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Pacôme Perrouillet

Etude de Huis Clos, de J-P. Sartre


I. Trois adjectifs

Le premier adjectif que je choisis est « surprenant ». Dans sa pièce de théâtre, Jean- Paul Sartre
propose une vision de l’enfer très différente des représentations médiévales ou de celles de
l’imaginaire collectif. Dans Huis clos, l’enfer n’est pas celui du Nouveau testament où les
personnages sont torturés nus par des monstres ou des diables au milieu des flammes. En effet, le
philosophe français imagine un salon Second Empire vide, sans objet - si ce n’est un coupe papier,
un bronze de Barbedienne, une lampe et trois canapés de couleurs différentes. Il n’y a là qu’une
seule activité possible : vivre, sans interruption. Les trois personnages ne sont pas confrontés à des
tortures physiques, « Où sont les pals ? » (Scène 1) mais à une torture psychologique car ils sont
contraints de se supporter pour l’éternité dans ce microcosme, sans échappatoire possible.

Le deuxième adjectif que je choisis pour qualifier l’oeuvre est « intéressant ». J’ai
beaucoup aimé étudier Huis clos, le lire et le relire encore. Cela m’a fait penser à une sorte de
« mille feuilles » dans la mesure où chaque relecture fait naître de nouvelles interprétations et ouvre
de nouvelles pistes, de nouvelles interrogations. Tout est signifiant dans la pièce – en effet, rien
n’est laissé au hasard : les gestes des personnages, leurs déplacements, leurs propos ou même le
choix du décor ont un sens. La pièce de Sartre a une dimension philosophique profonde : elle
interroge nos rapports aux autres, la complexité de vivre en société. Elle met en exergue le décalage
parfois profond entre ce que les individus pensent qu’ils sont, ce qu’ils perçoivent d’eux-mêmes et
ce que les autres voient. Dans une écriture dramatique simple, Sartre parvient à faire naître une
tension qui ne cesse de croître jusqu’à exploser lorsque Inès s’écrit « Morte ! Morte ! Morte ! Ni le
couteau, ni le poison, ni la corde. C’est déjà fait. Comprends-tu ? Et nous sommes ensemble pour
toujours » (scène V, page 149).

Le troisième adjectif serait « expérimental ». L’adjectif parait incongru ici et nécessite bien
sûr une explication. J’ai eu l’impression que Sartre se livrait ici à une sorte d’expérience
existentielle. Il s’agit pour lui de mettre ensemble trois éléments, trois caractères différents, et de
voir ce qui se passe et comment ils réagissent. D’une certaine manière, le salon Empire se substitue
à un laboratoire. Dès lors qu’Inès, Garcin et Estelle sont en scène, se produisent des réactions et des
interactions dont le spectateur peut tirer des enseignements.

II. Trois moments-clés

 Scène 1 (dans son intégralité)


La scène 1 est classiquement la scène d’exposition qui fournit au spectateur et au lecteur les
informations essentielles dont il a besoin pour comprendre la pièce (lieu, époque, contexte,
personnages). Or, cette première scène nous laisse dans une incertitude, un flou qui font écho à
l’incertitude du personnage lui-même. Garcin et le spectateur sont dans la même situation, dans le
même degré d’ignorance. Ils comprennent peu à peu et dans le même temps que ce salon n’est pas
un hôtel mais bien l’Enfer.

 Scène 5 page 82
Si je devais choisir trois moments clés dans Huis clos, je choisirais d’abord le moment où Inès
comprend pourquoi elle, Garcin, et Estelle ont été mis dans la même pièce. C’est un moment
important dans l’histoire : il est la fin d’une partie, d’un cycle de la pièce de théâtre et le début d’un
autre. Avant ce moment, les personnages se rencontrent, ils font connaissance, le lieu est présenté :
on commence à comprendre que la scène se passe en enfer. Ce moment est le début d’une nouvelle
partie où les liens entre les personnages dégénèrent, les masques de la vie en société, Garcin joue
moins la comédie.

 Scène 5 page 85
Le deuxième moment clé que je choisis vient juste après le premier : il met en opposition Estelle et
Inès d’une part, à Garcin d’autre part qui reste sur son canapé. Estelle cherche son miroir pour se
mettre du rouge à lèvres mais ne le trouve pas ; Inès se propose donc comme miroir humain. Ce
moment est intéressant car il nous apprend qu’Inès désire Estelle, et nous révèle également qui est
Estelle en profondeur. C’est aussi un des moments qui illustre le mieux la réflexion philosophique
sur le jugement d’autrui et l’importance de l’autre dans l’accès à la connaissance de soi-même. Ce
passage insiste énormément sur le fait que nous ne pouvons pas vivre seuls, car l’autre nous voit
d’un point de vue différent de celui qu’on a dans un miroir.

