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Et ce cruel Neron ne fit aussi que repudier sa femme Octavia1, fille de Claudius et Mas-
salina, pour adultere, et sa cruauté s’abstint jusques-là2.
1 selon Tacite et Suétone, Néron, ayant appris que sa maîtresse Poppée était enceinte
de lui, répudia Claudia Octauia (22 ou 23 ans) sous prétexte de stérilité, épousa Poppée, ban-
nit Octavie, lui fit trancher les veines, la fit étouffer dans un bain de vapeur (præferuidi balnei
uapore) et fit apporter sa tête à Poppée.
2 « se limita à cela »
Domitian fit encore mieux, lequel repudia sa femme Domitia Longina parce qu’elle
estoit si amoureuse d’un certain comediant et basteleur3 nommé Paris, et ne faisoit tout
le jour que paillarder avec lui, sans tenir compagnie à son mary ; mais, au bout de peu de
temps, il la reprit encores, et se repentit de sa separation ; pensez que ce basteleur luy
avoit appris des tours de souplesse et de maniement4 dont il croyoit qu’il se trouveroit
bien.
3 basteleur « escamoteur et jongleur » est attesté depuis le XIIIe s. ; comediant est l’ita-
lien commediante (« comédien » apparaît avec Molière). Du reste, Pâris était danseur de
pantomime (ὀρχηστής).
4 Étienne Vaucheret : « des façons de remuer » (dont il pensait profiter)
5 régna moins de 3 mois l’année dite « des cinq empereurs » (en 193). Sa femme s’appelait
Flauia Sulpiciana.
6 emprunt savant au latin cantor, dont l’accusatif cantōrem aboutit à la forme hérédi-
taire « chanteur »
7 « n’y attacha pas autrement d’importance »
8 Brantôme se contente de suivre à peu près les indications trouvées chez Iulius Capito-
linus : « Circa uxoris pudicitiam minus curiosus fuit, cum palam citharœdum illa diligeret. Ipse
præterea Cornificiam infamissime dicitur dilexisse. »
9 (Comme l’a proposé Robert Turcan, Héliogabale est réservé au surnom de Badius Aui-
tus Bassianus, devenu empereur [218-222] sous le nom Marcus Aurelius Antoninus, et Éla-
gabal à son dieu [litholâtrie, ilāh gabal « dieu-montagne » cf. ǧabal et djebel, bétyle vénérée
en Syrie, à Homs, Ḥimṣ, l’antique Émèse] — Comme il s’agit aussi d’un culte solaire, cf. ἀνίκη-
τος ἥλιος, sol inuictus « soleil invincible », Élagabale est devenu Héliogabale par étymo-
logie populaire.)
L’opinion attribuée à Héliogabale (dans laquelle conversation des parents veut dire « fré-
quentation de la famille » mais aussi « relations sexuelles ») s’inspire d’un ouvrage de
1556 d’Antoine Allègre (Antonio Alacris), 1518-v.1570, chanoine de la cathédrale de Clermont,
Décade contenant les vies de dix empereurs, traduction/adaptation d’après Antonio de Guevara,
Una década de Césares, es a saber : Las vidas de diez emperadores romanos que imperaron en los
tiempos del buen Marco Aurelio (Valladolid, 1539).
[Par la suite, cet ouvrage a été considéré comme un supplément à Plutarque… qui mourut
bien avant la naissance d’Héliogabale. C’est ainsi que Ludovic Lalanne, dans son édition de
Brantôme, indique en note pour le passage qui nous intéresse : « Voyez Plutarque, Hélioga-
bale, ch. XXII. »]
Voici d’abord l’extrait pertinent chez Allègre, au chapitre XXI de la Vie d’Héliogabale, qui
commence par « Aucunes loix feit l’empereur Heliogabalus, bonnes et raisonnables, et d’autres
ne bonnes ne mauvaises, mais trop toutefois faictes selon son plaisir… ».
Voici maintenant le passage censé correspondre chez Guevara, Capítulo XI : De algunas
leyes que hizo en Roma el Emperador Helio Gábalo :
« Hizo ley que, si alguna muger casada cometiesse adulterio con algun pariente o amigo de su marido, no la
pudiesse castigar ni denostar, provando ella que el marido le avía algunas vezes traýdo a él primero a casa,
diziendo que la muger naturalmente es de suyo flaca y que, puesta en ocasión, no tiene ninguna resisten-
cia. »
Il édicta une loi aux termes de laquelle, si une femme mariée commettait un adultère avec un
parent ou un ami de son époux, on ne pouvait ni la punir ni lui en faire [publiquement] le reproche,
à condition qu’elle apporte la preuve que son mari l’avait, le premier, trompée parfois au domicile
conjugal, au motif que la femme est faible par nature et que, face à ce danger, elle est incapable de
résister.
De la conversation des parents il n’est nullement question sous la plume de l’évêque de Mon-
doñedo. L’enjolivure est d’Allègre, à partir d’une broderie déjà chargée de Guevara ; Bran-
tôme a élargi le propos et ironisé.
Aussi l’empereur Severus10 non plus se soucia de l’honneur de sa femme, laquelle estoit
putain publique, sans qu’il se souciast jamais de l’en corriger, disant qu’elle se nommoit
Jullia11, et, pour ce, qu’il la falloit excuser, d’autant que toutes celles qui portoyent ce nom,
de toute ancienneté12 estoyent sujettes d’estre trés-grandes putains et faire leurs marys
cocus : ainsi que je connois beaucoup de dames portans certains noms de notre christianis-
me, que je ne veux dire, pour la reverence que je dois à nostre sainte religion, qui sont cous-
tumierement13 sujettes à estre puttes et à hausser le devant14 plus que d’autres portans
autres noms, et n’en a-on veu guieres qui s’en soient eschappées15.
10 Brantôme veut parler de la seconde femme de Septime Sévère, Iulia Domna, dont il
eut deux fils, Caracalla et Geta ; les accusations d’adultère devaient provenir de Plautien
(Fuluius Plautianus), avec qui elle était engagée dans une lutte d’influence, peut-être dou-
blée d’une rivalité passionnelle dont l’empereur était l’enjeu.
11 allusion à la fille et à une petite-fille d’Auguste, dont les frasques (réelles ou suppo-
sées) sont des poncifs au même titre que l’évocation de la tour de Nesle dans l’Histoire de
France.
12 « depuis un temps immémorial, de tout temps, depuis toujours »
13 « d’ordinaire »
14 le devant peut être ici le tablier, cf. Rabelais (la Sibylle de Panzoust « meit son devan-
teau sur sa teste » ; George Sand emploie le mot dans le chant des livrées de la Mare au
diable), Montaigne (« Ceux qui parmi les jeux, refusent les opinions serieuses, font, dit quel-
qu’un, comme celuy qui craint d’adorer la statuë d’un sainct, si elle est sans devantiere ») et,
dans un contexte érotique, Le Banquet des Muses (1623) de Jean Auvray, avec ce sonnet :
Une dame tançoit sa servante accusée
D’avoir fait en joüant ce qu’on fait delà l’eau :
« Vien-çà, nomme-le moy, pauvre fille abusée,
Le meschant qui osa chez nous faire un bordeau.
— C’est vostre mareschal* (madame) — Ô la rusée ! *« maréchal-ferrant »
Combien as-tu de fois remmanché son marteau ?
—Il me le fit six coups en filant ma fusée
Et si vouloit encor lever mon devanteau.
Or je n’aurois jamais fait16 si je voulois alleguer une infinité dautres grandes dames et
emperieres17 romaines de jadis, à l’endroit desquelles leurs marys cocus, et trés-cruels,
n’ont usé de leurs cruautez, autoritez et privileges, encor qu’elles fussent trés-desbordées18 ;
et croy qu’il y en a eu peu de prudes19 de ce vieux temps, comme la description de leur vie le
manifeste ; mesmes, que l’on regarde bien leurs effigies et medailles antiques, on y verra
tout à plain20, dans leur beau visage, la mesme lubricité21 toute gravée et peinte. Et pourtant
leurs marys cruels la leur pardonnoyent, et ne les faisoyent mourir, au moins aucuns. Et
qu’il faille qu’eux payens, ne reconnaissans Dieu, ayent esté si doux et benings22 à l’endroit
de leurs femmes et du genre humain, et la pluspart de nos rois, princes, seigneurs et autres
chrestiens, soyent si cruels envers elles par un tel forfait !
Encores faut-il loüer ce brave Philippe Auguste, nostre roy de France, lequel, ayant repu-
dié sa femme Angerberge23, sœur de Canut, roy de Dannemarck, qui estoit sa seconde fem-
me, sous pretexte qu’elle estoit sa cousine au troisiesme degré du costé de sa premiere fem-
me Ysabel (autres disent qu’il la soubçonnoit de faire l’amour), neantmoins ce roy, forcé par
censures ecclesiastiques, quoy qu’il fust remarié d’ailleurs, la reprit, et l’emmena derriere
luy tout à cheval, sans le sceu24 de l’assemblée de Soissons faite pour cet effet, et trop sejour-
nant25 pour en decider26.
