » la
possibilité de manière formaliste ou fonctionnaliste. Althusser se concentre en particulier sur le
formalisme :
Quand tu te donnes un mode de combinaison qui permet une infinité de formes possibles dans sa
matrice combinatoire, la question pertinente n’est pas que tel réel (telle structure de parenté
observable) soit d’ores et déjà, d’avance, inclus comme possible parmi les variations de la
combinatoire (car ça, c’est tautologique, ça consiste à constater que le réel était possible), la question
pertinente au contraire est celle-ci : pourquoi c’est tel possible et pas tel autre, qui est devenu, qui est
donc réel ? (…) [C]e n’est pas en produisant la possibilité d’un réel existant que tu en donnes
l’intelligibilité, mais en produisant le concept de sa nécessité (ce possible-ci et pas un autre). (…) Que
le formalisme de Lévi-Strauss soit un mauvais formalisme, on peut le voir dès maintenant sur ce point
très précis : Lévi-Strauss prend le formalisme de la possibilité pour la formalisation de la nécessité
(EII, 441).

Ainsi, selon Althusser, en rabattant le réel sur le possible, au lieu de l’expliquer Lévi-Strauss le
justifie après-coup. C’est pourquoi, dans la mesure où il ne pense pas la nécessité du donné,

concrète, où sont combinés, sous la domination d’un mode de production, au moins deux modes de
production » (SR, 57)
7
Et de le distinguer par là même de celui de Lacan ou Miller qui, comme on l’a vu plus haut (cf. Chapitre
II.3.6), s’inscrit dans le sillage de Lévi-Strauss.

239
dans la mesure où il ne l’explique pas en tant que donné, il ne peut pas non plus en penser la
transformation : le fait que ce réel-ci soit advenu et qu’un autre puisse advenir repose
entièrement sur le gouffre de l’aléatoire d’une combinatoire de possibles. La structure est alors
elle-même comprise comme simple « réservoir de possibles », c’est-à-dire comme une cause
indépendante de ses effets, et ces derniers comme l’une de ses expressions possibles.

Cette critique devient plus claire dans le texte d’à peu près un an plus tard consacré à
Feuerbach. Dans cet écrit, Althusser esquisse une autre critique à l’égard Lévi-Strauss.
Althusser reproche explicitement à son structuralisme, dont il trouve la version marxiste la plus
explicite chez Lucien Sebag8, d’être « la forme moderne de la causalité expressive » (EII, 235).
En reprenant le « credo » de l’ethnologie, selon lequel les catégories valables pour l’analyse
des sociétés modernes ne sont pas applicables aux sociétés primitives, Althusser en trouve le
fondement dans l’idée qu’une société primitive est, selon l’ethnologie, « une société
expressive, dont chaque partie contient le tout, (…) qu’on peut retrouver dans son essence
totale en analysant telle ou telle des parties totales (…) puisqu’ils [sic] ont tous une structure
isomorphe ». Cette isomorphie « repose sur le fait que les rapports sociaux sont des rapports
humains » (EII, 234-235). Althusser relève alors qu’« [i]l est très remarquable que l’on ne
trouve nulle part chez Lévi-Strauss une théorie des différentes instances de la complexité
sociale » (EII, 234). Ainsi, le structuralisme lévi-straussien prétend rendre compte de la totalité
sociale en identifiant des rapports d’isomorphie entre les niveaux qui la composent (les
rapports de parenté en sont un). Si une telle tentative s’efforce bien de rendre compte de
chaque niveau comme étant réglé par son ordre propre, elle pense en même temps l’unité de la
totalité en postulant un « ordre des ordres » qui la transcende en garantissant l’isomorphie et
que Levi-Strauss situe dans la combinatoire universelle opérée par l’esprit ou le cerveau
humain9. Or, selon Althusser, « cet isomorphisme est lui-même une idéologie du rapport des
niveaux de la réalité sociale, c’est-à-dire une dénégation de leur différence, sous la domination

8
Cf. L. Sebag, Marxisme et structuralisme, Paris, Payot, 1964. En plus d’une tentative d’injecter le
structuralisme lévi-straussien dans le marxisme, cet ouvrage (surtout dans la première partie, intitulée
« Prémisses hégéliennes ») explique le surgissement de la science marxiste d’une manière identique à celle
critiquée par Althusser dans Lire Le Capital comme empiriste et historiciste (cf. Chapitre II.3.1).
9
Dans un article publié en italien en 1964 pour réfuser la tentative d’Umberto Eco d’intégrer le marxisme
dans une forme de structuralisme généralisé, Althusser élargit cette critique à l’ensemble de la tendance
structuraliste dans les sciences humaines, laquelle tend à décrire un ensemble hétérogène d’objets en leur
imposant une unité imaginaire et idéologique : « si les sciences humaines mettent systématiquement l’accent
sur la description, c’est parce qu’au fond elles se développent sur la base d’une “théorie” idéologique
idéaliste qui considère que l’essence des phénomènes humains est donnée précisément au niveau des
phénomènes mêmes, pour une raison de principe, qui coïncide plus ou moins avec le principe sacré de
l’idéologie idéaliste spiritualiste de l’hétérogénéité radicale qui sépare dans leur substance les phénomènes
physiques des phénomènes humains. Ce principe de l’hétérogénéité entre nature et homme, entre matière et
conscience, considère que les phénomènes humains sont différents de ceux physiques dans la mesure où, en
tant que conscience et liberté, l’homme est immédiatement présent en personne dans ses actes, dans ses
phénomènes : d’où non seulement la possibilité, mais aussi la nécessité de les “décrire”, c’est-à-dire de les
“comprendre”, en les décrivant pour pouvoir les connaître » (L. Althusser, « Teoria e metodo », Rinascita, 25
janvier 1964, p. 28, nous traduisons).

240
de la structure de l’idéologique, qui a, entre autres fonctions (…), justement [celle] d’imposer
des différences sous leur dénégation, c’est-à-dire sous la non-différence » (EII, 233-234). On
sait en quoi une telle tentative est idéologique : elle supprime la complexité de la structure –
c’est-à-dire la structure tout court en tant que structure –, en séparant la structure de ses effets
comme une essence de ses phénomènes. Autrement dit, elle supprime toute pensée de la
nécessité des effets d’une structure comme résultat de son articulation contingente, pour la
remplacer par l’idée de la réalisation aléatoire d’une possibilité structurale située ailleurs. Pour
le dire encore autrement, elle n’aborde pas la structure à partir de la distinction entre objet de
connaissance et objet réel.

Certes, il faut à nouveau le rappeler, Lévi-Strauss ne méconnait pas la complexité du


tout social pour la ramener au déploiement d’une Idée simple dans l’histoire. Toutefois, pour
ne pas penser la transformation de la structure dans le sens téléologique d’une transformation
immanente de ses éléments par sa nécessité interne, il se borne à (ne pas) la penser comme
l’effet d’une combinatoire aléatoire d’éléments immuables – sans la comprendre dans sa
nécessité. D’où l’importance de continuer à saisir la nécessité, mais en la pensant comme effet
de la contingence, et non pas en la rabattant sur une possibilité inscrite dans une combinatoire
universelle. Or, nous avons vu que c’est précisément parce que l’idéologie existe et est efficace
en tant que niveau spécifique du tout social dont la fonction est d’en effacer la complexité que
l’idée de pluralité des modes de production doit être introduite. En opposant à l’articulation
dominante du tout une autre articulation présente à l’état de tendance dominée, elle dévoile la
la première comme contingente, c’est-à-dire comme complexe. De plus, elle permet de penser
les éléments informés par le mode de production dominant comme différant d’eux-mêmes dans
l’actualité, car pris dans d’autres rencontres déjà opérantes. Elle comprend ainsi la
transformation des éléments nécessaire pour expliquer la transformation de la structure
autrement que comme une redistribution aléatoire, non pas comme le devenir immanent de la
structure elle-même, mais comme l’effet de sa coexistence avec une autre structure
incompatible avec elle.

Il est donc important de ne pas remplacer le rabattage de la nécessité sur la possibilité


opéré par Lévi-Strauss avec la réintroduction d’une nécessité relevant d’un mouvement
prédéterminé. Au contraire, dans la mesure où la nécessité de telle forme est à comprendre à
partir de l’articulation contingente d’un mode de production singulier, cette nécessité en vient à
coïncider avec le devenir-nécessaire de la contingence, avec une modalité de la contingence.
Ainsi, expliquer une réalité, c’est, dans un seul et même mouvement, rendre compte de sa
nécessité et de sa transformabilité. Mais le fait que quelque chose de nécessaire soit
transformable n’est pensable qu’à partir d’une autre rencontre des contingents qui le
composent. La transformation n’est donc pas expliquée en affirmant qu’autre chose est
possible, mais en affirmant qu’autre chose est déjà donné, qu’autre chose est déjà là dans
l’actualité, esquissant déjà sa nécessité propre – donc ses propres limites – en tant

241
qu’articulation alternative des contingences. On pourrait alors dire que si la prise en compte
d’un seul mode de production nous enferme dans le rapport abyssal entre possibilité et
nécessité, la position d’une pluralité de modes de production permet l’intelligence du rapport
entre nécessité et contingence. C’est pourquoi selon Althusser le cœur même de la pratique
politique, tel qu’il le reconstruit à partir de Lénine10, c’est faire une révolution qui se révèlera
ensuite nécessaire : une révolution réussie est toujours quelque part redondante ; mieux, une
révolution réussit si elle est redondante, c’est-à-dire si la transformation structurelle qu’elle
« provoque » a déjà commencé sous la forme de la transition. Ce qui implique que pas tout est
possible à tout moment, et que la transformation révolutionnaire rencontre elle-même ses
propres limites dans la conjoncture, – les limites qui s’imposent à la structuration du
« nouveau » mode de production.

Dans le texte consacré à Lévi-Strauss, Althusser conclut que le fait de ne pas avoir saisi
le marxisme de cette manière contribue à la tendance lévi-straussienne à réserver la pensée de
la singularité à la « pensée sauvage ». Au contraire, estime Althusser, « [i]l serait facile de
montrer que la pensée scientifique moderne se donne pour objet de penser le singulier, non
seulement en histoire (Marx et Lénine : “L’âme du marxisme est la pensée concrète d’une
situation concrète”) et en psychanalyse, mais aussi en physique, chimie, biologie, etc. Le seul
petit problème (…) est que cette pensée du singulier, du concret, n’est possible que par
concepts (donc “abstraits” et “généraux”), mais c’est là la condition même de la pensée du
singulier » (EII, 445). La théorie de la pluralité des modes de production, c’est-à-dire de la
pluralité des structures qui « insistent » dans la vie sociale de par la structuration contingente
de ses éléments est donc l’outil essentiel pour comprendre en quoi la pensée de la structure est
une pensée de la conjoncture singulière. C’est seulement en comprenant la conjoncture comme
le résultat des rapports entre plusieurs modes de production que l’on peut véritablement saisir
le mode de production dominant comme une forme de nécessité reposant sur la contingence, à
la fois en tant que son unité est intérieurement complexe, constituée par des éléments
hétérogènes et, – les deux choses vont nécessairement ensemble –, en tant que cette
hétérogénéité est entretenue par l’insistance d’une autre structure, c’est-à-dire d’autres
articulations entre ses éléments, qui, se produisant déjà dans l’actualité, tracent des tendances
alternatives à la reproduction de la structure dominante. Le propre de la structure dominante est
que sa structuration (les rencontres qui la soutiennent) coïncide tendanciellement avec sa
reproduction, alors que les structures dominées sont bien le résultat de rencontres, qui toutefois
ne « rencontrent » pas les conditions de leur reproduction, qui ne sont donc pas devenues
nécessaires. Penser le singulier c’est donc le penser en tant que divisé, en tant qu’il est –

10
Cf. Chapitre II.2.3.

242
actuellement – autre que ce qu’il est, et cette division ne peut être pensée que par une théorie
des structures comme tendances coexistantes et incompatibles11.

2. Une pluralité sans synthèse

Il nous faut à présent revenir sur le passage de Lire Le Capital où le problème de la


pluralité des modes de production avait été introduit pour la première fois. À la fin de
« Concepts fondamentaux », Balibar écrivait que l’idée de transition comme coexistence de
deux modes de production « confirme (…) que les problèmes de la diachronie doivent eux
aussi être pensés dans la problématique d’une “synchronie” théorique : les problèmes du
passage et des formes de passage d’un mode de production à un autre sont les problèmes d’une
synchronie plus générale que celle du mode de production lui-même, englobant plusieurs
systèmes et leurs rapports » (LC, 567, nous soulignons). Il nous semble que les problèmes qui
surgissent dans la représentation de la transition proposée par Balibar dans cet essai résident
avant tout dans l’idée que la coexistence des modes de production doit être pensée sous une
synchronie plus générale, ce qui laisse penser à une sorte de mode de production en général ou
encore que la formation sociale serait structurée par une structure « plus haute » que le rapport
entre plusieurs modes de production incompatibles. On pourrait se demander s’il ne s’agit pas
ici d’un retour par la fenêtre de l’idée même de « société » qui avait été jetée par la porte. En
effet, si une synchronie supérieure se donne, son présent sera le présent de toute la formation
sociale, et sa nécessité ne pourra plus être comprise comme « virtuelle ». Il faut au contraire
comprendre qu’il n’y a pas de synchronie ou d’unité supérieure à celle du mode de production,
parce que le mode de production ne dépend que de sa structuration contingente, et que la
pluralité des modes de production est précisément ce qui permet de « réduire » l’unité donnée,
la synchronie donnée d’un mode de production à la contingence sur laquelle il repose, c’est-à-
dire à relever sa virtualité irréductible. Autrement dit, il n’y a pas de nécessité supérieure
s’imposant aux modes de production de manière à régler leurs rapports de
domination/subordination, mais ce qu’on pourrait appeler un « rapport de force », qu’il faudra
expliciter comme le rapport de force entre deux formes de pouvoir social12.

11
C’est finalement de cette manière que le matérialisme historique est pensée de la pratique politique en
conjoncture. C’est ainsi que la belle définition de la science althussérienne proposée par Tosel prend tout son
sens : la science est une sorte de « super-technique de maîtrise machiavélienne des conjonctures » (A. Tosel,
L’esprit de scission. Études sur Marx, Gramsci, Lukacs, Paris, Les Belles Lettres, 1991, pp. 102-103).
12
C’est précisément cette conception d’une unité supérieure qui poussait Balibar à comprendre la pluralité
des modes de production comme « mode de production de transition » et à réserver le concept de transition à
des « parenthèses » de l’histoire en dehors des périodes où un mode de production impose sa propre unité. De
cette idée découlait la tendance à considérer que la reproduction du mode de production en dehors des phases
de transition n’a pas à être expliquée, comme si cette reproduction n’était pas elle-même une forme de
transformation, ainsi que l’incapacité de rendre compte du passage entre la période de reproduction « pure »
d’un mode de production et la période de transition, du passage vers le passage. Le problème de la
périodisation comme succession de modes de production n’était donc pas tout à fait évacué. C’est pourquoi il

243
C’est dans le manuscrit de 1970 Sur la reproduction des rapports de production que la
théorie de la pluralité des modes de production est reprise en mettant en question l’idée d’une
« synthèse plus générale ». La section « Qu’est-ce qu’un mode de production ? » s’ouvre sur
l’affirmation que la nouveauté radicale de la conception marxiste de la société consiste dans le
fait de considérer la notion même de « société » comme idéologique et de la remplacer avec
celle de « formation sociale ». Il ne s’agit bien entendu pas d’un simple changement
terminologique, mais d’un bouleversement profond de l’appareil conceptuel employé pour
penser l’histoire. « [U]ne formation sociale désigne toute “société concrète” historiquement
existante, et qui est individualisée, donc distincte de ses contemporaines, et de son passé, par le
mode de production qui y domine » (SR, 54). Il s’ensuit que
[t]oute formation sociale concrète relève d’un mode de production dominant. Ce qui implique aussitôt
qu’en toute formation sociale existe plus d’un mode de production : au moins deux, et parfois
beaucoup plus. Parmi l’ensemble de ces modes de production, l’un d’entre eux est dit dominant, et les
autres dominés. Les modes dominés sont soit ceux qui subsistent du passé de l’ancienne formation
sociale, ou celui qui est éventuellement en train de naître dans le présent même de la formation
sociale. Cette pluralité de modes de production dans toute formation sociale, la dominance actuelle
d’un mode de production sur des modes en voie de résorption ou de constitution, permettent de rendre
compte de la complexité contradictoire des faits empiriques observables dans toute formation sociale
concrète, et aussi des tendances contradictoires qui s’affrontent en elle, et se traduisent par son histoire
(SR, 54-55).

C’est donc bien la thèse de la pluralité des modes de production qui permet d’expliquer, non
seulement le passage de l’ancien au nouveau, mais la complexité même des « faits »
observables dans une formation sociale. Autrement dit, la tâche du matérialisme historique
n’est pas seulement de rendre compte de la synchronie du mode de production dominant en
tant qu’elle repose sur l’articulation complexe d’éléments hétérogènes (à l’encontre de toute
conception de la société comme totalité expressive) ; elle ne consiste pas simplement dans le
fait de ramener la forme de nécessité dominante dans une formation sociale à la contingence
sur laquelle elle repose. Pour qu’un tel travail puisse être possible, il est nécessaire de saisir le
rapport actuel entre d’un côté le mode de production et la forme de nécessité dominants et, de
l’autre, les autres modes de production insistant dans la formation sociale.

Althusser se limite à donner un exemple des apports d’un tel renouvèlement de la


perspective du matérialisme historique, en se concentrant sur l’unité entre forces productives et
rapports de production. Après avoir souligné que l’idée marxienne de « correspondance »
demeure descriptive – terme qui, on le sait, Althusser emploie régulièrement pour signaler en
général les limites de la conception marxiste classique de la topique –, il affirme que la théorie
de cette unité doit être construite en lien avec un « tout autre problème, trop souvent confondu
avec le premier ». Il s’agit de « la théorie d’une autre “unité”, toute différente, car

faut renoncer radicalement à toute idée d’une unité supérieure allant au-delà du « rapport de force » entre
modes de production, pour poser leur coexistence comme coextensive à l’histoire, la transformation
structurelle étant toujours transformation de la transformation de chaque mode de production par le
changement du « rapport de force » entre eux.

244
nécessairement “contradictoire”, entre le mode de production dominant et le (ou les) mode(s)
de production dominés, existant dans une formation sociale donnée » (SR, 55). Il faut signaler
toute l’importance de l’emploi de l’idée de contradiction dans ce passage. Si en effet, dans la
tradition marxiste, c’est justement l’unité des forces productives et des rapports de production
qui est pensée comme une unité contradictoire – notamment dans la version économiciste qui
fait du développement des forces productives, pendant un temps stimulé par les rapports de
production donnés, ce qui va à terme entrer en contradiction avec ces mêmes rapports de
production jusqu’à les dépasser –, Althusser déplace ici radicalement la contradiction en la
situant entre deux ou plusieurs modes de production et en transformant ainsi radicalement sa
forme. On a vu, avec Balibar, que l’idée de contradiction entre forces productives et rapports
de production doit certes encore jouer un rôle dans l’analyse marxiste ; elle ne sert toutefois
pas à penser le dépassement du mode de production, mais à en cerner la tendance dominante,
qui se réalise dans sa reproduction. Althusser propose de pousser cette idée jusqu’au bout en
opérant un déplacement du lieu à partir duquel, grâce à un usage modifié de la catégorie de
contradiction, une théorie du passage non téléologique peut être formulée.

Voici comment il propose provisionnellement de penser un tel passage, en se limitant


toujours au rapport entre forces productives et rapports de production :
Lorsqu’on dit par exemple que les Rapports de Production ne « correspondent » plus aux Forces
Productives, et que cette contradiction est le moteur de toute révolution sociale, il ne s’agit plus ou
plus seulement de la non-correspondance entre les Forces Productives et les Rapports de Production
d’un mode de production donné, mais aussi, et sans doute le plus souvent, de la contradiction existant
dans une formation sociale considérée, entre d’une part les Forces productives de l’ensemble des
modes de production existant dans la formation sociale, et d’autre part les Rapports de production du
mode de production alors dominant. Cette distinction est capitale, faute de quoi on parle à tort et à
travers de « correspondance » et de « non-correspondance », en confondant deux types d’unité très
différents : d’une part l’unité intérieure à un mode de production entre ses Forces Productives et ses
Rapports de production, et d’autre part l’« unité » (toujours contradictoire) entre les modes de
production dominés et le mode de production dominant (SR, 55-56).

Althusser propose ainsi de penser le moteur de la révolution comme le rapport conflictuel entre
des forces productives différentes, ou, pourrait-on ajouter, des forces productives différant
d’elles-mêmes, car déterminées par des modes de production différents, et les rapports de
production dominants. Ce qui revient à affirmer que la révolution doit être pensée comme le
conflit entre des rapports de production différents, dans la mesure où les forces productives ne
flottent jamais dans l’air, mais sont toujours formées par des rapports de production : « elles ne
peuvent fonctionner que dans et sous leurs Rapports de Production » (SR, 56). On pourrait par
exemple comprendre ainsi la contradiction entre coopération et exploitation, ou entre
socialisation des forces productives et individualisation du travailleur (il s’agit véritablement
de deux formes d’individualité historiques coexistant au niveau des forces productives) dans
une même forme d’organisation du travail, comme la contradiction entre deux modes de
production. Remarquons qu’à la différence du rapport entre forces productives et rapports de
production, le rapport entre modes de production différents peut difficilement être pensé sous

245
la catégorie de l’unité (le terme apparait entre guillemets lorsqu’il se réfère à ce rapport-ci) et
est dit « toujours contradictoire ». Nous proposerons de désigner ce rapport comme un
« rapport de force ». Certes, parler de rapport de force semble dans ce cadre hors lieu. C’est
seulement en abordant la question du rapport entre modes de production et lutte des classes,
c’est-à-dire la question du pouvoir social, que ce choix terminologique pourra être éclairci.

3. Le mode de production dominant est la forme dominante de la lutte des classes

Dans les parties précédentes de notre travail, nous avons à plusieurs reprises affirmé
que le mode de production doit être compris comme la forme de la lutte des classes. Or, s’il y a
eu une accusation unanime à l’égard du premier Althusser, ça a été celle d’avoir « oublié la
lutte des classes », accusation qu’il a ensuite reprise à son compte. Nous avons déjà montré
précédemment quels sont les lieux où pourtant Althusser pense, dès cette époque, la lutte des
classes : avant tout dans sa critique de l’économie politique qui ne voit pas le concept de plus-
value et « réduit » les différents niveaux de l’« économique » à la circulation, en enterinant par
là la forme dominante de la lutte des classes. Il est toutefois évident que le terme même fait
rarement surface dans ses premiers écrits, pour faire ensuite l’objet d’un usage de plus en plus
croissant, auquel on n’a pas hésité à reprocher le caractère vague ou même mythique. La lutte
des classes deviendrait ainsi à partir de la fin des années 60 une sorte de syntagme passe-
partout employé par Althusser de manière obsessive pour sortir des impasses de sa
construction précédente.

Afin de relever le rôle spécifique joué par la notion de lutte des classes dans la
construction d’Althusser, il est d’abord intéressant de remarquer un déplacement
terminologique dans sa définition du matérialisme historique. Si dans les années 60, le
matérialisme historique est défini par lui comme « science des modes de production »13, il sera
plus tard compris comme « science des lois de la lutte des classes » (cf. EM, 276 ; IP, 365)14.
Ce déplacement est accompagné par l’emploi toujours plus systématique de mots-valise
comme « production-exploitation » (SR, 77-78) ou du syntagme « mode de production et
d’exploitation ». On le voit de manière explicite dans Sur la reproduction, dont la thèse la plus
récurrente est celle d’après laquelle « [l]es rapports de production capitalistes sont les rapports
de l’exploitation capitaliste » (cf. SR, 64, 65, 68, 69, 186) – thèse ultérieurement généralisée en

13
Cf. L. Althusser, « Théorie, pratique théorique et formation théorique », op. cit., p. 4 ; tr. angl. « Theory,
Theoretical Practice and Theoretical Formation », op. cit., p. 6.
14
Dans « Marx dans ses limites », la tension sera explicitée sous forme de question : « à la limite quel est
donc l’objet même de Marx : le « mode de production et d’échange capitaliste dans sa moyenne idéale »
comme l’a sans cesse répété Le Capital, ou bien l’histoire concrète des conditions de la lutte de classe qui ont
précipité la bourgeoisie occidentale dans le capitalisme ? » (EI, 404). La contradiction se dénoue lorsqu’on
pense que, dès Lire Le Capital, Althusser critique l’idée de « moyenne idéale » du mode de production et
d’échange.

246
affirmant que « dans une société de classe les rapports de production sont des rapports
d’exploitation, donc des rapports entre classes antagonistes » (P, 122).

Ce n’est toutefois qu’autour de la moitié des années 1970 que toutes les conclusions de
cette thèse, notamment l’idée selon laquelle le mode de production constitue la forme de lutte
des classes, sont explicitées. Ainsi, dans la « Note sur les AIE » de 1976, Althusser développe
les considérations suivantes :
On se fait une fausse idée de la lutte de classe, en considérant qu’elle serait le fait de la révolte de la
classe ouvrière contre l’injustice sociale, l’inégalité, voire l’exploitation capitaliste, bref en réduisant
la lutte de classe à la lutte de la classe ouvrière contre des conditions d’exploitation données, et à la
réplique de la bourgeoisie à cette lutte. C’est oublier que les conditions d’exploitation sont premières,
que le procès de constitution des conditions de l’exploitation ouvrière est la forme fondamentale de la
lutte de classe bourgeoise, donc que l’exploitation est déjà lutte de classe, et que la lutte de classe
bourgeoise est première. Toute l’histoire de l’accumulation primitive peut être envisagée comme la
production de la classe ouvrière par la classe bourgeoise, dans un procès de lutte de classes qui crée
les conditions de l’exploitation capitaliste. Si cette thèse est exacte, on voit clairement en quoi la lutte
de classe bourgeoise domine dès les origines la lutte de classe ouvrière, pourquoi la lutte de la classe
ouvrière mit si longtemps à prendre forme et à trouver ses formes d’existence, pourquoi la lutte de
classe est fondamentalement inégale, pourquoi elle n’est pas menée dans les mêmes pratiques du côté
de la bourgeoisie et du prolétariat, et pourquoi la bourgeoisie impose, dans les appareils idéologiques
d’État, des formes destinées à prévenir et à s’assujettir l’action révolutionnaire de la classe ouvrière
(SR, 261-262)15.

On retrouve ici le thème de l’accumulation primitive, mobilisé pour illustrer la manière dont un
mode de production façonne ses éléments (en l’occurrence la classe ouvrière) en se constituant.
C’est précisément ce processus par lequel les éléments d’un mode de production sont formés
par leurs rencontres de manière à limiter leur contingence et assurer leur répétition qui, dit
Althusser, constitue la forme première de lutte des classes16. La forme de la lutte des classes
est donc la constitution même des conditions de la production, en tant qu’elles sont en même
temps les conditions de l’exploitation. Il ne s’agit toutefois pas ici d’une identité d’essence. Il
se peut en effet que certaines conditions de la production, certains modes de production, tout

15
Cf. aussi P, 65-66. Dans un texte plus tardif, Althusser considère que Machiavel avait bien saisi la primauté
de la lutte des classes dominante : chez Machiavel on trouve « cette vue saisissante que c’est le désir des
possédants et des grands qui est la “cause” de la division du désir, donc de la lutte des classes. Que, dans la
lutte des classes, ce soit la lutte de classe de la classe dominante qui est le moteur de la lutte de classe dans
son ensemble, y compris de la lutte des classes dominées, il faudra attendre Marx pour retrouver cette vérité.
Mais le fait est que rien n’est dit sur ce qui se passe sous la propriété, donc sous le “désir” » (L. Althusser,
« Que faire ? (1978) », A26-05.06, p. 84). Cf. aussi la nécessité posée par Balibar de définir « la lutte des
classes non pas comme une simple conséquence du mode de production et de l’exploitation, mais dans la
définition même du mode de production. Autrement dit, non seulement le mode de production capitaliste
(comme déjà les modes “précapitalistes” auxquels il succède) n’est pas autre chose qu’un mode
d’exploitation, mais l’exploitation elle-même n’est pas autre chose que la forme historique fondamentale de
la lutte des classes » (É. Balibar, Cinq études, op. cit., p. 180). « La plus-value, c’est l’unité organique de ces
formes d’exploitation dans un même procès, c’est déjà la lutte de classes dans le procès de production »
(ibid., p. 124).
16
Cela ne se limite pas bien entendu à la phase de l’accumulation primitive, tout comme l’accumulation
primitive elle-même ne se limite pas à la préhistoire du mode de production capitaliste : « L’accumulation
primitive, comme l’extorsion de la plus-value, comme la prolétarisation forcée de millions d’hommes,
comme le pillage et les guerres impérialistes, ne sont rien d’autre, d’un bout à l’autre de l’histoire, que les
formes historiques d’une même lutte de classe : la lutte de classe que mène la classe capitaliste à l’intérieur
du procès d’exploitation de la classe ouvrière » (VN, 286).

247
en limitant la contingence des rencontres qui les soutiennent – c’est-à-dire tout en ayant besoin
d’idéologie – ne donnent pas lieu à la division entre classes. Par ailleurs le mode de production
en tant que forme de la lutte des classes peut prendre des formes différentes : dans le mode de
production capitaliste, les conditions de la production coïncident immédiatement avec celles de
l’exploitation, d’où l’idée juste que l’économie y est dominante et celle – fausse – que ses
rapports de production pourraient être définis indépendamment des autres instances, alors que
dans le mode de production féodal par exemple les conditions de la production ne coïncident
avec les conditions de l’exploitation qu’indirectement par l’intervention de rapports « extra-
economiques ».

Une telle perspective nous permet de comprendre pourquoi la lutte des classes ne peut
pas être comprise comme une contradiction qui vient se déployer sur un terrain neutre entre
deux pôles dont la force respective serait déterminée par la force du pôle opposé. Au contraire,
le principe de la lutte des classes réside dans la constitution même du terrain de la lutte. C’est
le fait même de poser le terrain de la lutte qui rend dominante une classe, dans la mesure où
cette opération produit un pouvoir social déterminé à l’exclusion des autres. On peut alors
affirmer que la classe dominante est la classe qui pose la forme dominante de lutte des classes,
que la (forme de) lutte des classes dominante est la lutte de la classe dominante. Et en même
temps, il ne faut pas croire que la classe dominante se servirait du terrain qu’elle pose comme
d’un instrument : elle se constitue elle-même comme classe (et constitue la classe opposée) en
posant ce terrain.

C’est la raison pour laquelle la lutte des classes précède les classes elles-mêmes : c’est
qu’en posant le terrain de la lutte, la lutte des classes constitue une classe comme étant
dominante et les autres comme étant dominées. On trouve ici l’une des thèses les plus
fondamentales de l’althussérisme, celle qui, posant le « primat de la lutte des classes sur les
classes » (EI, 383), s’énonce ainsi : « la lutte des classes et l’existence des classes sont une
seule est même chose » (P, 63 ; RJL, 29-30)17. Cette thèse implique qu’il faut nuancer l’idée
énoncée plus haut de la production de la classe ouvrière par la classe bourgeoise : « dans la
lutte des classes entre la bourgeoisie et la classe ouvrière, c’est le bourgeoisie qui commence.
Mais, attention ! ne pas prendre la lutte des classes pour les classes. (…) [C]’est non pas la
bourgeoisie comme classe qui crée la classe ouvrière (…), mais c’est la lutte de classe
bourgeoise (contre la classe féodale et contre les producteurs directs de la féodalité (…)) qui
crée la classe ouvrière, et la lutte de classe ouvrière » (VN, 294). Cette thèse implique aussi
une prise de position à l’égard du Capital lui-même :
on peut lire Le Capital de la manière suivante : comme une théorie de l’économie politique du mode
de production capitaliste. (…) Et quand on aura fini cette analyse de mécanismes « économiques », on
rajoutera un petit supplément : les classes sociales, la lutte des classes. Est-ce que le minuscule

17
Balibar en tire la « proposition ontologique fondamentale d’Althusser : “pugnare idem est ac existere” »
(É. Balibar, « Tais-toi encore, Althusser ! », op. cit., p. 75).

248
chapitre inachevé sur les classes sociales n’est pas tout à la fin du Capital ? (…) Est-ce que les classes
sociales ne sont pas un simple effet de l’économie capitaliste, et la lutte des classes un simple effet de
l’existence des classes ? Cette lecture, cette interprétation du Capital sont une déformation grave de la
théorie marxiste : (…) [l]es classes sociales ne sont pas à la fin du Capital : elles sont présentes du
début à la fin du Capital. (…) La lutte des classes est « le maillon décisif » pour comprendre Le
Capital. Il n’y a pas de production économique « pure », il n’y a pas de circulation (échanges)
« pure », il n’y a pas de distribution « pure ». Tous ces phénomènes économiques sont des processus
qui ont lieu sous des rapports sociaux qui sont, en dernière instance, c’est-à-dire sous leurs
« apparences », des rapports de classes, et des rapports antagonistes, c’est-à-dire des rapports de lutte
de classe (P, 62-63).

Nous voudrions à partir de là nous pencher plus directement sur la distinction entre
lutte des classes bourgeoise et ouvrière et sur son essentielle inégalité. C’est ainsi que la
question de la contradiction revient au centre de la scène, de manière à nous faire comprendre
en quel sens le rapport entre deux (ou plusieurs) modes de production est lui-même
contradictoire. La reformulation de la théorie de la contradiction entamée dans Pour Marx,
explique Althusser dans la « Soutenance d’Amiens »,
Prend ses distances à l’égard de ce que j’ai appelé la contradiction simple, disons, pour préciser, la
contradiction au sens logique du terme, qui oppose deux entités égales, simplement affectées du signe
contraire, + ou –, A et non-A. (…) [L]a contradiction, telle qu’on la trouve dans Le Capital, présente
cette particularité surprenante d’être inégale, de mettre en jeu des contraires qu’on n’obtient pas en
affectant l’autre du signe opposé au premier, parce qu’ils sont pris dans un rapport d’inégalité qui
reproduit sans cesse ses conditions d’existence du fait même de cette contradiction. Je parle par
exemple de la contradiction qui fait exister le mode de production capitaliste et le condamne
tendanciellement, la contradiction du rapport de production capitaliste, la contradiction qui divise les
classes en classes, où s’affrontent deux classes bel et bien inégales : la classe capitaliste et la classe
ouvrière. Car la classe ouvrière n’est pas le négatif de la classe capitaliste, la classe capitaliste affectée
du signe moins, privée de ses capitaux, et de ses pouvoirs, – et la classe capitaliste n’est pas la classe
ouvrière affectée du signe plus, celui de la richesse et du pouvoir. Elles n’ont pas la même histoire,
elles n’ont pas le même monde, elles n’ont pas les mêmes moyens, elles ne mènent pas la même lutte
de classe, et pourtant elles s’affrontent et c’est bel et bien une contradiction, puisque le rapport de leur
affrontement reproduit les conditions de leur affrontement, au lieu de les dépasser dans la belle
élévation et réconciliation hégélienne. (…) Pour comprendre cette inégalité, on serait contraint, en
suivant Marx et Lénine, de prendre au sérieux les conditions qui rendent cette contradiction inégale,
c’est-à-dire les conditions matérielles et structurelles qui définissent ce que j’ai appelé le tout
complexe à dominante, et on y apercevrait les bases théoriques de la théorie léniniste du
développement inégal. (…) Tout développement est inégal parce que c’est la contradiction qui meut le
développement et que la contradiction est inégale. C’est pourquoi, (…) j’avais inscrit naguère, en
sous-titre à mon article sur la dialectique matérialiste, ce mot : de l’inégalité des origines, signifiant
par le pluriel des origines qu’il n’y a pas, au sens philosophique du terme, d’Origine, mais que tout
commencement est marqué d’inégalité (P, 148-149).

Il faut prendre le temps de déplier attentivement ce passage remarquablement dense et profond.


Notons d’emblée qu’Althusser y revendique une continuité avec ses écrits des années 60, en
mentionnant le sous-titre de son article « Sur la dialectique matérialiste » et en assurant que, si
ce qu’il soutient ici dépasse ce qu’il a dit dans ses premiers essais, « c’est dans la même
ligne ». Althusser reprend le thème de la contradiction, dont on a vu qu’après avoir ouvert ses
premières réflexions sur la surdétermination, il semble progressivement être mis de côté, à
travers le détour par Spinoza, central dans Lire Le Capital, où Althusser parle plutôt de temps,
instances, éléments. En même temps, Althusser est bien conscient du fait que « quoiqu’on
fasse il manquera toujours à Spinoza ce que Hegel a donné à Marx : la contradiction » (EA,
81). Ce n’est donc pas un hasard si, une fois accomplie la reconstruction du matérialisme

249
historique sur une assiette spinoziste, Althusser revient au concept essentiel qu’Hegel lègue à
Marx afin de le reformuler pour qu’il puisse se retrouver au sein de la nouvelle théorie.

Althusser indique explicitement en quoi son concept de contradiction se distingue de


celui de Hegel : c’est que la contradiction entre les classes est telle qu’elle « reproduit les
conditions de leur affrontement », au lieu de produire des nouvelles conditions dans lesquelles
la contradiction serait « dépassée »18. Nous avons vu que cette idée est explicitement soutenue
par Balibar dans Lire Le Capital, lorsqu’il affirme que dans la contradiction fondamentale du
mode de production capitaliste n’est nullement inscrit le dépassement de ce mode de
production, car la tendance inscrite en elle produit en même temps ses propres contre-
tendances, en posant ainsi les limites au sein desquels le mode de production peut se
reproduire. En ce sens, le « dépassement » d’un mode de production ne peut se produire que
par la position de conditions hétérogènes, et non pas par le déploiement interne de la
contradiction soutenue par ses propres conditions. Quelles sont donc les conditions que la
contradiction reproduit ? Althusser affirme qu’elles coïncident avec ce qu’il a appelé le « tout
complexe à dominante », c’est-à-dire avec le mode de production lui-même comme
articulation des pratiques en instances. Le tout complexe à dominante constitue donc la
condition d’existence de la contradiction – ce qui est en effet une manière de reformuler l’idée
même de surdétermination.

La question la plus importante est toutefois une autre : pourquoi la contradiction


reproduit-elle ses conditions ? Parce que – dit Althusser – elle est inégale : la reproduction des
conditions de la contradiction est à chercher dans le rapport d’inégalité qui affecte les
contraires. Il faut donc se demander en quoi consiste cette inégalité, quelle est sa source. On
pourrait la comprendre en affirmant que dans l’affrontement entre les classes il y en a une qui
est « plus forte » que l’autre. Si cette affirmation est formellement correcte, Althusser refuse de
penser la lutte des classes comme un jeu à somme nulle où deux classes définies l’une comme
le négatif de l’autre se distribueraient de manière inégale une quantité de pouvoir social

18
Pendant cette phase de son parcours, la seule critique qu’Althusser continue à adresser à Hegel (dont il faut
bien dire qu’elle contient en quelque sorte toutes celles qu’on a déjà rencontrées) part de la reconnaissance du
fait que Marx doit à Hegel la catégorie de procès sans sujet, car chez Hegel le procès d’aliénation de l’Esprit
n’est pas celui de l’aliénation de l’homme (donc d’un sujet). Toutefois, « il y a bien chez Hegel un sujet à ce
procès d’aliénation sans sujet. Mais c’est un bien étrange sujet (…) : ce sujet, c’est la téléologie même du
procès, c’est l’Idée dans le procès d’auto-aliénation qui la constitue comme Idée. (…) Le seul sujet du procès
d’aliénation, c’est le procès lui-même dans sa téléologie » (LP, 68). Cette téléologie est « inscrite dans les
structures mêmes de la dialectique hégélienne, en un point extrêmement précis : l’Aufhebung (…), exprimé
directement dans la catégorie hégélienne de négation de la négation (ou négativité) » (LP, 66). Bourgeois a
critiqué l’identification entre téléologie et structures de la dialectique en affirmant que s’il est vrai que le
commencement du processus retourne à lui-même dans sa fin, « le moteur [du processus], chez Hegel, n’est
jamais la téléologie, mais la dialectique stricto sensu, l’auto-négation d’un contenu par ailleurs toujours
travaillé en sa détermination propre. La dialectique a un effet de téléologie, mais sa causalité est dialectique »
(B. Bourgeois, « Althusser et Hegel », op. cit., pp. 95-96). La meilleure approche de la question de la
dialectique hégélienne comme téléologique se trouve dans P. Macherey, Hegel ou Spinoza (1e éd. 1979),
Paris, La Découverte, 1990, Ch. IV.

250
donnée. Une telle conception permettrait en fait à la limite d’envisager un renversement du
rapport de force sur la base des mêmes conditions : si la classe ouvrière manquait simplement
de capitaux et de pouvoir, on pourrait imaginer un scénario où elle les conquerrait ; on pourrait
même imaginer une situation d’équilibre entre les forces des classes. Or, selon Althusser, un tel
scénario est impossible. Par exemple, dans les conditions du mode de production capitaliste, un
ouvrier peut bien devenir un capitaliste, mais il le fait en tant qu’individu, non pas en tant que
membre d’une classe, parce que les conditions de ce mode de production sont telles que la
classe ouvrière ne peut que s’y reproduire, et elle ne peut s’y reproduire qu’en tant
qu’exploitée. Le rapport d’inégalité entre les classes demeure donc en place malgré des
possibles redistributions du pouvoir social donné. Cela signifie donc que l’inégalité entre les
classes ne se réduit pas à une distribution inégale du pouvoir social donné, mais que cette
distribution découle elle-même nécessairement d’une forme d’inégalité plus fondamentale. En
effet, la forme même du pouvoir social donné est telle que sa distribution ne peut qu’être
inégale.

Revenons donc à notre question : en quoi consiste l’inégalité de la contradiction, quelle


est sa source ? Après avoir affirmé que la classe ouvrière n’est pas le simple négatif de la
classe capitaliste, c’est-à-dire la même moins la richesse et le pouvoir, Althusser soutient que
les classes n’ont pas la même histoire, le même monde, les mêmes moyens et, surtout, ne
mènent pas la même lutte des classes. Qu’est-ce à dire ? Althusser rattache l’inégalité de la
contradiction à l’inégalité des origines. Nous savons que l’inégalité des origines désigne
l’hétérogénéité des éléments du tout social, sur une articulation déterminée desquels se base le
mode de production. En raison de cette hétérogénéité, cette articulation n’est pas
prédéterminée, mais relève de la contingence d’une série de relations et de leur répétition, et
laisse donc ouverte la possibilité d’autres articulations, et ceci bien qu’en formant ses éléments
une articulation déterminée limite la variation des rapports. C’est pourquoi en dernière instance
ce sont les conditions elles-mêmes qui rendent la contradiction inégale – si bien que cette
dernière ne peut que les reproduire. Mais alors, dire que les classes ne mènent pas la même
lutte des classes signifie que la lutte de chacune d’entre elles repose sur des conditions
différentes, c’est-à-dire en principe sur des modes de production différents.

C’est le passage le plus crucial de ce texte : la lutte des classes est avant tout lutte entre
des formes différentes de la lutte des classes, c’est-à-dire entre différents modes de production
– entre différentes histoires et différents mondes. Chacune de ces formes différentes se réalise
dans une articulation différente du tout social – et c’est l’actualisation plus ou moins grande de
l’une de ces articulations qui rend une forme de lutte des classes – et donc une classe –
structurellement dominante. C’est donc en raison de cette inégalité qu’au sein de certaines
conditions déterminées, c’est-à-dire d’un mode de production déterminé, la lutte des classes est
bien destinée à se reproduire : l’une des deux classes lutte structurellement sur le terrain de
l’autre, mène sa lutte au sein de la lutte de l’autre – dans ces conditions, elle ne peut donc que

251
s’approprier le pouvoir social de l’autre classe, mais non pas changer la forme du pouvoir
social19. Sous ces conditions, elle ne peut pas faire-pouvoir autrement. Cette inégalité repose
en dernière instance sur le fait que la classe dominée ne peut gagner en force qu’en ouvrant le
terrain d’un autre jeu, des nouvelles conditions de lutte, d’un autre mode de production.
L’affrontement entre les classes ne vise donc pas une répartition différente d’un même pouvoir
social, mais l’institution d’un pouvoir social de type nouveau, laquelle coïncide avec
l’institution d’un nouveau mode de production, c’est-à-dire avec la répétition de nouvelles
rencontres qui transforment les éléments du tout. Et l’on pourrait ajouter que c’est de sa
capacité à poser des nouvelles conditions de lutte, c’est-à-dire à actualiser un mode de
production reposant sur des rencontres incompatibles avec le mode de production dominant,
qui permet à une classe de produire des effets, avec son propre pouvoir social, sur le terrain
posé par le pouvoir social de la classe dominante. C’est dire que même pour « prendre » ce
pouvoir social la classe dominée doit commencer à faire-pouvoir autrement, car ce pouvoir
social ne se laisse pas prendre – et surtout transformer – tel qu’il est20.

On comprend pourquoi dans Sur la reproduction Althusser estimait que la


contradiction véritable est celle qui divise deux modes de production – une contradiction sans
unité – et que dans l’unité contradictoire de chaque mode de production s’exprime en fait
l’efficace sur ce mode de production de l’autre mode de production. C’est donc seulement
depuis le point de vue de l’unité du mode de production dominant que la contradiction telle
qu’elle s’y exprime peut être perçue comme tendant à se dépasser. En réalité, elle ne peut que
se reproduire tant que ce mode de production ne sera supplanté par l’actualisation d’un autre
mode de production. Une nouvelle théorie de la contradiction s’esquisse ainsi, qui prend tout
son sens lorsqu’Althusser affirme que le procès historique ne peut être compris en évacuant la
conception hégélienne de contradiction qu’à partir du concept de tendance (cf. EA, 63), ou en
le pensant « sous des rapports : les rapports de production (…), et d’autres rapports
(politiques, idéologiques) » (LP, 71). La contradiction théorisée par Althusser est une

19
Balibar a bien saisi cette idée depuis le point de vue de la lutte des classes idéologique : cette lutte n’est pas
celle entre les représentation que chaque classe développe de ses propres conditions d’existence ; il faut au
contraire poser « l’une contre l’autre, et l’une sous l’autre, les représentations du rapport qu’ont les individus
des classes antagonistes à l’antagonisme lui-même, c’est-à-dire au rapport social qui les réunit en les
opposant, et à ses formes dérivées (propriété, division du travail, État…) : rapport qu’ils ne peuvent
nécessairement “vivre” de la même façon, mais qui représentent nécessairement pour les uns comme pour les
autres “l’universel” d’une époque donnée, qui est leur époque, ou l’époque de leur antagonisme » (É. Balibar,
La crainte des masses, op. cit., p. 188). Mais, préciserait Althusser, cet « universel » est surdéterminé, c’est-
à-dire foncièrement contingent, et la forme dominante du rapport peut être contrée par d’autres formes de
rapport, sous-déterminées.
20
C’est à nouveau sous la plume de Balibar que l’idée est le mieux rendue : « [C]es deux adversaires, pour le
dire métaphoriquement, ne sont pas face à face, ne se font jamais exactement face, parce que leurs objectifs
et leurs armes ne relèvent ni des mêmes conditions ni de la même “logique”. (…) L’histoire de la lutte des
classes entre bourgeoisie et prolétariat n’est pas seulement l’évolution d’un rapport de forces, c’est aussi le
déplacement du lieu même de la lutte, du terrain (économique, politique, donc idéologique) de la classe
“dominante” vers celui de la classe “dominée” (à partir de sa place dans la production) » (É. Balibar, Cinq
études, op. cit., pp. 191-192).

252
contradiction sans unité parce qu’elle est une contradiction entre deux contradictions – ou une
contradiction entre deux tendances incompatibles. Une contradiction ne peut pas être
« résolue » sur ses propres bases, à partir de ses propres rapports, qu’elle ne cesse au contraire
de reproduire ; elle peut toutefois être « résolue » sur d’autres bases, sous d’autres rapports,
qui conditionnent une autre contradiction. Ainsi, la contradiction de contradictions ne peut pas
être résolue, mais son inégalité peut être transformée : une tendance prenant le dessus sur
l’autre21. Il nous semble que le matérialisme de la rencontre n’affirmera rien de différent
lorsqu’il attribuera à Marx l’idée qu’« une tendance ne possède pas la forme d’une loi linéaire,
mais qu’elle peut bifurquer sous l’effet d’une rencontre avec une autre tendance et ainsi
jusqu’à l’infini. À chaque intersection, la tendance peut prendre une voie imprévisible, parce
qu’aléatoire » (SP, 45)22.

Dans un texte inédit de 1973, on peut trouver la présentation la plus explicite de la


thèse selon laquelle la lutte des classes est fondamentalement lutte entre des formes différentes
de la lutte des classes, lesquelles correspondent à la position de conditions différentes de la
lutte. En raison de son intérêt direct pour notre démarche, nous nous permettrons de le citer

21
Nous reprenons ici la terminologie d’Althusser, mais il faudrait évidemment se demander si à ce niveau on
peut encore parler de contradiction. La question de l’usage de la catégorie de contradiction pour étudier la
société est une des croix du marxisme. En tirant toutes les conséquences de la conception du marxisme
comme science propre à Della Volpe, Colletti a estimé que, dans la mesure où la contradiction relève
toujours d’une « opposition logique » opérée par la pensée, la thèse fondamentale de toute science affirmant
la positivité de l’empirique doit conduire à la conclusion qu’il n’y a dans le réel que des « oppositions
réelles », c’est-à-dire des rapports de « contrariété » et non pas des contradictions (cf. L. Colletti,
« Contradiction dialectique et non-contradiction », Le déclin du marxisme, tr. M. Portelli, Paris, P.U.F., 1984
(1e éd. 1980)). Or, comme « “théorie de la valeur”, “théorie de l’aliénation” et “théorie de la contradiction
logique” s’avèrent être, en fin de compte, une seule et même chose », il faut accepter que « la tentative de
Marx de développer une analyse scientifique du mode de production capitaliste se retrouve minée
irrémédiablement à la racine » (ibid., p. 123). Notons que l’on retrouve ici l’idée althussérienne selon laquelle
la théorie de la valeur est construite chez Marx à partir d’une conception de la dialectique encore hégélienne.
Toutefois, la critique de Colletti ne semble valide que si l’on conçoit la scientificité du marxisme comme le
faisait l’école de Della Volpe, qui – comme Althusser et Rancière l’avaient bien vu – fait précipiter l’objet de
pensée dans le réel. Dans la perspective d’Althusser au contraire, le mode de production est toujours un objet
de pensée et non pas un objet réel – la tâche de la science étant de penser les conditions contingentes
produisant une telle « pensée » du réel comme auto-contradictoire – ; cette critique ne nous semble donc pas
s’appliquer ici. Peut-on toutefois encore penser le rapport entre ces deux « pensées » que sont deux modes de
production comme contradictoire ? Le risque de supposer une nouvelle unité supérieure s’aliénant dans
l’histoire à travers les modes de production est grand. Mais on pourrait affirmer que la « contradiction »
entre deux modes de production n’est jamais pensable que depuis l’un d’entre eux, et qu’elle est en ce sens
véritablement irréductible – toute la question étant de prendre position entre les deux « points de vue ».
Notons par ailleurs que certains althussériens avaient explicitement prôné l’abandon du concept même de
contradiction, par exemple Badiou (cf. « Le recommencement du matérialisme dialectique », op. cit., p.
142n). En 1965, Althusser lui-même écrit dans une lettre : « “en somme la contradiction, on n’en a plus
besoin” – la justesse de cette remarque, qui me précédait de dix pas, qui disait tout haut ce que je ne savais
pas que je disais » (L. Althusser, « Lettre du 19 février 1965 », Lettres à Franca, op. cit., p. 604).
22
Ces réflexions nous permettent ainsi de comprendre le sens de ce que dans une lettre de 1970 Althusser
appelle « une nouvelle pratique de la dialectique, (…) au ras du sol, au ras des formes historiques
existantes » (L. Althusser, « Lettre du 13 juin 1970 », Lettres à Hélène. 1947-1980, Paris, Grasset/IMEC,
2011, p. 581).

253
presque dans son entièrete. Althusser commence de l’illusion bourgeoise fondamentale, selon
laquelle « tout ce qui se passe, donc tout ce qui existe est naturel. Le capitalisme existe : c’est
naturel, c’est dans la nature des choses »23. Or,
[i]l y a une manière marxiste d’accomoder cette illusion bourgeoise, en la parant de la terminologie
marxiste. Certes, on expliquera que le mode de production capitaliste est un mode de production
« transitoire » (Marx) que son « historicité », donc sa précarité sont inscrits dans sa « structure »
(Marx), car cette « structure » est affectée de contradictions mortelles. Apparemment donc, on aura
renoncé à l’argument de la « nature des choses », puisque on aura montré que les choses (en l’espèce
le mode de production capitaliste) sont nées dans l’histoire, ont une histoire, et donc vont avoir une
fin, et céder la place, après une longue transition, à un tout autre mode de production, où il n’y aura
plus de classes (le mode de production communiste). Apparemment l’histoire a pris la place de la
« nature des choses », et derrière cette grande substitution, la réalité du procès de production
capitaliste apparaîtra : c’est un procès de production qui est en même temps un procès d’exploitation.
(…) Derrière cette façade de la « nature des choses », on découvrira donc, à la base de tout, le procès
d’exploitation de la classe ouvrière par la classe capitaliste, donc le procès de la lutte de classe et
capitaliste et ouvrière. Mais là encore, les choses peuvent se retourner (…). Il faut savoir une bonne
fois pour toutes que la classe capitaliste est ainsi faite (et c’est le mode de production capitaliste qui la
fait telle qu’elle est faite) [qu’elle] ne lâche jamais sa proie, ne lâchera jamais sa proie, car elle ne peut
pas la lâcher sans se suicider, et que le mode de production capitaliste, pas plus qu’aucun mode de
production au monde n’est un mode de production suicidaire pour la classe qui bénéficie de son
exploitation. La classe capitaliste ne lâchera jamais sa proie, cela veut dire en dernière instance : elle
ne lâchera jamais la classe ouvrière, elle ne cessera jamais d’elle-même de l’exploiter, elle ne cessera
jamais d’elle-même de mener contre elle la lutte de classe la plus conséquente qui soit, de
l’exploitation jusqu’aux formes les plus subtiles de l’oppression politique, et de l’intimidation et du
chantage idéologique24.

C’est pour cette raison qu’il faut renoncer à l’idée selon laquelle le mouvement par lequel le
mode de production capitaliste va céder la place, après une longue transition, au mode de
production communiste, correspond à un processus nécessaire. Un mode de production, c’est-
à-dire le pouvoir social d’une classe, n’est pas suicidaire25.

Althusser attribue ensuite l’idée d’une « nature de l’histoire » au fait de considérer les
classes comme des sujets qui menèraient leur lutte jusqu’à son terme sans être déterminées
dans leurs actions par le terrain de leur lutte. Or, selon lui, tout le problème est que la lutte des

23
L. Althusser, « Projet de livre sur l’impérialisme (1973) », A21-03.02, p. 8.
24
Ibid., pp. 9-10.
25
Si l’on cède à cette pensée téléologique « subtilement la “nature des choses” peut se reporter
subrepticement sur l’histoire ! Et on tombera dans une conception évolutionniste de la représentation
marxiste de l’histoire. On fera défiler tous les modes de production dans la grande Avenue de l’Histoire, les
uns après les autres, le premier poussant le second devant lui, le second le troisième etc. jusqu’au mode de
production capitaliste qui pousse devant lui son propre avenir (lointain), le mode de production communiste.
(…) N’est-ce pas dans la “nature de l’histoire” ? puisque l’histoire est l’histoire de l’engendrement des modes
de production les uns par les autres, dans une évolution réglée par l’évolutionnisme, c’est-à-dire par le
passage nécessaire du plus bas vers les plus haut, des formes inférieures vers les formes supérieures, la plus
basse engendrant en son sein la plus haute, en vertu de cette loi de l’évolution qui veut 1/ que jamais son
cours ne s’arrète 2/ qu’il n’y ait ni vide ni raté en lui 3/ que chaque forme engendre naturellement la suivante
et 4/ que chaque forme engendrée étant plus haute que la précédente, le cours des choses nous garantit que
nous allons vers ce qu’il y a de mieux ? (...) Il n’y a vraiment plus qu’à attendre. Le malheur nous vient de la
dure expérience du peuple, qui, quand on lui parle “antichambre” ne peut manquer d’associer. Pour lui une
“antichambre” (de notaire, de Ministre etc.) c’est un endroit où on peut tout aussi bien attendre indéfiniment.
A preuve l’expression : “faire antichambre” » (ibid., pp. 13-14). Althusser critique ici la position du PCF de
l’époque qui voulait que « le capitalisme monopoliste d’État est l’antichambre du socialisme ». Nous
reviendrons plus bas sur la théorie du « capitalisme monopoliste d’État » (Chapitre IV.3.3).

254
classes est déterminée par son terrain, c’est-à-dire par ses conditions, et qu’elle revient en
dernière instance à la capacité de poser les conditions mêmes de la lutte, ce que nous avons
appelé la forme de la lutte. C’est ici que réside le sens profond – Althusser dit : matérialiste –
de l’idée du primat de la lutte des classes sur les classes.
C’est en effet une conception bourgeoise à 100% de la lutte des classes, tant capitaliste qu’ouvrière,
que de se représenter cette lutte comme la lutte de « sujets » conscients, agissant sur un champ de
bataille aussi lisse qu’une plaine en généraux à cheval et armés de longues vues, prenant telle et telle
mesure en fonction du mouvement de l’adversaire. Encore une fois, ce genre de « phénomènes »
existe, mais c’est l’illusion bourgeoise même que de croire qu’il est déterminant en dernière instance.
Les classes ne sont pas des « sujets », bien qu’elles agissent dans leur affrontement, mais elles sont
« agies » autant et plus qu’elles n’agissent, – et elles sont « agies » par les lois de la lutte des classes,
qui ne se réduit jamais au décisions des classes en lutte. Primat de la lutte des classes sur les classes :
puisque c’est la lutte des classes, ses conditions et ses formes qui constitue les classes en classes. S’il
en est bien ainsi, lorsqu’on dit que la classe capitaliste ne lâche jamais, ne lâchera jamais sa proie, la
classe ouvrière, et qu’elle poursuit sa proie, la classe ouvrière, jusque dans la ligne politique de ses
organisations de lutte de classe, jusque dans sa théorie et son idéologie, ce ne peut être le simple effet
d’une « décision », ou d’une « résolution », même lucide, même farouche de la classe capitaliste. Car
la classe capitaliste n’est pas un sujet. S’il en est ainsi, lorsqu’on dit que, sous l’effet de la lutte de
classe capitaliste, la classe ouvrière se voit attaquée jusque dans la ligne de lutte de ses organisations
de classe, et jusque dans sa théorie et son idéologie, elle n’en est pas non plus frappée comme un
sujet, qui « dévierait » de sa nature et de sa ligne, qui se « laisserait influencer » comme un sujet libre
se laisserait influencer. (…) [P]as plus que la classe capitaliste, la classe ouvrière n’existe comme
sujet, qui prendrait des « décisions » erronées, ou « choisirait » de suivre une ligne aberrante. Le
primat de la lutte des classes sur les classes vaut aussi pour la classe ouvrière. (…) [I]l faut se faire
une tout autre idée de la lutte des classes que l’idée couramment admise, il faut en particulier
concevoir la lutte de classes comme ne se réduisant pas à la lutte de classe politique et idéologique,
donc à la lutte de classe qui peut revendiquer, dans la représentation idéologique dominante, c’est-à-
dire bourgeoise, les attributs de la conscience et de la décision, il faut concevoir la lutte de classe
comme un affrontement de deux luttes de classes (c’est cela : la lutte de classe n’est pas la lutte de
deux classes, qui lutteraient l’une contre l’autre dans leur lutte parce que classes, – mais la lutte entre
deux luttes, l’affrontement de deux corps tous deux en lutte et luttant chacun avec ses propres armes,
qui ne sont absolument pas les mêmes dans le cas qui nous occupe, les armes de la lutte de classe
prolétarienne n’ont absolument aucun rapport avec les armes de la lutte de classe bourgeoise, et la
stratégie et la tactique, et la pratique de lutte non plus), et dès le domaine de l’infrastructure
(l’exploitation), et il faut aussi concevoir que les luttes politiques et idéologiques ne sont pas des luttes
d’idées (car idée renvoie à sujet), car l’idéologie, à laquelle on réduit trop souvent la politique, ce
n’est pas des idées mais des pratiques dans des Appareils26.

Et Althusser de conclure que « [c]’est ici la ligne de démarcation radicale [entre idéalisme et
matérialisme] : tout rapporter à la lutte des classes comme la cause en dernière instance, non
pas à une conception idéaliste de la lutte des classes, non pas à une conception idéaliste du
primat de la lutte des classes sur les classes, – mais à une conception matérialiste de ce primat,
à une conception matérialiste des conditions et des formes du primat de la lutte des classes »27.

4. Surdétermination et sous-détermination

Nous soutenons que la thèse de la coexistence dans toute conjoncture d’une pluralité
des modes de production incompatibles plus ou moins actualisés et dominants, ainsi que la

26
Ibid., pp. 11-12, nous soulignons.
27
Ibid., p. 18.

255
thèse selon laquelle un mode de production est une forme de la lutte des classes, constituent
l’explicitation des principes qui structurent la reformulation althussérienne du matérialisme
historique depuis l’énonciation de son programme de recherche dans Pour Marx. Il s’agit
maintenant de revenir à la manière dont une telle science de la lutte des classes peut être
comprise comme une pensée de la pratique politique en conjoncture.

Pour ce faire, il nous semble pertinent de revenir systématiquement sur un concept


qu’on a entièrement délaissé jusqu’à présent : le concept de sous-détermination. Notion encore
plus rare et erratique dans les écrits d’Althusser que celle qui lui est couplée de
surdétermination, la sous-détermination semble pourtant jouer un rôle crucial dans l’économie
de sa pensée. Elle est absente de l’article de 1962 où la surdétermination fait son apparition.
Nous avons que cette dernière est introduite afin de penser la Révolution d’octobre et que cela
pourrait conduire à penser qu’elle ne s’applique qu’aux « phases » où l’histoire semble
augmenter son propre rythme, aux « situations révolutionnaires ». Ce qui logiquement devrait
nous pousser à considérer que les phases où l’histoire a un rythme lent, les phases où la
structure « se limite » à se reproduire, seraient des phases de sous-détermination28.

Nous savons que ce serait toutefois mésinterpréter sérieusement la théorie


althussérienne de la surdétermination. On ne peut en effet pas distinguer des phases
surdéterminées et des phases sous-déterminées. La surdétermination est toujours opérante. En
effet, « la “contradiction surdéterminée” peut être soit surdéterminée dans le sens d’une
inhibition historique, d’un véritable “blocage” de la contradiction (ex. l’Allemagne
wilhelmienne) soit dans le sens de la rupture révolutionnaire (la Russie de 17) » (PM, 105-
106). La raison de cette généralisation de la surdétermination est qu’il n’existe pas de
détermination simple à l’œuvre dans l’histoire à laquelle on pourrait « ajouter » de la
détermination afin de rendre une situation explosive. Toute détermination est dans l’histoire
toujours complexe, c’est-à-dire que l’efficace d’un élément sur un autre (son « indice de
détermination ») est toujours déterminée par son articulation à l’ensemble des éléments qui
composent la structure donnée – par ce qu’Althusser appelle dans Pour Marx ses « conditions
d’existence ». Il ne faut donc pas confondre la surdétermination – qui est la caractéristique

28
Un exemple significatif de cette interprétation : « Pour [Lénine], [la contradiction entre forces productives
et rapports de production] n’existe que spécifiée et elle ne peut trouver une solution révolutionnaire que dans
certaines circonstances particulières (qu’Althusser a très bien exprimées à travers le concept de
surdétermination de la contradiction principale). Or, chez Lénine, l’apparition de ces circonstances résulte
non de la lutte de classe prolongée menée par le prolétariat et la paysannerie en vue de renforcer leur camp et
d’affaiblir le camp de leurs adversaires, mais du mouvement d’ensemble des contradictions d’une formation
sociale (…). Le rôle du parti ainsi conçu c’est : 1) d’être capable d’analyser le déplacement des
contradictions et de l’articulation des diverses contradictions, de l’extérieur, grâce au matérialisme historique
(…) ; 2) d’être organisé de façon à pouvoir intervenir au moment où ces contradictions arrivent à leur phase
aigüe, à pouvoir saisir le moment fugitif où une intervention décidée permet de les faire exploser » (P.-
P. Rey, Les alliances de classes, op. cit., pp. 207-208). En clair, la théorie de la surdétermination ainsi
comprise permettrait de penser la révolution, mais pas la transition – avec des conséquences sérieuses quant à
la conception du parti comme avant-garde du mouvement révolutionnaire.

256
essentielle de toute structure – avec la condensation des contradictions et l’explosion de l’unité
du tout, où la surdétermination opère dans le sens d’une « unité de rupture ».

Si l’on ne peut pas considérer que la surdétermination et la sous-détermination


s’alternent dans l’histoire, il faut affirmer qu’elles sont « à l’œuvre dans la même
détermination causale »29. Elles coexistent donc, et dans toute conjoncture il y a des éléments
surdéterminés et d’autres sous-déterminés. Cette thèse peut toutefois être entendue dans deux
sens différents. Dans Lire Le Capital, lorsqu’Althusser traite du problème de la pluralité de
temps historiques, les deux notions apparaissent pour la première fois en couple :
Parler de temporalité historique différentielle, c’est donc s’obliger absolument à situer le lieu, et à
penser, dans son articulation propre, la fonction, de tel ou tel élément ou de tel niveau dans la
configuration actuelle du tout ; c’est déterminer le rapport d’articulation de cet élément en fonction
des autres éléments, de cette structure en fonction des autres structures, c’est s’obliger à définir ce qui
a été appelé sa surdétermination ou sa sous-détermination, en fonction de la structure de détermination
du tout, c’est s’obliger à définir ce qu’en un autre langage nous pourrions nommer l’indice de
détermination, l’indice d’efficace dont l’élément ou la structure en question sont actuellement affectés
dans la structure d’ensemble du tout. Par indice d’efficace, nous pouvons entendre le caractère de
détermination plus ou moins dominante ou subordonnée, donc toujours plus ou moins « paradoxale »,
d’un élément ou d’une structure donnée dans le mécanisme actuel du tout. Et cela n’est rien d’autre
que la théorie de la conjoncture indispensable à la théorie de l’histoire (LC, 293).

Dans la mesure où la surdétermination est l’opération par laquelle une articulation contingente
d’éléments se réfléchit sur ces éléments de manière à les former jusqu’à rendre cette même
articulation tendanciellement nécessaire, chaque élément du tout se trouve à être surdéterminé,
c’est-à-dire qu’il se trouve affecté d’un certain indice d’efficace, en fonction de sa forme et de
sa place dans le tout. Or, dans la mesure où la distribution de l’efficace dans le tout est toujours
inégale, certains éléments seraient affectés d’un indice d’efficace moindre par rapport à
d’autres ; ils seraient donc surdéterminés à être sous-déterminés : par exemple, l’instance
dominante serait surdéterminée ; les autres, sous-déterminées.

Même cette reformulation ne nous semble toutefois pas aller suffisamment loin. Elle
sépare en quelque sorte la détermination des éléments par une structure de la sur- et sous-
détermination, alors même que la surdétermination devrait être la forme même prise par la
détermination structurelle. Pour mieux le dire, cette reformulation dédouble la
surdétermination, qui serait à la fois le nom de la détermination par une structure et le nom de
ses effets sur les éléments dominants (alors que la sous-détermination nommerait ses effets sur
les éléments dominés) Si l’on suivait cette voie, on risquerait de détacher l’efficace de la
structure sur ses éléments de leurs rapports conjoncturels jusqu’à réaliser la structure dans une
totalité expressive. En d’autres mots, on oublierait le fait que cette structure est elle-même le
résultat de l’articulation contingente de ses éléments et de leur formation par cette articulation ;
que les éléments ne mènent pas une existence de droit pour être ensuite affectés par un indice
de détermination en fonction de leur place dans la structure. En réalité, comme la présentation

29
É. Balibar, « Avant-propos », PM, XII-XIII.

257
althussérienne l’indique de manière explicite, la détermination des éléments par une structure
est la surdétermination, ce qui signifie que l’éventuel bas degré d’efficace d’un élément de la
structure participe lui-même à la production de cet effet : tout élément est surdéterminé et
surdéterminant.

Ce n’est donc pas tant la question de l’indice d’efficace d’un élément au sein d’une
structure qui permet de fixer la différence entre sur- et sous-détermination. Althusser semble
développer une telle position plus tard, en 1975, lorsque le concept de sous-détermination se
trouve, pour la première fois, étudié pour lui-même :
[S]i l’on prenait au sérieux la nature du tout marxiste et de son inégalité, on devrait en venir à l’idée
que cette inégalité se réfléchissait nécessairement dans la forme de la surdétermination ou de la sous-
détermination de la contradiction. Bien entendu, il ne s’agit pas de concevoir la surdétermination ou la
sous-détermination en termes d’addition ou de soustraction d’un quantum de détermination ajouté ou
retiré à une contradiction préexistante, qui mènerait quelque part une existence de droit. La
surdétermination ou la sous-détermination ne sont pas des exceptions au regard d’une contradiction
pure. (…) J’insiste à dessein sur la sous-détermination, car certains se sont aisément accommodés
qu’on ajoute un supplément facile à la détermination, mais n’ont pas supporté l’idée de la sous-
détermination, c’est-à-dire d’un seuil de la détermination, qui non franchi, fait que des révolutions
avortent, des mouvements révolutionnaires stagnent ou disparaissent, fait que l’impérialisme pourrit
tout en se développant, etc. Si le marxisme est capable d’enregistrer ces faits, mais s’il n’est pas
capable de les penser, s’il ne peut concevoir, au sens fort, cette vérité d’évidence que les révolutions
connues sont ou prématurées ou avortées, dans une théorie qui se passe des notions normatives de la
prématuration et de l’avortement, c’est-à-dire de la normativité, alors il est clair que quelque chose ne
va pas du côté de sa dialectique (P, 147, 150).

Althusser reprend ici pour illustrer la notion de sous-détermination le même problème qui
l’avait conduit, quelques années plus tôt, à emprunter les concepts de surdétermination au
discours psychanalytique : le problème de l’inactualité la révolution, du fait que la révolution
ne se passe jamais où et quand elle devrait se passer. Il faut donc entendre dans ce cadre par
sous-détermination l’impossibilité pour un mouvement révolutionnaire de franchir le seuil de
détermination qui rendrait possible une transformation structurelle. Sans ce franchissement les
mouvements stagnent ou disparaissent et l’impérialisme, forme actuelle du mode de production
capitaliste, se reproduit en dépit, ou faudrait-il plutôt dire en raison, de ses contradictions
internes (« pourrit tout en se développant »).

Comment comprendre cette idée de seuil de détermination ? La surdétermination est


définie comme la réflexion du tout sur ses éléments. Nous savons que si cette réflexion produit
une certaine forme de nécessité, elle n’efface jamais la contingence sur laquelle l’articulation
même du tout repose. C’est pourquoi une transformation du tout ne peut pas être pensée
comme le résultat de sa nécessité interne, mais comme le résultat de la contingence qui
continue à l’habiter, bien qu’encadrée dans certaines limites de variation. Au sein de ces
limites, des variations comprises comme l’enclenchement d’une temporalité sur une autre, et
l’intervention d’une temporalité dans une autre, demeurent possibles. Mais pour que la
contingence conduise à une transformation structurelle, il faut qu’elle puisse rompre les limites
de variation qui lui sont imposées par le tout, c’est-à-dire qu’il faut que ses éléments puissent

258
entrer dans des rapports différents entre eux, ou avec d’autres éléments, de manière à pouvoir
se soumettre à une transformation qui les rende aptes à soutenir une nouvelle structure. C’est
cette rupture des limites de variation qui peut donner un contenu à l’idée du franchissement du
seuil de détermination. Franchir le seuil de détermination c’est rendre active la contingence
nécessaire pour transformer la structure dominante.

C’est à ce stade que la théorie de la pluralité des modes de production peut intervenir.
Cette théorie pose que d’autres formes d’articulation, et donc d’autres rencontres entre les
éléments sont déjà présentes dans toute formation sociale. Toutefois, dans la mesure où ces
formes d’articulation sont dominées par le mode de production dominant, la détermination
dont elles affectent leurs éléments demeure inefficace. On peut alors dire que ces rencontres ne
peuvent pas « prendre » et se répéter, ainsi qu’imposer une nouvelle structuration des rapports
sociaux. C’est cette impossibilité qui pourrait être désignée par le concept de sous-
détermination. La sous-détermination est alors elle-même une forme de surdétermination.
C’est l’efficace d’une structure dominée sur ses éléments30. Cette efficace inscrit dans
l’actualité des possibles ou des tendances qui s’exceptent par rapport aux possibles et aux
tendances du mode de production dominant, mais qui ne peuvent devenir efficaces qu’en se
déployant à partir de leurs propres conditions jusqu’au moment où la contingence qui affecte le
mode de production dominant lui-même puisse être détournée dans le sens d’une
transformation structurelle : le passage à la domination du mode de production dominé, le
franchissement du seuil de détermination, c’est-à-dire la révolution. Notre proposition consiste
donc à indiquer que cette sous-détermination désigne des possibles ou des tendances qui, tout
en étant à l’œuvre dans la formation sociale, sont rendues inefficaces par la domination de la
structure dominante. Le fait que ces possibles et ces tendances soient sous-déterminées résulte
dans le « blocage » de l’activation de la contingence, rendant par-là même invisible la
contingence de la nécessité de la structure du tout et produisant l’effacement de la
surdétermination. C’est dans ce processus de disparition/effeacement que consiste l’effet-de-
société propre à l’idéologie, qui rend le tout social une totalité expressive en y réduisant la
formation sociale31.

30
Il nous semble que Poulantzas entrevoit une telle idée à propos de la détermination de la nature des classes
sociales lorsqu’il affirme que « [l]a dominance d’un mode de production sur les autres à l’intérieur d’une
formation sociale, a souvent comme effet une sous-détermination des classes des modes non dominants »
(N. Poulantzas, Pouvoir politique, op. cit., p. 77).
31
Une autre interprétation du rapport entre surdétermination et sous-détermination en tant qu’elles sont à
l’œuvre dans la même détermination causale se trouve dans l’un des rares ouvrages qui tentent d’aborder
systématiquement cette question. Mikko Lahtinen soutient que « l’existence concrète d’une quelque
contradiction particulière (appelée ici contradiction y) requiert d’autres contradictions (appelées ici
contradictions x1-xn). Il s’ensuit que la contradiction y est surdéterminée par les contradictions x1-xn.
Depuis l’autre point de vue, une des contradictions X1-Xn qui participent au processus de surdétermination,
ou un sous-groupe d’entre elles, n’est pas suffisante en elle-même pour produire la contradiction y. La
contradiction y est sous-déterminée par rapport à n’importe quel sous-groupe de x1-xn » (M. Lahtinen,
Politics and Philosophy, op. cit., p. 37). Cette explication est sans doute très cohérente, mais elle nous semble

259
Balibar a parfaitement saisi l’importance de la sous-détermination, en l’identifiant avec
le contingent de la contingence, avec ce qu’il faut activer pour mobiliser la contingence de la
structure dominante dans le sens de sa transformation structurelle. Dans son avant-propos à
l’édition de Pour Marx de 1996, il écrit qu’« après avoir rendu compte “structuralement” de la
nécessité de la contingence, il reste encore à exprimer le contingent de cette contingence, la
multiplicité “sous-déterminée” des possibles ou des tendances qui coexistent au sein du même
évènement »32. En commentant ce passage, Sibertin-Blanc a affirmé que si l’idée de
surdétermination introduit pour la pratique politique la nécessité de « parier sur un maillon
décisif, sans aucune garantie théorique de la “conversion” des tendances historiques en une
pratique politique ajustée à ces tendances »33, cette nécessité – de parier sur un maillon comme
pouvant transformer le tout en raison sa contingence foncière –, repose sur une autre condition,
portée par le concept de sous-détermination :
[La] notion de sous-détermination (…) n’est pas simplement le complément ou le symétrique du
[concept de surdétermination] mais bien plutôt son point de butée, sa limite et son excès non
dialectisable : si la notion de surdétermination désigne la nécessité de la contingence des points de
rupture ou de mutation des structures sociohistoriques, celle de sous-détermination rapporte cette
nécessité elle-même à sa foncière contingence, donc à quelque chose comme une contingence de la
contingence (ce qu’Althusser appellera tardivement « l’aléatoire ») qui fait qu’il n’y a aucune
garantie, pas même structurale, qu’il y ait de l’histoire, et qu’il y ait une subjectivation et une
politisation d’un « sujet » pour la faire34.

La sous-détermination n’est donc pas simplement l’autre face de la surdétermination, mais la


limite qui empêche à la contingence qui habite cette dernière de se déployer ; qui, pourrait-on
dire, non seulement impose à la pratique politique le pari, mais la condamne – si elle est la
politique d’une classe dominée – à le perdre, parce que la contingence sur laquelle il repose
n’est pas activable. Ce qui signifie que la prise en compte de la sous-détermination par la
pratique politique requiert une opération qui ne relève plus du pari, mais d’un effort constant
pour réarticuler la contingence, pour entretenir les rencontres qui s’exceptent de la logique de
la structure dominante, jusqu’au moment où le contingent de la contingence devient actif, et le
pari a des chances d’être gagné.

Nous savons qu’un mode de production est une forme de la lutte des classes. Parvenir à
activer la contingence signifie alors déployer une forme dominée de la lutte des classes,
porteuse d’un pouvoir social alternatif, car se réalisant dans des rencontres qui forment leurs
éléments de manière différente par rapport à l’articulation dominante. Ça signifie faire-pouvoir
autrement, en favorisant le développement de nouvelles conditions de lutte à partir de la

faire passer à la trappe l’idée de « seuil de détermination » et ce qu’elle nous apprend concernant la
« prématuration » ou l’« avortement » des révolutions.
32
É. Balibar, « Avant-propos », op. cit., pp. XII-XIII.
33
G. Sibertin-Blanc, « Entre philosophie et politique : le lieu du marxisme selon Louis Althusser », Série de
conférences prononcées à la Winter School « Marx and Marxism », Ilia State University/Institute for Social
and Cultural Research, Kutaisi, 23-28 février 2015, p. 28.
34
Idem.

260
présence dans l’actualité de ces nouvelles conditions sous une forme sous-déterminée. Ce
travail requiert un rapport particulier à la contingence, puisqu’il ne s’agit pas seulement de
s’appuyer sur les possibilités de variation offertes par la structure du mode de production
dominant telles qu’elles sont réglées par sa nécessité. Il s’agit avant tout de se rapporter aux
rencontres s’exceptant de celles autorisées par le mode de production dominant. C’est
seulement ce niveau de contingence, qui s’ancre dans ce que nous avons appelé la structuration
du tout social en ce qu’elle excède toujours sa reproduction, qui permet de jouer au sein même
des formes de contingence réglées par cette reproduction afin de les faire dévier dans le sens de
la production d’une unité de rupture. Une telle réarticulation de la contingence requiert donc de
s’appuyer sur les formes de nécessité qui s’esquissent à travers ces rencontres exceptionnelles,
c’est-à-dire sur l’efficace d’une autre structure sur ses éléments35. Ces idées pourraient être
résumées en affirmant que le couple surdétermination/sous-détermination ne vise pas
fondamentalement à penser la révolution, mais la transition en tant qu’elle est inscrite dans
l’actualité ; la révolution ne pouvant être pensée que comme la cristallisation de la transition
qui se produit lorsque le contingent de la contingence devient actif et la transformation
structurelle possible36.

35
On pourrait, à partir de ces considérations, essayer de combler un manque théorique que Vargas a relevé
dans la pensée althussérienne de la révolution : « Althusser propose une formule qui montre assez la
difficulté dans laquelle il s’enferme en voulant penser la politique en termes de nécessité ; il dit que le
révolutionnaire “réfléchit sur la nécessité à accomplir” (…). Or, réfléchir sur la nécessité historique ne
caractérise pas le révolutionnaire (…) ; ce qui distingue le révolutionnaire c’est qu’il passe à l’acte. (…)
[F]aut-il comprendre que si le révolutionnaire ne l’accomplit pas, cette nécessité cesse alors d’être
nécessaire ? On s’enferme dans une impasse. Il faudrait dire que le révolutionnaire réfléchit sur le possible à
accomplir, mais alors on introduit entre la réflexion et la nécessité le moment de la décision, le moment
d’indétermination qui suppose un sujet qui décide. Althusser ne théorise pas ce moment intermédiaire. Au
début, il s’occupe de desserrer les boulons et s’intéresse aux boulons (…) et ne parvient pas à déterminer la
place de la politique parmi ces déterminations multiples. Dans ses derniers textes, il s’intéresse à ce qui se
passe entre les boulons une fois qu’on les a desserrés (…) et là apparait la figure du “vide”, et à ce moment le
“possible” devient une forme de causalité, mais il persiste à rejeter toute subjectivité et pense le possible en
termes de “rencontres” et non de décision » (« Lire Rousseau. Conversation avec Yves Vargas », in
A. W. Lasowski, Althusser et nous, Paris, P.U.F., 2016, pp. 352-354). Il ne faut toutefois pas oublier
qu’Althusser ne pense pas la politique en termes de nécessité, mais du couple nécessité/contingence, la
contingence étant le nom du clivage entre deux formes de nécessité. Or, sans des « décisions » une forme de
nécessité dominée ne pourra sans doute pas s’actualiser. Mais il faudrait peut-être abandonner une fois pour
toutes l’idée de décision subjective (souveraine), pour penser plutôt la politique comme le travail patient de
construction de la nécessité à partir de la contingence ; c’est-à-dire aussi soumettre le problème de la
révolution à celui de la transition. On verra que c’est dans ce sens, qui requiert d’affronter les problèmes de
l’organisation et de l’apprentissage, que s’oriente la réflexion d’Althusser sur le « subjectif ».
36
Commentant les écrits du vieux Marx sur la commune russe, Balibar estime que « [c]e qui est (…) proposé
dans ces textes, c’est l’idée d’une multiplicité concrète de voies de développement historique. Mais cette idée
est indissociable de l’hypothèse plus abstraite selon laquelle il y a dans l’histoire de différentes formations
sociales une multiplicité de “temps” contemporains les uns des autres, dont certains se présentent comme une
progression continue, tandis que d’autres opèrent le court-circuit du plus ancien et du plus récent. Cette
“surdétermination”, comme dira plus tard Althusser, est la forme même que revêt la singularité de l’histoire.
Elle ne suit pas un plan préexistant, mais résulte de la façon dont des unités historico-politiques distinctes,
plongées dans un même “milieu” (ou coexistant dans un même “présent”), réagissent aux tendances du mode
de production » (É. Balibar, La philosophie de Marx, op. cit., p. 106). Balibar tend toutefois à considérer que
ces unités historico-politiques (ce que nous appelons des pouvoirs sociaux) partagent un même présent ou un
même mode de production, alors que la catégorie de sous-détermination permet de saisir leur constitution

261
Il nous semble que cette dernière conception de la sous-détermination est effleurée, de
manière certes elliptique, dans celle qui constitue probablement la dernière mention de notre
couple conceptuel chez Althusser. Dans une lettre adressée à Fernanda Navarro le 7 janvier
1985, Althusser écrit : « Bien sûr il y a comme tu dis “des possibilités” dans la détermination
sociale, ne serait-ce que parce qu’il y a plusieurs ordres de déterminations sociales et que cela
crée un jeu, des lacunes, des blancs, des marges où le sujet peut trouver sa voie déterminée et
non déterminée par les contraintes sociales, mais cette non-détermination est un effet, un sous-
effet de la détermination, des déterminations ; ce que j’appelais non seulement la sur-
détermination, mais la sous-détermination » (SP, 121).

Deux remarques méritent d’être introduites avant de conclure. D’abord, cette


présentation peut laisser entendre qu’il y aurait dans toute formation sociale quelque chose
comme deux champs, l’un à côté de l’autre, chacun composé par ses propres éléments, et
structuré par sa propre structure, la surdétermination qui opère dans l’un rendant sous-
déterminée celle opérant dans l’autre. Or, l’idée de deux champs l’un extérieur à l’autre est
fourvoyante. Il faut en effet comprendre qu’un mode de production dominé est du moins en
partie composé par les mêmes éléments que le mode de production dominant, ou, pour le dire
plus précisément, par les mêmes éléments en tant qu’ils diffèrent d’eux-mêmes. Ce qui change,
ce qui fait différer les éléments d’eux-mêmes, ce sont leurs rencontres, en tant qu’elles les
forment. Ce à quoi il faut ajouter qu’en plus des éléments composant deux modes de
production distincts, d’autres éléments, simplement absents de la structuration d’un mode de
production – c’est-à-dire ne participant pas à son effet de société –, peuvent prendre partie aux

comme unités hétérogènes à partir du clivage du présent entre plusieurs modes de productions, bien que l’un
d’entre eux domine les autres. Il nous semble que cet aspect doit être pris en considération pour comprendre
pleinement comment les critiques marxiennes de Bakounine et du programme de Gotha ouvrent sur la remise
en question des notions, développées par la suite par le marxisme orthodoxe, de mode de production
socialiste et d’État socialiste : « L’idée d’un “mode de production socialiste” est parfaitement contradictoire
avec [la] représentation [de Marx] du communisme comme alternative au capitalisme, dont celui-ci
préparerait déjà les conditions. Quant à l’idée d’un “État socialiste” ou “État du peuple entier”, post-
révolutionnaire, elle reproduit à peu près ce qu’il critiquait chez Bebel et Liebknecht (…). En revanche, il est
clair que l’espace dégagé “entre la société capitaliste et la société communiste”, décrit ici en termes de
période ou de phase, est l’espace propre de la politique. Tous ces termes ne traduisent pas autre chose que le
retour de la pratique révolutionnaire, cette fois comme une activité organisée, dans le temps de l’évolution.
Comme si ce temps devait s’ouvrir ou se distancier pour faire place, “entre” le présent et le futur, à une
anticipation pratique de la “société sans classes”, dans les conditions matérielles de l’ancienne ». Althusser,
évacuant encore plus radicalement l’évolutionnisme, permet de comprendre en quoi cette distanciation
ouvrante est un clivage du présent lui-même entre des modes de production et des articulations du tout social
différentiellement actualisés : « la “transition” entrevue ici par Marx est une figure politique de la “non-
contemporanéité” à soi du temps historique, mais qui demeure inscrite par lui dans le provisoire » (ibid., pp.
103-104). Plus bas, Balibar souligne que cette idée de transition est ce qui permet à la révolution de faire
retour dans l’espace de la science des formations sociales (cf. ibid., p. 112), en éliminant tendanciellement,
avec l’évolutionnisme, l’idée qui lui est apparemment opposée de la révolution comme « acte pur du
prolétariat ». Dans un autre ouvrage, il relève comment le concept de transition permet d’« étendre le concept
de la lutte des classes au processus révolutionnaire lui-même, penser la révolution sous la lutte des classes »
(É. Balibar, La crainte des masses, op. cit., p. 191).

262
rencontres qui structurent l’autre. Ainsi, un même processus, par exemple la socialisation des
forces productives, peut incarner des tendances radicalement différentes (tendance à la
reproduction du mode de production capitaliste ou tendance à la constitution du mode de
production communiste) suivant qu’il entre (ou pas) en rapport avec certaines formes de
production et apprentissage du savoir, avec certaines formes de politique, avec certaines
formes des rapports de propriété, et ainsi de suite.

Deuxièmement, il faut souligner que ces développements nous permettent de résoudre


un problème qui a accompagné secrètement notre parcours : le déplacement de la dominante
est-il une affaire de structure ou de conjoncture ? L’instance dominante est-elle fixée une fois
pour toutes pour chaque mode de production ou varie-t-elle suivant « ses » conjonctures ? Le
problème est évidemment mal posé, car il réintroduit – dans un cas comme dans l’autre – l’idée
que la succession des conjonctures serait le simple étalement dans le temps de la structure, « sa
réalisation ». Il faut au contraire essayer de reformuler la question à partir de l’idée de la
conjoncture comme clivée entre plusieurs structures. Dans ce cas, on peut bien affirmer que,
par exemple, ce qui définit le mode de production capitaliste est que l’économie y est
dominante ; mais il faut immédiatement ajouter que la modalité de domination et le degré
d’efficace de l’économique dans la conjoncture varie en fonction du rapport de ce mode de
production avec les autres. Cela signifie, par exemple, que le principe de la séparation de
l’économie et du politique – séparation sur laquelle se base la domination de la première –
n’implique nullement que le politique n’intervienne pas dans l’économie, comme on aura
l’occasion de le voir.

Cette perspective permet par ailleurs de résoudre le problème qui surgit lorsqu’on
affirme que la transformation structurelle correspond à un déplacement de l’instance
dominante, tout en posant qu’un tel déplacement est précisément interdit par la forme de
domination qui opère dans le mode de production actuellement dominant. Dans ce cas, il faut
affirmer que le déplacement de la dominante peut se produire parce que la dominante est déjà
déplacée au sein d’un autre mode de production insistant virtuellement dans la conjoncture
dont il faut produire l’actualisation. Ce qui implique que l’ensemble des rapports entre
éléments, et leur forme, diffèrent déjà de ce qu’ils sont sous le mode de production dominant37.

37
Considérant qu’Althusser a écrasé les textes de Mao Tsé-toung sur une théorie léniniste de la révolution,
Rey lui oppose une conception véritablement « chinoise » du « déplacement des contradictions », qui se
rapproche de celle qu’on met en avant ici, où le « mouvement » du déplacement est plus important que son
résultat : « Il est évident que pour Mao Tsé-toung [le concept de déplacement des contradictions] renvoie au
mouvement interne d’une contradiction (par lequel l’aspect principal devient secondaire et l’aspect
secondaire devient principal) et au mouvement relatif des différentes contradictions : ainsi, dans la société
chinoise, au fur et à mesure que dans la contradiction féodalité-paysannerie l’aspect principal (la féodalité)
devient secondaire et l’aspect secondaire (la paysannerie) devient principal, la contradiction entre capitalisme
et féodalisme où le capitalisme est dominant et le féodalisme dominé se déplace aussi : l’ancien, le
féodalisme, se transforme en nouveau, la paysannerie construisant la démocratie nouvelle ; les villes ne
dominent plus les campagnes mais sont encerclées par elles et finalement le capitalisme lui-même est vaincu
et n’apparaît plus que comme un élément subordonné de la formation sociale. Or, le concept de

263
Par exemple, pour devenir dominante, la politique doit déjà être en train de prendre une forme
différente de celle qu’elle assume sous le mode de production capitaliste, c’est-à-dire que son
rapport à l’économie et aux autres instances doit déjà être en train de différer de celui qui la
caractérise sous le mode de production capitaliste, car cette forme et ce rapport la relèguent à
une position dominée.

Voici comment on pourrait figurer une dernière fois le schéma général de la causalité
structurale qu’on peut reconstruire à partir d’Althusser (en gras, l’instance ou contradiction
dominante ; x et y indiquent la forme que les éléments prennent par leur articulation dans une
structure ; notons que parfois les éléments qui s’articulent dans deux structures sont les mêmes,
mais diffèrent d’eux-mêmes en raison de la forme qu’ils reçoivent dans les deux articulations ;
aussi, certains éléments qui participent à l’articulation d’une structure ne participent pas à
l’articulation de l’autre) :

Rencontres (Ax – Bx – Cx) " Structure (mode de production) dominante " (Effet de) société

Conjoncture/formation sociale

Rencontres (Ay – By – Dy) " Structure (mode de production) dominée

Actualité Virtualité

Structuration Reproduction

“déplacement” des contradictions employé par Althusser désigne tout autre chose : non pas ce mouvement et
cette lutte, mais son résultat, “le changement des rôles entre contradictions et leurs aspects”. (…) [L]a lutte
des classes n’existe en fait que comme élément du procès de reproduction capitaliste chez Lénine sauf à un
moment particulier, celui qu’Althusser appelle la “condensation” » (P.-P. Rey, Sur les alliances de classes,
op. cit., pp. 209-210). Nous pensons au contraire que si le déplacement de la contradiction dominante est bien
le moment de la transformation structurelle selon Althusser, ce déplacement ne peut être pensé que s’il a déjà
commencé, ce qui signifie qu’un autre mode de production a commencé à s’actualiser, porté par une autre
forme de la lutte des classes (par exemple celle qui oppose la paysannerie à la féodalité).

264
IV. Mode de production capitaliste, organisation politique et
initiatives des masses

Tout au long de ce parcours, nous avons exploré de manière toujours plus approfondie
la tentative althussérienne de construire une théorie de la pratique politique de transformation
structurelle en conjoncture. Nous avons montré que l’appareil théorique parfois alambiqué et
souvent tâtonnant proposé par Althusser ne vise rien d’autre qu’à saisir la conjoncture actuelle
comme clivée entre deux ou plusieurs tendances incompatibles, c’est-à-dire comme habitée par
des rencontres multiples et hétérogènes dont certaines parviennent à se répéter en formant leurs
éléments (la structure qu’elles soutiennent se réalisant alors jusqu’à produire un effet de société
qui la donne comme condition de toute socialité viable en entérinant ainsi le pouvoir social qui
la porte), alors que d’autres demeurent à l’état virtuel. Ces autres rencontres sont porteuses de
structures incompatibles avec la structure dominante, – structures incompatibles qui
correspondent à des pouvoirs sociaux alternatifs. La pratique politique en conjoncture, pour
autant qu’elle vise à produire une transformation structurelle, doit alors ressaisir ces rencontres
et les développer, afin d’activer la contingence qui habite les formes de nécessité propres à la
reproduction de la structure dominante elle-même, c’est-à-dire afin de pouvoir détourner ses
éléments dans le sens de la production d’une unité de rupture. Il est donc essentiel, pour lutter
efficacement sur le terrain même de la forme de lutte des classes dominante (le mode de
production dominant), de développer d’autres formes de la lutte des classes, ou de lutter à
cheval entre deux ou plusieurs modes de production. Ces développements s’articulent à une
reformulation radicale de la topique marxiste, qui déplace la conception classique du rapport
entre infrastructure (économie) et superstructure (formes juridico-politiques et formes
idéologiques), en l’inscrivant dans un rapport plus profond entre structuration sociale
(dimension de la coexistence entre rencontres contingentes et structures incompatibles) et
reproduction sociale (dimension de l’actualisation d’une structure et des formes de nécessité
qui lui sont propres). La distinction même entre économique, juridico-politique et idéologique
comme instances stables doit alors être comprise comme le résultat de la structuration du mode
de production au niveau de la reproduction, lorsque les différentes pratiques sociales se
trouvent instanciées dans des formes et des rapports réglés de manière à ce que les rencontres
qui soutiennent mode de production dominant – la forme dominante de la lutte des classes – se
répètent.

Dans tous ces développements, il a toutefois été rarement question d’un type d’analyse
comparable à celles proposées dans les grands œuvres du matérialisme historique, que l’on

265
pense à l’étude du mode de production capitaliste du Capital ou à une analyse concrète de la
situation concrète comme celle du 18 Brumaire de Louis Bonaparte. Comme nous l’avons dit
en commençant, il faut en effet bien reconnaitre que l’apport principal d’Althusser au
matérialisme historique est avant tout d’ordre « philosophique », bien que cette approche
philosophique soit de part en part intérieure au matérialisme historique : il s’efforce de déceler
la conceptualité qui sous-tend les analyses de Marx dans Le Capital, sans prétendre
directement les reprendre pour les actualiser ou les poursuivre. Cela ne signifie toutefois pas
que ce volet de son travail s’inscrive au sein de ce qu’on appelle « matérialisme dialectique » :
Althusser ne vise à construire ni une ontologie générale ni, du moins au niveau qu’on a étudié
jusqu’ici, une épistémologie générale, mais à produire une « philosophie pour le marxisme »,
c’est-à-dire une philosophie qui puisse être mise en œuvre au sein même du matérialisme
historique pour sans cesse le relancer en tant que théorie de la pratique politique en
conjoncture. Ce serait toutefois injuste d’affirmer qu’Althusser n’a jamais produit des analyses
du mode de production capitaliste ou des analyses concrètes d’une formation sociale dominée
par ce mode de production. Il y a en effet du moins un ouvrage où Althusser s’attèle à l’étude
du mode de production capitaliste et de certains aspects de la formation sociale française de
son époque : Sur la Reproduction.

Les analyses proposées dans cet ouvrage se poursuivent dans des formes différentes
jusqu’aux écrits de la fin des années 70, notamment dans les textes sur la crise du marxisme
dont le « centre » est « Marx dans ses limites ». Ces écrits sont importants pour notre
perspective dans la mesure où, jusqu’à présent, nous avons pu rendre compte du matérialisme
historique en tant que pensée d’une pratique politique de transformation structurelle, mais
nous ne l’avons pas encore abordé en tant que pensée de la pratique politique prolétarienne.
Celle-ci n’est en effet pas une pratique politique de transformation structurelle « comme les
autres », parce que, si elle vise bien l’actualisation d’un autre mode de production – le mode de
production communiste –, celui-ci a ceci de spécifique qu’il ne constitue pas une « société de
classe », ce qui pose d’emblée problème pour notre conception du mode de production comme
forme de la lutte des classes. Pour le dire autrement, la politique prolétarienne ne peut pas
simplement utiliser autrement le pouvoir social constitué ou certains de ses aspects ; elle doit
faire-pouvoir de manière radicalement différente. Il faut donc parvenir à penser la spécificité
de la pratique politique prolétarienne en tant que forme alternative de la lutte des classes et,
pour ce faire, il est nécessaire d’approfondir l’étude de ce à quoi elle se rapporte avant tout, à
savoir le mode de production capitaliste comme forme dominante de la lutte des classes. À
travers ce parcours, nous verrons surgir deux figures fondamentales pour une pensée de la
pratique politique prolétarienne, à savoir le parti et les masses. C’est la question de leur rapport
– et du rapport de ce rapport avec l’État comme forme d’organisation de la lutte des classes
bourgeoise – qui nous permettra d’aborder le problème de l’organisation politique

266
prolétarienne en tant que foyer ultime du matérialisme historique tel qu’Althusser a voulu le
reconstruire1.

On peut considérer que, dans les textes que nous commenterons dans cette Partie, on
rencontre non pas tant une nouvelle séquence du développement de la pensée d’Althusser,
mais en quelque sorte la réalisation de la séquence ouverte par la prise en compte explicite de
la coexistence dans l’actualité d’une pluralité de modes de production incompatibles2. Les
réflexions sur la politique prolétarienne seront par ailleurs elles-mêmes caractérisées par des
développements en séquences tout au long des années 703.

1
Pour un exemple de ce en quoi une analyse concrète de la situation concrète devrait consister, cf. : « Une
“analyse concrète de la situation concrète”, c’est, en termes léninistes, une analyse, nécessairement conduite
sur des positions de classe prolétariennes, des rapports de classe, donc de l’état de la lutte des classes et
impérialiste et prolétarienne (…) à la fois à l’échelle mondiale et à l’échelle nationale. (…) [E]lle ne peut pas
se dispenser (…) d’examiner, sur des positions de classe prolétariennes, au moins les grandes formes de la
lutte de classe actuelle et leurs effets concrets, je veux dire les effets concrets de la lutte de classe impérialiste
sur la lutte de classe prolétarienne, et les effets de ces deux luttes antagonistes sur les couches sociales qui,
prises dans la “fourchette” de ces luttes, en subissent l’influence » (VN, 85-85). Cette définition est suivie
d’une énumération des différents aspects spécifiques de cette analyse.
2
Soulignons néanmoins que cette nouvelle séquence ne s’oppose pas de manière tranchée à la précédente.
Par exemple, dans Sur la reproduction, les deux séquences communient véritablement – qu’il suffise de
penser qu’« Idéologie et appareils idéologiques d’État », que nous avons mobilisé pour rendre compte du rôle
de l’idéologie dans la séquence précédente (parce que, dans sa séparation d’avec Sur la reproduction il ne
prend prend nullement en compte la pluralité des modes de production), en est extrait.
3
Comme pour les écrits de la moitié des années 60, Sur la reproduction et les textes qui le suivent ne peuvent
pas être pleinement compris indépendamment du travail d’un certain nombre d’auteurs proches d’Althusser.
Ils doivent en particulier être mis en rapport avec certains écrits de Balibar des années 70, ainsi que, du
moins, avec les études de Nicos Poulantzas sur le pouvoir politique, avec celle de Roger Baudelot et
Christian Establet sur l’école et avec celles de Bernard Edelman sur le droit. La liste des contributions
« concrètes » de la perspective althussérienne au matérialisme historique serait en réalité beaucoup plus
longue – nous en mentionnerons quelques autres dans cette partie. Comme nous l’avons indiqué dans
l’introduction, notre travail ne prétend pas reconstruire la constellation althussérienne de manière même
seulement schématique. Nous nous concentrerons sur les écrits d’Althusser lui-même, tout en faisant appel à
tel ou tel apport spécifique de ses collaborateurs afin de les illustrer, les éclaircir, les approfondir ou les
critiquer.

267
1. Lutte des classes et mode de production capitaliste

Sur la Reproduction est un ouvrage publié à titre posthume dont Althusser a rédigé –
de manière incomplète – seulement la première partie, Sur la reproduction des rapports de
production capitalistes. Il n’a par contre pas rédigé la deuxième partie, qui aurait dû s’intituler
Lutte des classes dans les formations sociales capitalistes. La conséquence principale d’un tel
« ordre d’exposition », qu’Althusser lui-même relève au début de l’ouvrage, est que la question
de la lutte des classes demeure en quelque sorte secondaire dans la partie rédigée. Nous savons
en effet désormais que la lutte des classes dans une formation sociale concrète ne peut
pleinement être comprise qu’en étudiant ses différentes formes, telles qu’elles se cristallisent
dans différents modes de production. Ainsi, étudier la reproduction du mode de production
dominant (capitaliste) revient essentiellement à réduire la lutte des classes à sa forme
dominante, c’est-à-dire à la forme qui soutient le pouvoir social de la classe dominante. Nous
avons vu pourquoi cela revient, dans une certaine mesure, à effacer la lutte des classes elle-
même. On peut alors affirmer que, dans une certaine mesure, plus on se penche sur la
reproduction d’un mode de production donné, moins la lutte des classes apparait1. C’est la
raison pour laquelle « Idéologie et appareils idéologiques d’État »2, la seule partie de cet essai
à avoir été publiée du vivant d’Althusser, a été accusée d’empêcher toute pensée de la lutte
contre les mécanismes d’exploitation et de domination capitalistes, ainsi que toute pensée de la
transformation des rapports sociaux dominants. Il faut bien reconnaitre qu’Althusser a pour
partie mérité de telles critiques, dans la mesure où ce qui de l’ouvrage a été retenu dans
l’article a été soigneusement épuré de toute mention de la lutte des classes. Althusser est tout à
fait conscient de ce risque, qui consiste finalement à se faire prendre au piège de l’effet de
société du mode de production dominant. C’est toutefois un risque qu’il faut bien courir, si l’on
veut connaitre l’emprise des mécanismes qui assurent la reproduction de ce mode de
production. Un tel risque ne peut être contré que si, en traitant de la reproduction des rapports
de production capitalistes, on n’oublie pas que ces rapports de production relèvent déjà de la
lutte des classes, qu’ils constituent la forme dominante de la lutte des classes. C’est pourquoi,
comme il le soutiendra plus tard, « [s]e placer du point de vue de la reproduction, c’est donc,
en dernière instance, se placer au point de vue de la lutte des classes » (P, 123). Malgré les
risques comportés par l’ordre d’exposition choisi, Althusser peut alors faire l’affirmation
suivante :
La lutte des classes interviendra donc constamment, à partir d’un certain moment, et très tôt dans
l’analyse, par toute une série d’effets qui sont inintelligibles en dehors de sa réalité et de sa présence
hors des objets, mais aussi dans les objets que nous analysons. Pourtant, comme nous n’aurons pu – et

1
C’est pourquoi, dans le titre de la deuxième partie de l’ouvrage, le terme « formation sociale » devait
remplacer celui de « rapports de production » du titre de la première, et le terme « lutte des classes » devait
remplacer celui de « reproduction ».
2
Bien que des parties de Sur la reproduction se retrouvent dans « Idéologie et appareils idéologiques
d’État », nous citerons dans cette partie directement Sur la reproduction.

269
pour cause – présenter auparavant de théorie de la lutte des classes, nous serons contraints de faire
intervenir constamment ses effets sans en avoir exposé à fond les causes. Cette précision est d’autant
plus importante que la lutte des classes déborde infiniment, dans sa réalité, les effets de la lutte des
classes que nous allons rencontrer dans les objets analysés dans ce tome I (SR, 42).

Il faut enfin remarquer que cet ouvrage constitue la tentative la plus explicite (bien
qu’elle ne soit pas la seule) de la part d’Althusser d’écrire un « manuel » de marxisme-
léninisme à l’usage des militants communistes3. Cette forme explique le style profondément
tordu de l’ouvrage : Althusser s’efforce en effet de se tenir au plus près de la terminologie
marxiste orthodoxe, alors même qu’il essaie de modifier en profondeur ses bases
conceptuelles. Cette tension se manifeste au plus haut degré lorsqu’on se concentre sur les
passages consacrés aux appareils idéologiques d’État et, encore plus, à l’interpellation
idéologique – dont la nouveauté par rapport à la conception marxiste classique de l’idéologie
rend leur présence dans un manuel de marxisme-léninisme particulièrement exotique.

1. La reproduction du mode de production capitaliste

Nous avons vu précédemment que par « détermination en dernière instance » il faudrait


entendre rigoureusement le mode de production comme articulation de différentes pratiques
qui donne lieu à leur instanciation – articulation qui détermine la forme et l’efficacité de
chaque instance. De ce point de vue, nous avons affirmé que l’on ne peut pas simplement
prendre des idées transhistoriques d’économie, de politique, d’idéologie, etc. pour penser
ensuite la place respective qu’elles occupent dans une structure donnée. Une telle perspective
conduit par exemple à concevoir l’économie – purement et simplement identifiée au mode de
production – comme une instance autorégulée attribuant en dernière instance aux autres
instances leur efficacité respective. L’idée même de surdétermination est ainsi remise en
question, car il y a une instance qui, sans être déterminée par sa place dans le tout, donne, par
sa logique interne, une forme au tout. C’est au contraire en distinguant le tout en tant qu’il se
structure du tout structuré, et en pensant, en fonction de ce différentiel, l’articulation des
instances dans un mode de production spécifique, que l’on peut saisir la forme et l’efficacité
que l’économie, la politique, l’idéologie assument dans ce mode de production.

Nous avons toutefois aussi affirmé qu’Althusser lui-même tend souvent, en reprenant
la formulation classique de la topique marxiste, à identifier économie et mode de production.
Une telle ambigüité s’explique, et se justifie du moins partiellement, lorsque l’objet d’études
est le mode de production capitaliste. Dans ce cas, en effet, l’économie dans sa forme

3
On trouve un premier projet de manuel dans les années 60, qui aurait dû s’appeler « L’union de la théorie et
de la pratique » ou « Théorie marxiste et parti communiste », sur lequel nous reviendrons dans le Chapitre
VI.3.1. D’autres manuels (Être marxiste en philosophie et Initiation à la philosophie pour les non-
philosophes), rédigés dans la deuxième moitié des années 70, portent plutôt sur la question de la philosophie
et moins sur celle du matérialisme historique (ils constituent le développement des idées formulées dans le
premier chapitre de Sur la reproduction : « Qu’est-ce que la philosophie ? »).

270
spécifiquement capitaliste joue le rôle d’instance dominante et se donne, sous l’effet de société,
comme condition de toute socialité viable. Ce qui signifie qu’idéologiquement le mode de
production capitaliste se donne comme une totalité expressive où l’économie comme structure
transcendante règle la constitution et les rapports des autres instances du tout. Toutefois, depuis
la perspective du matérialisme historique, il est important de saisir que, même dans le mode de
production capitaliste, c’est parce que l’économie entretient certains rapports avec les autres
pratiques que ces pratiques s’instancient de telle manière qu’elle devient l’instance dominante.
C’est pourquoi Althusser affirme qu’il faut dépasser le caractère encore trop « descriptif »
(SR, 91) de la conception marxiste de la topique : c’est dire que c’est seulement à partir du
différentiel entre structuration sociale et reproduction sociale qu'une conception adéquate des
rapports entre les instances du tout social peut être construite. Ce dernier est alors connu
comme un tout complexe et non pas perçu comme une totalité expressive4.

Nous avons déjà analysé la thèse selon laquelle dans une « société de classe » les
rapports de production sont des rapports d’exploitation. Cette thèse vaut a fortiori pour le
mode de production capitaliste, Althusser rappelant sans cesse que les rapports de production
capitalistes sont les rapports de l’exploitation capitaliste. Nous avons en particulier souligné
que dans le mode de production capitaliste les conditions de la production coïncident avec les
conditions de l’exploitation, que l’exploitation constitue la condition même de la production5.
En effet, dans ce mode de production, c’est à travers la production d’objets d’utilité sociale (de
valeurs d’usage) que l’exploitation se réalise : le procès de production ne commencerait même
pas s’il n’était pas producteur de plus-value. C’est une différence de taille par rapport à
d’autres modes de production, par exemple le mode de production féodal, où l’appropriation de
surtravail se réalisait après la production, par l’intervention d’autres rapports sociaux
(politiques et idéologiques) et non pas à même la production. Voici comment Althusser
présente cette différence fondamentale :
Dans le mode de production capitaliste, la production des objets d’utilité sociale est entièrement
subordonnée à la « production » de la plus-value, c’est-à-dire à la production élargie du capital, à ce
que Marx appelle « la mise en valeur de la valeur ». Les biens d’utilité sociale (les « valeurs
d’usage »), le mode de production capitaliste les produit bien, mais il ne les produit pas en tant
qu’objets d’utilité sociale, destinés à cette « fin » apparemment primordiale : satisfaire les besoins
sociaux. Il les produit en tant que marchandises, produites par l’achat de cette marchandise qu’est la
force de travail, à une seule et unique fin : « produire », c’est-à-dire extorquer de la plus-value aux
ouvriers, par le jeu inégal entre ces deux valeurs : la valeur du surproduit, et la valeur du salaire (SR,
69).

Pour cette raison, dans le mode de production capitaliste, la lutte des classes semble ne pas
faire appel à des instances « extra-économiques », et l’économie semble pouvoir être vue « à
l’œil nu ». Toutefois, concernant la première idée, il faut comprendre que cette « autonomie »
de l’économique résulte du fait que le rapport entre instances dans ce mode de production

4
Sur toutes ces questions, cf. en particulier notre Chapitre II.3.4.
5
Cf. Chapitre II.1.2.

271
prend la forme de la séparation. La construction du mode de production capitaliste comme
objet théorique permet de comprendre le rapport entre ses instances comme se structurant sous
la forme de la séparation – séparation qui n’est donc pas un non-rapport et qui au contraire
autorise certaines interventions d’une instance dans une autre dans des limites déterminées. La
seconde idée n’est pas moins fourvoyante : telle qu’elle se donne à l’œil nu l’économie est
caractérisée par une forme de fétichisme. Dans Lire Le Capital, Balibar et Althusser avaient en
effet soutenu que le fétichisme se concentre, dans tout mode de production, sur l’instance qui
s’y trouve à être dominante. Ne pas saisir le caractère fétichisé de l’économie c’est en
particulier considérer que le rapport marchand est la vérité de ce mode de production. Par
ailleurs, c’est seulement si on l’aborde depuis le point de vue du fétichisme que l’économie
peut se donner comme instance transhistorique autorégulée s’exprimant dans toutes les autres
instances du tout social. C’est précisément ce rapport de séparation qui donne lieu à
l’autonomie fétichisée de l’économie qui faut parvenir à cerner par l’étude de la reproduction
du mode de production capitaliste à partir d’une conception juste de la topique.

Nous avons également vu qu’il est impossible de cerner la durée d’un mode de
production sans interroger les mécanismes de sa reproduction, à comprendre comme la
répétition des rencontres qui le soutiennent, en tant qu’elles forment ses éléments. Dans Lire
Le Capital, Althusser et Balibar avaient montré en particulier comment la reproduction du
mode de production est assurée par la reproduction des conditions de la production, c’est-à-
dire par la reproduction (nécessairement élargie) des moyens de production et par la
reproduction de la force de travail – assurées par les rapports de distribution et consommation
dans leur double sens (« productifs » et « individuels »). Il ne s’agit bien entendu pas
simplement de nécessités techniques, mais déjà de la reproduction des rapports de production,
car les conditions reproduites sont celles sur lesquelles repose le rapport entre les classes, si
bien que ce rapport se donne comme n’ayant pas de commencement, comme nécessaire6. Ce
n’est toutefois pas directement à ce niveau de la reproduction que s’intéresse Althusser dans
cet ouvrage. Nous savons en effet que tout mode de production comporte un ensemble
complexe de formes d’individualités qui doivent être remplies par des processus
d’individualisation entretenus par les appareils idéologiques et investies subjectivement par les
individus ainsi formés. Ce processus joue selon Althusser un rôle essentiel dans la
reproduction du mode de production. La question centrale de cet ouvrage pourrait alors être
formulée de la manière suivante : comment se fait-il qu’un mode de production « trouve » dans
les éléments du tout précisément ce qui va occuper les places et fonctions nécessaires à son
fonctionnement ? Ou, pour le dire autrement, comment les formes historiques d’individualités
sont-elles « remplies » par des individus ? Nous avons déjà expliqué, en traitant de l’idéologie

6
Cf. Chapitre II.3.4.

272
en général, qu’une telle opération est accomplie par les appareils idéologiques d’État
(dorénavant AIE) et l’interpellation idéologique7.

C’est pourquoi Althusser affirme que la reproduction des rapports de production est
« assurée par l’exercice du pouvoir d’État dans les Appareils d’État, l’Appareil répressif
d’État d’une part, et les Appareils idéologiques d’autre part » (SR, 173). Après avoir distingué
entre pouvoir d’État et appareil d’État, Althusser propose donc de dissocier entre les pratiques
de violence engendrées par l’appareil répressif d’État – au singulier –, et les pratiques
idéologiques engendrées par toutes les institutions liées aux AIE – au pluriel (cf. SR, 111). Il
n’est alors pas possible de réduire l’efficacité de l’appareil d’État à une organisation dotée
d’une force répressive. L’efficacité gouvernementale, administrative, judiciaire, policière, etc.
d’un appareil d’État se double d’une efficacité idéologique produite de manière plurielle par
les appareils idéologiques – une pluralité dont il faudra penser l’unité spécifique.

Cette constitution bipolaire de l’efficacité des appareils d’État est un élément théorique
décisif pour Althusser. Tout d’abord, ces deux modes d’efficacité sont indissociables et ne
cessent jamais de se combiner : aucun appareil répressif ne peut se soutenir sans recours à
l’idéologie et aucun appareil idéologique ne peut se développer sans recours à la violence – le
cas de l’appareil juridique étant de ce point de vue paradigmatique. Simplement, chaque pôle
est présent dans l’autre et conditionne son efficacité, mais sous un mode mineur (cf. SR, 121).
Pour Althusser, il s’agit donc moins de distinguer la violence de la persuasion, la force du
consentement que de comprendre la manière dont l’idéologie intervient au sein de la violence
des appareils d’État8. De manière générale, on peut dire que l’efficacité particulière de
l’idéologie relève d’abord de son identité conflictuelle et, à partir de là, de sa capacité à unifier
les contradictions dans le champ objectif constitué par cette identité. L’appareil répressif n’a
besoin d’apparaitre ici que secondairement comme le protecteur de cette opération de
« représentation » des contradictions, comme le « bouclier » (SR, 174) de l’appareil
idéologique9. L’identité conflictuelle des AIE s’explique avant tout par leur pluralité : « les
appareils idéologiques d’État sont multiples, distincts, relativement autonomes, et susceptibles
d’offrir un champ objectif à des contradictions exprimant, sous des formes limitées, mais en

7
Cf. Section II.4.
8
Sur les impasses auxquelles conduit une lecture de la théorie des appareils d’État en termes de force et
consentement, cf. W. Montag, « Beyond Force and Consent : Althusser, Spinoza, Hobbes », in A. Callari,
D. F. Ruccio, Postmodern Materialism and the Future of Marxist Theory, op. cit.
9
Althusser reviendra plus tard plus directement sur la question de l’appareil répressif en soulignant que la
caractéristique « spéciale » de l’État par rapport à toute autre organisation de la société est qu’il « fonctionne
à la force publique ». En reprenant une analogie avec la réserve monétaire des Banques nationales en or
proposée par Perry Anderson (« The Antinomies of Antonio Gramsci », New Left Review, I/100, novembre-
décembre 1976, p. 43), Althusser affirme que comme les stocks en or « “pèsent sur le marché” tout
simplement parce qu’ils rendent ce marché-là possible (et pas un autre) », « la présence invisible (…) des
forces de l’ordre publiques et armées pèse sur la situation, tout simplement parce qu’elles rendent cette
situation-là impossible, cet ordre-là possible (…) pour la classe dominante évidemment, et par voie de
conséquence parce qu’elles rendent cet ordre nécessaire pour les classes dominées » (EI, 475n).

273
certains cas extrêmes, les effets de choc entre la lutte de classe capitaliste et la lutte de classe
prolétarienne, ainsi que leurs formes subordonnées » (SR, 173). Pour expliquer l’unification de
cette conflictualité, Althusser introduit le concept d’idéologie dominante : « Si les appareils
idéologiques d’État fonctionnent de façon massivement prévalente à l’idéologie, ce qui unifie
leur diversité c’est ce fonctionnement même, dans la mesure où l’idéologie à laquelle ils
fonctionnent est toujours en fait unifiée, malgré sa diversité et ses contradictions, sous
l’idéologie dominante, qui est l’idéologie de “la classe dominante” »10. Dans Sur la
reproduction, en employant un terme qu’il biffera systématiquement de l’article sur les
appareils idéologiques d’État (dont on a vu qu’il est extrait de cet ouvrage), Althusser appelle
également cette idéologie « Idéologie d’État » : « l’unité entre les différents Appareils
idéologiques d’État est assurée par l’idéologie dominante, celle de la classe dominante, que
nous devons, pour rendre compte de ses effets, appeler l’Idéologie d’État » (SR, 174). Ainsi,
l’idéologie dominante telle qu’elle opère à travers les AIE est efficace parce qu’elle reflète les
contradictions internes à la classe dominante et celles entre la classe dominante et les autres
classes, en les incorporant dans un espace qui constitue en lui-même l’unité de ces
contradictions de manière à reproduire l’inégalité de force entre les classes11.

C’est précisément cette fonction d’unification et de reproduction qui explique pourquoi


Althusser qualifie, en dépit de la distinction juridique entre public et privé, les appareils
idéologiques d’appareils d’État. Althusser appelle donc « AIE » toute institution qui, par son
fonctionnement, assure, en unifiant les forces sociales, la reproduction des conditions du
pouvoir social de la classe dominante, c’est-à-dire forme les éléments du tout social de telle
manière à ce qu’ils fonctionnent à l’intérieur des coordonnées (en dernière instance les
rapports de production capitalistes) sur lesquelles ce pouvoir social se fonde. L’État acquiert
ainsi sans doute un sens très élargi, ce qui n’interdit pas, comme on le verra, de réserver une
place spécifique aux appareils idéologiques d’État qui constituent l’État comme institution
particulière : notamment les appareils juridico-politiques. Ainsi, le point de vue de la
reproduction conduit Althusser à reprendre la théorie marxiste de la topique en établissant un
lien intrinsèque entre idéologie dominante et État (d’où l’élargissement du concept d’Etat), par
delà la distinction entre instances juridico-politique et idéologique : « toute la superstructure
est centrée, concentrée autour de l’État, en tant que superstructure de classe. (…) [La
distinction entre la superstructure juridico-politique et la superstructure idéologique] reste

10
P, 85. Sauf erreur de notre part, ce passage n’apparait pas dans Sur la reproduction.
11
Pêcheux a proposé de distinguer rigoureusement le concept de « formation idéologique » de celui
d’« idéologie dominante ». Cette dernière est définie comme « résultat d’ensemble, forme historique concrète
résultant des rapports d’inégalité-contradiction-subordination caractérisant, dans une formation sociale
historiquement donnée, le “tout complexe à dominante” des formations idéologiques qui y fonctionnent »
(M. Pêcheux, Les vérités de La Palice, op. cit., p. 135). Il a en particulier souligné que « ce sont non pas les
“objets” idéologiques régionaux pris un par un, mais le découpage lui-même en régions (…) et les rapports
d’inégalité-subordination entre ces régions qui constituent l’enjeu de la lutte idéologique de classes » (ibid.,
p. 130).

274
juste, mais à la condition de bien préciser désormais que cette distinction existe et n’existe que
sous la domination d’une unité absolument déterminante : celle de l’État, du pouvoir d’État et
de ses appareils, répressifs et idéologiques » (SR, 170). C’est en effet « par l’intermédiaire de
l’idéologie dominante, de l’Idéologie d’État, qu’est assurée l’“harmonie” (parfois grinçante)
entre l’Appareil répressif d’État et les Appareils idéologiques d’État, et entre les différents
Appareils idéologiques d’État » (SR, 174)12.

On trouve ici le principe de l’intervention de l’idéologie dans la violence des appareils


d’État. L’idéologie ne se limite pas à effacer le pouvoir répressif exercé par l’appareil répressif
d’État. Elle pénètre la structure sociale en fournissant l’espace dans lequel les différents
conflits qui la déchirent doivent avoir lieu. Elle laisse ainsi les contradictions se déployer en
assurant l’unité de l’ensemble des coordonnées que ce déploiement doit respecter. De ce point
de vue, la violence spécifiquement idéologique réside plus dans cette imposition du principe de
l’unité des contradictions que dans le conflit idéologique même entre idéologie dominante et
idéologie dominée. C’est en effet ainsi que l’on pourrait réinterpréter la thèse marxienne
d’après laquelle « l’idéologie dominante est l’idéologie de la classe dominante » : dans la
mesure où elle parvient à poser les présupposés mêmes de tout conflit, l’idéologie de la classe
dominante est également imposée à l’idéologie des classes dominées et oriente leur force
contradictoire13. De cette manière, finalement, l’idéologie fonde la croyance dans la nécessité
de la violence répressive en tant qu’elle garantit l’unité des forces sociales. La question de
l’idéologie d’État permet alors d’éclaircir la thèse selon laquelle la lutte de la classe dominante
– ce qui la rend justement dominante – consiste avant tout à poser, sur tous les niveaux du tout
social, les coordonnées mêmes de la lutte des classes. C’est ainsi qu’elle forme ses éléments,
avant tout les individus, de telle manière qu’ils répètent les rencontres qui soutiennent le mode
de production dominant14.

12
Comme l’explique Balibar, « [s]eul ce rapport interne [de l’idéologie] à l’État permet de comprendre
pourquoi l’organisation de l’idéologie tend finalement à constituer des “dogmes” ou des “systèmes”, et à leur
conférer cette logique qui leur donnera l’apparence illusoire de la vérité absolue : aucun État, en effet, n’est
viable, qui ne refoule la contradiction, en germe dans toute différence, sous l’unité d’un discours dominant »
(É. Balibar, La crainte des masses, op. cit., p. 208).
13
Remarquons déjà que la théorie générale de l’idéologie d’Althusser n’élimine pas les idéologies dominées,
en les réduisant aux mécanismes de l’idéologie dominante. Il analyse plutôt l’opération de l’idéologie
dominante consistant dans la construction de l’unité au sein de laquelle les contradictions entre les deux types
d’idéologie peuvent surgir. Nous reviendrons plus bas sur la question de l’idéologie dominée. En ce sens,
l’idée selon laquelle « l’idéologie dominante est l’idéologie de la classe dominante » ne doit pas être
identifiée avec le principe, développé par Marx et Engels dans l’Idéologie allemande, de l’universalisation de
l’idéologie de la classe dominante, comme si cette universalisation produisait une sorte de « domination sans
dominés », c’est-à-dire sans idéologies dominées (cf. É. Balibar, La crainte des masses, op. cit., pp. 184sqq).
Cf. : « Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes (…), si
bien que, l’un dans l’autre, les pensées de ceux à qui sont refusés les moyens de production intellectuelle sont
soumises du même coup à cette classe dominante. Les pensées dominantes (…) sont les idées de sa
domination » (K. Marx, Fr. Engels, L’idéologie allemande (1845), tr. H. Auger, G. Badia, J. Baudrillard,
R. Cartelle (1e éd. 1976), Paris, Éditions sociales, 2012, p. 44).
14
Tous ces développements constituent une manière pour Althusser de construire une discussion à distance
avec Gramsci, en reprenant, reformulant et déplaçant ses concepts d’État, société civile et hégémonie (cf.

275
Le fonctionnement de l’Idéologie d’État, c’est-à-dire des appareils idéologiques en tant
qu’ils sont nécessairement pénétrés par l’idéologie dominante qui établit l’espace unifié du
déploiement des contradictions sociales, s’explique par ce qu’Althusser appelle la séparation
de l’État, caractéristique fondamentale de l’État capitaliste et aboutissement de son
« perfectionnement » à travers les révolutions bourgeoises15. Il nous semble donc important
d’opérer un détour par le texte où ce concept est employé systématiquement afin de penser
l’État, à savoir le manuscrit « Marx dans ses limites » (1978). Il s’agit ici d’expliquer comment
l’État reproduit le pouvoir social dominant à une époque donnée. Dans une conférence de
1976, Althusser écrit : « L’État est une machine à pouvoir, et qui, par ce pouvoir-là, sa propre
force, transforme “le pouvoir absolu au-dessus des lois” en pouvoir des lois »16. Althusser
affirme ainsi que le différentiel de pouvoir social qui résulte du rapport de force dans la lutte
des classes (le pouvoir absolu) revient par l’État sur cette lutte en l’encadrant de telle manière

P, 82). Anderson a insisté sur la manière dont chez Gramsci ces termes sont sujets à plusieurs oscillations,
notamment celle qui conduit de l’idée que la société civile est extérieure à l’État (la première fonctionnant à
l’hégémonie – au consentement – et le deuxième à la coercition), en passant par celle selon laquelle l’État
« encercle » la société civile (l’hégémonie, qui est dans ce cas reliée à la coercition – étant distribuée entre les
deux), jusqu’à celle selon laquelle l’État est identique à la société civile (P. Anderson, « The Antinomies of
Antonio Gramsci », op. cit., p. 13). La première hypothèse est clairement refusée par Althusser, car elle
risque, comme le montre Anderson, de faire l’impasse sur le rôle idéologique primordial de l’État –
notamment, souligne Anderson, de son appareil représentatif – dans la reproduction des inégalités de classe.
Anderson affirme que la position d’Althusser coïncide plutôt avec la troisième hypothèse gramscienne, celle
de l’inclusion de la société civile dans l’État, position qu’il considère intenable, car aboutissant à un
élargissement du concept d’État qui en efface la spécificité. Laclau formule une même critique : selon
Althusser, « tout ce qui sert à maintenir la cohésion d’une formation sociale forme une partie de l’État. (…)
L’État doit être simplement une qualité qui se propage à travers tous les niveaux d’une formation sociale.
Suivant ce raisonnement, nous assistons à la dissolution de la notion d’État comme structure objective »
(E. Laclau, Politics and Ideology, op. cit., p. 69). Nous avons annoncé qu’en réalité la lecture de Sur la
reproduction – auquel Anderson et Laclau ne pouvaient pas avoir accès – révèle qu’Althusser s’est bien
attelé à une théorisation de l’État comme « structure objective ». L’élargissement du concept d’État demeure
en même temps nécessaire pour rendre compte de l’opération d’unification idéologique propre à l’idéologie
dominante. En ce sens, la position d’Althusser – notamment son insistance sur la pluralité des AIE – nous
semble plutôt se rapprocher de la deuxième hypothèse gramscienne, sans toutefois la pousser jusqu’à l’idée,
qu’Anderson critique chez Gramsci, qu’en distribuant l’hégémonie entre État et société civile, c’est aussi la
coercition qui est distribuée, c’est-à-dire à l’abandon de l’idée du monopole de la violence légitime par l’État
(c’est pourquoi Althusser insiste sur le caractère non pluriel des appareils répressifs d’État). Anderson lui-
même propose une version renouvelée de cette hypothèse en mobilisant une conceptualité althussérienne :
« la structure normale du pouvoir politique capitaliste dans les États bourgeois-démocratiques est en effet de
manière simultanée et indivisible dominée par la culture et déterminée par la coercition. Nier le rôle
“prépondérant” ou dominant de la culture dans les systèmes de pouvoir bourgeois contemporains c’est
liquider la différence immédiate la plus prégnante entre le parlementarisme occidental et l’absolutisme russe,
et réduire le premier à un mythe. (…) En même temps, toutefois, oublier le rôle “fondamental” ou
déterminant de la violence dans la structure de pouvoir du capitalisme contemporain c’est en dernière
instance régresser au réformisme, à l’illusion qu’une majorité électorale peut légiférer le socialisme
pacifiquement depuis un parlement » (P. Anderson, « The Antinomies of Antonio Gramsci », op. cit., p. 42).
Rappelons qu’Althusser considère le concept de société civile comme un concept « pré-marxiste », parce que
construit à partir de l’idée selon laquelle les rapports sociaux sont des rapports entre individus. Il doit donc
être remplacé par celui de mode de production (cf. PM, 106-110). Notons aussi que Thomas a souligné que
l’idée de l’unification idéologique du présent comme forme de la lutte des classes est déjà présente chez
Gramsci (cf. P. D. Thomas, « Althusser’s Last Encounter », op. cit., p. 142).
15
Cf. K. Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1e éd. 1852), tr. Gr. Chamayou, Paris, Flammarion,
2007, p. 189.
16
L. Althusser, « Conférence sur la dictature du prolétariat », op. cit.

276
que le rapport de force donné ne change pas. Il reformule ainsi l’idée marxienne, « d’une
simplicité désarmante », mais dont les conséquences politiques sont « capitales », selon
laquelle l’État est « séparé de la lutte des classes » (EI, 437)17. « [L]’État [est] une machine
“séparée”. Car effectivement la domination de classe se trouve sanctionnée dans et par l’État
en ce que seule la Force de la classe dominante y entre et y est reconnue » (EI, 481). Insistons
sur le fait que par « Force de la classe dominante » il faut entendre le différentiel entre sa force
et celle des classes dominées, car c’est précisément le fait que cette Force résulte de ce
différentiel qui disparait dans l’État. D’ici découle sa séparation :
Tout comme Marx a pu dire que « dans l’habit le tailleur a disparu » (lui et toute l’énergie qu’il a
dépensée pour tailler et coudre), dans l’État tout l’arrière-monde de l’affrontement des forces et
violences, les pires violences de la lutte des classes ont disparu, au profit de leur seule et unique
résultante : la Force de la classe dominante, qui ne se présente même pas comme ce qu’elle est :
excès de sa propre force sur la force des classes dominées, mais comme Force tout court. Et c’est
cette Force-là ou Violence-là, qui est alors transformée en pouvoir par la machine de l’État (EI, 480-
481).

Ainsi, que l’État soit séparé de la lutte des classes ne signifie pas qu’il n’a rien à voir avec elle,
mais qu’il lui impose des limites au sein desquelles la formation d’un pouvoir social alternatif
est impossible, car seule une Force y est reconnue, et qu’elle y est reconnue comme la seule
Force. Dès lors, en se séparant de la lutte des classes, l’État participe à la constitution de la
forme dominante de la lutte des classes, celle dont ressort le pouvoir social de la classe
dominante, au détriment des autres formes par lesquelles un renversement du rapport des
forces et le surgissement d’autres pouvoirs sociaux pourrait devenir possible. C’est ce
qu’Althusser appelle le « pseudo-cercle de l’État » : « la Force qui entre dans les mécanismes
de la machine d’État, pour en sortir comme Pouvoir (…) n’y entre pas comme Force pure. (…)
[L]e monde dont elle provient est lui-même déjà soumis au pouvoir d’État. (…) [P]our exister,
l’ensemble de[s] formes [de la domination de classe] supposent déjà l’existence de l’État » (EI,
497). C’est pourquoi, pour résumer, l’État « veille (…) à ce que la lutte de classe, c’est-à-dire
l’exploitation, soit non pas abolie mais conservée, maintenue, renforcée, et bien entendu au
profit de la classe dominante, donc [à ce] que les conditions de cette exploitation soient
conservées et renforcées » (EI, 498)18. Althusser appelle ce processus « la grande mystification

17
L’idée de l’État comme « machine séparée » est formulée par Marx dans le 18 Brumaire de Louis
Bonaparte, qui commence à infléchir la conception instrumentaliste de l’État du Manifeste communiste. Elle
sera reprise et transformée dans La guerre civile en France. Ces déplacements s’accompagnent de
reformulations de l’idée de dictature du prolétariat et du couple de la « brisure » de l’État capitaliste et du
« dépérissement » de l’État en général. Cf. les entrées « Appareil », « Dépérissement de l’État » et
« Dictature du prolétariat » du Dictionnaire critique du marxisme. Nous reviendrons sur l’évolution de la
pensée de Marx sur ces questions à la fin du Chapitre IV.3.4. La reformulation de cette conception de l’État
par Lénine dans L’État et la révolution constitue une référence essentielle pour le développement de la
position d’Althusser.
18
La constitution de la forme dominante de la lutte des classes par l’État ne vise d’ailleurs pas seulement
l’oblitération de la force des classes dominées, mais aussi l’organisation de la classe dominante – aspect sur
lequel Althusser insiste souvent : « il lui faut cette “séparation”, pour pouvoir intervenir dans la lutte des
classes et “tous azimuts”, non seulement dans la lutte de la classe ouvrière, afin de maintenir le système
d’exploitation et d’oppression général de la classe bourgeoise sur les classes exploitées, mais aussi,

277
objective » (EI, 499) : nous verrons plus bas comment cette mystification opère au niveau
même des rapports de production en jouant un rôle essentiel dans la constitution du fétichisme
de l’instance dominante qui pose comme unique la forme dominante de la lutte des classes19.

éventuellement, dans la lutte de classe intérieure à la classe dominante, contre la division de la classe
dominante qui peut être pour elle, si la lutte de classe ouvrière et populaire est forte, un grave péril »
(EI, 438). Althusser mentionne à titre d’exemple le rôle de De Gaulle dans la recomposition de la classe
bourgeoise après la Deuxième Guerre mondiale. Ces thèses sont résumées d’une manière particulièrement
efficace par Balibar, qui les relie directement à la question du pouvoir social de la bourgeoisie : « C’est donc
une caractéristique historique de la bourgeoisie comme classe : les moyens de son unité sont les mêmes que
ceux de sa domination sur le prolétariat et l’ensemble des travailleurs exploités, ils reposent sur
l’organisation de la société tout entière dans l’État. (…) On peut dire que toute bourgeoisie en tant que classe
est, historiquement, une “bourgeoisie d’État” » (É. Balibar, Cinq études, op. cit., pp. 176-177). On trouve
une explicitation importante de cette idée, qui la lie à la forme de pouvoir social de la bourgeoisie dans la
production, chez Robelin : « Cette extériorité relative des conditions politiques générales de la production
capitaliste provient de la différence entre la propriété capitaliste sur les moyens de production, qui peut être
collective mais non de classe, et la propriété générale de la classe capitaliste sur la classe ouvrière elle-même,
résultat du procès de reproduction, que garantit l’État. (…) Voici ce que finalement concentre l’appareil
d’État, cette propriété d’une classe sur une autre » (J. Robelin, Marxisme et socialisation, op. cit., pp. 142-
143).
19
Cf. IV.1.5. À partir de ces passages, Irene Viparelli a identifié chez Althusser « une nouvelle représentation
“topique” de la société, qui garde très peu de l’ancienne formulation marxiste ». Cette « nouvelle »
représentation se rapproche de celle que nous avons en fait relevé depuis le début de son parcours.
« [S]tructure et superstructure n’indiquent plus, en aucun cas, la séparation-primauté présumée de
l’économique à l’égard du politique et de l’idéologique, en décrivant plutôt deux modes différents de
l’existence de l’économique, du politique et de l’idéologique. En tant qu’éléments structuraux, les relations
économiques, politiques et idéologiques se présentent comme relations de force, relations antagoniques, lutte
de classes. En tant que facteurs superstructuraux, fonctions de la reproduction sociale, elles se présentent de
façon mystifiée, comme expression de la domination de classe. Bref, “structure”, dans le dispositif
althussérien, n’indique plus le lieu de la relation dialectique entre capital et travail salarié, mais exprime le
noyau antagoniste de la société capitaliste, la lutte de classes qui se déroule dans les relations de production-
exploitation, dans les appareils politiques et idéologiques. La “superstructure”, parallèlement, ne représente
plus le lieu subordonné de la politique et de l’idéologie, mais plutôt la puissance mystificatrice de l’État qui
rend possible le procès de reproduction des rapports d’exploitation capitalistes » (I. Viparelli, « La nécessité
du “tournant” ontologique », tr. I. P. Pardelha, Cahiers du GRM, n° 8, 2015, §40). L’auteure ne va toutefois
pas jusqu’à reconnaitre qu’une telle reformulation de la topique est couplée à une reformulation tout aussi
radicale de l’idée de transition. C’est pourquoi, en renonçant, à juste titre, à l’idée de l’économie comme
instance déterminante en dernière instance, pour la remplacer avec une idée de la détermination proche de ce
que nous appelons « structuration », elle renonce aussi à l’idée d’instance dominante, qui joue pourtant un
rôle essentiel dans la détermination des différents modes de production. Elle aboutit alors, dans la lignée de
Negri, à une « ontologisation » de la révolution, qui la découple de l’histoire des modes de production : « La
séparation définitive entre histoire et révolution. (…) Ayant perdu tout lien avec le devenir, la révolution se
configure essentiellement comme antithèse du développement historique : en tant que processus conjoncturel
de destruction du temps historique, elle est essentiellement “rupture”, “interruption”, “blocage” des rapports
production-reproduction, structure-superstructure ; dissolution de la logique mystificatrice de l’État et
émergence de l’antagonisme structurel de la praxis sociale. La révolution ainsi, en refusant tout lien
dialectique avec le capital, se pose sur un terrain absolument discontinu : au-delà des rapports de production
et de reproduction capitalistes ; au-delà du plan ontique des rapports sociaux d’exploitation ; au-delà de
l’histoire » (ibid., §43). C’est pour éviter une telle dérive que nous proposons de ne pas découpler nécessité
historique et révolution, mais de cliver, par un concept de transition renouvelé, la nécessité historique elle-
même pour penser la révolution à partir de la transition comprise comme rapport entre des structurations
différentes du tout social. Nous croyons que l’on peut trouver là une réponse aux questions sur lesquelles se
clôt cet article : « comment la puissance libératrice affirmée à partir de la dissolution des liens
superstructurels peut acquérir une existence historique ? Et comment peut-elle se réaffirmer en tant que
logique immanente aux processus reproductifs ? Comment peut-on assurer que le mouvement de constitution
de la nécessité historique à partir de la rencontre aléatoire d’éléments n’implique la réaffirmation d’une

278
C’est la raison pour laquelle Althusser ironise sur les théoriciens de la « traversée
intégrale de l’État par la lutte des classes » (EI, 437) qui, croyant complexifier le marxisme et
son concept de « machine séparée », lequel semble côtoyer le mécanisme, risquent d’oblitérer
l’idée selon laquelle l’État intervient dans la lutte des classes en sanctionnant sa forme
dominante, c’est-à-dire justement en ne se laissant pas « traverser » par d’autres formes de
lutte des classes20. Qui plus est, l’État non seulement sanctionne la lutte des classes dominante,
mais la règle, afin d’éviter qu’elle ne mette en danger, par des conflits internes à la classe
dominante, sa reproduction en tant que dominante. Ainsi, « soutenir que l’État est “par
définition traversé par la lutte des classes”, c’est prendre ses désirs pour la réalité » (EI, 448),
parce que s’il y a une lutte des classes qui le traverse, c’est seulement la lutte des classes
dominante.

La position d’Althusser prend donc à contrepieds non seulement la conception de l’État


comme sujet médiateur « au-dessus de la mêlée », selon laquelle il détiendrait, en raison de sa
structure propre, un pouvoir spécial au-delà du pouvoir de classe, mais aussi celle qui
comprend l’État comme une « expression » de la lutte des classes, toujours soumise à ses aléas.
Toutefois, ce n’est pas pour revenir à l’idée, récurrente dans la tradition marxiste, de l’État
comme « instrument » dans les mains d’une classe – d’où la préférence accordée par Althusser
à la notion de machine. La conception instrumentaliste conduit en effet à l’idée que l’État
pourrait être employé tel quel par une autre classe que celle dont il assure la domination ; elle
réintroduit l’idée d’un État « en soi » neutre, bien que pouvant être mis au service de telle ou
telle classe à la suite de la prise du pouvoir. Or, dans la mesure où, dans sa structure propre, il
dépend de et reproduit un pouvoir social plus vaste que lui, en entérinant la forme de lutte des
classes dominante, l’État ne peut pas simplement être « pris » et « utilisé » tel quel par une
autre classe pour parvenir à ses buts. Selon sa structure propre, l’État n’autorise en fait que les
rencontres qui reproduisent le mode de production et le pouvoir social dominants et empêchent
l’actualisation d’autres modes de production et d’autres pouvoirs sociaux. Ce qui signifie
également que l’État n’est pas « crée » par la classe dominante pour poursuivre ses buts, mais
participe à la constitution des coordonnées qui forment la classe dominante elle-même en la
rendant dominante. C’est pourquoi s’il faut produire des rencontres qui constituent une
condition d’impossibilité de la reproduction du mode de production dominant, on peut être
assurés qu’elles ne seront pas contemplées par la structure donnée de l’État. Ces réflexions
nous aident à comprendre pourquoi Althusser insiste sur la distinction entre pouvoir d’État et
appareils d’État. C’est que la constitution du premier ne peut pas être comprise sans prendre en

logique mystificatrice ? Comment peut-on relier conjoncture et histoire, évènement et processus ? » (ibid.,
§45).
20
On verra que cette conception est défendue par Poulantzas, et que la critique d’Althusser est, du moins en
ce qui le concerne, partiellement injuste.

279
compte les deuxièmes. La spécificité du pouvoir d’État découle du caractère séparé de sa
structure propre, et c’est précisément ce caractère séparé qui en fait un pouvoir de classe21.

2. L’AIE juridique

Un rapide coup d’œil sur les AIE étudiés par Althusser de manière plus approfondie
nous aidera à mieux saisir ce mode de fonctionnement. Si l’on suit son ordre d’exposition, il
est d’abord question de l’AIE juridique. Une première approche met en relief que le droit
(Althusser se concentre sur le droit privé, qu’il considère comme la base de tout l’ordre
juridique) se donne comme un système formel qui fonctionne à la fois à la violence et à
l’idéologie juridique et morale. C’est un système : il tend à la non-contradiction, pour qu’on ne
puisse pas invoquer une norme contre une autre, et à la saturation interne, pour qu’il n’y ait pas
des « cas » qui ne tombent sous aucune norme (cf. SR, 94). C’est un système formel : il ne
porte pas sur le contenu des échanges qu’il règle, mais sur la forme des contrats d’échange. La
formalité est la caractéristique la plus marquante du droit, celle qui fonde son universalité. « Sa
formalité a évidemment pour effet de mettre entre parenthèses dans le Droit lui-même, les
contenus auxquels s’applique la forme du Droit. Mais elle n’a nullement pour effet de faire
disparaître par enchantement ces contenus. Tout au contraire : le formalisme du Droit n’a de
sens qu’en tant qu’il s’applique à des contenus définis qui sont nécessairement absents du droit
lui-même. Ces contenus sont les rapports de production et leurs effets ». En bref, le droit
« n’existe qu’en fonction d’un contenu dont il fait en lui-même totalement abstraction » (SR,
95). D’où l’importance de distinguer entre les rapports de production et les rapports de
propriété juridiques. Ces derniers n’acquièrent, dans leur universalité – le droit de propriété est
reconnu à tous les hommes –, du contenu qu’en se rapportant à des rapports de production,
suivant lesquels seuls certains sujets sont propriétaires des moyens de production et d’autres
sont dépourvus de tout à l’exception de leur force de travail, mais où cette différence est
effacée par la généralisation des rapports marchands.
Le Droit bourgeois est universel, pour une bonne et simple raison, c’est qu’en régime capitaliste le jeu
des rapports de production est le jeu d’un droit marchand effectivement universel, puisqu’en régime
capitaliste, tous les individus (…) sont sujets de droit et que tout est marchandise. Tout, c’est-à-dire
non seulement les produits socialement nécessaires qui se vendent et s’achètent, mais aussi l’usage de
la force de travail (fait sans précédent dans l’histoire, qui fonde dans la réalité dont il fait abstraction,

21
En ce sens, l’idée que le pouvoir d’État est un pouvoir de classe, ne revient nullement à remettre en
question l’autonomie relative de l’État. Au contraire, c’est précisément cette autonomie relative qui en fait un
pouvoir de classe sans le réduire à un pur instrument. Un tel reproche avait été adressé en particulier à
Pouvoir politique et classes sociales de Poulantzas par Miliband et Laclau. Poulantzas leur répond que
« l’autonomie relative de l’État capitaliste relève précisément des relations contradictoires entre les
différentes classes sociales. (…) [I]l est, en dernière analyse, une “résultante” des relations de pouvoir entre
les classes dans une formation capitaliste – tout en étant parfaitement clair que l’État capitaliste a sa propre
spécificité institutionnelle (séparation du politique et de l’économique) qui le rend irréductible à une
expression immédiate et directe d’intérêts strictement “économico-corporatifs” de telle ou telle classe ou
fraction du bloc au pouvoir (Gramsci), et qu’il doit représenter l’unité politique de ce bloc sous l’hégémonie
d’une classe ou d’une fraction d’une classe » (N. Poulantzas, « The Capitalist State », op. cit., p. 73).

280
la prétention du droit à l’universalité). (…) C’est parce que les rapports de production capitalistes
obligent les individus dépossédés de tout moyen de production, donc « libres » de tout moyen de
production, à vendre « librement » l’usage de leur force de travail comme travailleurs salariés, que les
prolétaires sont, devant le droit bourgeois, dotés des mêmes attributs juridiques que les capitalistes :
libres, égaux, libres d’aliéner (de vendre) leur « propriété » (en l’espèce l’usage de leur force de
travail, puisqu’ils ne « possèdent » rien d’autre), et libres d’acheter (de quoi vivre pour reproduire leur
existence, comme « possesseurs » de leur force de travail). Abstraction, formalité et universalité du
Droit, ne sont donc que la reconnaissance officielle, légale, des conditions formelles réglant le jeu,
c’est-à-dire le fonctionnement des rapports de production capitalistes (SR, 200)22.

Mais pourquoi faut-il considérer le droit comme un appareil d’État ? D’abord, parce
que le droit est nécessairement répressif : il ne saurait exister sans un système de sanctions
qu’il doit inscrire en lui-même – le droit, disait Kant qu’Althusser reprend ici, implique la
contrainte –, et sans un appareil de répression qui assure l’application de ces sanctions. C’est
par là que le droit « fait corps avec l’État » (SR, 101). Mais, souligne Althusser, cet appareil
répressif n’a le plus souvent pas besoin d’intervenir – et même de se montrer – pour
fonctionner. Dans presque la totalité des cas, c’est l’idéologie qui assure le fonctionnement du
droit. Il s’agit en l’occurrence de la collaboration de l’idéologie juridique et de l’idéologie
morale. En effet, le fonctionnement du droit se fonde sur l’évidence, partagée par tous les
sujets en tant qu’ils sont interpellés par l’idéologie juridique, que tous les hommes sont par
nature libres et égaux. En plus, il tire sa force obligatoire du fait que, à cause de l’idéologie
morale, les sujets se trouvent obligés par leur conscience et leur sens du devoir à respecter
leurs engagements. En faisant appel à la nature humaine, l’idéologie juridico-morale se situe
ainsi « en dehors du droit » (SR, 103) : c’est cette extériorité qui permet d’extraire le droit de
la conflictualité des rapports de production en faisant de ceux-ci le « dehors » auquel il

22
Ces développements expliquent pourquoi les althussériens ont toujours tenu à ne pas confondre les
rapports de production avec les rapports juridiques. Comme le dit Balibar, « il s’agit de distinguer nettement
la relation que nous avons désignée comme “propriété” du droit de propriété » (LC, 457) : « Les rapports
juridiques sont universalistes et abstraits : ils s’établissent entre “personnes” et “choses” en général ; c’est la
structure systématique du droit qui définit ses supports comme individus (personnes) opposés à des choses.
De même, c’est par leur fonction dans le procès de production que les moyens de production sont supports
d’une relation de la structure économique, et que cette relation (contrairement à la propriété ou au contrat) ne
peut être définie pour des individus, mais seulement pour des classes sociales ou des représentants de classes
sociales » (LC, 465). Certes, les rapports de production se définissent aussi en termes de propriété, mais il ne
s’agit pas de la propriété de n’importe quelle chose, mais de la propriété privée des moyens de production en
tant qu’elle se rapporte à la propriété de la force de travail – deux formes de propriété intrinsèquement
inégales. J. Bidet souligne que, dans le passage que nous venons de citer, Althusser tend à identifier le droit
au droit privé et donc à supposer que le droit sera supprimé (avec les rapports marchands) dans le socialisme
(« il n’est de droit que marchand et donc bourgeois. Le mode de production socialiste supprimera tout
droit » (SR, 96)). Bidet rattache cette position au fait de réduire la force de travail à une pure marchandise (ce
qui se manifeste dans la « bévue » qui fait dire à Althusser qu’on vend l’usage de la force de travail, alors
qu’on vend la force de travail – ce qui signifie que l’usage de la force de travail n’est jamais une pure
marchandise). Ce qui conduit Althusser à ne pas voir que la « contractualité » est aussi un rapport social de
liberté et, concurremment, que la « contractualité » prend dans la modernité nécessairement deux formes :
« le monde moderne connaît deux principes de structuration de classe, l’un fondé sur le marché et donc sur
l’appropriation privée des moyens de production, et l’autre sur le plan, ou l’organisation, et donc sur
l’appropriation publique et centrale de ces moyens » (J. Bidet, « La lecture du Capital par Althusser », op.
cit., p. 22).

281
s’applique. C’est ici que l’on retrouve la figure de la séparation sanctionnant la forme
dominante de la lutte des classes.

On voit ainsi que l’idéologie ne se limite pas à masquer la violence propre au droit en
tant qu’appareil répressif. Le « supplément » qu’elle apporte au droit de l’extérieur est au
fondement même de son fonctionnement, de son application « par abstraction », aux rapports
de production. L’AIE juridique s’applique à des hommes libres et égaux : libres et égaux dans
l’échange de leur marchandise – leur force de travail – contre une autre marchandise – le
salaire. Althusser souligne que, de ce point de vue, « cette liberté et cette égalité politiques
n’étaient pas du tout imaginaires, mais une forme politique particulièrement typique de la
dictature de la bourgeoisie » (VN, 279). En effet, dans l’échange, comme Marx l’a démontré,
toutes les marchandises s’échangent à leur valeur. Il n’y a là aucune « injustice »23. Mais par là
le droit « fait abstraction » du caractère de classe de ces rapports entre individus, tel qu’il est
défini par le procès d’extorsion de la plus-value dans la production, qui est « un procès de
violence par laquelle la classe (…) capitaliste se soumet la force de travail de la classe
ouvrière, pour arracher à la classe ouvrière la plus grande part possible de la valeur que son
travail a ajoutée à la valeur issue des moyens de production détenus par la classe capitaliste
(VN, 285). L’AIE juridique pose ainsi des coordonnées du conflit telles la lutte des classes
prend la forme d’un rapport entre individus libres et égaux. Les conflits peuvent donc bien
persister, mais ils sont exposés seulement par le biais des coordonnées posées par l’idéologie
juridique – de telle sorte qu’ils ne bouleversent pas le pouvoir social dominant24. Althusser
affirme alors que le rapport entre la liberté et l’égalité propres aux rapports de production
capitalistes et la liberté et l’égalité (de nature) reconnues par le droit indique que l’AIE
juridique reproduit les rapports de production capitalistes en intervenant dans le
fonctionnement même des rapports de production25.

23
C’est pourquoi le rapport de production capitaliste ne peut pas être compris comme un « vol » qui pourrait
être éliminé en distribuant de manière plus juste les produits du travail.
24
C’est ainsi que les individus sont formés de manière à assumer les formes d’individualités compatibles
avec le mode de production capitaliste : « la reproduction des rapports de production capitalistes est assurée
(…) à la fois par l’intervention relativement exceptionnelle du détachement répressif d’État spécialisé dans
les sanctions juridiques, et par l’intervention continuelle, omniprésente, de l’idéologie juridico-morale qui la
“représente” dans la “conscience”, c’est-à-dire dans le comportement matériel des agents de la production et
des échanges » (SR, 201-202).
25
Cette idée est explicitée par Bernard Edelman, qui l’approfondit jusqu’à la mettre en rapport avec l’idée
d’interpellation idéologique : « le droit présente cette double fonction nécessaire, d’une part, de rendre
efficaces les rapports de production, d’autre part, de refléter concrètement et de sanctionner les idées que se
font les hommes de leurs rapports sociaux. (…) Le droit occupe cette place unique d’où il puisse sanctionner
par la contrainte sa propre idéologie, i.e. rendre aussi directement efficaces les rapports de production. Que
ces rapports de production soient rendus juridiquement efficaces par la catégorie première de sujet de droit
révèle bien le rapport imaginaire des individus aux rapports de production » (B. Edelman, Le droit saisi par
la photographie. Éléments pour une théorie marxiste du droit, Paris, Maspero, 1973, p. 12, 25). Cette double
fonction est assurée par le fait que « le Droit fixe et assure la réalisation, comme donné naturel, de la sphère
de la circulation » (ibid., p. 88) : « La circulation de la valeur d’échange n’est rien d’autre que la circulation
de la liberté et de l’égalité, en tant que déterminations de la propriété, et toute l’idéologie bourgeoise est une
idéalisation de ces déterminations. (…) Dès lors que le procès de la valeur d’échange est le procès même de

282
C’est la raison pour laquelle, aux yeux d’Althusser, « dans le domaine de ce que nous
appellerons provisoirement les idéologies pratiques, c’est l’idéologie juridico-morale qui joue
le rôle dominant » (SR, 202). C’est pourquoi dans la théorie de l’idéologie en général, et
notamment lorsqu’il s’agit de rendre compte de la structure et du fonctionnement interne de
l’idéologie, le concept de sujet – dont Althusser rappelle souvent l’origine juridique – joue un
rôle si central. Ce qui en même temps implique que c’est seulement avec le devenir dominant
de l’idéologie juridique que la catégorie de sujet se révèle en tant que constitutive de
l’idéologie en général : « même si elle n’apparait sous cette dénomination (le sujet) qu’avec
l’avènement de l’idéologie bourgeoise, avant tout avec l’avènement de l’idéologie juridique,
qui emprunte la catégorie juridique de “sujet de droit” pour en faire une notion idéologique :
l’homme est par nature un sujet, la catégorie de sujet (…) est la catégorie constitutive de toute
idéologie »26.

la liberté et de l’égalité, dès lors que les individus ne sont que des “équivalents vivants”, le procès de la
valeur d’échange devient le procès du sujet, et le procès du sujet, le procès de la valeur d’échange. Autrement
dit, dans la sphère de la circulation, tout se passe (et ne se passe pas) entre sujets, qui sont aussi les sujets de
ce grand Sujet qu’est le capital. Et comme, par ailleurs, la circulation escamote (en la révélant) la production,
on peut dire alors que toute production se manifeste comme production d’un sujet. (…) [S]’il est vrai que
toute idéologie interpelle les individus en sujets, le contenu concret/idéologique de l’interpellation bourgeoise
est le suivant : l’individu est interpellé comme incarnation des déterminations de la valeur d’échange. Et je
peux ajouter que le sujet de droit constitue la forme privilégiée de cette interpellation, dans la mesure même
où le Droit assure et assume l’efficacité de la circulation. Mais comme, par ailleurs, la circulation ne peut
prétendre à sa reproduction que par des sujets, la valeur d’échange, et sa forme la plus achevée le Capital, se
pose comme Sujet absolu qui s’assure et se légitime au nom de sa propre redistribution en sujets » (ibid.,
pp. 92-93).
26
SR, 221. Comme l’explique Pêcheux, « [c]es rapports juridico-idéologiques ne sont pas intemporels : ils
ont une histoire qui est liée à la construction progressive, à la fin du Moyen-Âge, de l’idéologie juridique du
Sujet (…). Mais cela ne signifie nullement que l’effet idéologique d’interpellation apparaisse seulement avec
ces nouveaux rapports sociaux ; simplement, ils constituent une nouvelle forme d’assujettissement, la forme
pleinement visible de l’autonomie » (M. Pêcheux, Les vérités de La Palice, op. cit., p. 143n). À propos de
l’idée selon laquelle l’idéologie juridique, et la catégorie du sujet de droit, constitue l’idéologie (régionale)
dominante dans la modernité, Toscano a souligné que les deux « abstractions réelles » de la monnaie et de la
démocratie « sont conjointes dans le sujet de droit qui est le sujet de l’échange marchand et des droits
politiques, à la fois un bourgeois (ou un travailleur salarié) et un citoyen » (A. Toscano, « The Detour of
Abstraction », in J. Barker, G. M. Goshgarian (éds.), « Other Althussers », Diacritics. A review of
Contemporary Criticism, vol. 3, n° 2, 2015, p. 80, nous traduisons). La question de la conception
althussérienne du droit a fait l’objet d’un ouvrage récent. Pour notre développement, il faut retenir en
particulier l’intervention de W. Montag, qui insiste sur les analogies entre la critique althussérienne du sujet
juridique et la critique du droit subjectif élaborée par Hans Kelsen dans son Reine Rechtslehre, en relevant
qu’elles remettent toutes les deux en question la fondation idéologique de l’ordre juridique sur un sujet
autoréférentiel extérieur à ses opérations. Montag souligne ensuite que, contrairement à Kelsen, qui tente de
justifier la formalité, la systématicité et l’universalité du droit de manière purement immanente, Althusser
relève que le « dehors » sur lequel le droit est idéologiquement fondé (le sujet de droit) s’impose
nécessairement afin d’abstraire le droit du « dehors » qui le détermine réellement, à savoir les rapports de
production (cf. W. Montag, « The threat of the outside. Althusser’s reflection on law », in L. de Sutter (éd.),
Althusser and Law, op. cit.). En opérant un geste analogue, Juan Domingo Sánchez Estop relève les
similitudes entre les critiques de la neutralisation libérale de la politique développées par Althusser et Carl
Schmitt – des critiques qui cherchent à ramener la loi au « dehors » dont elle dépend, à savoir, pour le
premier, les rapports de production et, pour le deuxième, la décision souveraine sur l’état d’exception.
Néanmoins, Schmitt conçoit l’état d’exception comme une intervention ponctuelle qui rétablit une structure
de normalité à l’intérieur de laquelle les lois puissent être appliquées, alors qu’Althusser s’efforce de penser
la présence permanente du pouvoir de classe dans le système juridique (cf. J. D. Sánchez Estop, « Althusser’s

283
3. Les AIE politique et syndical

Dans des sections où il faut chercher la raison probable pour laquelle Althusser a
décidé de ne pas publier son ouvrage, il est question des syndicats et des partis politiques, qui
sont définis comme étant eux aussi des AIE. On pourrait même penser que la notion d’AIE a
été fondamentalement construite pour penser ces institutions-ci, en particulier lorsqu’elles se
pensent comme des institutions de la lutte des classes. Althusser est évidemment
particulièrement attentif à nuancer l’idée selon laquelle tout syndicat et parti politique, de par
le fait de s’inscrire dans les AIE, participe nécessairement à la reproduction des rapports de
production et du tout social capitaliste. Au contraire, nous verrons plus tard comment et
pourquoi il estime que la lutte des syndicats et partis prolétariens est, « dans le principe même,
radicalement antagoniste » (SR, 131) par rapport aux AIE27. Il n’en reste pas moins qu’en dépit
des « mesures d’exception » par lesquelles on les traite, les partis et les syndicats prolétariens
occupent une place dans les AIE. Ils sont donc soumis à l’Idéologie d’État qui y règne et qui
comporte pour eux des « grands dangers » : « le “crétinisme parlementaire” pour le Parti,
l’“économisme” pour le syndicat, deux formes de réformisme » (SR, 132). Ces deux dangers
sont l’effet de la limitation que les AIE imposent aux formes de lutte des classes pour les
inscrire dans la reproduction de la forme de lutte des classes dominante, c’est-à-dire du mode
de production capitaliste. Ils tendent ainsi nécessairement à « digérer » d’autres formes de
lutte, comme le montre aux yeux d’Althusser l’exemple paradigmatique des partis sociaux-
démocrates : leur idéologie « est un simple sous-produit à destination des ouvriers de
l’idéologie bourgeoise : l’idéologie petite-bourgeoise réformiste » (SR, 132) ; « quand leurs
“leaders” sont au “pouvoir”, c’est-à-dire à la tête du Gouvernement (ne pas confondre le
renversement d’un gouvernement avec la prise du pouvoir d’État), ils se conduisent, selon la
belle formule de Léon Blum, en “loyaux gérants du régime capitaliste” » (SR, 132), leur action
produisant avant tout « la division des forces ouvrières » (SR, 133). De manière générale,
l’inclusion des partis et syndicats prolétariens dans les AIE relève toujours, du moins en partie,
de l’effort de la bourgeoisie d’organiser, sur les bases de sa propre forme de lutte des classes,
la classe ouvrière28. Cet effort peut bien entendu prendre des formes différentes qui se

paradoxical legal exceptionalism as a materialist critique of Schmitt’s decisionism », in L. de Sutter (éd.),


Althusser and Law, op. cit.). Ainsi, avec Schmitt et contre Kelsen, Althusser pense que le droit ne peut pas
être fondé de manière totalement immanente ; avec Kelsen et contre Schmitt, Althusser pense que le
« dehors » du droit ne peut pas être conçu comme un sujet. Son dehors devient alors le procès conflictuel
avec lequel le droit est articulé sous forme de dénégation. Nous avons proposé une lecture pragmatiste de la
conception althussérienne du droit dans F. Bruschi, M. Maesschalck, « Law and Belief : A Pragmatist
Interpretation of the Althusserian Conception of Legal Ideology », Law and Critique, Vol. 26, n° 3, 2015.
27
Cf. Chapitre IV.2.2.
28
Althusser rappelle ici le « mot admirable » de Péron : « la bourgeoisie doit organiser la classe ouvrière :
c’est le meilleur moyen de la protéger contre le marxisme » (SR, 133). Pour une vision de ce processus
proche de celle d’Althusser, mais depuis un point de vue beaucoup plus « pessimiste » que le sien quant
à « la possibilité du droit d’être tourné tout en étant respecté » (SR, 147), cf. : « [L]orsque je dis que “tout”

284
distribuent sur un éventail qui va des organisations ouvrières créées ad hoc par les régimes
fascistes, en passant par les organisations « trade-unionistes » et « travaillistes » en Angleterre
et dans les pays scandinaves, ou encore les organisations « socio-démocrates » en France et en
Allemagne, jusqu’à la présence d’organisations « dans le principe antagonistes » dans des AIE
comme ceux de la France et de l’Italie. C’est évidemment ce dernier cas qui révèle le caractère
extrêmement fragile de cet effort d’organisation de la classe ouvrière par la bourgeoisie. Dans
la mesure où par là, ce cas nous donne accès de la manière la plus directe aux différentes
formes de la lutte des classes en tant qu’elles sont prises dans le mécanisme de la reproduction
sociale, il devra faire l’objet d’une analyse spécifique29.

Pour l’instant, nous nous limiterons à résumer les effets pour la reproduction du mode
de production capitaliste de l’intégration de ces organisations dans les AIE – effets
qu’Althusser nomme donc « crétinisme parlementaire » et « économisme ». Dans le premier
cas, il s’agit de limiter la lutte politique aux élections, à la représentation parlementaire et à la
défense ou au renversement d’un gouvernement30 – c’est-à-dire de donner une image de la
politique comme expression d’une volonté individuelle se composant dans une volonté
générale « rationnelle » par le correctif du principe de la majorité.
Cet AIE peut être défini par un mode de représentation (électorale) de la « volonté populaire », par des
députés élus (suffrage plus ou moins universel) devant lesquels le gouvernement est censé être
« responsable » de sa politique. (…) [L]es pièces de ce système, tout comme son principe de
fonctionnement, reposent sur l’idéologie de la « liberté » et de « l’égalité » de l’individu électeur, sur
le libre choix des représentants du peuple par les individus qui « composent » le peuple, en fonction
de l’idée que chaque individu se fait de la politique que doit suivre l’État. (…) Toute l’idéologie (…)
soutient cette « évidence » des « droits de l’homme » : que chaque individu est libre de choisir son
camp (son parti), et surtout soutient l’idée sous-jacente à la première idée, et qui n’est à la limite
qu’une imposture, qu’une société est composée d’individus (…) que la volonté générale sort des urnes
du scrutin majoritaire, et que c’est cette volonté générale, représentée par les députés des partis, qui
fait la politique de la nation (…). [O]n sait que la « matrice » de cette idéologie dominante est
l’idéologie juridique (SR, 253-255, cf. aussi IP, 252).

Il est clair que l’effet principal d’une telle image de la politique est d’évacuer la lutte des
classes comme forme de politique, c’est-à-dire imposer (par la dénégation) comme seule forme
de politique celle qui est appropriée à la forme dominante de la lutte des classes, celle qui

est là pour dévoyer la lutte des classes, j’entends par exemple que les luttes ouvrières elles-mêmes sont prises
dans ces appareils, qu’elles se développent dans ces structures, et que ces structures ne sont pas sans effets
sur son combat. (…) Par exemple, si d’un côté on peut se féliciter du “pouvoir” légal que la classe ouvrière a
conquis, de l’autre côté on peut se demander de quelle nature est ce pouvoir dès lors qu’il est légal.
Autrement dit, si la loi (bourgeoise) donne “du” pouvoir à la classe ouvrière de quel pouvoir est-il
exactement question ? On conviendra sans peine qu’il ne peut s’agir que de “pouvoir bourgeois”, octroyé par
un “droit bourgeois” » (B. Edelman, La légalisation de la classe ouvrière, tome 1 : L’entreprise, Paris,
Christian Bourgeois, 1978, pp. 11-12).
29
Cf. Chapitre IV.2.2.
30
Il faut noter qu’Althusser insiste sur le fait que le gouvernement ne fait pas partie des AIE, mais de
l’appareil répressif d’État : « Ainsi entendu (Chef de l’État, Gouvernement, administration) l’appareil
politique d’État est une partie de l’appareil d’État (répressif) (…). Et voici le point sensible : il faut distinguer
l’appareil politique d’État (…) de l’appareil idéologique d’État politique » (SR, 253). Althusser considère
que la forme aboutie de ce dernier est la représentation parlementaire.

285
reproduit le pouvoir social de la classe dominante. Althusser affirme alors qu’« il n’est pas de
voie parlementaire au socialisme » (SR, 142), non pas parce que la lutte parlementaire ne joue
pas un rôle, parfois même crucial, dans ce passage, mais parce qu’il ne faut pas croire aux
« impossibles miracles de l’action purement démocratique-parlementaire », car « jamais l’État
bourgeois n’acceptera de se laisser prendre et détruire (…) par 450 députés aux mains nues
(…), c’est-à-dire par une simple majorité parlementaire » (SR, 142). Tout d’abord, parce que
l’État ne se réduit pas au gouvernement et au parlement : il est composé de l’ensemble des
AIE, et dispose en plus d’un appareil répressif « quotidien », d’un appareil répressif « en
dernière instance », l’armée, et du support des « États Impérialistes frères ». Mais surtout,
parce qu’une telle transformation ne peut être portée que par un pouvoir social alternatif, c’est-
à-dire une structuration différente du tout social. Althusser n’en donne qu’un exemple : dans le
mode de production capitaliste, un simple gouvernement sera toujours à la merci des procédés
financiers (notamment de la fuite de capitaux), c’est-à-dire du pouvoir d’investissement du
capital, figure suprême du pouvoir social de la classe dominante.

Il en va de même, sur un plan idéologique au sens « étroit » du terme, de la reprise de


« mots d’ordre » politiques propres à la bourgeoisie, tels que ceux de la défense des libertés
démocratiques, ou de l’indépendance nationale. Althusser rappelle ici que de Gaulle lui-même
a su magistralement brandir de tels drapeaux, et qu’il faut donc toujours garder à l’esprit que
« la question de la nature de la démocratie est, en dernière instance, une affaire de classe »
(SR, 147), « qu’il y a nation et nation, et que la nature de la nation est, en dernière instance,
une affaire de classe » (SR, 148). Le même discours s’applique, bien entendu, à l’humanisme.
Althusser rappelle alors, en ironisant sous le titre du célèbre ouvrage de Léon Blum, la
vocation social-démocrate à une politique « à l’échelle humaine » : « Cette fameuse “échelle
humaine” présente en effet cet avantage appréciable de permettre à ceux qui en gravissent les
échelons (…) de tout simplement “s’élever au-dessus” du point de vue “mesquin” de la “lutte
des classes” » (SR, 142).

