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La tête du Bouddha

La tête du Bouddha

Brune Brune

« Puis ce fut l’emportement de l’amour qui veut être assouvi…. »

G. F.

Tableau 1.
L’insupportable attente.
Le bel œil violet de S., rongé par l’insupportable attente.
Puis l’or amer du whisky, compagnon indifférent de l’insupportable attente.

Tableau 2. Novembre
Après les moiteurs et les rires d’août, les terrasses des rizières déformées par l’écran de la
pluie, les marches dans les ruines parsemées de verdure : retour de S. et J. dans leur
appartement de P. L’inanité d’un mois de septembre reprend son cours ; le ciel bleu acier de
novembre ne sait pas, lui.
Tandis qu’elle regarde un petit garçon jouer au bas de l’immeuble, lui revient le brouillard
sonore de ses mots, les mots du départ.
Un petit reflet de soleil courait sur la barbe brun roux de J., tandis qu’elle le dévisageait d’un
air incrédule. Encore une passade.
- Tu ne comprends pas.
Si, elle comprenait, elle avait été un peu lassée de leurs jeux pervers, mais elle était prête à
recommencer, si leur équilibre en dépendait.
-Tu ne comprends pas.
Mais qu’il se rassure, elle n’allait pas tout foutre en l’air parce qu’il avait de nouveau niché la
tête entre des seins étrangers et donné quelques coups de reins haletants à une nouvelle
conquête…
-Elle avait trop pardonné, et il s’agissait d’autre chose à présent.
Des grands mots, elle se souvient de grands mots « la peur de ne pas être à la hauteur avec
toi »…L’amour… Le désir de liberté…
Avec une autre visiblement. Elle n’avait pas compris.

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Tableau 3. Bien-être.
Il pousse un râle profond. S’effondre sur elle, les paupières violacées. Elle sourit, ses cuisses
la brûlent, elle a crié plus fort que d’habitude. Elle lui avait dit qu’elle aimait qu’il la morde,
mais pas comme ça, pas jusqu’au sang. Le suçon qui avait moiré son épaule de vert, de bleu,
de mauve, de jaune, ça, ça l’avait presque amusé. Mais elle n’aime pas voir son corps tuméfié
et ensanglanté. Ca fait sale.
Néanmoins S. et J. ont passé un accord : J. a un droit de propriété sans réserve sur le corps de
S, en échange de quoi il lui doit une dévotion et une fidélité absolues. Si elle ajoute une
clause telle que la proscription des morsures à l’oreille, elle risque de se voir retirer, une fois
de plus, l’exclusivité du cœur et du corps de l’homme. Une larme brûlante glisse le long de sa
joue, tandis qu’elle se serre fiévreusement contre son corps.

Le sang brillant tombe à grosses gouttes sur l’oreiller et enduit petit-à-petit les cheveux de S.
Elle rit. Les draps blancs se teintent d’un rouge sombre jusqu’à ce qu’une mare de sang se
forme aux pieds du lit. Allongée sur le ventre, visage tendue vers le sol, S. s’observe dans le
miroir de sang, avec une moue sensuelle. Les cent mains de J. se glissent contre son flanc. De
nouveau il prend possession d’elle, et le sourire de S., devenu tremblement secoué de soupirs,
finit étouffé dans un sanglot, tandis que la chambre se met à bouillonner de bulles écarlates,
gigantesque baignoire.
A présent elle se voit qui goûte le liquide rouge, avec l’air malicieux de celle qui a
transgressé l’interdit, sous le regard attendri de J. lui caressant les cheveux.

Le goût de fer de son sang séché sur l’oreiller la réveille. A ses côtés, la poitrine de J. si exalté
quelques temps plus tôt, se soulève, paisible. Elle n’aurait pas cru que ça puisse autant saigner
une oreille.