Aujourd’huy aucuns27 de nos grands n’en font de mesme ; mais la moindre punition28
qu’ilz font à leurs femmes, c’est les mettre en chartre perpetuelle, au pain et à l’eau, et là, les
faire mourir, les empoisonnent29, les tuent, soit de leur main ou de la justice30. Et, s’ilz ont
tant d’envie de s’en defaire et espouser d’autres, comme cela advient assez souvent, que ne
les repudient-ilz et s’en separent honnestement, sans autre mal, et demandent puissance31
au pape d’en espouser une autre, encor que ce qui est conjoint l’homme ne le doit separer32 ?
Toutesfois, nous en avons eu des exemples de frais33, et du roy Charles VIIIe et Louis XIIe, nos
roys34.
27 le sens actuel, négatif (« pas un, nul »), apparu depuis peu au moment où Bran-
tôme écrit, s’accommode encore du pluriel, cf. chez Descartes, « N’ayant aucuns soins ni
passions qui me troublassent »
28 = la punition moindre « moins sévère » ‖ chartre perpetuelle « enfermement, déten-
tion, réclusion jusqu’à ce que mort s’ensuive »
29 rupture de construction : après les mettre… les faire mourir, reprise dans le droit fil
de qu’ilz font à leurs femmes ; peut-être la trace d’une réécriture.
30 soit de leur main ou [de celle] de la justice
31 « dispense »
32 Matthieu, XIX, 6 : ὃ οὖν ὁ θεὸς συνέζευξεν ἄνθρωπος μὴ χωριζέτω, Quod ergo Deus con-
iunxit, homo non separet.
33 « récemment, depuis peu » (plus loin : son mary qui ne venoit que d’estre frais tué), cf.
de fraîche date
34 Étienne Vaucheret : « Charles VIII renvoya sa fiancée, Marguerite dAutriche, fille de
l’archiduc Maximilien, pour épouser Anne de Bretagne (1491). ‖ Louis XII répudia sa femme
Jeanne, fille de Louis XI, pour épouser la veuve de Charles VIII. »
Sur quoy j’ay oüy discourir un grand theologien, et c’estoit sur le feu roy d’Espagne Phi-
lippe35, qui avoit espousé sa niepce, mere du roy d’aujourd’huy, et ce par dispense, qui disoit :
« Ou du tout il faut advoüer36 le pape pour lieutenant37 general de Dieu en terre38, et absolu ou non :
s’il l’est, comme nous autres catholiques le devons croire, il faut du tout confesser sa puissance39 bien
absoluë et infinie en terre, et sans borne, et quil peut noüer et denoüer comme il luy plaist40 ; mais, si
nous ne le tenons tel, je le quitte41 pour ceux qui sont en telle erreur, non pour les bons catholiques. Et
par ainsi nostre Pere Saint peut remedier à ces dissolutions de mariage, et à de grands inconvenients
qui arrivent pour cela entre le mary et la femme, quand ils font tels mauvais menages. »
Certainement les femmes sont fort blasmables de traitter ainsi leurs marys par leur foy
violée42, que Dieu leur a tant recommandée ; mais pourtant, de l’autre costé, il a bien defen-
du le meurtre, et luy est grandement odieux de quelque costé que ce soit ; et jamais guieres
n’ay-je veu gens sanguinaires et meurtriers, mesmes de leurs femmes, qui n’en ayent payé
le debte43 ; et peu de gens aymans le sang ont bien finy44 : car plusieurs femmes pecheresses
ont obtenu et gaigné misericorde de Dieu, comme la Madelaine45.
Enfin, ces pauvres femmes sont creatures plus ressemblantes à la divinité que nous autres, à
cause de leur beauté : car ce qui est beau est plus approchant de Dieu, qui est tout beau, que
le laid, qui appartient au diable.
42 par leur foy violée : (latinisme) = par le viol de leur foy, en violant leur foy ; il s’agit de la
foi conjugale « promesse de fidélité que mari et femme se font mutuellement au moment
du mariage » : par leur foy violée « en ayant été infidèles »
43 le latin dēbĭtum (neutre) aboutit à un masculin, det, relatinisé en debt (avec -b- muet :
c’est la forme anglaise) ; mais le neutre pluriel dēbĭta, traité en collectif, aboutit au féminin
dete, puis dette. Le genre du mot est variable au XVIe s. : Montaigne « à cause d’un vieux debte,
un si gros debte, ce debte » mais « acquit et descharge de ma debte, toute ma debte ».
Pour ce qui est du sens : « je n’ai presque jamais vu d’hommes sanguinaires et meurtriers,
surtout de leurs femmes, qui n’aient payé ce manquement, cette faute » (influence du « Notre
Père », avec offenses/dettes, héritage de l’araméen : Matthieu (6: 9-13) καὶ ἄφες ἡμῖν τὰ ὀφει-
λήματα ἡμῶν, ὡς καὶ ἡμεῖς ἀφήκαμεν τοῖς ὀφειλέταις ἡμῶν· et dimitte nobis debita nostra,
sicut et nos dimittimus debitoribus nostris ; Luc (11: 2-4) καὶ ἄφες ἡμῖν τὰς ἁμαρτίας ἡμῶν, καὶ
γὰρ αὐτοὶ ἀφίομεν παντὶ ὀφείλοντι ἡμῖν· et dimitte nobis peccata nostra, si quidem et ipsi dimitti-
mus omni debenti nobis).
44 on notera, même si l’écrivain ne s’y attarde pas, l’importance accordée au fait de
connaître une bonne fin, une mort digne.
45 Marie de Magdala ou Marie-Madeleine, assimilée par certaines traditions à la péche-
resse (ἁμαρτωλός, en grec néo-testamentaire) dont parle Luc.
Ce grand Alfonse46, roy de Naples, disoit que la beauté estoit une vraye signifiance47 de
bonnes et douces mœurs, ainsi comme est la belle fleur dun bon et beau fruit48 : comme de
vray, en ma vie, j’ay veu force belles femmes toutes bonnes ; et, bien qu’elles fissent lamour,
ne faisoyent point de mal, ny autre qu’à songer à ce plaisir, et y mettoient tout leur soucy
sans l’applicquer ailleurs.
49 « perverses »
50 « pourtant occupées à »
51 « soumises à, tributaires de »
52 « soupçonneuse »
53 « tempérament »
54 « pendant »
Vous avez dans les Cent Nouvelles de la reine de Navarre55 la plus belle et triste histoire
que l’on sçauroit voir pour ce sujet, de cette belle dame d’Allemagne que son mary contrai-
gnoit à boire ordinairement dans le test56 de la teste de son amy qu’il y57 avoit tué ; dont le
seigneur Bernage58, lors ambassadeur en ce païs pour le roy Charles huictiesme, en vit le
pitoyable spectacle et en fit laccord59.
La premiere fois que je fus jamais en Italie, passant par Venise60, il me fut fait un compte
pour vray, d’un certain chevallier albanois, lequel, ayant surpris sa femme en adultere, tua
l’amoureux. Et, de despit qu’il eut que sa femme ne s’estoit contentée de luy (car il estoit un
gallant cavallier, et des propres pour Venus, jusques à entrer en jouxte61 dix ou douze fois
pour une nuict), pour punition, il fut curieux62 de rechercher partout une douzaine de bons
compagnons63 et fort ribauts64, qui avoyent la reputation d’estre bien et grandement pro-
portionnez65 de leurs membres et fort adroits et chauds à l’execution ; et les prit, les gagea66
et loüa pour argent ; et les serra67 dans la chambre de sa femme, qui estoit trés-belle, et la
leur abandonna, les priant tous d’y faire bien leur devoir, avec double paye s’ilz s’en acquit-
toyent bien : et se mirent tous aprés elle, les uns aprés les autres, et la menerent68 de telle
façon qu’ils la rendirent morte avec un trés-grand contentement du mary ; à laquelle il luy
reprocha, tendante69 à la mort, que puisqu’elle avoyt tant aymé cette douce liqueur70,
qu’elle s’en saoullast71 ; à mode que72 dit Semiramis73 à Cyrus, luy mettant sa teste dans un
vase74 plein de sang. Voylà un terrible genre de mort !