Dans l’ensemble, ce que les AIE font à la lutte politique, c’est donc de la séparer de la
lutte des classes, ou de réduire la lutte des classes à ce qui d’elle est autorisé à « passer » dans
les AIE. L’effort de limitation de la lutte des classes à sa forme dominante – qui est, on vient
de le voir, une manière de dénier la lutte des classes – est encore plus explicite lorsqu’on se
penche sur la lutte « économique », telle qu’elle est menée par les syndicats. Sur un premier
niveau, afin de comprendre pourquoi les syndicats sont aussi des AIE,
Il serait bon de (…) commencer non pas par le syndicat ouvrier de la lutte des classes (…), mais de
partir du CNPF [Confédération Nationale du Patronat Français], et de redescendre l’échelle en
découvrant le nombre incroyable d’organisations syndicales patronales ou corporatives qui se
chargent de « défendre les intérêts » de la profession. Le système de ces organisations constitue un
Appareil qui réalise une idéologie de « défense des intérêts de… » la profession ! naturellement
doublée d’une idéologie des inestimables Services que la dite Profession rend au Public et à l’intérêt
de la Nation, réalisant ainsi un des grands thèmes de l’Idéologie d’État, celui de l’intérêt Général et
National dans la Liberté d’Entreprise et la Défense des Grandes Valeurs Morales. La “défense de la

286
profession” est pour les syndicats de grands et moyens patrons la feuille de vigne de leur but de classe
(SR, 149-150).

En ce qui concerne les syndicats ouvriers, le risque principal de leur intégration dans les AIE
est l’apolitisme, qui « fait partie des thèmes de l’idéologie d’État réalisée dans l’Appareil
idéologique syndical qui proclame : “Défense ‘apolitique’ des intérêts de la Profession… dans
l’intérêt de la Nation !” La lutte contre l’apolitisme syndical est donc la pierre de touche de la
lutte idéologique de classe d’une organisation syndicale ouvrière » (SR, 150n).

Sur un plan encore plus profond, il faut reconnaitre qu’à la différence du traitement
plus ou moins « inclusif » qu’elle a réservé aux organisations politiques de ses exploitées, la
« bourgeoisie a pris d’entrée de jeu (1791 [Loi Le Chapelier]) le plus grand soin de réprimer
par la loi et la pire violence toute velléité d’organisation et de lutte économique de ses propres
exploités, les prolétaires » (SR, 151)31. En effet, à la différence de la lutte des classes politique,
« non seulement la bourgeoisie n’avait nul besoin de l’appoint de la lutte de classe économique
des ouvriers, mais tout au contraire, elle avait tout à en craindre, puisque cette lutte de classe
économique, s’attaquant à l’exploitation capitaliste, s’attaquait en fait, directement, à la base
matérielle de l’existence du capitalisme, donc de la société bourgeoise, et de la domination
politique de la bourgeoisie » (SR, 158). C’est pourquoi, « les syndicats ouvriers eurent plus de
mal à se faire reconnaitre leur existence légale et réelle et leurs “droits” dans l’Appareil
idéologique d’État que les partis politiques ouvriers dans le leur » (SR, 162), sans parler des
difficultés rencontrées quotidiennement par les militants syndicaux qui rendent cette forme de
militance plus difficile, aux yeux d’Althusser, que la militance dans un parti politique.

On voit alors que plus on s’approche des rapports de production, plus la forme
dominante de la lutte des classes tend à faire disparaitre la lutte des classes elle-même. Il
s’ensuit que la séparation par rapport aux rapports de production réalisée par les AIE produit
une double division : la division des forces ouvrières au niveau politique (parti communiste –
parti socialiste) et au niveau syndical (division entre syndicats) est doublée par la division
même entre niveau économique et niveau politique. « La bourgeoisie n’est pas bête du tout.
Elle fait tout pour empêcher [la] menace mortelle [de la fusion des luttes des classes
économique et politique], et, en bonne cartésienne qu’elle est, pour régner, elle “divise les
difficultés”, c’est-à-dire elle pratique une politique stratégique, patiente, tenace et intelligente

31
Althusser traite longuement de la loi Le Chapelier dans VN, 289sqq. Il en fait l’exemple de la manière dont
une forme de la lutte des classes, en l’occurrence la lutte de la bourgeoisie contre la féodalité pour libérer le
marché et le travail des interdits des corporations, en poursuivant ses objectifs propres, produit des résultats
dans le cadre d’une autre forme de la lutte des classes : « C’est la lutte des classes de la bourgeoisie contre la
féodalité qui, littéralement, crée la classe ouvrière. Primat de la lutte de classes sur les classes » (VN, 293-
294). La loi Le Chapelier est une « loi de lutte de classe de la bourgeoisie à la fois contre la classe féodale et
contre la classe ouvrière » (VN, 295-296).

287
de division du mouvement ouvrier politique d’une part, et du mouvement syndical d’autre part,
et enfin de leurs rapports » (SR, 156)32.

Il s’ensuit qu’au niveau de la manière même dont les théoriciens des luttes ouvrières
conçoivent leurs tâches, ils tendent à opposer la lutte syndicale, comprise comme constituée de
revendications purement quantitatives, à une stratégie « politique » de revendications
qualitatives, c’est-à-dire à se plier à la forme dominante de la lutte des classes :
Les premières, qui concernent la « défense des intérêts matériels » des salariés (…), sont tenues pour
bassement matérialistes et sans « horizon » ni « perspective » « stratégiques révolutionnaires
globales » (…) donc quasi-méprisables. Les secondes, en revanche, les « qualitatives », sont nobles,
dignes de l’Histoire universelle, c’est-à-dire de l’intérêt que leur portent ces théoriciens pour élaborer
leur « stratégie globale » de la Révolution mondiale, où le prolétariat n’a qu’à bien se tenir, c’est-à-
33
dire tenir la place qu’on lui désigne (SR, 157) .

4. L’AIE scolaire

Nous avons vu qu’Althusser ouvre son étude de la reproduction du mode de production


capitaliste en analysant la reproduction des conditions de la production. Un aspect de cette
reproduction est d’abord assuré par l’instance économique elle-même. Toutefois, le fait même
que la division « technique » entre les postes dans la production est déjà une division sociale,

32
« Les juristes ont forgé une arme extrêmement efficace : le travail, disent-ils, est professionnel. (…)
[L]orsqu’on dit que le travail est professionnel, on énonce l’idée toute simple qu’il se manifeste dans un
rapport strictement privé. Et on énonce aussi cette autre idée qu’il n’a rien à voir, de ce fait, avec la politique.
(…) [E]n qualifiant le travail de “professionnel”, on le range du côté de l’économique : à l’Homme (le
travailleur) l’économique, au citoyen la participation politique. Et la bourgeoisie pourra alors sereinement
affirmer que la politique s’arrête aux portes de l’usine ; elle pourra dénier à la classe ouvrière la seule
pratique de classe qui lui soit propre – la grève – puisqu’elle est la seule pratique où la classe ouvrière
s’organise elle-même, et pour elle-même, sur les lieux de la production. (…) On l’a bien compris : la
politique, pour le droit, c’est le fonctionnement des institutions constitutionnelles, qui exclut la classe
ouvrière en tant que classe, et la transforme en une somme de citoyens. Et on a bien compris ce qui se cachait
derrière la distinction professionnel/politique : l’interdiction légale faite aux travailleurs d’envisager la lutte
“économique” comme une lutte “politique” » (B. Edelman, La légalisation de la classe ouvrière, op. cit.,
pp. 53, 68).
33
C’est pourquoi, lorsque Lénine affirme que la classe ouvrière laissée à elle-même ne peut mener qu’une
lutte des classes économique « trade-unioniste », il ne formule pas, selon Althusser une critique de la lutte
des classes économique en tant que telle, mais de la ligne politique bourgeoise qui s’empare de la lutte des
classes économique. Lénine vise alors « les limites absolues de la lutte politique spontanée du Mouvement
Ouvrier, que le trade-unionisme fait tomber dans le piège réformiste de la collaboration de classe. À la
rigueur le trade-unionisme part à la conquête du “gouvernement” – mais jamais de l’État capitaliste »
(SR, 164). Nous ne pouvons pas nous retenir de mentionner la critique des théories de la « société de
consommation » qui constituent le soubassement idéologique du mépris à l’égard des luttes
« quantitatives » : « [C]’est tout juste si on n’envoie pas dire aux ouvriers que c’est une honte que de
demander “des sous” pour s’acheter le frigidaire, la télé, et même la voiture dont on sait, en bonne théorie
bourgeoise de la “société de consommation”, qu’ils sont, par eux-mêmes, “aliénants” pour la lutte de classe,
puisqu’ils “corrompent l’âme” de leurs détenteurs. (…) Par quel miracle des intellectuels ou des “étudiants”
pourvus de tous les avantages de la Société de consommation peuvent-ils échapper à “l’aliénation” que les
mêmes objets de la société de consommation provoquent chez les ouvriers ? Réponse : parce qu’ils sont
“conscients”, eux, de leur aliénation. Or, ce n’est pas la conscience qui détermine l’être, mais l’être qui
détermine la conscience (Marx). Cette vérité souffre une exception et une seule : ceux des intellectuels qui
ont besoin de croire que, chez eux, et chez eux seulement, c’est la conscience qui détermine l’être… »
(SR, 157-158, 158n).

288
une division de classe, ne peut pas être pensé sans faire intervenir une instance extérieure à
l’économie : l’AIE scolaire. Althusser souligne en effet que le fait d’occuper une certaine place
dans la division « technique » du travail requiert un certain nombre de savoirs et de savoir-
faire : pour que les formes d’individualité historiques nécessaires au fonctionnement du procès
de production puissent être remplies, la force de travail doit être qualifiée.
Les uns possèdent (…) le monopole de certains contenus et de certaines formes de savoir, donc de
« savoir-faire » (…), alors que les autres (…) sont parqués dans d’autres contenus et formes de
savoir-faire. (…) [D]ans la masse de ses effets, le monopole officiel de certains savoirs, et l’interdit
pratique des mêmes « savoirs » pour les ouvriers, maintient dans les rapports d’une « division du
travail » déclarée purement technique, la toute-puissance de la division sociale des rapports de
production, par l’autorité des premiers sur les seconds. En effet, pas de division, d’organisation et de
direction du travail sans rapports hiérarchiques d’autorité (73-74).

Or, un tel apprentissage n’est plus exclusivement assuré, dans le mode de production
capitaliste, « sur le tas », mais aussi par l’école.

Le rôle de l’école ne s’épuise par ailleurs pas dans l’enseignement des savoirs et
savoir-faire nécessaires à la participation au processus de production : « la reproduction de la
force de travail exige non seulement une reproduction de sa qualification, mais, en même
temps, une reproduction de sa soumission à ces règles du respect de l’ordre établi, c’est-à-dire
une reproduction de sa soumission à l’idéologie dominante pour les ouvriers, et une
reproduction de sa capacité à manier l’idéologie dominante pour les agents de l’exploitation et
de la répression (…). [C]’est dans les formes et sous les formes de l’assujettissement
idéologique qu’est assurée la reproduction de la qualification de la force de travail » (SR, 87).

Ces caractéristiques de l’AIE scolaire conduisent Althusser à penser que « ce que [la
bourgeoisie] a mis en place comme son appareil idéologique d’État n° 1, donc dominant, c’est
l’Appareil scolaire, qui a en fait remplacé, dans ses fonctions, l’ancien Appareil idéologique
d’État dominant, à savoir l’Église. On peut même ajouter : le couple École-Famille a remplacé
le couple Église-famille » (SR, 177). On pourrait alors affirmer que, pour Althusser, si l’AIE
juridique est dominant formellement, dans la mesure où il fournit les coordonnées
fondamentales de la forme-sujet qui sous-tend la manière dont les individus vivent leurs
pratiques en tant qu’elles sont encadrées dans les différents AIE, c’est l’AIE scolaire qui est
dominant matériellement, c’est-à-dire qui se charge, plus que tout autre, de la formation des
individus qui les rend aptes à « porter » les rapports de production. Il est important de
souligner que, tout comme le droit, l’école ne peut assurer sa fonction de reproduction, c’est-à-
dire s’articuler au mode de production, que sous la forme de la séparation. Une telle séparation
est l’œuvre de ce qu’Althusser appelle « idéologie de l’École » (SR, 179).

L’analyse de cette idéologie, ainsi que plus généralement du fonctionnement de l’AIE


scolaire, est toutefois laissée en suspens par Althusser, qui renvoie à plusieurs reprises à un
ouvrage collectif « à paraitre » intitulé Écoles. Comme l’explique Balibar dans sa préface à Sur
la reproduction, Althusser fait ici référence au travail d’un collectif composé par Balibar lui-

289
même, Pierre Macherey, Roger Establet, Christian Baudelot et Michel Tort, qui avaient
entrepris de formuler une théorie de la scolarisation dans le mode de production capitaliste qui
aurait dû être mise en rapport avec les développements de la théorie de la reproduction
proposée par Althusser. Ce travail n’a jamais vu le jour. Toutefois, Baudelot et Establet en ont
repris et développé certains résultats dans un ouvrage intitulé L’École capitaliste en France
paru en 1971 sur lequel il est utile de se pencher rapidement afin d’approfondir la position
althussérienne34.

Le but de l’ouvrage de Baudelot et Establet est précisément de déconstruire l’idéologie


de l’école, c’est-à-dire l’image que l’école donne d’elle-même, afin de comprendre les
mécanismes matériels qui en font l’AIE dominant, à la fois déterminé par les rapports de
production capitalistes et essentiel pour leur reproduction. L’école est représentée
idéologiquement comme unitaire et unificatrice35. L’école serait unitaire parce que les
différentes formations scolaires, de l’école primaire à l’enseignement supérieur, sont reliées
par une certaine continuité. C’est en effet par un mouvement continu que l’on passe d’une
classe à l’autre : les enseignements précédents préparent ceux qui suivent, lesquels sont
l’approfondissement, le développement, le dépassement de ceux qui les précèdent. Deux
images sont habituellement employées pour figurer cette idée. La première, plus naïve, est
celle de la « ligne à degrés ». Les différents degrés de la formation scolaire sont unis par une
ligne progressive qui fait correspondre aux degrés de l’âge des degrés du savoir, du plus simple
au plus complexe, du plus superficiel au plus profond. Ainsi, le parcours scolaire est présenté
comme un parcours naturellement progressif, et donc progressiste ; l’éventuel retard des élèves
est, lui, évalué à partir du lien supposé naturel entre l’âge et l’acquisition de savoirs. La
deuxième image, qui semble mieux refléter la réalité, est celle de la « pyramide scolaire ».
Cette image prend en compte le fait que la plupart des individus scolarisés ne parviennent pas à
la fin du parcours scolaire ; que seulement une élite peut arriver à son sommet. Cette image
n’enlève toutefois rien à l’idée que l’école est progressive et progressiste. Elle oblige
simplement à rendre compte du fait que peu de monde peut atteindre le sommet ; ce à quoi on
procède en attribuant les échecs à des causes extrinsèques à l’école : soit à l’inégalité des
aptitudes individuelles, soit aux ressources matérielles et culturelles des familles d’origine.
L’école, en elle-même, demeure unitaire.

L’école est en outre représentée idéologiquement comme unificatrice. C’est le sens


même de l’idée de scolarisation généralisée, gratuite, obligatoire, laïque qui s’impose sous la
Troisième République en France. L’école serait dans ce cas le lieu où les différences entre

34
Il faudrait mentionner également M. Tort, Le Q.I., Paris, Maspero, 1974 et R. Balibar, D. Laporte, Le
Français national. Politique et pratique de la langue nationale sous la Révolution française, Paris, Hachette,
1974.
35
Sur ces développements, cf. Chr. Baudelot, R. Establet, L’Ecole capitaliste en France, Paris, Maspero,
1971, Introduction.

290
élèves disparaissent : tous les écoliers sont en effet traités de la même façon à l’école, les
savoirs qu’on leur transmet sont universels, la culture est commune. L’école serait ainsi un
terrain neutre permettant à tous les individus de dépasser leurs différences de classe. On le voit,
la séparation de l’école des rapports de production comme rapports de classe constitue la clé de
voute de l’idéologie de l’école.

Or, il est évident que ces images de l’école ne correspondent pas à la réalité. Il est donc
habituel de critiquer l’école en tant qu’elle est incapable de réaliser son idéal pour ensuite
proposer des réformes visant à la rapprocher de plus en plus de cet idéal. Ce type de critique et
de réforme ne fait toutefois que réitérer et entériner l’image idéologique que l’école donne
d’elle-même (on dit : « l’école n’est pas assez unitaire et unificatrice ; il faut qu’elle le soit
davantage »). Ce qu’on rate ainsi c’est le fait que ces représentations, bien que ne
correspondant pas à la réalité de l’école, ne sont pas en conflit avec elle ; au contraire, elles lui
sont consubstantielles : c’est en effet paradoxalement parce que l’école est dans une certaine
mesure unitaire et unificatrice qu’elle ne l’est pas.
En finir avec l’idéologie de l’école signifie donc qu’on cesse d’examiner les réalités contradictoires, et
quelquefois sordides, de l’école à la lumière de ce qu’elles devraient être pour que se réalise son idéal
de démocratisation, de laïcité, d’unité, de culture, de progrès, etc. (…) Ce discours est destiné à
méconnaître la base réelle sur laquelle fonctionne l’école. Cette base, c’est la division de la société en
deux classes antagonistes (…). La démocratie scolaire, l’unité de l’école, l’école unique ne sont ni des
rêves, des illusions, des mystifications, ni des projets en cours de réalisation : elles sont des réalités
inscrites dans les fonctions et le fonctionnement même de l’école. L’école est, du point de vue de la
bourgeoisie, d’ores et déjà démocratique : mais cette démocratie n’a d’autre contenu, dans une société
capitaliste, que le rapport de division entre deux classes antagonistes, et la domination de l’une des
deux classes sur l’autre.36

Il faut donc affirmer que l’école est unitaire et unificatrice du point de vue de la bourgeoisie,
c’est-à-dire de ceux qui arrivent à la fin du parcours scolaire. C’est pourquoi il est essentiel de
changer de point de vue : au point de vue de la classe dominante qui, regardant le parcours
scolaire depuis sa fin, le voit comme continu et unificateur, il faut opposer le point de vue de
l’immense majorité de la population pour lequel l’école apparait en revanche comme découpée
par des discontinuités et, surtout, comme divisée en deux réseaux de scolarisation distincts. Ce
point de vue se situe en un certain sens aussi à la fin de l’école ; cette fin n’est toutefois pas le
sommet du parcours scolaire, mais le marché du travail et le monde de la production – qui
constitue une fin tout aussi réelle et nécessaire que le sommet du parcours scolaire. D’où le
refus des auteurs de se concentrer sur l’université comme figure éminente de la forme scolaire.
Seul le point de vue de cette autre « fin » du parcours scolaire permet en effet d’accéder à
l’« extérieur » de l’école, cet extérieur qui à la fois la détermine dans sa structure interne et
qu’elle reproduit37. Dans des notes d’Althusser remontant au 1968, qui recoupent
substantiellement l’introduction de L’École capitaliste en France, cette idée est parfaitement

36
Ibid., pp. 17-18.
37
Pour un petit résumé des parcours qui conduisent aux deux « fins » de l’école, cf. SR, 178-179.

291
résumée : « il n’y a Unité de l’école que pour ceux, et pour ceux seulement qui sont parvenus à
la Culture (dispensée par le Supérieur). (…) Mais pour tous ceux qui abandonnent après le
Primaire, il n’existe pas d’Unité de l’École : il existe des Écoles distinctes, sans aucun rapport
entre elles. (…) [I]l existe non pas des Degrés, mais des discontinuités radicales, et non pas
même des Écoles, mais des appareils scolaires distincts, et pratiquement sans communication
entre eux »38.

Nous n’allons pas reprendre dans le détail la démonstration, corroborée par un grand
nombre de données statistiques, de la thèse de Baudelot et Establet. Résumons simplement
l’idée centrale de l’ouvrage, selon laquelle l’école se structure en deux réseaux : le réseau
primaire-professionnel (PP) et le réseau secondaire-supérieur (SS). Ces réseaux se constituent
en fonction des postes de la division socio-technique du travail, c’est-à-dire de la nécessité de
reproduire la division entre classes39. Afin d’éviter tout malentendu, qui réintroduirait l’idée de
l’école unitaire-unificatrice, il faut affirmer très clairement que ces deux réseaux ne se suivent
pas dans le temps. Malgré ce que les termes laissent entendre, il n’y a pas d’abord le PP et
ensuite le SS, tout le monde commençant dans le premier et seulement certains pouvant passer
au deuxième. Au contraire, les deux réseaux coexistent depuis le début et tout au long du
parcours scolaire, tout ce qu’on peut dire au niveau des différences chronologiques étant que le
SS dure plus longtemps. Les deux réseaux donc coexistent, d’abord au sein d’une même classe,
ensuite sous forme de filières, orientations, sections, etc. au sein d’un même établissement, et
seulement à la fin du parcours sous forme d’institutions différentes. Ainsi, ces deux réseaux
commencent à se distinguer au niveau des sections, filières, orientations, des temps de
scolarisation, des contenus enseignés, des corps professoraux, des méthodes d’enseignement,
etc. à partir de l’enseignement secondaire – et les auteurs reconstruisent dans le détail ces
différences. Mais, et c’est le point le plus essentiel, le plus délicat à démontrer, cette division
opère, de manière plus implicite, depuis l’école primaire elle-même (le lieu où le caractère
unitaire et unificateur de l’école semble se réaliser de la manière la plus massive) – et c’est en
ce moment, notamment dans la phase de l’apprentissage de la langue, que toute la suite est
déterminée. Ainsi, la thèse essentielle est que certains élèves sont depuis toujours, depuis

38
L. Althusser, « Sur les “Grandes illusions de l’Ecole” (automne-hiver 1968) », A14-01.08, p. 13.
39
Les auteurs inscrivent cette structuration en deux réseaux dans une tendance de longue date du
développement de l’appareil scolaire en France. Au début du XIXe siècle, la division prend la forme d’une
opposition entre une élite sociale scolarisée dans les lycées et la masse du peuple maintenue hors des écoles.
Tout au long du XIXe siècle, on assiste à l’édification progressive de deux réseaux de scolarisation encore
complètement indépendants : l’école primaire réservée aux masses et les lycées (qui comportaient des classes
primaires) réservés à la bourgeoisie des villes. Cette forme de division – où la division est visible dès la
scolarisation primaire – est institutionnalisée par les lois Ferry. Ce n’est qu’après la guerre qu’avec la
suppression des classes primaires des lycées, la généralisation de la scolarisation et la création d’un tronc
commun, les individus (du moins jusqu’à un certain niveau) ne sont plus distribués dans deux écoles
matériellement et institutionnellement séparées. Ce qui réalise pleinement l’idéologie du mode de production
capitaliste qui, fondé sur les rapports entre individus libres et égaux, ne peut pas explicitement admettre
l’hérédité sociale.

292
l’école primaire, dans le réseau primaire-professionnel, alors que d’autres élèves sont depuis
toujours, depuis l’école primaire, dans le réseau secondaire-supérieur, ou, si l’on tient à la
chronologie impliquée par les termes, que certains élèves sont à l’école primaire pour y rester
(la suite n’étant qu’un prolongement de celle-ci), alors que d’autres sont à l’école primaire
pour la quitter (celle-ci n’était qu’une propédeutique – ici l’idée d’unité progressive fonctionne
– pour la suite).

Il faut par ailleurs souligner qu’en dernière instance la division opérée par l’école ne
relève pas tellement de la différence des savoirs et savoir-faire transmis40, mais de la différence
dans le traitement des élèves41 et, avant tout, dans la manière différentielle dont une seule
idéologie est inculquée. C’est à ce niveau que le rôle d’unification des conflits par l’imposition
du cadre de leur déploiement se manifeste de la manière la plus nette.
La ségrégation des matériaux idéologiques, les deux formes incompatibles d’inculcation de
l’idéologie dominante dans l’un et l’autre réseau produisent des effets opposés : d’un côté, les futurs
prolétaires se voient asséner un corps compact d’idées bourgeoises simples, de l’autre, les futurs
bourgeois apprennent, par toute une série d’apprentissages appropriés, à devenir (à petite ou grande
échelle), des interprètes, des acteurs et des improvisateurs de l’idéologie bourgeoise. (…) C’est donc
bien la même idéologie dominante qui est inculquée, même si c’est dans des formes différentes,
opposées, incompatibles. C’est en cela que dans les faits l’école capitaliste est une école unique42.

5. Séparation des appareils d’État et fétichisme de l’économie

Nous avons examiné la manière dont les AIE participent à la constitution de la forme
de la lutte des classes dominante en assurant la formation des éléments du tout social,
notamment des individus, de manière à reproduire les rapports de production. Nous avons vu
que le type de rapport que les AIE entretiennent avec les rapports de production est celui de la
séparation, mais que c’est précisément par cette séparation qu’ils peuvent y intervenir
efficacement, c’est-à-dire de manière à les reproduire. C’est ce qu’Althusser affirme
explicitement à la fin de son ouvrage : « [C]ette reproduction des rapports de production par
les appareils idéologiques et leurs effets idéologiques sur les sujets, agents de la production, est
assurée dans le fonctionnement des rapports de production eux-mêmes. Autrement dit
l’extériorité de la superstructure par rapport à l’infrastructure (…) s’exerce, en très grande

40
« La contradiction principale, écrit Althusser, me paraît porter sur le point suivant (…). Ce procès de
scolarisation généralisé est en principe destiné à pourvoir aux différents postes de la division du travail, en
assurant une formation (sous-entendue professionnelle). Or, pour toutes sortes de raisons, dont certains
tiennent aux effets de classe de l’École de classe (primat de l’assujettissement idéologique sur la formation
scientifique ou technique), d’autres tiennent au procès de révolution permanente des forces productives du
mode de production capitaliste, on peut dire que le résultat de la scolarisation généralisée, est de ne pas
fournir une formation aux différents postes de la division du travail, – mais de laisser le soin de cette
formation professionnelle à la production elle même (…) et surtout (…) de contribuer massivement au
recrutement de l’armée de réserve » (L. Althusser « Notes à propos de l’École (déc. 68 – jan. 69) », A14-
01.09, pp. 3-4).
41
Cf. Chr. Baudelot, R. Establet, L’École capitaliste en France, op. cit., pp. 127sqq.
42
Ibid., pp. 154, 157.

293
partie, sous la forme de l’intériorité » (SR, 233). Reprenant ce qu’il avait soutenu à propos du
droit, à savoir qu’il assure la reproduction des rapports de production en intervenant dans leur
fonctionnement, Althusser précise alors « qu’il nous faut étendre cette proposition, et dire que
les autres appareils idéologiques d’État n’assurent la reproduction des rapports de production
qu’à la condition d’assurer en même temps, pour une part de leur propre intervention, le jeu
même des rapports de production » (SR, 236)43. Façon de dire que, lorsqu’on définit un mode
de production, même lorsque le rapport entre instances prend la forme de la séparation, on ne
peut pas ne pas penser ces instances, leur forme et leur fonction, à partir de leur articulation
spécifique. À la suite de ce travail, le niveau de la reproduction peut finalement être compris en
tant que les différentes instances du tout social, par leur articulation, « déposent » l’économie
comme instance dominante. Nous avons ajouté, au début de cette partie, que l’instance
dominante est toujours frappée par une certaine forme de fétichisme, et que ce fétichisme joue
un rôle essentiel dans sa domination. On pourrait alors dire que ce fétichisme est précisément
le résultat de son articulation avec les autres instances44. Il faut donc se poser la question de

43
Pour cette raison, et à la lumière de nos analyses sur les différents AIE, on ne peut à nos yeux pas soutenir
que « [c]ette conception (…) repose (…) sur le présupposé d’un État qui n’agirait, ne fonctionnerait, que par
la répression et par l’inculcation idéologique. Elle suppose en quelque sorte que l’efficace de l’État réside en
ce qu’il interdit, exclut, empêche, impose à ne pas faire ; ou alors en ce qu’il trompe, ment, occulte, cache ou
fait croire (…). Elle considère l’économique comme instance autoreproductible et autorégulatrice, où l’État
ne sert qu’à poser les règles négatives du “jeu” économique » (N. Poulantzas, L’État, le pouvoir, le
socialisme, op. cit., p. 33). Cf. aussi : « L’État est d’ores et déjà présent dans la constitution même des
rapports de production, et non seulement dans leur reproduction (…). L’État, capitaliste en particulier,
produit et fait du réel, détient une positivité éminente. Pour comprendre ce rôle de l’État auquel semble se
référer maintenant Althusser, il faut dépasser clairement sa conception de l’État dans l’article en question
[“Idéologie et appareils idéologiques d’État ”], et plus généralement une conception traditionnelle de l’État
au sein du marxisme : celle qui épuise son action dans la négativité, voire dans l’exercice de la répression
(interdit) et dans l’inculcation, aussi matérielle soit-elle, de la légitimation idéologique (l’occultation). L’État
n’égale pas répression + idéologie. Il faut tenir le plus grand compte du rôle économique de l’État dans sa
matérialité spécifique, de son rôle déclaré d’organisateur politique de la bourgeoise, enfin de toutes les
procédures et techniques de pouvoir disciplinaires et normalisatrices de l’État » (N. Poulantzas, Repères, hier
et aujourd’hui : textes sur l’État, Paris, Maspero, 1980, pp. 166-167). Poulantzas ne prend pas ici
suffisamment en compte l’idée althussérienne de la matérialité de l’idéologie. Il faut par contre reconnaitre
qu’Althusser ne développe pas lui-même une analyse du rôle directement économique de l’État bien qu’il en
admette la possibilité en parlant d’un « AIE économique » (IP, 236n). Notons aussi que la distinction entre
appareil répressif et appareils idéologiques est radicalement remise en question par Foucault (avec le concept
même d’idéologie qui à ses yeux l’accompagne nécessairement) dans les cours au Collège de France des
années 1971-1973 (cf. les remarques de Balibar dans sa lettre aux éditeurs dans M. Foucault, Théorie et
Institutions pénales. Cours au Collège de France (1971-1972), Paris, EHESS, Gallimard, Seuil, 2015).
J. Girval-Pallotta a souligné que ce qui sépare Althusser de Foucault sur ce point est la nécessité pour le
premier de prendre en compte l’inégalité de la lutte des classes qui empêche de penser une transformation
structurelle en se limitant aux pratiques de résistance rendues possibles par la stucturation non monolithique
des appareils d’État (cf. J. Girval-Pallotta, « L’effet Althusser sur Foucault : de la société punitive à la théorie
de la reproduction », in Chr. Laval, L. Paltrinieri, F. Taylan, Marx & Foucault. Lectures, usages,
confrontations, Paris, La Découverte, 2015).
44
« [C]omme la bourgeoisie est la classe dominante, c’est elle qui décide, dans sa lutte de classe idéologique,
où se déroule la lutte des classes décisive pour elle (…). Ce front, elle ne le choisit pas par hasard, ni
arbitrairement. Aucune classe ne peut en effet choisir ni le lieu ni les formes de sa lutte de classe, à moins
d’être contrainte à déformer son dispositif de bataille par son adversaire de classe. La bourgeoisie choisit
donc comme front n° 1 de sa lutte de classe idéologique le front économique, ce que le marxisme appelle la
lutte de classe idéologique dans l’économie » (VN, 187).

294
savoir ce qui se passe au niveau de l’économie elle-même lorsqu’elle s’articule aux autres
instances du tout social.

Il nous semble que c’est dans l’ouvrage de Nicos Poulantzas de 1968 Pouvoir politique
et classes sociales, profondément influencé par Althusser et qui a en retour sans doute exercé
une très grande influence sur sa propre pensée des AIE, que l’on peut trouver le principe d’une
telle réponse. C’est sur le chapitre « L’État capitaliste », où le rapport entre la domination de
l’économie et la séparation de l’État est étudié en profondeur, que nous nous concentrerons
principalement. Poulantzas ouvre son analyse en posant que l’État capitaliste se donne comme
fondé sur l’ensemble des individus-citoyens formellement libres et égaux, qui s’unissent dans
le peuple à travers le suffrage universel afin d’engendrer la volonté générale. Cette
caractéristique produit un double effacement : les individus ne sont pas présents dans l’État
comme appartenant à des classes et la domination politique s’exerçant à travers l’État
n’assume pas un caractère de classe. La raison habituellement apportée pour ce mode de
fonctionnement de l’État repose sur son rapport avec la société civile : la notion de société
civile est en effet employée pour désigner les rapports de production capitalistes en tant qu’ils
sont compris comme des rapports entre des « individus nus » : « Cette individualisation des
agents de la production, saisie comme caractéristique réelle des rapports capitalistes de
production, constituerait le substrat des structures étatiques modernes : l’ensemble de ces
individus-agents constituerait la société civile »45. C’est pourquoi, « d’une part, les agents de la
production étant conçus originairement comme des individus-sujets et non pas comme des
supports de structures, il est impossible de constituer à partir d’eux les classes sociales ; d’autre
part, l’État étant originairement mis en relation avec ces individus-agents économiques, il est
impossible de le mettre en rapport avec les classes et la lutte des classes »46.

Toutefois, une telle compréhension des rapports de production capitalistes repose sur
une profonde méprise quant au sens de la notion marxienne d’« individus nus », dont Marx
affirme qu’elle constitue la « condition » et le « présupposé théorique » du mode de production
capitaliste. En tant que condition ou présupposé, la notion d’individus nus désigne la libération
des agents de la production des liens féodaux de dépendance personnelle, c’est-à-dire de la
forme spécifique d’articulation du tout social féodal, dans lequel l’exploitation relève de
« contraintes extra-économiques », c’est-à-dire où l’économique et le politique se trouvent
enchevêtrés. Cette « libération » ne correspond toutefois pas à la constitution de ces agents de
la production en individus-sujets, mais à leur « entrée » dans de nouveaux rapports de
production, où la dépendance personnelle ne doit plus intervenir puisque l’exploitation en vient
à se poser comme condition même de la production, et ceci en raison de la (double) séparation
des agents de la production d’avec les moyens de production.

45
N. Poulantzas, Pouvoir politique et classes sociales, op. cit., tome I, pp. 129-130.
46
Ibid., p. 130.

295
[L]e terme d’« individu nu » (…) n’indique nullement l’émergence réelle d’agents de production
comme « individus ». En effet, on sait pertinemment que ce qui est ici réellement recouvert par ce
terme, la séparation du producteur direct de ses moyens de production, a des résultats entièrement
différents. Elle conduit précisément à la collectivisation du procès de travail, c’est-à-dire au travailleur
en tant qu’organe d’un mécanisme collectif de production, ce que Marx définit comme socialisation
des forces productives, tandis que, du côté des propriétaires des moyens de production, elle conduit au
procès de concentration du capital47.

Ainsi, la séparation des instances dans le mode de production capitaliste ne correspond


aucunement à une libération des individus des rapports de production, à leur constitution en
individus-sujets. C’est pourquoi, loin de se soutenir tout seul, comme s’il était « naturel » ce
mode de production est toujours caractérisé par une forme spécifique d’articulation des
instances du tout social qui assure sa reproduction. En effet, le mode de production capitaliste
se soutient de formes d’individualité spécifiques – avant tout celle du « travailleur collectif » –,
et non pas d’individus « purs ». Ces formes requièrent tout un travail de la part des AIE pour
que les individus soient formés de telle manière à y correspondre sans les bouleverser.

C’est donc aussi à partir de l’articulation de l’ensemble des instances du tout social
qu’il faut rendre compte de la perception des individus comme « individus-sujets » : sur ce
plan, comme Althusser le rappellera dans Sur la reproduction, le droit joue un rôle crucial.
L’intérêt de la théorie de Poulantzas est d’indiquer de manière rigoureuse quels sont ses effets :
La séparation du producteur direct des moyens de production s[e] réfléchit [dans le droit] par la
fixation institutionnalisée des agents de la production en tant que sujets juridiques, c’est-à-dire
individus-personnes politiques. (…) Ceci veut dire que les agents de production n’apparaissent en fait
en tant qu’« individus » que dans ces rapports superstructurels que sont les rapports juridiques. (…)
Que cette apparition de l’« individu » au niveau de la réalité juridique soit due à la séparation du
producteur direct de ses moyens de production, ne signifie donc pas que cette séparation engendre des
« individus-agents de production » dans les rapports mêmes de production. Bien au contraire, ce qu’il
s’agira d’expliquer, c’est comment cette séparation, qui engendre dans l’économique la concentration
du capital et la socialisation du procès de travail, instaure conjointement au niveau juridico-politique
les agents de la production en « individus-sujets », politiques et juridiques, dépouillés de leur
détermination économique et, partant, de leur appartenance de classe48.

Afin de construire une explication conséquente de ce phénomène, Poulantzas revient sur la


contradiction fondamentale du mode de production capitaliste, celle entre forces productives et
rapports de productions, entre appropriation réelle sous la forme du travailleur collectif et
propriété privée des moyens de production, entre socialisation des forces productives et
appropriation privée de la plus-value. En effet, la socialisation dans le procès de travail n’est
qu’une des faces de la séparation du producteur direct des moyens de production dont l’autre
est la propriété privée des moyens de production. D’où la nécessité, pour que ce mode de
production puisse se reproduire, du marché, par lequel les travaux privés sont socialisés.
Cette structure du procès de travail est surdéterminée par le juridico-politique : (…) elle conduit à
toute une série d’effets surdéterminés dans les rapports sociaux, dans le champ de la lutte des classes.
(…) Or, si l’on examine (…) la lutte économique de classe, les rapports sociaux économiques du
M.P.C. [mode de production capitaliste], on constate une caractéristique fondamentale et originale

47
Ibid., pp. 132-133.
48
Ibid., p. 134.

296
que je définirai désormais comme « effet d’isolement ». Elle consiste en ce que les structures
juridiques et idéologiques qui, déterminées en dernière instance par la structure du procès de travail,
instaurent, à leur niveau, les agents de la production distribués en classes sociales en « sujets »
juridiques et idéologiques, ont comme effet, sur la lutte économique de classe, l’occultation, de façon
particulière, aux agents de leurs rapports comme rapports de classe. Les rapports sociaux économiques
sont effectivement vécus par les supports sur le mode d’un fractionnement et d’une atomisation
spécifiques. (…) Cet effet d’isolement est terriblement réel : il a un nom, la concurrence entre les
ouvriers salariés et entre les capitalistes propriétaires privés. En fait, c’est une conception idéologique
des rapports capitalistes de production qui les conçoit en tant que rencontres échangistes, sur le
marché, d’individus-agents de la production. Mais la concurrence, loin de désigner la structure des
rapports capitalistes de production, consiste précisément dans l’effet du juridique et de l’idéologique
sur les rapports sociaux économiques49.

Ce passage est absolument central : il montre comment l’articulation spécifique des instances
dans le tout social prend la forme de la séparation pour « couper en deux » le mode de
production : la contradiction entre socialisation du travail et propriété privée des moyens de
production, est recouverte pas le rapport d’échange entre individus propriétaires. Il faut
comprendre qu’en tant qu’un tel recouvrement correspond bien à un effacement de la lutte des
classes, il participe à la constitution de la forme dominante de la lutte des classes, celle qui
garantit à la classe dominante la reproduction de son pouvoir social. Comme l’affirmait déjà
Balibar, sous ces conditions, le travailleur fait face au capital en tant qu’individu, et peut même
devenir capitaliste, mais toujours en tant qu’individu. De cette manière l’économie devient
dominante en tant que rapport d’échange entre individus libres et égaux, c’est-à-dire en tant
qu’elle est fétichisée. Autrement dit, lorsque l’économie est dominante, les autres instances en
sont séparées pour mieux la mystifier. L’économie politique n’est au fond que la théorie de la
forme fétichisée de l’économie, c’est-à-dire la théorie du tout social capitaliste telle qu’elle est
soumise à l’effet de société. On pourrait alors dire que l’effet de société fondamental du mode
de production capitaliste est ce que Poulantzas appelle « effet d’isolement »50. Il faut ensuite
comprendre que, dans le cadre de la reproduction, la forme dominante de la lutte des classes se

49
Ibid., pp. 135-137. Dans un texte inédit, Althusser démonte la tentative d’expliquer le capitalisme en
faisant de la concurrence sa cause : cela revient toujours à naturaliser le capitalisme, que ça soit par des
arguments psychologisants (le désir de richesse propre à tout homme), hégélianisants (la lutte pour la
reconnaissance) ou hobbesiens (la guerre préventive). Or, remarque Althusser, dans la concurrence « ceux
qui se battent, c’est-à-dire les capitalistes, ne s’affrontent pas réellement, puisqu’ils passent leur temps à se
prémunir contre les attaques par des mesures préventives. (…) [A]u lieu de s’attaquer réellement et par
prévention, on se renforce seulement et par prévention, pour ne pas tomber. (…) [L]e corps des capitalistes
s’en tire dans l’ensemble assez bien au point que Marx dit de la concurrence qu’elle est normalement leur
“amicale” (…). Cet état de guerre serait-il alors un état de paix ? Ma foi, pour la classe capitaliste dans son
ensemble, oui. Mais alors, où est la guerre ? Ailleurs. Elle est entre les capitalistes et les ouvriers. Par la
concurrence, la classe capitaliste ajuste ses comptes, plus qu’elle ne les règle, – mais derrière la concurrence,
dont Marx dit qu’elle est une “illusion”, la classe capitaliste mène une vraie guerre contre la classe ouvrière.
(…) En quoi la guerre n’est pas du tout universelle, de tous contre tous, comme le voulait Hobbes, mais de la
classe capitaliste contre la classe ouvrière. (…) On s’était trompé de guerre. On avait pris la concurrence pour
une guerre. On avait oublié la lutte des classes » (L. Althusser, Projet de livre sur l’impérialisme, A21-03.01,
24 août 1973, pp. 4-5).
50
Le rapport de force entre classes au niveau de la production, explique Balibar, est le « moyen de
décomposer le collectif des travailleurs, pourtant techniquement requis par la grande industrie, en une
juxtaposition forcée d’individualités séparées les unes des autres » (É. Balibar, La philosophie de Marx, op.
cit., p. 73).

297
trouve exprimée, comme une essence, dans toutes les instances du tout social, dans la mesure
même où c’est leur articulation qui l’a produite. Le tout social est ainsi perçu comme une
totalité expressive dont l’économie fétichisée constitue l’essence transcendante s’exprimant à
titre égal dans toutes ses instances.

La forme de l’État capitaliste reçoit alors en retour ses caractères de la forme de la lutte
des classes dominante :
L’État capitaliste est en fait en relation avec les rapports sociaux économiques tels qu’ils se présentent
dans leur isolement, effet de l’idéologique et du juridique. (…) Ainsi cet État se donne constamment
comme l’unité proprement politique d’une lutte économique qui manifeste, dans sa nature, cet
isolement. Il se donne comme représentatif de l’« intérêt général » d’intérêts économiques
concurrentiels et divergents qui occultent aux agents, tels qu’ils sont vécus par eux, leur intérêt de
classe. Par voie de conséquence directe, et par le biais de tout un fonctionnement complexe de
l’idéologique, l’État capitaliste occulte systématiquement, au niveau de ses institutions politiques, son
caractère politique de classe : il s’agit, dans le sens le plus authentique, d’un État populaire-national-
de-classe. Cet État se donne comme l’incarnation de la volonté populaire du peuple-nation. Le peuple-
nation est institutionnellement fixé comme ensemble des « citoyens », « individus » dont l’État
capitaliste représente l’unité, et a précisément comme substrat réel cet effet d’isolement que
manifestent les rapports sociaux économiques du M.P.C. (…) Ce qui veut dire, en d’autres termes,
que l’État représente l’unité d’un isolement qui est en grande partie – car l’idéologique y joue un rôle
– son propre effet51.

Poulantzas en tire deux conséquences de taille : la première est que « l’autonomie spécifique
de l’État capitaliste et des rapports de production dans le M.P.C. se réfléchit, dans le champ de
la lutte des classes, en une autonomie de la lutte économique et de la lutte politique de classe ;
ceci s’exprime par l’effet d’isolement sur les rapports sociaux économiques, l’État revêtant, à
leur égard, une autonomie spécifique en ce qu’il se donne comme le représentation de l’unité
du peuple-nation, corps politique fondé sur l’isolement des rapports sociaux économiques »52.
La deuxième est que « [la] pratique politique des classes dominantes devra, non seulement
constituer l’unité de la classe ou des classes dominantes à partir de l’isolement de leur lutte
économique, mais aussi, par tout un fonctionnement politico-idéologique particulier, constituer
leurs intérêts proprement politiques comme représentatifs de l’intérêt général du peuple-
nation »53. C’est la raison pour laquelle « cet État est un État à direction hégémonique de
classe »54.

51
N. Poulantzas, Pouvoir politique et classes sociales, op. cit., tome I, pp. 139-140, nous soulignons.
52
Ibid., p. 142.
53
Ibid., p. 143.
54
Ibid., p. 144. Poulantzas reprendra plus tard l’idée d’effet d’isolement, en se reprochant, dans un sens
explicitement foucaldien, d’avoir limité l’étude de cet effet aux mécanismes de l’idéologie d’État sans se
pencher sur la matérialité des techniques d’exercice du pouvoir. Il revient surtout sur ce que la question de
l’effet d’isolement nous apprend à propos de l’individualisation comme principe des « sociétés modernes » :
« Dans ce double mouvement de création des isolements (dont est composé le peuple-nation) et de
représentation de leur unité (l’État national populaire moderne), il ne peut, pour la première fois dans
l’histoire, exister aucune limite de droit et de principe à l’activité et aux empiètements de l’État dans la
sphère de l’individuel-privé. L’individuel-privé est une création de l’État, concomitante à sa séparation
relative de la société comme espace public, ce qui non seulement indique que cette séparation n’est qu’une
forme spécifique de présence de l’État dans les rapports économico-sociaux, mais aussi une omniprésence
jamais inégalée de l’État dans ces rapports » (N. Poulantzas, L’État, le pouvoir, le socialisme, op. cit., pp. 76-

298
Ces développements nous permettent de comprendre le refus de la part des
althussériens de considérer la célèbre section du Capital consacrée au « Caractère fétiche de la
marchandise et son secret » comme rien de plus qu’une explicitation intra-idéologique des
effets de l’idéologie sur l’économique.
[L]’analyse du fétichisme est essentielle à la définition de l’« économique » dans son rapport à la
« forme marchandise ». L’économique apparait comme le système pratico-idéologique des
« catégories marchandes » et de leur développement. Mais l’économique en ce sens est l’objet même
de la « critique » de Marx : c’est une représentation (à la fois nécessaire et illusoire) des rapports
sociaux réels. Fondamentalement, c’est seulement du fait de cette représentation que les économistes
élaborent abstraitement, mais qui est inévitablement déjà partagée pratiquement par les propriétaires-
échangistes de marchandises, que les rapports « économiques » apparaissent comme tels, dans une
apparente autonomie naturelle. La représentation est impliquée dans la forme même de manifestation
des rapports sociaux. Ce qui permet précisément aux producteurs-échangistes de se reconnaître dans
l’image que leur présentent les économistes. La « représentation » de l’économique est donc, selon
Marx, essentielle à l’économique lui-même, à son fonctionnement réel et donc à sa définition
conceptuelle55.

C’est pourquoi la théorie marxienne du fétichisme doit être incluse dans une théorie
matérialiste de l’idéologie, comme celle qu’Althusser commence à formuler en 1970 :
seulement ainsi le fétichisme peut être pleinement compris en tant qu’effet idéologique. « [U]n
effet idéologique (…) ne peut s’expliquer que par une cause positive, par l’existence et le
fonctionnement de véritables rapports sociaux idéologiques (…) historiquement constitués
dans la lutte des classes. Des rapports sociaux spécifiques, réellement distincts des rapports de
production, bien que déterminés par ceux-ci “en dernière instance”. “Réellement distincts”
signifie réalisés, matérialisés dans des pratiques spécifiques, dépendant d’appareils
idéologiques particuliers »56.

77). Dans cet ouvrage, Poulantzas développe l’idée d’« appareil économique d’État », dont il reproche à
Althusser de ne pas avoir su cerner la spécificité : la distinction entre AIE et appareil répressif d’État « a pour
inconvénient majeur de réduire la spécificité de l’appareil économique de l’État en la dissolvant dans les
divers appareils répressifs et idéologiques » (ibid., p. 37).
55
É. Balibar, Cinq études, op. cit., p. 213.
56
Ibid., p. 221. Chez Marx, le concept de fétichisme vient remplacer, en le transformant, celui, qui avait
donné lieu à des apories insurmontables, d’idéologie (cf. É. Balibar, La philosophie de Marx, Paris, La
Découverte, 1993, pp. 53-55), afin de rendre compte de la « constitution de l’apparence dans l’objectivité »
(ibid., p. 61). On pourrait considérer le travail d’Althusser et ses collaborateurs sur cette question comme une
tentative de reconstruire une théorie de l’idéologie à partir des acquis du Capital, ce qui permet de réinscrire
les analyses marxiennes de la section sur « Le caractère fétiche de la marchandise et son secret » dans la
topique, afin de relever en quoi cette « objectivité » est elle-même « fantomatique », car reposant sur une
articulation contingente du tout social, et afin de soustraire les analyses de Marx au risque idéaliste consistant
à faire de la valeur et des rapports marchands des catégories simples se développant tout au long de l’histoire
humaine jusqu’à leur accomplissement « naturel » dans le capitalisme. Sur la question du fétichisme de la
marchandise cf. aussi la contribution de Rancière (LC, 191-193) et P. Sotiris, « Althusserianism and Value-
Form Theory. Rancière, Althusser and the Question of Fetishism », Crisis & Critique, vol. 2, n° 2, 2015.
Althusser lui-même traite de manière approfondie du fétichisme de la marchandise dans « Marx dans ses
limites » (cf. EI, 499-508).

299
2. Forme dominante et forme dominée de la lutte des classes

L’étude des différents AIE, ainsi que du rapport entre les AIE et l’économie, nous a
permis de comprendre la reproduction comme processus par lequel un mode de production
s’établit comme forme de la lutte des classes dominante. Althusser nous a en même temps
avertis du fait que le choix de cet ordre d’exposition le contraint à laisser la question de la lutte
des classes au second plan. Il faut bien comprendre qu’il s’agit d’une conséquence nécessaire,
dans la mesure où la caractéristique primordiale de la domination du mode de production
dominant – l’effet de ce que nous avons appelé le fétichisme qui frappe l’instance dominante –
est précisément de ne pas se donner comme une forme de la lutte des classes, mais, par l’effet
de société, comme la condition de toute socialité viable. En même temps, le point de vue de la
reproduction permet déjà de comprendre cet effet, à l’encontre du fétichisme, comme le
résultat d’une articulation d’éléments hétérogènes, notamment d’AIE eux-mêmes
intrinsèquement pluriels, ainsi que d’une certaine forme d’économie. Nous avons vu que
l’unité de cette articulation, produite par l’idéologie d’État, ne prend jamais réellement la
forme d’une essence s’exprimant dans une totalité expressive.

Cela signifie qu’une autre approche du tout social est possible, qui se concentre non
pas sur l’unité, mais sur l’hétérogénéité des instances, afin de saisir les points où la
reproduction de l’unité peut être entravée. C’est le point de vue de la structuration, qui se
penche sur l’articulation du tout social en tant qu’elle rassemble des pratiques hétérogènes dont
l’instanciation pose problème. Ce nouveau point de vue réintroduit la contingence dans la
reproduction de la structure et, surtout, ouvre sur la possibilité de nouvelles articulations entre
pratiques et par là de transitions vers de nouvelles structurations du tout social. C’est dire que
cette perspective permet de penser à la fois le mode de production dominant comme forme de
dominante la lutte des classes, et la coexistence dans la formation sociale considérée d’une
pluralité de formes de la lutte des classes. C’est ainsi que, comme le signale Althusser au début
de Sur la reproduction, la présence de la lutte des classes se fait ressentir. C’est une présence
certes latérale – Althusser ayant prévu d’en traiter directement dans le deuxième tome, qu’il
n’a jamais écrit –, mais qui peut nous donner accès, pour ainsi dire « en creux », à une
conception plus précise des luttes des classes dans une formation sociale dominée par le mode
de production capitaliste, et, finalement, de la pratique politique – ou lutte des classes –
prolétarienne.

1. Idéologie primaire et idéologies secondaires

La forme que cette présence latérale de la lutte des classes prend dans l’ouvrage est à
première vue assez étrange. À plusieurs reprises, Althusser introduit une nouvelle

301
dénomination pour l’idéologie dominante, dont on a vu qu’elle est également qualifiée
d’idéologie d’État : il l’appelle « idéologie primaire ». Cette dénomination n’acquiert son sens
que par rapport à ce à quoi elle s’oppose : les « idéologies secondaires ». Althusser revient sur
l’idée selon laquelle l’Idéologie d’État « se réalise dans » ou « existe dans » les AIE, en
relevant l’allure apparemment idéaliste d’une conception qui semble faire précéder les
institutions par l’idéologie. Les lecteurs de Lire le Capital sauront en même temps à quoi s’en
tenir : qu’une structure n’existe que dans ses effets, ne signifie pas, contrairement à l’idée bien
plus ambigüe selon laquelle elle se réalise dans ses effets, qu’elle existerait de droit ailleurs ; ce
mode d’existence est au contraire la marque même de sa contingence. Althusser reprend ici
cette idée, en affirmant qu’il faut se tenir à l’énoncé matérialiste selon lequel l’idéologie
primaire a une existence matérielle, est produite par les institutions qui composent les AIE à
travers leur ritualisation des pratiques.

En même temps, si l’on veut comprendre le fonctionnement des AIE dans la


reproduction, la définition de l’idéologie d’État comme primaire et sa distinction d’avec les
idéologies secondaires demeure de toute première importance :
Il faut distinguer entre les éléments déterminés de l’idéologie d’État qui se réalisent et existent dans
un Appareil déterminé et ses pratiques d’une part, et l’idéologie qui est « produite », au sein de cet
Appareil, par ses pratiques. Pour marquer cette distinction dans le langage, nous appellerons la
première Idéologie, l’Idéologie Primaire, et la seconde, sous-produit de la pratique où est réalisée
l’Idéologie Primaire, l’idéologie secondaire, subordonnée. Cette idéologie secondaire, nous disons
qu’elle est « produite » par la pratique de l’appareil qui réalise l’Idéologie primaire (SR, 119).

Le passage est profondément ambigu, surtout si on le lit à la lumière de l’avertissement à ne


pas réintroduire une forme d’idéalisme. Est-ce qu’il y aurait donc des idéologies
« spontanées », produites « naturellement » par des pratiques accessibles dans une sorte d’état
« pur », et ensuite recouvertes par l’idéologie primaire ? Non : « aucune pratique au monde ne
produit à elle seule “son” idéologie. Il n’y a pas d’idéologie spontanée » (SR, 119). En effet, il
n’y a pas de pratique pure, non articulée aux autres pratiques et non encadrée par des rituels et
des appareils. Faudrait-il alors penser que les idéologies secondaires sont produites par
l’articulation des différentes pratiques dans les AIE opérée par l’idéologie primaire, comme le
laisse entendre l’idée selon laquelle elles sont ses « sous-produits » ?1 C’est dans ce sens que
semble aller une remarque successive qui propose de « laisser de côté pour le moment » les
idéologies secondaires qui sont secondes, subordonnées, dérivées et ne nous donnent pas la clé
du fonctionnement des AIE : « si donc nous voulons comprendre ce que sont les “institutions”
(…) et par-dessus le marché les formations idéologiques secondaires que “sécrètent” leurs
pratiques, nous devons partir des formations idéologiques relevant de l’Idéologie d’État »
(SR, 119).

1
Cf. aussi : « les pratiques rituelles dans lesquelles se réalise une idéologie “primaire” peuvent “produire”,
(c’est-à-dire sous-produire) (sous quelles conditions ? Elles tiennent pour l’essentiel (…) à la lutte des
classes) une idéologie “secondaire” – dieu merci, faute de quoi ni la révolte ni la “prise de conscience”
révolutionnaire, ni la révolution ne seraient possibles » (SR, 220).

302
Toutefois, à cette remarque il faut ajouter – et ça deviendra de plus en plus crucial –
que si les idéologies secondaires ne nous donnent pas cette clé, c’est qu’elles « se réalisent
sous de tout autres lois que les soi-disant lois dialectiques de l’interaction (…) sous
l’intervention d’une autre réalité (…). Cette réalité nous pouvons, en l’anticipant, l’appeler par
son nom : c’est la lutte des classes et ses effets idéologiques » (SR, 121). Par ailleurs,
Althusser souligne que l’idéologie primaire est obligée de s’appuyer sur les éléments propres
des idéologies secondaires afin de les inscrire dans la reproduction du mode de production
dominant. « L’Idéologie d’État regroupe un certain nombre de thèmes majeurs, empruntés aux
différentes “régions” de l’idéologie (…) dans un système qui résume les “valeurs” essentielles
dont la domination de la classe qui détient le pouvoir d’État a besoin, pour “faire marcher” les
exploités et les agents de l’exploitation, donc pour assurer la reproduction des rapports de
production » (SR, 171). S’il est donc vrai que les idéologies secondaires peuvent être
comprises comme des « sous-produits » d’appareils et pratiques déjà soumis à l’idéologie
primaire, cette dernière n’existe qu’en tant qu’elle reprend, modifie et articule les éléments
produits par les idéologies secondaires. On pourrait donc considérer que c’est du même
processus qu’il s’agit, vu alternativement du point de vue de la reproduction ou du point de vue
de la structuration sociale – un processus unique, dont les ratés signalent qu’il est pourtant
habité par des décalages internes. Ainsi, si toute idéologie secondaire porte toujours en elle la
trace de son déploiement « sous » une idéologie primaire, l’idéologie primaire est sans cesse
dérangée dans son fonctionnement par la nécessité de travailler avec les éléments hétérogènes
des différentes idéologies secondaires. C’est pourquoi la distinction entre idéologie primaire et
secondaire permet non seulement de saisir le fonctionnement des AIE dans la reproduction,
mais aussi leur fragilité, et par conséquent d’ouvrir sur la dimension de la structuration.

Il est clair qu’à ce niveau d’abstraction, il est encore difficile de comprendre en quoi
consistent les idéologies secondaires. On a vu qu’elles sont produites par les différentes
pratiques prises dans leurs appareils. On pourrait identifier ainsi une première conception des
idéologies secondaires, que l’on pourrait qualifier, faute de mieux, de « technique ». C’est un
thème qui se développe progressivement chez Althusser jusqu’à aboutir, autour de 1976, dans
l’idée que l’une des raisons des « ratés » de la reproduction du mode de production dominant
réside dans la nécessité pour l’idéologie d’État d’articuler « la matérialité et (…) la diversité
des pratiques, dont il s’agit d’unifier l’idéologie “spontanée” » (SR, 251). Cette idée, qui
semble d’emblée s’opposer à l’affirmation selon laquelle il n’y a pas d’idéologie spontanée, est
longuement développée dans un ouvrage de la même époque, Initiation à la philosophie pour
les non-philosophes. Ce qu’Althusser appelle « idéologies secondaires » dans Sur la
reproduction est réinterprété ici comme des ensembles d’« abstractions » qui permettent à
chaque pratique de s’accorder avec la réalité qu’elle tâche de transformer. Ces abstractions
sont nécessaires dans la mesure où une pratique n’existe qu’en définissant son objet et le
rapport qu’elle entretient avec cet objet – définition qui rend possible la répétition des actions

303
qui lui sont propres et son inscription dans des rituels et des appareils. C’est ainsi qu’une
pratique « se donne » son objet de manière à pouvoir le transformer.
Il existe un nombre infini de gestes abstraits, qui sont liés aux pratiques concrètes, mais qui existent
indépendamment d’elles, ce qui leur permet d’avoir une valeur générale, et de servir ces pratiques
concrètes. (…) [L]e propre de l’abstraction, c’est d’être autre chose qu’une partie du concret,
puisqu’elle ajoute quelque chose au concret. Que lui ajoute-t-elle ? La généralité d’un rapport (…)
qui concerne le concret. Mieux : ce rapport domine le concret à son insu, et c’est lui qui constitue le
concret comme concret. (…) Il y a donc deux concrets : le concret non approprié socialement, qui à la
limite n’est rien – et le concret non seulement approprié socialement par les hommes, mais produit
comme concret par cette appropriation (IP, 119-120).

L’abstraction va donc de pair avec le caractère nécessairement social des pratiques. Il


n’existe pas de pratique purement individuelle : « les pratiques dont il [est] question, ne
peuvent être individuelles que dans la mesure où elles sont d’abord sociales » (IP, 167). Elles
se déroulent donc sous des abstractions garantissant « la reconnaissance sociale et publique de
l’acte d’appropriation du concret » (IP, 115). L’idéologie secondaire constitue donc le principe
même de la pluralité des idéologies, telle qu’elle se reflète dans la pluralité des appareils
idéologiques, dont l’unification sous l’idéologie primaire ne va nullement de soi : « ces
idéologies locales n’ont pas été à l’origine forgées dans le but de servir à cette unification,
donc à la fonction de cette idéologie dominante : elles sont ancrées dans les pratiques
correspondantes, dont la diversité est, à la limite, irréductible en leur matérialité » (IP, 237).
Soulignons que c’est sur l’idée de la diversité des pratiques en leur matérialité et de la pluralité
d’idéologies qui l’accompagne que se base une certaine vision du communisme, que l’on
trouve parfois sous la plume d’Althusser, qui consiste dans « la libération et le libre exercice
des pratiques sociales et des idées humaines » (SP, 177), c’est-à-dire dans leur découplement
d’avec l’idéologie d’État et finalement dans le « dépérissement » de celle-ci. Cela ne signifie
bien entendu pas qu’il n’y aurait plus d’idéologie, mais que, en l’absence de classes, et de
l’État qu’elles appellent, il n’y aurait que des idéologies secondaires2.

Dans un même sens, Althusser considère que la pluralité des idéologies favorise ce
qu’on pourrait appeler une forme de liberté « entre » les idéologies, qui mérite d’être
distinguée de la liberté au sein d’une même idéologie (notamment de l’Idéologie d’État), –
liberté qui, on l’a vu, coïncide avec la position du sujet en vis-à-vis du Sujet auquel il obéit. En
effet, dans la mesure où tout individu agit dans des pratiques différentes, il se situe au carrefour

2
Dans le même sens, Robelin a parlé de la persistance de l’idéologie sous le communisme sous la forme de
ce qu’il appelle « l’idiotisme du métier », c’est-à-dire justement des idéologies secondaires comme relevant
de la division entre pratiques. Toutefois, « dans la mesure où la disparition des classes permet aux
producteurs associés une pratique de transformation de la nécessité, disparaît la possibilité d’une idéologie
universelle, interprétation générale de la réalité (J. Robelin, Marxisme et socialisation, op. cit., p. 120). « Tel
serait donc le sens réel de la suppression de la division du travail : non son abolition, dans une économie
devenue pratique totalitaire, mais sa refonte constante dans ce rapport direct entre les diverses pratiques
sociales » (ibid., p. 118). Ainsi, le travail de direction social « reste particulier, et s’attache aux liens entre les
différentes pratiques sociales, il est prioritairement auto-critique de ces pratiques dans leurs relations
réciproques, de même que le matérialisme historique est l’auto-critique des savoirs, leur ouverture » (ibid.,
p. 123).

304
entre plusieurs groupes d’abstractions qui accordent son action aux conditions de ces pratiques
et qui lui attribuent une certaine reconnaissance sociale en tant qu’acteur de ces pratiques.
Althusser écrit que dans cette multiplicité se situe la « liberté » du sujet :
[L]’interpellation de l’individu en sujet qui fait de lui un sujet idéologique ne se réalise pas à partir
d’une idéologie unique, mais de plusieurs idéologies à la fois, sous lesquelles le sujet vit et agit sa
pratique (…). Il en résulte un jeu et un espace de multiplicité d’interpellations dans lequel le sujet est
pris, mais qui (comme jeu contradictoire et espace) constitue la « liberté » du sujet individuel,
interpellé par plusieurs idéologies à la fois, qui ne sont pas de même nature ni de même niveau, et qui
explique l’évolution « libre » des prises de position de l’individu-sujet. L’individu dispose ainsi d’un
« jeu de manœuvre » entre plusieurs positions, entre lesquelles il peut « évoluer », voire, si on y tient,
« choisir », se déterminer, bien que cette détermination soit elle-même déterminée, mais dans le jeu de
la pluralité des interpellations (SP, 127-128).

C’est pourquoi il est important de revenir sur le concept d’interpellation idéologique, en


remettant en question l’idée selon laquelle il s’agirait d’un évènement ponctuel, définissant une
fois pour toutes l’identité du sujet – c’est-à-dire aussi le champ de sa liberté – et le soumettant
une fois pour toutes au Sujet – c’est-à-dire à un effet de société déterminé. Comme le dit
Macherey, « “sujet”, on le devient, non tout d’un coup, mais durant sa vie entière, à travers une
succession de reprises qui, à chaque fois, reconfigurent différemment l’être sujet »3. Macherey
renvoie ici à un passage de Sur la reproduction, où Althusser esquisse la série d’interpellations
qui l’ont transformé dans le sujet qu’il est, et qui se termine sur ces mots : « Les idéologies ne
cessent d’interpeller les sujets en sujets, à “recruter” des toujours-déjà sujets. Leur jeu se
superpose, s’entrecroise, se contredit sur le même sujet, sur le même individu toujours-déjà
(plusieurs fois) sujet. À lui de se débrouiller… » (SR, 226).

Mais une autre esquisse d’un parcours de sujet laisse entendre que cette liberté peut
elle-même jouer un rôle important de soumission à la reproduction du tout social dominant.
(Ce qui suit est une transcription fidèle des propos que m’a tenus un jour un camarade, tourneur chez
Citroën). Le prolétaire, finie la journée de travail (ce moment attendu depuis le matin), quand retentit
la sonnerie, abandonne tout, « aussi sec », et se dirige vers le lavabo et les vestiaires. Il se lave, se
change, se peigne : il devient un autre homme. Celui qui va rentrer à la maison retrouver la femme et
les enfants. Une fois rentré chez lui, il est dans un tout autre monde : plus rien à voir avec l’enfer de
l’usine et des cadences. Mais en même temps, sans transition, le voilà pris dans un autre rituel : le
rituel des pratiques et des actes (libres naturellement) de l’idéologie familiale (…), puis le dimanche,
dans d’autres rituels, ceux de ses fantaisies ou manies (toujours libres) (…). Pris dans ces autres
« systèmes », ajoutait mon camarade, comment veux-tu qu’en certaines circonstances, il ne devienne
pas un autre homme qu’à l’usine, par exemple un tout autre homme que, disons, le militant syndical
ou l’adhérent à la CGT qu’il est ? Cet autre « système » c’est par exemple (c’est si souvent le cas) le
rituel de l’idéologie petite-bourgeoise de la Famille. Alors, ce prolétaire, « conscient et organisé »
quand il est avec ses camarades de travail au syndicat, serait-il par hasard pris dans un autre système
idéologique petit-bourgeois, une fois rentré à la maison ? Pourquoi pas ? Cela arrive. Et cela peut
expliquer bien de choses. Non seulement toutes les histoires avec les gosses, qui posent des problèmes
« scolaires », comme de bien entendu, [mais aussi] de bien singulières histoires politiques, qui
peuvent finir par des résultats électoraux « inattendus ». Car on sait comment les choses se passent,
quand on vote. On a, comme par hasard, entendu de Gaulle à la télé ou à la radio (le finaud jouant de
la figure nationaliste et de la réconciliation des Français, de la Grandeur de la France et toute la
musique convenable). On va voter en famille le dimanche, un bulletin de vote anonyme dans l’urne
après l’isoloir, ni vu ni connu. Il suffit d’un instant de vertige conformiste pour qu’on cède à

3
P. Macherey, Le sujet des normes, op. cit., p. 98.

305
l’idéologie petite-bourgeoise, avant tout nationaliste : et on vote de Gaulle. Le syndicat avait pourtant
proclamé qu’il ne fallait pas voter de Gaulle. Le lendemain, on est sûr de trouver dans le Monde
l’article (rituel lui aussi) de J. Fauvet parlant de la loi du « balancier » des résultats électoraux.
Évidemment. Mais le lendemain le prolétaire retourne à son usine, et retrouve les copains. Dieu merci,
ils n’ont pas eu tous la même réaction. Mais ce n’est pas facile d’être toute sa vie, dans toute sa vie, un
militant syndical, et à plus forte raison un militant révolutionnaire. Surtout quand « il ne se passe
rien ». Quand il ne se passe rien, c’est que les appareils idéologiques d’État ont parfaitement
fonctionné (SR, 237-239).

Comment rendre compte de cet exemple ? En rappelant une fois de plus qu’en réalité il n’y a
pas idéologie spontanée, que, dans la mesure où toute pratique est d’emblée sociale, toute
idéologie relève de l’articulation même des pratiques et est ainsi soumise à l’effet de société
assurant la reproduction de cette articulation. Surtout, en rappelant que dans une société de
classe, en raison du fait que la lutte des classes est toujours inégale suivant les conditions dans
lesquelles elle se déroule – conditions dont la position constitue la forme première de lutte des
classes de la classe dominante –, le principe de l’articulation des pratiques – l’effet de société –
est produit par l’idéologie dominante, qui assure justement la reproduction des conditions de la
domination de la classe dominante. De ce point de vue, on comprend que l’idée d’idéologies
secondaires ne puisse pas suffire, pour elle-même, pour théoriser des formes de résistances à la
reproduction du tout social dominant à même de favoriser une transformation structurelle.
Althusser l’affirme en insistant sur le fait qu’« il existe un réel danger théorique à affadir le
concept d’appareils idéologiques d’État sous la simple forme du simple concept d’appareils
idéologiques » (IP, 236) : « La lutte des classes bourgeoises tend en effet constamment à
imposer son hégémonie idéologique sur la classe ouvrière, à se soumettre ses organisations de
lutte, et à les pénétrer de l’intérieur en révisant la théorie marxiste. La théorie des appareils
idéologiques d’État rend, en tout cas, compte de ce fait historique » (IP, 239). Il n’y a donc
jamais, dans une société de classe, d’idéologies secondaires « pures » : l’idéologie dominante
tend à « soumettre, dans toute la mesure du possible, tous les éléments idéologiques existants,
y compris les formes avancées des idéologies des classes dominées, à la loi de l’idéologie
dominante, non par une opération extérieure, mais par une transformation qui agisse du dedans
même des éléments de l’idéologie adverse » (IP, 246). Il s’ensuit qu’il faut aller au-delà du
plan d’analyse fourni par le vis-à-vis des idéologies secondaires et de l’idéologie primaires, en
reconnaissant que les unes ne vont jamais, dans une société de classe, sans l’autre. « [C]haque
sujet (vous et moi) est assujetti à plusieurs idéologies relativement indépendantes, bien
qu’unifiées sous l’unité de l’idéologie d’État » (SR, 232).

2. Une lutte des classes tout autre

La réintroduction de la lutte des classes comme « condition » des idéologies


secondaires ouvre toutefois un nouveau plan d’analyse. En effet, « comme les pratiques
coexistent dans la vie sociale, [et] comme certaines d’entre elles, les pratiques de la division et
de l’unité sociale, celles de la cohésion et de la lutte sociale, l’emportent évidemment –

306
puisqu’elles en sont la condition – sur les autres pratiques, chaque idéologie, j’entends
l’idéologie (…) sous laquelle s’exerce chaque pratique, ne reste pas isolée et intacte en son
coin, mais se trouve dominée et restructurée par les idéologies sociales de l’unité ou de la lutte
sociale » (IP, 229). Il y a donc des idéologies qui s’appliquent spécifiquement à l’articulation
des pratiques et de leurs idéologies dans le tout, qui n’est donc pas un processus spontané. Ce
type d’idéologie est ici explicitement scindé entre les deux pôles de la cohésion et de la lutte,
de l’unité et de la division. Nous pourrions reformuler cette idée en affirmant qu’est ainsi
réintroduit le niveau de la lutte entre deux formes différentes de lutte des classes qui, de par
leur inégalité, ont un impact différent sur les idéologies secondaires.
Le principe : il n’est de pratique que sous et par une idéologie (…), s’est généralisé et, se généralisant,
tout en se soumettant à la division de classe de l’idéologie qui se mettait en place, il a abouti à la
constitution de pratiques distinctes auxquelles ont correspondu des idéologies distinctes, que nous
pouvons appeler des idéologies pratiques locales et régionales. (…) Mais cette division idéologique
de détail, qui est la base dernière apparente du rapport entre toute idéologie et sa pratique, ne saurait
masquer les grandes divisions politiques et de classe de l’idéologie. Ces idéologies infimes
n’existeraient pas sans la division sociale du travail, qui produit, elle, sa propre idéologie,
indépendamment de ces idéologies minuscules, car elle s’élabore avant tout à partir de la division en
classes, donc de la lutte des classes (EMP, 288-289).

Il faut donc à la lumière de cette idée revenir à Sur la reproduction, afin d’analyser de
manière plus approfondie le principe, que l’on a jusqu’à présent seulement effleuré, selon
lequel la pluralité d’idéologies secondaires que l’idéologie primaire s’efforce de manière
toujours inachevée d’unifier entretient un certain rapport avec la lutte des classes. Le thème
revient à plusieurs reprises dans l’ouvrage : « ces idéologies secondaires sont produites par une
conjonction de causes complexes, où figurent, à côté de la pratique en question, l’effet d’autres
idéologies extérieures, d’autres pratiques extérieures – et en dernière instance, aussi dissimulés
soient-ils, les effets même lointains, en réalité très proches de la lutte des classes » (SR, 119)4.
Une première conséquence doit être tirée de cette idée : la matérialité des pratiques, leur
différence, et donc la pluralité d’idéologies qui s’y rapportent, ne se manifestent que sous
l’effet de la lutte des classes. C’est en effet par la remise en cause de l’effet de société, c’est-à-
dire de leur unification sous l’idéologie dominante, qu’une telle différenciation interne peut
émerger.

Lorsqu’Althusser étudie en particulier les AIE juridique et politico-syndical, ce thème


se déploie suivant l’idée selon laquelle la lutte des classes prolétarienne « déborde » ou
« dépasse infiniment », est « extérieure à », est « tout autre que » celle qui peut être menée au
sein des AIE, c’est-à-dire dans le cadre de la forme de lutte des classes dominante. Voici
quelques exemples : « la lutte de classe qui a imposé la présence du Parti et du syndicat

4
Cf. aussi SR, 121. « [Q]uand cette Idéologie Primaire est inculquée au sujet qui est sa “destination”, elle est
transformée “par une conjonction de causes complexes”, par une conjoncture. (…) Le sujet n’est pas
parfaitement suturé par l’idéologie. Et c’est là que figure l’effet de la “lutte des classes”, de la résistance.
(…) [L]’effet de la “lutte des classes” apparaît dans l’idéologie secondaire » (Y. Sato, Pouvoir et résistance,
op. cit., p. 177-178).

307
prolétariens dans les AIE correspondants dépasse infiniment la lutte de classe très limitée
qu’ils peuvent mener dans ces AIE » (SR, 132) ; « [la lutte des classes] ne peut se dérouler,
dans les formes prescrites par le Droit régnant dans les AIE considérés, que comme un simple
effet, un simple relai d’une tout autre lutte de classe, qui dépasse infiniment toutes les formes
légales dans lesquelles elle peut parvenir aussi à s’exprimer » (SR, 137) ; « la lutte des classes
dépasse infiniment ses effets inscrits dans les formes des appareils idéologiques d’État »
(SR, 141)5. Althusser affirme dans ces passages que la classe dominée ne peut mener
efficacement sa lutte sur le terrain, c’est-à-dire dans la forme de lutte des classes, de la classe
dominante, que si elle parvient en même temps à changer de terrain, à mener une lutte des
classes tout autre, extérieure à la forme de la lutte des classes dominante.

Les effets que cette lutte débordante peut produire peuvent être identifiés au sein des
différents AIE. En ce qui concerne l’AIE juridique, Althusser est fort elliptique. Il indique
toutefois que la tendance du droit bourgeois à la systématicité, formalité et universalité
rencontre des obstacles qui tiennent entre autres aux « lutte des classes ouvrières (imposant les
différents articles d’un Code “monstrueux” au regard du Code Civil : le “Code du Travail”) »
(SR, 199). À propos de la liberté d’association, Althusser souligne que ces droits n’ont pas été
acquis par le biais du droit : la lutte des classes ouvrière « commença du jour où la classe
ouvrière, non pas revendiqua le droit de l’homme de la liberté d’association, mais le prit sans
le demander. Parfaitement, elle prit cette “liberté” avec la liste des droits de l’homme : la
liberté d’en ajouter un de plus, (…) elle prit la liberté de s’organiser sans demander à personne,
ni aux droits de l’homme, ni à l’éminente dignité de la personne humaine, ni évidemment à
l’État bourgeois (…) la permission, la “liberté” » (VN, 296-297).

En ce qui concerne l’AIE scolaire, il y a avant tout, bien entendu, les évènements de
Mai 68. « [P]uisque nous avons cru pouvoir affirmer que dans les formations sociales
capitalistes, c’était l’appareil idéologique d’État scolaire, et plus précisément le couple École-
famille qui était dominant, je pense qu’il n’est pas besoin d’une longue démonstration pour
faire apparaitre aux yeux de nos contemporains que la lutte de classe s’y déroule aussi. Les
“évènements” de Mai 68, et tous ceux qui les ont suivis, se sont chargés de la vérification
empirique de notre thèse » (SR, 190-191). C’est par ailleurs à nouveau dans le travail de
Baudelot et Establet que l’on peut trouver d’autres indications quant à la manière dont la lutte
des classes prolétarienne se reflète dans l’AIE scolaire :
Il existe (…), dans le réseau PP., des effets plus nets de l’idéologie prolétarienne, des effets moins
contaminés par l’idéologie petite-bourgeoise contre laquelle ont les élèves à résister. Ce sont toutes les
résistances apportées par les élèves à la scolarisation et à l’inculcation de l’idéologie bourgeoise au
nom de leur futur travail d’ouvrier. (…) Les futurs ouvriers, fils d’ouvriers eux-mêmes, ne sont pas
« passifs » à l’égard de ce qu’on leur inculque : dans la formation qui leur est imposée, ils ne
sélectionneront que les aspects qui leur seront utiles plus tard6.

5
Cf. aussi SR, 42, 138-140, 190.
6
Chr. Baudelot, R. Establet, L’école capitaliste en France, op. cit., pp. 183-184.

308
[P]our les enfants des classes populaires, la scolarisation est loin d’être la seule école ; il en est de plus
marquante et en particulier la vie qu’ils mènent hors de l’école, dans la rue, dans les cités, entre eux7.
Ces pratiques extra-scolaires frappent alors d’irréalité les contenus idéologiques inculqués à l’école :
de là, de la part des enfants des classes populaires, tout un ensemble de formes, organisées ou
inorganisées, de résistance à l’inculcation idéologique bourgeoise8.

C’est toutefois au sein des AIE politique et syndical qu’Althusser décèle de la manière
la plus nette les effets de la lutte des classes prolétarienne. C’est en effet dans ce cadre que se
produit la situation paradoxale d’une « pièce » d’un AIE qui occupe « une position d’exception
et une position d’antagonisme », c’est-à-dire une position « indigérable » par les AIE (cf. SR,
139) – situation dont l’explication est à chercher dans l’extériorité et l’altérité de la lutte des
classes par rapport aux AIE. Althusser s’apprête à le montrer à travers une esquisse d’histoire
de la lutte des classes en France. La thèse centrale est que « l’histoire de la bourgeoisie
française est dominée par un grand évènement qu’elle a “raté” : la Révolution française. Du
point de vue bourgeois, ce fut vraiment une sale révolution » (SR, 134). En effet, la
constitution du pouvoir social de la bourgeoisie n’a pas, comme ce fut le cas en Angleterre,
pris la forme d’un « gentleman agreement » entre dominants, mais a requis, en raison des
conflits entre noblesse et bourgeoisie, l’intervention des « masses populaires ». Or, cette
intervention a comporté une forme de la lutte des classes non alignée sur celle de la
bourgeoisie, c’est-à-dire la perspective d’un pouvoir social – et donc aussi d’un mode de
production et d’une structuration du tout social – qui n’était pas le sien : « Le Patriotisme des
masses populaires et la Révolution, pendant un temps, appuyés sur les mesures de Salut Public
que la bourgeoisie a appelées la Terreur, ont fait surgir devant ladite bourgeoisie la menace de
tout autre chose que sa Révolution : des perspectives sinistres pour elle, où un certain
“Quatrième État” des sans-culottes, du tout petit peuple misérable, exigeait une République
sociale et égalitaire dont le capitalisme commercial et industriel avait tout à craindre » (SR,
134-135). Qui plus est, cette histoire s’est répétée tout au long du XIXe siècle. C’est que, selon
Althusser, la bourgeoisie n’a jamais pu lutter toute seule, a toujours eu besoin que d’autres
luttent pour son propre compte : « le propre de la pratique politique de la bourgeoisie (…) a
toujours été et est toujours d’agir par personnes interposées, très précisément par l’action
interposée de la classe ou d’une partie de la classe qu’elle exploite et domine » (IP, 272-273).
Ce qui laisse penser que l’hégémonie n’est pas selon Althusser, « un mode spécifique de
domination » parmi d’autres, mais « le mode de domination spécifiquement inventé par la
classe bourgeoise »9. D’où le perfectionnement extrême du fonctionnement de l’État
bourgeois : « Faire accomplir, pour l’essentiel, ses propres objectifs de classe par ses propres
exploités, c’est savoir les dominer de haut politiquement, c’est, en même temps, savoir les
subjuguer de haut idéologiquement : par l’État » (IP, 273). Or, cela contraint en même temps la

7
Ibid., p. 235.
8
Ibid., p. 241.
9
G. Sibertin-Blanc, « Préface », IP, 21.

309
bourgeoisie « de faire l’éducation des masses populaires et du prolétariat, qui a entrevu qu’il
pourrait un jour se battre, les armes à la main, “pour son propre compte” » (SR, 136). Il
s’ensuit une série de « répétitions générales » de la révolution, 1838, 1848 et, surtout, 1871 :
« la première tentative de Révolution socialiste dans l’histoire (…) où les masses ouvrières et
populaires inventèrent ce que la théorie n’avait pu que pressentir, la destruction de l’État et de
ses appareils » (SR, 136). L’importance de la Commune pour Althusser ne peut pas être sous-
estimée : elle constitue, avec la Révolution d’Octobre, et peut-être plus qu’elle, la seule
tentative de la part des masses ouvrières et populaires de mener leur propre lutte des classes, de
la mener sur leur propre terrain, c’est-à-dire de procéder à une articulation nouvelle du tout
social : « ce n’est plus tel gouvernement ou telle forme d’État bourgeois qui était en cause,
mais l’État bourgeois lui-même, dans ses Appareils » (SR, 154). S’il faut chercher quelque part
une esquisse d’une « idée » althussérienne de stratégie du communisme, c’est bien dans la
Commune. Comme Tosel l’a explicité, il s’agit de « la destruction de l’appareil d’État et son
remplacement par une organisation communale publique instituée à divers niveaux », ce qui
donne aussi une idée de ce qu’il entendait par dictature du prolétariat : un « procès de
production à la base d’ilots de communisme quotidien orienté dans le sens de communes de
base »10.

Tout cela explique pourquoi la présence légale d’un Parti de lutte des classes
prolétarienne a été « imposée » à la bourgeoisie par cette lutte des classes tout autre, et
pourquoi cette présence est dans le principe antagoniste. Il en va de même pour les syndicats,
dont la lutte pour la présence dans les AIE a été, comme on l’a vu, si possible encore plus
ardue. « C’est par la lutte des classes, une longue lutte sauvage, acharnée, sanglante, que [l]e
droit [à l’association pour les travailleurs] fut arraché par la classe ouvrière, et, malgré le Code
Civil “individualiste”, inscrit dans le “Droit du Travail” » (SR, 148).

Conquise de haute lutte, une place dans les AIE n’en est toutefois pas moins un cadeau
empoisonné. En effet, c’est bien toujours l’idéologie d’État qui y domine, c’est-à-dire que la
forme lutte des classes qui y domine est celle de la classe dominante. C’est pourquoi la
bourgeoisie est passée par toute sorte d’efforts – dont certains, comme le Bonapartisme, pour
ne pas parler du fascisme, très couteux et instables – pour parvenir à « remettre les classes
populaires à leur place » (SR, 135). Les dangers du « crétinisme parlementaire » et de
l’« économisme », qui résultent en la séparation des luttes des classes politique et économique,
menacent en particulier toujours la lutte des classes prolétarienne telle qu’elle se déroule dans
les AIE. Autrement dit, le risque est que l’idéologie portée par ces organisations se transforme
progressivement en un « sous-produit » de l’idéologie primaire, notamment sous la forme
d’une idéologie « réformiste ». Il faut donc que, malgré les places conquises par la lutte au sein

10
« La pensée italienne, de Machiavel à Gramsci. Entretien avec André Tosel », in A. W. Lasowski,
Althusser et nous, op. cit., p. 322, p. 311.

310
des AIE, le prolétariat n’oublie jamais que tant qu’on se tient aux coordonnées de lutte qui y
sont imposées, il a déjà perdu.

Nous avons déjà parlé des dangers du crétinisme parlementaire et de l’économisme. En


ce qui concerne l’AIE juridique, Althusser s’intéresse aux conséquences de la compréhension
des rapports de production comme des rapports de propriété juridique sur la manière dont on
conçoit le « mode de production » socialiste11 en tant que caractérisé par la propriété collective
des moyens de production. « Il est faux de définir la révolution socialiste comme le “passage”
d’une propriété à l’autre. (…) Marx a toujours défini les rapports de production qui constituent
le mode de production socialiste non par la propriété collective (socialiste) des moyens de
production, mais par leur appropriation collective ou commune par les hommes librement
“associés” » (SR, 96-97). Ne pas saisir cette différence c’est considérer que cette appropriation
prend la forme de la planification économique. Or, selon Althusser, la planification ne peut pas
par elle-même créer de rapports de production socialistes ; elle sert à « organiser, de la manière
la plus “rationnelle”, les Forces productives ». Prendre cette organisation pour la création de
rapports de production nouveaux c’est donc adopter une politique du primat des forces
productives sur les rapports de production, et faire finalement appel à l’État pour gérer un
problème d’ordre technique12. Or, une véritable politique léniniste « affirme le primat des
Soviets sur l’électrification, et par l’intermédiaire de ce primat des Soviets, le primat politique
du problème des Rapports de production sur les Forces productives. Je dis bien primat
politique. Car les Soviets sont les organisations politiques des masses. Et les rapports de
production socialistes ne seront pas mis en place comme un effet dérivé de la Planification des
Forces productives (représenté ici symboliquement par l’électrification) mais par l’intervention
politique des masses (ici les Soviets) » (SR, 99n)13. « Affaire de longue haleine » ajoute
Althusser, c’est-à-dire de la longue transition en laquelle consiste le socialisme, à laquelle
selon lui on ne peut pas opposer comme une alternative viable cette autre idée d’appropriation

11
Notons que l’idée selon laquelle le socialisme n’est pas un mode de production n’est pas encore acquise
par Althusser. De toute évidence, dans des passages comme celui que l’on est en train de commenter, elle est
en train de se chercher.
12
Il serait possible de rattacher ces critiques à la remise en question par Althusser de la ligne politique du
PCF construite sur la base de la doctrine du « capitalisme monopoliste d’État » (cf. Chapitre IV.3.3).
13
Le problème de la planification socialiste a été étudié dans un esprit althussérien par Charles Bettelheim.
« Les analyses qui suivent, en aidant à trouver une ligne de démarcation entre calcul monétaire et calcul
économique et social, font apparaître la nécessité, et la possibilité, d’une “décentralisation” du calcul
économique radicalement autre que la pseudo-décentralisation dont il est question aujourd’hui dans les pays
de l’Est de l’Europe. Cette pseudo-décentralisation n’est, en effet, rien d’autre que la restauration des
“mécanismes de marché”, impliquant aussi un abandon de la planification socialiste. On verra, aussi, que le
contenu de cette dernière s’est trouvé en partie obscurci par un centralisme étatique extrême. Ce dernier, qui
découle d’une hypertrophie de l’appareil d’État, fait finalement obstacle à une domination sociale de la
production et contribue à renforcer le rôle des rapports monétaires et marchands » (Ch. Bettelheim, Calcul
économique et formes de propriété, Paris, Maspero, 1970, pp. 10-11). « Un véritable calcul économique et
social » ne peut être que la condition et l’effet « d’une pleine maîtrise des travailleurs sur leurs moyens de
production et sur les résultats de leur travail » (ibid., p. 135). Sur les impasses de la planification socialiste,
notamment en ce qui concerne le « déperissement » de la plus-value, cf. les chapitres « Du plan et du
marché » et « La plus-value ne voulait pas mourir » de J. Robelin, Marxisme et socialisation, op. cit.

311
collective ou commune des moyens de production qu’est l’autogestion. Sans doute en partie
injustement, Althusser la conçoit comme une manière de croire à la possibilité d’installer de
nouveaux rapports de production à un niveau purement économique sans en même temps
produire une nouvelle structuration du tout social14. Au contraire, c’est bien par une pratique
politique de structuration du tout social que l’appropriation collective des moyens de
production peut être réalisée. Il faut noter que le « sujet » de cette pratique est ici, face à l’État,
« identifié » dans les masses.

Il faut par ailleurs veiller à ce que, lorsque la bourgeoisie inscrit dans son droit le
« fait » de certaines formes de la lutte des classes ouvrière, le prolétariat n’oublie pas « que ce
droit existant exprime et sanctionne le rapport de production capitaliste, (…) que ce qui
s’inscrit de neuf dans le droit bourgeois, qui n’est rien d’autre que le droit de la lutte des
classes bourgeoises, ne s’y inscrit que par l’effet de la lutte de classe de la classe ouvrière »
(VN, 299). Ce qui implique que, s’il est tout à fait important de « se battre sous et dans les
formes » du droit bourgeois, il ne faut jamais se limiter à « se battre pour l’application du droit
bourgeois à lui-même ; (…) pour sa conséquence » (VN, 301), car, comme Marx lui-même
l’avait montré, dans ce cas « [l]a lutte de classe ouvrière (…) réussit ainsi ce tour de force
d’obliger les membres de la classe capitaliste à appliquer leur propre législation de classe, et
cela dans l’intérêt de la classe capitaliste considérée dans son ensemble » (VN, 303). C’est
pourquoi, ce qui compte avant tout, c’est de considérer tel ou tel épisode (même victorieux) de
la lutte des classes « non en lui-même, mais dans la tendance des conditions générales de la
lutte de classe, qui reste, tant que dure le mode de production capitaliste, soumise aux formes
bourgeoises de la politique et du droit, et peut parfaitement les servir, donc être (…)
“récupérée” par elles, tant que la domination, c’est-à-dire la dictature, de la bourgeoisie n’a pas
été abattue, tant que l’État et le droit bourgeois n’ont pas été détruits » (VN, 304). Ainsi,
comme le disait Engels dans l’Anti-Dühring, si la classe ouvrière a raison de prendre au mot
l’idéologie juridique de l’égalité pour la retourner contre la bourgeoisie, « ce que veut la classe
ouvrière, ce n’est pas du tout l’égalité, mais “la suppression des classes”, ce qui est tout autre
chose » (VN, 306)15.

Venons-en à l’école. Ici aussi les effets de la lutte des classes au sein de cet AIE
peuvent être détournés. Ainsi, Baudelot et Establet traitent des formes « anarchisantes » de
résistance à l’inculcation idéologique :

14
Cf. SR, 97n.
15
En ce qui concerne les dangers de la récupération de la lutte des classes prolétarienne par le droit, cf. :
« Comment le droit a-t-il fait accéder la grève au rang de droit ; comment l’a-t-il sortie de l’enfer du “fait”
pour la constituer en catégorie juridique, le “droit de grève”, justement, et de quel prix se paie cette existence
juridique. (…) [L]a grève est devenue un “droit” à la seule condition de se soumettre au pouvoir juridique du
Capital, dans la “société civile” comme dans l’État. Elle est devenue un droit à la condition d’être mesurée à
l’aune du droit des obligations (contrat de travail) et du droit de propriété (propriété privée des moyens de
production) » (B. Edelman, La légalisation de la classe ouvrière, op. cit.., p. 17).

312
L’inculcation de l’idéologie bourgeoise ne va pas de soi ; elle rencontre au contraire, dans le réseau
PP., des résistances violentes qui l’entravent et obligent même ceux qui en sont chargés à se démettre
de leur fonction purement et simplement idéologique pour recourir à la répression ou au laisser-faire ;
(…) [C]e caractère de classe n’est pas spontanément ni totalement prolétarien dans la mesure où ces
résistances spontanées, ces révoltes sauvages sont à la fois provoquées et marquées, dans leurs formes,
par ce contre quoi elles résistent : les formes scolaires de l’inculcation de l’idéologie bourgeoise qui
font dévier ces résistances vers des formes sauvages à tendance petites-bourgeoises anarchisantes.
(…) Ce n’est pas là l’un des moindres crimes de l’appareil scolaire que de produire des
« délinquants », d’alimenter le lumpenproletariat et d’approvisionner les maisons de rééducation16.
L’idéologie factice fabriquée dans le PP., en dénaturant, sur le plan intellectuel, la signification d’un
certain nombre de comportements spontanés du prolétariat, tend à produire soit un acquiescement à
l’idéologie petite-bourgeoise, soit, ce qui est plus grave encore, une résistance généralisée à toute
idéologie. Elle utilise de la sorte jusqu’aux résistances des prolétaires : ce n’est pas avec un langage
ordurier ou scatologique ni avec le chahut que le prolétariat renversera la bourgeoisie. Même si les
prolétaires trouvent en eux-mêmes de quoi dénoncer les discours qui leur sont tenus, ils n’apprennent
pas à l’école de quoi tenir eux-mêmes les discours nécessaires à dégager le sens de leur lutte17.

Par ailleurs, après avoir lu L’école capitaliste en France, Althusser adresse à ses auteurs une
série de remarques critiques, dont la plus importante concerne la distinction entre la violence
sauvage à l’École et la violence prolétarienne. Selon Althusser, Baudelot et Establet ont trop
tendance à considérer que les formes de résistance au sein de l’école sont par elles-mêmes des
formes de résistance prolétariennes. Ainsi, leur ouvrage souffre d’un « excès d’intériorité »18.
« D’où la tendance à déclarer (ou presque) comme forme de lutte idéologique prolétarienne
des résistances, qui, observables dans le PP ne sont pas vraiment des luttes, et surtout ne sont
pas redevable de l’idéologie prolétarienne proprement dite. (…) D’où (…) la tendance à
projeter par anticipation dans l’École une vraie lutte de classe prolétarienne, en invoquant la
Révolution culturelle dans des termes trop rapides pour qu’ils ne donnent pas à penser que
quelque chose qui lui ressemble (même de loin) est peut-être possible chez nous »19. Tout le
problème réside dans le fait de ne pas prendre suffisamment en compte le fait que la forme
dominante de la lutte des classes se constitue dans la séparation d’un appareil, alors même
qu’elle tire sa force (et pour mieux tirer sa force) de l’articulation du tout social. Ainsi, la
bourgeoisie « y mène sa lutte de classe à elle, mais dans des conditions telles que le “front” sur
lequel la bourgeoisie mène sa lutte de classe dans l’École se trouve hors de l’École »20. C’est
pourquoi, estime Althusser, si l’École est un AIE, sans lutte des classes hors de l’École la lutte
dans l’École ne peut pas prendre la forme d’une lutte des classes. « [J]e crois que c’est une
erreur de considérer que la contradiction-lutte idéologie bourgeoise/idéologie prolétarienne
(…) réside à l’intérieur de l’École. (…) Ce qui est central dans l’École est que son centre est
hors de l’École »21. Il s’ensuit qu’il ne faut

16
Chr. Baudelot, R. Establet, L’école capitaliste en France, op. cit., pp. 183-184.
17
Ibid., p. 191.
18
L. Althusser, « Notes sur L’École capitaliste en France (1970-1971 ?) », A14-02.07, Sur une Préface et
une conclusion, p. 1.
19
Ibid., Note IX, p. 3.
20
Ibid., Sur une Préface et une conclusion, p. 3.
21
Ibid., Note VII, p. 3.

313
pas confondre les “limites de la ‘lutte des classes’ dans l’École” avec la lutte des classes (…) au
sujet de l’École. Le principe serait qu’une lutte des classes au sujet de l’École soit telle qu’elle
intègre, développe et organise les éléments de résistance idéologique et politique existant dans
l’École. Bien sûr cette lutte des classes (menée par l’organisation révolutionnaire du prolétariat)
aura(it) besoin de tous les concours intérieurs à l’École, y compris des instituteurs les plus
“lucides”, y compris (capital) des enfants et adolescents d’origine ouvrière. L’expérience de la
pratique interne à l’École est indispensable. Mais sans la lutte de classe (une vraie) hors de l’École
elle ne peut pas prendre dans l’École la forme d’une “lutte” (ligne, organisation, continuité, appui
des masses)22.
Althusser en tire la conclusion que « toute lutte des classes dans un Appareil idéologique
d’État pris isolément est (…) “impossible” »23.

Nous pouvons maintenant nous concentrer sur les antidotes qu’Althusser propose face
à ces dangers de récupération de la lutte des classes prolétarienne par la forme dominante de la
lutte des classes, pour en relever les limites. Nous pouvons comprendre les dangers du
crétinisme parlementaire et de l’économisme, ainsi que les formes de résistance
« anarchisante » dans l’école ou la confusion des rapports de production avec des rapports
juridiques comme des conséquences de ce que Poulatzas appelle « effet d’isolement », c’est-à-
dire du fétichisme qui frappe l’économie suivant la manière dont le mode de production
capitaliste s’articule. Cet effet d’isolement a notamment pour conséquence, dit Poulantzas, de
diviser la lutte des classes économique de la lutte des classes politique. Althusser lui-même
indique, comme on l’a vu plus haut, que la lutte des classes bourgeoise consiste avant tout à
diviser les exploités entre eux, et pourrait-on ajouter, en eux-mêmes, en tant que syndiqués,
militants du parti, pères ou mères de famille, etc. Ainsi, les « pratiques de l’unité et de la
cohésion » sont en fait elles aussi des pratiques de division – une division qui vise la
recomposition des forces sociales au sein des AIE à la faveur du pouvoir social de la classe
dominante. Or, dans Sur la reproduction, peut-être aussi en raison de la perspective adoptée,
qui ne traite de la lutte des classes qu’à partir de la reproduction du mode de production
capitaliste, Althusser semble avoir du mal à quitter le champ des luttes coordonné par
l’Idéologie d’État, alors même qu’il ne cesse de rappeler que la lutte des classes le déborde
infiniment. Par exemple, il tend à entériner la distinction entre luttes des classes économique et
politique : si « la lutte de classe économique est (...) déterminante en dernière instance de la
lutte politique », cette dernière « est quant à elle, car c’est sa fonction, la seule à pouvoir
diriger la bataille décisive des masses populaires. Donc primat de la lutte de classe politique :
mais ce primat reste un vain mot si la base de la lutte politique, la lutte de classe économique
n’est pas menée quotidiennement, inlassablement, à fond et sur une ligne juste » (SR, 163).
Tout l’appareil conceptuel du marxisme-léninisme est mobilisé à cette occasion : « [La] lutte

22
Ibid., Note VIII, p. 4.
23
Ibid., Sur une Préface et une conclusion, p. 4.

314
[économique] est menée, car elle peut être menée comme une lutte de masse, par des
organisations de masse, distinctes par essence (…) des Partis Communistes. (…) C’est donc
par la lutte pour les revendications matérielles qu’on peut rallier les masses à l’action objective
contre le système capitaliste ». La lutte politique est, quant à elle, menée « sous la direction de
l’organisation politique de l’avant-garde du prolétariat », qui doit être « en avant des masses »
(donc des organisations syndicales) mais, comme le disait Lénine, « un pas seulement » (SR,
165).

Althusser fait ici à notre avis l’erreur de confondre la distinction entre infrastructure et
superstructure avec la distinction entre structuration et reproduction, c’est-à-dire de se limiter
à ce qu’il appelle lui-même une conception descriptive de la topique marxiste. Ce qui signifie
qu’il reprend à son compte la division du champ de la lutte des classes telle qu’elle est imposée
par la forme de lutte des classes dominante, alors même qu’une transformation structurelle ne
se produit que si cette forme même est remise en question, parce que c’est seulement ainsi que,
même au sein de la forme de lutte des classes dominante, des effets révolutionnaires peuvent
être produits.24 Ce qui signifie qu’il faut déceler, sous la dimension de la reproduction sociale
dans sa nécessité, celle de la structuration même du tout social dans sa contingence et dans sa
transformabilité.

Voyons plus précisément en quoi consiste cette confusion. Althusser soutient que
« c’est dans la production, dans la production seule, et non dans la reproduction, que s’exerce
l’exploitation, qui est la condition matérielle d’existence du mode de production capitaliste.
(…) Le paradoxe est que, pour détruire les rapports de classe de l’exploitation capitaliste, la
classe ouvrière doit s’emparer du pouvoir d’État bourgeois, détruire l’appareil d’État, etc.,
puisque l’État est la clé de la reproduction des rapports de production capitalistes » (SR, 160-
161). Le moins qu’on puisse dire est qu’Althusser ne fait par la suite rien d’autre que désigner
et reproduire indéfiniment le « paradoxe » entre lutte économique et lutte politique qu’il vient
de mettre en relief, comme on peut le voir tout particulièrement dans le chapitre consacré
directement à la révolution. Dans ce chapitre, il est question de la « bataille décisive » : « il
faut s’attaquer au système des appareils d’État et s’emparer du pouvoir d’État pour interrompre
les conditions de la reproduction (= durée = existence) d’un mode de production, et mettre en
place de nouveaux rapports de production » (SR, 184). À partir de cette idée Althusser, au
moment même où il s’empresse d’affirmer qu’une telle tentative serait « absurde » et
« infantile », propose un « petit traité de la pratique de la révolution » : « 1 – commencer par
déchainer la lutte des classes dans les appareils idéologiques d’État (…) contre l’appareil

24
Balibar semble attribuer une confusion similaire à Marx lui-même : « ce que Marx a cherché à penser sous
les espèces d’un rapport d’inversion donné entre “base” et “superstructure”, société et État, c’était en réalité
l’effet d’inversion que produit sur la politique prolétarienne sa subordination aux règles et aux formes de la
politique bourgeoise » (É. Balibar, « État, parti, conscience », in AA.VV., Marx et sa critique de la politique,
Paris, Maspero, 1979, p. 166).

315
idéologique d’État dominant (…) ; 2 – combiner toutes les formes de lutte de classe dans tous
les appareils idéologiques d’État afin de les ébranler (…) ; 3 – toutes forces populaires
regroupées sous la direction du Parti Politique révolutionnaire, celui de la classe
révolutionnaire, monter à l’assaut du pouvoir d’État, en écrasant son ultime appareil : son
appareil répressif » (SR, 195). Pour prendre les choses à l’envers, ce petit traité nous apprend
que « [l]a lutte économique reste toujours dans l’ombre, c’est son destin, car c’est la plus
importante. La lutte politique finit par se déchainer au grand jour, et ressembler toutes les
forces pour en assurer la direction dans le combat ultime, le combat pour le pouvoir d’État :
c’est son destin, car c’est sa fonction. La lutte idéologique (…) précède en règle générale les
formes déclarées de la lutte politique » (SR, 192-193). Il y aurait donc une lutte « de longue
durée » dans les AIE, suivie d’une lutte « de courte durée » pour le pouvoir d’État (et son
appareil répressif), alors que la lutte économique reste dans l’ombre, parce que c’est après la
prise du pouvoir d’État et l’ébranlement des appareils d’État que l’on peut transformer les
rapports de production.

Notons déjà que cette idée semble contredire ce qu’Althusser soutient quelques pages
plus tôt, à savoir que la conquête de l’État bourgeois se déroule « par la destruction de son
Appareil répressif d’abord, puis de ses Appareils idéologiques d’État » (SR, 146), ce qui
suppose la prise de pouvoir d’État. Cette deuxième conception de la révolution sera reprise
quelques années plus tard pour commenter ironiquement les positions des « gramsciens » du
Parti communiste italien :
Le Parti communiste italien qui a supprimé de ses statuts depuis la fin de la guerre, sous l’influence de
Togliatti, la mention de la dictature du prolétariat, s’y intéresse, puisqu’il ne l’a jamais abandonnée
officiellement, et puisque toute sa politique repose sur la théorie que Gramsci a développée autour de
la notion d’hégémonie. Mais comme la notion d’hégémonie chez Gramsci est une notion ambigüe, en
particulier comme Gramsci laisse entendre que l’hégémonie, qui est en principe le consensus
qu’obtient une classe lorsqu’elle est parvenue à prendre le pouvoir d’État, peut exister avant la prise
du pouvoir d’État, comme Gramsci laisse entendre, c’est du moins ce que disent certains de ses
commentateurs qui se situent dans la ligne d’interprétation de Togliatti, que l’hégémonie antérieure à
la prise du pouvoir d’État n’est pas seulement une hégémonie du prolétariat sur ses alliés (ce qui est la
thèse de Lénine) mais une hégémonie sur toute la société, la dictature du prolétariat devient alors elle-
même le moyen privilégié de la prise du pouvoir d’État, c’est-à-dire le moyen privilégié pour prendre
et pour exercer le pouvoir d’État, donc pour assurer l’hégémonie du même prolétariat. On peut dire la
même chose en disant que pour ces interprètes de Gramsci, qui sont très subtils, et plus subtils que
Lénine lui-même qui n’a jamais envisagé cette possibilité, l’hégémonie du prolétariat présente cette
caractéristique extraordinaire d’exister avant les conditions historiques, c’est-à-dire économiques,
politiques et idéologiques de sa propre existence, c’est-à-dire avant la prise du pouvoir d’État. Ce qui
constitue ce que les logiciens et le premier homme venu appellent un cercle vicieux. Or on ne peut
demeurer indéfiniment devant un cercle vicieux. C’est pourtant ce que font les interprètes de Gramsci
25
dont j’ai parlé .

25
L. Althusser, « Conférence sur la dictature du prolétariat », op. cit. Dans un texte contemporain, Althusser
considère que cette hypothèse gramscienne est « raisonnable » « dans la période historique où la très grande
majorité des nations ayant passé sous la dictature du prolétariat, il se peut que cette conjoncture favorise,
pour les autres pays, comme par contagion, des formes inédites de prise du pouvoir d’État, justement par
l’intérieur, des formes inédites où l’hégémonie, au sens léniniste de direction de la classe ouvrière sur ses
alliés, et au sens, disons, “gramcien” d’investissement de l’appareil d’État par l’intérieur, coïncideraient »

316
Cette critique de Gramsci est également développée par Poulantzas : « [Gramsci] procède à
une extension inacceptable du concept d’hégémonie à la stratégie de la classe ouvrière. (…)
Gramsci introduit (…) une rupture entre hégémonie et domination. Selon lui, une classe peut et
doit devenir une classe dirigeante avant qu’elle soit une classe politiquement dominante, peut
conquérir l’hégémonie avant la conquête du pouvoir politique »26.

Althusser se trouve donc coincé dans le dilemme classique posant, d’un côté,
l’impossibilité de la constitution d’un pouvoir prolétarien au sein d’AIE faits pour reproduire le
pouvoir bourgeois, ce qui impose de prendre le pouvoir d’État pour « briser » ces appareils, et,
de l’autre, l’impossibilité de la prise du pouvoir d’État sans la constitution préalable d’un
pouvoir prolétarien suffisamment fort, ce qui suppose que les AIE aient déjà été ébranlés. Mais
le paradoxe le plus important est que l’affirmation du « petit traité », selon laquelle la lutte
économique reste dans l’ombre, rentre en contradiction avec ce qu’Althusser affirme juste

(VN, 321-322). Dans un texte inédit de 1978, la même hypothèse est critiquée encore plus durement. Selon
Althusser, Gramsci se refuse de parler de dictature de classe et de domination de classe, qu’il remplace avec
une généralisation de la catégorie d’hégémonie. La lutte politique est donc finalement comprise comme une
lutte d’hégémonies, « comme si la lutte des classes n’était pas aussi une lutte de forces contre forces, et
surtout comme si “l’hégémonie” des classes dominées pouvait vraiment “lutter” contre “l’hégémonie” de la
classe dominante » (L. Althusser, « Que faire (1978) », A26-05.07, p. 65). Dans un autre inédit de 1973,
Althusser attribue la lecture de Gramsci formulée par Togliatti et le PCI à l’héritage d’un parti qui a dû se
construire en luttant contre le fascisme. La confusion entre l’hégémonie sur les alliés et celle sur toute la
société (qui ne peut en réalité qu’être postérieure à la prise du pouvoir d’État) se réalise comme une
hégémonie sur les couches moyennes et les milieux culturels, « mais [le PCI] l’exerce au nom du prolétariat,
par délégation que les intellectuels du Parti se donnent à eux-mêmes, et en l’absence du prolétariat, en son
absence politique ». D’où une division profonde entre parti et syndicats et « la tendance des syndicats à se
donner en compensation des objectifs politiques, sous la bénédiction du grand souvenir des conseils d’usine
de Gramsci à Turin » (L. Althusser, « Projet de livre sur l’impérialisme », 26 août 1973, « Sur l’impérialisme
et le mouvement ouvrier », p. 2). En ce qui concerne Gramsci lui-même, ces critiques doivent pour le moins
être nuancées en prenant par exemple en compte le fait que Gramsci raisonne explicitement en termes de
rapports de force et qu’il considère que « direction et domination ne forment pas deux mondes à part, mais la
direction politique préalable (politique d’alliances et de masse) est la condition sine qua non pour exercer une
domination – direction réelle – qui ne se limite pas à la seule force matérielle donnée par le pouvoir d’État »
(Chr. Buci-Glucksmann, Gramsci et l’État. Pour une théorie matérialiste de la philosophie, Paris, Fayard,
1975, p. 79). « [C]e qui se passe après la prise de pouvoir renvoie à ce qui s’est passé avant, sans que l’on
puisse établir une muraille de Chine entre la direction et la domination. Aussi, après la prise de pouvoir, pour
garantir une dictature du prolétariat expansive par rapport à la base de masse de l’État (…) la classe
dominante doit-elle continuer à être dirigeante » (ibid., p. 216). En fait, on pourrait même montrer que
Gramsci avait bien saisi la nécessité de prendre en compte ce que nous avons appelé le différentiel de la
structuration et de la reproduction, qui réduit la différence entre infrastructure et superstructure : « on ne
saurait demeurer dans un clivage potentiel (ou réel) entre le champ de la production économique (appareil de
production) et celui de la reproduction, principalement idéologique, sans appauvrir le concept même des
rapports de production. Car, de toute évidence, la fonction hégémonique de classe excède le seul champ
superstructurel : les pratiques idéologiques apparaissent dès l’appareil de production économique, dès
l’usine. (…) [C]’est ce rejet du type de dichotomie entre champ de la reproduction de classe et champ de la
constitution de classe qui préside à l’élargissement gramscien du concept d’État. L’articulation de l’appareil
d’hégémonie en ses moments constitutifs : économique, politique et culturel, excède le seul modèle de la
reproduction pour soumettre l’élargissement du concept d’État à autre chose : à la double relation État/classe
et État/société » (ibid., p. 85). L’expérience des Conseils en tant que forme d’un pouvoir social ouvrier peut
alors être considérée comme l’annonce de la future théorisation de l’hégémonie en tant que « nouvelle
pratique de la politique » (ibid., p. 187). Pour une présentation de l’évolution du concept d’hégémonie chez
Lénine et les marxistes russes, cf. P. Anderson, « The Antinomies of Antonio Gramsci », op. cit., pp. 15-18.
26
N. Poulantzas, Pouvoir politique et classes sociales, op. cit., Tome II, pp. 24-25.

317
après : « C’est l’infrastructure qui est déterminante en dernière instance. Ce qui se passe, ou
peut se passer, dans la superstructure dépend donc en dernière instance de ce qui se passe (ou
ne se passe pas) dans l’infrastructure, entre les forces productives et les rapports de
production : c’est là qu’est enracinée la lutte des classes – et l’on comprend alors qu’elle
déborde infiniment les formes des appareils idéologiques d’État où elle devient visible »
(SR, 195). Cela remet entièrement en question l’idée selon laquelle c’est après la prise du
pouvoir d’État et le démantèlement de ses appareils que les rapports de production peuvent être
transformés. On voit bien qu’Althusser se plie ici aux limites de variation imposées par le
mode de production capitaliste, bien que ça soit pour penser son renversement. Ce qui signifie
qu’il pense la lutte des classes prolétarienne sur la base de la lutte des classes dominante, et ne
parvient pas à identifier des bases qui lui soient propres et qui permettent de penser la
constitution d’un pouvoir social alternatif au pouvoir social dominant.

Le dernier passage cité est en particulier extrêmement significatif de l’impasse où se


trouve Althusser. D’après ce passage, il semble en effet qu’il faille entendre l’extériorité ou
l’altérité de la lutte des classes par rapport à ce qui d’elle « passe » dans les AIE comme
l’extériorité de l’économie par rapport aux AIE – ces derniers constituant en eux-mêmes le lieu
de la reproduction. Or, Althusser lui-même, parlant en particulier de l’AIE syndical, montre
bien que la lutte des classes économique peut très bien être intégrée dans les AIE. Plus en
général, nous savons que la reproduction consiste dans la répétition des rencontres entre toutes
les instances, de telle manière qu’elle affecte de l’intérieur le fonctionnement même des
rapports de production, comme le montre bien l’effet d’isolement, qui est la forme que la
reproduction prend au sein même de l’économie. Cela signifie que l’axe du questionnement
doit être déplacé : il ne s’agit pas tant d’hiérarchiser les luttes (lutte économique, politique,
idéologique), mais de faire en sorte qu’elles sortent du cadre de la forme de lutte dominante,
c’est-à-dire du cadre de la reproduction, qui est fondamentalement celui de la division entre les
luttes. C’est pourquoi, « ce que la bourgeoisie craint par-dessus tout est, par ordre
d’importance croissante : 1 – l’unité politique entre les partis ouvriers, 2 – l’unité syndicale
entre les syndicats ouvriers, 3 – et surtout, surtout, l’unité entre ces deux unités, à savoir la
fusion, sous une ligne et une direction unifiées, de l’action de masse syndicale et de l’action de
masse politique » (SR, 155-156). C’est ainsi qu’il faut comprendre à notre avis l’extériorité et
l’altérité de la lutte des classes prolétarienne par rapport à la forme de lutte des classes
dominantes qui est menée dans les AIE : c’est le rapport même entre les luttes qui doit être
modifié, et par là le rapport entre instances, et par là la forme même des éléments du tout. C’est
ainsi que l’on passe à la dimension de la structuration et qu’un nouveau mode de production,
c’est-à-dire un nouveau pouvoir social, peut commencer à s’actualiser27.

27
Un exemple classique de la manière une lutte des classes prolétarienne, menée en s’exceptant des
coordonnées de la lutte des classes dominante, suscite un nouveau pouvoir social est celui de la grève

318
Un tel changement de perspective n’est possible qu’en s’appuyant sur ce qui dans ces
éléments diffère déjà de la forme qu’ils assument en tant qu’ils sont soumis à la reproduction
du mode de production dominant. C’est seulement ainsi que la transition peut être ressaisie en
tant qu’elle habite l’actualité, et que la transformation incessante du tout peut être infléchie et
elle-même transformée. On pourrait alors dire que le principe de la transition doit prendre le
dessus sur celui de la révolution – entendue comme prise de pouvoir d’État-ébranlement des
appareils d’État –, s’il ne fallait tout de suite ajouter que c’est la transition elle-même qui est
alors révolutionnaire, l’État devenant un élément dans un système de rencontres qui le dépasse
infiniment. L’impasse que l’on rencontre lorsqu’on essaie de hiérarchiser une lutte « de longue
durée » « interne » aux AIE et une lutte « de courte durée », « externe », pour la prise du
pouvoir d’État révèle en effet que l’on ne peut ni penser l’État comme quelque chose qui peut
être pris « de l’extérieur », ni comme le « terrain » au sein duquel la lutte politique devrait être
menée moyennant ses formes de garantie (bien que ça soit pour les ébranler). Au contraire,
l’État est à comprendre comme un élément, possédant sa logique propre, de la formation
sociale déterminée par la domination du mode de production capitaliste – un élément dont la
rencontre ou la non-rencontre avec d’autres éléments détermine la reproduction ou la non-
reproduction de ce mode de production28.

Lorsqu’il essaie de penser quelle est cette rencontre qui pourrait permettre une
transformation structurelle et l’actualisation d’un autre mode de production, Althusser fait
incessamment appel – comme on l’a vu dans le passage où il est question de fondre « l’action
de masse syndicale » et « l’action de masse politique » – à l’action des masses populaires.
C’est en effet précisément cette rencontre entre État et masses populaires qui permet de
remettre en question la séparation même de l’État en tant qu’elle sanctionne la reproduction de
la forme de lutte des classes dominante dans le mode de production capitaliste. Dans les
passages où il en est question, on voit que la prise du pouvoir d’Etat et le démantèlement des
AIE – mais aussi l’activité légale, démocratique-parlementaire des communistes dans les AIE
– sont clairement soumis à cette action, qualifiée de « condition absolue ».

« politique ». Edelman l’étudie depuis le point de vue des juristes qui essaient, sans y parvenir, de la ramener
à la légalité bourgeoise. Lorsqu’un tribunal affirme que, contrairement à l’« usage normal » de la grève
comme moyen pour les travailleurs d’améliorer les conditions fixées par leur contrat de travail, un usage
politique de la grève « aboutirait à conférer aux groupement syndicaux une force équivalente à celle de
l’État » (cité dans B. Edelman, La légalisation de la classe ouvrière, op. cit.., p. 63), Edelman commente que
l’on trouve là la plus grande crainte de la bourgeoise, à savoir que la classe ouvrière développe une forme de
pouvoir en transformant les coordonnées mêmes de la lutte des classes. C’est pourquoi le droit doit rabattre
ces luttes dans l’enfer du « fait » et de l’« anarchie » : « Il est donc bien question de pouvoir dans la grève
politique, et de pouvoir de classe ; il est bien question de lutte de classe irréductible, qui prend la forme
“juridique” d’un conflit entre le fait et le droit. Et le détournement de pouvoir nous parle bien d’un pouvoir
détourné. De quoi ? De la démocratie. Vers quoi ? Vers la dictature ou l’anarchie. (…) Au nom du droit, les
travailleurs ne peuvent lier leur lutte contre le Capital à leur lutte contre l’État » (ibid., p. 68).
28
Commentant La guerre civile en France, Balibar écrit qu’il faut bien « répérer dans l’État bourgeois, dans
sa structure et dans ses fonctions, ce qui est objet de transformation, ce qui ne peut pas subsister comme tel
au cours de la lutte des classes » (É. Balibar, « État, parti, conscience », op. cit., p. 131).

319
Lénine a assez prévenu (…) tous les « putschistes » et même « insurrectionnalistes », qu’il était non
seulement insensé, mais criminel, de ne pas utiliser toutes les formes de lutte, non seulement légales,
mais même démocratique-parlementaires, donc électorales pour qu’une action démocratique-
parlementaire du Parti Communiste, au sein même de l’appareil idéologique d’État politique
bourgeois, puisse être autre chose que de la collaboration de classe, mais sous la condition absolue
d’être une forme de lutte parmi d’autres, subordonnée au système des luttes de classe de masse
dirigées par le Parti communiste (SR, 145).
[O]n pourra admettre (…) [l]a possibilité que, dans le « jeu » du système de cet appareil idéologique
d’État qu’est l’appareil politique, un parti révolutionnaire comme le Parti communiste puisse et doive
y trouver sa place, une place inscrite dans ses limites très objectives très étroites certes, et y conduire
une politique objectivement révolutionnaire, sous la condition absolue que la politique parlementaire
du Parti au sein des formes de la « démocratie bourgeoise » soit subordonnée à sa politique
d’ensemble, qui ne peut être que de mobiliser les masses prolétariennes et leurs alliés naturels, pour la
conquête du pouvoir d’État bourgeois et sa transformation en pouvoir d’État socialiste (SR, 146-147).

C’est donc bien « la mobilisation des masses populaires », la « lutte de classe de masse » qui
est révolutionnaire. Pour le dire en un mot : « sans une ligne de masse juste, il est vain
d’invoquer la nécessité des transitions » (SR, 143n). C’est ensuite seulement à la lumière de
cette ligne que le caractère révolutionnaire ou réformiste d’une action dans les AIE ou pour la
prise du pouvoir d’Etat peut être déterminé.

La dictature du prolétariat n’est au fond que la répétition de cette rencontre entre


masses et État, ainsi que de la remise en question de la division entre lutte des classes
économique et politique. Dans les mots de Balibar, la dictature du prolétariat suppose « une
démocratie qui exige l’intervention permanente, le rôle dirigeant dans l’État des masses
populaires »29. Plus spécifiquement, la rencontre entre État et politique de masse se fait
moyennant une stratégie de lutte des classes qui consiste à relever la dimension directement
politique du travail et à provoquer sa rencontre avec la logique « démocratique » auparavant
limitée à l’État30. La dictature du prolétariat, en tant que répétition de cette rencontre,
Supprime d’emblée la séparation caractéristique du capitalisme entre la sphère politique et la sphère
économique, ou plus exactement la sphère du travail (…). D’une part, elle transforme les problèmes
de l’organisation du travail et de la transformation des rapports de travail en problèmes
immédiatement politiques. D’autre part, elle fait immédiatement de toutes les formes du mouvement
de masses, de la démocratie révolutionnaire de masse, autant de moyens pour révolutionner le travail
et les rapports de production. Et, du même coup, elle unifie le problème « politique » du
dépérissement de l’État et le problème « économique » de la fin de l’exploitation. Car, si ces
problèmes ne peuvent pas être résolus l’un sans l’autre, ils peuvent être résolus l’un par l’autre et avec
l’autre31.

29
É. Balibar, Sur la dictature du prolétariat, op. cit., p. 111.
30
« La démocratie de masse selon Lénine, ce sont les masses intervenant non seulement dans la politique, au
sens bourgeois, par le système parlementaire, mais aussi dans l’appareil d’État, mais aussi dans la production,
mais aussi dans l’idéologie » (L. Althusser, « Conférence sur la dictature du prolétariat », op. cit.) ; VN, 263.
Il faut en particulier souligner l’importance de la démocratie pour la constitution d’une hégémonie du
prolétariat sur ses alliés : « il faut réévaluer l’antagonisme entre prolétariat et démocratie (…). La démocratie
politique, fonctionnelle à la reproduction de la domination bourgeoise, rend possible contradictoirement une
unification tendancielle des divers objectifs qui émergent des besoins matériels des classes non capitalistes et
non prolétariennes, et ce autour du prolétariat lui-même » (A. Tosel, « Les critiques de la politique chez
Marx », in AA.VV., Marx et sa critique de la politique, op. cit., pp. 33-34).
31
É. Balibar, Sur la dictature du prolétariat, op. cit., p. 159.

320
D’où le fait que quand on parle de pratique politique prolétarienne, on ne doit pas entendre
qu’en tant que « politique » cette lutte serait séparée de l’économique, car ce serait céder à la
forme dominante de la lutte des classes. Or, la politique prolétarienne est une politique
« nouvelle » parce qu’elle est de part en part lutte des classes, alors que la politique bourgeoise
se veut justement séparée de la lutte des classes32.

Nous voudrions pour conclure relever que le caractère encore une fois très tendu du
texte d’Althusser correspond à une phase où la théorie même de la transition hésite encore à
prendre sa forme définitive. Il est de ce point de vue significatif que la logique même de la
transition demeure soumise à celle de la périodisation : capitalisme – socialisme –
communisme33. Ainsi, il faut prendre le pouvoir d’État et démanteler les AIE, pour installer un
nouvel État qui transforme les rapports de production afin d’enfin aboutir au dépérissement de
l’État et au communisme. Or, tout le problème étant que ce processus ne peut se mettre en
place sans qu’un pouvoir social alternatif ait déjà commencé à se constituer. On sait qu’une
autre logique est envisageable dans le cadre de la pensée althussérienne, qui affirme que la
transition a toujours déjà commencé, en tant qu’elle consiste dans la lutte entre le mode de
production capitaliste et son État, et le mode de production communiste et son absence d’État.
C’est vers cette nouvelle conception de la transition que font signe l’idée d’une lutte des
classes qui rompt avec la division entre luttes propre aux AIE, ainsi que l’appel aux masses. Ce
n’est pas un hasard si, lorsqu’Althusser commencera à utiliser systématiquement le syntagme
de « nouvelle pratique politique » pour penser la pratique politique communiste, il fera appel
systématiquement aux rapports entre masses et parti. C’est en effet ce rapport qui devient

32
Plus tard, Balibar reprendra cette idée en affirmant que « le communisme est une politique du travail », ce
qui permet de commencer à penser la transformation de l’idéologie sous le communisme : si pour la féodalité
et la bourgeoisie la politique se présentait sous le détournement de la religion et du droit, pour le prolétariat,
« ce qui caractériserait la conception du monde prolétarienne, dans la mesure où elle tend à lever la contrainte
étatique, serait la reconnaissance du politique lui-même [c’est-à-dire de la lutte de classe] sous forme
immédiatement politique » (É. Balibar, La crainte des masses, op. cit., p. 214). Cf. aussi : « [La dictature du
prolétariat] vise à une “fusion” nouvelle entre économique et politique (…). [L]a dictature du prolétariat se
détermine comme double et unique appropriation sociale (par les producteurs et leurs alliés) de l’économie et
de la politique. (…) Ainsi, la dictature du prolétariat se définit par son double objectif matériellement
déterminé : suppressus du procès de valorisation capitaliste (détermination par les producteurs du surproduit
social), suppression du procès de concentration-autonomisation de l’appareil d’État » (A. Tosel, « Les
critiques de la politique chez Marx », op. cit., pp. 44-46). Cette double suppression et ses difficultés sont
pensées par Robelin sous l’égide du principe de la démocratie directe : « La prise en main du surtravail par
les producteurs ne peut se couper du processus de déperissement de l’État et d’une nouvelle pratique
politique pour les fonctions étatiques subsistantes, destinée à empêcher l’autonomisation des fonctions
étatiques en même temps que l’intérêt commun » (J. Robelin, Marxisme et socialisation, op. cit., p. 229) ;
« Le lien entre contrôle de la production et pratique anti-étatique de la politique fait du dépassement de la
scission entre économie et politique l’objet même de la politique communiste ; c’est le véritable sens de la
démocratie directe qui s’effondre dès qu’elle est réduite à l’espace productif, mais qui est aussi toujours
récupérable quand elle se réduit à une vague forme politique ou juridique » (ibid., p. 340).
33
Cf. par exemple : « s’il ne faut pas confondre le socialisme et le communisme, à plus forte raison, il ne
faut pas prendre la phase de transition vers le socialisme (phase de construction du socialisme) pour le
socialisme » (SR, 97).

321
progressivement déterminant lorsqu’il s’agit de penser les conditions d’une transformation
structurelle, c’est-à-dire d’une transition révolutionnaire, à l’œuvre dans la conjoncture34.

34
À propos du matérialisme historique, Balibar estime que la question de la topique comme rapport entre les
instances du tout social n’acquiert tout son sens qu’en prenant en compte la question des masses : « il n’y a
eu de “matérialisme historique” (…) qu’à partir du moment où se trouvait (…) posée la question du rapport
entre les “instances” économique, politique et idéologique. Ou si l’on veut la question du schème de causalité
historique et de sa complexité propre. Il est fondamental que ce problème soit immédiatement spécifié
comme celui du rapport historique entre les masses et l’État » (É. Balibar, La crainte des masses, op. cit.,
p. 209).

322
3. Organisation politique et initiative des masses

Nous avons montré qu’Althusser comprend, à la suite de Marx et Lénine, l’État


capitaliste comme un appareil séparé, c’est-à-dire à la fois « traversé » par la lutte des classes
et séparé d’elle. Cette séparation fait de l’État une pièce essentielle dans la constitution de la
forme dominante de la lutte des classes, c’est-à-dire d’un pouvoir social déterminé – celui de la
bourgeoisie. Cette forme dominante n’est rien d’autre que le mode de production capitaliste tel
qu’il est produit par une articulation spécifique des instances du tout social, c’est-à-dire par le
devenir-nécessaire des rencontres et non-rencontres qui le soutiennent. La lutte des classes
révolutionnaire – visant une transformation structurelle du tout social – ne peut donc être
pensée qu’en tant qu’elle ressaisit, favorise et entretient un pouvoir social alternatif, lequel
repose sur un autre mode de production tel qu’il articule autrement les instances du tout social.
Ce qui implique que l’État, en tant que pièce essentielle de la reproduction du mode de
production, ne peut être ni simplement l’objectif de la lutte, ni simplement son terrain. Il peut
être les deux, mais seulement si l’État est considéré comme un élément de la lutte, en le
réinscrivant dans la lutte des classes en tant qu’elle le déborde infiniment, c’est-à-dire en tant
qu’elle est avant tout lutte entre deux formes de lutte des classes1. Seulement ainsi l’État est
« pris » dans la perspective de son dépérissement – perspective qui était pratiquement absente
des alternatives révolutionnaires dans lesquelles Althusser s’empêtre dans Sur la reproduction
(la prise du pouvoir d’État, le démantèlement des appareils d’État), parce qu’elle était renvoyée
à l’après-coup de la réussite de ces options. Or, cette nouvelle perspective permet d’ouvrir sur
la constitution de la stratégie du communisme : « la question de la destruction de l’appareil
d’État bourgeois ne se comprend qu’à partir du dépérissement de l’État, c’est-à-dire sur les
positions du communisme. Cette condition est absolue »2.

Le sens même de l’idée de politique se trouve alors transformé, parce qu’elle devient
une pratique « à cheval » entre deux modes de production – pratique qui œuvre, à partir des

1
En commentant la Critique du droit politique hégélien de 1843, M. Abensour a parlé d’une « réduction (…)
qui consiste à penser un élément particulier, l’État politique, comme compris, inclus dans le dêmos total »
(M. Abensour, La Démocratie contre l’État. Marx et le moment machiavélien (1e éd. 1997), Paris, Éditions
du Félin, 2012, p. 172) de manière à ne pas l’élever à « forme organisatrice », ce qui permet au
« principe politique » de gagner les autres sphères de la société. Le dêmos est toutefois pensé par Marx
comme le sujet d’une activité absolue pleinement présent à soi-même, qui ne laisse pas de place à la division
sociale (figure du sujet qui se retrouve, sous la forme de la négativité absolue, dans l’Introduction à la
Contribution à la critique de La philosophie du droit de Hegel de 1844, dans l’idée du prolétariat comme
« sujet vide », propre au « moment messianique » de Marx (cf. É. Balibar, « Le moment messianique de
Marx », Revue germanique internationale, n° 8, 2008)). Abensour montre que la dimension de la division
sera notamment réintroduite dans les textes sur la Commune, qui pensent « une scène agonistique sur laquelle
s’affrontent deux logiques antagonistes, se déroule une lutte, sans répit, entre l’autonomisation de l’État en
tant que forme et la vie du peuple en tant qu’action » (ibid., p. 230). D’après notre lecture d’Althusser, ces
logiques sont à comprendre comme celles de deux formes différentes de lutte des classes, c’est-à-dire de
deux modes de structurations du tout social, dont l’un se reproduit en fonction de l’État. Nous reviendrons
sur la question de la Commune chez Marx au Chapitre IV.3.4.
2
L. Althusser, « Conférence sur la dictature du prolétariat », op. cit.

323
rencontres qui les structurent, à l’actualisation de l’un au détriment de l’autre. Certes, les
rencontres qui structurent le mode de production dominé ne sont pas nécessaires, parce
qu’elles ne subsistent qu’en étant soumises à la reproduction des rencontres qui soutiennent le
mode de production dominant – autrement dit, elles sont sous-déterminées. Toutefois, leur
contingence est cela même qui peut activer la contingence des rencontres « nécessaires » du
mode de production et du tout social dominant, c’est-à-dire permettre d’agir en leur sein et sur
elles en profitant des décalages entre instances qui les structurent. Ces décalages peuvent donc
être mis au service d’une action de transformation structurelle s’ils sont abordés à partir d’une
tendance autre que celle de la reproduction du pouvoir social dominant. Les recherches de Sur
la reproduction nous conduisent ainsi, à travers leurs impasses, au seuil d’une réflexion sur la
politique prolétarienne en tant que « nouvelle pratique de la politique »3.

Pour mieux saisir cette nouvelle pratique de la politique nous devons revenir, à la fin de
ce long parcours, au « dernier combat d’Althusser »4, qui s’annonce, dès Sur la reproduction,
dans l’appel à l’action des masses et à une rencontre entre parti et syndicats – éléments qui
constituent le cœur d’une lutte des classes tout autre, débordant infiniment les logiques de la
reproduction du mode de production et du tout social dominant. Ce « dernier combat » aboutit
à l’idée de stratégie du communisme, dont on a fourni une première présentation à la fin de
notre Partie I. On pourrait dire que c’est avec la mise à l’ordre du jour de la question de la
stratégie du communisme, avec l’insistance toujours plus marquée sur l’initiative des masses
qui l’accompagne, que s’ouvre la dernière séquence de la pensée althussérienne, qui constitue,
à nouveau, un approfondissement des problèmes encore ouverts de la séquence précédente
dont elle déplace les termes pour les résoudre5. Nous verrons plus bas en quoi consistent ces
déplacements. S’il fallait en définir les extrêmes, on pourrait les situer entre 1972-73 et les
écrits du matérialisme de la rencontre.

3
L’expression est forgée par Balibar (Cinq études, op. cit., p. 99) à partir d’un syntagme analogue proposé
par Althusser à propos de la philosophie dans Lénine et la philosophie. Althusser la reprendra ensuite à son
compte.
4
Pour reprendre la belle expression d’Andrea Cavazzini (cf. Crise du marxisme et critique de l’État. Le
dernier combat d’Althusser, Archives du GRM, 1e année, 16 février 2008).
5
Rappelons que la première séquence est celle de Pour Marx et Lire Le Capital et que la deuxième
commence avec les écrits immédiatement successifs à 1965 où Althusser rend explicite la thèse de la pluralité
des modes de production pour continuer avec Sur la reproduction où il met cette thèse au service d’une
première réflexion sur la lutte des classes prolétarienne. Ainsi, le développement de la pensée d’Althusser en
ce qui concerne le matérialisme historique comme matérialisme politique pourrait être schématisée de la
manière suivante : Séquence 1 : mise en relief de la contingence de la nécessité du mode de production donné
et de la nécessité de la contingence pour le transformer ; Problème : comment penser l’activation de cette
contingence ? Séquence 2 : mise en relief de la coexistance dans l’actualité d’une pluralité de modes de
production incompatibles ; Problème : comment penser la pratique politique prolétarienne sans qu’elle
s’empêtre dans les formes de lutte des classes propres au mode de production dominant ? Séquence 3 : mise
en relief de l’initiative des masses comme porteuse d’une stratégie du communisme. Rappelons également
qu’il ne faut pas comprendre ces séquences de manière trop tranchée et qu’on pourrait aisément montrer
qu’elles tendent sous plusieurs aspects à se superposer.

324
Il est donc temps de reprendre les termes de ce dernier combat afin de l’inscrire dans la
conception de la société et de l’histoire que nous avons proposée à partir de notre
reconstruction du matérialisme historique althussérien. Nous avons terminé notre Partie I sur la
question de la différence entre la stratégie de la bourgeoisie et la stratégie du prolétariat. Ces
deux stratégies diffèrent pour trois raisons6. La première concerne la forme, absolument
unique, de la transition du mode de production capitaliste au mode de production communiste :
le mode de production communiste n’est en effet pas un mode de production « comme les
autres », parce qu’il ne correspond pas à une « société de classe ». Or, on a vu que tout mode
de production correspond toujours à un certain pouvoir social, en général résultant des rapports
de force entre les classes. Il s’agit donc de questionner, dans la mesure du possible, la
différence entre le passage entre deux modes de production où le pouvoir est fondé sur une
domination de classe et le passage entre ceux-ci et un mode de production où le pouvoir ne
serait plus basé sur une telle domination7. Cela implique d’interroger une manière de faire-
pouvoir autrement, qui ne rejoue pas les formes données de pouvoir social. La deuxième raison
concerne la figure du parti lui-même. Dans la mesure où, comme on l’a vu, il est aussi pris
dans le mode de production capitaliste et tout particulièrement dans la logique d’État qui le
reproduit, tout en relevant d’une forme de lutte des classes tout autre, il faudrait penser
comment il pourrait tout d’abord se détourner ou être détourné de lui-même pour « rentrer »
dans la forme de lutte des classes qui lui est propre. C’est pour chercher une réponse commune
à ces deux problèmes qu’Althusser formule l’idée de parti hors État, qui constitue la
proposition maitresse de ses écrits de la fin des années 70. Nous verrons que cette formulation
n’est au fond que la position d’un autre problème : celui du rapport entre les masses et l’État.
Seulement après avoir éclairci ces questions, nous pourrons lancer une réflexion sur la
troisième raison de la spécificité de la transition vers le mode de production communiste, à
savoir la nature de la théorie marxiste et de sa rencontre avec le mouvement communiste
organisé8.

1. L’unicité de la lutte des classes prolétarienne

On sait que c’est à propos de la discussion autour de l’abandon par le PCF du concept
de dictature du prolétariat que se structure le « dernier combat d’Althusser ». Ce concept pose,
de manière plus générale, le problème du rapport entre le parti et le gouvernement, et par là,
l’État. Il faut en effet réinscrire la question de l’abandon de la dictature du prolétariat dans une
stratégie politique à plus grande échelle mise en place par le PCF et le parti socialiste depuis

6
Cf. Section I.4.
7
« Il faudrait que le communisme soit à la fois un “mode de production” défini, et la “destruction”
universelle, infinie, de toutes les formes de la sujétion humaine » (É. Balibar, « Le non-contemporain »,
Écrits pour Althusser, op. cit., p. 100).
8
Cf. Partie VI.

325
1972, à savoir la stratégie du « programme commun » et de l’« Union de la gauche », dont
l’objectif fondamental était pour le PCF de devenir un parti de gouvernement afin d’utiliser
l’État capitaliste pour favoriser le passage au socialisme. Il faut noter qu’Althusser ne s’est pas
opposé au projet d’Union de la gauche en lui-même9, et a au contraire toujours soutenu
l’importance pour le PCF de constituer de vastes alliances entre dominés (l’hégémonie de la
classe ouvrière au sens léniniste), mais il a critiqué à la logique d’ensemble qui soutenait ce
projet, à savoir précisément l’idée que le parti communiste puisse devenir un parti de
gouvernement, au risque de délaisser son rapport, déjà délabré, avec les masses. C’est
probablement la raison pour laquelle c’est dans les années 70 qu’Althusser commence à
développer systématiquement les idées de parti hors État et de stratégie du communisme – dont
on a vu dans notre Partie I qu’elle est proposée du moins à partir de 1972-73 – qui
correspondent parfaitement au principe théorique, dont les bases sont jetées dans les années 60,
de la coexistence de deux (ou plusieurs) modes de production incompatibles comme deux (ou
plusieurs) configurations alternatives de la lutte des classes.

Les différences entre Sur la reproduction et la « Note sur les AIE » (1976) sont de ce
point de vue significatives. On a vu que dans Sur la reproduction la possibilité que le parti
communiste prenne part à un gouvernement est déjà soumise à l’impératif que son action
s’articule aux actions des masses populaires qui, seules, peuvent lui permettre de s’emparer du
pouvoir d’État et briser les appareils d’État. En 1976, cette position est infléchie dans un sens
qui élimine radicalement toute possibilité que le parti communiste devienne parti de
gouvernement. « Même s’il lui arrive de participer à un gouvernement (et il peut être juste de
le faire dans certaines circonstances données), un parti communiste ne peut, à aucun titre, être
défini comme “parti de gouvernement”, qu’il s’agisse d’un gouvernement sous la domination
de classe bourgeoise, ou d’un gouvernement sous la domination de classe prolétarienne
(“dictature du prolétariat”) » (SR, 257). Cette proposition – en particulier l’idée de l’appliquer
aussi à la période qui suit la prise de pouvoir d’État et le commencement du démantèlement de
l’appareil d’État par les communistes –, est cruciale, et annonce évidemment la formulation de
la théorie du parti hors État. Elle est liée à l’idée, que nous avons explorée dans la Partie I,
suivant laquelle la dictature d’une classe – de la bourgeoisie ou du prolétariat – correspond à
un pouvoir social qui dépasse l’État parce qu’il est engendré par le mode de production et par
l’articulation du tout social. Le pouvoir social du prolétariat ne peut donc pas relever des
mêmes formes de reproduction sociale que celui de la bourgeoisie – c’est-à-dire qu’il ne peut
pas relever de l’État en tant qu’appareil séparé. Ainsi, le parti communiste ne doit ni gérer les
affaires de la bourgeoisie à sa place, ni gérer les affaires de l’État prolétarien « au nom
du peuple tout entier » : il doit participer au processus du dépérissement de l’État qui, seul,

9
Il considère par exemple que le « développement unitaire (…) porte seul les espoirs de notre peuple »
(VN, 155).

326
peut favoriser la constitution d’un pouvoir social prolétarien. La raison pour laquelle un parti
communiste ne peut pas être un parti de gouvernement relève donc du fait qu’il « soumet sa
tactique à la stratégie du communisme, c’est-à-dire à la stratégie de l’instauration de la société
sans classes » (SR, 258), qu’il a besoin d’une très grande « vigilance politique, qui ne perde
jamais de vue la perspective du communisme et ne sacrifie jamais à des réformes immédiates
son avenir même lointain, tout en sachant que cet avenir est aléatoire » (IP, 282). Cela signifie
que la source de la différence entre la pratique politique de la bourgeoisie et celle du prolétariat
– notamment en ce qui concerne leur rapport à l’État – est à chercher au niveau de la différence
entre la transition du mode de production féodal au mode de production bourgeois et celle
entre ce dernier et le mode de production communiste.

Un passage de l’Initiation, qui recoupe en partie la « Note sur les AIE », reprend les
thèmes concernant le surgissement du mode de production capitaliste que l’on retrouve de
manière récurrente entre 1965 et « Le courant souterrain ». Dans ce texte, Althusser affirme
que le mode de production capitaliste « naquit à la “rencontre” de (…) processus indépendants
qui affectèrent à la fois, et en même temps, et des féodaux enrichis ou propriétaires fonciers
avides de concentrer ou d’exploiter leurs biens, et des bourgeois nés du commerce
international (…) et enfin les travailleurs “libérés” par leur dépossession » (IP, 270). Ce texte,
qui complexifie le schéma « classique » à deux termes – en ajoutant d’ailleurs aussi, aux
éléments de cette rencontre complexe, « des découvertes scientifiques et techniques
importantes, révolutionnant les procès de travail » (IP, 269) – se termine sur des réflexions
concernant « le rôle social et politique singulier, et qui ne cesse d’intriguer les historiens, d’une
bourgeoisie qui, paradoxalement, appartient bel et bien au mode de production féodal, tout en
anticipant, également par sa participation à l’État de la monarchie absolue, sur l’avènement du
mode de production capitaliste » (IP, 271). On retrouve ici l’idée d’une classe à cheval entre
deux modes de production qui mène en quelque sorte deux luttes de classe différentes : la
première menée au sein du mode de production féodal pour acquérir une place en son sein (de
ce point de vue, comme on l’a vu avec le Montesquieu, la bourgeoisie est parfaitement intégrée
à l’ordre féodal)10 et la deuxième construite sur la base de ces rencontres contingentes –
ressaisies, détournées, répétées par la bourgeoisie – qui favorisent la décomposition de ce
mode de production. On peut identifier ici un certain décalage d’avec la perspective de notre
première partie, qui insistait davantage sur le vide qui sépare la bourgeoisie féodale de la
bourgeoisie capitaliste – faisant reposer ce vide sur l’évènement de la rencontre – par exemple,
dans le cas français, la rencontre révolutionnaire entre masses et bourgeoisie. Ici le vide – et la
contingence de la rencontre qui l’effectue – demeure, mais il est en même temps enjambé par
une classe clivée en elle-même. Ceci ne doit pas surprendre, dans la mesure où le mode de
production capitaliste n’est pas inventé de toutes pièces, mais coexiste avec le mode de

10
Cf. Chapitre I.3.

327
production féodal, la rencontre permettant plutôt son actualisation, son devenir dominant et
nécessaire.

Qu’est-ce qui permet donc à la bourgeoisie de tenir cette position paradoxale ? « Cette
bourgeoisie anticipait sur cet avènement [du mode de production capitaliste] dans la mesure où
elle était, tout comme l’aristocratie précapitaliste, une classe exploiteuse » (IP, 271). Dans la
mesure où le surgissement du mode de production capitaliste correspond au passage d’une
forme d’exploitation à une autre, d’une société de classe à une autre société de classe, ce
passage peut s’appuyer, tout en le transformant, sur le lieu même de la reproduction du mode
de production précédent, à savoir l’État – lequel est précisément l’appareil permettant
d’encadrer la lutte des classes pour qu’elle reproduise le pouvoir social dominant11. L’État peut
donc continuer à jouer son rôle, même si ses appareils doivent être transformés en fonction de
la forme spécifique de son rapport au nouveau mode de production (qui prend en l’occurrence
la forme de la séparation). La bourgeoisie peut donc renforcer sa position au sein de l’État
féodal alors même qu’elle mène sa lutte pour le passage vers le mode de production capitaliste,
c’est-à-dire aussi vers la transformation de l’État féodal en État capitaliste. Il est clair que les
temporalités différentielles du tout social jouent ici en sa faveur ; mais on sait que, pour que la
transformation structurelle s’opère, une nouvelle unité du tout – une nouvelle synchronie – doit
être produite. C’est pourquoi cette transformation requiert, notamment dans le cas de la France,
une rencontre véritablement incompatible avec le mode de production féodal : la rencontre de
la bourgeoisie avec les masses populaires. Ce qui explique que la bourgeoisie ne puisse devenir
dominante qu’en « faisant alliance » avec ses exploités pour détruire les formes de domination
féodales – ce qui ne fait que renforcer l’importance de l’État, sous l’égide duquel une telle
action « par personnes interposées » et la constitution d’un pouvoir fonctionnant
essentiellement à l’hégémonie est possible. Pour toutes ces raisons, la bourgeoisie doit aussi
faire un usage de l’idéologie qui lui permette de reproduire les divisions sociales en les
unifiant. L’idéologie est donc toujours employée comme un « mythe », qui « tiendra compte
des réalités vécues par les hommes », alors même qu’« il imposera “sa” vérité à ces vérités,
pour leur conférer leur sens “véritable”, et les confiner dans ce sens » (IP, 260). Cette vérité
pose avant tout le caractère naturel de « l’ordre de l’exploitation », et se réalise en particulier
dans l’économie politique, « formation théorique de l’idéologie bourgeoise », « destinée, avec
la sociologie et la psychologie régnantes, à mystifier les exploités et à les “adapter” à leur
condition d’exploités » (IP, 278-279). C’est par ailleurs pourquoi selon Althusser « la
bourgeoisie ne dispose pas d’une théorie scientifique des lois de la lutte des classes et ne veut
pas la reconnaître » (IP, 278) : elle n’en a pas besoin pour dominer.

11
Cf. L. Althusser, « Conférence sur la dictature du prolétariat », op. cit.

328
L’ensemble de ces propositions concernant la bourgeoisie est résumé par Althusser
dans des termes quelque peu inusuels, à partir desquels est définie la spécificité de la politique
communiste :
[T]out ce procès social de la pratique politique, même quand il revêt la forme de la division
antagoniste de la lutte de classe (…) ne concerne pas tant un objet extérieur que le procès lui-même.
[M]ême dans [l]e cas [de la pratique politique bourgeoisie], le « sujet » du procès, [à] savoir la
bourgeoisie, y était impliquée, et elle n’agissait donc pas de l’extérieur sur une situation : tout au
contraire, c’était en quelque sorte la situation des rapports de classe qui agissait sur elle-même, par
l’intermédiaire de la bourgeoisie faisant, il est vrai, agir ses propres exploités à la place et pour son
profit. C’est dire que, considéré[e] dans l’ensemble, cette pratique correspondait beaucoup plus à la
seconde définition [de pratique] d’Aristote (transformation de soi par soi) qu’à la première
(production d’un objet extérieur). Il en va à plus forte raison pour la pratique politique prolétarienne.
Car, cette fois, il n’est plus aucun intermédiaire, et c’est le propre de cette pratique que de prendre à
son compte cette condition, et de réaliser l’unité de la transformation de la situation objective et de la
transformation de soi. Marx a donné les premières formules de cette identité dans les Thèses sur
Feuerbach, où il parle de la « praxis » révolutionnaire comme identité de la transformation de l’objet
(rapport des forces) et du sujet (la classe révolutionnaire organisée). Dans ce cas, ce qui subsistait
d’extériorité dans la pratique politique bourgeoise, entre ceux qui dirigent et ceux qui agissent, entre
les idées et l’action, disparaît au profit d’une dialectique d’unification et de transformation mutuelle
entre la situation objective et les forces révolutionnaires engagées dans le combat (IP, 283-284)12.

Ce passage laisse entendre que, dans une certaine mesure, la bourgeoisie a pu transformer la
situation objective (surgissement du mode de production capitaliste) sans avoir à se
transformer entièrement elle-même, parce que dans le mode de production féodal elle
entretenait déjà des rapports qui en faisaient une classe exploiteuse, et qu’elle pouvait donc
faire agir ses propres exploités à sa place. Il s’ensuit que, dans la mesure où la politique
prolétarienne ouvre sur la perspective du communisme, c’est-à-dire d’une société sans classes
et sans exploitation, il ne peut aucunement s’appuyer sur les rencontres qui dominent le tout
social déterminé par le mode de production capitaliste sans les changer. Ce qui l’oblige à se
soumettre elle-même, en tant qu’elle fait aussi partie du mode de production capitaliste, à un
processus de transformation radicale. Althusser commence alors à penser la spécificité de cette
action dans un terme jusqu’alors rare dans ses écrits, celui d’autonomie.
La grande revendication stratégique de la classe ouvrière, son autonomie, exprime cette condition.
Soumise à la domination de l’État bourgeois et à l’effet d’intimidation et d’« évidence » de l’idéologie
dominante, la classe ouvrière ne peut conquérir son autonomie qu’à condition de se libérer de
l’idéologie dominante, de s’en démarquer, pour se donner des formes d’organisation et d’action qui
réalisent sa propre idéologie, l’idéologie prolétarienne. Le propre de cette rupture, de cette prise de
distance radicale est qu’elles ne peuvent se réaliser que dans une lutte de longue durée, qui est
contrainte de tenir compte des formes de la domination bourgeoise, et de combattre la bourgeoisie au
sein de ses propres formes de domination, mais sans jamais se « prendre au jeu » de ces formes, qui
ne sont pas de simples « formes » neutres mais des appareils réalisant l’existence de l’idéologie
dominante (SR, 262).

12
Sur la conception marxienne de la pratique comme remise en question de la distinction entre praxis et
poièsis, cf. É. Balibar, La philosophie de Marx, op. cit., pp. 40-41. Il nous faudra relever la différence entre la
conception de l’auto-transformation dévéloppée par Marx autour de 1845 comme « acte pur du prolétariat »
et celle, qu’Althusser s’efforce de développer, de l’auto-transformation comme reprise et répétition de
rencontres s’exceptant de la forme dominante de la lutte des classes.

329
L’autonomie de la classe ouvrière se conquiert donc en luttant au sein des formes dominantes
de lutte des classes où elle se situe, mais depuis une certaine distance et afin de produire une
certaine distance ; parallèlement, la transformation du rapport des forces doit passer par une
transformation de soi, décrite ici comme une libération de l’idéologie dominante. Pour
résumer, le fait que sa stratégie ne vise pas l’institution d’un mode de production qui soit aussi
un mode d’exploitation rend la classe ouvrière d’autant plus interne au mode de production
capitaliste et à ses formes de lutte des classes, et lui impose une transformation de soi d’autant
plus profonde. C’est que le mode de production communiste n’est plus une forme de la lutte
des classes, bien qu’il y ait une lutte des classes prolétarienne qui est l’effet, dans le mode de
production capitaliste, de l’insistance virtuelle dans l’actualité du mode de production
communiste. D’où la nécessité d’instaurer la dictature du prolétariat, qui est la dictature d’un
pouvoir social qui – visant la fin de la lutte des classes –, œuvre au dépérissement de l’État.
C’est pourquoi, contrairement à ce qu’on lui a souvent reproché, à savoir que la théorie du
parti hors État relève d’un volontarisme idéaliste selon lequel le parti prolétarien pourrait
d’emblée se situer en dehors des conditions données13, Althusser prenait jusqu’au bout la
mesure des dangers et des difficultés extrêmes de toute pratique politique véritablement
communiste. Le « hors État » devait fonctionner alors beaucoup plus comme une
interpellation d’ordre « scientifique » que comme une description ou un idéal14. L’idée de
« dictature du prolétariat » comme forme de pouvoir social œuvrant au dépérissement de l’État
et à la fin de la lutte des classes s’impose précisément si l’on saisit toute la force de la lutte des
classes bourgeoise. Althusser s’en explique en reprenant sa critique du concept gramscien
d’hégémonie :
Je mets, plus que Gramsci, l’accent sur le caractère d’État des appareils idéologiques, sur leur
rattachement objectif à la classe dominante, et sur la force compacte que représente, du point de vue
des intérêts de cette classe dominante, le bloc appareil répressif d’État-appareils idéologiques d’État.
Cette nuance n’est pas sans intérêt sur une question d’actualité, celle de la dictature du prolétariat.
Selon qu’on se représente en effet les appareils idéologiques (Gramsci parle, ce n’est pas par hasard,
d’appareils hégémoniques) comme étroitement rattachés à l’État et marqués par l’État, on met l’accent
sur la force de la dictature de classe assurée par le moyen de l’État, et on tire forcément une
appréciation différente sur le rapport de force dans la lutte des classes, qui, cette fois, ne sous-estime
pas l’adversaire. Mais si, comme le fait Gramsci, on a tendance à rattacher les appareils idéologiques à
ce qu’il appelle, après Hegel, quoique dans un tout autre sens, la « société civile », qui est pour lui la

13
Pour un exemple de cette critique, cf. la position de Balibar analysée plus bas (Chapitre IV.3.4).
14
L’idée d’une interpellation théorique est effleurée par Althusser dans un texte inédit de 1975. Bien
qu’unique, ce passage est extrêmement important, parce qu’il introduit l’idée, sur laquelle nous reviendrons
longuement dans la Partie VI, selon laquelle penser en termes de topique c’est pour Marx se situer dans la
topique. « Marx s’inscrit lui-même (sa théorie) quelque part dans la topique et y inscrit en même temps tout
lecteur à venir. Et c’est sans doute là qui se produit l’ultime effet de la topique marxiste : dans le jeu ou
même la contradiction entre l’efficacité de tel niveau d’une part et la position virtuelle d’un interlocuteur
dans la topique. Concrètement cela veut dire : le jeu de la topique marxiste est, du fait de cette contradiction,
une interpellation, un appel à la pratique. Le déséquilibre interne au dispositif de la théorie induit une
disposition à la pratique qui continue la théorie sous d’autres moyens. (…) Pour le dire en d’autres termes, la
théorie marxiste en hantée, dans son dispositif même, par un certain rapport à la pratique, qui est à la fois une
pratique existante, et en même temps une pratique transformée, la politique » (L. Althusser, « Marx et
l’histoire (5 mai 1975) », A22-01.10, p. 2).

330
sphère des appareils idéologiques et politiques, alors on leur concède une autonomie qui excède leur
force réelle, ce qui signifie qu’en contrepartie on a tendance à sous-estimer la force de l’État, donc la
force de la domination de la classe au pouvoir. Il en résulte une stratégie (…) qui consiste à investir du
dedans les appareils idéologiques, et c’est possible, puisqu’ils ne sont pas très forts, et une fois les
appareils politiques et idéologiques occupés du dedans, le prolétariat est en quelque sorte en
possession de l’État, donc du pouvoir d’État… sans l’avoir au préalable pris (EMP, 282-283).

L’autonomie doit donc être conquise avant tout dans le rapport du parti avec l’État, ce qui
pourrait conduire, par exemple les lecteurs du Manifeste, à penser qu’au fond la pratique
politique prolétarienne n’est précisément pas une forme de politique : « [L]es communistes
poursuivent, dans leur pratique politique, la fin de toute politique, y compris la fin de toute
démocratie, forcément limitée par ses règles. C’est qu’ils savent que, qu’elle le veuille ou non,
toute politique est liée à l’État, et que l’État n’est rien d’autre que la machine de domination de
la classe exploiteuse, puisqu’il est le produit de la lutte des classes, et sert la lutte de la classe
dominante en assurant les conditions de la reproduction de la société de classe dans son
ensemble » (EMP, 280). Nous verrons bientôt que c’est plutôt une nouvelle pratique de la
politique qu’Althusser s’efforcera de théoriser en découplant politique et État15.

Il en va de même pour l’idéologie. Bien que la question de l’idéologie prolétarienne –


et son rapport avec la théorie marxiste – mérite un discours à part, que nous développerons
dans les parties suivantes de notre travail, on peut pour l’instant remarquer qu’elle pose à la
limite plus de problèmes que celle de l’État lui-même. En effet, si la stratégie du communisme
impose d’aller dans le sens du dépérissement de l’État, il n’en va pas de même pour
l’idéologie, du moins telle qu’Althusser la comprend, dans la mesure où le mode de production
communiste devra, lui aussi, se reproduire dans son articulation spécifique avec les autres
instances du tout social, et il faudra donc penser quels appareils idéologiques permettront de
former les individus de telle manière à les mettre en phase avec leurs conditions d’existence.
Le tout social communiste sera lui aussi la réalisation de la virtualité d’une structure, à
l’encontre d’autres structures qui coexisteront avec lui à titre virtuel ; il imposera à la
complexité du tout une synchronie et une instance dominante, et rendra certaines rencontres
tendanciellement nécessaires ; il sera perçu par ses individus comme la seule forme de socialité
viable. En somme, dans une formation sociale dominée par le mode de production
communiste, un effet de société sera aussi opérant. De ce point de vue, c’est bien à des
appareils idéologiques sans État qu’il s’agira, à la limite, de penser.

15
Cf. aussi : « la conquête par le prolétariat de son autonomie historique et la découverte des bases d’une
autre pratique de la politique en dehors de sa sphère officielle sont un seul et même problème » (É. Balibar,
« État, parti, idéologie », op. cit., p. 163) ; « La classe ouvrière est (…) d’abord constituée, sans autonomie
propre, par sa soumission au capital. Et c’est cela même qui l’oblige à la résistance (…). Soumission et
résistance ne font qu’un. (…) [Mais] [l]a tendance communiste de la lutte ouvrière ne peut être découverte
que dans son mouvement d’autonomisation ; elle est socialisation de la force de travail elle-même (…). La
socialisation de la lutte est nécessaire pour paralyser les effets de la concurrence entre les capitalistes, mais
aussi parce que l’infériorité de la classe ouvrière la contraint à changer de terrain, à passer à une lutte
politique, et en un double sens : lutte contre le concentré de la domination capitaliste qu’est l’État. Cette
socialisation coïncide avec le caractère révolutionnaire de la classe ouvrière, avec son autonomisation
politique » (J. Robelin, Marxisme et socialisation, op. cit., pp. 222-224).

331
Il faut bien entendu distinguer cette idéologie de l’idéologie prolétarienne telle qu’elle
commence à prendre forme au sein du tout social capitaliste, où elle se trouve dominée et
partiellement « formée » par l’idéologie dominante. Dans les deux cas toutefois, son rapport à
la théorie marxiste semble devoir jouer un rôle essentiel. Si la bourgeoisie n’a pas besoin de
doctrine scientifique, c’est parce qu’elle se constitue à travers l’État et ses appareils
idéologiques. « Un parti ouvrier révolutionnaire, au contraire, n’a rien à offrir à ses adhérents
(…) Il se présente pour ce qu’il est : une organisation de la lutte de classe ouvrière, disposant
pour toute force d’une doctrine scientifique, et de la libre volonté de ses adhérents » (IP,
255)16. La théorie marxiste semble donc bien être essentielle à la lutte de classe ouvrière. On
pourrait considérer, de façon provocatrice, qu’elle remplace l’État en tant que « lieu »
permettant à cette classe de lutter à cheval entre deux modes de production. Cette thèse est
sans doute excessive, et nous y reviendrons. Pour l’instant, soulignons que l’intervention de la
théorie marxiste est toujours définie comme l’élément définissant l’unicité de la lutte des
classes prolétarienne.
[L]e parti communiste se constitue lui aussi, comme tous les partis, sur la base d’une idéologie, qu’il
appelle d’ailleurs lui-même l’idéologie prolétarienne. Certes. Chez lui aussi, l’idéologie joue le rôle
de « ciment » (Gramsci) d’un groupe social défini qu’elle unifie dans sa pensée et dans ses pratiques.
Chez lui aussi cette idéologie « interpelle les individus en sujets », très précisément en sujets-
militants : il suffit d’avoir quelque expérience concrète d’un parti communiste pour voir jouer ce
mécanisme et cette dynamique, qui ne scelle pas non plus, dans le principe, le destin d’un individu
que n’importe quelle autre idéologie, étant donné le « jeu » et les contradictions qui existent entre les
différentes idéologies. Mais ce qu’on appelle l’idéologie prolétarienne n’est pas l’idéologie purement
« spontanée » du prolétariat, où des « éléments » (Lénine) prolétariens sont combinés avec des
éléments bourgeois, et le plus souvent soumis à eux. Car, pour exister comme classe consciente de son
unité et active dans son organisation de lutte, le prolétariat a besoin non seulement d’expérience (celle
des luttes de classe qu’il mène depuis plus d’un siècle), mais de connaissances objectives, dont la
théorie marxiste lui fournit les principes. C’est sur la double base de ces expériences éclairées par la
théorie marxiste que se constitue l’idéologie prolétarienne, l’idéologie de masse, capable d’unifier
l’avant-garde de la classe ouvrière dans ses organisations de lutte de classe. C’est donc une idéologie
très particulière : idéologie, puisqu’au niveau des masses elle fonctionne comme toute idéologie (en
interpellant les individus en sujets), mais pénétrée d’expériences historiques éclairées par des
principes d’analyse scientifique (SR, 259).

Ce passage pose des enjeux et des problèmes de taille que nous ne pourrons élucider qu’en
abordant directement la question de la prise de forme politique de la théorie marxiste17. En
attendant, soulignons l’idée que cette idéologie « éclairée » est conçue comme une « idéologie
de masse ». C’est ainsi qu’Althusser introduit la figure théorique permettant de penser un
devenir-hors État du parti.

2. Masses, classes, parti

Dans les passages de l’Initiation consacrés à la pratique politique, Althusser


explique que si les partis communistes ne peuvent pas être des partis de gouvernement c’est

16
Cf. aussi, VN, 96, 153.
17
Cf. Partie VI.

332
parce que leur objectif « n’est pas de limiter leur action à la lutte des classes au Parlement,
mais de l’étendre à l’ensemble de l’activité des travailleurs, depuis la lutte de classe
économique jusqu’à la lutte de classe politique et idéologique » (IP, 253-254). Ceci rend
possible une « expérience politique de masse » sur base de laquelle se construit « une idéologie
politique nouvelle, où ce ne sont pas les individus ni les idées qui font l’histoire, mais les
masses, librement organisées » (IP, 277). L’autonomie de la lutte des classes prolétarienne ne
peut donc être conquise qu’en pensant son rapport aux masses.

Qu’est-ce que des masses librement organisées ? La question du rôle des masses dans
l’histoire est abordée systématiquement par Althusser dans la Réponse à John Lewis (écrite en
1972). Formulant de manière « dogmatique » les thèses essentielles du marxisme-léninisme,
Althusser soutient que « [c]e sont les masses qui font l’histoire » et que « [l]a lutte des classes
est le moteur de l’histoire ». Ces thèses s’opposent aux propositions de John Lewis suivant
lesquelles « c’est l’homme qui fait l’histoire » et « l’homme fait l’histoire en “transcendant”
l’histoire déjà faite ». Le point important à retenir est que, selon Althusser, en passant du
couple de thèses de John Lewis à celui du marxisme-léninisme, c’est la question elle-même qui
change. En particulier, ce changement correspond à une évacuation du problème du sujet de
l’histoire. Certes, le marxisme-léninisme dit que ce sont les masses qui font l’histoire, mais
selon Althusser il est impossible d’identifier les masses comme un sujet : « le “sujet”/masses
pose de sacrés problèmes d’identité, d’identification. Un sujet, c’est aussi un être dont on peut
dire : “c’est lui !”. Le “sujet”/masses, comment faire pour dire : “c’est lui” ? » (RJL, 27). C’est
donc l’idée de l’inassignabilité de l’action des masses en tant que sujet qui constitue le cœur
de la première thèse du marxisme-léninisme. C’est précisément pour ne pas faire des masses
un sujet qu’intervient la deuxième thèse du marxisme-léninisme, qui supprime toute ambigüité
en parlant de « moteur », et surtout, contrairement à Lewis pour lequel le sujet des deux thèses
est le même (l’homme), qui remplace le « sujet »/masses avec un rapport : la lutte des classes.
Nous avons déjà présenté l’idée althussérienne selon laquelle la lutte des classes n’est pas la
mise en rapport de deux éléments préconstitués, qui pourraient alors être compris comme des
sujets, mais est constitutive – en traversant tous les niveaux du tout social – de ses éléments.
Ainsi, si la lutte des classes est toujours inégale, la domination de la classe dominante est
constitutive aussi de la classe dominée, justement en tant que dominée. D’où la nécessité pour
les dominés de travailler sur les conditions de leur propre lutte des classes, sur la base
desquelles seulement ils peuvent produire un pouvoir social alternatif à celui de la classe
dominante18. Selon Althusser, c’est à partir du rapport entre les classes que l’on peut en
particulier saisir comment les masses font l’histoire : les masses ne sont en effet pas à
comprendre comme des assemblages d’individus génériques, « car chaque société a ses
individus, historiquement et socialement déterminés » (RJL, 33-34), et l’on sait que les formes

18
Cf. Chapitre III.3.

333
d’individualité sont déterminées par la lutte des classes. Ceci implique que « [d]ans leur masse,
les hommes réels sont ce qu’en font les conditions de classe » (RJL, 34) et que « la puissance
révolutionnaire des masses n’est puissante qu’en fonction de la lutte des classes » (RJL, 30).

On pourrait résumer ces développements en affirmant que les masses sont formées par
la lutte des classes19. Nous pouvons en déduire que les masses n’existent qu’en étant
« tiraillées » entre différentes formes de la lutte des classes, en fonction des formes
d’individualité qu’elles impliquent. Il s’ensuit qu’étant prises dans le mode de production
capitaliste et dans les appareils d’État qui s’y articulent, les masses sont avant tout soumises à
l’effet d’isolement (résultat de l’effet de société), ainsi qu’aux limitations spécifiques de la
lutte politique qui s’y rapportent (notamment à la séparation de la politique – réduite à
l’expression de positions individuelles « librement choisies » dans la volonté générale du
peuple – d’avec les rapports de production). Cela explique bien entendu l’effacement
tendanciel de la lutte des classes elle-même au profit d’une masse constituée comme un
assemblage d’individus dont l’État assurerait la « gestion » de manière plus ou moins
adéquate20. Si la forme dominante de la lutte des classes efface la lutte des classes, il s’ensuit
que la tâche fondamentale de la lutte des classes prolétarienne sera d’organiser les masses en
classes, d’organiser les masses sur la base des classes qui les forment21. C’est en ce sens que la
pratique politique prolétarienne coïncide avec la lutte des classes, c’est-à-dire qu’elle s’oppose
à l’effacement de cette lutte produit par sa forme bourgeoise. Une telle fonction ne peut
toutefois pas simplement être remplie sur la base de la forme dominante de la lutte des classes,
dont la formation des masses relève précisément de leur désorganisation en tant que classe,

19
D’où l’importance pour la théorie de « définir la forme d’union des classes qui constituent les masses », de
« penser l’unité de la lutte des classes et la division en classes » (RJL, 46).
20
C’est pourquoi l’humanisme risque de se borner à répéter dans la théorie cet effet de société : « On fait
croire [aux prolétaires] qu’ils sont tout-puissants comme “hommes”, alors qu’ils sont désarmés comme
prolétaires en face de la véritable toute-puissance, celle de la bourgeoisie qui détient les conditions
matérielles (moyens de production) et politiques (l’État) qui commandent l’histoire. Quand on leur chante la
chanson humaniste, on les détourne de la lutte des classes, on les empêche de se donner et d’exercer la seule
puissance dont ils disposent : celle de l’organisation en classe, et de l’organisation de classe, les syndicats et
le Parti, pour conduire leur lutte de classe à eux » (RJL, 49). Cette figure de l’effacement de la lutte des
classes par l’effet de société dominant a bien été identifiée par Maesschalck : « C’est la représentation même
de l’action collective des sujets par la lutte des classes qui est devenue de fait impraticable pour constituer
une identité d’action pour les sujets concernés. Cette situation de la production idéologique est contingente ;
elle dépend uniquement d’un effet de société en lien aux conditions matérielles et symboliques de la
représentation dans une totalité sociale déterminée » (M. Maesschalck, La cause du sujet, Bruxelles, Peter
Lang, 2014, p. 40).
21
« Quand tu parles du sujet et que tu dis prolétariat (…) ça renvoie à toute la théorie des classes sociales
chez Marx ; il n’y a pas de théorie des classes sociales ; il est évident que ça ne peut pas être une théorie du
sujet ; c’est absolument impossible. (…) Ce qui constitue une classe sociale comme “actrice” sur la scène de
l’histoire, ce qui lui permet d’intervenir dans l’histoire, c’est son organisation. Sans organisation il peut y
avoir des émeutes (…) mais ça ne produit aucun résultat historique. (…) Si tu poses le problème des
organisations, le problème du sujet, ça fout le camp en pièces » (L. Althusser, « Exposé devant le groupe
“Esprit” », op. cit., pp. 43-44). Ainsi, dans la mesure où « une classe ne domine pas par sa simple décision »,
il faut se demander toujours « quelle est la base de masse de cette classe » (VN, 405) et s’efforcer de
« détacher le gros de cette base de masse de son appartenance bourgeoise, pour la rallier aux côtés de la
classe ouvrière » (VN, 414).

