Ce modèle est né au début des années 80 de l’étude “A Five-Stage Model of the Mental
Activities Involved in Directed Skill Acquisition“ réalisée par les deux frères Hubert et Stuart
Dreyfus (disponible ici) à Berkeley. Hubert L. Dreyfus est un philosophe du Department of
Philosophy alors que Stuart Dreyfus est un mathématicien du Department of Industrial
Engineering and Operations Research. A l’origine, il s’agissait d’un travail de recherche
sur l’entrainement des pilotes pour l’armée de l’air US. En 1986, dans leur livre "Mind over
Machine" les deux frères exposent leur modèle d’acquisition des compétences, démontrant
ainsi que la notion d’intelligence humaine est nettement plus complexe que les simples calculs
reproduits par un ordinateur et donc que la recherche en Intelligence Artificielle n’utilise pas
les bons modèles. Ils remettent en cause la vision d’un cerveau humain fonctionnant comme
un puissant processeur qui manipule des bits de données en appliquant des règles formelles.
Ils prennent pour preuve la variation des résultats selon qu’on présente un même problème
dans un contexte abstrait ou dans un contexte familier. Ils démontrent ainsi que la prise en
compte du contexte est l’une des caractéristiques essentielles de l’intelligence humaine. Il faut
ainsi prendre cela en compte dans l’acquisition de compétences qui sera d’autant plus efficace
qu’elle ne se fera pas de manière abstraite et formelle. Pour nous autres Français fortement
influencés par Platon et Descartes, cela demande une profonde remise en cause de notre façon
d’enseigner et d’apprendre de nouvelles compétences. Depuis les grecs anciens, et notamment
Platon, nous opposons la raison à l’intuition, la théorie à la pratique. Cependant les théories
rationnelles ne peuvent saisir toute l’essence des comportements et des sous-entendus propres
aux relations humaines, il faut donc que l’intuition prenne le relais.
Au milieu des années 80, ce modèle fut popularisé par l'infirmière Patricia Benner dans ses
travaux sur la crise infirmière aux Etats-Unis. Ces derniers temps il est réapparu dans
l’industrie informatique, notamment sous l’impulsion d’Andy Hunt et Dave Thomas dans leur
célèbre livre "Pragmatic Programmer".
Le modèle de Dreyfus n’est pas un modèle théorique mais plus un modèle pragmatique qui
fournit une grille de lecture de l’apprentissage de nouvelles compétences. Il permet ainsi de
concevoir des cours et supports permettant un meilleur apprentissage de compétences de haut
niveau.
Comme son nom l’indique le novice est une personne avec peu ou aucune expérience dans le
domaine concerné. Il lui est donc difficile de prévoir la réussite de ses actions. De plus, il a
pour objectif premier d'obtenir rapidement des résultats, pas de comprendre comment les
obtenir. Il est donc facilement perturbé par la moindre difficulté.
Un novice attend qu’une personne le guide en lui fournissant des règles ‘absolues’, faisant
abstraction du contexte, à appliquer. Lorsqu’une équipe se trouve confronté à un novice elle
doit lui donner des tâches simples et rapides à réaliser. Par de rapides succès il va prendre
confiance en lui et commencer à assimiler des modèles de comportements et d’actions à tenir.
Si on prend le cas d’un jeune conducteur il lui faut des règles comme "lorsque la voiture
atteint les 20 km/h passer la seconde", "toujours démarrer en première", … Il n’est donc pas
très performant, la voiture calant si par exemple elle se retrouve en montée ou que le
changement de vitesse est trop brusque.