Ἀσκὸν δὲ πλήσασα αἵματος ἀνθρωπηίου Τόμυρις Tomyris, ayant fait chercher ce prince par-
ἐδίζητο ἐν τοῖσι τεθνεῶσι τῶν Περσέων τὸν mi les morts, maltraita son cadavre, et lui fit
Κύρου νέκυν, ὡς δὲ εὗρε, ἐναπῆκε αὐτοῦ τὴν plonger la tête dans une outre pleine de
κεφαλὴν ἐς τὸν ἀσκόν, λυμαινομένη δὲ τῷ sang humain. « Quoique vivante et victorieuse,
νεκρῷ ἐπέλεγε τάδε· « Σὺ μὲν ἐμὲ ζῶσάν τε καὶ dit-elle, tu m’as perdue en faisant périr mon fils,
νικῶσάν σε μάχῃ ἀπώλεσας, παῖδα τὸν ἐμὸν qui s’est laissé prendre à tes pièges ; mais je t’as-
ἑλὼν δόλῳ· σὲ δ᾽ἐγώ, κατά περ ἠπείλησα, αἵματος souvirai de sang, comme je t’en ai menacé. » On
κορέσω.» Tὰ μὲν δὴ κατὰ τὴν Κύρου τελευτὴν raconte diversement la mort de Cyrus ; pour
τοῦ βίου, πολλῶν λόγων λεγομένων, ὅδε μοι ὁ moi, je me suis borné à ce qui m’a paru le plus
πιθανώτατος εἴρηται. vraisemblable.
Pierre-Henri Larcher
74 « récipient »
Cette pauvre dame ne fust ainsi morte si elle eust esté de la robuste complexion d’une
garce qui fut au camp de Cesar en la Gaule, sur laquelle on dit que deux legions passerent
par-dessus en peu de temps ; et au partir de là fit la gambade75, ne s’en trouvant point mal.
J’ay oüy parler d’une femme françoise, de ville, et damoiselle76, et belle : en nos guerres
civiles ayant esté forcée77, dans une ville prise d’assaut, par une infinité de soldats, et en
estant eschappée78, elle demanda à un beau pere79 si elle avoit peché grandement, aprés luy
avoir conté son histoire ; il luy dit que non, puisqu’elle avoit ainsi esté prise par force, et
violée sans sa volonté80, mais y repugnant81 du tout. Elle respondit : « Dieu donc soit loüé, que
je m’en suis une fois en ma vie saoulée, sans pecher ni offencer Dieu ! »
76 il s’agit donc d’une femme mariée, citadine, dont le mari était soit de petite noblesse
(écuyer), soit roturier (bourgeois)
77 « victime de viol(s) »
78 « en ayant réchappé, y ayant survécu »
79 beau a ici le sens de « vénérable, âgé », cf. καλόγερος (L. Sainéan) « caloyer »
80 « sans son consentement, contre son gré »
81 « en se débattant, en résistant, en se défendant » ; du tout « par tous les moyens ;
de toutes ses forces »
Une dame de bonne part82, au massacre de la Sainct-Barthelemy, ayant esté ainsy forcée,
et son mary mort, elle demanda à un homme de sçavoir et de conscience si elle avoit offensé
Dieu, et si elle n’en seroit point punie de sa rigueur, et si elle n’avoit point fait tort aux
manes83 de son mary qui ne venoit que d’estre frais tué. Il luy respondit que, quand elle
estoit en ceste besogne84, que, si elle y avoit pris plaisir, certainement elle avoit peché ;
mais, si elle y avoit eu du desgout85, c’estoit tout un86. Voilà une bonne sentence !
82 « de noble origine »
83 ce salmigondis terminologique où le vocabulaire chrétien s’accommode du voisi-
nage d’emprunts aux croyances et aux pratiques païennes est commun à toute l’époque
84 « dans cette affaire » (le sens le plus fréquent de besogne était « tâche » et de besogner
« travailler », ce qui n’est plus l’acception actuelle dans le cas du verbe ; besogneux se rattache
à « besoin », apparenté à « besogne »)
85 « si elle y avait éprouvé de l’aversion, de la répugnance »
86 « n’importe, cela revenait du pareil au même, c’était comme si rien ne s’était passé,
l’incident était nul et non avenu » — L’homme de sçavoir et de conscience était un casuiste
avant la lettre, puisque le mot (emprunté à l’espagnol casuista) n’apparaît pas avant 1611,
chez Cotgrave, ‘A Casuist ; one that writes of the cases of conscience.’ « Casuistique » est in-
connu avant Victor Cousin, en 1829, alors que ‘casuistry’ (d’après ‘sophistry’) se trouve
déjà chez Pope (The Dunciad, IV :
Morality , by her false guardians drawn,
Chicane in furs, and Casuistry in lawn,
Gasps, as they straighten at each end the cord,
And dies, when Dulness gives her page the word.)
J’ay bien cogneu une dame qui estoit differente87 de cette opinion, qui disoit qu’il n’y
avoit si grand plaisir en ceste affaire que quand elle estoit à demy forcée et abattuë88, et
mesmes d’un grand89 ; d’autant que tant plus on fait de90 la rebelle et de la refusante, d’au-
tant plus on y prend d’ardeur et s’efforce-on : car, ayant une fois faussé sa breche91, il jouit
de sa victoire plus furieusement et rudement, et d’autant plus on donne d’appetit à sa dame,
qui contrefait pour tel plaisir la demye-morte et pasmée, comme il semble92, mais c’est de
l’extreme plaisir qu’elle y prend. Mesmes, ce disoit ceste dame, que bien souvent elle don-
noit de ces venuës93 et alteres94 à son mary, et faisoit de la farouche, de la bizarre95 et des-
daigneuse, le mettant plus en rut ; et, quand il venoit là96, luy et elle s’en trouvoyent cent
fois mieux : car, comme plusieurs ont escrit, une dame plaist plus, qui fait un peu de la diffi-
cile et resiste, que quand elle se laisse sitost97 porter par terre98. Aussi en guerre une victoire
obtenuë de force est plus signalée99, plus ardente et plaisante, que par la gratuité100, et en
triomphe-il mieux101. Mais aussi ne faut que la dame fasse tant en cela de la revesche ny
terrible, car on la tiendroit plustost pour une putain rusée qui voudroit faire de la prude102 ;
dont bien souvent elle seroit escandalisée103 ; ainsi j’ay oüy dire à des plus savantes et
habiles104 en ce fait, auxquelles je m’en rapporte, ne voulant estre si presumptueux de leur
en donner des preceptes qu’elles sçavent mieux que moy.
87 « différait »
88 « jetée à terre » ; hystéron protéron ou hystérologie (quand elle était à moitié prise de
force et [pour cela] jetée à terre) — Étienne Vaucheret : « vaincue »
89 « et surtout par un grand personnage »
90 Littré, FAIRE 39o : faire du « trancher de, simuler »
♦ Il fait de l’insensible, afin de mieux surprendre, CORN., Rodog. IV, 6 ♦ J’ai fait du souverain et j’ai
tranché du brave, ROTR., Vencesl. IV, 2 ♦ Un tel aveu vous surprend et vous touche ; Mais faire ici
de la petite bouche Ne sert de rien...., LA FONT., Calendrier. ♦ Apparemment Lanoue n’eût point
fait du prophète s’il n’eût eu de ces présages politiques devant les yeux qui sont bien plus certains
que les présages de la superstition, BAYLE, Lettre sur les comètes, p. 529.
On trouve déjà chez Commynes « Et pour ces raisons, et voyant la ligue si approchée, ne voulus
plus faire de l’ignorant, et respondis audit ambassadeur de Milan... » et chez Du Cange
citant le prédicateur Michel Menot [† 1518] :
RENCHERIATUS, Nimium de se bene existimans, ficta voce a Gallico Rencheri. Menoti Sermones
fol. 128 : Ego promitto et vobis juro, si vultis facere de Rencheriata et per longum tempus mihi uti istis
traficis : quod ipse sic Gallice vertit : Je vous promets et si je vous jure, que si vous voulez faire de la Ren-
cherie, etc. Sermo est de muliere.
Dans tant plus on 1 fait de la rebelle et de la refusante, d’autant plus on 2 y prend d’ardeur et s’efforce-
on 2, le premier indéfini renvoie à la femme, le second et son écho à l’homme, censé y gagner
en désir et en énergie.
91 « une fois que (son partenaire) a ouvert sa brèche » (image de l’art obsidional)
faulser (XIVe s.) « enfoncer, endommager » [d’où fausset, Petite cheville de bois servant à bou-
cher le trou que l’on a fait à un tonneau pour en goûter le contenu] :
● Olivier de La Marche « le signeur de Ternant atteindit Galiot en costiere du bacinet, et luy faussa ledict
bacinet à jour » donc lui perça le bassinet de part en part ;
● Montaigne, Coustume de l’Isle de Cea « Ce neantmoins, se sentant encore quelque reste de vie, il r’alluma
son courage, et, s’eslevant en pieds, tout ensanglanté et chargé de coups, et fauçant la presse [enfonçant la
foule], donna iusques à certain rocher coupé et precipiteux, où n’en pouuant plus, il print, par l’une de ses plaies à
deux mains ses entrailles, les deschirant et froissant, et les ietta à trauers les poursuiuans, appellant sur eux et
attestant la vengeance diuine. »
Ludovic Lalanne, dans son Lexique p. 264, enregistre fausser, faucer « forcer » et renvoie
notamment au passage suivant : « quand le matin on vint pour rompre et fausser la porte
de sa chambre pour le tuer ».