334
mais en s’appuyant sur et en favorisant des rencontres qui s’en exceptent, par exemple la
rencontre entre des formes de coopération qui se développent par la socialisation des forces
productives et des formes d’organisation politique démocratiques22. Ces rencontres, portant en
elles une articulation du tout social différente de l’articulation dominante, activent la
contingence propre à la complexité intrinsèque à cette dernière, rendant possible sa
transformation structurelle. C’est pourquoi, il faut affirmer que c’est la présence de ces
rencontres dans la formation sociale, en tant qu’elles soutiennent un pouvoir social alternatif,
qui produit comme effet la présence des organisations de la lutte des classes prolétarienne
(parti, syndicat) au sein même des AIE bourgeois. On pourrait alors dire que la classe ouvrière
elle-même existe ou n’existe pas dans le mode de production capitaliste suivant qu’elle est
principalement déterminée par la lutte des classes bourgeoise ou prolétarienne.

D’ici découle la tension qui caractérise les organisations de la lutte des classes
prolétarienne. En effet, pour autant que ces organisations sont soumises, par leur intégration
dans les AIE, à la forme dominante de la lutte des classes, elles encourent le risque de
participer au type de formation des masses en classes propre à cette forme – c’est-à-dire à leur
désorganisation. Ce risque est l’effet du renfermement de la lutte de la classe prolétarienne
dans les coordonnées de la forme dominante de lutte des classes. En particulier, ce
renfermement sous-détermine les rencontres qui soutiennent la lutte des classes prolétarienne
en ce qu’elle s’excepte des formes de nécessité de la lutte des classes dominante. Pour le dire
autrement, l’erreur fondamentale du parti révolutionnaire serait de croire que, si les masses
sont le sujet de l’histoire en tant qu’elles sont organisées en classe et que le parti organise les
masses en classe, alors le parti est le sujet de l’histoire. Le parti devient ainsi l’instance de
l’identification des masses, ainsi que l’instance responsable et comptable de la manière dont
elles font l’histoire, ce qui permet d’inscrire les masses dans le fonctionnement des AIE et de
légitimer l’existence du parti23. Il faut au contraire empêcher le déplacement de la figure du

22
Autrement dit, il faut « comprendre la lutte de classe prolétarienne comme une forme de lutte de classe
sans précédent dans l’histoire, inaugurant une “nouvelle pratique de la politique” » qui rompt « avec la
conception bourgeoise, c’est-à-dire économiste, de l’Économie politique (…), avec la conception bourgeoise
de l’État, de la politique, de l’idéologie, de la culture, etc. » (RJL, 47).
23
Cf. dans le même ouvrage la « Remarque sur une catégorie : “procès dans Sujet ni Fin(s)” » : « On ne peut
(…) penser l’histoire réelle (procès de reproduction et de révolution de formations sociales) comme pouvant
être réduite à une Origine, une Essence, ou une Cause (fût-ce l’Homme), qui en serait le Sujet, – le Sujet, cet
“être” ou “essence” posé comme identifiable, c’est-à-dire existant sous la forme de l’unité d’une intériorité,
et (théoriquement et pratiquement) responsable (…), donc comptable, donc capable de rendre compte de
l’ensemble des “phénomènes” de l’histoire » (RJL, 73). Commentant les thèses de Kautsky sur la
représentation politique, Robelin estime que « [l]e parti, sur le mode de l’État bourgeois, dessaisit les masses
de leur action politique autonome ; il représente les masses, parce que celles-ci sont obligées de se battre sur
le terrain de l’État représentatif » (J. Robelin, Marxisme et socialisation, op. cit., p. 154). Cf. aussi les études
de Bourdieu sur la représentation politique des « plus démunis économiquement et culturellement », qui
« n’ont d’autre choix que la démission ou la remise de soi au parti, organisation permanente qui doit produire
la représentation permanente de l’existence continue en tant que “classe” mobilisée ou mobilisable de ceux
qu’il prétend représenter et qui sont toujours méancés de retomber dans la discontinuité de l’existence
atomisée (…) ou dans la particularité de luttes strictement revendicatives » (P. Bourdieu, Langage et pouvoir
symbolique, Paris, Fayard, 2001, pp. 214-215).

335
sujet des masses au parti, en s’en tenant au principe de l’inassignabilité des masses comme
sujet et de l’évacuation du sujet de l’histoire par son remplacement avec la lutte des classes.
C’est seulement ainsi que la contingence par rapport à la lutte des classes dominante des
rencontres qui soutiennent la lutte des classes dominée peut être maintenue. Ce qui signifie
qu’il faut préciser notre idée de la fonction de la lutte des classes prolétarienne en affirmant
qu’elle organise les masses en classes à partir de leur autonomie. C’est seulement à partir de
cette fonction que la tâche du parti pourra être définie, car c’est seulement ainsi que la classe
ouvrière peut « conquérir son autonomie » par rapport à la forme dominante de lutte des
classes. En clair, une telle position suppose d’introduire une certaine distance entre la lutte des
classes prolétarienne et le parti, la constitution de la première ne pouvant pas être réduite à
l’action du deuxième. Ainsi, l’action politique révolutionnaire reçoit toute sa force
en [se] soumettant aux conditions de lutte de classe, qui n’est pas une lutte individuelle, mais devient
une lutte de masse organisée pour la conquête et la transformation révolutionnaire du pouvoir d’État
et des rapports sociaux. (…) [L]e « rôle de l’individu dans l’histoire », l’existence, la nature, la
pratique et les objectifs du Parti révolutionnaire ne sont pas déterminés par la toute-puissance de la
« transcendance », c’est-à-dire la liberté de « l’homme », mais par d’autres conditions : par l’état de la
lutte des classes, par l’état du Mouvement ouvrier, par l’idéologie du Mouvement ouvrier (petite-
bourgeoise ou prolétarienne), et par son rapport à la théorie marxiste, par sa ligne de masse et par ses
pratiques de masse (RJL, 34-35).

C’est donc le Parti révolutionnaire lui-même qui est « déterminé » par la lutte des classes –
détermination qui, pourrait-on dire, est qualifiée par sa ligne et ses pratiques de masse24.

24
La manière dont la lutte des classes bourgeoise désorganise les masses est explicitée, en se concentrant en
particulier sur la place des syndicats, par Edelman. « La bourgeoisie s’est “approprié” la classe ouvrière ; elle
lui a imposé son terrain, son point de vue, son droit, son organisation du travail, sa gestion. Il lui restait à
s’approprier “l’organisation de la classe ouvrière en tant que classe” (Engels), c’est-à-dire les syndicats
ouvriers ». Est-ce qu’un tel travail a réussi ? « Oui et non. Non, car le rapport base/syndicat est parfaitement
spécifique, car les masses n’“obéissent” pas aux syndicats à l’instar des fonctionnaires à leurs supérieurs, ou
des militants à la ligne de leur parti. Oui, car la bourgeoisie a contaminé l’organisation ouvrière ; elle l’a
sommée de se transformer en bureaucratie, fonctionnant sur le modèle du pouvoir bourgeois ; elle l’a sommé
de “représenter” la classe ouvrière sur le schéma bourgeois de la représentation ; elle lui a imposé une langue,
un droit, une idéologie du commandement et de la hiérarchie, qui feraient des masses un sujet soumis, sage et
“responsable” » (B. Edelman, La légalisation de la classe ouvrière, op. cit., p. 141). En ce qui concerne le
parti, Edelman est encore plus dur : « [c]onsidérez froidement les appels du P.C.F. aux “masses”. Qu’est-ce
que les “masses” ? Quelque chose d’insaisissable pour cet appel, car les “masses” ne s’appellent pas ; c’est le
chien qui répond à la voix de son maître ; car, dans cet “appel”, les masses ne sont qu’une sorte de validation
transcendantale, un objet qui n’existe que pour faire exister cet appel. Dans ce jeu cruel, la bourgeoisie a
gagné. Elle a “inventé” la classe ouvrière ; mieux encore, elle a fait “inventer” une classe ouvrière par ceux
qui étaient chargés de la représenter. (…) Elle a, dans une fantastique capacité inventive, élaboré une théorie
et une pratique des espaces politiques, des espaces de pouvoir (…). [L]’hégémonie bourgeoise ne triomphe
que par son découpage social, qui lui permet de gouverner par appareil interposé » (ibid., p. 192). Les
conclusions d’Edelman vont alors dans le sens de ce qu’on pourrait appeler, en reprenant une idée récente, la
« rareté » de la politique prolétarienne : « la première, la plus indéracinable de nos illusions est de croire que
la classe ouvrière “existe”. La classe ouvrière n’a jamais “existé”, jamais. Elle a fait quelquefois, en
personne, irruption dans l’histoire – la Commune, octobre 17 ou mai 68 pour notre mémoire occidentale – ;
elle suinte parfois dans les interstices des pratiques, des appareils, des discours. Mais elle n’a jamais existé,
sinon comme catégorie méta-juridique qui a joué et qui joue le même rôle que la “nation” ou le “peuple” »
(ibid., pp. 191-192). Il nous semble que de telles conclusions découlent d’un point de vue qui se concentre
exclusivement sur la figure de la révolution, sans se pencher sur le travail de constitution des masses en
classes qui devient visible depuis le point de vue de la transition, en tant qu’il ne se réduit pas à

336
Il faut à présent relever qu’une telle conception du rapport entre masses, classes et État,
constitue en quelque sorte la reprise des résultats de la réflexion sur ce sujet que l’on trouve
chez Marx et Engels. Voici comment Balibar résume les deux extrémités de leur réflexion :
Dans L’idéologie allemande, à la limite, seule la bourgeoisie est une “classe” ; le prolétariat dénoué de
toute idéologie particulière au contraire se définit comme une “masse”, produit ultime de la
décomposition de la société, ce qui justement en fait l’agent d’une révolution communiste dans
laquelle aucun intérêt particulier (aucun “intérêt de classe”) n’a plus à se faire valoir. À l’autre
extrémité du parcours, les textes d’Engels qui tentent d’élaborer une définition de la “conception du
monde prolétarienne”, et de répondre à la question des “forces motrices” de la transformation
historique, reposent entièrement sur ce couple des classes et des masses : le prolétariat devient une
classe effectivement révolutionnaire lorsqu’il s’organise comme un mouvement de masses, ce qui
repose paradoxalement le problème de son “idéologie” ou de son “discours universaliste” propre25.

Ainsi, on a d’un côté l’idée de la dissolution de la classe ouvrière dans la masse, et de l’autre,
l’idée du « passage » de la classe dans les masses. Un tel déplacement s’explique par la prise
en compte des effets de la lutte des classes bourgeoise sur les masses, en particulier l’effet
d’isolément, et de la nécessité conséquente de réorganiser les masses en classes : les masses
sont donc tiraillées entre « d’un côté l’extrême désorganisation, de l’autre l’extrême
organisation historique : l’atomisation des individus, ou la poussée d’une force collective »26.
C’est précisément ici que l’on trouve le principe de l’organisation des masses en classes en tant
qu’elle contre leur désorganisation par l’effet de société dominant. C’est la dialectique même
entre masses et classes qui permet d’affirmer que le prolétariat « ne coïncide jamais avec lui-
même », n’est donc pas un sujet donné, bien qu’il puisse « agir comme sujet dans l’histoire »27
dans certaines conjonctures déterminées et sous des conditions (notamment des formes
d’organisation) favorisant une telle « subjectivation », faisant « passer » une condition de
classe déterminée dans un mouvement de masse. Mais, selon Balibar, pour autant que cette
dialectique vise l’organisation des masses en classes, le risque est toujours présent d’identifier
les masses comme un sujet. Ainsi, chez Marx et Engels, la thèse de la « simplification des
antagonismes de classe » sous le capitalisme, conduit à effacer la différence entre classe et
masse, reconduisant la figure du prolétariat-masse-classe universelle. Ce risque est explicite
chez Engels, où l’on voit se développer un véritable « mythe des masses » : « Formellement, le

l’interpellation des masses en sujet par l’intermédiaire d’organisations entièrement intégrées aux AIE. Ce
point de vue fait surface, chez Edelman, lorsqu’il est question de l’action inassignable des masses. « Investis
du pouvoir légal de représenter la classe ouvrière, les syndicats sont débordés par leur propre légalité.
Pourquoi ? Parce que, tout simplement, la classe ouvrière n’est pas “représentable” ; elle ne constitue pas un
corps – comme le corps électoral par exemple – elle ne constitue pas une souveraineté abstraite – comme la
nation ou le peuple – elle est une classe, qui mène la lutte des classes. Son existence de classe est “extra-
légale”, “insaisissable”. Elle n’appartient à personne, sinon à elle-même, ou à sa propre liberté. C’est
pourquoi son organisation est, par essence, contradictoire. D’un côté le syndicat fonctionne comme un
appareil idéologique d’État, de l’autre côté ce qui s’y produit le détruit comme appareil. C’est pourquoi aussi
la tactique de la bourgeoisie est contradictoire : d’un côté elle œuvre pour un syndicat fort, uni, riche, a-
politique, encadrant une classe ouvrière assagie et ayant enfin compris ses intérêts, de l’autre côté elle
redoute cette organisation où travaille obscurément la “liberté” des masses » (ibid., pp. 142-143).
25
É. Balibar, La crainte des masses, op. cit., p. 244.
26
Ibid., p. 245.
27
Ibid., p. 248.

337
mouvement des masses est à l’antagonisme des classes, chez Engels, ce que l’État est à la
société civile chez Hegel : son dépassement dialectique, sa totalisation en acte. (…) La
construction d’Engels signifie que les masses sont les véritables “grands hommes” (ou
hommes d’État) de l’histoire »28. C’est pourquoi Balibar souligne l’importance du
questionnement, presque absent chez Marx et Engels, de l’idéologie (de parti) prolétarienne, en
tant que lieu de l’identification des masses et de la légitimation du parti et des organisations
« de classe ». D’où l’insistance althussérienne sur l’autonomie des masses. Il faut en effet
insister sur le fait que les masses excèdent la sphère de l’État, afin de contrer leur
désorganisation en tant que classe, même lorsqu’elle est opérée par des organisations
prolétariennes qui les identifient comme un sujet. Ainsi, à titre d’idéal « régulateur », on peut
poser que « l’étatique serait la politique faite hors des masses (…) ; la politique au sens fort du
terme serait la politique des masses, faite non seulement pour mais par elles, “en personne”, et
en ce sens anti-étatique par définition »29. En même temps, faire de cette distinction un
principe « métaphysique » revient précisément à effacer la distinction, car on la pose comme
s’il ne s’agissait pas constamment de la produire, comme si l’État ne formait pas lui-même les
masses en les désorganisant en tant que classe, comme si les masses étaient une personne. Ce
faisant, on réduit les masses à ce que d’elles est identifié par une instance – soit-elle le parti de
la classe ouvrière – qui les intègre au fonctionnement de l’État. On perd ainsi le plan de la lutte
des classes prolétarienne dans le simple vis-à-vis entre les masses et l’État, où les seules
coordonnées de la lutte sont celles de la forme dominante de la lutte des classes.

On peut mieux saisir la dialectique complexe qu’Althusser essaie de définir dans ces
pages en analysant la manière dont sa conception du rapport entre masses, parti et État se
transforme au fil des années, depuis le premier texte où elle fait surface, à savoir l’article « Sur
la révolution culturelle », paru en 1966 dans les Cahiers marxistes-léninistes, jusqu’aux textes
de la fin des années 70 sur la dictature du prolétariat, la crise du marxisme et la critique du
PCF. Nous verrons alors que c’est seulement dans cette dernière phase que l’autonomie des
masses est posée comme principe de la pratique politique prolétarienne et que l’initiative du
parti lui est soumise. L’article de 1966 n’est pas signé, mais Althusser en est sans doute
l’auteur. Il y identifie le « problème politique dominant » de la conjoncture de la révolution
culturelle (dorénavant R.C.), qui constitue un « cas particulier » d’un problème qui se pose
dans la conjoncture intérieure30 de tous les pays socialistes, qui est donc le problème qui définit
le socialisme même, comme étant celui des « deux voies », c’est-à-dire des deux tendances

28
Ibid., p. 260.
29
Ibid., p. 230.
30
C’est-à-dire de manière indépendante par rapport aux rapports des pays socialistes entre eux et entre ces
derniers et les pays capitalistes.

338
antagonistes à l’œuvre dans la transition socialiste, qui ouvrent sur une alternative qui n’offre
pas des possibilités de médiation :
Devant les pays socialistes (…) s’ouvrent bien deux voies : – la voie révolutionnaire, qui mène au-
delà des résultats obtenus, vers la consolidation et le développement du socialisme, puis vers le
passage au communisme ; – la voie de la régression, qui ramène en deçà des résultats obtenus, vers la
neutralisation puis l’utilisation politiques, puis la domination et la « digestion » économiques d’un
pays socialiste par l’impérialisme : la voie de la « régression vers le capitalisme ». L’alternative des
deux voies c’est cela : ou « s’arrêter à mi-chemin », c’est-à-dire en fait régresser ; ou ne pas « s’arrêter
à mi-chemin », c’est-à-dire aller de l’avant31.

On trouve ici une première expression de la thèse, que nous avons analysée dans les écrits des
années 70, selon laquelle le socialisme est le lieu de la « lutte » entre deux articulations du tout
social coexistantes et incompatibles. Si la thèse, qui rompt radicalement avec l’idée de
périodisation, suivant laquelle le socialisme n’est pas lui-même un mode de production stable,
n’est pas encore acquise (capitalisme, socialisme, communisme étant encore placés dans une
succession, bien qu’elle ne soit pas comprise comme nécessaire), il est néanmoins clair qu’elle
est impliquée par l’idée des deux voies.

Ces idées – en particulier la thèse de la possibilité de régression vers le capitalisme –


supposent une reformulation radicale du matérialisme historique, qui est celle qu’Althusser et
ses collaborateurs avaient commencé à construire dans les années précédentes32. Il faut en effet
partir de l’idée du tout social comme ensemble complexe d’instances hétérogènes, chacune
pourvue d’un rythme et d’une forme propre, tout en étant inscrites dans les limites de la forme
d’unité qui ressort de leur articulation. Si l’on ajoute la thèse de la coexistence dans chaque
formation sociale d’une pluralité de modes de production, on peut en tirer la conclusion que, en
particulier dans les phases de transition, une instance, de par son rythme de transformation
« lent », peut maintenir des formes propres à son articulation à un mode de production
« dépassé », c’est-à-dire dominé dans la formation sociale actuelle. Il se peut donc que dans le
socialisme, lorsqu’a eu lieu une révolution politique et économique, c’est-à-dire une
transformation des rapports sociaux politiques et économiques, les rapports sociaux

31
« Sur la révolution culturelle », op. cit., p. 5.
32
« Cette thèse est, en effet, impensable si le marxisme est une philosophie de l’histoire d’essence religieuse,
qui garantit le socialisme en le présentant comme le but auquel depuis toujours travaille l’histoire humaine.
Mais le marxisme n’est pas une philosophie de l’histoire, et le socialisme n’est pas la “fin” de l’histoire.
Cette thèse serait également impensable si le marxisme était un évolutionnisme. Dans une interprétation
évolutionniste du marxisme, il y a un ordre de succession nécessaire et garanti des modes de production : par
exemple, on ne peut pas “sauter” par-dessus un mode de production. Dans cette interprétation, on se donne la
garantie qu’on va toujours de l’avant donc on exclut en principe tout risque de “régression” : du capitalisme
on ne peut aller que vers le socialisme, et du socialisme que vers le communisme, pas vers le capitalisme. Et
quand, par nécessité, l’évolutionnisme admet la “régression”, il pense que régresser c’est retourner aux
formes anciennes elles-mêmes, revenir au passé lui-même, inchangé. Mais le marxisme n’est pas un
évolutionnisme-. (…) La thèse de la régression serait enfin impossible si le marxisme était un économisme.
Dans une interprétation économiste du marxisme, il suffit que les bases économiques des classes sociales
aient été, pour l’essentiel, abolies, pour que l’on puisse affirmer que les classes sociales ont disparu, et avec
elles la lutte des classes, et avec elles la nécessité de la dictature du prolétariat, donc le caractère de classe du
Parti et de l’État » (ibid., pp. 10-11).

339
idéologiques demeurent tels qu’ils étaient en s’articulant à d’autres modes de production. Il
s’ensuit que, dans la mesure où la lutte des classes ne se limite pas à l’économie, car les classes
sont définies aussi par les rapports sociaux déterminés par les autres instances, la lutte des
classes ne s’est pas, dans une telle formation sociale, terminée. « [C]ertaines “coutumes” ou
“habitudes de travail” et de “commandement”, certain “style” de direction, peuvent avoir une
signification idéologique, et être contraires à l’idéologie révolutionnaire, même quand ils sont
le fait de dirigeants socialistes »33. C’est bien ce qui suscite, en Chine, le problème des deux
voies, le cristallise autour de l’instance idéologique devenue ainsi dominante, et impose la
nécessité, pour ne pas revenir en arrière, d’opérer une révolution idéologique. Cette révolution
a pour « but final » la transformation de l’idéologie des masses et pour « objectif actuel » une
transformation de l’idéologie des dirigeants du parti communiste chinois lui-même, qui est
donc lui-même pris entre les deux voies.

Comment cette transformation est opérée par la R.C. ? C’est au niveau de l’analyse des
« moyens et méthodes » de la R.C. que la question des masses intervient de manière explicite.
Quant aux moyens et aux méthodes de la R.C., ils reposent sur le principe que la R.C. doit être une
révolution de masses, qui transforme l’idéologie des masses, et qui soit faite par les masses elles-
mêmes. Il ne s’agit pas, en effet, de transformer l’idéologie ou de réformer l’entendement de quelques
intellectuels ou de quelques dirigeants. Il ne s’agit pas de transformer l’idéologie du seul Parti
communiste, au cas où ce serait nécessaire. Il s’agit de transformer les idées, les façons de penser, les
façons d’agir, les mœurs des masses du pays tout entier, de plusieurs centaines de millions d’hommes,
paysans, ouvriers, et intellectuels. Or, une telle transformation de l’idéologie des masses ne peut être
l’œuvre que des masses elles-mêmes, agissant dans et par des organisations, qui sont des
organisations de masse. La politique du P.C.C. consiste alors à faire le plus large appel et la plus large
confiance aux masses, et à inviter tous les responsables et dirigeants politiques à suivre, sans
réticences, mais avec audace, cette « ligne de masse ». Il faut donner la parole aux masses, et faire
confiance aux initiatives des masses. Des erreurs, inévitables dans tout mouvement, se produiront :
elles seront corrigées dans le mouvement, les masses s’éduqueront elles-mêmes dans l’action. Mais il
ne faut à aucun prix freiner ou restreindre d’avance le mouvement, sous le prétexte d’erreurs ou
d’excès « possibles » : ce serait briser le mouvement. (…) Les masses ne peuvent agir que dans des
organisations de masse. Le moyen le plus original, l’innovation propre de la R.C. consiste dans
l’apparition d’organisations propres à la R.C., organisations distinctes des autres organisations de la
lutte des classes (syndicat et parti). Les organisations propres à la R.C. sont des organisations de la
lutte de classe idéologique34.

L’aspect le plus original de la R.C. est donc non seulement l’appel lancé aux masses, la
confiance faite aux masses, mais la constitution d’organisations de masse, qu’Althusser
compare aux Soviets. La lutte des classes idéologique est ainsi dans ce cas le biais par lesquels
les masses s’organisent de manière autonome en classe. On trouve ici une première illustration
de la manière dont la lutte des classes peut s’articuler aux masses sur la base de leurs propres
exigences, c’est-à-dire d’une forme de la lutte des classes qui ne repose pas sur la reproduction
des rapports de domination auxquels les masses sont soumises.

33
Ibid., p. 15.
34
Ibid., pp. 7-8.

340
Toutefois, comme pour modérer le caractère novateur de cette proposition, Althusser
s’empresse à souligner « que la R.C. s’accomplit sous la direction du Parti »35, « que l’appel à
la R.C., l’appel aux masses, au développement des organisations de masse de la R.C. (…) sont
le fait du Parti communiste, qui demeure donc l’organisation maîtresse, centrale et dirigeante
de la Révolution chinoise. Il faut noter également que le Parti fixe, avec la plus grande
insistance, la loi théorique et pratique de la R.C., sa loi suprême : “la pensée de Mao Tsé-
toung”, c’est-à-dire le marxisme-léninisme appliqué à l’expérience de la Révolution et du
socialisme chinois, le marxisme-léninisme enrichi par cette expérience, et exprimé dans une
forme directement accessible aux masses »36. On voit ainsi qu’Althusser introduit le principe
de l’organisation autonome des masses, pour le soumettre immédiatement au principe de leur
direction idéologico-politique par le parti. La tension est ici extrême, dans la mesure où c’est le
parti lui-même qui constitue l’« objectif actuel » de la R.C.

Althusser lui-même reconnait que la raison de cette tension se trouve dans la


contradiction structurelle de la transition socialiste : « [a]près la prise révolutionnaire du
pouvoir, dans la période de dictature du prolétariat, le Parti doit prendre en charge la direction
de l’État, du pouvoir d’État et de l’appareil d’État. Une fusion partielle, mais inévitable,
s’opère alors entre le Parti et l’État »37. Il faut donc reconnaitre que bien qu’Althusser parte du
présupposé qu’un pays socialiste « c’est un pays où a eu lieu une révolution politique socialiste
(…), puis une révolution économique »38, les rapports sociaux politiques sont loin d’avoir subi
une transformation telle que la lutte des classes y soit terminée, ne serait-ce que parce que non
seulement l’État n’a pas dépéri, mais le parti se trouve à devoir, du moins partiellement,
fusionner avec lui. On peut alors dire que, dans la transition socialiste, la reproduction de
l’articulation du tout s’opère encore sous l’emprise de la rencontre entre idéologie et État, de
l’Idéologie d’État. Le problème est donc que, dans la transition socialiste, le parti est obligé à
maintenir en place une forme de la lutte des classes qui reproduit un pouvoir social qui ne peut
pas soutenir une articulation du tout de type communiste, c’est-à-dire qui entrave le
déploiement d’une forme de la lutte des classes qui permette aux masses d’être véritablement
autonomes. C’est précisément ce problème que les « principes du marxisme » n’avaient pas
suffisamment mis au jour, comme on le comprend si l’on réfléchit au fait que « [j]usqu’ici le
Parti était (…) chargé à la fois de la lutte politique et de la lutte idéologique »39. D’où la
nécessité de l’innovation de la R.C. qui, à côté du parti, conçu comme « une organisation
d’avant-garde (avec centralisme démocratique) », et du syndicat, conçu déjà comme « une
organisation de masse (sans centralisme démocratique) », ajoute une troisième organisation,
qui est elle aussi « une organisation de masse (le centralisme démocratique n’y règne pas : il

35
Ibid., p. 8.
36
Ibid., p. 9.
37
Ibid., p. 17.
38
Ibid., p. 4.
39
Ibid., p. 16.

341
est dit que les responsables des organisations de la R.C. doivent être élus “comme les députés à
la Commune de Paris”) »40. Le rôle de cette troisième organisation est alors clair : « La
troisième organisation, chargée de la troisième révolution, doit être distincte du Parti (dans son
existence, dans sa forme d’organisation) pour obliger le Parti à se distinguer de l’État, dans une
période où il est en partie contraint et en partie tenté de se confondre avec l’État »41. Cette
leçon qu’Althusser tire de la R.C. est bien résumée dans l’une de rares contributions
directement consacrées à cet article :
Cette contradiction, ce n’est autre que celle qui anime l’idée même de « parti révolutionnaire »
pendant le processus révolutionnaire, à savoir la dialectique entre les deux aspects contradictoires
d’une telle organisation, en tant que parti d’avant-garde qui ne peut prendre la direction de l’État sans
s’incorporer à lui et s’étatiser d’une manière ou d’une autre, et en tant que parti de masse censé
s’appuyer sur des mouvements et des organisations des masses sans lesquelles l’idée même de
révolution communiste n’a plus aucun sens. (…) [L]a révolution culturelle, comme révolution
idéologique de masse est intérieurement articulée à la révolutionnarisation de l’appareil d’État : d’elle
dépend l’« utilisation » de cet appareil par le parti dans le sens de son dépérissement, au lieu de son
renforcement et du dépérissement du parti révolutionnaire. Seule une révolution idéologique de masse
dotée d’organisations extérieures au parti peut forcer le parti à se révolutionnariser lui-même en
permanence, c’est-à-dire peut forcer le parti à rester extérieur à l’appareil d’État auquel
simultanément il ne peut éviter de s’incorporer (…), pour éviter que ne se produise ce qui s’est produit
dans la « construction du socialisme » soviétique : la fusion du parti avec l’État, l’étatisation du parti
non moins que la capture de l’appareil et du pouvoir d’État par un parti bureaucratisé, coupé des
masses, reproduisant entre lui et elles et reproduisant en son sein même, la division du travail entre
direction et exécution, le filtrage hiérarchique de l’énonciation collective, la monopolisation élitiste du
savoir, de la puissance de calcul économique et de l’initiative dans tous les domaines etc.42

Cette leçon doit nous conduire à soulever une question fondamentale qu’Althusser ne
pose pas, et qu’il refuse en fait de poser, comme le montre son insistance sur le rôle de
direction du parti dans la R.C. : « tout le problème reste de savoir si le Parti à son tour peut
conserver le monopole de la ligne politique elle-même. Autrement dit : jusqu’à quel point
peuvent être réellement dissociées ligne idéologique et ligne politique, que ce soit dans le parti
ou dans “les masses” ? »43 Et l’on pourrait ajouter qu’il faut aussi se demander dans quelle
mesure peut-on encore dissocier la lutte de masse (syndicale) dans l’économie de la lutte
politique, encore réservée au parti d’avant-garde fusionnant en partie avec l’État. C’est ce que
montre encore une fois le cas soviétique, où l’appropriation des moyens de production a pris la
forme de leur étatisation. C’est à partir de ces questions que le problème des formes de la lutte
des classes, et de la différence entre lutte des classes bourgeoise et prolétarienne peut être posé.
Peut-on en effet considérer qu’en pensant la direction politique comme portée par un parti
d’avant-garde fusionnant avec l’État, on change vraiment le terrain de la lutte ? Que de cette
manière les limites imposées à la lutte par la forme dominante de lutte des classes peuvent être
rompues et qu’un nouveau pouvoir social peut se former ? Que le communisme peut être

40
Idem.
41
Ibid., p. 17.
42
G. Sibertin-Blanc, « Révoltes étudiantes et Révolution culturelle chez Althusser : la théorie à l’épreuve de
la conjoncture », op. cit., p. 27.
43
Ibid., p. 28.

342
développé comme mode de production caractérisé par une nouvelle articulation des instances
du tout social, et leur donnant une forme propre ? Il est en tout cas difficile de croire que cette
conception de la politique puisse fonder une nouvelle pratique de la politique, véritablement à
cheval entre deux modes de production et porteuse d’un pouvoir social nouveau.

De ce point de vue, il est intéressant de mentionner la raison qui, selon Althusser, a


empêché Lénine d’aboutir à la solution du problème du rapport parti-État à laquelle sont
parvenus les chinois. Lénine lui-même, qui avait pourtant bien relevé le problème, s’était en
effet limité à introduire un « organisme », l’Inspection ouvrière et paysanne, qui « était une
émanation du Parti. Ce n’était pas une organisation propre. À plus forte raison, ce n’était pas
une organisation de masse »44. Selon Althusser, la solution du problème « était au-dessus des
forces historiques alors existantes en U.R.S.S. »45. Or, il est bien possible qu’Althusser ait
raison, mais poser le problème dans ces termes nous semble une bonne manière de ne pas
« faire appel », « faire confiance », « donner la parole » aux masses, c’est-à-dire précisément
de faire en sorte de ne pas modifier le rapport des forces historique existant. En effet, c’est en y
renonçant que la contingence d’une nouvelle articulation du tout social dont les masses sont
porteuses ne viendra pas activer la contingence qui habite le tout social dominant lui-même en
rendant possible sa transformation46.

44
« Sur la révolution culturelle », op. cit., p. 17.
45
Idem.
46
Il faut néanmoins souligner que, contrairement à l’image largement répandue, même en milieu
althussérien, de la Révolution d’Octobre comme d’une sorte de coup d’État réalisé par les bolscheviks en
l’absence de tout mouvement de masse (cf. P.-P. Rey, Les alliances de classes, op. cit.), Robert Linhart a,
dans son livre remarquable sur Lénine, montré que toute l’action des bolcheviks en 1917 dépend en fait de
leur rapport à l’initiative des masses – tout particulièrement des masses paysannes. « Août-septembre-octobre
1917 : un peu partout dans l’immense plaine russe, les masses paysannes passent à l’action, s’emparent des
terres des seigneurs, interdisent par la force les labours commandés par les propriétaires fonciers, procèdent
elles-mêmes à leur guise aux labours et aux ensemencements, font elles-mêmes et pour leur propre compte
les coupes de bois dans les forêts des seigneurs. Le mouvement de masse paysan entreprend de régler à sa
manière la “question agraire”. (…) Là est le point décisif. C’est l’essence même de la Révolution qui est en
jeu. Qui décide du moment crucial d’une révolution ? Un groupe d’hommes résolus, ou les brusques
transformations de la conscience sociale, quand des millions d’hommes passent brusquement à l’action ? Et
quelle a été la nature profonde d’Octobre ? Putsch ou Révolution au plein sens du mot ? (…) Quand on va
répétant que seuls les socialistes-révolutionnaires, héritiers des populistes, étaient liés aux paysans, alors que
les bolscheviks agissaient en politiciens bourgeois, il est évidemment difficile d’admettre qu’au moment
crucial où se posait pratiquement la question de soutenir ou de réprimer le mouvement révolutionnaire de
masse des paysans, seuls Lénine et le parti bolschevik se sont mis, en fait, du côté des paysans. Si Octobre a
eu lieu en octobre, c’est parce que les paysans russes, en passant à l’action à l’époque des labours, ont, par là
même, mis en demeure toutes les forces politiques de se déterminer par rapport à la question du pouvoir des
masses – du pouvoir tout court. La seule réponse conséquente, dans cette situation de crise aigüe, fut celle
des bolscheviks : l’insurrection armée contre le gouvernement provisoire, pour sauver et protéger le
mouvement de masse. (…) Kerenski envoie les cosaques. Les socialistes-révolutionnaires abandonnent leur
propre programme et proposent de composer avec les propriétaires fonciers, d’accepter des indemnisations.
Pour Lénine, au contraire, l’heure décisive est venue : il faut soutenir et protéger le soulèvement paysan, y
compris par l’action armée » (R. Linhart, Lénine, les paysans, Taylor, op. cit., pp. 25-31).

343
*

Les problèmes rencontrés par l’analyse althussérienne de la R.C. resurgissent deux ans
plus tard dans les courts écrits qu’Althusser consacre à Mai 68, qu’il n’hésite pas à qualifier
comme « le plus grand évènement de l’histoire occidentale, après la Résistance et la victoire
sur le nazisme »47. Il s’agit d’une réponse à un article de son ancien élève Michel Verret et
d’une lettre adressée le 15 mars 1969 à Maria Antonietta Macciocchi, parue en italien en 1969
mais inédite en français, ce qui explique son caractère plus approfondi et explicite. Ce
qu’Althusser appelle une « révolte idéologique de la jeunesse scolarisée » a en effet constitué,
à la différence des organisations de masse autonomes mais dirigées par le parti de la R.C., un
« mouvement »48 qui, non seulement s’est ajouté au couple syndicat-parti, mais a débordé les
coordonnées dans lesquelles ce couple fonctionne, déterminées en particulier par l’emprise du
parti sur la ligne politique. En même temps, ce mouvement a rencontré ses limites précisément
dans l’absence d’une stratégie politique et d’une organisation conséquente – ce qui explique
l’emploi par Althusser du terme « révolte » dans sa différence d’avec celui de « révolution ».
On se trouve donc devant le face à face entre d’un côté un parti organisé et doué d’une
stratégie soi-disant révolutionnaire, mais risquant par son intégration dans les AIE de s’étatiser
et nécessitant alors le développement d’une ligne de masse portée par des organisations
autonomes capables de l’extraire des AIE, et, de l’autre côté, d’un mouvement pouvant renouer
avec l’idée d’une lutte autonome des masses, mais dépourvu d’organisation et de ligne
stratégique. Cette situation paradoxale peut donner lieu à deux positions, ou mieux à un rapport
de double contrainte : soit la leçon de Mai 68 est que hors du parti il n’est pas d’organisation et
de ligne révolutionnaire possible ; soit c’est à cause du parti qu’il est impossible de développer
une organisation et ligne révolutionnaire de masse.

Il s’ensuit, d’un côté, la nécessité de rendre compte, à travers la théorie marxiste, des
déterminations de classe, c’est-à-dire de la place dans les luttes des classes, du mouvement
étudiant, tout particulièrement à partir de son idéologie – dans la mesure même où c’est sur le
niveau idéologique que la révolte s’est déployée. Le pas essentiel consiste à faire le lien entre
l’appareil idéologique attaqué par le mouvement et son rôle dans la reproduction de la force de
travail, donc du mode de production capitaliste. Althusser insiste ainsi sur le caractère
« profondément progressiste » de cette révolte « qui, historiquement tient sa place, non
négligeable, dans la lutte de classe mondiale contre l’Impérialisme » et « porte (…) atteinte à
l’appareil d’inculcation de l’idéologie bourgeoise par excellence qu’est le système scolaire

47
L. Althusser, « Lettre du 15 mars 1969 », in M. A. Macciocchi, Lettere dall’interno del P.C.I. a Louis
Althusser. Il partito, le masse, le forze rivoluzionarie nella densa corrispondenza fra una militante comunista
e il filosofo francese, Milano, Feltrinelli, 1969, p. 361, nous traduisons.
48
Althusser est d’ailleurs réticent à utiliser ce terme « trop unilatéral et général » pour qualifier la révolte
étudiante (cf. Ibid., p. 350)

344
capitaliste » (PA, 81)49. On a donc affaire à « un mouvement qui ne concerne pas une ou deux
nations, mais pratiquement toutes les nations capitalistes et beaucoup de nations socialistes »50
et qui a résulté dans « la défaite ouverte, peu remarquée, de l’idéologie dominante, qui est celle
de la classe dominante. (…) [E]lle a ouvert un vide, une porte ouverte, qui rend virtuellement
hégémonique l’idéologie marxiste-léniniste »51. En même temps, Althusser insiste sur la
grande diversité de ce mouvement. En particulier, les étudiants universitaires « ont eu la
tendance de feindre de ne pas voir la présence active d’autres couches plus importantes qu’eux.
Tout d’abord la jeunesse scolarisée : les lycéens, et les élèves des écoles techniques, jusqu’aux
dernières classes élémentaires. Ensuite, outre la jeunesse scolarisée, des couches très
importantes et très différenciées de jeunes “travailleurs intellectuels” »52. Le fait de ne pas
avoir abordé les problèmes posés par cette diversité a déterminé le caractère essentiellement
« petit-bourgeois », avant tout « anarchiste libertaire », de l’idéologie du mouvement,
s’exprimant dans des « espoirs utopiques » d’une révolution.

Il s’ensuit aussi, de l’autre côté, une tâche inévitable : « analyser à fond les raisons de
la perte de contact idéologique et politique des Partis communistes avec la jeunesse scolarisée
et intellectuelle sur le plan international et national » et aussi « les actions de la classe ouvrière
en Mai » (PA, 83). Althusser souligne d’abord que, malgré sa précédence chronologique, la
révolte idéologique de Mai 68 doit être considérée comme un phénomène « subordonné » aux
actions des masses ouvrières et salariées, c’est-à-dire à la grève d’un mois d’environ 9 millions
de travailleurs, évènement « historiquement déterminant en dernière instance ». Toutefois, face
aux espoirs révolutionnaires des étudiants, cette action a été conduite sous des mots d’ordre de
type « défensif », à la fois au niveau politique et au niveau économique, ce qui a conduit, après
l’acceptation d’une partie des souhaits des travailleurs, et avec l’arrivée du moment des
élections, à la reprise du travail – exemple parfait de la capacité de l’AIE politique (en
particulier de l’idéologie qui réduit la politique au processus électoral) de résorber les formes
de lutte des classes qui l’excèdent. Cette différence au niveau des attentes doit s’expliquer par
le fait que « nos Partis Communistes avaient momentanément, on l’espère, mais effectivement,
perdu le contact idéologique avec la jeunesse étudiante et intellectuelle »53. Or, Althusser
indique que c’est cette perte de contact qui « a beaucoup contribué à précipiter la jeunesse en
révolte dans ce qu’avec un terme pas clair, on appelle gauchisme »54. Une telle analyse de la

49
La première édition de l’article « À propos de l’article de Michel Verret sur “Mai étudiant” » est parue
dans le n° 143 de La Pensée en février 1969.
50
L. Althusser, « Lettre du 15 mars 1969 », op. cit., p. 351.
51
Ibid., p. 353.
52
Ibid., pp. 349-350.
53
Ibid., p. 355.
54
Ibid., p, 357. Il faut noter une certaine ambigüité dans les propos d’Althusser qui, d’un côté, attribue à cette
« perte de contact » du parti avec la jeunesse, et le spontanéisme des étudiants, et le caractère purement
défensif des actions ouvrières, alors même qu’il dédouane partiellement les dirigeants du parti en affirmant
qu’en tout cas la réaction des travailleurs ne peut pas s’expliquer en se limitant aux consignes des leaders. Sa
position deviendra par la suite beaucoup plus claire : « Ainsi mai 68 : le parti s’y coupa délibérément des

345
perte de contact, couplée à celle des causes internationales et nationales de la révolte et de son
rôle dans la lutte des classes actuelle, permettrait donc selon Althusser au parti, d’un côté, de
s’ouvrir au caractère de masse, crucial de par sa position dans la lutte des classes, de la révolte
étudiante, et de l’autre côté, « d’illuminer les jeunes sur les causes qui les ont mis en
mouvement, sur la nécessité des évènements qu’ils ont vécus dans la “liberté” ». Cette
analyse « leur fera comprendre les limites et les erreurs des formes spontanées de l’idéologie
petite-bourgeoise (…) et les préparera à s’unir à la classe ouvrière, à reconnaître le principe
(…) de sa direction de la lutte révolutionnaire et à affronter dans des termes exacts le problème
qui actuellement les obsède : le problème de la nécessité de l’organisation (parce qu’ils
sentent, et certains d’entre eux même le savent, qu’il n’y a pas d’action politique possible sans
organisation) »55.

On voit ainsi qui si Althusser attribue au parti une charge significative – peut-être
même la charge la plus significative – de la responsabilité historique dans l’échec de Mai 68,
c’est pour maintenir le parti à la direction du mouvement, pourvu qu’il réussisse à développer
une autocritique, permettant peut-être – un peu comme en Chine, bien que dans des conditions
radicalement différentes – le déploiement à partir de l’initiative du parti lui-même, ou la
récupération sous la guide du parti, d’organisations de lutte idéologique de masse. Comme
l’explique très justement Julien Girval-Pallotta, « [l]a seule solution eut été que le Parti de lui-
même prenne l’initiative d’unir étudiants et ouvriers. C’est toujours encore au parti absent à
lui-même qu’Althusser s’adresse : le Parti en Mai 68 a été absent, il s’est dérobé à sa tâche
historique, être un pas en avant des masses, et un pas seulement, et surtout, ne pas laisser
passer l’occasion, la fortune… En d’autres termes, il ne semble pas que la défaillance
empirique grave du Parti en 1968 puisse modifier sa fonction et son existence nécessaires »56.

On le voit, en attaquant l’AIE dominant, la révolte étudiante ouvre – qui plus est, à un
niveau international – un front de la lutte des classes qui se détache des coordonnées de la
forme dominante de lutte des classes, l’un des piliers de laquelle consiste précisément dans la
séparation de l’école d’avec la lutte des classes. En même temps, faute de s’unir avec le

masses étudiantes et petites-bourgeoises, parce qu’il n’en avait pas le contrôle et fit pression sur la classe
ouvrière pour que son action reste strictement revendicative » (L. Althusser, Ce qui ne peut plus durer dans
le parti communiste, Paris, Maspero, 1978, p. 112). Dans les années 80, le jugement deviendra encore plus
dur : « Le Parti, comme toujours en retard de plusieurs trains et terrifié par les mouvements de masse (…) fit
tout au monde pour empêcher la rencontre, dans les très violents combats, des troupes étudiantes et de
l’ardeur des masses ouvrières (…). Le Parti organisa en fait la défaite du mouvement des masses »
(ADL, 263).
55
L. Althusser, « Lettre du 15 mars 1969 », op. cit., p. 359.
56
J. Girval-Pallotta, « Révoltes étudiantes et Révolution culturelle chez Althusser (II) », Archives du GRM, 3e
année, 07 novembre 2009, p. 12. Il faut lire cette estimation concurremment à l’idée, récemment mise en
avant par Balibar, selon laquelle le rapport d’Althusser au parti se construit en fonction d’un dédoublement
du parti entre le parti empirique et le parti idéal : « [e]n quelque sorte le parti idéal est un fragment du parti
réel, qu’il s’agit de révéler à lui-même et de faire prévaloir » (É. Balibar, « Althusser et “le communisme” »,
La Pensée, n° 382, avril/juin 2015, p. 16). Il faudra se demander si ce dédoublement continue à fonctionner,
et comment, dans les écrits de la fin des années 70.

346
mouvement ouvrier, elle était à la merci de son idéologie « spontanée » petite-bourgeoise, ce
qui lui a empêché de se donner une forme – une organisation, une stratégie – révolutionnaire.
Toutefois, si cette fusion n’a pas eu lieu, c’est avant tout au parti, et à sa perte de contact avec
la jeunesse, qu’on le doit. Le parti s’est trouvé dans la situation d’entretenir un lien avec la
seule force objectivement révolutionnaire – la classe ouvrière –, sans se douer d’une
« subjectivité » adéquate. Pour bien saisir la complexité de ce chassé-croisé, il faut rependre les
deux façons dont Althusser aborde ici le couple subjectif-objectif : « [ces termes] désignent
l’un des intentions subjectives, l’autre des capacités objectives d’individus ou de groupes par
rapport à la révolution prolétaire. Il ne faut pas les confondre avec les distinctions introduites
par Lénine lorsqu’il définit une situation révolutionnaire comme la conjonction de conditions
objectives (une crise économico-politique-idéologique avec un caractère de rupture) et de
conditions subjectives (le Parti, sa ligne, son lien avec les masses), qui doivent être au niveau
des conditions objectives pour que la révolution prolétarienne puisse triompher »57. On pourrait
alors affirmer que si les étudiants ont eu des « intentions » révolutionnaires construites sur la
base de « conditions » révolutionnaires (crise de l’idéologie dominante sur une échelle
internationale) ; le parti, qui possède des « capacités » révolutionnaires (rapport avec la classe
ouvrière), n’était pas dans des « conditions subjectives » (une forme d’organisation basée sur
une ligne de masse) à la hauteur des conditions révolutionnaires, devenant alors victime d’une
attitude « réformiste ».

On s’est ainsi trouvés face à l’esquisse d’une forme de lutte des classes alternative à la
forme dominante qui, pour ne pas s’être donné une unité propre, n’a pas su se brancher sur les
conditions données de manière à susciter une unité de rupture. « Qu’à été Mai 68 en France ?
Une rencontre entre, d’une part, une grève générale à ma connaissance sans précédent dans
l’histoire occidentale par le nombre de ses participants et sa durée, et, d’autre part, des actions
non seulement étudiantes, mais aussi lycéennes et “intellectuelles” (…). Dans cette rencontre,
la grève générale a été de façon écrasante l’évènement absolument déterminant, alors que les
actions étudiantes, lycéennes et “intellectuelles”, qui l’ont chronologiquement précédée, ont été
un évènement nouveau et de grande importance, mais subordonnée » (PA, 75-76). Dans la
lettre à Macciocchi, le statut de cette rencontre est précisé. « Il s’est agi d’une rencontre et non
pas d’une fusion. Une rencontre peut se produire ou ne pas se produire. Elle peut être une
“courte rencontre”, relativement accidentelle, et alors elle ne débouche pas dans une fusion.
C’est le cas de Mai, la rencontre ouvriers/salariés – étudiants, lycéens, jeunes travailleurs
intellectuels, a été une courte rencontre qui n’a pas débouché (…) dans une fusion »58, c’est
pourquoi Althusser en parle aussi comme d’une « collision [scontro] »59. On trouve ici l’un des
premiers emplois de la terminologie du matérialisme de la rencontre pour rendre compte d’un

57
L. Althusser, « Lettre du 15 mars 1969 », op. cit., p. 340.
58
Ibid., p. 344.
59
Idem.

347
évènement historique. Il est intéressant de relever que la rencontre, dans sa contingence, peut –
c’est son caractère « accidentel » – ne pas « prendre ». Elle ne « prend » que si elle produit un
certain régime de nécessité, lequel ne doit toutefois pas être celui propre à la forme de
nécessité dominante, qui au contraire empêche précisément à la rencontre de « tenir », mais
celui d’un mode de production alternatif, d’une nouvelle articulation du tout social (par
exemple, dans ce cas, d’une autre articulation du rapport entre économie et idéologie, sous la
forme du bouleversement du rapport entre travail manuel et travail intellectuel). C’est une telle
« unité en décalage » produisant une « unité de rupture » de la formation sociale qui, en Mai
68, ne s’est pas produite. En l’absence d’une telle unité, c’est-à-dire de la formation d’un autre
pouvoir social, la révolte idéologique a bien pu intervenir sur l’instance idéologique du tout
social capitaliste, s’appuyant sur l’hétérogénéité qui la caractérise, mais cette intervention n’a
pas pu activer la contingence qui structure le tout dans le sens de sa transformation structurelle.
Mai 68 est même un exemple caractéristique de la capacité du tout social capitaliste de
récupérer au sein de ses limites les contingences qui peuvent s’y produire en raison de sa
structure complexe, pour autant que l’on ne parvient pas à lui opposer une autre unité du tout.

Si l’on se tourne maintenant vers les textes des années 70, on peut facilement
remarquer le changement très net de la position d’Althusser à l’égard du caractère dirigeant de
la politique du parti. Dans 22ème congrès, Althusser insiste sur la nécessité pour le PCF
d’adresser aux masses elles-mêmes le mot d’ordre d’union du peuple de France,
[p]our leur dire, même si c’est encore à demi-mot, qu’il sera nécessaire de s’organiser de manière
autonome, sous des formes originales, dans les entreprises, les quartiers, les villages, autour des
questions de l’habitat, de l’école, de la santé, des transports, de l’environnement, etc., pour définir et
défendre leurs revendications, d’abord pour préparer l’avènement de l’État révolutionnaire, ensuite
pour le soutenir, le stimuler et le contraindre en même temps à « dépérir ». De telles organisations de
masse, que personne ne peut définir d’avance et à la place des masses, existent et se cherchent déjà en
Italie, en Espagne et au Portugal, où elles jouent un rôle important, malgré toutes les difficultés. Si les
masses se saisissent du mot d’ordre d’union, et l’interprètent dans ce sens de masse, elles renoueront
avec une tradition vivante de luttes populaires de notre pays et pourront contribuer à donner un
contenu nouveau aux formes politiques par lesquelles le pouvoir du peuple travailleur s’exercera sous
le socialisme60.

D’où la nécessité, suivant les mots d’ordre de la Révolution culturelle de « rendre la parole aux
masses qui font l’histoire, se mettre non seulement “au service des masses” (mot d’ordre qui
peut aussi être réactionnaire), mais à leur écoute, (…) savoir se rendre attentif à l’imagination
et à l’invention des masses »61. Le déplacement essentiel réside à nos yeux dans le fait
d’attribuer aux masses la formulation même des formes et contenus politiques d’exercice du

60
L. Althusser, 22ème congrès, op. cit., pp. 36-37. Cf. aussi, VN, 449-450.
61
Ibid., p. 37. « Car les masses trouvent bien souvent elles-mêmes des solutions aux problèmes qu’elles
posent. Il ne suffit donc pas d’être attentifs à leurs problèmes, il faut aussi se mettre à l’écoute de leurs
solutions » (VN, 362).

348
pouvoir. C’est en effet bien la nécessité du découplage entre la politique et l’État qu’Althusser
réalise dans ces années, et qui aboutit à l’idée de parti hors État.
[C]e que Marx et Lénine (…) avaient en vue [en parlant de la dictature du prolétariat], et ils parlaient
sur la base des expériences concrètes de la Commune de Paris et de la Révolution bolchevik, c’était la
prise en charge, par les masses organisées, d’une part de plus en plus grande des fonctions de
l’appareil d’État, c’est-à-dire, car c’est là le point important, la transformation de ces mêmes fonctions
par leur prise en charge. Et ce qui est absolument décisif, ni Marx ni Lénine n’attendaient du nouvel
État qu’il suscite ou définisse ces initiatives populaires : dans leur contenu comme dans leur forme,
ces nouvelles organisations populaires et leurs pratiques (…) n’étaient que des inventions du peuple
en lutte. (…) Ils attendaient (…) que l’initiative vienne du dehors, du parti (à condition qu’il ne se
confonde pas avec l’État), des syndicats (à conditions qu’ils ne soient pas des “courroies de
transmission”) et finalement, des masses elles-mêmes (à condition qu’elles élaborent librement mais
sérieusement leur idéologie politique). Ils attendaient donc des masses elles-mêmes qu’elles créent,
dans la pratique de la lutte des classes, des formes d’organisation nouvelles, propres à remplir cette
tâche du démembrement communiste de l’État, et qu’elles les renouvellent à chaque étape leur lutte de
classe (VN, 266-268).

Dans Les vaches noires, Althusser insiste en particulier sur le fait que s’il ne faut pas sous-
estimer la force de l’impérialisme à l’échelle mondiale, il faut aussi reconnaitre que « jamais le
mouvement des masses dans le monde n’a été aussi puissant » (VN, 323) et que « le retard [sur
le mouvement des masses] des organisations de lutte de classe économique et politique
entraîne et renforce la division de la classe ouvrière, c’est-à-dire (…) sert puissamment la lutte
des classes impérialiste » (VN, 338). Cette division est donc comprise à partir de la séparation
des organisations de lutte des classes d’avec les masses et, ce qui s’ensuit, de la séparation
interne aux organisations par la hiérarchisation de leurs luttes.

Ces idées se précisent dans les écrits sur la crise du marxisme. Althusser critique par
exemple la lecture « comptable » de la théorie de la plus-value, qui se limite à l’inscrire
comme le différentiel entre la valeur produite par la force de travail et la valeur nécessaire à la
reproduction de la force de travail, ainsi qu’à considérer cette dernière comme une simple
marchandise, c’est-à-dire une lecture qui fait abstraction des conditions d’extraction de la plus-
value et de la reproduction de la force de travail62. Il affirme qu’il faut bien se demander si
cette « conception restrictive de l’exploitation (…) et de la force de travail (…) n’[a] pas
contribué, pour une part, à une division classique des tâches dans la lutte des classes entre la
lutte économique et la lutte politique, donc à une conception restrictive de chaque forme de
lutte qui a pu à partir d’un certain moment freiner – et qui freine visiblement aujourd’hui –
l’élargissement des formes de la lutte de classe ouvrière et populaire » (SM, 273). Ou encore,
face à « la puissance d’un mouvement de masse ouvrier et populaire sans précédent, qui
dispose de forces et de potentialités nouvelles » (SM, 276), Althusser se demande comment, en
dépit de l’absence dans la théorie marxiste d’une théorie des organisations de la lutte des
classes, « établir avec le mouvement des masses des rapports qui, débordant la distinction

62
Nous reviendrons sur cette critique, en ce qu’elle touche la question de la différence entre l’économie
politique et le matérialisme historique, dans le Chapitre VI.2.2.

349
syndicat – parti, assurent le développement des initiatives populaires, qui dépasse la plupart du
temps la division entre l’économique et le politique, et même leur “addition” » (SM, 278).

On voit ici Althusser procéder à une remise en question radicale des distinctions de la
« topique » marxiste à partir d’une réflexion sur les initiatives des masses populaires. Cela ne
signifie pas que ces distinctions cessent d’être opératoires, mais qu’elles opèrent en tant que
formes dominantes de la lutte des classes, c’est-à-dire du mode de production comme
articulation du tout dominant – la « topique » marxiste permettant de les connaitre dans leurs
rapports de détermination réels. C’est donc avec ces distinctions qu’il s’agit de rompre, afin de
produire de nouvelles rencontres et de nouvelles articulations, c’est-à-dire une nouvelle forme
de la lutte des classes, porteuse d’un nouveau pouvoir social. Il ne s’agit pas tant de renoncer à
la topique, mais, suivant un geste qui habite la démarche althussérienne depuis le début, de la
déplacer, pour l’inscrire dans le différentiel entre structuration et reproduction du tout social,
rapport qui permet de comprendre la transformation structurelle comme l’activation de la
contingence qui structure l’unité du tout social, par la contingence de la structuration d’une
autre unité du tout social. Cette contingence, et cette nouvelle unité, ne peuvent pas être
prévues, car elles relèvent de l’initiative des masses, mais elles peuvent être décelées là où
elles existent déjà, bien que sous une forme sous-déterminée.

Il s’ensuit une véritable nouvelle pratique de la politique, où la question du rapport à


l’État est soumise à une perspective sur la conjoncture actuelle en tant que clivée entre deux
formes différentes de lutte des classes, entre deux modes de production incompatibles et
coexistants, entre deux pouvoirs sociaux alternatifs. La politique en vient ainsi à coïncider avec
la lutte des classes elle-même, en tant qu’elle déborde infiniment la forme dominante de lutte
des classes, et la forme de politique qu’elle se donne à travers les AIE. Ne pas procéder à une
telle reformulation de la pratique politique, c’est se plier à la représentation bourgeoise de la
politique, ce contre quoi Marx lui-même n’a pas été immune. Marx, écrit Althusser, était
« paralysé par la représentation bourgeoise de l’État, de la politique, etc., au point de la
reproduire seulement sous une forme négative », ce qui a conduit le mouvement ouvrier à
« bloquer » « la tendance au communisme » lorsqu’il s’agit de ces « régions » (SM, 286)63.
C’est donc avant tout de cette représentation de la politique qu’il faut se libérer :

63
Il faut mentionner qu’une esquisse de cette critique à la pensée marxienne de la politique se trouve déjà
dans l’un des premiers écrits consacrés par Althusser à la politique. Dans des notes préparatoires à une
conférence qu’il aurait dû prononcer en 1961, il écrit que la conception du dépérissement de l’État comme fin
de la politique relève de l’esprit idéaliste des Lumières, et du mythe d’un « état social autorégulateur » : « Ne
peut-on pas considérer que cette vue, ainsi présentée (fin de toute politique, fin de toute superstructure) est
une vue idéaliste (dans la mesure où elle assimile le contenu de l’histoire à un modèle de la conscience de soi
de la société… la prise de conscience de la société civile, sorte de coïncidence de soi à soi, la société civile
conçue sur le modèle de la conscience de soi (...) ou le modèle de la conscience de soi imposé à l’inconscient
de la société civile ?) ». Contrairement à cette idée, « [n]e peut-on pas dire que la société civile elle-même,
même débarrassée de ses classes et de la lutte des classes, possède en quelque sorte une capacité d’être à elle-
même, sur son propre terrain, son propre inconscient ? de produire spontanément, et en dehors des luttes de

350
le fait que la lutte des classes (bourgeoise et prolétarienne) a l’État pour enjeu (hic et nunc) ne signifie
nullement que la politique doive se définir par rapport à l’État. (…) C’est du point de vue de la
bourgeoisie qu’il y a distinction entre « la société politique » et « la société civile » : cette distinction
est constitutive de l’idéologie et de la lutte de classe bourgeoise, et est imposée par elle comme une
« évidence » par l’appareil idéologique d’État politique (…). De même on peut dire que c’est du point
de vue de la bourgeoisie que l’État est représenté comme une « sphère » distincte du reste, distincte de
la société civile (…), hors de la société civile (SM, 287).

Face à ces illusions, Althusser se range du côté de Gramsci : « Gramsci a fort bien compris que
“tout est politique”, donc qu’il n’y a pas de “sphère de la politique”, donc que si la distinction
entre société politique (ou État) et société civile définit bien les formes imposées par
l’idéologie et la pratique bourgeoises, le mouvement ouvrier doit en finir avec cette illusion et
ses camouflages, et se faire une autre idée de la politique et de l’État » (SM, 288). Cette autre
idée de l’État Althusser la trouve dans son propre concept d’AIE, dans la mesure où il permet
de saisir jusqu’à quel point l’État ne fait qu’un avec l’idéologie dominante, jusqu’à quel point
il oppose des résistances à toute constitution d’un pouvoir social alternatif en son sein.

C’est pourquoi il faut veiller à ne pas comprendre la formule « tout est politique »
comme s’il s’agissait d’« élargir » la sphère de la politique, ou de « socialiser la politique », ou
encore de « diffuser l’État »64, au lieu de « de savoir être à l’écoute de la politique là où elle
naît et se fait » (SM, 289). Car « la politique ne se “diffuse” pas (sous-entendu : d’en haut, à
partir des formes de l’État et même des partis) sans courir le risque du technicisme ou d’une
“participation” qui se heurte au “mur” du pouvoir d’État (puisque l’État lui-même peut

classes, des mouvements idéologiques, des réactions idéologiques susceptibles de se cristalliser en problèmes
qui ne seront plus simplement des problèmes de l’autorégulation technique de la société, mais, dépassant la
pure technique, seront des problèmes qu’il faudra bien appeler d’un autre nom et peut-être politique ? ».
« Cet inconscient social, on le trouve mentionné dans un certain nombre de concepts et de réflexions
théoriques des maîtres du marxisme. Par exemple la théorie des survivances (…) et jusque dans la théorie
léniniste de l’habitude, c’est-à-dire en définitive dans une théorie des mœurs dans la mesure où les mœurs
étudiées ici jurent avec le schéma classique de l’adaptation des rapports de production et des forces
productives ». Or, cette zone des mœurs sera « libérée par la fin du politique conçu classiquement : une
nouvelle zone ouverte à l’activité et à la réflexion théorique. C’est peut-être là que se jouera le politique, dans
une forme nouvelle, inédite » (Cf. L. Althusser, « Théorie politique (début des années 60 – oct. 61) », A2-
01.01, pp. 2-3). C’est ici que l’on trouve une première formulation d’« une forme nouvelle, inédite » de
politique chez Althusser. Ces passages sont commentés par Matheron qui estime qu’ici « “la politique” n’est
pas réductible à la lutte des classes pour le pouvoir d’État : bien plus, elle ne peut pas être identifiée à la
“lutte des classes” tout court » (Fr. Matheron, « “Des problèmes qu’il faudra bien appeler d’un autre nom et
peut-être politique”. Althusser et l’insituabilité de la politique », Multitudes, n° 22, 2005/3, p. 25) : « la
“place” de la politique (…) est justement de ne pas occuper de place assignable, pas plus celle de la “lutte de
classes” que celle de l’État » (ibid., p. 34). Si l’idée que la politique ne peut être réduite à avoir le pouvoir
d’État pour objectif est tout à fait juste, il nous semble excessif d’affirmer qu’elle est insituable par rapport à
la lutte des classes. Au contraire, il nous semble que c’est précisément son rapport à la lutte des classes (telle
qu’elle repose sur les initiatives des masses) qui lui donne une place inassignable. Il est intéressant que sa
perspective sur le rapport (mieux : le non-rapport) entre la politique et la lutte des classes conduit Matheron
de manière très cohérente à suggérer que le matérialisme historique – une théorie de l’histoire – est
contradictoire avec une pensée de la pratique politique.
64
Althusser renvoie ici au débat auquel avait donné lieu en Italie son intervention « Enfin la crise du
marxisme ! » au colloque organisé par le journal Il Manifesto en novembre 1977 à Venise, en particulier aux
interventions de Giuliano Amato, Pietro Ingrao et Biagio De Giovanni (cf. G. Amato, P. Ingrao,
« Parlamento, partiti e società civile », Mondoperaio, 31, 1, 1978 ; B. De Giovanni, « Diffusione della
politica e crisi dello stato », Rinascita, 3 mars 1978).

351
organiser cette participation !) ». Car « parler de la “socialisation de la politique” suppose la
préexistence d’une politique, qui se “socialiserait”, et cette politique qui se “socialiserait” a
alors toutes les chances d’être la politique dans ses formes dominantes. Ce qui me paraît
intéressant (…) c’est que les choses, en fait, se passent à l’envers : non de la politique vers les
masses, mais des masses vers la politique, et, ce qui est capital, vers “une nouvelle pratique de
la politique” » (SM, 293).

On se souviendra qu’Althusser faisait, dans la « Note sur les AIE », de l’autonomie de


la lutte des classes prolétarienne le principe même de sa politique. Cette autonomie était
comprise comme le fait de « tenir compte des formes de la domination bourgeoise sans se faire
prendre au jeu de ces formes ». On retrouve en 1978 ces mêmes termes pour rendre compte du
fonctionnement d’un parti hors État, à partir de son rapport avec les masses. Qui plus est, cette
idée ne conduit pas à l’abandon de la thèse selon laquelle la lutte au sein des AIE politiques
peut jouer un rôle important – bien que toujours subordonné – pour le déploiement de la lutte
des classes prolétarienne.
[S]i le parti est autonome et le reste, il respectera la « règle du jeu » dans ce que ses interlocuteurs
considèrent, selon l’idéologie bourgeoise classique, la « sphère du politique », – tout en faisant de la
politique (…) dans ce qui décide de tout : dans le mouvement des masses. La destruction de l’État
bourgeois n’est pas la suppression de toute « règle du jeu », mais la transformation profonde de ses
appareils, certains supprimés, d’autres créés, tous révolutionnés. Ce n’est pas en limitant la « règle du
jeu » ou en la supprimant (comme en U.R.S.S.) qu’on peut espérer que l’action des masses populaires
puisse s’exprimer, en dehors des formes sauvages qui peuvent un jour prendre un tour tragique. La
règle du jeu, telle qu’elle est conçue par les idéologies classiques, n’est que partie dans un tout autre
jeu, autrement important que celui du droit (…). Si le parti garde son autonomie, il a tout à gagner et
rien à perdre à respecter et proposer la règle du jeu. Et si elle doit changer, ce ne peut être que pour
répondre à plus de liberté, dans le sens du dépérissement de l’État. Mais si le parti perd son autonomie
de classe, d’initiative et d’action, alors la même « règle du jeu » servira de tout autres intérêts que
ceux des masses populaires (SM, 291).

On sait désormais comment cette autonomie par rapport à la forme dominante de lutte des
classes se conquiert : « [l]a vieille distinction parti / syndicat est mise à rude épreuve, des
initiatives politiques totalement imprévues naissent en dehors des partis, et même du
mouvement ouvrier (écologie, lutte des femmes, des jeunes, etc.), dans une grande confusion
certes mais qui peut être féconde ». Althusser marque donc à nouveau la nécessité pour le
mouvement ouvrier non seulement de remettre en question la distinction syndicat/parti, mais
de s’ouvrir à tout ce qui déborde cette distinction65. Ce qui doit conduire à « mettre en cause la
forme d’organisation du parti lui-même, dont on s’aperçoit (un peu tard !) qu’il est exactement
construit sur le modèle de l’appareil politique bourgeois (avec son parlement qui discute : la
“base” et sa direction élue qui, quoi qu’il arrive, a les moyens de rester en place, et d’assurer,
par l’appareil de ses fonctionnaires, et au nom de l’idéologie de l’unité du parti qui scelle son

65
On peut comparer ces affirmations avec un texte de 1969 où la division et la hiérarchisation des luttes
économiques et politiques sous l’égide du parti sont encore posées comme essentielles (cf. L. Althusser,
« Avertissement aux lecteurs du Livre I du Capital », in K. Marx, Le Capital, Livre I, Paris, Garnier
Flammarion, 1969, pp. 16-17). Nous avons vu qu’il en va de même dans Sur la reproduction.

352
consensus, la domination de sa “ligne”) » (SM, 289-290). Althusser va jusqu’à affirmer que
« c’est (…) là le “maillon le plus faible” de mouvement de la lutte des classes ouvrière et
populaire : les directions des organisations de la lutte des classes. La raison est une
insuffisance dans la liaison entre la direction et les militants d’une part, entre les organisations
et les masses d’autre part » (VN, 324). Le problème central de la forme d’organisation du parti
est identifié par Althusser avec les formes « non démocratiques » du centralisme
démocratique : « Comme rien ne va jamais sans problèmes, il faut signaler que le même parti
communiste, qui parle si généreusement et si largement de liberté pour le peuple, reste encore
silencieux sur les pratiques actuelles du centralisme démocratique, c’est-à-dire sur les formes
concrètes de la liberté des communistes dans leur propre parti »66.

3. Du parti/Sujet au parti hors État

Le Programme commun et l’Union de la gauche s’achèvent en septembre 1977,


lorsque, après les élections municipales d’avril, le PCF commence à comprendre que sa
stratégie, qui devait lui permettre de « plumer la volaille socialiste », est en train de produire
exactement l’inverse. Après des tentatives de renégociation du programme, les rapports entre
les deux partis sont effectivement rompus. Aux élections législatives de mars 1978 le PCF et le
PS se présentent séparément au premier tour et passent un accord à la hâte pour éviter une
défaite dans le deuxième. Toutefois, la défaite arrive, aggravée pour le PCF par le fait d’être
dépassé au premier tour par le PS. Le comité central du PCF se réunit du 26 au 28 avril pour
analyser les raisons de la défaite. Suite à l’interdiction de l’ouverture de toute tribune libre
dans L’Humanité par la direction, Althusser publie dans Le Monde quatre articles entre les 24
et 27 avril 1978. Ils seront ensuite ressemblés et préfacés dans le petit ouvrage Ce qui ne peut
plus durer dans le parti communiste. L’enjeu de cet ouvrage n’est pas tant de juger la stratégie
d’Union de la gauche – à propos de laquelle Althusser semble avoir un regard dans l’ensemble
positif, en raison de la grande confiance qu’elle avait inspirée aux masses –, mais de juger la
manière dont cette stratégie a été mise en place, utilisée et enfin abandonnée par les dirigeants
du parti. Althusser insiste en particulier sur le refus de la part de la direction d’avouer le
changement de stratégie réalisé en 1977 et prêt à s’opérer depuis la signature du Programme
commun – refus qui manifeste l’incapacité, ou mieux l’impossibilité, pour la direction,
d’avouer qu’elle peut commettre des erreurs, ce qui l’oblige à couvrir ses erreurs en les
renvoyant au retard des masses. Si elle se trouve dans cette impossibilité, c’est en raison de la
structure même du parti. L’histoire du Programme commun devient alors le prisme qui permet
de rendre compte de tout « ce qui ne peut plus durer ».

66
L. Althusser, 22e congrès, op. cit., p. 27.

353
Le point de départ de la critique d’Althusser est la constatation suivante : « [p]lus rien
ne montait d’en bas vers le haut : tout venait d’en haut »67. Cette constatation s’explique par le
fait que « le parti n’est évidemment pas un État au sens propre, mais tout se passe comme si,
dans sa structure et son fonctionnement hiérarchique, il était étroitement calqué à la fois sur
l’appareil d’État parlementaire bourgeois et sur l’appareil militaire »68. On se souviendra du
danger principal qui menace le parti de par son intégration dans les AIE : le « crétinisme
parlementaire », qui ne se réduit pas simplement à la limitation de la lutte politique aux enjeux
électoraux, mais se répercute sur la manière même dont la forme de la politique est envisagée :
comme la réunion d’un ensemble d’opinions individuelles dans la volonté générale. La
spécificité du parti communiste est qu’à cette conception de la politique s’ajoute une
organisation de type militaire.
Voici l’aspect parlementaire du parti. À une extrémité se trouve le peuple des militants, qui discutent
librement dans leurs cellules et leurs sections. C’est le « peuple souverain » : mais il s’arrête pile une
fois atteinte la barre des secrétariats de fédérations dirigés par des permanents. Là est la coupure, où
l’appareil prend le pas sur la base. (…) Si la volonté populaire s’exprime dans les élections, c’est dans
des formes ultra-réactionnaires (scrutin majoritaire à trois tours pour les congrès) et sous la
surveillance étroite des « commissions de candidatures », statutaires pour les élections de
« responsables », mais illégalement étendues aux élections des délégués au congrès. (…) Le comité
central, élu par des délégués fédéraux triés sur le volet, est censé être l’organe souverain du parti, son
législatif et son exécutif. Dans la pratique, cet organe souverain sert plus de chambre d’enregistrement
pour les décisions de la direction et à les faire appliquer, qu’à proposer quoi que ce soit de neuf. (…)
Dans les faits, le comité central est plutôt l’organe exécutif de la direction que son législatif : à ce titre,
il est une sorte d’assemblée générale des préfets que la direction envoie et emploie dans toute la
France à « suivre », c’est-à-dire à contrôler de près les fédérations et à régler les questions délicates.
La direction ne s’appuie pas seulement sur les membres du comité central, mais aussi sur la
formidable force, souvent occulte, de ses fonctionnaires de toute nature, permanents et collaborateurs
du comité central, ces inconnus non élus, recrutés sur titre de compétence ou de clientèle, toujours par
cooptation, – et les spécialistes de tous ordres69.
Et voici l’aspect militaire du parti. Tout ce qui vient d’être dit serait incomplet si l’on n’y ajoutait le
principe fondamental du cloisonnement vertical absolu, qui rappelle la forme cloisonnée de la
hiérarchie militaire. D’une part, il enferme tout militant de base dans l’étroite colonne montante qui va
de sa cellule à la section, et, au-delà, à la fédération et au comité central. Cette « circulation
montante » est dominée par les permanents responsables, qui filtrent soigneusement l'apport de la base
en fonction des décisions du sommet. D’autre part, le militant de base ne peut, en dehors des
conférences de section et des conférences fédérales, s’il y est délégué, entretenir aucun rapport avec
les militants d’une autre cellule, qui appartient à une autre colonne montante. Toute tentative pour
établir un « rapport horizontal » est, encore aujourd’hui, déclarée « fractionnelle ». Enfin, si la
« circulation montante » s’interrompt au niveau des fédérations, sans jamais atteindre le sommet, sauf
avec son accord, en revanche, dans la même colonne, la « circulation descendante » ne connait aucun
obstacle : les ordres du haut atteignent tous la base70.

On pourrait parler d’une coupure horizontale couplée à un cloisonnement vertical, qui


résultent dans la difficulté extrême pour une proposition de la base qui ne va pas dans le sens
de la direction de « monter vers le haut », dans la mesure où les militants ne peuvent pas, étant

67
L. Althusser, Ce qui ne peut plus durer, op. cit., p. 60.
68
Ibid., p. 73.
69
Ibid., pp. 73-75.
70
Ibid., p. 75. Dans Les vaches noires, Althusser écrit que, depuis le début de sa militance au PCF, il n’a
jamais rencontré, dans sa cellule ou les conférences de section auxquelles il a assisté, un seul prolétaire (cf.
VN, 43).

354
cloisonnés et pris dans des formes de décision de type électoral, acquérir la force nécessaire
pour « imposer » à la direction de telles propositions. Au contraire, la structure « découpée » et
« pilarisée » permet une parfaite « descente » des décisions de la direction sur des militants qui
demeurent dans l’isolement et qui ne peuvent que « faire confiance ». En somme, « tout
comme la bourgeoisie parvient à faire reproduire ses formes de domination politique par les
libres “citoyens”, de même la direction du parti parvient à faire reproduire ses formes de
domination par les militants. (…) Sous ces conditions, le “jeu” de la démocratie dans le parti
aboutit, comme dans l’État bourgeois, au miracle de la Transsubstantiation : tout comme la
volonté populaire se mue en pouvoir de la classe dominante, la volonté de la base du parti se
mue en pouvoir de la direction »71. Souvenons-nous alors de la caractéristique fondamentale de
la pratique politique bourgeoise : « faire assurer sa domination par les autres », et remarquons
que sur ce point aussi rien ne la distingue de la politique du parti communiste. La pratique
politique du parti revient en effet à « traiter les militants et les masses comme des autres, par
lesquels la direction fait faire, dans le plus pur style bourgeois, sa politique. Il suffit de laisser
“jouer” tout le mécanisme interne au parti, qui produit spontanément la séparation entre la
direction et les militants, et la séparation entre le parti et les masses »72. Althusser va alors
jusqu’à dire que cette Transsubstantiation produit en fait au cours du temps sa propre base
« matérielle » : aboutissant à une régulière « perte de confiance » de la part de la base, le
système est tel que « de campagne de recrutement en campagne de recrutement, la direction du
parti “élit” un nouveau “peuple”, c’est-à-dire une autre base, c’est-à-dire d’autres militants.
Mais la direction, elle, reste en place »73. Plus fortement encore, Althusser affirme qu’une telle
structure est destinée à produire un type de militant bien spécifique : « le permanent à vie, rivé
au parti par une loi d’airain, qui exige l’inconditionnalité en échange du gagne-pain »74. Cette
figure conduit Althusser à aborder plus largement le type d’investissement subjectif du militant
à l’égard du parti, et de la direction, qui risque de se tourner en « confiance aveugle », portée
« à la limite par le désir que la direction pense pour les adhérents et à leur place », confiance
qui est immédiatement exploitée par l’« idéologie de parti » qui « a pour fonction d’identifier
l’unité du parti avec sa direction, et la ligne fixée par cette direction »75.

Ces considérations peuvent être résumées dans l’idée que la direction du parti se prend
comme un sujet, maitre de la direction de la lutte des classes prolétarienne. Il se met donc à
organiser les masses en classe à partir de lui-même, en vue de son unité et de sa continuité, et
non pas à partir de l’autonomie des masses. Ce qui se produit alors c’est que le parti en vient à
organiser la classe en désorganisant les masses, c’est-à-dire à faire le jeu de la lutte des classes
bourgeoise. C’est pourquoi le geste althussérien consiste à dénouer tout lien essentiel entre

71
L. Althusser, Ce qui ne peut plus durer, op. cit., pp. 77-78.
72
Ibid., pp. 106-107.
73
Ibid., p. 79.
74
Ibid., p. 82.
75
Ibid., p. 88.

355
parti et lutte des classes prolétarienne, en affirmant la précédence de celle-ci à la forme que lui
donne le parti.
Dans la théorie et la tradition marxiste, ni l’unité du parti ni le parti lui-même ne sont une fin en soi.
Le parti est l’organisation provisoire de la lutte de classe ouvrière. Il n’existe que pour servir cette
lutte de classe, et son unité n’est requise que pour servir son action. (…) Si le parti est vivant, son
unité sera contradictoire, et le parti sera unifié par une idéologie vivante, qui devra être contradictoire,
mais qui sera ouverte et féconde. Or, qu’est-ce qui rend un parti vivant ? Son rapport vivant aux
masses, à leurs combats, à leurs découvertes, à leurs problèmes, dans les grandes tendances qui
traversent la lutte des classes : ou vers la surexploitation, ou vers la libération des exploités76.

Ainsi, le parti doit bien, s’il veut être porteur de la lutte des classes prolétarienne, participer à
l’organisation des masses en classes, c’est-à-dire à la lutte des classes prolétarienne, mais il
ne peut le faire qu’à partir de l’initiative des masses elles-mêmes. Le parti cessera alors de se
prendre pour un Sujet, en arrêtant ainsi de prétendre se retrouver comme en miroir dans des
masses elles-mêmes sujet. Seulement ainsi l’inventivité des masses, c’est-à-dire les rencontres
qui se produisent en leur sein, pourra se manifester, et être ressaisie, favorisée, développée à
l’aide du parti. Seulement ainsi il sera possible de saisir les exigences de la lutte des classes
telle qu’elle se déploie actuellement, c’est-à-dire telle qu’elle clive la conjoncture entre deux
tendances contradictoires, l’une vers le renforcement du capitalisme, l’autre vers le
communisme. Autrement, la direction du parti continuera de dicter sa ligne de lutte des classes
en vue de sa propre reproduction, et de guetter dans les masses (généralement par les élections)
quelque chose qui la confirme, quitte à reprocher aux masses d’être en retard si de tels indices
résultent être introuvables.

De curieux effets d’avance et de retard peuvent alors être identifiés : si les masses sont
« en retard » – mais disons qu’il est en fait insensé de parler de retard des masses, car ce sont
les masses qui, qu’on le veuille ou non, dictent la « synchronie » de la lutte des classes
prolétarienne – « le retard dans la conscience des masses tient aussi, et, dans notre situation,
avant tout au retard de la conscience de la direction du parti sur les exigences de la lutte des
classes », et Althusser d’ironiser sur le fait que si « Marx disait : “La conscience est toujours en
retard” », « [l]a direction du parti applique imperturbablement ce principe à la lettre : elle est
sure d’être consciente parce qu’elle est en retard »77. C’est pourquoi, loin de laisser au parti
dicter la ligne de la lutte des classes, il faut avant tout « remettre le parti à sa place : dans la
lutte des classes de la formation sociale française et dans son histoire », « vérifier s’il occupe
bien la place qu’il doit occuper pour avoir prise sur la lutte des classes et conduire la lutte de
classe ouvrière et populaire vers une victoire révolutionnaire »78. Il faudrait donc plutôt partir
du présupposé que les masses ne sont pas en retard, que c’est en tout cas sur la temporalité de
leurs mouvements que la pratique politique doit s’appuyer, et qu’il s’agit avant tout de

76
Ibid., p. 89.
77
Ibid., p. 113.
78
Ibid., p. 29.

356
comprendre comment la lutte des classes les travaille, afin de les organiser dans le sens de la
lutte des classes prolétarienne79.

Or, c’est à un tel travail de « vérification » du fait que le parti ne soit pas en retard sur
« les exigences de la lutte des classes » que doit, aux yeux d’Althusser, s’atteler la théorie. On
pourrait alors dire que le rôle de la théorie est d’articuler le savoir de la lutte des classes à la
pensée de la lutte des classes telle qu’elle se constitue à même la lutte des classes. Ce qui est à
proprement parler impossible pour la théorie telle qu’elle est pratiquée au sein du parti, qui
vient, dit Althusser, d’atteindre le « point zéro ». Toute la stratégie du parti depuis 1972 s’est
en effet construite autour de la théorie du « Capitalisme monopoliste d’État » (C.M.E.), qui
affirmait que la concentration monopolistique caractéristique de l’Impérialisme a pénétré
l’État, désormais contrôlé par une « poignée de monopolistes », ce qui a produit une sur-
accumulation de capital couplée à sa dévaluation. Pour cette théorie, l’ensemble de ce
processus conduit la lutte des classes dans « l’antichambre du socialisme ». Ces thèses
autorisaient en particulier à penser que l’État pouvait être pris et utilisé par le parti sans être
profondément transformé et que le pouvoir social devant soutenir une telle opération (celui de
la « France entière » face à quelques familles de monopolistes) était prêt80. Indépendamment

79
L’exemple du Programme commun est paradigmatique : Althusser considère que le mot d’ordre d’Union
de la gauche, ou mieux, d’Union populaire, est juste, mais le PCF l’a pensé « en termes de contrat passé
entre organisations politiques considérées comme “propriétaires” de leur électorat », au lieu de le concevoir
« en termes de combat mené par la partie organisée de la classe ouvrière pour étendre son influence » (ibid.,
p. 113).
80
« [C]’est bien une transformation des rapports sociaux par en haut qu’envisage la théorie du CME,
cherchant ses appuis non du côté de la mobilisation populaire, mais sur le versant d’une conception
technocratique du changement social. (…) [E]lle se focalise prudemment sur la question de la transformation
des critères de gestion en guise de transition politique linéaire, qualifiée de “pacifique”, vers le socialisme.
(…) [C]’est sa dérive vers la redéfinition d’une issue nationale et d’une tendance immanente du capitalisme
au progrès social qui l’éloigne de ce que pourrait être une véritable réactivation de l’analyse marxiste incluant
son moment politique » (I. Garo, Foucault, Deleuze, Althusser, op. cit., p. 45). On trouve une critique
détaillée de la théorie du C.M.E. dans Les vaches noires, ainsi que dans plusieurs textes encore inédits.
Althusser critique d’abord la « fétichisation du capital » qui sous-tend la thèse de la dévaluation du capital :
la théorie du C.M.E. ne prend en effet pas suffisamment en compte « ce que Marx appelait une tendance,
dont on sait qu’elle est toujours “contrecarrée” par des lois qui empêchent sa réalisation » (VN, 401), en
l’occurrence par la spéculation financière, les investissements dans les industries d’armement, et les profits
extraits de l’exploitation de la force de travail du tiers-monde. Il faut ensuite remettre en question l’idée,
impliquée par l’image de la « poignée de monopolistes », selon laquelle la domination de la part de la
fraction monopoliste de la bourgeoisie ne serait pas basée sur une unité plus fondamentale de la classe
bourgeoise, comprenant aussi les fractions non monopolistes, ainsi que sur une hégémonie qui dépasse les
limites de classe de la bourgeoisie : « ce n’est pas en constatant que “l’économie française” est dominée par
25 trusts géants + 500 commis + 500000 grands bourgeois, qu’on peut poser et résoudre le problème
politique du pouvoir de classe bourgeois dans toute sa complexité et son ampleur. (…) On ne peut donc, par
une simple constatation économique, régler le problème politique de la base de masse de la domination de la
bourgeoisie en tant que classe : car la politique ne se réduit pas à l’économie, et, en tant que classe, la
bourgeoisie ne se réduit pas à sa fraction monopoliste, qui pourtant la domine de façon écrasante. Si, en tant
que classe, la bourgeoisie était politiquement réduite à sa fraction monopoliste, elle ne tiendrait pas un quart
d’heure » (L. Althusser, 22ème congrès, op. cit., p. 23 ; cf. VN, 402-403). Enfin, l’erreur la plus
fondamentale est d’avoir réduit l’État à son appareil politique, voire à son appareil idéologique d’État
politique, sans considérer l’ensemble des appareils répressifs et idéologiques, et l’influence qu’ils exercent
sur les prises de position individuelles (notamment électorales) (cf. VN, 404-405), ou encore d’avoir cru que
la crise du capitalisme affectait l’État lui-même, alors qu’il « ne cesse de se renforcer considérablement et

357
du détail de la théorie du C.M.E., son problème principal est qu’elle « a été fabriquée sur
l’ordre de notre direction » : « ce gigantesque travail était apologétique, c’est-à-dire avait à
démontrer une conclusion qui existait déjà, sous sa forme politique, avant sa démonstration
“économique”. Il s’agissait en gros d’adosser, comme à sa garantie théorique, la politique
antimonopoliste du programme commun au C.M.E. »81. Partir d’une réponse qui existe déjà,
pour formuler la théorie qui y conduit tout droit : il s’agit bien de la conception de l’idéologie
théorique qu’Althusser avait définie en 1965.

Le nœud d’où l’ensemble des problèmes analysés précédemment découle est celui qui
noue la théorie à une politique menée sous la forme de lutte des classes bourgeoise – nœud qui
transforme immédiatement la première en une forme d’idéologie. En effet, « le mépris des
militants et des masses va toujours de pair avec le mépris de la théorie et de l’analyse concrète,
donc de pair avec leur contraire : l’autoritarisme et le pragmatisme de la vérité (la vérité n’est
qu’un instrument) ». Il n’est donc pas étonnant « [q]ue dans le parti, et sur la base de la
tradition stalinienne, la théorie soit la “propriété” des dirigeants, que cette “propriété” de la
théorie et de la Vérité dissimule d’autres “propriétés”, celle des militants et celle des masses
elles-mêmes »82. Comment ce nœud est noué ? Le parti suppose un sujet existant corrélé à sa
politique : un sujet porteur d’un intérêt objectif, dont il suffit d’éveiller la conscience pour qu’il
réalise son intérêt. Commentant dans sa préface le « rapport introductif » de Georges Marchais
adopté à l’unanimité par le comité central le 27 mars, Althusser illustre la manière dont cet
éveil peut être suscité : « Ces idées, il faudra en “débattre… dans les masses”, mais que veut
dire “débattre” ? Les leur proposer, en discuter, mais pour les en “imprégner”, bref, pour leur
apporter du dehors (sans que la discussion sur le tas y change rien d’essentiel) les idées, c’est-
à-dire la “conscience” qui leur manque pour donner un “pouvoir transformateur” au
programme commun. Je regrette, mais tout ce langage trahit une conception religieuse de la
Vérité (…) et une conception du rapport entre le parti et les masses, où c’est le parti (la
direction) qui détient de plein droit la conscience, dont il faut “imprégner” les masses »83. La
conclusion qui manque aux masses pour qu’elles réalisent leur intérêt est donc donnée par la
direction. L’appareil de parti intervient ensuite pour faire en sorte que les militants aboutissent,
par une libre discussion, à la conclusion donnée. « Le cercle est bouclé, le terrain balisé : sur la
base de ce riche matériau [les “documents importants” confiés par la direction aux militants],
la discussion va pouvoir se développer en toute liberté, c’est-à-dire se supprimer d’elle-même

rapidement » (VN, 411). La position d’Althusser est résumée en quelques mots dans le « Livre sur
l’impérialisme » où l’on trouve plusieurs ébauches de critiques de la théorie du C.M.E. : « Lorsque le Parti
dit que le Programme Commun apporte une solution à la “crise du CME”, ou il dit la vérité, et c’est un
Programme bourgeois. Ou alors, il doit dire qu’il apporte des perspectives aux travailleurs non pour résoudre
la crise du régime capitaliste mais pour sortir de ce régime en y mettant fin » (L. Althusser, « Projet de livre
sur l’impérialisme (1973) », A21-03.01, 21 août 1973, p. 4).
81
L. Althusser, Ce qui ne peut plus durer, op. cit., p. 93.
82
Ibid., pp. 108-109.
83
Ibid., pp. 24-25.

358
dans les conclusions qu’on lui impose d’avance »84. Comment cette autosuppression se
produit-elle ? Voici la devise du parti : « Vous discuterez librement, mais sur la base des
conclusions des “documents importants”, et dans le cadre exclusif de vos organisations
(cellules, sections) »85. Ainsi, « la discussion (celle de tout le parti) ne peut être dite
“collective” que dans son résultat, elle n’est pas “collective” dans sa réalité effective : les
membres d’une cellule ne discutent jamais qu’entre eux, puis leurs délégués entre eux à la
section, etc. – le tout dans les couloirs séparés et étanches qui vont de la base au sommet »86.

C’est pourquoi, selon Althusser, il faut opposer « une vraie pratique de la “réflexion”,
reposant sur l’analyse concrète de la matérialité des contradictions vécues par la base » à « une
conception de la “réflexion”, encadrée et contrôlée d’en haut »87. Pour qu’elle soit vraiment
libre, il faut donc que la discussion soit vraiment collective et qu’elle s’enclenche sur une
analyse concrète de la situation concrète ancrée dans les contradictions vécues par la base, dans
un travail devant mener idéalement jusqu’au Congrès du parti88. C’est seulement sur cette base
que la ligne politique elle-même doit être déterminée : « L’analyse concrète de tous les
éléments pris dans la complexité des rapports ou effets de classe de la situation donnée est, au
sens, fort, découverte du réel (comportant toujours des surprises, du “nouveau”), et en même
temps détermination de la ligne à suivre pour atteindre les objectifs de la lutte »89. Pour qu’un
tel travail soit possible, les formes du centralisme démocratique doivent être profondément
modifiées, afin d’« admettre au grand jour, juridiquement, le droit aux tendances » (VN, 348-
349)90. Seule la reconnaissance des tendances permet en effet de prendre en compte le fait que
« la classe ouvrière n’est pas d’emblée unifiée, que le processus de son unification est un long
processus historique, le résultat d’une lutte de classe prolongée » (VN, 348), qu’il faut traiter –
Althusser reprend ici les réflexions de Mao – « sous la forme de contradictions “non
antagonistes”, donc sous la forme de contradictions qui ne sont pas des contradictions de
classe, puisqu’elles contribuent à unifier la classe ouvrière » (VN, 355)91.

84
Ibid., p. 35.
85
Ibid., p. 36.
86
Ibid., p. 17.
87
Ibid., p. 43.
88
Cf. VN, 89.
89
L. Althusser, Ce qui ne peut plus durer, op. cit., pp. 95-96.
90
Cf. aussi VN, 77-80. Rappelant que Lénine « reconnaissait et jugeait utile » l’existence de tendances
différentes lors d’un Congrès et qu’il « n’approuvait pas », mais « pouvait s’accomoder » de l’existence de
fractions, Althusser souligner que « ce serait bien imprudent de préférer à ces formes démocratiques, au nom
de l’unité du Parti, les formes actuelles, quand on pense aux divisions qu’elles ont produites dans le
mouvement communiste international, sous le prétexte de préserver l’unité nationale des partis » (VN, 80).
91
Soulignons que cette perspective ne conduit pas Althusser à abandonner l’idée même de centralisme
démocratique, et à proposer de transformer le parti en un parti « libéral » comme les autres : « [L]e but du
parti n’est pas en soi de représenter des opinions, mais d’unir tous les travailleurs, ouvriers et intellectuels,
les plus conscients, dans une volonté et force communes, pour donner une organisation révolutionnaire à la
lutte de classe ouvrière et populaire » (L. Althusser, 22e congrès, op. cit., p. 65). Mais le centralisme
démocratique ne doit pas devenir un « centralisme bureaucratique » : « pas cette “division du travail” qui
donne à une partie de l’appareil (aucun parti ne peut se passer d’appareil) les moyens matériels (écoles,

359
On peut donc affirmer que dès que l’on abandonne l’idée d’une masse/sujet identifiée
en classe par le parti/Sujet, on comprend que « pas plus que les autres classes, la classe
ouvrière n’est ni un tout, ni une, ni homogène, ni dépourvue par on ne sait quel miracle de
contradictions internes »92. On comprend aussi que s’il ne veut pas retomber dans la pratique
politique bourgeoise, le prolétariat « ne peut traiter ses alliés comme des autres, comme des
forces à sa merci, qu’il pourrait dominer à sa guise : mais comme de vrais égaux, dont il doit
respecter la personnalité historique »93. On comprend aussi que la lutte des classes est
constamment surdéterminée par d’autres luttes, qu’elle ne cesse par ailleurs à son tour
d’affecter94. Il faut en particulier que, aussi importante soit-elle, l’unité du parti ne soit pas son
propre but. Autrement, l’unité qu’il impose par le haut aux différentes formes de lutte, à ses
alliés, et à la classe ouvrière elle-même servira à sa propre reproduction en tant que AIE, et en
aucun cas au déploiement d’un pouvoir social alternatif. Enfin, il ne faut pas le concevoir
comme le lieu de la synthèse plus ou moins artificielle des volontés individuelles des militants
– ce qui constitue précisément le point commun à la politique bourgeoise et à la forme de
centralisme démocratique mise en place par le parti communiste. Il doit au contraire être un
lieu où, de proche en proche, les différentes formes de lutte se rencontrent et se transforment
l’une l’autre par leur propre déploiement afin de construire des conditions telles que ces luttes
puissent être finalement menées sur leur propre terrain. C’est précisément l’enjeu de la
rencontre dans sa puissance transformatrice : des « séries », se déployant chacune suivant sa
logique propre, peuvent se rencontrer de manière à transformer le cadre même de leur
déploiement. Une telle rencontre, et la possibilité de sa répétition, de sa prise, est ce que le
parti hors État devrait sans cesse favoriser.

Le parti auquel pense Althusser doit donc être hors État, au sens où il doit rentrer dans
la lutte des classes telle qu’elle se structure auprès des masses en s’exceptant de sa forme
dominante. En effet, la spécificité de l’État est de se séparer de la lutte des classes, précisément
pour en sanctionner la forme dominante. Nous reprenons ici les termes de Balibar : « l’appareil
d’État est en dehors de la lutte des classes, pour pouvoir précisément la dominer du point de
vue de la bourgeoisie (…). La contrepartie de cette thèse serait alors que le parti communiste,
pour se dissocier de l’État, et pour en sortir autant que possible, doit perpétuellement s’efforcer
de rentrer dans la lutte de classes ». Il s’ensuit « l’aporie d’une “politique communiste” qui
doit à la fois diriger (ou se diriger), comme ferait un prince, trouver le “point d’Archimède” où
il faut s’insérer pour “transformer le monde” (en tout cas la société), et restituer la capacité

revues, presse) et politiques (responsabilités) de penser à la place des militants, et d’imposer en fait, dans tel
domaine, sur telle question, une décision arbitraire » (ibid., p 66). Il faut aussi noter que dans 22ème congrès,
où Althusser est bien moins critique à l’égard du Parti que dans Les vaches noires, il ne prône pas la
reconnaissance de tendances organisées, mais simplement une « vraie discussion » (cf. ibid., pp. 64-65).
92
L. Althusser, Ce qui ne peut plus durer, op. cit., p. 98.
93
Ibid., p. 106.
94
Par exemple, Althusser reproche au Parti de ne pas se préoccuper de la crise de la famille, de la religion et
des Églises, de l’art, des femmes, de la jeunesse, de la paysannerie et des travailleurs immigrés (cf. VN, 410).

360
politique aux masses (…), cette capacité qu’elles possèdent en soi, mais dont les appareils de
toute sorte ne cessent de les déposséder »95. Il nous semble que c’est vers l’abandon du rôle
dirigeant du parti et l’insistance sur la restitution de la capacité politique aux masses que la
position d’Althusser permet d’infléchir l’aporie à la fin des années 70. L’infléchir ce n’est
toutefois pas la dépasser, c’est la déplacer. L’aporie est en effet interne à cette « restitution »
même : si la capacité politique des masses est captée par des appareils, comment penser la leur
rendre sinon par l’auto-détournement de l’une des pièces de ces appareils, comme le parti ? On
entrevoit qu’une possible réponse est à chercher précisément dans le nouage d’une libre
discussion collective avec la production d’analyses concrètes des situations concrètes. Sa
fonction étant justement de ressaisir, entretenir, développer un pouvoir social alternatif à celui
déterminé par le mode de production capitaliste à partir de l’initiative inassignable des masses,
c’est-à-dire de faire-pouvoir autrement.

Cette tâche semble être rigoureusement impossible à partir des conditions données,
dans la mesure où ces conditions sont soumises aux formes de nécessité, c’est-à-dire de
répétition de rencontres et non-rencontres, imposées par le tout social dominant, qui, en tant
que tel, pose des limites aux variations de ses éléments en sous-déterminant les rencontres qui
s’en exceptent. La théorie althussérienne de l’État, et surtout du parti en tant que AIE, est alors
la marque même de cette impossibilité, dans la mesure où la pluralité intrinsèque des AIE,
alors même qu’elle autorise un certain « jeu » où la lutte des classes prolétarienne peut
s’introduire, empêche de considérer que l’on puisse intervenir sur un appareil particulier
(quand bien même s’agirait-il du parlement ou du gouvernement) sans être récupérés par la
logique d’État, et ceci en raison de la séparation essentielle de l’État lui-même. Il est donc
rigoureusement impossible de construire la stratégie du communisme à partir de l’État : il faut
que cette stratégie soit ancrée, dès aujourd’hui, dans un pouvoir social hors État – car
seulement ainsi elle sera ancrée dans le communisme en tant que tendance. Le renvoi aux
masses et à leurs initiatives inassignables n’est au fond que le signe de cette impossibilité – la
nécessité d’une pratique politique à penser à partir du « vide » des conditions qui structurent
le tout social dominant, c’est-à-dire de la sous-détermination des conditions d’une
transformation structurelle.

4. Politiques possibles et politique impossible. Poulantzas et Balibar

On comprend que la proposition d’Althusser ait pu susciter maintes perplexités, avant


tout auprès de ses anciens collaborateurs. La théorie des AIE n’était-elle pas une manière de
penser, dans toutes ses difficultés, la prise du pouvoir d’État et la brisure de ses appareils, ou,
plus modestement, leur transformation interne ? L’État, en tant que lieu de la reproduction des

95
É. Balibar, « Althusser et “le communisme” », op. cit., pp. 19-20.

361
rapports de production, n’était-il pas le foyer de la lutte des classes ? L’idée d’une politique
hors État ne dément-elle pas l’affirmation même de la nécessité de la phase contradictoire de la
dictature du prolétariat, où un nouveau pouvoir social – une nouvelle domination de classe –
commence à faire dépérir l’Etat – qu’on pense son dépérissement en termes de transformation
progressive ou plus radicalement de prise de pouvoir et brisure de ses appareils ? Cette idée ne
laisse-t-elle pas entendre qu’un nouveau pouvoir social, un nouveau mode de production
pourrait se former sans contradictions « dans le dos » de l’État jusqu’au point où ce dernier
disparaitrait sans laisser de trace ?

Cette perplexité se manifeste de la manière la plus claire dans les écrits de Poulantzas
de la fin des années 70. Pour bien définir sa position à ce moment-là, il faut la resituer dans son
propre parcours depuis la fin des années 60. On pourrait en effet comprendre son parcours
comme une tentative de penser la transition en fonction de la centralité de l’État, sans se
donner en même temps le plan d’extériorité et d’altérité de la lutte des classes prolétarienne par
rapport à la lutte des classes bourgeoise. Il bascule alors, pour le dire d’une manière rapide, et
dans une certaine mesure imprécise, d’une position qui vise à prendre le pouvoir d’État pour
changer les AIE, à une position qui vise à changer les AIE pour prendre le pouvoir d’État –
oscillation dont on a vu qu’elle caractérise dans une certaine mesure aussi la position
d’Althusser dans Sur la reproduction. Cette oscillation fait l’impasse sur l’idée que les deux
processus doivent aller de pair, ce sur quoi repose précisément la force de l’État, et marque
l’insuffisance d’une proposition qui se limite à en faire l’objectif ou le terrain de la pratique
politique. Dans Pouvoir politique et classes sociales, Poulantzas saisit pourtant bien la
distinction entre une politique exclusivement axée sur l’État et la politique prolétarienne en
tant qu’elle vise l’unité même du tout social :
[La pratique politique] a pour objet spécifique le « moment actuel », comme disait Lénine, c’est-à-dire
le lieu nodal où se condensent les contradictions des divers niveaux d’une formation dans les rapports
complexes régis par la surdétermination, par leurs décalage et développement inégal. Ce moment
actuel est ainsi une conjoncture. (…) L’objet de la pratique politique (…) c’est le lieu où finalement
fusionnent les rapports des diverses contradictions, rapports qui spécifient l’unité de la structure ; le
lieu à partir duquel on peut, dans une situation concrète, déchiffrer l’unité de la structure et agir sur
elle en vue de sa transformation. C’est dire par là que l’objet sur lequel porte la pratique politique
relève des divers niveaux sociaux – la pratique politique porte à la fois sur l’économique, sur
l’idéologique, sur le théorique et sur « le » politique au sens strict –, dans leur rapport qui constitue
une conjoncture. (…) La pratique politique est le « moteur de l’histoire » dans la mesure où son
produit constitue finalement la transformation de l’unité d’une formation sociale, dans ses divers
stades et phases. Ceci cependant non pas dans un sens historiciste : la pratique politique est celle qui
transforme l’unité, dans la mesure où son objet constitue le point nodal de condensation des
contradictions des divers niveaux, à historicités propres et à développement inégal96.

Cette thèse est immédiatement retournée – précisément pour éviter la tendance historiciste –
dans un sens qui pose la centralité de l’État :
[P]ourquoi une pratique qui a pour objet le « moment actuel » et produit des transformations de l’unité
présente ceci de spécifique, que son résultat ne peut être produit que lorsqu’elle a pour objectif le

96
N. Poulantzas, Pouvoir politique et classes sociales, op. cit., p. 37.

362
pouvoir de l’État ? (…) [L]’État possède cette fonction particulière de constituer le facteur de
cohésion des niveaux d’une formation sociale. (…) [F]acteur de cohésion, il est aussi la structure dans
laquelle se condensent les contradictions des divers niveaux d’une formation. (…) C’est à partir du
rapport entre l’État, facteur de cohésion de l’unité d’une formation, et l’État, lieu de condensation des
diverses contradictions des instances, que l’on peut ainsi déchiffrer le problème politique-histoire. Ce
rapport désigne la structure du politique à la fois comme niveau spécifique d’une formation et comme
lieu de sa transformation, et la lutte politique comme le « moteur de l’histoire » en ayant pour objectif
l’État97.

L’État est donc posé comme étant à la fois le facteur de la cohésion et de l’unité d’une
formation sociale et le lieu de la condensation de ses contradictions. En tant que tel, il constitue
l’objectif d’une politique visant à transformer la conjoncture actuelle. C’est cette dernière thèse
qui nous semble problématique. Nous avons en effet vu dans quelle mesure l’unification des
contradictions du tout social opérée par l’État coïncide avec leur division, c’est-à-dire leur
encadrement dans des coordonnées qui leur permettent de se déployer sans nuire à l’unité du
tout – ce qui se réalise avant tout dans la détermination de l’économie comme fétichisée, c’est-
à-dire comme sphère de l’échange entre individus libres et égaux, en instance dominante. On
pourrait alors considérer, à l’inverse de Poulantzas, cette unification comme une
« décondensation » des contradictions. Pour cette raison, on ne peut pas considérer que l’État
constitue à la fois la clé de la reproduction et de la transformation de la formation sociale :
c’est précisément en tant qu’il détient la clé de la reproduction que l’État ne peut pas détenir
aussi – par lui-même – celle de la transformation. La transformation ne peut au contraire être
pensée qu’en réinscrivant le plan de la reproduction dans celui de la structuration, c’est-à-dire
de la rencontre entre instances hétérogènes – plan qui correspond à ce que Poulantzas appelle
l’objet de la pratique politique (le moment actuel).

Si l’on s’en tient à la thèse de Poulantzas une impasse s’ensuit. D’abord, la politique
peut prendre deux formes : « [O]u bien la pratique politique a comme résultat le maintien de
l’unité d’une formation (…) (dans ce cas la pratique politique a comme objectif l’État en tant
que facteur du maintien de la cohésion de cette unité) ; ou bien la pratique politique produit des
transformations en ayant pour objectif l’État comme structure nodale de rupture de cette unité,
dans la mesure il en est le facteur de cohésion : dans ce contexte, l’État pourra d’ailleurs être
visé comme facteur de production d’une nouvelle unité, de nouveaux rapports de
production »98. On voit que le schéma classique : prise du pouvoir d’État/démantèlement des
appareils d’État, puis transformation des rapports de production est ici maintenu. Mais
l’impasse s’ensuit lorsque, pour pouvoir rendre compte de la manière dont la structure nodale
devient unité de rupture, il faut postuler, à côté de l’État, un autre État. L’État est alors
l’objectif de la pratique politique, mais cette pratique a besoin d’un autre État pour transformer
le premier. On comprend pourquoi : le premier est fait pour ne pas être transformé. Ce n’est
alors pas un hasard si Poulantzas reprend à son compte l’idée léniniste selon laquelle les

97
Ibid., pp. 40-42.
98
Ibid., p. 41.

363
Soviets sont un deuxième État : « [L]e mot d’ordre “tout le pouvoir aux Soviets” est lié, dans la
pensée de Lénine, au fait qu’il considère les Soviets comme un “deuxième État” »99.
Poulantzas se trouve alors à reprendre la figure du double pouvoir – ce qui est une manière de
reconnaitre qu’il faut une autre forme de lutte, extérieure à l’État, et posant déjà une autre
forme d’unité du tout social, pour transformer l’État et la forme d’unité qu’il impose à la
formation sociale. En même temps, il pense le deuxième pouvoir comme un État qui attend son
heure. Autrement dit, Poulanzas est bien conscient que l’unité de rupture ne peut être pensée
que comme l’opposition entre deux formes d’unité différentes, deux articulations différentes
du tout, deux effets de société, mais il ne peut s’empêcher de penser l’unité et la reproduction
du mode de production en général sous la figure de l’État.

Ces ambigüités s’expliquent à notre avis par la manière dont Poulantzas reprend la
thèse althussérienne de la coexistence d’une pluralité de modes de production incompatibles
dans toute formation sociale, pour assigner à l’État, non pas une place particulière dans
l’articulation spécifique d’un mode de production déterminé en tant qu’articulation des
instances du tout social, mais comme le lieu où la pluralité même des modes de production est
ramenée à l’unité, ce qui rend l’État non pas seulement l’un des éléments à prendre en compte
pour penser la transition, mais l’objectif nécessaire de la politique si elle veut « travailler » son
objet : l’unité de la formation sociale dans la conjoncture actuelle.
[U]ne formation sociale historiquement déterminée est caractérisée par un chevauchement de
plusieurs modes de production. Il s’agit de retenir ici que, même lorsqu’un de ces modes de
production réussit à établir sa dominance en marquant ainsi le début de la phase de reproduction
élargie d’une formation et la fin de la phase proprement transitoire, on assiste à un véritable rapport
de forces entre les divers modes de production présents, à des décalages permanents des instances
d’une formation. Le rôle de l’État, facteur de cohésion de ce chevauchement complexe des divers
modes de production, s’avère ici décisif. Il est particulièrement net, il est vrai, pendant la période de
transition, caractérisée par une non-correspondance particulière entre propriété et appropriation réelle
des moyens de production100.

C’est donc bien l’État qui, selon Poulantzas, « fait le pont » entre modes de production dans la
transition.

Il est intéressant de confronter ces thèses avec le tout dernier ouvrage de Poulantzas, où
sont posées les coordonnées de la critique qu’il adresse à la théorie althussérienne du parti hors
État. Nous relèverons en particulier dans quelle mesure, tout en abandonnant la position
léniniste, notamment par le refus de la théorie du double pouvoir, cet ouvrage continue à
partager les bases théoriques fondamentales de Pouvoir politique et classes sociales. L’État, le
Pouvoir, le Socialisme constitue à nos yeux l’une des contributions les plus hautes au
matérialisme historique des années 70101. La thèse essentielle de l’ouvrage de Poulantzas est la

99
Ibid., p. 39.
100
Ibid. p. 43.
101
Il serait opportun de comparer systématiquement cet ouvrage – construit dans une certaine mesure en
opposition à « Idéologie et appareils idéologiques d’État » – et Sur la reproduction. Nous nous limiterons à
deux exemples particulièrement significatifs. Le premier porte sur le droit : « [La] loi [moderne] institue les

364
suivante : « L’État capitaliste (…) ne doit pas être considéré comme une entité intrinsèque
mais (…) comme un rapport, plus exactement comme la condensation matérielle d’un rapport
de forces entre classes et fractions de classe, tel qu’il s’exprime, de façon spécifique toujours,
au sein de l’État. (…) [S]aisir l’État de cette façon, c’est éviter les impasses de l’éternel
pseudo-dilemme de la discussion sur l’État, entre l’État conçu comme Chose-instrument et
l’État conçu comme Sujet »102. Cette thèse implique que
L’État concerne non seulement le rapport de forces entre fractions du bloc au pouvoir, mais également
le rapport de forces entre celui-ci et les classes dominées. (…) Ainsi, la charpente matérielle de l’État
dans sa relation aux rapports de production, son organisation hiérarchique-bureaucratique, la
reproduction en son sein de la division sociale du travail, traduisent la présence spécifique, dans sa
structure, des classes dominées et de leur lutte. Elles n’ont pas pour simple objectif d’affronter, dans
un face à face, les classes dominées, mais de maintenir et de reproduire au sein de l’État le rapport
domination-subordination : l’ennemi de classe est toujours dans l’État103.

Dire que l’État est la condensation matérielle d’un rapport de forces entre classes ou,
suivant des termes que l’on retrouve aussi de manière récurrente dans l’ouvrage, qu’il est une
« cristallisation des » ou « traversé par les » rapports de force entre classes, ne doit toutefois
pas nous conduire à oublier que l’État est un « appareil spécial » : « L’État ne se réduit pas au
rapport de forces, il présente une opacité et une résistance propres. Un changement du rapport
de forces entre classes a certes toujours des effets dans l’État, mais ne s’y traduit pas de façon
directe et immédiate : il épouse la matérialité de ses divers appareils et ne se cristallise dans
l’État que sous forme réfractée et différentielle selon ses appareils »104. Poulantzas reconnait
donc que la matérialité même de l’État est telle qu’il y domine nécessairement une certaine
forme de pouvoir social – que l’État entérine une forme de lutte des classes, celle nécessaire à
la production du surplus de pouvoir social de la classe dominante, comme la forme dominante
de la lutte des classes.

individus en sujets-personnes juridico-politiques en en représentant l’unité en tant que peuple-nation. Elle


consacre, et participe aussi à leur instauration, les fragmentations différenciées des agents (individualisation),
en traçant le code dans lequel ces différenciations s’inscrivent, à partir duquel elles existent sans mettre en
cause l’unité de la formation sociale. (…) La loi capitaliste ne fait pas, comme on le dit souvent, qu’occulter
les différences réelles sous un formalisme universel : elle contribue à instaurer et consacrer la différence
(individuelle et de classe) dans la structure même, tout en s’érigeant en système de cohésion et en
organisateur de l’unité-homogénéisation de ces différences » (N. Poulantzas, L’État, le Pouvoir, le
Socialisme, op. cit., pp. 95-96). La proximité de cette thèse à celles althussériennes sur les AIE juridiques
nous semble évidente, en particulier si l’on se penche sur la conséquence que Poulantzas en tire, à savoir que
dans le cadre imposé par le droit bourgeois, il n’y a qu’une classe qui puisse en principe se manifester : « Au
fond, pour cette axiomatique juridique-bourgeoise, effectif droit national-populaire de classe, tous sont libres
et égaux devant la loi à condition que tous soient et deviennent bourgeois, ce que la loi à la fois permet et
interdit » (ibid., p. 99). Le deuxième exemple résume parfaitement la conception générale qu’Althusser se
faisait du rôle des appareils d’État – notamment les AIE syndical et politique – dans leur ensemble : « Les
appareils d’État consacrent et reproduisent l’hégémonie en mettant en place le jeu (variable) de compromis
provisoires entre le bloc au pouvoir et certaines classes dominées. Les appareils d’État organisent-unifient le
bloc au pouvoir en désorganisant-divisant en permanence les classes dominées, en les polarisant vers le bloc
au pouvoir et en court-circuitant leurs organisations politiques propres » (ibid., p. 154).
102
Ibid., p. 140.
103
Ibid., pp. 154-156.
104
Ibid., p. 143.

365
La distance entre Poulantzas et Althusser se révèle face à cette double caractéristique –
l’État est traversé par la lutte des classes, l’État est un appareil spécial –, et au problème à
l’apparence insoluble qu’elle pose : comment faire pour renverser le rapport de forces entre
classes, tel qu’il se cristallise dans l’État – ce qui pourrait aboutir à une transformation de
l’État lui-même –, si l’État est fait – dans sa charpente matérielle – de manière telle à empêcher
un tel renversement, et que, en même temps, les classes dominées sont toujours déjà présentes
au sein de l’État ?
Il serait faux (…) de conclure que la présence des classes populaires dans l’État signifierait qu’elles y
détiennent, ou qu’elles pourraient à la longue y détenir, sans transformation radicale de cet État, du
pouvoir. (…) [L]’État tend, à plus ou moins long terme, à rétablir, parfois sous nouvelle forme, le
rapport de forces en faveur de la bourgeoisie. Et le remède à ceci ne saurait être simplement, comme
on le dit souvent, l’« investissement » par les masses populaires des appareils d’État, comme s’il
s’agissait pour elles de pénétrer enfin quelque chose qui leur restait jusque-là réellement extérieur et
de le changer par la seule vertu de leur présence soudaine à l’intérieur de la forteresse. Les classes
populaires ont toujours été présentes dans l’État, sans que cela ait jamais changé quelque chose au
noyau dur de cet État. L’action des masses populaires au sein de l’État est la condition nécessaire de
sa transformation, mais ne saurait suffire105.

On voit le paradoxe : les classes populaires ont besoin d’un pouvoir propre pour transformer
l’État, mais l’État – dans lequel elles sont nécessairement incluses – les empêche d’acquérir un
tel pouvoir. C’est pourquoi l’action au sein de l’État ne saurait suffire.

Ainsi se pose le problème de l’autonomie de la lutte des classes prolétarienne et de ses


organisations, c’est-à-dire le problème d’une lutte au sein de l’État qui n’en épouse pas la
charpente matérielle :
On sait que [la] stratégie doit être fondée sur l’autonomie des organisations des masses populaires :
mais atteindre cette autonomie ne signifie pas pour les organisations politiques sortir du terrain
stratégique du rapport de forces qu’est l’État-pouvoir, pas plus que pour les autres organisations
(syndicales ou autres) se mettre hors des dispositifs de pouvoir correspondants (…). On sait également
que les masses populaires doivent, parallèlement à leur présence éventuelle dans l’espace physique
des appareils d’État, maintenir et déployer en permanence des foyers et des réseaux à distance de ces
appareils : mouvements de démocratie directe à la base et réseaux autogestionnaires. Mais ceux-ci ne
se situent pas, pour autant qu’ils visent des objectifs politiques, hors État ni, de toute façon, hors
pouvoir106.

L’impasse est donc résolue de la manière suivante : il faut reconnaitre la nécessité d’une action
« à distance » des appareils d’État, mais en lui soustrayant toute portée politique pour autant
qu’elle ne se situe pas sur le terrain de l’État. « [L]es luttes populaires traversent l’État de part
en part et cela ne se fait pas en pénétrant du dehors une entité intrinsèque. (…) Certes, les
luttes populaires, et plus généralement les pouvoirs, débordent de loin l’État : mais pour
autant qu’elles sont (et celles qui le sont) proprement politiques, elles ne lui sont pas
réellement extérieures »107.

105
Ibid., p. 157.
106
Ibid., p. 168-169.
107
Ibid., p. 155.

366
La conclusion de l’ouvrage, prônant une forme de « socialisme démocratique », est
exemplaire de cette position. Il est intéressant en particulier d’analyser la manière dont Lénine
y fait son apparition, pour ainsi dire à contrecourant du Lénine de Pouvoir politique et classes
sociales : « la ligne principale de Lénine ne fut pas originellement un quelconque étatisme
autoritaire ». Elle fut « celle d’une substitution radicale de la démocratie dite formelle par la
démocratie dite réelle, de la démocratie représentative par la seule démocratie directe dite
conseilliste »108. D’où la critique de Rosa Luxemburg à son égard, qui n’était pas d’avoir
négligé la démocratie directe à la base, mais de s’être « exclusivement appuyé sur cette
dernière (exclusivement, car pour Rosa la démocratie conseilliste reste toujours essentielle) en
éliminant purement et simplement la démocratie représentative, lors notamment du renvoi de
l’Assemblée constituante, élue sous le gouvernement bolchevique, au profit des seuls
Soviets »109. Lénine n’a donc pas pensé aux Soviets comme à un deuxième État, mais comme à
un « anti-État ». En même temps, sa réflexion en termes de double pouvoir a ouvert les portes
à la transformation des Soviets en État parallèle, et ensuite en État prolétarien contrôlé d’en
haut par le Parti, c’est-à-dire à l’étatisme stalinien – conséquence qui en découle de manière
nécessaire, car le double pouvoir ne peut pas se développer sans se soucier de l’État, mais doit
bien un jour prendre le pouvoir d’État et en briser les appareils. Ainsi, Poulantzas considère
que s’il ne faut pas céder à la méfiance – léniniste – quant aux possibilités d’intervention des
masses populaires au sein même de l’État, c’est pour éviter qu’elle se retourne en la méfiance –
stalinienne – à l’égard du mouvement populaire tout court. L’argument est puissant, et
Poulantzas a sans doute raison lorsqu’il insiste sur les dangers du renoncement pur et simple à
la lutte sur le terrain de l’État afin de développer un deuxième pouvoir qui risque d’aboutir à
l’instauration d’un deuxième État.

Or, le reproche que Poulantzas adresse à Althusser – formulé explicitement dans un


entretien de 1978 – est précisément de vouloir reprendre « la solution léniniste originelle »
sans en saisir toutes les conséquences. Althusser reproposerait d’abord la conception de l’État
caractéristique de la IIIe internationale :
l’État comme outil ou machine (…) manipulable à volonté aux mains des classes dominantes. (…)
Conception instrumentaliste, mais essentialiste aussi de l’État : soit les masses populaires y sont
incluses – « intégrées », et contaminées alors par la peste bourgeoise qui infeste le château, soit elles
restent pures en quête de leur pour-soi/conscience de classe (parti), et alors elles se situent
radicalement hors les murs. Conquérir le pouvoir d’État ne peut alors signifier, tout au moins pour son
noyau dur, que pénétrer le château fort du dehors, par assaut-guerre de mouvement ou par
encerclement-guerre de positions (Gramsci), bref toujours par une stratégie « frontale » de type de
double pouvoir. Le parti ne peut ainsi que se situer radicalement hors État, œuvrant comme anti-État à
la constitution du deuxième pouvoir (soviets) qui se substituera au premier (destruction de l’État)110.

108
Ibid., p. 279.
109
Ibid., p. 279-280.
110
N. Poulantzas, Repères. Hier et aujourd’hui. Textes sur l’État, Paris, Maspero, 1980, pp. 172-173.

367
Nous avons suffisamment montré, notamment à partir de Sur la reproduction, qu’il est
impossible d’accuser Althusser de considérer toute forme de présence des masses populaires
au sein de l’État comme aboutissant à leur simple « contamination par la peste bourgeoise ».
L’État n’est pas pour Althusser un « bloc monolithique sans fissures », mais est au contraire
structuré par les effets de la lutte des classes prolétarienne en son sein. Qui plus est, loin d’être
un instrument aux mains de la classe dominante, l’État joue un rôle crucial dans le processus
de son organisation en classe. En ce sens, il le conçoit bien comme cristallisation de la lutte des
classes. Althusser ne cesse donc de répéter qu’il faut agir aussi au sein de l’État. Il ajoute
toutefois – c’est la manière dont il reprend à son compte la thèse de l’État comme machine
séparée – que la forme de lutte des classes qui se déroule au sein de l’État est la forme
dominante de la lutte des classes et que, si l’on s’en tient à cette forme, on est destinés à
reproduire, bien que sous des formes différentes, en partie déterminées par la lutte des classes
prolétarienne, le pouvoir social dominant. Althusser tient donc de ce point de vue à maintenir
l’idée léniniste de double pouvoir, en pensant le deuxième pouvoir comme hors État111.

111
Cette idée est affirmée explicitement dans « Marx dans ses limites », où Althusser rappelle que Lénine
essaya d’agir de deux façons : « par les soviets » et de manière à « détruire la division du travail existant
dans l’État », tout en soulignant que la manière dont il a tenté de mettre les deux « formes de politique » en
rapport par la commission de contrôle ouvrier et paysan « fut un échec » (EI, 487-489). Il est clair que le défi
d’Althusser consiste à ressaisir la théorie du double pouvoir sans penser le deuxième pouvoir à l’image de
l’État. Toscano est revenu récemment sur la théorie léniniste du double pouvoir en soulignant que son enjeu
principal est précisément de penser un nouveau type de pouvoir : « les discussions plutôt stériles sur les vices
et les vertus de la prise du pouvoir d’État tendent à obscurcir le défi bien plus grand posé par le fait de penser
la politique révolutionnaire en termes de scission du pouvoir, non seulement en l’espèce d’un face à face
entre deux (ou plusieurs) forces sociales dans une situation de non-monopole sur la violence et l’autorité
politique, mais dans le sens d’une asymétrie fondamentale entre les types de pouvoir » (A. Toscano, « After
October, Before February », in F. Jameson, An American Utopia. Dual Power and the Universal Army,
S. "i#ek (éd.) London-New York, Verso, 2016, p. 218). S’appuyant sur les réflexions de Negri, Toscano
indique ensuite la nécessité de dépasser la position de Lénine lui-même à la lumière de l’expérience maoïste
et des mouvements autonomes : « La vision du double pouvoir de Lénine comme une étape critique et
explosive mais encore transitoire dépendait d’une certaine conception du pouvoir que Negri appelle un
“absolu non-dialectique”, qui n’est pas si distante des théories bourgeoises du pouvoir comme monopole.
(…). Au contraire, les luttes ouvrières des années 60 et 70, selon Negri (qui ne se dérobe pas à invoquer, dans
ces pages, Mao comme un témoin lointain), déterminent une nouvelle expérience et un nouveau concept de
pouvoir compris comme un “absolu dialectique” permettant “au double pouvoir de s’étaler sur une longue
période comme une lutte qui contrarie le rapport de capital en y introduisant la variable ouvrière” » (A.
Toscano, « After October, Before February », op. cit., p. 224). C’est une forme de « gradualisme extrémiste »
ou de « nouveau soviétisme » qui est ainsi théorisée, et dont il serait fructueux d’étudier de près le rapport
avec les propositions althussériennes de la même époque sur la transition et le parti hors État. Notons que
l’affirmation léninienne du caractère « transitoire » du double pouvoir se base sur la nécessité de contrecarrer
l’« institutionnalisation » des Soviets comme organe de représentation démocratique du travail dans l’État
bourgeois afin d’en faire le commencement du dépérissement de l’État en tant qu’il doit correspondre à la
transformation des rapports de production dans un processus qui est tout à la fois une appropriation
« politique » et « économique ». Dans leur spontanéité, les Soviets tendent précisément à devenir État, d’où
la nécessité d’une organisation autonome (le parti) qui puisse en reprendre et en relancer l’autonomie de
classe. Ainsi s’expliquent les oscillations de Lénine (en réalité assez cohérentes) autour du mot d’ordre :
« tout le pouvoir aux Soviets ! » C’est que ce mot d’ordre n’est valide que pour autant que ce pouvoir diffère
déjà du pouvoir bourgeois. On pourrait alors dire qu’il est possible de tirer de Lénine l’idée que le double
pouvoir est transitoire non pas tant parce qu’il doit nécessairement être « de courte durée », mais parce qu’il
est la transition même et parce que, s’il n’est pas « transitoire » dans ce sens, il est destiné à se faire résober
dans le pouvoir d’État. Il faut également remarquer qu’après la révolution, Lénine en vient à penser les

368
Or, toute la question est de savoir si de cette idée découle nécessairement la
conséquence que ce pouvoir hors État est destiné à se structurer comme un autre État. C’est
bien le cas selon Poulantzas, du moins si l’on veut penser l’unité de ce deuxième pouvoir. On
se trouve en effet face à deux voies, également destinées à reproduire, directement ou
indirectement, « l’étatisme technobureaucratique et la confiscation autoritaire du pouvoir par
les experts » : soit – mode léniniste, et à échéance plus ou moins longue, stalinien – « sa
centralisation en deuxième pouvoir », soit – mode autogestionnaire – « un pouvoir éparpillé,
émietté et pulvérisé dans une pluralité infinie de micropouvoirs extérieurs à l’État et qui, seuls,
mériteraient qu’on s’en occupe si l’on veut échapper à l’étatisme (guérilla face à l’État) »112.
Cette pulvérisation est toutefois destinée à se faire gouverner d’en haut par l’État lui-même. On
voit que pour Poulantzas tout double pouvoir est – du moins s’il veut durer – nécessairement
parallèle à celui de l’État, – thèse soutenue aussi en 1968, bien qu’employée ici pour refuser la
perspective même du double pouvoir. Poulantzas reconnait bien que « [l]’État baigne dans les
luttes qui le submergent constamment » – c’est-à-dire aussi qui le « débordent » –, et « qu’elles
ne sont pas pour autant “hors pouvoir”, mais toujours inscrites dans des appareils de pouvoir
qui les matérialisent et qui, eux aussi, condensent un rapport de forces »113. Mais, à ses yeux, le
seul lieu de la politique est en dernière instance l’État lui-même : « ce qui est décisif dans la
prise de décisions politiques, ce n’est pas ce qui se passe en deçà ou au-delà de l’Etat, c’est ce
qui se passe au sein de l’État. (…) [L]es luttes populaires, sous leurs aspects politiques, se
situent, je le répète, sur le terrain de l’État »114.

Soviets comme le lieu où les masses apprenent à administrer l’État et organiser la production (ce qui devrait
aboutir au dépérissement de l’État), alors qu’ils sont par là même précisément « institutionnalisés » pour
participer à la mobilisation étatique des masses dans le cadre du développement des forces productives et de
l’accumulation « socialiste ». Sur toutes ces questions, cf. A. Negri, Trentatré lezioni su Lenin (1e éd. 1977),
Roma, Manifestolibri, 2014, Leçons 10-15.
112
N. Poulantzas, L’État, le Pouvoir, le Socialisme, op. cit., pp. 290-291.
113
Ibid., p. 155. Notons la différence de taille entre l’affirmation que les luttes, même lorsqu’elles débordent
l’État, ne sont pas hors pouvoir, mais comportent des appareils de pouvoir spécifiques, et la tendance à
identifier le pouvoir politique à celui qui s’exerce dans et par l’État. La première proposition rend possible
une très saine ouverture du marxisme sur d’autres formes de lutte, qui ne peuvent pas simplement être
réduites à la lutte des classes. « Non seulement les luttes des classes détiennent le primat sur l’État, mais les
rapports de pouvoir outrepassent l’État dans un autre sens aussi : les rapports de pouvoir ne recouvrent pas
exhaustivement les rapports de classe et peuvent déborder les rapports de classe eux-mêmes. Ceci ne veut
certes pas dire qu’ils n’ont pas, dans ce cas, de pertinence de classe, qu’ils ne se situent pas aussi sur le
terrain de la domination politique ou qu’ils n’en sont pas un enjeu, mais qu’ils ne relèvent pas du même
fondement que la division sociale du travail en classes, qu’ils n’en sont pas la simple conséquence, et qu’ils
ne lui sont ni homologues ni isomorphes : c’est le cas des rapports hommes-femmes notamment. On le sait
maintenant : la division en classes n’est pas le terrain exhaustif de constitution de tout pouvoir, même si, dans
les sociétés de classe, tout pouvoir revêt une signification de classe ». On retrouve toutefois ici le problème
consistant à identifier l’État et la politique. En effet, qu’est-ce qui détermine la « pertinence de classe » de ces
autres formes de pouvoir ? L’État. « L’État intervient par son action et ses effets dans tous les rapports de
pouvoir, afin de leur assigner une pertinence de classe et de les investir dans la trame des pouvoirs de classe »
(ibid., pp. 48-49).
114
N. Poulantzas, Repères, op. cit., p. 173. « Prendre le pouvoir d’État signifie que se soit déployée une lutte
de masse telle qu’elle modifie le rapport de forces interne aux appareils d’État qui sont, eux-mêmes, le
champ stratégique des luttes politiques. Alors que pour la stratégie de type double pouvoir, la modification

369
L’idée de l’État de Poulantzas oscille donc entre une position qui le comprend comme
l’objectif (1968) et une autre qui le comprend comme le terrain (1978) de la lutte des classes,
mais continue à identifier la politique et l’État. S’il pose la nécessité de luttes qui débordent
l’État, c’est pour leur attribuer un caractère non politique. D’où l’étrange reproche qu’il
adresse à Althusser d’oublier le caractère séparé de l’État par rapport aux rapports sociaux, en
particulier aux rapports de production, en aboutissant à un « panpoliticisme généralisé ».
Poulantzas tient donc à distinguer le social du politique pour identifier ce dernier à l’État :
à l’encontre de ce qu’[Althusser] soutient, toute lutte de classes, tous les mouvements sociaux (…)
pour autant qu’ils sont politiques, ou, plutôt, sous leurs aspects politiques, sont forcément situés sur le
terrain stratégique qu’est l’État. Une politique prolétarienne ne peut être située hors État, pas plus
qu’une politique située sur le terrain de l’État n’est pour autant, et forcément, bourgeoise. S’il y a, en
fait, toujours des limites à l’élargissement de l’État, à la politisation du social, c’est précisément dans
la mesure où les luttes de classes et les mouvements sociaux débordent toujours et de loin l’État,
même conçu au sens large (A.I.E. compris), dans la mesure où tout n’est pas politique, où la politique
n’est pas la seule dimension d’existence du social. Dépasser la fixation étatiste-institutionnaliste de la
IIIe Internationale, privilégier même la prise en considération des mouvements sociaux (…) ne saurait
vouloir dire attribuer à tout, et à tout prix, le supposé titre d’honneur suprême (POLITIQUE), guetter
partout la diffusion du ou de la politique. Les pouvoirs et les luttes ne sont tout de même pas
réductibles ni à l’État, ni à la politique : ce n’est tout de même pas à Foucault de rappeler cela au
marxisme !115

Le chassé-croisé entre Althusser et Poulantzas est dans ce passage impressionnant : Poulantzas,


qui tient à penser un champ de lutte hors État, conçoit sa « séparation » comme une limitation,
opérée par les luttes sociales, de son emprise sur le social, et en même temps, comme un
rempart nécessaire au « maintien et (…) approfondissement, sous le socialisme, des libertés
politiques »116. Althusser, contrairement à ce qu’affirme Poulantzas, maintient lui aussi la thèse
de la séparation de l’État, mais dans un sens inverse : en tant que forme de limitation du
pouvoir social des classes dominées. D’où, pour Poulantzas, la nécessité de distinguer entre
luttes sociales et luttes politiques et, pour Althusser, celle de penser les luttes hors État comme
une nouvelle forme de politique, ce qui est précisément une manière de ne pas les réduire à
l’État (Poulantzas comprenant au contraire la « politisation du social » qu’il critique comme un
« élargissement de l’État »). Notons que la position du premier implique de poser comme
nécessaire « une certaine séparation entre l’État et les rapports sociaux, donc forcément (trêve
de faux-semblants) un certain non-dépérissement de l’État »117 (faux-semblants qu’il entretient
la même année lorsqu’il affirme que si « on ne peut plus employer le terme de brisure ou de
destruction de l’appareil d’État », « [i]l s’agit de se situer dans une perspective globale de
dépérissement de l’État »118).

décisive du rapport de forces ne se joue pas au sein de l’État, mais entre l’État et le deuxième pouvoir, cet
anti-État qu’on suppose situé radicalement hors État, entre l’État et les masses supposées extérieures à
l’État » (N. Poulantzas, L’État, le Pouvoir, le Socialisme, op. cit., p. 285).
115
N. Poulantzas, Repères, op. cit., pp. 171-172.
116
Ibid., p. 168.
117
Idem.
118
N. Poulantzas, L’État, le Pouvoir, le Socialisme, op. cit., p. 289, 291.

370
On pourrait donc dire que, depuis le point de vue d’Althusser, la position de Poulantzas
revient à soumettre la lutte des classes prolétarienne aux coordonnées de forme dominante de
lutte des classes, en identifiant la politique à la manière dont elle est formée par ces
coordonnées. En effet, l’autonomie de la lutte des classes prolétarienne ne s’obtient qu’en
faisant de l’État un élément parmi d’autres, à faire rencontrer, dans une logique politique plus
large, avec d’autres éléments afin d’actualiser un autre mode de production, c’est-à-dire une
forme alternative d’unité du tout. Pour le dire autrement, Poulantzas s’en tient au point de vue
de la reproduction, pour lequel il n’y a qu’une structure – rendue cohérente par l’État – qu’il
faut transformer en l’investissant de l’intérieur, alors que le point de vue de la structuration, en
virtualisant cette structure, révèle que d’autres rapports sont déjà opérants dans la formation
sociale, que d’autres structures virtuelles y insistent, et que c’est ces autres rapports, sous-
déterminés par la structure dominante, qu’il faut développer même seulement pour pouvoir
transformer efficacement de l’intérieur les rapports de la structure dominante. Par exemple,
c’est parce qu’une autre forme de démocratie peut s’articuler avec les formes de coopération
dans le procès de travail – formes qui sont effacées par les AIE en tant qu’ils produisent l’effet
d’isolement –, que la démocratie parlementaire-bourgeoise peut être transformée.

Cette différence se retrouve évidemment lorsqu’il s’agit de rendre compte de la place


du parti communiste. Le parti est en effet défini par Poulantzas comme ayant un rôle central,
« pour autant que la politique est la question centrale, aussi longtemps que l’État est le
problème central »119. Il reconnait toutefois que, dans ce cas, son rapport aux mouvements
sociaux risque d’être celui de leur « globalisation », « synthèse » ou même « captation » dans
le parti. C’est la position d’Ingrao, qu’Althusser lui-même critique en tant qu’elle constitue une
simple forme d’« élargissement » de la politique bourgeoise. Or, Poulantzas relève bien ce
risque : « il n’est pas du tout évident que par leur “insertion” dans un parti quel qu’il soit, ils ne
perdraient pas par là même leur spécificité propre. D’autant plus que ces mouvements n’ont
pas (encore ?) trouvé des formes d’organisation spécifiques (le devraient-ils ?) de sorte que
leur rapport au parti puisse être de l’ordre d’un rapport nouveau parti/organisations de masse :
le risque donc pour eux de se dissoudre dans le parti n’est que plus grand »120. Ainsi, d’un côté,
la restriction de la politique à l’Etat « libère » les mouvements sociaux, mais, de l’autre, elle
risque nécessairement de les soumettre à une captation de la part du parti, seul à détenir la
direction politique en tant qu’il est intégré dans l’État. L’idée qu’il faudrait peut-être qu’ils
évitent de se donner des formes d’organisation spécifique montre par ailleurs bien le cadeau
empoisonné consistant à leur soustraire leur politicité121.

119
N. Poulantzas, Repères, op. cit., p. 31.
120
Ibid., p. 183.
121
« Ce que Poulantzas propose est donc l’institutionnalisation d’une exploitation ambigüe et
“machiavélienne” des mouvements sociaux. Les partis eurocommunistes, ou “socialistes” au sens
poulantzien, devraient maintenir ces instances perpétuellement à l’extérieur des pratiques politiques, tout en
utilisant leur présence menaçante pour accroître leurs propres marges d’action à l’intérieur des lieux

371
Althusser tend de son côté à résoudre le problème en soustrayant au parti l’initiative
politique, en renvoyant aux masses le problème de leur unité, dont la résolution ne peut résulter
en une transformation structurelle du tout que si elle est obtenue sans se soumettre aux formes
d’unité préconisées par l’État. L’unité doit donc être le résultat de l’initiative des masses, à
partir de leurs capacités politiques, de telle manière que les divisions qui opèrent dans la forme
dominante de la lutte des classes – avant tout la captation étatique des capacités politiques
elles-mêmes – soient remises en question (on se souviendra que la distinction même entre lutte
économique et lutte politique ou encore celle entre lutte des classes ouvrière et luttes des
mouvements sociaux résulte aussi du travail de segmentation de l’État). Il en va ainsi dans ce
débat des formes possibles de la politique, formes qu’il faut pouvoir transformer si l’on veut
sauver l’idée même d’une stratégie du communisme. En effet, « si cette société [la société
communiste] est enfin libérée de l’État, il n’est pas possible de dire qu’elle verra la fin de la
politique : la fin de la politique dans ses dernières formes bourgeoises, certes, – mais cette
politique-là (…) sera remplacée par une tout autre politique, une politique (…) sans État, ce
qui n’est pas si difficile à concevoir dès qu’on a vu qu’il ne fallait pas confondre, même dans
notre société, politique et État » (SM, 292).

Balibar est sur ces questions proche de Poulantzas, alors même que ce dernier critique
à plusieurs reprises dans son ouvrage de 1978 la contribution du premier au débat sur la
dictature du prolétariat. Balibar saisit, à nos yeux mieux que Poulantzas, que l’idée
althussérienne de parti hors État ne correspond pas simplement à la constitution d’un pouvoir
social « dans le dos » de l’État, mais à une pensée des conditions mêmes pour un véritable
renversement des rapports de force au sein même de l’État : « lorsqu’Althusser critique l’idée
du “parti de gouvernement”, ce sont en réalité les moyens d’une conquête et d’une
transformation effectives du pouvoir d’État qu’il propose de rechercher et recueillir »122. Le
problème est plutôt qu’Althusser suppose que de tels moyens puissent être construits dans une
pure indépendance par rapport aux conditions données et à leurs contradictions : « Ne
retrouve-t-on pas ici la conception idéale (et idéaliste) d’un parti qui ne serait que l’effet de la
volonté (révolutionnaire) de ses membres, le produit des règles qu’il s’impose à lui-même en
fonction du but final auquel il tend (le communisme = le dépérissement de l’État), et qui serait
en conséquence “libre” de choisir le lieu qu’il occupe dans les rapports sociaux, et même de

“officiels” de la décision politique. (…) [C]ette position (…) rend impossible de se poser des questions à
l’égard d’une transformation de la politique qui ne se limiterait à en modifier les structures actuelles, mais
qui oserait remettre en question les lieux de sa “production”, le statut de ses acteurs, qui en proposerait
finalement un changement au niveau même de sa définition » (A. Cavazzini, Crise du marxisme et critique de
l’État, op. cit., s.p.).
122
É. Balibar, « Interrogativi sul “partito fuori dallo Stato” », in Discutere lo Stato. Posizioni a confronto su
una tesi di Louis Althusser, Bari, De Donato, 1978, p. 272, nous traduisons.

372
définir tout seul son “intérieur” et son “extérieur” ? »123 Balibar saisit bien le souci d’Althusser
– que Poulantzas semble finalement disqualifier – de construire une pratique politique depuis
la stratégie du communisme, bien qu’il lui attribue l’idée que le communisme serait un but à
atteindre par la pure création de ses conditions – dans l’indépendance à l’égard des rapports
sociaux donnés –, plutôt que comme une tendance inscrite dans la formation sociale actuelle.
Toutefois, Althusser ne cesse jamais d’être attentif aux contradictions qui habitent la politique
prolétarienne de par son inscription inévitable dans les conditions données. Ainsi, à la même
époque, il adresse à Marx pratiquement la même critique que Balibar adresse à lui : « il semble
que, pour Marx, le fait de l’organisation n’ait pas posé de problème théorique particulier. Tous
les problèmes étant comme d’avance résolus dans la transparence d’une communauté de
volonté et de conscience constituée par ses adhérents libres et égaux – anticipation de la libre
communauté sans rapports sociaux du communisme » (SM, 304). Contre cette idée, Althusser
affirme plutôt qu’il s’agit de travailler dans et sur les conditions données (donc aussi dans et
sur l’État), en veillant aux effets que ce travail peut provoquer sur la pratique politique, de
manière à détourner ces conditions pour favoriser des rencontres non imputables au mode de
production donné, des rencontres qui actualisent un autre mode de production, et donc un autre
pouvoir social. Mais il insiste également sur le fait qu’un tel travail ne peut se construire qu’à
partir de l’initiative des masses, en tant qu’elle porte en elle les conditions pour une autre
pratique de la politique.

Balibar, de son côté, affirme la nécessité d’analyser et approfondir « le degré


d’antagonisme » des contradictions au sein de l’État, parce que, similairement à Poulantzas, il
considère que « [l]es masses ne sont en tout cas jamais “hors État”. Elles sont au contraire
toujours déjà prises dans un réseau de “rapports étatiques”, c’est-à-dire de divisions
institutionnelles (…) fonction de répression et d’assujettissement idéologique qui dans des
conditions historiques données sont tout à fait indispensables à leur existence, et qui forment la
condition matérielle de toute politique »124. Soulignons à nouveau qu’Althusser ne nie pas que
les masses sont dans l’État, mais soutient qu’il faut les ressaisir en tant qu’elles sont
contradictoirement formées par des formes de lutte des classes différentes, qui ne se réduisent
pas toutes à celle dominante, encadrée par l’État. Or, ce qui rend le texte de Balibar
particulièrement frappant est qu’en abordant le problème à partir de la Révolution culturelle
chinoise, il parvient à poser le rapport même entre les masses et l’État – et son renversement –
comme le cœur de la politique prolétarienne, en ne renonçant donc pas à l’idée que la politique
prolétarienne est une autre pratique de la politique en tant qu’elle repose, sinon sur une
extériorité par rapport à l’État, du moins sur la possibilité pour les masses de construire une
forme de politique qui ne soit pas soumise à la logique étatique. La R.C. a su en effet relever le

123
Ibid., pp. 272-273.
124
Ibid., p. 276.

373
caractère contradictoire du rapport du parti révolutionnaire avec l’État en lançant un
mouvement de masse autonome censé l’en extraire. En même temps, ce mouvement a
finalement abouti à l’idée que « la lutte de classes se déroule avant tout (sinon exclusivement)
dans le parti, se “concentre” en lui. (…) [L]es masses sont par conséquent plus que jamais
utilisées, manipulées pour soutenir l’une ou l’autre tendance » au sein du parti125. Le problème
du rapport entre parti et État est ainsi réitéré et aiguisé par la R.C., qui en est venue à
cristalliser plus que jamais les risques qu’encourt le parti de soumettre les masses aux logiques
étatiques. C’est pourquoi reprendre le problème suscité par la R.C. signifie qu’il faut
tenter de poser le problème d’une lutte révolutionnaire à long terme (mais qui comporte aussi ses
conjonctures de « crise ») qui corresponde non pas aux points relativement faibles (du dispositif de
domination idéologique de classe), mais à ses points forts qui ne sont pas nécessairement les plus
manifestes, ceux qu’on atteint en les « regardant » directement. Il s’agit donc de tenter d’analyser la
complexité des conditions dont dépend ce renversement tendanciel du rapport entre l’initiative des
masses et leur assujettissement, ou plutôt leur manipulation, renversement qui n’est que l’autre nom
du développement des contradictions de l’État, donc de la prépondérance de la « politique
prolétarienne » sur la « politique bourgeoise »126.

Tout en refusant l’idée de parti hors État, Balibar nous semble bien adopter ici la perspective
de la transition (lutte révolutionnaire à long terme) et laisser ouverte la porte pour une politique
qui ne se réduise pas à l’État, mais qui au contraire s’efforce de le faire dépérir en s’appuyant
sur les initiatives des masses127.

Il faut de ce point de vue comparer la position que Balibar défend en 1978 avec celle
qu’il développe dans un article de 1972 intitulé « La rectification du “Manifeste
communiste” ». C’est dans cet article que l’expression de « nouvelle pratique de la politique »
est formulée pour la première fois, à partir d’une étude de la manière dont la conception de
l’État, de la politique et de la révolution de Marx et Engels, formulée en 1848, est ensuite
infléchie en fonction des expériences politiques du mouvement ouvrier, avant tout de la
Commune de Paris. Le déplacement principal réside dans la manière de comprendre le rapport
entre classe ouvrière et État. Dans le Manifeste, l’État est défini – que son pouvoir soit géré par
la bourgeoisie ou par le prolétariat – comme « la classe dominante, en tant qu’elle organise sa
domination, ou, ce qui revient au même, en tant qu’elle s’organise pour exercer sa
domination »128. De cette « analogie » au niveau du rapport entre les classes (bourgeoisie ou

125
Ibid., p. 283.
126
Ibid., p. 284.
127
Plus tard, Balibar rejoindra plus directement les positions poulantziennes, en les poussant encore plus loin
dans leur propre sens : « En ce qui concerne la “condensation du rapport de forces”, ou le “concept
relationnel de l’État”, (…) il y a bien longtemps que j’ai donné raison à Poulantzas sur ce point, et d’abord
pour une raison qu’il mentionne lui-même en en faisant implicitement le critère de sa divergence avec
Althusser : à savoir que seule une telle conception permet de mettre fin au mythe de “l’extériorité” des forces
révolutionnaires (partis ou mouvements) par rapport au fonctionnement de l’État dans le capitalisme avancé.
(…) Non seulement il n’existe rien de tel qu’une “substance” ou objectivité donnée du pouvoir d’État, en
dehors de “l’histoire de sa constitution et de sa reproduction”, mais il n’existe aucune “séparabilité” de l’État
par rapport à des configurations de rapports sociaux » (É. Balibar, La proposition de l’égaliberté. Essais
politiques (1989-2009), Paris, P.U.F., 2010, pp. 181-182).
128
É. Balibar, Cinq études, op. cit., p. 78.

374
prolétariat) et État s’ensuit que la révolution prolétarienne vise à prendre le pouvoir d’État afin
de mettre en place une série de « mesures » politiques et économiques visant à abolir les
termes mêmes de la lutte des classes et avec eux l’État en tant qu’organisateur de la classe
dominante. Corrélativement à ces thèses, Marx et Engels énoncent notoirement que « [l]es
antagonismes de classes une fois disparus (…) alors le pouvoir public perd son caractère
politique »129, affirmation qui sera reformulée de manière encore plus nette par Engels : « Le
gouvernement des personnes fait place à l’administration des choses et à la direction des
opérations de production. L’État n’est pas “aboli”, il s’éteint »130. Bien entendu, tout le
problème est de rendre compte du processus par lequel l’État « s’éteint ». On voit que pour
l’instant Marx et Engels identifient politique et État, ce qui suppose qu’une formation sociale
sans État serait par là même apolitique.

C’est précisément sur l’ensemble de ces thèses que porte la « rectification » opérée par
Marx à la suite de la Commune. « [L]a Commune prouve que le “non-État” (la destruction de
l’État) n’est pas seulement un résultat final du processus révolutionnaire. C’en est au contraire
un aspect initial, immédiatement présent sans lequel il n’y a pas de processus révolutionnaire
du tout. [C]ette extinction commence immédiatement (…), non pas dans une intention, mais
des mesures pratiques qui contredisent directement l’inévitable “survivance” de l’État »131.
Parmi les mesures pratiques identifiées par Marx dans la Commune, Balibar en retient en
particulier deux : le peuple en armes et la subordination directe des élus et des fonctionnaires,
replacés au niveau de l’ensemble du peuple. Cette idée découle d’un perfectionnement de la
conception même de l’État, selon laquelle on ne peut comprendre le mode d’exercice du
pouvoir d’État qu’en analysant l’appareil d’État en tant que machine séparée. En bref, cette
analyse permet de comprendre que l’État fonctionne en réalisant le pouvoir politique d’une
classe sans qu’il se présente comme le pouvoir de cette classe, mais comme le pouvoir de
l’État lui-même sur la « société », ce qui ne constitue pas simplement une illusion, mais résulte
des formes d’individualités induites par l’État en tant qu’elles donnent lieu à une
méconnaissance des rapports de classe. C’est donc le fait de le concevoir comme un appareil
séparé qui remet en question la thèse « instrumentaliste » du Manifeste, selon laquelle la classe
ouvrière peut prendre le pouvoir d’État et l’utiliser pour s’organiser en classe dominante de la
même manière que la bourgeoisie, bien qu’en visant son dépérissement, pour mettre en avant
l’idée que « les classes exploiteuses et la classe exploitée (…) ne peuvent exercer leur pouvoir
(…) par les mêmes moyens et donc dans les mêmes formes. (…) [L]a machine de l’État ne
fonctionne pas “pour le compte” de la classe ouvrière »132. C’est précisément la leçon de la
Commune, qui nous apprend que le pouvoir social du prolétariat (et même son pouvoir d’État),

129
K. Marx, F. Engels, Le Manifeste communiste, op. cit., p. 182.
130
F. Engels, Anti-Dühring. M. Eugen Dühring bouleverse la science (1e éd. 1878), tr. É. Bottigelli, Paris,
Éditions sociales, 1977, p. 317.
131
É. Balibar, Cinq études, op. cit., p. 88.
132
Ibid., p. 95.

375
d’une façon rigoureusement inversée par rapport à celui de la bourgeoise, se renforce dans la
mesure où l’appareil d’État n’est déjà plus un appareil d’État, c’est-à-dire dans la mesure où il
cesse déjà d’être une machine séparée.

Une telle transformation repose sur deux conditions corrélatives : 1) « l’existence, à


côté de l’appareil d’État, d’organisations politiques d’un type nouveau, des organisations
politiques de masse, des organisations politiques de travailleurs, qui contrôlent l’appareil
d’État et se le soumettent, y compris sous sa forme nouvelle » ; 2) « la pénétration de la
pratique politique dans la sphère du “travail”, de la production. En d’autres termes, la fin de
la séparation absolue, développée par le capitalisme lui-même, entre “politique” et
“économie”. Non pas au sens d’une “politique économique” (…) ni même seulement par le
transfert du pouvoir politique aux travailleurs, mais pour qu’ils puissent l’exercer en tant que
travailleurs »133. On a ainsi d’un côté un pouvoir social qui se développe en perfectionnant
l’appareil d’État comme séparé de la production, c’est-à-dire une certaine articulation du tout
social telle que les rapports capitalistes de production en tant que forme de la lutte des classes
se reproduisent sous l’effet de société qui les réalise comme rapports entre individus, et, de
l’autre côté, un pouvoir social qui ne se développe qu’en remplaçant l’appareil d’État existant
« par l’ensemble d’un autre appareil d’État plus autre chose qu’un appareil d’État »134, c’est-
à-dire par une autre articulation du tout social qui, pour devenir dominante dans la formation
sociale, produit des effets au sein de l’articulation du tout social existante, suivant
l’hétérogénéité de ses instances et leurs rapports. Ce qui signifie que la fin de l’État n’est pas
simplement son absence mais « la présence positive d’un autre terme »135. C’est dans cet autre
terme que l’on peut reconnaitre le principe d’une nouvelle forme de politique.
Il ne s’agit pas de comprendre ici : la Commune dévoilerait que la pratique politique ne se réduisait
pas au fonctionnement de l’État. Au contraire, elle s’y « réduisait » bel et bien. Il n’y avait pas
d’existence historique pour la pratique politique hors de ses conditions matérielles déterminées (…).
C’est pourquoi le prolétariat, dont l’action historique conduit à une nouvelle pratique de la politique,
n’a pas d’autre voie pour y parvenir que de pénétrer sur le terrain de l’État et de l’appareil d’État.
Mais il y pénètre depuis sa propre base de classe et d’unité de classe qu’il ne quitte jamais pour autant
(la production matérielle, l’expérience de la production et l’organisation dans la production), pour
battre la classe dominante à la fois avec ses propres armes (qui « se retournent contre elle ») et avec
des armes nouvelles, qui n’ont rien à voir avec celles de la bourgeoisie136.

133
Ibid., p. 96.
134
Ibid., p. 97.
135
Ibid., p. 98.
136
Ibid., p. 99. « [L]a classe ouvrière ne peut pas simplement mettre la main sur une machinerie d’État toute
faite et la manier à ses fins propres. (…) Le cri de “République sociale” auquel la révolution de Février avait
été proclamée par le prolétariat de Paris, n’exprimait guère qu’une vague aspiration vers une République qui
ne devait pas seulement remplacer la forme monarchique de la domination de classe, mais la domination de
classe elle-même. La Commune fut la forme positive de cette République. (…) C’était essentiellement un
gouvernement de la classe ouvrière, le produit de la lutte de la classe des producteurs contre la classe des
accaparreurs, la forme politique à la fin découverte sous laquelle on pouvait réaliser l’émancipation
économique du Travail » (K. Marx, La guerre civile en France. 1871 (La Commune de Paris), Paris, Bureau
d’éditions, 1936, pp. 53, 56, 61). Cf. aussi la Critique du programme de Gotha : au programme qui propose
qu’« au lieu de découler du processus de transformation révolutionnaire de la société, “l’organisation

376
Or, termine Balibar, cette nouvelle pratique est la « condition même de la réalisation » de la
lutte au sein de et pour l’État.

Il n’est pas de meilleure manière de poser la distinction entre luttes des classes
bourgeoise et prolétarienne ; de marquer la différence entre la transition opérée par la première
et celle opérée par la deuxième ; de penser les pouvoirs sociaux qu’elles engendrent en tant
qu’ils relèvent de l’unité de deux structures différentes, et l’unité de rupture de la formation
sociale comme le conflit entre ces deux formes différentes d’unité sociale ; de penser la
transition vers le mode de production communiste comme la rencontre contingente, à inventer
par les masses, entre éléments qui ne sont pas destinés à se rencontrer par la logique de la
structure dominante – rencontre qui commence à actualiser une autre structure en jouant sur la
différence par rapport à soi de ces éléments en tant qu’ils sont pris entre deux structures
toujours dans une certaine mesure virtuelles ; ou, ce qui revient au même, de réfléchir la
possibilité de jouer avec l’hétérogénéité – et donc la contingence inéliminable – sur laquelle
repose la reproduction de la structure dominante, depuis le point de vue de la structuration
d’une nouvelle structure. Cette conception fait de la nouvelle pratique de la politique quelque
chose d’impossible dans les conditions données, dans la mesure où elles sont structurées par
les formes de nécessité de la structure dominante. En même temps, pour autant que ces
conditions diffèrent d’elles-mêmes, elle en fait quelque chose qui s’impose comme nécessaire
– imposant à la pratique politique une tâche qui, par son déploiement victorieux, « aura été »
nécessaire.

socialiste de toutes les activités” “résulte” de “l’aide de l’État”, de l’aide que l’État apporte aux coopératives
de production que lui-même (et non le travailleur) a “fait naître” », Marx répond : « pour ce qui est des
coopératives actuelles, elles n’ont de valeur qu’autant qu’elles sont des créations autonomes des travailleurs
et ne sont pas protégées ni par le gouvernement, ni par les bourgeois » (K. Marx, Critique du programme du
parti ouvrier allemand (Programme de Gotha) (1875), tr. M. Rubel, L. Évrard, Œuvres, Tome I, op. cit.,
pp. 1427-1428).

377
V. Transition. Un Manifeste impossible et nécessaire

Nous venons de montrer que le « dernier combat » d’Althusser aboutit sur une double
exigence. D’abord, le développement de la part du parti d’une ligne de masse, c’est-à-dire sa
participation au déploiement d’un pouvoir social des masses organisées en classes à partir de
leur autonomie, qui est la base d’une forme de lutte des classes alternative à celle dominante.
Ensuite, l’assomption du caractère nécessaire de cette tâche, et en même temps de son
caractère impossible dans les conditions données où les masses sont désorganisées par les
appareils d’État. Cette double exigence contradictoire constitue en fin de compte la
quintessence même de toute pratique politique de transformation structurelle, et tout
particulièrement de la politique prolétarienne, qui ne peut pas s’appuyer sur les éléments
légués par l’ancienne classe exploiteuse comme la bourgeoisie l’avait fait (en partie) avec
l’État féodal. Face à cette double exigence, on n’est toutefois pas totalement seuls. Il y a
quelqu’un qui a déjà pensé l’accomplissement d’une tâche impossible et nécessaire depuis un
point de vue de masse : il s’agit de Machiavel. Nous allons donc dans cette Partie changer de
méthode en nous concentrant sur la lecture par Althusser d’un penseur classique. Le fait est
que, si Althusser mobilise d’autres classiques – avant tout Spinoza – pour renouveler la forme
du matérialisme historique, il trouve chez Machiavel une pensée de la politique qui a posé par
avance un problème – précisément celui de l’accomplissement d’une tâche impossible et
nécessaire – qui relève à plein titre du contenu même du matérialisme historique comme
pensée de la pratique politique en conjoncture. En plus, il l’a posé de manière bien plus directe
et radicale que ne le feront les marxistes eux-mêmes. Par ailleurs, l’étude du Machiavel
d’Althusser ne nous permettra pas seulement de rendre compte de la forme d’une pratique
politique à la fois nécessaire et impossible ; elle nous consentira également de transiter vers la
question de la prise de forme politique de la théorie – l’œuvre de Machiavel étant, autant, et
peut-être même plus, que celle de Marx, traversée par l’exigence de devenir une force
politique. Pour le dire autrement, en reprenant une expression d’Althusser que l’on va bientôt
expliciter, l’œuvre de Machiavel n’est pas seulement une pensée de la pratique politique en
conjoncture, mais elle est elle-même « sous » conjoncture.

L’intérêt d’Althusser à l’égard de Machiavel remonte du moins au début des années 60.
Nous savons qu’il lui a consacré un cours en 1962, qu’il a ensuite repris et profondément
refondu en 1971-1972 dans un texte qu’il a encore retravaillé en 1975-1976 en en tirant

379
l’ouvrage Machiavel et nous. Cet ouvrage, en dépit de sa forme presque achevée, ne sera pas
publié de son vivant, et Althusser y reviendra à plusieurs reprises jusqu’à la fin de sa vie.
Machiavel constitue donc, depuis le début de son parcours, un véritable compagnon de route
d’Althusser. En ce sens, Balibar a affirmé qu’il y a chez Althusser – surtout l’Althusser des
années 70 – « deux scènes de l’écriture » : à côté de la scène du « marxisme », Machiavel
constitue la pièce centrale de l’autre scène, sur laquelle la « question théorique propre »
d’Althusser se manifeste. Nous croyons qu’il est essentiel de penser l’enclenchement de ces
deux scènes l’une sur l’autre, afin de relever le défi – lancé par Balibar lui-même – de rendre
compte du rapport entre une figure de la politique – celle de Machiavel – « qui n’est pas celle
du “marxisme” », qui ne traite pas de prise du pouvoir d’État et de transformation des
appareils d’État, et encore moins de parti hors État, et la figure de la politique à la lumière de
laquelle Althusser œuvrait, indéfectiblement liée à la stratégie du communisme. Le défi prend
alors la forme d’une aporie : « [le] rapport [de Machiavel] à “nous” demeurait aporétique, pour
autant que “nous” sommes en quête d’une politique communiste, et non seulement d’une
pratique du gouvernement des peuples »1. Or, c’est paradoxalement un penseur de la pratique
du gouvernement des peuples qui a su, mieux que tout autre, poser la question – essentielle à
une politique communiste – de l’accomplissement d’une tâche impossible et nécessaire, ainsi
que de la forme de théorie appropriée à un tel accomplissement.

1. Un commencement impossible et nécessaire

Balibar indique le point d’ancrage entre les deux scènes de l’écriture, en soulignant que
l’ouvrage sur Machiavel « permet de combler une lacune flagrante dans le dispositif théorique
du “marxisme” althussérien. Il démontre en effet sans contestation possible la présence
originaire, au cœur de celui-ci, d’une notion de la sous-détermination ou de la contingence des
événements, qui est corrélative de la surdétermination ou de la complexité des pratiques, et à
laquelle (…) il donnera le nom de “matérialisme aléatoire” ou “matérialisme de la
rencontre” »2. Nous avons montré que le concept de sous-détermination désigne les rencontres
qui, en raison de la surdétermination opérée par la structure complexe du tout social dominant,
ne sont pas efficaces en son sein, ne peuvent pas « prendre », c’est-à-dire se répéter. C’est
précisément ce qui rend une pratique politique basée sur de telles rencontres tendanciellement
impossible. Eh bien, l’apport essentiel de Machiavel à la pensée politique, ce sur quoi repose
en dernière instance sa « solitude », est précisément d’avoir réfléchi rigoureusement à une
tâche politique impossible, et de l’avoir pensée de telle manière que ce qu’elle doit réaliser
dure. Autrement dit, Machiavel et nous est fondamentalement un livre consacré au

1
É. Balibar, « Une rencontre en Romagne », in L. Althusser, Machiavel et nous, Paris, Tallandier, 2009,
p. 29.
2
Ibid., p. 13-14.

380
commencement radical, à un commencement dont l’origine n’est pas assignable à partir des
conditions données, et qui détermine de manière essentielle ce qu’il fait commencer, c’est-à-
dire qui réalise en commençant les conditions de sa propre durée. Selon Althusser, « pour
Machiavel l’unité nationale n’est pas un fait accompli, mais un fait à accomplir. (…) [L]a
pensée de Machiavel devait s’imposer, pour des raisons politiques définies, cette tâche
théorique tout à fait inédite et radicale de penser les conditions de possibilité de l’existence de
ce qui n’existe pas encore, c’est-à-dire de penser le commencement radical » (CR, 47). En
plus, Machiavel pense le commencement radical en sachant que « [l]e commencement (…) est,
si l’on peut dire, enraciné dans l’essence d’une chose, puisqu’il est le commencement de cette
chose : il affecte toutes ses déterminations, il ne passe pas avec l’instant, mais dure avec la
chose même » (EII, 46). Une telle tâche semble alors impossible, parce que s’« il faut
commencer par le commencement », il faut aussi reconnaitre que « le commencement ce n’est,
à la limite, rien » (EII, 123)3. C’est pourquoi on peut soutenir qu’Althusser voyait avant tout
dans Machiavel un théoricien de la révolution, posant le problème du surgissement du nouveau
dans l’histoire, c’est-à-dire de la rupture de sa répétition. « Althusser n’a-t-il pas été tenté d’en
dire autant de la révolution ? En ce qui la regarde aussi, l’après ne saurait être d’aucune
manière contenu ni préfiguré dans l’avant, et aucune nécessité ne saurait les relier, sous peine
que l’après ne soit que la répétition de l’avant, que la nouveauté soit illusoire et la révolution
avortée »4.

Nous avons indiqué que le fait à accomplir que pense Machiavel est en même temps
impossible et nécessaire. Ce double caractère du fait à accomplir peut s’élucider si l’on
comprend ce que signifie « penser sous conjoncture ». Pour ce faire, deux conceptions du
travail théorique doivent être exclues. D’un côté, Machiavel ne vise pas à penser la politique en
général, ou l’histoire en général. S’il avait produit un discours objectif et universel, traitant,
sinon des « lois de l’histoire », du moins des « lois de la politique », « [l]e discours de
Machiavel serait alors semblable au discours de Montesquieu : objectif car universel, énonçant
les lois de son objet, le concret de l’objet n’étant qu’un cas particulier de cet universel. Disons,
provisoirement : un discours “sans sujet” comme tout discours scientifique, sans sujet, donc
sans destinataire. (…) Chacun peut s’en servir ! » (EII, 57)5. Or, il est impossible de présenter
la théorie de Machiavel comme un système, dans la forme de l’universalité du concept. « Ce
qui l’intéresse, ce n’est pas “la nature des choses” en général (Montesquieu), mais, pour donner

3
Rappelons comment dès 1963 Althusser distinguait la pensée de Lénine de celle de l’historien : la première
est une réflexion sur « la nécessité à accomplir », la deuxième une réflexion sur « le fait accompli de la
nécessité » (PM, 181). C’est pourquoi, dans sa tentative de relire le premier Althusser à partir de son travail
sur Machiavel, Lahtinen peut écrire que « le Althusser machiavélien ou aléatoire (…) n’est pas un théoricien
particulièrement différent de l’Althusser qui analysait les théories de Marx et Lénine » (M. Lahtinen, Politics
and Philosophy, op. cit., p. 87, nous traduisons).
4
E. Terray, « Une rencontre. Althusser et Machiavel », in S. Lazarus, Politique et philosophie dans l’œuvre
de Louis Althusser, op. cit., p. 149.
5
Sur la conception des lois chez Montesquieu, cf. M, Chapitre II.

381
à son mot toute sa force, “la verità effettuale della cosa”, de la chose dans son singulier, la
singularité de son “cas”. Et la “chose”, c’est aussi la cause, la tâche, le problème singulier à
poser et résoudre. (…) [S]on objet (…) est la position d’un problème politique concret » (EII,
58-59), « son “objet” est en fait un objectif déterminé » (EII, 91). Ici se révèle l’autre
possibilité à exclure si l’on veut définir une pensée sous conjoncture : Machiavel ne se limite
pas non plus à penser la singularité de sa conjoncture, ou mieux, s’il peut penser sa conjoncture
comme singulière c’est parce que sa conjoncture est aussi sa cause, sa tâche. Ainsi, on trouve
chez Machiavel « [u]ne certaine façon de penser la politique, non pour elle-même, mais sous la
forme de la position d’un problème et de la définition d’une tâche historique » (EII, 51).
Que signifie penser dans la conjoncture ? (…) Cela signifie d’abord tenir compte de toutes les
déterminations, de toutes les circonstances concrètes existantes, en faire le recensement, le décompte
et la comparaison. (…) Mais ce recensement des éléments et des circonstances ne suffit pas. Penser
sous la catégorie de conjoncture, ce n’est pas penser sur la conjoncture, comme on réfléchirait sur un
ensemble de données concrètes. Penser sous la conjoncture, c’est littéralement se soumettre au
problème qui produit et impose son cas : le problème politique de l’unité nationale, la constitution de
l’Italie en État national. (…) [C]’est la conjoncture elle-même qui pose négativement, mais
objectivement, le problème de l’unité nationale italienne. Machiavel ne fait qu’enregistrer dans sa
position théorique un problème qui est objectivement, historiquement posé par le cas de la
conjoncture : non par de simples comparaisons intellectuelles, mais par l’affrontement des forces de
classes existantes, et leur rapport de développement inégal, en définitive par leur avenir aléatoire. (…)
La conjoncture n’est donc pas le simple relevé de ses éléments, l’énumération des circonstances
diverses, mais leur système contradictoire qui pose le problème politique et désigne sa solution
historique, et en fait ipso facto un objectif politique, une tâche pratique. À partir de là, dans le même
instant et mouvement, tous les éléments de la conjoncture changent de sens : ils deviennent des forces
réelles ou virtuelles dans le combat pour l’objectif historique, et leurs rapports deviennent des
rapports de force. (…) Toute la question devient alors : sous quelle forme regrouper toutes les forces
positives actuellement disponibles pour réaliser l’objectif politique, l’unité nationale ? Cette forme,
Machiavel lui donne un nom : le Prince (EII, 61-62).

