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Archives — Avril 2008

Show-business et politique en France

L’art de faire rêver les pauvres


Ayant compris que l’étalage de son train de vie luxueux produisait un effet désastreux sur
l’opinion et instruit par le mauvais résultat des candidats se réclamant de lui lors des élections
locales des 9 et 16 mars, M. Nicolas Sarkozy serait résolu à faire profil bas. Il aura cependant
du mal à résoudre une contradiction majeure : alors que sa fonction lui impose de se soucier
en priorité de l’intérêt général, il est fasciné par la réussite individuelle que célèbre le monde
du spectacle.

Par Mona Chollet

En juin 2007, l’animateur de télévision Marc-Olivier Fogiel, recevant dans son émission
T’empêches tout le monde de dormir, sur M6, l’entraîneur du XV de France Bernard Laporte,
quelques jours avant qu’il soit nommé secrétaire d’Etat aux sports par Nicolas Sarkozy,
l’amenait à évoquer sa sympathie pour le nouveau président, avant de glisser : « Le bouclier
fiscal, ça doit vous arranger, aussi… » – « Oh !, pas autant que vous, Marco ! », se récriait
Laporte, suscitant les rires et les applaudissements complices du public. Ou comment amener
la plèbe à applaudir à la bonne blague de sa propre spoliation, en lui donnant le sentiment
flatteur d’« en être ». Pour prévenir sa vindicte, il suffit de lui faire cet insigne honneur : la
laisser assister à vos échanges de coups de coude, la laisser prendre part à votre jubilation de
l’avoir si bien flouée.

Dans le modèle marxiste, le travailleur est invité à se défaire de la mentalité servile et


autodépréciative qui lui interdit de comparer son sort à celui des nantis pour revendiquer sans
complexes le partage des richesses ; en même temps, il s’identifie à ses semblables, salariés
ou chômeurs, nationaux ou étrangers, envers qui il éprouve empathie et solidarité. Le génie de
la droite a été de renverser ce schéma. Désormais, le travailleur s’identifie aux riches, et il se
compare à ceux qui partagent sa condition : l’immigré toucherait des allocations et pas lui, le
chômeur ferait la grasse matinée alors que lui « se lève tôt » pour aller trimer… Son
ressentiment est ainsi habilement dévié de sa cible légitime, et l’on voit s’enclencher un
redoutable cercle vicieux : plus ses conditions de vie se dégradent, plus il vote pour des
politiques qui les dégraderont encore (1).

Chacun étant incité par le matraquage médiatique à se penser environné de flemmards, de


parasites et de voyous qui veulent le saigner à blanc, au propre comme au figuré, il ne peut
désormais cultiver que des espoirs strictement individuels. Il n’imagine pas changer les règles
afin d’améliorer le sort commun, et, pour cela, s’allier avec d’autres, mais seulement tirer son
épingle du jeu. « Chacun aura sa chance », clamait le président de la République au soir de
son élection ; « chacun pour soi », en somme (« et Dieu pour tous », comme on s’en apercevra
quelques mois plus tard à l’occasion de ses voyages officiels au Vatican et à Riyad). Il est
secondé en cela par la culture de masse, qui brode d’infinies variations sur un thème auquel
nos cerveaux ont développé une accoutumance pavlovienne : celui de la success story.
Success story du gagnant du Loto. Success story de l’entrepreneur « parti de rien ». Success
story des acteurs, des chanteurs, des sportifs ou des mannequins, à qui l’on fait raconter en
long et en large comment ils ont été « découverts », comment ils ont persévéré sans se laisser
décourager malgré les déconvenues de leurs débuts, comment ils vivent leur célébrité et leur
soudaine aisance financière, etc.

Vous aussi, devenez président !

Toutes ces histoires, dont on bombarde une population harassée par la précarité et l’angoisse
du lendemain, véhiculent un seul message : pourquoi vouloir changer l’ordre des choses ou se
soucier d’égalité si, à n’importe quel moment, un coup de chance ou vos efforts acharnés, ou
une combinaison des deux, peuvent vous propulser hors de ce marasme et vous faire rejoindre
l’Olympe où festoie la jet-set (2) ? Bienvenue dans la société-casino ! Omniprésent, le
modèle de réussite tapageur promu par le show-business pousse le spectateur anonyme à
poser sur les « ringards » et les « perdants » qui l’entourent un regard de mépris rageur, et à ne
plus rêver que de leur fausser compagnie. Il attise ses complexes d’infériorité, son sentiment
d’insuffisance et d’insatisfaction. Tuant dans l’œuf toute solidarité, il rend sans doute
impossible, aujourd’hui, l’émergence d’une « fierté de classe » et d’un sentiment de la
communauté, moteurs indispensables des revendications d’égalité.