Tableau 4. août.
Bon c’est vrai on s’est encore fait entuber par un chauffeur de tuk-tuk, pédaler sur ces routes
mal fichues, et à gauche, c’est pas idéal sous cette chaleur, mais on a vu de belles choses. On
n’est pas obligés de suivre le guide à la lettre. Partager un peu de la vie de ces gens, ça te fait
faire un pas de côté. Moi, ça me fait du bien ce dépaysement – C’est con, mais tous ces
sourires, et bah ça m’émerveille encore, voilà ! Et ce sont aussi mes vacances, merde !

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Les vêtements collent dans l’étuve de cette ville du sud de l’Asie. Lassé par la foule des
marchés, J. a voulu se rendre dans un des temples de la ville pour en photographier les ruines.
Justes quelques clichés. Pour le journal. Cette manie de tout vouloir fixer par l’image. Peut
jamais se laisser aller. Profiter. Regarde même pas vraiment.
Elle a accepté.
Les nuages blancs de la fin d’après-midi se découpent sur un ciel bleu de craie. Chacun se
tient à une distance respectable, afin de ne pas ressentir la tension qui émane de l’autre,
malgré le silence et la paix du lieu. Lui le nez au sol, l’air de compter les brins d’herbe qui
s’engouffrent dans la pierre aux murmures chtoniens ; elle, visage offert au ciel. Les étoffes
de soie jaune, rose, bleue, blanche, embrassent les arbres millénaires, prières adressées à un
Bouddha sourd. Elle s’arrête devant une statue du dieu, assis : les yeux baissés,
l’imperceptible sourire, amusant cette ressemblance avec J. quand il dort. Une feuille d’or
scintille sur le visage de pierre, on dirait une larme. Sous l’effet de l’air étouffant, elle semble
se dilater, tandis que le sourire se tort en un étrange rictus.
S., troublée, finit par rejoindre J., la nuit tombe à une vitesse inquiétante dans ce pays, et elle
ne voudrait pas se retrouver face aux chiens errants qui infestent les rues mal éclairées.
J. s’est immobilisé, l’œil perdu dans le viseur de son appareil photo. Devant lui, enlacé par les
branches d’un palétuvier, une tête de Bouddha. Il se tourne vers S., enfin satisfait. Ca fera une
couverture parfaite pour le numéro de septembre.

- Quoi, tu veux rire ? C’est celui-là ? Mais il est tout petit. Le même coup que la Joconde, ça !
On se fout du monde quand même, s’esclaffe-t-elle, hilare. « Bouddheur » de ma vie, le ciel
se voile et nous allons bientôt nous faire chasser de cet endroit sacré. Il s’agirait de laisser les
statues reposer en paix. Veuillez, de grâce, vous hâter de capturer l’essence du mystère que
recèle cette œuvre (si petite soit-elle…).
Grandiloquente, elle souligne ses derniers mots d’un délicieux plissement d’yeux.
Intimité retrouvée. Les fossettes de J. se creusent devant l’exubérance grotesque et
attendrissante de sa Furie. Et de nouveau l’imperceptible sourire qui la fait fondre.

Tableau 5. Anxiolytiques

Phase 1.

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Un mois que les pas traînants de J. ne résonnent plus sur le parquet de l’appartement. Pour
pallier l’angoisse de l’attente, S., qui ne désespère pas de revoir son homme se repentir de sa
dernière folie, s’adonne à un rituel domestique des plus stricts. Chaque matin et chaque soir,
le couvert est mis pour deux ; elle décape régulièrement la petite douche du couloir qu’il était
le seul à utiliser, ou achète encore le carpaccio qu’il était seul à pouvoir avaler. Enfin elle
repasse sans cesse les vêtements restés, inutiles, dans son armoire, traquant le moindre pli qui
viendrait attenter aux reliques du corps disparu. Et, avant de se coucher, elle lui expose avec
minutie le détail de ses journées, dans un soliloque rigoureusement argumenté.