92 « en apparence »
93 donner une venue à quelqu’un, c’était lui jouer un mauvais tour.
Après l’incarcération de François Ier en Espagne à la suite de la défaite de Pavie, Marguerite de Navarre
ne ménage pas ses efforts, se rend sur place pour obtenir un droit de visite, une amélioration des condi-
tions d’incarcération de son frère et même l’élargissement du prisonnier. Brantôme :
Enfin elle fit tant que ses raisons furent trouvées bonnes et pertinentes, et demeura en grand estime de lem-
pereur, de son conseil et de sa cour. Si [pourtant] est-ce qu’il [Charles-Quint] luy voulut donner une
venuë, d’autant que, ne songeant à l’expiration de son sauf-conduict et passeport, elle ne prenoit garde que
son terme s’en approchoit. Elle sentist quelque vent que l’empereur, aussitost le terme escheu, la vouloit
arrester ; mais elle, toute courageuse, monte à cheval, faict des traictes en huict jours qu’il en falloit bien
pour quinze, et s’esvertua si bien qu’elle arriva sur la frontiere de France le soir bien tard du jour que le
terme de son passeport expiroit ; et par ainsin fut bien trompée Sa Cæsarée Majesté*, qui l’eust retenue sans
[aucun] doutte si elle eust voulleu enjamber sur ung autre jour hors de son sauf-conduict.
* son titre en néerlandais était Keizer Karel (Kaiser en allemand); à Ganshoren (région de Bruxelles-
Capitale), l’autre nom de l’avenue Charles-Quint est Keizer Karellaan. C’est Keizer Karel qui permet de
comprendre la phrase de Zénon adressée à Henri-Maximilien Ligre, dans l’Œuvre au Noir : « Votre père
est assez riche pour vous acheter la meilleure compagnie de lansquenets du César Charles… », nom d’un régi-
ment imaginaire de Charles-Quint.
94 la 1re éd. (1694) du Dictionnaire de l’Académie enregistre encore le mot :
Alteres. s. f. plur. Inquietude, trouble d’esprit. Estre en de grandes alteres, il estoit dans ses
alteres quand &c. Il n’est plus guere en usage.
95 Étienne Vaucheret : « capricieuse, fantasque »
96 venir là : euphémisme pour « faire l’amour »
97 « d’emblée, d’entrée de jeu »
98 « terrasser, vaincre »
99 « insigne, remarquable »
100 « obtenue sans effort ni sacrifice »
101 Étienne Vaucheret : « sa victoire en est plus glorieuse »
102 voir plus haut note 19.
103 « rendre un objet de scandale, perdre de réputation, diffamer » Brantôme em-
ploie aussi bien la forme ancienne escandaliser (XIIIe s., avec voyelle prosthétique, cf. esclan-
dre) et la récente scandaliser (1530)
104 « doctes, érudites »
Or j’ay veu plusieurs blasmer grandement aucuns de ces marys jaloux et meurtriers, d’une
chose, que, si leurs femmes sont putains, eux-mesmes en sont cause. Car, comme dit Sainct
Augustin105, c’est une grande folie à un mary de requerir chasteté à sa femme, luy estant plon-
gé au bourbier de paillardise ; et en tel estat doit estre le mary qu’il veut trouver sa femme.
Mesmes nous trouvons en nostre sainte Escriture106 qu’il n’est pas besoin que le mary et la
femme s’entr’ayment si fort : cela se veut entendre par des amours lascifs et paillards ; d’au-
tant que, mettant et occupant du tout leur cœur en ces plaisirs lubriques, y songent si fort et
s’y adonnent si trés-tant qu’ils en laissent l’amour qu’ils doivent à Dieu ; ainsi que moy-mes-
me j’ay veu beaucoup de femmes qui aymoient si trés-tant leurs marys, et eux elles, et en
brusloyent de telle ardeur, qu’elles et eux en oublioient du tout le service de Dieu ; si que, le
temps qu’il y falloit mettre, le mettoyent et consommoyent107 aprés leur paillardise.
Philippe Ariès et Noonan se sont déjà demandé quel pouvait être le contenu de cet « amour déme-
suré » que dénoncent tous les théologiens et prédicateurs. Saint Thomas, saint Bonaventure, Gerson,
saint Bernardin, y voient le fait de préférer l’union sexuelle avec sa femme à l’union avec Dieu. C’est
aussi cette idolâtrie que paraît dénoncer Chaucer, dans son Parson’s Tale, et Philippe Ariès en conclut
qu’il s’agit de passion amoureuse plutôt que de dépravation sexuelle. Noonan remarque pour sa part
que tout péché mortel peut se définir comme préférence d’une fin temporelle à l’union éternelle avec
Dieu et qu’à moins de comprendre cette interprétation comme particulièrement dirigée contre l’amour
courtois, elle précise peu les choses.
2. Ce sont par exemple, saint Raymond, Summa (4.2.8) et Monaldus (Summa, fol. 136 r°) au XIIe siècle ;
Saint Bernardin de Sienne (Sermons séraphiques, 19.3) au XVe, ainsi que le summiste inconnu que suit
Chaucer dans son Parson’s Tale (auteurs cités par John T. Noonan, p. 320).
3. Noonan (p. 320) cite par exemple Alexandre de Haies, saint Thomas, saint Bonaventure, Guillaume
de Rennes, Durand de Saint-Pourçain, Pierre de la Palu, Jean Gerson et saint Antonin de Florence.
4. Benedicti, La Somme des péchez..., édition de Paris, 1601 (Bibl. Nat. : D. 6502), livre II, chapitre IX, « De
l’excès des gens mariez », n° 59.
Source : « Contraception, mariage et relations amoureuses dans l’Occident chrétien. »
In : Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 24e année, N. 6, 1969. p. 1380.
107 jusqu’à Vaugelas, la distinction entre « consommer » et « consumer » est assez floue
De plus, ces marys, qui pis est108, apprennent à leurs femmes, dans leur lict propre109, mille
lubricitez, mille paillardises, mille tours, contours110, façons nouvelles, et leur pratiquent ces
figures enormes111 de l’Aretin112 ; de telle sorte que, pour un tison de feu qu’elles ont dans le
corps, elles y en engendrent cent, et les rendent ainsi paillardes ; si bien qu’estans de telle
façon dressées113, elles ne se peuvent engarder114 qu’elles ne quittent leurs marys et aillent
trouver autres chevalliers. Et, sur ce, leurs marys en desesperent et punissent leurs pauvres
femmes ; en quoy ilz ont grand tort : car, puisqu’elles sentent leur cœur pour estre si bien
dressées115, elles veulent monstrer à d’autres ce qu’elles sçavent faire ; et leurs marys vou-
droyent qu’elles cachassent leur sçavoir ; en quoy il n’y a apparence ni raison116, non plus que
si un bon escuyer avoit un cheval bien dressé, allant de tous airs117, et qu’il ne voulust per-
mettre qu’on le vist aller, ny qu’on montast dessus, mais qu’on le creust à sa simple parole, et
qu’on l’acheptast ainsi.
108 présente l’intérêt d’un syntagme figé où « qui » (anciennement que) = « ce qui ».
TLFi indique comme 1re attestation Charles d’Orléans (dans la ballade « Loyal espoir, trop je
vous voy dormir », début du 2e huitain : Car Dangier l’a desrobé de plaisir, Et que pis est, a de
lui eslongnée Celle qui plus le povoit enrichir), mais la locution se trouve déjà dans des Lettres
de rémission pour les habitans de Saint-Thierry, etc. [dans la Marne], datées de Paris, août
1358.
109 « dans leur propre lit »
110 « contorsions »
111 enorme « qui dépasse toute mesure, qui s’écarte de la règle (norme) », d’où « abomi-
nable »
112 ● Pietro Aretino [1492-1556 ; Aretino « natif d’Arezzo », en Toscane], polygraphe, sur-
nommé « le fléau des princes » (flagellum principum), composa un recueil de sonnets, Sonetti
lussuriosi (1re éd. : 1524, sous le titre I Modi [ce que Brantôme appelle ici « les figures »] o Le XVI
posizioni), inspirés par des dessins de Giulio Romano, gravés par Marcantonio Raimondi.
Maupassant a consacré à l’Arétin un article, publié dans Gil Blas le 8 décembre 1885, devenu
à juste titre un classique. Un autre écrivain, Michel Braudeau, a retracé l’aventure des Son-
nets luxurieux dans le quotidien Le Monde daté du 1er décembre 2004.