M. Nicolas Sarkozy adhérant lui-même sans réserve aux valeurs véhiculées par l’industrie du
divertissement, c’est tout naturellement qu’il les a importées dans l’univers politique. Si, dès
son élection, lorsqu’il a préféré une croisière sur le yacht d’un homme d’affaires à la sobre
retraite méditative que l’on attendait, son comportement a choqué, c’est en raison de son
incapacité frappante à comprendre en quoi un président de la République n’est pas un
« people » comme un autre, et en quoi sa fonction implique autre chose que l’étalage satisfait
de ses succès personnels.

Durant son état de grâce, la « sarkomania » médiatique a alimenté cette confusion : pour la
première fois, ce que l’élection d’un président signifiait pour ceux qui l’avaient porté au
pouvoir tendait à s’effacer derrière ce qu’elle signifiait pour lui-même. Dans la presse, tout
était mis en œuvre pour que le lecteur puisse s’imaginer à la place du nouveau chef de l’Etat,
s’imaginer comment cela devait être d’« être lui ». Le Point publiait les bonnes feuilles d’un
livre-portrait sous le titre : « Pour lui, la vie va commencer (3) ». On ne nous laissait rien
ignorer des résidences dont disposaient le Président et ses ministres – Yann Arthus-Bertrand
les a même photographiées « du ciel » pour Paris Match (4) –, de leurs préférences, des
habitudes qu’ils y ont prises très vite, des travaux d’aménagement qu’ils y ont fait faire. « Je
vais me retrouver avec un palais à Paris, un château à Rambouillet, un fort à Brégançon.
C’est la vie », avait confié Nicolas Sarkozy à l’approche de la victoire (5). On se demandait
presque s’il avait été élu ou s’il avait gagné au Loto ; pour que cela y ressemble un peu plus,
d’ailleurs, il devait s’accorder, à l’automne, une substantielle augmentation de salaire.

Il ne semble pas envisager – ou alors seulement à contrecœur – que le fait d’avoir été élu le
place dans une autre position et lui donne d’autres devoirs vis-à-vis de ses concitoyens que,
par exemple, sa nouvelle épouse, chanteuse à succès et ancien mannequin-vedette. Après le
fameux « casse-toi, pauvre con » du Salon de l’agriculture, en février, M. Xavier Bertrand,
ministre du travail, des relations sociales et de la solidarité, prenait sa défense à la télévision,
en affirmant que n’importe qui, à sa place, aurait réagi de la même façon ; à quoi le journaliste
qui l’interrogeait objectait : « Mais nous ne sommes pas présidents de la République ! » De
manière significative, M. Bertrand remarquait alors : « Vous avez le droit d’aspirer tous à
l’être (6) ! »

Vous n’êtes pas satisfait de votre sort ? Ne demandez pas au président de la République de
l’améliorer : devenez vous-même président ! La responsabilité de ce dernier se bornerait ainsi
à donner l’exemple, à incarner un modèle d’accomplissement que chacun, quelle que soit son
origine sociale, serait libre d’imiter. Car le natif de Neuilly-sur-Seine est persuadé qu’il ne
doit son ascension qu’à sa propre ténacité : « Quand j’étais jeune, je pensais tout est possible.
Tout m’était contraire, mais je pensais tout est possible (7). » En affirmant que seul le
« mérite » gouverne le destin des individus, la droite naturalise l’ordre social : les riches
comme les pauvres étant intégralement responsables de leur condition, les élus peuvent en
toute bonne conscience s’en laver les mains.

Rien d’étonnant si ce cap idéologique s’est rapidement avéré un peu difficile à tenir : il porte
en lui la négation même de la politique, dont les noces avec le show-business sont celles de la
carpe et du lapin. La remarque de M. Bertrand le démontre par l’absurde : malheureusement,
il ne peut pas y avoir soixante-cinq millions de présidents de la République. Censée prendre
en charge le bien commun, l’action politique ne peut se résumer à la promotion de la réussite
individuelle, car celle-ci repose précisément sur la distinction : elle laisse le plus grand
nombre sur le carreau.

Certes, le gouvernement, au prix d’impressionnantes contorsions dialectiques qui lui ont fait
plus d’une fois frôler le claquage de muscle, n’a de cesse de présenter la défense de l’intérêt
général comme son objectif officiel : la ministre de l’économie Christine Lagarde déclare par
exemple que le refus du travail salarié traduirait la survivance de « préjugés aristocratiques »,
et que les régimes spéciaux de retraite, dus à la pénibilité de certains métiers, seraient des
« privilèges » (8).