Phase 2. Jocaste
Une épaisse nausée la saisit depuis plusieurs jours. Un goût âcre d’encre. Elle aurait bien vidé
la boîte d’antidépresseurs, mais c’était sans compter sur l’arrivée inopinée de l’enfant.
Pendant la nuit, elle se repasse la scène du départ, à travers un nouveau scénario : elle cingle
le visage de J. de toutes les insultes qu’elle se remâche nuit et jour jusqu’à l’écœurement.
Puis, se tenant le ventre, elle arrache celui-ci, pour en lancer les lambeaux à la figure de
l’homme, toujours impassible. Les morceaux de peaux se transforment en vers grouillants,
qui se mettent à dévorer méthodiquement le père, avant de prendre la forme de S.

Phase 3. Retour de l’idylle


Etendue dans l’herbe du parc, heureuse, S. se laisse aller à la fraîcheur du mois de mai. Il a
bien été obligé d’accepter qu’elle le revoie. Tout à elle. Enfin

Tableau 7 : From DarkJB to MagicS


Ils avaient déposé leurs candidatures sur internet, honteux, et excités à la fois, d’avoir cédé
aux conseils désespérés de leurs amis.
MagicS. et DarkJB étaient passés par les étapes nécessaires de l’e-meeting, véritable parcours
du combattant du célibataire. CV rigoureusement constitués selon les méthodes infaillibles de
la toile – donnez toujours de vous-même une image positive sans avoir l’air égocentrique /
faites-la rire / ne lui parlez pas d’amour dès le deuxième mail, il serait tenté de fuir etc. –,
ajout de photos contractuelles, messages échangés, mystère conservé.

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-From DarkJB to MagicS – Objet : JH. grand brun symp. et sér. ch. jf. charm. yx. viol.
Ciné dans le coin de C. mardi soir ?…. (porterai veste en cuir, écharpe rayée orange et noire)
^^
-From MagicS to DarkJB – Objet : RE : JH. grand brun symp. ch. jf. charm. yx. viol.
Yes (moi ce sera doudoune rouge) ;))

S’agirait-il d’un coup de foudre, on aurait tout le loisir de se découvrir dans le noir. Le cas
échéant, c’était l’occasion de se divertir sans avoir à adresser la parole à celui ou celle dont on
avait deviné les contours sans les saisir.
Le ravissement n’avait pas eu lieu.
MagicS aux yeux violets avait été terriblement attendrie par ce grand bonhomme mal assuré.
DarkJB quant à lui, intrigué autant qu’intimidé, n’avait pas réussit à l’embrasser.
Déçus, ils s’étaient juré de se quitter bons e-friends. Puis, l’ennui aidant, il l’avait recontactée.

Tableau 8 : l’Espoir
Dans le salon de son petit appartement, S., le ventre toujours plus rebondi. Une bulle
translucide qui enfle. S. affiche un sourire désormais constant. Elle est rêveuse. La bulle
bouge. Elle palpite tout en effleurant son ventre d’une caresse, oui mon ange, tu as raison,
c’est l’heure.
Avec précaution elle se lève, et dirige son pas lourd vers la cuisine. Elle ouvre délicatement la
partie congélation du réfrigérateur, à la recherche d’un reste de sorbet à la framboise.
Entre les sachets de légumes surgelés, la tête de J.
D’un geste tendre, S. essuie la larme de glace qui a perlé sur sa joue violacée et paisible, avant
de caresser son imperceptible sourire. Dans son ventre, l’enfant tressaille. Et, lentement,
tandis que la framboise vient fondre sous sa langue, un fredonnement s’élève de ses
profondeurs…j’étais partie ce matin au bois, bonjour mon amour, bonjour… voici les
premières fraises des bois, pour toi, mon amour, pour toi. L’œil pétillant, S. trempe son doigt
dans le sorbet, se l’applique en couches épaisses sur les lèvres et, dans un rire cristallin, pose
un baiser sonore sur les lèvres de J.
- Bonjour, mon Amour, bonjour.

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