● Maurice Rat :
Albert de Gondi*, marquis de Belle-Isle, maréchal de France, qui épousa en 1565 Claude-Catherine
de Clermont**, baronne de Retz et fut fait duc de Retz par Henri III, passait pour mettre en prati-
que avec sa femme les préceptes et figures de l’Arétin. Son épouse est prise à partie dans le pam-
phlet intitulé Bibliothèque de Madame de Montpensier. * [1522-1602] ** [1543-1603]
La Bibliothèque, citée dans les Mémoires-Journaux de Pierre de L’Estoile en décembre 1587, com-
porte le titre « Les Diverses Assiettes d’Amour, traduittes d’espagnol en françois, par Madame la
maréchale de Rets, au seigneur de Dunes » : les Assiettes d’Amour correspondent aux « figures »
dont parle Brantôme ; le seigneur de Dunes désigne Charles de Balsac d’Entragues [1547-1599],
baron de Dunes, surnommé « le bel Entraguet », amant de la maréchale duchesse de Retz, et
qui participa à la rencontre entre six duellistes le 27 avril 1578, au cours de laquelle il donna
19 coups d’épée au comte de Caylus ou Quélus dont l’agonie dura près d’un mois.
113 « formées »
114 s’engarder « s’empêcher »
115 sentir son cœur « être conscient de sa valeur, en être satisfait » (Greimas et Keane) ;
donc : « étant conscientes [et fières] de leur valeur pour avoir été si bien formées »
116 la difficulté, dans le syntagme ni apparence ni raison, tient au fait qu’il s’agissait au
départ d’une redondance, apparence ayant voulu dire notamment « raison, motif », cf. Mon-
taigne :
« I’ay veu quelqu’vn de mes intimes amis courre la mort à force, d’vne vraye affection, et enracinée en son
cueur par diuers visages de discours, que ie ne luy sceu rabatre : Et à la premiere qui s’offrit [se présenta]
coiffée dvn lustre dhonneur sy precipiter hors de toute apparence, d’vne faim aspre et ardente. »
Que le goust des biens et des maux depend en bonne partie de l’opinion, que nous en auons
117 Littré, AIR2 11o : « En termes de manége, allure du cheval. Airs bas, ceux où le
cheval manie près de terre ; airs relevés, ceux où le cheval s’enlève davantage. »
J’ay oüy conter à un honneste gentilhomme de par le monde, lequel estant devenu fort
amoureux d’une belle dame, il luy fut dit par un sien amy qu’il y perdroit son temps, car elle
aimoit trop son mary ; il se va adviser une fois de faire un trou qui arregardoit118 droit dans
leur lict ; si bien qu’estans couchez ensemble, il ne faillit119 de les espier par ce trou, d’où il vit
les plus grandes lubricitez, paillardises, postures salles, monstrueuses et enormes, autant de
la femme, voire plus que du mary, et avec des ardeurs trés-extresmes ; si bien que le lende-
main il vint à trouver son compagnon et luy raconter la belle vision qu’il avoit euë, et luy dit :
« Cette femme est à moy aussitost que son mary sera party pour tel voyage : car elle ne se pourra tenir
longuement en sa chaleur que la nature et l’art120 luy ont donné, et faut qu’elle la passe ; et par ainsi par
ma perseverance je l’auray. »
118 arregarder est une variante d’argarder, déformation « non-conventionnelle » (popu-
laire) de « regarder » (et croisement avec agarder ?), mais le verbe lui-même n’appartient pas
à un registre particulier.
119 « ne manqua pas »
120 « l’aspect concret et pratique, la technique »
Je cognois un autre honneste gentilhomme qui, estant bien amoureux d’une belle et hon-
neste dame, sçachant qu’elle avoit un Aretin en figure121 dans son cabinet122, que son mary
sçavoit et l’avoit veu et permis, augura aussitost par-là qu’il l’attraperoit ; et, sans perdre
esperance, il la servit si bien et continua qu’en fin il lemporta : et cognut en elle123 qu’elle y
avoit appris de bonnes leçons et pratiques, ou fust de son mary ou d’autres, niant pourtant
que ny les uns ny les autres n’en avoyent point esté les premiers maistres, mais la dame
nature, qui en estoit meilleure maistresse que tous les arts. Si est-ce que124 le livre et la pra-
tique luy avoyent beaucoup servy en cela, comme elle luy confessa125 puis aprés.
121 (remarquer : un Aretin) « comportant des gravures, des illustrations » cf. Amyot :
« Ainsi comme les Historiens qui descriuent la terre en figure… ont accoustumé de supprimer aux extre-
mitez de leurs Cartes, les regions, dont ilz n’ont point de cognoissance, & en cotter quelques telles raisons par
endroitz de la marge… »
122 « petite chambre retirée servant d’accessoire à une plus grande pièce, où l’on
conserve les objets précieux ou bien où l’on se retire pour réfléchir, travailler »
123 « se rendit compte en la fréquentant »
124 « Toujours est-il que »
125 « avoua »
126 ● courtisan : d’abord courtisien (seconde moitié du XIVe s.), puis courtisan ; emprunt à
l’italien cortigiano « celui qui est attaché à la cour (corte) d’un pape » (en Avignon ou à Rome),
cf. Boccace « cautamente cominciò a riguardare alle maniere del papa e de’ cardinali e degli altri pre-
lati e di tutti i cortigiani » il se mit à observer avec prudence les façons de vivre du pape, des
cardinaux, des autres prélats et de tous ceux qui étaient attachés à la cour [d’Avignon].
● courtisane : d’abord courtisienne (vers 1500) « femme ayant les manières de la Cour », puis
courtisane 1537 « dame vivant à la Cour », 1554 « femme galante » chez Ronsard, D’vne cour-
tizanne a Venus, à l’imitation de l’Anthologie :
Si ie puis ma ieunesse folle
Hantant* les bordeaus, garentir * « fréquentant »
De ne pouuoir iamais sentir
Ne poulains*, chancre, ne verole. * « bubons »
[I]l se trouve que la voix des courtisanes est déjà audible dans plusieurs passages du corpus hippo-
cratique (j’emploie le mot courtisane de façon « molle », pour éviter d’avoir à caractériser de façon pré-
cise et pour ainsi dire sociologique les métiers du sexe dans l’Antiquité, sujet sur lequel je suis relati-
vement incompétent).
Dans un passage consacré aux remèdes tirés du corps des femmes, Pline cite des recettes empreintes
de superstition, données avec des indications contradictoires par Laïs et Elephantis41 : melius est non
credere. Mais il ajoute aussitôt d’autres recettes, peut-être plus crédibles à ses yeux, transmises par la
même Laïs et une certaine Salpè, ainsi que par Sotira obstetrix42. Laïs (qui porte donc le même nom que
la célèbre courtisane du IVe siècle avant notre ère) ne nous est pas connue par ailleurs. En revanche
Elephantis est sans doute la même que celle dont les livres servaient à l’empereur Tibère, à Capri,
pour suggérer des prouesses sexuelles aux figurants qu’il y invitait43. Cette Elephantis est encore citée
par Martial dans le contexte de la littérature spécialisée dans les positions d’accouplements 44, et elle
est probablement la même qu’une Elephantinè (Ἐλεφαντίνη) que l’on rencontre dans une notice de la
Suda que je ne résiste pas au plaisir de citer :
« Astyanassa : servante d’Hélène, la femme de Ménélas. Elle fut la première à trouver les façons de se
coucher pour faire l’amour, et elle écrivit sur les positions amoureuses ; plus tard, Philainis et Ele-
phantinè rivalisèrent avec elle en ce domaine, en révélant au public les chorégraphies secrètes de la
débauche.45 »
Elephantis semble encore apparaître (sous le nom d’Elephantidè, cette fois…) dans une liste de remèdes
à la calvitie donnée par Galien d’après le texte de Soranos46. Un gynécologue s’intéresse aux remèdes
cosmétiques et cite une femme à nom de courtisane : nous restons, si je puis dire, dans le même cercle.
41 PLINE, NH 29, 81.
42 Laïs et Salpè : 29, 82 ; Sotira obstetrix : 29, 83. Cette dernière apparaît de nouveau dans un anonyme
en questions-réponses de la fin de l’Antiquité édité par Rose, Soranus Gynaecia, p. 131 sq. : Liber gene-
ciae ad soteris obsetrix (sic pour l’orthographe de ce titre).
43 SUÉTONE, Tiberius 43, 2 : Cubicula plurifariam disposita tabellis ac sigillis lasciuissimarum picturarum
et figurarum adornauit librisque Elephantidis instruxit, ne cui in opera edenda exemplar imperatae schemae
deesset.