Le recensement des circonstances existantes aboutit donc à la position d’un problème et, c’est
important de le relever, de sa solution, imposant comme seule vraie question celle du lien de
l’un à l’autre, de la forme à donner à la réalisation de la solution. Comme l’explique Stéphane
Legrand, « la théorie n’est ni construction d’un problème, ni élaboration rationnelle de sa
solution : (…) elle consiste à (…) transformer la manière dont on pense le réel en fonction
même de ce problème et de cette solution au problème que le réel donne à la théorie, impose à
la théorie. Et, à partir de là, la théorie a à se poser la question des modes de passage possible du
problème à la solution (…). Le Prince ne nomme ni un problème (…), ni sa solution (…), mais
la forme possible du passage de l’un à l’autre »6.

C’est donc la conjoncture elle-même qui impose à Machiavel la tâche qu’il se trouve à
penser, d’où sa nécessité. Or, c’est la conjoncture elle-même qui nous donne cette tâche
comme impossible. En recensant les conditions données depuis le point de vue de leur possible
devenir-force dans l’accomplissement de la tâche politique, Machiavel relève que, d’un côté,
une « matière » est bien présente qui pourrait donner lieu au commencement d’un État national

6
St. Legrand, « Présence de Machiavel dans le marxisme », Archives du GRM, 1e année, 02 février 2008,
pp. 5-6.

382
qui dure (l’Italie se trouve dans une misère extrême ; elle est animée par une immense
aspiration à l’être politique ; elle est habitée par des individus vertueux (cf. EII, 108-109)).
Toutefois, de l’autre côté, aucune des « formes » politiques données (aucune des Principautés
existantes) ne peut « donner forme » à une telle matière. Comme Althusser l’explique
synthétiquement dans le cours de 1962, la pensée de Machiavel ne se veut pas « projection
d’une utopie sur une matière, mais recherche de l’insertion du plan politique dans la matière
elle-même, dans les structures politiques existantes elles-mêmes ». Toutefois, « la matière est
pur vide de forme, pure attente informe de forme. La matière italienne est une puissance vide,
qui attend du dehors qu’une forme lui soit apportée et imposée ». Cela signifie qu’« il est
impossible de fixer par avance dans la matière le lieu de naissance de la forme ». Il s’ensuit
que « [l]a nécessité de l’inventaire exhaustif des formes négatives existantes n’est rien d’autre
que la reconnaissance de la contingence radicale de l’application de la Nouvelle forme à la
matière existante. Autrement dit la nécessité de la nouvelle forme a pour condition la
contingence radicale de son commencement et de sa naissance » (PH, 207-209).

Ces considérations peuvent être lues de deux manières. Soit, si la matière est « pure
attente de forme », le Prince peut, « du dehors », lui donner la forme adéquate à
l’accomplissement de sa tâche politique. C’est ce qu’Althusser semble croire dans les années
80, quand, revenant sur Machiavel à partir d’une idée de la conjoncture comme vide, il affirme
que « ce qui est proprement stupéfiant, c’est que tout, dans cette conjoncture factuelle, est
constitué par le vide et repose sur le vide (…). Dans ce vide, tout sera possible, puisqu’il
n’existe aucun obstacle ni politique, ni structurel, ni organique. (…) [C]’est en cela que
consiste la “fortune” par excellence : dans le vide d’obstacles, qui rend la liberté d’initiative
possible » (ADL, 495-496). Dans ce cas, au vide de la conjoncture répondrait le plein de la
liberté créatrice du Prince7. Soit, l’imposition de la forme requiert de la contingence, plus que
de la liberté, parce que les formes de nécessité données empêchent une telle prise de forme. Ce
qui implique, on le verra, une conception de la « fortune » différente de celle du « vide
d’obstacles », capable de prendre en compte le « plein » de la conjoncture, c’est-à-dire de la
« matière » donnée. Cette conception pourra alors se lier à un concept de virtù compris comme
forme vide. Ceci semble mieux correspondre à la position d’Althusser dans les années 70,
lorsqu’il affirme que « la réalité d’une forme qui n’existe pas encore, dépend (…) de la
disposition des éléments existants » (EII, 53) :

7
A l’encontre de cette lecture, F. Del Lucchese a souligné que « pour Machiavel (dans ce cas un véritable
“fils de la terre” s’opposant aux “amis des formes”) semble se donner – contre Aristote – une véritable
primauté de la matière sur la forme. Une matière saine ou une matière corrompue offrent “l’occasion” aux
acteurs politiques de démontrer leur vertu. La matière est alors tout autre chose que l’élément passif
d’Aristote » (F. Del Lucchese, « Sur le vide d’une rencontre : Althusser lecteur de Machiavel », tr. fr.
F. Bruschi, Cahiers du GRM, n° 7, 2015, § 13). Il remet alors en question les tentatives, en partie fondées sur
le texte même d’Althusser, de retrouver un « écho volontariste » ou « décisionniste » dans Le Prince (cf. par
exemple G. Balakrishnan, « From Florence to Moscow », in New Left Review, n° 3, 2000).

383
l’espace présent d’une analyse de conjoncture politique, dans sa contexture même, fait de forces
opposées et entremêlées, n’a de sens que s’il ménage ou contient une certaine place, un certain lieu
vide : vide pour le remplir, vide pour y insérer l’action de l’individu ou du groupe d’hommes qui
viendront y prendre position et appui, pour rassembler les forces capables, pour constituer les forces
capables d’accomplir la tâche politique assignée par l’histoire – vide pour le futur. Je dis bien vide,
quoiqu’elle [sic] soit toujours occupée. (…) Et supposé que ce lieu soit un point, il ne serait pas fixe,
mais mobile, mieux encore instable en son être même, puisque tout son effort doit tendre à se donner
l’existence (EII, 64).

Dans ce deuxième cas, la conjoncture n’est pas vide. L’avènement du Prince requiert en effet
de ménager l’espace donné pour qu’y apparaisse un lieu vide où le Prince pourrait s’insérer
efficacement. Il s’ensuit que « Machiavel ne peut mettre en place son problème politique qu’à
la condition de faire table rase des formes féodales existantes, comme incompatibles avec
l’objectif de l’unité italienne » (EII, 127). Ou, pour employer les termes du matérialisme de la
rencontre, « [i]l faut créer les conditions d’une déviation et donc d’une rencontre pour que
“prenne” l’unité italienne » (EI, 558)8. Nous pourrions résumer ces considérations en affirmant
que, d’après les conditions données, le prince doit être un appareil hors Principautés, non pas
parce que rien ne ferait face à sa liberté créatrice, mais parce qu’au contraire son action ne se
constitue qu’en faisant le vide des conditions données qui l’entravent pour que se constituent
des conditions nouvelles. C’est pourquoi Machiavel doit poser un rapport originaire entre le
nouveau Prince et la nouvelle Principauté : « le prince à naître devait être libéré de toutes les
entraves féodales, et entreprendre cette tâche à partir de rien, c’est-à-dire sans se soumettre aux
formes politiques existantes. C’est pourquoi [Machiavel] parle en général “du prince nouveau
dans une principauté nouvelle” » (SM, 315)9.

Voici la fonction essentielle de la théorie de Machiavel en tant que théorie de la


pratique politique sous conjoncture : faire théoriquement le vide dans le « plein » des
conditions données en tant que ce plein rend impossible la tâche politique nécessaire. Selon
Althusser, qui reprend ici la métaphore machiavélienne de l’archer, la conjoncture impose à
Machiavel de « viser très haut » : « viser très haut a encore un autre sens [au-delà de la reprise
des grands exemples du passé], que Machiavel ne dit pas, mais qu’il pratique : viser très haut =
viser au-delà de ce qui existe, pour atteindre un but qui n’existe pas, mais doit exister = viser
au-dessus de toutes les Principautés existantes, au-delà de leurs limites » (EII, 130-131). C’est
pourquoi Machiavel est par excellence un auteur qui pense à la limite, ou qui pense aux
extrêmes. Il est « contraint de penser à la limite du possible pour penser le réel (…) de penser
le possible à la limite de l'impossible » (EII, 109). Pour le dire autrement, chez Machiavel, on
peut avoir une prise sur le réel en élevant le possible à l’impossible, en identifiant l’impossible

8
Cf. aussi l’idée selon laquelle pour Machiavel il s’agit « de constituer (en projet évidemment, c’est-à-dire en
stratégie, avant de la constituer dans les faits) une conjoncture factuelle propre à réaliser, avec le soutien
heureux de la fortune ou occasion, une rencontre aléatoire propre à la réalisation de l’unité nationale
italienne » (ADL, 495).
9
Cette table rase peut d’ailleurs se faire de manière très matérielle, comme l’indique l’épisode où César
Borgia tue son lieutenant Sinigalla : « César a fait cruellement le vide pour que dans le vide ainsi fait renaisse
la “fortune” » (ADL, 499).

384
appelé et empêché par le possible, en pensant le possible donné depuis ce qu’il rend à la fois
nécessaire et impossible à réaliser10. C’est ainsi qu’il est possible de faire théoriquement le
vide dans le plein des conditions données. Cette opération résulte dans le vide du Prince lui-
même, dans son absence de nom et dans son absence de lieu, sur lesquelles Althusser insiste
longuement, comme des figures du rapport spécifique que la pensée de Machiavel entretient
avec la politique. « Le Prince étant défini uniquement, exclusivement, par la fonction qu’il doit
accomplir, c’est-à-dire par le vide historique qu’il doit remplir, est une forme vide, un pur
possible-impossible aléatoire » (EII, 72). « Mais – comme Althusser le dira plus tard – ce vide
politique est d’abord un vide philosophique », c’est-à-dire un vide dans la théorie même de
Machiavel (EI, 560). On se trouve donc face à une pensée qui définit avec précision les
conditions de possibilité et d’impossibilité de la pratique politique, pour en tirer une indécision
quant au lieu et au sujet de cette même pratique. On pourrait alors penser que cet écart entre
définition des conditions de la pratique politique et indécision sur sa forme rend la théorie de
Machiavel abstraite. Cependant, cette abstraction n’est pas comparable à celle d’une théorie
des « lois de la politique ». Au contraire, « [l]a place et le jeu de cette abstraction lui confèrent
un fonctionnement politique concret ; (…) la grande aventure commence hors de tout ce qui
existe, donc en un lieu inconnu et par un homme inconnu » (EII, 139). Cette abstraction est en
effet ce qui permet de ménager, au sein de la théorie elle-même, le lieu vide de la contingence
de la politique.
Machiavel tient fermement les deux bouts de la chaine, bref, pense et pose cet écart théorique, cette
espèce de contradiction, sans vouloir lui proposer dans la pensée, sous la forme d’une notion ou d’un
rêve, une réduction ou une solution théorique quelconque. Cette pensée de l’écart tient au fait que
Machiavel non seulement pose, mais pense politiquement son problème, c’est-à-dire comme une
contradiction dans la réalité, qui ne peut être levée par la pensée, mais par la réalité, c’est-à-dire par le
surgissement nécessaire mais imprévisible, inassignable dans le lieu, le temps et la personne, des
formes concrètes de la rencontre politique dont seules les conditions générales sont définies. Place est
ainsi faite, dans cette théorie qui pense et maintient l’écart, pour la pratique politique, place lui est
faite par cet agencement de notions théoriques écartelées, par le décalage entre le défini et l’indéfini,
le nécessaire et l’imprévisible. Ce décalage pensé et non résolu par la pensée, c’est la présence de
l’histoire et de la pratique politique dans la théorie même (EII, 139).

2. Le Prince comme appareil idéologique

On a vu que l’intérêt de Machiavel ne réside pas seulement selon Althusser dans le fait
d’avoir produit une pensée du commencement radical, en tant que commencement impossible
et nécessaire. Il a pensé ce commencement du point de vue de sa durée, qui doit être inscrite
dans la forme même du commencement. C’est pourquoi, si Machiavel ne désigne pas le lieu et
le sujet du commencement, il pense la forme que le Prince doit prendre pour que ce

10
Cf. aussi la « Soutenance d’Amiens » : « [J]e me souvenais de Machiavel, dont la règle de méthode,
rarement énoncée, mais toujours pratiquée, est qu’il faut penser aux extrêmes, entendons dans une position
où l’on énonce des thèses-limites, où, pour rendre la pensée possible, on occupe la place de l’impossible »
(P, 133).

385
commencement dure. Ainsi, s’il étudie les différentes formes de gouvernement, en les déclarant
toutes défectueuses, ou s’il met en place une philosophie cyclique de l’histoire, pour affirmer
qu’il faut penser la rupture du cycle, ou encore s’il formule une anthropologie posant le désir
infini comme essence de la nature humaine, pour finalement parler des hommes au pluriel
comme étant définis par des rapports sociaux et politiques déterminés, c’est parce que ces
perspectives – la définition du gouvernement idéal, la définition de lois du mouvement
historique en général, la déduction à partir de l’essence humaine des catégories d’une théorie
universelle de la société – l’empêchent précisément de poser son propre problème : « le
problème fondamental de l’État, qui hante Machiavel dans le remaniement de la typologie
classique, est celui de la durée de l’État : Machiavel s’intéresse à une seule forme de
gouvernement : celle qui permet à un État de durer » (EII, 88). Qu’est-ce qui permet à un État
de durer ? Machiavel répond en affirmant que le Prince, qui est seul au moment du
commencement, doit « devenir plusieurs ». Il désigne ainsi la rencontre, qui doit prendre et se
répéter, entre le Prince et le peuple, ou plutôt la prise de position de la part du Prince dans la
lutte des classes qui oppose les « petits » aux « grands », à la faveur des « petits ».

Cette question, qui est aussi la question de la différence entre Le Prince et les Discours,
a fait l’objet du débat consistant à déterminer si Machiavel était monarchiste ou républicain, ou
encore s’il a écrit Le Prince pour le Prince ou pour le peuple. Althusser, refusant le « choix »,
s’efforce plutôt de comprendre la fonction d’une telle tension. Il souligne que ce qui permet à
un État de durer, ce sont ses lois, lesquelles toutefois doivent être propres à l’État nouveau, en
fonction du rapport de force spécifique entre les classes qui doit le composer : « Machiavel
considère les lois, dans leur rapport avec la lutte des classes, sous un double aspect : dans leur
résultat, elles stabilisent le rapport des forces entre les classes, et servent alors, comme il le dit,
de “barrière”, et donnent naissance à la “liberté”. Mais dans leur cause, elles mettent au
premier plan le peuple, dont les “agitations” aboutissent à la conquête des lois. Il ne fait pas de
doute que, dans sa théorie de la lutte des classes comme origine des lois qui la limitent,
Machiavel se place du point de vue du peuple » (EII, 113). Faut-il voir ici une première
esquisse de la dictature du prolétariat ? Sans doute pas, dans la mesure où la perspective est
celle du gouvernement des masses, et qu’il n’y a pas de point de vue hors État. Par contre, la
pensée de Machiavel est clairement structurée par une prise de position de classe, à la faveur
du peuple : « [i]l n’est (…) de durée que par des lois, par lesquelles le Prince peut “prendre
racine” dans son peuple » (EII, 120). Ce qui devrait peut-être nous conduire à relativiser la
« solitude » du Prince au moment du commencement, en trouvant justement dans les
« agitations » du peuple qui aboutissent à la conquête des lois le principe de l’« aspiration » de
la matière à la forme. Corrélativement, cela devrait nous conduire à relativiser l’idée de la
toute-puissance de la liberté créatrice du Prince, telle qu’elle s’exprime par exemple dans ce
passage où la conjoncture est de nouveau pensée comme vide : « tout commencement absolu
requiert la solitude absolue du réformateur ou du fondateur. La solitude du Prince est le

386
corrélat exact du vide de la conjoncture. (…) Pour tirer un État de rien, le fondateur doit être
seul, c’est-à-dire être tout : tout-puissant. Tout-puissant devant le vide de la conjoncture et de
son avenir aléatoire » (EII, 119).

La pratique politique du Prince consiste donc à s’enraciner dans le peuple pour y ancrer
son État. À côté des lois, deux autres « moyens » permettent de réaliser une telle tâche.
Althusser affirme que le nouveau Prince a avant tout besoin de force, en particulier sous la
forme de la constitution d’une armée nationale et populaire. Pourquoi l’armée doit-elle être
nationale et populaire ? Parce que s’il y a bien un primat de la force dans la politique du
Prince, ce primat n’a de sens que s’il est lui-même soumis au primat de la politique. Ainsi,
l’armée n’est pas simplement un moyen en vue d’une fin, mais est en elle-même le
commencement de la réalisation de la fin. « Non seulement le moyen n’est pas extérieur à la
fin, mais la fin est intérieure au moyen. (…) L’armée ne peut être le moyen d’une politique que
si elle est déjà la forme réalisée d’une politique. (…) [L]es moyens propres à résoudre un
problème doivent déjà être en soi, réaliser en soi, la solution de ce problème » (EII, 150).

En plus de la force, le prince a aussi besoin de consentement. D’un côté, le Prince doit
viser l’opinion du peuple dans sa masse, notamment à travers la religion (« l’idéologie
dominante de masse existante »). Ainsi, « ce complexe : moyens et fins se joue dans une
totalité humaine : celle de l’apparence. (…) [A]utrement dit l’action du Prince, qui repose sur
la réalité du rapport entre sa fin et ses moyens, s’exerce dans un contexte qui est celui de
l’opinion des hommes qu’il gouverne ». Ce qui implique qu’agir politiquement ce n’est pas
« modifier la structure du monde imaginaire dans lequel se joue la politique, agir politiquement
c’est agir constamment sur deux plans : sur le plan des objectifs et des desseins réels, des fins
et des moyens réels, mais en tenant compte de l’élément idéologique imaginaire et éthico-
religieux dans lequel se meut le peuple. Le politique est celui qui connait l’essence de cette
apparence et qui pourtant s’en sert sans vouloir la détruire » (PH, 224-225).

Pour la même raison, le Prince doit surtout veiller à sa propre image auprès du peuple.
Ce qui signifie qu’il est lui-même un appareil idéologique d’État :
le Prince doit commencer par respecter l’idéologie du peuple, même et surtout s’il veut la transformer.
Il doit prendre garde que toute action politique, toute forme de pratique politique intervient et retentit
en fait dans l’élément de cette idéologie, il doit donc prendre en charge, assumer, devancer, inscrire
dans sa propre pratique politique les effets idéologiques de sa pratique politique. Et, comme le Prince
est, au propre, la figure de l’État, il doit prendre garde que la représentation que le peuple se fait de la
figure du Prince s’inscrive dans l’idéologie populaire, pour y produire des effets qui favorisent sa
politique (EII, 161).

Althusser reprend ici la célèbre métaphore de Machiavel suivant laquelle le Prince doit être à la
fois homme et lion, mais il insiste en particulier sur le fait que le lion se dédouble, que le côté
« bestial » du Prince se divise en lion et renard. Des trois termes, c’est le dernier qui, selon
Althusser, doit primer. C’est en effet en tant que renard que « le Prince n’est plus un
particulier : c’est un individu politique, tout entier défini par sa fonction politique » (EII, 154).

387
Une telle absence de « particularité » est le vrai forme de la virtù du Prince : « tout en étant
l’attribut d’un individu, la virtù n’est pas l’essence intérieure de l’individualité ; elle n’est que
la réflexion, aussi consciente et responsable que possible, des conditions objectives de la
réalisation de la tâche historique de l’heure dans un individu-Prince » (EII, 156). Legrand
pousse cette idée, à nos yeux de manière très juste, jusqu’à affirmer que le Prince
doit être à la pointe extrême de la désubjectivation, n’être plus que sa fonction. (…) Le Prince est
celui qui devrait s’astreindre à n’être plus sujet que ce qu’il est comme individu, comme fonction
proprement politique, et donc asubjective. Ce qui atteste dans le texte de Machiavel du rapport qu’il
est réputé devoir entretenir à l’égard de ses déterminations subjectives. Doit-il être pitoyable,
généreux, ladre, libéral, cruel, honnête, traître ? (…) Il est écart, distance prise, vide marqué par
rapport à tout cela, il ne l’est pas, il en use. Il ne s’identifie à aucune qualité, n’adhère à aucun propre
en lequel il se reconnaîtrait, ne se retourne à aucune interpellation en provenance du champ des
signifiants du pouvoir.11

La virtù consiste alors en une « pure aptitude active à se dissocier de toute détermination
subjective pour faire usage des qualités et procédés de manière fluente selon la mobilité des
conjonctures »12. On retrouve cette même idée sous la plume d’Althusser lui-même dans un
texte inédit : « Le Prince n’est pas un individu qui serait un sujet humain. Le Prince est un
système d’instances sans sujet central sans cette unité subjective qui ferait en lui la synthèse de
ses fonctions objectives. Et comme le Prince n’est rien sans l’usage stratégique de ce système
d’instances, leur mise en œuvre stratégique, on peut dire aussi bien : le Prince est une stratégie
politique, et à ce titre il est un “procès sans sujet” »13.

De quoi le Prince doit avant tout faire usage ? De ce que les figures du lion et de
l’homme représentent, à savoir la force et les lois :
les lois existent, disons comme institutions, règles reconnues et opinions des hommes, la force existe,
disons comme armée, mais en revanche la ruse n’a aucune existence objective : elle n’existe pas. (…)
[E]lle ne peut s’exercer qu’en prenant appui sur les lois ou la force. La ruse n’est pas alors une
troisième forme de gouvernement, elle est un gouvernement au second degré, une manière de
gouverner les deux autres formes de gouvernement (…). La ruse ouvre donc, au-delà de la force et des
lois, un espace de détournement de l’existence de la force et des lois, où la force et les lois sont
suppléées, feintes, contrefaites et tournées. La maîtrise de la ruse chez le Prince, c’est la distance qui
lui permet, à volonté, de jouer sur l’existence et de l’existence de la force et des lois, et, au sens le plus
fort du mot, de les feindre (EII, 158-159).

Le Prince doit donc avant tout prendre une distance par rapport à ses propres déterminations
subjectives particulières afin de pouvoir user des formes de gouvernement constituées par les
lois et la force sans s’identifier avec elles. L’idée de cette prise de distance sera reformulée de
manière saisissante dans les années 80 comme la forme d’un instinct spécifique : l’instinct de
« savoir paraître être moral ou savoir paraître être violent, même si en son cœur et corps le
Prince n’est ni moral ni violent, en tous les cas qu’il soit l’un ou l’autre ou l’un et l’autre,
savoir paraître l’être au moment décisif pour se gagner la continuation de la fortune, rendre la
fortune durable. (…) Cet instinct c’est en fait l’intuition instinctive de la conjoncture et de la

11
St. Legrand, « Présence de Machiavel dans le marxisme », op. cit., p. 12.
12
Ibid., p. 13.
13
L. Althusser, « Que faire (1978) », A26-05.07, p. 76.

388
fortune possible à saisir » (ADL, 490). En bref, « le Prince doit savoir paraître être,
conformément à son image durable » (ADL, 491). Althusser précise que le Prince doit
construire cette image dans la « juste distance » par rapport au peuple et aux grands, mais
surtout « à distance de lui-même, de ses propres désirs, pulsions et impulsions, donc, dans le
langage du temps : passions. (…) [I]l faut que le Prince prenne à son propre égard “le vide
d’une distance prise” » (ADL, 490-492). On voit donc ici que c’est le Prince lui-même qui est
pensé à partir de la catégorie du vide et non pas la conjoncture, laquelle est au contraire pensée
comme pleine de rencontres mouvantes dont le Prince doit savoir faire usage.

3. Le vide des masses

Tous ces développements recèlent une importance cruciale pour répondre à la question
de la forme d’organisation d’un parti voulant se donner une ligne de masse. Toutefois, pour
pouvoir comprendre si et jusqu’à quel point les observations sur le Prince pourraient être
transposées au parti, il faut revenir en arrière, afin de saisir la différence fondamentale qui
sépare, selon Althusser, Machiavel du marxisme. La question de la virtù ne nous semble pas
pouvoir être posée chez Machiavel de la même manière depuis le point de vue de la durée de
l’État, c’est-à-dire, pour revenir à notre terminologie, de sa reproduction, où il s’agit pour le
Prince de se détacher de sa particularité pour adhérer à la conjoncture afin de faire durer son
image et, par là, l’État lui-même, et depuis le point de vue du commencement, c’est-à-dire,
dans nos termes, de la structuration, de l’État. Si, dans le premier cas, la conjoncture présente
dans sa positivité des conditions aptes à entretenir l’action du Prince, le vide du Prince étant
alors le principe de son « usage » de la conjoncture, on a vu que, dans le deuxième cas, la
conjoncture elle-même est vide, c’est-à-dire que sa plénitude empêche la réalisation de la tâche
du Prince, celui-ci étant alors simplement indiqué par la théorie sous la forme d’un vide dans
sa structure conceptuelle faisant face à la table rase théorique des conditions données.

Cette différence peut être mieux saisie en analysant la deuxième fonction de la théorie
que Machiavel nous permet de mettre en valeur. On a vu que la théorie n’est pas seulement
pensée de la pratique politique en conjoncture ; elle est aussi une pensée qui veut intervenir
dans la conjoncture, elle est pensée sous conjoncture. La fonction de la théorie n’est donc pas
simplement de recenser les conditions qui s’offrent à la politique, en faisant le vide dans la
conjoncture sans le remplir à son tour afin qu’un sujet puisse s’y insérer. La deuxième fonction
peut être entrevue si l’on relève que, dans l’espace construit par la théorie de Machiavel, « il
n’y a pas qu’une place vide (…), mais deux ». La raison de ce dédoublement est à chercher
dans le fait que « la pratique politique dont parle Machiavel n’est pas la sienne, mais celle d’un
autre » (EII, 65). Ainsi, lorsqu’il s’efforce de penser les conditions d’efficacité politique de sa
théorie en tant que théorie, il ne pense pas qu’elle puisse être efficace par elle-même : « [c]et

389
intellectuel ne croyait pas que les intellectuels fassent l’histoire » (SM, 323). C’est en ce sens
que la place de la théorie dans l’espace dressé par Machiavel est, elle aussi, vide.

Quelles sont alors les conditions de l’efficacité de la théorie ? Machiavel sait, selon un
mode de pensée qu’Althusser attribuera plus tard à Marx aussi, « qu’il n’y a de vérité, ou plutôt
de vrai qu’effectif, c’est-à-dire porté par ses effets, inexistant en dehors d’eux, et que
l’effectivité du vrai se confond toujours avec l’activité des hommes » (EII, 66). C’est pourquoi
Machiavel doit se mettre lui-même en scène, en tant que théoricien, dans l’espace qu’il a
théoriquement déligné : « Pour que le texte de Machiavel soit politiquement efficace, c’est-à-
dire soit à sa manière, l’agent de la pratique politique qu’il met en place, il faut qu’il soit
inscrit quelque part dans l’espace de cette pratique politique » (EII, 66). Ainsi, « [l]e texte de
Machiavel dessine un espace topologique, et fixe le lieu, le topos qu’il doit occuper dans cet
espace pour y devenir actif, pour que son propre texte soit un acte politique, un élément de la
transformation pratique de cet espace » (EII, 68)14. Or, curieusement, le deuxième vide, qui est
celui de la théorie elle-même, ne renvoie pas, comme on pourrait le croire, au Prince, ce qui
reviendrait simplement à renouveler le problème, le lieu du Prince étant lui aussi un vide à
remplir. C’est au contraire lorsque, dans la Dédicace du Prince, Machiavel affirme que, pour
bien connaitre la nature des Princes, il convient d’être peuple, qu’il prend véritablement place
dans l’espace de la conjoncture. Il énonce ainsi sa « position de classe ». Seulement ceci peut
nous faire comprendre pourquoi Gramsci a pu qualifier Le Prince de Manifeste
révolutionnaire. « Sous les espèces du Prince, c’est en fait au peuple qu’il s’adresse. Ce
Manifeste qui semble avoir pour unique interlocuteur un individu à venir, un individu qui
n’existe pas, s’adresse en fait à la masse des hommes du peuple. On n’écrit pas un Manifeste
pour un individu, et de surcroit pour un individu inexistant : un Manifeste s’adresse toujours
aux masses pour les rassembler en une force révolutionnaire » (EII, 70). C’est ainsi que le
problème de la double place vide – celle du Prince et celle de la théorie elle-même –, qui n’est
au fond que l’expression du vide de la conjoncture elle-même, c’est-à-dire de sa plénitude en
tant qu’elle pose comme nécessaire une tâche impossible à accomplir, est résolu en prenant
position après du seul élément qui puisse soutenir l’action du Prince, à savoir le peuple. C’est
seulement en assumant ce point de vue de classe que le commencement peut espérer
commencer en durant, l’ensemble des réflexions sur la reproduction de l’État trouvant alors
leur ancrage dans le principe même de sa structuration. C’est pourquoi la virtù du Prince ne
peut pas être due, même au moment du commencement de son action, à sa pure « liberté
d’initiative », que si « [t]out est suspendu à sa virtù, c’est-à-dire aux conditions subjectives de
sa réussite » (EII, 73), ces conditions subjectives doivent d’emblée être telles qu’elles adhèrent
aux forces agissantes dans la conjoncture, ne serait-ce que sous la forme des « aspirations » des
masses à devenir peuple.

14
Cf. aussi SM, 321.

390
Toutefois, on voit à ce point s’ouvrir un nouveau problème, un nouvel écart, qui nous
permettra de comprendre la désignation gramscienne du Prince comme Manifeste utopique
révolutionnaire, c’est-à-dire de comprendre ce qui le distingue du Manifeste communiste.
le Manifeste se place sur les positions du prolétariat, mais c’est pour appeler le même prolétariat et les
autres classes exploitées à s’organiser dans le parti du prolétariat. (…) Il n’en va pas de même dans Le
Prince. Machiavel se place certes du point de vue du peuple, mais ce Prince, auquel il assigne la
mission d’unifier la nation italienne, s’il doit devenir un Prince populaire, n’est pas lui-même peuple.
De même le peuple n’est pas appelé à devenir Prince. Il y a donc une dualité irréductible entre le lieu
du point de vue politique et le lieu de la force et de la pratique politique, entre le « sujet » du point de
vue politique, le peuple, et le « sujet » de la pratique politique, le Prince. (…) [Le] Peuple, qui attend
de ce Prince impossible qu’il le transforme en nation, ce peuple à partir duquel Machiavel va définir
toute la politique du Prince, rien ne lui impose, ni même ne lui suggère de se constituer en peuple, ou
à plus forte raison de devenir une force politique. (…) L’histoire doit être faite par le Prince du point
de vue du peuple, mais le peuple n’est pas encore le « sujet » de l’histoire. (…) Machiavel (…) confie
à un autre (…), à un individu d’avance indéfinissable, la mission de réaliser l’unité nationale pour un
tiers : le peuple. La dualité des lieux, la dualité des « sujets », débouche ainsi sur l’altérité de l’utopie,
qui confie la réalisation de l’unité nationale du peuple à un individu mythique : le Prince. (…) [C]ette
réflexion reste utopique, car, si elle peut contribuer à modifier la conscience politique du peuple, c’est
seulement pour mettre cette simple conscience comme conscience en rapport avec un événement
possible et souhaitable : l’avènement du Prince. Ce n’est pas pour transformer cette conscience en
force politique, capable de produire cet événement, ou d’avoir part à sa production. (…) [C]hez
Machiavel, le lieu du point de vue de classe et le lieu de la pratique politique sont dissociés : ce hiatus
ouvre le vide de l’utopie (EII, 72-74)15.

C’est pourquoi la place de la théorie, qui est le lieu du point de vue politique, à savoir le
peuple, est elle aussi vide. La différence fondamentale entre Le Prince et le Manifeste ne se
situe donc pas au niveau de leur position de classe, mais au niveau de leur conception de
l’initiative des masses, ou plutôt, au niveau de leur capacité de faire de l’initiative de masse le
principe pour une saisie de la conjoncture en tant que clivée entre une nécessité imposant une
tâche impossible et une contingence rendant cette tâche possible. C’est en effet en devenant
force politique que le peuple ouvre des conditions adéquates à soutenir cette tâche, produit les
conditions de la rencontre avec le Prince. C’est pour ne pas avoir assumé jusqu’au bout ce
point de vue-là que Machiavel doit s’astreindre à faire appel à cet individu « possible-
impossible », « impossible inexistant » (P, 133), possédant entièrement dans sa virtù les
« conditions subjectives » de sa réussite, qu’est le Prince : c’est au Prince qu’il revient de créer
les conditions objectives de sa propre réussite16. En même temps, si on le lit bien, on comprend

15
Lahtinen souligne bien la fonction de la théorie de Machiavel en tant qu’elle intervient en conjoncture,
mais sans prendre en compte la distinction entre le « lieu du point de vue » et le « lieu de la pratique
politique ». Il les identifie au contraire dans la figure de « l’homme d’action » : « Machiavel ne présente pas
des formules indiquant comment il faudrait procéder dans certains cas mais propose des questions et
problèmes que l’acteur lui-même doit prendre en compte et tenter de résoudre. (…) [B]ien que Machiavel
soit “simplement” un écrivain, qui se limite à guider et assister les hommes d’action, il le fait en simulant
leur propre point de vue. (…) Dans ses écrits, Machiavel tente d’augmenter de degré d’autoréflexivité de
l’acteur en soulignant les conditions actuelles de ses actions. En d’autres mots, Machiavel ouvre les
problématiques des conditions de l’action du point de vue de l’acteur afin de soutenir son
autocompréhension » (M. Lahtinen, Politics and Philosophy, op. cit., p. 238).
16
Tout en n’ayant pas accès à Machiavel et nous, où cette question est traitée par Althusser, Emmanuel
Terray a parfaitement identifié la différence entre le Manifeste machiavélien et le Manifeste communiste,
ainsi que les dangers d’une identification du Prince avec le Prince moderne, le parti communiste. « À faire du
Parti le Prince moderne, Gramsci prend un risque dans la mesure où l’identification proposée est

391
que Machiavel « ne compte pas sur la prise de conscience de l’individu. Si l’individu a de la
virtù, à la limite ce n’est pas affaire de conscience et de volonté, s’il a de la virtù c’est qu’il se
trouve possédé et saisi par elle. (…) Pour lui, ce n’est pas la conscience, mais la rencontre de la
fortune et de la virtù qui font que tel individu se trouve arraché aux conditions du monde
ancien pour jeter le fondement de l’État nouveau » (SM, 317). Il nous semble que jamais
autant que dans la qualification du Manifeste révolutionnaire machiavélien d’utopique,
Althusser ne marque la différence entre le matérialisme aléatoire, en ce qu’il porte en lui
l’attente de l’évènement-miracle, dont on voit bien ici qu’il s’accompagne d’un appel au sujet,
aussi vide soit-il, et le matérialisme de la rencontre, en tant qu’il permet de reformuler le
matérialisme historique comme pensée de la pratique politique en conjoncture17.

subrepticement réversible. En d’autres termes, lorsqu’il regarde le Parti comme la figure moderne du Prince,
Gramsci ne s’expose-t-il pas à penser le Parti sur le modèle du Prince ? Entre autres conséquences, une telle
démarche conduirait d’abord à concevoir le Parti comme un super-individu, pourvu d’une conscience de soi,
d’une volonté – d’une faculté de se proposer des buts – et d’une intelligence – d’une capacité d’adapter des
moyens à ces buts. Lorsqu’on se souvient du statut irrémédiablement idéologique qu’Althusser assigne à la
notion de sujet et à ses usages métaphoriques, on imagine qu’il ait pu rester perplexe devant le
rapprochement gramscien. Par ailleurs, ce rapprochement ne nous entraîne-t-il pas à poser une analogie entre
les rapports qui unissent, d’un côté le Prince et le Peuple, de l’autre le Parti et les Masses ? Assurément, une
telle analogie ne contredirait pas nécessairement une certaine orthodoxie léniniste, telle qu’on la trouve par
exemple exposée dans Que faire ? Le Prince de Machiavel doit en effet son rôle historique privilégié à
l’incapacité politique insurmontable du Peuple. (…) Rien, on le voit, qui puisse choquer un adepte des
théories de l’avant-garde. Si l’on se rappelle en revanche la place qu’Althusser fait aux masses populaires et à
leurs initiatives, en particulier dans ses derniers textes publiés, on conçoit qu’ici encore, il ait pu hésiter
devant l’assimilation opérée par Gramsci » (E. Terray, « Une rencontre. Althusser et Machiavel », op. cit.,
pp. 155-156). Pour le dire autrement, on retrouve ici le reproche qu’Althusser adressait à Gramsci de ne pas
avoir posé la nécessité d’un parti hors État, seul capable de se donner une ligne de masse, c’est-à-dire de
participer à la formation d’un pouvoir social alternatif et à l’instauration de la dictature du prolétariat. Certes,
« l’opération de substitution » de Gramsci s’explique par l’absence d’une théorie politique proprement
marxiste et la nécessité de combler ce vide en cherchant cette théorie ailleurs, par exemple chez Machiavel.
Toutefois, « en l’absence d’une authentique théorie politique marxiste, il est vain de prétendre greffer sur le
marxisme la théorie politique machiavélienne, en dépit d’indéniables affinités. Lorsqu’on en vient au rôle des
masses (…) alors le rejet de cette greffe est inéluctable » (ibid., p. 156). Il faut noter que, dans un texte inédit,
Althusser identifie chez Machiavel une solution alternative au problème du Prince – qui réside dans le fait
que les effets idéologiques de masse qui ne peuvent naitre que de l’État nouveau doivent en quelque sorte
déjà être à l’œuvre pour que cet État naisse (problème qui n’est autre que celui, gramscien, d’une hégémonie
devant précéder la prise du pouvoir d’État) (cf. L. Althusser, « Que faire ? (1978) », A26-05.07, p. 79). Cette
solution diffère de l’appel à un Prince (ou à un Parti) produisant les conditions de sa propre réussite, et réside
dans une forme de lutte idéologique nouvelle : Machiavel « a découvert en matière idéologique une feinte
absolument inédite, c’est-à-dire une forme de discours produisant des effets idéologiques sans précédent : qui
consiste à ne feindre en rien ». Ainsi, « [c]’est de la connaissance vraie que Machiavel attend l’effet
idéologique », connaissance qui vise à « déconcerter, ébranler les idées reçues (celles de l’idéologie d’État),
jeter les esprits dans la perplexité et la contradiction. Une fois dit le vrai fera ensuite son chemin dans la
contradiction qu’il renforce en intervenant » (ibid. 81-82).
17
Hervé Oulc’hen a mis en relief la manière dont la conception du sujet qui émerge du Machiavel
d’Althusser se rapproche de celle de l’« héros structuraliste » dont parle Deleuze et dont nous avons déjà
relevé le caractère idéaliste : « pas plus que le penseur ne peut nommer ni le lieu, ni le sujet de la rencontre
qu'il appelle, il ne peut nommer le lieu où, dans la conjoncture, sa théorie rencontrera son réel, c'est-à-dire,
pour reprendre les termes de Deleuze, “le lieu même où la praxis doit s'installer” » (H. Oulc’hen, « Un
moment machiavélien dans la théorie : Althusser », Cahiers du GRM, 8, 2015, §42). À l’encontre de la
lecture du Prince à partir de l’idée du vide de la conjoncture, Morfino a raison d’insister sur le fait que la
virtù « est un réseau de rencontres qui ne peut pas être reconduit à la simplicité d’un sujet. Ainsi, si la forme
au niveau de l’histoire et de la politique prend le nom de sujet, l’interprétation althussérienne de Machiavel

392
Une autre illustration du type d’utopisme dont Machiavel est porteur se trouve dans
l’analyse que fait Althusser de son usage de l’histoire romaine, de son appel à « l’Antiquité
politique ». En l’absence de formes de solution à son problème politique dans sa conjoncture,
Machiavel se tourne en effet vers Rome en tant que cas paradigmatique de commencement
d’un État durable. Althusser propose une saisissante confrontation entre l’usage politique fait
par Machiavel de l’Antiquité politique et l’usage moral qu’en ont fait les Révolutionnaires
bourgeois, tel qu’il est théorisé par Marx dans le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. Selon
Marx, qu’Althusser reprend ici de près,
la révolution bourgeoise avance à reculons, elle pénètre dans l’avenir les yeux tournés vers le passé.
Ou plutôt elle n’avance dans l’avenir que précédée par le passé. (…) [S]ans ces exemples mythiques
de la réalisation romaine de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, sans l’idéologie de la vertu
politique romaine, les dirigeants et les acteurs de la révolution bourgeoise n’auraient pas pu mobiliser
les masses, n’auraient pas pu se mobiliser eux-mêmes pour accomplir la révolution et la mener à son
terme. (…) [I]l leur fallait l’excès du passé par rapport au présent pour masquer l’étroitesse du
contenu effectif de la révolution bourgeoise. (…) Ce mécanisme (…) repose tout entier sur la
contradiction spécifique de la Révolution française, et de la révolution bourgeoise en général, d’être
une lutte pour le pouvoir d’État entre deux classes également exploiteuses, la féodalité et la
bourgeoisie. Dans cette lutte, les classes exploitées des villes et des campagnes (…) sont mobilisées
sous une idéologie utopiste au service de la lutte de classe de la nouvelle classe exploiteuse, la
bourgeoisie. (…) [L’utopie] n’est rien d’autre que l’effet nécessaire du décalage de la lutte de classe
des exploités, et sa subordination à la lutte de classe qui oppose deux classes d’exploiteurs. C’est ce
décalage que vient combler l’utopie romaine des révolutionnaires populaires (EII, 102-103).

Machiavel, de son côté, ne cherche pas dans Rome une « idéologie morale de la politique »,
mais « la preuve de la nécessité de soumettre la morale à la politique ». Il ne cherche donc pas
dans le passé des « phrases » qui débordent le contenu de sa révolution politique, mais une
forme adéquate à ce contenu, c’est-à-dire à l’instauration d’un État national. « L’utopisme de
Machiavel (…) réside dans le recours à Rome comme garantie ou répétition pour une tâche
nécessaire, mais dont les conditions de possibilité concrètes sont impossibles à définir. Rome
assure et garantit le lien entre ce nécessaire et cet impossible. L’écart qui donne lieu à une
utopie (…) [est] l’écart entre une tâche politique nécessaire, et ses conditions de réalisation à
la fois possibles et pensables, mais en même temps impossibles et impensables, car aléatoires »
(EII, 104). C’est pourquoi l’utopie de Machiavel « n’est pas une utopie idéologique, elle est
une utopie théorique ; entendons : elle se produit et produit ses effets dans la théorie » (EII,
105).

Ainsi, l’utopie de Machiavel n’est pas faite pour cacher le contenu de sa révolution,
mais pour penser la réalisation de ce contenu comme possible. Et pourtant, elle est bel et bien
une utopie, parce que cette réalisation se présente comme impossible. D’où le retour nécessaire
du vide utopique du Prince, dans sa différence d’avec le prolétariat.

affirme la thèse de la primauté de la rencontre sur le sujet. Ce n’est pas la thèse de l’inexistence du sujet,
mais du fait qu’il arrive toujours en deuxième lieu par rapport à la rencontre, ou mieux, par rapport au réseau
de rencontres qui sont multiples et situées sur différents niveaux » (V. Morfino, « History as “permanent
revocation of the accomplished fact” : Machiavelli in the last Althusser », in K. Diefenbach et alii,
Encountering Althusser, op. cit., p. 72, nous traduisons).

393
Le Prince de Machiavel est un souverain absolu à qui l’histoire confie une tâche décisive : celle de
« donner forme » à une « matière » existante, matière aspirant à sa forme, la nation. (…) Le Prince
Moderne de Gramsci est le parti politique prolétarien marxiste-léniniste. Ce n’est plus un simple
individu, et l’histoire n’est plus à la merci de la « virtù » de cet individu. L’individualité du Prince
était, du temps de Machiavel, la forme historique requise pour la constitution d’un État propre à
réaliser l’unité nationale. La forme et les objectifs ont, depuis Machiavel, changé. Pour reprendre le
mot de Lénine, ce qui « est à l’ordre du jour », ce n’est plus l’unité nationale : c’est la révolution
prolétarienne et l’instauration du socialisme (EII, 55).

Chez Machiavel l’histoire demeure donc en dernière instance « à la merci » de la virtù du


Prince. On retrouve ici le paradoxe du rapport entre virtù et fortune au moment du
commencement, paradoxe selon lequel la virtù du Prince semble pouvoir intervenir seulement
quand la fortune (la conjoncture) prend la forme du vide, alors même que cette conjoncture est
pleine dans un sens « infortuné », qui empêche l’intervention du Prince, parce qu’elle manque
précisément des conditions de son intervention18.

4. Virtù et fortune

Pour éclaircir le problème, revenons donc sur le rapport entre virtù et fortune. En voici
la définition proposée par Machiavel et nous : « La forme propre de la virtù est de maîtriser la
Fortune, même favorable, de transformer l’instant de la Fortune en durée politique, la matière
de la Fortune en forme politique, donc de structurer politiquement la matière de la conjoncture
locale favorable, en jetant les fondements du Nouvel État, c’est-à-dire en s’enracinant, nous
savons comment, dans le peuple, pour durer et s’agrandir, toujours en pensant à la “puissance
future”, et en visant haut pour atteindre loin » (EII, 133). C’est toutefois dans le cours de 1962
qu’Althusser relève les impasses de ce rapport.

Les commentateurs ont souvent enregistré les différences entre ce premier cours et le
texte qui commence à être écrit en 1972. En particulier, ils ont souligné que les éléments de la

18
On pourrait certes considérer que la « faiblesse » de Machiavel constitue en fait son point de force, et que
la solution althussérienne, consistant à remplacer le vis-à-vis du « vide » du Prince et de la conjoncture avec
le « plein » de l’initiative des masses pose plus de problèmes qu’elle n’en résout. C’est la position de
Matheron : « Cette place est-elle vide parce que la conjoncture italienne est marquée par l’absence de sujets
politiques clairement identifiables, ou ce vide est-il caractéristique de toute théorie qui voudrait se présenter
comme, au sens strict du terme, politique ? (…) La logique de la réflexion althussérienne le pousse à affirmer
que cette place, parce que vide, n’est jamais vraiment occupée, que le Manifeste machiavélien est infiniment
plus productif que le Manifeste du Parti communiste, et que la théorie cesse d’être politique à partir du
moment où elle se charge de remplir ce vide – lorsque cela advient, nous sommes confrontés à la dichotomie
de la science et de la propagande politique, visant à faire passer dans “les masses” les acquis de “la science”.
Mais une autre dimension de sa pensée et de sa vie le conduit à partir au contraire du principe que les sujets
politiques sont, aujourd’hui, une fois pour toutes, identifiés en la personne de la classe ouvrière et de son
Parti et que la place, finalement, n’est jamais vide. Entre une place toujours vide et une place toujours pleine,
nous sommes au cœur de la tension caractéristique de la conception althussérienne de la politique » (Fr.
Matheron, « “Des problèmes qu’il faudra bien appeler d’un autre nom et peut-être politique” », op. cit.,
pp. 29-30). Le problème est sérieux : il est clair que c’est seulement en abandonnant l’idée de masse/sujet en
vis-à-vis au Parti/Sujet, et donc du couple science/propagande, qu’il pourra être résolu d’un point de vue
marxiste. Nous avons déjà entrevu qu’un tel abandon requiert une reformulation profonde de la forme même
de la théorie marxiste.

394
théorie de Machiavel sur lesquels Althusser s’appuie en 1962 pour le critiquer, sont ensuite
compris comme des points de force19. Il s’agit en particulier de sa philosophie cyclique de
l’histoire, liée à une théorie des formes de gouvernement, et de son anthropologie
philosophique20. Machiavel « s’est donné en fait d’anthropologie juste ce qu’il lui fallait de
contenu et de concept (le désir infini) pour rejeter toute anthropologie éthique ou religieuse ;
(…) sous l’apparence superficielle d’une anthropologie (ou d’une théorie de la nature
humaine), il décrit en fait des comportements politiques et sociaux. Son anthropologie reste,
dans la mesure où elle existe, négative et critique. Pour le reste elle n’est positive que comme
l’apparence de sa politique » (PH, 240). « Pas plus que l’anthropologie, la théorie cyclique de
l’histoire ne peut fonder la politique de Machiavel sauf à la condition de se supprimer elle-
même dans son contenu pour se confondre avec la réalité décrite par Machiavel » (PH, 243).
Dès cette époque, Althusser identifie dans ces éléments la source de la « solitude » de
Machiavel : il ne mobilise pas les concepts de la théorie politique classique, qui définissent
l’objet politique, « la politique comme objet théorique ». « La singularité et la solitude de
Machiavel font ressortir par contraste la spécificité de la réflexion politique classique, qui ne
peut penser son objet politique, dans les catégories qui le constituent comme tel, qu’à la
condition de le fonder dans une anthropologie philosophique pouvant elle-même déboucher sur
une philosophie de l’histoire » (PH, 244). Toutefois, la portée critique de la théorie de
Machiavel à l’égard de la pensée politique classique est purement négative. « Machiavel n’est
pas au-delà de l’opération théorique classique et de sa fondation, il est en deçà. En l’on peut
même considérer que l’échec de ses tentatives anthropologiques et historico-philosophiques
témoignent plutôt d’une impuissance de fait, d’une incapacité à exprimer ce qu’il avait à dire
dans des concepts philosophiques consacrés, que d’une véritable conscience critique. Il faudra
attendre des siècles pour que soit consciemment refusée et critiquée l’entreprise de fondation
philosophico-anthropologique de l’objet politique comme tel » (PH, 244). On sait que ces
siècles nous conduiront au marxisme, mais on a vu aussi qu’Althusser reviendra plus tard sur
ce jugement pour trouver chez Machiavel lui-même le principe d’une alternative positive à la
pensée classique. Suivant cette deuxième lecture, le caractère « négatif » de son anthropologie
et de sa philosophie de l’histoire ouvrent l’espace pour penser son objet-objectif véritable : un
commencement radical et durable.

Il est toutefois un autre élément de la critique d’Althusser souvent sous-estimé par les
commentateurs, qui porte sur le rapport virtù-fortune. Althusser identifie une oscillation dans
la conception machiavélienne de ce rapport. Parfois, la fortune se présente comme une
« spontanéité insondable, imprévisible et négative », finalement « irrationnelle », par rapport à

19
Cf. par exemple, S. Legrand, « Présence de Machiavel dans le marxisme », op. cit., p. 1 ; A. Negri,
« Machiavel selon Althusser », in, Futur antérieur, « Lire Althusser aujourd’hui », op. cit., p. 143.
20
Sur les limites de l’interprétation d’Althusser sur ces deux points, cf. F. Del Lucchese, « Sur le vide d’une
rencontre : Althusser lecteur de Machiavel », op. cit., §§4-9.

395
laquelle la tâche de la virtù serait de mettre de l’ordre rationnel et humain par « l’instauration
de la nécessité historique ». Toutefois, Machiavel « perçoit le caractère abstrait de l’exigence
de la virtù elle-même. Il sent que cette virtù, qui doit être l’origine de toute nécessité est elle-
même, de son côté soumise dans l’homme qui doit en être le porteur, à une contingence
radicale » (PH, 229). Ainsi, comme l’illustre le cas de César Borgia, « le volontarisme radical
de la virtù est lui-même soumis à la nécessité irrationnelle de la fortune » (PH, 230). Dans
d’autres cas, c’est la fortune elle-même qui a des fins, c’est-à-dire une rationalité, comme une
sorte de « providence ». Dans cette version, qui selon Althusser annonce la théorie hégélienne
des grands hommes, « [c]’est elle qui suscite la virtù quand elle en a besoin. La virtù n’est que
le phénomène de la fortune » (PH, 231). Enfin, comme pour tenter une synthèse des deux
versions précédentes, « la fortune (négative) n’est que l’inintelligence humaine de la nécessité
des temps (…). Toute la (mauvaise) fortune humaine est l’inintelligence et l’aveuglement
humains aux transformations des temps (…). Et la fortune positive est la capacité des hommes
de s’adapter aux situations existantes et à leur évolution » (PH, 232). Ainsi, de la première à la
troisième option on passe de la virtù comme « puissance créatrice de la nécessité historique » à
la virtù au sens de « l’intelligence de la situation et de l’adaptation à la nécessité même » (PH,
233). On revient ainsi au problème de la tâche nécessaire et impossible du Prince au moment
du commencement : si la virtù est une capacité d’adaptation à la nécessité historique, le Prince
ne peut rien créer de nouveau à partir de circonstances qui le lui empêchent ; mais si la virtù est
une pure puissance créatrice, elle est entièrement à la merci de la fortune21.

Une critique impitoyable s’ensuit selon laquelle « la virtù n’est que le vœu d’un
programme impatient et impossible » (PH, 233). Cette critique oscille entre deux pôles. D’un
côté, le problème de Machiavel consiste au fond dans le fait d’être arrivé « trop tôt » :
Machiavel se trouve dans cette situation privilégiée d’être le témoin imaginaire d’un événement réel,
ou le témoin réel d’un événement imaginaire. Toute sa théorie se résume dans la pensée de cet
événement, et toute sa théorie, tous ses concepts propres (…) n’est que la pensée impuissante de cet
événement, de l’avènement de cet événement. C’est pourquoi elle est, au niveau des concepts, à ce

21
C’est dans le sens de la troisième version de la conception du rapport entre virtù et fortune que s’oriente
l’interprétation de Lahtinen. En insistant sur la nécessité de dépasser le clivage entre « subjectif » et
« objectif » dans l’analyse du rôle de la fortune, il affirme que s’adapter à la situation requiert aussi de
pouvoir l’influencer dans une certaine mesure. « Les hommes peuvent (…) influencer (…) le degré de
complexité de toute situation, à la fois en augmentant leur conscience [awareness] de la situation – en
réduisant le degré de l’aléatoire subjectif – et en adaptant le cas particulier de telle manière qu’il cause
moins de surprises – en réduisant le degré d’aléatoire humainement objectif » (M. Lahtinen, Politics and
Philosophy, op. cit., p. 166). « [L]a condition du succès des projets et stratégies de l’homme d’action est qu’il
peut faire une analyse de la situation, estimer et prévoir les conséquences de ses actes, et influencer les
conditions de sa conjoncture – qui inclut d’autres hommes d’action – de telle manière que la conjoncture
“produise” des conséquences favorables pour lui et soit formée en accord avec ses propres désirs » (ibid.,
p. 215). Il nous semble toutefois que même cette version ne puisse pas prendre en compte jusqu’au bout le
problème du commencement radical, c’est-à-dire le problème de conditions qui empêchent la tâche de
l’homme d’action, qui redevient alors en retour une pure puissance créatrice. Il n’est pas étonnant que pour
l’auteur la tâche du Prince est finalement d’« apprivoiser la chance » (ibid., p. 302), ce qui dans l’optique
d’Althusser pourrait éventuellement s’appliquer à la phase de la durée de l’État, mais non pas à celle de sa
fondation.

396
point contradictoire, et en définitive se défait à l’instant même où elle se fait. C’est pourquoi elle
s’épuise dans la définition du Prince Nouveau et de la Principauté Nouvelle, c’est-à-dire dans la
hantise de l’absolument Nouveau, sans parvenir à penser la forme de l’avènement de cette Nouveauté.
C’est pourquoi elle s’épuise conceptuellement dans le « tourniquet » des concepts où elle tente de
saisir les conditions de cet événement pur : la fortune et la virtù (PH, 246-247).

La limite de Machiavel est alors de « manquer de réel » : il intervient imaginairement pour


supplanter un réel sans évènement. D’un autre côté, ce qui n’étonnera pas les lecteurs de
l’Althusser des années 60, le problème consiste dans un manque proprement théorique :
Tout le déchirement et le flou de sa conscience tient à ce qu’il en est réduit à l’obsession théorique
inénonçable (il n’y a pas des concepts qui y correspondent) d’un avènement sans précédent, d’un
avènement unique dans lequel il est lui-même pris et déchiré : l’avènement d’un avenir politique,
d’une forme politique non dessinée non préfigurée dans la réalité (…) L’histoire réelle, qui n’échappe
pas à sa volonté ni à son pressentiment, le prend au dépourvu de ses concepts. (…) Machiavel [:] une
pensée aveugle qui vit sa conscience sans pouvoir la situer, la rattacher à des concepts existants, qui
vit un projet et ses conditions mais en dehors de toute science (PH, 253-254).

Il faudrait sans doute considérer que les deux problèmes de Machiavel vont de pair22.
Nous le montrerons lorsque nous analyserons plus directement le rapport entre théorie et
politique dans le cadre du marxisme. Quoi qu’il en soit, si Machiavel oscille entre adaptation à
la nécessité donnée (trop pleine) et libre invention de la nécessité nouvelle (trop vide) – l’une
renvoyant inévitablement à l’autre comme à son point d’achoppement –, c’est qu’il n’a pas pu,
pour des raisons historiques ou théoriques, saisir la conjoncture comme clivée entre des formes
de nécessité la reproduisant et des rencontres contingentes s’en exceptant et pouvant être
ressaisies pour faire une révolution qui se révélera avoir été nécessaire. Si l’on saisit ce clivage,
une toute nouvelle conception de la virtù est envisageable où celle-ci devient « créatrice » en
s’adaptant aux conditions actuelles mais sous-déterminées d’une pratique politique impossible
d’après les conditions telles qu’elles sont surdéterminées. La tâche demeure bien impossible,

22
Nous ignorons si Robert Linhart avait pris connaissance des textes d’Althusser sur Machiavel lorsqu’il
écrivait son ouvrage sur Lénine (publié en 1976), mais la proximité du problème qu’il pose à propos de
Lénine avec les analyses althussériennes de Machiavel est frappante. En dictant à sa secrétaire son dernier
article, « Mieux vaut moins mais mieux » (1923), à un certain moment Lénine s’enlise. « Arrivé aux mots “et
plus cette révolution sera brusque” – note la secrétaire – il s’est arrêté, il les a répétés plusieurs fois, semblant
avoir du mal à poursuivre ; (…) il s’est mis à rire et il a dit : “Là je crois que je me suis définitivement
enlisé ; notez cela : il s’est enlisé juste à cet endroit !” » (cité dans R. Linhart, Lénine, les paysans, Taylor,
op. cit., pp. 62-63). Linhart retrouve dans l’article le passage où Lénine s’enlise : « Notre vie présente réunit
en elle de façon saisissante des traits d’audace stupéfiante et une indécision de pensée devant les
changements les plus insignifiants. Je crois qu’il n’en a jamais été autrement dans toutes les révolutions
vraiment grandes, car elles naissent des contradictions entre l’ancien et la tendance la plus abstraite vers ce
qui est nouveau, nouveau au point de ne plus contenir un seul grain de passé. Et plus cette révolution est
radicale, plus longtemps subsisteront ces contradictions ». Et voici le commentaire de Linhart : « “Notez :
c’est ici qu’il s’est enlisé…” Comment penser l’émergence de ce qui est radicalement nouveau, “abstrait” au
point de ne plus rien contenir du passé ? La pensée frôle ici le néant, le défie. Les attaques d’hémiplégie de
Lénine vont redoubler, la paralysie gagner le cerveau. Bientôt, Lénine ne pourra plus parler… De quoi est-il
mort ? Aussi de cette extrême tension de la pensée, de cet extraordinaire effort mental pour concevoir
l’impensé jusqu’alors. Peut-être d’avoir tenté de définir cette “révolution culturelle” dont il devinait l’urgence
mais pour laquelle il ne trouvait pas encore, dans la réalité russe, de levier. “L’humanité ne se pose que les
problèmes qu’elle peut résoudre”, disait Marx. Serait-il mortel, pour un homme politique révolutionnaire, de
poser des problèmes que son époque n’est pas encore prête à résoudre ? » (ibid., p. 74).

397
mais en élevant le possible à son point d’impossibilité, le réel se manifeste en tant qu’il
contient une tendance – réelle et non pas utopique – vers la réalisation de l’impossible.

Il faudrait par ailleurs relier la critique althussérienne à la source du caractère utopique


de la théorie de Machiavel, à savoir à son destinataire pour ainsi dire dédoublé : Machiavel
s’adresse au peuple mais pour le préparer à l’avènement du Prince ; ou il s’adresse au Prince
pour lui suggérer de devenir populaire. En tout cas, Machiavel ne vise pas à transformer la
« conscience du peuple » pour en faire une « force politique capable de produire l’événement »
attendu. Or, tout le problème est que le peuple est la seule condition véritablement positive de
l’action du Prince, mais Machiavel ne vise pas à en faire une force réelle – tout étant alors
suspendu à la virtù du Prince. Nous pourrions résumer notre parcours en nous penchant sur les
dernières pages de « Solitude de Machiavel », une conférence prononcée par Althusser en
1977. Ici, Althusser considère que, tout comme Marx a détruit, avec sa théorie de
l’accumulation primitive, qui rend compte de la rencontre aléatoire, résultat de violences sans
nom, entre les travailleurs libres et les hommes aux écus, l’histoire édifiante de l’accumulation
originelle formulée par les idéologues du capitalisme, Machiavel a détruit, avec sa théorie de
l’engendrement violent et aléatoire de l’État national, la théorie politique classique qui
« explique à ceux qui vivent dans l’État qu’il n’y a aucune horreur à l’origine de l’État, mais la
nature et le droit, que l’État n’est rien d’autre que du droit, est pur comme le droit et comme ce
droit est dans la nature humaine, quoi de plus naturel et de plus humain que l’État ? »23 C’est
pourquoi « Machiavel est peut-être un des rares témoins de ce que j’appellerai l’accumulation
primitive politique, un des rares théoriciens des commencements de l’État national »
(SM, 320). Alors, pour pousser le parallèle jusqu’au bout, nous pourrions dire que si Marx
pense le communisme comme une appropriation collective des moyens de production, alors il
faudrait également le penser – ce que Machiavel ne vise pas à faire – comme une
appropriation collective de la politique.

5. Le peuple entre pouvoir constituant et indifférence

Dans sa lecture puissante, Antonio Negri permet de saisir la portée et les limites de la
pensée de Machiavel telle qu’Althusser la reconstruit. Il considère qu’en 1972, la rencontre
entre virtù et fortune ouvre sur un « point de vue subjectif » : le matérialisme de la rencontre
est « matérialisme de la subjectivité, ouverture subjective (aléatoire et risquée) contre “l’écart
théorique” que la conjoncture détermine toujours face à la subjectivité politique »24. La virtù
devient ainsi une « imagination transcendantale qui traverse les abîmes de la conjoncture »25, la

23
Althusser écrira ailleurs que c’est justement le thème de la rencontre entre les travailleurs libres et
l’homme aux écus qui l’a pour la première fois conduit vers Machiavel et sa théorie de la rencontre entre
virtù et fortune (cf. ADL, 488).
24
A. Negri, « Machiavel selon Althusser », op. cit., p. 146.
25
Ibid., p. 148.

398
rencontre pouvant alors être comprise non pas comme « produit de la nécessité », mais comme
« produit de la liberté »26. C’est pourquoi selon Negri le vide du lieu et du sujet de la pratique
politique est ce qui lui permet de devenir « pratique constituante », « constitution du réel en
tant que liberté »27. Ainsi, Negri pousse jusqu’au bout la tendance althussérienne à faire du
vide de la conjoncture l’ouverture à la « libre initiative » du sujet politique. Toutefois, les
termes qui permettent de penser cette pratique constituante – par exemple l’idée du « miracle
de la constitution du politique »28 – marquent bien la limite d’une telle entreprise. C’est que
cette « expérimentation politique » a chez Althusser une allure de « dialectique négative » où
« la limite se traduit en obstacle à dépasser et l’utopie est la clef de ce dépassement »29. On
retrouve ici le problème du passage aléatoire du plein de la conjoncture (limite-obstacle) au
vide de la pratique politique, que Negri explicite – dans des termes qui résonnent avec le cours
d’Althusser de 1962 (dont il n’avait pas connaissance à l’époque) – dans Le pouvoir
constituant : chez Althusser, « à peine découvert le principe constituant est abandonné à la
crise, est englué dans la crise. (…) [L]’innovation ontologique de ce principe est suspendue
dans un vide de conséquences, dans le désespoir produit par un objectif inatteignable. Le
Prince est un amas de contradictions, le point de départ de chemins qui ne mènent nulle part.
(…) Le mouvement de sa pensée est celui de l’antagonisme et non de la tendance, elle
s’intéresse à la crise, non à sa solution – ou si elle ne cesse pas de chercher la solution, elle sait
bien qu’elle ne peut la trouver »30.

Negri s’efforce alors de résoudre le problème à partir de son idée de « désutopie


constitutive », en affirmant que « [l]e vide n’appartient plus au sujet. Au contraire il est rempli
de l’appartenance concrète du sujet à la “vérité effective de la chose”. (…) [S]e constituer dans
la “vérité effective” permet à l’être subjectif d’être tendance. (…) La vérité est coextensive de
la praxis, cette praxis collective qui se construit à partir de l’expérience du vide et de la
distance prise, jusqu’à constituer le monde réel, le monde des rapports sociaux, le monde
collectif. Ceci est la virtù. Chacun de nous, par la vertu devient peuple »31. Negri résout donc
les paradoxes du rapport virtù-fortune en faisant de la virtù une tendance à l’œuvre dans la
chose même, pour autant qu’un sujet l’habite en la (et en se) constituant dans sa vérité. Il
renoue ainsi avec la pensée de la tendance qui œuvre également chez Althusser sous la forme
du rapport complexe entre la contingence et la nécessité en tant qu’elles donnent lieu au
clivage entre modes de production. Toutefois, afin de sortir des impasses de la figure du Prince
comme sujet vide, Negri tend tout simplement à l’évacuer, en insistant sur le caractère absolu

26
Ibid., p. 149.
27
Ibid., p. 158.
28
Ibid., p. 150.
29
Ibid., p. 153.
30
A. Negri, Le pouvoir constituant. Essai sur les alternatives de la modernité, tr. É. Balibar, Fr. Matheron,
Paris, P.U.F., 1997, p. 71.
31
A. Negri, « Machiavel selon Althusser », op. cit., pp. 156-157.

399
de la monarchie absolue en laquelle devrait consister la Principauté nouvelle : celle-ci doit être
« absolue » au sens spinoziste du terme, selon lequel la démocratie est l’absolu de la politique.
Ici se situe la différence fondamentale entre sa proposition et celle d’Althusser. La première est
axée sur le « contenu absolu », ontologique, du « sujet constituant », alors que si la deuxième
pose bien des problèmes relevant du « subjectif », c’est-à-dire d’une organisation virtuosa, elle
refuse toute figure du sujet constituant32. C’est pourquoi, alors que Negri doit poser la nécessité
d’attendre la constitution subjective de la multitude en prolétariat, c’est-à-dire justement en
sujet constituant – ce qui rend l’acte collectif inscrit dans la pensée de Machiavel un acte
« prophétique »33 –, Althusser se limite à relever l’impasse où Machiavel se trouve de penser
une pratique vertueuse en l’absence de rencontres conjoncturelles pouvant la rendre efficace.
Cette différence se manifeste explicitement lorsque Negri revient sur le décalage entre le
Manifeste machiavélien et le Manifeste communiste en affirmant que la spécificité de ce
dernier est de faire face à « une réalité déjà constituée (la classe ouvrière [qui] attend de
l’organisation politique, du Parti, sa réalisation historique) »34. C’est justement le problème de
la constitution du sujet constituant, du passage de la nécessité à la liberté, qui est ainsi mis au
centre, alors qu’Althusser, raisonnant dans les termes du rapport entre nécessité et contingence,
ne doit pas postuler ou attendre la classe comme réalité déjà constituée, mais indique la
nécessité d’interroger le processus même d’organisation de la masse en classe en ce qu’il a de
contingent, en tant qu’il doit être mené à bien sans faire appel à une quelconque forme
d’utopie.

Il est alors intéressant de mettre en vis-à-vis la lecture negrienne du Machiavel


d’Althusser avec celle proposée par Miguel Vatter35. En dépit de son interprétation de
l’Althusser des années 70 comme abandonnant radicalement le marxisme-léninisme et
esquissant une forme embryonnaire de post-marxisme, Vatter voit bien que chez Althusser
« [l]e projet constituant du Prince nouveau est analysé et jugé depuis une perspective qui se
trouve en dehors de ce projet et est plus primordiale : la perspective du peuple, qui n’est pas
celle d’un autre sujet politique, mais plutôt cette perspective sur l’antagonisme social qui
interdit sa composition et sa pacification, dans quelque forme politique que ce soit ». D’où ce
qui le sépare de Negri qui, lui, « ne reconnait pas la différence entre le “point de vue politique”
du peuple et le “point de vue de la force et de la pratique politique” du Prince nouveau », et ne
peut donc que « théoriser le peuple comme le Prince nouveau, dans ce qu’il est appelé à
constituer une forme “absolue” de gouvernement appelée “démocratie” ». Il s’ensuit que Negri
est pris au piège de la dialectique constituant-constitué, car c’est « l’État comme appareil
idéologique » lui-même qui « requiert pour sa propre fondation, durée ou reproduction que le

32
Cf. É. Balibar, « Une rencontre en Romagne », op. cit., p. 12n.
33
A. Negri, « Machiavel selon Althusser », op. cit., p. 156.
34
Ibid., p. 155-156.
35
Cf. M. Vatter, « Althusser et Machiavel : la politique après la critique de Marx », tr. fr. J.-F. Gava, in
Multitudes, Mineure : « Machiavel : maintenir le conflit », n° 13, été 2003, s. p.

400
peuple devienne le sujet politique par excellence, i.e. que le peuple soit pouvoir constituant et
par là s’offre comme la base du gouvernement ». Contre cette position, Vatter insiste sur le fait
que, dans la mesure où le peuple n’est pas « un autre sujet politique », sa politique « n’a pas
pour telos l’institution d’une forme politique (…) excède toujours sa figurabilité dans une
forme de domination politique ou légitime et s’entend en effet davantage comme
déconstructrice plutôt que comme constructrice de formes de gouvernement ». C’est sur ce
niveau que le discours althussérien sur la contingence du commencement radical prend tout
son sens, en ouvrant l’espace pour une pensée, proche de celle de Giorgio Agamben, d’une
puissance qui ne privilégie pas le passage à l’acte : « si le passage de l’accomplissement du fait
au fait accompli décrit l’action du Prince ou État, alors le caractère contingent de ce passage, le
caractère évènementiel de “l’accomplissement” lui-même, qui est dû à son caractère tributaire
du “non-accomplissement” comme une puissance qui demeure indifférente à sa réalisation
possible, correspond à l’action dé-constructive du peuple, où le peuple n’est plus considéré
comme un sujet politique de l’État, comme le pouvoir constituant posé par l’État, mais en tant
qu’acteur politique qui ne veut pas être gouverné ». Vatter peut alors parler d’une « souveraine
indifférence de la part du peuple » par rapport aux modalités de gouvernement imposées par
l’État, indifférence sur laquelle repose sa propre puissance, rendant « impossible pour le
pouvoir constitué de maîtriser la séparation entre antagonisme social et forme politique ».
L’interprétation de Vatter oppose alors à la logique du pouvoir constituant une logique de
l’impolitique qui permet de penser le peuple en tant que hors État, non pas parce qu’il lui serait
extérieur, mais en raison de son indifférence révolutionnaire. Il saisit ainsi très correctement le
découplage de la nouvelle pratique de la politique qu’Althusser s’efforçait de penser d’avec
toute politique d’État.

En même temps, la position de Vatter tend, dans son appel à l’indifférence souveraine,
à évacuer toute forme de politique « populaire ». Il est ainsi intéressant de relever qu’en
comprenant le Prince comme le principe de la résolution des antagonismes sociaux, même si
c’est pour insister ensuite sur l’excès nécessaire de ceux-ci dans leur caractère an-archique,
Vatter ignore que chez Althusser le Prince lui-même « est un élément partial, qui ne représente
pas le tout, mais qui est au contraire une partie parmi et contre d’autres parties, un acteur dans
la lutte. Sa vertu se déploie non pas dans l’organisation d’un principe supérieur qui se hisse au-
dessus du conflit et l’organise, de manière transcendante, mais seulement à l’intérieur et à
travers le conflit, de manière radicalement immanente »36. Le Prince ne peut donc pas, en dépit
des échos volontaristes liés à la figure du sujet vide, être séparé de la rencontre contingente des
éléments en lutte, si bien qu’il ne peut être compris que comme un « principe partial », qu’il
« est le peuple contre les grands »37. On pourrait alors considérer que le moment impolitique

36
F. Del Lucchese, « Sur le vide d’une rencontre : Althusser lecteur de Machiavel », op. cit., §24.
37
Ibid., §25. Cette lecture de Machiavel est développée dans F. Del Lucchese, Tumultes et indignation.
Conflit, droit et multitude chez Machiavel et Spinoza, tr. fr. P. Pasquini, Paris, Éd. Amsterdam, 2010.

401
incarné par le peuple est d’emblée pensé par Althusser en tant qu’il est porteur d’une autre
pratique de la politique, requérant une forme d’organisation, représentée chez Machiavel par
le Prince, qui ne peut pas être identifiée sans reste avec celle de l’État ou de la totalité. En
même temps, la position d’Althusser demeure sur ce point, tant que Machiavel est concerné,
essentiellement ambigüe, et la distance entre le Prince et le peuple ineffaçable, ce qui explique
son insistance sur la différence entre Le Prince et le Manifeste, c’est-à-dire entre Prince et
parti. C’est que le Prince vise en même temps bien la fondation d’un État et le gouvernement
du peuple. Il faut en tout cas sortir de l’opposition simple entre « constitution-reproduction » et
« déconstruction », pour penser la transition d’une forme de reproduction à l’autre, sans que
ce passage soit l’opération d’un sujet constituant couplé à l’État, mais en tant qu’il résulte
d’une pratique politique en prise avec la contingence des rencontres qui s’exceptent des
formes de nécessité données et qui, par leur répétition, peuvent donner lieu à une nouvelle
structuration du tout social, c’est-à-dire à la structuration d’un nouveau pouvoir social.

6. Vers la prise de forme politique de la théorie. L’absence du destinataire

Pour pouvoir opérer un tel déplacement, il faut toutefois revenir au marxisme et à la


question du rapport entre les masses et le parti, en tant que ce dernier participe à leur
organisation en classe à partir de leur autonomie. Nous avons déjà affirmé que la théorie doit
jouer un rôle essentiel dans cette articulation, et c’est sur ce point que Machiavel nous aide le
plus à ouvrir les voies. Il a en effet pensé non pas simplement sur la conjoncture, mais sous
conjoncture, c’est-à-dire que son objet a pris la forme d’un objectif. En plus, il situe sa propre
théorie dans l’espace composé de rapports de forces ainsi constitué, afin de penser les
conditions de sa propre efficacité sans tomber dans une forme de toute-puissance des idées. Il a
ainsi couplé le vide du lieu/sujet de la politique – le Prince –, vide qui fait place dans sa théorie
à la pratique politique, au vide du lieu/sujet de la théorie elle-même, qui ne peut être efficace
que si elle assume un point de vue de classe – celui du peuple. En même temps, ce couplage
n’opère pas chez Machiavel en vue de la transformation du peuple lui-même en force
politique, les deux lieux/sujets demeurant en dernière instance séparés. Or, une telle
transformation est précisément l’objectif du marxisme, qui identifie donc tendanciellement le
lieu/sujet du point de vue théorique de classe à celui de la pratique politique. Cependant, cette
identification n’est aucunement donnée, justement parce qu’elle implique une transformation
du « peuple » en force politique, ce qui impose une transformation de la forme même de la
théorie. C’est le problème, qui constitue la question la plus essentielle de la pensée
d’Althusser, de la fusion tendancielle de la théorie marxiste et du mouvement ouvrier. Penser
les conditions, les formes et les processus d’une telle fusion, signifie transformer la manière
dont on pense le parti lui-même, qui ne peut plus être conçu, comme pour le Prince, comme un
appareil idéologique d’État, c’est-à-dire en principe séparé des masses. À partir de la

402
perspective de la fusion, la question de l’organisation, et son rapport à l’idéologie, devront
donc être entièrement reformulées.

Reste que Machiavel indique la direction à explorer : chez lui il n’y a de vrai
qu’effectif, c’est-à-dire porté par ses effets, et son effectivité se confond avec l’activité des
hommes. Pour Marx, comme nous l’avons annoncé dès notre introduction, « [l]’influence des
idées n’est que l’expression subordonnée d’un rapport de force entre les classes ». C’est
pourquoi ses idées s’inscrivent aussi deux fois dans son objet : d’un côté, comme « les
principes d’explication du tout donné », de l’autre « sous le seul rapport de leur action possible
dans la lutte de classe idéologique et donc politique. Et de ce fait, elles changent alors de
forme : elles passent de la forme-théorie à la “forme-idéologie” ». En effet, « les idées ne
peuvent jamais être historiquement actives en personne, mais seulement sous, dans et par des
formes idéologiques de masse, prises dans la lutte des classes » (SM, 303 ; cf. EI 413-414).
Comme le dit parfaitement Negri, c’est alors grâce à Machiavel qu’Althusser peut dégager la
place pour une appréhension non plus simplement de la théorie en tant que pensée de la
pratique politique en conjoncture, mais du « politique en tant que praxis intellectuelle
transformatrice » suivant laquelle « la pratique politique doit se faire rationnelle en “arrachant”
le sens de l’action à l’idéologie et en l’établissant dans la singularité »38. C’est ainsi que la
question de la prise de forme politique de la théorie est posée.

Nous voudrions conclure en soulignant que cela revient à Eva Mancuso d’avoir indiqué
de la manière la plus rigoureuse jusqu’à quel point, en posant cette problématique, Althusser
est redevable à Machiavel. Il est intéressant de remarquer qu’elle va jusqu’à affirmer que
Machiavel a non seulement anticipé Marx sur cette question, mais qu’il l’a en quelque sorte
devancé dans l’Althusser des années 70, c’est-à-dire que Machiavel a pensé, contre Marx,
comme l’Althusser des années 70. C’est qu’Althusser s’est peut-être lui aussi trouvé obligé à
penser face à un « vide de conjoncture », à une « conjoncture sous-déterminée », et à s’adresser
à un destinataire inassignable, sujet vide, c’est-à-dire à « affronter le risque de ne s’adresser à
personne et n’avoir aucun effet ». « Alors que dans “Le marxisme aujourd’hui”, la question de
la double inscription dans la topique (…) peut encore être considérée comme une tentative de
se donner des interlocuteurs, et même d’assurer leur existence ou leur consistance (…), avec
l’utopie théorique, Althusser abandonnerait-il l’idée de parvenir à contrôler l’efficace d’un
texte en en préparant ou en en choisissant les interlocuteurs ? »39. Or, nous avons montré que,
si l’on définit rigoureusement le couple surdétermination/sous-détermination, il faut considérer
que toute conjoncture est sous-déterminée, précisément parce qu’elle est surdéterminée. En
effet, la structure dominante « revient » sur ses effets de telle manière à assurer la répétition

38
A. Negri, « Machiavel selon Althusser », op. cit., p. 139.
39
E. Mancuso, « Conditions, limites et conséquences de l’intervention philosophique dans la conjoncture.
Althusser à l’épreuve de Rancière », Cahiers du GRM, n° 4, 2013, §33.

403
des rencontres qui la soutiennent et de manière à rendre impossible la « prise » de rencontres
qui pourraient la bouleverser. Toute pensée révolutionnaire se trouve donc face au vide de la
conjoncture, à l’absence de ses propres conditions dans le plein de la conjoncture, c’est-à-dire
à l’impossibilité de sa propre tâche. Mais c’est précisément la raison pour laquelle toute pensée
révolutionnaire doit faire le vide de la conjoncture pour ressaisir ce qui s’en excepte en
n’existant en elle qu’au titre de virtualité. Même la Russie de 1917 n’a pu être le lieu d’une
« condensation » de contradictions conduisant à une « unité de rupture » que parce que des
éléments qui y étaient sous-déterminés – avant tout selon Althusser les Soviets – ont pu être
ressaisis dans une pratique politique, qui a ainsi transformé les logiques de reproduction du
tout social donné, poussant ses éléments à dépasser les limites de variation imposées. De ce
point de vue, on ne peut pas affirmer qu’« [a]vec Marx, le sujet de l’histoire étant clairement
défini, le Manifeste sait à qui il s’adresse : le prolétariat est son destinataire nécessairement
désigné »40. En effet, tout Manifeste révolutionnaire n’a pas de destinataire ; ou plutôt, tout
Manifeste « se donne » comme destinataire un « sujet » qui n’en est pas un, car il s’adresse aux
masses en tant que leurs initiatives s’exceptent des logiques de la reproduction de la structure
sociale. Le caractère utopique du Manifeste machiavélien n’est donc pas en soi dû à l’absence
de son destinataire, mais au fait, cohérent avec l’objectif politique de fonder un État national
durable, de faire appel à un destinataire qui pourrait surmonter l’absence du vrai destinataire, à
savoir du peuple comme force politique, – absence due au fait que le peuple ne doit pas
devenir une force politique, mais être constitué en tant que telle par le Prince, sous son
gouvernement. Machiavel s’adresse donc aux masses pour destiner son message au Prince.
Mais, en l’absence des conditions de son action – à chercher dans les masses elles-mêmes – le
destinataire de Machiavel est vide, tout comme, conséquemment, ou en retour, le sont les
masses. Marx, au contraire, s’adresse aux masses « inassignables » pour leur destiner le
message, ce qui implique une différence essentielle quant à la visée – les transformer en force
politique – et à la forme même de ce message.

S’il n’était pas ainsi, le rapport entre Althusser et Machiavel serait celui d’une pure et
simple identification. On ne peut pas nier que cela ait été, à plusieurs reprises, le cas, comme
lorsqu’Althusser, parlant de son cours sur Machiavel de 1962, constate qu’
en développant [l]e problème théorique [de Machiavel] et ses implications (en particulier la théorie de
la fortune et de la « virtù ») j’avais le sentiment hallucinatoire (d’une force irrésistible) de ne rien
développer d’autre que mon propre délire (…). [J]e ne faisais rien d’autre, en développant l’exigence
contradictoire de Machiavel, que de parler de moi. La question que je traitais : comment commencer à
partir de rien ce nouvel État pourtant absolument indispensable et exigé par une profonde aspiration

40
Ibid., §32. Nous avons vu que cette thèse est également défendue par Matheron : « si tout, en un sens,
incite [Althusser] à penser que la conjoncture est vide, et que la place des sujets politiques est inoccupée, une
autre tendance l’entraîne dans une direction rigoureusement inverse : la place des sujets est toujours déjà
occupée par une classe ouvrière totalement hypostasiée, et incarnée par le parti communiste » (Fr. Matheron,
« Louis Althusser ou l’impure pureté du concept », in J. Bidet, E. Kouvélakis (éds.), Dictionnaire Marx
contemporain, Paris, P.U.F., 2001, p. 383).

404
(qui n’avait pas, ne trouvait pas, ne voyait pas, dans la réalité, les moyens de se réaliser et de se
satisfaire) cette question c’était la mienne !41

Le problème d’Althusser n’est pas dans ce cas un problème de pratique politique, mais
concerne son « état » personnel. Toutefois, la transposition est légitime vers le problème
proprement politique consistant à commencer à partir de rien un processus transformateur.
Mais il faudrait alors se demander si le reproche que la même année Althusser adressait dans
son cours à l’utopie théorique de Machiavel de n’être qu’une pensée impuissante parce
qu’impatiente, ou impatiente parce qu’impuissante, c’est-à-dire de n’être au fond qu’une
obsession, ne devraient pas être retournées contre Althusser lui-même et sa pensée du
communisme.

Dans les pages qui vont suivre, nous tâcherons de montrer qu’une autre voie est
possible. Pour nous y acheminer, nous citerons un dernier passage d’Althusser consacré à
Gramsci et Machiavel, où l’on retrouve la formule de la double inscription, mais appliquée
cette fois-ci aux masses. On y trouvera, en condensé, les principes de la solution aux
problèmes de la spécificité du marxisme, ainsi qu’un exemple des risques que cette solution
peut encourir :
Un parti communiste doit avoir une ligne politique révolutionnaire « de masse », ce qui suppose un
type de rapport avec « les masses » tout à fait original et inédit. Gramsci a démontré que Machiavel en
avait eu, dans une autre époque, le pressentiment. Pour nous, il faut bien autre chose qu’un simple
pressentiment. (…) Une ligne politique révolutionnaire de masse doit unir de manière extrêmement
étroite « la théorie et la pratique », dans d’autres termes l’analyse concrète de la situation concrète
(faite en utilisant dans les enquêtes politiques concrètes la science marxiste), et « les masses », les
seules qui font, en dernière instance, l’histoire. Il suffit de comprendre que les masses figurent aussi
dans la situation concrète, qu’elles figurent donc deux fois dans la formule de l’« union » pour se
rendre compte des difficultés du problème. Concrètement, ligne de masse signifie, en même temps,
tenir le plus grand compte de ce que les masses (…) ont dans la tête, en fonction de leurs conditions
matérielles, politiques et idéologiques d’existence, et mettre en rapport ce contenu (« subjectif ») avec
l’analyse de classe (scientifique) de la société dans son ensemble. Ceci suppose que le parti (…)
présente aux masses la ligne politique qu’il a élaborée, dans ce double travail, qu’il l’explique aux
masses de manière concrète afin que les masses reconnaissent dans la ligne proposée leur propre
volonté. Écouter, analyser, expliquer. (…) [I]l ne s’agit pas seulement d’un travail de connaissance,
mais d’un savoir-faire très particulier qui requiert une attention extrême42.

41
L. Althusser, « Lettre du 29 septembre 1962 », Lettres à Franca, op. cit., p. 224.
42
L. Althusser, « Lettre du 30 novembre 1968 », in M. A. Macciocchi, Lettere dall’interno del P.C.I., op.
cit., pp. 336-337.

405
VI. La prise de forme politique de la théorie

Nous avons jusqu’à présent étudié le matérialisme historique tel qu’Althusser a essayé
de le reformuler du point de vue de son contenu, c’est-à-dire en tant que pensée de la pratique
politique prolétarienne en conjoncture. Nous avons ainsi compris de quelle manière le
matérialisme historique parvient, à travers une analyse structurale, à cerner la conjoncture
actuelle comme clivée entre des tendances incompatibles, c’est-à-dire entre des modes de
production différentiellement actualisés qui sont porteurs de pouvoir sociaux altérnatifs. Cela
nous a conduit à penser le concept de révolution, c’est-à-dire de la transformation structurelle,
à partir de celui de transition. Ce dernier concept désigne en effet cette coexistence de
tendances à l’œuvre dans l’actualité, la révolution désignant le moment où une tendance
dominée prend le dessus sur la tendance dominante. Althusser s’intéresse en particulier à la
tendance communiste, c’est-à-dire à la transition vers un mode de production qui ne soit plus
une forme de lutte des classes, – transition qui ne peut toutefois être opérée que par le
déploiement d’une forme de lutte des classes (la pratique politique prolétarienne) alternative à
celle dominante, dont les coordonnées sont posées par le mode de production capitaliste. Ne
pouvant pas s’appuyer sur les éléments de la formation sociale tels qu’ils sont formés par cette
structure dominante, mais seulement tels qu’ils diffèrent d’eux-mêmes en tant que le mode de
production communiste insiste virtuellement sur eux, cette pratique politique nécessite
l’intervention du matérialisme historique en tant qu’il « virtualise » la structure dominante,
permettant de ressaisir la contingence d’une nouvelle articulation du tout à partir de laquelle
activer la contingence de l’articulation dominante dans le sens de sa transformation
structurelle. La centralité de la théorie peut aussi être affirmée d’une autre manière : la pratique
politique prolétarienne est une pratique par laquelle les masses s’organisent en classes à partir
de leur propre autonomie. Les initiatives des masses sont en effet inassignables dans le cadre
de la forme dominante de la lutte des classes et c’est précisément ceci qui leur permet d’activer
la contingence de la structure dominante. Or, dans la mesure où les masses sont elles-mêmes
aussi formées par la forme dominante de la lutte des classes – notamment par l’État –, il faut
que la théorie intervienne pour en faire une force politique autonome.

Il est donc temps d’aborder directement la question de la forme d’intervention de la


théorie, c’est-à-dire de la prise de forme politique de la théorie. C’est en assumant cette
perspective que l’on pourra finalement saisir la véritable discontinuité dans le parcours

407
d’Althusser. Cette discontinuité concerne non pas tant (ou seulement secondairement) le
matérialisme historique en tant que pensée de (au sens du génitif objectif) la pratique politique
prolétarienne en conjoncture – dont on a mis en relief la cohérence de fond qui l’habite dans
les différentes séquences de la trajectoire d’Althusser –, mais ce qui arrive au matérialisme
historique en tant que son objet pose en même temps son objectif, c’est-à-dire en tant qu’il doit
devenir pensée de (au sens du génitif subjectif) la pratique politique prolétarienne en
conjoncture. C’est en effet pour cette raison qu’elle est elle-même « sous conjoncture ». Pour
esquisser les développements qui vont suivre, nous pouvons reprendre à Balibar l’idée que
cette discontinuité conduit Althusser à subordonner le concept de coupure, en tant que concept
de la différence entre science et idéologie, au concept de topique, en tant que concept de la
double inscription de la théorie (sous sa forme théorique et sous sa forme idéologique) dans le
tout social – la topique devenant alors non pas seulement le « contenu » de la théorie, mais ce
qui « commande » toute réflexion sur son propre statut en tant que théorie : « à la fois, de
façon indissociable, une structure sociale et historique (pénétrée de luttes de classes), et un
appareil de pensée, une structure de production et de réalisation de la pensée, en deçà même de
toute distinction entre la pensée individuelle et la pensée collective »1.

Nous avons déjà affirmé que la perspective ouverte par l’idée de la double inscription
de la théorie dans le tout social est intrinsèquement liée à la question de l’initiative des masses.
L’adresse de la théorie consiste en effet à « transformer » son destinataire en force politique.
Ce qui veut dire qu’étudier les déplacements de la pensée d’Althusser en ce qui concerne la
prise de forme politique de la théorie signifie introduire le problème – que, selon Balibar,
Althusser n’a fait que poser, sans le résoudre – consistant à
poser ensemble (…) la question immédiatement politique d’une pensée révolutionnaire des masses
(qui n’est pas leur pensée « spontanée », mais qui est bien une pensée qu’elles puissent s’approprier
elles-mêmes, pour en contrôler les effets, y compris en se prémunissant contre leur « toute
puissance ») et la question éminemment philosophique, voire spéculative, de la réalité de la pensée
(mieux : de la réalité de la pensée du réel, qui fait problème parce que si le réel ne se « dédoublait »
pas, si la pensée et avant tout la pensée vraie ne se distinguait pas de lui, au moins
« momentanément », elle ne le penserait justement pas, mais ne ferait que le « refléter » de façon
spéculaire)2.

Notre hypothèse est que la question de la pensée révolutionnaire des masses, et celle qui lui est
consubstantielle de la prise de forme politique de la théorie, en tant qu’ensemble elles rendent
possible ce « dédoublement » du réel par lequel il peut être pensé, ont constitué, depuis le
début, le cœur de la réflexion d’Althusser. Mais nous soutiendrons qu’il répond à ces questions
de deux manières différentes et nous identifierons le moment du basculement d’une réponse à
l’autre, en ligne avec la plupart des lectures d’Althusser, dans les années 1966-67. Pour le dire
de manière ramassée en jouant avec les termes de Balibar, nous soutiendrons que ce
basculement fait passer Althusser de l’idée selon laquelle la théorie doit approprier aux masses

1
É. Balibar, « L’objet d’Althusser », op. cit., pp. 110-111.
2
Ibid., p. 111.

408
leur propre pensée à travers le savoir qu’elle produit, à celle selon laquelle elle constitue le
processus par lequel les masses s’approprient, par le biais du savoir, leur propre pensée. Nous
verrons que ce changement concerne avant tout la forme d’apprentissage, mais qu’il est aussi
profondément lié à une transformation de la conception même de la scientificité de la science
marxiste. Ces changements correspondent effectivement à une reformulation du concept de
coupure qui le réintègre dans le cadre d’une approche topique du tout social. Nous verrons
qu’une telle reformulation affecte avant tout la conception althussérienne de la philosophie en
tant que matérialisme dialectique, dont une partie importante se trouve « transférée » au sein
du matérialisme historique de manière à « déposer » un « reste » sous la forme d’une pensée
qui, si elle peut encore être qualifiée de « philosophie », prend une forme radicalement
différente par rapport à que ce terme recouvre habituellement : une nouvelle pratique de la
philosophie. Contrairement cette fois à la plupart des lectures d’Althusser, loin d’opposer un
Althusser « théoriciste » à un Althusser « politiciste », nous soutiendrons en particulier qu’un
tel déplacement le conduit de l’idée selon laquelle la philosophie constitue le moment
proprement politique de la théorie – le moment où la théorie est elle-même la politique,
posant, à travers leur connaissance, les conditions de la politique communiste –, à l’idée selon
laquelle la philosophie constitue le moment impolitique de la théorie – le moment où la
politique communiste telle qu’elle traverse la pensée « s’interrompt » pour connaitre ses
propres conditions, de manière à les transformer pour continuer à s’affirmer en tant que
politique communiste. Nous verrons aussi de quelle manière ce basculement affecte la pensée
althussérienne de l’organisation politique prolétarienne – tout particulièrement du parti – et de
l’idéologie prolétarienne.

409
1. L’impatience rassurante du concept. Organisation, théorie et idéologie

Pour relancer notre questionnement, nous devons d’abord revenir plus


systématiquement sur la question de l’effet de société dans la théorie, en nous concentrant tout
particulièrement sur la manière dont l’idéologie frappe même des théories qui envisagent
explicitement leur propre prise de forme politique. Nous avons vu que, dans le cas du
marxisme, l’effet de société dans la théorie prend la forme du couple économisme/humanisme
et de l’historicisme. Il s’agit maintenant de revenir sur ces formes de marxisme pour analyser
la forme que la théorie y prend et le rapport que cette forme de théorie entretient avec la
pratique politique. Nous aborderons donc ce qu’on pourrait appeler la prise de forme politique
de la théorie en tant qu’idéologie.

1. Conditions, tâches, capacités

Pour ce faire, il convient de repartir de Machiavel. Machiavel pense sous conjoncture


parce qu’il pense la conjoncture non pas comme un objet, mais en fonction de l’objectif
imposé par son cas. En même temps, il pense le commencement radical parce qu’il fait le vide
des conditions données en tant qu’elles rendent impossible la réalisation de cette tâche pourtant
prescrite par la conjoncture. En faisant le vide, il ne le remplit pas par sa propre pensée, mais le
ménage en son sein pour que la pratique politique vienne l’occuper. Ce faisant, il évide son
propre point de vue en assumant celui de l’une des conditions de la tâche à réaliser, à savoir
celui du peuple. Toutefois, cette condition n’étant pas, en tant que telle, une force capable de
réaliser la tâche, la pratique politique doit venir d’ailleurs, suscitant pour ainsi dire ses propres
conditions (dont le peuple) grâce à sa propre virtù. Autrement dit, Machiavel s’instaure en lieu-
tenant de peuple pour que le Prince fasse un peuple. Ainsi, le vide des conditions renvoie
finalement à un sujet capable de constituer les conditions positives de la réalisation de sa
propre tâche. En même temps, la virtù n’est elle-même rien d’autre que la capacité d’adhérer à
et faire usage des conditions conjoncturelles, c’est-à-dire qu’elle relève d’un réseau de
rencontres et non pas d’une pure capacité subjective, ce qui suppose que les conditions
positives soient quelque part données pour qu’il soit possible de procéder à la réalisation de la
tâche. Voici donc le cercle du Manifeste impossible et nécessaire de Machiavel, qui en fait une
utopie théorique.

L’idée que la spécificité de Machiavel, qui le distingue par exemple d’un penseur
comme Montesquieu, est de ne pas avoir formulé une théorie des lois de la politique, car il a
fait de son objet un objectif, n’est pas sans étonner le lecteur d’Althusser, dans la mesure où
celui-ci associe souvent l’idéologie théorique à une pensée qui, au lieu de construire son objet
théorique, se limite à refléter un objectif qui lui est extérieur. C’est, comme on a eu l’occasion
de le voir, par exemple le cas de la pensée politique classique, qui réfléchit les objectifs du

411
monde humain et politique donné sous forme d’objet théorique pour les légitimer (cf. CR, 73-
74), ou de l’économie politique, qui formule son problème théorique de telle manière qu’il
conduise à des réponses ou solutions imposées par des instances extra-théoriques (cf. LC, 56),
ou encore de la théorie du capitalisme monopoliste d’État qui démontre une conclusion qui
existe déjà sous forme politique dans la stratégie du PCF1. On trouve l’expression la plus claire
de cette idée lorsqu’Althusser se penche sur les sciences humaines de son époque. Dans « La
tâche historique de la philosophie marxiste », Althusser souligne « qu’il peut exister des
disciplines de haute technicité (…) qui sont pourtant des “sciences” sans objet, ou si l’on
préfère, des “sciences” qui ont pour objet un objet tout différent de celui qu’elles proclament.
(…) [P]lusieurs des “Sciences Humaines” ne sont pas des sciences, donnant la connaissance
théorique d’un objet réel, mais des techniques (très élaborées) d’adaptation ou de réadaptation
sociale »2. Althusser explique alors que les sciences humaines peuvent jouer ce rôle en raison
d’
une équivoque fondamentale sur la nature prétendument « scientifique » de ces « sciences » (qui ne
sont souvent que de simples « techniques ») et sur la nature de leur « objet » (qui est souvent non pas
un objet, mais un objectif : l’adaptation [ou] la réadaptation sociale). Cette équivoque fondamentale
tient sans doute en partie au fait qu’il s’agit de disciplines encore jeunes, mais elle tient en dernière
instance à la domination qu’exerce sur ces sciences non seulement l’idéologie bourgeoise mais aussi
dans certains cas directement, la politique bourgeoise. (…) [C]’est en définitive l’idéologie et la
politique bourgeoises qui leur imposent les objectifs que ces « sciences », dépendantes de la
bourgeoisie, prennent alors « spontanément » pour leurs « objets »3.

De manière plus générale, la fonction de l’idéologie théorique est donc, comme Althusser
l’explique dans « La querelle de l’humanisme », d’« imposer d’avance, sous la fiction de

1
Cf. L. Althusser, Ce qui ne peut plus durer, op. cit., p. 93.
2
L. Althusser, « La tâche historique », op. cit., p. 31 ; tr. angl. « The historical task », op. cit., pp. 202-203.
3
Ibid., p. 32 ; p. 203. Althusser aimait soutenir que la philosophie de Kant « peut être en grande partie
conçue comme la théorie de la possibilité de l’existence de “sciences” sans objet » (LC, 305-306n). Dans un
article de 1963 intitulé « Philosophie et sciences humaines », on trouve la même idée, déclinée dans le sens
de l’affirmation de la possibilité de l’existence de « sciences » qui « se trompent d’objet » (SM, 53). Dans cet
article, l’idée que la plupart des sciences humaines sont des techniques d’adaptation est déjà formulée : « Une
certaine opinion (…) se contente fort bien de l’état des Techniques Humaines, les baptisant Sciences pour
services rendus – rendus soit à ceux qui les emploient dans leurs entreprises économico-politico-
idéologiques, soit à ceux qu’elles dispensent de faire l’effort d’être véritablement philosophes » (SM, 52). Ce
que ces techniques visent avant tout, c’est « l’adaptation, qui très évidemment ne peut jamais être que
l’adaptation aux conditions existantes » (SM, 52-53). La même année, Althusser préparait un article sur
« Technocratie et humanisme » qui aurait dû paraitre dans un numéro spécial de La Pensée coordonné par
lui. On y trouve quelques exemples de la manière dont une telle adaptation est réalisée par les sciences
humaines : « Dans l’entreprise même, ces techniciens de l’Humanisme technocratique ont pour tâche de
mettre en place une organisation technique “humaine”, de purger les “rapports humains” de toute agressivité
– au besoin en recourant aux techniques psychosociologiques du psychodrame et du sociodrame. (…) La
psychosociologie est sans doute celle des “Sciences” Humaines qui donne la preuve la plus certaine qu’on
peut baptiser science ce qui n’est qu’une technique de l’adaptation. Ce sont les commandes sociales, et
spécialement celles des grandes entreprises (…) qui lui donnent quotidiennement son objet, lui laissant
seulement le choix des méthodes et des techniques ! » (L. Althusser, « Technocratie et humanisme (1963) »,
A3-02.01, pp. 26-27). C’est à partir de ces constatations qu’Althusser tentera de formuler des « projets » – à
tendance comtienne – de réforme de l’enseignement et de la recherche en sciences humaines fondées sur un
« découpage » de ces sciences en fonction de leur objet véritable tout au long des années 60 – de « Sciences
humaines et philosophie » jusqu’aux « Trois notes sur la théorie des discours ». La question des sciences sans
objet est reprise dans le cadre d’une critique de l’interdisciplinarité dans PS, 28-48.

412
problèmes sans contenu scientifique, des solutions toutes faites, qui ne sont pas des solutions
théoriques, mais le simple énoncé théorique de “solutions” pratiques, sociales, existant à l’état
de fait accompli, ou à accomplir, dans une société de classe, et répondant aux “problèmes” de
la lutte de classe économique, politique et idéologique de cette société. (…) [L]es notions
idéologiques (…) ne sont que la transcription, à prétention théorique, d’un état de fait existant,
dépendant en dernier ressort du rapport de force dans la lutte des classes » (EII, 513).

Faut-il donc penser que Machiavel a produit une idéologie théorique comme les autres,
visant à adapter les hommes aux conditions existantes, c’est-à-dire aux objectifs sociaux
rendus dominants par le rapport de force existant dans la lutte des classes ? La réponse est
évidemment négative. Ce qui distingue Machiavel des « sciences sans objet », est que ces
dernières pensent d’après la logique du fait accompli, c’est-à-dire qu’elles « reçoivent » leurs
objectifs des conditions telles qu’elles sont déterminées par la structure dominante d’une
formation sociale, par la forme dominante de la lutte des classes. Au contraire, Machiavel
assume la logique du fait à accomplir en s’imposant un objectif impossible d’après les
conditions données. Or, on a vu que c’est précisément ceci qui en fait un penseur utopique. On
aurait donc l’impression que, dès qu’une théorie pense son objet comme un objectif, c’est-à-
dire dès qu’elle tente de prendre une forme politique, elle est prise dans l’alternative de
l’utopie théorique et de l’idéologie.

C’est à partir de cette alternative qu’il nous faut aborder la question du statut de la
théorie marxiste. La théorie marxiste telle qu’Althusser la reconstruit se trouve en effet clivée
entre ce que Balibar a appelé un Marx-Montesquieu et un Marx-Machiavel, c’est-à-dire entre
un Marx construisant son objet théorique – les rapports sociaux structurés – et un Marx visant
un objectif politique à partir des rencontres qui structurent la conjoncture4. Nous avons déjà
rencontré ce partage lorsqu’il a été question de ce qui sépare la pensée du dirigeant politique
(Lénine) en tant qu’il pense la structure de la conjoncture à la lumière de la tâche à accomplir
dans l’actualité et le théoricien de l’histoire en tant qu’il la pense sous la forme de
l’inactualité5. Il s’agit maintenant de reprendre et approfondir ce partage qui, comme on a déjà
eu l’occasion de l’indiquer, ne peut pas être compris comme une rupture6.

Il faut d’emblée rappeler que le statut de la théorie marxiste ne peut être défini qu’à
partir de l’horizon historique de sa fusion avec le mouvement ouvrier organisé. Il nous semble
en effet que les problèmes qu’Althusser relève chez Machiavel proviennent du manque chez ce
dernier d’une interrogation adéquate du problème de l’organisation. Si Machiavel, pour penser
sa tâche politique, est obligé de faire appel à un sujet vide, capable par sa virtù de combler
l’absence d’une capacité politique des masses, c’est en effet parce qu’il ne pense pas le

4
Cf. É. Balibar, « Une rencontre en Romagne », op. cit., p. 19.
5
Cf. Chapitre II.2.3.
6
Cf. Chapitre II.3.5.

413
« subjectif » en termes d’organisation. Certes, lorsqu’il traite de la question de la durée de
l’État, Machiavel procède bien à une étude du Prince en tant qu’appareil idéologique
s’enracinant dans le peuple ; il pense donc justement dans les termes d’une organisation
capable de se rapporter à la puissance des masses. Mais cette étude ne concerne pas le moment
du commencement, où le Prince est seul, ce qui se reflète dans le fait qu’un tel enracinement
dans le peuple ne prend pas la forme d’une transformation de l’idéologie du peuple, c’est-à-
dire de ses capacités politiques, mais de l’usage de la part du Prince de l’idéologie du peuple
telle qu’elle est. Que le « subjectif » doive au contraire être compris en termes d’organisation
est une idée que l’on a déjà rencontrée chez Althusser : selon lui, lorsque Lénine parle de
« capacité subjective », il se réfère à « la qualité de l’organisation, de sa théorie et de sa ligne »
(EI, 462), la théorie devant en particulier produire « une exacte conscience du rapport existant
entre [ses] tâches et ses capacités » (LC, 418). Soulignons que, dans ce passage, Althusser
propose sa variation sur la célèbre affirmation de Marx, habituellement comprise comme la
quintessence de l’historicisme, selon laquelle « l’humanité ne se propose jamais que les tâches
qu’elle peut remplir ». Or, alors que pour Marx « la tâche surgit là où les conditions matérielles
de sa réalisation sont déjà formées, ou sont en voie de se créer »7, tout le problème d’Althusser
est que la stratégie du communisme impose des tâches que l’humanité n’est pas est état
d’accomplir, pour l’accomplissement desquelles les conditions ne sont pas données8. C’est
pourquoi il faut questionner le rapport entre ces tâches et ses capacités – rapport qui est donc
déterminé par la qualité de l’organisation et sa théorie.

L’idée que la question de l’organisation doive intervenir pour penser la réalisation


d’une tâche politique impossible et nécessaire, c’est-à-dire pour résoudre le problème du
décalage entre tâches et conditions données, est un principe qu’Althusser pose dès ses
premières explorations de la question de l’idéologie. Lorsque, dans Pour Marx, il interroge la
figure de l’« humanisme socialiste », comme formation idéologique accompagnant la phase de
la fin de la dictature du prolétariat, c’est-à-dire de la fin de l’antagonisme de classe en dépit de
la persistance des classes, et donc du surgissement de l’État du peuple entier (Althusser, en ce
moment, ne questionne pas la validité théorique de ces « concepts »), il se demande pourquoi
les hommes soviétiques ont-ils besoin d’une idée de l’homme pour vivre leur rapport à ces
conditions d’existence. « Il est difficile de ne pas mettre ici en relation, d’une part la nécessité
de préparer et de réaliser une mutation historique importante (le passage au communisme (…))
– et d’autre part les conditions historiques dans lesquelles ce passage doit s’effectuer. (…)
C’est cette inadéquation présente, entre les tâches historiques et leurs conditions, qui peut
rendre compte d’un recours à cette idéologie » (PM, 245). On se trouve ici face à une figure

7
K. Marx, Critique de l’économie politique (1859), tr. M. Rubel, L. Évrard, Œuvres, Tome I, Paris,
Gallimard, 1965, p. 273.
8
C’est que, dirait Althusser, les tâches qu’elle est en état d’accomplir sont celles fixées par l’idéologie
dominante, par la forme dominante de la lutte des classes.

414
différente de celle des sciences humaines devant adapter les hommes aux conditions
existantes ; en Union soviétique – comme finalement pour Machiavel – le problème est plutôt
celui d’« adapter » les hommes à une tâche pour laquelle les conditions ne sont pas encore
données. C’est dans ce décalage que vient se nicher l’idéologie humaniste : « Que de profonds
refus et des vœux authentiques, que le désir impatient de surmonter des obstacles encore
invaincus, se traduisent à leur manière dans ce concept d’humanisme-réel, c’est trop clair »
(PM, 256-257). Selon Althusser, cette idéologie ne peut toutefois pas parvenir par elle-même à
résoudre le problème qui s’exprime à travers elle. Certes, pour Althusser, il faut bien
développer « une politique marxiste (…) de l’idéologie humaniste, c’est-à-dire : une attitude
politique à l’égard de l’humanisme, – politique qui peut être soit le refus, soit la critique, soit
l’emploi, soit le soutien, soit le développement, soit le renouvellement humaniste des formes
actuelles de l’idéologie dans le domaine éthico-politique » (PM, 237-238). Mais il considère
qu’une telle politique ne peut être menée qu’en changeant de terrain, en abandonnant le terrain
de l’idéologie elle-même, pour se situer sur le terrain de l’organisation (1) et de la théorie (2).

1 : « [C]es problèmes sont, dans leurs fond, des problèmes qui, loin de requérir une
“philosophie de l’homme”, concernent la mise au point des nouvelles formes d’organisation de
la vie économique, de la vie politique et de la vie idéologique (y compris les nouvelles formes
de développement individuel) des pays socialistes dans leur phase de dépérissement ou de
dépassement de la dictature du prolétariat » (PM, 246)9.
[2 :] Ce recours à l’idéologie peut aussi, dans certaines limites, être envisagé (…) comme le substitut
d’un recours à la théorie. Nous retrouverions ici les conditions théoriques actuelles léguées au
marxisme par son passé. (…) [O]n ne peut s’empêcher de penser que ce recours à l’idéologie y est
également la voie la plus rapide, le substitut d’une théorie insuffisante. Insuffisante, mais latente et
possible. Tel serait le rôle de cette tentation de recours à l’idéologie : combler cette absence, ce retard,
cette distance, sans la reconnaître ouvertement, en se faisant, comme disait Engels, de son besoin et de
son impatience un argument théorique, et en présentant le besoin d’une théorie pour la théorie même.
L’humanisme philosophique dont nous risquons d’être menacés, et qui s’abrite sous les réalisations
sans précédent du socialisme lui-même, serait ce complément destiné à donner à certains idéologues
marxistes, à défaut de théorie, le sentiment de la théorie qui leur manque (PM, 247-248).

C’est donc le rapport entre les formes théoriques et les formes d’organisation qui est crucial
pour penser le problème de l’inadéquation entre tâches et conditions, – l’idéologie venant
combler le désir impatient de le résoudre.

9
Cf. aussi : « [L]e recours à la morale, profondément inscrit dans toute idéologie humaniste, peut jouer le
rôle d’un traitement imaginaire des problèmes réels. Ces problèmes, une fois connus, se posent en termes
précis : ce sont des problèmes d’organisation des formes de la vie économique, de la vie politique, et de la
vie individuelle. Pour poser vraiment, et résoudre réellement ces problèmes, il faut les appeler par leur nom,
leur nom scientifique » (PM, 258).

415
2. Espérer, désespérer, (se) rassurer

Bien entendu, le rapport entre organisation et théorie ne constitue pas tant une solution
à notre problème que le terrain sur lequel il peut être posé de manière pertinente. En effet,
l’existence d’une organisation poursuivant une tâche impossible dans les conditions données
ne suffit pas par elle-même à esquiver les risques d’une idéologie visant l’adaptation aux
conditions existantes, et empêchant donc précisément la réalisation d’une telle tâche. Loin de
là : l’absence même des conditions de la réalisation de la tâche peut susciter une forme
idéologique de théorie qui entrave la prise en charge pratique des obstacles qui se
manifesentent dans la conjoncture, c’est-à-dire qui détourne l’organisation en tant que capacité
subjective dans le sens de l’impuissance en lui permettant en même temps de s’adapter aux
conditions données. Althusser insiste souvent sur la manière dont le replacement d’une théorie
absente avec un « sentiment de théorie » soutient une forme d’espoir et/ou de désespoir
fondamentalement rassurant10.

10
Nous nous concentrerons dans ce chapitre principalement sur les théories développées dans le cadre du
marxisme, mais dans cette thèse on trouve aussi le noyau des critiques qu’Althusser formule à l’égard de
Montesquieu et Rousseau. Dans « Sur le “Contrat social” » (1967), Althusser démontre que Rousseau fonde
le contrat social en mobilisant un dispositif idéal en miroir qui consiste à anticiper par décalage une autre
identité de soi plus complète, achevée, purifiée, équilibrée qui sauverait en même temps de sa limitation
l’individu « naturel », présocial, dans son désir d’être. Il produit ce décalage en faisant de la seconde partie
prenante du contrat social (la première étant constituée par les individus) l’anticipation imaginaire de la
communauté même que le contrat est censé produire (cf. SM, 72). Il s’agit d’une anticipation qui produit les
couples spéculaires de l’intérêt particulier et de l’intérêt général, de la volonté particulière et de la volonté
générale (cf. SM, 88). Le miroir de la volonté générale offre ainsi la vérité du désir individuel libéré de sa
limitation grâce à ce transfert d’identité, à l’acceptation du grand Tout qui le constitue comme membre de
droit à part entière. « Qu’est-ce qu’une communauté ? De qui est-elle composée ? Des mêmes individus qui
figurent, à titre individuel, dans la P.P.1 [Partie Prenante numéro 1], donc à l’autre pôle de l’échange. En
P.P.2 [Partie Prenante numéro 2] ils y figurent, non plus à titre individuel, mais tous “en corps”, donc dans
une autre figure, dans une autre “manière d’être”, justement la forme d’un “tout”, d’une “union”, et c’est la
communauté » (SM, 72-73). Selon Althusser, l’établissement de cette relation spéculaire permet à Rousseau
à la fois de reconnaitre et de refouler le manque théorique propre à sa pensée : une connaissance spécifique
des groupes sociaux qui se situent entre l’individu singulier et le Tout de la communauté anticipé et institué
par le contrat social. « En disant que les catégories spéculaires de l’intérêt général et de l’intérêt particulier
sont des mythes idéologiques qui se répondent en miroir, en disant que Rousseau affirme l’existence absolue
de sa croyance sous la forme de l’existence absolue et pure de l’intérêt général et de la volonté générale, je
dis en même temps, (…) que Rousseau fait allusion, dans sa théorie illusoire, à quelque chose de réel :
l’existence des groupes d’intérêt des humains, disons des classes sociales ou des partis politiques,
idéologiques ou autres. Mais ce réel qui est ainsi désigné dans sa pensée est pensé dans sa pensée, est ramené
de force dans sa pensée, sous la pensée des catégories jumelles spéculaires de l’intérêt général et de l’intérêt
particulier » (SM, 101). C’est ainsi que ces catégories viennent remplir avec une croyance rassurante un
manque de théorie. Un discours similaire peut être fait à propos de la dialectique des mœurs et du principe
chez Montesquieu. Dans De l’esprit des lois, la loi n’englobe pas les mœurs ; dans le meilleur des cas, elle
les sublime ; et, dans le pire des cas, elle finit par se confondre purement et simplement avec eux. C’est
pourquoi Montesquieu, selon Althusser, continue à prôner une réforme des mœurs tout en cherchant à
compléter ceux-ci par un lieu de vérité qui en favoriserait la sélection et l’élévation. Ce lieu de vérité est
constitué par le principe, que Montesquieu conçoit comme « le point et la figure où doit se résumer
politiquement la vie réelle des hommes pour s’insérer dans la forme d’un gouvernement » (M, 47). Mais,
selon Althusser, « des mœurs au principe, des conditions réelles aux exigences politiques de la forme d’un
gouvernement, qui se rencontrent dans le principe, on voit mal le passage. (…) Cette expression est comme
déchirée entre son origine (les mœurs) et sa fin (la forme du gouvernement) » (M, 63). Le problème est, à
nouveau, posé par un manque théorique : parce qu’il lui manque la connaissance spécifique de ces conditions

416
On trouve un exemple de ce mécanisme dans le traitement althussérien des célèbres
remarques concernant la détermination en dernière instance par l’économie formulées par
Engels dans la lettre à Joseph Bloch du 21 novembre 1890. Ces remarques nous fournissent
aussi une occasion pour rappeler la thèse althussérienne selon laquelle autant l’idéologie
bourgeoise que l’idéologie socialiste, pour peu qu’elle ne repose pas sur une théorie
scientifique, mais fait de la théorie marxiste une garantie idéologique, se structurent autour du
couple humanisme/économisme. Althusser souligne qu’Engels s’efforce dans sa lettre de
résoudre le problème du rapport entre la base (l’économie) et les superstructures en posant un
autre problème, celui du rapport entre les volontés individuelles et l’évènement qui résulte de
leur conjonction. Ainsi, pour autant que les effets des superstructures sont compris comme une
« foule infinie de hasards » au sein des desquels la nécessité du « mouvement économique »
« fraie son chemin », on peut les comparer – Engels passe sans transition d’un « niveau » à
l’autre – à l’effet de la conjonction d’une infinité de volontés individuelles dans « un groupe
infini de parallélogrammes de forces » qui produit l’évènement historique, alors compris
comme « le produit d’une force agissant comme un tout, de façon inconsciente et aveugle ».
Althusser relève qu’en passant d’un discours à l’autre, Engels change d’objet : « [t]out se passe
donc comme si le modèle appliqué à l’efficace des superstructures avait été en réalité emprunté
à son véritable objet auquel nous avons maintenant à faire : le jeu des volontés individuelles »
(PM, 120-121). Un tel emprunt conduit Engels à expliquer l’efficace de la dernière instance
par le vide, en noyant l’efficace spécifique des superstructures dans l’infinité
« microscopique » de leurs effets pour en faire surgir mystérieusement l’efficace de la base :
« On fait confiance au vide pour produire le plein » (PM, 123). Mais, ce faisant, la seule
plénitude que l’on atteint est celle de l’idéologie dominante. Il faut en effet reconnaitre que la
« démonstration » d’Engels se réduit à l’évidence d’une seule présupposition : les volontés
individuelles comme base pour l’explication de l’évènement historique. Par cette
présupposition, chez Engels, « le hasard se fait homme » (PM, 124), au prix d’une réinjection
dans le marxisme des évidences de l’idéologie bourgeoise et en particulier de l’économie
politique bourgeoise.

Il est essentiel de comprendre qu’une telle réinjection ne relève pas simplement de


l’erreur théorique ; s’il faut que le hasard se fasse homme, c’est pour répondre au besoin de
(nous) rassurer quant au sens de l’histoire et à notre capacité d’avoir une prise sur elle.
Que nous reste-t-il alors de ce schéma et de cette « démonstration » ? Cette phrase qu’étant donné tout
le système des résultantes, la résultante finale contient bien quelque chose des volontés individuelles
originaires : « chacune contribue à la résultante, et, à ce titre est incluse en elle ». C’est une pensée,
qui dans un tout autre contexte, peut rassurer des esprits inquiets de leur prise sur l’histoire ou, une

réelles (des mœurs) dans l’unité d’une économie politique (cf. M, 63 ; cette affirmation est critiquée par
C. Spector, « La lecture althussérienne de Montesquieu », op. cit., p. 94), Montesquieu supplée à ce manque
en opposant mœurs et principes de droit dans une relation en miroir de telle sorte que les principes puissent
apparaitre comme l’image idéale réfléchie d’un monde encore trouble et indéterminé, et combler le manque
de ses institutions et croyances particulières.

417
fois Dieu mort, inquiets sur la reconnaissance de leur personnalité historique. Je dirais presque que
c’est, alors, une bonne pensée désespérée, qui peut nourrir des désespoirs, c’est-à-dire des espérances
(PM, 125-126).

Mais on ne peut (se) rassurer quant à notre prise sur l’histoire qu’en (se) donnant des garanties
quant au sens de l’histoire. C’est pourquoi, si la théorie marxiste est la théorie de l’histoire
propre à l’organisation par laquelle on essaie de « faire l’histoire », on ne peut en tirer des
garanties qu’en la fondant. C’est précisément à ceci que revient la tentative engelsienne :
fonder le marxisme.
Toute discipline scientifique s’établit à un certain niveau, précisément le niveau où ses concepts
peuvent recevoir un contenu (…). Tel est le niveau de la théorie historique de Marx : le niveau des
concepts de structure, de superstructure et de toutes leurs spécifications. Mais quand la même
discipline scientifique prétend produire d’un autre niveau que le sien, à partir d’un niveau qui ne fait
l’objet d’aucune connaissance scientifique (…) la possibilité de son propre objet et des concepts qui
lui correspondent, alors elle tombe dans le vide épistémologique, ou, ce qui en est le vestige, dans le
plein philosophique. C’est le destin de la tentative de fondation à laquelle se livre Engels dans sa lettre
à Bloch : (…) Engels n’y est que philosophe. Philosophique, l’usage de son modèle de référence. Mais
aussi, et avant tout, philosophique son projet de fondation (PM, 127).

C’est de la même manière qu’il est possible, aux yeux d’Althusser, de comprendre la tentative
de Sartre. « J’insiste à dessein sur ce point, car nous en avons un autre exemple récent, celui de
Sartre, qui, lui aussi, a entrepris de fonder philosophiquement (…) les concepts
épistémologiques du matérialisme historique. (…) Il n’est entre eux qu’une querelle de
moyens, mais en ce point, ils sont unis par une même tâche philosophique. On ne peut interdire
à Sartre sa propre voie qu’en fermant celle qu’Engels lui ouvre » (PM, 128).

Si tout cela est vrai, il s’ensuit une conséquence qu’il faut avoir le courage d’assumer :
« l’argumentation du fondement ne répond plus à nos exigences critiques » (PM, 117). C’est
précisément ce qu’Althusser montre rapidement lorsqu’il affirme que, loin de devoir garantir
philosophiquement la possibilité de l’évènement historique et de notre prise sur lui, la théorie
marxiste doit nous permettre de comprendre quel évènement est historique, ou ce que, dans un
évènement, est historique.
Jamais en effet on ne rendra compte d’un évènement historique (…) si on prétend l’engendrer de la
possibilité (indéfinie) de l’évènement non-historique. Ce qui fait que tel évènement est historique, ce
n’est pas qu’il soit un évènement, c’est justement son insertion dans des formes elles-mêmes
historiques, dans les formes de l’historique comme tel (les formes de la structure et de la
superstructure), des formes qui n’ont rien de ce mauvais infini où se tient Engels quand il a
abandonné la proximité de son modèle originel, au contraire, des formes parfaitement définissables et
connaissables (…). Ce sont donc ces formes qui commandent tout, qui détiennent par avance la
solution du faux problème que se pose Engels, – qui, à vrai dire, n’en détiennent même pas la solution,
puisqu’il n’y a jamais eu d’autre problème que celui qu’Engels s’est posé à partir de présuppositions
purement idéologiques, – puisqu’il n’y a jamais eu de problème ! (PM, 126)

Althusser refuse donc le problème même d’Engels, qui est celui de fonder les concepts du
matérialisme historique. Les concepts d’une science, selon Althusser, ne peuvent être fondés,
sauf à vouloir utiliser la science pour se rassurer ; il faut les mettre à l’œuvre, à l’épreuve, en
vérifiant, dans le cas du matérialisme historique, qu’ils nous permettent de saisir ce qui, dans

418
l’histoire, est historique. Mais les mettre à l’épreuve signifie qu’ils ne sont pas garantis, c’est-
à-dire pas non plus rassurants11.

Ce qui nous intéresse le plus dans ces passages est le lien entre le caractère rassurant
des thèses d’Engels et sa perspective « fondationnaliste » à l’égard du matérialisme historique.
C’est en effet ce même problème qu’il faut prendre en compte lorsqu’on traite de
l’économisme dans le marxisme, c’est-à-dire de l’idée selon laquelle l’économie exerce une
détermination univoque sur l’ensemble des instances du tout social – idée que, dans la même
lettre, Engels refuse explicitement, en insistant sur le syntagme de « dernière instance ». En
traitant de la conception hégélianisante de la « belle contradiction » du Capital et du Travail,
Althusser en parle comme d’« une idée abstraite mais confortable, rassurante, d’un schéma
“dialectique” épuré, simple », qui garde « la foi dans la “vertu” résolutive de la contradiction
abstraite comme telle ». Il reconnait ensuite qu’il « ne nie certes pas que la “simplicité” de ce
schéma épuré ait pu répondre à certaines nécessités subjectives de la mobilisation des masses :
après tout nous savons bien que les formes du socialisme utopique ont elles aussi joué un rôle
historique, et l’ont joué parce qu’elles prenaient les masses au mot de leur conscience, parce
qu’il faut bien les y prendre même (et surtout) quand on veut les conduire plus loin ». Mais
c’est pour immédiatement ajouter qu’« [i]l faudra bien un jour faire ce que Marx et Engels ont
fait pour le socialisme utopique, mais cette fois pour ces formes encore schématiques-
utopiques de la conscience des masses influencées par le marxisme (voire la conscience de
certains de leurs théoriciens) dans la première moitié de son histoire » (PM, 103-104). Et une
telle opération ne va pas sans comporter une reformulation radicale de l’idée même de
pédagogie : « Que [l’idée de contradiction simple] puisse servir de modèle pédagogique ou
plutôt qu’elle ait pu, à un certain moment précis de l’histoire, servir de moyen polémique et
pédagogique, ne lui fixe pas pour toujours son destin. (…) Il serait temps de faire effort pour
élever la pédagogie à la hauteur des circonstances, c’est-à-dire des besoins historiques. Mais
qui ne voit que cet effort pédagogique en présuppose un autre, purement théorique celui-là »
(PM, 113).

La note de bas de page à laquelle renvoie le passage que nous venons de citer explique
encore plus clairement la fonction rassurante de cette dialectique épurée, ainsi que ce qu’il faut
lui opposer. Althusser donne ici la parole à Gramsci :
Quand on n’a pas l’initiative de la lutte, et que la lutte finit par s’identifier avec une série de défaites,
le déterminisme mécanique devient une formidable force de résistance morale, de cohésion, de
persévérance, patiente et obstinée. « Je suis battu momentanément ; mais à la longue la force des
choses travaille pour moi », etc. La volonté réelle se travestit en un acte de foi en une certaine

11
Le fait que le désir de se rassurer quant au sens de l’histoire soit une menace constante dans le marxisme
lui-même est bien entendu révélé par tous les passages où Marx pense l’histoire comme une succession
progressive de modes de production mue par la négation de la négation ou par le développement des forces
productives. Par exemple, des textes comme la Préface à la Critique de l’économie politique de 1859
« expriment très bien le “désir” de Marx de voir l’histoire réelle procéder comme il le veut ou voudrait »
(EI, 403).

419
rationalité de l’histoire, en une forme empirique et primitive de finalisme passionné qui apparaît
comme un substitut de la prédestination, de la Providence, etc. des religions confessionnelles. (…) Il
convient de mettre en relief comment le fatalisme ne sert qu’à voiler la faiblesse d’une volonté active
et réelle. Voilà pourquoi il faut toujours démontrer la futilité du déterminisme mécanique, qui,
explicable comme philosophie naïve de la masse, et, uniquement en tant que tel, élément intrinsèque
de force, devient, lorsqu’il est pris comme philosophie réfléchie et cohérente par des intellectuels, une
source de passivité et d’autosuffisance imbécile12.

C’est pour éviter cette forme de pensée (qu’il qualifie de « religion de subalternes ») que
Gramsci formule sa théorie la fonction éducative et intellectuelle du parti, théorie qu’Althusser
vise à reprendre et transformer profondément (c’est toujours Althusser qui cite) : « (…) tous
les membres d’un parti politique doivent être considérés comme des intellectuels (…) : ce qui
importe c’est sa fonction de direction et d’organisation, donc sa fonction éducative, donc sa
fonction intellectuelle »13. Et Althusser de souligner que dans ces passages une conception tout
autre des intellectuels s’esquisse : « le concept gramscien d’intellectuel est infiniment plus
vaste que le nôtre, (…) il n’est pas défini par l’idée que les intellectuels se font d’eux-mêmes,
mais par leur rôle social d’organisateurs et de dirigeants (plus ou moins subalterne) »
(PM, 105n).

Cette idée est reprise dans le chapitre de Lire Le Capital consacré à l’historicisme. On a
déjà rappelé dans quelle mesure la critique de l’« historicisme absolu » de Gramsci
qu’Althusser y formule a été à juste titre remise en question par les commentateurs14. On
souligne toutefois rarement le fait qu’Althusser attribue en même temps une fonction positive
de premier ordre à cette théorie. Grâce à elle,
Gramsci met l’accent sur une détermination essentielle à la théorie marxiste : son rôle pratique dans
l’histoire réelle. Un des soucis constants de Gramsci concerne le rôle pratico-historique de ce qu’il
appelle, reprenant la conception crocienne de la religion, les grandes « conceptions du monde » ou
« idéologies » : ce sont des formations théoriques capables de pénétrer dans la vie pratique des
hommes, donc d’inspirer et d’animer toute une époque historique, en fournissant aux hommes, non
seulement aux « intellectuels » mais aussi et surtout aux « simples », à la fois une vue générale du
cours du monde, et en même temps une règle de conduite pratique. Sous ce rapport, l’historicisme du
marxisme n’est que la conscience de cette tâche et de cette nécessité : le marxisme ne peut prétendre à
être théorie de l’histoire, que s’il pense, dans sa théorie même, les conditions de cette pénétration dans
l’histoire, dans toutes les couches de la société, et jusque dans la conduite quotidienne des hommes.
(…) L’historicisme du marxisme n’est alors que l’un des aspects et des effets de sa propre théorie bien
conçue, il n’est que sa propre théorie conséquente avec soi : une théorie de l’histoire réelle doit passer,
elle aussi, comme l’ont fait jadis d’autres « conceptions du monde », dans l’histoire réelle. Ce qui est
vrai des grandes religions, doit l’être à plus forte raison du marxisme lui-même, non seulement en
dépit, mais à cause même de la différence qui existe entre lui et ces idéologies, en raison de sa
nouveauté philosophique, puisque sa nouveauté consiste à inclure le sens pratique de sa théorie même.
Ce que recouvre le concept d’« historicisme », pris en ce sens, porte un nom précis dans le marxisme :
c’est le problème de l’union de la théorie et de la pratique, plus particulièrement le problème de
l’union de la théorie marxiste et du mouvement ouvrier (LC, 322-324).

12
Cf. A. Gramsci, Cahiers de prison, Cahiers 10, 11, 12, et 13, tr. P. Fulchignoni, G. Granel, N. Negri, Paris,
Gallimard, 1978, pp. 187-188, cité d’après l’édition des Œuvres choisies par les Éditions sociales in
PM, 104-105n.
13
Cf. A. Gramsci, Cahiers de prison, op. cit., p. 318, cité in PM, 104-105n
14
Cf. Chapitre II.3.1.

420
On trouve ici une première formulation d’un problème qui hantera Althusser tout au long de
son parcours : le problème de la « double inscription » de la théorie marxiste dans la topique,
qui ouvre, comme on l’a vu avec les écrits sur la crise du marxisme de la fin des années 70, sur
la nécessité que les idées prennent une forme idéologique de masse pour qu’elles soient
efficaces dans l’histoire. Le moins qu’on puisse dire est que ce problème habite déjà la pensée
althussérienne des années 60, et est directement lié au concept de la « différence » qui sépare le
marxisme des idéologies, c’est-à-dire à la « coupure épistémologique ». C’est bien cette
différence qui nous permettra de répondre à la question de savoir comment éviter que par ce
« passage » dans l’histoire réelle la théorie marxiste ne devienne cette forme de pensée
rassurante qui est le chiffre même de l’impuissance pratique.

3. L’effet de société dans la théorie

On le comprend en se penchant sur les limites qui, selon Althusser, frappent tout
historicisme – donc aussi celui de Gramsci – lorsqu’il essaie de résoudre le problème de
l’union de la théorie marxiste et du mouvement ouvrier qu’il permet pourtant de poser :
Ce n’est pas tout à fait un hasard si Gramsci est constamment hanté par la théorie crocienne de la
religion, s’il en accepte les termes, et s’il l’étend des religions effectives à la nouvelle « conception du
monde » qu’est le marxisme ; s’il ne fait, sous ce rapport, aucune différence entre ces religions et le
marxisme ; s’il identifie aussi aisément religion, idéologie, philosophie et théorie marxiste, sans
relever que, ce qui distingue le marxisme de ces « conceptions du monde » idéologiques, c’est moins
cette différence formelle (importante) de mettre fin à tout « au-delà » supraterrestre, que la forme
distinctive de cette immanence absolue (sa « terrestréité ») : la forme de la scientificité. Cette
« coupure » entre les anciennes religions ou idéologies même « organiques » et le marxisme, qui, lui,
est une science, et qui doit devenir idéologie « organique » de l’histoire humaine, en produisant dans
les masses une nouvelle forme d’idéologie (une idéologie qui repose cette fois sur une science, – ce
qui ne s’était jamais vu) – cette coupure n’est pas vraiment réfléchie par Gramsci (LC, 326).

Gramsci n’aurait donc pas suffisamment pris en compte la coupure d’avec toute idéologie qui
caractérise la théorie marxiste, la forme de scientificité que cette coupure instaure, donc aussi
la nécessité de penser la spécificité de l’idéologie prolétarienne, laquelle, suivant une
expression que l’on a déjà rencontrée dans les écrits des années 70, est unique en ceci qu’elle
« repose sur une science ». C’est en effet parce qu’elle est scientifique que la théorie marxiste
est caractérisée par une « immanence absolue » et est capable de produire une nouvelle forme
d’idéologie. Au contraire, Gramsci aurait tendance « à penser ce rapport de la théorie
scientifique marxiste à l’histoire réelle sur le modèle du rapport d’expression directe qui rend
assez bien compte du rapport d’une idéologie organique à son temps » (LC, 327)15. Gramsci

15
Cf. aussi : « Si Le Capital ne contient pour toute connaissance que la connaissance du mode de production
capitaliste, s’il reste théoriquement centré sur le présent historique, on peut être tenté de croire qu’il n’est que
“l’expression” et le “phénomène” de ce présent. Sa validité peut alors lui être reconnue pour le présent, mais
contestée et pour le passé, et pour l’avenir. Il faut aller encore plus loin : c’est l’idée même de science qui
s’en trouve affectée ». En effet, « elle se rapproche singulièrement du statut hégélien de la philosophie, c’est-
à-dire d’une idéologie qui n’est que “conscience de soi du présent”, “l’expression” ou le “phénomène”
théorique d’un présent historique ». Ce à quoi Althusser oppose que « Le Capital n’est pas “l’expression” de

421
produit donc une « chute de la science dans l’histoire » : la science est « rangée sous la
catégorie de “superstructure” » et conçue « comme une de ces idéologies “organiques” qui font
si bien “bloc” avec la structure qu’elles ont la même histoire qu’elle ! » (LC, 329-330).

Cela a des conséquences sur la manière doit on peut comprendre la fonction même des
intellectuels. Althusser ne développe pas vraiment ce point dans Lire Le Capital, mais l’aborde
dans des notes consacrées à Gramsci de 1967. Selon lui, tout comme il ne parvient pas à
distinguer véritablement la religion du marxisme, Gramsci pense les intellectuels
« organiques » d’après le paradigme des prêtres dans l’Église. C’est que, plus largement,
l’unité de l’Église lui donne la clé de l’unité de l’État éthique, c’est-à-dire du « bloc
historique » comme « unité éthique universelle concrète », à produire par la « formation » des
masses. En faisant de la théorie l’« expression directe » de son temps, Gramsci ne pose alors
pas la question des conditions spécifique de possibilité de la diffusion de la théorie scientifique
marxiste.
[O]n peut se demander si, en dépit de lui-même, il n’a pas tendance à concevoir ce phénomène
idéologique de masse qu’est une conception du monde comme résultant de la diffusion dans les
masses d’une “pensée” (philosophique) formée par des intellectuels, ou un individu, – et, de ce fait, à
sanctionner dans la forme qu’il observe dans l’Église et dans la société italienne, la division entre les
“intellectuels” et les “masses”. (…) Il y a en effet un risque, lorsqu’on pense au marxisme mais en
réfléchissant sur l’histoire de l’Église médiévale et post-médiévale, à “éterniser” la juste conception
des intellectuels comme couche politiquement subordonnée, explicitant et commentant une conception
du monde de classe, un risque à “éterniser” une forme d’existance des intellectuels propre à une
société de classe qui n’a nulle envie de se supprimer comme société de classe, bref un risque à
“éterniser” la division du travail entre travail manuel et travail intellectuel qui est constitutif de toute
société de classe. (…) Nous avons tout lieu de penser que les choses ne peuvent pas se passer pour le
marxisme comme elles se sont passées pour la religion. Non seulement parce que le marxisme n’est
pas une “religion”, mais surtout parce que le rapport intellectuels (dirigeants/militants)/masses n’y est
pas le même16.

son temps, mais la connaissance de son temps » (L. Althusser, « Théorie marxiste et parti communiste
(Union théorie/pratique) (1966-1967) », A7-01.09, pp. 22-23).
16
L. Althusser, « “Conception du monde” et philosophie (17 octobre 1967) », A10-03.06, p. 5. Cf. aussi :
« Son autre modèle (…) c’est l’Église catholique ! Elle lui offre le modèle de la façon, pour une
“philosophie”, ou, comme il préfère le dire, une idéologie, une conception du monde, [de] passer dans
l’histoire “concrète”, c[’est]-à-d[ire] dans la pratique et le comportement quotidiens des hommes : nécessité
de créer une couche d’intellectuels “organiques”, nécessité de ne jamais couper le contact avec les “simples”
(…). [M]ais jamais il ne se pose la question de savoir pour quelle raison une idéologie (philosophie) peut se
diffuser organiquement dans le peuple et devenir “historique” (marquer une époque de sa marque) : ce qu’il
dit de la religion lui paraît valoir strictement de la même façon pour la “philosophie de la praxis” : qu’elle
soit vraie ou fausse une “conception du monde”, que sa “vérité” intervienne dans sa diffusion ou non, il s’en
fout » (L. Althusser, « Lettre du 2 juillet 1965 », Lettres à Franca, op. cit., p. 624). On retrouve ces mêmes
thèses dans un texte inédit de 1978 : Gramsci réduirait le matérialisme historique à la philosophie et la
philosophie à la politique, et la politique à l’histoire, mais « pas vraiment à l’histoire (qui est réelle) mais à
une philosophie de l’histoire, à une philosophie de l’historique comme unique vérité de toutes les
différences » (L. Althusser, « Que faire ? (1978) », A26-05.06, p. 35). Il se ferait ainsi une conception du
« type d’unité historique normal » comme « belle totalité » unifiée par une « culture » (ibid., p. 39) sur la
base d’une « éthique universelle concrète » (ibid., p. 41) en laquelle résiderait le principe de l’hégémonie. Il
s’ensuivrait une conception du rôle des intellectuels comme lié au « rôle éducateur de l’État », pensé sur
l’exemple de l’Église (ibid., pp. 40-41).

422
C’est donc en dernière instance la manière dont on conçoit le rapport entre intellectuels et
masses et « l’intellectualité » même des masses, qui est affectée par le fait que considérer la
théorie marxiste comme une idéologie organique. Ce sera donc important de comprendre
comment le rapport intellectuels/masses peut être transformé, par rapport à celui qui caractérise
l’Église, par la prise en compte de la scientificité du marxisme.

La chute de la science dans l’histoire est, comme on a déjà eu l’occasion de le voir17, le


symptôme d’une confusion de l’objet de connaissance avec l’objet réel. On a déjà vu quelle est
la conséquence d’une telle confusion « empiriste », qui constitue le fondement de tout
historicisme : les différentes temporalités à l’œuvre de l’histoire, c’est-à-dire l’hétérogénéité
des instances qui composent la structure du tout social, et par conséquent sa contingence, sont
effacées ; ainsi, c’est la coexistence au sein de la formation sociale de plusieurs structurations
contingentes différentiellement actualisées qui est effacée, au profit du seul développement
nécessaire du principe de la synchronie dominante, c’est-à-dire de la reproduction de la
structure dominante du tout social, qui est la forme dominante de la lutte des classes. Il n’y a
alors plus qu’un seul présent dans l’actualité, celui dont les coordonnées sont posées par la
lutte des classes dominante, que la théorie se limite à refléter. La théorie se trouve donc
finalement pliée aux exigences de l’adaptation de l’organisation aux conditions données telles
qu’elles sont façonnées par la forme dominante de la lutte des classes : nous proposerons pour
nommer ces conditions le terme de « conditions surdéterminées ». D’ici découle par exemple
la confusion, qu’Althusser attribue dans d’autres textes à Gramsci, ou plutôt aux
« gramsciens » du PCI, entre hégémonie et dictature du prolétariat, c’est-à-dire l’idée qu’il
serait possible pour le prolétariat d’agir de l’intérieur des conditions surdéterminées, en
l’occurrence l’État, pour le transformer en un « État éthique », en imposant son hégémonie sur
toute la société (et pas seulement sur ses alliés). L’oblitération de la spécificité de la théorie
aboutit donc à l’incapacité de penser le décalage entre des objectifs révolutionnaires comme
ceux de Gramsci et les conditions surdéterminées, c’est-à-dire à se replier sur des objectifs
réalisables dans les limites de ces conditions. L’impossible est dans ce cas ramené dans les
coordonnées du possible, au lieu de constituer le principe d’une pensée de la transformation du
possible18.

17
Cf. Chapitre II.3.1.
18
Cf. Chapitre IV.2.2. « Il y a chez Gramsci l’idée de l’éthico-politique qu’Althusser juge complètement
affectée par l’idéalisme, qui vient de Croce et de la tradition de l’État éthique de Hegel. Du point de vue
d’Althusser, la solution de Gramsci n’arrivera jamais à penser les rapports de production et leur
déconstruction qui doit passer par la destruction de l’appareil d’État et son remplacement par une
organisation communale publique instituée à divers niveaux » (« De Spinoza à Gramsci : entretien avec
André Tosel », Période, 30 mai 2016, s.p.). C’est toujours dans « Que faire ? » que cette critique à l’égard de
l’État éthique est formulée de la manière la plus explicite : la pensée de Gramsci y est interprétée comme une
« pensée normative », qui oppose au modèle de l’Église (ou de la France) le contre-modèle « pathologique »
de l’Italie. Selon Althusser cette pensée repose sur une conception finaliste de l’histoire (L. Althusser, « Que
faire ? (1978) », A26-05.06, p. 44). Cela devient particulièrement clair si l’on se penche sur la distinction
gramscienne entre révolution passive et active : Althusser estime que si avec la notion de révolution active

423
Cohéremment avec les observations sur la chute de toute pratique théorique se
soumettant aux objectifs imposés par les conditions surdéterminées dans une forme de pratique
technique, une telle idée risque de faire de la théorie marxiste elle-même une pratique
technique, adoptant des fins imposées par la structure dominante. « Laissée à elle-même une
pratique (technique) spontanée produit seulement la “théorie” dont elle a besoin, comme le
moyen de produire la fin qui lui est assignée. (…) Une “théorie” qui ne met pas en question la
fin dont elle est le sous-produit, reste prisonnière de cette fin, et des “réalités” qui l’ont
imposée comme fin ». Dans la mesure où le vécu des hommes est lui aussi soumis aux
conditions surdéterminées et aux fins qu’elles imposent, Althusser introduit alors le principe
selon lequel la différence de la théorie marxiste par rapport à toute technique d’adaptation aux
conditions données impose « d’importer la théorie marxiste dans la pratique spontanée de la
classe ouvrière » (PM, 172n)19. Au contraire, « pour [Gramsci] un philosophe est, en dernière
instance, un “politique” ; pour lui, la philosophie est le produit direct (sous la réserve de toutes
les “médiations nécessaires”) de l’activité et de l’expérience des masses, de la praxis
économico-politique » (PM, 331)20.

Gramsci se réfère aux activités des masses, il ne parvient pas à véritablement penser la spécificité de
l’activité des masses (en tant qu’elle est porteuse d’une transformation structurelle). C’est ici que le finalisme
intervient, sous la forme de l’idée de révolution passive : « nous apprenons (…) que la classe dominante peut
accomplir des tâches qui, normalement, auraient dû être accomplies par les masses populaires. La belle
affaire ! Qui donc peut dire qu’il se fût agi des mêmes tâches, si le mouvement populaire avait existé ? On ne
peut l’affirmer qu’en vertu d’une conception finaliste de l’histoire, qui fixe d’avance des tâches, les mêmes,
et si les masses populaires les accomplissent, tant mieux, mais si elles en sont incapables, alors c’est la classe
dominante qui les accomplira, et ça ne sera “pas bien” puisque ça ira mal, tôt ou tard… » (ibid., p. 49).
19
Cf. aussi, entre autres : « La science marxiste-léniniste, qui est au service des intérêts objectifs de la classe
prolétarienne, ne pouvait pas être le produit spontané de la pratique prolétarienne : elle a été produite par la
pratique théorique d’intellectuels possédant une très haute culture, Marx, Engels et Lénine, et elle a été
apportée “du dehors” à la pratique prolétarienne ». Dans le même passage, Althusser précise que cette
science « travaille sur les donnés de l’expérience de la pratique économique et politique du prolétariat et
d’autres classes (…). Mais c’est n’est qu’une de ses conditions : car tout le travail scientifique consiste
justement à produire, en partant de l’expérience et des résultats, de ces pratiques concrètes, leur
connaissance, qui est le résultat d’une autre pratique, de tout un travail théorique spécifique » (L. Althusser,
« Théorie, pratique théorique, et formation théorique », op. cit., pp. 15-16 ; tr. angl. « Theory, Theoretical
Practice and Theoretical Formation », op. cit., p. 16). Il est intéressant de relever que, dans deux textes de
1953, où la théorie de la coupure épistémologique commence à être formulée – bien qu’elle ne soit pas
encore nommée – on trouve à la fois l’affirmation selon laquelle « “spontanément” le prolétariat ne peut que
subir l’influence de l’idéologie bourgeoise, [et] le marxisme, bien loin d’être la théorie subjective du
prolétariat, est une science qu’il s’agit d’enseigner au prolétariat » (L. Althusser, « À propos du marxisme »,
Revue de l’enseignement philosophique, 3e année, n° 4, avril-juin 1953, p. 19) et l’idée encore historiciste
selon laquelle « la connaissance dont une époque donnée est susceptible reste soumise aux formes
déterminées de la pratique existante (liées, avant tout, au mode de production sociale existant, c’est-à-dire au
mode dominant de transformation de la nature). Mais dans ces limites historiques les vérités acquises dans la
pratique sont absolues » (L. Althusser, « Note sur le matérialisme dialectique », Revue de l’enseignement
philosophique, 4e année, n° 1-2, octobre-novembre 1953, p. 15).
20
Il suffirait de rappeler la distinction gramscienne, développée notamment dans le Cahier 11, entre senso
comune (comme forme de la conscience des travailleurs déterminée par les idées de la classe dominante) et
buon senso (« noyau sain » du senso comune comme forme de la conscience déterminée par l’expérience
pratique du groupe des travailleurs), et l’idée que la philosophie doit critiquer de l’intérieur le sens commun
pour favoriser l’émergence et la diffusion du bon sens, pour comprendre les limites de la lecture
althussérienne de Gramsci. « Dans cette perspective la philosophie est en fait distincte du senso comune,

424
On pourrait alors considérer que Gramsci exprime, aux yeux d’Althusser, les
conséquences de l’effet de société sur la théorie depuis un point de vue « interne » au
mouvement ouvrier. On pourrait alors retrouver, dans la version de la pensée gramscienne
reconstruite par Althusser, une autre forme rassurante de théorie, fournissant aux hommes des
garanties quant à leur prise sur l’histoire. Certes, cette forme ne correspond plus au
« fatalisme » économiciste critiqué par Gramsci lui-même, mais à une forme d’humanisme qui
injecte de « l’humain » dans l’infrastructure, pour soutenir une sorte de « volontarisme » :
« s’il est bien deux façons distinctes d’identifier la superstructure à l’infrastructure, ou la
conscience à l’économie, – l’une qui ne voit dans la conscience et la politique que la seule
économie, quand l’autre remplit l’économie de politique et de conscience, il n’est jamais

offrant une connaissance “supérieure” à l’évidence idéologique de ce dernier, comme Althusser le demandait.
Toutefois, la philosophie devient telle seulement en reconnaissant qu’elle dépend du senso comune comme
matériel brut de son propre développement. Le senso comune est ici saisi comme immanent à la philosophie
– mais la philosophie, conçue comme conception du monde des masses, est aussi inhérente au senso comune
comme sa critique immanente » (P. Thomas, The Gramscian Moment, op. cit., p. 377, nous traduisons).
Soulignons que dans une note inédite, Althusser semble prendre en compte ces distinctions importantes, en
relevant la double différence entre conception du monde et philosophie, et entre sens commun (« montage
idéo-pratique ») et bon sens (« conception de la nécessité »). Il affirme alors qu’en pensant leur rapport,
Gramsci parvient à rendre compte de la transformation radicale produite par le marxisme dans les formes de
l’idéologie, transformation dont l’opérateur essentiel est d’ordre politique (aspect qu’Althusser avait jusque
là délaissé) : « Cette modification intérieure de la dominance idéologique [du sens commun au bon sens] a
ceci de remarquable que l’idéologie politique, qui est “mise au poste de commandement” est une idéologie
transformée en son contenu dans un sens scientifique ». C’est en ce sens spécifique qu’il faudrait comprendre
le rapport privilégié entre conception du monde et philosophie marxiste : la philosophie marxiste est une
conception du monde scientifiquement transformée dans le sens de la mise au poste de commandement de
l’idéologie politique. C’est d’ailleurs la pratique politique qui a l’initiative dans ce processus : « dans la voie
qui doit conduire à l’unité entre la pratique politique et la philosophie marxiste (…) ce n’est pas la
philosophie que s’est avancée vers la pratique politique, elle est restée sur place, c’est-à-dire en arrière : c’est
la pratique politique qui s’est avancée vers la philosophie marxiste par ses effets idéologiques (précisément
en transformant la conception du monde existant dans le prolétariat en conception du monde à dominante
politique, donc en modifiant le rapport de force existant entre les différentes régions de l’idéologique, – et
aussi en modifiant le contenu de l’idéologie politique existant pour ce qui concerne leur “influence” sur le
prolétariat) » (L. Althusser, « Sur la philosophie et la politique (15 septembre 1967), A10-03.01, pp. 4-5).
Dans une lettre de l’année suivante publiée par la revue du PCI Rinascita, Althusser insiste à nouveau sur
l’importance de l’affirmation gramscienne selon laquelle la philosophie est déterminée par sa relation avec la
politique, tout en réitérant pour l’essentiel les critiques formulées dans Lire Le Capital (Gramsci n’a pas
pensé la détermination spécifique du rapport entre philosophie et science). On trouve dans cette lettre une
liste de ce qui néanmoins doit être « sauvé » de l’historicisme de Gramsci, à savoir l’affirmation de la nature
politique de la philosophie, la thèse du caractère historique des formations sociales (et des modes de
production dont elles sont composées), la thèse corrélative de la possibilité de la révolution, la demande de
l’unification de la théorie et de la pratique (cf. L. Althusser, « A Letter on Gramsci’s Thought » (1e éd.
Rinascita, 15 mars 1968), tr. angl. W. Montag, Décalages. An Althusser Studies Journal, vol. II, n° 1, 2016,
p. 5). Il est clair en tout cas que selon Althusser c’est le côté de la « critique immanente » de l’idéologie
prolétarienne qui n’est pas suffisamment développé par Gramsci : « Si Gramsci attend des appareils
d’hégémonie des effets de socialisation commune obtenue par une réforme du sens commun de masse en un
bon sens commun qui est constituée à partir du devenir actif des producteurs de la nouvelle économie
fordiste, Althusser insiste sur l’interpellation des individus en sujets (…). La socialisation du bon sens
importe alors moins que la critique immanente par les sujets interpellés des formes de l’interpellation, selon
que les sujets saisissent plus ou moins adéquatement leur engrenage dans les rapports de production
idéologiques et deviennent capables de pensée active et d’action effective sans sortir jamais de l’imaginaire »
(« La pensée italienne, de Machiavel à Gramsci. Conversation avec André Tosel », in A. W. Lasowski,
Althusser et nous, op. cit., p. 322).

425
qu’une seule structure de l’identification qui joue, – celle de la problématique qui identifie
théoriquement, en réduisant l’un à l’autre, les niveaux en présence » (LC, 337).

Si Gramsci pense depuis l’intérieur du mouvement ouvrier, Althusser croit trouver un


mode de pensée parallèle au sien, mais « extérieur » au mouvement ouvrier, chez Sartre, qui
(se) rassure à travers la théorie en tant que « compagnon de route ».
Cet humanisme historiciste peut servir par exemple de caution théorique à des intellectuels d’origine
bourgeoise ou petite-bourgeoise, qui se posent, et parfois en termes authentiquement dramatiques, la
question de savoir s’ils sont de plein droit des membres actifs d’une histoire qui se fait, comme ils le
savent ou le craignent, en dehors d’eux. Voilà peut-etre la question la plus profonde de Sartre. Elle est
toute entière contenue dans sa double thèse, que le marxisme est « la philosophie indépassable de
notre temps » et que nulle œuvre littéraire ou philosophique ne vaut une heure de peine devant la
souffrance d’un misérable réduit par l’exploitation impérialiste à la faim et à l’agonie. Pris dans cette
double déclaration de fidélité, à une idée du marxisme d’une part, à la cause de tous les exploités de
l’autre, Sartre s’assure qu’il peut vraiment jouer un rôle, au-delà des « Mots » qu’il produit et tient
pour dérisoires, dans l’inhumaine histoire de notre temps, par une théorie de la « raison dialectique »
qui assigne à toute rationalité (théorique), comme à toute dialectique (révolutionnaire) l’unique
origine transcendantale du « projet » humain. L’humanisme historiciste prend ainsi chez Sartre la
forme d’une exaltation de la liberté humaine où, de s’engager librement dans leur combat, il
communie avec la liberté de tous les opprimés, qui, depuis la longue nuit oubliée des révoltes
d’esclaves, luttent à jamais pour un peu de lumière humaine (LC, 342-343)21.

Selon Althusser, d’une part, Sartre détache le marxisme de la connaissance de la réalité à


laquelle il devrait donner accès, en s’efforçant de le fonder sur une théorie de la raison
dialectique mobilisant le projet comme origine transcendantale. D’autre part, cette opération de
fondation permet à Sartre de refuser toute distance illusoire des idées par rapport aux
transformations qu’il faut apporter face à la souffrance des opprimés. Une connaissance des
conditions surdéterminées apte à développer des capacités transformatrices est ainsi remplacée
avec une « double déclaration de fidélité » : la fidélité nominale au marxisme permet à Sartre
d’être fidèle aux luttes des opprimées, de communier immédiatement avec eux au nom d’une
solidarité humaniste entre libertés.

Ce qui se révèle ici pour Althusser, c’est l’incapacité de connaitre les conditions
mêmes qui déterminent l’oppression, ce qui engendre la capture de l’intellectuel et des
opprimés dans un présent dont on ne parvient pas à s’extraire et contre lequel on vient tôt ou
tard s’écraser22. Le problème essentiel est que le vis-à-vis de l’intellectuel et des masses dans la

21
On se souviendra des notes « autobiographiques » de la préface à Pour Marx : « C’est aussi un trait de
notre histoire sociale que les intellectuels d’origine petite bourgeoise qui vinrent alors au parti se sentirent
tenus d’acquitter en pure activité, sinon en activisme politique, la Dette imaginaire qu’ils pensaient avoir
contractée de n’être pas nés prolétaires. Sartre, à sa manière, peut nous servir d’honnête témoin à ce baptême
de l’histoire : nous avons été de sa race, nous aussi (…). Philosophiquement parlant, notre génération s’est
sacrifiée, a été sacrifiée aux seuls combats politiques et idéologiques, j’entends : sacrifiée dans ses œuvres
intellectuelles et scientifiques » (PM, 17).
22
Cf. les remarques à propos de John Lewis – version « naïve » de la philosophie de Sartre – dans le contexte
d’après Mai 68 : « Le bourgeois n’a plus le même besoin de croire et il ne peut plus faire croire, en 1940-
1970, que la liberté est toute-puissante. Mais l’intellectuel petit-bourgeois, oui ! Il exalte d’autant plus la
puissance de sa liberté (…) qu’elle est écrasée, et niée par le développement de l’impérialisme. Un petit
bourgeois isolé peut protester : cela ne va pas loin. Quand des masses petites-bourgeoises se révoltent, cela

426
communication de leurs libertés n’implique aucune transformation de soi – des soi tels qu’ils
se vivent dans leur rapport à la structure dominante du tout social – et aucun développement de
leurs capacités de lutte. Le résultat est l’illusion d’un mouvement qui a maintenu en l’état les
deux termes en tension, uniquement réfléchis l’un dans l’autre. Cette illusion est donc mue par
une tendance à extraire les pratiques des conditions surdéterminées de leur déploiement
conjoncturel pour les assimiler à la généralité non spécifique d’un idéal de liberté. Selon
Althusser, ce même motif idéal peut être facilement mis au service des intérêts dominants.
[L’historicisme] décrit assez bien un aspect essentiel de toute idéologie, qui reçoit son sens des
intérêts actuels au service desquels elle est soumise. Si l’idéologie n’exprime pas l’essence objective
totale de son temps (l’essence du présent historique), elle peut, du moins, assez bien exprimer par
l’effet de légers déplacements d’accents intérieurs, les changements actuels de la situation historique :
à la différence d’une science, une idéologie est à la fois théoriquement close et politiquement souple et
adaptable. Elle se ploie aux besoins du temps, mais sans mouvement apparent, se contentant de
refléter par quelque modification insensible de ses propres rapports internes, les changements
historiques qu’elle a pour mission d’assimiler et de maîtriser. (…) L’idéologie change donc, mais
insensiblement, en conservant sa forme d’idéologie ; elle se meut, mais d’un mouvement immobile,
qui la maintient sur place, en son lieu et son rôle d’idéologie (LC, 341-342).

Cette idéologie rend donc possible une « utilisation intelligente de l’histoire » consistant en un
« mouvement sur place » donnant l’apparence du mouvement et de la prise en compte du
changement historique sans fondamentalement bouger. C’est ce « mouvement sur place » qui
permet d’adapter une pratique à des intérêts politiques dictés par le présent.

C’est précisément ce vis-à-vis entre intellectuel et masses, empêchant une


transformation de soi soutenue par la prise en compte la contingence des conditions
surdéterminées et capable donc de favoriser une transformation structurelle, qu’Althusser ne
cesse de dénoncer chez les humanistes révolutionnaires. On retrouve en effet le même rapport
en miroir à l’œuvre en remontant des « intellectuels de gauche » de son époque (« [a]rt, morale
et protestation politique se rencontrent à ce carrefour privilégié de l’aliénation qu’habitent
généralement de nombreux intellectuels de “gauche” : (…) ils se consolent de leur propre
impuissance en “participant” aux triomphes et souffrances de toutes les révoltes du monde ;
(…) le peuple leur tient lieu de mythe, pour apaiser leur impatience d’une révolution qui tarde
à venir »23) jusqu’aux thèses concernant le rapport entre philosophie et prolétariat du Marx de
1844 (« cette révolution pratique sera l’œuvre commune de la philosophie et du prolétariat car,
dans la philosophie, l’homme est affirmé théoriquement ; dans le prolétariat, il est nié
pratiquement. La pénétration de la philosophie dans le prolétariat sera la révolte consciente de
l’affirmation contre sa propre négation, la révolte de l’homme contre ses conditions
inhumaines. Alors, le prolétariat niera sa propre négation et prendra possession de soi dans le
communisme. La révolution est la pratique même de la logique immanente de l’aliénation :
c’est le moment où la critique, jusque là désarmée, reconnaît ses armes dans le prolétariat. Elle

peut aller beaucoup plus loin : mais leur révolte se mesure, se rallie, ou se heurte aux conditions objectives de
la lutte des classes. La liberté petite-bourgeoise y rencontre alors la nécessité » (RJL, 22).
23
L. Althusser, « Technocratie et humanisme », op. cit., p. 25.

427
donne au prolétariat la théorie de ce qu’il est : le prolétariat lui donne en retour sa force armée,
une seule et même force où chacun ne s’allie qu’avec soi-même. L’alliance révolutionnaire du
prolétariat et de la philosophie est donc, ici encore, scellée dans l’essence de l’homme » (PM,
233, nous soulignons)24).

Althusser identifie le point commun fondamental entre Gramsci et Sartre dans leur
tendance à renoncer à la distinction, à ses yeux cruciale, entre matérialisme historique et
matérialisme dialectique, c’est-à-dire entre science et philosophie marxistes25. Mais si cette
disparition est dangereuse c’est parce qu’elle en entraine une autre : celle de la distinction entre
science et idéologie, – distinction que la philosophie a pour rôle, et elle n’en a pratiquement
aucun autre, d’établir26. Mais avant de procéder à une étude de l’épistémologie althussérienne,
nous voudrions nous pencher rapidement sur une dernière « figure » d’effet de société dans la
théorie et de ses conséquences pour la pratique politique : le socialisme utopique. Cette figure
nous semble importante dans la mesure où, comme on l’a vu plus haut, c’est de l’exemple de
ce que Marx et Engels ont fait pour le socialisme utopique qu’il faut s’inspirer pour faire la
même chose au marxisme lui-même en tant qu’il risque toujours de devenir un « socialisme
idéologique ».

4. Du socialisme idéologique au socialisme scientifique. Théorie et stratégie


révolutionnaire

Althusser traite du socialisme utopique – dont il fait le paradigme d’un mode de pensée
plus général qu’il appelle « socialisme idéologique » – dans plusieurs textes, dont certains sont
encore inédits, qui remontent aux années 1965-67. Dans un texte intitulé « Socialisme
idéologique et socialisme scientifique », Althusser définit le premier comme une forme de
« révolte et protestation » contre la société présente. Il considère qu’une telle forme de
socialisme se construit autour d’une « théorie critique de la société bourgeoise », d’une
« théorie des fins du socialisme » et d’une « théorie de la réforme ou de la révolution ».

24
Ce mode de pensée est exprimé de la manière la plus pure dans la « conception “religieuse” du prolétariat »
comme « classe universelle » de Lukács, pour lequel « le prolétariat représenterait, dans son “aliénation”,
l’essence humaine elle-même, dont la révolution devrait assurer la “réalisation” » (PM, 228n). La nécessité
de remettre en question le rapport en miroir entre intellectuel et masses a été souligné par Maesschalck à
partir de la lecture d’Althusser proposée par Karl Lévêque : il s’agit de penser le « dépassement d’un stade en
miroir où acteurs et intervenants continuent à se réfléchir réciproquement en se prêtant l’un à l’autre des
capacités spontanées qu’ils n’ont pas en fait : l’intellectuel voit des capacités réflexives dans la masse là où la
masse voit des capacités d’engagement dans les leaders intellectuels… » (M. Maesschalck, La cause du sujet,
op. cit., pp. 38-39).
25
Chez Gramsci « la philosophie marxiste perd pratiquement sa raison d’être, au profit de la théorie de
l’histoire. On peut observer, pour les mêmes raisons structurales, l’effet inverse : chez Sartre on peut tout
aussi bien dire que la science de l’histoire marxiste devient philosophie » (LC, 334).
26
Cf. Section VI.2.

428
En ce qui concerne la théorie critique, Althusser estime qu’elle vise à formuler une
critique par le principe de non-contradiction, par laquelle elle prend les principes idéologiques
de la société existante pour juger dans quelle mesure ils rentrent en contradiction avec sa
réalité : « [l]a société existante est critiquée en fonction d’un jugement, prononcé sur elle par
des principes idéologiques ». Or, dans la mesure où toute idéologie existante est dominée par
l’idéologie dominante, le socialisme idéologique « ne fait que retourner contre les effets de la
société bourgeoise les notions de l’idéologie bourgeoise et petite-bourgeoise, qui fait
organiquement partie de toute formation sociale capitaliste. Au lieu d’ébranler la structure de
la société bourgeoise, il la renforce, puisqu’il renforce son idéologie. Il va même jusqu’à
penser pour elle les “modalités” d’une “alternative” aux difficultés bourgeoises de la société
bourgeoise »27. Dans un autre inédit de la même époque, Althusser approfondit la même idée :
« les doctrines socialistes utopistes ne produisent pas de principes théoriques nouveaux, mais
les empruntent à l’idéologie régnante, donc à l’idéologie dominante de la société existante.
(…) [L]e socialisme utopiste (…) ne fait que critiquer la société bourgeoise existante au nom
des principes de l’idéologie bourgeoise (…) existante, au nom de la religion, du droit, et de la
morale régnante. Le socialisme utopiste veut supprimer les contradictions de la société
existante, – mais sur la base de ses propres principes idéologiques ! ». Une telle prétention le
relègue dans une oscillation continue entre rêve et révolte, anarchisme et réformisme, mais lui
interdit toute pensée de la révolution, c’est-à-dire de la transformation structurelle du tout,
laquelle suppose une connaissance « donnant prise effective sur la réalité »28. Les
conséquences d’une telle incapacité sont tirées dans un texte de 1965 : « Se contentant (…)
d’opposer des principes (moraux, juridiques) bourgeois au système politico-économique
bourgeois, [ces doctrines] sont, qu’elles le veuillent ou non, prises à l’intérieur du système
bourgeois. Elles ne peuvent jamais déboucher sur la révolution »29.

Le marxisme, de son côté, critique la société existante au nom de principes


scientifiques : « il ne s’agit plus de juger de la bonté ou de la malfaisance de telle société, au
nom de “valeurs” (morales ou juridiques) donc d’approuver et de condamner, – il s’agit
d’abord de connaître, donc de comprendre la nécessité à la fois de la société existante et de ses
principes idéologiques et de leur disparition. La critique n’est pas première, elle est seconde à
la connaissance de la nécessité historique, elle ne lui est pas antérieure mais intérieure ». La

27
L. Althusser, « Socialisme idéologique et socialisme scientifique », A8-02.03, p. 40.
28
L. Althusser, « Théorie marxiste et parti communiste (Union théorie/pratique) (1966-1967) », A7-01.09,
p. 10.
29
L. Althusser, « Théorie, pratique théorique, et formation théorique », op. cit., p. 2 ; tr. angl. « Theory,
Theoretical Practice and Theoretical Formation », op. cit., p. 4. Dans un texte de jeunesse, Althusser adresse
une critique similaire à la pensée du jeune Marx : s’il se limite à la notion d’aliénation, « le marxisme sacrifie
ses prétentions scientifiques, pour devenir (…) l’incarnation d’un idéal, qui, bien que certainement émouvant,
est utopique, et, comme tout idéal, se renferme à la fois dans des contradictions théoriques et dans
l’“impureté” des moyens concrets au moment où il essaie de plier la réalité à ses demandes » (L. Althusser,
« À propos du marxisme », op. cit., p. 17).

429
science de l’histoire marxiste fournit en effet « la connaissance du type d’unité complexe
existant entre une société et ses idéologies » et cette connaissance permet de critiquer ces
idéologies, alors que le socialisme utopique est « suspendu en aveugle aux principes
idéologiques existants » et ne peut pas véritablement les critiquer30.

Le problème central du socialisme utopique est donc qu’il se trouve dans l’incapacité
de produire une pensée révolutionnaire. Cela se reflète sur les fins qu’il se donne et les moyens
qu’il met en place pour favoriser la transformation historique. Les fins sont elles-mêmes
construites en empruntant les idéaux de la société bourgeoise, avant tout ceux d’égalité, liberté,
fraternité. Pour Althusser ceci n’est évidemment pas un problème en lui-même. Toutefois, en
l’absence d’une connaissance du fonctionnement de ces idéaux dans la société bourgeoise, on
se trouve dans l’incapacité de penser la manière dont une lutte orientée par ces idéaux peut être
en prise avec les conditions surdéterminées, c’est-à-dire être capable de les transformer. C’est
ce que l’on comprend si l’on se penche sur les moyens du socialisme utopique. D’une part, il
formule une conception de l’éducation basée sur l’idée que les hommes sont les « sujets de
l’histoire », et impliquant un primat des idées sur la politique et l’économie31. D’autre part, il
croit dans des petites communautés qui, pouvant être réalisées dès maintenant dans la société
bourgeoise, contiennent en germe et en acte la société future. À ce propos, Althusser répute
que « [l]e paradoxe de cette conception consiste à croire qu’on peut “mettre entre parenthèses”
la société bourgeoise, pour créer, en son sein, de petites sociétés futures bien protégées, et
jouissant d’une sorte d’immunité historique. Le fond théorique de cette pratique utopiste est
constitué par l’idée qu’en définitive la société bourgeoise, et la société future sont fondées sur
un principe commun qui permet cette pratique. Ce principe commun, c’est l’homme »32. Pour
cette pratique, il suffit alors de vouloir la révolution pour la réaliser.