Le débutant avancé
Il s’agit de l’étape suivante qui débute lorsque les schémas d’action et les règles commencent
à être assimilés. Le débutant avancé reste concentré sur ce qu’il réalise et est toujours
conscient de ses actes. Il n’a pas pris de recul sur ce qu’il a compris et ne peut donc pas tout
faire. Il commence tout juste à prendre conscience du contexte pour peu qu’un instructeur lui
présente des exemples. Il n’a pas encore les bons reflexes et reste dépendant des règles, se
retranchant derrière elles au moindre problème. Si ça n’a pas fonctionné c’est que les règles
qu’on lui a données étaient incorrectes ou inexistantes. Durant cette phase des pratiques telles
que le binomage1 et les tests unitaires2 permettent de limiter les risques d’erreur et fournissent
au débutant avancé des exemples sur lesquels s’appuyer. On voit bien que le débutant avancé
reste dépendant d’un guide et de règles.
Le compétent
Ainsi notre conducteur, arrivant dans un virage serré, est concentré sur la vitesse de sa voiture
et fait complètement abstraction de son levier de vitesse. Il va analyser l’état de la route,
l’angle du virage pour peut être se rendre compte qu’il arrive trop vite. Il va donc devoir
décider quand il doit relâcher l’accélérateur et quand appuyer sur le frein. S’il le fait bien il
1
Pratique de l’eXtrem Programming consistant à travailler à deux sur un seul poste de travail.
2
Le test unitaire est un procédé permettant de s'assurer du fonctionnement correct d'une partie déterminée d'un
logiciel ou d'une portion d'un programme
3
Selon la théorie analytique synthétique l'hémisphère gauche opérerait d'une manière plus logique, analytique, à
la manière d'un ordinateur en analysant les informations de manière séquentielle et en permettant l'abstraction
des détails pertinents, alors que l'hémisphère droit serait en premier lieu un organe qui synthétise, étant plutôt
concerné par la configuration globale des informations, les traitant et les organisant en termes de gestalts, ou de
touts.
sera soulagé, par contre s’il commence à déraper il paniquera et si cela se répète trop souvent
il appréhendera le fait de conduire.
L’efficace
Peu à peu la théorie fait place à l’intuition pour reconnaitre la situation. Les règles sont
remplacées par des connexions synaptiques. Comme il existe, de manière générale, moins de
façons de voir une situation que de manière d’y réagir c’est l’analyse de la situation qui
devient 'intuitive', alors que la prise de décision se fait toujours de manière consciente et
planifiée en suivant des règles et des maximes. La personne efficace essaye de comprendre le
contexte général et d’en extraire une vision d’ensemble. Elle s’enrichit des expériences
d’autrui en tirant des parallèles avec ses propres perspectives, affinant ainsi son 'intuition'.
Ainsi l’efficace comprend d’où viennent les règles et les maximes et quand les appliquer. Par
exemple la maxime "Il faut tout tester" du Test Driven Development n’est pas comprise pas le
novice qui posera des questions comme "Dois-je tester les getter/setter?". Alors que dans le
cas de notre efficace, il saura quels sont les points ‘fragiles’ de son code et y concentrer ses
efforts de test.
Notre conducteur efficace arrivant sur un fort virage un jour de pluie va ‘sentir’ qu’il arrive
trop vite, et va devoir consciemment décider s’il va freiner ou relâcher l’accélérateur. Malgré
le temps de réaction perdu à prendre cette décision, notre conducteur efficace aura plus de
chances de bien négocier cette courbe plutôt qu'un conducteur compétent qui lui aura dû
analyser sa vitesse, la courbe et bien d’autres paramètres avant de conclure que sa voiture
arrive trop vite.
L’expert
Peu à peu la personne efficace, affine ses perspectives, classant les situations selon les
réponses et les tactiques employées. Ainsi il se transforme en expert, régissant de manière
'intuitive'. L’expert ne prend plus de décisions, il fait ce qu’il faut faire, reconnaissant
intuitivement la situation, le but à atteindre et le moyen d’y parvenir. L'expert n'est plus
conscient des mécanismes qui conduisent à sa décision, il 'sent' les choses comme par magie.
On pourrait même en arriver à penser que l’expert ne réfléchit pas. En fait, il ne réfléchit plus
pour savoir quelle règle appliquer à telle situation mais n'analyse plus que son but et les
raisons d'y parvenir.