44 MARTIAL 12, 43.
45 Suidae lexikon ed. Adler, I p. 393, l. 16 et sq. Le σχήματα (« positions ») du texte grec répond au
schemae de Suétone, note 43 ci-dessus.
46 De comp. med. sec. loc. lib. I (K 12, 416).
Pour information, voici le texte de Suidas/la Suda, suivi de la traduction de Ross Scaife
(Suda On Line : http://www.stoa.org/sol/):
Ἀστυάνασσα, Ἑλένης τῆς Μενελάου θεράπαινα· ἥτις πρώτη τὰς ἐν τῇ συνουσίᾳ κατακλίσεις εὗρε
καὶ ἔγραψε περὶ σχημάτων συνουσιαστικῶν· ἣν ὕστερον παρεζήλωσαν Φιλαινὶς καὶ Ἐλεφαντίνη,
αἱ τὰ τοιαῦτα ἐξορχησάμεναι ἀσελγήματα.
Astyanassa : Handmaid of Menelaus’ wife Helen; [the one] who first invented the sexual positions and
wrote about forms of sexual intercourse; Philainis and Elephantine later imitated her, women who acted out
such vulgarities in dances.
129 néologisme de Brantôme ; « qui pratiquaient la débauche comme des professionnel-
les » cf. Ordure amons, ordure nous assuit ; Nous deffuyons honneur, il nous deffuit, En ce bordeau ou
tenons notre estat ‖ figures
auxquelles les dames
estudioyent : l’écrivain construit donc estu-
dier à.
130 Cyrène (Κυρήνη) évoque une colonie grecque fondée en Libye et qui a donné son
nom à la Cyrénaïque. La courtisane (ἑταίρα, hétaïre) de ce nom a reçu le sobriquet de
Δωδεκαμήχανος « qui connaît douze tours » ; l’adjectif composé provenait de l’Hypsipyle
d’Euripide, où il n’avait aucune connotation grivoise : Aristophane s’est chargé de faire
le rapprochement (dans les Grenouilles) pour tourner le dramaturge en ridicule.
Heliogabale131 gaigeoit et entretenoit, par grand argent et dons, ceux et celles qui luy in-
ventoyent et produisoyent nouvelles et telles inventions pour mieux esveiller sa paillardise.
J’en ay oüy parler d’autres pareils de par le monde.
J’ay cogneu un prince136 de par le monde qui fit bien mieux, car il achepta dun orfevre une
trés-belle coupe d’argent doré, comme pour un chef-d’œuvre137 et grand’ speciauté138, la
mieux elabourée139, gravée et sigillée140 qu’il estoit possible de voir, où estoient taillées bien
gentiment et subtillement141 au burin plusieurs figures de lAretin, de lhomme et de la fem-
me, et ce au bas estage de la coupe, et au dessus et au haut plusieurs aussi de diverses manie-
res de cohabitations142 de bestes, là où j’appris la premiere fois (car j’ay veu souvent la dicte
coupe et beu dedans, non sans rire) celle du lion et de la lionne, qui est tout contraire à celle
des autres animaux143, que n’avois jamais sceu, dont je m’en rapporte à ceux qui le sçavent
sans que je le die144. Cette coupe estoit l’honneur du buffet145 de ce prince : car, comme j’ay
dit, elle estoit trés-belle et riche d’art, et agreable à voir au-dedans et au dehors.
136 le duc d’Alençon (dédicataire des Dames galantes), estiment les commentateurs
137 « ouvrage capital que devait faire un apprenti pour être reçu maître dans son métier »
138 « (et objet d’une grande) rareté » ; d’autres exemples chez Brantôme :
« Pour sa souvenance, il [le cardinal Élie de Bourdeille, v.1410-1484] ne nous laissa que son chapeau de
cardinal que nous gardons par grand’ speciauté. »
« Je luy ay oüy dire aussi [à La Garde, le capitaine Poullin] qu’il avoit veu au Grand Seigneur [le Sultan de
Constantinople] un pennache de plumes de phœnix, et qu’il luy avoit fait monstrer par grand’ speciau-
té [à titre exceptionnel]. »
« Et Dieu sçait si le belles dames manquent en cette ville [Rome], et en abondance, sans speciauté. »
« J’ay veu le lieu, qu’aucuns de là m’ont monstré par speciauté [par faveur]. »
139 « façonnée, ouvragée » mot savant, emprunt direct au latin classique, depuis 1534
(chez Rabelais)
140 Mérimée et Lacour : « moulée ou repoussée »
141 « avec délicatesse et précision »
142 « accouplements » ; cohabiter s’employait depuis le XIVe siècle pour « s’accoupler »
143 cette erreur a été répandue par Aristote :
ἀλλὰ τὰ μὲν ὀπισθουρητικὰ συνιόντα πυγηδόν, οἷον λέοντές τε καὶ δασύποδες καὶ λύγκες·
[non omnia tamen eodem coeunt modo, sed quæ retro urinam reddunt, admotis inter se clunibus, ut
leones, lepores, lynces]
« Les animaux qui urinent par derrière s’accouplent par le derrière aussi, comme les lions, les lièvres et les lynx » ;
Λέων δ ὅτι μὲν ὀχεύει ὄπισθεν καὶ ἔστιν ὀπισθουρητικόν, εἴρηται πρότερον·
[Leonem auersum coire retroque urinam reddere, iam dictum est]
« On a dit plus haut que le lion s’accouplait par derrière, et qu’il urinait par derrière aussi »
(traduction française de Barthélemy Saint-Hilaire).
La réfutation est venue de Buffon (1830).
144 « dise » forme du subjonctif qu’on trouve encore La Fontaine, Molière et Corneille
(chez qui elle est constante)
145 ne désigne pas un meuble (une crédence) mais un « assortiment de vaisselle », dont
cette coupe constituait l’honneur, c’est-à-dire le plus beau fleuron, la plus belle pièce.
Quand ce prince festinoit146 les dames et filles de la cour, comme souvent il les convioit, ses
sommelliers147 ne failloyent jamais, par son commandement, de leur bailler à boire dedans148 ;
et celles qui ne l’avoyent jamais veüe, ou en beuvant ou aprés, les unes demeuroyent eston-
nées149 et ne sçavoient que dire là-dessus ; aucunes demeuroyent honteuses, et la couleur leur
sautoit au visage150 ; aucunes s’entre-disoyent entr’elles : « Qu’est-ce que cela qui est gravé là de-
dans ? — Je croy que ce sont des sallauderies151. — Je n’y boys plus. — J’aurois bien grand soif avant que
j’y retournasse boire152. » Mais il falloit qu’elles beussent là, ou bien qu’elles esclatassent153 de
soif ; et, pour ce, aucunes fermoyent les yeux en beuvant, les autres, moins vergogneuses154,
point. Qui en avoyent oüy parler du mestier155, tant dames que filles, se mettoyent à rire sous
bourre156 ; les autres en crevoyent tout à trac157.
146 « offrait un festin aux dames et filles de la cour, les régalait » ; italianisme introduit
par notre auteur, festinare est un dénominatif de festino « petite fête ». On pense à Madame
Jourdain : « Voilà comme vous dépensez votre bien, et c’est ainsi que vous festinez les dames en mon
absence… »
Brantôme (qui appelle festinés les invités ou convives d’un festin : Ce ne fut pas tout ; car les
festinez receurent des chappaux et guirlandes tisseues de fleurs de narde florissante…) emploie
par ailleurs les verbes festier et festiver au sens de « festoyer ».
Il a existé un autre verbe festiner (sans rapport avec le latin festinare « se hâter », d’où
l’espagnol festinar) « fêter, célébrer » ; ainsi dans le Triomphe de Henry (1551), entrée triom-
phale d’Henri II à Rouen (source : Russon Wooldridge, University of Toronto) :
Suyvamment marcherent les Sergentz Huissiers, Greffiers, Advocats et Procureurs du Roy, es jurisdictions de
l’Amiralité des eaux et foretz seantz en la grande salle du Palais a Rouen, à la conduicte des Lieutenants tant gene-
raulx que particuliers d’icelles jurisdictions: vestus d’acoustrements honorables, et montez pareillement, qui
n’avoyent aux habitz de leurs lacquaiz espargné le velours et la soye, pour festiner le jour de ceste Entrée,
et eulx monstrer en decent equippage devant l’insigne face de leur Roy, la façon et pareure desquelz accoustre-
mentz reciter par les partyes, seroit chose trop longue, pour la sumptueuse varieté d’iceulx. […]
Environ luy seoient, quatre tritons, qui de leurs trompes torses, et moullées en forme de gros viguotz de mer:
argentez, resonnamment sonnoient, alaigrement hault, festinans la bien venue de leur Roy.
147 sommelier « Officier dans une maison, qui a en sa charge le linge, la vaisselle, le pain & le
vin, & qui a soin du fruit, des compotes, des salades, & des liqueurs » Dict. de l’Acad., 1re éd., 1694.