30
L. Althusser, « Théorie marxiste et parti communiste (Union théorie/pratique) (1966-1967) », A7-01.09,
pp. 11-12.
31
Cf. L. Althusser, « Socialisme idéologique et socialisme scientifique », op. cit., p. 12.
32
Ibid., p. 13. Cette idée résonne avec la description marxienne du repli sur soi du mouvement ouvrier après
l’échec de 1848 : « Le prolétariat se lance (…) dans un mouvement où il renonce à bouleverser le monde
ancien en utilisant l’ensemble des grands moyens dont il dispose en propre, en cherchant plutôt à réaliser
son émancipation dans le dos de la société, de manière privée, à l’intérieur de ses conditions d’existence
bornées, et où il échoue par conséquent nécessairement » (K. Marx, Le 18 Brumaire, op. cit., pp. 63-64).
Cette idée de communautés « communistes » se constituant dès à présent dans la société bourgeoise ne doit
pas être confondue avec celle des ilots de communisme dont parlera Althusser plus tard : tout en constituant
l’une des bases pour penser une stratégie du communisme, ces derniers ne peuvent en effet pas « prendre » et
se reproduire au sein de la société bourgeoise. D’où la nécessité de penser ensemble transition et révolution,
ou de penser les conditions de la révolution. Cette différence est bien marquée dans le « Livre sur le
communisme » : les utopistes « partent de la “bonne organisation” de la société, décrite jusque dans ses
moindres détails (…) à partir de l’essence de la nature humaine, et cherchent les moyens correspondant à la
théorie qu’ils se font et de leur découverte de la “vérité” et de ce qui a, jusqu’à cette découverte, dominé
l’histoire : l’ignorance ou l’erreur ». Ils se limitent ainsi à mettre en avant la force de la vérité : « leurs formes
d’action (…) sont le développement pratique de l’antagonisme vérité/erreur, qui est substitué à
l’antagonisme des classes. D’où la prèche-propagande, la recherche de la conversion-reconnaissance de la
vérité par les détenteurs des capitaux ou du pouvoir, ou par la masse du peuple en général, d’où la théorie du
mouvement contagieux, la petite commune qui sera, une fois existante, reconnue comme vraie par tout le

430
Selon Althusser, un mode de pensée similaire à celui du socialisme utopique peut être
retrouvé au sein de la conception du marxisme qu’il qualifie de « gauchiste », laquelle évacue
la scientificité de la théorie marxiste pour en faire une idéologie. « Traiter la science marxiste
d’idéologie soulevait… une petite difficulté, car la science est objective, et une idéologie de
classe est subjective. Les gauchistes s’en tiraient par un argument hégélien religieux, repris du
jeune Marx : le prolétariat est la classe universelle, sa subjectivité est donc universelle ; une
subjectivité universelle, n’est-ce pas l’objectivité ? n’est-ce pas la science ? C’est un argument
religieux : le prolétariat comme classe universelle, c’est l’homme-dieu, le Christ pratique et
théorique de la lutte des classes et de l’histoire universelle »33. Le problème essentiel de cette
perspective est de considérer l’idéologie « spontanée » du prolétariat comme étant en elle-
même révolutionnaire en raison d’une extériorité supposée de la classe ouvrière par rapport à
la société bourgeoise, c’est-à-dire de ne pas reconnaitre que cette idéologie est elle aussi
formée par l’effet de société dominant. Pour les gauchistes, « tout prolétaire est
révolutionnaire, en tant que prolétaire, par essence », il suffit simplement de lui en faire
prendre conscience. Il s’ensuit que « la révolution est permanente car elle est imminente, et elle
est imminente car, au fond elle est déjà réalisée “en puissance”, en “essence” : dans le
prolétariat qui est déjà, par essence, la révolution. Il ne lui manque que l’acte, la déclaration, la
décision. Il suffit de la “volonté” des “hommes” (…). Il suffit qu’ils prennent conscience de ce
qu’ils sont : d’où l’apologie de la “conscience de classe” »34. La conclusion à laquelle on
parvient est la même que pour le socialisme utopique originel : le socialisme idéologique « a
beau parler de révolution, il est incapable de la faire parce qu’il ne dispose pas des moyens
d’en penser les conditions et les formes d’organisation et d’action. (…) Le socialisme
idéologique serait le socialisme de l’impuissance pratique parce qu’il est une doctrine
théoriquement impuissante »35.

D’où la nécessité d’affirmer l’extériorité du marxisme comme science par rapport à


l’idéologie prolétarienne, afin de produire une « transformation de l’idéologie prolétarienne,
transformation par laquelle la domination de la science marxiste est substituée à la domination
de l’idéologie bourgeoise et petite-bourgeoise »36. En effet, il ne suffit pas de reprendre et
affirmer les intérêts de la classe prolétarienne tels qu’ils sont subjectivement perçus. « Pour les
servir effectivement, il faut connaitre scientifiquement ces intérêts. Mais pour les connaître, il
ne faut pas s’en tenir à leur définition subjective-de-classe (…) : il faut comparer la loi qui

monde et se multipliera à l’infini, gagnant le monde (Théorie de la contagion de l’existence vraie = théorie de
la reconnaissance de la vérité existante) ». À la tradition utopiste s’oppose, du côté du marxisme, « la
tradition politique : la tradition qui lie les perspectives-revendications égalitaires à des conditions politiques :
(…) elle ne part pas de la fin, mais du présent, et met en avant des revendications concrètes politiques et
sociales limitées et radicales » (L. Althusser, « Projet de livre sur le communisme (1972) », A19-02.02, s.p.).
33
L. Althusser, « Socialisme idéologique et socialisme scientifique », op. cit., p. 30.
34
Ibid., p. 38.
35
Ibid., p. 41.
36
Ibid., p. 35.

431
gouverne les intérêts de la classe ouvrière aux lois de transformation de la société, et démontrer
que la défense des intérêts de la classe ouvrière n’a rien d’une prise de parti subjective, mais
qu’elle est inscrite dans la nécessité même de l’histoire, qu’elle est donc une conclusion
objective, scientifique. C’est à cette condition que servir les intérêts de classe du prolétariat
cesse d’être une exigence subjective pour devenir une exigence objective »37. En refusant la
spécificité d’une telle opération scientifique, c’est tout simplement le brouillage des frontières
entre les classes dans la perception subjective de ces frontières qui se produit : « [l]’objectif et
la fonction de classe du socialisme idéologique féodal, bourgeois et petit-bourgeois est de
masquer cette ligne de démarcation de classe ». Au contraire, « [l]a fonction de classe du
socialisme scientifique est de reconnaître, mettre au grand jour, proclamer et respecter cette
ligne de démarcation de classe »38. Nous savons qu’une telle ligne de démarcation ne peut être
tracée qu’en démarquant des formes différentes de la lutte des classes, c’est-à-dire des modes
de production différents.

Sachant tracer cette ligne de démarcation, le marxisme parvient donc à définir les
objectifs du socialisme en le concevant comme un nouveau mode de production, comme une
nouvelle structuration du tout social, c’est-à-dire comme une nouvelle forme de la lutte des
classes, porteuse d’un nouveau pouvoir social – objectif qui constitue l’intérêt objectif de la
classe ouvrière39. Par conséquent, il peut également définir les moyens – à savoir les formes
d’organisation – de le réaliser. Ceci ne signifie évidemment pas que les communistes n’ont pas
d’idéal. Ce qui change est plutôt la modalité de la lutte pour cet idéal. Les communistes
expriment par exemple les idéaux de leur lutte dans les termes de la « libération de tous les
hommes » : « Leur idéal est inséparable de leur lutte : mais comme leur lutte, leur idéal est
fondé dans la nécessité historique, nécessité de la révolution, nécessité de l’instauration du
mode de production socialiste, etc. Or, cette nécessité de l’histoire n’est pas intelligible en
fonction des notions qui expriment l’idéal politique et moral des communistes », d’où la

37
Ibid., p. 28.
38
Ibid., p. 53. Dans « La philosophie comme arme de la révolution » (1968) on retrouve cette idée : telle
qu’elle est à la fois une pratique théorique et politique, « la pratique de la lutte des classes » consiste à
« “tracer une ligne de démarcation” entre les classes antagonistes » (P, 46). Badiou a récemment rappelé que
« l’action révolutionnaire du matérialisme historique » consiste dans le fait de « discerner des intérêts » :
« Afin de cesser d’être dupes, les hommes, les acteurs historiques, ce qui veut dire les militants politiques,
doivent s’employer à discerner, dans la situation elle-même, à l’aide du corpus scientifique, le jeu conflictuel
des intérêts. Et dans cette tâche, le concept de classe apparaît comme le support de ce discernement »
(A. Badiou, Qu’est-ce que j’entends par marxisme ?, Paris, Éditions sociales, 2016, p. 48). « On peut appeler
“marxisme” une pensée qui situe de façon complexe, englobant tous les niveaux d’analyse et de
compréhension, la possibilité d’une pratique politique adossée sans doute à la catégorie de classe, (…) dans
le but d’inventer une pratique nouvelle, dont le cœur est de surmonter autant que faire se peut les divisions
qui apparaissent toujours dans le discernement des composantes de la situation, et, à partir de là, de tisser
selon une orientation vers l’irréversible les conséquences unifiées du discernement » (ibid., p. 61).
39
Rappelons qu’à cette époque la thèse selon laquelle le socialisme n’est pas un mode de production n’est
pas encore acquise.

432
nécessité d’une théorie scientifique40. Ainsi, à la lumière du marxisme, « [c]e ne sont plus ces
revendications et rêves qui définissent la structure, mais la structure qui définit le degré de
réalité des rêves, donc leurs possibilités de réalisation »41. Dans ces textes, Althusser explicite
en fait le problème central du marxisme comme celui de déterminer ce qui est historique dans
l’histoire, ce qu’il appelait dans Pour Marx les formes de l’historique. Il revient alors sur la
question de l’évènement historique, dont on a vu qu’Engels l’évacuait en se limitant à poser la
possibilité de son émergence et la garantie de notre prise sur lui, à partir de l’infinité
d’évènements microscopiques hasardeux. Le matérialisme historique au contraire pose les
concepts nécessaires à saisir ce qui, dans cet ensemble d’évènements, est historique. Il s’agit,
rappelle ici Althusser, des concepts de formation sociale (« il y a histoire de ce qui constitue
les formations sociales ») et des modes de production (dont la « combinaison ou conjonction »
constitue la « structure de la formation sociale »). Ces concepts fonctionnent en affirmant que
« [l]es modes de production ne se “transforment” pas : ce sont les formations sociales qui se
transforment et elles seules »42. C’est précisément un tel différentiel entre transformation et
non-transformation, ou pour mieux dire, le différentiel entre les deux formes de devenir
propres à deux modes de production – chacun devenant de manière à se reproduire – qui
permet de penser l’histoire. Dans l’histoire est alors historique le devenir-dominant d’une
structure sur une autre, la transformation de la transformation, ou le passage d’une modalité de
reproduction à l’autre. C’est ce devenir-dominant qui doit en dernière instance constituer
l’objectif des communistes et c’est à l’aune de cet objectif que peut être définie la réalité de
leurs rêves. Ainsi, la théorie marxiste apporte au mouvement ouvrier à la fois la connaissance
de ses fins (la transformation structurelle, c’est-à-dire l’actualisation d’un autre mode de

40
L. Althusser, « La tâche historique de la philosophie marxiste », op. cit., p. 20 ; tr. angl. « The Historical
Task of Marxist Philosophy », op. cit., p. 187. Voici deux exemples parlants de la manière dont Althusser
conçoit la différence entre l’identification à un idéal et la connaissance de la nécessité historique : « Au bout
d’un moment [Waldeck Rochet] lâche le morceau : - Mais tu comprends, politiquement parlant, c’est très
important que nous disions que nous sommes des humanistes. Je dis : - Qu’est-ce que tu veux dire
exactement ? Silence. Puis : - Mais quand même notre objectif c’est le bonheur des hommes, c’est la
libération de l’homme. - Non, dis-je, ce n’est pas notre objectif, c’est un des effets de notre objectif, pas notre
objectif. Notre objectif c’est de faire la révolution pour instaurer le mode de production socialiste »
(L. Althusser, « Entretien avec Waldeck rochet – 2 juillet 1966 », Les Annales de la société des amis de Louis
Aragon et Elsa Triolet, n° 2, 2000, p. 185). « Certes, nous pouvons, pour nous démarquer de tous les barbares
du monde, nous déclarer “humanistes”. Mais ce qui nous fait communistes n’est pas seulement le fait de ne
pas être des barbares. C’est la raison profonde qui fait que nous devons et pouvons ne pas en être : c’est de
posséder une connaissance scientifique du processus de l’histoire. De ne pas nous contenter de principes ou
de déclarations morales, mais de rapporter ces principes moraux, ces principes de l’idéologie morale (que
sont les principes humanistes) à la réalité des rapports de production et des classes sociales. (…) Nous
pouvons donc nous passer parfaitement, même du point de vue pratique, des concepts idéologiques de
l’humanisme » (L. Althusser, « Lettre au Comité Central du PCF – 18 mars 1966 », A42-04.02, p. 8 ; tr. angl.
W. S. Lewis, « Letter to the Central Committee of the PCF – 18 mars 1966 », Historical Materialism, n° 15,
2007, p. 158).
41
L. Althusser, « Théorie marxiste et parti communiste (Union théorie/pratique) (1966-1967) », A7-01.09,
p. 13. Cf. aussi L. Althusser, « Théorie, pratique théorique, et formation théorique », op. cit., p. 2 ; tr. angl.
« Theory, Theoretical Practice and Theoretical Formation », op. cit., p. 4.
42
L. Althusser, « Socialisme idéologique et socialisme scientifique », op. cit., p. 82.

433
production) et de ses moyens (les syndicats, le parti). Autrement dit, la théorie marxiste est
profondément liée avec la définition de la stratégie du mouvement ouvrier.

Commentant la célèbre affirmation du Que faire ? selon laquelle « sans théorie


révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire », Althusser souligne alors que l’apport
essentiel de la théorie marxiste au mouvement ouvrier organisé ne concerne pas l’existence
même du mouvement ouvrier, mais sa capacité de faire la révolution : « sans la théorie
marxiste, le mouvement ouvrier aurait existé et se serait développé, mais (…) ne serait pas
devenu révolutionnaire au sens objectif du terme, c’est-à-dire capable non de souhaiter ou
d’espérer, mais de faire la révolution socialiste »43. D’où l’importance de l’union de la théorie
marxiste et du mouvement ouvrier : « [s]ans cette union, la théorie marxiste serait restée lettre
morte ; sans cette union, le mouvement ouvrier ne serait pas devenu révolutionnaire »44. Pour
le dire encore plus précisément, ce que la théorie apporte au mouvement ouvrier est une
stratégie révolutionnaire : « L’anti-humanisme philosophique de Marx donne bien
l’intelligence de la nécessité des idéologies existantes, humanisme compris. Mais il donne
aussi en même temps, car c’est une théorie critique et révolutionnaire, l’intelligence de la
tactique à adopter envers elles : soit les soutenir, soit les transformer, soit les combattre. Et les
marxistes savent qu’aucune tactique n’est possible qui ne repose sur une stratégie – et aucune
stratégie, qui ne repose sur la théorie » (PM, 249). C’est donc la théorie qui est censée fixer la
stratégie du mouvement ouvrier. En définissant la stratégie, la théorie serait donc par elle-
même capable d’opérer cette soustraction de l’organisation aux conditions telles qu’elles sont
surdéterminées par l’effet de société, afin de lui donner prise tactique sur ces conditions et lui
permettre de les transformer dans le sens de la révolution – ce dont le socialisme idéologique
est incapable.

Balibar a récemment rappelé que le rôle de la théorie marxiste revient selon Althusser à
saisir le communisme en tant que tendance inscrite dans l’actualité – tendance immédiatement
assortie de contre-tendances qui en rendent la réalisation impossible. On retrouve ici le
problème du rapport entre tâches et conditions : les conditions sont surdéterminées de telle
manière à rendre la tâche impossible, et la théorie doit s’efforcer de pousser cette impossibilité
à la limite pour identifier ce qui, au niveau des conditions, est recouvert et pourrait rendre la
tâche possible. De ce point de vue, Balibar relève que la théorie a effectivement chez Althusser
une fonction éminemment stratégique, et se demande : « faut-il penser que la possibilité est

43
L. Althusser, « La tâche historique de la philosophie marxiste », op. cit., p. 1 ; tr. angl. « The Historical
Task of Marxist Philosophy », op. cit., p. 160. Il faut donc « faire passer dans la pratique déjà existante (car
le monde est toujours en “transformation” même lorsqu’apparemment ses formes politiques restent
inchangées), ces principes scientifiques révolutionnaires, pour transformer la pratique existante et en faire
une pratique objectivement révolutionnaire » (L. Althusser, « Théorie marxiste et parti communiste (Union
théorie/pratique) (1966-1967) », A7-02.01, p. 4).
44
L. Althusser, « La tâche historique de la philosophie marxiste », op. cit., p. 2 ; tr. angl. « The Historical
Task of Marxist Philosophy », op. cit., p. 161.

434
stratégique et l’impossibilité en quelque sorte “tactique” ? ». Ce qui ouvre sur le problème
suivant : « la politique (…) n’est rien d’autre qu’une tactique. Et la question se pose par
conséquent de savoir dans quelle mesure la réalisation du “but final”, le communisme, sera
affectée non seulement dans sa possibilité historique, mais dans son contenu, par les
vicissitudes “tactiques” de la lutte des classes qui l’engendre »45. La réponse de l’Althusser des
années 60 serait de dire que c’est à la théorie de dénouer le lien entre stratégie et tactique pour
faire en sorte que la tactique ne s’empêtre pas dans les conditions telles qu’elles sont
surdéterminées par la structure dominante, c’est-à-dire par l’effet de société. On le voit, les
« vicissitudes tactiques », telles qu’elles affectent la forme même de l’organisation, sont
résolues par l’appel à la théorie en tant qu’elle définit une stratégie46.

45
É. Balibar, « Althusser et “le communisme” », op. cit., p. 13.
46
Avoir la conscience exacte de ce qu’on fait, c’est, écrit Althusser, avoir « une conscience tactique précise
fondée sur une conscience stratégique précise, fondée elle-même sur une conscience théorique précise »
(L. Althusser, « Lettre du 18 novembre 1963 », Lettres à Franca, op. cit., p. 486).

435
2. Science et philosophie entre épistémologie et ontologie

Comment la théorie en vient-elle à jouer ce rôle stratégique fondamental, ou – cela


revient au même – comment parvient-elle à se soustraire à l’effet de société ? Nous avons vu
qu’Althusser reproche à Gramsci de précipiter le matérialisme dialectique dans le matérialisme
historique et, ce faisant, de faire de la théorie marxiste une idéologie organique de son temps,
c’est-à-dire de sacrifier sa scientificité, en le destinant à se soumettre à l’effet de société
dominant. Qu’est-ce que donc le matérialisme dialectique aux yeux d’Althusser ? Personne
n’ignore que la lecture du Capital entamée par Althusser dans les années 60 est une lecture
d’ordre épistémologique. Elle consiste dans le fait de poser à la doctrine de Marx la question
de sa forme de scientificité. À cette question il faut répondre en étudiant la manière dont Marx
construit son objet théorique. De ce point de vue, le travail mené dans notre Partie II sur les
concepts fondamentaux du matérialisme historique était déjà un travail d’ordre philosophique,
permettant de comprendre le réseau conceptuel du Capital, en fonction duquel son objet est
construit. Cela ne signifie toutefois pas que le rapport entre philosophie et science soit un
rapport d’extériorité. Comme Althusser le répète sans cesse, les concepts qu’il construit à partir
du Capital – fondamentalement celui de causalité structurale –, sont des concepts qui y opèrent
« à l’état pratique ». Ils sont donc bien des concepts du matérialisme historique. En même
temps, c’est seulement par une sorte de torsion sur soi-même de la part du matérialisme
historique que ces concepts peuvent être construits – ce qui signifie qu’ils sont aussi les
concepts du matérialisme dialectique. Il s’agit maintenant de comprendre pourquoi la
construction de ces concepts – et la torsion qu’elle comporte – n’est pas un travail superflu,
sans lequel le matérialisme historique se porterait également bien : c’est un travail nécessaire à
la scientificité même du matérialisme historique et, par conséquent, à sa capacité de remplir sa
fonction stratégique.

1. Le matérialisme dialectique comme torsion du matérialisme historique

Pourquoi cette torsion est-elle nécessaire ? À la fin de « Du “Capital” à la philosophie


de Marx », Althusser affirme que le but ultime de sa démarche est de rendre compte de la
production de ce qu’il appelle effet de connaissance.
L’effet de connaissance, produit au niveau des formes d’ordre du discours de la démonstration, puis
au niveau de tel concept isolé, est donc possible sous la condition de la systématicité du système, qui
est le fondement des concepts et de leur ordre d’apparition dans le discours scientifique. L’effet de
connaissance se joue alors dans la dualité, ou duplicité de l’existence du système d’une part, qui est dit
« se développer » dans le discours scientifique, et de l’existence des formes d’ordre du discours
d’autre part, très précisément dans le « jeu » (…) qui constitue l’unité de décalage du système et du
discours. L’effet de connaissance est produit comme effet du discours scientifique, qui n’existe que
comme discours du système, c’est-à-dire de l’objet pris dans la structure de sa constitution complexe
(LC, 78).

437
Ces lignes très denses sont cruciales : Althusser construit sa conception de l’effet de
connaissance sur l’exemple de l’effet de société étudié par Marx dans Le Capital. Comme
l’effet de société est produit par la conjonction complexe d’une multiplicité d’éléments
hétérogènes, l’effet de connaissance est produit par la complexité du système de concepts de la
science. Mais il faut immédiatement signaler la différence de taille qui les sépare. L’effet de
connaissance fournit la connaissance de l’effet de société, ou de la société comme effet. Ainsi,
alors que l’effet de société consiste dans l’effacement du processus complexe qui le produit,
dans l’« écrasement » de ce processus sur l’un de ses éléments comme sur son origine – par
exemple sur l’économique se donnant comme principe expressif de l’unité du tout –, l’effet de
connaissance est ce qui, à partir de l’effet de société, reconstruit, en mettant à l’œuvre le
système de concepts de la science, l’ensemble de déterminations qui produisent l’effet de
société dans leur complexité : « C’est justement cette Gliederung, cette totalité-articulée-de-
pensée qu’il s’agit de produire dans la connaissance comme objet de la connaissance pour
parvenir à la connaissance de la Gliederung réelle, de la totalité-articulée réelle, qui constitue
l’existence de la société bourgeoise » (LC, 50). Ainsi, le mécanisme du système conceptuel
produit ce que nous avons appelé une virtualisation de la structure donnée, qui ne peut plus
apparaitre comme une totalité expressive. La complexité du système conceptuel donne accès à
la complexité produisant l’effet de société et s’effaçant en lui.

Althusser insiste ensuite sur « la nature différentielle du discours scientifique » qui est
« un discours qui ne peut être tenu, comme discours, qu’en référence à ce qui est présent
comme absence à chaque instant de son ordre : le système constitutif de son objet, lequel
requiert pour exister comme système la présence absente du discours scientifique qui le
“développe” » (LC, 79). On retrouve donc dans le cadre de l’épistémologie le principe de la
causalité structurale comme efficace d’une cause absente : la cause (le système des concepts)
n’existe que dans ses effets (le développement du discours scientifique). Nous savons que cette
idée signifie que la cause n’est pas cachée « derrière » ses effets, mais qu’elle dépend de la
structuration actuelle de ces effets – en l’occurrence du développement même du discours
scientifique. En même temps, nous savons qu’il est possible d’interpréter l’absence de la cause
comme sa latence, c’est-à-dire comme sa présence « ailleurs » que dans la conjonction de ses
effets. Or, si cette latence est précisément ce qu’il s’agit de remettre en cause pour l’effet de
société (en faisant de cette latence un objet de la connaissance par laquelle la société comme
structure se donnant indépendamment de ses éléments est virtualisée, c’est-à-dire ramenée à
leur articulation contingente), Althusser affirme la nécessité, pour que l’effet de connaissance
se produise, de l’« unité de décalage » entre système des concepts et développement du
discours scientifique. C’est bien cette unité de décalage qui justifie l’introduction de la

438
distinction entre science et philosophie. Le système des concepts serait-il donc une structure
latente, c’est-à-dire présente « ailleurs » que dans le développement du discours scientifique ?1

La nature différentielle du discours scientifique est bien mise en relief par Badiou dans
son article de 1967. D’un côté, il affirme que « le MD [matérialisme dialectique] dépend du
MH [matérialisme historique] », parce qu’« il n’y a pas d’autre théorie de la science que
l’histoire théorique des sciences »2. Ainsi, le matérialisme dialectique doit être situé à
l’intérieur du MH en tant que théorie de l’histoire. En même temps, il faut aussi affirmer la
distinction du MD et du MH, en tant qu’elle est « intérieure au MD », parce que, dans la
mesure où le MH produit des connaissances, il faut qu’il fasse lui-même l’objet d’une théorie
de la production des connaissances. Or, le développement de son discours ne peut pas rendre
compte de l’effet de connaissance qu’il produit : pour le faire, il faut en effet saisir la
systématicité des concepts qui y sont à l’œuvre, ce qui requiert une certaine forme de décalage.
« Par conséquent la présentation théorique du système d’une science n’appartient pas à cette
science. De fait, la présentation du système du MH, la théorie du type spécial de causalité qu’il
exhibe comme loi de son objet n’appartiennent pas au MH et ne peuvent lui appartenir »3.
Toutefois, dès qu’il est affirmé, ce décalage est aboli : « [l]’intrication du MD et de toutes les
sciences, mais surtout du MH, ne met pas fin à l’autonomie du procès de connaissance
scientifique. Cependant, elle constitue cette autonomie, ce retrait, en forme même de présence
au sein du MD. (…) [L]e manque de la science, le silence où son discours est tenu à distance,
est le manque déterminant de l’épistémologie, où cette science est constamment mentionnée
dans son manque, puisqu’aussi bien la connaissance de la scientificité est connaissance de
l’impossibilité spécifique d’un récit de la science, connaissance de la non-présence de la
science ailleurs qu’en elle-même, dans le produire réel de ses objets »4. Ainsi, la science
manque à elle-même, car elle ne peut pas connaitre le système des concepts qu’elle développe
et dont relève l’effet de connaissance ; elle a donc besoin que la philosophie « présente » ce
système pour être autonome (la philosophie « constitue son autonomie »). En même temps
qu’elle n’est nulle part ailleurs qu’en elle-même (il n’y a pas de « récit de la science »). C’est
ici que se trouve le principe de l’« immanence absolue » de la théorie marxiste dont Althusser
parle à la suite de Gramsci et dont sa « terrestrité » n’est qu’une conséquence : la science est
absolument immanente parce qu’elle est immanente à elle-même, mais cette immanence est
« constituée » dans la torsion sur elle-même qu’elle produit à travers la philosophie.

1
Notons que c’est avant tout à propos de la lecture propre au discours scientifique comme lecture « sur deux
portées » que se base la critique formulée par Montag (cf. Chapitre II.3.6) de la tendance par Althusser à
réintroduire une conception de la structure latente dans les passages de Lire Le Capital supprimés lors de la
2e édition (cf. LC, 636).
2
A. Badiou, « Le (re)commencement du matérialisme dialectique », op. cit., pp. 120-121. Badiou reprend ici
la définition althussérienne de l’épistémologie comme « histoire du théorique » (LC, 51).
3
Ibid., p. 127.
4
Ibid., pp. 120-121.

439
Toute la question est donc de comprendre la nécessité et la fonction de la double
inscription (dans la philosophie et dans la science) des concepts qu’Althusser décèle à l’œuvre
chez Marx. Cette double inscription se manifeste chez Althusser lui-même lorsqu’il introduit
une distinction entre la théorie de l’histoire de la connaissance et théorie de l’effet de
connaissance :
La théorie de l’histoire de la connaissance, ou théorie de l’histoire de la pratique théorique, nous fait
comprendre comment sont produites, dans l’histoire de la succession des différents modes de
production, les connaissances humaines, d’abord sous la forme de l’idéologie, ensuite sous la forme
de la science. (…) Cette histoire prend les connaissances, à chaque moment de leur histoire, pour ce
qu’elles sont, qu’elles se déclarent ou non connaissances, qu’elles soient idéologiques ou
scientifiques, etc. : pour des connaissances. Elle les considère uniquement comme des produits,
comme des résultats. Cette histoire nous donne bien l’intelligence du mécanisme de la production des
connaissances, elle ne nous donne pas, pour une connaissance existant à un moment donné du
processus de l’histoire de sa production, l’intelligence du mécanisme par lequel cette connaissance
considérée accomplit pour celui qui la manipule comme connaissance, sa fonction d’appropriation
cognitive de l’objet réel par le moyen de son objet pensé. (…) [C]e constat [du mécanisme par lequel
les connaissances sont produites] prend la connaissance comme un fait, (…) sans jamais réfléchir le
fait que ces produits ne sont pas n’importe quels produits, mais précisément des connaissances. Une
théorie de l’histoire de la production des connaissances ne rend donc pas compte de ce que je propose
d’appeler « l’effet de connaissance » (LC, 68-69).

Ainsi, l’histoire de la production des connaissances ne suffit pas à nous faire comprendre
comment les processus qu’elle étudie en viennent à produire des connaissances
(« l’appropriation cognitive de l’objet réel par le moyen de l’objet pensé »). Il faut donc
introduire un décalage entre la théorie de cette histoire, qui marque l’appartenance de la
philosophie au matérialisme historique comme théorie de l’histoire tout court, et la théorie de
l’effet de connaissance – un peu comme Balibar distinguait, pour l’histoire, entre généalogie
des éléments d’une structure et analyse de leur dépendance par rapport à la structure où ils
s’articulent dans un effet de société. En effet, c’est seulement du point de vue spécifique de la
philosophie que l’on comprend pour quelle raison ce que cette histoire produit fonctionne
comme une connaissance5. On comprend que c’est la distinction même entre science et
idéologie, la coupure épistémologique, qui se joue à ce niveau, parce que la théorie de
l’histoire de la production des connaissances prend les connaissances telles qu’elles sont –
qu’elles soient idéologiques ou scientifiques. Ainsi, si le matérialisme historique n’a pas besoin
d’une épistémologie pour être une science, c’est seulement l’épistémologie qui peut fixer les
formes de sa scientificité et donc de sa différence d’avec l’idéologie, et ceci en construisant le
système constitutif de son objet comme immanent et absent de son discours.

Comment procède-t-elle à une telle fixation ? Pour l’expliquer, nous nous appuierons
sur la reconstruction fine que Maria Turchetto a proposée de l’épistémologie althussérienne.

5
Pour le dire autrement, l’ambigüité se situe au niveau de la différence entre l’histoire du Théorique et la
théorie de l’histoire du Théorique, les deux expressions n’étant pas strictement équivalentes, bien que leur
différence tende à s’effacer dans l’idée d’histoire théorique des sciences ou de théorie de l’histoire de la
connaissance. Les deux aspects du problème sont bien mis en relief par le passage suivant de Macherey :
« Philosophes sont aujourd’hui ceux qui font l’histoire des théories, et en même temps la théorie de cette
histoire » (LC, 206).

440
Rappelons que la tâche du matérialisme dialectique est pour Althusser de comprendre la
modalité de constitution de l’objet du matérialisme historique en tant qu’elle est déterminée par
ce qu’il appelle « champ théorique » ou « problématique théorique ». Ainsi, « [l]’“objet” de la
recherche scientifique n’est pas un être posé comme pré-catégoriel, mais un champ théorique,
c’est-à-dire un ensemble de “conditions structurelles” qui déterminent en même temps [1] les
objets visibles (et – par conséquent – ceux “invisibles”), [2] la position du sujet dans la
structure cognitive, et [3] un champ épistémique de vérifiabilité »6. Concernant le premier
point, l’auteure rappelle que les objets théoriques ne sont pas donnés, mais produits par la
limitation du champ théorique lui-même, qui distingue un espace de visibilité d’un espace
d’invisibilité. Quant au deuxième, il faut affirmer que si c’est le champ théorique qui « donne »
son objet, « ce “donner” n’est pas imputé à un sujet »7, même intersubjectif8. On retrouve ainsi
la critique de toute forme d’empirisme, pour lequel « [s]ujet et objet sont donnés, donc
antérieurs au procès de connaissance » (LC, 33)9. À propos du troisième point, il faut
considérer que « le champ théorique dans lequel se définissent les sciences déterminées fournit
à celles-ci les “critères de la scientificité” »10. D’où l’affirmation, qui s’oppose au pragmatisme
de la vérification « par la pratique historique ultérieure »11, selon laquelle « la pratique
théorique est bien à elle-même son propre critère, continent bien en elle des protocoles définis
de validation de la qualité de son produit, c’est-à-dire les critères de scientificité des produits
de la pratique scientifique. (…) [Les sciences] n’ont nul besoin de la vérification de pratiques
extérieures pour déclarer “vraies”, c’est-à-dire connaissances, les connaissances qu’elles
produisent » (LC, 65).

C’est à partir de cette idée que Turchetto propose un développement important sur la
notion de pratique théorique, qui vise à réfuter toute tentative de réintroduire à partir d’elle une
distinction entre pratique et théorie :
Pour Althusser, (…) nous avons toujours à faire à des pratiques, et toutes les pratiques sont chargées
de théorie, bien qu’à des degrés différents. On pourrait aussi dire que, pour Althusser, « pratique » est
tout ce qui est capable de produire des effets sans devoir réfléchir à ses propres présupposés, donc
toute activité qui fait abstraction du moins partiellement de la théorie qui la constitue, tout en ayant
une constitution théorique. « Pratique » désigne en somme ce qui historiquement a atteint une

6
M. Turchetto, « Per la critica di un’autocritica. Riflessioni sul significato di “filosofia”, “scienza”,
“ideologia” nell’elaborazione teorica di Louis Althusser », in La cognizione della crisi, op. cit., p. 207, nous
traduisons.
7
Ibid., p. 208.
8
« Le champ théorique althussérien n’est pas seulement un système intersubjectif, et (…) l’intersubjectivité
dont on parle ne peut pas (…) être comprise comme présupposé “général”, comme (…) une possibilité
abstraite de la “communication entre les hommes” posée comme arrière-fond de la confrontation théorique et
du développement scientifique » (ibid., p. 211).
9
Dans le cinquième « Cours de philosophie sur les scientifiques » (1967) qui ne sera pas publié du vivant
d’Althusser, l’« invariant » de toute théorie de la connaissance est inscrit comme suit : « (Sujet = Objet) =
Vérité » (EII, 280).
10
M. Turchetto, « Per la critica di un’autocritica », op. cit., p. 212.
11
Le pragmatisme est défini ailleurs comme « l’effet pratique de l’empirisme » (L. Althusser, « La tâche
historique de la philosophie marxiste », op. cit., p. 18 ; « The Historical Task of Marxist Philosophy », op.
cit., p. 185).

441
autonomie « technique » : c’est pourquoi le terme de « pratique » est synonyme, dans l’élaboration
althussérienne, d’« instance sociale ». Si quelque chose doit être opposé à la « pratique », il ne s’agira
pas de la « théorie », mais plutôt de la « philosophie » en tant que critique, c’est-à-dire en tant que
réflexion sur les présupposés implicites, non discutés, ou hérités d’une tradition historiquement
fixée12.

Ainsi s’explique la nécessité de l’intervention de la philosophie en tant que réflexion sur les
modalités de construction conceptuelle de l’objet qui, seule, peut, « expliciter le champ
théorique » d’une science particulière et « vérifier que tel champ théorique soit “scientifique”
et non pas “idéologique” »13. On comprend toutefois le risque impliqué par une telle
perspective : la pratique scientifique se trouve, dans sa solitude, tendanciellement réduite à une
« pratique technique » qui, dans le cas le meilleur, possède la forme de la scientificité sans le
savoir. Or, on sait que pour Althusser la pratique technique est toujours soumise à l’idéologie,
recevant d’elle ses objectifs et ses réponses. La tâche critique de la philosophie devient alors de
vérifier que telle science déterminée réponde aux critères de scientificité qu’elle a elle-même
posés, pour qu’elle ne retombe pas dans l’idéologie. En plus, souligne Turchetto, une telle
opération tend à élargir à l’ensemble des pratiques théoriques la forme de scientificité ainsi
établie : « il ne s’agit plus, maintenant, de discuter de la relation entre sciences particulières et
épistémologie, mais de demander à “toutes” les sciences particulières une certaine “forme de
scientificité” »14. Certes, cette perspective n’abandonne pas le plan de l’histoire des sciences,
car elle se limite à penser les exigences de scientificité de la science en fonction des champs
théoriques donnés, et en particulier, dans le cas d’Althusser, du champ théorique du
matérialisme historique qui fait « aujourd’hui » de l’anti-empirisme – le principe selon lequel
l’objet, le sujet et la méthode de la science ne doivent pas relever d’assomptions pré-
catégorielles – un « point de non-retour » épistémologique15.

La torsion de la philosophie consiste donc dans le fait de partir d’une problématique


théorique donnée pour expliciter la systématicité de ses concepts et fixer la forme de
scientificité qu’elle implique.

12
M. Turchetto, « Per la critica di un’autocritica », op. cit., pp. 214-215.
13
Ibid., p. 216.
14
Ibid., pp. 217-218.
15
« [L]e passage à l’âge adulte d’une science consiste dans le fait d’être au niveau de son temps. Ainsi, elle
est majeure par rapport à son temps historique. Or, selon Althusser, la forme de scientificité au niveau du
temps présent est exactement cette forme “constructiviste”, anti-empiriste » (M. Turchetto, « History of
Science and the Science of History », in E. A. Kaplan, M. Sprinker, The Althusserian Legacy, op. cit., p. 78,
nous traduisons). On voit émerger dans cette reconstruction de l’épistémologie althussérienne la tension qui
est à l’œuvre dans ce que Balibar a nommé la phase de la « coupure généralisée » dans la philosophie
d’Althusser. D’un côté, Althusser affirme la « spécificité de la coupure » : « celle-ci n’est pas l’accès de la
connaissance “au réel”, en général ; elle n’est que l’accès au réel d’une science, de telle science déterminée.
Par exemple à la réalité de l’histoire, au Continent Histoire dont la porte d’entrée est constituée par la critique
de l’économie politique, mais qui n’est pas et ne sera jamais le “tout” ». D’un autre côté, il affirme
l’« universalité de la coupure » : « la coupure de Marx, si originale qu’en soient les voies et les effets, n’est
qu’un cas particulier du processus universel par lequel se constitue toute science : (…) l’épistémologie c’est
la théorie de la “production des concepts”, récusant à la fois l’empirisme et l’essentialisme, ou l’apriorisme »
(É. Balibar, « L’objet d’Althusser », op. cit., pp. 95-96).

442
2. Nouvelle problématique théorique et nouvelle forme de scientificité

On introduit ainsi directement la question de la coupure épistémologique, dont on voit


qu’elle se situe à la frontière entre une science, qui comporte ses critères de scientificité en
fonction de son champ théorique spécifique, et la philosophie, qui explicite ce champ pour
fixer ces critères (de manière à éventuellement les élargir aux autres champs théoriques)16. Si
la coupure dépend du champ théorique d’une science déterminée – « aujourd’hui » l’anti-
empirisme s’imposant avec le surgissement du matérialisme historique –, il faut aborder
directement la spécificité de ce champ théorique en tant qu’il se constitue en se séparant
d’autres problématiques théoriques, avant tout celle de l’économie politique classique. Cette
analyse nous permettra de mieux comprendre la nécessité de l’intervention de la philosophie et
de la double inscription des concepts à l’œuvre dans le matérialisme historique et dans le
matérialisme dialectique.

Il faut rappeler que, comme nous l’avons déjà signalé, saisir la coupure entre le
matérialisme historique et l’économie politique classique n’est pas une entreprise simple17. Un
problème épistémologique plus vaste se pose ici : il faut en effet remarquer que, tout au long
de « Du “Capital” à la philosophie de Marx », Althusser traite de la théorie dans un sens très
général, sans introduire directement des réflexions concernant la différence entre science et
idéologie. Ainsi, lorsqu’il traite des « conditions structurales » de la théorie comme « rapport
de réflexion immanent du champ de la problématique sur ses objets et ses problèmes » et
lorsqu’il approfondit cette réflexion comme la définition de l’espace du visible qui produit
l’« exclusion intérieure » de l’espace de l’invisible, Althusser n’introduit aucune distinction
entre science et idéologie. Et même lorsque, à la fin de son article, il traite de l’effet de
connaissance, il commence par affirmer que « [c]ette expression effet de connaissance

16
Cavazzini a insisté sur le fait qu’Althusser a tendance à employer un concept de coupure qu’il emprunte du
moins autant aux études de Koyré sur la révolution scientifique galiléenne et les rapports entre physique
galiléenne et physique aristotélicienne qu’à l’idée de rupture entre connaissance commune et connaissance
scientifique de Bachelard (cf. G. Bachelard, Le matérialisme rationnel (1e éd. 1953), Paris, P.U.F., 2010,
Conclusion). Les deux idées communient d’ailleurs chez Koyré lui-même, mais exclusivement à propos du
cas de la révolution scientifique galiléenne : « Nous devons donc choisir entre penser et imaginer. Penser
avec Galilée ou imaginer avec le sens commun » (A. Koyré, Études d’histoire de la pensée scientifique (1e
éd. 1966), Paris, Gallimard, 1973, p. 210). Or, Althusser fait de ce concept de coupure le pivot « d’une
théorie générale de l’émergence historique des domaines scientifiques, alors même que la validité du schéma
koyréen semblait être strictement locale et située » (A. Cavazzini, « Althusser/Bachelard : une coupure et ses
enjeux », Revue de synthèse, t. 136, 6e série, n° 1-2, 2015, p. 124). Sur le concept de coupure
épistémologique entre Althusser et Bachelard, cf. É. Balibar, « Le concept de coupure épistémologique de
Gaston Bachelard à Louis Althusser », Écrits pour Althusser, op. cit., 1991. Pour une présentation générale
du rapport d’Althusser à l’épistémologie historique française, cf. P. Dews, « Althusser, Structuralism and the
French Epistemological Tradition », in G. Elliott, Althusser. A Critical Reader, Oxford, Blackwell, 1994. Il
faut évidemment rappeler que l’épistémologie historique française comme courant de pensée plus ou moins
unifié est en partie une « construction » althussérienne (cf. D. Lecourt, Pour une critique de l’épistémologie
(Bachelard, Canguilhem, Foucault), Paris, Maspero, 1972).
17
Cf. Chapitre II.3.2.

443
constitue un objet générique, qui comprend au moins deux sous-objets : l’effet de connaissance
idéologique, et l’effet de connaissance scientifique ». Il distingue ensuite les deux, mais cette
distinction ne touche pas directement à l’effet de connaissance en tant que tel : « L’effet de
connaissance idéologique se distingue par ses propriétés (c’est un effet de reconnaissance-
méconnaissance dans une relation spéculaire) de l’effet de connaissance scientifique : mais,
dans la mesure où l’effet idéologique possède bel et bien, dépendante d’autres fonctions
sociales qui y sont dominantes, un effet de connaissance propre, il tombe, sous ce rapport, dans
la catégorie générale qui nous occupe ». Il spécifie néanmoins que l’analyse de l’effet de
connaissance qu’il va proposer dans les pages suivantes (comme produit de l’« unité de
décalage » entre système des concepts et développement du discours) « est centré[e]
uniquement sur l’effet de connaissance de la connaissance scientifique » (LC, 76), ce qui
implique que c’est bien en partant de l’idée d’unité de décalage que la scientificité de la
science doit être établie.

Dans les passages où Althusser définit la différence entre la théorie (idéologique) de la


connaissance et la conception marxiste de la connaissance, la distinction entre science et
idéologie est abordée de manière plus approfondie. Dans ces pages, ce qui distingue la science
de l’idéologie est le type de clôture qui les caractérise. L’idéologie, comme on l’a vu
précédemment18, est close parce qu’elle fonctionne en construisant des questions pour des
réponses déjà formulées par des « instances et exigences extra-théoriques ». Pour cette raison,
l’infinité de son champ théorique ne peut être dérangée par aucune extériorité : même lorsque
son invisible se présente dans sa problématique (par exemple lorsque l’économie politique
classique traite de la valeur du travail), il ne peut que demeurer invisible pour elle. Au
contraire, la science pose sa propre problématique – ce qui implique aussi une forme de
clôture, la définition d’un champ théorique –, mais sans la construire en fonction de réponses
déjà données. Elle fonctionne en effet par « une juste position du problème, qui ne préjuge pas
de sa solution » (LC, 57) : « C’est une question qui se pose et démontre comme ouverte, dans
son principe même, c’est-à-dire comme homogène dans sa structure d’ouverture à toutes les
questions effectives posées par la connaissance dans son existence scientifique : une question
qui doit exprimer dans sa forme cette structure d’ouverture, qui doit donc être posée sur le
champ et dans les termes de la problématique théorique requérant cette structure d’ouverture »
(LC, 60). C’est sur cette même idée d’ouverture que la contribution d’Althusser se termine :
« si nous avons pu, sans en sortir, ne pas tourner dans un cercle, c’est que ce cercle n’est pas le
cercle clos de l’idéologie, mais le cercle perpétuellement ouvert par ses clôtures mêmes, le
cercle d’une connaissance fondée » (LC, 79).

Ainsi, pour l’idéologie, il est impossible de sortir de son propre cercle, parce que
l’exclusion intérieure produite par son champ théorique est telle qu’elle ne rencontre jamais

18
Cf. Chapitres II.3.3 et VI.1.1.

444
son extérieur. C’est pourquoi le « changement de terrain » de Marx ne peut pas simplement
être compris comme une « sortie » de l’idéologie. « [I]l faut que le sujet ait occupé dans le
nouveau terrain sa nouvelle place, autrement dit que le sujet ait déjà été, voire partiellement à
son insu, installé sur ce nouveau terrain, pour pouvoir porter sur l’ancien invisible le regard
instruit qui lui rendra visible cet invisible » (LC, 22). Il faut donc en quelque sorte que la
science soit déjà là, c’est-à-dire que le champ théorique soit déjà différent de celui de
l’idéologie, pour que l’idéologie puisse être critiquée19. La « lecture symptômale », qui permet
de lire dans le texte de l’économie politique classique ce qu’elle ne voit pas, « suppose bien
l’existence de deux textes, et la mesure du premier par le second. (…) Là encore (…), apparaît
la nécessité et la possibilité d’une lecture simultanée sur deux portées » (LC, 23)20. Le
matérialisme historique constitue ainsi un plan d’extériorité nécessaire pour produire la
« mutation du mode de production théorique » (LC, 22n), tout comme dans la science de
l’histoire la transformation d’un mode de production ne peut être pensée qu’à partir de la
coexistence, dans la formation sociale où ce mode de production est dominant, d’autres modes
de production21. Or, le problème est que c’est précisément cette mutation du mode de
production théorique qui devrait produire le plan d’extériorité. La question s’impose alors de
savoir ce qui constitue le plan d’extériorité de la science. D’après les remarques finales
d’Althusser, on peut supposer que la spécificité de la science est qu’elle est en quelque sorte
extérieure à elle-même, ce qui est précisément indiqué par l’idée d’« unité de décalage » : le
décalage entre le système des concepts de la science et son déploiement dans le discours
scientifique ouvrirait donc sans cesse la science sur son propre développement, faisant en sorte
que ses questions ne se constituent pas en réfléchissant simplement ses résultats, mais
relancent au contraire la recherche vers la production de résultats nouveaux22. Ce serait cette

19
L’empirisme « ne “voit” pas que la vue de ce qu’on voit dans la science dépend de l’appareil de la vision
théorique, donc de l’histoire des transformations de la théorie dans le procès de connaissance » (EII, 516).
20
Voici comment cette lecture est expliquée par Turchetto : « dans la “lecture symptômale” il s’agit
d’interpréter un concept (ou l’absence d’un concept (…)) en le mettant en relation à deux systèmes ou à deux
ordres : un premier ordre, dans lequel le concept a été engendré mais dans lequel il résulte incohérent ; un
deuxième ordre, nouveau, qui représente une reformulation complète (pas un simple “ajustement”) du
premier, dans lequel le concept en question trouve son explication et sa cohérence » (M. Turchetto, « Leggere
non è semplice. Note sulla althusseriana “lettura sintomale” », Aperture, 6/7, 1999, p. 96, nous traduisons).
21
St. Breton, qui a bien saisi la nécessité de se situer dans l’espace du matérialisme historique pour pouvoir
connaitre l’espace de l’idéologique, a parlé à ce propos de « topomachie » (St. Breton, Marxisme et critique,
Paris, Desclée, 1978, p. 47).
22
Dans « La tâche historique de la philosophie marxiste », Althusser insiste davantage sur le risque pour la
science de l’histoire de se refermer sur ses résultats si elle cesse de se développer : « Traiter la théorie
marxiste comme une théorie scientifique, c’est donc la développer dans le double sens du mot : augmenter
les connaissances qu’elle permet d’obtenir, et faire progresser la théorie elle-même, c’est-à-dire produire des
nouveaux concepts théoriques. (…) Une théorie scientifique est ainsi une discipline ouverte. Une idéologie
au contraire est un système fermé, qui ne produit rien de nouveau, puisqu’il ne cesse de se répéter, n’ayant
qu’un seul but : justifier des préjudices, des résultats ou des objectifs établis d’avance » (L. Althusser, « La
tâche historique de la philosophie marxiste », op. cit., p. 5 ; tr. angl. « The Historical Task of Marxist
Philosophy », op. cit., p. 165). « [La science] ne peut vivre qu’à la condition de se développer. Une science
qui se répète, sans rien découvrir, est une science morte, n’est plus une science, mais un dogme figé »
(L. Althusser, « Théorie, pratique théorique, et formation théorique », op. cit., p. 16 ; tr. angl. « Theory,

445
unité de décalage à constituer la « structure d’ouverture » propre à la scientificité. Ici toutefois
le rôle de la philosophie se manifeste encore comme problématique : si la philosophie exhibe la
manière dont la science construit son objet, c’est-à-dire la systématicité de son champ
théorique, il faut considérer que c’est la philosophie qui extrait sans cesse la science de
l’idéologie, c’est-à-dire, à nouveau, que la science est une science sans le savoir, jusqu’à ce
que la philosophie ne le lui rappelle. Pour le dire autrement, sans la philosophie, la science
pourrait-elle être ouverte, c’est-à-dire, tout simplement, scientifique ?

C’est à partir de ce même mécanisme complexe de la théorie comme rapport entre


science et philosophie que doit être expliquée la forme spécifique de « liberté » propre au
travail scientifique. L’analyse des conditions du progrès de la connaissance « veut également
que cette “ouverture” de la science, loin d’être la pure “création” de la “liberté” d’un sujet
humain, soit au contraire le système défini des principes et des instruments théoriques
existants, système que la science met en œuvre, comme moyen de production théorique, pour
produire de nouvelles connaissances ». C’est pourquoi « nous n’avons le droit d’être des
utopistes dans la connaissance » et le scientifique doit sa liberté au système théorique actuel de
l’exercice de la science : « comment se réalise la liberté du savant : en se soumettant
scrupuleusement aux nécessités définies par le système actuel des principes et des instruments
théoriques de la science, fût-ce pour le remettre, quand et comment il le faut en question. Si le
mot de “liberté” peut recevoir dans ce cas un sens non-idéologique, il le reçoit de la nécessité
objective des conditions de la pratique théorique, jusques et y compris dans les “surprises” de
la découverte »23.

Revenons donc sur la question de la séparation du matérialisme historique d’avec


l’économie politique classique, afin de rendre compte de la structure d’ouverture spécifique de

Theoretical Practice and Theoretical Formation », op. cit., p. 16). Althusser montre alors pourquoi le
dogmatisme d’une science morte, qui se répète, est un retour à l’empirisme : « Dans la science existante, le
travail théorique qui l’a produite n’est plus visible à l’œil nu, il a passé tout entier dans la science constituée.
C’est là que se cache un danger, car nous pouvons être tentés de traiter la science marxiste constituée comme
un donné ou comme un ensemble de vérités achevées : bref, nous faire une conception empiriste ou une
conception dogmatique de la science. Nous pouvons la considérer comme un savoir absolu, achevé, qui ne
pose aucun problème de développement et de recherche, – et alors nous la traiterons en dogmatiques. Nous
pouvons aussi (…) croire qu’elle reflète le réel directement et naturellement, qu’il a suffi à Marx de bien
voir, de bien lire, bref de bien refléter dans sa théorie abstraite l’essence des choses donnée dans les choses
(…), – et nous la traiterons alors en empiristes. Dans les deux interprétations, dogmatique et empiriste, nous
aurons une idée fausse de la science, car nous considérerons la connaissance de la vérité comme la
connaissance d’un donné pur, alors que la connaissance est au contraire processus complexe de production
des connaissances » (ibid., p. 13 ; p. 14). Cf. aussi, sur le danger ultime de l’empirisme dogmatique : « [U]ne
science qui ne travaille pas sur ses propres concepts pour connaître de nouveaux objets, donc une science qui
ne produit pas de nouveaux concepts scientifiques, et organiquement, sur la base des anciens concepts, une
telle science a beau se déclarer elle-même “science”, elle n’est plus une science : elle devient non pas
tellement un dogme (…) que le simple appendice de l’idéologie dominante, une variante de l’idéologie
bourgeoise » (VN, 168-169).
23
« Théorie marxiste et parti communiste (Union théorie/pratique) (1966-1967) », A7-01.10, pp. 83-84.

446
la science marxiste. Dans notre deuxième partie, nous avons vu qu’Althusser attribue à
l’économie politique le statut d’idéologie théorique en raison de son empirisme : elle précipite
l’objet de connaissance dans l’objet réel en faisant de la valeur un donné réel qui, pour se
réaliser pleinement seulement dans la production marchande, n’en est pas moins la forme
naturelle de l’économique. La substance de la valeur est en effet trouvée dans le travail, mais
jamais la question n’est posée de savoir pourquoi le travail prend la forme de la valeur, se
représente dans la valeur. La valeur est « donnée là », tout comme le travail. C’est pourquoi
l’économie classique ne peut pas saisir conceptuellement la différence entre valeur d’usage et
valeur d’échange, travail abstrait et travail concret, capital variable et capital constant. Ce sur
quoi elle fait alors l’impasse, c’est le rapport entre travail salarié et capital comme rapport
social de production basé sur la propriété privée des moyens de production et sur les formes
d’appropriation réelle lui correspondant, c’est-à-dire, en bref, sur la forme dominante de la
lutte des classes. Par là, elle méconnait la forme du procès de production capitaliste en tant
qu’elle constitue à la fois la condition et la limite de son propre espace théorique d’objectivité,
qui devient alors un « espace d’objectivité fantomatique ». L’économie politique classique est
ainsi victime de l’effet de société, faisant de l’économie telle qu’elle est fétichisée par
l’articulation spécifique du tout social capitaliste – qui produit par exemple l’« effet
d’isolement », soutenant la « réduction » de l’économique à la sphère de l’échange – le
principe de toute socialité viable. En introduisant le concept de plus-value, comme concept de
la forme de la valeur, Marx pose la condition-limite de l’économie politique classique, en la
ramenant à la forme spécifique du rapport social de production qui la soutient, c’est-à-dire à la
forme de la lutte des classes dominante ; elle ramène ainsi la nécessité des processus
économiques à la contingence de la conjonction des éléments du tout social capitaliste. Nous
avons affirmé que l’économie politique classique en vient ainsi à « réaliser » la structure, alors
que Marx procède à sa « virtualisation », précisément en faisant de la forme de la valeur un
objet de connaissance et non pas un donné réel, c’est-à-dire en étudiant le processus complexe
qui la produit. C’est ainsi que le réel lui-même se dédouble, entre ce que Marx appelle le
mouvement apparent et le mouvement réel et que la tâche de la science consiste à penser le
rapport entre les deux24.

Il serait toutefois erroné de considérer l’empirisme qu’Althusser reproche à l’économie


politique classique comme le simple fait de se plier aux représentations des sujets tels qu’ils
sont pris dans le tout social capitaliste – à la simple perception du mouvement apparent. On a
en effet vu que l’économie politique classique procède déjà, la différence de l’économie
« vulgaire », à un travail qui ramène les formes phénoménales de l’économie à leur unité
essentielle, précisément au travail comme substance de la valeur. Elle procède bien elle-même

24
Sur la distinction entre Wirklichkeit et wirkliche Bewegung, fertige Gestalt et Kerngestalt cf. LC, 121-126,
151. Cf. Chapitre II.3.2-3.

447
par abstractions, c’est-à-dire qu’elle comporte une certaine rupture avec l’expérience
immédiate d’un sujet ; il faut donc bien lui attribuer une certaine forme de scientificité25.
Qu’est-ce qui la distingue alors du Capital ? La question du statut particulier de l’économie
politique classique est posée de manière explicite par Rancière à la fin de sa contribution à Lire
Le Capital. « Comment expliquer à la fois l’autonomie relative du discours de l’économie
classique, autonomie qui lui permet de dissiper les apparences du fétichisme, et sa limitation
essentielle, son incapacité à parvenir à la compréhension du mouvement réel de la production
capitaliste [?] » (LC, 194) Autrement dit, comment expliquer que l’économie classique soit une
science, et en même temps qu’elle ne parvienne pas à voir la plus-value comme forme de la
valeur, c’est-à-dire la forme de la valeur comme dépendante d’un mode de production
historiquement déterminé ? Or, selon Rancière, « Marx ne nous donne pas le concept de la
possibilité du discours de l’économie classique. Pour pouvoir formuler ce concept, il faudrait
penser ce lieu commun où se départagent l’économie politique classique et la science marxiste,
c’est-à-dire que pour comprendre la possibilité de l’économie classique, il faut poser le
problème de la possibilité de la science elle-même, de son rapport à ses conditions historiques
de possibilité » (LC, 198). Marx semble finalement expliquer ces conditions de possibilité de
manière historiciste (et contradictoire) en faisant appel soit aux crises (« la critique scientifique
du mode de production capitaliste est possible à partir du moment où ce système est lui-même
en crise »), soit au répit de l’histoire (le discours scientifique peut être tenu « à un moment de
stabilité où l’histoire est en quelque sorte neutralisée »). La voie proposée par Rancière pour
résoudre le problème est la suivante : « à une conception historiciste, conception qui
accompagne le concept de critique, s’oppose chez Marx une conception qui fonde la science
dans une rupture radicale avec les conditions d’existence des agents historiques. Le problème
est alors de penser les conditions de cette rupture. (…) [C]omment vient-on à ce lieu de la
science ? » (LC, 198). Il ne s’agit évidemment que d’une esquisse de réponse, dont il faut
d’emblée souligner l’ambigüité. En effet, si par « rupture avec les conditions d’existence des
acteurs » on entend une rupture avec leur perception du mouvement apparent, alors l’économie
classique est déjà pleinement science. L’alternative serait peut-être de penser une rupture par
rapport aux conditions d’existence des acteurs, c’est-à-dire une rupture dans les conditions
d’existence données elles-mêmes, comme inaugurant une nouvelle forme de scientificité, se
basant sur autre chose que son simple caractère abstrait.

25
« Je fais remarquer une fois pour toutes que j’entends par économie politique classique toute économie qui,
à partir de William Petty, cherche à pénétrer l’ensemble réel et intime des rapports de production dans la
société bourgeoise, par opposition à l’économie vulgaire qui se contente des apparences, rumine sans cesse
pour son propre besoin et pour la vulgarisation des plus grossiers phénomènes les matériaux déjà élaborés par
ses prédécesseurs, et se borne à ériger pédantesquement en système et à proclamer comme vérités éternelles
les illusions dont le bourgeois aime à peupler son monde à lui, le meilleur des mondes possibles » (K. Marx,
Le Capital, Livre I, op. cit., p. 152n).

448
Il nous semble que c’est précisément cette question qui est récupérée par Althusser
dans « L’objet du “Capital” », lorsqu’il interroge le statut des « abstractions initiales » –
notamment la valeur – que Marx, au début du Capital, emprunte à Smith et Ricardo. Althusser
reprend d’abord l’affirmation de Marx dans l’Einleitung de 1857 selon laquelle la « bonne
méthode » consiste à commencer par des « abstractions simples » pour produire dans un
« concret de pensée » la connaissance du réel. C’est l’idée d’abstractions simples qu’Althusser
vise à remettre en question. On trouve ici la raison des résistances d’Althusser face à la Section
I du Livre I du Capital, qui le conduisaient à conseiller aux lecteurs du Capital de ne pas
commencer leur lecture par cette section (cf. P, 59)26. En effet, dans la première section, Marx
prétend précisément partir de la valeur comme « abstraction simple » reçue de l’économie
politique. Or, demande Althusser, « [d]e quel droit Marx accepte-t-il dans ces abstractions
initiales, et sans les critiquer, les catégories dont parlent Smith et Ricardo, donnant ainsi à
penser qu’il pense dans la continuité de leur objet, donc qu’entre eux et lui n’intervient aucune
coupure d’objet ? » (LC, 268). Le risque est d’aboutir à une
mise en rapport de ces « abstractions » avec le réel dont on les « abstrait », avec « l’intuition et la
représentation » du réel, qui semblent alors, dans leur pureté, la matière brute de ces abstractions sans
que le statut de cette matière (…) soit énoncé. Dans le creux de ce silence, peut se recueillir
naturellement l’idéologie d’un rapport de correspondance réel entre le réel et son intuition et
représentation, et la présence d’une « abstraction » qui opère sur ce réel pour en dégager des
« rapports généraux abstraits », c’est-à-dire une idéologie empiriste de l’abstraction (LC, 268-269)27.

Le danger est clair : en commençant par les abstractions simples de l’économie politique
classique, Marx risque lui-même de confondre l’objet réel et l’objet de connaissance, en cédant
à la tentation empiriste. C’est pourquoi Althusser se demande :
Toute abstraction comme telle est-elle le concept scientifique de son objet ? N’y a-t-il pas des
abstractions idéologiques et des abstractions scientifiques, de « bonnes » et de « mauvaises »
abstractions ? (…) [C]es fameuses catégories abstraites des Économistes classiques, ces abstractions
dont il faut partir pour produire des connaissances, ces abstractions ne font pas alors problème pour
Marx. Elles résultent pour lui d’un travail d’abstraction préalable, sur lequel il fait silence : les
catégories abstraites peuvent alors « réfléchir » des catégories abstraites réelles, l’abstrait réel qui
habite, comme l’abstraction de leur individualité, les phénomènes empiriques du monde économique.
On peut encore poser la même question d’une autre façon : les catégories abstraites du début (celles
des Économistes), sont encore là à la fin, elles ont bien produit des connaissances « concrètes », mais

26
Cf. aussi, L. Althusser, « Avertissement aux lecteurs du Livre I du Capital », op. cit., p. 13. Ici Althusser
va jusqu’à affirmer qu’il faudrait à la limite réécrire la Section I (cf. ibid., p. 22).
27
Stanislas Breton a parfaitement saisi le rapport intrinsèque entre idéologique et intuition : « L’idéologique,
qui constitue l’élément, le sol et le milieu des idéologies, est l’espace primitivement caractérisé par la forme
d’intuition, en tant qu’il se présente, en ses divers moments, comme le passé, toujours présent et résistant,
que doit surmonter le nouveau matérialisme en son double aspect : critique et révolutionnaire » (St. Breton,
Marxisme et critique, op. cit., pp. 46-47). L’intuition est déterminée en fonction de sa « forme », qui pose
préalablement un espace (par exemple l’espace homogène et continu de l’économie) dont l’objet doit
respecter les conditions pour apparaitre : « La forme d’intuition ne permet la vision qu’en projetant l’espace
où se trouvera l’objet. Il faut au préalable le situer dans cet espace pour qu’il existe sous le regard. En ce
sens, toute vision est pré-vision. Sans forcer l’étymologie, nous dirons que l’œil doit se faire “providence”
avant de se faire regard. La “forme” est donc un a priori d’intuition, qui prescrit à l’objet ses conditions
d’apparition. Tout se passe comme si l’existence de la chose vue se précédait elle-même, par vertu de la
forme, dans une sorte de préexistence, et comme si le voir n’était lui-même que le passage d’une possibilité
indécise à son actualisation » (ibid., p. 67).

449
on ne voit pas qu’elles se soient transformées, il semble même qu’elles n’avaient pas à se transformer,
car elles existaient déjà, dès le départ, dans une forme d’adéquation à leur objet (LC, 269).

Ainsi, si les abstractions initiales sont pensées comme adéquates à leur objet, car reflétant
l’abstraction de l’objet réel lui-même, si la vérité scientifique est produite par et dans le réel
lui-même, l’objet de la science ne doit pas être transformé, mais au mieux explicité, développé.
Ces conséquences du silence de Marx sur ces abstractions initiales sont explicitées dans le
chapitre consacré à l’historicisme :
Si le présent de la production capitaliste a produit dans sa réalité visible (…), dans sa conscience de
soi, la vérité scientifique elle-même, si donc sa conscience de soi, son propre phénomène est en acte
sa propre autocritique, – on comprend parfaitement que la rétrospection du présent sur le passé ne soit
plus idéologie, mais vraie connaissance, et on saisit le primat épistémologique légitime du présent sur
le passé (…). Il suffit de franchir encore un pas (…) pour concevoir toute l’histoire économique (ou
autre) comme le développement, au sens hégélien, d’une forme simple primitive, originaire, par ex. la
valeur, immédiatement présente dans la marchandise, et pour lire Le Capital comme une déduction
logico-historique de toutes les catégories économiques à partir d’une catégorie originaire, la catégorie
de valeur ou la catégorie de travail. Sous cette condition la méthode d’exposition du Capital se
confond avec la genèse spéculative du concept. Bien plus, cette genèse spéculative du concept est
identique avec la genèse du concret réel lui-même, c’est-à-dire avec le processus de l’histoire
empirique (LC, 318-319).

Concrètement, le risque est donc de voir dans la forme de la valeur une forme « se cherchant »
depuis le début de l’histoire, « se trouvant » dans le mode de production capitaliste, et
finalement « se dépassant », grâce à sa contradiction interne, dans le mode de production
socialiste, – la science se limitant à parcourir en pensée, voire à devancer, ce déploiement réel ;
le risque est de ne pas construire le concept de la forme de la valeur, la plus-value, c’est-à-dire
de ne pas en poser les conditions-limites en le reconduisant à une forme spécifique de la lutte
des classes et à sa contingence. Autrement dit, le risque est de se limiter à « mettre en
mouvement » les catégories « éternelles » de l’économie classique, c’est-à-dire de les
comprendre comme relevant bien d’une histoire (le capitalisme est bien historique, transitoire),
mais d’une histoire nécessaire et téléologique, car il s’agit de catégories réelles28.

28
Il est bien entendu possible de se protéger contre ces tendances à l’œuvre dans la Section I, ainsi que le
suggère Rancière : « nous devons éviter le piège d’une lecture hégélienne du Capital selon laquelle la forme
marchandise contiendrait en germe, dans son intériorité, toutes les contradictions du mode de production
capitaliste dont Le Capital ne serait que le développement » (LC, 141). En réalité, « [c]’est seulement sur la
base des rapports de production capitalistes que la forme de production marchande devient forme de
production dominante (…). Par là s’affirme le caractère déterminant des rapports de production capitalistes »
(LC, 142). C’est bien entendu le concept de contradiction lui-même qui pose problème : « À l’intérieur du
mode de production capitaliste, où la production marchande est la forme de production dominante, la loi
régulatrice du temps de travail et de sa répartition prend une figure tout à fait particulière, celle de l’identité
contradictoire du travail concert et du travail abstrait » (LC, 131). Toutefois, « [l]’union contradictoire du
travail concret et du travail abstrait n’est pas déterminée par une dialectique qui serait inhérente à l’un des
deux termes. Elle exprime la forme particulière que prennent, dans un mode de production déterminé, les
caractéristiques générales du travail » (LC, 130). C’est pourquoi « [l]a “contradiction” pourrait bien ainsi ne
désigner rien d’autre que le mode d’efficace propre de la structure. (…) De la sorte, il nous faut peut-être
donner au concept de contradiction tel que Marx l’utilise dans la première section du Capital une valeur
purement indicielle ; Marx penserait dans les concepts hégéliens de contradiction et de développement de la
contradiction quelque chose de radicalement nouveau dont il n’arriverait pas à formuler le concept : le mode
d’action de la structure en tant que mode d’action des rapports de production qui la gouvernent » (LC, 131).

450
Althusser reviendra plus tard sur ce problème, en affirmant que Marx
s’est obligé à commencer par l’abstraction de la valeur, ce qui a donné une force impressionnante à
des démonstrations, mais les a en même temps « encadrées » dans un champ théorique fort gênant dès
qu’il s’agit de « déduire » et la monnaie, et l’exploitation capitaliste et le reste. Sans parler de ce qui
est présupposé par l’abstraction de la valeur, le « travail abstrait », c’est-à-dire l’existence d’un champ
homogène où règne, car a déjà triomphé, la péréquation des durées de travail social pour la moindre
équation de valeur (…). Cette péréquation n’est que tendancielle, alors que pour raisonner dans la
forme de rigueur qu’il a choisie ou dû choisir, Marx en part comme d’une donnée, non pas résultant
d’un procès historique horriblement compliqué, mais comme l’état d’origine « le plus simple » (EI,
403-404).

Ce même danger – partir de l’abstraction de la valeur et de son présupposé : le travail abstrait,


en en faisant des objets réels, c’est-à-dire simplement donnés et non pas résultant d’une
articulation complexe d’éléments – conduit Althusser à affirmer que, depuis ce point de vue,
on peut se limiter à lire dans Le Capital, en particulier dans la Section II du Livre I, une
« présentation comptable de la plus-value », où « la plus-value est inscrite comme la différence
(de valeur) entre la valeur produite par la force de travail et la valeur des marchandises
nécessaires à la reproduction de la même force de travail (salaire) » et où « la force de travail
figure comme pure et simple marchandise ». Cette présentation « fait (…) abstraction et des
conditions d’extraction de la plus-value (conditions de travail), et des conditions de la
reproduction de la force de travail ». Le risque est donc de « prendre cette présentation
(comptable) de la plus-value pour une théorie “complète” de l’exploitation » (SM, 275-276 ;
cf. aussi EI, 408-409). Ces remarques sont très importantes dans la mesure où elles nous
montrent que la théorie marxienne de la plus-value peut elle-même être affectée par l’effet de
société. Comme Althusser l’explique dans un cours inédit de 1978, « [c]’est le point de vue
capitaliste qui s’exprime là, puisque la force de travail y est considérée comme marchandise et
capital »29. Ce qui fait problème, c’est donc que Marx « prend ce résultat pour une donnée, – la
donnée concrète la plus simple de la société capitaliste, qui a déjà réduit (…) toutes les valeurs
d’usage à l’équivalence de la valeur, et tout travail concret à l’équivalence du travail abstrait. Il
ne prend pas en compte que cette donnée est un résultat des formes de la reproduction de la
société capitaliste. Il ne prend pas en compte que cette réduction à la valeur abstraite et au
travail abstrait est un procès tendanciel contradictoire. Il établit d’emblée l’équation valeur
abstraite = travail abstrait, comme si le procès était identique à son résultat. (…) [L]e résultat y
précède donc son devenir comme sa condition de possibilité »30, ce qui constitue précisément
une illustration parfaite de l’effet de société.

Cf. aussi Macherey : « Le but de l’analyse est d’aller au-delà de la contradiction : pour cela, elle n’aura pas à
la résoudre (…) mais à la supprimer » (LC, 224).
29
L. Althusser, « Cours sur le mode d’exposition chez Marx (mars 1978) », A28-01.05, p. 20. Cf. aussi :
« [l]a conception comptable de la plus-value, c’est la conception capitaliste, la conception bourgeoise de la
plus-value » (VN, 283).
30
L. Althusser, « Cours sur le mode d’exposition chez Marx (mars 1978) », op. cit., pp. 22-23.

451
Cela devrait déjà nous conduire à interroger l’idée selon laquelle la scientificité repose
sur le remplacement des « mauvaises » avec des « bonnes » abstractions. La plus-value n’est
pas pour elle-même « meilleure » comme abstraction que la valeur. Elle n’assume sa valeur
scientifique que si elle renvoie à l’ensemble des conditions (par exemple les conditions de
travail et de la reproduction de la force de travail) sur lesquelles elle repose en tant que forme
de la valeur. Il ne s’agit donc pas de penser que cette analyse « comptable » de la plus-value
est fausse, mais qu’elle doit être elle-même soumise à une analyse scientifique – ce à quoi
Marx procède précisément dans la suite du Capital31. C’est pourquoi Althusser introduit l’idée,
que nous éluciderons dans quelques instants, selon laquelle ce qui est essentiel pour
comprendre la scientificité du marxisme est la « nature différentielle des abstractions », qui
résonne évidemment avec la « nature différentielle du discours scientifique » que nous avons
rencontrée plus haut. On verra que c’est seulement en saisissant cette nature différentielle que
l’on peut éviter le risque de comprendre le mode de production capitaliste, même si c’est pour
en penser la transformation, comme un objet réel, en en effaçant la contingence.

Le même problème – prendre les abstractions de l’économique politique comme des


abstractions données dans le réel lui-même, ne pas en saisir la virtualité, c’est-à-dire la
dépendance par rapport à une articulation contingente du tout social et à un rapport de force
dans la lutte des classes – peut être relevé de manière encore plus nette dans les « écrits de
jeunesse » de Marx, notamment dans les Manuscrits de 1844. Ici le problème est aggravé par
le fait que Marx ne parvient pas encore à formuler le concept de plus-value, en faisant en
quelque sorte jouer son rôle à une théorie philosophique de l’aliénation de l’essence humaine.
En reprenant une idée mise en avant par Émile Bottigelli dans son introduction aux Manuscrits
de 184432, Althusser écrit que
« [c]ette simple phrase : “L’économie politique bourgeoise apparaît à Marx comme une sorte de
phénoménologie” (p. XLI) me paraît décisive, comme me paraît capital le fait que Marx accepte
précisément l’économie politique telle qu’elle se donne (p. LXVII), sans mettre en question le contenu
de ses concepts, et leur systématique, comme il le fera plus tard : c’est cette « abstraction » de
l’Économie qui autorise l’autre « abstraction » : celle de la Philosophie, qui va s’employer à la fonder.
(…) [Q]uelle est donc la réalité que Marx a rencontrée sous les espèces de cette Économie ?
L’économie elle-même ? Ou, bien plutôt, une idéologie économique, inséparable des théories des
économistes, c’est-à-dire (…) une « phénoménologie » ? (PM, 159-160)

C’est à répondre à cette question que s’attache Rancière en reconstruisant le type de critique
auquel procède Marx en 1844. Il estime que cette critique prend la forme de la « confession »,
c’est-à-dire d’une « déclaration » des contradictions de la société. L’économie politique est

31
Renvoyons aussi à un texte particulièrement intéressant d’Althusser, où il écrit que la présence du concept
d’aliénation dans Le Capital joue le rôle pratique de « détourner d’une conception purement comptable,
c’est-à-dire économiste, de la plus-value : pour introduire l’idée que, dans l’exploitation, la plus-value est
inséparable des formes concrètes et matérielles de son extorsion » (RJL, 58-59n). Mais évidemment ce
concept ne joue qu’un rôle indicatif et ne fournit pas une connaissance de ces formes concrètes.
32
É. Bottigelli, « Présentation », in K. Marx, Manuscrits de 1844. Économie, politique et philosophie, Paris,
Éditions sociales, 1962.

452
comprise comme ayant constaté ces contradictions ; il faut maintenant les comprendre. C’est
pourquoi « [d]ans les Manuscrits (…) aucun concept économique n’est critiqué en tant que tel.
Tous ces concepts sont valides au niveau de l’économie politique. Ils expriment adéquatement
les faits. Simplement ils ne les comprennent pas » (LC, 92). Pour les rendre compréhensibles,
Marx « glisse » sous l’énoncé des faits économiques « le texte de référence, texte de la critique
anthropologique qui énonce le processus de l’aliénation » (LC, 94) – glissement d’autant plus
facile que cette anthropologie s’inscrit dans le sillage de « l’anthropologie implicite » à
l’économie politique : « C’est une économie qui parle de production en général sans pouvoir
formuler le concept de la spécificité d’un mode de production, qui conçoit le développement
économique à partir de l’action de sujets économiques » (LC, 99-100). La critique consiste
alors à comprendre de manière feuerbachienne la production en général comme un rapport de
sujet à objet, et le développement économique comme l’expression de l’essence de ce sujet
dans le mouvement de son aliénation : c’est le concept de « travail aliéné créateur de la
richesse » qui se glisse ainsi sous les concepts de l’économie politique classique, et empêche la
construction de la connaissance d’un mode de production spécifique. « [L]a réduction des
formes de la richesse à la détermination du travail aliéné ne constitue pas une véritable critique
des formes de la Gegenständlichkeit économique, mais se tient dans la simple figure d’un
renversement où les déterminations du sujet humain et de l’intersubjectivité viennent partout à
la place des déterminations matérielles et des rapports entre les choses » (LC, 193). Il s’ensuit
une conception hégélianisante de l’économie comme « sphère » : « La réalité économique
n’apparait que comme l’une des sphères qui expriment chacune à sa manière le développement
de l’aliénation de l’essence humaine » (LC, 90)33.

33
Il est bien entendu possible de proposer une lecture plus nuancée des Manuscrits de 1844, qui distingue
attentivement entre objectivation (Vergegenständlichung) et aliénation (Entfremdung), en rendant compte de
cette dernière comme l’effet non pas du travail en général – qui résulte en l’objectivation comme expression
de soi –, mais de la forme du travail dans un mode de production déterminé, le travail salarié – qui produit
une « perte de l’objet », une « désobjectivation » (cf. F. Fischbach, « Présentation », in K. Marx, Les
manuscrits économico-philosophiques de 1844, Paris, Vrin, 2007). À partir de cette distinction Fischbach
parvient à marquer ce qui sépare Marx de Feuerbach et Hegel, dès les Manuscrits de 1844 : « Est aliéné, non
pas, comme le pensait Hegel, celui qui est objectivé alors que son essence est la non-objectivité, c’est-à-dire
la conscience de soi, mais n’est pas aliéné non plus, comme le pense Feuerbach, celui qui est en rapport avec
son essence comme avec un objet différent de lui, encore en attente de réappropriation et ré-intériorisation.
Ces deux conceptions de l’aliénation, hégélienne et feuerbachienne, se donnent d’emblée une “essence du
sujet” toute faite, dont la provenance n’est elle-même pas interrogée. Est aliéné, selon Marx, l’être lui-même
objectif qui est séparé des objets dont il dépend de façon vitale, c’est-à-dire nécessaire » (F. Fischbach, Sans
objet. Capitalisme, subjectivité, aliénation, Paris, Vrin, 2009, pp. 147-148). Althusser n’a sans doute pas
suffisamment relevé la différence entre objectivation et aliénation (cf. par exemple : « Le Travail n’est rien
d’autre que l’acte de l’objectivation des Forces essentielles de l’Homme en ses produits. Le procès
d’aliénation de l’homme extériorisant ses forces essentielles en produits par le travail est l’Histoire » (EII,
484)). Le souci des althussériens réside toutefois avant tout dans le fait que le travail aliéné risque d’être
compris comme une forme nécessaire, bien que transitoire, du travail comme objectivation – comme la
forme que le travail doit prendre pour que les forces essentielles de l’homme soient entièrement objectivées,
précisément parce qu’il devient ainsi purement subjectif (« Smith est le Luther de l’économie politique »
(Marx)), ce qui signifie que l’objectivation de l’homme s’y réalise entièrement sous la forme de la négation
(propriété privée), et peut alors ensuite être pleinement récupérée par la négation de la négation (abolition de

453
Nous avons vu qu’Althusser situait précisément le concept de travail à côté de celui de
valeur comme l’une de ces abstractions simples qui, si on en fait un objet réel, nous enferment
dans l’éternisation du mode de production capitaliste, ou dans son inscription dans un devenir
téléologiquement orienté. Althusser se plaisait à citer un passage du début de la Critique du
programme de Gotha où Marx affirme que « [l]e travail n’est pas la source de toute richesse.
(…) [U]n programme socialiste ne saurait permettre à ces phrases bourgeoises de passer sous
silence les conditions qui seules lui donnent un sens. (…) Les bourgeois ont de bonnes raisons
d’attribuer au travail une puissance de création surnaturelle ; en vérité, c’est précisément le
lien qui unit le travail à la nature qui fait que l’homme n’ayant d’autre propriété que sa force de
travail doit être dans toutes les sociétés et civilisations l’esclave des autres hommes, qui se
seront rendus propriétaires des conditions matérielles du travail »34. Ainsi, se borner au vis-à-
vis entre travail et valeur c’est entériner l’effet de société – la forme de la valeur, reposant sur
le travail abstrait – du tout social capitaliste ; c’est ne pas le connaitre comme l’effet d’une
articulation contingente de ce tout, d’un certain rapport de force dans la lutte des classes35. Le
but du jeune Marx est bien entendu de critiquer cet effet de société, mais sa critique partage les
bases théoriques de ce qu’elle critique et aboutit donc à leur confirmation. Comme le dit
Rancière, une tentative critique prenant ce point de départ est soumise à cet effet de
l’idéologie : « [l]a critique condamne son discours à n’être que redoublement. Elle est le
redoublement de son point de départ, c’est-à-dire de ce qui lui est donné par l’expérience
ordinaire et les discours déjà constitués. (…) C’est dans cette structure tout à fait particulière

la propriété privée). Autrement dit, le problème d’Althusser est que l’ensemble du processus reste
téléologique, donc nécessaire, et sa contingence constitutive est effacée. Il faut aussi souligner que, dans un
texte de jeunesse, Althusser se montre tout à fait conscient de la différence entre aliénation et objectivation,
dans des termes très proches de ceux de Fischbach : « L’histoire n’est donc jamais l’Aliénation de qui que ce
soit (…), bien moins encore l’histoire est l’aliénation de l’homme puisqu’elle est son produit, le lieu de ses
plus hautes activités, ce dont il vit, ce dans quoi il vit, ce par et pour quoi il vit. (…) [S]i la réalisation de
l’homme par son travail et ses luttes et sa pensée est son aliénation, je veux bien être pendu (…). Quand
Marx parle d’aliénation il n’a donc pas en vue l’histoire (…) Marx a en vue la part de l’histoire qui à un
moment donné est ravie à l’homme qui la produit (…) qui est donc frustré réellement par d’autres hommes
de ce qu’il produit réellement, et donc de sa propre réalisation en tant qu’être humain doué de capacités
effectives mais détournées. (…) [L]a fin de l’aliénation selon Marx, c’est de rendre à l’homme qui fait
l’histoire la part entière de l’histoire qu’il fait, c’est-à-dire son existence historique réelle, c’est-à-dire la
possibilité pour lui de se développer et d’être à même de faire librement, par son libre consentement éclairé,
l’histoire qu’il faisait dans la nécessité de la nuit » (EI, 300-301).
34
K. Marx, Critique du programme du parti ouvrier allemand (Programme de Gotha), op. cit., p. 1413.
Marx s’oppose ainsi aussi à l’idée smithienne selon laquelle le capital est produit par l’accumulation de
travail antérieurement effectué (par le capitaliste). Cette idée efface la différence entre travail concret et
travail abstrait. Cf. LC, 380-381 ; P, 165.
35
En parlant de la surnaturelle puissance de création du travail, « les bourgeois font silence sur la puissance
de la “nature”, autrement dit sur l’importance décisive des conditions naturelles, matérielles du travail
humain. Et pourquoi les bourgeois font-ils silence sur ces conditions naturelles-matérielles du travail ? Tout
simplement parce que ce sont eux qui les détiennent. Les bourgeois ne sont pas si bêtes » (RJL, 48). Selon
Althusser, le Marx du Capital « fait éclater » le concept de travail, pour l’écarter en tant qu’« obstacle
épistémologique », dans un ensemble de concepts différentiels : procès de travail, force de travail, valeur de
la force de travail, travail concret, travail abstrait, mise en œuvre de la force de travail, quantité de travail,
etc. (cf. EII, 532).

454
de procès de transformation qui ne transforme rien que se présente le discours idéologique du
jeune Marx. (…) En effet, c’est toujours la même histoire qu’on raconte partout. C’est partout
l’essence humaine qui est exprimée » (LC, 108-109).

Tout le problème de la différence entre la scientificité de l’économie classique et celle


du marxisme relève donc du statut des abstractions initiales, de leur « réalité ». Ce n’est même
pas une question de bonnes ou mauvaises abstractions en soi ; mieux, la « bonté » des bonnes
abstractions doit être jugée en fonction de leur forme. On a vu qu’Althusser considère que la
forme spécifiquement marxiste de scientificité tient à la nature différentielle des abstractions à
l’œuvre dans sa pratique théorique36 :
C’est en situant avec précision le lieu du silence de Marx que nous pouvons poser la question que
contient et recouvre ce silence : précisément la question de la nature différentielle des abstractions sur
lesquelles travaille la pensée scientifique, pour produire, au terme de son procès de travail, des
abstractions nouvelles, différentes des premières, et, dans le cas d’une coupure épistémologique
comme celle qui sépare Marx des Économistes classiques, radicalement nouvelles. Si j’ai, naguère,
tenté de mettre en évidence la nécessité de penser cette différence, en donnant des noms différents aux
différentes abstractions qui interviennent dans le procès de la pratique théorique, en distinguant
soigneusement les Généralités I (abstractions initiales) des Généralités III (produits du procès de
connaissance), j’ai sans doute ajouté quelque chose au discours de Marx : pourtant, sous un autre
rapport, je n’ai fait que rétablir, donc tenir son propre discours, sans consentir à la tentation de son
silence (LC, 270-271).

C’est donc dans la théorie des généralités, développée pour la première fois en 1963
dans « Sur la dialectique matérialiste », que l’on peut finalement trouver l’explication de la
différence entre l’économie politique comme idéologie théorique et la science marxiste. C’est à
partir de là qu’il faut comprendre le principe de la nature différentielle des abstractions à
l’œuvre dans le matérialisme historique. S’appuyant toujours sur l’Einleitung, Althusser
affirme dans ce texte que la généralité constitue le point de départ du travail scientifique : une
science ne travaille jamais sur un objet réel, mais sur du « général », même lorsque ce général
prend la forme du « fait ». Autrement dit, la science travaille toujours sur de la pensée. « Cette
première généralité (que nous appellerons Généralité I [GI]) constitue la matière première que
la pratique théorique de la science transformera en “concepts” spécifiés, c’est-à-dire en cette
autre généralité (que nous appellerons Généralité III [GIII]) “concrète” qu’est une
connaissance » (PM, 187)37. La science fonctionne donc en spécifiant une généralité ; lorsque

36
Un exemple de la différence entre les Manuscrits de 44 et Le Capital en ce qui concerne la nature
différentielle des abstractions qui y sont à l’œuvre est proposé par Macherey. Alors que dans les Manuscrits,
« Marx arrivait à faire produire au concept (vide) de richesse un certain savoir : la fonction du concept n’était
pas dans sa précarité, mais dans son essentialité, puisque s’y retrouvait toute l’essence du processus
économique » (LC, 217), dans Le Capital « [l]e paradoxe de l’analyse de l’échange, c’est que la valeur n’est
ni dans les termes de l’échange, ni dans leur rapport. La valeur n’est pas donnée, ni dégagée, ni mise en
évidence : elle est construite comme concept. (…) [E]lle est indépendante de l’objet qui la supporte (…) ;
c’est un objet d’une autre nature : un concept » (LC, 232).
37
Il faut souligner que la GI peut être « constituée soit de concepts encore idéologiques, soit de “faits”
scientifiques, soit de concepts déjà élaborés scientifiquement mais appartenant à un stade antérieur de la
science » (PM, 187). C’est un point de que l’on souligne rarement : les résultats de la science ne sont jamais

455
cette généralité a un caractère idéologique, cette spécification prend la forme de sa « critique ».
C’est ce qu’Althusser explique aussi en mobilisant l’idée d’universalité : « ce “travail” n’est
pas un travail de l’universel, mais un travail sur un universel préalable, travail ayant justement
pour fin et résultat d’interdire à cet universel l’abstraction ou la tentation “philosophique”
(idéologique), et de le rapporter de force à sa condition : la condition d’une universalité
spécifiée scientifiquement » (PM, 186). Le procès de la pratique théorique fait donc passer
d’une généralité que l’on pourrait dire « indéterminée » ou « non spécifique » à la
détermination ou spécification de cette généralité, c’est-à-dire d’une abstraction qui se donne
comme essence de toutes ses manifestations (c’est la tentation de l’abstraction
« philosophique » ou idéologique) à la connaissance de l’ensemble de déterminations qui
conditionnent cette abstraction (une universalité spécifiée scientifiquement). Le concret-de-
pensée produit par la science est donc l’abstraction initiale rapportée à ses conditions, c’est-à-
dire connue à partir de la complexité des éléments qui la déterminent ; autrement dit, par la
connaissance, les déterminations de l’abstraction passent d’effets à conditions, et ne peuvent
donc plus être comprises comme les manifestations d’une essence ; dit encore autrement, le
résultat cesse de constituer la condition de possibilité de son propre devenir38. On retrouve ici
le principe même de la causalité structurale, laquelle pense une structure qui n’existe que dans
ses effets, c’est-à-dire qui en est absente en tant que la nécessité qu’elle exerce sur ses effets
dépend de leur articulation contingente. On peut se souvenir de l’idée althussérienne selon
laquelle Marx n’a jamais cru qu’une idéologie pourrait être dissipée par sa connaissance : car
la connaissance de cette idéologie, étant la connaissance de ses conditions de possibilité, de sa
structure, de sa logique spécifique et de son rôle pratique, au sein d’une société donnée, est en
même temps la connaissance des conditions de sa nécessité » (PM, 236-237, nous soulignons).
Et, pour souligner que la dépendance de cette nécessité par rapport à des conditions en marque
en même temps la contingence, rappelons-nous de la centralité de l’idée de complexité dans la
définition de l’éternité du concept au sens spinoziste comme « connaissance adéquate d’un

définitifs, mais constituent eux-mêmes des nouvelles GI, toujours à soumettre à nouveau au travail
d’élaboration scientifique.
38
Ne trouve-t-on pas ici le principe du mode de connaissance propre au matérialisme de la rencontre
qu’Althusser identifiera, à partir de Machiavel, comme une connaissance de la « consécution » ? « Machiavel
ne pense pas dans la conséquence cause-effet, mais dans la consécution factuelle (…) entre le “si” et le
“alors…”. Dans ce cas il ne s’agit plus d’une conséquence de cause (ou principe, ou essence) à effet ou de
dérivation ou d’implication logique, mais d’une simple consécution de conditions, “si” signifiant : étant
données des conditions de fait, c’est-à-dire cette conjoncture sans cause originaire, et “alors” désignant ce
qu’il s’ensuit d’observable et de reliable aux conditions de la conjoncture » (ADL, 494). Ce mode de
connaissance « enregistre des séquences de rencontres aléatoires, et non pas, comme le philosophe idéaliste,
des conséquences tirées d’une Origine fondatrice de tout Sens, ou d’un Principe ou d’une Cause premiers et
absolus ». A partir de là, il est possible de « dégager des rencontres observées “des constantes générales”,
dont les “variations” peuvent rendre compte de la singularité des cas considérés, et donc produire à la fois des
connaissances de type “clinique” et des effets idéologiques, politiques et sociaux » (SP, 65-66). Sur la
conception des « constantes » du dernier Althusser cf. W. Suchting, « Althusser’s Late Thinking About
Materialism », op. cit., Ch. VIII. Sur la logique de la consécution, cf. L. Pinzolo, Il materialismo aleatorio,
op. cit., pp. 162-167.

456
objet complexe par la connaissance adéquate de sa complexité », « connaissance de la
complexité de l’objet de connaissance, qui donne la connaissance de l’objet réel » (LC, 294).

Comme Althusser l’expliquera explicitement plus tard, il y a alors deux manières de se


rapporter théoriquement aux abstractions de l’économie politique classique (deux manières qui
sont d’ailleurs toutes les deux à l’œuvre dans Le Capital) : soit on considère les abstractions
comme le résultat de la science économique, comprise à partir d’« une Idée de la science sans
histoire », comme donnant accès par ses abstractions au réel lui-même ; soit, on prend au
sérieux le passage où Marx explique pourquoi Aristote n’a pas pu parvenir à déterminer le
contenu de la valeur : « Voilà un texte parfaitement clair qui ne renvoie pas à la simple
analyse, comme opération scientifique éternelle, mais aux conditions et aux limites de
l’apparition de l’analyse »39. D’après ce deuxième type de rapport, « [l]es abstractions
déterminées apparaissent comme le résultat d’une analyse en droit possible et nécessaire, mais
en fait soumise aux conditions et aux déterminations idéologiques des sociétés de classe. Les
conditions idéologiques ne peuvent pas être levées et annulées par un simple décret de la
raison : il faut que l’abstraction déterminée soit produite dans la réalité de la production (…)
et réfléchie dans l’idéologie (…). C’est en effet dans la réalité même et non dans la tête d’un
esprit que s’effectue l’analyse »40. Cela ne signifie toutefois pas que le présent produit lui-
même la vérité scientifique (d’où l’importance de la référence à la « réflexion dans
l’idéologie »), car cela constituerait un retour à l’historicisme et à la confusion de l’objet de
connaissance et de l’objet de pensée, et la science ne ferait rien d’autre qu’expliciter la vérité
de l’idéologie. Au contraire, la vérité scientifique est la détermination des abstractions, leur
connaissance à partir de leurs conditions complexes, c’est-à-dire contingentes.

Le lien entre les abstractions et leurs conditions est établi par l’opération de la
Généralité II (GII) « constituée par le corps de concepts dont l’unité plus ou moins
contradictoire constitue la “théorie” de la science au moment (historique) considéré, “théorie”
qui définit le champ dans lequel est nécessairement posé tout “problème” de la science » (PM,
188). La GII correspond donc au champ théorique ou à la problématique théorique,
qu’Althusser désigne ici par le terme de « théorie » (entre guillemets) : « le système théorique
déterminé d’une science réelle (ses concepts fondamentaux) » (PM, 169). Ainsi, c’est la
systématicité même de l’ensemble des concepts d’une théorie qui transforme une GI en une
GIII. On pourrait alors dire que c’est la complexité intrinsèque à la systématicité des concepts
d’une théorie qui fait de cette théorie une science. Pour ce qui nous intéresse, c’est la
systématicité des concepts du matérialisme historique – mode de production, forces
productives, rapports de production, instance économique, juridico-politique, idéologique,

39
L. Althusser, « Cours sur le mode d’exposition de Marx (mars 1978) », op. cit., p. 8. Il s’agit de K. Marx,
Le Capital, Livre I, op. cit., pp. 138-139.
40
Ibid., p. 9.

457
etc. –, telle qu’elle est structurée par le principe de la causalité structurale, qui permet à cette
discipline d’opérer une transformation de ses GI en les ramenant à leur complexité. C’est donc
le fait même que la causalité structurale constitue le principe de la systématicité des concepts
du matérialisme historique qui fait de celui-ci une science. On trouve dans Lire Le Capital
plusieurs exemples de la manière dont ce processus opère dans Le Capital. Par exemple, « À
propos du processus d’exposition », la contribution de Macherey, se concentrant sur le texte I,
1, 1 du Capital, montre comment, dès ses premières lignes, en passant du « concept » de la
richesse à celui de la marchandise comme divisée entre valeur d’usage et valeur d’échange, ou
encore de celui de la marchandise comme chose à celui de la marchandise comme porteuse
d’une valeur d’échange qui ne peut être déterminée à partir du travail qu’en faisant abstraction
de la diversité qualitative de l’usage, Marx opère une spécification de la généralité de départ
qui n’est pas son explicitation, mais une véritable transformation qui la reconduit aux
conditions du mode de production capitaliste41.

41
Notons qu’Althusser a parfois tendance à déplier sa théorie des généralités sur Le Capital tout entier, en
comprenant chacun de ses trois livres comme correspondant à l’une des généralités : « le passage du Ier
Livre au IIIe Livre du Capital n’a rien à voir avec le passage de l’abstrait-de-pensée au concret-réel, avec le
passage des abstractions de la pensée nécessaires pour le connaître, au concret empirique. Du Ier Livre au
IIIe Livre, nous ne sortons jamais de l’abstraction, c’est-à-dire de la connaissance (…). Nous passons
seulement, à l’intérieur de l’abstraction de la connaissance, du concept de la structure et des effets les plus
généraux de la structure, aux concepts des effets particuliers de la structure » (LC, 406-407). Si cette
interprétation permet de figurer l’idée selon laquelle Marx part d’une généralité idéologique (la valeur de
l’économie politique classique) pour en spécifier progressivement le concept, l’identification de la
progression des trois livres avec celle des généralités nous semble inacceptable : elle reviendrait par exemple
à affirmer que le Livre I n’est qu’une sorte de présentation d’une généralité idéologique (GI). Il est clair que
tout le procès de la pratique théorique est mis en œuvre dans chaque livre du Capital, bien que sur des
niveaux d’abstraction différents. Il serait peut-être possible de préciser davantage cette idée en reprenant la
triple articulation (elle-même subdivisée en plusieurs sous-articulations) du Capital théorisée par Establet
dans sa « Présentation du plan du “Capital” » : 1) Livre I, Section I et II – reste du Capital ; 2) reste du Livre
I et Livre II, Section I et II – Livre II, Section III et Livre III (la deuxième partie de cette articulation n’étant
pas totalement définissable en raison de l’inachèvement du Capital) ; 3) Livre I – Livre II. On pourrait alors
identifier pour chaque volet de chaque articulation le passage d’une GI à une GIII. Par exemple, à propos du
Livre I, Section I et II, Establet écrit : « Le processus de pensée dans son ensemble est déterminé par les deux
premières sections parce que celles-ci donnent à son objet sa première forme scientifique – ou encore
donnent son objet, sous sa première forme scientifique – par la transformation qu’elles accomplissent de
données empiriques [la société capitaliste comme “immense accumulation de marchandises”] en un problème
possédant une formulation rigoureuse et un lieu défini [celui où les concepts de travail social moyen et de
force de travail peuvent être élaborés] » (LC, 590). Aussi, les Livres I et II, qui étudient une « fraction du
capital social promue à l’autonomie », « constitu[ent] un “concretum-de-pensée” à soi suffisant, et
définissant les structures fondamentales du mode de production capitaliste » (LC, 607). Enfin, le Livre III
part lui aussi d’une GI, la concurrence, qui est posée comme problème dans Livre II, Section III : « le
discours théorique de Marx utilise le discours idéologique sur la concurrence comme une des conditions de
possibilité théorique provisoire de l’établissement des lois immanentes [de la production capitaliste] » (LC,
613). Ainsi, dans le Livre III, au-delà des lois immanentes établies dans les Livres I et II (pour établir
lesquelles Marx mobilisait la conception de la concurrence propre au discours idéologique), Marx établit les
lois de la coexistence de l’ensemble des procès de travail immédiats en transformant l’abstraction
idéologique de la concurrence. « De même que l’ensemble “société bourgeoise, accumulation, richesse,
marchandise” constitue l’ensemble des énoncés qu’il est nécessaire de transformer en problème pour donner
au Capital son objet sous sa première forme scientifique, de même le concept idéologique “concurrence” est
l’énoncé idéologique d’un ensemble de déterminations effectives qu’il faut transformer en problème pour
donner au Capital son objet théorique sous forme complète » (LC, 614). À la fin de son article, Establet

458
C’est à ce niveau que la science se distingue de l’idéologie. Si la science est
caractérisée par des abstractions différentielles, c’est parce que la GII est différente de la GI et,
surtout (cela constitue la condition de la différence entre GI et GII), parce que la GII est
intérieurement différenciée dans la complexité de son système de concepts, ce qui lui permet de
travailler la GI en produisant la connaissance de sa complexité. Dans l’idéologie, on a affaire à
la situation inverse, c’est-à-dire à l’absence de différenciation entre les trois Généralités.
Althusser le montre en critiquant l’idée hégélienne de l’autogènese du concept. Hegel « prend
le concept universel qui figure au début du processus de la connaissance (…) pour l’essence et
le moteur de ce processus, pour “le concept qui s’engendrerait lui-même” ; il prend la
Généralité I que la pratique théorique va transformer en une connaissance (Généralité III) pour
l’essence et le moteur du processus de transformation même ! » (PM, 191). Le principe d’une
idéologie théorique consiste donc dans le fait de prendre son point de départ comme une
« essence » et le travail théorique comme un développement qui le ramène à soi, qui lui révèle
sa vérité en lui rapportant ses effets comme étant « les siens », et qui ne comporte aucune
transformation de son point de départ : « Hegel décrète que la généralité idéologique qu’il leur
impose est l’essence unique constitutive des trois types de généralités – I, II, III – à l’œuvre
dans la pratique théorique » (PM, 193) ; « la méconnaissance du primat de la Généralité II (qui
travaille), c’est-à-dire de la “théorie”, sur la Généralité I (travaillée), voilà le fond même de
l’idéalisme hégélien » (PM, 195)42.

La source ultime de cette conception idéologique de la connaissance se trouve bien


entendu dans l’idée selon laquelle il n’y a pas de distinction entre réel et pensée, selon laquelle
l’objet de pensée et l’objet réel coïncident en tant que celui-ci contient une essence que la
pensée extrait de lui, détenant alors le secret du développement du réel lui-même : Hegel
« prend d’abord le travail de production d’une connaissance scientifique pour “le procès de la
genèse du concret (le réel) lui-même” » (PM, 191). C’est en ce sens que le point de départ du
travail théorique, la GI, est pensée comme une abstraction au sens empiriste du terme, comme
l’extraction du noyau essentiel du réel. Or, dit Althusser « [l]’acte d’abstraction, qui extrairait
des individus concrets leur pure essence, est un mythe idéologique. La Généralité I est par

récuse alors l’idée selon laquelle le procès d’exposition du Capital procède de la surface à la profondeur (cf.
LC, 631-633) : il nous semble que ceci est en ligne avec la conception althussérienne des généralités, dans la
mesure où la « profondeur » (GIII), n’est pas autre chose que la surface (GI), mais la connaissance de la
surface dans son articulation complexe.
42
Macherey affirme similairement que dans l’idéalisme « [l]a nature divisée du concept est unifiée dans sa
division même, réconciliée » (LC, 208), ce qui implique que la différence entre objet réel et objet de
connaissance est supprimée. Il faut donc à l’inverse affirmer que « les concepts sur lesquels travaille la
rationalité ne sont pas équivalents, placés sur un même plan d’intelligibilité ; au contraire, ils sont
nécessairement hétérogènes ; ils ne se répondent que dans la mesure où ils sont en rupture les uns par rapport
aux autres. (…) Ainsi est supprimée l’illusion d’une réflexion du concept sur lui-même (…), et de la
production spontanée, par déroulement, d’un savoir nouveau » (LC, 216-217). « [L]es concepts qui
soutiennent l’exposé scientifique ne sont pas de même nature. Ils ne procèdent pas directement l’un de
l’autre : plutôt que déduits, ils sont frottés les uns contre les autres. C’est leur disparité qui permet d’avancer
dans le savoir, qui produit un savoir nouveau » (LC, 226).

459
essence inadéquate à l’essence des objets dont l’abstraction devrait l’extraire » (PM, 195). Si
l’on cède au mythe empiriste, on se trouve donc à prendre un principe idéologique comme le
principe du réel lui-même, comme son essence, c’est-à-dire à participer à l’effet idéologique
consistant à réduire le réel à la manière dont il se donne dans l’idéologie. C’est en ce sens que
l’idéologie peut-être dite close par la manière dont elle définit son objet : elle pense que son
objet est le réel.

Or, c’est précisément ce que fait Ricardo. Comme l’explique Rancière, « Ricardo prend
distributivement les catégories économiques et cherche à retrouver dans chacune la
détermination de la valeur-travail. Pour lui, l’essence abstraite doit se retrouver dans les
phénomènes » (LC, 167)43. Ce que fait Marx, au contraire, c’est de « développer » l’abstraction
initiale pour relever la complexité dont elle dépend. C’est pourquoi il parvient à assoir la
valeur sur la plus-value comme concept de sa forme, c’est-à-dire à reconduire la forme de la
valeur à l’ensemble complexe de déterminations qui en font le « principe » du mode de
production capitaliste – ce qui signifie en même temps la penser comme nécessaire dans les
conditions données et penser cette nécessité comme effet de la contingence. Que faut-il donc
entendre ici par « développement » ? Ce terme est en effet profondément ambigu (ceux de
« spécification » ou « détermination » nous semblent plus précis), et pourrait également bien
s’appliquer à la démarche empiriste qui « développe » le contenu de l’essence pour en tirer
tous ses effets, parcourant par la genèse du concept la genèse du réel lui-même.
Il faut ici encore se garder d’une interprétation historiciste. Selon une telle interprétation, l’abstraction
de Marx est développable parce qu’elle est historique et reçoit ainsi de l’histoire son mouvement. Ce
qui distingue en fait l’abstraction de Marx, c’est qu’elle saisit les propriétés formelles d’un espace, la
constitution d’un domaine d’objectivité. C’est cela qui lui permet de développer les catégories
complexes à partir de catégories simples. (…) La révolution de Marx ne consiste donc pas à
historiciser les catégories de l’économie politique. Elle consiste à en faire le système et nous savons
que la critique du système est faite par son exposé scientifique, c’est-à-dire que ce système fait
apparaître une structure qui ne peut être comprise que dans la théorie du développement des
formations sociales. (…) Par son « abstraction forcée » qui veut faire entrer de force dans la loi de la
valeur tous les phénomènes qui la contredisent, au lieu de développer la loi pour montrer comment ces
phénomènes en sont des modes d’existence (dans la forme de la dissimulation et de l’inversion),
Ricardo veut affirmer la science à l’intérieur de la non-science (LC, 170).

43
Après Smith, qui se limitait à juxtaposer la « liaison intime » du système bourgeois avec ses « liaisons
extérieures », « Ricardo vient et fait appel à la science. Le fondement, le point de départ de la physiologie du
système bourgeois, de la compréhension de son organisme intime et de son procès vital, c’est la
détermination de la valeur par le temps de travail. Ricardo part de là et force la science à renoncer à sa vieille
routine, à se rendre compte jusqu’à quel point les autres catégories qu’elle a développées ou représentées, –
les rapports de production et de circulation, – correspondent à ce fondement, à ce point de départ, ou y
contredisent ; jusqu’à quel point la science qui ne fait que reproduire les phénomènes du procès, et ces
phénomènes eux-mêmes, correspondent au fondement sur lequel repose la connexion intime, la véritable
physiologie de la société bourgeoise, ou qui en forme le point de départ ; en un mot, ce qu’il en est de cette
contradiction entre le mouvement réel et le mouvement apparent du système. Telle est, pour la science, la
grande signification historique de Ricardo » (K. Marx, Histoire des doctrines économiques, Tome III, tr.
J. Molitor (modifiée), Paris, Costes, 1925, pp. 8-9). Toutefois, comme on l’a déjà vu, « Ricardo ne s’occupe
ni de la forme, – détermination particulière du travail qui crée de la valeur d’échange ou se réalise en valeurs
d’échange, – ni du caractère de ce travail » (ibid., p. 5).

460
Marx comprend donc la valeur non pas comme une essence s’exprimant dans tous ses
phénomènes, mais comme une structure n’existant que dans ses effets, c’est-à-dire dépendant
d’une articulation déterminée du tout qu’elle « régit » et dont il s’agit de « faire le système ».
C’est pourquoi elle doit nécessairement être comprise à partir de la théorie des formations
sociales de manière à faire apparaitre le mode de production comme sa condition-limite
constituant son « domaine d’objectivité », c’est-à-dire à la penser comme soumise à la
contingence (limitée) de ce mode de production et à sa coexistence avec d’autres modes de
production dans la même actualité. C’est pourquoi « faire le système » des catégories de
l’économie politique signifie aussi en faire la critique44. On a donc affaire, dans l’idéologie et
dans la science, à deux formes de « développement » de la GI : la première n’est qu’un
déroulement du contenu « donné » avec l’abstraction initiale, la deuxième transforme ce
contenu en le ramenant à ses effets comme à ses conditions, c’est-à-dire en marquant
l’hétérogénéité radicale (donc la contingence et la différenciation immanente) de ce dont il
dépend. En cela réside finalement la transformation de la GI45.

44
Il nous semble que c’est dans ce sens qu’il faut comprendre l’idée rancierienne selon laquelle la révolution
marxienne peut être comprises dans des termes kantiens : « Ce qui (…) est pris au sérieux par Marx, c’est la
relation du phénomène à l’objet transcendantal = X. Les phénomènes, les objets sont des formes d’apparition
de cet X absent qui est aussi l’inconnue qui résout les équations. Mais cet X n’est pas un objet, c’est ce que
Marx appelle un rapport social » (LC, 127-128). Il faut donc veiller à ne pas comprendre ce X (chez Marx la
plus-value) comme une chose en soi douée d’une teneur ontologique propre qui s’exprimerait dans les
phénomènes. C’est l’articulation des phénomènes eux-mêmes qui donne consistance au X en tant que rapport
(social). Sur les ambiguïtés de la conception kantienne de l’objet transcendantal, cf. G. Lebrun,
« L’aporétique de la chose en soi », Les études philosophiques, n° 2, avril-juin 1982. À la lumière de ces
considérations on peut peut-être mieux comprendre l’affirmation péremptoire du jeune Althusser selon
laquelle « Le Capital est notre analytique transcendantale » (EI, 220), pourvu que l’on soit prêt à opérer un
saut d’à peu près trente ans pour parler, avec le dernier Althusser, de « contingence transcendantale du
monde » (SP, 41).
45
Dans une note de 1965, Althusser lui-même formule une critique des Manuscrits de 1844 proche de celle
de Rancière à partir de sa théorie de Généralités. Cette critique illustre bien la différence entre les deux
formes de « développement » : dans l’ouvrage de Marx une théorie philosophique anthropologique est
imposée/substituée à la GI (l’économie politique de Smith). On impose/substitue à la GI le sens de la GII, de
telle manière que ce que l’on retrouve dans la GIII (le concept de travail aliéné) n’est que le « redoublement »
de la GII, mais ne constitue pas une production, c’est-à-dire une transformation de la GI. « [O]n peut définir
le caractère idéologique de la pratique théorique en cause par une substitution de sens (jeu de mots) par quoi
la “théorie” philosophique anthropologique (II) est imposée/substituée, comme son sens, au donné I. Il s’agit
non d’une localisation véritable de I dans II (qui si elle était réellement possible ferait apparaître de nouveaux
rapports, mais sous la condition de respecter le sens effectif de I) mais au contraire d’une localisation-
substitution, c’est-à-dire d’une imposition extérieure de sens, sans égard au sens précis de I, en d’autres
termes d’une vériable digestion de I par II, d’une digestion des concepts de l’économie politique par et dans
une philosophie préalable extérieure. La critique n’est pas immanente à l’objet même (I) et à son champ de
référence considéré comme un champ objectif, elle lui est extérieure : c’est l’application transcendante d’un
sens (II) à un donné (I) » (« Note sur la différence entre pratique théorique idéologique et pratique théorique
scientifique », A6-03.05, p. 3). Des considérations importantes sur la scientificité de la science s’ensuivent :
« on ne peut appliquer n’importe quelle « théorie » (II) à n’importe quel donné (I). Il faut qu’il existe entre II
et I un rapport de convenance, ou si l’on préfère, d’adéquation dans l’inadéquation même. Ce rapport est
effectivement assumé dans le développement de l’histoire des sciences, où le donné n’apparaît jamais comme
tel qu’en fonction du champ défini par l’état de la “théorie” de la science considérée à un moment donné : le
donné est rencontré comme problème dans le champ même de la“théorie” antérieure, ou dans ses franges
d’exclusions (ses résidus). Selon la conjoncture de la science existante, la nature du donné (I) provoque soit
le développement de la théorie (II) qui s’accroit de connaissances nouvelles qu’elle produit dans sa pratique

461
Il faut enfin souligner que « spécifier une généralité », c’est-à-dire produire une
généralité concrète, ce n’est pas revenir de la pensée au réel : il ne faut pas « confondre deux
concrets différents : le concret-de-pensée qu’est une connaissance, et le concret-réalité qu’est
son objet. Le processus qui produit le concret-connaissance se passe tout entier dans la pratique
théorique : il concerne bien entendu le concret-réel, mais ce concret-réel “subsiste après
comme avant dans son indépendance, à l’extérieur de la pensée” (Marx) » (PM, 189).
Althusser pose donc comme un principe fondamental de la pratique théorique la distinction
entre objet réel et objet de connaissance, entre réalité et pensée – et ceci sur tous les niveaux du
procès de la pratique théorique (pas seulement au début). On a vu que c’est ce principe qui est
aboli par la perspective hégélienne. Althusser identifie dans cette distinction le fondement
même du matérialisme qu’il ne cessera de réitérer tout au long de son parcours : « Ce principe
de distinction implique deux thèses essentielles : 1) La thèse matérialiste du primat du réel sur
sa pensée, puisque la pensée du réel suppose l’existence du réel indépendant de sa pensée ; et
2) la thèse matérialiste de la spécificité de la pensée et du processus de pensée au regard du
réel et du processus réel » (LC, 266).

Dans un passage déjà cité, Balibar commente ces thèses comme les principes d’une
théorie de « la réalité de la pensée du réel ». Cette théorie « fait problème parce que si le réel
ne se “dédoublait” pas, si la pensée et avant tout la pensée vraie ne se distinguait pas de lui, au
moins “momentanément”, elle ne le penserait justement pas, mais ne ferait que le “refléter” de
façon spéculaire »46. Il faut donc d’abord éviter de comprendre ces thèses comme affirmant
que la pensée serait autre chose que le réel. Elles invitent plutôt à comprendre la forme de
réalité propre à la pensée47. La pensée est donc tout aussi réelle que le réel, et doit être
comprise comme le réel lui-même en tant qu’il se dédouble. Comment faut-il entendre ce
« dédoublement » ? Commençons en essayant d’expliquer ce que ça signifie que la pensée est
réelle :

théorique, – ou au contraire, si le donné contredit par sa nature résiduelle indigeste la “théorie” existante, une
restructuration plus ou moins profonde de cette “théorie”. Dans tous les cas, de simple développement ou de
révolution de la “théorie”, existe un lien organique immanent entre la “théorie” (II) et le donné (I). Dans la
constitution d’une nouvelle science, le problème est sans doute plus complexe (…) mais on peut aussi
avancer (…) qu’en ce cas également subsiste l’exigence d’une adéquation entre la “théorie” et le donné,
l’exigence d’un rapport organique immanent, même s’il prend la forme d’une redéfinition du donné à travers
la formation d’une nouvelle problématique (celle de la “théorie” nouvelle) » (ibid., p. 5).
46
É. Balibar, « L’objet d’Althusser », op. cit., p. 111.
47
Ce problème est bien mis en valeur par Macherey : « La rigueur scientifique tient dans l’élimination de
tout ce qui permettrait de confondre le réel et le pensé : construire un exposé scientifique, cela ne consiste pas
à trouver entre eux une combinaison, ou à déduire l’un à partir de l’autre, autrement dit à les mélanger. Du
point de vue matérialiste, la connaissance est un effet déterminé du processus de la réalité objective : elle n’en
est pas un double idéal. La question est alors de savoir comment est produite une connaissance. (…) [I]l
s’agit de trouver des instruments pour penser les rapports matériels de la rationalité du concept et de la réalité
du réel » (LC, 209-210).

462
[L]a « pensée » dont il est ici question, n’est pas la faculté d’un sujet transcendantal ou d’une
conscience absolue, à qui le monde réel ferait face comme matière ; cette pensée n’est pas non plus la
faculté d’un sujet psychologique, bien que les individus humains en soient les agents. Cette pensée est
le système historiquement constitué d’un appareil de pensée, fondé et articulé dans la réalité naturelle
et sociale. Elle est définie par le système des conditions réelles qui font d’elle, si je puis risquer cette
formule, un mode de production déterminé de connaissances. Comme telle, elle est constituée par une
structure qui combine (« Verbindung ») le type d’objet (matière première) sur lequel elle travaille, les
moyens de production théorique dont elle dispose (sa théorie, sa méthode, et sa technique,
expérimentale ou autre), et les rapports historiques (à la fois théoriques, idéologiques et sociaux) dans
lesquels elle produit. (…) Ce système de production théorique, système matériel autant que
« spirituel », dont la pratique est fondée et articulée sur les pratiques économiques, politiques, et
idéologiques existantes, qui lui fournissent directement ou indirectement l’essentiel de sa « matière
première », – possède une réalité objective déterminée. (…) [L]a « pensée » est un système réel
propre, fondé et articulé sur le monde réel d’une société historique donnée, qui entretient des rapports
déterminés avec la nature, un système spécifique, défini par les conditions de son existence et de sa
pratique, c’est-à-dire par une structure propre, un type de « combinaison » (Verbindung) déterminé
existant entre sa matière première propre (objet de la pratique théorique), ses moyens de production
propres et ses rapports avec les autres structures de la société (LC, 41-42).

La pensée est donc le résultat d’un appareil de pensée, d’un système réel, lequel comporte ses
propres matières premières, ses moyens de production et, surtout, entretient des rapports
déterminés avec les autres instances du tout social. C’est en prenant place dans cet appareil de
pensée que, dit Althusser, la « force de pensée » des individus est « mise en œuvre ». C’est
pourquoi la connaissance ne commence jamais du pur vis-à-vis entre un sujet de la
connaissance et un objet réel, dont il faudrait trouver la médiation : la connaissance a toujours
déjà commencé, le rapport entre sujet et objet dépendant des structures d’un appareil de pensée
réel déterminé. Comme Althusser le dira plus tard, « [ç]a pense dans le réel même, depuis les
rapports de production jusqu’aux rapports politiques et idéologiques, ça pense dans la lutte des
classes : le fameux primat du réel sur la pensée dépasse la division réel/pensée puisque c’est
d’abord dans le réel que ça pense »48.

Il faut avant tout comprendre la GI en tant que résultat de cet appareil de pensée réel.
L’idéologie constitue donc elle-même une forme de pensée, un mode de connaissance,
résultant d’un appareil réel49. Autrement dit, il y a toujours déjà de la pensée, et c’est dans
cette pensée que réside l’effet de société, le principe de l’unité du tout social. La GI est donc
déjà un objet complexe, un objet reposant sur une articulation contingente d’éléments, en
dernière instance sur l’articulation contingente du tout social. « [O]n n’a jamais affaire à une
intuition sensible, ou représentation “pures”, mais à une matière première toujours-déjà
complexe, à une structure d’“intuition” ou de “représentation” combinant, dans une
“Verbindung” propre, à la fois des “éléments” sensibles, des éléments techniques, et des
éléments idéologiques ; (…) jamais la connaissance ne se trouve, comme le voudrait
désespérément l’empirisme, devant un objet pur qui serait alors identique à l’objet réel dont la
connaissance vise justement à produire… la connaissance » (LC, 43). La connaissance

48
L. Althusser, « Cours sur le mode d’exposition chez Marx (mars 1978) », op. cit., p. 13.
49
Ce que nous apprend magistralement Spinoza : « [J]’ai donné à cette abstraction le statut du concret ou du
vécu qu’on trouve dans le premier genre de connaissance spinoziste » (P, 154)

463
scientifique peut alors être comprise comme l’enclenchement sur cet appareil de pensée d’un
autre appareil de pensée. « La connaissance (…) [travaille] une matière déjà élaborée, déjà
transformée, précisément par l’imposition de la structure complexe (sensible-technique-
idéologique) qui la constitue comme objet de la connaissance, même la plus fruste, – comme
l’objet qu’elle va transformer, dont elle va modifier les formes, au cours de son processus de
développement, pour produire des connaissances sans cesse transformées, mais qui ne
cesseront jamais de porter sur son objet, au sens d’objet de connaissance » (LC, 43-44).

Mais pourquoi cet enclenchement s’impose-t-il ? Parce que, si c’est une forme
déterminée des rapports sociaux réels qui « se pense » dans la GI, qui s’y reflète, l’effet
idéologique (l’effet de société) est de réduire le réel à la manière dont il s’y pense. C’est
pourquoi, dans la GI, l’objet se donne réellement dans la pensée comme l’essence nécessaire
du réel, trouvant dans le sujet qui le voit la garantie de sa réalité. En ce sens, Althusser
affirmera plus tard que l’idéologie est « sans objet au sens scientifique du terme, et ne trouvant
jamais dans le réel que son propre reflet spéculaire » (EA, 111-112). Plus précisément (car il
ne faut pas réintroduire un clivage de principe entre réel et pensée), la pensée de la GI est le
réel tel qu’il « se limite » en se reproduisant, le réel tel qu’il existe en tant que l’effet de société
opère en lui – l’effet de société étant justement la manière dont ce réel se pense. C’est
pourquoi il faut en quelque sorte penser cette pensée, en détachant la pensée du réel pour ne
pas réduire le réel à la manière dont il se pense et pour comprendre comment il en vient à se
penser comme ça50. C’est en ceci que consiste le travail de cet appareil de pensée spécifique
qu’est la GII : ramener l’effet de société à la complexité sur laquelle il repose, c’est-à-dire
saisir sa nécessité comme effet de la contingence. L’effet de connaissance saisit ainsi la
contingence de l’effet de société. Le résultat de l’opération de la science n’est donc pas un
autre réel, mais l’« appropriation du monde réel par la connaissance » : c’est « ce processus de
production de connaissances qui, bien que, ou plutôt parce qu’il se passe tout entier dans la
pensée (…), donne pourtant sur le monde réel cette prise (du concept : Begriff), appelée son
appropriation (Aneignung) » (LC, 59). C’est en ce sens qu’à la fin du processus de
connaissance, c’est un objet de connaissance transformé que l’on obtient, c’est-à-dire l’objet de
connaissance de départ (GI) tel qu’il est déterminé par l’articulation contingente des éléments
qui le constituent : « Pour nous, le “réel” n’est pas un mot d’ordre théorique : le réel est l’objet
réel, existant, indépendamment de sa connaissance, – mais qui ne peut être défini que par sa
connaissance. Sous ce second rapport, théorique, le réel fait un avec les moyens de sa
connaissance, le réel c’est sa structure connue, ou à connaître, c’est l’objet même de la théorie

50
Dans « Sur le jeune Marx » (1961) un thème similaire est déjà présent, bien qu’abordé à partir de l’idée de
prise de conscience. En parlant de la problématique idéologique des philosophies avec lesquelles Marx
coupe, Althusser écrit : « cette problématique ne se donne pas elle-même à la réflexion de l’historien, pour
une bonne raison : en général le philosophe pense en elle sans la penser elle-même. (…) On peut considérer
qu’une idéologie se caractérise justement à cet égard par le fait que sa propre problématique n’est pas
consciente de soi » (PM, 66).

464
marxiste » (PM, 257). On pourrait alors dire qu’au niveau de la GI le réel est pensé mais n’est
pas approprié. Il est pensé sans être connu51. Le connaitre, c’est connaitre ce qui conditionne
cette pensée52.

Mais il faut faire un pas de plus et affirmer que, par cette opération de la théorie, la
contingence de l’effet de société se trouve pour ainsi dire activée, le réel pouvant alors être

51
Pêcheux nous semble affirmer quelque chose de similaire lorsqu’il pose « la séparation fondamentale entre
la pensée et l’objet de pensée, avec une préexistence de ce dernier, marquée par (…) un décalage entre deux
domaines de pensée, tel que le sujet rencontre l’un de ces domaines comme l’impensé de sa pensée, lui
préexistant nécessairement » (M. Pêcheux, Les vérités de La Palice, op. cit., p. 92). La connaissance produit
alors un « “retour du savoir dans la pensée” produisant un rappel sur lequel s’appuie la prise de position du
sujet » (ibid., p. 112). Nous reviendrons plus tard sur ce que la pensée fait à la forme-sujet. Pour l’instant,
indiquons que pour Pêcheux la pratique de production des connaissances (comme selon lui la pratique
politique prolétarienne) sont les « formes sous lesquelles la “nécessité aveugle” (Engels) devient la nécessité
pensée et maîtrisée comme nécessité » (ibid., p. 120). En effet, « une science, c’est le réel sous la modalité de
sa nécessité-pensée, de sorte que le réel auquel les sciences ont affaire n’est pas autre chose que le réel
produisant le concret-figuré qui s’impose au sujet dans la nécessité “aveugle” de l’idéologie » (ibid., p. 166).
Ce à quoi nous ajouterions simplement que pour la maitriser il faut que la connaissance nous permette de
penser cette nécessité comme effet de contingence, donc comme transformable.
52
Il nous semble que l’une des meilleures illustrations du mécanisme du procès de connaissance est proposée
par Althusser dans un article de 1955 écrit sous forme de lettre à Paul Ricœur. Lorsque Ricœur reproche à la
science historique d’être incapable de « ré-présentifier » le réel de l’histoire dans son immédiateté, selon
Althusser « on ne peut se retenir de penser à ces cartésiens diablement embarrassés par le cadeau que leur
faisaient les astronomes d’un second soleil. Comment accorder le soleil du paysan et le soleil de
l’astronome ? On avait un soleil de trop. Celui de la science. (…) En vérité, il n’y avait un soleil de trop que
pour les nostalgiques de la perception, pour ceux qui avaient peur, croyant en l’autre, de perdre leur soleil à
deux cents pas, et qui attendaient alors de l’astronome qu’il recréât le soleil même ; qui ne voyaient pas, si
j’ose dire, que ce second soleil ne remplaçait ni ne supprimait le premier, mais tout éloigné qu’il fût, à un
autre niveau, permettait l’intelligence du soleil immédiat, et l’action sur ses effets. (…) Comment ne pas voir,
au fond de cet argument, une méconnaissance du niveau spécifique auquel s’établit toute science, en même
temps que la nostalgie d’une sorte de savoir absolu ou de résurrection des corps ! » (SM, 30). Ce faisant, dit
Althusser ailleurs, « [l]oin de faire violence à la réalité de son objet, (…) la science est, au contraire, respect
et réalisation de la spécificité de son objet » (L. Althusser, « Théorie marxiste et parti communiste (Union
théorie/pratique) (1966-1967) », A7-01.10, p. 81). « [T]oute connassance ne fait rien que servir et libérer
pour en donner aux hommes “l’appropriation théorique”, cet objet réel » (ibid., p. 82). Une autre manière
d’exprimer ces idées, qui nous ramène directement au matérialisme historique, serait de dire que la GI est une
pensée dont la GII montre qu’elle constitue un fantôme – mais un fantôme réel. À propos de la
« métamorphose » de la chose en marchandise, Macherey écrit par exemple que « [v]oir la métamorphose,
c’est produire une nouvelle connaissance (en déterminant la substance de la valeur) : il n’y a pas eu de
mouvement du concept correspondant (…) au mouvement réel, mais suppression d’une illusion. C’est voir
que la réalité que nous cherchons à connaître n’est pas ce qu’elle manifeste, ce que nous croyons : elle n’est
pas constituée de choses, mais de fantômes » (LC, 237). « La marchandise est bien déterminée (…) par sa
qualité fondamentale (…) : simplement elle n’est pas telle qu’elle apparaît (et réciproquement). Sa vraie
réalité, c’est d’être un fantôme (non le produit d’un travail, mais d’un travail en général). Le fantôme est ce
qui doit s’exprimer à l’exclusion de toute qualité empiriquement observable : ce n’en est pas moins une
réalité matérielle » (LC, 239). Balibar a affirmé que l’objet du matérialisme historique n’est autre que le
processus d’idéalisation par lequel une abstraction réelle (dans notre terminologie la structure dominante du
tout social) se réfléchit dans une abstraction de second degré (l’effet de société) : « le matérialisme historique
est comme tel un programme d’analyse du processus de formation, de production réelle des représentations
idéalistes de l’histoire et de la politique, bref de ce que nous pouvons appeler le processus d’idéalisation.
(…) La critique matérialiste de l’idéologie correspond (…) à l’analyse du réel comme rapport, ou comme
structure de rapports pratiques. Elle correspond à cette découverte que la réalité du réel n’est pas un “être”
immédiatement identique à lui-même, mais en un sens une “abstraction” déterminée, dont les individus ne
peuvent d’abord prendre conscience que par une abstraction au second degré, spéculative ou, comme dit
Marx, inversée et autonomisée » (É. Balibar, La crainte des masses, op. cit., pp. 177, 179).

465
pensé en tant qu’il diffère toujours de ce qu’il est ; ses éléments en tant que différant toujours
de ce qu’ils sont en tant qu’« effets » d’une structure. Disons-le encore d’une autre manière :
l’effet de connaissance permet de penser le réel tel qu’il se pense (se reflète dans la pensée)
pour montrer qu’il est plus qu’il ne se pense, – ce qui n’est au fond qu’une manière de prendre
radicalement en compte la thèse matérialiste du primat du réel sur la pensée. C’est pourquoi la
pratique théorique peut être comprise comme une production, qu’Althusser définit de manière
générale de la façon suivante : « Il s’agit donc de produire, au sens précis du mot qui semble
signifier : rendre manifeste ce qui est latent ; mais qui veut dire transformer (…) ce qui, en un
sens, existe déjà » (LC, 31). La connaissance n’est pas seulement explicitation de ce qui existe
déjà et se pense dans l’idéologie, mais transformation de ce « déjà là » par sa reconduction à la
différentiation immanente du réel, à sa transformation toujours déjà à l’œuvre : « ce qui est
n’est connu qu’à la condition d’être transformé » (RJL, 38). C’est finalement dans ce sens que
le champ théorique du matérialisme historique produit une « structure d’ouverture » : il est
bien « un dispositif conceptuel “de base” ouvert sur l’infinité (Lénine) de son objet »
(EA, 111), c’est-à-dire qui ouvre la pensée sur l’infinité du réel à partir d’une limitation réelle
interne à la pensée53. C’est à la lumière de cet enclenchement qu’il faut comprendre la célèbre
thèse althussérienne selon laquelle « toute science ne peut être, dans son rapport avec
l’idéologie dont elle sort, pensée que comme “science de l’idéologie” » (LC, 47) : la science
est un appareil de pensée qui s’enclenche sur un autre appareil de pensée pour éviter que celui-
ci ne se limite à refléter le réel donné et pour relancer un processus qui permette au réel de se
refléter autrement dans la pensée.

Il nous semble que, revenant sur sa théorie de la différence entre réel et pensée
quelques années plus tard, Althusser exprime justement cette idée en affirmant que la
distinction entre réel et pensée permet à la pensée d’« ajouter » au réel ce qu’il est déjà, mais
qui n’a pas encore été approprié :
[L]a connaissance du réel « change » quelque chose au réel, puisqu’elle lui ajoute justement sa
connaissance, mais (…) tout se passe comme si cette addition s’annulait d’elle-même dans son
résultat. Comme sa connaissance appartient d’avance au réel, puisqu’elle n’est que sa connaissance,
elle ne lui ajoute quelque chose qu’à la condition paradoxale de ne rien lui ajouter, une fois produite
elle lui revient de plein droit et disparaît en lui. Le procès de connaissance ajoute à chaque pas au réel
sa propre connaissance, mais à chaque pas le réel l’empoche, puisque c’est la sienne. La distinction
entre objet de connaissance et objet réel présente ainsi ce paradoxe qu’elle n’est posée que pour être
annulée. Mais elle n’est pas nulle : car pour être annulée, elle doit être constamment posée (P, 158).

53
Cf. aussi L. Althusser, « La tâche historique de la philosophie marxiste », op. cit., p. 5 ; tr. angl. « The
Historical Task of Marxist Philosophy », op. cit., p. 165. Il ne faut donc pas comprendre cette thèse léniniste
– du moins telle que l’entend Althusser – comme affirmant l’irruption du réel de l’extérieur dans la science,
mais à partir de la capacité de la science de s’ouvrir de l’intérieur à travers sa propre systématicité en prenant
pour objet une limitation interne à la pensée elle-même. Cf. la critique de "i#ek à la position originelle de
Lénine dans Matérialisme et empiriocriticisme in « Lenin’s Choice : Interpretation vs. Formalization »,
Lacan.com, s.d., s.p.

466
Le réel empoche ce que la connaissance lui ajoute parce que la connaissance lui ajoute la
connaissance de la manière dont il se donne à la pensée, à savoir la connaissance de la
contingence de sa nécessité. Ce faisant, la théorie permet de connaitre les possibilités de
variation des éléments de ses structures dans les limites de leur nécessité et la coexistence de
toute structure avec d’autres articulations possibles de ses éléments qui permet à ces limites
d’être transformées, à leur contingence d’être activée.

Si l’on nous a suivi jusqu’à ce moment, on pourra finalement comprendre pourquoi


l’économie politique classique peut tout à la fois recevoir le statut de science et être reléguée
dans l’idéologie. Nous avons déjà souligné que la GI peut être d’ordre idéologique ou
scientifique : « Entre le Généralité I et la Généralité III il n’y a jamais identité d’essence, mais
toujours transformation réelle, soit par transformation d’une généralité idéologique en une
généralité scientifique (…) ; soit par la production d’une nouvelle généralité scientifique qui
récuse l’ancienne tout en l’“englobant”, c’est-à-dire définit sa “relativité” et ses limites
(subordonnées) de validité » (PM, 189). Ainsi, on peut affirmer que l’économie classique
répond déjà à un certain régime de scientificité, mais que, la travaillant à partir de sa GII, Marx
délimite sa validité, en pensant les conditions qui la rendent « vraie » tout en l’assoyant sur la
contingence de ces conditions. Mais il faut aussi relever que, ce faisant, Marx ne se limite pas à
introduire une nouvelle problématique, où les nouveaux concepts fonctionneraient de la même
manière que ceux qu’ils remplacent ou transforment. En changeant de problématique
théorique, Marx change de régime de scientificité, de forme de scientificité, parce que la
science cesse de rapporter, comme le faisait l’économie politique classique, les phénomènes à
leur essence, et commence à penser l’« essence » comme l’effet idéologique de l’articulation
de ses conditions. Autrement dit, Marx, pour la première fois, parvient à comprendre l’objet de
connaissance comme résultat d’un appareil de pensée réel, c’est-à-dire comme effet de société,
et à comprendre la science comme la connaissance des effets de cet appareil dans son
articulation contingente.

Dans sa préface au Livre II du Capital, Engels affirme que s’il faut attribuer à Marx la
découverte de la plus-value, comme on a attribué à Lavoisier celle de l’oxygène, en dépit du
fait que la plus-value avait en quelque sorte déjà été « produite » (sans être nommée) par
Ricardo, tout comme l’oxygène l’avait été par Priestley et Scheele, c’est parce que Marx et
Lavoisier ont bouleversé la problématique théorique de leurs prédécesseurs, le champ même
dans lequel ils travaillaient. Mais Althusser complète les remarques d’Engels en affirmant que
« corrélativement à la transformation de la matrice théorique de la position de tout problème
concernant l’objet, [la découverte de Marx] concerne la réalité de l’objet : sa définition
objective. Mettre en question la définition de l’objet, c’est poser la question de la définition
différentielle de la nouveauté de l’objet visé par la nouvelle problématique théorique » (LC,
359-360). C’est donc la modalité même d’existence de l’objet qui change avec la
problématique : lorsque la nouvelle problématique comporte un système de concepts articulés

467
suivant le principe de la causalité structurale, l’objet de la théorie cesse d’être objet réel et
devient objet de pensée, c’est-à-dire un objet produit par un appareil de pensée réel –
idéologique ou scientifique – dont la théorie doit comprendre les conditions en tant qu’elles
deviennent nécessaires par l’articulation de leur contingence. C’est dans ce cens qu’en
changeant de problématique théorique, Marx change de forme de scientificité, et c’est dans ce
sens qu’« avec Marx nous sommes au lieu d’une coupure historique de première importance,
non seulement dans l’histoire de la science de l’histoire, mais aussi dans l’histoire de la
philosophie, très précisément dans l’histoire du Théorique » (LC, 357).

3. De l’épistémologie à l’ontologie – et à la politique

On revient ainsi au problème de la « double inscription » des concepts qu’Althusser


décèle à l’œuvre chez Marx (avant tout le concept de causalité structurale) dans la science (où
ils opèrent à l’état pratique) et dans la philosophie. Après avoir présenté la conception
althussérienne de la différence entre la science marxiste et l’idéologie, telle qu’elle réside dans
le caractère différentiel des abstractions de la première, c’est-à-dire dans la systématicité de
ses concepts et dans leur différence par rapport aux abstractions idéologiques, il faut revenir
sur la question du statut de la philosophie – dont on a vu qu’elle joue un rôle crucial dans la
définition de cette systématicité –, c’est-à-dire à la question de la nature différentielle du
discours scientifique. L’enjeu de cette double inscription peut maintenant être compris dans
son caractère éminemment politique.

Dans la mesure où la pratique théorique s’enclenche sur un appareil de pensée


idéologique et, le transformant, permet aux individus de s’approprier le réel sous la forme
d’une connaissance de la contingence sur laquelle repose la nécessité de ses effets, il faut
estimer qu’elle produit une intensification de la force de pensée des individus et qu’elle joue
donc bien un rôle politique. Dans son commentaire d’Althusser, Balibar souligne que le
concept d’appareil de pensée doit en effet être lié à la question de la pensée révolutionnaire des
masses. Toute la question est donc de comprendre ce qui assure que l’enclenchement de la GII
sur la GI résulte effectivement en une augmentation de la force de pensée des masses. Or,
Balibar souligne aussi que dans cette phase de la pensée d’Althusser, le concept de topique –
que l’on pourrait considérer comme le concept clé du matérialisme historique, corrélatif à celui
de mode de production en tant qu’il comporte une connaissance de l’articulation de tous les
niveaux du tout social – est « un simple contenu de la problématique révolutionnaire mise en
place par une coupure épistémologique », et ne « commande » pas encore la réflexion sur la
pratique théorique elle-même54. La théorie marxiste joue donc un rôle politique parce que sa
GII a la topique – comprise, ajouterions-nous, à l’aune du principe de la causalité structurale –

54
É. Balibar, « L’objet d’Althusser, op. cit., p. 110.

468
pour concept central, ce qui transforme sa forme de scientificité. Toutefois, dans la mesure où
il ne commande pas encore sa réflexion sur la pratique théorique, Althusser ne relève pas que
le concept de topique conduit jusqu’à une pensée du possible détournement idéologique de
cette nouvelle forme de scientificité elle-même. En ce sens, Althusser semble dans cette phase
partir du présupposé que l’appareil de pensée de la science marxiste est « protégé », par la
systématicité de ses propres concepts, des effets de l’appareil de pensée idéologique. Pour le
dire autrement, Althusser semble ne pas questionner suffisamment la réalité de l’appareil de
pensée scientifique, c’est-à-dire justement le fait qu’il repose aussi sur la topique.

Il nous semble que cette idée pourrait être élucidée en relevant une certaine ambigüité à
l’œuvre dans les passages de Pour Marx que nous venons de commenter. D’un côté, Althusser
affirme que, pour la théorie, « [é]laborer ses propres “faits” spécifiques, c’est, en même temps,
élaborer sa propre “théorie” » (PM, 187), ce qui suppose que la GII est elle-même transformée
par son élaboration de la GI. D’un autre côté toutefois, il estime que « [q]uand la Généralité II
travaille sur la Généralité I, elle ne travaille (…) jamais sur elle-même, ni lors de la fondation
de la science, ni dans la suite de son histoire. C’est pourquoi la Généralité I sort toujours
réellement transformée de ce travail » (PM, 192). Ainsi, suivant cette deuxième perspective, la
GII doit déjà se situer sur ce que nous avons appelé un « plan d’extériorité » par rapport à la
GI, constituer un « autre texte » par rapport au texte de l’idéologie. On comprend pourquoi :
seulement ainsi la GII scientifique peut transformer la GI au lieu d’en constituer le simple
déroulement, c’est-à-dire se limiter à expliciter l’effet de société. Autrement dit, le système
conceptuel de la science doit déjà posséder une complexité interne adéquate pour se distinguer
des abstractions simples de la GI et les reconduire à leur propre complexité55. C’est pourquoi le

55
Il est intéressant de remarquer que, dans sa contribution à Lire Le Capital, Macherey développe,
contrairement à ce que fait ici Althusser, la première de ces deux perspectives. Ce développement se base sur
la prise en compte du fait que dans Le Capital les GII de la science de l’histoire ne transforment pas par elles-
mêmes leurs GI, mais seulement à travers l’intervention d’un autre niveau d’analyse, celui de ce que
Macherey appelle les « formes du raisonnement » – par exemple les concepts de forme, expression,
contradiction –, c’est-à-dire justement de la philosophie. Ces formes font passer le contenu de la science de la
GI à la GIII, en même temps que ce passage transforme ces formes mêmes en les faisant passer à leur tour de
la GI à la GIII. « Ce travail doit (…) faire passer [les concepts] de leur état primitif de concepts idéologiques,
empruntés à des théories plus ou moins scientifiques (généralités I), à l’état de concepts scientifiques
(généralités III). (…) Cette mutation est due aussi au travail de concepts qui ne relèvent pas directement de la
science de l’histoire. (…) Ces concepts ont pour fonction de transformer (en les analysant) les concepts qui
donnent contenu à la théorie économique. Il apparaît que ces concepts subissent eux-mêmes, en cours
d’exposé, une transformation. (…) Ainsi les concepts qui “travaillent” les autres sont eux-mêmes travaillés.
On peut se demander par quoi : s’ils sont eux-mêmes des généralités I qui tendent à devenir des généralités
III, quels concepts jouent pour eux le rôle de généralités II ? La réponse à cette question est simple : ce sont
les autres concepts, des “concepts du contenu”, qui tiennent cette place de concepts formels, et mettent les
premiers à l’épreuve » (LC, 242-243). Ainsi, selon Macherey, la GI du matérialisme historique est
transformée par la GII du matérialisme dialectique, alors même qu’en passant de la GI à la GIII, le
matérialisme historique transforme la GI du matérialisme dialectique. Macherey peut ainsi ouvrir une piste
qui, comme on le verra plus bas, ne sera parcourue par Althusser que plus tard : la systématicité des concepts
du Capital – c’est-à-dire sa forme de scientificité – a ceci de spécifique qu’elle est divisée entre des ordres
différents, entre des systèmes de concepts différents, qui travaillent l’un sur l’autre : « L’exposé scientifique
est organisé de façon systématique, mais cela ne veut pas dire qu’il renvoie à un ordre homogène et

469
concept de causalité structurale, qui est en quelque sorte le concept de cette complexité, joue
un rôle tellement crucial.

C’est ici qu’Althusser fait appel à la philosophie. Nous savons qu’elle fait en sorte que
le changement de la forme de scientificité corrélatif au changement de problématique soit
réfléchi – explicité et fixé – au sein même de la théorie. Mais pourquoi faut-il une telle
réflexion si la systématicité interne de ses concepts protège la science du retour à l’idéologie ?
Pour le comprendre, il faut d’abord nuancer cette dernière idée. Même dans cette période,
Althusser n’a jamais affirmé qu’une fois que la coupure épistémologique s’est opérée, la
science est à jamais protégée de l’idéologie. Au contraire, comme nous l’avons vu
précédemment56, l’idéologie ne peut jamais être éliminée de l’histoire ; elle en constitue au
contraire « l’élément et l’atmosphère ». La science ne peut donc jamais espérer « remplacer »
l’idéologie ; au contraire, précisément parce qu’elle est science de l’idéologie, l’idéologie
continue à l’accompagner, c’est-à-dire à la hanter, et elle doit donc sans cesse rompre à
nouveau avec elle. Ainsi, dès l’article « Sur le jeune Marx » (1961), en analysant
ce « commencement » qui constitue la différence entre « la rigueur d’une pensée singulière » et
« le système théorique d’un champ idéologique », Althusser affirme que « ce commencement-
là n’aura point de fin » (PM, 61). C’est à partir de là – l’idée du commencement de quelque
chose qui n’aura point de fin, c’est-à-dire de quelque chose d’irréversible et qui doit en même
temps être sans cesse répété, qu’Althusser développera le concept de « coupure continuée »57.
Comme l’a correctement relevé Cavazzini, l’idée de coupure qui s’esquisse ainsi ne recoupe
pas parfaitement celle qu’Althusser mobilise pour penser la fondation d’une science et sa
différence – inscrite dans sa structure conceptuelle – d’avec l’idéologie : « il ne s’agira plus,
dans cette dernière formulation de la coupure, de situer la fondation d’une science de
l’histoire : la coupure continuée concerne la “fusion” des concepts marxiens avec la politique
du mouvement ouvrier, et ce qui est rejoué récursivement est moins l’ouverture d’un nouveau
domaine du savoir scientifique que le repérage d’une “ligne” juste à arracher à chaque fois aux
“déviations” idéologiques »58. Tout le problème est que ces deux sens du mot coupure se
confondent dans cette phase de la pensée d’Althusser, le deuxième étant tendanciellement

cohérent : (…) c’est à partir du conflit qui oppose plusieurs sortes de concepts et les fait travailler que sont
produites des connaissances nouvelles » (LC, 243). Nous verrons que par la suite, non seulement Althusser
s’inscrira (sans y faire explicitement référence) dans cette perspective, mais il ira jusqu’à remettre en
question l’idée même de système.
56
Cf. Chapitre II.4.1.
57
Qu’on peut trouver, entre autres, dans LP, 21, 53 ; EII, 508 ; RJL, 53. Le premier texte où cette question
est posée de manière explicite est dû à Pierre Macherey : « une science est accompagnée au départ de son
idéologie, contre laquelle elle se constitue, sans laquelle elle n’existerait pas. Et il se trouve que, même
“coupée” de son environnement empirique, elle doit sans cesse maintenir cette coupure, non dans un dialogue
œcuménique, mais dans l’effort de se continuer comme science » (P. Macherey, « À propos de la rupture
(1965) », Histoires de dinosaure. Faire de la philosophie, 1965-1997, Paris, P.U.F., 1999, p. 17 ; Althusser
fait référence à cet article dans LC, 47 en parlant de « science de l’idéologie »).
58
A. Cavazzini, « Althusser/Bachelard », op. cit., p. 125.

470
soumis au premier, ce qui, comme on le verra plus bas, efface aussi certains problèmes
spécifiquement posés par la question de la « fusion » entre théorie marxiste et mouvement
ouvrier. Ainsi, Althusser affirme bien la nécessité de « continuer » la coupure, mais cette
continuation a pour seule condition la science elle-même, telle qu’elle s’est constituée en se
coupant de l’idéologie. C’est pourquoi il faut que la philosophie intervienne pour expliciter la
systématicité de ses concepts – cette systématicité qui la distingue de l’idéologie –, c’est-à-
dire, en bref, qu’elle formule le concept de causalité structurale, pour que, « sachant » ce qui la
distingue de l’idéologie, la science puisse continuer à se couper de l’idéologie59.

Que la philosophie joue ainsi un rôle défensif est tout à fait explicite dans un passage
comme le suivant :
il ne suffit pas de rejeter le dogmatisme de l’application des formes de la dialectique et de se fier à la
spontanéité des pratiques théoriques existantes, car nous savons qu’il n’existe pas de pratique
théorique pure, de science toute nue, qui serait à jamais dans son histoire de science, préservée par je
ne sais quelle grâce des menaces et atteintes de l’idéalisme, c’est-à-dire des idéologies qui
l’assiègent : nous savons qu’il n’existe de science « pure » qu’à la condition de la purifier sans cesse,
de science libre dans la nécessité de son histoire, qu’à la condition de la libérer sans cesse de
l’idéologie qui l’occupe, la hante ou la guette. Cette purification, cette libération, ne sont acquises
qu’au prix d’une incessante lutte contre l’idéologie même, c’est-à-dire contre l’idéalisme, lutte que la

59
Cette position est acquise dans l’essai de 1963. En 1961, le problème de la scientificité de la science était
résolu par une sorte de « retour en arrière vers la réalité » supposant qu’on puisse accéder à la réalité
indépendamment de la manière dont elle se reflète dans l’idéologie, comme s’il était possible de saisir une
réalité « pure » : « la critique de cet élément idéologique consiste pour une bonne part dans le retour aux
objets authentiques antérieurs (logiquement et historiquement) à l’idéologie qui les a réfléchis et investis.
(…) [P]lutôt qu’un “dépassement” de l’illusion vers la réalité, c’est une dissipation de l’illusion et un retour
en arrière, de l’illusion dissipée, vers la réalité » (PM, 74-75). Cette « découverte directe de la réalité » se
fait grâce « à ceux qui l’avaient vécue directement » : les économistes anglais et les hommes politiques
français. Dans la préface à Pour Marx, Althusser revient sur cette position pour la critiquer. « Nous nous
ingéniâmes alors à donner à la philosophie une mort digne d’elle : une mort philosophique. (…) [L]a fin de la
philosophie ne peut être (…) que critique : (…) il faut aller aux choses mêmes, en finir avec l’idéologie
philosophique, et se mettre à l’étude du réel, – mais, et c’est ce qui nous semblait nous garantir du
positivisme, nous retournant contre l’idéologie, nous la voyions constamment menacer “l’intelligence des
choses positives”, assiéger les sciences, brouiller les traits réels. Nous confiions alors à la philosophie la
perpétuelle réduction critique des menaces de l’illusion idéologique, et pour lui confier cette tâche, nous
faisions de la philosophie la pure et simple conscience de la science, réduite en tout à la lettre et au corps de
la science, mais simplement retournée, comme sa conscience vigilante, sa conscience du dehors, vers ce
dehors négatif, pour le réduire à rien. C’en était bien fini de la philosophie, puisque tout son corps et son
objet se confondaient avec celui de la science, et pourtant elle subsistait, comme sa conscience critique
évanescente, juste le temps de projeter l’essence positive de la science sur l’idéologie menaçante, juste le
temps de détruire les fantasmes idéologiques de l’agresseur, avant de rentrer dans la place, y retrouver les
siens. Cette mort critique de la philosophie, identique à son existence philosophique évanescente, nous
donnait enfin les titres et les joies d’une vraie mort philosophique, accomplie dans l’acte ambigu de la
critique. La philosophie n’avait alors pour tout destin que d’accomplir sa mort critique dans la
reconnaissance du réel, et dans le retour au réel même, le réel de l’histoire. (…) Quand on lira le texte “sur le
jeune Marx”, on jugera s’il n’est pas encore pris pour une part dans cette espérance mythique d’une
philosophie qui atteint sa fin philosophique dans la mort continuée de la conscience critique » (PM, 19-20).
Ainsi, ce qui n’est pas encore acquis en 1961 c’est l’idée selon laquelle ce rappel critique de l’idéologie qui
menace la science doit passer par la fixation de sa systématicité conceptuelle et ne peut donc pas se limiter à
reconnaitre le réel, qui justement n’est jamais accessible en tant que tel, mais toujours à partir de la manière
dont il se donne dans l’idéologie.

471
Théorie (le matérialisme dialectique) peut éclairer sur ses raisons et objectifs, et guider comme nulle
autre méthode au monde (PM, 171)60.

Cette purification et libération de la science est comprise par Cavazzini comme relevant de la
constitution d’une téléologie a posteriori, c’est-à-dire développée à partir de la systématicité de
la science constituée – idée qu’Althusser héritait de Cavaillès et, à travers lui, de Hegel :
Si la téléologie de la raison ne peut gouverner l’histoire réelle de la production des connaissances –
qui est soumise à tous les effets de l’aléatoire et de la discontinuité surdéterminés – elle ne saurait être
entièrement exclue de la validation qui inscrit les concepts et les résultats d’un domaine du savoir
dans le corpus de la scientificité d’une époque donnée. (…) Althusser lui-même suggère que la
Théorie des pratiques théoriques opère rétrospectivement ou récursivement dans son étude de la
consistance interne d’un champ théorique. Afin que cette consistance soit saisissable en tant que telle,
il faut que la contingence de ses commencements, la discontinuité irréductible qui gouverne son
émergence, soient réinscrites dans l’ordre des raisons de la forme interne de la théorie en tant que
domaine apriorique, achevé et clos en principe. (…) L’imprévisibilité des origines est reprise par un
effet d’après-coup au sein de la nécessité rationnelle ; l’histoire des connaissances est non-
téléologique, mais la forme interne des théories ne peut que réécrire ses commencements à partir de sa
norme immanente de validité. Or cette téléologie a posteriori – dont la fonction est précisément de
produire de l’a priori à partir de la contingence historique – pourrait correspondre au mouvement de
la dialectique hégélienne par lequel la contingence est relevée, et posée comme telle, par la nécessité :
la nécessité interne du concept produit sa propre contingence, qui est justement sa contingence, à
savoir la série des conditions factuelles du concept qui ne peuvent devenir visibles comme telles qu’à
partir du concept devenu auto-suffisant61.

Cette idée de Théorie – terme qu’Althusser emploie dans les écrits de cette époque pour
désigner la philosophie – comprend donc le matérialisme dialectique comme ce qui permet à la
science de « maitriser » ses conditions contingentes, pour ne pas se faire résorber par elles. Si
l’objet de la science est déterminé par l’articulation contingente du réel qui donne lieu à une
pensée où cette articulation se réfléchit comme nécessaire – l’effet de société –, une fois que sa
norme immanente de validité – la systématicité de ses concepts – s’est constituée, la science
peut se rapporter aux objets de connaissance sans être rattrapée par l’effet de société qu’ils
expriment. L’extériorité de la GII par rapport à l’idéologie est donc inscrite dans la
systématicité même de la GII, telle que la philosophie l’explicite et la fixe. C’est pourquoi c’est
finalement à la philosophie que revient le rôle d’extraire sans cesse la science de l’idéologie à
partir des principes de la science elle-même. C’est parce que le cercle de la science est ainsi

60
Dans une lettre d’Althusser de 1963, on trouve une petite poésie : « Marx non c’était un homme qui savait
déshabiller une science / qui savait / qu’il fallait sans cesse la protéger / de tous les habits jetés sur elle par le
monde / qu’il fallait sans cesse lutter recommencer / pour qu’elle reste blanche à l’air libre / la nudité quelle
bataille, j’ai dit / j’ai dit il n’y a pas de science nue / (…) si vous voulez savoir le matérialisme écoutez : il
n’y a pas de science nue » (L. Althusser, « Lettre du 12 mars 1963 », Lettres à Franca, op. cit., p. 397).
61
A. Cavazzini, « Althusser/Bachelard », op. cit., pp. 128-129. Cf. aussi les remarques de G. Fourtounis :
« [L]’émergence [d’une structure discursive de rationalité et objectivité] est déjà rationnelle et objective selon
sa propre rationalité ; (…) il y a contingence dans la direction de l’antérieur au postérieur ; dans la direction
opposée toutefois – c’est-à-dire, rétroactivement – il y a nécessité » (G. Fourtounis, « Althusser’s Late
Materialism and the Epistemological Break », op. cit.) Il nous semble qu’une proposition similaire opère
dans l’idée de François Regnault, énoncée lors de son intervention dans le « Cours de philosophie pour
scientifiques » (1967-1968), de « refonte épistémologique » comme « retour aux impensés de la science »
(cité dans F. Balibar, « Le cours de philosophie pour scientifiques », in A. Cavazzini (éd.), Scienze,
epistemologia, società. La lezione di Louis Althusser, Atti del convegno di Venezia (29-30-31 ottobre 2008),
Milano, Mimesis, 2009, p. 26). Regnault toutefois considère qu’un tel processus se produit à l’intérieur de la
science, réservant pour ses effets épistémologiques le terme de rupture.

472
fondé par la philosophie sur la complexité de son système conceptuel que ses clôtures sont cela
même qui l’ouvre. Pour prendre les choses à l’envers, sans philosophie, la science risque
toujours de retomber au statut de pratique technique, se limitant à s’adapter aux objectifs
imposés par les circonstances – à l’effet de société62.

Nous ne sommes pas ici très loin de l’idée de « méthode absolue » de Hegel. C’est
précisément cette idée de la dialectique comme « méthode » se séparant tendanciellement, bien
qu’après-coup, de la « théorie », c’est-à-dire se constituant à travers le développement même
de la connaissance scientifique, qui commence en ce moment à hanter la pensée de Althusser.
D’un côté, Althusser continue à affirmer la pure rétroactivité de la constitution de la méthode :
« Le moment de la Théorie de la pratique théorique, c’est-à-dire le moment où une “théorie”
éprouve le besoin de la Théorie de sa propre pratique, – le moment de la Théorie de la méthode
au sens général, vient toujours après coup, pour aider à surmonter des difficultés pratiques ou
“théoriques”, à résoudre des problèmes insolubles par le jeu de la pratique immergée dans ses
œuvres, donc théoriquement aveugle » (PM, 176). On pourrait alors reprendre les termes que
nous avons avancés au début de cette partie pour affirmer que la Théorie permet à la
« théorie » de ne pas prendre son besoin de théorie pour le sentiment de la théorie, c’est-à-dire
de ne pas retomber dans l’impatience rassurante de l’idéologie63. En même temps, le passage
précédent attribue une fonction véritablement prospective à la philosophie : son « aide » n’est
pas purement défensive ; elle intervient au contraire de manière positive. Par exemple, à propos
des domaines où la pratique théorique ne s’est pas encore développée, Althusser affirme que
« [l]eur pratique est en grande partie devant eux, à élaborer, sinon à fonder, c’est-à-dire à assoir
sur des bases théoriquement justes, afin qu’elle corresponde à un objet réel, et non à un objet
présumé ou idéologique, et soit vraiment une pratique théorique et non une pratique technique.
C’est à cette fin, qu’ils ont besoin de la Théorie, c’est-à-dire de la dialectique matérialiste,
comme de la seule méthode qui puisse anticiper leur pratique théorique en dessinant ses
conditions formelles. Dans ce cas, utiliser la Théorie ne revient pas à en appliquer les formules
(…) à un contenu préexistant » (PM, 170). On voit qu’Althusser bascule de l’idée selon
laquelle la Théorie ne peut qu’expliciter la systématicité conceptuelle propre à telle
configuration déterminée du discours scientifique vers l’idée selon laquelle elle peut fixer le

62
On trouve ici le principe de la possibilité de la « généralisation de la coupure » : « On ne peut échapper
alors, sous une forme ou une autre, à l’hypothèse d’une essence de LA science, objet d’une Théorie générale
qui ne peut être absolument distinguée d’une théorie de la connaissance ou d’une Science des sciences »
(É. Balibar, « Le concept de “coupure épistémologique” », op. cit., p. 25).
63
En ce sens, Fabio Raimondi a défini la philosophie althussérienne comme « gardienne du vide » : « La
philosophie (…) doit garder les vides (ouverture) des sciences en empêchant l’idéologie de les remplir avec
quelque chose qui n’est pas science, les valeurs, croyances, opinions, fantasies, etc. qui dérivent d’autres
champs, tradition, morale, religion, esthétique, etc. L’idéologie tend à produire un plein où il y a le vide au
nom d’une Vérité liée à l’idée de complétude » (F. Raimondi, Il custode del vuoto. Contingenza e ideologia
nel materialismo radicale di Louis Althusser, Verona, Ombre corte, 2011, p. 60, nous traduisons).

473
système conceptuel qui doit « se manifester » dans toute configuration du discours
scientifique.

Dans un texte plus tardif, Althusser relèvera les risques de cette sorte de « science se
précédant elle-même » que la philosophie permettrait de constituer. En effet, une telle
philosophie prend la forme d’une « dialectique générale » qui oscille constamment entre deux
tentations complémentaires :
Ou bien elle sera cette « science », qui énonce les « lois » du mouvement de la matière et de « la
pensée » (…). C’est alors pire, puisque son « universalité » sera d’être disponible à volonté, c’est-à-
dire arbitrairement, pour garantir de son autorité de « loi » ce qu’on veut alors faire reconnaître
comme vrai (…). Ou bien elle sera cette « méthode » dont parle déjà Marx lui-même, cette
« méthode » dont Engels plus tard devait dire, par un regard jeté sur le passé, qu’il avait fallu la
séparer du « système » hégélien, pour la sauver. « Science » pour être sûr qu’elle soit vraie,
« méthode » pour qu’elle soit d’avance la voie sûre de la science, science en somme se précédant elle-
même, la dialectique sera dite « méthode scientifique » (SM, 254)64.

Si la première option – qui constitue la version franchement ontologique du matérialisme


dialectique – correspond à « l’application de formules à un contenu préexistant » qu’Althusser
refuse à la philosophie en 196365, la deuxième option – l’idée d’une méthode se détachant de la
science qui l’a faite surgir pour tracer les « voies sûres » de la science, semble bien se
rapprocher de ce qu’il essaie en ce moment de développer66. Or, est-ce qu’Althusser est
véritablement parvenu à échapper à l’oscillation qu’il identifie ici ? Est-ce qu’il est seulement
possible de proposer une méthode dialectique générale sans foncer dans une forme
d’ontologie ?67

64
Dans le court article publié en 1953 sur le matérialisme dialectique, Althusser renvoyant à Staline de
manière acritique, endosse l’oscillation qu’il dénoncera plus tard, selon laquelle la dialectique est « méthode
scientifique et structure du réel » (L. Althusser, « Note sur le matérialisme dialectique », op. cit., p. 13). Les
dangers d’une séparation de la théorie et de la méthode sont abordés également dans IP, 378-380. Cf. aussi la
cartographie des déviations du matérialisme dialectique proposée par Balibar : aux déviations practicistes
(historicisme et subjectivisme), il oppose des déviations objectivistes (production d’une ontologie générale
ou du formalisme d’une méthode) (cf. É. Balibar, « À nouveau sur la contradiction. Dialectique des luttes de
classes et lutte de classes dans la dialectique », in C.E.R.M., Sur la dialectique, Paris, Éditions sociales, 1977,
p. 25). On verra plus bas qu’il serait possible de situer Althusser dans une étrange position à moitié entre
l’objectivisme méthodologique et une forme de practicisme ontologisant.
65
Robelin a relevé comment le matérialisme dialectique en tant qu’« ontologie dans laquelle la logique se
substitue à l’ancienne métaphysique » est destiné à se lier à une conception de la société comme sujet
maitrisant ses conditions dans la pure transparence. Or, estime-t-il, « la maîtrise universelle n’est que
l’universalisation du capital. (…) Croire ramener l’appropriation à la maîtrise, c’est réduire des rapports
matériels à une logique de l’Idée ou à une subjectivité première » (J. Robelin, Marxisme et socialisation, op.
cit., p. 122).
66
Notons que c’est vers cette deuxième option que s’oriente Marx lui-même, tout en refusant à nos yeux de
penser tout « détachement » de la méthode par rapport à la science, comme on peut le déduire d’une lettre
adressée à Engels le 1er février 1858 : « [Lassalle] s’apercevra à ses dépens que c’est une tout autre affaire
que d’amener d’abord, par la critique, une science jusqu’au point où on peut l’exposer dialectiquement, ou
d’appliquer un système de logique abstrait, clos, à des prémonitions d’un tel système précisément »
(K. Marx, Fr. Engels, Correspondance, Tome V, Juillet 1857-décembre 1859, éd. G. Badia, J. Mortier, Paris,
Éditions sociales, 1975, p. 129).
67
Au fond, Hegel lui-même se « sauve » de cette oscillation, précisément en qualifiant sa méthode
d’« absolue » : « Ôtez “absolue” qui protège Hegel d’une rechute dans la théorie de la connaissance, dites
qu’elle est générale ou universelle, et vous avez la “méthode dialectique” » (SM, 255).

474
Il nous semble que c’est sur ce point que tout se joue : pour pouvoir expliciter et fixer
la systématicité des concepts du matérialisme historique comme pratique théorique, la
philosophie a besoin d’étudier ce qui le distingue des autres pratiques.
Pour penser la nature spécifique de la pratique productrice de connaissances, la philosophie marxiste
doit s’en faire une conception différentielle : c’est-à-dire penser le rapport existant entre cette pratique
et les autres pratiques, donc penser en même temps la nature spécifique de ces autres pratiques :
économique (transformation de la nature), politique (transformation des rapports sociaux) et
idéologique (transformation des « formes de la conscience sociale »). Elle doit donc penser également,
pour ce qui la concerne, les types de détermination (articulation) propre qui relient entre elles les
différentes pratiques (…). Dans sa perspective propre, et en fonction de son objet propre, le
matérialisme dialectique touche ainsi à des problèmes qui appartiennent aussi au matérialisme
historique. (…) [Mais l]e matérialisme dialectique ne traite des différentes pratiques que sous le
rapport de leur intervention dans la production de connaissances, en tant que connaissances, et non
comme instances constituantes des modes de production, qui font l’objet du matérialisme historique68.

Pour pouvoir être théorie de l’histoire de l’effet de connaissance, le matérialisme dialectique


doit donc être aussi théorie de l’histoire des autres pratiques ; il recoupe ainsi le matérialisme
historique. En même temps, en se concentrant sur la manière dont ces pratiques interviennent
dans la production des connaissances (en produisant des pensées (GI) sur lesquelles la pratique
théorique s’enclenche), il n’ancre pas – comme le fait le matérialisme historique – les
pratiques qu’il étudie dans les modes de production déterminés qui se reflètent dans leur
pensée. En effet, il s’appuie sur les différentes pratiques théoriques existantes qui développent
des connaissances sur les autres pratiques en transformant les généralités idéologiques qu’elles
produisent pour les reconduire à leurs conditions. Toutefois, les connaissances de ces pratiques
ainsi produites sont reçues comme nous faisant accéder à l’« essence » de ces pratiques, par-
delà la connaissance de la spécificité des conditions (celles des modes de production
déterminés) qui « se pensent » dans ces pratiques. On voit qu’ici le travail de la philosophie sur
les pratiques théoriques existantes – en l’occurrence le matérialisme historique – va au-delà de
la fixation de leurs formes de scientificité, pour aboutir à une « généralisation » du contenu
produit par ces pratiques théoriques, jusqu’à formuler une Théorie de la pratique en général.

68
L. Althusser, « Matérialisme historique et matérialisme dialectique », op. cit. Ce texte est la reprise d’un
texte plus ancien, où l’on retrouve en effet le même passage, mais avec des petites différences significatives,
concernant notamment la caractérisation de l’idéologie comme forme d’ignorance, et surtout l’idée que le
matérialisme dialectique définit la nature de toutes les pratiques réelles : « Étudiant les conditions réelles de
la pratique spécifique qui produit les connaissances, la théorie philosophique marxiste est nécessairement
conduite à définir la nature des pratiques non-scientifiques ou pré-scientifiques, les pratiques de
l’“ignorance” idéologique (pratique idéologique) et toutes les pratiques réelles sur lesquelles la pratique
scientifique est fondée et avec lesquelles elle est en rapport » (« L. Althusser, “Théorie, pratique théorique, et
formation théorique”, op. cit., p. 7 ; tr. angl. “Theory, Theoretical Practice and Theoretical Formation”, op.
cit., p. 8). Cf. aussi : « La Théorie philosophique marxiste ne débouche pas pour autant dans le matérialisme
historique (…) : les articulations des pratiques spécifiques, qui sont elles-mêmes fondées dans les différents
niveaux spécifiques d’une formation sociale donnée, sont en effet considérées par le matérialisme dialectique
non sous le rapport de leur existence et développement historique – ce qui est l’objet du matérialisme
historique – mais sous le rapport de la production différentielle du théorique et de ses différences comme
telles, quelles qu’en soient les formes (idéologies, sciences), et sous le rapport inverse des transformations
des autres pratiques (…) sous les effets du développement de la pratique théorique (L. Althusser, « Note sur
la différence entre pratique théorique idéologique et pratique théorique scientifique », op. cit., p. 8).

475
Nous appellerons Théorie (majuscule) la théorie générale, c’est-à-dire la Théorie de la pratique en
général, elle-même élaborée à partir de la Théorie des pratiques théoriques existantes (des sciences),
qui transforment en « connaissances » (vérités scientifiques), le produit idéologique des pratiques
« empiriques » (l’activité concrète des hommes) existantes. Cette Théorie est la dialectique
matérialiste qui ne fait qu’un avec le matérialisme dialectique. (…) La « théorie » importe à sa propre
pratique, directement. Mais le rapport d’une « théorie » à sa pratique, dans la mesure où il est en
cause, intéresse aussi, à la condition d’être réfléchi et énoncé, la Théorie générale elle-même (la
dialectique), où est exprimée théoriquement l’essence de la pratique théorique en général, et à travers
elle l’essence des transformations, du « devenir » des choses en général (PM, 169-170).

Pourquoi la Théorie des pratiques théoriques prend-elle cette forme ? Pour pouvoir
faire de la systématicité des concepts de la science la garantie de sa scientificité. Si les
pratiques théoriques se situent en décalage par rapport au réel qui se pense dans les autres
pratiques (l’idéologie) – ce qui leur permet de penser les conditions de ces pensées –, le
matérialisme dialectique redouble ce décalage en prétendant aboutir, à partir des pratiques
théoriques, à une connaissance directe du réel (l’« essence », la « vérité ») des autres pratiques,
sans passer par la manière dont il se pense, en tant que cette pensée dépend toujours de
certaines conditions déterminées69. Or, un tel redoublement n’est concevable que si l’on
suppose que les pratiques théoriques elles-mêmes ne sont pas affectées par l’effet de société
auquel elles se rapportent, que cet effet en constitue certes un point de départ, mais ne
détermine nullement leur développement70. Cela permet alors de saisir la pratique théorique
comme pratique « pure » – pure pensée du réel, et non pas pensée d’un réel tel qu’il se pense
sous des conditions déterminées. Pour le dire autrement, le redoublement du décalage entre le
réel qui se pense dans une pratique et la pensée de cette pensée dans la pratique théorique
aboutit à soustraire au décalage propre à cette deuxième pensée toute condition réelle, de telle
sorte qu’il peut s’hypostasier en faisant de la pratique théorique une pensée du réel. La
philosophie produit ainsi un court-circuit entre le réel et la pensée : réel et pensée en viennent
à coïncider dans la pensée de la pratique théorique, parce que cette pensée n’est sous la
dépendance d’aucun réel. On voit le paradoxe : Althusser a besoin de se donner une pratique
théorique pure (par le redoublement du décalage) pour pouvoir construire une philosophie
capable de la purifier (en garantissant le caractère inconditionné du décalage) ; il purifie la
pratique théorique à partir de sa pureté supposée.

Le caractère inconditionné de la pratique théorique s’explique par le fait qu’elle est à


elle-même sa propre condition : c’est la systématicité de ses concepts qui lui permet de se
décaler du réel tel qu’il se pense et d’accéder à réel « tel qu’il est ». Ainsi, le décalage de
départ entre deux formes de pensée est remplacé par celui entre science et philosophie, la

69
« [U]ne théorie, par définition, n’avait pas de relation pratique aux pratiques idéologiques avec qui elle
rompait. Ceci met la philosophie (…) à une double distance de toutes les autres pratiques. Elle n’a pas de
rapport pratique avec l’idéologie, l’un de ses objets ; et elle n’a pas non plus, en tant que “science de la
relation entre la pratique [théorique] et les autres pratiques”, de rapport avec ce rapport » (G. M. Goshgarian,
« Introduction », in L. Althusser, The Humanist Controversy, op. cit., pp. XII-XIV, nous traduisons).
70
« Nonobstant les références à l’articulation de la pratique théorique avec les autres pratiques sociales,
l’histoire des sciences “sui generis” était désarticulée d’elles et traitée, au contraire, comme une affaire
purement interne, épistémologique, d’historicité conceptuelle » (G. Elliott, Althusser, op. cit., p. 93).