Le conducteur expert, en général, ne se rend plus compte qu’il conduit une voiture avec toute
sa mécanique complexe, il parcourt tout simplement un trajet. Tout comme lorsque l’on
marche on ne fait plus attention qu’à notre destination. Pourtant au début un bébé apprenant à
marcher est concentré sur son corps, comment le projeter en avant et tous les mouvements à
associer: chaque pas est le résultat d'une réflexion consciente.
Notre expert conducteur arrivant sur le fort virage un jour de pluie va ‘sentir’ qu’il arrive trop
vite, inconsciemment il va relâcher l’accélérateur et freiner pour passer cet endroit périlleux.
Un novice a besoin de règles générales hors contexte pour fonctionner. Il doit avancer par
petits pas avec succès pour progresser. Si vous ne laissez pas le novice progresser avant de lui
confier des tâches plus complexes vous risquez de le mettre en échec et de le faire paniquer ce
qui est un sentiment très contagieux. Rapidement vous risquez de vous retrouver avec une
équipe démoralisée et votre projet se transforme en échec.
Il faut donc laisser les experts être des experts et les novices des novices.
Il ne faut pas brûler les étapes, et ce n'est pas parce qu'on est un expert dans certains domaines
que l'on est un expert partout. Si on apprend une nouvelle compétence, il faut commencer
comme un débutant par des exercices simples apportant leurs lots de succès avant de passer à
des choses plus complexes.
Une équipe est généralement hétérogène, et les membres se répartissent sur les différents
niveaux du modèle comme suit :
On peut par contre se poser la question de la valeur ajoutée qu'apporte un employé qui ne fait
qu'obéir à ses instructions. Plus on suit les règles et moins on fait fonctionner son cerveau et
donc on devient plus facilement remplaçable et échangeable. Ce sont ces postes où la valeur
ajoutée de l'individu est faible qui sont facilement externalisables, voir délocalisables. En
effet, la compétition avec les autres ne se fait pas sur le plan de la compétence mais sur le
coût. Aussi si le marché devient suffisamment important, on se retrouve à lutter avec les pays
à faible coût de main d'œuvre : un combat perdu d'avance. Il faut donc changer de terrain pour
ne plus se mettre sur celui du coût mais sur celui de la compétence. C'est un élément essentiel
qu'il faut prendre en compte pour gérer sa carrière. Il faut toujours apporter suffisamment de
valeur ajoutée pour ne pas être aisément remplaçable. Une carrière se gère au travers de ses
compétences.
C'est là que le modèle de Dreyfus peut nous aider. En effet, le monde de l'informatique n'est
pas statique, de nouvelles compétences apparaissent, les anciennes deviennent obsolètes ou se
dévalorisent. Il faut donc sans cesse se renouveler, et comme l'on vient de le voir
précédemment on n'a guère à attendre de notre employeur. C'est à nous de gérer nos
compétences, comme on gérerait un portefeuille de valeurs boursières. Grâce à ce modèle, on
peut évaluer notre valeur sur le marché de la connaissance et du savoir. Comme un bon père
de famille on placera une partie de son investissement sur des technologies et des
compétences 'classiques' à faible risque et apportant peu de valeur ajoutée, un peu comme des
bons au Trésor. Par contre on prendra aussi des risques en étudiant des technologies très tôt
sans savoir si elles vont un jour émerger. Cette forme d'investissement de type capital risque,
peut se révéler très payante professionnellement. Surtout en sachant que toute façon cette
stratégie est toujours payante car, à la différence de la bourse, l'étude de nouvelles
technologies est toujours enrichissante en ouvrant des perspectives d'approches différentes sur
les problèmes rencontrés. C'est cet équilibre entre prise de risques et retours sur
investissement qu'il faut trouver.
Il faut suivre le marché des technologies comme la bourse, identifier les valeurs émergentes,
investir sur celles qui semblent prometteuses, abandonner les valeurs qui ne sont plus
rentables. Il faut donc sans cesse pratiquer, apprendre, lire et s'enrichir. En bref, vivre notre
métier avec passion.