III. Trois répliques

« L’enfer c’est les Autres » (Scène V, page 147) prononcée par Garcin est la réplique emblématique
de Huis clos. Cette réplique résume en quelques mots la réflexion philosophique de l’oeuvre sur le
jugement des autres. Je trouve qu’il est important de parler de cette réplique car elle explique bien
que ce qu’est l’Enfer dans Huit clos : l’Enfer ne se résume pas à des tortures physiques ; l’Enfer,
c’est d’être en permanence confronté au regard des autres. Je trouve aussi qu’il est important de
souligner que c’est Garcin qui prononce cette phrase car c’est lui qui, au début de la pièce, ne
comprend pas qu’il est en enfer car il s’attendait à l’enfer religieux avec des diables, de la torture
physique.

« Nus comme des vers : je veux savoir à qui j’ai affaire » (Scène V, page 95). Cette réplique est
prononcée par Garcin. Je l’ai choisie car elle représente un moment de bascule. Garcin veut aller
vers la vérité alors qu’il n’a cessé jusqu’alors de cacher qui il est. Il exige cette vérité de la part de
ses deux « co-locataires ». Il veut se mettre à nu, se dépouiller de tous les mensonges dont il
s’enveloppe et mettre à nu les autres.

« Vous m’avez volé jusqu’à mon visage : vous le connaissez et je ne le connais pas » (Scène 5, page
93). Inès se sent ici dépossédée de son identité. Elle sait que l’autre accède à une extériorité qui lui
est interdite. C’est précisément parce que cette extériorité nous est inaccessible que nous sommes
souvent mal à l’aise quand nous nous voyons à l’écran. Cet Autre ne peut être moi : il m’est
inconnu. De même que je n’entends ma voix qu’à travers mon corps, l’Autre entend ma voix d’une
autre manière.

IV. ABCDAIRE

D
comme décor. Le décor au théâtre est une représentation figurée du lieu où se passe
l’action. Il est constitué de l’ensemble des éléments de la scène, de l’espace et des
accessoires. Dans Huis clos, le décor est dépouillé : il se résume à un salon Second
Empire sans aucune fenêtre ni miroir, avec trois canapés de couleurs différentes (vert épinard,
bordeau, bleu), un coupe-papier, un bronze de Barbedienne, une sonnette qui ne marche pas bien, et
une lampe que l’on ne peut pas éteindre « Vous voyez bien, les lampes sont allumées » (Scène I,
page 51). L’absence de fenêtres ou de miroirs est signifiante : il n’y a pour ces personnages aucune
échappatoire possible et le seul miroir qui leur est donné est le regard de l’autre. La sonnette qui ne
fonctionne pas est elle aussi le symbole de leur enfermement : ils ne peuvent appeler au secours et
sont condamnés à rester dans ce salon. Enfin, la lampe qui ne peut pas s’éteindre trouve son pendant
dans la paupière des personnages qui ne peut se fermer : « L’œil s’humecte, le monde s’anéantit
[…] Quatre mille petites évasions […] Je ne dormirai plus … Mais comment pourrai-je me
supporter ? » (Scène I, page 51). Contraints de vivre sous le regard de l’autre sans pouvoir jamais
s’y soustraire, les personnages sont condamnés à ne jamais plus trouver le repos. Le canapé même
ne leur permet pas de s’allonger – Sartre veille bien à choisir des canapés et non des lits.
Enfin, ce salon choisi comme décor ressemble à un hôtel : on y trouve du personnel (le personnage
du « garçon » que Garcin peut appeler avec une sonnette), des couloirs et des étages, et des
chambres « il y a d’autres chambres et d’autres couloirs et des escaliers » (Scène I, page 52), une
direction : « La direction peut couper le courant » (page 53). Chacun des personnages possède son
propre canapé. On remarque que les couleurs des canapés sont associés au caractère des
personnages. Ces couleurs ne se marient pas bien, ce qui met en valeur les relations tendues entre
eux. Dans un premier temps, le bordeaux est attribué à Inès, le bleu à Garcin, et le vert épinard à
Estelle. Plus tard, Estelle demande à Garcin d’échanger leur canapé respectif car le sien ne se marie
pas bien à sa tenue. Le bleu du canapé d’Estelle symbolise la féminité mais cette couleur véhicule
des valeurs plus positives que le vert et le bordeaux : en effet, Estelle est peut-être le personnage
qui suscite le plus d’empathie chez le spectateur. Le fait que le bleu soit associé à Estelle évoque
peut-être ici son infanticide puisqu’elle a tué son bébé en le noyant. Le vert est une couleur
intermédiaire entre le bleu et le bordeaux. Garcin est le personnage dans la pièce qui est le plus
raisonnable : il essaye sans cesse de faire le lien entre Estelle et Ines. Je me suis demandé si le choix
du vert était signifiant. En effet, aujourd’hui encore, les comédiens ne portent jamais de vert sur
scène, lequel porterait malheur au théâtre : en effet, historiquement, au XVIème siècle, le vert
contenait des substances inflammables et très toxiques qui auraient empoisonné de nombreux
comédiens. J’ai donc songé aux flammes (métaphoriques) de l’enfer auxquelles Garcin n’échappera
pas. Le bordeaux est une couleur qui tire sur le rouge sombre. Cette couleur symbolise la passion :
Inès est une femme passionnée, qui a poussé le mari de Florence au suicide. C’est aussi la couleur
du sang associée à l’idée de violence : Inès est le parfait exemple d’une personne méchante qui
aime faire souffrir et détruire ce qu’il y a autour d’elle : « Moi, je suis méchante : « ça veut dire que
j’ai besoin de la souffrance des autres pour exister » (Scène V, page 101). La couleur rouge est aussi
associée au feu, c’est quelque chose qui représente bien Inès qui est une véritable torche humaine :
« Une torche. Une torche dans les cœurs (…) Six mois durant, j’ai flambé dans son cœur ; j’ai tout
brûlé. » (Scène V, page 101). Par ailleurs, le fait que la pièce où sont enfermés les trois
personnages est un lieu fermé sans fenêtre permet de créer une distance entre ces derniers et le
spectateur : ce dernier observe les protagonistes comme des insectes piégés dans un bocal.