476
science trouvant dans la philosophie son propre réel – sa systématicité qui est son unique
condition –, qui lui donne un accès direct au réel. Curieusement, ce qui est perdu à travers ce
processus est, nous semble-t-il, le concept même de causalité structurale en tant que principe
de la transformation de l’objet de connaissance (le réel tel qu’il se pense) par la connaissance
de la complexité de ses conditions, comme si, lorsque le matérialisme historique se tord pour
se prendre pour objet, en devenant matérialisme dialectique, il cessait de « fonctionner »
comme matérialisme historique, c’est-à-dire comme science. Pour le dire autrement, le
matérialisme dialectique théorise la causalité structurale, mais n’opère pas suivant les
principes de la causalité structurale, se limitant à ressaisir le fonctionnement de la causalité
structurale dans le matérialisme historique afin de la fixer pour en faire le principe de sa
pureté. Ainsi, elle ne ramène pas son propre objet – la systématicité des concepts du
matérialisme historique régie par la causalité structurale – à l’ensemble de ses conditions
complexes ; au contraire, elle le pense comme séparé, par sa nature même (sa systématicité),
de ces conditions. Cela signifie que, paradoxalement, le problème fondamental du
matérialisme dialectique d’Althusser n’est pas tant d’être une science au même titre que le
matérialisme historique71, comme on l’a souvent reproché à Althusser, mais de n’opérer pas
assez comme une science72.

Par cette opération, la philosophie cesse d’être une « simple » épistémologie, c’est-à-
dire une théorie de l’histoire du théorique, car elle doit se séparer de la « théorie » (GII), liée
aux aléas de ses GI, et doit se faire ontologie, c’est-à-dire connaissance du réel des pratiques,
sans passer par la manière dont ce réel « se pense » en elles. C’est ainsi que la philosophie
devient méthode et qu’elle peut être « guide » de la « théorie » à travers les vicissitudes de son
développement, permettant à la théorie de devenir ce qu’elle doit être à partir de ce qu’elle est
sans le savoir, c’est-à-dire inconditionnée. La philosophie qu’Althusser produit devient alors,
lorsqu’elle se rapporte à la « théorie », théorie de la connaissance, théorie de la

71
Le passage où cette idée (et les doutes d’Althusser à son égard) s’expriment le plus clairement est le
suivant : « La doctrine scientifique de Marx présente cette particularité propre d’être composée de deux
disciplines scientifiques [biffé et remplacé en marge avec : théoriques], unies l’une à l’autre pour des raisons
de principe, mais effectivement distinctes l’une de l’autre, parce que leurs objets sont distincts : le
matérialisme historique et le matérialisme dialectique » (L. Althusser, « Théorie, pratique théorique, et
formation théorique », op. cit., p. 4 ; tr. angl. « Theory, Theoretical Practice and Theoretical Formation », op.
cit., p. 6).
72
Althusser ne semble donc pas respecter jusqu’au bout l’idée mise en avant dans la préface à Pour Marx
selon laquelle le cercle de l’opération par laquelle la science de l’histoire se prend pour objet pour « rendre
compte de soi » produit une problématique qui doit en même temps se mettre à l’épreuve de son objet, c’est-
à-dire du matérialisme historique lui-même : « Le cercle de cette opération n’est, comme tout cercle de ce
genre, que le cercle dialectique de la question posée à un objet sur sa nature, à partir d’une problématique
théorique qui, mettant son objet à l’épreuve, se met à l’épreuve de son objet » (PM, 31). On pourrait bien
appliquer à ces réflexions la remarque de Balibar, que l’on retrouvera aussi sous la plume d’Althusser, selon
laquelle « l’histoire du marxisme, la propre histoire de la théorie marxiste, est restée en ce sens la faille
idéaliste de la philosophie matérialiste, dans la mesure même où elle est restée hors de portée de sa
conception scientifique matérialiste de l’histoire » (É. Balibar, Cinq études, op. cit., pp. 257-258). On verra
que c’est précisément sur ce point que se jouera le retournement principal de la trajectoire d’Althusser.

477
pureté/purification de la pratique théorique73. Cette idée a été résumée par Balibar, qui a décrit
à juste titre le « théoricisme » d’Althusser comme une forme de « practicisme », c’est-à-dire de
croyance en une pureté de la pratique :
Le rapport de la science et de l’idéologie est donc à tous égards un rapport inégal, hétérogène, dont les
deux termes ne peuvent s’associer spontanément, « agir » directement l’un sur l’autre, sinon par
l’intervention d’un troisième terme : celui de la pratique. (…) Je ne pense pas du tout qu’Althusser ait
jamais cédé à quelque tentation que ce soit de poser le primat de la théorie sur la pratique (…). Sa
thèse affirme bien que la catégorie de la pratique est la catégorie fondamentale de la dialectique
matérialiste, et qu’il faut la développer de façon à y inclure de plein droit le procès de la connaissance.
(…) En réalité, ce qui fait la difficulté de la position d’Althusser, y compris sa difficulté politique, ce
n’est pas de supposer une théorie pure, mais c’est d’avoir implicitement admis l’idée d’une « pratique
pure ». (…) Althusser postulait, en fait, une « pratique pure », c’est-à-dire une pratique qui serait pure
activité de transformation matérielle. (…) [M]algré sa définition non positiviste, non rationaliste, de
l’idéologie, Althusser présentait en fait la pratique et l’idéologie comme deux termes antithétiques,
radicalement extérieurs l’un à l’autre. Il déplaçait sur le couple de la pratique et de l’idéologie
l’opposition abstraite (rationaliste) de la vérité et de l’erreur. En sorte que si la pratique, en tant que
pratique théorique et en tant que pratique révolutionnaire, transforme l’idéologie, on ne peut pas dire
qu’elle soit véritablement en retour affectée par elle, « transformée » par elle74.

C’est ainsi que le matérialisme dialectique, en posant la pratique théorique dans sa pureté,
prétend la protéger en l’anticipant – par l’explicitation et la fixation de la systématicité de ses
concepts – de manière à ce qu’elle esquive l’emprise de l’idéologie75. Althusser semble donc

73
Au même moment Macherey affirme au contraire que « la question de la méthode (…) n’a de sens que si
on la considère comme un problème mal posé » (LC, 638). On comprend pourquoi Althusser, par un regard
jeté sur son passé, pourra affirmer dans une lettre de 1978 : « Je vois clair comme le jour que ce que j’ai fait
voilà quinze ans, ç’a été de fabriquer une petite justification bien française, dans un bon petit rationalisme
nourri de quelques références (…), à la prétention du marxisme (le matérialisme historique), à se donner
comme science. Ce qui est finalement (…) dans la bonne tradition de toute entreprise philosophique comme
garantie et caution » (EI, 541). Dès 1967, la double tendance de sa Théorie, vers une lecture « spéculative »
(la philosophie comme Science des sciences) et vers une lecture « positiviste » (la philosophie comme
immanente aux sciences) est dénoncée (cf. L. Althusser, « Lettre du 6 décembre 1967 », Lettres à Franca,
op. cit., p. 755). Pour être juste avec Althusser, il faut toutefois souligner que même sa Théorie de la pratique
en général peut être retournée dans un sens qui la ramène dans le cadre d’une épistémologie historique, dans
un sens le rapprochant d’un certain Comte ou de Georges Canguilhem : « La Théorie des pratiques
théoriques doit s’articuler à une Théorie générale des pratiques pour laquelle le théorique n’existe que
comme toujours-déjà surdéterminé par la positivité du non-théorique. (…) La Théorie des pratiques
théoriques comme étude des systèmes théoriques est ici négligée en faveur d’une théorie de la
surdétermination réciproque du théorique et du non-théorique » (A. Cavazzini, « Althusser/Bachelard », op.
cit., pp. 130-131). Dans la même perspective, Jean Matthys a proposé une interprétation de la Théorie
générale de la pratique comme Théorie de la finitude des pratiques : « si le matérialisme dialectique est
inséparablement “théorie générale de la pratique”, et théorie générale de la causalité structurale ou
surdétermination qui opère par et sur ces mêmes pratiques, elle est une théorie de la finitude des pratiques,
au double sens de leur limite et de leur productivité » (J. Matthys, « L’autre de la science. Finitude et altérité
chez Althusser », Interpretationes. Studia Philosophica Europeanea, à paraître). Toutefois, comme l’emploi
par ces commentateurs des catégories de surdétermination et causalité structurale l’indique, une telle théorie
ne peut être produite qu’en sacrifiant précisément l’idée de Théorie de la pratique en général, c’est-à-dire la
saisie de l’essence des pratiques. (Il est intéressant de noter que les deux commentateurs privilégient le terme
de « Théorie générale de la pratique (ou des pratiques) », à celui, utilisé par Althusser, de « Théorie de la
pratique en général ». J. Matthys relève par ailleurs dans le même article la tendance de la pensée d’Althusser
vers la théorie de la connaissance sur laquelle nous avons insisté ici.)
74
É. Balibar, « Le concept de “coupure épistémologique” », op. cit., pp. 39-42. Callinicos a parlé à ce propos
d’« ontologie des pratiques » (A. Callinicos, Althusser’s Marxism, op. cit., pp. 72sqq).
75
Voici comment Elliott résume la force et la faiblesse de la conception althussérienne de la scientificité de
la science : « s’étant tourné vers le conventionnalisme pour échapper aux vérités du diamat, Althusser

478
sacrifier ici sa thèse selon laquelle il n’y a de pratique que « sous » et « par » une idéologie (cf.
SR, 220), ensemble avec celle selon laquelle « il n’est pas de pratique en général » (LC, 63)76.

Selon Balibar, il n’y a pas chez Althusser une seule « pratique pure », mais deux : la
pratique théorique et la pratique révolutionnaire, ce qui semble impliquer que la philosophie
ne purifie pas seulement la science, mais également la politique. Nous voudrions conclure ce
chapitre en insistant sur le caractère positif de la conception althussérienne de la philosophie,
c’est-à-dire sur ses conséquences pour le matérialisme historique et, par là, pour la politique.
Autrement dit, il s’agit de comprendre plus directement la portée politique du nouveau régime
de scientificité instauré par Marx. On pourrait dire que, de ce point de vue, pour protéger le
matérialisme historique, le matérialisme dialectique s’infiltre en lui en le poussant au-delà de
ses limites propres. Nous avons vu que la GII ne pense pas le réel, mais pense toujours d’autres
pensées : elle transforme la GI pour la connaitre en tant qu’elle repose sur un ensemble
complexe d’éléments. De ce point de vue, la GIII permet de connaitre l’objet réel, parce
qu’elle connait la manière dont le réel en vient à se penser sous la forme de la GI. Par là, elle
connait aussi la contingence de la nécessité de la GI, c’est-à-dire sa transformabilité. Mais nous
avons vu que, pour que cette contingence devienne activable, pour que ce travail théorique
aboutisse à une augmentation de la force de pensée correspondant à une pratique politique en
prise sur transformation structurelle, il faut qu’il relève que le réel diffère toujours de lui-
même, nouant d’autres rencontres et articulations que celles qui donnent lieu à l’effet
idéologique. Or, ceci la science, qui prend pour objet le réel tel qu’il se pense (GI), ne semble
pas par elle-même pouvoir le faire. Par son appropriation du réel par la pensée, elle relève bien
la contingence de la manière dont le réel se pense, mais pas le fait qu’il se pense aussi
autrement. Ainsi, l’appropriation du réel par la pensée ne correspond pas immédiatement à une
pensée de sa transformation structurelle.

Or, en identifiant le réel des différentes pratiques (pratique économique, politique,


idéologique, scientifique) à partir de l’idée de la pratique en général comme « activité de
transformation », Althusser se donne la matière pour produire un concept trans-historique,
c’est-à-dire trans-modal, des instances du tout social. Il peut alors procéder à des
réarticulations théoriques du mode de production, jusqu’à connaitre la structure de modes de
production inexistants – ce qui semble contredire l’idée matérialiste fondamentale de la
primauté du réel sur la pensée. On sait que celle-ci était la tentation, continuellement
contrecarrée par l’affirmation de la spécificité de tout concept de mode de production et de

dépendait du rationalisme pour faire disparaitre le relativisme, retournant par là partiellement au diamat » (G.
Elliott, Althusser, op. cit., p. 95).
76
Sur le fait que c’est précisément cette idée qui distingue Althusser du marxisme des années 50, cf. A.
Cavazzini, « La pratique d’Althusser : d’un marxisme à l’autre », in P. Maniglier, Le moment philosophique,
op. cit.

479
l’impossibilité de « déduire » les modes de production, de Balibar et d’Althusser dans Lire Le
Capital : la tentation de produire une théorie générale des modes de production comme théorie
du mode de production en général, en dépassant le rôle limité attribué à la théorie générale de
fixer les pertinences de l’analyse historique, sans déterminer son contenu77. Ainsi, en extrayant
la causalité structurale de son développement dans le discours du matérialisme historique (pour
en fixer la systématicité conceptuelle), le matérialisme dialectique la lui rend transformée : elle
cesse d’être causalité d’une structure qui n’existe que dans ses effets (c’est-à-dire dans le
développement du discours scientifique en tant que dépendant de son objet : tel mode de
production singulier), pour devenir causalité d’une latence produisant les différentes
articulations possibles de ses effets : la systématicité devient alors système et ce dernier permet
de penser le mode de production en général grâce à la force pure de la causalité structurale. On
passe donc de l’absence de la structure en tant qu’immanence à l’absence de la structure en
tant que transcendance. On pourrait dire, pour reprendre les concepts du matérialisme
historique, qu’Althusser se place ici du point de vue de la reproduction de la structure de la
science, qui conduit à penser la systématicité de ses concepts comme une essence s’exprimant
dans tous les moments du développement du discours scientifique, au lieu de lui être
immanente, c’est-à-dire dépendante de ses articulations toujours singulières, elles-mêmes
affectées par la singularité de ses objets.

Certes, cette « structure » n’est pas réelle (il n’y a pas de mode de production en
général ; il n’y a que des modes de production singuliers) sauf dans la pensée (c’est pourquoi,
dans la pensée, la structure – la systématicité du système – et les effets – le développement du
discours dans la connaissance des modes de production singuliers – peuvent être séparés), ce
qui réintroduit l’« idéalisme » selon lequel il y a plus dans la pensée que dans le réel. C’est
ainsi que la pratique théorique peut parvenir à penser autre chose que le réel tel qu’il se pense
dans un effet de société particulier, à penser le réel du réel, c’est-à-dire le différentiel entre
modes de production. C’est notamment dans cette dans possibilité qu’Althusser trouve le
principe pour poser et résoudre les problèmes de la transition : « C’est pour cette raison que
nous pouvons anticiper l’avenir, et faire la théorie non seulement de cet avenir, mais aussi et
surtout des voies et moyens qui nous en assureront la réalité » (LC, 417). C’est pourquoi le
marxisme peut se distinguer du socialisme idéologique non seulement en produisant une
critique de la société existante qui soit une connaissance de cette société, c’est-à-dire qui ne se
plie pas à ses principes idéologiques et les explique dans leur nécessité, mais aussi en fixant les
fins et les moyens de la politique révolutionnaire78. C’est pourquoi le mouvement ouvrier

77
Cf. Chapitres II.1.6 et II.3.4.
78
Pupovac a bien relevé cette tendance du théoricisme : « il est possible (…), a priori et de l’intérieur de la
philosophie, de penser et anticiper le déploiement singulier et dialectique de la nouveauté. (…) La
philosophie, en pensant le problème de la scientificité en général, a la capacité formelle d’arbitrer la
réflexivité de l’ensemble du procès. Comme connaissance de la connaissance, la philosophie peut anticiper

480
devient révolutionnaire quand il rencontre la théorie marxiste et que celle-ci est, par elle-
même, le lieu propre à la détermination d’une stratégie révolutionnaire.

Nous avons montré que la pratique politique prolétarienne se situe à cheval entre deux
modes de production différentiellement actualisés, c’est-à-dire entre deux tendances qui clivent
la formation sociale actuelle entre deux modalités de transformation, afin de favoriser
l’actualisation de la tendance dominée. Or, la théorie marxiste semble ici constituer le lieu
même où surgit le clivage la conjoncture actuelle, le lieu depuis lequel il est possible de « faire
le pont » entre modes de production différents79. Il serait alors possible de dire que jamais
autant que dans cette phase la philosophie est lutte des classes dans la théorie : en fait, en tant
que, dans son court-circuit avec le matérialisme historique, elle est le lieu où se définit le
clivage même entre deux formes de lutte des classes (c’est-à-dire entre deux modes de
production), elle est la lutte des classes en personne. C’est dans cette conception de la théorie
que réside la prise de forme politique de la théorie dans sa version théoriciste80.

Dans des essais d’autocritique encore inédits (écrits deux ans après la parution de Pour
Marx et Lire Le Capital), Althusser affirme que si « tout ce qui se rapporte à la “pratique
théorique” des sciences, en particulier nos analyses du Capital, qui concernent la science
(marxiste) de l’histoire, reste, en l’état des choses, fondamentalement juste », l’erreur centrale
« est l’effet direct d’une fausse conception de la “pratique”, c’est-à-dire de la pratique
politique impliquée par excellence dans l’expression “union de la théorie et de la pratique” : au
fond je considérais que la question de la “pratique politique” allait de soi »81. Or,
[à] quelle condition peut-on penser qu’elle ne pose pas de problème particulier ? À la condition de
concevoir en fait, qu’on le dise ou qu’on le taise, la pratique politique comme la simple
“conséquence” (logique, technique) de la théorie marxiste. C’était laisser entendre et donc instaurer
entre la théorie marxiste et la direction de la lutte des classes par les organisations politiques
prolétariennes un double rapport : premièrement un rapport théorique purement logique de prémisses
à conséquences ou purement technique de connaissance à son application ; deuxièmement un rapport
pratique de domination de la théorie sur la pratique politique. (…) Poussée dans ses retranchements,
dans la brutalité de son abstraction sans distinctions, cette thèse revient politiquement à affirmer, du

en avance les conjonctions singulières de la connaissance et de la pratique » (Ozr. Pupovac, « “Es kömmt
drauf an” », op. cit., p. 331).
79
Pour reprendre l’expression léniniste évoquée plus haut, la théorie ferait surgir l’infinité du réel.
80
« [T]out tient en dernière instance, en ce qui concerne l’action de cette organisation volontaire de la lutte
des classes, organisation qui a des statuts et des objectifs politiques fondés en dernier ressort sur le marxisme,
c’est-à-dire non seulement sur le matérialisme historique, mais en dernier ressort sur le matérialisme
dialectique, sur la philosophie marxiste, (…) tout tient en définitive à la Théorie, c’est-à-dire à la Théorie du
matérialisme dialectique » (EII, 380). Rancière a récemment parlé à ce propos de l’« institution d’une scène
d’effectivité directe de la théorie » (« L’arme théorique d’un recommencement du marxisme. Conversation
avec Jacques Rancière », in A. W. Lasowski, Althusser et nous, op. cit., p. 244). Dans un article de 1964 où
Althusser tire de manière très explicite les conséquences de ses positions, il écrit que la tâche du matérialisme
dialectique est de « connaître l’origine théorique de toutes les déviations, autant dans les sciences que dans
les pratiques », et que pour cette raison « [l]a position de parti constitue une exigence objective, l’exigence
même de l’objectivité. Dans sa forme la plus haute, l’objectivité scientifique, la position de parti représente
l’exigence de la scientificité » (L. Althusser, « Gli strumenti del marxismo », Rinascita, 1 février 1964, p. 29,
nous traduisons et soulignons).
81
L. Althusser, « Rectification (1967-1968 ?) », A9-05.03, pp. 49-50.

481
point de vue du rapport existant entre les “porteurs” de la théorie et les “porteurs” de la lutte des
classes, un droit de privilège et de domination des premiers sur les seconds. Pour être politiquement
clair : cette thèse de fait revient à affirmer que ce sont les “porteurs” de la théorie (les “intellectuels”
et les dirigeants politiques) et non “les masses” qui, en définitive, “font l’histoire”82.

Dès lors, d’après le théoricisme, la politique est réduite à « une extension de la théorie »83.
C’est ainsi que l’on peut comprendre l’affirmation selon laquelle « [i]l n’est guère question de
la lutte des classes pour elle-même dans Pour Marx et Lire Le Capital » (EA, 94). Nous avons
vu qu’il est bien question de lutte des classes, car la théorisation du mode de production
capitaliste est déjà la théorisation d’une forme de la lutte des classes. Toutefois, la lutte des
classes, en tant que clivage entre deux formes de la lutte des classes, n’existe pas pour elle-
même, mais seulement pour la théorie, qui en produit la connaissance. L’impasse d’une telle
conception de la théorie est bien illustrée dans une lettre de 1965, où Althusser affirme qu’il
écrivait « pour l’action elle-même », mais que ses textes ont eu pour effet de « jete[r] dans la
consternation et le désarroi des bonnes volontés jusque là employées, sans doute dans la
confusion, mais en tout cas dans l’enthousiasme et l’efficacité (relative) de l’action politique et
tout soudain assommées par la révélation qu’il existait quelque part une connaissance inconnue
devant l’existence (muette à demi) de laquelle il convenait de suspendre toute action, de peur
qu’elle ne soit fausse, toute pensée de peur qu’elle ne soit vaine »84.

82
Ibid., p. 51.
83
L. Althusser, « Lettre à Michel Verret du 2 septembre 1966 », citée in G. M. Goshgarian, « Introduction »,
in L. Althusser, The Humanist Controversy, op. cit., pp. XIV-XV
84
L. Althusser, « Lettre de février 1965 », Lettres à Franca, op. cit., pp. 598-599. De ce point de vue, il ne
nous semble pas correct d’affirmer qu’« [e]n surestimant théoriquement la philosophie, je l’ai alors (…)
politiquement sous-estimée » (EA, 100). C’est bien le contraire qui s’est produit : la philosophie est
surestimée politiquement. Garo a bien mis en relief la dimension politique de l’intervention althussérienne
des années 60, habitée par « la conviction que tout se joue du côté de l’autocompréhension de la philosophie,
comme avènement d’une vérité historique apte à éclairer en retour ses propres conditions concrètes et, par
suite, à s’en émanciper. Philosophie et politique se nouent autour d’un tel projet d’émancipation » (I. Garo,
Foucault, Deleuze, Althusser, op. cit., p. 275). En ce sens, elle peut l’inscrire dans la « double tendance » de
la période des années 60-70 : « surpolitisation des débats philosophiques et dépolitisation des intellectuels »
(ibid., p. 41). Nous ne croyons toutefois pas que cela ait mené Althusser à une « intégration de l’économie
politique et de sa critique dans le champ de la philosophie » (ibid., p. 319), qui « délaisse la question des
transformations concrètes des rapports de production et du mode de production dans son ensemble, pour
privilégier leur analyse et l’examen des conditions de cette analyse » (ibid., p. 322), ce qui l’aurait conduit à
« abandonne[r] volontiers la question de la réflexion stratégique [aux] instances dirigeantes [du PCF] » (ibid.,
p. 43). Bien qu’il n’y ait pas eu de traité de critique de l’économie politique signé par Althusser et que sa
tentative ait échoué sur le plan politique, il nous semble bien que sa perspective des années 60 visait
précisément à attribuer au matérialisme historique en tant que connaissance des modes de production – il est
vrai par le biais de la philosophie lui permettant de connaître et de s’émanciper de ses propres conditions –
une portée directement stratégique. Il faut ici mentionner également la thèse d’Anderson selon laquelle la
caractéristique la plus fondamentale du « marxisme occidental », à l’exception très notable de Gramsci et,
dans une moindre mesure, de Lukács et Korsch, a été « le divorce structurel (…) par rapport à la pratique
politique. L’unité organique de la théorie et de la pratique réalisée par la génération classique des marxistes
d’avant la Première Guerre mondiale, qui assumèrent une fonction politico-intellectuelle inséparable dans
leurs partis respectifs en Europe de l’Est et en Europe centrale, devrait faire place, en Europe de l’Ouest, à
une séparation de plus en plus marquée au cours du demi-siècle qui s’étend de 1918 à 1968 » (P. Anderson,
Sur le marxisme occidental (1e éd. 1976), tr. D. Letellier et S. Niémetz, Paris, Maspéro 1977, pp. 45-46). S’il
est vrai qu’Althusser aussi participe de ce repli sur la philosophie, caractérisé par un abandon relatif de
l’étude « concrète » des modes de production et des formations sociales, remplacée par une interprétation des

482
Nuançons toutefois à nouveau notre propos : il ne s’agit pas pour Althusser d’un retour
à l’idéalisme de la production du réel par la pensée85. La théorie ne produit pas de nouveaux
modes de production réels, ce qui serait passablement délirant. En effet, le fait même que les
rencontres qui donnent lieu à l’effet de société sont contingentes signifie que d’autres
rencontres opèrent toujours déjà dans le réel, que le réel diffère toujours déjà de lui-même,
c’est-à-dire que dans toute formation sociale coexistent toujours déjà plusieurs modes de
production et tendances historiques incompatibles. Toutefois, c’est la théorie elle-même qui
produit la pensée de ces autres modes de production, permettant alors de voir les contingences
qui, en étant mobilisées, peuvent favoriser la transformation structurelle, et de les voir comme
pouvant soutenir un effet de société alternatif, c’est-à-dire une autre forme de socialité viable.
C’est comme si les rencontres qui s’exceptent de la logique de reproduction du mode de
production dominant ne donnaient pas lieu, par elles-mêmes, à de la pensée, comme si les
conditions sous-déterminées ne suscitaient pas, par elles-mêmes, de la pensée : la théorie est
alors ce qui leur permet de se penser. Autrement dit, il n’y a pas de pensée de la tactique – ou
mieux, la tactique est toujours pensée de l’effet de société dominant –, d’où la nécessité de la
théorie comme levier de la sortie stratégique de l’effet de société. Pour le dire encore d’une
autre manière, la théorie résout le problème dont on est parti dans cette section, celui de
l’absence des conditions susceptibles de soutenir la tâche impossible de transformer les
conditions surdéterminées. Face à cette absence de conditions, la théorie doit éviter de céder à
l’impatience qui la conduirait à simplement ressaisir les principes idéologiques produits par les
conditions surdéterminées, pour procéder, en mobilisant son système conceptuel, à
l’identification des conditions sous-déterminées là où elles opèrent et au développement de
leur pensée. C’est ainsi que l’appropriation du réel par la pensée peut susciter des processus de
transformation structurelle. On peut le dire autrement en reprenant nos qualifications du
matérialisme historique : si, dans cette phase, Althusser envisage bien le matérialisme
historique comme pensée de la pratique politique en conjoncture, et si, comme on le verra dans
la Section suivante, il pense même la manière dont cette pensée peut devenir la pensée de la
pratique politique en conjoncture (au sens génitif du subjectif), il ne prend pas suffisamment en
compte le fait que le matérialisme historique est lui-même sous conjoncture, dépendant des
formes de pensée à l’œuvre dans la conjoncture. Au contraire, sa spécificité est précisément de
pouvoir dans une certaine mesure s’échapper à la conjoncture pour y revenir en relevant sa

textes « classiques », par le recours à des philosophies prémarxistes ou non-marxistes pour légitimer la
philosophie de Marx, ainsi que par une certaine « complexité verbale » rendant la production théorique
inaccessible aux masses (Anderson parle joliment de « la rhétorique sibylline de la dérobade » à propos
d’Althusser (ibid., pp. 77-78)), on ne peut pas nier – malgré son échec – qu’Althusser essayait d’assumer une
« fonction politico-intellectuelle » au sein de son parti, en attribuant à la théorie une fonction directement
politique.
85
Dans les Éléments d’autocritique, Althusser estime n’avoir jamais cédé à l’« idéalisme formaliste délirant
d’une la production du réel par la combinatoire d’éléments quelconques » (EA, 61-62).

483
sous-détermination, c’est-à-dire en lui appropriant sa pensée, de manière à lui fixer ses
objectifs.

C’est pourquoi si, dès le début de son parcours, Althusser relève l’importance du
problème de l’union de la théorie marxiste et du mouvement ouvrier, c’est-à-dire de la pensée
révolutionnaire des masses, il refuse radicalement de résoudre ce problème en faisant appel au
principe de la généralisation de l’expérience des masses, qui n’aboutirait à rien d’autre qu’à
une théorisation des conditions surdéterminées, à une explicitation de l’effet de société86. Il
déplace donc le problème sur la division science/philosophie, qui fait en sorte que la théorie
s’extraie du mode de production dominant dont elle étudie l’effet de société et devienne
capable de formuler une stratégie qui ne soit pas la simple adaptation tactique aux objectifs
imposés par les conditions surdéterminées. Le problème crucial de l’appropriation par les
masses elles-mêmes de leur pensée – qui peut aussi prendre, comme nous le verrons, une autre
forme que la généralisation de leur expérience –, est alors évacué au profit d’une pensée qui
leur approprie leur pensée à travers le savoir qu’elle produit87. Il s’agit maintenant de voir que
ce déplacement tend à remplacer le problème même de l’union de la théorie marxiste et du
mouvement ouvrier avec un autre problème, qui lui est proche, mais auquel il ne peut pas être
réduit : celui de l’union entre théorie marxiste et parti communiste. Nous avons en effet
affirmé qu’Althusser ne semble pas dans cette phase questionner suffisamment la réalité de
l’appareil de pensée scientifique, c’est-à-dire son lieu dans la topique. En réalité, ce n’est pas
tout à fait vrai : cette réalité Althusser la cherche dans le parti.

86
On a vu que c’est au fond le cœur du reproche qu’Althusser adresse à Gramsci.
87
Maesschalck a bien montré comment une telle figure de l’intervention théorique est déterminée par une
certaine conception de l’inconscient des masses induisant à penser que « seule une coupure radicale avec les
refoulements du passé rendait possible l’activation de leur puissance de changement au-delà des frustrations
et du désir d’assujettissement qui permettait de supporter ces dernières » (M. Maesschalck, La cause du sujet,
op. cit., p. 38). Mais cette conception se base elle-même sur un blocage inconscient à l’œuvre chez
l’intellectuel lui-même : face à « la suspension contingente d’un mode de subjectivation [qui] entraîne la
disparition pure et simple d’un mode d’intervention intellectuelle », en l’occurrence face à la disparition de la
lutte des classes produite par l’effet de société dominant, Althusser « a laissé persister sous la forme d’un
malaise une relation incohérente avec la lutte des classes. Était-elle le concept critique d’une loi de l’histoire
(dès lors coupé de la pratique) ou la représentation idéologique d’une essence identitaire pour les sujets du
changement social (immergée dès lors dans la pratique) ? (…) Telle serait l’incohérence fondamentale d’une
position intellectuelle qui ne prendrait pas en compte sa propre disparition dans une connaissance spécifique
destinée à l’action : elle se veut savoir désidéologisé d’une pratique (la lutte des classes) qui implique son
idéologisation » (ibid., pp. 40-41). Cela produit un nouveau rapport en miroir entre intellectuel et masses :
« Entre l’intervenant intellectuel et l’action collective se constitue une sorte de rapport en miroir qui suscite
chez l’intellectuer une résistance à l’égard de la disparition de la position de la surpuissance des idées et qui
vient renforcer, du côté des masses, le blocage de l’idéologie en supposant un savoir capacitateur susceptible
d’être éveillé par l’analyse du Réel » (ibid., p. 43). Nous verrons qu’en un certain sens l’Althusser théoriciste
prend en compte sa propre disparition, mais qu’en tant que producteur d’un savoir désidéologisé il ne peut
envisager cette disparition que sous la forme d’une pédagogie.

484
3. Théorie, parti et formation théorique

La question de l’union de la théorie marxiste et du parti communiste comme forme


spécifique de l’union « théoriciste » de la théorie et de la pratique et de la présence de la
théorie dans la topique fait l’objet d’un ouvrage inédit écrit par Althusser en 1966-1967, qui
porte justement le (double) titre de « Théorie marxiste et parti communiste » et « Union
théorie/pratique »1. Nous voudrions à présent revenir systématiquement sur cet ouvrage pour
comprendre plus précisément la portée de la conception théoriciste de la prise de forme
politique de la théorie que nous venons d’analyser. Nous verrons alors que cette prise de forme
revêt une allure fondamentalement pédagogique, mais que le pédagogue y est étrangement
absent, ou, plus précisément, dispersé dans le déploiement des processus de production et
d’apprentissage de la théorie.

1. Un parti expérimentateur

L’objet d’Althusser dans ce texte est celui qui était annoncé dans son débat avec
Gramsci : penser la pénétration de la science dans les masses à partir de l’ouverture propre à
sa scientificité – une prise de forme politique de la théorie en tant que théorie. Althusser remet
d’abord en place les coordonnées générales de sa conception du rapport entre science et
idéologie. La nécessité de l’intervention de la science relève du fait que, pour devenir
révolutionnaire, pour être en prise sur la transformation structurelle, l’idéologie du prolétariat
ne peut pas en rester à son état « spontané » tel qu’il se développe dans le vécu de ses pratiques
de lutte économique et politique. En effet, « [c]’est parce qu’elle est déterminée par sa
structure que l’idéologie dépasse comme réalité toutes les formes dans lesquelles elle est vécue
subjectivement par tel et tel individu, c’est pour cette raison qu’elle ne se réduit pas aux formes
individuelles dans lesquelles elle est vécue »2. Ainsi, les hommes « ne peuvent parvenir, par
leur simple pratique, à la connaissance vraie de ces structures »3. En particulier, dans les
sociétés de classe, « l’idéologie n’est pas seulement divisée en régions, mais (…) elle est aussi
divisée en tendances, à l’intérieur de sa propre existence sociale »4. On trouve ici le principe de
la théorie, qui sera développée plus tard, de la distinction entre idéologie primaire et idéologies
secondaires (ici les idéologies « régionales ») et de celle entre idéologie dominante et
idéologies dominées. En raison de cette structure de l’idéologie, ce sont les idées de la classe
dominante qui l’emportent, ce qui signifie que la protestation des dominés ne peut d’emblée

1
Ce texte constitue la reprise et l’approfondissement de « Théorie, pratique théorique et formation
théorique : Idéologie et lutte idéologique » de 1965, sur lequel nous nous appuierons également dans ce
chapitre.
2
« Théorie, pratique théorique, et formation théorique », op. cit., p. 27 ; tr. angl. « Theory, Theoretical
Practice and Theoretical Formation », op. cit., p. 26.
3
Ibid., p. 25 ; p. 24.
4
Ibid., p. 32 ; p. 30.

485
s’exprimer que dans le système de l’idéologie dominante. La soumission du prolétariat à
l’idéologie dominante est donc rendue nécessaire par l’opacité de la structure sociale sur
laquelle se branche l’idéologie dominante. Toutefois, pour cette même raison – le fait que
l’idéologie est déterminée par une structure –, « elle peut être l’objet d’une étude objective »5.
C’est pourquoi, « pour que l’idéologie ouvrière “spontanée” parvienne à se transformer au
point de se libérer de l’idéologie bourgeoise, il faut qu’elle reçoive du dehors le secours de la
science ; (…) [l]a thèse léniniste fondamentale de l’“importation” dans le mouvement ouvrier
de la science marxiste n’est donc pas une thèse arbitraire ou la description d’un “accident” de
l’histoire : elle est fondée dans la nécessité même, dans la nature de l’idéologie elle-même, et
dans les limites absolues du développement naturel de l’idéologie “spontanée” de la classe
ouvrière »6.

Il faut souligner qu’Althusser ne s’intéresse pas tant aux problèmes posés par une telle
importation « en amont », c’est-à-dire qu’il ne questionne pas tellement comment l’adoption de
la théorie marxiste par le mouvement ouvrier s’est produite. Il se limite à affirmer que la
nécessité de cette adoption réside dans le fait que « Marx a produit la connaissance objective
de la société capitaliste, (…) a compris et démontré la nécessité de la lutte des classes, la
nécessité et le rôle révolutionnaire du mouvement ouvrier, et (…) a fourni ainsi au mouvement
ouvrier la connaissance des lois objectives de son existence, de ses buts, et de son action. (…)
[C]’est parce que [le mouvement ouvrier] s’est connu [dans la théorie marxiste] qu’il s’est
reconnu en elle »7. Ce qui intéresse davantage Althusser dans ce texte, c’est la forme que cette
importation doit prendre « en aval », c’est-à-dire au sein même des organisations se
revendiquant de la théorie marxiste.

Ce qu’une telle importation doit produire c’est une transformation de l’idéologie


« spontanée » en « idéologie de caractère marxiste-léniniste ». Ainsi, Althusser suppose par
exemple que, dans les sociétés sans classe, la forme déformante de l’idéologie demeurera, mais
« le contenu représentatif de l’idéologie peut devenir de plus en plus scientifique »8. On voit
que le résultat de l’intervention de la science sur l’idéologie prolétarienne est
fondamentalement une transformation du contenu. « [L]’orientation générale de la lutte est
fixée par la représentation que se fait le mouvement ouvrier de la nature de la société, et de son
évolution, de la nature des fins à atteindre et des moyens à mettre en œuvre pour mener la lutte
à bien. (…) À ce niveau, tout tient donc au contenu de l’idéologie du mouvement ouvrier »,
qu’il faut « soumettre à l’influence de la science marxiste de l’histoire » pour la transformer

5
Ibid., p. 27 ; p. 26. Pour ces mêmes raisons, « la pratique économique et politique du prolétariat était, par
elle seule, incapable de produire la science de la société et donc la science de sa propre pratique, mais
seulement des idéologies utopistes réformistes sur la société » (ibid., p. 15 ; p. 16).
6
Ibid., pp. 32-33 ; pp. 30-31.
7
Ibid., p. 35 ; pp. 32-33.
8
L. Althusser, « Théorie marxiste et parti communiste (Union théorie/pratique) (1966-1967) », A7-01.10,
p. 94.

486
« en une idéologie nouvelle, de caractère scientifique et révolutionnaire »9. Comment une telle
transformation du contenu peut-elle se produire ? La réponse est à chercher dans l’« éducation
théorique du mouvement ouvrier s’exerçant dans la lutte politique elle-même, et finissant par
aboutir à des mesures d’organisation »10, c’est-à-dire à une véritable « politique théorique »11.
Ces mesures d’organisation doivent plus précisément consister en particulier en « deux formes
d’action spécifiques et complémentaires : la formation théorique d’une part, la lutte
idéologique d’autre part »12. Pourquoi cette distinction doit-elle être introduite ? Parce que la
pénétration de la théorie marxiste dans les masses ne peut être produite par des moyens
purement théoriques, par la simple efficace du vrai. « Il ne suffit pas que la théorie soit vraie
pour qu’elle dissipe l’erreur comme la lumière dissipe les ténèbres. Il ne suffit pas non plus que
la théorie soit vraie pour qu’elle “s’empare” des masses. Pas plus qu’il n’est de “voie royale”
pour pénétrer dans la science, il n’est de “voie royale” pour la pénétration de la science dans
les masses. (…) La théorie marxiste, toute scientifique qu’elle soit, ne peut donc “pénétrer
dans les masses” qu’en se soumettant aux conditions générales de la pénétration dans les
masses d’une conception ou représentation de la société et du monde en général, c’est-à-dire
aux lois de transformation de l’idéologie existante »13. S’il faut distinguer formation théorique
et lutte idéologique, c’est donc parce que pour pénétrer dans les masses la théorie doit en
quelque sorte prendre une forme idéologique. Ce qui signifie que la lutte idéologique
« s’exerce au sein de l’idéologie, pour en transformer le contenu, mais sans prétendre pouvoir
supprimer sa forme ». Le mieux qu’on puisse faire c’est donc de favoriser « [l]a constitution
d’une idéologie nouvelle, idéologique par sa forme, et de plus en plus scientifique par son
contenu »14. Il est en effet, aux yeux d’Althusser, « impensable » de remplacer l’idéologie avec
la science dans les larges masses.

9
L. Althusser, « Théorie, pratique théorique, et formation théorique », op. cit., p. 41 ; tr. angl. « Theory,
Theoretical Practice and Theoretical Formation », op. cit., pp. 37-38.
10
L. Althusser, « Théorie marxiste et parti communiste (Union théorie/pratique) (1966-1967) », A7-01.11,
p. 106.
11
L. Althusser, « Théorie marxiste et parti communiste (Union théorie/pratique) (1966-1967) », A7-01.10, p.
69 ; A7-01.11, p. 116. À propos des idées d’Althusser concernant une « politique théorique », il faut lire la
lettre qu’il a adressée en 1965 à Henri Krasucki, responsable du PCF aux intellectuels et à la culture. Il se
concentre principalement sur les « travailleurs intellectuels » et sur la division entre recherche théorique et
lutte idéologique – les deux devant être rigoureusement séparées. Il propose entre autres de favoriser le
travail intellectuel collectif sans « vouloir régler d’en haut toutes les formes et tous les groupes de recherche,
leur fixer des objectifs uniques », de « créer (…) les conditions mêmes de la recherche théorique au sein du
parti », de « laisser le temps nécessaire à l’étude et à la recherche ». On y trouve également une série de
suggestions à propos des centres de recherche, des revues et des éditions du parti (cf. L. Althusser, « Sur la
politique du parti à l’égard des travailleurs intellectuels. Note à H. Krasucki » (1965), Nouvelles FondationS,
n° 3-4, 2006, p. 71, 74).
12
L. Althusser, « Théorie marxiste et parti communiste (Union théorie/pratique) (1966-1967) », A7-01.11,
p. 107.
13
Ibid., pp. 115-116.
14
Ibid., p. 121. Cette expression se retrouve également dans des textes plus tardifs, par exemple IP, 257. Cf.
aussi : « nous avons le droit de dire que le marxisme a “produit une nouvelle idéologie” dans la classe
ouvrière, et que cette idéologie, tout en restant idéologique par sa forme (elle n’a pas la forme d’une science),
devient de plus en plus scientifique par son contenu. Nous avons le droit de parler d’une idéologie de

487
Il s’ensuit que la formation théorique doit, elle, s’adresser avant tout aux « militants les
plus capables et aux dirigeants »15. Il faut noter que cette formation est définie suivant un idéal
extrêmement exigeant, qui va bien au-delà de l’apprentissage des principes « élémentaires » du
marxisme-léninisme, de ce que l’on pourrait appeler, empruntant un concept de Renée Balibar,
une « élémentation » du marxisme-léninisme16. « [L]a recherche théorique exige une très forte
formation théorique pour être simplement possible, (…) elle suppose donc la possession d’une
haute culture non seulement de culture marxiste (…) mais aussi scientifique et philosophique
en général. Il est donc nécessaire d’encourager par tous les moyens cette éducation générale en
même temps que la formation théorique marxiste »17. Voici quelle forme devrait prendre cette
formation théorique marxiste :
Par formation théorique nous entendons le processus d’éducation, d’étude et de travail, par lequel un
militant est mis en possession, non seulement des conclusions des deux sciences de la théorie marxiste
(matérialisme historique et matérialisme dialectique), non seulement de leurs principes théoriques,
non seulement de quelques analyses et démonstration de détail, mais de tout l’ensemble de la théorie,
de tout son contenu, de toutes ses analyses et démonstrations, de tous ses principes et de toutes ses
conclusions, dans leur lien scientifique indissoluble. (…) Spinoza disait que la science des seules
conclusions n’est pas la science, que la vraie science est la science des prémisses (principes) et des
conclusions dans le mouvement intégral de la démonstration de leur nécessité. La formation théorique,
loin d’être une initiation aux simples conclusions, ou aux principes d’une part et aux conclusions de
l’autre, est l’assimilation approfondie de la démonstration des conclusions à partir des principes,
l’assimilation de la vie profonde de la science dans son esprit, et ses méthodes mêmes, c’est une
formation qui fait partager à ceux qui la reçoivent et acquièrent l’esprit scientifique même qui
constitue la science18.

caractère scientifique ou, pour dire en bref, d’une idéologie scientifique. (…) La forme de l’idéologie subsiste
donc nécessairement comme niveau constitutif de la société, la forme idéologique reflète précisément cette
fonction sociale de l’idéologie qui la distingue de la science. C’est pourquoi, tout en devenant de plus en plus
scientifique, l’idéologie prolétarienne, ou l’idéologie d’une société socialiste ne peuvent jamais se confondre
avec la science. C’est pourquoi, si on donne à ces concepts leur sens rigoureux, on ne peut pas dire que la
théorie marxiste comme science est une “idéologie scientifique”. La science marxiste repose non sur une
“idéologie scientifique” (…) mais, comme toute science, sur une théorie scientifique » (L. Althusser, « La
tâche historique de la philosophie marxiste », op. cit., p. 23n ; tr. angl. « The Historical Task of Marxist
Philosophy », op. cit., pp. 191-192n).
15
L. Althusser, « Théorie marxiste et parti communiste (Union théorie/pratique) (1966-1967) », A7-01.11, p.
123. Althusser parle ainsi d’une « constante et inévitable inégalité du degré de conscience théorique, non
seulement entre la classe ouvrière et le parti, mais au sein du parti lui-même, en particulier (…) entre
l’idéologie marxiste-léniniste de la masse des militants et la formation théorique des meilleurs d’entre eux, et
(…) entre la formation théorique dans le domaine du matérialisme historique, et la formation théorique dans
le domaine du matérialisme dialectique » (ibid., p. 124).
16
Renée Balibar appelle « élémentation » l’opération de simplification du français consistant à enseigner le
français comme tel, tout court, dans les classes primaires. Par français « tout court », il faut entendre le
français coupé du latin auquel il est pourtant structurellement lié (y compris et peut-être même surtout dans
ses formulations les plus simples) et, plus largement, il faut entendre le français coupé des autres disciplines
comme la rhétorique, l’histoire, la littérature, etc. Elle montre comment cette opération développe auprès des
masses la capacité d’utiliser la langue, tout en leur soustrayant la capacité de la maitriser, c’est-à-dire aussi de
la faire varier (cf. R. Balibar, Renée Balibar, L’institution du français : essai sur le colinguisme des
Carolingiens à la République, Paris, PUF, 1985). On pourrait en dire de même de l’élémentation du
marxisme-léninisme qui était proposée par le PCF à ses militants.
17
L. Althusser, « Théorie, pratique théorique, et formation théorique », op. cit., p. 20 ; tr. angl. « Theory,
Theoretical Practice and Theoretical Formation », op. cit., p. 20.
18
Ibid., p. 43 ; p. 39. Notons que cette conception exigeante de la formation théorique conduit Althusser à
considérer qu’une telle formation n’est même pas réalisée à l’université : « On n’apprend pas “la science” à
l’École, ni même la plupart du temps à l’Université. On apprend des résultats scientifiques, des méthodes de

488
Le but ultime de la formation théorique est donc clairement affiché : « former des militants
capables de devenir un jour des hommes de science »19. C’est en effet seulement ainsi qu’il est
possible de former des « dirigeants accomplis, c’est-à-dire à la fois des organisateurs et des
guides de la lutte des classes, et des théoriciens au sens fort du mot, des savants marxistes
capables de faire progresser la théorie marxiste »20. Et, se demandant s’il ne s’agit pas d’un
idéal trop haut pour les ouvriers, en raison des difficultés de la lecture du Capital, et même
seulement en raison du manque de temps, Althusser répond par la négative. S’il faut sans doute
envisager des degrés successifs de formation théorique, et changer éventuellement de mode de
transmission, il considère que « le sens de classe, l’expérience de l’exploitation de classe et de
la pratique de la lutte de classe, la formation politique, l’intelligence pratique, et la passion de
la connaissance, peuvent constituer, pour les militants ouvriers, une exceptionnelle voie
d’accès à la formation théorique, un raccourci surprenant vers un domaine apparemment
réservé aux “intellectuels” »21. En plus, dans une première version de cet ouvrage, Althusser
nuance fortement l’idée que cette formation devrait s’adresser seulement aux militants « les
plus capables ». En effet,
le Parti refuse de réserver, comme un monopole, la connaissance de la théorie à quelques spécialistes,
à quelques dirigeants et intellectuels – son application pratique étant alors abandonnée aux autres
militants. Tout au contraire, le Parti veut, conformément à la théorie marxiste elle-même, unir le plus
largement possible la théorie et son application pratique, pour le bien, non seulement de la pratique,
mais aussi de la théorie – et c’est pourquoi il doit vouloir étendre la plus largement possible la
formation théorique au plus grand nombre possible de militants, et les éduquer constamment dans la
théorie, pour en faire à la fois des militants au plein sens du terme, capables d’analyser et comprendre
la situation dans laquelle ils ont à agir, et ainsi d’aider le Parti à définir sa politique, mais aussi des
militants capables de faire dans leur propre pratique, les observations nouvelles, les expériences
nouvelles qui serviront de matière première déjà élaborée sur laquelle travailleront d’autres militants
plus formés, et les meilleurs des théoriciens et des chercheurs marxistes22.

raisonnement et de démonstration. On apprend essentiellement à “résoudre des problèmes”, ou faire des


“travaux pratiques”. Ce n’est pas là la science, mais des éléments de méthode et des résultats scientifiques
qui sont autant de retombées de la science vivante. La science vivante n’existe que, disons, dans la recherche
scientifique (il y aurait à commenter longuement cette simple phrase) : pour marquer d’un mot la différence,
disons que le propre de la science vivante consiste moins à résoudre qu’à poser des problèmes à résoudre. Ce
qu’on apprend de la science dans les Écoles et à l’Université ce sont donc des techniques du maniement et de
l’utilisation de certains résultats scientifiques complètement détachés de leur “vie”. C’est pourquoi nous
pouvons ranger sous un seul concept : des savoir-faire, des techniques élémentaires et des éléments, même
relativement approfondis, de connaissance scientifique » (SR, 86n).
19
L. Althusser, « Théorie, pratique théorique, et formation théorique », op. cit., p. 44 ; tr. angl. « Theory,
Theoretical Practice and Theoretical Formation », op. cit., p. 40.
20
L. Althusser, « Théorie marxiste et parti communiste (Union théorie/pratique) (1966-1967) », A7-01.11,
p. 131.
21
Ibid., p. 129. « Marx savait parler un langage simple, clair et direct, mais en même temps il ne faisait
aucune concession sur le contenu scientifique de ses théories. Il estimait que les ouvriers avaient droit à la
science, et qu’ils pouvaient parfaitement surmonter les difficultés propres à tout exposé vraiment scientifique.
Cette règle d’or est et reste plus que jamais une leçon pour nous » (P, 60).
22
L. Althusser, « Théorie, pratique théorique, et formation théorique », op. cit., p. 45 ; tr. angl. « Theory,
Theoretical Practice and Theoretical Formation », op. cit., p. 41. « Cette formation théorique est sans doute
en grande partie une tâche personnelle qui incombe à tous les militants communistes, qui sous ce rapport
doivent tous être considérés comme des intellectuels, mais le Parti doit aider de façon décisive à cette
formation, non seulement dans ses différentes écoles (j’ignore comment cette formation y est pratiquée, si
des mesures d’amélioration ne seraient pas à y prendre), mais aussi dans toute publication dont il dispose. La

489
Pour pouvoir se rapporter aux « larges masses », et mener la lutte idéologique, ces
militants doivent également recevoir une « formation idéologique »23. On a ici affaire au
développement de la capacité de faire un usage instrumental de l’idéologie, qui s’appuie sur
son fonctionnement afin de le détourner dans un sens qui permet de mobiliser les masses dans
une action politique transformatrice. Avec une « forteresse théorique imprenable », il sera
possible d’« attaquer nos adversaires sur le terrain de notre choix, avec nos propres armes. La
lutte idéologique est alors l’effet naturel de la force théorique. Nous pouvons alors définir une
stratégie théorique et idéologique, et remporter la victoire sur l’adversaire. Nous ne sommes
plus exposés aux initiatives de l’adversaire, obligés de le “suivre sur son terrain”, réduits à la
seule “polémique”. C’est nous qui possédons l’initiative idéologique parce que nous possédons
la force théorique »24.

À ce point, il faut relever une première difficulté de la position althussérienne.


Comment comprendre l’idée de l’idéologie marxiste-léniniste comme une idéologie dont le
contenu est scientifique ? Cette idée semble signifier que le contenu de l’idéologie
prolétarienne doit être fourni par la science, par exemple sous la forme d’une connaissance du
mode de production socialiste ou communiste que la pratique politique prolétarienne est censée
actualiser ainsi que des moyens de le faire. Mais, dans ce cas, quel est le sens de l’idée selon
laquelle cette idéologie continue à être idéologique par sa forme ? En effet, si la finalité de la
formation théorique est de former des militants qui soient des vrais intellectuels, ils devront
être mis dans la condition de ne pas se faire prendre au piège de l’idéologie, et de savoir au
contraire la manier pour vaincre leurs adversaires. Cela semble alors impliquer que l’idéologie
marxiste-léniniste serait donc réservée aux masses. Il est toutefois dans ce cas difficile de la
concevoir autrement que comme une sorte de « croyance » au marxisme, et par là au
socialisme et au communisme, parce qu’elle fonctionnerait, comme toute idéologie, sur la base
de la croyance en une forme de société comme étant la seule viable, car posée par un Sujet
assignant à chaque sujet la place qui lui revient. De l’autre côté, la figure des militants-
intellectuels esquissée dans ces pages semble supposer qu’il puisse y avoir des sujets qui ne

formation théorique devrait être une des tâches de toutes les cellules, en considérant que la formation
théorique ne peut se limiter à l’étude des documents politiques du Parti, mais doit porter sur l’étude des textes
théoriques de base. Si ces textes sont trop ardus, il faut prévoir des manuels : nous manquons cruellement
d’un manuel de matérialisme historique et d’un manuel de matérialisme dialectique » (L. Althusser, « Note à
H. Krasucki », op. cit., p. 74).
23
Cf. L. Althusser, « Théorie marxiste et parti communiste (Union théorie/pratique) (1966-1967) », A7-
01.11, p. 118.
24
L. Althusser, « La tâche historique de la philosophie marxiste », op. cit., p. 24 ; tr. an « The Historical Task
of Marxist Philosophy », op. cit., p. 192. Cf. aussi : « Lorsque nous menons la lutte idéologique nous nous
battons dans ce domaine, par exemple dans le domaine de l’idéologie politique, des convictions et des
représentations dans lesquelles les hommes vivent, en méconnaissant leurs rapports à leurs conditions
d’existence objectives. C’est la possession du matérialisme historique qui nous donne la connaissance
objective du domaine réel (…) auquel l’idéologie politique fait allusion et obstacle, c’est cette connaissance
qui nous permet (…) de développer des arguments justes, des arguments qui répondent aux arguments qu’on
nous oppose, des arguments qui prennent les hommes là où ils sont, pour les faire avancer » (L. Althusser,
« Note à H. Krasucki », op. cit., p. 70).

490
soient pas soumis, en tant que sujets, aux effets de l’idéologie. Cela revient peut-être à
distinguer trop nettement la formation théorique de la lutte idéologique, dont le rapport
demeure passablement ambigu dans ces pages. En même temps, c’est Althusser lui-même qui
semble ici être autant exigeant avec les militants du parti qu’il est dédaigneux à l’égard des
capacités des masses d’accéder à la théorie. Nous verrons plus bas que dès cette époque l’idée
selon laquelle certains sujets (et pas d’autres) pourraient s’extraire par la théorie de l’idéologie
ne peut pas être attribuée telle quelle à Althusser, mais cela devra alors nous conduire à
remettre en question l’idée, qui lui est corrélée, selon laquelle que la forme d’efficace de la
théorie sur l’idéologie relève d’un changement de contenu et non pas de forme.

Pour l’instant, nous voudrions revenir sur l’idée selon laquelle par la formation
théorique les militants seront à même de produire de nouvelles matières premières, déjà
élaborées théoriquement, à partir desquelles la pratique théorique pourra être relancée. Ce que
propose Althusser c’est en effet une conception du parti expérimentateur scientifique collectif.
Après avoir analysé l’« aspect intérieur »25 du problème de l’union de la théorie et de la

25
À ce propos, Althusser reprend l’idée de l’unité de décalage entre le système des concepts et leur
développement dans le discours scientifique dont parlait Lire Le Capital. Althusser rappelle ici que c’est la
philosophie marxiste qui doit régler ce décalage, en exerçant une sorte de « vigilance théorique » (L.
Althusser, « Théorie marxiste et parti communiste (Union théorie/pratique) (1966-1967) », A7-02.01, p. 14),
qui « aide » le matérialisme historique. On retrouve ici la « situation d’exception » de la philosophie, qui se
trouve à fixer la systématicité des concepts de la science, pour qu’elle ne disparaisse pas dans sa pratique –
situation d’exception dont on a vu qu’elle peut donner lieu à un fonctionnement de la philosophie qui ne suit
plus lui-même les principes à l’œuvre dans le matérialisme historique et retombe dans une forme de théorie
de la connaissance assortie d’ontologie. En même temps, on trouve dans cet ouvrage un premier
infléchissement de cette théorie, qui annonce le basculement de la conception althussérienne de la
philosophie qui commence à se produire à cette époque. On assiste en effet à un retour au centre de la scène
de la question du rapport entre philosophie et pratique politique – question qui était réglée auparavant par la
simple attribution à la philosophie de la fonction proprement politique de « pousser » la science à « faire le
pont » entre deux modes de production coexistant dans la formation sociale. Si Althusser rappelle en effet
que la philosophie doit réfléchir, pour analyser la nature de la pratique théorique, aussi sur les autres
pratiques, il insiste davantage ici sur le fait qu’elle doit alors réfléchir aussi à sa position dans cet ensemble.
« La philosophie n’est pas une science des sciences (…) elle doit entretenir avec son objet propre un rapport
spécifique qui tienne compte du fait qu’elle fait elle-même partie, d’une manière définie, de l’objet dont elle
donne la connaissance ». Or, « elle ne peut pas donner de ce fait, donc de sa propre existence et de sa propre
position dans l’ensemble articulé des pratiques, une connaissance purement théorique » (ibid., pp. 16-17). Il
s’agit plutôt d’une connaissance qui « désigne », « indique » sa place et sa fonction au regard des autres
pratiques. Ce geste impose à la philosophie de pratiquer un deuxième type d’ouverture, en plus de celui
propre à toute science. Toute science est ouverte parce qu’elle est limitée par une structure conceptuelle qui
transforme un objet de connaissance déterminé. Mais « comme l’objet de la philosophie n’est pas un objet
déterminé parmi d’autres, mais le rapport de tous les objets et de toutes les pratiques entre eux, ensemble
dont la philosophie fait elle-même partie, elle doit inscrire dans son propre statut cette seconde structure
d’ouverture, qui la distingue d’une science » (ibid., p. 18). Cette seconde ouverture correspond précisément à
l’indication ou désignation de sa propre place dans le tout, qu’Althusser appelle ici « position de parti » et
« prise de parti politique ». Or, la philosophie ne peut pas opérer ce geste toute seule : elle reçoit donc aussi
de l’aide de la part des autres pratiques qui lui donnent « des indications pratiques, une orientation pratique
sur la place qu’elle doit occuper parmi ces pratiques » (ibid., p. 20). Cela donne à la philosophie « une
fonction d’orientation générale, une certaine prise de position dans l’histoire vis-à-vis de l’histoire, un certain
“jugement” pratique et politique au sens large, donnant aux hommes non seulement des connaissances
théoriques sur tel ou tel objet existant dans leur monde, mais une certaine idée d’ensemble du mouvement et
du sens de ce monde » (ibid., p. 21). Cela réintroduit toutefois le risque « gramscien » de la « tentation
politique » suivant laquelle la philosophie, pour ne pas devenir savoir absolu, devient conception du monde,

491
pratique, Althusser revient sur l’« aspect extérieur », c’est-à-dire sur le « rôle que joue
l’expérience des masses, des militants et des dirigeants des organisations de lutte de la classe
ouvrière (…) dans le développement de la théorie marxiste »26. Althusser réitère ici l’idée que
l’expérience des masses rencontre ses limites dans une idéologie spontanée qui est fonction de
l’idéologie dominante. C’est pourquoi, pour en extraire des connaissances, l’intervention
critique et productrice de la théorie marxiste est requise. Par contre, chez les militants et les
dirigeants on peut trouver, en raison de leur formation théorique, une « expérience autrement
savante que l’expérience des masses », une « expérience théoriquement instruite »27. Althusser
va alors jusqu’à se poser la question de savoir si l’action politique du parti peut être considérée
comme une « expérimentation scientifique » visant à « confronter les principes théoriques du
marxisme à la réalité historique », si sa ligne peut être prise pour une « hypothèse
scientifique »28. Il estime alors que si, d’un côté, « Marx n’a jamais monté d’“expérimentation”
historique », car « [l]a vérité scientifique de la théorie de Marx est (…) dans le principe,
antérieure à sa vérification pratique par le cours de l’histoire »29, d’un autre côté, il est à notre
époque bien possible, en raison de l’existence du parti, de mettre en place une telle
expérimentation. C’est donc le parti qui, étant composé de militants-intellectuels, fait
progresser la théorie marxiste « par les résultats de son action, par sa pratique et son expérience
économique, politique, idéologique, – pratique et expérience théoriquement fondées et
instruites »30. En même temps, précise immédiatement Althusser, « [l]es résultats de son
expérience ne sont (…) pas directement des connaissances théoriques, mais des faits dont la
critique théorique peut tirer, à partir desquelles elle peut produire, des connaissances
intéressant l’analyse de la situation existante », voire même « introduire des modifications
profondes, non seulement dans l’analyse de la situation, mais aussi dans la théorie elle-
même ». On voit donc que c’est toujours la théorie qui prime sur l’expérience, que
« [l]’expérience, fût-ce celle du parti, n’est donc pas à elle-même sa propre lumière : elle la
reçoit de la théorie »31.

Il y a deux raisons à cette primauté. Althusser rappelle d’abord que la théorie « se


réalise » dans la connaissance de l’objet concret jusque dans « la singularité de sa

c’est-à-dire idéologie. On le voit, la situation d’entre-deux de la philosophie, prise entre science et politique,
pousse Althusser à osciller entre l’attribution à la philosophie d’une fonction politique en tant que science et
sa soumission à une politique qui lui est extérieure – et qui est donc soumise à l’effet de société. Nous
reviendrons dans les Sections suivantes sur la manière dont Althusser parviendra à échapper à cette tension.
26
L. Althusser, « Théorie marxiste et parti communiste (Union théorie/pratique) (1966-1967) », A7-02.02,
p. 2.
27
Ibid., pp. 3-4.
28
Ibid., p. 4.
29
Ibid., p. 5.
30
Ibid., p. 6.
31
Ibid., pp. 8-9.

492
configuration et de son existence »32. Cette réalisation doit mobiliser à la fois des « concepts
théoriques » et des « concepts empiriques », pour la formulation desquels l’expérience est
nécessaire33. Dans un texte contemporain intitulé « Sur le travail théorique » (1967), Althusser
souligne que le rapport entre concepts théoriques et empiriques n’est ni une abstraction des
premiers à partir des seconds, ni une déduction des seconds à partir des premiers, mais une
« combinaison-conjonction » (PA, 39)34. Althusser veille en particulier à distinguer les données
immédiates de la conscience, de l’observation ou de l’expérience (qu’il appelle « concepts
pratiques ») des concepts empiriques. Ces données immédiates sont en effet dominées par
l’idéologie et doivent donc être critiquées par les concepts théoriques35. C’est seulement sous
la condition d’une telle critique que l’on peut procéder à une observation scientifique véritable
produisant des concepts empiriques. Celle-ci est dès lors une « observation “armée”, c’est-à-
dire informée dans sa technique même par des concepts théoriques » ; elle est « le montage
d’une expérience », « l’établissement des faits »36. Althusser souligne ensuite qu’un montage
expérimental peut par ailleurs être formellement impeccable tout en produisant des concepts
empiriques idéologiques, si la théorie qui s’y réalise est idéologique. En effet, une théorie
idéologique ne produit jamais que des résultats qui la vérifient et rien dans l’expérience ne
permet alors de l’invalider37. Ainsi, l’élément déterminant est à nouveau la scientificité de la
théorie elle-même. Au fond, cela revient à affirmer que c’est seulement en étant organisé en
fonction de la théorie scientifique que ce « montage » qu’est le parti peut produire, en
travaillant son expérience, des concepts empiriques qui peuvent même éventuellement
s’opposer aux concepts théoriques. C’est pourquoi « il ne s’agit pas de n’importe quelle

32
L. Althusser, « Théorie marxiste et parti communiste (Union théorie/pratique) (1966-1967) », A7-02.03,
p. 5.
33
Cf. ibid., p. 6.
34
On trouve dans cet écrit une définition et illustration de ces deux types de concepts : « Les concepts
théoriques (…) portent sur des déterminations ou objets abstraits-formels. Les concepts empiriques portent
sur les déterminations de la singularité des objets concrets. Ainsi nous dirons que le concept de mode de
production est un concept théorique, et qu’il porte sur le mode de production en général, qui n’est pas un
objet existant au sens fort, mais qui est indispensable à la connaissance de toute formation sociale, puisque
toute formation sociale est structurée par la combinaison de plusieurs modes de production. (…) Les
concepts empiriques portent sur les déterminations de la singularité des objets concrets, c’est-à-dire sur le fait
que telle formation sociale présente telle ou telle configuration, tels traits, telles dispositions singulières qui la
qualifient comme existante » (PA, 38-39).
35
Cf. L. Althusser, « Théorie marxiste et parti communiste (Union théorie/pratique) (1966-1967) », A7-
02.03, p. 7.
36
Ibid., pp. 8-9. Cf. aussi : « Les concepts empiriques ne sont pas de purs donnés, le pur et simple décalque,
la pure et simple lecture immédiate de la réalité. (…) Une enquête ou une observation n’est en effet jamais
passive : elle n’est possible que sous la conduite et le contrôle de concepts théoriques qui agissent en elle,
soit directement, soit indirectement, dans ses règles d’observation, de choix et de classement, dans le
montage technique qui constitue le champ de l’observation ou de l’expérience » (PA, 39). Althusser se
rapproche ici du concept bachelardien de « phénoménotechnique » (cf. G. Bachelard, Le matérialisme
rationnel, op. cit., Introduction) : « Althusser soutient que, dans le domaine politique, les phénomènes sont
transformés dans des faits par les actions informées théoriquement, dans une conjoncture particulière, des
partis communistes » (G. M. Goshgarian, « The Very Essence of the Object », op. cit., p. 105).
37
Cf. L. Althusser, « Théorie marxiste et parti communiste (Union théorie/pratique) (1966-1967) », A7-
02.03, p. 11.

493
pratique, “spontanée”, mais de la pratique des partis révolutionnaires qui fondent leur
organisation et leur action sur la théorie marxiste (…) [qui] constituent la réalisation de la
théorie marxiste dans des conditions réelles-concrètes déterminées » (PA, 58). Ainsi,
lorsqu’Althusser parle de conjonction-combinaison entre concepts théoriques et concepts
empiriques, il ne faut pas entendre par là la rencontre d’éléments totalement hétérogènes : les
éléments qui « se rencontrent » sont en effet soumis au principe de la « réalisation » de la
théorie.

Nous voudrions insister davantage sur la différence entre concepts empiriques, résultat
d’une expérience informée par une théorie scientifique, et la « simple » expérience. Il est
possible de distinguer à partir de là les concepts empiriques de ce qu’Althusser appelle dès de
Pour Marx les « concepts pratiques »38. Ces derniers, comme le concept d’« humanisme-réel »,
sont des concepts « intérieurement déséquilibrés » qui expriment une expérience de refus d’un
certain contenu idéologique (l’humanisme abstrait), mais dans une conceptualité encore
idéologique (cf. PM, 255). Ainsi, ils indiquent « une action à accomplir, un déplacement à
effectuer » (PM, 254) (celui vers une étude des rapports sociaux à la lumière des concepts de
mode de production, forces productives, rapports de production, etc.), mais cette action et ce
déplacement ne peuvent pas être effectués sur leur propre base : « Nous pouvons aider tous
ceux qui s’en approchent à passer cette frontière : mais à la condition de l’avoir nous-mêmes
franchie, et d’avoir inscrit dans nos concepts le résultat irréversible de ce paysage » (PM, 257).
Pour le dire autrement, il faut avoir déjà accédé à l’autre texte de la science pour pouvoir
transformer le texte de l’idéologie, à partir des points où il signale lui-même la nécessité de sa
transformation. C’est pourquoi, lorsque le déplacement s’est effectué, plus rien ne reste du
concept pratique : « le concept pratique qui nous indiquait le lieu du déplacement a été
consommé dans le déplacement même, le concept qui nous indiquait le lieu de la recherche est
désormais absent de la recherche même » (PM, 255). Ainsi, le concept empirique pourrait être
compris comme ce qui remplace le concept pratique lorsqu’il est de part en part transformé par
les concepts théoriques à travers le montage théoriquement instruit de l’expérience39.

38
Sur la question des concepts pratiques comme forme d’indication dont la théorie peut se servir, cf. E.
Mancuso, « L’indication comme concept. La logique des “groupes althussériens” (1965-1968) », Cahiers du
GRM, n° 7, 2015.
39
Est-ce que cela signifie que l’empirique est simplement « exclu de la pratique scientifique » (G. Elliott,
Althusser, op. cit., p. 93) ? C’est une position répandue parmi les critiques d’Althusser, incarnée de la
manière la plus claire par Thompson, selon lequel « Althusser confond et réunit continuellement les
modalités ou techniques (empiriques) d’investigation avec l’empirisme, formation idéologique assez
différente » (E. P. Thompson, The Poverty of Theory, op. cit., p. 7). Il faudrait plutôt dire que l’empirique est
toujours pour Althusser chargé de théorie. C’est pourquoi, en ligne de ce point de vue avec la pratique
scientifique la plus courante, n’est admissible comme empirique que ce qui résulte d’une expérimentation, et
non pas d’une expérience. Tout en reconnaissant que les accusations de Thompson sur ce point ne sont pas
tout à fait déplacées, les études althussériennes de Lire Le Capital étant frappées par un « manque de contrôle
empirique » qui aille au-delà des études empiriques de Marx lui-même, Anderson affirme en même temps
l’importance, pour éviter de tomber dans l’affirmation selon laquelle tout fait est historique, de posséder une

494
La deuxième raison de la primauté de la théorie relève de la manière dont des concepts
empiriques produits par la pratique théoriquement informée des partis communistes peuvent
faire progresser la théorie marxiste. Selon Althusser, une théorie progresse en produisant des
concepts empiriques nouveaux en décalage par rapport aux concepts théoriques existants
(décalage I) ; en produisant des concepts théoriques nouveaux en décalage par rapport au
système existant des concepts théoriques (décalage II) ; et en produisant un décalage entre
systèmes théoriques différents (décalage III). Ces décalages sont produits suivant une
dialectique de l’accumulation et de la condensation (de concepts empiriques ou théoriques
nouveaux), qui peuvent susciter des effets théoriques dans la forme d’une « relative
continuité » (décalage I), d’un antagonisme (décalage II) ou d’une explosion (décalage III)40.
Cela signifie que « la simple production de concepts empiriques ne fait pas en tant que telle
progresser la théorie »41. En effet, « ce simple décalage (…) entre concepts empiriques et
concepts théoriques (…) ne suffit généralement pas à provoquer d’elle-même les effets
théoriques qui font progresser la théorie marxiste. L’expérience montre au contraire que la
pratique et la théorie peuvent fort bien s’accomoder de ce décalage et pendant très longtemps,
en prendre leur parti, et même l’ignorer, le masquer, et le dénier en tant que décalage »42. Il
s’ensuit que « pour qu’un effet théorique soit produit à l’occasion d’un décalage I, il faut que
soient combinés à la fois le ou les concepts empiriques nouveaux, et des concepts théoriques,
voire des systèmes théoriques existants. (…) [P]our qu’un effet théorique soit produit à
l’occasion d’un décalage II, et à plus forte raison d’un décalage III, il faut faire intervenir
d’une façon beaucoup plus massive des concepts théoriques et des systèmes théoriques,
combinés avec des concepts empiriques, ou des groupes de concepts empiriques »43. Le
principe du progrès théorique se trouve donc en dernière instance dans la systématicité de ses
concepts théoriques, à partir de laquelle on évalue le rapport des nouveaux concepts
empiriques ou théoriques au système de concepts lui-même. À nouveau, ces décalages peuvent
être résolus de manière imaginaire, par exemple en forçant un nouveau concept empirique à
correspondre à un concept théorique existant inadéquat (dogmatisme) ou à un concept
idéologique (opportunisme) – ce qui dans les deux cas donne lieu à une « vérification »
immédiate de la théorie44. C’est pourquoi « la pratique scientifique travaille constamment dans

théorie capable de définir ce qui rend des évènements historiques (cf. P. Anderson, Arguments, op. cit., pp.
13-14), et que de ce point de vue l’analyse structurale d’Althusser demeure essentielle.
40
Cf. L. Althusser, « Théorie marxiste et parti communiste (Union théorie/pratique) (1966-1967) », A7-
02.04, pp. 17-20.
41
L. Althusser, « Théorie marxiste et parti communiste (Union théorie/pratique) (1966-1967) », A7-02.03,
p. 22.
42
L. Althusser, « Théorie marxiste et parti communiste (Union théorie/pratique) (1966-1967) », A7-02.04,
p. 2.
43
Ibid., pp. 20-21.
44
Cf. ibid., pp. 4-8. « [L]e parti qui abandonne un concept clé de la doctrine est obligé (…) soit de réviser
complètement la doctrine (…) soit de conserver résolument les concepts anciens, à l’exception du concept
abandonné, mais alors d’en boucher le vide, c’est-à-dire de remplacer le concept abandonné par un pseudo-
concept qui donne toutes les apparences de le remplacer réellement, alors qu’il n’en est que le pâle sous-

495
la méconnaissance du décalage, et sur elle »45, afin de lui faire face en se transformant. C’est
peut-être ce travail dans et sur la méconnaissance du décalage (l’unité du décalage) entre
systématicité des concepts et le développement du discours scientifique (qui produit de
nouveaux concepts) que le matérialisme dialectique permet de penser. En tout cas, si l’on
transpose ces considérations à la question du rapport entre théorie marxiste et parti
communiste, il faut conclure que « la pratique politique des partis communistes ne provoque
d’effets théoriques, donc ne fait progresser la théorie marxiste, que si sont réalisées les
conditions d’une pratique théorique capable de produire, à partir des concepts empiriques
produits par la pratique politique des partis communistes, les effets théoriques
correspondants ». Il s’ensuit que « la pratique politique des partis communistes ne produit pas
directement, immédiatement, dans une dialectique de la simplicité et de la continuité, ces effets
théoriques »46. En effet, en amont, elle ne produit des concepts empiriques que si elle est
informée par la théorie et, en aval, les concepts empiriques qu’elle produit ne font progresser la
théorie qu’à partir de leur combinaison avec les concepts théoriques et les systèmes théoriques
existants.

On sait que la fonction stratégique de la théorie marxiste consiste dans le fait de tracer
une ligne de démarcation entre les modes de production (c’est-à-dire les tendances)
incompatibles qui coexistent dans la conjoncture, et que cela constitue aussi une manière de
tracer une ligne de démarcation entre formes de la lutte des classes et par conséquent entre
classes. Ces passages nous apprennent que cette opération peut bien se servir des résultats de
l’expérience propre à la pratique politique du parti, mais qu’elle ne se réalise qu’à partir de la
systématicité même des concepts théoriques de la théorie marxiste. Pour le dire autrement, les
concepts empiriques ne nous apprennent quelque chose sur le mode de production capitaliste,
ainsi que sur l’« insistance » d’autres modes de production dans la conjoncture singulière, que
si l’on parvient à les réinscrire dans les concepts théoriques des différents modes de production
construits par la théorie marxiste. Autrement dit, c’est la théorie qui identifie ce qui dans les
concepts empiriques (les expérimentations du parti) nous permet de connaitre la transition
historique, de connaitre ce qui est historique dans l’histoire, et par conséquent de fixer la
stratégie. Or, s’il est clair qu’Althusser vise ici à évacuer cette forme d’idéalisme qu’il appelle
« pragmatisme », qui conçoit la recherche et la formation théoriques « comme des purs et
simples auxiliaires de la pratique, comme des “servantes de la politique” », comme le « pur et
simple commentaire de la pratique politique immédiate »47, il a beaucoup plus de mal, en dépit

produit, un concept faible, qui n’est plus alors un concept comme les autres, mais une simple idée vague, une
notion » (VN, 160).
45
L. Althusser, « Théorie marxiste et parti communiste (Union théorie/pratique) (1966-1967) », A7-02.04,
p. 9
46
Ibid., p. 22.
47
L. Althusser, « Théorie, pratique théorique, et formation théorique », op. cit., p. 46 ; tr. angl. « Theory,
Theoretical Practice and Theoretical Formation », op. cit., p. 42.

496
de l’indication de l’importance du décalage irréductible entre concepts théoriques et concepts
empiriques, qui peuvent seulement se combiner ou se conjoindre, à distinguer la réalisation de
la théorie dont il parle du « concept hégélien de la “réalisation” spéculative de l’Idée dans le
concret », avec laquelle, dit-il sans approfondir, elle « n’a rien à voir » (PA, 40), c’est-à-dire
avec l’autre forme d’idéalisme qui hante la théorie, et qui peut la rendre incapable de « se
nourrir de toutes les expériences, de tous les résultats et de toutes les découvertes réelles de la
pratique »48. On comprend ainsi pourquoi Althusser tend à résoudre les problèmes posés par
l’union de la théorie marxiste et du mouvement ouvrier, en tant que celui-ci doit en ressortir
révolutionnaire, en postulant une union entre théorie et pratique au sein même de la théorie,
laquelle n’a donc qu’à se réaliser dans ce montage expérimental qu’est le parti. Comme
l’explique Robelin, « [s]i l’unité de la domination bourgeoise assure d’emblée le lien
organique entre les idéologies et les pratiques réformistes, l’unité entre théorie et pratiques
révolutionnaires s’appuie sur une classe qui n’a pas spontanément de politique révolutionnaire.
La politique révolutionnaire suppose déjà au contraire une théorie révolutionnaire (…). L’unité
de la théorie et de la pratique est elle-même pratique ; la théorie produit sa propre pratique
vérificatrice, hors de laquelle elle n’existe pas. Mais si l’unité entre théorie et pratique est
politique, si la classe ouvrière n’a pas de pratique politique révolutionnaire, cette unité échoit
nécessairement au parti »49.

La raison ultime de cette difficulté se trouve donc dans l’idée même du parti comme
montage, scientifiquement élaboré, d’une expérience. C’est en effet seulement en supposant
qu’un tel montage soit à l’abri de l’idéologie que les concepts empiriques qu’il produit
peuvent être considérés comme la réalisation de la théorie. Selon Althusser, c’est précisément
l’un des effets les plus importants de la révolution théorique de Marx que d’avoir suscité une
révolution des formes d’organisation du mouvement ouvrier elles-mêmes par la critique de
leurs formes spontanées50. C’est donc la théorie elle-même qui garantit que le montage soit à
l’abri de l’idéologie. C’est sur cette « révolution » que se termine « Théorie marxiste et parti

48
Ibid., p. 48 ; p. 42. À propos de la manière dont la théorie marxiste procède en informant le parti pour en
faire un expérimentateur collectif jusqu’à poser sa ligne stratégique, laquelle à son tour détermine ses choix
tactiques, il est intéressant de lire le numéro 9/10 des Cahiers marxistes-léninistes intitulé « Vive le
léninisme ! » que la rumeur attribuait à l’époque à Althusser (cf. la schématisation similaire qui se trouve
dans L. Althusser, « Théorie marxiste et parti communiste (Union théorie/pratique) (1966-1967) », A7-02.01,
p. 12). En commentant ce texte, Jean-Jacques Lecercle relève que la pensée de Lénine y est présentée comme
constituée d’une science principale, qui établit le rapport entre les limites de la conjoncture et la perspective
stratégique, et de deux sciences secondaires, la science des mots d’ordre et la science de la direction
politique. Dans son ensemble, la pensée de Lénine est donc constituée par la hiérarchie articulée de la théorie
de la révolution (théorie des modes de production), de l’analyse concrète de la situation concrète et de
l’analyse des tâches quotidiennes du révolutionnaire – Lénine se concentrant tout particulièrement sur les
deux derniers niveaux. On trouve ici un exemple de la manière dont, depuis la théorie des modes de
production jusqu’à l’énonciation de mots d’ordre, la science « se réalise ». Cf. J.-J. Lecercle, Une philosophie
marxiste du langage, op. cit., pp. 97-98.
49
J. Robelin, Marxisme et socialisation, op. cit., p. 270.
50
Cf. L. Althusser, « Théorie marxiste et parti communiste (Union théorie/pratique) (1966-1967) », A7.02-
05, p. 2.

497
communiste ». Althusser souligne le rôle primordial de la « vérité » de la théorie marxiste pour
que les communistes se réunissent en un parti. C’est en effet dans cette théorie qu’on trouve la
nouveauté radicale de ce parti par rapport aux partis bourgeois, c’est-à-dire ce qui fait de sa
pratique politique une « pratique nouvelle ». De manière générale, on adhère à un parti car on
adhère à une certaine conception de la société et de la politique. Or, « [s]ans doute les partis
bourgeois n’ont pas toujours de conception et de doctrine bien arrêtées, bien claires et
systématiques. La plupart du temps, ils n’en ont pas besoin : leur conception générale, qui n’en
est qu’une variante, fait corps avec l’idéologie dominante de la société bourgeoise. Sans doute
les partis bourgeois n’ont pas non plus toujours besoin de beaucoup d’adhérents ni d’une
véritable organisation de ces adhérents : puisque leur force principale leur vient de l’existence
même de la société bourgeoise »51. Au contraire, on adhère au parti communiste « contre
toutes les pressions », par la « conviction que la doctrine et la politique du parti sont les seules
justes et les seules révolutionnaires ». C’est la « force de démonstration de la doctrine du parti
communiste, incarnée dans ce parti, la lumière que cette doctrine et ses explications jettent sur
les expériences politiques de la classe ouvrière, c’est donc la vérité de la doctrine du parti
communiste qui provoque assure et confirme en dernier ressort le choix des militants qu’y
adhèrent »52.

Althusser explique ensuite que si le parti doit être une organisation, c’est d’un côté
pour des « raisons techniques », afin d’« assurer l’unité et la cohésion des adhérents, – unité et
cohésion indispensables pour faire du parti une véritable force collective »53. Mais il y a surtout
une « raison théorique » plus fondamentale, pour la compréhension de laquelle la théorie
marxiste est nécessaire, à savoir que « le “rôle de l’individu dans l’histoire” (…) n’est
historiquement efficace que si l’action de l’individu est une action historique, c’est-à-dire si
elle est déterminée en fonction des structures sociales, en fonction de l’organisation à
constituer pour transformer ces structures sociales, et si elle s’insère même à l’échéance, pour

51
Ibid., p. 7. On se souviendra de l’idée selon laquelle la transition du mode de production féodal au mode de
production capitaliste avait pu s’appuyer (étant une transition d’une société de classes à une autre) sur l’État,
ce que la transition vers le mode de production communiste ne peut pas faire, d’où la nécessité de s’appuyer
sur la science (cf. Chapitre IV.3.1).
52
Ibid., p. 9. Notons que cette affirmation contredit celle que l’on a citée plus haut (et qui est tirée du même
texte) selon laquelle « il ne suffit pas que la théorie soit vraie pour qu’elle s’empare des masses ». On
pourrait penser de dénouer la contradiction en marquant la différence entre masses et militants. Cela ne
résout toutefois pas le problème, parce que ça suppose qu’un individu soit déjà un militant pour que son
choix puisse être assuré, confirmé par la force de démonstration de la doctrine, alors même que cette force est
censée provoquer son choix. On retrouve ici la forme même de l’interpellation idéologique, la structure
interne de l’idéologie, mais « portée » par la science, ce qui n’est pas étonnant si l’on se souvient de ce que
l’on a dit plus haut sur l’idéologie marxiste-léninste comme « idéologie scientifique ». Il est aussi intéressant
de relever que le fait d’être une organisation « incarnant » une doctrine constitue le point de rapprochement
principal entre le parti et l’Église, à ceci près que la doctrine du parti est scientifique, c’est-à-dire qu’il ne
suffit pas de la « préserver » et « respecter », mais qu’il faut aussi l’« enrichir » (VN, 158).
53
L. Althusser, « Théorie marxiste et parti communiste (Union théorie/pratique) (1966-1967) », A7.02-05,
p. 14.

498
avoir prise sur elles, dans les formes de ces structures »54. Il faut en effet tenir compte « de la
nature (structurelle) de la réalité sociale sur laquelle on veut agir », ce qui oblige à poser « le
principe qu’il faut une organisation (structurée) pour pouvoir agir sur une réalité sociale
(structurée) ». Pour le dire autrement, comme « seule une structure peut agir sur des
structures », « ce ne sont pas les individus isolés, même d’accord sur des principes et des
objectifs, qui peuvent agir sur les structures de la société existante, – mais des individus
groupés dans une structure spécifique et déterminés par elle : l’organisation politique, le
parti »55.

On voit que dans le discours d’Althusser l’organisation tend à coïncider avec (ou du
moins à cristalliser) la structure par laquelle on peut transformer la structure sociale, c’est-à-
dire la structure même dont l’actualisation détermine la transformation du mode de
transformation dominant dans la formation sociale (celui du mode de production dominant).
De ce point de vue, on pourrait considérer que c’est le parti lui-même, tel qu’il est informé par
la théorie marxiste, qui incarne le deuxième pouvoir, qui constitue le pouvoir social alternatif
pouvant s’opposer au pouvoir social de la bourgeoisie. Pour le dire autrement, c’est le parti lui-
même, tel qu’il est informé par la théorie marxiste, qui permet à la forme de lutte des classes
prolétarienne de conquérir son autonomie. Le parti théoriquement informé organise les masses
en classes, à partir de sa propre autonomie56. Ici, la question de la forme de l’organisation
n’est donc posée que pour être immédiatement résolue par l’appel à la théorie censée définir
cette forme : « ce que le marxisme introduit de nouveau, mais de radical, c’est la définition
scientifique des formes que cette organisation (structurée) des masses doit prendre pour
pouvoir accomplir la révolution socialiste »57. Ainsi, du moins dans le principe, la théorie peut
pénétrer le parti en en faisant la réalisation même de la tendance vers le nouveau mode de
production dont elle formule la connaissance. C’est le parti lui-même qui, étant informé par la
théorie, commence à constituer une articulation alternative du tout social permettant d’activer
la contingence de l’articulation dominante.

54
Ibid., p. 17.
55
Ibid. , p. 15. Moulier Boutang a montré les racines catholiques de cette insistance sur l’organisation, en y
voyant la différence fondamentale entre les parcours, apparemment si similaires, d’Althusser et d’un Roger
Garaudy : « Althusser est venu à l’intégralisme communiste dans une horreur toute augustinienne de
l’impuissance de l’homme privé de la grâce et du salut collectif de l’Église (…) Garaudy (…) est venu (…)
au socialisme, et au communisme, (…) par le flambeau des valeurs humaines d’une morale chrétienne » (Y.
Moulier Boutang, Althusser, une biographie, Tome II, op. cit., pp. 16-17).
56
L’idée selon laquelle le parti est la structure qui permet d’agir sur les structures sociales peut être en effet
reformulée à partir de la thèse selon laquelle ce sont les masses qui font l’histoire : « Les “masses qui font
l’histoire” ne sont pas des “foules”, ou des agglomérats informes d’hommes, mais des hommes groupés sous
des structures qui les déterminent. (…) [L]es grandes modifications historiques sont survenues sous l’action
des masses, c’est-à-dire des hommes groupés sous la détermination de structures sociales ou d’organisation
de lutte (structurées) dépendant elles-mêmes de ces structures sociales. Tout ce qui n’a pas pris cette forme
n’a pas eu d’efficace et d’existence historique » (L. Althusser, « Théorie marxiste et parti communiste (Union
théorie/pratique) (1966-1967) », A7.02-05, p. 16).
57
Idem.

499
Cela signifie que s’il y a chez Althusser un idéal du parti « pur », ou « purifié » par la
théorie, pouvant « choisir » où se situer dans l’ensemble des rapports sociaux, c’est bien dans
cette période qu’il faut le chercher, et non pas lorsqu’il lance l’« interpellation théorique » du
parti hors État – interpellation qui constitue au contraire l’effet d’une mise en question radicale
de cet idéalisme et de l’idée de théorie qui l’accompagne, et aboutit, par la référence aux
initiatives des masses, à l’idée d’un parti qui doit se constituer avant tout « hors de soi-même »,
ainsi qu’à une autre conception de la scientificité de la science. Dans cette première phase, le
lien entre théorie marxiste et formation théorique garantit au contraire aux militants et aux
dirigeants théoriquement formés de maitriser l’idéologie bourgeoise et de transformer
l’idéologie spontanée des masses qui n’en est qu’un effet secondaire, afin de rendre les masses
capables de s’adapter à une tâche historique qui dépasse les conditions surdéterminées par la
structure dominante du tout social. Ce qui manque fondamentalement à la perspective
développée ici est une étude approfondie des conséquences de ce qu’Althusser appelle, en la
minimisant, la « raison technique » de la nécessité de l’organisation. Cette raison technique est
ici entièrement soumise à la « raison théorique », et Althusser ne questionne aucunement ce
que la constitution d’une « force collective » cohésive et unie comporte en termes d’effets
idéologiques. Il n’interroge pas la possibilité que se produise une forme d’idéologie propre à la
forme-parti elle-même – forme d’idéologie qui, étant produite « de l’intérieur » du parti, ne
peut pas simplement être combattue par la théorie qui se réalise dans l’organisation à travers la
formation théorique58.

Nous verrons bientôt comment et pourquoi cette question revient au centre de la


réflexion althussérienne dans les années immédiatement suivantes, et que ce retour induit une
transformation radicale de la conception de la scientificité du matérialisme historique, du rôle
de la philosophie, et de l’union de la théorie marxiste et du mouvement ouvrier. Pour l’instant,
nous voudrions consacrer quelques moments à une étude de la « forme » même que la
formation théorique doit prendre pour pouvoir contrer efficacement les tendances spontanées
de l’idéologie prolétarienne.

2. La formation théorique

Significativement, la question de la forme de la formation théorique – c’est-à-dire de la


pédagogie – n’est pas abordée par Althusser de manière à la lier directement à la question de
l’organisation du parti. Les principales réflexions althussériennes au sujet de la pédagogie se
trouvent dans « Problèmes étudiants », un texte de 1964 consacré aux propositions de

58
Comme l’a relevé Rancière, la position althussérienne aboutit à un « masquage de la question du pouvoir »
par une « conception techniciste de l’organisation politique » : « La perception du politique s’effectuait chez
Althusser dans un doublet science-technique qui excluait une prise en considération des effets de pouvoir.
(…) L’organisation était un instrument technique. (…) [L]e seul problème était de savoir ce qu’on mettait
dedans » (J. Rancière, La leçon d’Althusser, Paris, Gallimard, 1974, pp. 106-107).

500
transformation du mode d’enseignement universitaire formulées par les syndicats étudiants
français au début des années 60. Concentrons-nous d’abord sur la conjoncture dans et pour
laquelle ce texte a été écrit59. Nous sommes en 1963-64 et le contexte est celui du mouvement
étudiant français, c’est-à-dire de son organisation principale, l’Union Nationale des Étudiants
de France (UNEF) et en particulier de l’Union des Étudiants Communistes (UEC),
l’organisation étudiante liée au Parti communiste français, qui est à l’époque profondément
divisée entre différentes factions60. L’UEC est dans cette phase profondément influencée par le
courant dit « italien », majoritaire en son sein et prenant de l’ampleur en général au sein du
PCF. Ce courant tire son nom du fait de s’inspirer des tentatives menées dans le Parti
communiste italien afin de réaliser la déstalinisation à travers des mesures de libéralisation
sous la bannière d’un humanisme nouveau remettant au centre des discours théoriques et
politiques la notion d’aliénation. Conséquemment, l’UEC conçoit les étudiants comme des
travailleurs intellectuels unis au prolétariat par une aliénation commune, dans leur cas
engendrée par l’organisation de l’enseignement, qui produit une individualisation, une
passivisation et une hiérarchisation croissantes. Parmi leurs revendications pratiques, on trouve
celle du salaire étudiant, de la participation active des étudiants dans les décisions d’ordre
administratif et pédagogique de l’Université et la recherche d’alternatives à l’examen. Plus
fondamentalement, est remise en question la relation « verticale » et inégalitaire entre étudiants
et enseignants, c’est-à-dire la relation pédagogique elle-même, à travers la proposition de
collectiviser l’apprentissage et la production de la connaissance par la constitution de groupes
de travail universitaires (GTU) égalitaires, qui seraient les seuls responsables et constitueraient
la seule autorité de l’apprentissage. Pour le dire un peu grossièrement, pour le mouvement
étudiant, la lutte des classes passe désormais au sein même de l’Université, s’inscrivant dans
son fondement même, à savoir la « relation pédagogique ».

Ce courant est considéré par ses opposants comme une réponse « de droite », social-
démocrate, révisionniste au stalinisme. Ainsi, le « centre » orthodoxe, c’est-à-dire la direction
du PCF, qui se limitait en ce qui concerne l’éducation à défendre une politique de
démocratisation de l’accès à l’enseignement supérieur par l’augmentation des allocations pour
les ressortissants des milieux défavorisés, charge Roland Leroy, membre du Comité central, de
désamorcer cette tendance et de rétablir l’orthodoxie. Le point à retenir est que, pour ce faire,

59
Cf. W. Montag, « Introduction to Althusser’s ‘Student Problems’ », Radical Philosophy, 170, 2011, pp. 8-
10, ainsi que J. Rancière, La leçon d’Althusser, op. cit., Ch. II. Dans une lettre de cette époque, Althusser
écrit : « J’en suis (…) au point où je vais pouvoir dénouer la crise politique existant entre le parti et les
étudiants, non sur le plan des conflits directement politiques, mais sur le plan de l’argumentation théorique et
idéologique » (L. Althusser, « Lettre du 8 décembre 1963 », Lettres à Franca, op. cit., p. 493).
60
L’ensemble du mouvement étudiant français s’était radicalisé pendant la guerre d’Algérie, en rentrant en
conflit avec le PCF dont l’attitude à l’égard de la lutte pour l’indépendance de l’Algérie était restée jusqu’à
très tard fort ambigüe – ce qui avait produit aussi des conflits entre l’UEC, qui restait proche du Parti, et
l’UNEF. Après la fin de la guerre, le mouvement étudiant tourne son attention vers l’Université, en rompant
l’unité d’action entre étudiants et enseignants qui caractérisait la position du mouvement pendant la guerre
d’Algérie et en renforçant la liaison entre organisations étudiantes.

501
Leroy « s’allie » avec l’autre courant « hétérodoxe » de l’UEC, représentant l’opposition « de
gauche » au sein du PCF, qui sera bientôt défini par les orthodoxes de sectariste ou
dogmatique, à savoir le groupe d’étudiants maoïsants qui commencent à l’époque à se réunir
autour d’Althusser et à publier les Cahiers marxistes-léninistes. Grâce à cette alliance, les
leaders « italiens » de l’UEC sont remplacés en 1965 dans un bureau national de l’UEC à
nouveau fidèle à la ligne du Parti. Cette collaboration des maoïstes avec le Parti se terminera
en 1966, après la réunion du Comité central d’Argenteuil consacrée aux intellectuels, sur
laquelle nous reviendrons. À la suite de cette réunion du Comité central, le Cercle d’Ulm, dont
faisaient partie la plupart des althussériens, est dissout et certains de ses membres expulsés du
Parti, ce qui mènera à la création de l’Union des Jeunesses communistes (marxistes-léninistes).

L’article « Problèmes étudiants » est employé par les étudiants proches d’Althusser et
en général par les orthodoxes du Parti comme une arme théorico-politique centrale dans la lutte
contre la direction « italienne » de l’UEC. Althusser affirme – d’une manière on ne pourrait
plus explicite, – que le problème politique n° 1 posé par l’enseignement universitaire, n’est pas
la forme de l’enseignement, en particulier le rapport pédagogique, mais son contenu. Il fonde
cette priorité sur la distinction entre division technique et division sociale du travail. La
première répond à des contraintes nécessaires à la reproduction de toute société – en particulier
de toute société « moderne ». La deuxième a par contre pour fonction d’assurer le processus de
travail dans les formes de la division en classes, c’est-à-dire de reproduire la domination d’une
classe sur les autres. Althusser, d’un côté, admet que la division technique ne peut pas être
entièrement séparée de la division sociale du travail, et même qu’elles se confondent le plus
souvent. Toutefois, d’un autre côté, il considère que l’Université échappe à cette confusion,
que dans l’Université une ligne de démarcation entre division technique et division sociale est
clairement identifiable, et semble attribuer cette caractéristique au caractère « libéral » de
l’Université, résultant d’une non mieux identifiée « longue lutte de résistance au pouvoir », qui
permet à l’Université d’organiser la division du travail en son sein en respectant des exigences
purement techniques, et de jouer un rôle technique nécessaire à toute société moderne – même
à celles qui existeront après le dépassement du mode de production capitaliste61.

La division technique du travail prend à l’Université la forme de la division entre


maitres et élèves. Elle est, estime Althusser, fondée sur une situation d’inégalité entre « savoir
inégal-inférieur » et « savoir inégal-supérieur », dont le dépassement est garanti précisément

61
Nous savons qu’Althusser remettra plus tard radicalement en question l’idée qu’il soit possible, dans
n’importe quelle branche de la division du travail, d’identifier une division technique qui ne soit pas en
même temps une division sociale : « ces “évidences” de la division, de l’organisation et de la direction
purement techniques du travail sont une pure et simple illusion, pis, une pure et simple imposture, utilisée à
fond par la lutte de classe capitaliste contre la lutte de classe ouvrière, pour maintenir les ouvriers dans leurs
conditions d’exploités » (SR, 71). Il est difficile de ne pas comprendre ce passage comme une critique
adressée à « Problèmes étudiants », auquel Althusser se réfère dans la page précédente sans rappeler que
précisément une telle illusion ou imposture en constituait le cœur.

502
par la fonction pédagogique, qui relève donc d’une nécessité d’ordre technique. Althusser
explique la volonté des étudiants de remettre en question la relation pédagogique par l’attrait
exercé par la recherche scientifique, c’est-à-dire par le moment de la production du savoir –
moment où les chercheurs sont censés se rapporter l’un à l’autre sur un pied d’égalité. Il
affirme que, si cet attrait est tout à fait justifié, il faut aussi se rendre compte que pour se
retrouver dans une telle situation, il est nécessaire au préalable d’accepter la fonction
pédagogique en tant qu’elle permet de dépasser l’inégalité au niveau du savoir.
Pour hâter l’assimilation d’un savoir existant, la méthode qui consiste à partir, muni de bonnes
résolutions « participationnelles », mais dans la nuit, est techniquement mauvaise : un travail collectif
volontaire n’a de sens que s’il est dirigé par des maîtres ou assistants possédant justement le savoir
que les étudiants doivent acquérir et la technique scientifique de l’acquisition de ce savoir : cette
technique scientifique s’intitule la « pédagogie ». (…) La conception anarchiste-« démocratique » de
la pédagogie ne peut procurer aux étudiants que des déceptions alors que l’initiative par laquelle
l’UNEF a appelé les étudiants à former partout des GTU est une initiative profondément juste et
féconde. C’est une absurdité de perdre du temps à redécouvrir par des moyens incertains, et au prix
d’efforts considérables, un savoir pour lequel il existe une voie infiniment plus directe parce que
rationnelle. Les étudiants qui agiraient ainsi retarderaient en fait le moment où ils auraient acquis la
formation requise pour devenir les chercheurs qu’ils veulent être62.

Affirmation de l’inégalité du savoir, distinction entre assimilation/transmission du savoir d’un


côté et recherche/production du savoir de l’autre, insistance sur la nécessité de la fonction
pédagogique : on ne pourrait proposer de synthèse plus claire de ce qu’on entend
habituellement par éducation traditionnelle ou conservatrice.

Si la relation pédagogique relève d’une nécessité technique, et ne peut donc pas être
considérée comme un effet de la lutte des classes, la division sociale du travail intervient au
contraire au niveau du contenu, c’est-à-dire au niveau de la distinction entre science et
idéologie : « c’est par la nature même du savoir qu’elle donne aux étudiants, que la
bourgeoisie exerce sur eux (…) la plus profonde influence. C’est dans le savoir qui est
enseigné à l’Université que passe la ligne de partage permanente de la division technique et
sociale du travail, la ligne de partage de classe la plus constante et la plus profonde »63.
L’ennemi n° 1 est alors pour Althusser les « demi-savoirs » véhiculés par « l’idéologie
positiviste et technocratique » et « la cause révolutionnaire est toujours indissolublement liée à
la connaissance, c’est-à-dire à la science. (…) Ce que le gouvernement craint par-dessus tout,
c’est la formation scientifique et critique approfondie des intellectuels qu’il est bien obligé de
former »64. Althusser trouve une preuve de la validité de sa critique des positions des étudiants
dans le fait que les technocrates les plus « éclairés » seraient tout à fait prêts à accepter
certaines de leurs demandes concernant la forme de l’enseignement, une fois que le savoir
qu’ils entendent véhiculer est véhiculé, – et ceci d’autant plus qu’étant dans l’incapacité
d’accéder tout seuls à un savoir véritable en raison de l’absence de maitres, les étudiants se

62
L. Althusser, « Problèmes étudiants », La Nouvelle Critique, n° 152, janvier 1964, pp. 93-94.
63
Ibid., p. 88-89
64
Ibid., p. 94.

503
prêteraient bien à acquérir ces « demi-savoirs » qui constituent l’essentiel de l’idéologie
technocratique positiviste.

On sait que Jacques Rancière, prenant pour cible avant tout cet article, a formulé une
critique sévère des positions d’Althusser. Par exemple, il a rappelé que la distinction même
entre division technique et sociale du travail est, chez Marx (qui distingue en réalité entre
procès de travail en général et procès de production socialement défini65), une distinction
modale, qui se retrouve dans toute « substance », et que vouloir distinguer entre des
« substances » concernées exclusivement par la division technique et d’autres concernées aussi
par la division sociale du travail est le principe même de la sociologie bourgeoise qui vise à
présenter comme « neutres » et nécessaires à l’existence de la société en tant que telle, ou de la
société moderne dans sa complexité, des contraintes qui, en réalité, reproduisent la domination
de classe. Althusser cache ainsi le véritable principe de la domination derrière la distinction
d’origine métaphysique entre science et idéologie, entre vérité et erreur, en en faisant une
question de contenu66. Il faut au contraire affirmer qu’il n’y a pas de savoir pur, dont on
pourrait sanctionner le caractère idéologique ou scientifique à partir de critères internes et
auquel on pourrait attribuer immédiatement une portée émancipatrice, parce que ce qui compte
est la « forme d’appropriation du savoir », « la configuration du milieu où il est transmis » :
« la science n’apparaît pas en face de l’idéologie comme son autre, elle apparaît à l’intérieur
d’institutions et dans des formes de transmission où se manifeste la domination idéologique de
la bourgeoisie »67.

Il parait donc qu’il faille bien accorder à Rancière qu’avec « Problèmes étudiants »
Althusser se situe pleinement du côté du « discours de l’ordre », et plus précisément, si l’on
considère le rôle crucial de la formation théorique pour la lutte idéologique et politique, du
côté de l’ordre du parti, en tant que contre-structure censée préfigurer l’ordre social
postrévolutionnaire, mais qui ne parvient pas à ne pas dédoubler les formes d’ordre social
dominantes – en l’occurrence la division entre les savants et les ignorants. Comme l’indique
Rancière, la conception althussérienne selon laquelle l’éducation est un « préalable à toute

65
C’est au sein de ce dernier qu’il faut, comme le feront les althussériens, par exemple Balibar dans Lire Le
Capital, situer la distinction entre division technique (forces productives) et division sociale (rapports de
production) du travail, les deux divisions étant de nature sociale.
66
Cf. J. Rancière, La leçon d’Althusser, op. cit., pp. 243-248.
67
Ibid., p. 250. « [L’intervention d’Althusser] visait à déplacer la ligne de partage de classe des formes du
savoir à son contenu, la science ou l’idéologie, réservant ainsi la critique du contenu à ceux qui savent. (…)
[C]ette double division ne laissait aux étudiants qu’une seule voie pour critiquer d’un point de vue de classe
le savoir de leurs maîtres : c’était de devenir leurs pairs » (ibid., p. 85). On pourrait facilement montrer
qu’Althusser et ses collaborateurs remettront par la suite en question la distinction entre forme et contenu du
savoir, comme on peut le voir en particulier dans l’ouvrage de Baudelot et Establet L’École capitaliste en
France, op. cit., en particulier dans l’idée de la division de l’appareil scolaire lui-même en deux réseaux de
scolarisation (le réseau primaire professionnel et le réseau secondaire-supérieur) adoptant à chaque fois les
formes et les contenus appropriés à diviser les individus en deux groupes : le premier produisant la classe
dominée, assujettie à l’idéologie dominante, et le deuxième produisant la classe dominante, maniant
l’idéologie dominante.

504
transformation » s’applique en effet autant au niveau de l’éducation universitaire que de la
formation des militants du parti68. Et, comme toute « théorie de l’éducation », elle résulte dans
le « maintien d’un pouvoir qu’elle cherche à éclairer »69. En effet, dans la mesure où il oppose
à l’idéologie la science, donc avant tout le marxisme-léninisme à l’idéologie spontanée du
prolétariat, sans toucher aux formes d’appropriation de ce contenu – et laissant même entendre,
comme on l’a vu plus haut, qu’au fond la forme idéologique de rapport au contenu peut bien
demeurer en place –, Althusser semble bien s’inscrire dans ce qui a été décrit comme le
« mode de production ecclésial » de la vérité, concept qui s’applique particulièrement bien au
rapport au savoir propre au PCF. Cette modalité « associe fonctionnellement la constitution et
l’imposition d’un corps de doctrine à sa transmission comme “charisme de fonction” dans une
bureaucratie sacerdotale »70. Althusser donnerait simplement à ce corps de doctrine son
« supplément d’âme » scientifique, en reproposant le vieil idéal du « despotisme éclairé »71, et
cachant ainsi davantage le rapport intrinsèque entre mode d’appropriation du savoir et pouvoir.

Nous croyons toutefois que Rancière lui-même peut, dans une certaine mesure, nous
aider à remettre en question une telle lecture, lorsqu’il affirme qu’il y a, dans le discours
althussérien du début des années 60, un élément qu’il fait jouer contre les étudiants, mais qui
ne peut pas être récupéré par le parti, à savoir la question de l’autonomie de la théorie, garantie
précisément par la scientificité de son contenu. Ainsi, avec le geste de s’opposer à la primauté
de la forme sur le contenu, Althusser s’oppose non seulement aux étudiants, mais aussi en
même temps, au parti en tant qu’intellectuel collectif. L’élément à retenir est le fait que la
formation théorique telle qu’Althusser l’envisageait concernait en fait tous les militants et pas
seulement les dirigeants, c’est-à-dire que l’accès à la théorie doit être garanti à tout le monde
sans passer par la médiation d’une hiérarchie. C’est dans cette idée que Rancière identifie
l’aspect le plus proprement politique de l’intervention d’Althusser : « [l]’exacerbation de la
thèse kautskyste [selon laquelle la théorie scientifique doit être apportée au mouvement ouvrier
de l’extérieur] libérait de toute subordination politique le rapport de chacun à la théorie de
Marx. La théorie de Marx n’appartenait à personne d’autre que ses lecteurs et ceux-ci n’avaient
de devoirs qu’envers elle. (…) Aucun devoir envers les “masses”, le “peuple”, ou quelque
instance sociale ; mais aussi aucun devoir fondamental envers le Parti. Chacun pouvait lire
Marx et en tirer des conséquences. Il suffisait (…) qu’ils passent par la discipline de la
science »72. C’est pourquoi la position d’Althusser peut être résumée par le mot d’ordre « il n’y

68
Cf. ibid., p. 80.
69
Ibid., p. 104.
70
L’affirmation est de J.-Cl. Passeron, et elle est appliquée au PCF par B. Pudal, Un monde défait. Les
communistes français de 1956 à nos jours, Paris, Éditions du croquant, 2009, p. 23.
71
J. Rancière, La leçon d’Althusser, op. cit., p. 107.
72
Ibid., p. 97. Althusser l’affirme sans ambages dans son texte, en allant – dans l’un de rares passages dans
toute son œuvre où il en est explicitement question –, jusqu’à définir les principes d’une « morale du
communiste » : « Tous les communistes (…) ont un devoir fondamental vis-à-vis de la science marxiste-
léniniste, sans laquelle n’existerait aucune organisation communiste au monde. Ce devoir est le premier

505
a pas d’intellectuel collectif », au sens d’une « identité entre l’autorité intellectuelle de la
théorie et l’autorité politique de l’appareil »73. Il pense au contraire qu’il faut qu’il y ait ce que
l’on pourrait appeler un « collectif d’intellectuels »74. Il s’ensuit que « [l]’appel à la formation
théorique fonctionnait (…) comme une revendication démocratique, propre à réduire le
pouvoir des ténors en donnant à tous les militants les armes de la discussion »75.

La notion d’« intellectuel collectif », indirectement tirée de Gramsci, servait en effet à


l’époque à justifier l’emprise directe que la direction du PCF exerçait sur la production
théorique, qui devait être fidèle à son interprétation officielle du marxisme76, – une
interprétation paradoxalement à la fois dogmatique et malléable afin de pouvoir jouer
immédiatement un rôle de légitimation de ses tactiques électorales, lesquelles ne répondaient
d’ailleurs à aucune stratégie spécifique, dans la mesure où le parti était pris dans le double feu
de l’interdiction – imposée par l’U.R.S.S. – de poursuivre une stratégie véritablement
révolutionnaire, et d’un langage qui était, lui, révolutionnaire à la limite de la provocation77.
Les intellectuels « professionnels » se trouvaient alors dans le meilleur des cas dans la position
de « conseillers du Prince ». Un seul exemple pour illustrer comment fonctionnait ce
mécanisme : dans l’année qui précède « Problèmes étudiants », Jacques Arnault avait rappelé
dans La Nouvelle critique la position assignée aux intellectuels communistes par le parti :
Son savoir, à lui intellectuel, est partiel : partiel son savoir de spécialiste, partiel aussi son savoir
proprement politique. Le savoir du dirigeant politique doit être global. (…) C’est la direction

devoir fondamental de tous les communistes. (…) La connaissance scientifique du lien nécessaire existant
entre la science marxiste-léniniste et les devoirs précis des communistes, est le second devoir fondamental
des communistes (…) [N]ul ne peut se dire communiste (…) tant qu’il ne s’est pas acquitté personnellement
de ces devoirs, dont personne au monde, aucun “intellectuel collectif” au monde, et pas même le Parti, ne
peut le dispenser. (…) [L]’ultime décision, celle de s’acquitter ou non de ces devoirs, relève de l’individu lui-
même, de sa liberté personnelle. (…) La “morale” du communiste (qui est en droit identique à la science
marxiste-léniniste ; qui donne donc à la “conscience morale” du communiste un contenu identique au
contenu du savoir scientifique) concerne les seuls marxistes-léninistes instruits de la théorie et
“conséquents”, c’est-à-dire, en principe, les adhérents de l’organisation communiste » (L. Althusser,
« Problèmes étudiants », op. cit., pp. 81-82). Althusser distingue cette morale de « l’idéologie morale
communiste » qui subsiste à côté d’elle.
73
J. Rancière, La leçon d’Althusser, op. cit., p. 107.
74
Qu’Althusser semble envisager comme un collectif de libre discussion informée par la science : « Toute
discussion entre communistes est toujours une discussion scientifique » (L. Althusser, « Problèmes
étudiants », op. cit., p. 81).
75
Ibid., p. 88. Cf. aussi: « le prétendu “théoricisme” n’oubliait pas du tout la politique, c’était une politique
bien précise qui arrachait le marxisme à ses détenteurs institutionnels pour le livrer à tous : à tous les lecteurs,
mais d’abord à ceux qui cherchaient alors l’arme d’une action révolutionnaire nouvelle » (« L’arme théorique
d’un recommencement du marxisme », op. cit., pp. 244-245).
76
Similairement, la notion de « direction collective », signifiait en l’espèce « le primat à tout prix de l’unité
du Parti par l’unité de sa direction » (VN, 127).
77
« [A]u sein du groupe dirigeant, recruté parmi une faible fraction des militants, les décisions politiques et
la définition d’une ligne stratégique ne sont pas abordées en tant que problème complexe, requérant l’analyse
théorique et le débat démocratique interne, mais comme relevant d’options pragmatiques, intégrées au jeu
électoral français et associées à une stratégie indéfiniment transposable : le front unitaire » (I. Garo,
Foucault, Deleuze, Althusser, op. cit., p. 36). « [O]n peut considérer que l’oscillation non résolue entre la
volonté d’intégration institutionnelle et un positionnement résolument antisystème, faisant résonner une
culture révolutionnaire persistante, est une des clés majeures de la crise du PCF qui va se jouer au cours de
cette période » (ibid., p. 44).

506
politique qui fait la synthèse entre l’apport (indispensable) de l’intellectuel spécifique et l’apport de
ces autres spécialistes que sont, pour personnaliser, les secrétaires fédéraux. (…) C’est là une
difficulté de l’intellectuel : par nature il aspire à la généralisation de son savoir et de son expérience,
par nature aussi son statut ne lui permet pas de le faire valablement lui seul. L’intellectuel peut avoir
“des idées” ; elles ne peuvent trouver force et efficacité que par le Parti et n’être exprimées que par sa
direction78.

Il s’agit donc, par l’affirmation de la nécessaire parcellisation du savoir et de la visée


spécifique du travail intellectuel (Arnault faisant aisément pièce à l’« intellectuel spécifique »),
d’assigner aux intellectuels une place subordonnée à l’autorité politique et de maintenir la
soumission des militants (par exemple, les secrétaires fédéraux – donc encore plus les militants
« de base ») à la direction qui seule détient le savoir dans sa globalité79.

Cette conception du rôle des intellectuels est fondée sur une matrice qui, de Staline,
mène jusqu’au PCF des années 60. Cette matrice tend à ériger la technique au rang de science
et à réduire la théorie au rang de l’expérience, pour faire de la théorie scientifique un outil de
résolution des tâches à l’ordre du jour80 – précisément ce à quoi s’opposait Althusser en

78
Cité in F. Matonti, Intellectuels communistes. Essai sur l’obéissance politique. La Nouvelle Critique
(1967-1980), Paris, La Découverte, 2005, p. 65.
79
Garo a souligné la « méfiance relative » – justifiée par leurs origines de classe – des dirigeants du parti à
l’égard de la théorie, ce qui les motivait d’autant plus à la garder sous un contrôle politique (I. Garo,
Foucault, Deleuze, Althusser, op. cit., p. 35). C’est une différence de taille par rapport au Parti communiste
italien qui laissait plus d’autonomie aux intellectuels, pourvu qu’ils ne questionnent pas la ligne politique du
parti : « Le PCF se voulait “théoricien collectif”, porteur d’une philosophie officielle et d’une interprétation
de Marx qui étaient inséparables de la légitimation de la ligne politique : d’où le terrorisme à l’égard des
intellectuels mais aussi la possibilité de (croire) transformer le parti en agissant sur sa légitimation théorique.
Au contraire, le PCI laissait à ses adhérents une très grande liberté intellectuelle à condition de ne pas mettre
en question la ligne et l’autorité de la direction politique. Il s’ensuivait que la seule possibilité d’influencer le
PCI était de lui opposer une intervention directement politique susceptible de modifier sa ligne » (cf. F.
Carlino, A. Cavazzini, « Althusser est l’opéraisme. Notes pour l’étude d’une rencontre manquée », Revue
Période, 25 septembre 2014, s.p.). Les auteurs tirent de ces considérations une étude des interventions
théorico-politiques d’Althusser et Mario Tronti. Ces questions sont également abordées dans W. S. Lewis,
Louis Althusser and the Traditions of French Marxism, op. cit., qui cite J.-T. Desanti : « Les hommes d’État
prolétariens, les dirigeants des partis communistes (…) ont non seulement la possibilité, mais le devoir
d’intervenir dans la science. Leur fonction, leur rôle historique, les rendent possesseurs d’une science sans
laquelle ils ne seraient pas des hommes d’État et au nom de laquelle ils interviennent » (J.-T. Desanti, « La
science, idéologie historiquement relative » (1950), cité in ibid., p. 125).
80
Cf. J. Staline, Matérialisme dialectique et matérialisme historique, op. cit., pp. 18-19. Sur cette question,
cf. B. Pudal, Un monde défait, op. cit., pp. 27-28. C’est dans ce principe que s’enracine « l’affaire
Lyssenko » qui a formulé une pseudo-science sur la base de certaines trouvailles « techniques » en
agronomie de manière à ce qu’elle réponde parfaitement aux prescriptions du matérialisme dialectique
comme ontologie. Cf. D. Lecourt, Lyssenko. Histoire réelle d’une « science prolétarienne », Paris, Maspero,
1976. On trouve une version de cette précipitation de la science dans l’expérience – ainsi que de ses
retombées pragmatistes – chez le jeune Althusser, qui la fonde sur le principe de Vico du verum factum qu’il
critiquera durement par la suite : « Comme les travailleurs nous donnent le pain, ils nous donnent la vérité
dont nous vivons (…). Il y a des hommes qui font la vérité, fondamentalement, ce sont ceux qui sont au cœur
de l’histoire parce qu’ils sont au cœur de la vie et du pain : ceux qui travaillent et qui luttent. Nous,
philosophes, nous recevons cette vérité déjà faite (…) ; notre tâche est de la remettre dans son état d’origine
et de découvrir en elle toutes les implications, toutes les possibilités qu’elle contient, et de la rendre aux
hommes qui nous l’ont donnée et nous la donnent dans sa pureté et sa richesse, dans leur pureté et leur
richesse. (…) Ces hommes, ce sont les prolétaires, et ce sont eux nos juges (…), [ils] jugent [la vérité] “à
l’usage” comme on juge “à l’usage” si une charrue est bonne. Et ces hommes (…) aujourd’hui pour la
première fois savent que ce qui vaut pour la charrue vaut aussi pour l’histoire : ils le savent parce qu’ils font
l’histoire comme un forgeron fait la charrue. (…) [D]e leurs besoins, de leur expérience, de leur réflexion ils

507
soumettant la pratique « technique » et l’expérience du parti comme expérimentateur collectif
aux principes de la théorie scientifique marxiste. La conception stalinienne de la théorie est
importante pour comprendre que, même à l’époque de la lutte entre science bourgeoise et
science prolétarienne, le parti n’a jamais soutenu l’idée que la scientificité de la science relève
en tant que telle de son contenu – et encore moins qu’en raison de sa scientificité la science
joue immédiatement un rôle émancipateur –, ce qu’Althusser, lui, affirme en 1964 (bien qu’il
n’oppose évidemment pas deux sciences différentes mais la science – peu importe qu’elle soit
produite par des prolétaires ou des bourgeois – et l’idéologie). Qu’il suffise ici de rappeler la
position de l’un des plus sérieux « staliniens » ayant participé à cette lutte, Jean-Toussaint
Desanti, qui affirmera après-coup :
Ma critique ne portait pas sur l’essence de la démarche scientifique, mais sur le milieu dans lequel elle
se développait. (…) J’avais tendance à considérer que, par essence, la pratique révolutionnaire du
prolétariat et les formes de conscience que développe cette pratique atteignaient une forme supérieure
de vérité. (…) La contradiction [entre science bourgeoise et science prolétarienne] porte et ne porte
que sur le mode de relation entre l’activité scientifique et les exigences du développement de la
société. Cette contradiction portait à penser que du côté de l’URSS se trouvent réunies les conditions
81
permettant d’atteindre le maximum d’objectivité et le maximum de vérité .

C’est donc au fond bien l’affirmation du rapport entre le contenu du savoir et son milieu, c’est-
à-dire des formes d’organisation émancipatrices (la pratique révolutionnaire) et des formes de
société non-capitalistes, qui justifie – en faisant appel à une conception téléologique de
l’histoire – la conception de la fonction intellectuelle du parti et la soumission de la production
et de la transmission du savoir aux logiques de parti82.

Mais l’aspect le plus important concerne directement le mode de transmission du


savoir. Cette emprise sur la production intellectuelle était en effet couplée à une formation
théorique des militants qui se réalisait dans un impressionnant appareil éducatif qui

ont fait une science de l’histoire, et traitent l’histoire comme le forgeron le fer et le médecin le corps »
(EI, 314-315). À la suite de ce passage, Althusser fait l’éloge de la « position de parti en science » et de
Jdanov.
81
« Un témoin : Jean-Toussaint Desanti, Entretien avec Dominique Desanti » (1975), in J.-T. Desanti, Une
pensée captive. Articles de La Nouvelle Critique (1948-1956), Paris, P.U.F., 2008, pp. 409-410. Sur la
question science bourgeoise/science prolétarienne, il faut lire en particulier l’article de 1949 « Science
bourgeoise, science prolétarienne », ainsi que les « mises au point » de 1951-52 « La science, la lutte des
classes et l’esprit de parti » et « La science et la lutte idéologique », qui sont recueillis dans ce volume.
82
« Du fait que nous étions engagés dans une lutte juste, du fait que cette lutte était celle du Parti, le fait
même de notre engagement prit à nos yeux la valeur d’une justification universelle. Nous en vînmes alors à
une vision simplifiée du monde. C’était une conception messianique du rôle de la classe ouvrière et du Parti.
Il nous semblait qu’ils étaient, par nature, des révélateurs immédiats du sens profond de l’histoire » (J.-T.
Desanti, « Sur les intellectuels et le communisme » (1956), in ibid., p. 380). Desanti a par la suite essayé de
théoriser la forme de croyance qui a soutenu son engagement politique dans Un destin philosophique. Ou les
pièges de la croyance, Paris, Grasset, 1982. Il est intéressant de remarquer que l’on trouve une position
similaire chez le jeune Althusser, bien qu’il ne semble jamais avoir endossé la théorie des « deux sciences » :
« Le parti est condamné à ne pouvoir user de forces semblables à celles de l’adversaire ; le parti est
condamné matériellement à la seule force des hommes nus qu’il faut unir par l’intelligence de la vérité. Le
parti est condamné à la vérité ; il est condamné à découvrir la vérité, à s’appuyer sur elle, à concevoir son
action selon la vérité, à montrer, à démontrer aux hommes la vérité pour que les hommes sachent que faire de
leurs deux mains ! Il est condamné à l’épreuve de la vérité » (EI, 320).

508
reproduisait, avec ses différents niveaux, de l’école locale jusqu’à l’École léniniste
internationale de Moscou (ainsi qu’avec ses publications – ouvrages, manuels, revues,
journaux), un cursus scolaire hiérarchique et centralisé comme celui de l’école bourgeoise,
basé sur le même type de rapport pédagogique. Le but de cet appareil était évidemment de
contrecarrer l’action du « cens caché » dans la sélection des cadres, c’est-à-dire de favoriser
l’ascension des ouvriers à des positions de direction ; son produit était le célèbre « cadre
thorézien », « intellectuel de type nouveau » d’extraction prolétarienne83. Tout se passe comme
si, avec sa conception la formation théorique du militant, Althusser avait pensé utiliser cet
appareil éducatif, dont le rapport pédagogique « bourgeois » ne le dérangeait pas, tout en
rompant avec l’idée que le lieu même de cet appareil – un parti soi-disant révolutionnaire ancré
dans l’expérience prolétarienne – garantissait le caractère émancipateur de cette formation, afin
d’attribuer ce caractère au contenu de la formation. C’est dans ce sens que l’on peut souligner
que le caractère politique de l’intervention d’Althusser dépend bien du contenu même de sa
reformulation du matérialisme historique comme pensée de la pratique politique en
conjoncture84. Il faut donc bien se demander comment de ce contenu peut découler sa fonction
démocratique et émancipatrice.

Pour bien marquer la distinction entre les positions du parti et celles d’Althusser à
l’égard de la théorie et de la formation théorique, il faut alors se demander plus précisément ce
dernier entend par « contenu du savoir » et par l’idée selon laquelle la lutte des classes dans

83
Il faut reconnaitre qu’en dépit de (mais peut-être aussi en raison de) sa structure extrêmement figée, cet
appareil a du moins en partie réussi dans l’entreprise de rendre signifiants des militants ouvriers condamnés à
l’insignifiance, de permettre à des dominés d’accéder à la parole et à l’organisation politique. « L’actuel
déclin du PCF sanctionne cette dévitalisation d’une position politique qui reste à réinventer et qui n’est autre
que celle de l’accès à la parole et à l’organisation politique des dominés » (B. Pudal, Un monde défait, op.
cit., p. 11). Ce qui nous intéresse est que cette figure du dirigeant politique comme sommet de l’intellectuel
collectif, c’est-à-dire unifiant en lui la fonction politique et la fonction intellectuelle, institue finalement une
orthodoxie couplée à un mode de transmission vertical. Sur les écoles de parti, cf. B. Pudal, Prendre parti.
Pour une sociologie historique du PCF, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques,
1989, Ch. V.
84
À nouveau, Rancière a bien saisi cet aspect de la tentative althussérienne, tout en constatant son échec :
« Lire Le Capital présentait des thèses qui appelaient une critique politique du Parti : la rupture avec la
conception évolutionniste de l’histoire, l’affirmation de la discontinuité des modes de production,
l’affirmation que les lois de la dissolution d’une structure ne sont pas celles de son fonctionnement,
l’originalité radicale du problème de la transition, tout cela logiquement penchait vers une dénonciation de
l’économisme du P.C., de la conception du passage pacifique au socialisme et de la “démocratie véritable”.
(…) Or, dans les faits, cette subversion-là n’ouvrit guère qu’un champ d’études académique nouveau » (J.
Rancière, La leçon d’Althusser, op. cit., p. 95). En tout cas, en dépit du fait que Rancière ait raison d’affirmer
que la forme de son intervention a produit l’effet d’empêcher qu’on contestât réellement la politique du parti
(cf. ibid., p. 76), on ne peut aucunement parler pour l’Althusser des années 60 d’un oubli « théoriciste » de la
politique ; au contraire le « théoricisme » était « un détour pour retrouver la spécificité de la politique
marxiste » (ibid., p. 60). Cf. aussi ce qu’en dit Balibar : « si la théorie est un détour, ou fait un détour, c’est
qu’elle n’est pas une fin en soi. (…) [L]e marxisme n’avait de signification propre (et de “problématique”
originale) que dans la mesure où il était théorie de la tendance au communisme, et en vue de sa réalisation. Le
critère d’acceptation ou de rejet d’une proposition “marxiste” était [avant comme après l’autocritique]
toujours le même (…) : c’était le fait de rendre intelligible une politique communiste, ou non » (É. Balibar,
« Le non-contemporain », Écrits pour Althusser, op. cit., p. 97).

509
l’éducation se joue avant tout dans et par ce contenu. Nous pensons qu’il faut à ce propos
souligner que lorsqu’il parle de primauté du contenu, Althusser ne fait pas tant référence à tel
ou tel contenu, mais à la forme du contenu, à ce qu’il appelle dans « Problèmes étudiants » la
« nature du contenu » – qui ne s’identifie pas non plus immédiatement à la forme de
l’apprentissage, bien qu’elle ait un impact sur elle. Pour le comprendre, il faut se pencher sur le
seul contenu « concret » analysé par Althusser dans « Problèmes étudiants » à savoir celui,
idéologique, du positivisme technocratique. Althusser écrit : « Si les formes de l’enseignement
(…) n’inspirent aux étudiants que de la passivité, que certains voudraient combattre en rendant
seulement collectif un travail individuel aberrant – comme si l’aberration ne concernait que la
forme – les étudiants ont raison : ils résistent (…) non pas tant aux formes pédagogiques
aberrantes qu’à la raison profonde de cette aberration, à l’idéologie positiviste, qui découpe
une science vivante en autant de segments d’un corps mort, et oblige les étudiants à les
ingurgiter de force, comme si la vérité scientifique était une chose »85. On a déjà vu comment
cette segmentation pourrait se servir des « demi-savoirs » qui risquent aux yeux d’Althusser
d’être produits par un travail collectif qui n’est pas guidé par un maitre. Or, c’est précisément
contre une telle fragmentation du savoir vivant, que, comme on l’a vu plus haut, la véritable
formation théorique doit donner accès à la « totalité de la théorie », c’est-à-dire à la « vie de la
science dans son esprit », – et ceci à la fois au niveau de sa production et de sa transmission.

Il faut alors se souvenir du fait que la spécificité du savoir idéologique est de


transformer les objectifs imposés par les conditions surdéterminées en des objets de la théorie,
en fournissant à ceux qui l’acquièrent des principes d’adaptation à ces conditions. C’est sur ce
niveau qu’il faut situer la source de tout rapport autoritaire au contenu du savoir : tout objectif
est en effet « imposé » par un sujet – en dernière instance la Société comme Sujet –, qui
sanctionne le savoir de manière à l’orienter vers les buts de sa propre reproduction. Or, le
matérialisme historique permet, en raison de la forme de son contenu, c’est-à-dire en
reconduisant tout effet de société à la contingence de ses conditions, de démarquer le mode de
production dominant des autres modes de production qui insistent virtuellement sur la
formation sociale, c’est-à-dire de relever la contingence des rencontres sous-déterminées qui
peuvent fournir les conditions pour la poursuite d’un objectif en rupture avec les conditions
surdéterminées. De ce point de vue, la science marxiste rompt aussi avec l’effet de société et
avec les effets-sujet, et donc d’autorité, qu’il induit. On pourrait reprendre ici l’idée proposée
par Badiou dans le Manifeste pour la philosophie selon laquelle, afin de désuturer le rapport
entre philosophie et politique caractéristique du développement du marxisme, sur lequel se
fondait la soumission des militants à l’appareil du parti, Althusser suture la philosophie à la
science, de manière à penser la science comme un travail a-subjectif de construction d’objets,

85
L. Althusser, « Problèmes étudiants », op. cit., p. 89.

510
c’est-à-dire comme un processus sans sujet86 – d’où découle l’idée, qu’Althusser exprime de
temps en temps, du sujet de la science comme « sujet évanescent ». Cela signifie que dans la
science tout « sujet supposé savoir » est destiné à être destitué par le mouvement même du
savoir87. Par exemple, dans les « Trois notes sur la théorie des discours » (1966), Althusser
affirme que « le sujet du discours scientifique est (…) absent en personne, nul signifiant le
désignant (sujet évanescent (…)) » (EP, 131). Dans sa réponse à la Note d’Althusser, Balibar,
reformulant cette idée à partir de la précision – apportée par Althusser lui-même – selon
laquelle l’effet-sujet est propre à la seule idéologie, explique que « l’absence du sujet dans le
discours scientifique » est « l’absence du sujet dans les formes qui étaient impliquées dans les
discours idéologiques avec lesquelles tout discours scientifique est en combinaison »88. On
comprend ainsi pourquoi Althusser pouvait penser que les formes nécessairement inégalitaires
de la transmission du savoir n’aboutissent pas par elles-mêmes à l’installation d’une autorité
basée sur le savoir. En effet, la seule « autorité » dans l’apprentissage est celle de la science
elle-même, mais la forme de sa scientificité – la nature de son contenu – garantit précisément
la destitution de toute autorité par le processus propre à « la vie de la science ». En ce sens, on
trouve déjà dans ces considérations l’idée que l’effet de la connaissance sur l’idéologie n’est
pas tant de remplacer son contenu sans modifier sa forme, mais de travailler, à partir de son
contenu propre, sur la forme même de l’idéologie, en destituant son effet-sujet. Ce qui signifie
que, concurremment, la formation théorique ne peut pas viser pas à produire des sujets-
militants hors idéologie – ce qui serait impossible –, mais des « sujets » capables de ressaisir
leurs croyances subjectives comme ancrées dans le mode de production dominant, et dans la
contingence de sa reproduction, ou dans un mode de production dominé, et dans la contingence
de son possible devenir dominant. Ces considérations peuvent, nous semble-t-il, illustrer l’idée
de Badiou selon laquelle il est possible de déceler chez Althusser une théorie du « subjectif
sans sujet »89. C’est en effet par l’union de la théorie marxiste et du parti communiste qu’il est

86
Cf. A. Badiou, Manifeste pour la philosophie, Paris, Fayard, 1989, pp. 44-45, 74. « L’histoire de la
“production” des connaissances est, tout comme l’histoire, elle aussi un processus sans sujet ». C’est
pourquoi la thèse matérialiste de la priorité de l’être sur la pensée mérite d’être formulée de la manière
suivante : « n’est connu que ce qui est » (RJL, 38, 38n).
87
« [E]n produisant au sein de la pensée de Marx cette dissociation interne, donc cette distance à soi qui
empêche de projeter le savoir dans le fantasme d’une conscience de soi coïncidant parfaitement avec elle-
même et pleinement maîtresse de ses propres interventions, il s’agit de déstabiliser sans cesse, dans nos
propres pratiques de connaissance, la position d’un sujet supposé savoir en lequel se réfléchirait en totalité le
sens de l’histoire théorique et politique du marxisme » (G. Sibertin-Blanc, « De la théorie du théâtre à la
scène de la théorie : réflexion sur “Le ‘Piccolo’, Bertolazzi et Brecht” d’Althusser », in P. Maniglier, Le
moment philosophique, op. cit., p. 267). Cf. aussi : J. Matthys, « “Dans le principe, les idées vraies servent
toujours le peuple”. Science et émancipation chez Althusser », Cahiers du GRM, n° 7, 2015, qui a, à partir de
Spinoza, proposé de saisir ce que nous appelons ici « forme du contenu » en termes d’activité de production
d’idées vraies dont la vérité n’est nulle part ailleurs que dans la pratique démonstrative elle-même, et ne
réside donc pas dans un sujet.
88
É. Balibar, « Note sur la théorie du discours » (novembre 1966 – janvier 1967), Décalages. An Althusser
Studies Journal, vol. II, n° 1, 2016, p. 31.
89
A. Badiou, Abrégé de métapolitique, op. cit., p. 74. Il ne faut toutefois pas opposer le subjectif à
l’objectivité connue par la science comme « principe de stabilité massive ». Au contraire, c’est la forme

511
possible de développer la « capacité subjective », dont on a parlé plus haut, propre à construire
une pratique politique visant une tâche impossible dans les conditions surdéterminées :
capacité de ne pas se plier à l’effet de société, mais de destituer au contraire l’effet-sujet, afin
d’ouvrir l’espace pour la ressaisie des rencontres sous-déterminées qui peuvent constituer des
conditions pour la réalisation de la tâche impossible90.

Or, Rancière affirme que de cette idée émancipatrice découlait pourtant l’introduction
d’une nouvelle inégalité dans la mesure où elle impose la nécessité du passage par la
« discipline de la science », qui attribue aux savants un pouvoir spécifique – finalement
détourné dans le sens du pouvoir de l’organisation même. À nos yeux, c’est au contraire cette

d’objectivité propre au matérialisme historique qui permet de démonter l’économie comme objet « massif »
pour relever sa surdétermination comme « lieu politique » auquel répond une subjectivité militante non
captive de l’effet-sujet.
90
Le théoricisme d’Althusser nous semble ainsi occuper une place tout à fait singulière au sein de l’histoire
de rapports entre théorie, conscience et organisation dans le marxisme. D’un côté, il se trouve au plus près de
l’orthodoxie kautskyenne (qui a sa source dans les derniers écrits d’Engels et que l’on retrouve également
chez Lénine, qui aimait citer la dévise de Liebknecht : « Studieren, propagandieren, organisieren »), dont le
principe est synthétisé sous forme d’équation par Robelin : « Savoir = conscience = organisation =
autonomie, telle est l’équation de l’orthodoxie. Le parti apparaît comme le pédagogue des masses » (J.
Robelin, Marxisme et socialisation, op. cit., p. 254). En même temps, pour reprendre une notion de Balibar,
l’orthodoxie reste liée à une conception du parti comme « parti-conscience » et n’aboutit pas à prendre en
compte les contradictions du « parti-organisation ». En effet, l’orthodoxie considère que la classe ouvrière ne
peut devenir autonome qu’en étant formée par une organisation construite à la lumière des principes de la
théorie marxiste, – l’ensemble du processus coïncidant avec la prise de conscience de soi par la classe. Cette
position n’est que le renversement de la conception que Marx et Engels avaient mise en avant (du moins dans
la période du Manifeste) d’après laquelle la classe ouvrière tend spontanément à devenir autonome, parce que
le développement du mode de production capitaliste la situe à l’extérieur de la société bourgeoise. Par
conséquent, elle tend spontanément à s’organiser et à se renconnaitre dans la théorie marxiste, – dans ce cas
aussi, l’ensemble du processus coïncidant avec la prise de conscience de soi par la classe (sur ce
renversement parallèle, cf. ibid., p. 211). Or, par son idée de la théorie comme destitution de l’effet-sujet (du
vis-à-vis entre sujets et Sujet par lequel la classe prend conscience de soi), Althusser nous semble se décaler
par rapport à cette alternative, parce qu’il commence à attribuer au parti ce que Balibar appelle une « fonction
d’analyse collective de sa propre situation, des contradictions et de la “composition politique” du
prolétariat » et que « [s]eul le développement d’une telle conception pourrait finalement permettre de rompre
définitivement avec la thèse du “parti-conscience”, faire du parti non pas la forme sous laquelle la classe
ouvrière devient consciente de sa mission historique, mais la forme sous laquelle elle prend connaissance de
sa place objective dans les rapports sociaux d’une conjoncture donnée. Seule elle pourrait également
déranger le jeu de miroir du “centre politique” et du “centre théorique” » (É. Balibar, « État, parti,
idéologie », op. cit., p. 153). On pourrait alors considérer que le problème qui n’est pas encore abordé
jusqu’au bout par Althusser est précisément celui du rapport entre ces deux centres. Balibar a relevé dans la
question de l’unité du « centre théorique » et du « centre politique », ou de la « direction théorique » et de la
« direction stratégique », l’une des principales pierres d’achoppement du mouvement ouvrier organisé, en
tant que mouvement dans lequel s’établit un « rapport organique » des travailleurs aux intellectuels. La
démarche du premier Althusser consisterait à réaliser cette unité dans le parti, conçu comme expérimentateur
collectif informé par la théorie, mais sans postuler un centre, parce que la théorie définit une stratégie sans
postuler un sujet supposé (la) savoir, mais à travers des processus de recherche et formation théorique
collectifs portées par tous les militants-intellectuels. On pourrait alors dire que pour Althusser « l’idée de
“socialisme scientifique” est (…) une tentative, dans l’esprit de l’Aufklärung, pour mettre à la disposition des
masses, ou de la “base” elle-même, les instruments de leur orientation historique et du contrôle de son
organisation de classe, contre le règne des chefs grands et petits, des prophètes et autres “leaders”. (…) De
cette façon, la circonférence organisationnelle n’étant plus “nulle part”, le centre théorique serait
tendanciellement “partout”, il deviendrait donc un non-centre » (É. Balibar, La crainte des masses, op. cit., p.
256). Toute la question étant de savoir si cette unité sans centre peut être réalisée dans le parti et, plus
profondément, s’il ne faudrait pas plutôt abandonner l’idéal même d’une telle unité.

512
même discipline qui pour Althusser devait rendre impossible tout rapport autoritaire au savoir.
Si la discipline de la science, en tant que soumission à la logique de la construction de l’objet
du savoir, est une opération désubjectivante, alors le rapport au vrai est fondamentalement
impersonnel : le vrai n’appartient à personne, ou appartient à n’importe qui. Pourquoi faut-il
néanmoins une discipline de la science ? Précisément parce que l’égalité par le savoir ne
s’instaure qu’au prix d’une rupture avec l’effet de société et l’effet-sujet induits par le mode de
production dominant, avec des objectifs idéologiques qui passent pour du savoir et avec les
formes-sujet qui s’y rapportent. Or, cette rupture relève de la structure même de l’objet du
savoir, ce qui signifie que pas n’importe quel objet peut la produire, mais seulement une
théorie scientifique sur la base de la systématicité de son ordre d’exposition, imposant une
« pratique de la rigueur »91. C’est sur ce principe que la distinction entre division technique et
sociale dans l’enseignement et la nécessité de l’inégalité du rapport pédagogique sont
finalement fondées92. Althusser exprime très clairement cette idée dans un lieu à l’apparence
étrange, à savoir dans une lettre à Lacan écrite au moment même où il rédige « Problèmes
étudiants » (4 octobre 1963) :
Toute pédagogie ne peut (…) consister à enseigner une vérité à un ignorant, donc à remplir un vide
avec un plein, – toute pédagogie consiste à substituer une théorie explicite et vraie à une théorie
implicite et fausse, à remplacer une idéologie spontanée (…) par une théorie scientifique. Or ce qui
distingue une théorie scientifique explicite et consciente de l’idéologie implicite et spontanée qu’elle
doit remplacer, c’est une discontinuité radicale. Au sens précis, on peut dire que la pédagogie n’a rien
d’une phénoménologie, même déguisée : il n’y a aucun passage interne de l’idéologie à la science.
Toute pédagogie est nécessairement rupture, et elle doit, pour être autre chose qu’un compromis ou
une illusion, s’exercer dans les formes conscientes de cette rupture. (…) La pédagogie traditionnelle
enregistre cette exigence théorique dans ses formes d’existence pratique, ne fût-ce que dans la
distance institutionnelle qui sépare le maître des élèves, etc. (…) Ces formes peuvent être aberrantes

91
« Une théorie c’est en effet un système rigoureux de concepts scientifiques de base. Dans une théorie
scientifique, les concepts de base n’existent pas dans n’importe quel ordre, mais dans un ordre rigoureux. Il
faut donc le savoir, et apprendre pas à pas la pratique de la rigueur. La rigueur (systématique) n’est pas une
fantaisie, ni un luxe formel, mais une nécessité vitale pour toute science, pour toute pratique scientifique.
C’est ce que, dans sa Préface [au Capital], Marx appelle la rigueur de l’“ordre d’exposition” d’une théorie
scientifique » (L. Althusser, « Avertissement aux lecteurs du Livre I du Capital », op. cit., p. 10).
92
C’est seulement sur ce niveau qu’une comparaison sérieuse avec la position ultérieure de Rancière peut
être esquissée. Il faut d’abord que les positions que Rancière développe dès La leçon d’Althusser jusqu’au
Maître ignorant ne sont pas une simple reproposition des positions des étudiants en 63. Au contraire,
Rancière refuse de simplement renverser le rapport forme-contenu à la faveur d’un simple changement de la
forme (par exemple le remplacement des formes traditionnelles d’éducation par des formes « modernes »). Il
renonce en un sens à la distinction même pour déplacer le point d’attaque de l’analyse afin d’aboutir à une
transformation radicale de la conception de la fonction du maitre : le maitre n’est pas celui qui détient un
savoir (du contenu) dont il informerait (à travers telle ou telle pédagogie) les élèves en « élevant » leur
intelligence, mais quelqu’un dont la volonté agit sur la volonté des autres de manière à l’orienter vers des
objets afin qu’ils les investissent en tant que sujets émancipés, en vérifiant l’égalité des intelligences à travers
cet investissement. Ainsi, le contenu est « indifférent » parce que tout objet, étant un produit de l’égale
intelligence humaine, contient virtuellement tout le savoir humain (comme le montre l’usage du Télémaque
de Fenelon par Jacotot). Cf. J. Rancière, Le maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation, Paris, Fayard,
1987. La vraie différence par rapport Althusser est que pour celui-ci l’objet – sa forme : la forme de
scientificité de la science qui le construit – n’est pas indifférent. Il faut que la forme du contenu soit
scientifique parce que seulement ce discours destitue tout sujet supposé savoir qui garantit la fermeture du
champ du savoir, en ouvrant par là même sur une pratique politique révolutionnaire.

513
dans leurs métamorphoses, elles sont, comme existence même de la rupture d’essence entre
l’idéologie et le savoir, essentielles à la vérité de l’essence de toute pédagogie (EP, 278-279).

Reste le fait que, dans cette phase, c’est à la théorie elle-même que revient la tâche de
produire une telle rupture – rien dans l’idéologie ne l’annonce ou lui donne prise –, ce qui,
dans le cadre du rapport entre théorie marxiste et mouvement ouvrier, aboutit à l’idée c’est la
théorie elle-même qui suscite en dernière instance l’objectif révolutionnaire lui-même – qui
fixe, par elle-même, la stratégie révolutionnaire –, c’est-à-dire le mode de production à
actualiser. C’est pour cette raison que l’idée que l’idéologie prolétarienne est caractérisée par
le replacement d’un contenu scientifique avec un contenu idéologique – avec ses
conséquences : soit une croyance en la science, soit un sujet non idéologique – continue à faire
retour dans le discours d’Althusser : c’est que le contenu scientifique ne vient de nulle part
ailleurs que de la science, et qu’on est donc soit (déjà) dans la science, soit (toujours – à moins
qu’on nous l’apprenne) dans l’idéologie.

C’est pourquoi la science a besoin de se précéder sans cesse, c’est-à-dire finalement


d’être fondée par la philosophie, et que les concepts empiriques doivent être soigneusement
distingués des concepts pratiques. C’est aussi pourquoi le texte de l’idéologie ne peut être lu
que de l’extérieur, à partir du texte déjà écrit de la science. La coupure est de ce point de vue
un abime infranchissable : « Les idées fausses viennent de la pratique sociale. La science ne
peut se fonder que d’un point de vue extérieur aux illusions de la pratique »93. Sur ce point, la
critique de Rancière vise ultimement juste. Chez l’Althusser des années 60, les masses n’ont
par elles-mêmes aucune autonomie vis-à-vis de l’idéologie dominante – et ceci malgré la
coexistence déjà reconnue d’une pluralité de formes de la lutte des classes – ; c’est donc à la
science de la leur donner. C’est par son propre déploiement interne que la science « leur
approprie » le savoir de l’effet de société et de la différence du réel par rapport à la manière
dont il se reflète dans l’effet de société ; c’est donc la science qui produit leur
désubjectivation : « Les “masses” font l’histoire assurément, mais pas n’importe quelles
masses, celles que nous instruisons et organisons. Elles ne font l’histoire qu’à condition de
bien comprendre avant qu’elles en sont séparées : séparées par l’épaisseur de l’“idéologie
dominante” (…). Hors du Parti point de salut pour les masses, hors de la philosophie point de
salut pour le Parti »94. Rancière a pour l’essentiel réitéré cette critique à chaque fois qu’il est
revenu sur Althusser. Il a souligné que son obsession a toujours été celle d’un savoir capable
de faire communauté en posant les questions auxquelles les militants répondent sans le savoir :
il y a chez Althusser « une certaine vision de la communauté de savoir, une certaine assurance
que le savoir fait communauté. Et cette communauté est d’abord celle du continuum textuel
fait de réponse et de questions non ajustées, en souffrance d’ajustement »95. Ce continuum

93
J. Rancière, La leçon d’Althusser, op. cit., p. 96.
94
Ibid., p. 34.
95
J. Rancière, « La scène du texte », op. cit., p. 55.

514
« assure qu’en dernière instance, les questions posées par les “marxistes” sont bien les bonnes
questions auxquelles les “communistes” souffrent d’être les réponses orphelines »96. En ce
sens, on peut bien affirmer que, pour l’Althusser des années 60, le présupposé fondamental est
que le destinataire du discours de la science est déjà là, mais sans le savoir ; c’est pourquoi il
faut le former, l’informer jusqu’à ce qu’il devienne lui-même porteur de la science : c’est ainsi
que les masses deviennent une force politique. Cette idée est parfaitement exprimée par
Althusser lui-même lorsque, reprenant des termes de Canguilhem, il affirme que si « le propre
de la théorie est de “dire le vrai”, au sens fort du mot “dire”, de l’isoler, le définir, l’énoncer et
le démontrer avec des arguments théoriques, donc dans un discours soumis, comme le voulait
Marx, à un “ordre d’exposition” rigoureux, nous devons constater, en même temps, que l’on
peut “être dans le vrai”, sans pour autant être en état de “dire le vrai”. (…) [O]n “est dans le
vrai” non seulement quand on le “dit”, mais aussi quand on produit “à l’état pratique” un
contenu théorique, sans produire en même temps sa forme théorique adéquate, celle de son
“dire”, ou de son discours théorique » (PA, 62).

Pour conclure, soulignons que cette analyse nous permet de mieux comprendre dans
quel sens le pari d’Althusser a été, du moins dans cette première phase, d’occuper le lieu qui a
constitué l’objet de croyance fondamental dans le mouvement ouvrier organisé, à savoir la
théorie marxiste97, en croyant qu’il était possible, en transformant en profondeur la nature du
contenu de cette théorie, de relancer un mouvement de transformation révolutionnaire de la
formation sociale qui ne soit plus soutenu par la croyance en un Sujet – un peu comme Spinoza
luttait contre la théologie en commençant par occuper sa forteresse98. Cela devait permettre de
désamorcer les tendances de la croyance à devenir une source à la fois d’inaction (le sujet se
donnant des garanties pense que « tout va bien »), c’est-à-dire d’adaptation aux conditions
surdéterminées, et d’identification, c’est-à-dire de soumission à une autorité – ces deux aspects
produisant conjointement un affaiblissement des « capacités subjectives ». Cela devait
permettre à l’organisation de rester ouverte à ce que la conjoncture offre en rencontres
émancipatrices et de produire ainsi du subjectif sans sujet. Le principe fondamental de son
intervention était alors l’idée que les processus concomitants de la connaissance scientifique
des conditions de l’action et de l’évidement de la croyance dans un sujet de l’action, loin de

96
Ibid., pp. 57-58.
97
Cf. en ce sens la célèbre affirmation lacanienne selon laquelle « ce qui règne dans ce qu’on appelle
communément l’Union des républiques socialistes soviétiques c’est l’Université » (J. Lacan, Le séminaire.
Livre XVII. L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 237). Cf. L. Boni, « La conjuration. Lacan
autour de 68 », Cahiers du GRM, n° 3, 2012).
98
« [I]l n’existait alors objectivement nulle autre forme d’intervention politique possible dans le Parti autre
que purement théorique, et encore, en prenant appui sur la théorie existante ou reconnue pour la retourner
contre l’usage qu’en faisait le Parti. (…) [I]l fallait, et c’était l’unique voie possible, retourner à Marx, à cette
pensée politiquement incontestablement admise, car sacrée, et démontrer que le matérialisme dialectique à la
Staline, avec toutes ses conséquences théoriques, philosophiques, idéologiques et politiques, était
complètement aberrant » (ADL, 226).

515
déjouer toute possibilité d’engagement, relanceraient un engagement risquant autrement de
s’épuiser dans la routinisation et l’assujettissement.

516
4. Théorie, masses et apprentissage par l’erreur

Nous avons vu qu’Althusser a d’abord pu croire que la prise de forme politique de la


théorie pourrait consister dans le fait de convaincre les dirigeants du parti communiste à mettre
en place des conditions permettant de faire de tous les militants des théoriciens – ce qui leur
permettrait d’échapper à l’effet de société en saisissant les tendances qui, dans la conjoncture,
œuvrent à l’actualisation d’un nouveau mode de production. Le problème de la forme
d’organisation et de l’idéologie qu’elle secrète n’est donc pas interrogé. Althusser n’avait en
effet pas suffisamment prêté attention à la matérialité des idéologies, tendant ainsi à faire de
l’organisation une structure dans le principe neutre, pur véhicule du passage de la théorie à la
politique. Signalons que c’est au fond le point commun à toute conception « instrumentaliste »
de l’État et de ses appareils, dont la source ultime est à chercher dans le principe de la division
sociale et technique du travail. Pour abandonner ces positions, il faudra donc reconnaitre que
toute organisation – soit-elle communiste – est traversée par la lutte des classes et qu’il faut
qu’elle se sépare toujours d’elle-même pour se libérer de l’emprise du pouvoir social de la
classe dominante – emprise qui prend, dans le cas du parti, la forme d’une tendance à se
structurer comme l’État. À partir de la fin des années 60, Althusser commence en particulier à
développer l’idée que le parti, de par sa constitution propre en tant qu’appareil pris dans les
conditions surdéterminées, sécrète sa propre idéologie, qui empêche activement qu’il soit
informé par la théorie marxiste. Cela implique que la forme de scientificité de la science, ainsi
que la forme d’apprentissage qui lui est appropriée, doivent être profondément repensées. Nous
verrons qu’une telle reformulation comporte un « déplacement » de la philosophie au sein du
matérialisme historique, ainsi que le surgissement, pour ainsi dire à côté de celui-ci, d’une
nouvelle pratique de la philosophie.

Il est possible d’identifier assez précisément le moment où la position d’Althusser à


l’égard du rapport entre théorie marxiste et parti communiste commence à basculer. Il s’agit de
la réunion du Comité central du PCF qui a eu lieu à Argenteuil du 11 au 13 mars 19661. Dans
une lettre adressée au Comité Central, mais jamais envoyée, Althusser résume ses perplexités
face aux résolutions de la réunion d’Argenteuil : en dépit de sa volonté affichée de
« libéraliser » le rapport entre Parti et intellectuels, de ne pas « trancher de façon autoritaire des
discussions non achevées entre spécialistes », le parti a précisément procédé à un tel règlement
des questions ouvertes : « les mêmes Résolution, qui rappellent avec raison ce principe de non-
intervention dans une recherche théorique encore ouverte, interviennent pourtant en fait dans
des questions qui font depuis quelques années l’objet de recherches théoriques, et de

1
L’optimisme d’Althusser quant à ses chances de gagner le PCF à sa cause, ainsi que sa déception à la suite
de son échec cuisant, qui le conduit jusqu’au seuil – qu’il ne franchira finalement pas – de la sortie du parti,
sont parfaitement reconstruits par G. M. Goshgarian, « Introduction » in L. Althusser, The Humanist
Controversy, op. cit., Ch. II.

517
discussions entre spécialistes »2. Parmi ces questions, il y en a deux qui touchent directement
les thèses les plus fondamentales de l’althussérisme. D’abord, le Comité Central statue qu’« il
y a un humanisme marxiste », ce qui semble donner raison à Roger Garaudy, bien qu’il remette
en question son « spiritualisme » avec la précision que cet humanisme se base sur une
« conception du monde rigoureusement scientifique ». C’est en fait l’idée d’« humanisme
scientifique » de Lucien Sève qui sort triomphante de la réunion3. En deuxième lieu, le Comité
Central statue sur « l’absence de rupture dans le vaste mouvement créateur de l’esprit
humain », sacrifiant à l’idée humaniste de l’homme comme créateur – qui donne une primauté
à l’art sur les autres formes de « culture » –, l’idée de la coupure épistémologique et de la
spécificité de la pratique théorique4. Pour cette raison toute tentative de faire du parti un
appareil expérimental informé par la théorie marxiste semble d’emblée devoir rencontrer une

2
L. Althusser, « Lettre au Comité Central du PCF », op. cit., p. 3 ; « Letter to the Central Committee of the
PCF », op. cit., p. 155. Cf. Waldeck Rochet, Secrétaire général du PCF, qui écrira que, dans la mesure où
dans la philosophie et les sciences humaines les problèmes se posent dans des conditions différentes par
rapport aux sciences de la nature et aux arts en raison du rapport direct de ces disciplines avec la politique,
« les problèmes controversés doivent être examinés au sein même des organismes réguliers du Parti » (cité in
F. Matonti, Intellectuels communistes, op. cit., p. 99). Il faut néanmoins souligner qu’en particulier à partir de
1966 le PCF commence effectivement à lâcher sa prise sur la production théorique, la situation de ses
intellectuels se rapprochant progressivement de celle des intellectuels du PCI. Il est intéressant de remarquer,
comme le fait Garo, qu’un tel changement, loin de renforcer la tentative althussérienne, telle du moins qu’elle
était définie dans les années 60, la rend totalement inefficace : « Cette conférence abandonne le réalisme
socialiste, entérine le principe des discussions théoriques libres, mais restreint aussitôt ce dernier à
l’affirmation abstraite du pluralisme, sans démocratisation véritable du fonctionnement interne du parti (…).
En effet, dans les conditions du moment, la discussion philosophique semble attester que le débat politique
de fond est ouvert, alors même qu’elle se substitue à une discussion stratégique collective, qui n’est à aucun
moment envisagée par le groupe dirigeant. (…) Dès lors, le débat intellectuel se trouve libéré au moment où
il perd son impact : la sécession althussérienne se voit alors condamnée à la marginalité politique, sa
conquête d’une position intellectuelle et institutionnelle solide se payant au prix de son impuissance
politique, ou plutôt transformant en impasse sa recherche d’une voie étroite, celle d’une pratique
spécifiquement politique de la philosophie au sein du Parti communiste français » (I. Garo, Foucault,
Deleuze, Althusser, op. cit., pp. 306-307).
3
Cf. L. Sève, Marxisme et théorie de la personnalité, op. cit., Ch. II. Il faudrait d’ailleurs évaluer plus
précisément, par-delà les étiquettes, ce qui distingue Sève d’Althusser, en le lisant du moins aussi
sérieusement qu’il a lui-même lu Althusser. Par exemple, lorsque Sève lui demande : « étant bien entendu
que le marxisme rejette tout humanisme abstrait, oui ou non, (…) l’histoire sociale des hommes n’est-elle pas
elle-même l’histoire de leur développement individuel » ? (ibid., p. 573), Althusser ne pourrait que répondre
par la positive, tout en précisant que les concepts de l’histoire sociale (du matérialisme historique) ne
suffisent toutefois pas à rendre compte de l’histoire du développement individuel d’un individu singulier
(elles peuvent rendre compte des formes de l’individualité, de l’individualisation, de la subjectivation dans
une formation sociale déterminée) pour penser laquelle il faudrait faire intervenir la psychanalyse (cf. notre
Chapitre II.4.4). Cette divergence a été rapidement relevée par Sève lui-même dans Pour une science de la
biographie suivi de Formes historiques d’individualité, Paris, Éditions sociales, 2015.
4
« Le marxisme, loin d’être une connaissance scientifique critique des œuvres de l’histoire humaine, donc
une connaissance discriminante et jugeante, retenant ceci, mais rejetant cela, loin d’être tout à la fois
connaissance et juge critique de l’histoire et de la “culture”, se voit dilué dans la “culture de l’humanité”,
donc dans “le vaste mouvement créateur de l’esprit humain”, cette continuité où tout est mis sur le même
plan et où l’humanisme marxiste prolonge naturellement, “sans rupture”, les humanismes “abstraits” qui l’ont
précédé. Cet affaidissement du marxisme va évidemment de pair avec la suppression de toute “rupture”,
c’est-à-dire de toute dialectique, avec la suppression de la distinction entre la science et l’idéologie, avec la
suppression de la distinction théorique radicale qui sépare la science et la philosophie marxistes, qui sont,
elles, des théories révolutionnaires, des philosophies antérieures » (L. Althusser, « Lettre au Comité Central
du PCF », op. cit., p. 14 ; « Letter to the Central Committee of the PCF », op. cit., p. 163).

518
fin de non-recevoir. Il s’agit à présent d’analyser les conséquences de cet échec sur la
conception althussérienne de la coupure, de la scientificité de la science marxiste, des formes
d’apprentissage et, finalement, de la philosophie.

1. L’opacité de l’union de la théorie marxiste et du parti communiste

C’est dans les années 70 qu’Althusser revient explicitement sur la question de


l’organisation en étudiant directement la possibilité que l’union de la théorie marxiste et du
mouvement ouvrier prenne la forme d’une « unité opaque à la théorie marxiste elle-même »,
qui la transforme en « simple argument d’autorité » ou en une « idéologie pragmatiste et
sectaire » (SR, 259). Nous avons déjà mentionné qu’en adressant à Marx une critique – dont on
voit maintenant qu’il aurait bien pu l’adresser à soi-même –, Althusser affirme que si, pour être
efficaces, il faut que « les idées puissent se retrouver dans des “formes idéologiques” de
masse », ce qui « requiert des organisations de lutte de classe », « il semble que pour Marx, le
fait de l’organisation n’ait pas posé de problème théorique particulier : tous les problèmes étant
comme d’avance résolus dans la transparence d’une communauté de volonté et de conscience
constituée par ses adhérents libres et égaux, – anticipation de la libre communauté sans
rapports sociaux du communisme » (SM, 304). Or, un tel manque a conduit les « dirigeants
marxistes » à attribuer toute « déviation » du parti à « l’influence de l’idéologie bourgeoise
(dominante) » qu’une théorie juste permettrait de dissiper. Ainsi,
[i]ls ne se sont pas avisés que toute organisation de lutte sécrète une idéologie spécifique destinée à
défendre et assurer son unité propre pour sa lutte et dans sa lutte. S’ils ont bien reconnu que la théorie
devait reprendre les « formes idéologiques » de masse pour devenir politiquement active, ils n’ont pas
vraiment pris en compte ce fait de la différence et de la contradiction possibles entre l’idéologie
marxiste et cette idéologie exigée par l’existence, l’unité et la défense de l’organisation. Faute d’une
théorie du parti, et des effets produits par sa structure d’appareil, ils ne se sont pas avisés que
l’idéologie marxiste pouvait être déformée par l’idéologie nécessaire au parti comme tel (SM, 306).

Le problème est donc que le parti est lui aussi un appareil idéologique et que, pour pouvoir
s’inscrire dans la forme dominante de lutte des classes comme organisation et y mener sa lutte
– pour exister, être uni et se défendre –, il doit s’y adapter, en produisant une idéologie qui lui
est propre, mais qui l’empêche en même temps de déplacer sa lutte sur le terrain de la lutte des
classes prolétarienne. Ce n’est donc pas seulement l’influence « externe » de l’idéologie
bourgeoise qui produit cette déviation, mais des exigences posées « de l’intérieur » par la
durée même de l’organisation en tant qu’organisation de la lutte des classes. C’est alors
précisément ce qui lui permet de subsister qui risque de constituer un obstacle à ce que la
classe ouvrière acquière une autonomie dans sa lutte.

Une telle déformation, due au fait que le parti est lui aussi un appareil idéologique,
affecte non seulement l’idéologie marxiste, mais la théorie marxiste elle-même :
Pour que le parti fût unifié dans sa pratique d’organisation, sûr de sa cause et de son avenir dans une
période dramatique, il ne lui fallait rien moins que la garantie proclamée de la Vérité de son idéologie,
et de l’unité sans faille de sa théorie et de sa pratique. Et comme le Parti comporte nécessairement un

519
appareil, la tentation était grande que la direction de cet appareil s’attribuât la garantie idéologique
d’une sorte de Savoir Absolu, au point de ne plus apercevoir la fonction idéologique de ce savoir
confondu avec son pouvoir, et donc les risques de cette confusion. Au point même de ne plus
apercevoir que cette fonction méconnue de l’idéologie pouvait finir par reproduire dans le parti même,
dans la différence entre ses dirigeants et ses militants, la structure même de l’État bourgeois, qui est
séparation entre « les gouvernants et les gouvernés » (SM, 306)5.

On voit ici jusqu’à quel point la forme d’organisation du parti le conduit à adopter la forme
dominante de la lutte des classes et à se construire à l’image de l’État. C’est la théorie elle-
même qui en vient finalement à jouer le rôle de « ciment » d’un tel appareil du parti – un
savoir confondu avec un pouvoir –, comme Althusser l’indique aussi dans son avant-propos à
l’ouvrage de Dominique Lecourt sur Lyssenko. « [C]ette philosophie marxiste sert du moins
d’idéologie interne au parti, fournissant à ses cadres et militants un lexique de mots de passe
communs, un système de signes de reconnaissance intérieure, qui contribuent à resserrer
l’unité de l’organisation. C’est le cas de dire : l’unité de l’organisation, oui – mais pas l’unité
pour l’unité, pas l’unité pour n’importe quels buts et par n’importe quels moyens ! »6

Le principe de ces problèmes remonte selon Althusser à Marx lui-même qui « n’a pas
été en état de comprendre, ou n’a pas su prévoir que sa propre pensée pourrait, elle aussi, être
détournée et asservie au rôle d’une trop réelle, bien que prétendue, “toute-puissance des
idées” » (EI, 414). Pour le dire autrement, Marx n’a pas su prévoir que « l’“effet de
personnalité théorique” est incontestablement un effet politique et idéologique important, non
seulement dans l’histoire bourgeoise, mais aussi dans l’histoire du mouvement ouvrier » (EI,
419). Mais ce n’est pas dans ce seul manque d’ordre théorique qu’il faut chercher la source du
devenir idéologique de la théorie marxiste ; dans la lutte des classes, tout ne tient en effet pas à
la théorie :
ce serait retomber dans une forme subtile de la « toute puissance des idées » que d’attribuer à
l’absence de théorie sur l’idéologie, l’État et le parti, la responsabilité de l’histoire qui s’est faite. Ce
serait supposer qu’une théorie marxiste « complète » eût pu maîtriser l’histoire, ce qui, outre cet
idéalisme de la maîtrise historique, suppose un autre idéalisme : qu’une théorie « représentant le
prolétariat » dans sa lutte de classe ne soit pas issue de cette lutte et soumise au déroulement, à
l’histoire de cette lutte, sous la puissance de l’État et de l’idéologie dominante, donc ne soit pas
dépendante de la structure de ses organisations, et des conditions idéologiques de leur constitution et
de leur combat (SM, 307).

On voit que dans ce passage le principe même de l’althussérisme des années 60 est remis en
question : la théorie marxiste est, elle aussi, issue de la lutte des classes et soumise à son
déroulement. Elle ne peut donc pas être protégée de l’idéologie par les opérations d’une
philosophie qui, après son surgissement, fixe sa forme de scientificité en explicitant la

5
Par ces réflexions, « Althusser suggère d’envisager l’appareil organisationnel comme une structure
irréductible à l’expression matérielle des “idées”, mais plutôt comme une réalité qui produit et conditionne
des gestes, des actions, des énoncés, et qui reste, par conséquent, toujours en excès par rapport à la pensée
explicite, tout en produisant constamment de la pensée » (A. Cavazzini, Crise du marxisme et critique de
l’État, op. cit.). La position d’Althusser permet alors d’analyser « les effets de pensée immanents à une forme
de vie globale » (idem).
6
L. Althusser, « Histoire terminée, histoire interminable », in D. Lecourt, Lyssenko. Histoire réelle d’une
« science prolétarienne », Paris, Maspero, 1976, p. 18.

520
systématicité de ses concepts de manière à sanctionner son autonomie. Toutefois, on verra que
cette dépendance de la théorie marxiste à l’égard de la lutte des classes sera reformulée par
Althusser de manière à ne pas la réduire à une source de « perdition » pour la théorie, mais au
contraire de manière à en faire le principe de toute sa force – le principe même de sa forme de
scientificité. Malgré tous ses déplacements, Althusser ne renoncera en effet jamais à l’idée que
le matérialisme historique est caractérisé par une forme nouvelle de scientificité.

L’échec face au Comité Central de 1966 marque en tout cas une rupture théorico-
politique pour Althusser. C’est à partir de ce moment qu’il commence à affronter de manière
directe le fait que, comme il l’affirme explicitement lors d’une conférence de 1967, dans la
mesure où le prolétariat comme sujet de l’histoire n’existe pas et qu’il n’existe que par ses
organisations, il n’y a pas d’« identité mystique ou philosophique » entre théorie marxiste et
prolétariat : « c’est un résultat historique extrêmement précaire et qui peut être perdu
littéralement », et « il est très possible que nous vivions dans une époque dans laquelle ça foute
le camp, ça pète »7. Nous savons par ailleurs que c’est à partir de ces années-là, en particulier
avec l’essai de 1966 sur la révolution culturelle chinoise, que la question de l’initiative des
masses commence à occuper le centre de scène des réflexions althussériennes sur la pratique
politique. Cela comporte un véritable déplacement des coordonnées du problème de l’union de
la théorie marxiste et du mouvement ouvrier. Jusque là, le principe de la neutralité de la forme-
parti avait permis de circonscrire le problème dans l’espace de la théorie – au niveau du
rapport entre science et philosophie – pour penser ensuite l’union à travers la figure de la
formation théorique. Autrement dit, jusque là, l’union était pensée sous l’égide de la coupure,
car, celle-ci étant garantie par la philosophie, celle-là ne pouvait qu’être réalisée par cet
instrument qu’était le parti8. À partir des années 1966-67, c’est la figure même du parti qui
passe au second plan, car il constitue – à l’envers de la position précédente – le lieu par lequel
l’idéologie fait retour au sein de la théorie. Althusser pose alors la question directement dans
les termes plus larges de l’union de la théorie marxiste et du mouvement ouvrier (et non pas de
l’union de la théorie marxiste et du parti communiste), en considérant que c’est la coupure
elle-même qui doit être pensée à l’aune des formes de cette union. Ainsi, le déplacement de
l’attention du parti aux masses correspond à un renversement des priorités entre la coupure et
l’union. C’est aussi pourquoi la coupure, au lieu d’être un fait purement théorique, devient un

7
L. Althusser, « Exposé devant le groupe “Esprit” (1967) », op. cit., p. 44. Cf. aussi : « Cette union est non
pas un fait acquis, mais une lutte. Tout peut être perdu. Tout peut être gagné » (LP, 52).
8
Dans une postface aux éditions en langues étrangères de Pour Marx, datée de 1967, Althusser reviendra sur
les essais qui y sont recueillis pour affirmer : « Sans doute j’ai parlé de l’union de la théorie et de la pratique
au sein de la “pratique théorique”, mais je n’ai pas abordé la question de l’union de la théorie et de la pratique
au sein de la pratique politique. (…) Je n’ai pas examiné la forme d’existence historique générale de cette
union : la “fusion” de la théorie marxiste et du mouvement ouvrier » (PM, 265). Cf. aussi la lettre à Mauricio
Malamud du 8 mars 1984 : « Ce n’est que fort tard que nous nous sommes attaqués à la structure des PC, en
tout cas du nôtre. Quant au mouvement ouvrier, nous n’y avons pas pris vraiment garde (quel comble…)
assurés que nous étions que la “fusion” était réalisée » (SP, 91).

