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Grande perplexité devant De mortuis nihil nisi bonum [des morts, (il ne faut dire) que du
bien], dont on trouve des variantes (phrase nominale, dans tous les cas) :
De mortuis nihil nisi bene [des morts, (il ne faut parler) qu’en bien],
De mortuis aut bene aut nihil [des morts, (il faut parler) soit en bien, soit pas du tout].
● Dans Platonov/Ce fou de Platonov (Пьеса без названия « Pièce sans titre » = Безотцо-
вщина « L’absence de père », ‘Fatherlessness’), I, 5, échange entre les aristocrates Porphyre
Sémionovitch Glagoliev (Glagoliev père) — qui s’adresse à Platonov — et Cyrille Porphy-
riévitch Glagoliev (Glagoliev fils) :
[Глагольев 2 :] Нет
Это латинская ересь. По-моему : de omnibus aut nihil, aut
veritas…
Glagoliev fils — Non… C’est une ânerie [littéralement : une hérésie] en latin. À mon
avis : de omnibus aut nihil, aut veritas…
[= « soit rien, soit la vérité, et ça s’applique à tous (ou : à tout) »]
[Шамраев:] Не могу с вами согласиться. Впрочем, это дело вкуса. De gustibus aut
bene, aut nihil.
« Je ne peux pas partager votre point de vue. Mais après tout, question de goût : de
gustibus aut bene, aut nihil. »
Télescopage entre de gustibus (et coloribus) non disputandum, latin médiéval, et notre apho-
risme. Difficile de décider si Chamraev plaisante et brocarde Dorn, ou bien si Tchékhov
entend nous faire sourire d’une prétention de Chamraev, lieutenant à la retraite.
In passing, Shamraev’s Latin tag in Act I : De gustibus aut bene aut nihil is an absurd
conflation of De gustibus non est disputandum, and De mortuis, aut bene aut nihil — what
Shamraev in effect says, is : ‘If you can’t say anything good about taste, say nothing !’
Stephen Mulrine, The Seagull, Nick Hern Books, London, 1997, p. xvii.
SHAMRAEFF. I cannot agree with you ; however, that is a matter of taste, de gustibus.
(traduction de Marian Fell, 1912)
● Dans la nouvelle l’Orateur (Оратор), le fonctionnaire qui va improviser l’oraison funè-
bre d’un « assesseur de collège » (8e classe dans la table des rangs, табель о рангах, de
1722 à 1917), esquisse un portrait de celui dont il va faire l’éloge :
»Ich kenne euren Sekretär,« sagte er, in die Droschke steigend. »Ein Spitzbube und eine
Bestie war er, Gott hab’ ihn selig, wie man nicht so bald einen zweiten findet.«
»Ja, gewiß, aut mortuis nihil bene, aber er war doch ein Gauner.«
(traduction : Alexander Eliasberg)
Tchékhov a réussi à montrer la limite des connaissances du personnage tout en lui fai-
sant exprimer le contraire du sens attendu : « au sujet des morts, rien (à dire) de bien ».
Joyce, de son côté, dans la sixième partie (‘Hades’) de Ulysses, à l’occasion de l’enterre-ment
de Dignam, rapporte le monologue intérieur de Bloom et diverses facettes de sa médita-
tion sur la mort :
He [John O’Connell, le fossoyeur] looks cheerful enough over it. Gives him a sense of
power seeing all the others go under first. Wonder how he looks at life. Cracking his
jokes too : warms the cockles of his heart. The one about the bulletin. Spurgeon went
to heaven 4 a.m. this morning. 11 p.m. (closing time). Not arrived yet. Peter. The
dead themselves the men anyhow would like to hear an odd joke or the women to
know what’s in fashion. A juicy pear or ladies’ punch, hot, strong and sweet. Keep
out the damp. You must laugh sometimes so better do it that way. Gravediggers in
Hamlet. Shows the profound knowledge of the human heart. Daren’t joke about the
dead for two years at least. De mortuis nil nisi prius. Go out of mourning first. Hard to
imagine his funeral. Seems a sort of a joke. Read your own obituary notice they say
you live longer. Gives you second wind. New lease of life.