148 « ne manquaient jamais, sur son ordre, de leur donner à boire dedans »
149 « frappées de stupeur, interdites, clouées sur place »
150 « leur visage rougissait brusquement »
151 « saletés » néologisme de Brantôme qui, ailleurs, emploie le mot avec les sens de « pro-
pos obscène » et de « ordures, excréments »
152 style hyperbolique : « j’aimerais mieux mourir de soif que d’y boire à nouveau »
153 « elles en étaient réduites à y boire ou à crever de soif »
154 alors que l’italien vergogna et l’espagnol vergüenza sont usuels, nous ne nous servons
plus que de l’expression « sans vergogne » : sans pudeur, sans retenue, sans honte, et le rap-
port avec « dévergondé » n’est pas perçu ‖ il arrive à Brantôme d’utiliser verecondie
155 « celles qui savaient de quoi il retournait, avaient une certaine expérience » ;
s’oppose à innocentes, que Brantôme va employer deux paragraphes plus loin
156 « en douce, sous cape » ‖ lancien français connaissait sous chape (Madame Per-
nelle l’emploie encore : « Et vous menez sous chape un train que je hais fort ») ; rire sous cape
n’apparaît pas avant La Fontaine (dans les Oies du Père Philippe, Belphégor, et le Florentin).
Sauf erreur de ma part, sous bourre semble être propre à Brantôme.
157 « tout net, tout à fait, carrément »
Les unes disoyent, quand on leur demandoit qu’elles158 avoyent à rire et ce qu’elles avoyent
veu, qu’elles n’avoyent rien veu que des peintures, et que pour cela elles n’y lairroyent à159
boire une autre fois. Les autres disoyent : « Quant à moy, je n’y songe point à mal ; la veuë et la
peinture ne souille point l’ame. » Les unes disoyent : « Le bon vin est aussi bon leans160 qu’ailleurs. »
Les autres affermoyent161 qu’il y faisoit aussi bon boire qu’en une autre coupe, et que la soif
s’y passoit aussi bien. Aux unes on faisoit la guerre162 pourquoy elles ne fermoyent les yeux en
beuvant ; elles respondoyent qu’elles vouloyent voir ce qu’elles beuvoyent, craignant que ce
ne fust du vin, mais quelque medecine163 ou poison164. Aux autres on demandoit à quoy elles
prenoyent plus de plaisir, ou à voir, ou à boire ; elles respondoyent : « A tout. » Les unes
disoyent : « Voilà de belles crotesques ! 165» Les autres : « Voylà de plaisantes mommeries ! 166» Les
unes disoyent : « Voylà de beaux images ! 167» Les autres : « Voylà de beaux miroirs ! » Les unes
disoyent : « L’orfevre doit estre bien à loisir de s’amuser à faire ces fadezes ! 168» Les autres disoyent :
« Et vous, Monsieur, encore plus d’avoir achepté ce beau hanap. » Aux unes on demandoit si elles
sentoyent rien qui les picquast au mitant169 du corps pour cela ; elles respondoyent que nulle
de ces drolleries y avoit eu pouvoir pour170 les picquer. Aux autres on demandoit si elles
n’avoyent point senty le vin chaut, et qu’il les eust eschauffées, encor que ce fust en hyver ;
elles respondoyent qu’elles n’avoyent garde171, car elles avoyent beu bien froid, qui172 les
avoit bien rafraischies. Aux unes on demandoit quelles images de toutes celles173 elles vou-
droyent tenir en leur lict ; elles respondoyent qu’elles ne se pouvoyent oster de là pour les y
transporter.
158 « ce qu’elles »
159 « et qu’elles ne manqueraient pas pour autant d’y boire » ‖ le futur lairrai (et, par consé-
quent, le conditionnel lairrois qui en est tiré) n’a probablement aucun rapport étymologi-
que avec laisser
160 « là-dedans »
161 remodelage partiel de l’ancien français afermer ; « affirmer » est un emprunt direct
au latin
162 « on cherchait querelle [en leur demandant] »
163 « potion, breuvage ou autre remède qu’on prend par la bouche pour se purger »
164 « breuvage magique, philtre »
165 emprunt à l’italien avec influence de la forme française cro(u)te, issue de crypta.
Voici le passage où Benvenuto Cellini évoque la naissance du grotesque (la traduction est
celle de Léopold Leclanché, 1847) :
Benché innell’Italia siamo diversi di modo di fare En Italie nous imitons différentes sortes de feuil-
fogliami ; perché i Lombardi fanno bellissimi fogliami lages. Les Lombards en font de très beaux, en re-
ritraendo foglie de elera e di vitalba con bellissimi présentant des feuilles de lierre et de couleuvrée,
girari, le quali fanno molto piacevol vedere ; li Toscani avec leurs élégants enroulements, qui sont d’un
e i Romani in questo genere presono molto migliore effet si heureux. Les Toscans et les Romains ont
elezione, perché contra fanno le foglie d’acanto, detta été encore mieux inspirés dans leur choix, en re-
branca orsina, con i sua festuchi e fiori, girando in produisant la feuille d’acanthe, ou branche-ursine,
diversi modi ; e in fra i detti fogliami viene benissimo avec ses festons et ses fleurs contournés de mille
accomodato alcuni uccelletti e diversi animali, qual si façons et gracieusement entremêlés d’oiseaux et
vede chi ha buon gusto. Parte ne truova naturalmente d’animaux. C’est là où l’on voit qui a bon goût. Ils
nei fiori salvatici, come è quelle che si chiamano boc- ont aussi recours aux plantes sauvages, telles que
che di lione, che così in alcuni fiori si discerne, accom- celles que l’on appelle mufle-de-lion. Nos vaillants
pagnate con altre belle inmaginazioni di quelli valenti artistes accompagnent ces fleurs d’une foule de
artefici : le qual cose son chiamate, da quelli che non ces beaux et capricieux ornements que les igno-
sanno, grottesche. Queste grottesche hanno acquistato rants appellent grotesques. Ils ont été ainsi nom-
questo nome dai moderni, per essersi trovate in certe més par les modernes, parce que des curieux dé-
caverne della terra in Roma dagli studiosi, le quali couvrirent à Rome les premiers modèles de déco-
caverne anticamente erano camere, stufe, studii, sale e rations de ce genre, dans des cavernes qui autre-
altre cotai cose. Questi studiosi trovandole in questi
fois étaient des chambres, des étuves, des cabinets
luoghi cavernosi, per essere alzato dagli antichi in qua
d’étude ou des salles de même nature, et qui alors
il terreno e restare quelle in basso, e perché il vocabolo
se trouvaient enfouies, grâce à l’exhaussement du
chiama quei luoghi bassi in Roma, grotte ; da questo
sol qui s’était opéré pendant des siècles. Comme
si acquistorno il nome di grottesche. Il qual non è il suo
ces constructions souterraines sont appelées à
nome ; perché sí bene, come gli antichi si dilettavano di
comporre de’ mostri usando con capre, con vacche e Rome grotte, les décorations qu’elles renferment
con cavalle, nascendo questi miscugli gli domanda- prirent le nom de grotesques, qui n’est pas leur
vano mostri ; così quelli artefici facevano con i loro vrai nom. En effet, de même que les anciens se
fogliami questa sorte di mostri : e mostri è ’l vero lor plaisaient à composer des animaux imaginaires,
nome e non grottesche. tenant à la fois de la chèvre, de la vache et de la
cavale, auxquels ils donnaient le nom de mons-
Remarque tres ; de même, ils formaient avec leurs feuillages
Il n’est pas rare que grotta soit employé des espèces de monstres : c’est donc le nom de
avec le sens de « cave » (cantina). monstres, et non celui de grotesques, qu’il faut
appliquer à ces bizarres créations.