521
fait véritablement historique, un fait politico-théorique9. Nous pourrions également dire, en
reprenant les termes de Balibar, que c’est en ce moment que la coupure se trouve à être
entièrement commandée par la topique – laquelle permet précisément de poser le problème de
l’union –, ce qui conduit à poser la question de la constitution d’un appareil de pensée qui
augmente la force de pensée des masses d’une tout autre manière10. Ainsi, lorsqu’Althusser
entame son autocritique en 1967, il commence par poser comme l’un des principes
fondamentaux pour penser l’union de la théorie et de la pratique que « sans une “mobilisation
des masses” qui “libère l’initiative des masses”, la révolution est impossible ; sans théorie
révolutionnaire, sans idéologie révolutionnaire, sans organisations révolutionnaires capables de
“mobiliser” les masses et de “libérer” leur initiative, la révolution est impossible, et si elle
triomphe, elle peut se perdre »11, toute la question étant de savoir qu’est-ce que ça veut dire
pour la théorie et l’organisation de mobiliser et libérer les masses.

Par ce déplacement, c’est une nouvelle conception du matérialisme de la théorie


marxiste – c’est-à-dire du principe de la primauté du réel sur la pensée – qui est inaugurée,
dont on trouve une expression limpide sous la plume de Balibar : la théorie marxiste
subordonne l’attitude des théoriciens, des dirigeants politiques de la classe ouvrière, non pas à la
« spontanéité », mais à l’initiative historique des masses. Cette position a une signification
permanente, constamment vérifiée par l’histoire : la révolution ne se déroule jamais selon les schémas
préétablis, elle n’est jamais l’application des « programmes » conçus par le parti révolutionnaire. La
politique scientifique du prolétariat ne consiste pas à chercher dans la théorie le plan des événements
historiques à venir, elle consiste à chercher dans la théorie, dans l’intelligence des tendances et des
conditions actuelles, les moyens de comprendre ces événements quand ils se produisent, afin d’y
participer activement, au lieu de les subir passivement12.

C’est cette perspective, qui renonce à l’idée de la théorie comme position de la stratégie, en
renvoyant alors à l’initiative des masses, et qui impose par conséquent un renouvèlement du
statut même de la science, qu’il s’agit à présent d’explorer.

2. L’effet de connaissance est un objet du matérialisme historique

La nouvelle position d’Althusser se cherche pendant plusieurs années pour se trouver


dans les Essais d’autocritique et la Réponse à John Lewis (écrits en 1972). Avant de procéder à
une étude de cette évolution, nous pouvons d’emblée indiquer qu’elle résulte en un
déplacement radical de la philosophie : ses anciennes prérogatives se trouvent en effet
intégrées dans le matérialisme historique, et sont profondément transformées.

9
« Au lieu de donner à ce fait historique toute sa dimension, sociale, politique, idéologique et théorique, je
l’ai réduit à la mesure d’un fait théorique limité : la “coupure” épistémologique » (EA, 14).
10
Cf. Chapitre VI.4.4.
11
L. Althusser, « Rectification (1967-1968 ?) », A9-05.05, p. 22.
12
É. Balibar, Cinq études, op. cit., pp. 37-38.

522
Pour le comprendre, il est intéressant de revenir à la critique de l’autocritique
althussérienne formulée par Maria Turchetto. Elle soutient qu’en 1972 Althusser tente
« d’intégrer la “lutte des classes” dans les présupposés philosophiques du marxisme », et pose
la question suivante : « la notion de “lutte des classes” relève-t-elle du niveau que, dans Lire Le
Capital, Althusser indique comme “la philosophie de Marx”, ou n’appartient-elle pas plutôt au
niveau de la “nouvelle discipline” fondée par Marx, c’est-à-dire la science particulière qui a
pour objet la société capitaliste ? »13 À cette question, il faut répondre que la lutte des classes
relève bien du matérialisme historique. Il faut toutefois ajouter qu’avec le déplacement de
l’autocritique, Althusser n’aboutit pas à une philosophie qui « se trompe d’objet » en englobant
l’objet du matérialisme historique : c’est la philosophie elle-même, ainsi que ses catégories de
science et idéologie, qui est intégrée dans le matérialisme historique.
Qu’entendions-nous par Épistémologie ? À la lettre : la théorie des conditions et des formes de la
pratique scientifique et de son histoire dans les différentes sciences concrètes. Mais cette définition
pouvait être comprise en deux sens. Dans un sens matérialiste, elle pouvait nous conduire à étudier les
conditions matérielles, sociales, politiques, idéologiques et philosophiques des « modes de
production » et des « procès de production » théoriques des connaissances existants : mais alors son
domaine relevait du Matérialisme historique ! Dans un sens spéculatif au contraire, l’Épistémologie
pouvait nous conduire à former et développer la théorie de la pratique scientifique dans sa différence
d’avec les autres pratiques (…). Nous étions alors sur le terrain du « Matérialisme dialectique »,
puisque la philosophie était, et n’était qu’Épistémologie. C’était la croisée des chemins. Si
l’Épistémologie est la philosophie même, leur unité spéculative ne peut que renforcer le théoricisme.
Mais si l’Épistémologie relève (…) du Matérialisme historique, alors il faut l’y inscrire, et, du même
coup, reconnaître l’illusion et l’imposture de son projet (EA, 52-53n)14.

Pour résumer, le problème du théoricisme n’était pas que l’épistémologie était « trop »
scientifique, mais qu’elle ne l’était « pas assez », qu’elle restait trop « philosophique ».

Le changement de perspective d’Althusser est résumé par l’affirmation suivante : « Je


voyais l’idéologie comme l’élément universel de l’existence historique : (…) il n’était pas
question de la lutte des classes dans l’idéologie » (EA, 82). Il faut préciser : l’idéologie était
comprise comme de part en part capturée par la forme dominante de la lutte des classes :
l’idéologie prolétarienne était en effet, par elle-même, soumise à l’idéologie dominante – d’où
le fait que la lutte des classes prolétarienne (et les capacités subjectives de la conduire) devait
être réintroduite par la pure force de la théorie (et de la formation théorique). C’est pourquoi il
était possible de « condenser » l’idéologie dans un concept unitaire à opposer

13
M. Turchetto, « Per la critica di un’autocritica », op. cit., p. 204.
14
« L’objectif, alors, ne sera plus de penser la distinction marxiste de l’idéologique et du scientifique sous les
catégories épistémologiques de la vérité (objectivité) et de l’erreur (préscientifique). Il sera tout au contraire
d’arracher la catégorie de “rupture” à la contradiction interne qui l’affecte dans une “épistémologie
historique” qui ne réussit pas elle-même à rompre définitivement avec le projet d’une philosophie de la
Science. Il sera d’implanter matériellement l’histoire des sciences dans le champ de l’histoire tout court, ce
qui ne peut se faire qu’au moyen des concepts d’une théorie scientifique de cette histoire. (…) [I]l s’agit (...)
de transporter tout le problème de la constitution des sciences dans le champ de la théorie matérialiste
(historique) des idéologies » (É. Balibar, « Le concept de “coupure épistémologique”, op. cit., pp. 26-27).

523
philosophiquement à la science15. Or, si l’idéologie est replongée dans la lutte des classes,
c’est-à-dire si elle est clivée par les deux formes de lutte des classes bourgeoise et
prolétarienne, la science et la philosophie ne doivent plus réintroduire la lutte des classes
prolétarienne, mais se trouvent au contraire elles-mêmes affectées par ce clivage. Ainsi, s’il est
vrai que la lutte des classes constitue l’objet du matérialisme historique, cet objet n’est pas un
objet comme les autres, parce que, en affectant l’idéologie à laquelle le matérialisme historique
se rapporte, cet objet l’affecte aussi en tant que théorie16.

Mais est-ce que l’on ne retombe pas ainsi finalement dans une forme d’historicisme,
c’est-à-dire dans la chute du matérialisme dialectique dans le matérialisme historique et,
conséquemment, de ce dernier dans la pratique économico-politique spontanée du prolétariat,
c’est-à-dire dans l’expérience des masses, qu’il devrait simplement généraliser ? Le cas
échéant, comment ne pas être frappés par la critique formulée par le premier Althusser selon
laquelle cette pratique et cette expérience sont soumises à l’effet de société ?17 C’est à ces
questions qu’il s’agit de répondre, en gardant à l’esprit, d’un côté, qu’Althusser n’abandonne
pas la thèse de la coupure : le matérialisme historique demeure scientifique, bien qu’il ne soit
plus garanti par la philosophie18 ; et de l’autre côté, que la philosophie n’est pas simplement

15
Le reproche que Badiou et François Balmès adressent à Althusser d’avoir ignoré « la nécessaire
subordination de la définition de l’idéologie à la réalité de la lutte idéologique » (A. Badiou, Fr. Balmès, De
l’idéologie, Paris, Maspero, 1976, p. 27) ne nous semble donc pas être valide après l’autocritique. Il faudra
alors voir comment Althusser abandonne après l’autocritique l’idée selon laquelle « en face de l’idéologie
dominante n’existe, en dernier ressort, qu’un dispositif scientifique nouveau doté de ses propres règles de
cumulation et qui ne s’alimente d’aucune manière, ni même n’est en dialectique, avec la production
idéologique du mouvement de masse » (ibid., p. 94).
16
« Que l’entreprise scientifique de Marx soit prise dans la lutte des classes, et soit une forme de la lutte des
classes (sans rien ôter à son objectivité) voilà qui distingue visiblement l’entreprise de Marx de toute autre
forme d’entreprise scientifique » (L. Althusser, Texte ronéotypé sans titre, in S. Karsz, Théorie et politique,
op. cit., p. 322).
17
Le danger de la mutation de la position d’Althusser a été bien identifié par Canguilhem, notamment
lorsqu’on envisage les impactes qu’il pourrait avoir non seulement sur le matérialisme historique, mais aussi
sur les autres pratiques scientifiques : c’est au concept de coupure, voire même à celui de science, qu’il
faudrait en effet renoncer. Canguilhem se réfère ici en particulier à l’ouvrage de Dominique Lecourt
Bachelard. Le Jour et la Nuit (Paris, Grasset, 1974) : « Puisque la production des savoirs est un fait de
pratique sociale, le jugement de ces savoirs quant à leur rapport avec leurs conditions de production relève en
fait et en droit de la théorie de la pratique politique, c’est-à-dire du matérialisme marxiste repensé par Louis
Althusser et son école. Certes, on accordera que s’il en est ainsi la prétention d’un recoupement vertical de la
science par l’épistémologie doit tomber. Mais on demandera d’abord s’il est possible de conserver ce nom de
“science” à un genre de productions dont la verticale de recoupement (ou, plus exactement dit, la dernière
instance dominante) est la politique, substituant à l’ancienne polarité du vrai et du faux la nouvelle polarité
de la conformité et de la déviation par rapport à une “ligne”. On demandera ensuite comment un concept
fondamental d’une épistémologie illusionniste [comme celle de Bachelard], celui de rupture, majoré dans son
pouvoir par l’invention du terme de “coupure”, peut supporter une réinterprétation du marxisme, dans sa
constitution comme science de l’histoire, au nom de laquelle l’épistémologie est refusée comme illusion »
(G. Canguilhem, Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie. Nouvelles études d’histoire et
de philosophie des sciences (1e éd. 1977), Paris, Vrin, 2009, p. 34).
18
Cf. Chapitre VI.4.3.

524
supprimée : quelque chose d’elle – qui n’est plus l’épistémologie – demeure distingué de la
science, en subissant une transformation qui la rend presque méconnaissable19.

Il est intéressant de remarquer que c’est depuis cette perspective que la question de la
« généalogie » de la coupure marxienne est affrontée de la manière la plus approfondie par
Althusser, alors que dans les années 60 il s’était borné à délimiter – de manière d’ailleurs trop
tranchée – les différentes « phases » du parcours de Marx, en reléguant la question de
l’avènement même de la coupure soit dans un imprécisé « retour au réel », soit dans le silence.
Il faut donc revenir à l’étude de la nécessité de la contingence qui a produit le surgissement de
la science marxiste, de cette « naissance sans père » (EA, 30), fruit du « concours
imprévisible, incroyablement complexe et paradoxal, mais nécessaire en sa contingence,
d’“éléments” idéologiques, politiques, scientifiques (relevant d’autres sciences),
philosophiques, etc., qui, à un moment “découvrent”, mais après coup, qu’ils se cherchaient,
puisqu’ils se rencontrent sans se reconnaître dans la figure théorique d’une science naissante »
(EA, 28-29). Il est possible d’identifier deux types de lecture possibles de « l’évolution du
jeune Marx ». La première se trouve dans l’annexe à Lénine et la philosophie intitulée « Sur le
rapport de Marx et Hegel » (1968) et dans le texte posthume « La querelle de l’humanisme »
(1967) ; la deuxième se trouve dans la Réponse à John Lewis et l’annexe aux Essais
d’autocritique intitulé « Sur l’évolution du jeune Marx » (écrit en 1970).

Dans Lénine et la philosophie, Althusser remobilise la théorie des Généralités pour


penser, non pas le travail d’une pratique théorique scientifique sur des GI idéologiques (ou déjà
scientifiques), mais le surgissement même de la théorie scientifique de Marx. Reprenant la
théorie des « trois sources » du marxisme, qui de Engels passe à Lénine à travers Kautsky, il
identifie alors la GI dans Ricardo et le socialisme français, la GII dans Hegel et la GIII dans le
Marx du Capital : en faisant travailler la théorie hégélienne sur la théorie de la valeur-travail et
sur l’idée de lutte des classes, Marx a produit les connaissances exposées dans Le Capital.
Althusser souligne alors que cela ne signifie pas que Marx a simplement « appliqué » Hegel à
Ricardo – thèse qu’il avait auparavant soigneusement réfutée. « Marx fait (…) travailler Hegel
sur Ricardo : il fait travailler une transformation de la dialectique hégélienne sur Ricardo. Il
faut en effet dire que la dialectique hégélienne a été transformée dans le travail théorique
qu’elle a effectué sur Ricardo. L’instrument de travail théorique qui transforme la matière
première théorique est lui-même transformé par son travail de transformation » (LP, 59). On
trouve ici une idée qui n’était pas présente comme telle, ou en tout cas pas explicitement
endossée, dans Pour Marx, à savoir l’idée que la GII se transforme elle-même en transformant
la GI20. Cette idée suppose en effet, d’un côté, que la GII ne peut jamais être garantie, par une

19
Cf. Chapitre VI.4.5.
20
Nous avons vu que cette idée était toutefois développée dans la contribution de Macherey.

525
fixation philosophique de sa méthode, contre l’efficace de l’idéologie et, d’un autre côté, que
des théories idéologiques (comme celle de Hegel) peuvent produire des effets scientifiques en
étant transformées par ces mêmes effets. L’idée de science se précédant elle-même est donc
infléchie dans une conception de la méthode pleinement spinoziste : la science se précède elle-
même dans l’idéologie ; ce qui est une manière d’assumer pleinement la thèse selon laquelle
dans l’idéologie la pensée a toujours déjà commencé21.

On pourrait toutefois immédiatement rétorquer que ces réflexions ne valent que pour la
« préhistoire » de la science et qu’une fois que la science a coupé avec l’idéologie, l’idée de
méthode comme téléologie a posteriori et garantie de la science reste valide22. Il s’ensuit que le
fait qu’une science – et pas autre chose – émerge de ce processus n’est finalement pas lui-
même expliqué. Ce problème se manifeste dans « La querelle de l’humanisme », dont la suite
de « Sur le rapport de Marx à Hegel » est un extrait. « La querelle » est le texte où Althusser
étudie de la manière la plus approfondie l’évolution du jeune Marx, en introduisant, par rapport
à l’exposé que l’on vient d’étudier, une dimension conflictuelle au sein même de l’idéologie.

Il fait d’abord souligner qu’Althusser ouvre son étude en relevant l’aspect proprement
politique de l’évolution du jeune Marx23 : lorsque Marx entame le processus de rupture (1845),
il était déjà communiste. Néanmoins, Althusser minimise l’importance de ce fait pour son
évolution théorique : Marx épouse en effet à l’époque des conceptions communistes
profondément idéologiques (cf. EII, 461), ce qui signifie que « ces changements dans la
position politique de Marx n’ont entrainé aucun changement dans ses positions théoriques
parce que les positions théoriques de Marx l’empêchaient radicalement de seulement
soupçonner les conséquences théoriques possibles contenues en germe dans son changement

21
« Le premier marteau utilisé par un forgeron n’a justement pas pu être un vrai marteau (…), mais c’était un
caillou ramassé au bord d’une route (…), qui n’est devenu instrument que par l’usage qu’on en a fait, en s’en
servant comme d’un outil, ce qu’il n’était certainement pas pour commencer. (…) De la même manière,
l’entendement a dû d’abord travailler avec les idées qu’il avait, s’en servir comme si elles étaient des
connaissances authentiques, pour leur faire produire tous les effets dont elles étaient capables, puis rectifier
graduellement sa propre activité » (P. Macherey, Hegel ou Spinoza, op. cit., p. 62).
22
Par ailleurs, les idées que nous venons de commenter se trouvent déjà dans l’article « Sur le jeune Marx »
(1961), comme l’a bien montré Macherey : « une structure idéologique, avec ses problèmes fondamentaux,
réfléchit des difficultés, des contradictions inscrites dans la réalité sociale qui définit son “champ”, et qui,
sans tendre vers une destination préformée en elles, poussent dans le sens de son changement qui n’est pas
l’accomplissement d’un destin mais le résultat d’un travail dans lequel la structure idéologique concernée est
de part et part impliquée » (P. Macherey, « Althusser et le jeune Marx », Actuel Marx, n° 31, 2002/1, pp.
165-166). Macherey s’appuie sur ces considérations pour affirmer que, depuis le début, et contre tout
dogmatisme, Althusser formule « l’hypothèse selon laquelle ce qu’on a pris l’habitude d’appeler de ce nom
de marxisme n’était finalement rien d’autre que l’ouverture d’un champ de débat à l’intérieur duquel sa
“théorie” s’expose à être incessamment remodelée » (ibid., p. 162). En même temps, selon l’Althusser des
années 60 ce remodelage ne peut être produit que par la théorie elle-même, telle qu’elle est établie a
posteriori dans sa scientificité. C’est pourquoi les principes permettant de comprendre les transformations de
la « structure idéologique » ne peuvent être posés que par la science : « ils présupposent donc bien, eux, le
“marxisme achevé” (…). Qu’est-ce qui permet d’affirmer l’existence d’une théorie ayant une fois pour toutes
pris ses distances avec les objets auxquels elle s’applique (…) ? » (ibid., p. 167).
23
Dans « Sur le jeune Marx », cet aspect n’était pas étudié dans sa spécificité, et était plongé dans l’ensemble
de déterminations caractérisant la structure idéologique où était ancrée la pensée du jeune Marx.

526
de position politique » (EII, 480). Althusser étudie alors la manière dont Marx parvient à
« faire exploser » ces positions théoriques encore idéologiques, qui refoulaient ce qui aurait pu
les transformer.

Nous n’allons pas suivre dans le détail la reconstruction de cette évolution ; rappelons
simplement que selon Althusser les Manuscrits de 1844 mettent en scène un Feuerbach qui
« reçoit chez lui » Hegel et l’économie politique et « les présente » l’un à l’autre, mais chez lui,
ce qui fait de cet ouvrage un texte « hégélien dans Feuerbach » (cf. EII, 484-485). Or, cette
« rencontre », qui fait de l’homme et de son travail le sujet d’une histoire hégélienne
impossible, dans la mesure où chez Hegel l’homme et son travail ne sont pas le sujet de
l’histoire, devient alors « explosive » : le discours des Manuscrits de 1844 « c’est le discours
non de la critique, mais de la crise » (EII, 487). Althusser montre ensuite comment la crise
traine en 1845, dans les « Thèses sur Feuerbach » et dans l’Idéologie allemande, définies
comme « (ce qui reste de) Feuerbach dans (un certain) Hegel » (EII, 493). Il insiste notamment
sur le nouveau concept d’individu, encore compris comme une origine, bien que de manière
radicalement historicisée. Ce processus produit toutefois les trois problèmes qui constitueront
le cœur du matérialisme historique : le problème des formes historiques de l’individualité ; le
problème des formations sociales et de l’histoire comme procès sans sujet ; le problème de la
nature de l’idéologie. On pourrait reformuler ce parcours dans les termes de la théorie des
Généralités. Dans ce cas, on aurait alors toujours, au niveau des GI, l’économie politique, mais
on aurait surtout, au niveau des GII, un conflit entre Feuerbach et Hegel, qui ne peut se solder
que par l’explosion de cette structure théorique dans son ensemble24. Toutefois, la question de
savoir pourquoi c’est bien une science qui surgit de ce processus n’a pas encore trouvé de
réponse.

C’est pourquoi, en revenant sur l’idée de coupure épistémologique, Althusser retrouve


le fonctionnement rétroactif de la coupure : « L’opposition science/idéologie est donc toujours
fondée sur une rétrospection ou récurrence. C’est l’existence de la science elle-même qui
instaure dans l’histoire des théories cette “coupure” à partir de laquelle il est possible de
déclarer idéologique sa préhistoire » (EII, 506). Il ajoute en même temps l’idée que c’est bien
de l’idéologie que la science émerge : « Cependant, cette coupure et cette rétrospection sont
corrélatives d’un procès réel, celui de la constitution de la science, qui naît de l’idéologie
même, par un travail théorique qui culmine en un point critique explosant dans une rupture qui
instaure le champ nouveau où va s’établir la science » (EII, 506). C’est donc cette
« instauration » qui demeure obscure. D’où l’indication qu’il faudra un jour « tirer de cette
figure de la rencontre des éléments pour une théorie du procès de la production de la
“coupure” » (EII, 509). On comprend bien entendu pourquoi Althusser ne veut pas s’aventurer
dans cette direction : c’est que cette théorie risque toujours de se tourner en une genèse, ce qui

24
L’idée des Manuscrits de 44 comme « expérience explosive » est déjà présente dans Pour Marx (PM, 28)

527
aboutirait tout simplement au sacrifice de la catégorie de coupure, car la science serait
engendrée par l’idéologie comme « sa » vérité25. Soulignons que l’on retrouve ici le problème
qui se posait avec la transition d’un mode de production à l’autre26. On peut faire la généalogie
des éléments dont la rencontre produit le nouveau mode de production en étudiant leur
fonction dans l’ancien mode de production – mais cette généalogie ne peut pas être une
genèse : la place et la forme des éléments changent radicalement d’un mode de production à
l’autre ; l’un n’accouche pas de l’autre. Il s’ensuit que soit on renonce à expliquer le passage,
soit on change radicalement de perspective en concevant le « nouveau » mode de production
comme coexistant avec l’« ancien » comme une virtualité dominée, c’est-à-dire la transition
comme étant toujours déjà opérante, en raison du « différer par rapport à eux-mêmes », par
leurs rencontres elles-mêmes différentielles, de leurs éléments. C’est ainsi qu’il faudrait alors
régler la question de l’extériorité nécessaire de la science par rapport à l’idéologie. La science
ne serait pas la « structure latente » de l’idéologie, permettant d’accéder à sa vérité. Son
absence du discours idéologique est le nom de son immanence comme articulation
différentielle des éléments de ce discours et, par là même, elle « rend absente » la structure du
discours idéologique. C’est dans ce dernier sens que s’orientera de plus en plus la lecture
althussérienne de Marx27.

« La querelle de l’humanisme » se termine sur une tentative d’éclaircir cette question


par une analyse de la catégorie de problème. C’est en effet en tant que problèmes que la
question de l’individu, de la société et de l’idéologie émergent de l’explosion de 1844-45. Or,
d’un côté, Althusser réintroduit ici l’idée d’une précédence de la science par rapport à soi-
même :
Ces problèmes sont réels parce qu’ils sont posés comme réels dans le champ théorique conquis par le
long travail théorique qui a abouti à l’état présent de la connaissance scientifique. (…) N’est problème
scientifique qu’une difficulté identifiée dans le champ théorique de la recherche scientifique, et
susceptible d’être posée comme problème. (…) Poser un problème, c’est trouver, dans le champ de la
théorie existante, la place précise qui lui revient de droit pour pouvoir être pensé et traité comme
problème. Lui assigner sa place, c’est en même temps l’identifier, et l’appeler par son nom. (…) Ces
trois opérations conjointes ne sont possibles que par le recours aux concepts théoriques constitutifs du
champ théorique existant (EII, 516).

Ainsi, les termes « homme », « travail », « aliénation » indiquent bien une difficulté, mais cette
difficulté ne peut devenir un problème scientifique, que si elle est placée dans le système
conceptuel de la théorie scientifique et par là identifiée et nommée. C’est ainsi qu’on aboutit à
l’individu, la société, et l’idéologie comme problèmes. Au contraire, les difficultés qui ne

25
Le « marxisme achevé » n’est pas « la vérité de sa propre genèse, mais la théorie qui permet l’intelligence
de sa propre genèse » (PM, 60).
26
Ce n’est pas un hasard si dans « La querelle » les termes employés sont très proches de ceux des « Lettres à
Diatkine » (cf. EP, 91-94) qui lui sont contemporaines et où, concernant le mode de production, s’annoncent
les développements du matérialisme de la rencontre (cf. EII, 540).
27
Cf. Chapitre VI.4.3.

528
peuvent pas s’inscrire dans un champ théorique scientifique « subsistent à l’état de résidus »
(EII, 517).

D’un autre côté toutefois, « [i]l advient aussi que certains problèmes puissent être posés
théoriquement sans qu’on dispose pour autant de tous les instruments théoriques requis pour
produire leur solution. (…) Il advient enfin que certains problèmes soient “posés” (et même
résolus) de façon pratique sans être posés et résolus de façon théorique : c’est le cas de ce que
nous pouvons appeler des inventions pratiques, en avance sur les solutions (découvertes)
théoriques correspondantes. La pratique politique nous en offre plusieurs exemples
remarquables » (EI, 517-518). On voit ici émerger la possibilité d’inventions pratiques qui
entretiennent un rapport d’anticipation par rapport à la théorie sans être elles-mêmes de
découvertes théoriques. Cette possibilité devient dans ces années de plus en plus centrale pour
Althusser : « à la condition d’en analyser scientifiquement les résultats, la pratique politique
peut, dans des limites définies, non seulement vérifier ou infirmer des thèses théoriques, mais
même produire des véritables inventions pratiques, qui sont l’équivalent de découvertes
théoriques, inventions dont la théorie doit alors penser le contenu, et dont elle doit tirer les
conséquences (ex. l’invention de la dictature du prolétariat par la Commune, l’invention des
Soviets par les masses ouvrières pendant la révolution de 1905) »28. Il nous semble que cette
idée – l’équivalence de certaines inventions pratiques et des découvertes théoriques – ne
correspond pas exactement à l’idée, présentée dans Pour Marx, selon laquelle la pratique
politique de Lénine contient à l’état pratique des découvertes théoriques. En effet, dans ce cas,
Althusser soutient que cette pratique est déjà une analyse de portée théorique, c’est-à-dire
qu’elle est déjà l’effet et la relance de la science marxiste. Si l’on veut chercher une trace de ce
qu’Althusser commence à affirmer en 1966-67 dans ses écrits précédents, il faudrait plutôt la
chercher dans l’idée, d’héritage canguilhemien, selon laquelle « il y a des idéologies non-
scientifiques qui, dans des rencontres paradoxales, donnent naissance à des vraies
découvertes » (PA, 30)29.

Dans tous les cas, à ce stade de sa réflexion, la place de ces inventions pratico-
théoriques semble demeurer soumise au principe de la précédence à soi de la science, comme
l’indique « La tâche historique » lorsqu’elle précise que c’est à la théorie qu’il revient de
penser le contenu de ces inventions, ou qu’elles ne correspondent à des découvertes théoriques

28
L. Althusser, « La tâche historique de la philosophie marxiste », op. cit., p. 6 ; tr. angl. « The Historical
Task of Marxist Philosophy », op. cit., p. 166. Souvenons-nous que Marx décrivait la commune comme « la
forme politique à la fin découverte sous laquelle on pouvait réaliser l’émancipation économique du Travail »
(K. Marx, La guerre civile en France, op. cit., p. 61) et que Lénine comptait, dans le chapitre VII non rédigé
de L’État et la révolution, montrer comment les Révolutions russes de 1905 et 1917 « continuent l’œuvre de
la commune et confirment la géniale analyse historique de Marx » (Lénine, L’État et la révolution (1e éd.
1917), Pékin, Éd. en langues étrangères, 1976, p. 70).
29
Cette citation est tirée de la « Présentation de l’article de Pierre Macherey : “La philosophie de la science
de Georges Canguilhem. Épistémologie et histoire des sciences” » parue dans le n° 113 de La Pensée, n° 113
en 1964. Sur la dette d’Althusser à l’égard de Canguilhem sur ce point, cf. ADL, 211-212.

529
qu’à la conditions d’en analyser scientifiquement les résultats. En 1968, Althusser considère
par conséquent toujours que « [pour passer sur les positions de classe prolétariennes, l’instinct
de classe des prolétaires a seulement besoin d’être éduqué » (P, 37)30. Cette position s’exprime
non seulement dans l’affirmation selon laquelle la position politique du jeune Marx n’influence
en rien son évolution théorique, qui est donc une évolution essentiellement intra-théorique,
mais aussi dans le maintien de l’idée de la philosophie comme opération récursive protégeant
la science après son surgissement, c’est-à-dire dans l’idée du « retard » de la coupure
philosophique sur la coupure scientifique (cf. EII, 462 ; LP, 23).

C’est précisément cette dernière thèse qui se trouve radicalement remise en question à
partir de 1970. On pourrait penser que la nouveauté principale consiste dans la remise en
question de l’idée selon laquelle la coupure épistémologique est une rupture nette, opérée une
fois pour toutes en 1845. Althusser considère en effet dans ces textes que la coupure est
seulement tendancielle (cf. RJL, 54). Mais l’idée de coupure continuée, à réitérer sans cesse à
partir des principes mêmes de la science dont la philosophie explicite la systématisation,
contenait en fait déjà ce principe. La vraie erreur de sa période théoriciste a été, dit Althusser,
d’avoir « identifié la “coupure épistémologique” (= scientifique) et la révolution philosophique
de Marx » (RJL, 55), et d’avoir en particulier fait précéder la seconde par la première. En
réalité, « dans l’histoire de la pensée de Marx, la révolution philosophique a nécessairement
commandé la découverte scientifique, et lui a donné sa forme : celle d’une science
révolutionnaire » (RJL, 56). On voit donc que la forme spécifique de scientificité du
matérialisme historique est déterminée par autre chose que la coupure épistémologique. Mais il
y a plus : Althusser affirme en effet – contrairement à ce qu’il soutenait dans « La querelle » –
que « [l’]évolution politique [de Marx] se double presque exactement d’une évolution
philosophique », et plus précisément que « son évolution philosophique est commandée par
son évolution politique » (RJL, 57). Cette double évolution résulte dans l’adoption par Marx de
« nouvelles positions théoriques de classe, révolutionnaires-prolétariennes ».

C’est donc en inscrivant la pensée de Marx dans autre chose qu’elle-même – dans la
pratique politique prolétarienne – qu’Althusser rend compte de son évolution théorique.
« Marx a été un dirigeant du Mouvement ouvrier pendant trente-cinq ans, il a toujours “pensé”
dans la lutte, il n’a pensé et il n’a “trouvé” que dans la lutte du Mouvement ouvrier et par
elle » (RJL, 62). Ainsi, l’union de la théorie marxiste et du mouvement ouvrier ne suit pas
l’instauration de la science marxiste. Elle n’est pas la pénétration de cette science,
constamment purifiée par la philosophie, dans les organisations ouvrières par la formation
théorique. Au contraire, l’union du mouvement ouvrier et de la pensée de Marx conditionne la

30
« Seulement », par contraste avec celui des intellectuels, qui « doit être révolutionné ».

530
coupure elle-même : sans cette union, la coupure n’aurait pas eu lieu, et c’est cette union qui
commande les transformations de la théorie elle-même. C’est cette même idée qui guide
l’affirmation par Balibar du « lien nécessaire, non pas externe, circonstanciel, mais interne et
réciproque entre la théorie marxiste et le mouvement ouvrier » qui explique pourquoi –
affirmation bien entendu très généreuse – « la théorie marxiste n’a pas été momifiée ou
progressivement rejetée par le mouvement ouvrier, mais transformée par lui en même temps
qu’elle le transformait »31.

Dans les Essais d’autocritique, Althusser donne un contenu plus précis à la révolution
philosophico-politique qui commande la coupure. La nouvelle position philosophique est
définie comme « l’expression théorique de la position politique (et idéologique) de classe ».
C’est cette « expression » qui « apparaît comme la condition du rapport théorique à l’objet de
la réflexion » (EA, 120-121). Revenant sur les Manuscrits de 44, Althusser estime alors que
l’explosion qui y a lieu est déterminée non pas par un conflit purement intra-théorique, mais
comme « la contradiction insoutenable entre la position politique et la position philosophique
qui s’affrontent dans la réflexion sur l’objet : Économie politique » (EA, 121). C’est en effet
seulement en assumant le point de vue de la classe exploitée qu’il est possible de « sortir » de
la « couche » de représentations idéologiques qui recouvre les mécanismes même de
l’exploitation et procéder à leur connaissance. C’est pourquoi Marx « ne pouvait rompre avec
l’idéologie bourgeoise dans son ensemble qu’à la condition de s’inspirer des prémisses de
l’idéologie prolétarienne, et des premières luttes de classes du prolétariat, où cette idéologie
prenait corps et consistance » (EA, 45). À propos de la dette déclarée de Marx à l’égard de La
Situation des classes laborieuses en Angleterre d’Engels, Althusser écrit alors que « [p]our qui
veut à tout prix chercher un auteur, en voici donc deux [Marx et Engels], et qui se renvoient la
balle, et pour cause, ayant appris ce qu’ils découvraient du seul “auteur” qui soit en la matière :
de la lutte des classes des exploités » (EI, 390). Ainsi, c’est désormais l’idéologie
prolétarienne elle-même qui fournit le plan d’extériorité par rapport à l’idéologie (dominante)
sur la base duquel seulement la science peut se développer : « Ce continent [histoire], nous
devons le reconnaitre et l’explorer, pour le libérer de ses occupants. Pour y aborder, il suffit de
suivre ceux qui nous y ont précédés depuis cent ans : les militants révolutionnaires de la lutte
des classes. Nous devons apprendre auprès d’eux ce qu’ils savent déjà » (LP, 71).

Il va de soi qu’une telle reformulation du rapport entre pratique politique et pratique


théorique doit conduire à une remise en cause radicale de l’idée de l’importation de la théorie
marxiste dans le mouvement ouvrier, c’est-à-dire de l’idée même de formation théorique et du
rôle du parti dans cette formation. Althusser procède à cette remise en cause dans les années
suivantes en s’en prenant non pas seulement à Kautsky qui a forgé l’expression, mais à Lénine
lui-même qui l’a endossée dans Que faire ? Bien que Lénine ait par la suite souligné que ces

31
É. Balibar, Cinq études, op. cit., p. 70.

531
affirmations doivent être comprises à partir de la conjoncture du début du siècle, qui imposait,
pour mettre en avant la nécessité de la constitution d’une organisation de révolutionnaires
professionnels, de tordre de l’autre côté le bâton tordu par les évolutionnistes, afin de le
redresser, Althusser insiste que les effets idéologiques de cette contre-courbure ont été sous-
estimés par lui :
Derrière la conception générale, sous la deuxième Internationale du début du XXe siècle, d’une théorie
– « science produite par des intellectuels bourgeois » et « introduite de l’extérieur dans le mouvement
ouvrier » –, se profilait bel et bien toute une représentation idéaliste et volontariste des rapports de la
théorie et de la pratique, des rapports du parti au mouvement des masses, donc aux masses, et
finalement des rapports entre les dirigeants (intellectuels, qu’ils fussent ou non d’origine ouvrière, la
question n’était pas là) [et les militants]. Or, cette représentation ne pouvait que reproduire, en
dernière instance, les formes bourgeoises du savoir, c’est-à-dire de sa production et de sa détention,
d’une part, et les formes bourgeoises de la détention et de l’exercice du pouvoir d’autre part, toutes
formes dominées par la séparation entre le savoir et le non-savoir, entre les savants et les ignorants,
entre les dirigeants qui détiennent le savoir, et les dirigés réduits à le recevoir du dehors, et d’en haut,
parce qu’ils en sont, par nature, ignorants (EI, 389).

Contrairement à cette représentation, il faut donc affirmer que « la pensée de Marx et Engels
s’est formée et développée non pas à l’extérieur du mouvement ouvrier, mais à l’intérieur du
mouvement ouvrier existant, sur sa base politique et sur ses positions théoriques rectifiées.
Que base et positions n’aient pas été données d’avance, mieux, qu’elles aient dû sans cesse être
remaniées, c’est trop clair pour qui connaît tant soit peu l’histoire de la pensée de Marx » (EI,
396-397 ; cf. SM, 298-299)32.

Nous reviendrons bientôt sur la question essentielle du remaniement et de la


rectification des positions théoriques du mouvement ouvrier. Il faut d’abord relever les
difficultés de taille qui, à la lumière de la première formulation de la théorie de la coupure
épistémologique, surgissent face à la nouvelle position d’Althusser. Comme Althusser le
signalait dans « La querelle de l’humanisme », et contrairement à ce qu’il affirme ici, la
transformation des positions politiques de Marx ne correspond pas immédiatement à une
transformation de ses positions philosophiques. En effet, l’idéologie prolétarienne que Marx
reçoit en adoptant les positions de classe du prolétariat est celle du socialisme utopique, dont
on a vu que, pour le premier Althusser, elle souffre précisément de demeurer sous l’emprise de
l’idéologie bourgeoise, c’est-à-dire de ne pas se déprendre de l’effet de société dominant.
Autrement dit, cette idéologie continue à penser ses objectifs révolutionnaires en fonction des
conditions surdéterminées par la structure dominante de la formation sociale, telle qu’elle rend
absente les conditions (sous-déterminées) qui, s’en exceptant, pourraient véritablement
soutenir de tels objectifs. Cela fait sans cesse dévier les objectifs du mouvement ouvrier, donc
sa stratégie, dans le sens d’une transformation de la structure dominante qui assure sa
reproduction. À la lumière des derniers développements de la pensée d’Althusser, on
comprend alors encore plus clairement pourquoi l’affirmation selon laquelle l’idéologie

32
Cf. aussi : « La pseudo-importation dont parle Kautsky n’est que l’expansion, à l’intérieur du Mouvement
ouvrier, d’une théorie produite à l’intérieur du Mouvement ouvrier » (EP, 231).

532
prolétarienne commande la rupture scientifique de Marx, risque de revenir à l’idée de la théorie
comme généralisation de l’expérience des masses, c’est-à-dire à une forme d’historicisme qui
supprime la coupure même entre science et idéologie, se limitant à ressasser cette expérience
telle qu’elle est façonnée par les coordonnées de l’idéologie dominante33. N’oblitère-t-on donc
pas finalement la fonction essentielle du matérialisme historique, qui était d’identifier, depuis
sa position d’exception dans la structure sociale, les rencontres sous-déterminées permettant de
constituer une stratégie juste pour parvenir à réaliser l’objectif d’une transformation
révolutionnaire ? Pour répondre à ces questions, il faut essayer de comprendre la manière dont
la lutte des classes prolétarienne peut « inspirer », par des inventions pratiques qui
correspondent à des découvertes théoriques, la coupure produisant une nouvelle forme de
scientificité, c’est-à-dire aussi en quoi consiste la forme de scientificité d’une science
révolutionnaire – en quoi cette théorie révolutionnaire demeure scientifique. En ce sens, il nous
semble que la conception la plus rigoureuse de l’intériorité de la théorie marxiste au
mouvement ouvrier puisse être trouvée dans le passage inédit suivant : « La découverte de
Marx et Engels a eu lieu “au sein du mouvement ouvrier” d’alors. Si elle a dû être introduite
“du dehors dans le mouvement ouvrier” (Kautsky), ce dehors est un dehors du dedans : ce
dehors est la différence, l’extériorité des thèses théoriques, des analyses théoriques, de la
théorie, – mais à l’intérieur d’un dedans »34.

3. Pour une nouvelle théorie des Généralités. La forme scissionnelle de scientificité

Pour comprendre en quoi consiste ce « dehors du dedans », il convient de revenir une


dernière fois à la lecture althussérienne du Capital pour explorer les rares passages, qui se
concentrent dans les années 1977-78, où Althusser en traite explicitement. En plus des écrits
sur la crise du marxisme, nous pensons en particulier au texte, à l’apparence secondaire,
qu’Althusser a publié comme avant-propos à l’ouvrage de Gérard Duménil : Le concept de loi
économique dans « Le Capital », paru en 1978.

Nous avons vu que, dès Lire Le Capital, Althusser identifie la forme de scientificité du
Capital dans le caractère différentiel des abstractions qu’il mobilise. À partir de l’abstraction
« simple » de la valeur (GI reçue de l’économie politique classique), il mobilise un ensemble

33
La persistance de ce problème chez le dernier Althusser est indiquée par le fait que, tout en reconnaissant
que l’idée gramscienne d’« intellectuel organique » est bien plus adéquate que celle kautsko-léniniste de
l’« importation », Althusser souligne qu’elle demeure « un peu trop transparente » (EI, 397) pour ne pas créer
des confusions théoriques. Un exemple de l’infléchissement de la perspective althussérienne dans le sens de
la théorie comme généralisation de l’expérience des masses se trouve dans les écrits de Rey : « Pour Mao, le
prolétariat retrouve naturellement son expérience systématisée qui lui est restituée par les théoriciens du
matérialisme historique ; le prolétariat n’a pas à s’approprier cette science, qui n’a jamais été séparée de lui ;
elle sert simplement à l’“éclairer” grâce à sa forme systématique » (P.-Ph. Rey, Les alliances de classes, op.
cit., pp. 89-90). Évidemment, une telle conception suppose en définitive l’extériorité de principe des classes
dominées par rapport à l’effet de société produit par le mode de production dominant.
34
L. Althusser, « Projet de livre sur le communisme », A19-02.02, s.p.

533
de concepts systématiques (GII : se concentrant dans la plus-value comme forme de la valeur)
qui la transforment en la ramenant aux conditions de sa validité (GIII : l’articulation
contingente du mode de production capitaliste et sa coexistence dans une formation sociale
spécifique avec des modes de production incompatibles dominés). Nous avons aussi vu
qu’Althusser indique les risques comportés par le fait de partir de « l’abstraction de la valeur »,
qui tend en particulier à aboutir à une « présentation comptable de la plus-value » comme
différence entre la « valeur-produite » et la « valeur-salaire » : si la considère cette théorie
comme une « théorie complète de l’exploitation » on rate précisément l’ensemble des
conditions contingentes qui la rendent valide et l’on réduit le différentiel des abstractions à
l’explicitation de l’abstraction de départ (la valeur). Or,
en réalité, Marx est très clair sur ce point, l’exploitation ne se réduit pas à cette retenue d’un surplus
de valeur, elle ne peut être comprise que si l’on retient l’ensemble de ses formes et conditions
concrètes comme déterminantes. Or l’ensemble de ces formes concrètes inclut bien la retenue de
valeur, mais également les contraintes implacables du procès de travail pris dans le procès de
production, donc d’exploitation : division et organisation socio-techniques du travail, durée de la
« journée de travail », cette notion propre au système capitaliste, donc introuvable avant lui,
intensification des rythmes de travail, parcellisation des tâches, sur-qualification et dé-qualification
des postes de travail, conditions matérielles de la concentration du travail (usine, atelier), accidents du
travail, maladies professionnelles, etc. Et le procès de production doit lui-même (pour ne pas rester
abstrait) être conçu comme moment décisif du procès de reproduction : reproduction des moyens de
production, mais aussi reproduction de la force de travail (famille, logement, enfants, éducation, école,
santé, problèmes du couple, des jeunes, etc.) – sans parler de l’autre moment du procès de
reproduction de la force de travail qui fait intervenir l’État, ses appareils (répressifs, idéologiques,
etc.) (EI, 408-409).

À cette liste d’éléments permettant de construire une théorie de l’exploitation, Althusser


ajoute, dans d’autres passages, « la force de travail comme autre chose qu’une simple
marchandise et tout simplement l’histoire des conditions de l’avènement du capitalisme, qui
renvoie entre autres à l’accumulation primitive » (EI, 404).

Ce qu’il faut souligner, c’est que, dans Lire Le Capital, Althusser considérait que les
risques posés par le fait de partir de l’abstraction de la valeur étaient déjoués par la
systématicité même des concepts du matérialisme historique. Dans les écrits de la fin des
années 70 au contraire, Althusser affirme que ces risques ne peuvent être esquivés (et ne le
sont pas tout à fait chez Marx) qu’en rompant la systématicité même de ses concepts. C’est
pourquoi Althusser estime en ce moment que l’ordre d’exposition du capital – dont on a vu
qu’il constituait la pierre de touche de sa scientificité, et même du caractère émancipateur de la
formation théorique – possède une « unité théorique fictive » (SM, 275, 301 ; EI, 403). En
effet, « la théorie de l’exploitation se trouve bien dans Le Capital, mais “exposée” en plusieurs
lieux, à la fois dans la théorie de la plus-value sous une forme d’allure comptable, mais aussi
expliquée dans les autres chapitres sur la journée de travail (plus-value absolue) et la
transformation capitaliste du procès de travail (plus-value relative), sans parler du chapitre sur
l’accumulation primitive » (EI, 409). Tous ces chapitres sont véritablement « hors “ordre
d’exposition” » (EI, 404 ; SM, 276), « comme s’il fallait rompre ou interrompre cet ordre pour

534
lui donner son sens ! » (SM, 302) Si dans Lire Le Capital c’était la systématicité des concepts
du matérialisme historique qui garantissait leur différenciation interne, et, par là, leur
différence d’avec les GI, ici cette différenciation prend plutôt la forme d’une scission interne à
la systématicité elle-même35.

Mais il faut aller plus loin. Les problèmes posés par l’ordre d’exposition du Capital
sont en effet suscités, on le sait, par sa manière de commencer. Marx se faisait une idée du
procès de pensée vrai comme d’un procès qui part d’abstractions simples pour aller vers le
concret (ce qu’Althusser appelle le concret-de-pensée) selon « le mode de l’“analyse”, laquelle
a pour mission de découvrir dans le simple son essence et les effets de cette essence, effets
propres à retrouver, à la fin, par déduction synthétisante, le concret lui-même » (EI, 405). On
retrouve donc ici un mode d’analyse où les conditions sont pensées comme les effets d’une
essence, – mode d’analyse dont le principe réside selon Althusser dans l’idée de Hegel suivant
laquelle « il faut “commencer”, mais en philosophie, et pas dans les “sciences”, par
l’abstraction pure, qui est en même temps chez Hegel non pas abstraction déterminée (…) mais
abstraction indéterminée » (EI, 407). Or, c’est bien d’une sorte d’abstraction indéterminée que
Marx, mais dans une science, commence, à savoir justement l’abstraction de la valeur, qui
impose « l’homogénéité donnée du champ de la commensurabilité, sans avoir posé au
préalable les rapports d’exploitation capitalistes » (SM, 301). On le voit : Marx ne commence
pas par la lutte des classes ; c’est pourquoi ses abstractions sont simples, indéterminées. Ce
qui signifie que le principe de la scientificité de sa science, donc de la nature différentielle de
ses concepts, doit alors finalement être cherché dans le caractère différentiel – c’est-à-dire
déterminé – des abstractions de départ elles-mêmes, qui doivent entretenir un certain rapport
avec la lutte des classes. C’est à partir de là que la scission de la systématicité pourra être
pensée.

Selon Althusser, c’est la lutte des classes elle-même qui pousse Marx à penser dans Le
Capital plus qu’il n’en a conscience, c’est-à-dire de penser au-delà de ce que son mode
d’exposition ne l’autorise à penser. « Le matérialisme que Marx professait s’appliquait à lui
aussi : sa conscience ne pouvait épuiser sa pratique, sa conscience ne pouvait même pas
épuiser sa pensée dans ses formes réelles, et sa pensée, encore soumise aux plus subtiles des
formes philosophiques et idéologiques dominantes, ne pouvait prendre en charge et régler les

35
« La position théorique en lien avec l’action collective ne peut jamais s’achever en se clôturant sur elle-
même comme une science capable de contrôler un domaine d’objet, d’y certifier une méthode et d’en
produire une théorie sous la forme d’un système de lois » (M. Maesschalck, La cause du sujet, op. cit., p. 42).
Il faut toutefois noter qu’en 1976, dans le cadre de la défense du concept de dictature du prolétariat, Althusser
reprend une conception de la systématicité de la science proche de celle développée dans les années 60 :
« Une doctrine scientifique, c’est une théorie, c’est-à-dire un corps systématique de concepts qui non
seulement permet l’interprétation des faits, mais implique des contraintes dans l’action politique concrète.
(…) [C]haque concept tient aux autres concepts par la forme de la “nécessité”, donc de la conséquence, et
(…) la ligne et les pratiques politiques (…) tiennent à la doctrine par la force de la même nécessité, c’est-à-
dire de la même conséquence » (VN, 156, 158).

535
contradictions dans lesquelles elle s’engageait de ce fait. Un matérialiste en conclura qu’il y a
plus dans la pratique, dans la pensée, et dans les contradictions de sa problématique que dans la
conscience de Marx » (EI, 410), d’où la nécessité pour Marx de mener un combat interminable
« pour trouver des mots et des concepts qui n’existent pas encore, pour penser ce qui avait,
jusqu’ici, été occulté par des mots et concepts tout-puissants » (EI, 411 ; SM, 302)36.

Qu’y a-t-il donc dans la pensée et la pratique de Marx que l’on ne trouve pas dans sa
conscience ? Tout d’abord, de quoi Marx a-t-il conscience ? Althusser se concentre ici encore
une fois sur l’Einleitung de 1857, et surtout sur la Postface à la seconde édition allemande du
Capital de 1873. Lorsque Marx, dans ce texte, tente de distinguer sa « méthode » de celle de
Hegel, il « dédouble la méthode » en séparant l’ordre d’exposition de l’ordre de la recherche.
Cette distinction lui permet d’expliquer que si chez Hegel le réel n’est que le phénomène de
l’Idée, chez lui l’idéel n’est que le « reflet » du « matériel », car l’ordre d’exposition n’est que
la reproduction en pensée de ce matériel élaboré par l’ordre de la recherche. Marx formule
ainsi l’idée d’« une constitution, ou d’une production, portant (…) sur le réel lui-même. (…)
L’équivoque est que cette position soit justement définie en fonction de la méthode » (SM,
252), ce qui l’oblige à faire silence sur l’ordre de la recherche lui-même. C’est que l’idée de
méthode ne peut jamais être séparée de celle de garantie, et sert, comme Spinoza, et Hegel
après lui, l’avaient bien compris, à rassurer « ceux qui veulent connaitre d’avance le chemin
qu’ils veulent prendre pour pouvoir s’y engager » (SM, 254). Le réel est donc nécessairement
pré-ordonné par la méthode, et la théorie ne peut pas opérer sur lui sous la forme de la
production. C’est pourquoi il faut se demander « à quel titre et à quel prix peut-on prétendre se
donner, même “libérée” de la spéculation hégélienne, “une méthode”, qui soit vraiment une, et
vraiment méthode ? » Ce qui signifie qu’il faut remettre en question « l’idée même de
l’existence d’un Denkprozess unique et commun, donc exemplaire » (SM, 253). C’est
précisément ce que la pratique théorique de Marx fait, sans que Marx en ait pleinement
conscience.

Duménil a en effet montré que Marx procède dans Le Capital en « injectant » dans son
champ théorique des concepts qui l’ouvrent tout en le renfermant sans cesse. « [L]oin de
procéder par autoproduction de concepts, la pensée de Marx procèderait plutôt par position de
concept, inaugurant l’exploration (l’analyse) de l’espace théorique ouvert et fermé par cette
position, puis par position d’un nouveau concept, élargissant le champ théorique, et ainsi de
suite : jusqu’à la constitution de champs théoriques d’une extrême complexité structurelle »
(SM, 257). Ce processus de position de concepts « démarque l’intériorité théorique de son
extériorité » qui n’est pas l’extériorité des apparences par rapport aux essences, mais une

36
« [D]ans la lutte politique, idéologique et philosophique, les mots sont aussi des armes, des explosifs ou
des calmants et des poisons. Toute la lutte des classes peut parfois se résumer dans la lutte pour un mot,
contre un autre mot » (P, 46).

536
« autre totalité logique, qui ne se recoupe pas avec la première (…) chaque “totalité logique”
étant ainsi autonome » (SM, 257). Cet « élargissement » ne découle d’ailleurs pas de l’intérieur
du champ théorique qui est élargi (ce qui irait dans le sens de l’autoproduction du concept) :
« la continuité apparente de l’ordre d’exposition masque des discontinuités théoriques,
scandées par la position des concepts clés » (SM, 258). Il en va ainsi du concept de plus-value
lui-même, qui ne peut pas surgir du concept d’équivalent, c’est-à-dire du plan d’analyse propre
à la circulation des marchandises ; il ne peut pas être déduit de l’abstraction de la valeur, mais
oblige Marx à poser un concept qui ouvre un nouvel espace.

On retrouve ici le rapport ouverture-fermeture qui caractérisait la différence science-


idéologie, mais avec un infléchissement notable : dans la théorie des Généralités des années 60
la science se fermait de manière à s’ouvrir de l’intérieur sur son extérieur en raison de la
systématicité de ses concepts : le réel était le champ infini à explorer par l’ouverture sans cesse
renouvelée de la science ; maintenant, la science se ferme de manière à s’ouvrir sur son champ
théorique en « déposant » à côté de ce champ théorique un autre champ théorique autonome
qu’elle ne peut pas explorer : le réel se situe alors dans la différence même entre champs
théoriques. Althusser donne l’exemple suivant : « la valeur d’échange (ou valeur) appartient au
champ théorique “fondamental” qui inaugure Le Capital, mais la valeur d’usage (“l’autre face”
de la marchandise), bien que nécessaire à penser la marchandise, puisqu’elle est le “support”
matériel de la valeur, appartient à un autre champ théorique » (SM, 257). Or, comment ne pas
penser que cet extérieur affecte l’intérieur lui-même, dans la mesure où ils se définissent à
travers leur découpage ? Si ce n’était pas le cas, la fermeture de la science ne serait plus en
même temps une ouverture, et elle ne se distinguerait pas de l’idéologie.

Althusser affirme par la suite que l’extérieur affecte l’intérieur : « Manifestement son
exposition est guidée, hors scène, par les grandes réalités découvertes par la silencieuse
“méthode de recherche” » (SM, 259). En même temps, la manière dont ces réalités affectent
l’ordre d’exposition est attentivement calibrée par Marx, comme dans une sorte de « pensée
axiomatique », par la manière dont il injecte dans l’ordre d’exposition des nouveaux concepts :
« Marx n’a parlé de la lutte des classes dans Le Capital que pour autant que ses déterminations
relèvent de l’intériorité du champ conceptuel défini par les trois grands concepts de
marchandise, de capital et de production capitaliste » (SM, 260). Pour le dire autrement, le
processus de position de concepts, qui élargit l’espace théorique tout en le fermant, permet de
penser la forme dominante de la lutte des classes. Mais, dans la mesure où il procède par
position, et non pas par autoproduction, ce processus permet de penser cette forme non pas
telle qu’elle se pense, c’est-à-dire telle qu’elle se donne sous l’effet de société, mais telle
qu’elle est affectée par ce qui l’excède. Ainsi, le concept de plus-value ne peut être introduit
dans l’ordre d’exposition (à moins d’être limité à sa forme comptable) que parce que, à côté de
l’ordre d’exposition, il y a le concept de valeur d’usage : la production de plus-value ne peut
s’expliquer que parce que, lorsque la force de travail est utilisée, lorsqu’elle devient travail,

537
toujours dans des conditions de production et reproduction déterminées, sa valeur d’usage crée
une valeur qui n’est pas liée à sa valeur d’échange. C’est pourquoi la continuité apparente de
l’ordre d’exposition doit être scandée par des discontinuités qui ne sont que l’effet de
l’extérieur sur l’intérieur. Dans le « Cours sur le mode d’exposition chez Marx », écrit en
1978, Althusser explique dans le même sens que la limitation du champ théorique chez Marx
« est la condition de la discontinuité dans le champ théorique », laquelle est due à
« l’impossibilité de déduire le capital et la production capitaliste du simple développement de
la valeur d’échange et de la circulation marchande. (…) [I]l faut injecter un concept nouveau
dans le cours du développement des formes de la valeur, le concept de la vente de la force de
travail comme condition de possibilité de la production de plus-value »37.

Voici ce que Duménil nous permet de démontrer. Mais Althusser va plus loin, en
affirmant que « plutôt qu’un ordre d’exposition un et homogène, nous devons envisager dans
Le Capital la présence de plusieurs ordres d’exposition hétérogènes qui se recoupent, et ne se
conjuguent qu’en se heurtant ou en s’excédant » (SM, 266n).
Il y a bien, dans Le Capital, un ordre d’exposition majeur, visible, impressionnant, un et homogène
(sous condition d’entendre cette unité comme Duménil : constituée par position et composition de
concepts). (…) Mais conjointement, et de biais, il y a aussi d’autres « ordres d’exposition » qui
viennent à plusieurs reprises interrompre et traverser le premier (…) et où intervient une tout autre
« analyse » (…) : ces analyses ont aussi une valeur « théorique », même si leur unité avec l’ordre
d’exposition majeur fait problème. (…) [N]ous devons prendre en charge cette diversité et sa
signification. Faute de quoi, nous allons nous trouver pris dans le cercle que la « théorie » trace
nécessairement autour d’elle, puisque, pour être la « théorie » qu’elle est, il faut qu’elle soit et ouverte
et close : prise dans ses limites. (…) Par exemple, la limite du théorique : au-delà du théorique, il n’y a
que du non-théorisable. Par exemple, la limite entre l’intérieur (théorique) et son « extérieur », qui va
de la valeur d’usage à la productivité du travail et à la lutte des classes ! Dans tous les cas, nous nous
heurtons aux limites de l’ordre d’exposition majeur, c’est-à-dire, en dernière analyse, à la contingence
qui a imposé à Marx d’ouvrir le champ théorique de son ordre d’exposition par le concept de valeur.
Toute voie ainsi ouverte définit des limites, donc un « extérieur ». Que cet « extérieur » soit aussi dans
Le Capital, comme ce qui traverse et interrompt son ordre pour le soutenir, nous éclaire autant sur
l’ordre que sa fermeture : sur sa contingence, donc aussi son sens (SM, 261)38.

Ce passage nous semble à bien des égards crucial. Marx est « obligé » de commencer par
l’abstraction de la valeur en raison d’une certaine contingence : celle qui « fait voir » d’abord

37
L. Althusser, « Cours sur le mode d’exposition chez Marx (1978) », op. cit., p. 18.
38
Althusser insiste donc sur la valeur théorique des analyses menées dans les ordres d’exposition mineurs, ce
que Duménil ne semble pas suffisamment faire. Un exemple : parlant de la différence sur laquelle s’ouvre Le
Capital entre le concept de richesse et le concept de marchandise, il souligne que, si ce dernier constitue la
forme élémentaire de la richesse dans le mode de production capitaliste, il ne peut pas être déduit de celui de
richesse comme l’argent, par exemple, est déduit du concept de marchandise. En effet, la richesse ne peut pas
être réduite à la forme qu’elle prend lorsque la valeur d’usage est supplantée par la valeur d’échange.
Toutefois, il estime qu’à la différence du concept de marchandise, le concept de richesse « constitue un tout
amorphe, un somme de déterminations parfaitement étrangères les unes aux autres. Une telle complexité,
infiniment riche et variée, ne peut s’intégrer au sein d’une théorie scientifique. Elle constitue en elle-même
une totalité pensée dont l’infinie diversité des composantes est tout à fait incompatible avec la stricte rigueur
des déterminations de la théorie économique dont Le Capital contient l’exposé » (G. Duménil, Le concept de
loi économique dans « Le Capital », Paris, Maspero, 1978, p. 375). Ainsi, toute analyse de la richesse qui
sorte du cadre de cette forme de richesse qu’est la marchandise relève du non-théorisable. C’est cette idée
qu’Althusser remet en question en s’appuyant sur les ordres d’exposition mineurs.

538
les marchandises et leur circulation. En effet, il voulait démontrer sa découverte « contre les
évidences avec lesquelles elle rompt, et sous elles » (SM, 263, nous soulignons). C’est dire que
la science est toujours science de l’idéologie, en l’occurrence de l’idéologie qui s’impose en
raison de l’articulation contingente du tout social, de l’idéologie dominante en tant qu’effet de
la forme de la lutte des classes dominante. « Mais l’origine peut ne pas être un destin. Le vrai
destin qui a fixé Marx et Engels dans leur rôle historique d’“intellectuels organiques” de la
classe ouvrière s’est joué dans l’expérience directe et pratique qu’ils ont faite, l’un en
Angleterre, de l’exploitation de la classe ouvrière et du Chartisme, l’autre en France de la lutte
politique des organisations socialistes et communistes » (SM, 299). Si Le Capital n’est pas Des
principes de l’économie politique et de l’impôt, c’est parce que Marx a été arraché à son destin
– son commencement contingent – par la lutte des classes dominée, qui injecte dans Le Capital
un ordre d’exposition mineur qui oblige l’ordre d’exposition majeur à se structurer par
discontinuités, c’est-à-dire qui affecte la manière dont cet ordre d’exposition travaille sur ce
qui se donne dans l’effet de société.

En effet, « cet “extérieur” communiquait singulièrement avec l’“intérieur” (…). [O]n


pourrait identifier jusque dans l’intérieur de l’analyse elle-même, entre autres, cet étrange
“noyau” théorique, à la fois réduit et irréductible aux concepts de la Section I qui le dominent
et le masquent : la “théorie” de la force de travail et de sa reproduction »39. Ce noyau est
réduit, car « la “théorie” de la force travail n’est présente dans Le Capital que pour autant
qu’elle tombe dans ses limites, (…) en l’espèce comme marchandise productrice de valeur,
donc de plus-value, marchandise payée à sa valeur » (SM, 262), c’est-à-dire précisément sous
les espèces d’une présentation comptable de la plus-value qui se donne comme théorie
complète de l’exploitation, laissant à l’extérieur la théorie des conditions de travail et de la
reproduction de la force de travail, sur la complexité et contingence desquels repose tout le
mouvement de la valeur. Irréductible, car « l’extérieur intervient comme un élément théorique
indispensable au projet de la “critique de l’économie politique” : pour témoigner du sens de la
“réduction” opérée par l’ordre d’exposition dont Marx a accepté les contraintes théoriques,
pour attester la portée réelle de l’analyse conduite dans l’espace rigoureux de cette “réduction”,
et donc dépasser ses “limites” nécessaires » (SM, 262). Ainsi, la théorie de Marx ne reçoit son
sens que de ce qu’elle exclut, de tout ce qu’elle ne permet de voir que « de biais », en fonction
de ses effets que cette réalité produit sur ce qu’elle voit. Mais le sens et la contingence vont ici
de pair : ainsi, cet extérieur révèle la contingence du commencement de Marx, c’est-à-dire la
contingence de ce que la forme dominante de la lutte des classes donne à voir, la contingence
de l’effet de société dominant, et permet d’en produire la connaissance. La force de la théorie
marxienne est donc de produire, par l’hétérogénéité de ses ordres d’exposition, l’indication de

39
Althusser s’oppose ainsi à l’idée que ces déterminations seraient « extra-nodales », c’est-à-dire extérieures
au « lieu où “se noue” le rapport rationnel » (G. Duménil, Le concept de loi économique, op. cit., p. 380).

539
cet extérieur et de permettre à cet extérieur de venir hanter son intérieur. Si l’extérieur (le
concept de force de travail) ne se manifestait à l’intérieur du discours de l’économie politique
classique que comme un symptôme par lequel il était refoulé, dans le discours de Marx il est
thématisé sans y être inclus, ce qui lui permet d’interrompre l’effet de société dominant, sans
être réduit à lui, pour le connaitre dans sa contingence.

Mais quelle est la source de l’irréductibilité de ce « noyau » qu’est la théorie de la force


de travail et de sa reproduction ? Elle réside fondamentalement dans le fait que la force de
travail n’est pas une marchandise comme les autres, car elle ne peut fonctionner comme
marchandise dans le processus de valorisation du capital que parce qu’elle est mobilisée
comme autre chose qu’une marchandise, sa valeur d’usage étant, seule, créatrice de la valeur.
C’est-à-dire dans le fait que, pour que le processus de valorisation du capital fonctionne, elle
doit être autre que ce qu’elle est sous le capital. Ce qui signifie qu’elle peut donc entretenir
d’autres relations que celles qui soutiennent le mode de production capitaliste et qui la
réduisent à de la marchandise, à de la force de travail quantifiable. C’est ici qu’émerge la lutte
des classes ouvrière, en tant qu’elle peut constituer d’autres conditions de travail que celles
imposées par l’organisation capitaliste du travail, d’autres formes de reproduction de la force
de travail que celles nécessaires à assurer la satisfaction des besoins de sa subsistance
matérielle. Mieux, et l’on comprend pourquoi selon Althusser l’extérieur va de la valeur
d’usage jusqu’à la lutte des classes, l’irréductibilité de ces problèmes réside dans le fait que les
conditions de travail et la reproduction de la force de travail sont elles-mêmes toujours clivées
entre la lutte des classes bourgeoise qui veut augmenter la productivité et déterminer le salaire,
et la lutte des classes prolétarienne qui veut gouverner démocratiquement la production et
libérer la satisfaction des besoins de la contrainte salariale. Ce qui signifie que la lutte des
classes n’est pas une lutte dans les mêmes coordonnées, mais une lutte pour poser les
coordonnées de la lutte40.

Plus en général, car nous n’en sommes ici qu’au « noyau », cette irréductibilité réside
dans le fait que les éléments de la formation sociale diffèrent toujours de ce qu’ils sont sous
l’effet de société dominant, que toute formation sociale est habitée par des rencontres qui
soutiennent la virtualité d’un autre mode de production, qui est aussi la virtualité d’une autre
articulation des instances du tout social – virtualité qui constitue le contingent de la
contingence de la nécessité du mode de production dominant, qui active donc cette
contingence, permettant à la théorie, par le « jeu » de ses ordres d’exposition hétérogènes, d’en
formuler la connaissance. Dans une note, Althusser reprend alors Duménil qui doit reconnaitre
que ce qui reste à l’extérieur, c’est-à-dire dans les ordres d’expositions mineurs, n’est rien

40
On pourrait encore ajouter, pour en rester aux éléments « irréductibles » indiqués par Althusser, le fait que
le prolétariat n’a pas la même histoire que le capital – et pas non plus la même mémoire –, son histoire étant
celle de l’accumulation primitive (continue) alors que celle du capital est celle de la « soi-disant
accumulation primitive ».

540
d’autre que le matérialisme historique lui-même. Duménil l’entend toutefois
« programmatiquement » comme la « théorie de la succession des modes de production »
(SM, 266n)41. Or, on sait qu’Althusser permet de l’entendre autrement : comme une pensée de
la coexistence dans l’actualité d’une pluralité de modes de production incompatibles, comme
une pensée qui virtualise la structure dominante en la ramenant à sa contingence et en
favorisant ainsi l’actualisation d’un autre mode de production, c’est-à-dire comme une pensée
de la pratique politique en conjoncture, de la lutte des classes prolétarienne.

C’est ainsi le fait même que le réel est plus que ce qu’il donne à penser dans l’effet de
société, dans l’idéologie dominante – c’est-à-dire le fait que ce qu’il y donne à penser est
contingent –, que l’hétérogénéité des ordres d’exposition permet de connaitre. Pour le dire
autrement, cette hétérogénéité montre que le « type d’unité » imposé par l’abstraction simple
est « à la fois trop fort (par sa prétention) et trop faible (par sa défaillance), parce qu’en partie
“fictif”, pour la “matière” dont il est question de “reproduire la vie” » (SM, 266n). On retrouve
ici la manière dont nous avons défini l’opération de production de l’effet de connaissance,
consistant à penser le réel comme étant plus qu’il ne se pense. Une nouveauté cruciale est
toutefois introduite maintenant par Althusser – nouveauté qui permet de comprendre comment
le matérialisme historique devient ici pensée de la pratique politique en conjoncture au sens du
génitif subjectif, c’est-à-dire pensée sous conjoncture : cette opération n’est pas réalisée par
Marx en raison de la systématicité interne de ses concepts, mais parce qu’à l’extérieur de
l’effet de société dominant tel qu’il fait l’objet de la théorie majeure se pensent déjà d’autres
réels, et que cette pensée affecte la théorie en rompant sa systématicité – en y injectant des
ordres d’exposition mineurs – et en lui permettant par là de devenir science de l’idéologie
dominante, c’est-à-dire de s’excepter de son emprise.

Althusser ne craint pas de tirer toutes les conséquences de ces idées essentielles. La
première est qu’il faut renoncer à toute entreprise de fixation de la systématicité des concepts
du matérialisme historique, parce que sa force propre, ce qui en fait une science
révolutionnaire est précisément que sa « théorie » est scandée par des discontinuités, lesquelles
sont à leur tour les effets de son hétérogénéité constitutive. « [Q]uand un Denkprozess (…) se
dédouble pour penser son unité dans “la méthode” qui constitue cette unité, nous avons lieu de
traiter ce dédoublement comme un symptôme, et de croire que ce Denkprozess est en fait hanté
et modelé, non seulement par sa forme mais au-delà, dans les effets théoriques requis par cette

41
Althusser se réfère probablement à ce passage de Duménil : « le système dont Le Capital est l’exposé
n’inclut pas le concept de capitalisme. En tant que “mode de production capitaliste”, le capitalisme constitue
une des catégories d’une théorie : le matérialisme historique, la théorie de la succession des modes de
production, mais il ne s’enchaine pas aux concepts de marchandise et de capital de l’ouvrage de Marx » (G.
Duménil, Le concept de loi économique, op. cit., p. 272). Balibar a lié la difficulté à faire tenir ensemble la
théorie du Capital et le matérialisme historique au caractère rare et inassignable dans Le Capital des
interventions de la notion de prolétariat, qui est alors à entendre comme le nom même de ce noyau réduit et
irréductible (cf. É. Balibar, La crainte des masses, op. cit., p. 223).

541
forme, par une théorie de la connaissance qui, sous les espèces de la “méthode” (…) se charge
d’assurer l’unité qu’il est censé réaliser » (SM, 265n). Le dédoublement de la méthode essaie
donc de suturer le procès de pensée. Or, comment ne pas voir ici une critique du dédoublement
entre science et philosophie de l’Althusser des années 60 ? Comment ne pas voir ici la critique
d’une philosophie qui prétend pousser la science à faire surgir le clivage entre modes de
production, à le rendre visible, alors que ce clivage se rend visible dans les effets qu’il produit
sur la manière dont mode de production dominant en vient à se penser ? Comment ne pas voir
la critique d’une théorie qui prétend penser le réel du réel au lieu de le laisser penser en elle ?
C’est pourquoi, si la méthode sert à connaitre le chemin avant de s’y engager, le philosophe
matérialiste, dira désormais Althusser, « prend toujours le train en marche » (EI, 595). Pour le
dire autrement, Althusser renonce ici à toute idée d’une Théorie de la causalité structurale qui
aboutirait à une théorie du mode de production en général, car la causalité structurale, en tant
que connaissance d’une structure qui n’existe que dans ses effets, doit toujours partir de ces
effets et de leur « différer d’eux-mêmes » dans la conjoncture, pour construire une pensée des
structures – c’est-à-dire des modes de production – dans leur actualisation différentielle en tant
que celle-ci n’est que l’effet de l’articulation spécifique de leurs éléments. La causalité
structurale n’existe donc que dans le développement du discours scientifique et n’est rien en
dehors de lui.

La deuxième conséquence, que nous avons déjà effleurée, est que, si l’on parvient à
saisir ce que Marx pense, il faudrait alors reconnaitre « qu’il pourrait être fécond de
commencer non “par le simple”, mais par une certaine complexité – idée qui ne peut manquer
d’affecter par contrecoup l’idée dont elle dépend, celle de commencement, et le concept qui
incarne l’homogénéité du simple : la valeur » (SM, 263). La science doit donc partir d’une
pluralité d’abstractions, de GI différenciées, par exemple de la valeur d’échange et de la valeur
d’usage, de la marchandise et de la richesse, du travail abstrait et du travail concret, etc. C’est
précisément en ceci que réside la détermination des abstractions. Cette idée est explicitée dans
le cours de 1978 : selon Althusser, ce qui distingue Marx – ou faudrait-il mieux désormais
dire : un certain Marx – de Hegel est que « Marx ne part pas de l’abstraction indéterminée,
mais d’abstractions déterminées, de l’abstraction déterminée. (…) La détermination de
l’abstraction tient chez Marx à l’existence préalable et ultérieure, pendant tout le procès, d’un
objet extérieur. (…) Que ce qui est pensé soit pour Marx au dehors du procès de la pensée qui
le pense retentit sur la détermination de l’abstraction et son pluriel ». Althusser introduit
toutefois ici une remarque intéressante : « Par cela la théorie de Marx se rapprocherait bien des
sciences de l’entendement : ses présuppositions seraient ces abstractions déterminées. Et dans
la ligne de cette logique Della Volpe aurait raison : Marx est notre Galilée ». Cette remarque
nous indique que, pour penser la nouveauté de la pensée de Marx, on ne peut pas en rester à
l’affirmation de l’extériorité de l’objet. En effet, si on se limitait à affirmer que la nouveauté de
Marx réside dans l’extériorité de son objet, on pourrait même penser que toute cette nouveauté

542
réside dans un contresens fait sur la pensée de Hegel : Marx n’aurait fait rien d’autre que
« mettre en œuvre cette monstruosité du point de vue hégélien d’une méthode absolue qui ne
soit pas purement interne, “le devenir sujet de la substance”, mais en reste dans l’extériorité de
l’entendement »42. Or, une telle monstruosité opérerait précisément de manière à réduire la
pluralité des abstractions, comme Althusser l’explique à partir du couple valeur
d’usage/valeur d’échange :
le commencement de Marx, la marchandise est l’analyse d’une donnée phénoménale concrète qui
livre immédiatement son essence : le double caractère de M [marchandise] qui est « nature double »,
d’un côté VU [valeur d’usage] de l’autre VE [valeur d’échange]. VU comme « porteur » de VE est
mis immédiatement de coté et c’est sur VE que va se concentrer l’analyse. Ici encore réduction quasi
immédiate de VE comme forme phénoménale de la valeur, dont le travail abstrait va être la substance.
Cette double réduction conduit donc à la valeur, abstraction déterminée, qui va constituer l’essence de
tout le développement qui va suivre. Tout Le Capital peut être ainsi lu comme la suite du
développement des formes de manifestations de l’essence-Valeur (…). Cette insistance suggère l’idée
d’un contenu essentiel, la Valeur, qui poursuit son développement du début à la fin du Capital, qui
assure donc l’unité et la continuité de l’ordre d’exposition dans la succession de la manifestation de
ses formes et de ses formes de formes ou formes transformées. Cette unité continue du développement
de l’essence abstraite valeur renvoie en contre-point à la continuité de sa propre substance, dont la
valeur est la Darstellung, à savoir le travail abstrait. Cette dialectique contenu/formes/formes
transformées pourrait passer pour hégélienne, ou inspirée de Hegel, si la contradiction en était, dès
l’origine, le moteur, si on avait affaire originairement à la scission d’une abstraction, de la valeur en
VE et VU. Et de fait il est arrivé à Marx de penser VE et VU comme contradictoires par essence. (…)
Mais à ces textes on peut opposer l’insistance de Marx à parler d’une différence de fonction : VU
comme Trager ne peut être en rien pensée comme contradictoire à VE43.

On voit qu’appliquer la méthode absolue à un objet extérieur ne ferait que le réinglober dans le
mouvement dialectique de la pensée, avec ceci de pire par rapport à Hegel qu’on imposerait de
force ce mouvement à l’objet au lieu de le « retrouver » à l’œuvre en lui. C’est ainsi par le
même geste par lequel la « méthode absolue » est abandonnée que les abstractions de départ
sont posées dans leur hétérogénéité essentielle, c’est-à-dire aussi dans une véritable extériorité
par rapport au procès de connaissance.

Ces indications impliquent que s’il faut affirmer que c’est dans le réel que « ça pense »,
il faut ajouter que c’est aussi dans le réel que « ça critique » : « c’est dans la réalité même que

42
L. Althusser, « Cours sur le mode d’exposition chez Marx (mars 1978) », op. cit., pp. 6-7.
43
Ibid., pp. 16-17. Un exemple des risques comportés par la section I se trouve chez Adolph Wagner, critiqué
par Marx dans ses « notes marginales » de 1881 (qu’Althusser – en remettant en question le caractère trop
« tranché » de sa thèse sur la coupure épistémologique ayant lieu en 1845 – considère comme l’un des rares
textes marxiens, avec la Critique du programme de Gotha, exempts de toute trace d’influence hégélienne (cf.
L. Althusser, « Avertissement aux lecteurs du Livre I du Capital », op. cit., p. 21)). Wagner développe l’idée
selon laquelle « la valeur d’usage et la valeur d’échange sont issues d’une scission (hégélienne) du concept
de “valeur”. Le fait est que Marx n’avait pas pris la précaution d’éliminer le mot valeur de l’expression
“valeur d’usage”, et de parler tout simplement, comme il l’aurait fallu, d’utilité sociale des produits » (ibid.,
p. 22). Similairement, dans le Programme de Gotha, le concept de « produit du travail » ne permet pas de
faire la distinction entre la valeur d’usage de l’objet crée par le travail (mais aussi par la « nature », c’est-à-
dire également par les moyens de travail) et la valeur du produit comme quantité de travail abstrait. Cela
abouti à une conception du « droit égal » des travailleurs aux produits du travail selon laquelle « l’égalité
consiste en ce que le travail fait fonction de mesure commune », ce qui revient à reconnaitre « comme un
privilège de nature le talent inégal des travailleurs » (K. Marx, Critique du programme du parti ouvrier
allemand (Programme de Gotha), op. cit., pp. 1419-1420). Dans les deux cas, on voit que la valeur est reçue
comme une donnée réelle, sans rendre compte du travail abstrait qui constitue son présupposé.

543
s’effectue toute critique, donc toute critique des apparences, donc tout accès à l’abstraction
déterminée dont part la pensée vraie. (…) Si toute critique est une critique de la réalité par
elle-même, et si cette réalité est constituée par des rapports de classe, la critique d’un
économiste (…) représente une position de classe ». En effet, procedér à une telle critique, «
c’est adopter le point de vue de la critique qui se fait dans la réalité et qui s’appelle lutte de
classe ouvrière contre l’exploitation capitaliste : c’est cette lutte de classe qui dévoile comme
sa condition la généralisation des rapports marchands à toutes les sphères ».44 Pour le dire plus
clairement, dans la mesure où la valeur d’usage ne peut être pensée qu’en tant que certains
éléments de la structure dominante ne se réduisent pas à ce qu’ils sont dans cette structure – la
force de travail n’est pas seulement une marchandise –, la science doit aussi être science de
l’idéologie dominée. C’est ce point de départ différentiel (GI) qui différencie la théorie (GII)
en des ordres d’exposition hétérogènes, pour aboutir à la connaissance de la complexité
contingente de la structure dominante et de la présence d’autres modes de production dans
l’actualité. Il s’ensuit qu’il y a de la pensée dans l’idéologie dominée, qui n’est pas simplement
reproduction de l’idéologie dominante, et qui a donc une valeur théorique dans son décalage
par rapport à l’idéologie dominante : c’est la raison pour laquelle les ordres d’exposition
mineurs relèvent aussi, pour Althusser, du théorique, et que l’ordre d’exposition majeur n’est
scientifique que parce qu’il est affecté par les ordres d’exposition mineurs.

C’est finalement ainsi que l’on peut comprendre le rôle des inventions pratico-
théoriques des masses : elles ne sont pas simplement des réponses en attente des bonnes
questions, comme le dit Rancière, mais elles posent des problèmes sans lesquels la théorie ne
pourrait même pas se scinder de l’idéologie dominante. Il y a lieu de reprendre ainsi la théorie
althussérienne des concepts pratiques, qui, comme on l’a vu, étaient dans les années 60
nettement distingués des concepts empiriques en tant que ces derniers sont informés par la
science et peuvent, à la différence des premiers qui se limitent à l’indiquer, fournir une
connaissance d’ordre théorique. Les concepts pratiques deviennent désormais à plein titre une
forme de connaissance, comme l’indique Balibar : « nous découvrons dans les derniers textes
d’Althusser une identification tendancielle, mais très claire, du concept scientifique comme tel
avec le “concept pratique” (…). [L]a référence à la pratique non-théorique doit être inscrite
dans la définition même de l’objectivité, comme sa condition. (…) [L]es “concepts pratiques”
sont l’essentiel de la science parce que ce qui “fait” la science (ou la connaissance), c’est le
conflit incessant d’une objectivité pratique et d’un imaginaire idéologique, conflit qui a pour
enjeu le déséquilibre indéfiniment réajusté d’un ordre d’exposition théorique »45.

44
Ibid., pp. 10-11.
45
É. Balibar, « Tais-toi encore, Althusser ! », op. cit., pp. 78-79. Il serait d’ailleurs intéressant de reconduire
l’objectivité des concepts pratiques portés par les inventions des masses (ou le fait qu’il y a de la pensée dans
l’idéologie dominée) aux formes d’individualité complexes et aux formes de subjectivité non centralisées
impliquées par leur situation à cheval entre deux modes de production, – formes dont nous avons traité dans
le Chapitre II.4.4.

544
Il faut bien comprendre que le problème que ces concepts posent est celui de
l’insistance d’autres modes de production virtuels dans la conjoncture – qui ne sont donc plus
« déduits » par la théorie et « appropriés » aux masses de l’extérieur pour qu’elles puissent
orienter leur pratique dans le sans d’une stratégie juste. Ce qui signifie que ce n’est pas la
théorie, mais les masses elles-mêmes qui produisent de la stratégie à travers leurs inventions,
c’est-à-dire qui commencent à actualiser le mode de production communiste, lequel est donc
déjà là, aussi dans la pensée, d’une présence qui affecte la systématicité même de la science en
la rendant révolutionnaire. Limitons-nous aux exemples d’inventions pratiques qu’Althusser
donne régulièrement : la Commune de Paris et les Soviets. Ces inventions sont plus que des
solutions qui s’ignorent au problème – qu’il faut formuler théoriquement pour les guider dans
la juste direction – de l’actualisation du mode de production communiste ; en tant qu’elles sont
des inventions à la fois « économiques », « politiques » et même « idéologiques », c’est-à-dire
en tant qu’elles comportent une nouvelle articulation des instances et une transformation de
leur forme, elles sont un nouveau mode de production en acte, et posent elles-mêmes le
problème de son actualisation. C’est pourquoi « [d]ès Le Manifeste, et il n’en changera jamais,
la position de Marx est claire : c’est le mouvement général de la lutte de classe des prolétaires
contre les capitalistes qui ouvre et ouvrira la voie au communisme, “mouvement réel” »
(SM, 303 ; EI, 412). Le mouvement réel n’est donc pas « activé » par la théorie, mais par la
lutte des classes des prolétaires, et c’est cela qui le rend « critique » : « la critique n’est pas
pour Marx le jugement que prononce l’Idée (vraie) sur le réel défaillant ou contradictoire, la
critique est critique du réel existant par le réel existant lui-même (soit par un autre réel, soit par
la contradiction interne au réel). Pour Marx, la critique c’est le réel se critiquant lui-même »
(EI, 380)46. En ce sens, on pourrait dire qu’Althusser a toujours essayé de dépasser l’idée de
« théorie critique », c’est-à-dire d’une théorie qui soit critique par elle-même. Pour ce faire, il
est passé d’une conception « positive » de la théorie, où la théorie « pose » le mode de
production socialiste ou communiste pour activer les virtualités à l’œuvre dans le réel, à une
théorie que l’on pourrait qualifier d’« affirmative », où c’est le réel lui-même – la lutte des
classes – qui pose et active, aussi dans la pensée, le mode de production communiste et où la
théorie intervient pour aider – on verra plus précisément comment dans le chapitre suivant –
cette position à s’affirmer47.

46
Idée qui résonne avec l’affirmation de Pour Marx selon laquelle « il n’est de vraie critique qu’immanente,
et d’abord réelle et matérielle avant d’être consciente » (PM, 143), le défaut du premier Althusser étant que la
réalité et la matérialité de la critique qui travaille le réel doit être « activée » par la science.
47
C’est dans ce sens qu’il faudrait comprendre la métaphore du ballant et de la roue d’une locomotive
qu’Althusser propose pour penser le rapport entre théorie et pratique (cf. IP, 285). Nous empruntons l’idée de
« théorie affirmative » au texte fondateur de l’École de Francfort, qui soutient que « [d]ans une période
historique comme la nôtre, la théorie vraie est moins affirmative que critique » (M. Horkheimer, Théorie
traditionnelle et théorie critique, tr. Cl. Maillard, S. Muller, Paris, Gallimard, 1970, p. 80). Pour comprendre
Althusser, il faut à nos yeux remettre en question cette formule : chez Althusser la théorie n’est critique que
pour autant qu’elle est affirmative. (Cette opposition entre Althusser et l’École de Francfort a bien été
identifiée par P. Ricœur, L’idéologie et l’utopie, op. cit., p. 156.) Cf. ce que Balibar soutiendra plus tard : « la

545
On peut aussi finalement comprendre pourquoi le dernier Althusser soumet la coupure
à la topique : la coupure ne peut avoir lieu qu’en fonction de la topique – entendue comme le
différentiel entre structuration et reproduction des modes de production, c’est-à-dire comme le
différentiel entre la coexistence de modes de production incompatibles et le devenir nécessaire
du mode de production dominant. La science ne peut rompre avec l’idéologie dominante qu’en
se rapportant à d’autres formes d’idéologie, lesquelles se constituent à partir de rencontres qui
s’exceptent de celles qui soutiennent le mode de production dominant, en commençant à
actualiser un autre mode de production. En ce sens, si la GI est déjà l’effet d’un appareil de
pensée, il faut en conclure que les masses constituent, dans leurs inventions pratiques qui
rouvrent précisément le différentiel entre structuration et reproduction, un appareil de pensée
en décalage par rapport à celui qui donne à la science majeure son point de départ, par
exemple l’abstraction de la valeur, donc par rapport à celui de l’idéologie dominante. C’est
dans ce décalage que réside la source de la coupure : « [L]a “coupure” n’est pas un événement
qui succède simplement à la transformation des concepts pratiques en concepts théoriques,
mais un procès qui se joue dans la contradiction des concepts pratiques eux-mêmes »48. C’est
ainsi qu’on peut commencer à résoudre le problème de la pensée révolutionnaire des masses,
en tant qu’elle doit être une pensée qu’elles s’approprient elles-mêmes, et qui ne leur est pas
« appropriée » de l’extérieur49. C’est que cette pensée révolutionnaire est déjà la leur, et fait
retour vers elles en leur apprenant ce que, en quelque sorte, elles « savent déjà ». On peut alors
mieux comprendre l’idée suivant laquelle
Le matérialisme de Marx (…) ne se mesure ainsi pas seulement à la réduction de toute illusion devant
l’objectivité du réel existant et à la connaissance de ce réel, mais aussi et en même temps à la

théorie n’est jamais critique par elle-même, mais toujours seulement en vertu d’un rapport problématique
(…) à des processus d’émancipation, de révolte ou de révolution réels » (É. Balibar, « Du marxisme
althussérien aux philosophies de Marx ? Vingt ans après », in La philosophie de Marx, Paris, La Découverte,
2014). En ce sens, Althusser produit un dépassement de l’alternative entre pratique révolutionnaire et science
positive de l’histoire, que Balibar identifie comme ce qui sépare les Thèses sur Feuerbach de L’Idéologie
allemande : « Dans un cas, la pratique révolutionnaire prime absolument sur toute pensée (la vérité n’est
qu’un de ses moments). Dans l’autre, elle est, sinon soumise à la pensée, du moins présentée dans ses tenants
et aboutissants par une science de l’histoire. Révolution, science (révolution dans la science, science de la
révolution) : on a là les termes d’une alternative qui n’a, au fond, jamais été tranchée chez Marx » (É.
Balibar, La philosophie de Marx, op. cit., pp. 111-112).
48
É. Balibar, « Tais-toi encore, Althusser ! », op. cit., pp. 77. Le caractère fondamental d’une telle
contradiction a été également relevé par Maesschalck lorsqu’il affirme que pour que la théorie soit
« opérationnelle en situation », il faut envisager « un retour vers l’idéologie qui bloque les pratiques de
terrain, un retour qui tente de dépasser le blocage en créant les conditions pratiques d’une résistance à cette
idéologie. Pour y arriver, il faut procéder à l’inverse de la coupure qu’instaure la Généralité II, c’est-à-dire
qu’il faut déstabiliser l’idéologie à partir de son propre cadre en jouant les contre-valeurs (…). En procédant
de la sorte, l’intellectuel pose les conditions de disparition de sa propre intervention comme pratique
désidéologisée ; il met un terme à la dialectique de la pratique théorique en préparant son assimilation dans
un combat dont les règles lui échappent, à savoir celui des valeurs de la lutte des classes » (M. Maesschalck,
La cause du sujet, op. cit., pp. 41-42). Précisons que la pratique intellectuelle elle-même ne peut être efficace
que parce qu’un tel combat est déjà en train de se dérouler, que la théorie en est affectée et doit trouver,
comme l’explique Maesschalck, le moyen de s’y inscrire.
49
Althusser estime alors qu’il ne faut pas dire que « les idées se sont emparées des masses » mais que « les
masses se sont emparées des idées » (VN, 104).

546
conscience aigüe et pratique des limites dans lesquelles ses idées peuvent devenir actives. (…) D’où la
thèse capitale que, fussent-elles vraies et formellement et matériellement démontrées, les idées ne
peuvent jamais être historiquement actives en personne, en tant que pures idées théoriques, mais
seulement sous, dans, et par des formes idéologiques, et il faut ajouter, car c’est fondamental, de
masse, prises dans la lutte des classes et son développement (EI, 414 ; SM, 303).

Si l’on sait que les idées sont déjà là sous une forme idéologique et qu’en passant par la
science, elles reviennent à l’idéologie, on peut alors affirmer que les idées de l’intellectuel
deviennent actives en s’enclenchant sur l’activité positive des idées des masses, en les aidant à
s’affirmer. En même temps, l’idée que les masses « savent déjà » ce qu’elles s’approprient par
la théorie demeure insuffisante. Elle ne parvient en particulier pas à rendre compte de la
manière dont le matérialisme historique diffère d’une généralisation de l’expérience des
masses. C’est pourquoi l’idée de l’affirmation des idées des masses doit être explorée de
manière plus approfondie afin de rendre compte de la nouvelle forme de réflexivité que la
démarche d’Althusser permet d’identifier50.

Avant d’aborder cette question, nous voudrions souligner que c’est à partir de ces
considérations qu’il est possible de saisir le sens de la dernière définition qu’Althusser ait
proposée de la forme de scientificité de la théorie marxiste. Dans l’article « Sur Marx et
Freud »51, Althusser se penche sur « le caractère conflictuel de la théorie marxiste et de la
théorie freudienne » (EP, 225), en insistant en particulier sur le fait que, si elles ont, depuis leur
surgissement, et tout au long de leur histoire, fait l’objet d’attaques et critiques, ce qui semble
les caractériser de manière spécifique est que ces attaques et critiques ont souvent pris la forme
de tentatives d’annexion ou révision, c’est-à-dire de tentatives de récupération de la part des
formations idéologiques auxquelles elles s’opposaient. C’est pourquoi elles ne sont pas
seulement conflictuelles, mais aussi, et surtout, scissionnelles : « Science conflictuelle, la
théorie freudienne est une science scissionnelle, son histoire est marquée par des scissions sans
cesse renouvelées » (EP, 226).

Il en va de même pour la théorie marxiste : son objet – la lutte des classes –, ne cesse
de l’affecter de l’intérieur, d’où la nécessité de continuellement se scinder de soi-même pour se
scinder de l’idéologie dominante, pour ne pas se faire annexer ou réviser par elle. En effet, en
tant qu’elle est constitutive de la forme dominante de la lutte des classes, ce que l’idéologie

50
Notons que certains éléments de cette perspective peuvent se retrouver dans le discours maoiste de
l’époque. Par exemple, Badiou et Balmès estiment, à leurs yeux contre Althusser, que « [c]e sont les classes
dominées qui mettent en évidence la mystification de l’idéologie unifiante, sur la base de pratiques de classe
révoltées irrépresentables dans l’idéologie dominante » (A. Badiou, Fr. Balmès, De l’idéologie, op. cit.,
p. 36) ; que ces pratiques sont porteuses d’une idéologie caractérisée par des « invariants communistes »
propres à tous les exploités qui « naissent sur le terrain de la contradiction entre les masses et l’État »
(ibid., p. 67) ; que les « victoires » de ces formes d’idéologie constitue une « limitation affirmative de la
domination bourgeoise » (ibid., p. 58). Ce qui sépare ces propositions de celle d’Althusser sera élucidé dans
le prochain chapitre.
51
Paru en 1977 en allemand et en 1978 en espagnol.

547
dominante donne à voir fournit à la science de la lutte des classes son point de départ. Or, du
fait qu’elle est prise dans la conflictualité de la lutte des classes, et donc soumise au risque
d’être victime de l’effet de société dominant, il ne s’ensuit pas que la science marxiste doive
essayer de s’extraire de cette conflictualité ; elle doit bien plutôt l’assumer : « On admettra
bien que la théorie marxiste est nécessairement enrôlée dans la lutte de classe et que le conflit
qui l’oppose à l’idéologie bourgeoise est irrémédiable, mais on admettra plus difficilement que
la conflictualité de la théorie marxiste est constitutive de sa scientificité, de son objectivité »
(EP, 228). C’est seulement en assumant cette conflictualité qu’il lui est possible de s’extraire,
non pas de la conflictualité elle-même, mais de ce que la forme dominante de la lutte des
classes donne à voir : « dans une réalité nécessairement conflictuelle comme une telle société,
on ne peut pas tout voir de partout, on ne peut découvrir l’essence de cette réalité conflictuelle
qu’à la condition d’occuper certaines positions dans le conflit même et pas d’autres, car
occuper passivement d’autres positions c’est se laisser entrainer dans la logique de l’illusion de
classe qui s’appelle l’idéologie bourgeoise » (EP, 229). Ainsi, prétendre que l’on puisse voir de
partout, c’est en fait renoncer à voir depuis le point de vue des dominés, et voir seulement ce
que celui des dominants laisse voir.

C’est alors l’idée selon laquelle le marxisme ne peut voir l’essence de cette réalité
conceptuelle qu’à partir des formes d’idéologie prolétarienne qui se formulent à une époque
donnée qui est à nouveau mise en avant : « un intellectuel ne peut devenir un intellectuel
organique du prolétariat que s’il s’est éduqué par la lutte de classe du prolétariat, qui
transforme ses positions antérieures et lui permet de voir »52. C’est pourquoi Althusser peut
alors pasticher la célèbre affirmation de Machiavel concernant le peuple et le Prince pour
soutenir qu’« il faut être prolétariat pour connaitre le Capital » (EP, 229).

4. Apprentissage par l’erreur et appareils idéologiques hors État

Nous voici à nouveau, mais cette fois pour l’affronter, face au problème du rapport
entre cette science scissionnelle et idéologie prolétarienne. Est-ce que la science est une
généralisation de l’expérience des masses – une expérience qui est donc posée comme étant
déjà hors idéologie dominante ? La science ne perd-elle pas sa spécificité, ou plutôt n’est-elle
pas bornée à connaitre, depuis le plan d’extériorité de l’expérience des masses, le mécanisme
de production de l’effet de société dominant – toute fonction stratégique lui étant alors
soustraite ?

Dans les années 60, Althusser déduisait de l’idée que la science n’est pas une
généralisation de l’expérience des masses l’idée qu’elle doive être importée. C’est une

52
Là aussi, il en va de même chez Freud : « il a été éduqué par ses propres patients hystériques qui lui ont
appris et donné à voir qu’il existait un langage de l’inconscient inscrit dans leur corps » (EP, 239).

548
déduction juste, si l’on part du présupposé que l’expérience des masses est de part en part
façonnée par l’idéologie dominante. Ce présupposé est remis en question dans les années 70.
Toutefois, Althusser continue à insister sur la nécessité de la pratique théorique en tant que
pratique spécifique. Pour comprendre pourquoi le travail théorique demeure essentiel, il faut
revenir à l’idée, qu’Althusser n’abandonne pas au cours des années 70, selon laquelle la force
du mouvement ouvrier réside précisément dans le fait qu’il possède une théorie scientifique.
Dans les années 60, ce que la théorie apportait au mouvement ouvrier était une stratégie : une
conception adéquate du but à atteindre (le nouveau mode de production) et des formes
d’organisation nécessaires pour l’atteindre (avant tout le parti). Cette idée ne peut plus être
maintenue, parce que la stratégie du communisme est désormais pensée comme se constituant
dans l’actualité à travers les inventions des masses qui commencent à actualiser le mode de
production communiste, et parce que, de son côté, l’organisation reproduit en son sein les
formes de pouvoir propres au tout social qu’il s’agit d’abandonner. On pourrait dire
provisionnellement qu’ici réside précisément le problème : au niveau du passage de l’invention
à l’organisation, de la durée des inventions des masses53. Il est clair que désormais, le parti ne
peut plus être la structure par laquelle on s’insère dans les structures existantes pour les
transformer. Il peut éventuellement être un effet, au sein de la structure dominante, de la
constitution de cette nouvelle structure54.

Nous avons vu que le prolétariat, dans la mesure où il réalise une transition vers un
mode de production sans classes, ne peut pas simplement employer pour ses propres fins les
« moyens » habituellement employés par les autres classes pour passer d’une forme de
domination de classe à une autre (notamment l’État ou des organisations forgées à son image).
Ce qui peut se dire aussi de la manière suivante : il n’est de pratique politique communiste que
sur la base de l’autonomie de la lutte des classes prolétarienne, ou de l’organisation des masses
en classes à partir de leur autonomie, – ce qui suppose un mouvement de séparation continue
d’avec les formes de la lutte des classes dominantes à une époque donnée, qui à l’envers
désorganisent les masses en tant que classes en leur soustrayant leur autonomie. Il s’ensuit que
le prolétariat ne trouve nulle part dans le tout social dominant – dans les formes sanctionnées
de la lutte des classes – un lieu qui garantisse la justesse de ses propres pratiques politiques,
comme peut l’être l’État pour la bourgeoisie. Cavazzini a parfaitement relevé cette
problématique en soulignant que la séparation de l’État, qui se hisse précisément jusqu’au
statut de garant du déroulement des luttes sociales alors qu’il ne fait que sanctionner la forme
dominante de la lutte des classes, « est ce qui rend impossible une véritable auto-détermination

53
Cavazzini l’identifie comme la figure même du passage de Marx à Lénine : « pour Marx le problème est :
le communisme doit se réaliser en tant qu’acte, c’est-à-dire dans des pratiques. Pour Lénine, le problème
est : quelles sont les formes organisationnelles qui permettront à ces pratiques de survivre, de s’installer
durablement et de prospérer ? » (A. Cavazzini, Crise du marxiste et critique de l’État, op. cit.).
54
Ce changement est bien synthétisé par Robelin : « L’organisation reste principe de lutte, elle n’est plus
principe du communisme » (J. Robelin, Marxisme et socialisation, op. cit., p. 187).

549
collective, c’est-à-dire un processus d’auto-décision des masses ». Cette séparation implique
que pour la politique prolétarienne « tout passage à l’acte ne s’autorise que de lui-même, qu’il
ne se confronte qu’à soi-même dans le processus de son autoréalisation, en excluant par-là
toute médiation par des règles et rôles préétablis »55. L’idée, d’origine lacanienne, d’un passage
à l’acte qui ne s’autorise que de lui-même ne doit toutefois pas nous faire croire qu’il soit
question de la mise en place d’une pratique « pure », se déterminant dans une indépendance
totale par rapport aux rapports sociaux donnés. Bien au contraire, la lutte des classes
prolétarienne se déroule toujours aussi sur la scène dominante de la lutte des classes, son effort
consistant précisément à s’en excepter. Ce qui implique que
la lutte des classes ne se mène jamais dans la transparence, et que le prolétariat, qui mène la sienne,
tout autre que celle de la bourgeoisie, n’est pas à lui-même transparent, classe composite, qui doit
toujours forger son unité. C’est dans la lutte des classes que le prolétariat parvient à déchiffrer et
affronter réellement les rapports de forces où il est engagé, parvient à conquérir peu à peu son unité et
ses positions de classe et de lutte. C’est dans la lutte qu’il parvient à définir la « ligne » de son combat.
Rien de cela ne se fait dans la clarté d’une pure conscience face à la pure objectivité d’une situation. 56

Cette tâche : chercher son unité de classe de manière autonome, mais dans l’absence de toute
transparence, implique selon Althusser, dans cet écrit de 1976, une véritable conception de la
nécessité de l’erreur.

L’erreur (qu’Althusser identifie immédiatement avec la déviation pour en indiquer la


valeur de part en part pratique) est nécessaire pour la simple raison que les conditions du
déploiement d’une politique prolétarienne ne sont pas « données » dans la conjoncture, ou plus
précisément, parce qu’elles y sont sous-déterminées. Ainsi, dans la mesure où sa forme de lutte
des classes est dominée, la politique prolétarienne est en quelque sorte forcée à dévier. Comme
le dit Althusser, dans la mesure où « tout ce procès est constitué et dominé par des rapports
contradictoires qui ne se réalisent et découvrent que peu à peu », il peut « réserver les surprises
de l’anticipation (surdétermination) ou du retard (sous-détermination) »57. Malgré l’usage
quelque peu rapide du concept, il faut bien entendre que si, dans la conjoncture actuelle, les
conditions de la pratique politique prolétarienne sous sous-déterminées, elle sera
nécessairement en retard, c’est-à-dire qu’elle faillira toujours à satisfaire ses objectifs, à savoir
l’auto-organisation des masses en classes en tant que porteuse d’un nouveau mode de
production.

Ceci ne signifie toutefois pas qu’il faille y renoncer. Il faut au contraire d’abord
reconnaitre l’erreur58, pour ensuite la connaitre et apprendre par elle59. À la suite de Lénine,

55
Idem.
56
L. Althusser, « Histoire terminée, histoire interminable », op. cit., p. 12.
57
Idem.
58
« La politique communiste ne peut s’installer d’emblée et une fois pour toutes dans le lieu de la vérité –
tout ce qu’on peut faire est de reconnaître l’erreur qui a abouti à des conséquences antagoniques par rapport
au communisme » (A. Cavazzini, Crise du marxiste et critique de l’État, op. cit.).
59
Nous avons eu l’occasion précédemment de mentionner (cf. Chapitre II.3.1) que le jeune Althusser avait
formulé dans sa lecture historiciste de Hegel une théorie de « la nécessité de l’erreur » (cette formule donne

550
qui attribuait à l’erreur un rôle privilégié dans le procès de la connaissance jusqu’à lui assigner
une sorte de primat sur la vérité, Althusser estime que
c’est toujours après coup que l’erreur est reconnue et dénoncée comme erreur (quand elle l’est !),
c’est toujours après coup que la déviation est reconnue et dénoncée comme déviation (quand elle
l’est !). Et, comme cette lutte, même pour ceux qui ont vu clair d’avance, se déroule sans aucune
instance qui juge et tranche de haut, il faut ici parler, paradoxalement, d’erreur sans vérité et de
déviation sans norme. Simplement, cet écart non maitrisé, piétinement, aberration, défaite ou crise,
qui lentement ou soudain se creuse dans le réel, sans vérité ni norme : voilà l’erreur ou la déviation60.

C’est en ce moment, après-coup, que la théorie doit intervenir afin d’« analyser les conditions
d’une erreur pour pouvoir réellement, en connaissance de cause, la rectifier : faute de quoi, et
dans le meilleur des cas, on n’en corrige qu’une part, et superficielle »61. En effet, « [q]uand on
se tait sur une erreur, c’est qu’elle dure. À supposer qu’on n’en rectifie juste ce qu’il faut pour
qu’elle dure en paix »62. On voit donc que, si auparavant la théorie devait fixer la ligne juste à
l’aune de laquelle dénoncer les déviations, à présent Althusser reconnait qu’il n’y a pas de
ligne juste, que la ligne est toujours nécessairement en train de dévier, et que la théorie peut
dans le cas le meilleur revenir sur ces déviations pour produire une connaissance de leurs
conditions, de ce qui, dans les conditions données, à forcé la pratique politique à dévier63.

La théorie procède comme on le sait : elle part des généralités données pour les
ramener à leurs conditions contingentes. Lorsqu’elle s’adresse aux généralités produites par
l’idéologie dominante, par exemple à la valeur comme forme fondamentale des rapports
sociaux – ou à une certaine conception de la liberté et de l’égalité définies par l’échange –, elle
les ramène aux conditions données comme à leurs conditions de possibilité, et, relevant leur

le titre à l’un des chapitres de son diplôme d’études supérieur). Mais chez Hegel cette erreur est celle de la
pensée, qui ne peut que penser son présent et est donc aliénée si celui-ci l’est aussi. Il faut donc que
l’universel présent à l’état implicite dans le présent se développe jusqu’à atteindre sa vérité pour que la
pensée ne tombe plus dans l’erreur. Ici, au contraire, l’erreur est, si l’on peut dire, celle du présent lui-même,
qui n’est pas un mais clivé entre deux tendances incompatibles, celle de la reproduction du mode de
production bourgeois et celle de la structuration du mode de production communiste, dont la deuxième n’est
pas la vérité implicite de la première – si bien que la deuxième ne peut que s’enliser dans la première. En
plus, la pensée peut ici penser l’erreur, sa nécessité étant comprise comme effet de contingence, et étant donc
transformable, et non pas comme un moment d’une nécessité plus vaste destiné à être dépassé dans sa vérité.
60
L. Althusser, « Histoire terminée, histoire interminable », op. cit., p. 12.
61
Ibid., p. 11.
62
Ibid., p. 13. « Une Critique qui ne repose pas sur des principes théoriques justes n’est pas une Critique :
c’est une attaque. Une Critique qui ne rende pas possible une Rectification, n’est pas une Critique : c’est une
opération chirurgicale ou policière. Une Autocritique, même sincère, qui ne débouche pas sur une
Rectification n’est pas une Autocritique : c’est une confession religieuse » (L. Althusser, « Projet de Préface
pour un recueil de textes qui irait de Lire Le Capital (1965) à Lénine et la philosophie (1968) », in S. Karsz,
Théorie et politique, op. cit., Paris, Fayard, 1974, p. 316). La thématique de l’apprentissage par l’erreur n’est
pas nouvelle chez Althusser : on peut la voir à l’œuvre dans les textes de Pour Marx sur l’humanisme
marxiste, et elle est explicitement mise en avant dans les premières pages de l’inédit « Rectification (1966-
1968 ?) » (A9-05.02).
63
Sur ce déplacement de la dénonciation des déviations à la reconnaissance de l’absence de norme, cf.
« Althusser et Gramsci, Gramsci e Althusser : Intervista a Étienne Balibar », Décalages. An Althusser Studes
Journal, vol. 2, n° 1, 2016, p. 17. C’est l’idée de « la préexistence du marxisme authentique à ses luttes de
tendances et à ses déviations » (É. Balibar, Cinq études, op. cit., p. 287) qui empêche de voir que « la
position et les effets de la théorie dans la lutte des classes sont eux-mêmes commandés par les effets de la
lutte des classes dans la théorie » (ibid., p. 272).

551
contingence, en marque la transformabilité ; lorsqu’elle s’adresse aux généralités produites par
l’idéologie dominée en tant qu’elle répond à des conditions qui s’exceptent de celles la lutte
des classes dominante – pourrait-on situer ici par exemple la « valeur » d’usage en tant qu’elle
implique une conception de la richesse qui contredit la manière dont la richesse se donne sous
la forme de la marchandise ? –, elle ramène cette généralité aux conditions données comme à
ses conditions d’impossibilité. Celui-ci est le point fondamental : la théorie doit comprendre
pourquoi la politique prolétarienne ne parvient pas, dans les conditions données, à faire en
sorte que les rencontres où commence à s’actualiser le mode de production communiste
donnent lieu à un effet de société sans avoir à éprouver une déviation par rapport aux objectifs
dont ces rencontres sont porteuses. En un mot, c’est précisément le clivage entre une tâche
impossible et les conditions données que la théorie thématise. En ce sens, elle est théorie de
l’erreur, et favorise un apprentissage par l’erreur – un apprentissage de ce qu’il faut
transformer pour que la déviation ne se répète pas, c’est-à-dire de ce qu’il faut transformer
pour que les rencontres qui soutiennent la stratégie du communisme puissent « prendre » et
donner lieu à un effet de société, pour qu’elles sortent de leur état de sous-détermination et
constituent une nouvelle synchronie du tout social64. C’est pourquoi la théorie intervient
lorsque se pose le problème de la durée, c’est-à-dire lorsqu’une invention des masses dévie
pour tenter tout simplement de durer, en s’adaptant aux conditions surdéterminées et en
« prenant du retard » sur soi-même65. « Le parti est condamné à la vérité », estimait le jeune
Althusser en entendant par là qu’il est condamné à connaitre la vérité (le sens) de l’histoire ;
désormais, il faut plutôt dire que le parti – s’il veut être révolutionnaire – est condamné à la
vérité sur ses propres déviations66.

64
On pourrait alors appliquer à ce cas des réflexions plus générales à propos de la rencontre. Dès 1971,
Althusser affirme à propos du mot de rencontre : « je le garde en réserve aussi pour des interventions
philosophiques que je ferai un jour sur la dialectique », et ajoute : « Les cartésiens en avaient tiré toute une
physique : celle de la rencontre (du choc) des corps. Je tente de vivre une autre physique, qui déplace les
causes de l’absence (les phantasmes (…)) en causes de présence » (L. Althusser, « Lettre du 5 février »,
Lettre à Franca, op. cit., p. 784).
65
Parlant de sa propre déviation théoriciste, Althusser fournit une synthèse saisissante de la manière dont se
déroule un apprentissage par l’erreur. Il indique que ce à quoi un tel apprentissage nous donne accès c’est
avant tout à une connaissance plus juste des conditions de la conjoncture dans laquelle on a échoué :
« comparés aux effets attendus, les effets produits par l’intervention sont un élément décisif pour la
connaissance de la topique de la conjoncture où l’intervention a eu lieu. On voit aussi que la “clôture”
circulaire de cette opération constitue en fait une nouvelle “ouverture” : car la nouvelle estimation qu’on
porte sur la conjoncture découverte par les effets réels de la première intervention, si elle est rectifiée par
rapport à la première estimation, sera encore à rectifier, après la nouvelle intervention, et ainsi de suite. C’est,
à la différence d’une intervention purement technique (qui s’achève dans la perfection de son résultat), la loi
de toute intervention politique qui est intervention dans une conjoncture. (La rectification du jugement porté
sur la conjoncture d’une intervention fait évidemment partie intégrante de la rectification de cette
intervention) » (L. Althusser, « Rectification (1967-1968 ?) », A9-05.02, p. 33).
66
Il serait possible de relire la trajectoire de Marx à partir de là. Il s’agirait toujours de la scander suivant la
manière dont des coupures épistémologiques se rapportent à des ruptures politiques, mais en faisant des
« échecs » du mouvement ouvrier (1848, 1871) les moments déterminants du processus. Une telle piste est
esquissée très tôt par Althusser (« les échecs sont en général plus féconds, du point de vue théorique, que les
succès. (…) Les œuvres de Marx sont la preuve de la fécondité théorique des échecs de 1849 et de 1871 » (L.

552
Dans un texte inédit de 1975, Althusser va jusqu’à formuler l’idée selon laquelle
l’histoire marxiste serait avant tout une « contre-histoire », une histoire de l’échec, à l’encontre
de toute tendance à réduire le passé au présent, en faisant de celui-ci le but de celui-là :
L’histoire, telle qu’elle est communément conçue, c’est l’histoire des résultats considérés comme les
étapes du devenir de la forme présente, c’est l’histoire des résultats retenus par l’histoire : ce n’est pas
l’histoire des non-résultats, des formes avortées, des formes refoulées, des formes mortes, des
devenirs interrompus. L’histoire officielle, écrite dans notre tradition occidentale par et pour la classe
dominante, est l’histoire d’une domination qui écrase l’autre histoire, celle des ombres et des morts.
Or, écrivait Marx dans Misère de la philosophie, c’est toujours par le mauvais côté que l’histoire
avance. Par là, Marx découvrait un devenir sans résultat, celui des masses opprimées, exploitées,
taillables et enrôlables à merci pour tous les travaux et pour toutes les guerres : le mauvais côté. Mais
par là en même temps, Marx ouvrait le champ immense de la non-histoire sous toutes ses formes, celle
des sociétés à jamais disparues (…), celle des accouchements ratés (…), celle de l’existence
« antédiluvienne », celle des « survivances », celle des révolutions prématurées (…), et bien d’autres
histoires encore où la répression et le refoulement le disputent à l’échec67.

Althusser, « Théorie marxiste et parti communiste (Union théorie/pratique) (1966-1967) », A7.02-04, p. 31),
et a été explorée par Balibar dans La philosophie de Marx, op. cit., pp. 8-11. C’est justement à propos de
1848 que l’idée, qui sera reproposée avec force par Mao, selon laquelle le peuple ne peut aller jusqu’à la
victoire qu’en passant sans cesse de la lutte à l’échec, est énoncée par Marx lui-même : « Les révolutions
prolétariennes (…), comme celles du XIXe siècle, se critiquent constamment elles-mêmes, s’interrompent
sans cesse dans leur propre marche, reviennent sur ce qui semblait acquis, pour le recommencer à nouveau,
raillent cruellement les demi-mesures, les faiblesses et les misères de leurs premiers essais, semblent
n’abattre leur adversaire que pour mieux lui permettre, une fois à terre, de puiser de nouvelles forces et de se
redresser à nouveau face à elles, plus colossal encore, et ne cessent chaque fois de reculer d’effroi face à
l’énormité indéterminée de leurs propres fins, jusqu’à ce qu’il se crée une situation où toute marche arrière
est devenue impossible et où les conditions elles-mêmes crient : Hic Rhodus, hic salta ! Ici est la rose, ici tu
dois danser ! » (K. Marx, Le 18 Brumaire, op. cit., p. 56). À partir de l’échec de juin 1848, Marx concentrera
ses recherches sur la détermination économique des conjonctures politiques et sur les longues tendances qui
en suivent. Ainsi, le schéma hégélien de la négation de la négation, encore dominant dans le Manifeste, sera
progressivement remplacé par le schéma moins téléologique de la lutte entre tendances sans issue prévisible.
Par ailleurs, le concept d’idéologie de 1845, où les apparences procèdent de l’activité d’un sujet pensable sur
le modèle d’une conscience, disparait totalement et est remplacé par celui de fétichisme. Ce déplacement
empêche désormais de faire appel à l’universalité de la classe prolétarienne qui serait, par le truchement de la
prise de conscience, extérieure à l’idéologie (la théorie de l’idéologie étant alors « théorie du caractère de
classe de la conscience » (É. Balibar, La philosophie de Marx, op. cit., p. 48), car le fétichisme est « la façon
dont la réalité ne peut pas ne pas apparaître », « une médiation ou fonction nécessaire sans laquelle, dans des
conditions historiques données, la vie des sociétés serait tout simplement impossible » (ibid., p. 60 ; Balibar
parle alors de « constitution de l’apparence dans l’objectivité » (ibid., p. 61)). Dans les deux cas
(détermination économique ; idéologie) Marx accède à l’idée que les classes ne précèdent pas la lutte des
classes et qu’une transformation sociale ne peut être produite qu’en se détachant des formes de la lutte
données (ou des conditions de la lutte données) en tant qu’elles façonnent le sujet même de cette
transformation. Avant, les conditions données conduisaient d’elles-mêmes à la transformation, et à la bonne
transformation, en produisant une classe universelle ; maintenant il est nécessaire de changer les conditions
mêmes de la transformation. Autrement dit, alors que pour le jeune Marx la transformation de soi et la
transformation du monde vont de pair, comme il l’énonce dans la troisième des Thèses sur Feuerbach, le
vieux Marx insiste de plus en plus sur la nécessité de transformer les conditions de la transformation du
monde, donc aussi de se transformer, afin de transformer la manière dont le monde se transforme. Un
discours similaire pourrait être fait à propos de la théorie de l’État, qui subit en particulier des
transformations considérables (cf. Chapitre IV.3.4) après l’expérience de la Commune de Paris, avec une
reformulation de la doctrine de la dictature du prolétariat comme démantèlement de l’appareil d’État,
contrairement à l’idée du Manifeste qui concevait l’État comme organisation de la domination de la classe
dominante (qu’il s’agisse de la bourgeoisie ou du prolétariat).
67
L. Althusser, « Marx et l’histoire (5 mai 1975) », op. cit., p. 5.

553
Mais cette histoire n’est pas simplement tournée vers le passé pour rédimer ses échecs ; elle est
une pensée du clivage de la conjoncture actuelle entre tendances incompatibles : « C’est en
combinant l’histoire des résultats et la contre-histoire refoulée que Marx parvient à penser
l’histoire autrement que sous les catégories de la téléologie ou de la contingence : sous la
nécessité d’un mécanisme tendanciel »68. C’est précisément cette combinaison entre histoire et
contre-histoire qui rend possible un apprentissage de ce qui, dans les conditions
surdéterminées, empêche à la tendance dominée de s’imposer, la fait dévier et la conduit à
l’échec.

Pour résumer, rappelons-nous du fait que selon Althusser la transition est toujours déjà
opérante dans toute actualité, en tant qu’elle est habitée par une pluralité de modes de
production incompatibles. Mais le mode de transformation impliqué par le mode de production
dominé est sans cesse forcé de se plier au mode de transformation impliqué par le mode de
production dominant, au lieu de transformer ce mode de transformation – c’est-à-dire au lieu
de produire une transformation structurelle, la révolution. C’est en ce sens que l’erreur et la
déviation sont nécessaires. Or, la théorie intervient pour faire en sorte que les rencontres à
l’œuvre dans la transition ne cessent pas d’être révolutionnaires. C’est en ce sens que plutôt
que d’apporter des réponses à des problèmes qui ne peuvent être posés qu’à partir d’une
stratégie juste (fixée par la théorie), les pratiques politiques prolétariennes posent le problème
– auquel la théorie doit aider à répondre – de la conquête d’une stratégie juste par la déviation
et sa rectification. Autrement dit, le problème est de faire en sorte que la stratégie du
communisme ne se réduise jamais à une tactique en dernière instance forcée à se plier aux
conditions surdéterminées par la structure dominante. Cela ne signifie pas qu’il ne faille pas
de tactique, mais qu’il faut aussi continuer à transformer les conditions qui empêchent au
communisme, comme stratégie portée par des rencontres actuelles, de se déployer dans la
tactique. C’est au sein de ce processus de rectification que la théorie peut jouer un rôle
essentiel69. Pour le dire autrement, il ne s’agit plus pour la théorie de fixer les contours de la

68
Ibid., p. 6. Ces passages font écho à l’Initiation, où Althusser oppose à l’illusion religieuse de la
rédemption l’affirmation matérialiste selon laquelle « il existe des pertes absolues (qui ne seront jamais
comblées), des échecs sans appel, des événements sans aucun sens ni suite, des entreprises et même des
civilisations entières qui avortent et se perdent dans le néant de l’histoire, sans y laisser aucune trace »
(IP, 76). Mais, se demandant si une telle affirmation ne serait pas décourageante, il répond que « la condition
la plus sûre pour pouvoir agir dans le monde, pour pouvoir en infléchir le cours, pour pouvoir donc y
introduire du sens, par le travail, par la connaissance, et par la lutte, est d’admettre que le Monde n’a pas de
Sens » (IP, 69).
69
Nous avons affirmé plus haut, en reprenant des distinctions de Balibar, qu’Althusser avait cru pouvoir
penser l’unité du centre théorique et du centre politique ou stratégique dans le parti, tout en « diluant » ces
centres dans des processus de recherche et formation théorique sans sujet supposé savoir, par lesquels tous
les militants-intellectuels participent à la fixation d’une stratégie (cf. Chapitre VI.3.2). Or, penser le parti
comme le lieu de cette unité sans centre s’est révélé impossible. D’où la nécessité de distinguer l’initiative
des masses comme porteuse de la stratégie du communisme du parti comme lieu de la durée et de la
déviation d’une telle stratégie, – déviation à rectifier à l’aide de la théorie. Ce qui signifie qu’il faut affirmer
« l’impossibilité d’une “fusion” totale, acquise une fois pour toutes, des fonctions théorique et stratégique »
(É. Balibar, La crainte des masses, op. cit., p. 279).

554
tâche à réaliser, mais de permettre de transformer les conditions qui en empêchent la
réalisation70.

Althusser n’a jamais livré une théorie de la « pédagogie » liée à cette conception de la
théorie et de l’apprentissage, ce qui est au fond assez cohérent avec la position que nous
venons de reconstruire. On vient de voir qu’il s’agit avant tout d’une sorte de « repérage » des
rencontres et non-rencontres qui soutiennent ou font dévier une transition révolutionnaire –
repérage qui s’appuie essentiellement sur ses échecs. On peut à partir de là du moins supposer
que cette forme d’apprentissage, comme celle défendue dans les années 60, implique aussi une
forme de rupture par rapport à l’idéologie spontanée telle qu’elle est « formée » (il n’y a pas
d’idéologie spontanée) par sa déviation à travers l’idéologie dominante. Toutefois, la source de
cette rupture n’est plus la force de la science, mais la force de l’échec, dont la théorie « se
sert » seulement après-coup pour stimuler une intensification de la force de pensée71. Ceci
implique, en particulier, que les intellectuels et les dirigeants, soient « à l’écoute des initiatives
des masses », plutôt que de prétendre commencer par leur expliquer la lutte des classes en
fixant une stratégie à leur place. « Il y a beaucoup de dirigeants communistes de par le monde
qui trouvent qu’il est décidément plus facile de parler à la place des gens que de les écouter »
(VN, 360). C’est cette tendance qu’il s’agit de contrer, car elle joue elle-même un rôle
important dans la captation des initiatives des masses qui les fait dévier. Par là même, la force
de l’échec est aussi ce qui brise le rapport en miroir entre masses et intellectuels, ces derniers
intervenant précisément lorsque la pratique politique dévie, et ne pouvant plus croire d’être
eux-mêmes le moteur de l’histoire comme dans les phases de succès – croyance qu’Althusser

70
Il nous semble que c’est à partir de cette idée selon laquelle la connaissance prend toujours la forme d’une
rectification qui est transformation pratique des conditions de l’erreur que l’on peut interpréter l’idée selon
laquelle les connaissances ne sont pas vraies, mais s’avèrent par le processus de leur production : « c’est dans
le procès de leur production que les connaissances s’avèrent » (EA, 75). Garo a bien montré que cette
perspective reste fidèle à la conception bachelardienne de la connaissance comme « ensemble d’erreurs
rectifiées » et à celle canguilhemienne de la science comme « discours normé par sa rectification critique »
(cf. I. Garo, Foucault, Deleuze, Althusser, op. cit., pp. 297-299), tout en soulignant la nécessité pour
Althusser d’inclure dans ce processus le moment politique, en « soumet[tant] le savoir à l’invention
historique révolutionnaire et non l’inverse » (I. Garo, Foucault, Deleuze, Althusser, op. cit., p. 302). En ce
sens, la démarche d’Althusser des années 70 nous semble parfaitement correspondre aux indications pour une
reprise de Marx que Garo propose à la fin de son ouvrage : « le rapport à Marx se dédouble et peut alors se
penser, au miroir de lui-même, non comme science constituée mais comme composante politique d’une
histoire, élément actif et déterminé tout à la fois, toujours modifié par le moment historique où il intervient et
dont la théorisation marxiste de l’histoire, par définition jamais achevée, doit pouvoir rendre compte. À cet
égard, la thèse althussérienne d’un marxisme, réfléchissant ses propres conditions en même temps que ses
visées, demeure essentielle » (ibid., p. 367).
71
Ce qui n’implique nullement que ce processus soit « automatique » ; bien au contraire : « les partis
communistes, que Marx a dotés, pour la première fois de tous les temps, des moyens scientifiques pour
comprendre l’histoire, et qui s’y appliquent à peu près quand il s’agit des autres ou des temps reculés, sont
comme impuissants à rendre compte, en marxistes, de leur propre histoire – surtout quand ils la ratent » (L.
Althusser, « Histoire terminée, histoire interminable », op. cit., p. 10). Ceci vaut d’autant plus pour ce qui
vient après la révolution : « Quand la cure est finie, le travail commence, dit Freud quelque part (…). Nous
avons fait la révolution disait Lénine : maintenant il faut construire le socialisme, et c’est autrement
difficile » (L. Althusser, « Lettre du 21 mai 1963 », Lettres à Franca, op. cit., p. 420).

555
explique dans une lettre de 1962 par un parallèle avec le rapport entre inconscient et
conscience : « comme l’intellectuel ralliant les masses se croit volontiers le moteur de
l’histoire, la conscience portée par l’inconscient sur les positions de l’inconscient, ralliée à
l’inconscient, peut se croire un peu plus que son auxiliaire, presque son accoucheur, sinon son
guide, son aiguillon, voire son ressort »72.

Il nous semble que, ayant compris ce qui arrive à la science du fait d’être science sous
conjoncture d’une pratique politique prolétarienne en conjoncture, on peut désormais mieux
comprendre ce que la science « fait » à l’idéologie prolétarienne. Nous avons vu
précédemment qu’Althusser répète souvent que la spécificité de l’idéologie prolétarienne
dépend précisément de son lien avec la science. Nous avons également souligné que, dans les
années 60, ce rapport prend la double forme contradictoire d’une transformation du contenu de
l’idéologie qui laisse intacte sa forme – l’idéologie prolétarienne « recevant » de la science le
concept du mode de production socialiste ou communiste – ou d’une sortie de l’idéologie de la
part du militant théoriquement formé, qui peut alors aisément l’instrumentaliser. Dans les deux
cas, Althusser ne parvient pas à rendre compte de la manière dont la science investit la forme
sujet, car le militant est soit sujet de l’idéologie (à contenu scientifique), donc tout autant
assujetti à elle que n’importe quel autre sujet, soit une sorte de « sujet » de la science – figure
impossible pour Althusser, car la science produit un effet de désubjectivation73.

À l’opposé de cette conception du rapport entre théorie marxiste et idéologie


prolétarienne, on pourrait en envisager une autre, qu’Althusser esquisse dans un passage de la
partie de Sur la reproduction consacré à l’idéologie en général qui ne sera pas repris dans
« Idéologie et appareils idéologiques d’État » : « [L]’idéologie politique révolutionnaire
marxiste-léniniste présente cette particularité, sans aucun précédent historique, d’être une
idéologie fortement “travaillée” donc transformée par une science, la science marxiste de
l’Histoire, des formations sociales, de la lutte des classes et de la Révolution, ce qui “déforme”
la structure spéculaire de l’idéologie sans la supprimer tout à fait » (SR, 231). Il nous semble
que l’on peut comprendre cette idée de « déformation » de la structure spéculaire de l’idéologie
à partir de l’idée d’apprentissage par l’erreur. Toute idéologie est en effet productrice d’un
effet-sujet, l’idéologie prolétarienne autant que l’idéologie dominante, dans la mesure où en
elle s’exprime un effet de société. On a vu que la structure spéculaire de l’idéologie met en
effet en vis-à-vis la Société (comme figure du Sujet) et le(s) sujet(s) qui y assument leur place.
Or, la spécificité du mode de production communiste comme relevant de l’initiative des
masses est de ne pas pouvoir soutenir, dans les conditions sous-déterminées de la conjoncture,

72
L. Althusser, « Lettre du 19 octobre 1962 », Lettres à Franca, op. cit., p. 243.
73
Comme le dit Pêcheux, il faut arrêter de « chercher à résoudre le problème là où sa solution est
radicalement impossible, c’est-à-dire en prenant comme point de départ (…) la “forme-sujet”, et dont nous
pensons avoir montré qu’elle était en fait un effet et un résultat, c’est-à-dire précisément tout sauf un point de
départ » (M. Pêcheux, Les vérités de La Palice, op. cit., p. 165).

556
un effet de société. Cela implique que la pratique politique prolétarienne doit se servir de,
c’est-à-dire aussi se plier à, l’effet de société dominant, afin de rendre « viables » et
« durables » dans son cadre les rencontres qui la soutiennent. Elle reproduit donc aussi les
formes subjectives induites par cet effet. Or, cet emprunt se réalise avant tout à travers le parti
lui-même, dont on a vu qu’il tend à se hisser en Sujet qui identifie les masses comme sujet,
permettant par là même d’en intégrer les initiatives au fonctionnement des AIE. C’est ainsi que
le parti tend au fond à se concevoir lui-même comme État à venir, comme garant (Sujet) de la
société à venir. Il peut alors assurer dans une certaine manière la continuité des initiatives des
masses, alors même qu’il les conduit à s’enliser dans la reproduction de la structure sociale
dominante74. C’est ici que la déviation se produit75, et c’est ici que la théorie doit intervenir
pour désubjectiver les militants du parti, pour contrer leur adhésion aux formes subjectives
propres à l’effet de société dominant (avant tout, dans le parti, celle qui soutient la division
entre dirigeants et militants), pour que le parti cesse d’identifier/interpeller les masses comme
un sujet justifiant son existence comme parti, en se mettant plutôt à l’écoute de leurs initiatives
inassignables, car les masses ne sont pas un sujet76. Ainsi, la théorie doit aider les militants du
parti à participer au mouvement par lequel les masses se constituent en classe à partir de leur

74
C’est pourquoi, « [l]’histoire du mouvement ouvrier, dès les années 40 du XIXe siècle, est une dialectique
d’intégration et d’opposition des masses à la forme “parti”. (…) Si elle devient historiquement indissociable
de l’objectif de construction d’un parti, en sorte que la conception du monde du prolétariat se réalise au XXe
siècle comme conception de parti, c’est d’abord parce qu’elle n’existe que dans le cadre d’une lutte contre la
conception du monde (ou idéologie) dominante, en se dissociant d’elle par une scission symbolique
périodiquement réaffirmée. C’est ensuite parce qu’il faut conférer à l’identité de classe, issue de cette
scission, une continuité historique, au-delà des conjonctures révolutionnaires dans lesquelles elle s’est
manifestée au grand jour. (…) Elle vise à créer les conditions d’une expérimentation politique collective et
d’une rectification des stratégies » (É. Balibar, La crainte des masses, op. cit., p. 251, 253).
75
Si pour Althusser le parti comme organisation de la classe ouvrière et AIE constitue le lieu des déviations,
il ne faut pas en oublier une autre, qui est en fait la source même de la tendance du parti à l’opportunisme,
que Balibar a au contraire bien identifiée : « à l’époque de l’impérialisme, le développement inégal du
capitalisme, le partage et le pillage du monde entier par le capital concentré dans quelques nations
impérialistes ont pour résultat la division inévitable de la classe ouvrière, la formation tendancielle d’une
“aristocratie ouvrière” : ils tendent à la fois, nous dit Lénine, à aggraver l’exploitation pour la majorité du
prolétariat (et la prolétarisation des masses de travailleurs non salariés dans le monde entier) et à atténuer
(…) l’exploitation pour une minorité de prolétaires, qui appartiennent précisément, pour l’essentiel, aux pays
impérialistes “avancés” dans lesquels s’est d’abord développé le mouvement ouvrier. C’est cette division
tendancielle qui constitue, en dernière analyse, la base permanente de l’opportunisme, sous des différentes
formes, dans le marxisme, et qui y produit ses effets précisément à cause de la “fusion” sans cesse plus
avancée entre le marxisme et le mouvement ouvrier » (É. Balibar, Cinq études, op. cit., pp. 289-290).
76
« [L]a spécificité de toute coupure est, nous semble-t-il, d’inaugurer (…) un rapport de “la pensée” au réel
tel que ce qui est pensé ne soit pas comme tel supporté par un sujet » (M. Pêcheux, Les vérités de La Palice,
op. cit., pp. 173-174). Ceci ouvre sur une nouvelle « modalité subjective » « caractérisée par le fait qu’elle
intègre l’effet des sciences et de la pratique politique prolétarienne sur la forme-sujet, et qui prend la forme
d’une dés-identification, c’est-à-dire d’une prise de position non subjective (…). En d’autres termes, cet effet
de dés-identification se réalise paradoxalement par un processus subjectif d’appropriation des concepts
scientifiques et d’identification aux organisations politiques “de type nouveau” » (ibid., p. 200). En réalité,
« le rapport à l’histoire comme processus, aux masses faisant l’histoire et au parti communiste comme
organisation politique ne peut être un rapport d’identification (…) parce que ce rapport tend à abolir le lien de
représentation disjoignant représentants et représentés » (ibid., p. 215). Évidemment cette dés-identification
opère au sein même de la forme-sujet, qui n’est donc pas abolie. Au contraire, elle peut soutenir « le
développement d’idéologies nouvelles et de formes nouvelles d’interpellation idéologique » (ibid., p. 249).

557
autonomie – c’est-à-dire à adhérer à la lutte des classes prolétarienne là où elle se déroule dans
sa contingence foncière, là où elle lutte contre la lutte des classes bourgeoise et ses tentatives
de désorganiser des masses en tant que classe pour organiser des amas d’individus « dans »
l’État77. Seulement ainsi le parti peut véritablement devenir non pas simplement parti de
masse, mais parti des masses. Il s’agit bien entendu d’un mouvement d’aller-retour continu
entre l’État et les masses, dont l’enjeu est la défense ou la destruction de la forme dominante
de la lutte des classes. Ce mouvement ne trouvera jamais – tant qu’il y aura de lutte des classes
– de forme définitive. C’est ainsi que la théorie travaille l’idéologie prolétarienne pour en faire
une « idéologie politique marxiste-léniniste » induisant une forme de capacité subjective sans
sujet78.

77
C’est ce qui conduit Balibar à penser le surgissement de la connaissance comme effet de la « conjonction »
des masses et de la lutte des classes par laquelle on comprend « qu’il y a de l’idéologique incompatible avec
une certaine pratique de transformation en cours » (É. Balibar, La crainte des masses, op. cit., p. 275) : « le
“vrai” est aussi effet de conjoncture en ce sens qu’il se produit comme une rencontre, ou comme une
condensation exceptionnelle de lutte des classes et de mouvement de masses, deux réalités qui restent
toujours relativement hétérogènes. Des seuls mouvements de masses, unifiés par une “croyance” ou une
“espérance” idéologique, et qui sont par définition (…) toujours habités de façon ambivalente par l’attraction
et la répulsion de l’État, ne procède aucun effet de connaissance. Mais ce ne peut être le cas non plus pour les
configurations stables, ou stabilisées, de la lutte de classes, qui alimentent au contraire le dogmatisme de
l’ordre établi, ou celui (“subalterne”, comme disait Gramsci avec une féroce lucidité) de la résistance des
exploités organisés dans leurs “tranchées” » (ibid., pp. 275-276). Or, la conjonction peut aller dans deux
directions : « Soit que, comme l’avait brillamment analysé Marx à propos des révolutions du XIXe siècle,
l’antagonisme de classes en vienne à polariser, à déplacer et à “radicaliser” les mouvements de masses. Soit
que, surtout, comme l’ont beaucoup mieux vu Lénine, Gramsci ou Mao, les mouvements de masses
déterminent une lutte de classe restée hypothétique, et lui confèrent son contenu concret. Je dis surtout, parce
que c’est sans doute faute d’avoir envisagé cette réciproque que Marx et Engels, malgré toute leur
dialectique, ont généralement appliqué une conception réductionniste de la lutte de classes, et se sont du
même coup interdit de développer réellement l’idée critique d’un procès historique dont la causalité
n’exprimerait pas le destin d’un “sujet” prédestiné (prolétariat ou autre), mais l’articulation contradictoire de
masses et de classes jamais totalement réductibles les unes aux autres » (ibid., p. 276). Nous pensons avoir
montré que la pensée d’Althusser, notamment après le tournant de 1966-67, et surtout à partir de 1972,
consiste précisément dans l’affirmation de l’importance de cette deuxième direction de la conjonction entre
masses et classes. Ce n’est pas un hasard si, dans la suite de ce passage, Balibar identifie le vrai à un
processus de rectification : « Le vrai se produit comme l’effet critique de l’imprévu qui oblige la lutte de
classes à faire retour, et rectification, sur ses propres représentations (et ses propres mythes) » (ibid., pp. 276-
277). Sur le rapport entre erreur et pratique, voir les remarques d’Althusser sur « le traitement marxiste de
l’erreur » : « L’erreur est (…) un signal d’alarme qui vient de la pratique : elle indique toujours une lacune,
une défaillance, soit dans la structure de la pensée, soit dans la structure de l’organisation » (L. Althusser, Ce
qui ne peut plus durer, op. cit., p. 54).
78
« [La théorie marxiste] devient la condition interne de [l’]organisation [du mouvement ouvrier], l’élément
grâce auquel cette organisation se soustrait à l’influence politique et idéologique des classes dominantes,
pour conquérir son indépendance, l’élément qui développe le caractère proprement prolétarien et
révolutionnaire de la lutte politique de classes » (É. Balibar, Cinq études, op. cit., p. 278). Il faut bien entendu
insister sur le fait que chez Althusser l’interpellation idéologique fonctionne toujours, que l’on ne peut jamais
se libérer une fois pour toutes de l’identification, mais seulement passer d’une identification à l’autre, à
travers d’autres interpellations idéologiques. Mais la structure de l’idéologie peut être déformée par la théorie
sur la base de l’existence d’une pluralité de formes de la lutte des classes. Il nous semble que c’est dans ce
cadre que l’on peut reprendre la théorie de l’interpellation non pas pour chercher à tout prix des « mauvais
sujets » qui y échapperaient – mais y échappent-ils vraiment ? –, mais, comme le suggère Frieder Otto Wolf,
« pour chercher des moments de résistance au sein de subjectivations accomplies, moments qui rendent
possibles une action oppositionnelle et révolutionnaire » (F. O. Wolf, « The Problem of Reproduction :

558
*

Dans la partie consacrée à Machiavel, nous avons vu qu’Althusser formule une


conception du Prince comme « procès sans sujet », car la virtù du Prince réside dans sa
capacité de désubjectivation lui permettant d’adhérer à la conjoncture pour favoriser la
réalisation de sa tâche historique. Cette caractéristique lui permet de « savoir paraître être », ce
qui conduit Althusser à le définir comme un appareil idéologique, comme un « appareil du
paraître » (ADL, 501). Ce qui nous intéresse maintenant est que dans ces pages cette
« capacité » est comprise comme un « contre-transfert parfaitement maîtrisé », c’est-à-dire
comme « l’absence dans le vide du sujet au pouvoir de tout transfert non contrôlé » (ADL,
504). C’est en cela que réside la virtù, laquelle rend possible une forme d’organisation qui –
Althusser s’appuie ici sur Spinoza – favorise « “le développement des mouvements du corps” –
sa libre agilité et disposition de soi dans le conatus, ses réflexions et inventions » (ADL, 502).
Il faut donc que le Prince entretienne avec ses « passions » « un rapport de distance critique et
révolutionnaire tel qu’il puisse transformer-déplacer ses passions de passions tristes (subies et
passives) en passions joyeuses (libres et actives), sans quoi aucune action politique réfléchie ne
peut connaître un succès durable » (ADL, 504). C’est cette transformation que rend possible le
« développement des mouvements du corps » et la « disposition de soi » qui correspond à son
« devenir actif »79.

Il est tentant de construire à partir de ces idées un parallèle avec le parti. C’est
Althusser lui-même qui le propose à la même page, en reprenant une boutade de son ami
Jacques Martin : « Le communisme c’est les soviets plus l’électrification plus la
psychanalyse », à la suite de laquelle il précise qu’« il ne s’agit pas ici de la cure analytique,
mais (…) des effets psychanalytiques libérateurs produits, en dehors de la cure, par les
transferts opérés par les gens, voire les masses, sur des dirigeants contrôlant parfaitement leur
contre-transfert et vice versa » (ADL, 504). On pourrait certes comprendre l’idée de contre-
transfert maitrisé comme une nouvelle version du principe selon lequel le parti – notamment
ses dirigeants – doit, s’extrayant de l’idéologie, utiliser savamment l’idéologie des masses pour
entretenir sa propre durée. En même temps, ce principe contredirait l’idée selon laquelle les
« effets psychanalytiques libérateurs » visent le développement des mouvements du corps dans
sa disposition de soi, c’est-à-dire l’activité et non pas la passivité des masses. Il faut alors

Probing the Lacunae of Althusser’s Theoretical Investigations of Ideology and Ideological State
Apparatuses », in K. Diefenbach et alii, Encountering Althusser, op. cit., p. 255, nous traduisons).
79
Notons qu’Althusser confond ici l’idée de devenir actif avec la transformation des passions tristes en
passions joyeuses, alors que, chez Spinoza, les passions joyeuses sont par elles-mêmes toujours « passives »
et que le devenir actif comporte le passage par les notions communes (la théorie) nous permettant de
comprendre ce qui, dans nos passions, c’est-à-dire dans les rencontres qui nous composent, augmente notre
puissance d’agir, et d’y adhérer (cf. « Althusser : une nouvelle pratique de la philosophie entre politique et
idéologie. Conversation avec Étienne Balibar et Yves Duroux (Partie II) », op. cit., §157). Sur ces questions,
cf. aussi ADL, 276. Althusser emploie ailleurs la formule « disposition de soi » pour caractériser l’amour
(ADL, 160).

559
plutôt comprendre le transfert opéré par les masses à l’égard du parti comme la déviation
nécessaire de leurs libres initiatives vers l’instance (le parti) leur permettant de durer au sein de
la structure sociale dominante. Il s’ensuit que la maitrise du contre-transfert est plutôt l’effet de
la théorie marxiste en tant qu’elle empêche au parti de se servir de cette déviation parce qu’elle
la reconduit à ses conditions, en permettant aux masses de les transformer à l’aide des militants
du parti pour que leur libre mouvement puisse continuer à se déployer à partir de soi-même80.

C’est ainsi, nous semble-t-il, qu’on peut finalement comprendre le devenir actif des
idées dans des formes idéologiques de masse. Les idées dont il est question sont celles des
masses elles-mêmes, qui sont seules porteuses de stratégie, mais le passage par la théorie leur
permet justement de devenir actives, ou plutôt d’affirmer leur activité, par l’appropriation
cognitive du réel, c’est-à-dire des conditions, contingentes et transformables, qui entravent
cette activité. Ainsi, si Machiavel s’adresse aux masses absentes pour destiner son message au
prince – seule force politique –, et si au contraire la théorie marxiste s’adresse aux masses
comme à son destinataire pour en faire une force politique, cela ne signifie pas qu’elle
s’adresse aux masses comme si elles étaient un toujours-déjà sujet à interpeller, comme si elle
savait ce qu’elles sont et ce qu’elles doivent être81. Elle est plutôt interpellée par les initiatives
des masses et leurs déviations, et travaille à ce que les masses ne fassent pas l’objet d’une
contre-interpellation qui confirme et entretient ces déviations, c’est-à-dire à qu’elles puissent
relancer leurs propres initiatives à partir de conditions transformées, en se soumettant elles-
mêmes et en soumettant leurs organisations à une transformation. En sorte que si l’on peut dire
que le « sujet » du Manifeste n’existe que par sa rencontre avec le Manifeste, il nous faut
spécifier que le ressort de cette rencontre devrait être précisément que le « sujet » continue à ne
pas exister comme sujet, mais comme une force subjective inassignable, c’est-à-dire ouverte à
la contingence82.

80
De ce point de vue, il est possible d’aborder la thèse du contre-transfert maitrisé non pas comme
l’affirmation de la nécessité pour le Prince de s’adapter à l’imaginaire des masses de manière à s’en servir,
mais comme visant, du moins tendanciellement, « une action des masses (…) sur leur propre imaginaire qui
utiliserait les artifices de la visualisation et de la représentation afin de l’orienter vers des actions qui sont
dans leur propre intérêt, suivant des idéaux dans lesquels elles croient – sans croire “aveuglement”, ou dans
lesquels elles croient avec une distance » (É. Balibar, « Althusser’s Dramaturgy », differences, vol. 26, n° 5,
2015, p. 19).
81
Contrairement à ce qu’affirme le jeune Marx : « Il ne s’agit pas de savoir quel but tel ou tel prolétaire, ou
même le prolétariat tout entier, se représente momentanément. Il s’agit de savoir ce que le prolétariat est et ce
qu’il sera obligé historiquement de faire, conformément à cet être. Son but et son action historique lui sont
tracés, de manière tangible et irrévocable, dans sa propre situation, comme dans toute l’organisation de la
société bourgeoise actuelle » (K. Marx, F. Engels, La Sainte Famille ou Critique de la Critique critique
contre Bruno Bauer et consorts (1e éd. 1845), tr. E. Cogniot, Paris, Éditions sociales, 1972, p. 48).
82
Notons que dans une lettre de 1965, Althusser écrit déjà que la spécificité de l’intervention de Marx (et de
Spinoza) est d’inclure la destination de leur œuvre dans la structure même de l’œuvre et que cette inclusion
comporte « qu’en soit absente la singularité concrète-pratique des hommes réels à qui elle s’adresse. Rares
sont les auteurs qui se proposent cet objectif, tellement ils sont pris en général dans leur narcissisme et le
commentaire de leur propre subjectivité productrice (son revers en miroir la subjectivité consommatrice des
spectateurs (…)) » (L. Althusser, « Lettre du 9 février 1965 », Lettres à Franca, op. cit., p. 601). L’ensemble
de la position d’Althusser que nous avons essayé de développer est peut-être mieux synthétisé dans une page

560
Il s’agit donc de produire une connaissance des conditions de la déviation pour
favoriser une transformation de ces conditions. Nous avons souligné que cela requiert avant
tout une transformation de soi de la part des masses, notamment à travers une transformation
de soi de la part de leurs organisations, en tant qu’elles constituent le lieu de la durée et de
l’enlisement de leurs initiatives83. C’est dans l’un des rares passages où Althusser traite de
manière approfondie de la cure analytique que l’idée de la pratique politique comme
transformation de soi, au sens aristotélicien du terme, que nous avons déjà rencontrée84, refait
surface, mais cette fois en lien direct avec la question du savoir. Althusser montre d’abord en
quoi la pratique analytique comporte un type de rapport au « savoir » tout à fait particulier :
L’analyste n’y est en rien un médecin, c’est-à-dire une autorité investie par la société d’un savoir
scientifique lui donnant droit de soigner, c’est-à-dire de répondre à la demande de guérison d’un
malade. La pratique analytique est la mise en cause et en question la plus grave qui ait jamais existé
de la pratique médicale, ou de toute pratique qui implique « un sujet supposé savoir » (Lacan) (…).
[L’analyste] est simplement l’agent silencieux d’un procès sans sujet, où des fantasmes (les siens) se
confrontent, silencieusement mais réellement, aux fantasmes d’un autre individu (l’analysant), pour
parvenir à les ré-équilibrer dans un état qui mette fin aux troubles du psychisme (IP, 300).

très simple de l’autobiographie où il est question de communisme et de mouvement des masses. « Je crois en
effet – et pense sur ce point être dans la ligne de la pensée de Marx – que la seule définition possible du
communisme – s’il doit un jour exister dans le monde –, c’est l’absence de rapports marchands, donc de
rapports d’exploitation de classe et de domination d’État. Je crois qu’il existe bel et bien dans notre monde
présent de très nombreux cercles de rapports humains dont tout rapport marchand est absent. Par quelle voie
ces interstices de communisme peuvent-ils gagner le monde entier ? Nul ne peut le prévoir – en tout cas ce ne
peut être par l’exemple de la voie soviétique. Sera-ce par la prise de pouvoir de l’État ? Sans doute, mais cet
acte engage dans le socialisme (d’État – nécessairement d’État) qui est “de la merde”. Sera-ce par le
dépérissement de l’État ? Certes, mais dans un monde capitaliste-impérialiste de plus en plus assuré sur ses
bases, et qui rend la prise du pouvoir d’État précaire sinon illusoire, comment envisager le dépérissement de
l’État. Ce ne sont assurément pas la décentralisation de Gaston Defferre ni les mots d’ordre stupides de nos
nouveaux libéraux à la Reagan ou à la Chirac qui nous débarrasseront d’un État indispensable à la
domination de l’hégémonie capitaliste internationaliste bourgeoise. S’il y a un espoir, c’est dans les
mouvements des masses, dont (…) j’ai toujours pensé qu’ils détenaient le primat sur les organisations
politiques. (…) Non, je ne me rallie pas au mot de Sorel repris par Gramsci : le scepticisme de l’intelligence
plus l’optimisme de la volonté. Je ne crois pas au volontarisme dans l’histoire. En revanche, je crois à la
lucidité de l’intelligence et au primat des mouvements populaires sur l’intelligence. À ce prix, parce qu’elle
n’est pas l’instance suprême, l’intelligence peut suivre les mouvements populaires, y compris et avant tout
pour leur éviter de retomber dans les aberrations passées et les aider à trouver des formes d’organisation
réellement démocratiques et efficaces » (ADL, 258-259, nous soulignons).
83
Badiou et Balmès nous semblent à nouveau côtoyer ces aspects de la pensée d’Althusser lorsqu’ils
soutiennent que « [l]e front de la lutte idéologique, dans son déplacement reflète une double division : celle
du dominant et du dominé, et, à l’intérieur du dominé, la scission entre la part de lui-même effectivement
pénétrée par la domination, et la part qui concentre la résistance » (A. Badiou, Fr. Balmès, De l’idéologie, op.
cit., p. 56). Cela signifie que le prolétariat doit « s’édifier autour d’une pratique organisée de l’hétérogène »
(ibid., p. 120), toujours en décalage par rapport à son inscription structurelle dans le capitalisme, et que « [c]e
qui doit être pensé comme fusion du marxisme-léninisme et du mouvement ouvrier réel, c’est la division
ininterrompue de l’organisation de classe en voie bourgeoise et voie prolétarienne » (ibid., p. 127). En même
temps, ils considèrent que, dans la mesure où le prolétariat est la seule classe exploitée de l’histoire capable
de s’ériger directement en classe dirigeante, le lien entre théorie marxiste et mouvement ouvrier organisé
garantit « la maîtrise symbolique, dans la formulation de son idéologie, de la dialectique classe/masse »
(ibid., p. 98), c’est-à-dire le fait que « la résistance idéologique de masse s’ordonne en dictature idéologique
de classe, sans qu’il s’agisse d’une usurpation et d’un antagonisme réédifié, mais d’une voie possible pour
que les masses, par étapes, dissolvent et les classes et l’État » (ibid., p. 75). Il nous semble que c’est ainsi la
question de la nécessité de la déviation qui est esquivée par un retour à une conception téléologique de
l’histoire de la lutte des classes.
84
Cf. Chapitre IV.3.1.

561
Un tel procès ne se dénoue qu’au moment de la « liquidation du contre-transfert » (IP, 299), ce
qui signifie que ce n’est pas par l’analyste qui désire soigner avec son « savoir » (désir qui
donne au contre-transfert son contenu), mais par l’analysant lui-même et son auto-
transformation qu’advient la « guérison » : l’analysant « est finalement le moteur de sa propre
transformation, en quelque sorte le “médecin se soignant lui-même” dont parlait déjà Aristote,
l’analyste n’étant là que pour “ponctuer” (Lacan) et infléchir le discours de l’analysant »
(IP, 297). Le savoir mobilisé par l’analyse n’est donc pas le savoir d’un sujet investi de
l’autorité de soigner ; l’analyste est simplement le déclencheur du savoir de l’analysant portant
sur les conditions de son transfert, savoir dont le déploiement s’accompagne d’une auto-
transformation. Dans un texte de 1973 « Sur le transfert et le contre-transfert », Althusser tire
deux conclusions de ces réflexions. D’abord « que toute analyse est autoanalyse, que l’analyste
A n’est pas le seul à “travailler” sur et dans le transfert de l’analysant, mais que c’est avant tout
l’analysant qui “travaille” dans l’analyse ; et que tout analyste poursuit son analyse
(interminable) à travers le “travail” de ses patients » (EP, 182). Ensuite, que le contre-transfert
pourrait constituer une défense de la part de l’analyste : « un analyste (…) peut éprouver une
pulsion de défense ou de répugnance à l’idée que son malade, “guéri”, va lui échapper (…) le
frustrer des bénéfices narcissiques secondaires de l’allaitement maternel de la cure où il ferait
si bon donner et recevoir le sein, sans que le receveur et même le donneur aient envie de mettre
fin à leurs séances alimentaires privées » (EP, 184). Par la liquidation du contre-transfert,
l’analyse devient donc une véritable pratique de transformation de soi, qui la rapproche de la
pratique politique révolutionnaire : « La pratique analytique enrichit encore la vieille intuition
d’Aristote de la praxis, où c’est le sujet lui-même qui produit lui-même, par l’intermédiaire de
l’analyste, sa propre transformation. En cela aussi, la pratique analytique se rapproche de la
pratique révolutionnaire, à ceci près que leur objet n’est évidemment pas le même, puisque la
pratique analytique transforme seulement le dispositif de l’inconscient d’un individu, alors que
la pratique révolutionnaire transforme la structure de classe d’une société » (IP, 302)85.

Avant de conclure, il nous semble pertinent de revenir en arrière pour nous demander à
partir de quel moment Althusser commence à soutenir que le mode de production socialiste

85
Dans une lettre de 1969, Althusser parle de la cure comme de ce qui permet de « faire le plein » de ses
possibilités en en découvrant d’insoupçonnées : « c’est pas l’analyse qui te fera courir au-dessus de tes
possibilités, mais au moins tu feras le plein de tes possibilités au lieu de rester loin en arrière. Et aussi, tu
t’apercevras que tu as aussi des possibilités que tu soupçonnais pas, vu qu’elles étaient masquées, étouffées
par ton putain de torsion d’inconscient. La cure, ça rectifie le dispositif existant, pour lui donner la
disposition de ses capacités que l’ancienne disposition du dispositif avait séquestrée » (L. Althusser, « Lettre
du 12 septembre 1969, Lettres à Hélène, op. cit., p. 557). Pour une étude, proche de notre perspective, de
l’usage par Althusser du paradigme de l’analyse pour penser l’intervention théorique, cf. J. Matthys,
« Critique et clinique. La pratique analytique comme modèle opératoire pour l’intervention philosophique
chez Althusser », in F. Bruschi, O. Bernaz, D. Popa, G. Tverdota, « Processus de subjectivation et
intervention intellectuelle. Psychanalyse et critique sociale », op. cit.

562
n’existe pas. On sait en effet que c’est à partir de ce moment que la théorie de la transition
prend définitivement forme en fonction d’une théorie de la coexistence d’une pluralité de
modes de production incompatibles – le socialisme étant le nom du conflit entre les modes de
production capitaliste et communiste. Certes, la thèse selon laquelle toute formation sociale est
composée de plusieurs modes de production était déjà posée dans les écrits de 1965-66 ; par
ailleurs, l’essai « Sur la révolution culturelle » affirmait déjà qu’il n’y a que deux voies pour la
pratique politique prolétarienne : aller de l’avant vers le communisme ou régresser vers le
capitalisme. En même temps, cette idée continuait à être pensée dans les termes d’une
périodisation, et l’on sait que, dans Sur la reproduction, il est encore explicitement question du
mode de production socialiste comme mode de production intermédiaire entre capitalisme et
communisme, ce qui entrainait une série d’impasses pour la pensée de la transformation
structurelle. La première mention de la thèse : « le mode de production socialiste n’existe pas »
se trouve à notre connaissance dans l’une des notes inédites qui, écrites en 1973, devaient
constituer la base d’un « Livre sur l’impérialisme »86. Ce n’est à notre avis pas par hasard que
cela coïncide avec le moment où l’idée que la théorie marxiste est interne au mouvement
ouvrier et qu’elle se développe à partir et en fonction des initiatives des masses commence à
être proposée systématiquement (la Réponse à John Lewis parait en 1973 ; le programme
commun – c’est aussi très important – est signé en 1972). Ces idées se lient alors aux
changements concernant le statut de la théorie marxiste elle-même et son rapport à la
philosophie réfléchis à partir de 1967. On pourrait donc penser que tant que la tâche de la
fixation d’une stratégie était assignée à la théorie, il était difficile de rendre compte de
l’insistance du mode de production communiste dans l’actualité – insistance qui ne se réalise
justement que dans les rencontres contingentes, s’exceptant de la forme dominante de la lutte
des classes, produites par l’initiative des masses. Althusser avait donc tendance à « déplier »
par la théorie la transition sur une ligne chronologique (bien que cette ligne ne fût ni continue
ni téléologiquement orientée), et le socialisme devait dès lors être interposé comme moment
médiateur (où le parti jouerait un rôle crucial) vers un communisme qui n’était pas encore là.
Quand Althusser commence à attribuer à l’initiative des masses la constitution même de la
stratégie du communisme – la théorie devant la soutenir contre la réduction à une tactique
nécessairement pliée aux conditions données –, il procède alors à affirmer que le communisme
est déjà actuel sous forme de tendance et il n’a plus besoin d’interposer le socialisme comme
mode de production stable à sa réalisation. Il peut alors penser jusqu’au bout la transition
comme clivage de l’actualité.

Nous espérons que le lecteur nous permettra un dernier détour, d’autant plus qu’il aura
peut-être remarqué que ces thèses, ainsi que l’ensemble de la pensée que nous avons

86
L. Althusser, « Projet de livre sur l’impérialisme », A21-02.04, p. 1.

563
développée tout au long des deux derniers chapitres, résonne du moins partiellement avec la
perspective théorico-politique qui s’est développée en Italie dans les années 60 et 70 sous le
nom d’opéraïsme. Ce n’est peut-être pas un hasard : les avant-propos d’Althusser aux ouvrages
de Lecourt et de Duménil, dont nous avons fait les pivots de nos réflexions, sont publiés
respectivement en 1976 et en 1978 ; en 1977-1978, sur l’invitation d’Althusser, Negri donne à
l’École Normale Supérieure la série de séminaires dont sera tiré Marx au-delà de Marx (il y
avait d’ailleurs déjà donné une première série de séminaires, sur l’invitation des étudiants
d’Althusser, en 1972-1973)87 ; l’année précédente est publiée la traduction française par Yann
Moulier-Boutang d’Ouvriers et Capital de Mario Tronti, l’ouvrage fondateur de l’opéraïsme,
paru en Italie en 1966.

Sans prétendre à l’exhaustivité, nous nous limiterons à mentionner, parmi les points où
la perspective de Negri recoupe celle d’Althusser, l’affirmation du (non) rapport entre valeur
d’échange et valeur d’usage comme lieu où l’irréductibilité du prolétariat s’affronte aux
tentatives du capital de l’intégrer à son mouvement :
[l]e travail ne peut (…) se transformer en capital que s’il est revêt la forme de l’échange, la forme de
l’argent. Mais cela signifie que le rapport est un rapport antagonique, que travail et capital se
présentent dans l’échange qui constitue leur synthèse productive, comme entités autonomes,
indépendantes. (…) [L]e capital doit réduire à de la valeur d’échange ce qui est pour l’ouvrier de la
valeur d’usage. (…) La séparation du travail comme capacité, comme valeur d’usage immédiate est
totale : son rapport avec la valeur d’échange, c’est-à-dire avec le commandement, la propriété, le
capital, est immédiatement forcé88.

Dans ce « rapport de scission » « deux tendances se libèrent de l’unité à laquelle elles étaient
contraintes : d’un côté la valeur d’échange qui s’autonomise dans l’argent et dans le capital,
de l’autre la valeur d’usage qui s’autonomise comme classe ouvrière »89. On pourrait
également mentionner l’insistance sur la transformation des conditions de travail, suivant
laquelle « [l]a planification est une expression (et une condition) du caractère associé du
travail qui doit supprimer l’extranéité du commandement et sa réification »90 ; ou encore l’idée
que c’est au niveau de la reproduction de la force de travail, c’est-à-dire du travail nécessaire,
que l’ouvrier contre la fixation capitaliste de ses besoins dans le salaire, « quand il élargit
ontologiquement sa valeur d’usage, quand il accélère la hausse de la valeur du travail
nécessaire »91, qui fait du salaire une « variable indépendante »92. Enfin, il faudrait rappeler
l’idée selon laquelle il est nécessaire d’abandonner la conception du socialisme comme mode
de production stable entre capitalisme et communisme : « Le socialisme n’est pas, il ne peut en
aucun cas être, un stade ou un passage vers le communisme. Le socialisme est la forme la plus

87
Il parait qu’Althusser n’a pas assisté à ces séminaires, mais il a sans doute eu des retours de la part de ceux
de ses proches qui les ont suivis.
88
A. Negri, Marx au-delà de Marx, tr. R. Silberman, Paris, Christian Bourgeois, 1979, pp. 127-129.
89
Ibid., p. 135.
90
Ibid., p. 288.
91
Ibid., p. 134.
92
Ibid., p. 177.

564
haute, la forme supérieure de la rationalité économique du capital, de la rationalité du profit. Il
vit encore dans la loi de la valeur, mais portée à un degré de centralisation et de synthèse
générale, qui apparentent les formes de la gestion économique planifiée du socialisme au
fonctionnement de la machine juridique et politique de l’État »93. Ainsi, « [l]a transition
apparaît comme la forme exclusive de la formation du communisme. (…) Il n’y a pas d’autre
exposition possible du communisme que sous la forme de la transition »94. Ces thèses – tout
particulièrement l’idée fondamentale du rapport de scission entre classe ouvrière et capital –
trouvent leur source dans Ouvriers et Capital, par exemple lorsque Tronti affirme que
le capital pose le travail – il est obligé de le faire – comme créateur de valeur, mais il voit ensuite la
valeur – il est contraint à la voir – comme valorisation de lui-même. Le capital ne voit le procès de
travail que comme procès de valorisation, et il ne voit la force de travail que comme du capital : il
bouleverse le rapport qui existe entre travail vivant et travail mort, entre force créatrice de valeur et
valeur : et il y parvient d’autant mieux qu’il réussit à récupérer le procès de travail social dans sa
totalité et à l’insérer à l’intérieur du procès de valorisation du capital, bref qu’il réussit à intégrer la
force de travail dans le capital. Selon la mystification bourgeoise des rapports capitalistes, ces deux
derniers processus marchent ensemble et parallèlement, ils apparaissent tous deux comme
objectivement nécessaires. En réalité il faut les considérer comme distincts dans leur unité, voire les
opposer l’un à l’autre comme deux procès contradictoires qui s’excluent mutuellement : là réside un
levier qui, placé au point d’appui décisif du système, peut faire basculer le capital95.

Toutefois, ce qui distingue nettement la perspective de Negri et Tronti de celle


d’Althusser est la remise en question de leur part de toute forme d’autonomie de la théorie.
C’est la raison pour laquelle Negri privilégie fortement les Grundrisse (à l’égard desquels
Althusser a toujours été méfiant) par rapport au Capital : « Dans les Grundrisse l’analyse
théorique devient constitutive de la praxis révolutionnaire »96, alors que Le Capital a servi « à
annuler la subjectivité dans l’objectivité, à laisser asservir la capacité de subversion du
prolétaire par l’intelligence réorganisatrice et répressive du pouvoir »97 ; les Grundrisse
constituent donc une « sténographie théorique collective »98, qui contient « le plus haut
potentiel de destruction de toute espèce d’autonomie théorique, politique, détachée du
mouvement réel »99 ; « l’acte d’une pensée qui n’a aucune autonomie par rapport à la force
collective, par rapport à la praxis collective qui constitue le sujet en tant que dynamisme tendu

93
Ibid., p. 289.
94
Ibid., p. 280.
95
M. Tronti, Ouvriers et Capital (1e éd. 1966), tr. Y. Moulier-Boutang, Paris, Entremonde, 2016, pp. 53-54.
Balibar a souligné que les lectures du Capital d’Althusser et Tronti reposent sur un meme choix stratégique
consistant à découvrir le point d’application de la critique de l’économie politique dans la section sur la
forme-salaire du Livre I. Bien qu’il insiste moins sur le « double caractère du travail », chez Althusser aussi
« c’est la survaleur qui commande l’intelligibilité de la valeur, et non l’inverse » (É. Balibar, « Un point
d’hérésie du marxisme occidental : Althusser et Tronti lecteurs du Capital », Période, 4 juillet 2016, s.p.). Il
faut par ailleurs reconnaitre que ces thèses constituent au fond le principe même de tout marxisme
conséquent. Il revient à Lukács de les avoir cernés philosophiquement de manière définitive (cf. A.
Cavazzini, Enquête ouvrière et théorie critique. Enjeux et figures de la centralité ouvrière dans l’Italie des
années 60, Liège, Presses Universitaires de Liège, 2013, Ch. II).
96
A. Negri, Marx au-delà de Marx, op. cit., p. 45, tr. modifiée.
97
Ibid., p. 46.
98
Ibid., p. 45.
99
Ibid., p. 46.

565
vers le communisme »100. Tronti est encore plus explicite, lorsqu’il prône, dans des mots
(probablement à son insu) profondément anti-althussériens, qu’il faut parvenir « à lire
directement dans les choses sans la fichue médiation des livres »101.

On pourrait identifier la différence principale entre Tronti et Negri dans le fait que ce
dernier développe explicitement une perspective constitutive, selon laquelle par la
« démystification » du développement capitaliste la classe ouvrière le renverse et se développe
comme sujet en constituant un nouveau mode de production : « Le communisme n’est ni la
téléologie du système capitaliste ni sa catastrophe : c’est un nouveau sujet qui prend
forme »102. Ceci introduit une stratégie du communisme comme transition vers un nouveau
mode de production entièrement basée sur une tactique de la séparation d’avec le capital par le
« refus du travail » (idée déjà mise en avant par Tronti) : « Réintroduire l’idée de totalité ne
veut pas dire qu’on place tout discours sur le communisme au niveau de la totalité, ne veut pas
dire qu’on réduit l’ensemble du développement au déroulement de la stratégie. Et même, cela
veut dire le contraire. Le refus du travail fait preuve, avec la totalité du projet qui le caractérise,
et d’une façon heureusement contradictoire avec ce projet, d’une grande multiplicité d’aspects,
d’une richesse et liberté de mouvements d’une autonomie complexe »103. En ce sens, la
stratégie du communisme semble se concentrer et se réaliser entièrement dans la tactique (le
refus du travail). D’où le refus de penser le socialisme comme contradiction entre modes de
production (c’est-à-dire aussi la possibilité de déviation de la stratégie du communisme dans
une tactique en prise avec les conditions surdéterminées), pour en faire la forme la plus haute
de la rationalité du capital et le détacher entièrement de la rationalité communiste104. Chez
Tronti la perspective n’est au contraire pas constitutive : pour lui, la lutte des classes doit avant
tout interrompre le développement du capital : « Parfois le sens de la lutte et de l’organisation
consiste (…) à suivre le chemin objectif du capital, et les nécessités qui lui dictent ce parcours,
à lui en refuser la réalisation, ce qui bloque son développement, et le met donc en crise avant,
souvent bien avant qu’il n’ait atteint les conditions que, nous, nous avions jugées idéales ».105

100
Ibid., p. 327, tr. modifiée.
101
M. Tronti, Ouvriers et Capital, op. cit., p. 32.
102
A. Negri, Marx au-delà de Marx, op. cit., p. 287.
103
Ibid., p. 291.
104
En fait, l’idée de Negri est que le socialisme a déjà été en quelque sorte « réalisé » par le réformisme du
capital, aboutissant à la chute de la loi de la valeur : « On se trouve donc dans une situation dans laquelle la
mystification (et/ou le passage) du socialisme a été entièrement vécue par le capital lui-même, et dans
laquelle le fonctionnement de la loi de la valeur a été transfiguré par le capital : par conséquent, l’ainsi-dite
“première phase de la société communiste”, à savoir (…) la phase socialiste (dans laquelle la loi de la valeur
doit fonctionner), n’est pas tant aujourd’hui marquée par la perpétuation de l’inégalité ; elle est plutôt
marquée par l’impossibilité. C’est-à-dire que – dans la mesure où la loi de la valeur chute – le socialisme est
impossible » (A. Negri, Trentatré lezioni su Lenin, op. cit., p. 252, nous traduisons). Il s’ensuit que « dans la
mesure où le socialisme est impossible, la planification est la première chose à abattre, le communisme est le
programme minimal » (ibid., p. 261).
105
M. Tronti, Ouvriers et Capital, op. cit., p. 25. « On ne répétera jamais assez que prévoir le développement
du capital ne signifie pas se soumettre à ses lois d’acier (…). Mais la connaissance de ce qui va se produire

566
C’est pourquoi toute perspective stratégique vers le communisme semble supprimée,
parallèlement à l’autonomie de la théorie : la stratégie se réduit en effet à l’anticipation
théorique du développement du capital que la pratique (tactique) doit interrompre. « Découvrir
quelles sont les nécessités du développement du capital et les renverser en possibilités
subversives de la classe ouvrière : voilà quelles sont les deux tâches élémentaires de la théorie
et de la pratique, de la science et de la politique, de la stratégie et de la tactique »106. Ce qui
signifie que « la tactique n’est pas écrite une fois pour toutes sur les tables de la loi ; c’est une
invention quotidienne qui colle à la réalité et qui s’affranchit en même temps de toute idée
préconçue, bref une sorte d’imagination productive seule capable de rendre opératoire la
pensée et de passer réellement à l’action »107.