Joyce tronque la formule usuelle et, utilisant nisi comme pivot, la complète par un em-
prunt à la terminologie juridique (Common law), nisi prius, qui peut s’appliquer à une pro-
cédure ou à une juridiction : enchaînement brillant sur ‘Daren’t joke about the dead for two
years at least’ où les deux ans se rapportent à la durée d’un deuil.
L’éventail des variantes du de mortuis conduit vite à penser qu’il s’agit d’essais de traduc-
tion ou d’adaptation (remontant à quelle époque ? je n’ai pas trouvé d’attestation anté-
rieure à Sterne et à Samuel Johnson).
La source doit être une maxime de Chilon (Diogène Laërce, I, 70) : « Τὸν τεθνηκότα μὴ
κακολογεῖν » (Ne pas médire de celui qui est mort), même si l’idée générale apparaît
ailleurs, cf. Plutarque (Vie de Solon « Ἐπαινεῖται δὲ τοῦ Σόλωνος καὶ ὁ κωλύων νόμος τὸν
τεθνηκότα κακῶς ἀγορεύειν », on approuve fort une loi de Solon qui défend de dire du
mal des morts ; écho chez Démosthène, Contre Leptine « μὴ λέγειν κακῶς τὸν τεθνεῶτα »
ne pas dire de mal du défunt) et Thucydide (II, 45 « τὸν γὰρ οὐκ ὄντα ἅπας εἴωθεν ἐπαι-
νεῖν », chacun se plaît à faire l’éloge de celui qui n’est plus).
Renzo Tosi, Dizionario delle sentenze greche e latine, rapproche un passage de l’Odyssée (XXII,
408-412) : après le massacre des prétendants, la nourrice (Euryclée, Εὐρύκλεια) s’apprête
à hurler de joie (ὀλολύξαι).
Ἀλλ Ὀδυσεὺς κατέρυκε καὶ ἔσχεθεν ἱεμένην περ Mais Ulysse, en dépit de son désir, la refréna
καί μιν φωνήσας ἔπεα πτερόεντα προσηύδα· et lui jeta ces paroles ailées :
« Ἐν θυμῷ, γρηῦ, χαῖρε καὶ ἴσχεο μηδ ὀλόλυζε· Exulte dans ton cœur ; contiens-toi, vieille, ne hurle pas ;
οὐχ ὁσίη κταμένοισιν ἐπ ἀνδράσιν εὐχετάασθαι. » il est impie de triompher sur des cadavres.
(trad. Philippe Jaccottet)
La maxime de départ sous sa forme latine a été détournée pour donner De mortuis nihil
nisi bunkum « Tout ce qu’on dit des morts n’est que sornettes/fariboles » (bunkum ‘non-
sense’ est un américanisme remontant à 1825, allusion à Buncombe, Caroline du Nord) et
date, à mon avis, de l’entre-deux-guerres ; je suis sûr de l’avoir lue dans un des ouvrages
de Félix Boillot (alias Félix de Grand’Combe), 1880-1961 :
Le Vrai ami du traducteur (1931) ou bien Le Second Vrai ami du traducteur (1956) — tous deux
excellents.
Au mort et à l’absent,
Injure ni tourment. (Recueil de Gruther*)
« Hile » est un terme de botanique désignant la cicatrice d’une graine qui correspond à
son point d’attache au funicule ; l’étymon hīlum désignait en latin le petit point noir à
l’extrémité de la fève, d’où — au figuré — une quantité négligeable (cf. pas un brin).
La négation nĕ (qui va subir une assimilation régressive) va se souder avec hīlum (qui va
subir un abrègement radical : hĭlum, et une troncation), d’où nĭhĭl « pas même un hile » ;
le -h- étant purement graphique et les deux voyelles ayant le même timbre, il se produit
une contraction, nīl ; le sens et l’emploi n’en sont pas modifiés.
Les deux formes se sont maintenues côte à côte : elles offraient, en versification, le choix
entre une longue (un élément de spondée, par exemple) et deux brèves (finale de dactyle
ou début d’anapeste, élément de tribraque, par exemple).