166 « mascarades »
167 le genre du mot « image » a été longtemps fluctuant en français, mais rien de tel
en gascon, où il est masculin depuis toujours
168 « l’orfèvre doit être bien oisif pour perdre son temps à faire ces sottises »
169 « milieu » cf. Aux Marches du palais :
Dans le mitan du lit
La rivière est profonde
Tous les chevaux du roi
Pourroient y boire ensemble…
170 « n’avait été capable de »
171 « qu’elles s’en étaient bien gardées, qu’elles l’avaient évité avec soin »
172 « ce qui »
173 « parmi toutes celles-là »
Bref, cent mille brocards174 et sornettes175 sur ce sujet s’entre-donnoyent les gentilshom-
mes et dames ainsi à table, comme j’ay veu que c’estoit une trés-plaisante gausserie176, et
chose à voir et ouïr ; mais surtout, à mon gré177, le plus et le meilleur estoit à contempler ces
filles innocentes, ou qui feignoient178 l’estre, et autres dames nouvellement venuës, à tenir
leur mine froide179, riante du bout du nez et des levres, ou à se contraindre et faire des hypo-
crites, comme plusieurs dames en faisoyent de mesme. Et notez que, quand elles eussent
deu180 mourir de soif, les sommelliers n’eussent osé leur donner à boire en une autre coupe ny
verre. Et, qui plus est, juroyent aucunes, pour faire bon minois181, qu’elles ne tourneroyent182
jamais à ces festins ; mais elles ne laissoyent pour cela à y tourner souvent183, car ce prince
estoit trés-splendide184 et friand185. D’autres disoyent, quand on les convioit : « J’iray, mais en
protestation186 qu’on ne nous baillera point à boire dans la coupe » ; et, quand elles y estoient, elles y
beuvoient plus que jamais. Enfin elles s’y avezarent187 si bien qu’elles ne firent plus scrupule
d’y boire ; et si firent bien mieux aucunes, qu’elles se servirent de telles visions188 en temps et
lieu ; et, qui plus est, aucunes s’en desbaucherent pour en faire l’essay189 : car toute personne
d’esprit veut essayer tout.
Voilà les effets de cette belle coupe si bien historiée. A quoy190 se faut imaginer les autres dis-
cours, les songes, les mines et les paroles que telles dames disoyent et faisoyent entre elles, à
part ou en compagnie.
Je pense que telle couppe estoit bien differente à191 celle dont parle M. de Ronsard en
l’une de ses premieres odes192, desdiée au feu roy Henry, qui se commence ainsi :
Comme un qui prend une couppe,
Seul honneur* de son tresor, * « incomparable fleuron »
Et de rang verse à la troupe193
Du vin qui rit dedans l’or.
Mais en cette coup le vin ne rioit pas aux personnes, mais les personnes au vin : car les unes
beuvoyent en riant, et les autres beuvoyent en se ravissant194 ; les unes se compissoyent en
beuvant, et les autres beuvoyent en se compissant195 ; je dis196, d’autre chose que de pissat197.
Note de Gustave Brunet à propos d’« un mauvais lieu, où elle alloit incognito se divertir » :
Voir le Discours merveilleux de la vie, actions et déportements de Catherine de Médicis, 1575, attribué à
Henri Estienne, et qui est peut-être sorti de la plume de P[ierre] Pithou. Il existe plusieurs éditions
de cette diatribe, et elle a été réimprimée dans les Archives curieuses de l’histoire de France, 1re série,
t. IX.
Bref, cette coupe faisoit de terribles effets, tant y estoyent penetrantes ces images, visions
et perspectives : dont je me souviens qu’une fois, en une gallerie du comte de Chasteau-
Vilain, dit le seigneur Adjacet198, une trouppe de dames avec leurs serviteurs estant allée voir
cette belle maison, leur veuë s’addressa sur199 de beaux et rares tableaux qui estoyent en
ladite gallerie. A elles se presenta un tableau fort beau, où estoyent representées force belles
dames nuës qui estoyent au bain, qui s’entre-touchoient, se palpoyent, se manioyent et frot-
toyent, s’entre-mesloyent, se tastonnoyent200, et, qui plus est, se faisoyent le poil201 gentiment
et si proprement, en monstrant tout, qu’une froide recluse ou hermitte202 s’en fust eschauffée
et esmeuë ; et c’est pourquoy une dame grande, dont j’ay oüy parler et cogneuë avec203, se
perdant en ce tableau, dit à son serviteur, en se tournant vers luy comme enragée de cette
rage d’amour : « C’est trop demeuré icy : montons en carosse promptement et allons en mon logis, car je
ne puis plus contenir cette ardeur ; il la faut aller esteindre : c’est trop bruslé.204 » Et ainsi partit, et alla
avec son serviteur prendre cette bonne eau qui est si douce sans sucre205, et que son serviteur
luy donna de sa petite burette206.
198 Francesco Lodovico Cattani Da Diacetto (il signait Dadjacète ; dit aussi di Ghiaceti) [†
1593], Florentin, banquier à Lyon et partisan, surintendant de la maison de Catherine de
Médicis, acheta le comté de Châteauvillain (Haute-Marne) et la charge de premier maître
d’hôtel du roi pour pouvoir épouser une ancienne maîtresse de Charles IX, et fit construire
en 1574 par Thibault Métezeau [1533-1596] l’hôtel d’Adjacet, dans le quartier du Marais
(Paris, 4e arr.). Cet hôtel, détruit depuis, comportait trois galeries évoquées par l’écrivain et
connues par d’autres sources. — Pierre de L’Estoile et Agrippa d’Aubigné ont montré le par-
venu sous un jour très défavorable, sans qu’on sache dans quelle mesure cela correspondait
à la réalité ; comme l’écrivait Michel Simonin (L’Encre et la lumière, 2004, reprenant un article
de 1984) : « Personnage en vue, étranger, peu conformiste, Adjacet ne pouvait manquer d’exciter les
médisances jalouses de la bourgeoisie parisienne dont L’Estoile est souvent l’écho. » ‖ Diacetto :
hameau (frazione) dans la commune de Pelago, province de Florence ; anciennement Ghiaceti.
199 « leur regard se tourna vers »
200 Étienne Vaucheret : « se caressaient »
201 Montaigne : « Carneades s’en trouva si affolé, quil neut plus le loisir de se faire le poil et les
ongles » Carnéade en devint fou au point de ne plus trouver le temps de se raser et de se couper
les ongles ; mais ici il s’agit d’épilation du pénil ou mons Veneris, pratique courante aux XVe et
XVIe siècles, quand les gens se rendaient aux étuves (voir l’explicit du Rondeau des barbiers,
1515, qui prédit aux intéressés qu’ils devront désormais se contenter de « tondre maujoint et
raser Priapus, Povres barbiers » : François Ier, blessé à la tête à Marignan, a changé la mode mas-
culine qui est passée de cheveux longs et visage glabre à cheveux courts et port de la barbe).
Alfred R. Allinson, dont j’ai déjà eu l’occasion de mentionner la traduction, a préféré ne pas
évoquer l’épilation intime :
“Among these they beheld a very beautiful picture, wherein were portrayed a number of fair ladies naked and at the
bath, which did touch, and feel, and handle, and stroke, one the other, and intertwine and fondle with each other,
and so enticingly and prettily and featly did show all their hidden beauties that the coldest recluse or hermit had
been warmed and stirred thereat.”
(Dans le texte anglais, ‘recluse’ et ‘hermit’ représentent a priori des hommes.)
202 l’emploi d’ermite au féminin est rare : grand silence des dictionnaires.
203 « dont non seulement j’ai entendu parler mais que j’ai aussi (avec) connue »
204 C’est trop demeuré icy … c’est trop bruslé : cf. « Partons tost, c’est trop attendu » dans le
Mistere du Viel Testament, et chez Montaigne :
I’ay des portraits de ma forme de vingt & cinq, & de trente cinq ans ; ie les compare avec celuy d’asteure :
combien de fois ce n’est plus moy ; combien est mon image presente plus esloingnée de celles là, que de celle
de mon trespas. C’est trop abusé de nature de la tracasser si loing, qu’elle soit contrainte de nous quitter
& abandonner nostre conduite, nos yeux, nos dens, nos jambes & le reste à la mercy d’un secours estranger &
mandié, & nous resigner entre les mains de l’art, lasse de nous suivre.
205 écho de la douce liqueur, expression utilisée quelques pages plus haut
206 “And so she did haste away to enjoy her faithful lover” écrit Allinson ; l’avant-propos avait
pris soin de préciser :
“The text of Brantôme’s great work is given practically complete in these volumes, and the only
modifications are based upon good taste and not not on any fearful prudery.”
Ce qui a le mérite, d’abord de vérifier une fois encore que practically signifie « pour ainsi
dire, à quelque chose près », et ensuite de constituer un aveu qu’il y a eu des modifica-
tions intentionnelles par rapport à l’original.
Le lexicographe John Stephen Farmer [1845 ?-1915 ?], dans une plaquette intitulée Vocabula
amatoria [glossaire érotique français-anglais de termes glanés chez des auteurs qui vont de
Rabelais à Zola] (Londres, 1896), p. 50, explique que « burette » désigne les parties sexuelles
de la femme, erreur d’autant plus difficile à comprendre que l’auteur semble avoir lu de très
près l’entrée correspondante, à la page 76 du classique Dictionnaire érotique moderne (1864),
d’Alfred Delvau :
[Pour mémoire : « burette » avec, en exemple, la phrase de Brantôme, se trouve déjà dans le Glossaire
érotique… (Bruxelles, 1861) de Louis de Landes, pseudonyme d’Auguste Scheler, 1819-1890.]
Le texte d’Henry Monnier est tiré d’une chanson de salle de garde intitulée La Patrouille.