Ainsi, une idée du primat de la tactique est commune à Tronti et Negri108. C’est en
comprenant comment ce primat est fondé qu’il est possible d’identifier ce qui les distingue
d’Althusser : pour tous ces auteurs, la lutte des classes est première, mais la classe ouvrière
possède, pour Tronti et Negri, une autonomie de principe en tant que classe par rapport au
capital, en raison même de la forme que cette lutte prend dans la société capitaliste (« D’un
côté, la classe ouvrière, de l’autre la société capitaliste : tel est le schéma moderne de la lutte
de classe »109), alors que chez Althusser le fait que la lutte des classes bourgeoise prime
signifie que la classe ouvrière n’est pas autonome en raison même du développement de cette
lutte, qu’elle doit s’efforcer de s’en extraire, de construire son autonomie, par le
développement d’une autre forme de la lutte des classes. Cette autonomie ne peut se construire
qu’au niveau d’une stratégie du communisme destinée à dévier dans la tactique, alors que pour
les opéraïstes l’autonomie est donnée par le mouvement même de la lutte des classes, de telle
manière que la stratégie s’exprime dans la tactique. En forçant sans doute un peu le trait, on
pourrait dire que, chez les opéraïstes, toute lutte des classes est lutte de la classe ouvrière, bien
que la classe bourgeoise puisse en assumer l’initiative, par exemple à travers le réformisme,
alors qu’Althusser pense le différentiel entre luttes des classes et la primauté structurelle de la

ne sert-elle pas précisément à découvrir les moyens, les formes et les forces susceptibles d’en empêcher la
venue ? » (Ibid., p. 30).
106
Ibid., p. 36.
107
Ibid., p. 32. Se concentrant sur la pensée althussérienne des années 60, Balibar à de ce point de vue
souligné qu’« à l’époque de Lire le Capital, Althusser voit l’idéologie essentiellement comme l’autre de
l’analyse scientifique de l’exploitation, et par conséquent il attribue à la science marxiste convenablement
restaurée ou même refondée la fonction démystificatrice qui met à jour les racines de l’idéologie (verum
index sui et falsi), alors que pour Tronti l’idéologie est essentiellement l’autre du réalisme politique, capable
d’identifier en toute circonstance le noyau d’antagonisme irréductible inhérent aux rapports de production,
quelle que soit la complexité des médiations engendrées par le compromis de classe » (É. Balibar, « Un point
d’hérésie du marxisme occidental », op. cit.).
108
C’est pourquoi, comme l’indique Negri, les opéraïstes ne donnaient pas autant d’importance qu’Althusser
à la question du rapport à l’État, qui était immédiatement soumise au mouvement des luttes réelles (cf. « Une
ouverture vers le deleuzisme. Conversation avec Antonio Negri », in A. W. Lasowski, Althusser et nous, op.
cit., pp. 230-231).
109
M. Tronti, Ouvriers et Capital, op. cit., p. 28.

567
forme bourgeoise de lutte des classes110. Il est de ce point de vue intéressant de lire les pages
des Trentatré lezioni su Lenin consacrées au « sovietisme des masses ». D’un côté, Negri
semble refuser l’assimilation de la stratégie à la tactique que nous venons de lui attribuer, en
assignant à la lutte contre le travail un rôle stratégique et en affirmant, dans un sens proche de
ce que nous avons développé avec Althusser, que si « dans le chemin léniniste l’élément de la
généralité de l’antagonisme est porté par le parti, alors que la singularité du processus
insurrectionnel, de l’attaque, est portée par les masses organisées dans les Soviet
(…) aujourd’hui la situation est renversée : la stratégie aux masses, celui-ci est sans doute
l’élément déterminant »111. D’un autre côté toutefois, la configuration du pouvoir d’État dans
les années 70 (que Negri comprend comme étant en large partie elle-même imposée par la lutte
des classes ouvrière), fait en sorte que les conditions de la réalisation de cette stratégie soient
déjà données : « Aujourd’hui, à partir de l’État planifié, le pouvoir, plutôt qu’un sommet, est
un plein, un commandement égal et massif qui s’étend non pas au-dessus, mais à travers la
société civile. (…) [C]e plein de pouvoir est en même temps un plein de pouvoir capitaliste et
un plein de pouvoir ouvrier potentiel : parce que l’unification capitaliste de la société et son
organisation totalisante reproduisent sur le tissu social complexif la puissance tout entière de
l’antagonisme de classe, essentielle à la définition du capital »112. Il s’ensuit que, d’un côté,
« le perfectionnement du développement capitaliste devient toujours plus la règle de sa
précarieté : autant le capital se perfectionne, autant s’approche le moment révolutionnaire »113.
Et, de l’autre côté, ce processus correspond à la constitution de la classe ouvrière comme seul
lieu de l’autonomie, ce qui semble remettre en question l’idée d’une stratégie des masses :
« Les intérêts des autres couches prolétariennes, ceux des grandes masses de tous les
travailleurs (…) ne forment pas le sujet révolutionnaire. Le concept marxien (et léniniste) de
classe ouvrière est sans appendice. Les autres intérêts particuliers peuvent seulement être
assujettis, dominés par l’intérêt particulier de la classe ouvrière, et seulement en ce moment le
concept d’alliance peut avoir un sens, à savoir dans la mesure où ces intérêts sont dominés et

110
Balibar peut alors affirmer que si Althusser se concentre sur la structure, Tronti se penche davantage sur
l’antagonisme, tout en soulignant que pour le premier il s’agit de penser la « structure d’un antagonisme » et
pour le deuxième un « antagonisme structural » (É. Balibar, « Un point d’hérésie du marxisme occidental »,
op. cit.). Or, il nous semble, le fait d’insister sur la structure, c’est-à-dire sur le différentiel entre modes de
production, permet à Althusser de mieux saisir la forme des luttes des classes, sans réduire cette dernière à un
principe quasi-métaphysique. Balibar a donc raison de considérer que si la surdétermination d’Althusser
« repose (…) sur une extériorité de facteurs ou d’instances, et donc d’“histoires” singulières entremêlées dans
l’histoire des luttes de classes (y compris, pour lui, les histoires hétérogènes de la bourgeoisie et du
prolétariat) », chez Tronti elle repose « sur la dissymétrie ou dissimilation des adversaires qui émerge à partir
d’un seul rapport de production, ou de l’aliénation du travail » (idem). Nous pensons toutefois que la
perspective structurale – notamment l’idée d’une pluralité de structures coexistantes – permet précisément à
Althusser de saisir que les luttes des classes ouvrière et bourgeoise ne sont pas la même lutte des classes,
qu’elles sont donc dissymétriques.
111
A. Negri, Trentatré lezioni su Lenin, op. cit., p. 150.
112
Ibid., pp. 145-146.
113
Ibid., p. 282.

568
utilisés non pas à l’intérieur de l’intérêt ouvrier qui est isolé, autonome, particulier, sectaire,
mais politiquement, de l’extérieur, en dehors de toute confusion stratégique »114.

Il ne sera alors pas étonnant de remarquer finalement que la différence ultime entre ces
penseurs se situe au niveau du statut de la philosophie, et du retour dans l’opéraïsme d’une
forme de métaphysique : « L’affirmation anti-économiste du primat de la lutte peut se
transformer en affirmation métaphysique d’un antagonisme originaire en tant que principe
interne de la totalité historico-sociale. La divergence décisive entre Althusser et Tronti se
situerait dans le statut assigné à l’antagonisme : loin d’être une catégorie philosophique, chez
Althusser, la lutte des classes relèverait plutôt du domaine de la science, pour laquelle il n’y a
pas de principe essentiel du “Tout structuré à dominante” qu’est la formation sociale. Tandis
que, chez Tronti, l’antagonisme semble être élevé au rang d’axiome fondamental, tout en
fonctionnant comme essence ou principe de l’histoire »115. C’est pourquoi chez Althusser on
trouve une stratégie du communisme couplée à une tactique destinée à dévier, car se déroulant
sur la scène de la forme dominante de la lutte des classes – d’où l’importance de la théorie, que
ça soit pour poser la stratégie elle-même (années 60), ou pour permettre aux masses, qui la
posent, de ne pas l’égarer dans les inévitables déviations tactiques et de continuer à s’affirmer
à travers elle (années 70).

114
Ibid., p. 280. La position des opéraïstes les conduit par exemple à penser que l’intégration de la classe
ouvrière dans le capital est bien un résultat de la lutte des classes ouvrière, par laquelle elle se constitue
comme révolutionnaire, poussant de plus en plus le système vers la crise tendanciellement comprise comme
étant par elle-même révolutionnaire. Selon Tronti, « [c]e n’est que lorsque le travail est complètement
objectivé à l’intérieur de la production capitaliste, que l’existence de la classe ouvrière devient
spécifiquement contradictoire avec le système du capital dans son ensemble. Toutes les conditions du travail,
et plus seulement le produit du travail ou les instruments de production, doivent devenir objectivées dans la
personne du capital ; elles doivent donc être arrachées à la subjectivité de l’ouvrier individuel pour pouvoir
être ensuite récupérées comme des ennemies de l’ouvrier collectif » (M. Tronti, Ouvriers et Capital, op.
cit., pp. 109-110). Chez Negri, qui reprend fidèlement le Marx des Grundrisse, le travail abstrait, « misère
absolue », devient « puissance subjective » : « Seule cette puissance subjective abstraite, ce long affinement
de la force de travail dans son ensemble qui détruit la partialité du travail lui-même, peut permettre au travail
de se présenter comme puissance générale et comme opposition radicale » (A. Negri, Marx au-delà de Marx,
op. cit., p. 131). Cf. la critique de Robelin : « La crise économique n’accouche pas de la révolution politique,
sauf hégémonie. (…) Negri voit “la composition de classe comme subjectivité de la lutte” se développer dans
l’antagonisme entre capital et travail à partir d’une indépendance toujours présupposée de la force de travail
comme travail subjectivé (…). Le mouvement de la subjectivité ouvrière ne fait que poser à travers le procès
de production et d’exploitation une autonomie donnée dès le départ, une subjectivité préformée, thèse
constante dans l’opéraïsme italien ; Tronti voit la prétendue subjectivité du travail vivant s’incarner dans la
liberté du travailleur avant la production capitaliste, parce qu’il est hors de la soumission au capital ».
Toutefois, « [s]i la classe ouvrière n’existe que dans sa soumission, le mouvement de constitution de la classe
ne peut coïncider avec sa prétendue subjectivité. Si l’on confond la subjectivité ouvrière avec la façon dont
les travailleurs vivent leur exploitation, cette subjectivité n’a rien de révolutionnaire ; c’est la crise qui
aujourd’hui a dissocié la subjectivité d’une activité révolutionnaire plus que jamais politique » (J. Robelin,
Marxisme et socialisation, op. cit., p. 304).
115
F. Carlino, A. Cavazzini, « Althusser et l’opéraïsme », op. cit. Cf. aussi, F. Carlino, « De la disjonction
d’acte et puissance », op. cit.

569
5. Que reste-t-il de la philosophie ? Le moment impolitique dans la théorie

À partir des années 1966-67, Althusser commence à remettre en question l’idée de


philosophie comme Théorie des pratiques théoriques et comme Théorie de la pratique en
général. On assiste alors à une série de déplacements, scandés par plusieurs tentatives de
donner une définition nouvelle de la philosophie. Sans rentrer dans les détails de cette
trajectoire, rappelons-en les étapes principales : dans des textes comme les « Trois notes sur la
théorie des discours » (1966), Althusser commence à abandonner l’idée de la philosophie
comme Science des sciences pour en faire une théorie des rapports entre des théories
régionales en tant qu’elles dépendent de la combinaison d’une pluralité de théories générales
(exemple : la psychanalyse comme théorie régionale dépend de la combinaison de la théorie
générale du signifiant et du matérialisme historique)116 ; dans le dernier chapitre de « La tâche
historique de la philosophie » de 1967 – et en fait déjà dans le manuscrit « Théorie marxiste et
parti communiste » –, tout en continuant à penser que l’objet du matérialisme historique – la
lutte des classes – n’affecte pas sa scientificité et que la philosophie a elle-même un
« caractère » scientifique, Althusser affirme que, de par son rapport avec les idéologies, la
philosophie entretient une relation organique avec la politique, qui se réalise dans le « primat
de la lutte des classes au sein de la philosophie », bien que « dans des formes proprement et
rigoureusement philosophiques »117 ; comme s’il reculait face à cette thèse, dans le « Cours de
philosophie pour scientifiques » (1967-68), il soutient que « la philosophie a pour fonction
majeure de tracer une ligne de démarcation entre l’idéologique des idéologies d’une part, et le
scientifique des sciences d’autre part » (PS, 26), ce qui implique que « le rapport de la
philosophie aux sciences constitue la détermination spécifique de la philosophie (PS, 65) ; dans
Lénine et la philosophie (1968), il rééquilibre le rapport entre sciences et politique en soutenant
que « [l]a philosophie représenterait la politique dans le domaine de la théorie, pour être plus
précis : auprès des sciences – et vice versa, la philosophie représenterait la scientificité dans la
politique, après des classes engagées dans la lutte des classes » (LP, 42), en jouant donc le rôle
de « tierce instance » (LP, 43) ; enfin, à partir de la Réponse à John Lewis (1973), la
philosophie est définie comme, « en dernière instance, lutte de classe dans la théorie »
(RJL, 11) – définition qui était donc déjà pratiquement affirmée en 1967. Tout au long de ce
parcours, Althusser ne se limite toutefois pas à chercher une nouvelle définition de la
philosophie, mais veut la définir de manière à pouvoir la diviser entre deux formes de pensée
radicalement hétérogènes. Cette tentative se construit à travers l’identification de deux
tendances fondamentales qui s’affrontent sur le « champ de bataille » de la philosophie et au

116
Cf. EP, 149 ; G. M. Goshgarian, « Introduction », in L. Althusser, The Humanist Controversy, op. cit.,
p. XLIV.
117
« La tâche historique de la philosophie marxiste », op. cit., p. 41 ; tr. angl. « The Historical Task of
Marxist Philosophy », op. cit., p. 217. Cf. aussi : « je me suis avisé de deux choses : 1/ que la philosophie
avait un rapport organique avec la politique et 2/ que je ne savais pas ce qu’est la politique » (L. Althusser,
« Lettre du 6 décembre 1967 », Lettres à Franca, op. cit., p. 754).

570
sein de toute philosophie – la tendance idéaliste et la tendance matérialiste –118, et aboutit à la
distinction entre « une philosophie produite comme philosophie » (SP, 174) et une « non-
philosophie » (SP, 177) ou « une nouvelle pratique de la philosophie » (SP, 174).

Il faut souligner que si certains principes de cette position sont en fait acquis dès 1967,
la compréhension de ce qui distingue les deux formes de philosophie est le résultat d’un
parcours plus tortueux. Dans des notes de 1967, on voit par exemple que l’idée d’une double
détermination de la philosophie par les sciences et la politique est couplée à celle selon laquelle
la philosophie est une forme de théorie systématique qui se rapporte à la totalité des pratiques –
thèse qui en quelque sorte hérite de la conception de la théorie comme Théorie de la pratique
en général :
La philosophie produit un savoir abstrait, systématique, donc théorique, mais qui présente cette
particularité d’être en même temps une intervention, en dernier ressort, de caractère politique. (La
philosophie est politique parce qu’elle intervient (dans sa façon de penser la « totalité » des choses, le
rapport des différentes pratiques humaines, etc., dans sa façon de « concevoir le monde ») directement
à l’intérieur de la lutte idéologique (qui est, en dernier ressort, une lutte de classes). Elle intervient
dans la lutte idéologique essentiellement à deux niveaux : 1. Au niveau de la pratique scientifique
(dans la lutte de la science contre l’idéologie, lutte sans fin, puisque la science n’existe qu’à la
condition de se détacher sans fin de l’idéologie, de critiquer des notions idéologiques pour les
transformer en notions scientifiques ; puisque la science porte toujours en elle une philosophie, ou est
portée par une philosophie (…) et que cette philosophie « spontanée » est l’enjeu d’une lutte
idéologique, où la philosophie intervient et doit intervenir). 2. Au niveau de la pratique politique de la
lutte des classes, dont la lutte idéologique est un élément essentiel (EII, 314-315).

Dès ce moment, Althusser affirme que le rapport avec la politique prime sur le rapport avec les
sciences : « Dans la philosophie, et sous la forme théorique de la philosophie, c’est toujours la
lutte de classes, c’est-à-dire la politique qui l’emporte sur la théorie » (EII, 317). Mais la forme
– systématique – et le contenu – la totalité – de la philosophie demeurent les mêmes qu’au
début des années 60.

Comment cette double intervention « politique » se réalise-t-elle ? D’abord, Althusser


soutient que cette intervention a lieu au sein même de la philosophie : « Ce n’est pas en tant
qu’elle “sort de chez elle” pour s’engager dans la lutte des classes qu’elle est politique : elle est
politique “chez elle” avant chacune de ses “interventions” manifestes » (EII, 316). Il distingue
ensuite entre deux ordres de « faits » : il y a des « faits de l’histoire des sciences » –
l’inauguration d’une science nouvelle, qu’Althusser appelle « coupure » ; il y a des « faits de
l’histoire politico-idéologique de la lutte des classes » – qu’Althusser appelle « révolutions »
(EII, 320). La philosophie intervient pour « enregistrer » les coupures et les « investir » dans
les révolutions, ce qu’Althusser résume de la manière suivante : « Être philosophie = avoir le
Théorique pour objet = constituer le Théorique comme différence et rapport (…) entre les
coupures et les révolutions = être la rupture entre le Théorique et l’Idéologique » (EII, 323)119.

118
Cette thèse, qu’Althusser tire d’Engels et Lénine, est affirmée de manière systématique à partir de Lénine
et la philosophie (cf. LP, 33-35).
119
L’exemple paradigmatique d’Althusser est celui de Platon, qui construit sa philosophie dans un rapport
avec une coupure, le surgissement de la science mathématique, et une révolution, le surgissement de

571
Ce travail philosophique se réalise par l’articulation de trois opérations qui constituent un
« espace topique » où sont placés tous les « êtres » et « connaissances » : distinction,
hiérarchisation et auto-placement. « La philosophie ne peut opérer de distinctions (1) qu’à la
condition de les hiérarchiser (2) sous sa propre autorité mise en place de pouvoir (3) » (EII,
349). Althusser ne dit pas beaucoup plus à ce propos si ce n’est que cette triple opération se
réalise à travers l’« agencement » de ce qu’il appelle des « fantasmes (philosophiques)
primaires » (EII, 351).

Cette idée annonce le principe selon lequel « [l]a philosophie n’a pas d’objet, au sens
où une science a un objet ». Ce qui signifie que la philosophie ne construit pas des objets de
connaissance permettant de s’approprier un objet réel, mais « des “objets” intérieurs à la
philosophie » (PS, 18). C’est ce principe qui conduira finalement Althusser à retirer tout
caractère scientifique à la philosophie. Quelques années plus tard, Althusser rattachera
explicitement la nature fantasmatique de ces « objets » à l’idée selon laquelle la philosophie, à
la différence des autres pratiques, y compris celles des sciences, qui portent sur des objets
définis existants, « prétend valoir pour tout être au monde, la “totalité” des êtres » (IP, 140).
En effet, pour ce faire, elle est « entraînée de manière irrésistible à rajouter un “supplément”
aux choses qui existent. Le paradoxe est qu’elle a besoin de ce supplément pour pouvoir
“penser le tout” : mais ce supplément n’existe pas ! » (IP, 143). L’objet spécifique de la
philosophie – ce qu’Althusser appelait en 1967 des « fantasmes » – est alors qualifié
d’« inexistant »120. Qu’est-ce que la philosophie fait avec ces inexistants ? Elle construit avec
eux un système dans lequel elle inclut les idéologies sous lesquelles travaillent les différentes
pratiques, afin « d’imposer aux pratiques et aux idées sociales qui figurent dans son système la
déformation imposée par l’ordre déterminé de ce système » (SP, 159). Althusser reprend ici
l’idée d’idéologie secondaire ou régionale selon laquelle toute pratique se déroule « sous » des
abstractions spécifiques, lui permettant de s’accorder avec son objet, et produisant « des
vérités, ou de la vérité » (SP, 152). On sait que ces abstractions sont en même temps toujours
articulées par une idéologie dominante – idéologie primaire ou d’État. L’idéologie dominante a
une fonction hégémonique : organiser la classe dominante et gagner le consentement des
classes dominées ; dans les deux cas, c’est une opération d’unification qui la caractérise : elle
crée un espace où les différentes pratiques et idéologies peuvent se déployer sans qu’elles
suscitent des contradictions qui pourraient mettre en danger la domination de la classe

l’idéologie démocratique. Dans Sur la reproduction, dont le premier chapitre (« Qu’est-ce que la
philosophie ? ») constitue la base pour les « manuels » consacrés à la philosophie écrits par Althusser dans
les années 70 (l’Intitation et Être marxiste en philosophie), on trouve la même thèse : « [T]outes les grandes
transformations dans la philosophie interviennent dans l’histoire, soit lorsque se produisent des modifications
notables dans les rapports de classe et dans l’État, soit lorsque se produisent de grands évènements dans
l’histoire des sciences » (SR, 49). On y trouve un tableau des rapports entre différents évènements politiques,
scientifiques et philosophiques dans l’histoire occidentale : SR, 50.
120
C’est également à cette idée que se rattache l’affirmation selon laquelle en philosophie on ne peut penser
« que sous des métaphores » (EA, 19n).

572
dominante. Le danger peut survenir de deux côtés : soit par l’hétérogénéité constitutive des
pratiques et de leurs idéologies, qui ne peut jamais être totalement réduite à l’unité de
l’idéologie dominante, soit par une autre forme d’unité qui est construite par l’idéologie des
classes dominées121. C’est ici que la philosophie intervient : dans son « laboratoire théorique »
(IP, 339) elle opère ce qu’Althusser appelle un « ravaudage philosophique » (IP, 334) qui
permet de « penser les conditions de possibilité théoriques de la résolution des contradictions
existantes et donc de l’unification des pratiques sociales et de leur idéologie » (SP, 168) :
Elle produit tout un dispositif de catégories, qui permettent de penser et de mettre en place les
différentes pratiques sociales sous les idéologies, en place c’est-à-dire à la place qu’elles doivent
occuper pour qu’elles jouent le rôle qu’on attend d’elles dans la constitution de l’idéologie dominante.
(…) Et elle garantit, en se mettant elle-même au pouvoir sur les pratiques sociales ainsi mises en
ordre, la Vérité de cet ordre, énoncée sous la forme de la garantie d’un discours rationnel (SP, 169)122.

On retrouve ici les trois opérations de distinction, hiérarchisation et auto-placement définies


depuis 1967. Althusser insiste en particulier sur le fait que ces opérations visent avant tout les
sciences : c’est avant tout sur les sciences que la philosophie prend le pouvoir, en « déclar[ant]
qu’elle est la science suprême, la science des sciences » et « en déclarant qu’elle est la seule à
détenir la vérité des sciences sur les sciences » (SP, 145-146). Il ne faut en effet pas oublier la
double détermination de la philosophie par les coupures scientifiques et les révolutions
politico-idéologiques. Face à cette double détermination, la philosophie « enregistre » des
coupures scientifiques qui déstabilisent l’idéologie dominante de manière à la ravauder en les y
réinsérant par le biais de son propre système ; elle peut alors « investir » la « coupure » ainsi
déformée dans les révolutions politico-idéologiques afin qu’elles ne mettent pas en danger
l’idéologie dominante123. En bref, la philosophie est « reconnaissance du fait de la “coupure” et
détournement de son sens au profit des “valeurs” idéologiques dominantes de la lutte des
classes » (EII, 322). C’est ce qu’Althusser appelle une « philosophie produite comme
philosophie », dont la tendance irrésistible est de tomber dans « le parti de l’État » (SP, 175)124.

Le fonctionnement de la philosophie, en particulier dans son rapport aux sciences, est


parfaitement illustré dans le « Cours de philosophie pour scientifiques ». Par exemple, à propos
de ces « sciences » encore en quête de leur assise théorique que sont la plupart les sciences
humaines, on voit les catégories philosophiques intervenir comme « substitut idéologique

121
Sur ces questions cf. notre Chapitre IV.2.1.
122
Évidemment, ce travail se fait toujours à partir des idéologies existantes : « ce n’est pas la philosophie qui
a joué le rôle essentiel dans l’unité de l’idéologie bourgeoise, quant à sa substance, mais l’idéologie
juridique, et c’est d’ailleurs pourquoi nous avons pu voir que la philosophie bourgeoise elle-même s’était
constituée en se basant sur l’idéologie juridique bourgeoise, en lui empruntant non seulement la catégorie de
sujet, mais encore l’idée de poser une question de droit à tout ce qui existe, êtres et connaissances »
(EMP, 302).
123
« La philosophie peut être alors pensée comme la réplique et le salut à cette menace, comme le
“ravaudage” de cette déchirure de l’unité du tissu de l’idéologie dominante » (EMP, 296).
124
Notons qu’une telle conception de la philosophie peut être décelée dans l’œuvre de Gramsci, comme l’a
montré Chr. Buci-Glucksmann en parlant d’« appareil d’hégémonie philosophique » (Chr. Buci-Glucksmann,
Gramsci et l’État, op. cit., Partie V).

573
d’une base théorique qui leur manque ». Althusser demande alors : « Est-ce que, dans la
complicité nécessaire entre les sciences humaines et ces philosophies idéalistes, ce ne sont pas
les philosophies qui conduisent le bal ? Est-ce que les sciences humaines ne seraient pas des
sciences sans objet parce qu’elles ne feraient que “réaliser” en leur “objet” des tendances
philosophiques idéalistes déterminées, enracinées dans les “idéologies pratiques” de notre
temps, c’est-à-dire de notre société ? » (PS, 38) Plus en général, Althusser pose l’existence
d’une « philosophie spontanée des savants », divisée entre un élément « intra-scientifique » –
c’est-à-dire issu de l’expérience de la pratique scientifique – de type matérialiste, et un élément
« extra-scientifique » de type idéaliste « qui, exploitant les sciences, ser[t] sans critique un
certain nombre d’objectifs relevant des idéologies pratiques » (PS, 100-101). Il étudie alors le
cas de Jacques Monod, en concluant que dans sa science opèrent « deux noyaux irradiants,
centres de tendances opposées, une tendance matérialiste irradiant à partir du noyau matériel-
objectif de la pratique scientifique et de la science elle-même (…), une tendance idéaliste
irradiant à partir des prises de position idéologiques de Monod en face des “valeurs”
impliquées dans des problèmes sociaux-politiques-idéologiques qui divisent le monde
moderne » (PS, 151). C’est cette deuxième tendance qui soumet la science de Monod à une
« exploitation » de la part de la philosophie qui l’intègre dans l’ordre de l’idéologie
dominante125.

À travers ces exemples, nous voyons toutefois surgir une division au sein de la
philosophie entre idéalisme et matérialisme. Il faut en effet relever que, tout comme
l’unification de l’idéologie sous l’idéologie dominante n’est jamais achevée, la philosophie
n’est pas non plus unifiée en elle-même. Tout au contraire, l’une des figures les plus
régulièrement associées par Althusser à la philosophie est celle du champ de bataille. Suivant
cette figure, toute philosophie s’introduit dans un champ déjà occupé par d’autres philosophies,
qu’elle doit investir pour y trouver sa place. « [A]ucune philosophie ne se donne dans le simple
absolu de sa présence – et moins qu’aucune la philosophie marxiste (…). Elle n’existe que de
“travailler” sa différence sur les autres philosophies, (…) afin d’occuper ses propres
positions » (EA, 68)126. Ce qui signifie que toute philosophie se constitue en portant en elle la
marque des positions auxquelles elle a dû s’affronter pour trouver sa place. En effet, toute
position philosophique doit « intérioriser le conflit pour en assumer la maîtrise » (EA, 91).
Cette thèse est déclinée dans le sens de l’affirmation selon laquelle tout au long de l’histoire de
la philosophie s’affrontent deux grandes tendances – l’idéalisme et le matérialisme – de telle
manière que chacune porte l’autre à son intérieur comme une tendance dominée : « les

125
« [C]ette “philosophie spontanée de savants” est contradictoire, (…) l’élément matérialiste qu’elle
contient est le plus souvent dominé par un élément idéaliste soumis à l’idéologie dominante qui règne sur
bien autre chose que sur le monde des connaissances, puisqu’il règne sur le monde des hommes, étant une
des formes de la dictature de la classe dominante » (VN, 170-171).
126
L’exemple préféré par Althusser est celui de Spinoza, qui commence en s’installant dans la forteresse
ennemie (Dieu) pour y produire des effets matérialistes (ADL, 482-483 ; EII, 563).

574
tendances idéalistes et matérialistes qui s’affrontent, à travers tous les combats des
philosophes, sur le champ de bataille, ne se réalisent jamais à l’état pur en aucune
“philosophie”. En toute “philosophie” (…) il existe des éléments notables, ou des éléments
virtuels de l’autre tendance » (EA, 90-91)127. Or, et c’est ici le problème crucial, est-ce que la
tendance matérialiste n’est que la tendance idéaliste renversée ? Est-ce qu’il s’agit d’une
simple différence d’orientation ou de contenu, ou bien aussi d’une différence de forme ? On
pourrait en effet penser que, dans la mesure où les idéologies sous lesquelles se déroulent les
différentes pratiques sont toujours soumises au clivage entre idéologie dominante et idéologies
dominées, la tâche de la philosophie matérialiste, en tant que tendance dominée, soit de
construire, à partir de ses propres fantasmes philosophiques, une nouvelle désarticulation-
réarticulation des idéologies, qui favorise le devenir dominant des classes dominées sous
l’égide de la philosophie matérialiste elle-même au pouvoir. Ainsi, la tendance matérialiste
aurait la même forme que celle idéaliste. On pourrait alors rattacher cette idée au principe
selon lequel toute tendance intériorise l’autre pour mener sa lutte – la tendance matérialiste
intériorisant alors la forme de la tendance idéaliste dominante. Mais ceci ne ferait que
confirmer la nécessité de penser une différence de forme entre les deux, car cette forme
« idéaliste » serait en effet intériorisée pour les besoins de la lutte sans que la tendance
matérialiste puisse être réduite à elle.

Le problème est essentiel : comment faire en sorte que la tendance matérialiste en


philosophie ne tombe pas elle-même dans le parti de l’État ? Plus précisément, comment faire
en sorte qu’elle ne tombe dans le parti du Parti, en tant que moyen de remplacer la classe
dominante au sein de l’État ? « [C]’est dans les formes de la constitution de la philosophie en
philosophie, donc sous les formes de la question de l’hégémonie idéologique que se constituent
les formes du parti philosophique qui représente la classe exploitée, ou la classe dominée »
(SP, 171-172). Or, relève Althusser, les meilleurs marxistes (Marx, Engels, Lénine, Gramsci et
Mao) ne sont jamais parvenus à produire une philosophie comme philosophie. Ce fait, qui
avait été auparavant envisagé par Althusser comme une faiblesse, le poussant à essayer de
formuler la philosophie marxiste contenue à l’état pratique dans les textes de ces auteurs –
philosophie qui prenait bien la forme d’une totalisation des pratiques et idées sociales par le
biais de la fixation de la systématicité des concepts des pratiques théoriques –, devient ici un
point de force. « Marx a manifestement considéré que c’était une façon d’entrer dans le jeu de
l’adversaire que de produire une philosophie comme philosophie ; que même sous la forme de
l’opposition, c’était entrer dans le jeu de la question hégémonique, et contribuer,
indirectement, à renforcer l’idéologie bourgeoise » (SP, 174). Ainsi, tout comme la pratique

127
La thèse de la philosophie comme lutte de tendances est explorée également par P. Raymond, Le passage
au matérialisme, Paris, Maspéro, 1973 et P. Macherey, « L’histoire de la philosophie considérée comme une
lutte de tendances » et « Un se divise en deux » (1976), Histoires de dinosaure, op. cit. L’idée de la
philosophie comme champ de bataille est énoncée dans la plupart des ouvrages d’Althusser de cette période.

575
politique prolétarienne devrait produire un « État qui soit un non-État », la philosophie
marxiste devrait prendre la forme d’une « philosophie qui soit une “non-philosophie” »128.

C’est toutefois lorsqu’il a tenté de penser cette transformation de la philosophie


qu’Althusser a rencontré le plus de difficultés. Il semble en effet dans un premier moment
affirmer que la philosophie matérialiste fait la même chose que la philosophie idéaliste, à ceci
près qu’elle est consciente – grâce à ce que le matérialisme historique lui apprend – de le
faire129. Revenons aux textes de 1967 : ici Althusser affirme que la tâche de toute philosophie
est de penser « la totalité des choses et des pratiques », et que c’est pour cette raison qu’elle est
politique. Toutefois, ajoute-t-il, « [s]eule la philosophie marxiste a été capable de penser et de
reconnaître sa fonction politique, sa nature profondément politique » (EII, 314). En effet,
faisant suite à la fondation d’une science de l’histoire, la philosophie marxiste prend
conscience du fait que « [l]a pensée d’une conjoncture ne peut figurer dans la conjoncture
qu’en y intervenant » (EII, 325). Or, en raison de la méconnaissance de sa fonction, la rupture
qui est réalisée dans la philosophie par sa double détermination par une coupure et une
révolution « est, dans la philosophie pré-marxiste, généralement (…) “récupérée” dans une
Théorie de la rupture qui soumet cette rupture à la subversion d’une réconciliation supérieure »
(EII, 323), opération qu’Althusser appelle déjà ici « ravaudage » (EII, 324). Ainsi, ne sachant
pas qu’elle intervient politiquement en conjoncture, la philosophie pré-marxiste se met
d’autant plus aisément au pouvoir, en remplissant, par son unification de son système, sa
fonction dans l’unification de l’idéologie dominante. Qui plus est, elle n’a pas besoin de savoir
ce qu’elle fait, dans la mesure où sa visée est de sans cesse ajuster une idéologie qui est déjà
dominante, pour qu’elle continue, sous des formes transformées, à dominer. On retrouve donc
ici l’idée selon laquelle une classe dominée visant la fin de toute domination doit développer

128
La question centrale d’Althusser est donc « [c]omment unifier une idéologie des dominés, donc œuvrer à
son hégémonisation en se plaçant dans l’horizon contradictoire d’une idéologie dominante des dominés, sans
reconduire en celle-ci une idéologie de domination (…) ? » (G. Sibertin-Blanc, « Préface », IP, 29)
129
Cette idée se rapproche de ce que revendiquent à l’époque Badiou et Balmès. Ils considèrent
similairement à Althusser que « [l]a classe dominante propose toujours des représentations systématisées,
voire hautement systématisées, qui ont pour essence la collaboration de classe » (A. Badiou, Fr. Balmès, De
l’idéologie, op. cit., p. 38), en présentant toute contradiction comme non antagonique et toute différence
comme inessentielle, par le biais d’une extériorisation de l’antagonisme qui oppose le corps social à un terme
étranger. Ils affirment ensuite que s’il est incorrect de penser, comme semble parfois le faire Althusser, que la
classe dominante ignore purement et simplement la manière dont la philosophie participe à ce processus de
systématisation, ce qui caractérise spécifiquement la philosophie marxiste est d’assumer ouvertement cette
tâche : « L’essence distinctive [du matérialisme dialectique] n’est pas d’être une philosophie de classe, ce
qu’est en vérité n’importe quelle philosophie. Son essence distinctive est d’être ouvertement une philosophie
de parti. (…) “Ouvertement”, cela veut dire : dans la prise de parti, dans l’allégeance effective et continuée
aux organisations de combat du prolétariat. La philosophie, dès lors, n’est plus l’opinion (de classe) d’un
individu, mais la doctrine collective d’un mouvement, le ciment de son insurrection comme de l’État que sa
victoire édifie. [En note :] Il faut donc revendiquer et défendre l’idée que le matérialisme dialectique est
inéluctablement, non seulement une philosophie de parti, mais aussi une philosophie d’État, la philosophie de
l’État de dictature du prolétariat » (ibid., pp. 17-19).

576
un usage instrumental conscient de l’idéologie pour ne pas se faire prendre au piège de
mécanismes réitérant des formes de domination130.

Ce thème reviendra à plusieurs reprises par la suite. Dans Lénine et la philosophie, la


philosophie idéaliste est définie comme « politique ruminée d’une certaine manière » (LP, 15),
à savoir sous la forme d’une « dénégation philosophique de la domination de la philosophie par
la politique » (LP, 44). Althusser parle ici du « fantasme de la dénégation » par lequel la
philosophie s’illusionne d’être au-dessus de la politique131. Au contraire, Lénine formule une
pratique nouvelle de la philosophie, « nouvelle en ce que c’est une pratique qui a renoncé à la
dénégation, et qui, sachant ce qu’elle fait, agit selon ce qu’elle est » (LP, 44). Mais est-ce que
par « agir selon ce qu’elle est » signifie « agir de la même façon que la philosophie pré-
marxiste, mais en le sachant » ? Si c’était le cas, l’idée selon laquelle la philosophie trace une
ligne de démarcation entre idéologique et scientifique, entre l’idéologique et le théorique,
devrait être remplacée – comme Althusser semble le faire involontairement ici – avec l’idée
que « toute philosophie consiste dans le tracé d’une ligne de démarcation majeure par quoi elle
repousse les notions idéologiques des philosophies qui représentent la tendance opposée à la
sienne » (LP, 39-40). Le risque de cette position serait donc de tomber dans le relativisme le
plus basique : le scientifique que toute philosophie démarque de l’idéologique, ne serait alors
rien d’autre que « son » idéologique tel qu’il s’oppose à l’idéologique des autres philosophies.

En même temps, Althusser estime que, si d’un côté par cette prise de conscience « [l]a
philosophie ne sera pas supprimée : la philosophie restera la philosophie », de l’autre côté,
« sachant ce qu’est sa pratique, et sachant ce qu’elle est, ou commençant à le savoir, elle peut
en être peu à peu transformée » (LP, 44). En quoi consiste plus précisément cette
transformation rendue possible par ce savoir ? Une première réponse d’Althusser est que la
philosophie devient plus « juste ». Cette idée est amplement développée dans le « Cours pour
philosophie pour scientifiques », où Althusser met précisément en avant la catégorie
d’ajustement : la philosophie « ajuste sa Thèse en tenant compte de l’ensemble des éléments en
cause dans la conjoncture existante, politique, idéologique et théorique, en tenant compte de ce
qu’elle appelle le “Tout” » (PS, 58). Toutefois, par cet ajustement, la tendance idéaliste
« exploite » les sciences existantes pour les insérer dans une systématisation du tout propre à
unifier l’idéologie dominante. Althusser pose alors la question suivante : « Est-ce que par
hasard la philosophie que nous professons serait par exception exemptée de ce lien, de cette
dépendance, donc ce travers, et par suite préservée à priori du risque d’exploiter elle aussi les

130
Pour une critique de cette idée cf. G. Sibertin-Blanc, « Préface », op. cit., p. 24-25. Althusser lui-même
affirme par ailleurs que « les grands philosophes avaient déjà une autre conscience de leur mission : ils
savaient qu’ils répondaient à des grandes questions pratiques et politiques (…). Et ils savaient même que ces
questions politiques étaient historiques, c’est-à-dire [que] même s’ils les croyaient éternelles, ils savaient
qu’elles étaient posées par les intérêts vitaux de la société pour laquelle ils pensaient » (SP, 167).
131
Cette illusion peut être conçue de manière plus générale comme « la prétention de la philosophie de
n’avoir pas de dehors » (SP, 152).

577
sciences ? » (PS, 95-96) Voici sa réponse : « il est fort vraisemblable que toute philosophie
(…) entretient un rapport organique avec les “valeurs” de telle ou telle idéologie pratique, avec
des valeurs en cause dans la lutte idéologique (sur fond de la lutte de classe). Ce qui implique
que les philosophes matérialistes (…) tombent sous cette loi elles aussi » (PS, 96). Althusser
l’admet donc aussi pour la philosophie marxiste : elle est elle-même liée à une politique, et,
pensant le tout, elle ajuste ses thèses en vue de l’unification des idéologies sous l’idéologie
prolétarienne, faisant chef à la politique du mouvement ouvrier. Mais ici une différence
s’esquisse : « cette politique est celle du mouvement ouvrier, et sa théorie vient de Marx,
comme vient de Marx la connaissance des idéologies pratiques qui permet enfin à la
philosophie de contrôler et de critiquer son lien organique avec l’idéologie pratique, et donc
d’en rectifier les effets selon une ligne “juste” » (PS, 97). Ce qui signifie que, pour la première
fois, cette philosophie peut ajuster le tout en étant juste avec les sciences et avec l’idéologie
pratique qui leur est propre. Ainsi, « la philosophie nouvelle reste philosophie, mais la
connaissance scientifique de son rapport aux idéologies pratiques en fait une philosophie
“juste” » (PS, 97n). Rappelons-nous à ce propos que toute philosophie spontanée des savants
est composée par un élément matérialiste « intra-scientifique » (Élément 1) et un élément
idéaliste « extra-scientifique » (Élément 2). Or, la philosophie matérialiste aide les
scientifiques « à transformer leur [philosophie spontanée des savants] de manière critique,
pour réduire les illusions contenues dans l’Élément 2 et changer le rapport de force existant,
afin de mettre l’Élément 1 “intra-scientifique” et matérialiste, en position de domination » (PS,
105). Ainsi, la philosophie matérialiste aide les sciences à déployer librement leur pratique en
fonction de l’idéologie qui leur est propre. En d’autres termes, la philosophie matérialiste ne se
limite pas à assumer sa fonction politique, mais, dans la mesure où cette assomption est
déterminée par son rapport à la science de l’histoire, elle assume la position politique
prolétarienne qui lui correspond, laquelle est orientée par la stratégie du communisme, et doit
donc « contribuer à la libération et au libre exercice des pratiques sociales et des idées
humaines » (SP, 177). En même temps, si la philosophie continue à penser le tout – si sa forme
ne change finalement pas –, peut-elle sérieusement penser échapper à la constitution d’une
nouvelle idéologie dominante, qui exploiterait, elle aussi, les pratiques et les idées humaines,
d’autant plus que si la libération des pratiques et idées peut être produite, c’est par le biais du
devenir hégémonique de l’idéologie prolétarienne ?

On voit en tout cas que pour Althusser la science marxiste est déterminante dans la
transformation de la philosophie. C’est pourquoi il passe progressivement de l’idée selon
laquelle, dans la mesure où la philosophie est le « guide » du matérialisme historique, « il n’est
pas d’autre “guide” au-dessus » d’elle et elle constitue le « dernier recours possible » dans le

578
domaine théorique132, à l’idée selon laquelle il faut procéder à « une théorie de la philosophie
(…) : quelque chose qui anticipe d’une certaine manière sur une science », « une sorte de
discours qui anticipe sur ce que sera peut-être un jour une théorie non philosophique de la
philosophie » (LP, 10)133. Nous avons déjà vu qu’au moment de l’autocritique, Althusser fait
subir à la philosophie un déplacement : il situe l’épistémologie au sein du matérialisme
historique. Ce déplacement s’accompagne de l’affirmation constante du rapport que la
philosophie entretient avec la politique – car c’est précisément cela que le matérialisme
historique permet de connaitre – et du refus d’attribuer à la philosophie un caractère
scientifique. En même temps, nous avons aussi vu que le déplacement de l’épistémologie au
sein du matérialisme historique est précisément une tentative de la rendre pleinement
scientifique – processus par lequel elle cesse d’être une épistémologie au sens d’une théorie de
la connaissance, c’est-à-dire une philosophie – ce qui implique qu’elle n’était pas tout à fait
scientifique auparavant, qu’elle restait « trop » philosophique. Corrélativement, nous avons
affirmé que, dès les années 60, la philosophie entretient bien un rapport avec la politique, et
même que la théorie marxiste, en raison du rapport particulier établi par Althusser entre
matérialisme historique et matérialisme dialectique, est fondamentalement politique, en tant
qu’elle joue un rôle essentiel dans la détermination de la stratégie du parti et de son
organisation. On comprend maintenant mieux le rapport entre ces deux aspects – une
philosophie à la fois « trop » philosophique et « trop » politique : dans les années 60, la
philosophie n’était pas assez scientifique, car elle se prenait pour une science des sciences, en
opérant de la même manière que n’importe quelle philosophie produite comme philosophie
(distinction – hiérarchisation – auto-placement) ; et elle était « trop » politique précisément
parce que, comme toute philosophie d’État (ou de Parti), elle œuvrait à la constitution d’une
(nouvelle) idéologie dominante, tout en méconnaissant sa fonction politique. L’autocritique
produit deux conséquences, dont la première est assez logique : pour contrer l’attribution à la
philosophie produite comme philosophie d’un caractère scientifique, on l’inscrit totalement
dans la science, de telle manière qu’elle cesse d’être une philosophie. La deuxième est moins
claire : pour contrer son rôle trop directement politique, on fait de ce qui « reste » de la
philosophie une forme (consciente) de politique dans la théorie. Il est clair que ces paradoxes
ne peuvent être éclaircis qu’en comprenant que la philosophie subit non pas simplement des
déplacements, mais une transformation radicale. Ainsi, le déplacement correspond en fait à une
scission de la philosophie elle-même : si l’« épistémologie » passe dans le matérialisme
historique, c’est pour lutter contre ce qu’Althusser appellera une philosophie « produite comme
philosophie » qui est politique sans le savoir. Une fois qu’une telle opération de déplacement a

132
Cf. L. Althusser, « Théorie, pratique théorique, et formation théorique », op. cit., p. 12 ; tr. angl. « Theory,
Theoretical Practice and Theoretical Formation », op. cit., p. 13.
133
Cette idée se retrouve tout au long de la trajectoire d’Althusser à partir des années 70 : « la science que
nous proposons ne sera pas une philosophie, elle sera une science de la philosophie » (EMP, 275-276).

579
été réalisée, quelque chose de la philosophie demeure, qui continue à jouer un rôle politique,
mais dans un sens alors fondamentalement différent de la première.

Ceci ne fait que rendre le paradoxe de la philosophie marxiste encore plus évident :
Althusser ne cesse en effet jamais de soutenir, même après l’explicitation de son autocritique,
que cette philosophie doit opérer comme toute philosophie et que ce qui la distingue des autres
philosophies est simplement qu’elle sait comment toute philosophie fonctionne et peut donc
être plus juste : elle « ne peut exister qu’à la condition d’assumer de manière radicale la nature
et les mécanismes de la philosophie. Comme la philosophie implique prise de parti, la
philosophie marxiste prend parti dans la lutte de classe philosophique : elle est, en dernière
instance, lutte de classe dans la théorie, et, consciente des intérêts de classe qu’elle représente,
elle prend parti pour le camp matérialiste, sur des positions prolétariennes » (EPM, 311-
312)134. Pour cette raison, Althusser va jusqu’à critiquer « la croyance qu’il existerait une
“philosophie marxiste” » : « cette idée ne tient pas. Car s’il est bien de “coupures” dans
l’histoire des sciences, la philosophie est ainsi faite qu’elle n’a pas vraiment d’histoire puisque
sa pseudo-histoire ne fait que répéter, sous des formes variées, la manifestation d’une seule et
même fonction. Marx a donc pensé dans la philosophie existante, il n’a pas fondé une nouvelle
philosophie. Il a seulement pratiqué d’une manière révolutionnaire la philosophie existante, en
adoptant des thèses qui exprimeraient les positions de classe révolutionnaire du prolétariat »
(EMP, 313-314 ; cf. IP, 374). Ainsi, il n’y a pas de philosophie marxiste, parce que la
philosophie pratiquée par Marx est la même que celle pratiquée par ses prédécesseurs, à ceci
près que sa fonction politique est déterminée par des positions de classe prolétariennes.

Mais, immédiatement après, Althusser donne une autre interprétation – qui contredit
celle qu’on vient d’énoncer – de l’idée selon laquelle il n’y a pas de philosophie marxiste :
Mais s’il en est ainsi, on est légitimé de dire qu’il n’existe pas, qu’il ne peut exister de philosophie
marxiste, au sens où une philosophie (…) requiert une forme d’existence particulière qui est celle de
la systématicité (…) pour soutenir le travail d’unification des catégories destinées à aider à
l’unification de l’idéologie dominante. (…) Si l’idéologie dominante est liée, cela va de soi, à l’État et
à son pouvoir, il existe un rapport intime, attesté par toute l’histoire de la philosophie, entre l’État et
la philosophie, entre l’État et l’idéologie dominante unifiée, donc entre l’État et la systématicité de la
philosophie des classes exploiteuses. Si la philosophie du prolétariat devait mimer la philosophie
bourgeoise au point de lui emprunter la forme du système, elle serait en péril, et d’ailleurs elle l’est.
(…) [I]l serait malvenu de pratiquer une philosophie systématique, qui ne pourrait, à son niveau, bien
entendu, que renforcer l’État » (EMP, 314-315)135.

134
Cf. aussi : « la dépendance dans laquelle cette philosophie va nécessairement se trouver à l’égard de
l’idéologie politique du prolétariat ne sera pas une servitude aveugle, mais, au contraire, une détermination
consciente, assurée par la connaissance scientifique de ses conditions, de ses formes, et de ses lois. C’est
cette connaissance scientifique de l’idéologie commandant la philosophie chargée d’unifier l’idéologie
prolétarienne qui va permettre les conditions d’un ajustement philosophique aussi objectif que possible » (IP,
362-364).
135
Cf. aussi : « la théorie marxiste n’est pas une philosophie, c’est-à-dire n’est pas un savoir qui prétend
embrasser la totalité des problèmes existants. La théorie marxiste est une science, et elle est la science d’un
objet limité » (VN, 177).

580
Ainsi, suivant cette deuxième option, il n’y a pas de philosophie marxiste parce que la
philosophie pratiquée par Marx n’est pas la même que celle de ses prédécesseurs, parce qu’elle
n’a pas la forme d’une philosophie. Althusser explicite par la suite que si elle change de forme,
c’est parce qu’elle change de rapport avec la politique – idée qui diffère de celle selon laquelle
elle est simplement consciente de ce rapport, et peut donc l’entretenir de manière plus juste.
Marx a donné [aux militants de la lutte de classe ouvrière] les moyens de connaître scientifiquement et
le rôle de la philosophie et les conditions de détermination de la pratique marxiste en philosophie par
l’idéologie politique du prolétariat, et, par là, de rectifier et d’ajuster cette détermination aux objectifs
stratégiques de la lutte de classe ouvrière. (…) [L]a connaissance des lois de détermination de la
pratique philosophique du marxisme par l’idéologie politique prolétarienne permet, dans le principe,
de critiquer les effets de cette détermination, et de les infléchir, pour échapper à l’automatisme
aveugle d’une détermination subjective de classe. La philosophie n’en devient pas pour autant une
science objective, mais elle peut échapper à la tentation de repli sur soi que connaît la subjectivité
politique de classe dans ses grandes épreuves historiques, et servir de plus en plus à la libération des
pratiques sociales. (…) [S]ans le secours de cette science révolutionnaire, la philosophie marxiste ne
peut plus contrôler sa détermination politique, et elle tombe dans le subjectivisme de classe, qui,
lorsque la situation est dominée, comme elle l’est, par la classe bourgeoise, est toujours (…) une
forme de subjectivisme de classe bourgeois » (EMP, 319-321).

On voit clairement qu’ici la philosophie marxiste – mais il faudrait plutôt parler de « position
marxiste en philosophie » (IP, 368) ou de « philosophie pour le marxisme » (SP, 38) – n’est
pas la simple assomption consciente de la détermination politique propre à toute philosophie ;
si elle continue à « ajuster » cette détermination, c’est dans le sens de la « rectification ». Ce
n’est pas simplement une question de terminologie : cette philosophie permet de contrecarrer
« l’automatisme d’une détermination subjective de classe », laquelle est toujours, du moins
pour autant que la pratique politique prolétarienne est sous-déterminée, bourgeoise, c’est-à-dire
fonction de l’État. Nous savons que cet automatisme tend à identifier les masses comme un
sujet afin de leur donner une figure permettant de les insérer dans les AIE. Ce qui signifie que
si la position marxiste en philosophie veut servir à la libération des pratiques et idées sociales,
c’est-à-dire s’orienter d’après la stratégie du communisme en tant qu’elle commence à réaliser
le mode de production communiste à travers les libres initiatives des masses, elle doit avant
tout faire en sorte que la pratique politique prolétarienne reconnaisse lorsqu’elle entame une
telle déviation. Ce n’est alors pas par hasard que l’on retrouve ici la figure de la rectification.
On a en effet expliqué que toute pratique politique qui, poursuivant une stratégie communiste,
s’efforce en même temps de durer dans les conditions données, où les rencontres qui la
soutiennent sont sous-déterminées, tend à reproduire en son sein les formes dominantes de
lutte des classes. La spécificité de la position marxiste en philosophie est alors de suspendre la
pratique politique lorsque cela advient. Cette suspension de la déviation permet aux masses de
développer, à l’aide du matérialisme historique, des processus d’apprentissage leur permettant
de transformer les conditions qui rendent leur pratique impossible, c’est-à-dire que la forcent à
dévier136. Pour le dire autrement, cette philosophie participe au processus permettant au parti

136
« Plutôt qu’une saisie du réel, la philosophie effectue une mise à distance du réel : mise à distance par
rapport au réel qui, du même coup, met le réel à distance de lui-même, et ouvre ainsi l’espace nécessaire à sa,

581
de demeurer hors État, même lorsqu’il y rentre, pour que la lutte des classes telle qu’elle forme
les masses continue à être menée depuis la perspective de leur autonomie – c’est-à-dire dans le
sens de la stratégie du communisme137. Il est alors important de relever le rôle de l’intervention
philosophique dans l’enclenchement même du matérialisme historique sur l’appareil de pensée
entretenu par les pratiques des masses. La philosophie rend active ce que nous avons appelé
plus haut la « force de l’échec » en tant que principe d’une intensification de la « force de
pensée » des masses, leur permettant de s’approprier cognitivement l’objet réel – en
l’occurrence les conditions contingentes de l’échec –, à l’encontre de toute captation de leur
pensée par une théorie devenue principe de légitimation d’une ligne politique par la postulation
du sujet dont cette ligne serait la représentante138.

Ce processus se déroule au sein de la philosophie elle-même. Ainsi, pour être plus


précis, on pourrait jouer avec les différentes dénominations althussériennes des objets
philosophiques, en affirmant que, lorsque la pratique politique prolétarienne dévie en prenant
la forme d’une politique d’État, une torsion se produit dans la philosophie qui fait de ses

ou à ses transformations » (P. Macherey, « Althusser : Lénine et la philosophie » (1995), in Histoires de


dinosaure, op. cit., p. 275).
137
Le philosophe ne serait alors pas « organisateur », comme le voulait Gramsci (cf. PM, 105n), mais,
pourrait-on dire « dés-organisateur » – opérateur de la mise en crise de l’organisation par la relance du
processus de la lutte des classes depuis son autonomie. Ne pourrait-on pas comprendre à la lumière de ces
réflexions l’image althussérienne du philosophe qui « se casse la figure » ? Contrairement à la philosophie
produite comme philosophie qui se casse la figure en pensant qu’« il n’y a pas d’erreur philosophique »,
Althusser accorde à ses auditeurs du « Cours de philosophie pour scientifiques » que « nous sommes venus
pour nous “casser la figure”, mais d’une manière inédite, qui nous distingue de la majorité des philosophes,
et le sachant parfaitement : pour disparaître dans notre intervention » (PS, 19). Ce passage fait étrangement
écho à la préface de Pour Marx, où Althusser remet en question la conception de l’intervention de la
philosophie qu’il avait proposée dans « Sur le jeune Marx » comme « mort philosophique » dans une
« critique évanescente » renvoyant sans cesse la science de l’idéologie au réel. La différence est que la
philosophie en disparaissant ne renvoie maintenant plus à un réel prétendument pur, mais d’une idéologie à
l’autre : de l’idéologie d’État à l’idéologie prolétarienne qui s’y égare, afin d’ouvrir à une connaissance des
conditions contingentes de cet égarement et de leur transformabilité. Dans ce cas, la philosophie participe à et
infléchit un processus où l’on se casse nécessairement la figure. Toscano a bien identifié le rapport entre la
nouvelle pratique de la philosophie et la transition communiste : la philosophie peut « élucider ce
qu’Althusser appelle une “nouvelle abstraction concrète” qui met en rapport les agents de la politique
communiste et un monde social en transition d’une manière différente de l’abstraction de la politique
libérale » ; la philosophie peut « contribuer à la théorie et à la pratique d’une transition qui requiert de
démanteler et déplacer les abstractions pratiques de l’idéologie bourgeoise, pour faire surgir des pratiques
communistes qui auront leurs propres relations abstraites, leurs propres idéologies pratiques » (A. Toscano,
« The Detour of Abstraction », op. cit., p. 85). Cf. aussi : « En rompant avec les formes bourgeoises de la
politique, la classe ouvrière doit faire le vide avant tout dans sa propre idéologie et anticiper le communisme
à travers une pratique qui, en faisant des organisations anticapitalistes et antibourgeoises les instruments
d’une prise de distance, produise l’affaissement de cet ordre comme manifestation d’un mouvement propre à
un ordre totalement nouveau » (F. Raimondi, Il custode del vuoto, op. cit., p. 217).
138
Garo a bien décrit le rapport que la philosophie entretient avec la science depuis ce point de vue : la thèse
althussérienne selon laquelle « [l]es propositions philosophiques sont des thèses », qui implique qu’elles « ne
sont pas susceptibles de démonstration au sens strictement scientifique » (PS, 13-14), permet de penser que
« [p]uisqu’aucun système n’est en mesure de se décrire lui-même, c’est au marxisme, comme théorisation
fondée sur ses axiomes premiers mais cherchant pourtant à rendre compte de lui-même, que peut s’appliquer
le théorème d’incomplétude de Gödel, inscrivant la ruine au cœur des principes de son architecture » (I.
Garo, Foucault, Deleuze, Althusser, op. cit., p. 293).

582
inexistants des fantasmes en fonction desquels les pratiques et leurs idéologies sont divisées et
hiérarchisées pour mieux être dominées par une nouvelle idéologie dominante : la philosophie
est alors « produite comme philosophie »139. Au contraire, la nouvelle pratique de la
philosophie suspend la politique en ceci qu’elle suspend cette torsion philosophique qui la
mène à produire des fantasmes qui unifient l’idéologie dominée pour en faire une nouvelle
idéologie dominante, c’est-à-dire pour lui permettre de dominer les idéologies pratiques. Pour
le dire autrement, la nouvelle pratique de la philosophie fait le vide des fantasmes
philosophiques pour que ses inexistants ne soient pas des lieux d’identification, de constitution
d’un « subjectivisme de classe », mais renvoient la pratique politique prolétarienne aux
conditions conjoncturelles de son déploiement comme source de ses déviations et en même
temps comme transformables dans le sens d’une libération des pratiques à partir de
l’inassignabilité des initiatives des masses140. Il nous semble que celui-ci est le sens le plus
profond de l’idée, dont les tonalités mystiques ont souvent frappé les lecteurs141, selon laquelle
la philosophie est la « répétition du rien » (LP, 34), du « vide d’une distance prise » (LP, 40) –
idée que l’on pourrait peut-être simplement résumer en affirmant que pour Althusser il

139
Sans traiter explicitement de la question de la philosophie, Balibar a employé le concept de torsion dans
un sens proche de celui que nous proposons ici pour parler des rapports entre politique et idéologie : toute
forme de politique tend à se tordre sur elle-même pour se recouvrir d’une idéologie qui la rend dominante :
l’État féodal et l’idéologie de la communauté de tous les fidèles, l’État bourgeois et l’idéologie juridique, la
politique de masse prolétarienne et, par exemple, l’idéologie révolutionnaire : « la révolution est devenue ce
à quoi l’on croit pour ne pas croire à l’idéologie juridique » (É. Balibar, La crainte des masses, op. cit., p.
271 ; sur ces questions cf. ibid., pp. 264-272). La différence spécifique de la politique prolétarienne (ce qui
en fait une pratique « nouvelle ») étant, ajouterait Althusser, qu’elle ne peut réussir en tant qu’abolition de
toute forme de domination qu’en luttant sans cesse contre son propre mouvement de torsion, en
l’interrompant – c’est ici que la non-philosophie intervient –, alors que les autres formes de politique se
limitaient à dénouer la torsion idéologique des formes de domination contre lesquelles elles luttaient, afin de
tordre la leur (à l’aide d’une philosophie produite comme philosophie). Cette idée de torsion est à distinguer
de celle proposée à partir d’Althusser par Badiou afin de penser le rapport entre les « procédures de vérités »
et la philosophie : « La torsion philosophique consiste à établir, sous le nom de Vérité, ou sous tout autre
nom équivalent, l’espace vide où quelques vérités sont saisies dans la forme déclaratoire de leur être, et non
dans la forme réelle de leur processus » (A. Badiou, « Qu’est-ce que Louis Althusser entend par
“philosophie” ? », in S. Lazarus, Politique et philosophie dans l’œuvre de Louis Althusser, op. cit., p. 41).
Badiou adhère en fait à une conception de la philosophie produite comme philosophie (et l’attribue à
Althusser), bien qu’il insiste (ce qu’Althusser n’aurait pas suffisamment fait) sur « l’immanence de toutes les
procedures de vérité » qui conditionnent la philosophie (ibid., p. 45)), ce qui signifie que « [l]a philosophie
prononce, non la vérité, mais la conjoncture, c’est-à-dire la conjonction pensable, des vérités », c’est-à-dire
qu’elle propose « un mode d’accès à l’unité d’un moment des vérités », à « un espace général dans lequel la
pensée accède au temps, à son temps, pour autant que les procédures de vérités de ce temps y trouvent l’abri
de leur compossibilité » (A. Badiou, Manifeste pour la philosophie, op. cit., pp. 18-19). Malgré les nuances,
on retrouve ici à l’œuvre l’opération d’unification propre à la philosophie produite comme philosophie.
140
La philosophie agit « en modifiant la position des problèmes, en modifiant le rapport entre les pratiques et
leur objet » (RJL, 43n), c’est-à-dire précisément les idéologies pratiques.
141
Par exemple Stanislas Breton, qui la rattache au parcours religieux vers le communisme du jeune
Althusser : « Pour critiquer efficacement un système, il faut en sortir, et accepter ce que, d’une expression
magnifique, [Althusser] appellera, dans Lénine et la philosophie, “le vide d’une distance prise”. Ce vide très
particulier complètera, pour l’achever peut-être, le vide de la distance prise par la mystique et la théologie
négative » (St. Breton, « Althusser et la religion », in P. Raymond, Althusser philosophe, op. cit., p. 159). Cf.
aussi P. Macherey, « Althusser : Lénine et la philosophie », op. cit., p. 278.

583
s’agissait de « faire de la philosophie sans y croire »142. Ainsi, il faudrait considérer la nouvelle
pratique de la philosophie comme le moment impolitique ou d’impouvoir143 de la politique
prolétarienne, par lequel cette politique peut continuer à mettre en pratique la stratégie du
communisme, en prenant du recul par rapport à la politique (d’État) pour continuer à être une
nouvelle pratique de la politique : « De même que le prolétariat ne pouvait, [aux] yeux [de
Marx et Engels], se constituer en classe dominante qu’à la condition d’inventer une “nouvelle
pratique de la politique”, de même il fallait, pour soutenir cette nouvelle pratique de la
politique, inventer une “nouvelle pratique de la philosophie”. C’est toujours la stratégie du
communisme qui est à l’œuvre dans ces perspectives, tant philosophiques que politiques »
(IP, 370).

C’est ainsi qu’on peut comprendre l’insistance d’Althusser sur la nécessité d’affirmer
la coïncidence de la politique et de la philosophie tout en marquant leur différence. Balibar a
proposé de comprendre ce rapport entre philosophie et politique « du côté d’une sorte de
spinozisme du “non-rapport” », c’est-à-dire de l’identification entre deux irréductibles : « tel
des “attributs” spinozistes exprimant la même “substance” de façon radicalement hétérogène

142
L’expression est de Balibar : « Althusser : une nouvelle pratique de la philosophie entre politique et
idéologie. Conversation avec Étienne Balibar et Yves Duroux (Partie II) », Cahiers du GRM, n° 8, 2015,
§186.
143
La catégorie d’impolitique a été théorisée par Roberto Esposito qui la distingue soigneusement de toute
idée de « dépolitisation » pour la définir comme « refus du politique porté au rang de valeur » (R. Esposito,
Catégories de l’impolitique (1e éd. 1988), tr. N. Le Lirzin, Paris, Seuil, 2005, p. 12) : « l’impolitique est le
politique considéré depuis sa frontière extérieure » (ibid., p. 18), ce qui permet, en particulier, de voir que
« le sujet est déjà constitutivement pouvoir » et que « le seul moyen pour contenir le pouvoir est de réduire la
subjectivité ». Toutefois, l’absence de quelque chose qui corresponde à ce qu’Althusser appelle « stratégie du
communisme » en tant qu’autre pratique de la politique, le relègue à l’affirmation – proche des réflexions
influencées par Bataille de Blanchot et Nancy –, de la « finitude » de toute politique et à faire de
l’impolitique une « négation absolue » interne à la politique, alors qu’Althusser permet peut-être de le penser
comme une négation déterminée – déterminée par l’autre scène de la nouvelle pratique de la politique propre
à la stratégie du communisme. Signalant l’existence d’une autre tradition de réflexion sur l’impolitique
faisant chef à l’ami d’Althusser Stanislas Breton, Tosel en donne la définition suivante : « l’impolitique (…)
est une mise à distance de l’ordre du politique et des rapports de pouvoir par la contestation radicale du
pouvoir », mise à distance à partir de cette laquelle il est possible de « reformuler le communisme comme
autre chose que le fantasme infini de la maîtrise infinie de la condition dans une philosophie de l’histoire
fondée sur l’identité du logique et de l’historique » (« De Spinoza à Gramsci : entretien avec André Tosel »,
op. cit.). Dans un ouvrage profondément marqué par Lénine et la philosophie, Breton se demande quelle peut
être la fonction d’une philosophie qui n’est ni savoir ni politique et répond que sa fonction est de « dire le
rien », ce qui la caractériserait comme un « rien par excès » : ce rien « dispose d’un certain pouvoir »,
« [m]ais quel pouvoir ? Concevons-nous d’autres pouvoirs que ceux du savoir et de la technique d’une part,
ceux de la puissance politique d’autre part ? Maîtrise des choses, maîtrise des hommes. (…) Or, si la
philosophie a encore quelque chance dans ce monde, qu’elle s’exerce dans un contexte prolétarien ou
ailleurs, elle ne peut jouer sa carte de salut que dans la mise en question de ces puissances. (…) La “réaction”
critique c’est, pour reprendre une expression magnifique d’Althusser, “le vide d’une distance prise”. Et c’est
cela tout d’abord que je vise quand je parle de l’élément nul et de l’opérateur de transcendance, que je
retrouve en tout ce qui, sur la terre des hommes, dresse la figure humaine d’un pouvoir. (…) L’essentiel est
qu’il agisse, par cette opération critique qui nous dispense du respect inconditionné » (St. Breton, Théorie des
idéologies, Paris, Desclée, 1976, pp. 116-118). Breton retrouve la puissance de cet « élément nul » dans le
mysticisme ou dans cette théologie chrétienne de la Croix dans laquelle il verra, dans un dialogue plus tardif
avec Althusser, le principe de la réforme de l’entendement théologique tentée par la théologie de la libération
(cf. St. Breton, « Althusser aujourd’hui », op. cit., p. 426).

584
(…), philosophie et politique demeureraient bien irréductibles, ne se “confondraient” jamais, et
pourtant exprimeraient, dans “l’ordre de connexion” (et donc de dispersion) de leurs
“événements”, une seule et même logique »144. Ce « parallélisme » pourrait être compris
comme une confirmation de la lecture habituelle de la conception althussérienne de la
philosophie des années 70. Cette lecture met en relief, en la distinguant de celle des années 60,
son politicisme, c’est-à-dire l’idée d’une confirmation et renforcement réciproques entre
politique et philosophie145. Or, il nous semble que l’intensification réciproque d’une politique
se pliant à l’effet de société et d’une philosophie garantissant par ses fantasmes cet effet est
précisément ce dont Althusser essaie de penser l’interruption par la nouvelle pratique de la
philosophie en tant qu’elle renvoie les masses à leur puissance d’initiative : l’irréductibilité ou
hétérogénéité entre les deux « attributs » serait alors marquée par la fonction impolitique de la
philosophie en tant que suspension de la torsion philosophique par laquelle la nouvelle pratique
de la politique devient politique d’État146. Si l’on tient au parallélisme entre politique et
philosophie, il faudrait donc y injecter l’idée d’une division interne à chaque niveau et le
principe selon lequel le mouvement d’un niveau correspond au basculement de l’autre d’un
côté ou de l’autre de sa division147.

Le nouage althussérien de politique, science et philosophie repose donc sur le principe


de la forme d’impossibilité propre à la stratégie du communisme. S’il est vrai que pas tout est

144
É. Balibar, « Une rencontre en Romagne », op. cit., p. 27.
145
Cf., entre autres, Elliott : « Avec la Réponse à John Lewis, la nouvelle définition tord le bâton aussi loin
dans la direction politiciste que l’ancienne dans la direction théoriciste » (G. Elliott, Althusser, p. 188) ;
Garo : « Ôtant à la philosophie son objet spécifique, elle en souligne surtout le caractère stratégique décisif,
la plaçant en position d’homologie par rapport à ce que Marx avait identifié comme le moteur même de
l’histoire humaine : les luttes de classes réelles. (…) [P]olitique et philosophie semblent s’intensifier l’une
par l’autre, risquant aussitôt de boucler sur lui-même le branchement singulier qui les lie » (I. Garo,
Foucault, Deleuze, Althusser, op. cit., pp. 328-329).
146
St. Breton construit, à nos yeux plus correctement, un « parallélisme » entre science et politique, lorsqu’il
propose de supposer que « “critique” et “révolution” soient les deux modes infinis d’une même activité dite
“pratique” » et que « [l]a pratique fonde ainsi, en arrière plan, un savoir critique des rapports de production et
une politique qui bouleverse l’actuelle économie » (St. Breton, Marxisme et critique, op. cit., pp. 23-24).
Cela lui permet d’identifier un moment, que l’on pourrait dire « philosophique », qui consiste à « faire droit à
l’avènement (…) [qui] a son centre dans la manière de “saisir” (et d’“être saisi par”) ce qui est dénommé
sous le terme de Tätigkeit que nous traduisons par activité » (ibid., p. 27), – activité qu’il faut comprendre à
partir du « coup d’audace » marxiste qui a été d’« “égaliser”, sur le plan social, masse et énergie, par le
moyen terme de l’exploitation » (ibid., p. 24).
147
Pour une schématisation de ce processus, cf. la fin de ce chapitre. En nous limitant à esquisser une simple
analogie entre des formes de pensée, on pourrait mettre cette idée en rapport avec la « présupposition
réciproque » du contenu et de l’expression dont parlent Deleuze et Guattari à partir de Hjelmslev en tant
qu’elle peut donner lieu à la fois à des processus de déterritorialisation et de reterritorialisation : « il y a des
degrés de déterritorialisation qui quantifient les formes respectives, et d’après lesquels les contenus et les
expressions se conjuguent, se relaient, se précipitent les uns les autres, ou au contraire se stabilisent en
opérant une reterritorialisation » (G. Deleuze, F. Guattari, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2,
Paris, Minuit, 1980, p. 111). Ce passage est suivi du bel exemple du devenir État des Soviets autour de juillet
1917 suspendu par la « sémiotique incorporelle bolchévique » de manière à permettre la relance du processus
révolutionnaire porté par le Parti. En reprenant la distinction foucaldienne entre visible et énonçable, Deleuze
insiste sur le différentiel interne à chaque niveau (entre lumière et visibilité, et entre langage et énoncés), qui
n’est au fond que le différentiel entre structure et effets, comme le lieu où l’une des deux formes peut
s’insinuer dans l’autre (cf. G. Deleuze, Foucault, Paris, Minuit, 1986, p. 73)

585
possible à tout moment, pour que quelque chose soit possible à un certain moment, il faut
qu’autre chose – le communisme – soit déjà là. Mais cette chose est précisément impossible
dans les conditions données, c’est-à-dire destinée à échouer ou à dévier. C’est pourquoi on a
besoin d’un savoir qui permette de connaitre les conditions de l’échec ou de la déviation en
tant que contingentes, c’est-à-dire à la fois nécessaires et transformables. Cette connaissance
permet alors de travailler sur ces conditions pour que ce qui est impossible continue à
s’affirmer, jusqu’à devenir possible. La philosophie est le moment de la réflexivité de l’échec
et de la déviation, le moment qui relance le processus d’apprentissage en tant que processus de
transformation des conditions de l’action. C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’idée de
« prise de distance ». Dans des notes de 1972, Althusser affirme que lorsqu’on pense au
communisme « il faut prendre la mesure de l’événement (passage d’un mode de production à
un autre, bouleversement social sans précédent) et savoir que la mesure de l’événement est
sans mesure », ce qui impose de « prendre un grand recul sur ce qui n’existe pas, justement
parce que cela n’existe pas, justement à cause de la façon de ne pas exister de cette chose »148.

Nous pourrions tenter d’illustrer ce travail d’évidement des fantasmes philosophiques


par la position d’un inexistant qui en interrompt le déploiement à travers trois exemples. Le
premier se trouve dans l’interprétation althussérienne de l’idée rousseauiste de « l’état de pure
nature ». C’est la « faculté-cœur » comme « puissance philosophique » par excellence qui
produit une telle image de « la puissance de l’origine vraie, séparée, pure, pure de toute
contamination de la dénaturation et de son effet » (CR, 94), car « pensée comme tout autre que
son résultat » (CR, 96). Cette origine est en effet pensée non pas comme origine de ses effets,
mais comme « perdue » à jamais, car « n’ayant jamais eu lieu » (CR, 181). Or, il s’agit de la
« reprendre et répéter » non pas pour espérer de la réaliser finalement, mais pour en faire le
principe d’une critique de « ses » effets, c’est-à-dire de tout contrat social – aussi idéal soit-il –
en le montrant « comme miné par sa propre mort » (CR, 183). En ce sens, si les philosophes du
droit naturel pensaient le fait accompli pour le justifier (par exemple à travers le fantasme d’un
état de nature comme origine de ses effets), si Machiavel pensait le fait à accomplir par une
« utopie théorique », car ses conditions sont absentes, Rousseau critique le fait accompli pour
relancer le fait à accomplir, en formulant une « utopie critique » : « la modalité qui distingue la
pensée de Rousseau de celle des autres utopistes, c’est la conscience critique de soi dans son
utopie même. C’est la critique appliquée à la pensée de l’utopie au moment même où la pensée
de l’utopie est pensée. C’est l’origine pensée comme perte » (CR, 184). Ne pourrait-on pas
penser la position marxiste en philosophie comme critique du fait accompli de la déviation de
la pratique politique prolétarienne dans le sens de l’État pour relancer le fait à accomplir du
communisme dont elle est porteuse dans l’actualité, tout en y inscrivant la conscience de sa

148
L. Althusser, « Projet de livre sur le communisme (1972) », A19-02.04.

586
perte nécessaire, de son être miné par sa propre mort, c’est-à-dire le principe d’une vigilance
critique à l’égard de ses propres « résultats » ?149

Un autre exemple se trouve dans Marxisme et critique où, après avoir synthétisé toutes
les formes que le matérialisme dialectique a pu prendre tout au long de son histoire (y compris
chez Althusser)150, St. Breton remarque que la nouvelle pratique de la philosophie développée
par Althusser dans les années 70 reprend certaines propositions du matérialisme historique, par
exemple « ce sont les masses qui font l’histoire » et « la lutte des classes est le moteur de
l’histoire », pour en faire des thèses philosophiques. On pourrait ajouter la thèse, que nous
avons définie comme une interpellation théorique, du parti hors État. Cette transposition peut
être interprétée de trois manières : soit les thèses philosophiques formulent des hypothèses à
vérifier par la pratique scientifique, soit elles jouent le rôle d’indication, en montrant le chemin
à parcourir sans prescrire des contenus particuliers, soit elles jouent un rôle critique. C’est cette
dernière possibilité que, nous semble-t-il, Breton se propose de développer, en revenant sur la
thèse althussérienne selon laquelle si dans le surgissement de la science « la position politique
(de classe) occupe la position déterminante », « c’est la position philosophique qui occupe la
place centrale, car c’est elle qui assure le rapport théorique entre la position politique et l’objet
de la réflexion » (EA, 120). Cette position rend possible « une opération irréductible qui, sans
être un savoir, annonce ce savoir en lui fournissant le milieu indispensable à son
avènement »151. Cette opération est celle d’une « auto-limitation » (qui est aussi une « auto- et
hétéro-réduction » de la philosophie elle-même) qui marque l’impossibilité de « saturer » (on
pourrait dire de « totaliser ») le champ où la pratique et la théorie se déploient. Nous pourrions
dire que cette limitation-réduction philosophique déjoue la saturation de ce champ par les
phantasmes philosophiques de sa maitrise, et, dit Breton, elle permet ainsi de repenser ce qui
est à faire à partir de ce qu’il est impossible de maintenir, et qu’il faut donc transformer. Celui-
ci est justement le rôle de la transformation des propositions scientifiques en thèses
philosophiques. Breton propose alors que « le rapport du savoir et du politique, du critique et
du révolutionnaire exige une théorie de la schématisation », qui prend la forme d’une
« dramatisation » proprement philosophique : « La dramatisation sensibilise ce qui est à faire à
travers ce qui ne peut plus être »152.

149
Sur l’origine comme abîme, cf. aussi PH, 333.
150
Le matérialisme dialectique a pu être ontologie ou épistémologie du matérialisme historique. C’est la
deuxième qui a été développée par Althusser dans la première moitié des années 60, sous la forme d’une
analyse des catégories qui sous-tendent le discours scientifique (en particulier celle de causalité) et d’une
analyse du « nouvel esprit scientifique ». Breton remarque alors justement que dans le cas de la version
épistémologique du matérialisme dialectique, il n’y a pas de raison pour laquelle il ne faudrait pas laisser au
matérialisme historique le soin de se penser lui-même comme pratique scientifique. C’est précisément ce
dont Althusser se rend compte, en transformant alors la philosophie en « Metaxu platonicien » entre pratique
politique et pratique scientifique (cf. St. Breton, Marxisme et critique, op. cit., pp. 122-125).
151
Ibid., p. 130.
152
Ibid., pp. 136-138. Nous reviendrons dans quelques pages sur le rapport entre philosophie et théâtre chez
Althusser.

587
Un dernier exemple relève de la prise en compte de ce qu’Althusser appelle l’« histoire
des “objets” non philosophiques » (IP, 102) refoulés par la philosophie produite comme
philosophie : la matière, le travail, le corps, la femme, l’enfant, la folie, les prisonniers, les
barbares, métèques, étrangers ou indigènes, le pouvoir d’État, la lutte des classes et la guerre
(cf. IP, 101). Cette histoire esquisse en effet bien, comme l’a souligné Sibertin-Blanc, « une
tout autre pratique de l’inexistant »153.

Utopie théorique – rappelant que tout idéal, y compris le communisme, est voué à sa
perte –, interpellation théorique – indiquant ce qui fait dévier la stratégie du communisme et ne
peut plus durer –, et histoire de la non-philosophie – évoquant ce qui dans ces déviations est
laissé pour compte ou ignoré et d’où il faut répartir pour réaffirmer la stratégie –
constitueraient donc trois formes de l’évidement des fantasmes philosophiques opéré par la
nouvelle pratique de la philosophie.

À la lumière de ces réflexions, il est alors possible de reprendre la question de la


philosophie comme lutte « éternelle » des tendances idéaliste et matérialiste. Si la tendance
matérialiste reconnait et favorise le déploiement de l’hétérogénéité constitutive des pratiques et
des idées humaines, à la différence de la tendance idéaliste qui tente de les ramener à une unité,
il est clair que la première ne peut pas dans cette lutte prendre la place de la seconde, ce qui
signifierait céder aux règles du combat dictées par sa domination et laisser l’empreinte idéaliste
qu’elle porte en elle prendre le dessus. Ainsi, la philosophie matérialiste – s’il a encore du sens
l’appeler de cette manière154 – doit plutôt rompre le rapport même qui la prend dans le cercle la

153
G. Sibertin- Blanc, « Préface », IP, 31.
154
Althusser nous met en garde contre l’effet de miroir produit par les appellations mêmes d’idéalisme et
matérialisme : « l’invocation du matérialisme est à la fois le signe d’une exigence, le signe qu’il faut nier
l’idéalisme, mais sans sortir, sans pouvoir sortir du couple en miroir idéalisme/matérialisme, donc un signe,
mais en même temps un piège : puisqu’on ne sort pas de l’idéalisme en prenant son contre-pied, en énonçant
son contraire ou (…) en le “renversant”. Donc on ne peut parler de matérialisme qu’avec méfiance : le mot ne
fait pas la chose, et quand on y regarde de près la plupart des matérialismes ne sont que des idéalismes
renversés, c’est-à-dire encore des idéalismes » (SP, 96-97). Althusser renvoie alors au concept de « sur-
matérialisme » forgé par Lecourt pour essayer de sortir du vis-à-vis entre matérialisme et idéalisme (cf.
SP, 102). L’ouvrage en question formule des thèses conclusives extrêmement proches de celles que l’on
trouve dans les « manuels » althussériens de l’époque, en particulier dans l’Initiation : « [la « nouvelle »
pratique de la philosophie] ne serait pas la mise au point d’une “théorie” ou d’une “doctrine” qui agencerait
contre la première une autre “machine” linguistique destinée à procéder à une unification idéologique
opposée. Elle serait plutôt une “anti-machine” qui, pratiquant la philosophie sur un mode radicalement
dissymétrique, démonterait systématiquement les rouages de la première pour produire la levée de cette
dénégation et, de ce fait, sur la base d’une étude concrète de la contradiction ainsi mise en acte, procèderait
contre leur résorption à la restauration des différences qui s’établissent et se transforment entre les pratiques
sociales dans le mouvement de leur entrelacement. (…) Une philosophie qu’on pourrait dire “critique” au
sens où elle serait la permanente mise en crise des formes théoriques que tend à unifier toute idéologie
dominante. Convient-il de désigner un tel mode de philosopher comme “matérialiste” ? (…) [L]e danger, qui
n’est pas seulement spéculatif, est aujourd’hui que le mot “matérialisme” soit aussitôt entendu comme une
conception du monde renvoyant à la “matière” comme instance de synthèse exprimant un point de vue de
classe unifié. (…) [I]l nous paraît nécessaire (…) de parler plutôt de “sur-matérialisme” que de
matérialisme » (D. Lecourt, L’ordre et les jeux. Le positivisme logique en question, Paris, Grasset, 1981,

588
conduisant vers l’idéalisme : il ne s’agit pas simplement d’assumer consciemment ce cercle.
Certes, ce cercle ne peut pas être simplement abandonné, mais les mécanismes de son
fonctionnement, les règles de son jeu, peuvent être suspendues, voire transformées : la
nouvelle pratique de la philosophie « doit se battre sur le champ de bataille philosophique
existant, et elle doit accepter les règles du combat, ou plutôt elle doit imposer ses propres
règles de combat, mais dans ce même champ » (IP, 375).

Il serait d’ailleurs possible de pousser les réflexions d’Althusser encore plus loin en
rappelant que, contrairement à ce qu’il affirme dans l’ensemble des textes que nous venons de
commenter, lorsqu’il était question de rendre compte du surgissement de la science marxiste, il
affirmait que ce surgissement est commandé par une révolution philosophique, et non pas
seulement suivi par elle. Ce qui signifie que si la science marxiste a pu naitre c’est parce qu’il
y a eu un moment où la pratique politique du mouvement ouvrier, qui commençait à l’époque à
se développer et à laquelle Marx commençait à se lier, a échoué et a donc dû rompre
philosophiquement avec sa propre philosophie, suspendre le mécanisme la conduisant à
s’enliser dans des formes idéologiques en décalage par rapport à la stratégie du communisme,
et appeler par là une science capable de lui permettre de maitriser les conditions de cet échec.
Cette précision est importante dans la mesure où elle nous permet de remettre en question
l’idée, que l’on n’a pas encore questionnée jusqu’à présent, selon laquelle la philosophie serait
fondamentalement une discipline. Althusser ne nie évidemment pas qu’il existe une discipline
nommée philosophie, et considère même qu’opérer en son sein c’est aussi, qu’on le veuille ou
non, opérer dans la lutte des classes. En même temps, si quelque chose comme une nouvelle
pratique de la philosophie a pu opérer avant le surgissement de la science marxiste dont la
transformation de la discipline philosophique dépend, ne faut-il pas en conclure que la
philosophie existe aussi ailleurs que dans des cadres disciplinaires ?

Selon Balibar, chez Althusser « toute pratique est philosophique, ou si l’on veut il y a
de la philosophie partout. (…) Ce qui, on le voit, confère une signification très étrange à
l’“immanence” philosophique, à l’idée que les effets philosophiques sont toujours internes à la
philosophie, se produisent “dans” la philosophie : bien loin que cette intériorité enferme la
philosophie (…) dans un espace clos, elle est elle-même immédiatement extériorité absolue
(…). La philosophie est en quelque sorte la “cause absente” de toute pensée des rapports de
force dans les pratiques et entre elles »155. Ceci inscrit Althusser dans le sillage d’auteurs

pp. 215-216). Duroux a récemment rappelé qu’Althusser « a toujours oscillé entre deux nominations de la
position [en philosophie] : la nomination de classe et la nomination matérialiste, sans que les choses soient
complètement tranchées » (Le passage des temps. Conversation avec Yves Duroux », op. cit., p. 71). Dans la
mesure où la première risque toujours de reconduire à la constitution d’une nouvelle idéologie dominante,
Althusser penche finalement pour la deuxième comprise comme « une prise de position dans la théorie, avec
des thèses qui décalent, écartent et ouvrent des espaces, pour les pratiques » (ibid., p. 74).
155
É. Balibar, « L’objet d’Althusser », op. cit., p. 104.

589
comme Spinoza, qui disait que « les hommes pensent »156, ou de Gramsci, qui disait que « tous
les hommes sont philosophes »157. C’est en effet Althusser lui-même qui reprend à son compte
la thèse de Gramsci. On peut l’entendre de deux manières. Dans un premier sens, tout homme
est philosophe parce qu’il est soumis à des idéologies toujours déjà travaillées par la
philosophie : tout homme « reçoit (…), au travers de l’idéologie dominante, ou de l’idéologie
de la classe dominée élaborée philosophiquement, comme des “retombées” philosophiques,
dans la mesure où elles finissent par pénétrer son idéologie spontanée » (IP, 384-385). Mais,
demande Althusser, pour dépasser la passivité de la réception de ces retombées, faut-il
nécessairement lire les philosophes ? Pas nécessairement : « la philosophie ne s’enseigne pas
(…), elle s’apprend de la pratique, à condition de réfléchir sur les conditions de cette pratique,
sur les abstractions qui la commandent, et sur le système conflictuel qui gouverne et la société,
et sa culture » (IP, 385). Ainsi, tout homme est philosophe en un sens plus profond, au sens où
tout homme est habité par une « philosophie naturelle » : « Que trouve-t-on au fond de cette
“philosophie” ? Gramsci l’avait très bien expliqué quand il disait : une certaine idée de la
nécessité des choses (qu’il faut subir), donc un certain savoir, d’une part, et une certaine
manière de se servir de ce savoir dans les épreuves ou les bonheurs de la vie, donc une certaine
sagesse, d’autre part » (IP, 55). Althusser souligne ensuite que cette philosophie « est très
“active” : elle suppose que l’homme peut quelque chose en face de la nécessité de la nature et
de la société, elle suppose une profonde réflexion et concentration sur soi, et une grande
maîtrise de soi dans les extrémités de la douleur ou dans les facilités du bonheur » (IP, 55-56).
Comme toute philosophie, cette philosophie n’est toutefois jamais pure. Au contraire, « cette
attitude, apparemment active, exprime le plus souvent un refuge dans la passivité. (…)
Activité, donc, mais passive ; activité, donc, mais résignée » (IP, 56)158. D’où vient cette
résignation ? Althusser en identifie deux sources. D’un côté, la philosophie produite comme
philosophie : « l’immense majorité des philosophies sont des formes de la résignation, ou pour
être plus précis de la soumission aux “idées de la classe dominante” (…), donc à la domination
de classe » (SR, 45) ; de l’autre côté, l’absence de lutte ou la défaite : « dans les grandes
masses qui n’ont pas encore été éveillées à la lutte, ou même chez ceux qui se sont battus,
mais ont connu la défaite, il y a un fond de résignation » (IP, 56-57). On peut en conclure
qu’inversement, la philosophie naturelle sera active chez ceux qui ont été « éduqués » par la
lutte et qui, même dans la défaite, n’ont pas été vaincus. Et nous savons désormais que le
matérialisme – la suspension des fantasmes philosophiques faisant dévier (donc échouer) la

156
B. Spinoza, Éthique, Livre II, Axiome 2. Althusser ne cite pas, à notre connaissance, ce passage, qui est
toutefois à reconduire à une formule du Traité de la réforme de l’entendement qu’il n’a jamais cessé de citer :
« habemus enim ideam veram ».
157
A. Gramsci, Cahiers de prison, op. cit., Cahier 11 (cf., entre autres, IP, 52).
158
« Si l’on peut tirer une éthique de ces pages elle comporte de penser (…) une tragédie mondaine sans
résignation » (A. Toscano, « The Detour of Abstraction », op. cit., p. 75).

590
stratégie du communisme et l’apprentissage par l’erreur permettant d’en transformer les
conditions – est un outil essentiel pour sortir gagnant d’une défaite.

Une autre manière de rendre compte de cette pratique de la philosophie serait de


l’identifier en termes psychanalytiques comme le moment où le contre-transfert, c’est-à-dire le
contre-investissement par lequel le parti se sert du transfert par lequel les masses l’investissent,
est suspendu, ce qui permet ensuite de le maitriser, afin de favoriser le déploiement du savoir
des masses. Althusser mobilise en effet parfois le référentiel psychanalytique pour traiter de la
philosophie. La pratique philosophique de Lénine serait alors « une pratique de la cure
philosophique » (EII, 353) : « il faut par un travail sur les fantasmes de la philosophie faire
bouger quelque chose dans l’agencement des instances de l’inconscient philosophique pour
que le discours inconscient de la philosophie trouve son lieu – et parle à haute voix du lieu
même que lui assignent les instances qui le produisent » (LP, 60). Une double conséquence
s’ensuit de ce déplacement : « “[p]arole pleine” est alors donnée à ce qui auparavant
“ruminait” une “parole vide” » (EII, 354), ce qui permet de « libérer le “contenu” objectif
retenu dans les discours philosophiques sous la domination et l’organisation de l’effet-
philosophie » (EII, 355). Voici comment Macherey rend compte de ces deux conséquences :
« Althusser use d’une formule à double sens : le discours de la philosophie “parle du lieu que
lui assignent les instances qui le produisent”. Il parle “de” ce lieu d’abord en ce sens qu’il parle
à partir de lui. Mais, en un deuxième sens, s’il parle “de” ce lieu, c’est parce que, ayant trouvé
d’où il parle, il en parle, c’est de cela qu’il parle justement, du lieu que lui assignent les
instances qui le produisent, et de rien d’autre. Ce qui évoque encore le vide propre à un énoncé
qui n’a absolument rien d’autre à dire que son propre vide »159. C’est précisément ainsi que
cette « parole pleine » n’est pas simplement l’assomption (consciente) du lieu (politique) d’où
la philosophie parle, mais, parlant de ce lieu, elle « libère le contenu » retenu dans l’« effet-
philosophie », elle libère les pratiques et idées sociales qui sont organisées et hiérarchisées par
lui. Ne pourrait-on pas alors parler de « traversée du fantasme philosophique » ? Pour
Althusser, comme pour Lacan dans les années 60, le but de la cure réside précisément dans la
traversée du fantasme160. Dans une lettre de 1973, Althusser écrit alors que « traversée active =

159
P. Macherey, « Althusser : Lénine et la philosophie », op. cit., p. 278.
160
"i#ek a beaucoup insisté sur cet aspect, en relevant la distinction lacanienne entre identification
symbolique – l’identification à telle ou telle image (le moi idéal) : par exemple à une certaine image du
militant – et fantasme fondamental – posant les coordonnées mêmes de toute identification socialement
viable (l’idéal du moi) : par exemple une idée du militantisme comme participation au projet d’un Sujet ancré
dans le sens de l’histoire. « Cela conduit à une distinction ultérieure entre les réarticulations symboliques, ou
les variations du fantasme fondamental qui ne sapent pas son emprise (…), et la possible “traversée” du, prise
de distance par rapport au fantasme fondamental lui-même – le but ultime du traitement psychanalytique est
que le sujet défasse l’ultime “attachement passionné” qui garantit la consistance de son être, en se soumettant
alors à ce que Lacan appelle “destitution subjective” » (S. "i#ek, The Ticklish Subject, op. cit., p. 316). Nous
avons toutefois souligné que cet « acte » de destitution subjective se limite à renvoyer le sujet à son propre
vide comme origine – « le fantasme fondamental (…) étant déjà un remplisseur, une formation qui recouvre

591
transformation » et précise que « les fantasmes sont des rapports (…) comparables, en tant que
rapports, aux rapports de production (…) et nous savons ce qu’il faut de “travail” pour les
“transformer” en les “traversant” »161.

Une autre analogie qu’Althusser mobilise souvent pour comprendre l’opération de la


nouvelle pratique de la philosophie est celle avec le théâtre. Nous ne l’avons malheureusement
pas suffisamment explorée, mais nous y avons fait allusion en mobilisant la notion de « scène »
pour traiter des différentes formes de lutte des classes. Althusser compare en effet
explicitement la révolution de Marx dans la philosophie à la révolution de Brecht dans le
théâtre (cf. EII, 564) en affirmant que Brecht aussi s’oppose au théâtre qui fait de la politique
en le déniant et soutient qu’« il faut occuper dans la philosophie comme dans le théâtre, la
place qui représente la politique » (EII, 570). La manière dont cette représentation opère est à

un certain écart/vide » (ibid., p. 315). Chez Althusser, la traversée du fantasme et la destitution subjective qui
l’accompagne renverraient plutôt, à travers le savoir du matérialisme historique, aux processus réels de la
lutte de classes prolétarienne, en tant qu’elle se constitue à travers des rencontres et articulations alternatives
des éléments du tout social porteuses d’un effet de société alternatif, et en tant qu’elle se plie aussi en même
temps au fantasme fondamental soutenant l’effet de société dominant. La traversée permet ainsi le
développement d’un savoir de la transformabilité des conditions rendant une telle déviation nécessaire. Il
nous semble que la lecture badiousienne de Lacan aille davantage dans le sens d’Althusser lorsqu’il définit
l’acte analytique comme « l’assomption d’un savoir qu’on doit cesser de supposer détenu par l’analyste. (…)
Un savoir insupposable signifie (…) un savoir qui n’est justement plus captif de la singularité d’un sujet, qui
n’est plus captif de la position de l’analyste, parce qu’il peut être intégralement transmis à n’importe qui »
(A. Badiou, Lacan. L’antiphilosophie 3 (1994-1995), Paris, Fayard, 2013, p. 37). L’acte analytique est alors
« destitution de la vérité au profit du savoir » (ibid., 35). Ce savoir est intrinsèquement lié à la politique : « au
sens où elle fait trou dans la discursivité imaginaire et les positions subjectives qu’elle implique, la politique,
pour Lacan, c’est le fonctionnement du savoir » (ibid., p. 145). Ce fonctionnement vient interrompre le
processus par lequel la politique, comme « trou imaginaire dans le réel du Capital », conçu comme
« dissémination universelle » (ibid., 131), fait surgir un « groupe consolidé, aux dépens de l’effet du
discours » (ibid., p. 132), lequel doit être compris précisément comme le déploiement d’un savoir
transmissible. La soumission du discours au groupe est en particulier parachevée par l’intervention de la
philosophie qui « appelle politique le fait que le groupe l’emporte sur le discours » (ibid. p. 133). En
reprenant le reproche adressé par Lacan à Marx, selon lequel ce dernier aurait « réinsufflé dans le prolétariat
la dit-mension du sens » (J. Lacan, « Monsieur A », Ornicar ?, n° 20-21, 1980), Badiou commente : « ce qui
est ici reproché à Marx, c’est d’avoir été philosophe. (…) Marx a fait que le prolétariat comme groupe
l’emporte sur toute possibilité d’un discours. (…) Cela, c’est la position du Parti. (…) Marx est le philosophe
qui a d’avance bouché le trou, en légitimant discursivement que le groupe l’emporte sur le discours, en
lançant quoi ? Eh bien, le Manifeste du parti communiste, c’est-à-dire en faisant dire que le groupe était la
condition du discours. (…) Il y aurait un réel de la chose s’il avait existé une discontinuité discursive
prolétarienne, si je puis dire, autorisant le groupe » (ibid., pp. 133-134). Il nous semble que, de son côté,
Badiou n’insiste pas suffisamment sur l’opération requise pour suspendre l’effet de la philosophie, opération
qui intervient au moment de la destitution du sujet supposé savoir en permettant au discours de se déployer
sans demander l’autorisation du groupe. Celle-ci serait selon Althusser justement l’opération de la nouvelle
pratique de la philosophie. Badiou semble au contraire se fier à « une autorisation symbolique qui fonctionne
toute seule » (ibid., p. 145). J. Lenoble a récemment critiqué cette perspective, en insistant sur l’importance
de développer une « attention à l’opération de sujectivation interne à tout processus d’action » et à sa
« réflexivité », attention rendant possible une opération en trois temps : « (a) la reconstruction de la
représentation identitaire singulière qui nous surdétermine, (b) une opération “d’évidement”, c’est-à-dire
l’assomption du “vide identitaire” qu’implique une telle attention à la réflexivité de l’action et qui doit donc
définir notre rapport à cette identité singulière d’arrière-plan et (c) l’ouverture possible à un acte de
déplacement et d’initiation d’une nouvelle figure possible de subjectivation » (J. Lenoble, « Le dernier
enseignement de Lacan : vers une approche réflexive du Un réel », Les carnets du Centre de philosophie du
droit, n° 165, 2015, pp. 14-15).
161
L. Althusser, « Lettre du 2 septembre 1973 », in Lettres à Hélène, op. cit., p. 642.

592
chercher dans les réflexions de 1962 du « “Piccolo”, Bertolazzi et Brecht », où Althusser
montre comment le « théâtre matérialiste » de Strehler et de Brecht dispose sur la même scène
deux scènes (par exemple, dans la mise en scène de la pièce de Bertolazzi par Strehler, celle de
la conscience mélodramatique et celle des conditions d’existence du sous-prolétariat) pour que
la seconde interrompe le processus par lequel la première tend à imposer un sens à la pièce, de
manière à diviser la subjectivité du spectateur. Balibar a bien mis en relief qu’en mettant en
question l’interprétation classique du théâtre de Brecht comme mise en vis-à-vis de la
conscience du spectateur et du spectacle pour que la première soit repoussée par le deuxième
(l’effet de distanciation), Althusser le conçoit comme « la disposition de plusieurs scènes sur la
scène, ou (…) une “double installation” par laquelle le spectateur est porté sur la scène afin
qu’elle s’introduise dans la conscience du spectateur et produise des séquelles dans sa vie.
C’est encore l’idée (…) d’une “distanciation” qui est aussi une “dislocation”, qui devient un
“déplacement”, déplaçant l’“agir” comme tel ou déplaçant les agents afin de déplacer leurs
actions »162. À partir de ce principe, il est possible de penser « un modèle dramaturgique de la
fonction politique et de la transformation politique de l’idéologie »163. C’est en effet au fond la
même chose qui se produit dans la lutte des classes où plusieurs « scènes » de lutte s’affrontent
et la nouvelle pratique de la philosophie doit les « dramatiser » pour suspendre le mouvement
par lequel la scène dominante impose un sens à la lutte. Il est alors important de souligner avec
Balibar que le théâtre brechtien ne se limite pas à « interrompre » l’imposition d’un sens à la
scène, mais que cette interruption relance un processus placé sur une autre scène. C’est
pourquoi le théâtre chez Brecht ne comporte pas seulement une distanciation, mais aussi,
comme le relève Althusser, une « joie de comprendre, joie de se sentir capable de prendre part
à la transformation du monde, joie de la transformation » (EII, 574)164.

162
É. Balibar, « Althusser’s Dramaturgy and the Critique of Ideology », op. cit., p. 9.
163
Ibid., p. 4.
164
Sibertin-Blanc a suggéré qu’à partir de ces écrits, il serait possible de construire une théorie des pratiques
artistiques « en tant qu’elles contribuent à l’incorporation de[s] rapports imaginaires [de l’idéologie] dans un
être sensible de classe », qui serait « une production socio-esthétique de manières de sentir, d’affecter et
d’être affecté, sans lesquelles lesdits rapports imaginaires resteraient pure abstraction » (G. Sibertin-Blanc,
« De la théorie du théâtre à la scène de la théorie », op. cit., pp. 256-257). Dans ce cadre aussi, le principe du
vide d’une distance prise doit être introduit. Dans une lettre de 1966, Althusser écrit à ce propos : « Ce que
l’art nous donne à voir, nous donne donc dans la forme du “voir”, du “percevoir”, et du “sentir” (qui n’est
pas la forme du connaître), c’est l’idéologie dont il naît (…). Balzac et Soljenitsyne nous donnent (…) une
vue qui suppose un recul, une prise de distance intérieure sur l’idéologie même dont leurs romans sont issus.
Ils nous donnent à “percevoir” (et non à connaître), en quelque sorte du dedans, par une distance intérieure,
l’idéologie même dans laquelle ils sont pris » (EII, 582). Pour une tentative de reconstruire une théorie
althussérienne de l’art, cf. W. Montag, Louis Althusser, Basingstoke-New York, Palgrave Macmillan, 2003.

593
Schéma de la prise de forme politique de la théorie

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594
Conclusion. Althusser, ses horizons, et nous

En retraçant le parcours d’Althusser, nous avons présenté la manière dont il s’est


trouvé à prendre position au sein de certaines conjonctures, ainsi que la manière dont sa pensée
a été infléchie par ces prises de position. Nous avons en particulier montré comment la
question de l’initiative des masses comme principe pour définir la lutte des classes
prolétarienne dans son autonomie, c’est-à-dire en tant qu’elle s’excepte de la forme dominante
de la lutte des classes, occupe une place de plus en plus centrale dans sa réflexion. Elle se
manifeste à partir de son analyse des effets théorico-politiques de la révolution culturelle
chinoise, en passant par l’ambigüité de sa position à l’égard de Mai 68, jusqu’à ses démêlés
avec la stratégie adoptée par le PCF à la suite de la signature du programme commun et de sa
participation au mouvement eurocommuniste, dont l’abandon du concept de dictature du
prolétariat constituait en quelque sorte le symptôme théorique. Althusser infléchit ainsi
progressivement la thèse – introduite dès Lire Le Capital – de la coexistence dans toute
formation sociale d’une pluralité de modes de production, c’est-à-dire d’une pluralité
d’articulations du tout social, incompatibles, dans le sens de la prise en compte des pratiques
des masses comme porteuses, dans l’actualité, d’une tendance communiste. Ainsi, le lieu de la
stratégie se déplace de la pratique théorique à la pratique politique, ce premier déplacement
correspondant au passage du principe de l’initiative politique du parti aux masses. Jusqu’au
milieu des années 60, la pratique théorique était en effet censée, à la lumière de la systématicité
de ses concepts telle qu’elle est explicitée et fixée par la philosophie, définir les objectifs et les
moyens de la pratique politique prolétarienne – c’est-à-dire poser la stratégie du communisme
et ses formes d’organisation –, de manière à rendre visibles les rencontres qui, dans l’actualité,
soutiennent la virtualité d’un autre mode de production. Un tel travail ne suppose pas la
constitution d’une nouvelle figure du philosophe-roi, mais une conception très exigeante de la
formation théorique et du parti comme dispositif expérimental visant à faire de tout militant un
intellectuel en lui appropriant sa pensée. C’est dans la conjoncture déterminée par ses débats
avec les étudiants en 1963 que cette position se cristallise et c’est à partir d’une autre
conjoncture, déterminée par la réunion du Comité central d’Argenteuil de 1966, qu’Althusser
commence à aborder le problème de la forme d’organisation comme n’étant pas neutre et à
soumettre la fonction de l’organisation et de la théorie au principe de l’initiative des masses. À
partir de là, l’opération de position de la stratégie est reconnue aux masses telles qu’en leur
sein se développent des rencontres qui esquissent la tendance communiste en entravant la
reproduction du mode de production capitaliste. La théorie intervient alors lorsque, face à

595
l’inévitable échec d’une politique prolétarienne s’exceptant des conditions surdéterminées par
la forme dominante de la lutte des classes, elle permet aux masses de s’approprier leur propre
pensée, c’est-à-dire de s’approprier cognitivement des conditions de leur propre stratégie, par
la constitution d’un savoir des transformations auxquelles ces conditions doivent être soumises
pour qu’elles puissent soutenir la tâche impossible dont elles sont les porteuses. Ce qui signifie
que la théorie intervient pour affirmer la force de pensée des masses. Tout au long des
séquences qui scandent ce parcours, est déployé un questionnement de la forme d’organisation
comme lieu d’une capacité subjective de s’adapter aux conditions données tout en les
transformant pour qu’elles soutiennent la tâche impossible définie par la stratégie du
communisme.

1. Althusser et ses horizons

Nous avons insisté sur le fait que, contrairement aux reproches qui lui ont été
régulièrement adressés, et qu’il a lui-même pour partie endossés, la démarche d’Althusser a
depuis le début été de part en part théorique et politique. Il nous semble qu’une telle
affirmation peut être mieux justifiée en élargissant davantage notre regard, au-delà des
différentes conjonctures au sein desquels Althusser est, de manière plus ou moins directe,
intervenu, pour saisir ce que l’on pourrait appeler les déterminations « épochales » qui
façonnent l’horizon même de sa pensée. Cet élargissement comporte lui-même plusieurs
niveaux de généralité. Le niveau le plus général est celui dont les coordonnées sont définies,
comme nous l’avons montré dès notre introduction, par la rencontre, l’union et la fusion
tendancielles du mouvement ouvrier organisé et de la théorie scientifique de la société et de
l’histoire initiée par Marx. Il ne faut jamais oublier que c’est dans ce cadre qu’Althusser pense,
c’est-à-dire qu’Althusser n’est philosophe marxiste qu’en tant que militant communiste. Il faut
toutefois aussi saisir comment la manière dont Althusser pense dans ce cadre général est elle-
même déterminée en fonction d’autres coordonnées épochales, qui lui permettent en quelque
sorte de sonder l’état de l’union de la théorie marxiste et du mouvement ouvrier. On peut les
définir à partir de deux lettres écrites par Althusser dans l’année cruciale de 1966. Voici
comment il rend compte des conditions ayant rendu possibles Pour Marx et Lire Le Capital :
L’« espace » dans lequel j’ai pu publier le premier (ou les premiers) [livres] était fait d’une situation
doublement critique : 1/ la crise ouverte par le XXe Congrès, ouverte mais non résolue par lui (Staline
et sa critique, proclamée, mais non faite), 2/ la crise ouverte entre le pc soviétique et le pc chinois, là
aussi crise ouverte, mais non résolue. Que ces crises fussent ouvertes et non résolues veut dire qu’elles
avaient ouvert, sans le clore, un espace problématique où on pouvait s’avancer tout simplement parce
que cet espace était vide1.

Les deux coordonnées essentielles de l’entreprise althussérienne sont donc le rapport de


Krouchtchev au XXe Congrès du PCUS de 1956 et la crise sino-soviétique ouverte depuis la fin

1
L. Althusser, « Lettre du 26 novembre 1966 », Lettres à Franca, op. cit., p. 728.

596
des années 502. Ces deux coordonnées sont évidemment liées entre elles. C’est en effet la
réponse soviétique aux crimes staliniens, s’exprimant par l’incitation au respect de la « légalité
socialiste » et le développement de la stratégie de la coexistence pacifique, et « expliquant » le
stalinisme par le simple mot de « culte de la personnalité », qui avait suscité la réaction – qui
s’explique en réalité plus par la divergence des intérêts nationaux entre les deux États que par
des raisons de doctrine – de Mao et du PCC. La déstalinisation était alors comprise comme une
forme de révisionnisme et comme le principe d’une réinstauration du capitalisme en U.R.S.S.
Le geste althussérien, consistant à formuler une critique de gauche, révolutionnaire, du
stalinisme, à l’encontre de la critique officielle du PCF, qui avait simplement recouvert d’un
voile humaniste la poursuite de ses pratiques staliniennes, ne pouvait donc pas ne pas
rencontrer la position chinoise. Il faut bien saisir comment, à travers ces coordonnées, c’est
bien la question de l’union de la théorie marxiste et du mouvement ouvrier qui se pose aux
yeux d’Althusser. En effet, l’humanisme soviétique était perçu par Althusser comme un
abandon de la théorie marxiste elle-même, dont les effets, comme il le remarque dès Pour
Marx, ne pouvaient qu’avoir des répercussions sur les problèmes posés par les formes
d’organisation et d’action – en permettant tout simplement d’esquiver toute forme de
rectification3.

Rappelons rapidement les éléments essentiels de la critique althussérienne du


stalinisme, tel qu’ils sont synthétisés dans la Réponse à John Lewis. La manière dont cette
« critique de gauche » prend forme est bien connue : bien qu’il affirme qu’elle doive prendre la
forme d’une analyse des formes des rapports de production et de la lutte des classes en
U.R.S.S., Althusse en réalité se limite à énoncer la thèse de la persistance dans la version
stalinienne et post-stalinienne du marxisme du couple, qui constitue le cœur de l’idéologie
bourgeoise, de l’économisme et de l’humanisme. Cette persistance produit le remplacement
tendanciel de la fusion du mouvement ouvrier et de la théorie marxiste par une fusion entre le
mouvement ouvrier et l’idéologie bourgeoise, c’est-à-dire qu’elle produit et recouvre un
manque de théorie. Cette substitution est « une affaire de rapports de force dans la lutte des
classes, mais aussi, et en même temps, de position de classe dans la lutte des classes, dans la

2
Entre elles, la deuxième prime de loin sur la première. À l’encontre des accusations de stalinisme qui lui
avaient été adressées par (entre tant d’autres) Thompson, Anderson a affirmé que « la crise sino-soviétique,
qui ne reçoit même pas une mention dans Misère de la théorie, est le vrai arrière-fond politique de Pour
Marx et Lire Le Capital » (P. Anderson, Arguments, op. cit., p. 106). Ainsi, « si Althusser doit être accusé
pour sa trajectoire politique, il doit être critiqué pour ses mauvaises évaluations naïves du régime de Mao en
Chine plutôt que pour ses rêves supposés pour celui de Staline en Russie » (ibid., p. 110).
3
Rappelant que la question de la déshégélianisation du marxisme (autre cheval de bataille althussérien avec
la critique de l’humanisme théorique) était déjà à l’ordre du jour dans la période stalinienne, Garo affirme
que la critique althussérienne de la persistance du stalinisme par le biais de la critique de la réhégélianisation
du marxisme constitue une sorte d’« orthodoxie à contre-temps, remettant en cause les timides critiques
émises par la direction thorézienne au début des années 1960 » (I. Garo, Foucault, Deleuze, Althusser, op.
cit., p. 286). Sur l’histoire complexe (sur laquelle Althusser fait systématiquement l’impasse) du rapport entre
l’hégélianisme et l’histoire de la pensée marxiste française, cf. F. Carlino, « Lectures de Hegel “à la lumière
du marxisme” et genèse de la “coupure épistémologique” », in Cahiers du GRM, n° 8, 2015.

597
“ligne”, l’organisation et les “pratiques” de la lutte des classes du Mouvement ouvrier » (RJL,
90). Cette substitution est en effet corrélative à la renonciation par le mouvement ouvrier à une
poursuite sa propre lutte des classes depuis son autonomie : l’idéologie dominante « pèse de
tout son poids sur le Mouvement ouvrier et le menace dans ses œuvres vives, s’il ne lutte pas
résolument contre elle à partir de ses propres positions, extérieures et étrangères à elle, car
prolétariennes » (RJL, 87). La forme que cette idéologie prend dans le mouvement ouvrier est
celle de l’évolutionnisme des forces productives couplé à des « déclarations cruellement
“humanistes” » (RJL, 96), comme celle prononcée par Staline dans un discours du 4 mai 1935
selon laquelle l’homme est « le capital le plus précieux »4. Althusser estime par ailleurs que,
toutes proportions bien gardées, la déviation stalinienne est « une forme de la revanche
posthume de la IIe Internationale, comme une résurgence de sa tendance principale » (RJL,
93), c’est-à-dire précisément de sa tendance économiciste. Althusser conclut alors en affirmant
que « la seule “critique” historique (de gauche) de l’essentiel de la “déviation stalinienne”
qu’on puisse trouver (…) est (…) la critique silencieuse, mais en actes, accomplie par la
Révolution chinoise » (RJL, 97)5.

4
« L’humanisme apparaît comme l’envers de l’étatisme : c’est l’État qui fait fonctionner l’économie selon
les besoins de l’Homme. La production pour les besoins se transforme en production pour la production, en
accumulation continuelle de nouveaux moyens de travail. Faire du socialisme la conséquence du
développement des forces productives justifie l’exploitation des travailleurs. Marx voyait dans la réduction
de la journée de travail la condition de leur libération ; Lénine le croyait encore naïvement. Aussi tentaient-ils
de disjoindre la productivité du temps de travail, que leurs prétendus successeurs lient au contraire
systématiquement comme le capital lui-même » (J. Robelin, Marxisme et socialisation, op. cit., p. 72).
5
Elliott a raison d’insister sur le caractère limité de la critique althussérienne, qui revient à attribuer au
stalinisme la simple faute d’économisme et tend à expliquer ce dernier comme une déviation théorico-
idéologique, sans véritablement analyser les rapports de classe en U.R.S.S. Elliott considère aussi que les
ouvrages monumentaux de Bettelheim sur l’U.R.S.S. (Les Luttes de classes en URSS, trois tomes, Paris,
Seuil/Maspero, 1974-1977-1982), au demeurant infiniment plus riches et approfondis que les indications
d’Althusser en ce qui concerne les rapports de classe, tombent sous la même critique. Dans un texte inédit de
1969, où Althusser pose les coordonnées d’une histoire du mouvement communiste international, – histoire
pour laquelle « [c]e qui importe avant tout, ce sont les échecs du MCI » (8) –, il estime que, du point de vue
des « causes subjectives » de l’échec, c’est-à-dire du côté du lien entre théorie, analyse concrète de la
situation concrète, ligne politique et formes d’organisation (côté auquel il faudrait bien entendu ajouter le
point de vue des « causes objectives » (économiques, sociales et politiques)), le problème fondamental
revient en dernière instance à l’interprétation de la Préface à la Critique de l’économie politique de 1859 (cf.
L. Althusser, [Texte sans titre sur la conjoncture actuelle dans le mouvement communiste international (2
avril 1969)], A11-05.01, pp. 8-9) : soit, à partir d’elle, on pose le primat des forces productives (Kautsky,
Staline), soit, contre elle, celui des rapports de production (Lénine, Mao) – Althusser soulignant que « [s]ous
chacun de ces noms, il faut évidemment lire des organisations et des masses ouvrières ». Les conséquences
produites par les premiers sont une version du marxisme évolutionniste-mécaniste, le positivisme, le
scientisme ; une ligne politique social-réformiste et social chauviniste ; la mise sous la table de la lutte des
classes, et avant tout de la dictature du prolétariat ; le dirigisme, la dictature du Parti, la confusion du Parti et
de l’appareil d’État, l’absence de ligne de masse, et de style de masse, la planification administrative à
l’encontre de la planification politique de masse, l’accumulation primitive socialiste sur le dos des paysans,
les erreurs dans la politique à la campagne et dans la politique des nationalités ; la fin de l’internationalisme
prolétarien. « Pour finir “mettre la politique au poste de commandement” est devenu “mettre la police au
poste de commandement” » (cf. ibid., p. 11). Les conséquences des deuxièmes ont été, en plus d’une juste
interprétation du marxisme, un nouveau style de travail de masse, répondant à la ligne de masse ; la
conscience qu’aucun Parti ne doit se substituer à l’État après la Révolution ; le fait de pas prendre la propriété
collective des moyens de production pour l’appropriation collective des moyens de production (cf. ibid.,

598
C’est donc en intervenant au sein de la théorie, en rétablissant et défendant la théorie
marxiste, qu’Althusser prend implicitement position pour les Chinois en espérant pouvoir
recoudre le déchirement entre théorie et mouvement ouvrier dont la scission sino-soviétique est
corrélative. C’est précisément ainsi que, dans une autre lettre, Althusser définit la portée
historique de son entreprise :
Cette entreprise, (…) sa portée est historique. Du moins historique dans le principe : il s’agit
justement que ce qui est historique dans le principe devienne aussi historique dans les faits (…). Il
s’agit tout simplement d’être à la hauteur des effets politiques des textes théoriques qu’on a écrits : ce
qui veut dire qu’il faut prendre politiquement (aussi bien que théoriquement) soin des effets politiques
déjà produits par les livres et préparer leur avenir. Pour cela il faut non seulement concevoir une
politique théorique, mais aussi une politique politique, sans quoi les effets politiques de ce qui a été
écrit peuvent dévier. (…) Parler de politique aujourd’hui c’est constater que les pc français et italien, à
la suite du pc soviétique, sont objectivement engagés dans une politique réformiste et révisionniste,
qu’ils deviennent des partis sociaux-démocrates, qu’ils ont cessé d’être des partis révolutionnaires,

p. 12). Elliott reproche aussi à Althusser d’avoir minimisé, voire ignoré, le rôle de la doctrine du « socialisme
dans un seul pays » (dont Althusser fait en fait en partie l’éloge (cf. RJL, 95)), qui, résultat des conditions
auxquelles la Révolution d’Octobre a dû faire face, s’est progressivement transformée dans l’abandon de
toute forme d’internationalisme (cf. G. Elliott, Althusser, op. cit., p. 238). Il faut néanmoins souligner
qu’Althusser prend en compte cette option (« l’explication par l’encerclement capitaliste »), tout en la
minimisant dans la mesure où « [p]our le marxisme, l’explication de tout phénomène, est, en dernière
instance, interne (…) Les circonstances externes agissent : mais par le “relais” de la contradiction interne,
qu’elles surdéterminent » (RJL, 82n). Il serait intéressant de relire la critique althussérienne du stalinisme à la
lumière de la théorie de l’apprentissage par l’erreur que nous avons reconstruite. La déviation économiciste,
ou celle « autarcique », pourraient alors être comprises comme des déviations nécessaires à la durée du
mouvement révolutionnaire dans les conditions données qui n’ont toutefois pas été théoriquement analysées
et pratiquement rectifiées – c’est-à-dire qui n’ont donné lieu à aucune forme d’apprentissage. Il faut par
ailleurs noter que, dans un ouvrage d’Althusser paru récemment, on trouve une esquisse d’analyse des
rapports de classe qui règnent en U.R.S.S. Althusser reprend par exemple la thèse développée au même
moment par Linhart (cf. R. Linhart, Lénine, les paysans, Taylor, op. cit., Ch. II.6) selon laquelle l’un des
problèmes centraux de la construction du socialisme en Union soviétique a été celui de la « disparition du
prolétariat », décimé dans la période du communisme de guerre ou chargé de s’occuper de tâches
exclusivement politiques et administratives, et remplacé dans la production par des anciens bourgeois et des
anciens paysans (cf. VN, 370-371). Il développe également une analyse intéressante de ce qu’il appelle
« l’autonomie de [la] classe ouvrière » : « Elle vit dans un monde à elle, garanti par les sécurités dont je viens
de parler [la sécurité de l’emploi, du salaire, de l’approvisionnement, de la santé, des études, des loisirs]. Elle
a peu de rapports avec les autres classes sociales (…). Et en tout cas elle possède une indépendance farouche
à l’égard de tout ce qui touche de près ou de loin au pouvoir. La preuve en est qu’elle organise à sa propre
manière non seulement sa subsistance, mais aussi toute une part de la production : pas la production d’État
(…) mais sa propre production, en marge de la production d’État » (VN, 379). Cela implique qu’il existe en
Union soviétique un système de « double marché », c’est-à-dire un système de « travail noir » dont la
réalisation est garantie par le fait que la classe ouvrière peut y employer les moyens de production des
chantiers d’État sans que personne ne s’y oppose. « Ce qui représente, conclut Althusser, (…) une manière
très originale de réaliser ce que Marx appelait la fin de la “séparation entre le travailleur immédiat et les
moyens de production” » (VN, 380 ; sur ces questions, cf. R. Di Leo, L’expérience profane. Du capitalisme
au socialisme et vice-versa, tr. P. Farazzi, Paris, Éd. de l’éclat, 2013). Althusser affirme ensuite que la lutte
des classes dominante en Union soviétique oppose la classe ouvrière à la couche sociale des intellectuels (cf.
VN, 386). Il faut aussi noter qu’Althusser développe tout au long de cet ouvrage une critique de la
dissolution de la IIIe internationale, de la « coexistence pacifique » et de l’« internationalisme socialiste »
défendus à l’époque par les soviétiques (cf. VN, 375sqq). Mentionnons enfin un texte inédit, où Althusser se
penche sur les « formes de vie non-marchandes » qui se développent en U.R.S.S. en deça ou au-délà de la
planification économique et de la direction politique par l’État. Althusser, qui mentionne ici les textes du
vieux Marx sur la commune rurale, reconduit ces formes de vie à des « pratiques pré-capitalistes » dont la
subsistance marque l’échec du « capitalisme d’État » et qui sont en quelque sorte plus post-capitalistes que
celui-ci, alors même qu’elles peuvent aussi fonctionner comme un « opium » pour le peuple (cf. L. Althusser,
« Projet de livre sur l’impérialisme », A21-04.06).

599
que pour l’essentiel et en dépit de sa forme souvent dogmatique, la critique des Chinois est juste (…)
et qu’il faut tirer toutes les conséquences politiques et théoriques de cette situation. (…) [L]es chinois
existent ; et dieu merci ils existent, sans quoi nous serions perdus (que la révolution puisse échouer
cela sera démontré dans le prochain livre). Nous devons donc non seulement tenir compte de leur
existence mais nous appuyer sur eux, sans pour autant nous aligner sur eux (ce qui veut dire appliquer
mécaniquement leurs mots d’ordre à nos pays). Mais objectivement nous sommes dans le même
camp. (…) C’est dans cette situation que nous devons nous « mouvoir » et « agir », – non seulement
donc une situation nationale mais aussi une situation internationale6.

Cette lettre est, comme la précédente, écrite en 1966, au moment où Althusser a été près de
quitter le parti pour rejoindre ceux de ses proches qui allaient se lancer dans l’aventure de
l’Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes (UJC(ml)). Il faut en ce sens nuancer
la position explicitement pro-chinoise affichée ici, en rappelant qu’Althusser n’a jamais pensé
que la solution de cette double crise devait prendre la forme de la rupture entre les deux camps,
mais de leur réconciliation – d’où le fait qu’après tout il choisira de ne pas quitter le parti7.

À la lumière de ces lettres on pourrait penser que c’est son « maoïsme » qui conduit
Althusser, en 1966, à changer sa conception du rapport entre théorie, organisation et masses. Il
faut en même temps rappeler que la faveur accordée par Althusser à l’option chinoise était en
ce moment déjà bien établie, comme le montrent le rôle joué par Mao dans l’économie de
l’essai de 1963 « Sur la dialectique matérialiste » ou encore les positions mises en avant par le
groupe se réunissant autour des Cahiers marxistes-léninistes, dont l’UJC(ml) sera la poursuite
plus directement politique. Ce dernier exemple montre en particulier jusqu’à quel point les
étudiants maoïstes proches d’Althusser adhéraient à la conception de la formation théorique
qu’il proposait à l’époque. Si quelque chose change chez Althusser en 1966, il y aurait donc à
notre avis moyen de montrer que ce n’est pas seulement son rapport au PCF, mais aussi celui à
l’option maoïste.

Pour ce faire, il faut revenir sur la situation des luttes ouvrières en France au cours des
années 60 et relever que c’est à partir de l’intensification de ces luttes à laquelle on assiste
notamment avec 1968 que la position d’Althusser subit ses modifications les plus importantes
– modifications qui, on l’a vu, étaient préparées par ses démêlés avec le parti en 1966. En
particulier, ces luttes commencent à assumer une forme qui les détache de plus en plus

6
L. Althusser, « Lettre de juillet 1966 », Lettres à Franca, op. cit., pp. 693-694.
7
La position pro-chinoise n’étant finalement pas contradictoire avec l’adhésion au parti aux yeux
d’Althusser : « Le tropisme pro-chinois deviendra dans les années 1960 une ligne contestataire externe, qui
verra naître de petites organisations d’extrême gauche, qui reprocheront parfois vivement à Althusser d’être
resté fidèle au Parti communiste français, se méprenant sur la nature complexe de son positionnement. Car,
pour Althusser lui-même, en vertu d’une histoire militante plus ancienne, la référence à Mao n’est en rien
incompatible avec un engagement au sein du PCF » (I. Garo, Foucault, Deleuze, Althusser, op. cit., p. 288).
Dans un texte inédit de 1969, Althusser considère de manière positive la Révolution culturelle chinoise « qui
a mis au premier plan la question de la suppression des rapports de propriété (collective) pour la mise en
place de rapports d’appropriation socialiste, – qui a mis en question l’identification du Parti-État, et la nature
du Parti dans ses rapports avec les masses » (L. Althusser, [Texte sans titre sur la conjoncture actuelle dans le
mouvement communiste international (2 avril 1969)], op. cit., p. 15). En même temps, il critique durement
l’interprétation chinoise de l’internationalisme prolétarien, qui tend à approfondir toujours davantage le
clivage dans le mouvement communiste international.

600
nettement des logiques de reproduction du conflit propres aux appareils d’État et au
développement du mode de production capitaliste, – phénomène dont l’exemple le plus
explicite, dont il faudrait établir plus précisément l’influence sur la pensée d’Althusser, est
constitué par les mouvements autonomes se développant en particulier en Italie au cours des
années 70. On pourrait alors estimer que, d’un côté, à la phase de l’intégration des luttes dans
la reproduction du mode de production capitaliste8, qui précède 1968 correspond la tendance
d’Althusser à attribuer un rôle politique hypertrophié à la théorie, en en faisant le lieu même de
la constitution d’une stratégie capable d’actualiser, par la constitution de formes d’organisation
appropriées, un nouveau mode de production, c’est-à-dire d’infléchir la transformation de la
formation sociale dans le sens d’une transition révolutionnaire. Et de l’autre côté, à la re-
politisation des luttes correspond un changement dans sa conception de la prise de forme
politique de la théorie consistant à prendre en compte la possibilité – dont on relève la présence
dans la lettre précédente – de l’échec de la révolution. Cette possibilité est en effet liée à une
pensée de la lutte comme ne se déroulant pas sous les formes de garantie offertes par les
formes dominantes de la lutte des classes, où par exemple la politique se trouve réduite à l’État
et la lutte économique séparée de la lutte politique. Une telle pensée implique que la stratégie
du communisme ne peut se constituer que dans la tension entre les initiatives des masses et les
déviations nécessaires à leur durée dans des conditions surdéterminées par la forme dominante
de la lutte des classes, – déviations qu’il faut être capable de reconnaitre, connaitre et rectifier.
Si l’on assume cette perspective, on peut alors soutenir que c’est par rapport au maoïsme, tout
autant que par rapport au stalinisme, qu’Althusser se décale à partir de la fin des années 609.

Pour l’établir, il est important de revenir sur ce qui constitue encore aujourd’hui l’une
des analyses les plus approfondies et consistantes des tendances politiques d’Althusser, qui a
été proposée il y a une vingtaine d’années par Gregory Elliott10. Elliott a en effet soutenu que
« [l]e penchant d’Althusser pour la “révolution ininterrompue” en Chine », se manifestant en
particulier en 1966, « devait persister pour encore sept années ou plus, influençant
profondément son travail – au point qu’il a constitué un paradigme théorico-politique »11. Or,
selon Elliott, c’est précisément ce nouveau paradigme qui non seulement se révèle incapable
de produire une critique de gauche du stalinisme, mais aboutit à une position qui ne diffère pas
fondamentalement de celle stalinienne : « Avec son auto-critique et révision Althusser a

8
« [À] partir de la fin de la guerre d’Algérie, on assiste à une remontée des oppositions sociales en
provenance de secteurs du monde du travail très différents, oppositions qui ne parviendront cependant pas à
fusionner » (I. Garo, Foucault, Deleuze, Althusser, op. cit., p. 61).
9
Notons qu’il serait néanmoins possible de comprendre la politique maoïste comme étant elle-même
structurée par la prise en compte radicale de la possibilité et de la nécessité de l’échec. Cf. A. Russo,
« Egalitarian Interventions and Political Symptoms : A Reassessment of Mao’s Statements on the “Probable
Defeat” », Crisis & Critique, vol. 3, n° 1, 2016.
10
Il faut lire cette analyse à la lumière des études plus récentes de G. M Goshgarian : « Introduction », in
L. Althusser, The Humanist Controversy, op. cit. ; « Introduction à L. Althusser, Philosophy of the
Encounter », op. cit. et d’I. Garo, Foucault, Deleuze, Althusser, op. cit.
11
G. Elliott, Althusser, op. cit., pp. 177-178.

601
régressé, à travers le maoïsme, à un marxisme-léninisme schématique qui, dans la Réponse,
évoque malheureusement le marxisme du Cominform »12 ; « sa deuxième définition politisée
de la philosophie habite le même univers idéologique de la lutte des classes imaginaire qui
n’était menée que trop matériellement dans la République populaire. Ce serait exagéré de dire
que la Réponse à John Lewis re- plutôt que dé-stalinise le marxisme. Mais, en même temps
(…) elle ne représente pas un règlement de comptes avec la conscience staliniste résiduelle de
Lire Le Capital, mais, dans sa “maoïsation” du marxisme, un rapprochement avec les
réprésentants modernes de cette conscience-là »13. C’est donc le penchant pour le maoïsme qui
motive selon Elliott les « révisions » auxquelles Althusser a soumis sa théorie, qui ne font
qu’exprimer, en dépit de la volonté critique d’Althusser, la parenté entre le maoïsme et le
stalinisme. Le passage le plus significatif de l’interprétation d’Elliott consiste toutefois en une
deuxième « identification », qui, après celle du maoïsme au stalinisme, relie le maoïsme
d’Althusser à son supposé eurocommunisme. De la « fusion de l’État et de la totalité des
institutions idéologiques et politiques » théorisée par Althusser en 1970 dans l’article sur les
AIE peut en effet selon lui être tirée une conclusion politique qui se situe aux antipodes du
léninisme : « La théorie d’Althusser peut offrir un support théorique à une stratégie politique
qui refuse ses propres conclusions léninistes impeccables : l’Eurocommunisme. (…) Ainsi, une
conséquence non désirée de la dissolution althussérienne de l’État est d’évacuer la “révolution”
dans son sens léniniste, pour la transformer en un processus de “révolutionnarisation” qui peut
être construit de manière maoïste ou eurocommuniste »14. En ignorant la théorie althussérienne
du parti hors État et en lisant des textes comme 22e congrès comme une adhésion critique à
l’eurocommunisme (correspondant en particulier à l’acceptation, avec « une certaine
sérénité », de l’abandon du concept de dictature du prolératiat)15, Elliott considère ainsi que,
finalement, les textes sur la crise du marxisme « permettai[ent] une réorientation politique
significative – du maoïsme au “centrisme” ou Eurocommunisme »16.

Notre interprétation d’Althusser a au contraire relevé que la théorie des AIE doit être
articulée de manière cohérente à la théorie du parti hors État, en concevant la première comme
une théorisation de la forme dominante de la lutte des classes et la deuxième comme
l’affirmation des rencontres qui, s’exceptant de cette forme, commencent à actualiser un autre
mode de production et une nouvelle articulation des instances du tout social, dont la durée est
destinée à dévier et doit donner lieu à des formes d’apprentissage permettant la transformation

12
Ibid., p. 249.
13
Ibid., p. 252
14
Ibid., p. 213.
15
Ibid., p. 275. Certes, reconnait Elliott, « [l]a réorientation sérieuse d’Althusser vers l’eurocommunisme
était loin d’endosser la variante particulière adoptée par le PCF dans les années 70 » (ibid., p. 274). Cette
lecture s’explique en partie par le fait qu’Elliott n’avait pas accès au texte des Vaches noires, dont 22ème
congrès est une version feutrée. Pour un exposé synthétique de la position d’Althusser, cf. VN, 431-432.
16
G. Elliott, Althusser, op. cit., p. 256. Pour une critique de cette lecture, cf. G. M. Goshgarian, « Philosophie
et révolution », op. cit.

602
des conditions rendant cette déviation nécessaire. Or, le rapprochement à l’apparence curieux
du maoïsme et de l’eurocommunisme, comme deux manières de dépasser la conception
léniniste de la révolution dans le sens d’une révolutionnariation continue des appareils d’État,
que ça soit par leur investissement par les masses ou par leur démocratisation interne, touche à
nos yeux juste, mais ne peut pas constituer une description de la position d’Althusser. En effet,
nous avons vu que si le maoïsme continue à soumettre l’action des masses à l’initiative
politique du parti, en passant de l’idée selon laquelle les masses doivent sans cesse extraire le
parti de l’État à celle selon laquelle la lutte des classes se déroule principalement au sein du
parti, au niveau de ses conflits internes, il continue finalement à identifier – comme le fait
l’eurocommunisme, même dans la version d’un Poulantzas – la politique et l’État, et continue
à ne pas considérer l’action des masses comme porteuse d’une nouvelle pratique de la
politique. Althusser lui-même continuait, dans Sur la reproduction, à faire de l’État l’objectif
de la pratique politique, en oscillant précisément entre l’affirmation de la nécessité de
transformer les AIE pour prendre le pouvoir d’État et celle de prendre le pouvoir d’État (et de
briser les AIE) pour les transformer. Ainsi, on pourrait affirmer que, du moins à partie de la
moitié des années 70 – mais suivant une pente entamée dès 1966 –, Althusser se détache autant
de l’option « réformiste » du PCF que du maoïsme, en jetant les bases pour une nouvelle
conception de l’organisation comme déploiement d’une capacité subjective de transformer les
conditions de sa propre action par le retour théorique sur des déviations qui s’imposent en
raison de son extériorité par rapport aux formes dominantes de la lutte des classes. Cette
opération est en même temps sa manière d’être fidèle à l’option léniniste du double pouvoir,
sans toutefois identifier le deuxième pouvoir à un État qui attend son heure. On pourrait dire
cela autrement, en affirmant qu’Althusser pense la révolution en fonction de la transition, à
partir du principe selon lequel celle-ci est toujours déjà à l’œuvre et qu’il s’agit de la réaffirmer
à l’encontre de ses déviations nécessaires pour qu’elle soit véritablement révolutionnaire.

Ce qui se produit alors chez Althusser c’est une tentative de double traduction croisée.
Comme la plupart des marxistes du XXe siècle, Althusser a tenté une traduction de la
révolution russe dans le cadre de l’Europe occidentale, traduction qu’il a opérée en lui
superposant une deuxième traduction de la révolution culturelle chinoise. Le résultat a été une
conception de la pratique politique qui, remettant en question, grâce au maoïsme, le mythe du
grand soir de la révolution comme prise du pouvoir d’État, renonce en même temps, grâce au
léninisme de l’appel aux soviets, à la réduction de la politique à la révolutionnarisation
continue des appareils d’État. Non pas parce que ces deux formes de politique seraient
nécessairement à abandonner, mais parce qu’elles ne peuvent être efficaces en tant que formes
de la stratégie du communisme que si elles sont portées par un pouvoir social qui ne se
constitue pas d’après les coordonnées dominantes de la politique – telles qu’elles sont fixées
par l’État –, c’est-à-dire d’un pouvoir social qui fait-pouvoir autrement, et si elles sont elles-

603
mêmes sans cesse interrompues dans leur déviation vers ces coordonnées pour faire retour vers
ce pouvoir social et lui permettre de continuer à faire-pouvoir autrement.

2. Althusser et nous

Ces réflexions nous conduisent finalement à interroger le rapport que l’on peut
entretenir aujourd’hui avec l’œuvre d’Althusser en tant qu’intervention théorique et politique.
Il faut avant tout remarquer que la distance qui nous sépare d’Althusser relève avant tout d’une
différence d’horizon historique épochal. C’est en effet le chiffre même de l’horizon historique
d’Althusser qui est aujourd’hui disparu, à savoir la rencontre, union et fusion tendancielle entre
une science – la théorie marxiste – et le mouvement ouvrier organisé. Cette rencontre n’était
aux yeux d’Althusser nullement garantie ; elle n’était en effet pas naturellement inscrite dans
ses éléments dans la mesure même où elle les déterminait : la scientificité de la théorie
marxiste et l’organisation du mouvement ouvrier ne sont révolutionnaires que sous condition
de cette rencontre. Selon Althusser, c’est justement cette rencontre qui permet de penser une
forme d’engagement qui ne soit pas capturé par le miroir idéologique soumettant les sujets à la
croyance en un Sujet, dont l’effet est de garantir la répétition des contradictions sociales, mais
qui soit orienté par une compréhension de ces mêmes contradictions en tant que
transformables. Parallèlement, c’est seulement sous l’égide de cette rencontre qu’une théorie
peut se constituer qui produise un savoir opératoire de l’histoire. Si cette rencontre n’était pas
garantie, Althusser partait toutefois du présupposé qu’elle avait eu lieu, qu’elle produisait
toujours ses effets, et qu’elle était, en dépit de toutes ses vicissitudes, en dernière instance
irréversible. Or, c’est précisément l’idée de cette irréversibilité qui semble avoir été infirmée
par l’histoire. En même temps, personne ne niera que la rencontre a bien eu lieu et produit des
effets, dont le moins négligeable a été le développement d’un savoir de la conjoncture et des
principes structurels de sa reproduction et de sa transformation, permettant – du moins en
partie (et le plus souvent par le biais problématique de l’organisation) – aux masses elles-
mêmes de s’approprier leur propre pensée de manière à avoir une prise sur l’histoire qu’elles
font. Autant cette rencontre a été déformée, le marxisme devenant un objet de croyance parmi
d’autres, autant elle fournissait les moyens pour analyser ces déviations, afin de susciter une
transformation de la forme de la croyance elle-même et par conséquent de l’engagement
politique, capable de cerner le caractère inassignable de l’initiative des masses et sa
structuration par les formes de lutte des classes, dans une tension irréductible entre la stratégie
du communisme et l’État.

Isabelle Garo a récemment proposé une clé de lecture intéressante pour comprendre le
rapport d’Althusser au changement d’horizon historique qui l’a rendu apparemment si distant
de nous. En inscrivant sa trajectoire dans le cadre plus ample de la pensée française des années
60 et 70, et rapportant celle-ci à l’évolution – entamée au plus tard au début des années 70 – du

604
mode de production capitaliste dans le sens de l’entrée en crise des politiques keynésiennes et
du développement ce qu’a été appelé un « néo-capitalisme », dont le néolibéralisme constitue
la forme unique de pensée, Garo estime que la pensée française de cette époque se trouve dans
une « situation à la charnière de deux séquences » : « Nées à l’époque du plein essor des
politiques keynésiennes, ces théorisations ont pour tendance “naturelle” de prolonger les lignes
de pentes de la période en matière de relative stabilité économique et sociale, n’anticipant pas
sur le retournement de la conjoncture économique imminent, alors même qu’elles sont en
mesure de percevoir et d’accompagner un changement de conjoncture idéologique et politique
qui s’est enclenché précocement, à partir de sa propre causalité, relativement autonome »17. Ce
qui caractérise en particulier la trajectoire d’Althusser par rapport à des auteurs comme
Deleuze ou Foucault est sa fidélité sans faille à l’égard du marxisme, ainsi que sa position au
sein d’une organisation communiste « classique »18. S’inscrivant depuis ce point de vue dans
une conjoncture dont il ne parvient pas à saisir les tendances fondamentales, Althusser serait le
« guetteur mélancolique » de la crise de la théorie marxiste et du mouvement ouvrier en tant
que porteurs d’une forme d’engagement spécifique, précisément parce que, face aux
retournements profonds de la conjoncture, il a tout à la fois relevé leurs limites et échoué à les
reformer. « Althusser est par excellence le penseur des limites, au double sens de ce terme :
attaché à redessiner les contours d’une science et la figure d’un engagement, ce sont aussi les
faiblesses selon lui inhérentes au marxisme qu’il finira par toujours davantage affirmer. (…)
[L]e parcours intellectuel d’Althusser entre en résonance constante avec les transformations du
paysage intellectuel autant qu’avec le renouvellement des formes de l’engagement politique
même si, au lieu de s’y édifier et de s’y consolider, son œuvre finit par s’y abolir »19. Selon
Garo, rien autant que la pensée du dernier Althusser ne manifeste l’évidence de cette
abolition : « Le matérialisme aléatoire (…) est l’expression condensée et radicalisée de cet
échec, tant il se présente comme l’inversion exacte, point par point et thèse par thèse, de la
pensée althussérienne antérieure, mais conformément à certaines de ses lignes de pente
premières »20.

Pour évaluer cette considération, il est intéressant de relever qu’il existe deux textes
althussériens des années 80 – « Machiavel » et « Situation politique : analyse concrète ? », où
celui-ci formule une analyse, rapide et fragmentaire mais très lucide, de la nouvelle
conjoncture – celle dont il n’était pas parvenu à saisir l’avènement dans les deux décennies
précédentes –, à laquelle il donne le nom de « mondialisation ». Il y identifie, à la fois au

17
I. Garo, Foucault, Althusser et Deleuze, op. cit., p. 380.
18
L’œuvre d’Althusser « se singularise (…) par son ancrage résolu dans un présent : tous les textes qui la
composent (…) sont marqués par le souci de rénover le marxisme et par celui de transformer le Parti
communiste de l’intérieur. De ce point de vue, Althusser continue d’assumer une définition traditionnelle de
l’engagement, celle-là même que répudient Deleuze et Foucault » (ibid., p. 270).
19
Ibid., pp. 268-269.
20
Ibid., p. 358.

605
niveau national et au niveau international, une absence de centre rendant impossible la
constitution d’une stratégie révolutionnaire et d’une tactique d’action en fonction d’un « projet
de société ». Il s’ensuit deux conséquences à l’apparence contradictoires : « Dans ces
conditions, il n’est plus possible de repérer, d’identifier et donc d’assigner la politique comme
telle, c’est-à-dire son centre et sa stratégie. La politique est partout (…). Il n’y a donc plus
d’instance politique et de politique assignable, et c’est pourquoi notre siècle actuel est celui de
la totale dépolitisation de masse, aussi bien à l’Ouest qu’à l’Est » (ADL, 508). Si, à la lumière
de ses réflexions des années 70, l’idée selon laquelle la politique est partout devrait être saluée
par Althusser en tant qu’elle pourrait libérer l’initiative des masses des limitations des formes
dominantes de la lutte des classes – dont avant tout l’identification de la politique à l’État –,
Althusser reconnait en même temps que l’absence de centre impliquée par un tel
désenclenchement de la politique correspond à l’effacement même de toute forme de pratique
politique des masses. Ce n’est donc pas étonnant qu’au moment même où les thèses du
matérialisme de la rencontre – notamment l’idée des rencontres qui soutiennent des ilots de
communisme inscrivant dans l’actualité le principe sous-déterminé de la transition vers un
autre mode de production – « se libèrent » définitivement, ce qui vient à manquer est le pôle
qui permettait de penser leur durée ainsi que leur efficace – à savoir le pôle de l’organisation
telle qu’elle s’insère de manière contradictoire dans les appareils d’État21. Si ce pôle était dans
les années 70 la source des déviations nécessaires – à rectifier constamment – de la stratégie du
communisme, l’absence de ce pôle rend ces mêmes déviations impossibles, en supprimant par
là le principe même de la durée d’une telle stratégie. Il est ainsi évident que si la
mondialisation « rend possible » le matérialisme de la rencontre, révélant plus que jamais que
toute nécessité structurale repose sur la contingence d’une articulation de rencontres, elle
supprime en même temps les conditions pour que des rencontres s’exceptant de la logique de
sa reproduction puissent prendre et se développer. Elle constitue ainsi non pas la fin, mais la
reconstitution, sous une forme encore plus puissante, de la forme dominante de la lutte des
classes.

Althusser relève également que cette absence de politique est immédiatement remplie
par autre chose : « ce qu’on appelle l’idéologie connaît un développement sans précédent. On
peut dire qu’elle tient lieu de politique » (ADL, 509). Cette idéologie, dit Althusser, a son
centre en dehors d’elle : dans l’économie, mais cette dernière est tellement anarchique qu’elle

21
« Le parti est politiquement, même si son organisation subsiste, complètement marginalisé et pour
longtemps » (ADL, 514). La contrepartie de cette marginalisation est que ce qui continue à se faire hors de sa
forteresse – du côté des mouvements écologistes, des femmes, des homosexuels et de ces jésuites,
dominicains et franciscains qui tentent d’introduire en France la théologie de la libération (l’énumération est
faite par Althusser) – ne parvient pas à s’organiser de manière efficace. Il faut noter que, dans un texte de la
même époque, Althusser est encore plus dur à l’égard du parti communiste : « Si le marxisme peut encore,
par éclairs, revivre, les partis sont morts debout, figés dans leur pouvoir et dans leur appareil qui détient ce
pouvoir, et se reproduit aisément pour le détenir et en détenir l’exploitation » (L. Althusser, « Sur la pensée
marxiste », op. cit.).

606
évacue à son tour tout centre assignable. Voici comment Althusser décrit ce lien entre
idéologie et économie : « Ce qui est frappant dans cette idéologie, c’est la domination de deux
thèmes : “moins d’État” (si c’était seulement vrai…) et le retour réactionnaire au “libéralisme”
démenti par toute la réalité des structures économiques : en vérité ce libéralisme n’a qu’un
sens, la liberté accrue d’entreprendre ; pour qui ? pour les trusts et les sous-traitants, c’est-à-
dire pour les formes les plus éhontées d’exploitation contemporaine, mais pas du tout pour les
travailleurs qu’on est en train, par la flexibilité de l’emploi, de dépouiller officiellement de
leurs garanties sociales conquises par de très longues et très dures luttes séculaires » (ADL,
510). Althusser perçoit alors derrière cet enclenchement direct de l’idéologie sur l’économie
non seulement l’effacement d’une certaine forme d’engagement politique, mais aussi ce par
quoi elle est remplacée : si l’on se souvient que l’idéologie est avant tout une affaire de mœurs,
c’est-à-dire d’idées et croyances inscrites dans des gestes et comportements, il n’est pas
excessif d’identifier dans cette thèse la version althussérienne de cette nouvelle forme de
politique qui a pris depuis Foucault le nom de biopolitique22.

Althusser situe le commencement de ces modifications dans les années 50 et 60, en


énumérant dans le désordre les éléments qui ont donné naissance à la nouvelle conjoncture :
disparition de la paysannerie, migrations démographiques, immigration et racisme, extension
des multinationales et de la sous-traitance, néocolonialisme, développement de la spéculation
financière, destruction des cultures vivrières et mono-production dans les pays du tiers monde,
révolution de l’électronique, etc. (cf. ADL, 516-519). Il estime que la position hégémonique du
marxisme dans les années 60 et 70 s’explique par le fait qu’on avait « senti » que le monde
était en train de changer de base, et on avait fait recours à la seule théorie visant à comprendre
depuis un point de vue global le processus mondial dans ses tendances et contre-tendances, –
théorie qui était en plus ancrée dans une longue expérience de lutte et liée à une forme
d’organisation. Toutefois, « on ne voyait que la partie émergée de l’iceberg et on sentait bien
qu’une immense masse restait comme à jamais cachée sous le fond des mers » (SDL, 526).
L’émergence de cette masse a rendu l’ancienne explication impuissante et conduit les gens à
« renonce[r] passivement à rien comprendre » (ADL, 526). Althusser dénonce alors « l’illusion
dans laquelle nous avons si profondément et si nombreux vécu que le marxisme était la
solution politique adaptée à nos problèmes modernes (dans sa forme du XIXe siècle et dans sa
forme léniniste) » (ADL, 509). Toutes ces réflexions semblent confirmer, par l’aveu
d’Althusser lui-même, la thèse selon laquelle il n’aurait fait que percevoir la surface de la
transformation de la conjoncture sans parvenir à reformuler les principes d’une nouvelle
théorie et politique émancipatrice sur la base de la théorie marxiste, dont il se serait donc borné
à relever les limites. Faut-il en conclure que « [l]’œuvre althussérienne se clôt ainsi sur un

22
Pour une étude de l’analyse althussérienne de la mondialisation, cf. A. Tosel, « De la théorie structurale à
la conjoncture aléatoire », op. cit.

607
constat d’échec total, qui semble fermer définitivement la voie à tout marxisme à venir »23 –
constat dont il faut néanmoins repartir pour y déceler les conditions d’une actualité renouvelée
du marxisme ?

Pour répondre à cette question, il faut d’abord noter que dans ces mêmes textes,
Althusser est loin d’assumer une posture mélancolique. Au contraire, ces textes sont marqués
par un certain optimisme et par une reproposition de certaines thèses centrales de ses travaux
antérieurs : « il faut revenir au grand principe matérialiste du primat des mouvements
populaires sur les formes d’organisation, sans se laisser prendre par et dans les formes
spontanées des mouvements populaires quels qu’ils soient, mais en leur fournissant le
minimum d’organisation indispensable à la constitution de l’unité de pensée (théorie), de ligne
(objectif politique à long terme) et de pratique » (ADL, 531). En particulier, l’idée selon
laquelle la théorie doit intervenir dans le processus de déviation des initiatives des masses à
travers l’organisation – déviation nécessaire à leur durée et qu’il faut sans cesse corriger –, est
ici réitérée, et même couplée à un retour à une position proche de celle défendue dans les
années 60, où la théorie joue elle-même un rôle central dans la détermination de la stratégie et
de la forme d’organisation : « Je voudrais sur ce point rappeler que, comme je l’ai autrefois
montré, les formes d’organisation dépendent de la représentation théorique et idéologique, de
la nature des objectifs du parti révolutionnaire, qu’elles dépendent donc d’une longue et
attentive réflexion théorique sur les conditions et les effets de toute organisation, y compris sur
leurs tendances à la bureaucratisation » (ADL, 531) ; c’est donc la théorie – dont Althusser
affirme qu’elle ne peut plus se limiter au marxisme – qui peut parvenir « à une conception juste
et précise des formes d’organisation qui organisent justement et la liberté et l’initiative des
masses » (ADL, 532). Mais plus fondamentalement, il nous semble qu’Althusser fournisse
quelque chose de plus qu’un constat d’échec du marxisme, symptômatique d’une pensée
ancrée dans une conjoncture dont elle a été incapable de penser les changements en se
transformant pour leur répondre.

Une voie particulièrement fructueuse pour ressaisir l’apport positif de la trajectoire


althussérienne a été récemment ouverte par Marc Maesschalck. Il propose d’inscrire la remise
en question par Althusser de la « militance sociale idéaliste » dans la longue histoire de la
« crise du sujet », qui, ouverte depuis le XIXe siècle, atteint son apex dans les années 1960-70.
Reprenant la figure du « Sujet-Ordre de l’histoire » permettant aux sujets de se projeter dans le
devenir de l’humanité, la militance sociale idéaliste « projette dans un grand sujet de l’histoire
le pouvoir de refléter les injustices et les contradictions du monde existant pour amener les
petits sujets à passer à l’acte en s’engageant dans la lutte des classes »24. Par l’opération
critique d’Althusser, « les “petits sujets” sont (…) renvoyés au vide de leur signification

23
I. Garo, Foucault, Althusser et Deleuze, op. cit., p. 360.
24
M. Maesschalck, La cause du sujet, op. cit., 2014, p. 24.

608
historique comme sujets »25. Maesschalck remarque que cette critique du sujet a souvent été
comprise de manière réductrice comme la simple dénonciation de la manière dont le sujet
comme conscience de soi est destiné à s’enliser dans le jeu de la reproduction des structures
sociales, ce qui a mené la pensée politique, à partir des années 70, en particulier à partir de
Habermas, au basculement vers une optique qui renonce au paradigme de la philosophie de la
conscience pour penser le sujet comme participant à des processus d’intercompréhension ou de
reconnaissance par lesquels se développent en même temps son identité et les structures dans
lesquelles il s’inscrit26. Ce qui dans ce basculement a été toutefois oblitéré, c’est que « [d]ans
les sociétés capitalistes avancées, la crise du sujet a coïncidé avec la crise de l’État
Providence »27, ou de ce qu’on pourrait appeler, suivant Robert Castel et Balibar, l’État

25
Idem.
26
Une image limpide de ce déplacement peut être trouvée dans un article du jeune Axel Honneth consacré à
Althusser. Reprenant les accusations classiquement adressées à Althusser, Honneth estime qu’« avec le cadre
analytique de la théorie de l’histoire structuralement unifiée, le procès historique prend comme son seul
modèle la reproduction d’une totalité social-structurale. Cette théorie de l’histoire est incapable de thématiser
le procès d’interprétation communicatif à travers lequel le procès du système devient pertinent pour l’action »
(A. Honneth, « History and Interaction. On the Structuralist Interpretation of Historical Materialism » (1e éd.
1977), tr. G. Finlayson, in G. Elliott, Althusser. A Critical Reader, op. cit., p. 94, nous traduisons). C’est
pourquoi, autant Althusser pose la nécessité pour le marxisme d’être traduit dans un programme d’action
efficace, autant il « semble ne pas remarquer que sa propre théorie structurale de l’histoire, dans son débat
avec l’historicisme, conçoit le développement historique comme un déplacement structurel de mécanismes
fonctionnels, et fait par conséquent expressément abstraction des situations d’action communicationnelle.
Mais comment la théorie de l’histoire peut-elle être capable de s’informer des procès d’apprentissage social,
dont elle devrait tirer sa force politique, lorsqu’elle a affaire à des situations historiques spécifiques, si elle a
déjà décidé qu’elle doit s’abstenir de ce contexte historique d’interaction ? » (ibid., p. 95). L’erreur
fondamentale d’Althusser consisterait en particulier dans le fait d’avoir généralisé le mode d’analyse et les
concepts du Capital – limités par Marx à l’étude du procès de valorisation capitaliste et faisant à cet égard
abstraction des contextes intersubjectifs d’interaction dans la mesure même où le capital opère cette
abstraction (cf. ibid., Ch. IV). Or, nous avons montré qu’une telle généralisation, si l’on peut parler dans ces
termes, consiste précisément dans la reconduction de l’« abstraction réelle » du capital à ses conditions
contingentes, c’est-à-dire dans une intervention dans cette « pensée » qui se donne dans l’idéologie (l’effet de
société) afin de la désamorcer, en permettant aux acteurs de ressaisir les rencontres qui s’exceptent de la
reproduction du mode de production dominant et de participer à la tendance vers un nouveau mode de
production. Ainsi, loin de simplement occlure l’interaction intersubjective communicationnelle – ce
qu’Althusser appellerait « idéologie » –, ce dernier refuse de la poser comme étant en principe séparée, ou à
côté du procès de développement du mode de production (ce que fait Habermas, dont Honneth reprend bien
entendu ici les distinctions entre travail et interaction, action instrumentale et action communicationnelle,
système et monde vécu), pour la penser plutôt comme prenant partie à ce procès et comme pouvant
également, précisément par le biais de procès d’apprentissage informés par le matérialisme historique,
l’infléchir. Notons qu’Honneth est revenu plus récemment sur Althusser en identifiant dans sa théorie de
l’idéologie un argument potentiellement destructif à l’égard de sa propre théorie de la lutte pour la
reconnaissance dans « La reconnaissance comme idéologie » (2004), tr. O. Voirol, La société du mépris. Vers
une nouvelle Théorie critique, Paris, La Découverte, 2006. Il continue néanmoins à lui attribuer une
conception de l’idéologie purement fonctionnaliste. Nous avons essayé de relancer ce débat depuis un point
de vue althussérien dans « Reconnaissance, idéologie et domination. Lire Althusser après Honneth », in
L. Carré, A. Loute (éds.), Donner, reconnaitre, dominer. Trois modèles en philosophie sociale, Lille, Presses
Universitaires du Septentrion, 2016. Pour des critiques à Habermas depuis un point de vue althussérien, cf.
A. Callinicos, « What is Living and What is Dead in the Philosophy of Althusser », in A. E. Kaplan,
M. Sprinker, The Althusserian Legacy, op. cit. ; J. M. Fritzman, « “Why I Hardly Read Althusser”. Reading
Habermas Hardly Reading Althusser », Philosophy in the Contemporary World, vol. 9, n° 1, printemps-été
2002.
27
M. Maesschalck, La cause du sujet, op. cit., p. 14.

609
national-social. Sur ce deuxième niveau, le principe de la volonté générale comme
autodétermination du peuple à travers l’État, comme prolongement et dépassement des sujets
dans le Sujet, s’est trouvé remplacé par des formes de gouvernance technocratique d’une
« population sans sujet », par une « gestion biopolique des masses ». De telles formes de
gouvernance étaient sans doute déjà à l’œuvre dans l’État providence, mais étaient encore
relativement sujettes à l’investissement de la part d’appareils d’action collective. Ce n’est donc
pas tant l’État lui-même qui a disparu, mais, étant découplé des formes d’action collective par
lesquelles les sujets s’efforçaient d’avoir une prise sur leur socialité, il a été entièrement
soumis aux exigences de la gouvernance biopolitique imposées par l’ordre économique de la
mondialisation et son idéologie. Confiants dans la capacité de l’éthique de la discussion de
s’auto-déployer jusqu’à redéfinir la légitimité de l’État national-social, les penseurs
habermassiens et post-habermassiens ont ainsi en réalité avalisé la scission entre les deux
crises et le surgissement d’un « ordre bipolaire » constitué par le vis-à-vis d’une action
dialogique « locale » des sujets et d’une action biopolitique « systémique » sur les
populations28. Le résultat en a été le « recouvrement de la puissance du sujet », sa
représentation comme « sujet faible » devant être sécurisé dans sa vulnérabilité par un ordre
supérieur, à travers une opération d’ordre thérapeutique ou clinique, lui permettant de se
déployer dans un espace dialogique local29, et, concurremment, l’enlisement des appareils
« classiques » d’action collective, qui tentaient précisément de lier des actions locales à
l’équilibre d’ensemble du système, c’est-à-dire de renforcer l’impact effectif des sujets sur leur
socialité30.

Pour sortir de cette impasse, Maesschalck propose alors de revenir sur les penseurs de
la crise du sujet en essayant d’y identifier, au-delà de la dénonciation de la conscience
transparente à soi, une pensée plus positive d’une puissance subjective en écart par rapport à
ses fixations dans l’ordre social et en quête d’un contenu capable de la symboliser en tant que
telle31. On peut alors soutenir que c’est précisément vers cette dimension subjective
qu’Althusser lui-même s’est tourné avec sa critique de la militance sociale idéaliste, en
développant une pensée du rapport entre théorie et engagement collectif prétendant construire
une nouvelle forme d’organisation politique porteuse d’un investissement des structures
sociales à portée transformatrice. Alors, s’il est vrai qu’Althusser a été, du moins jusqu’aux
années 80, le « senseur » presqu’inconscient du processus de transformation de l’État national-
social déterminé par la mondialisation capitaliste, la manière dont il est parvenu à penser une

28
« D’un côté, se trouvent différents types de population à organiser, gérer, contrôler, selon les principes
quantitatifs propres à la gestion biopolitique des masses et, de l’autre côté, se trouvent divers lieux éthiques et
culturels de différenciation sociale où se démarquent des subjectivités particulières avec des besoins
spécifiques » (ibid., pp. 15-16).
29
Cf. Ibid., p. 25. « [I]l est urgent de sortir des présupposés de régimes de négociation adressés à des sujets
faibles et subordonnés à la répétition d’un ordre censé les garantir par sa surpuissance » (ibid., p. 243).
30
Cf. ibid., p. 17.
31
Cf. ibid., pp. 11-12.

610
pratique politique prolétarienne offre en même temps une alternative à la tendance à
l’« affaiblissement du sujet » qui a accompagné ce processus. Cette alternative ne revient
évidemment pas à reproposer la figure d’un « sujet fort » dont la transparence à soi se
réaliserait dans la volonté générale, mais à déceler dans l’initiative des masses, soutenue par
des formes de symbolisation, l’existence de tendances incompatibles avec la reproduction du
mode de production capitaliste, et à étudier les possibilités de développement d’une capacité
subjective qui, par des apprentissages soutenus par un matérialisme historique renouvelé, serait
à même de travailler les circonstances données en transformant la manière dont elles se
transforment afin de reproduire ces tendances incompatibles jusqu’à esquisser un effet de
société alternatif – c’est-à-dire de faire-pouvoir autrement32. Il se peut que l’enfouissement de
ce qui s’annonçait dans cette tentative ait participé à faire de la gouvernance biopolitique des
masses recouverte par la feuille de vigne de l’éthique de la discussion la seule issue à la crise
de l’État social.

On pourrait comprendre la positivité de l’intervention althussérienne en relevant que si,


comme le pense Garo, Althusser a manqué de saisir la crise de l’État national-social, il a
néanmoins bien cerné un autre phénomène qui a accompagné cette crise, à savoir le passage
« de la lutte des classes à la lutte sans classes »33, qui n’est en réalité que la forme prise par la
domination de la lutte des classes capitaliste sur la lutte des classes prolétarienne. L’effacement
de la lutte des classes était en effet déjà pris en compte par Althusser comme un effet
spécifique de l’État national-social, toute sa pensée se construisant autour du problème de la
constitution d’une organisation participant à la formation des masses en classes à partir de leur
autonomie, c’est-à-dire à la constitution d’une scène de la lutte des classes alternative à celle
dominante – laquelle prend précisément la forme de l’effacement même de la lutte des classes.
Ainsi, la théorie du parti hors État prend en compte un problème qui se posera de manière
encore plus urgente à la suite de la crise de l’État national-social, à savoir celui de la
constitution d’une forme de lutte des classes se déroulant à distance des formes de garanties
imposées par l’État – ou par un quelconque « ordre supérieur » – dont le rôle de garantir les
« subjectivités faibles ». Il faudrait donc comprendre Althusser comme un intellectuel qui n’est
ni tourné vers le passé, ou vers un présent en train de s’épuiser, ni en train d’imaginer un futur

32
Si on considère que ces tendances constituent l’existence virtuelle d’un mode de production, c’est-à-dire
d’une articulation du tout social, alternatif, prenant en compte à la fois des formes « infrastructurelles » et
« superstructurelles », on pourrait chercher dans la conception althussérienne de la pratique politique
prolétarienne les principes d’une nouvelle forme de biopolitique, allant dans le sens de ce que Toscano a
récemment proposé d’appeler un « double biopouvoir » : « la tentative collective de s’approprier
politiquement les aspects de la reproduction sociale que l’État et le capital ont abandonnés ou rendu
insupportablement exclusifs », tentative permettant « de penser le démantèlement des formes et relations
sociales capitalistes sans compter sur la prémisse d’une rupture politique dans les opérations du pouvoir, sans
attendre “le jour d’après”, la prise ou “évaporation” de l’appareil répressif » (A. Toscano, « After October,
Before February », op. cit., p. 228).
33
Cf. É. Balibar, « De la lutte des classes à la lutte sans classes ? », in É. Balibar, I. Wallerstein, Race,
nation, classe. Les identités ambigües, Paris, La Découverte, 1988.

611
utopique, mais comme un penseur qui a su relever dans son présent des tendances
incompatibles avec les tendances dominantes, ainsi que les formes de pensée et d’engagement
requises pour le déploiement de ces tendances. Pour avoir été enfouies par le cours de
l’histoire, ces tendances n’en constituaient pas moins des alternatives réelles, et peuvent donc
encore nous servir à penser des alternatives aujourd’hui. C’est finalement ce qui rend Althusser
un penseur littéralement exceptionnel par rapport à ses contemporains – ce qui a fait pendant
longtemps mal vieillir sa pensée –, à savoir non seulement sa fidélité au marxisme, mais
surtout sa participation « organique » à sa conjoncture, en tant que conditionnée par l’existence
d’une organisation qui prenait parti dans cette conjoncture, qui, loin de le condamner à l’oubli
avec une époque dépassée, en fait une pensée d’un dépassement alternatif de son époque, qui
peut encore nous apprendre quelque chose sur les dépassements possibles de la nôtre.

612
Bibliographie

Écrits de Louis Althusser

Écrits publiés

- « À propos du marxisme », Revue de l’enseignement philosophique, 3e année, n° 4,


avril-juin 1953, pp. 15-19.

- « Note sur le matérialisme dialectique », Revue de l’enseignement philosophique, 4e


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- M : Montesquieu. La politique et l’histoire (1e éd. 1959), Paris, P.U.F., 2008.

- « Problèmes étudiants », La Nouvelle Critique, n° 152, janvier 1964, pp. 80-109.

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- PM : Pour Marx (1e éd. Paris, Maspero 1965), Paris, La Découverte, 1996.
Contient1 : « Préface : aujourd’hui » (1965) ; « Sur le jeune Marx. (Questions de théorie) » (1e
éd. 1961) ; « Contradiction et surdétermination. (Notes pour une recherche) » (1e éd. 1962) ;
« Le “Piccolo”, Bertolazzi et Brecht. (Notes sur un théâtre matérialiste) » (1e éd. 1962) ; « Les
“manuscrits de 1844” de Karl Marx. (Économie politique et philosophie) » (1e éd. 1963) ;
« Sur la dialectique matérialiste. (De l’inégalité des origines) » (1e éd. 1963) ; « Marxisme et
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« Aux lecteurs » (1967)

- « Du “Capital” à la philosophie de Marx », in LC : L. Althusser, E. Balibar,


R. Establet, P. Macherey, J. Rancière, Lire Le Capital (1e éd. Paris, Maspéro, 1965), Paris,
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- « L’objet du “Capital” », in LC : L. Althusser, E. Balibar, R. Establet, P. Macherey,


J. Rancière, Lire Le Capital (1e éd. Paris, Maspéro, 1965), Paris, P.U.F., 1996.

- « Matérialisme historique et matérialisme dialectique » (1e éd. Cahiers marxistes-


léninistes, n° 11, 1966), Les armes de la critique, s.d., s.p., URL :

1
Nous mentionnons de manière explicite seulement les articles cités dans notre travail.

613
https://adlc.hypotheses.org/archives-du-seminaire-marx/cahiers-marxistes-leninistes/cahiers-
marxistes-leninistes-n11.

- Anonyme, [attribué à L. Althusser,] « Sur la révolution culturelle » (1e éd. Cahiers


marxistes-léninistes, n° 14, 1966), Décalages. An Althusserian Studies Journal, vol. 1, n° 1,
2014, URL : http://scholar.oxy.edu/decalages/vol1/iss1/8/, pp. 1-18.

- « La filosofia, la politica e la scienza. Una lettera di Louis Althusser sul pensiero di


Gramsci », Rinascita, 15 mars 1968 (tr. angl. W. Montag, « A Letter on Gramsci’s Thought »,
Décalages. An Althusser Studies Journal, vol. II, n° 1, 2016, URL :
http://scholar.oxy.edu/decalages/vol2/iss1/18/, pp. 1-6)

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Feuerbach » (1967) ; « Du côté de la philosophie (cinquième Cours de philosophie pour
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(1963) ; « Sur Lévi-Strauss » (1966) ; « La querelle de l’humanisme » (1967) ; « Sur Brecht et
Marx » (1968) ; « Lettre sur la connaissance de l’art (réponse à André Daspre) » (1966).

- Psychanalyse et sciences humaines. Deux conférences (1963-1964), Paris, Librairie


Générale Française/IMEC, 1996.

- SM : Solitude de Machiavel et autres textes, Paris, P.U.F., 1998. Contient : « Sur


l’objectivité de l’histoire. Lettre à Paul Ricœur » (1e éd. 1955) ; « Philosophie et sciences
humaines » (1e éd. 1963) ; « Sur le contrat social » (1e éd. 1967) ; « Avant-propos au livre de
G. Duménil, Le concept de loi économique dans “Le Capital” » (1977, 1e éd. 1978) ; « Enfin

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la crise du marxisme ! » (1977, 1e éd. it. 1978) ; « Le marxisme comme théorie “finie” » (1e éd.
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- « Notes à propos de l’École (déc. 68 – jan. 69) », A14-01.09.

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- « Notes sur L’École capitaliste en France (1970-1971) », A14-02.06-07.

2
Les écrits inédits d’Althusser sont consultables à l’Institut mémoires de l’édition contemporaine (IMEC) à
l’abbaye d’Ardenne. Les cotes de tous les dossiers cités commencent avec ALT2.

617
- « Projet de livre sur le communisme (1972) », A19-02.01-02-04.

- « Projet de livre sur l’impérialisme (1973) », A21-02.04, A21-03.01-02-03, A21-


04.06.

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