Participant à la contre-attaque communicationnelle après l’incident du Salon de l’agriculture,


le secrétaire d’Etat à l’outre-mer Christian Estrosi s’indignait, sur un plateau de télévision,
qu’un citoyen ait osé mal parler au chef de l’Etat, alors que ce dernier est « un homme
généreux, un homme ouvert, qui tend la main à tout le monde, qui essaie de répondre aux plus
modestes ». Une émouvante philanthropie partagée, à en croire M. Estrosi, par tout
l’entourage présidentiel, à commencer par lui-même : « Tous les soirs, je me demande, avant
de me coucher, si je n’ai laissé personne sur le bord du côté (sic) (9). »

Ce qu’il est impossible d’éluder cependant, c’est que le sarkozysme implique forcément un
bras d’honneur adressé au plus grand nombre. Le bras d’honneur est inscrit dans le principe
même de la « consommation ostentatoire », nom savant de ce « bling-bling » devenu son
emblème. Ce modèle de réussite n’est pas fait pour être extensible ; il n’est pas un modèle. Sa
réalisation exige qu’il reste assez de gens, d’une part pour vous jalouser, d’autre part pour
vous servir. Il suppose un public à épater, pour ne pas dire à humilier ; et, pour qu’il soit
épaté, il faut qu’il soit moins riche. Tout le style de cette présidence, d’ailleurs, est empreint
d’un rapport de défi et de défiance à l’égard de la populace, comme en témoigne la fâcheuse
propension du chef de l’Etat à adopter à la première occasion, lors de ses déplacements,
l’attitude d’un caïd de sous-préfecture (« Descends si t’es un homme », « Casse-toi », etc.).

Aux « Guignols de l’info », en novembre 2007, sous le titre « Il était une fois dans l’Ouest »,
sa marionnette lançait, au cours de son altercation avec des marins-pêcheurs bretons : « C’est
pas en faisant grève que tu vas pouvoir te payer une Rolex, péquenaud, va (10) ! »,
établissant ainsi un lien direct entre cette posture – pudiquement qualifiée de « virile » par ses
amis politiques – et le « bling-bling ». Pour Nicolas Sarkozy, comme pour le cow-boy texan
qui lui tient lieu d’homologue américain, l’autre est toujours à dompter, à mater, à dominer.
Son comportement contredit avec insistance ses discours lénifiants sur la « main tendue » et
l’égalité des chances.

Ce que l’on appelle « politique people » est en fait le pari que l’électorat va oublier les
conditions de vie de moins en moins décentes qui sont les siennes en s’abîmant dans la
contemplation béate de la jet-set – classe politique comprise – grâce aux belles images et aux
histoires édifiantes qu’on lui donne en pâture. A cet égard, le mariage de M. Sarkozy avec
Carla Bruni, pièce de choix qui vient parachever la clinquante panoplie présidentielle,
ressemble à une tentative désespérée d’alimenter la machine à rêves pour désamorcer une
contestation qui commençait à poindre. Que la manœuvre ait plutôt mal fonctionné montre les
limites de cette stratégie.

Elle n’a pas empêché la colère de monter face à la désinvolture que le président manifestait
dans le même temps quant aux difficultés dans lesquelles se débattaient ses concitoyens
(« Qu’est-ce que vous attendez de moi ? Que je vide des caisses qui sont déjà vides (11) ? »).
Quand le contraste entre son train de vie et celui de la majorité de la population devient trop
voyant, la comparaison, apparemment, revient vite le disputer à l’identification.

Mona Chollet.

Auteure de Rêves de droite. Défaire l’imaginaire sarkozyste, Zones, Paris, 2008 (texte
intégral en libre accès en ligne).
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(1) Cf. Thomas Frank, Pourquoi les pauvres votent à droite, Agone, Marseille, 2008.

(2) Cf. le site d’Action-Critique-Médias (Acrimed) : « La “petite caissière” et son blog : un


conte pour médias ? », par Nadine Floury, 7 mars 2008.

(3) Jean-Marc Parisis, « Pour lui, la vie va commencer », Le Point, Paris, 10 mai 2007.

(4) « Les châteaux de la République vus du ciel », Paris Match, 28 juin 2007.

(5) Cité dans Yasmina Reza, L’Aube, le soir ou la nuit, Flammarion, Paris, 2007.

(6) « Edition spéciale », Canal+, 27 février 2008.

(7) Cité dans Yasmina Reza, op. cit.

(8) Discours à l’Assemblée nationale, 10 juillet 2007.

(9) « La Matinale », Canal+, 28 février 2008.

(10) « Les Guignols de l’info », Canal+, 6 novembre 2007.


(11) Conférence de presse à l’Elysée, 8 janvier 2008.

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