T
comme tragédie. Une tragédie est une oeuvre dramatique qui est caractérisée par la
gravité de son langage et une action menant à une issue fatale un ou plusieurs
personnages. Huis clos de Jean Paul Sartre répond à plusieurs règles caractéristiques de la
tragédie. Tout d’abord, une tragédie est souvent composée de cinq grandes parties (la plupart du
temps 5 actes). Huis clos est découpé en 5 scènes. Par ailleurs, dans une tragédie, tout est joué dès
le début – il n’y a pas d’issue possible. C’est bien le cas dans Huis clos car on comprend dès le
début de l’histoire que les jeux sont faits, les trois personnages sont condamnés pour l’éternité, il
n’y a aucun avenir. Il n’y a rien pour les divertir au sens premier de terme : Inès, Garcin n’ont rien à
faire et ne peuvent rien changer leur passé. Ils peuvent seulement repenser à leurs actes qui leurs ont
valu leur présence en enfer. Ils sont impuissants. Dans la pièce, Estelle voit sa meilleure amie, Olga,
danser avec Pierre, un jeune homme qui l’aimait. Elle va assister à cette scène qui lui est
désagréable sans pouvoir faire quoi que ce soit à part fulminer : « Elle pousse contre lui son énorme
poitrine, elle lui souffle dans la figure. Petit Poucet, pauvre petit Poucet, qu’attends-tu pour lui
éclater de rire au nez ? Ah ! Il m’aurait suffi d’un regard elle n’aurait jamais osé » (Scène 5, p.116).
Inès, qui est très lucide sur leur situation va faire prendre conscience à Estelle de son impuissance et
du fait que sur Terre, elle n’existe plus : « Rien n’est plus à toi sur la terre », « Essaye de le prendre,
essaye de le toucher. Olga peut le toucher elle, N’est-ce pas ? N’est-ce pas ? » (Scène 5, p.116). La
pièce de théâtre ne renferme aucune action à proprement parler, aucun dénouement : il n’y pas
vraiment de fin, il ne peut plus rien leur arriver de mal, ou de bien, ils continuent à « vivre » où
plutôt à « passer le temps » d’une manière très linéaire, certes sans agitation mais aussi sans repos
puisqu’ils ne peuvent fermer les yeux. Ils sont condamnés à la répétition du même. La toute
dernière réplique « Pour toujours ! Eh bien, continuons » montre la dimension circulaire de la pièce.
L’adverbe « toujours » est d’ailleurs répété 3 fois page 149 ; cette circularité apparait dans des
répliques qui se font écho au tout de la pièce et à la fin. Scène I page 49, Garcin dit : « Tandis que le
bronze … à la bonne heure… J’imagine qu’il y a certains moments où je le regarderai de tous mes
yeux » que l’on peut rapprocher de la réplique prononcée par le même personnage à la fin de la
pièce page 147 : « Le bronze … (Il le caresse.) Eh bien ! voici le moment. Le bronze est là, je le
contemple et je comprends que je suis en Enfer. » Rien n’a avancé. Enfin, le but d’une tragédie est
de permettre au spectateur de tirer certaines leçons et de réussir à l’émouvoir. Une des leçons que
l’on peut tirer de Huis clos, c’est que dès lors que l’on passe l’arme à gauche, on est ce qu’on a fait.
Si nous ne voulons pas finir comme Inès, Garcin et Estelle, nous devons essayer, échouer,
réessayer, réussir et recommencer – j’y reviendrai un peu plus tard.

C
comme clairvoyance. La clairvoyance est la faculté de voir, avec justesse et clarté, les
choses comme elles sont. Dans la pièce, Inès est très lucide, elle comprend avant Estelle
et Garcin où ils sont et la raison de leur présence. Alors que Garcin pose de nombreuses
questions au garçon (34 phrases de modalité interrogative dans la scène I), Inès, elle, reste muette à
son arrivée : elle comprend très bien la situation. Elle se résout à une sorte de fatalité très vite :
lorsque Garcin lui demande si elle n’a pas peur dans la scène III, elle lui répond : « Pour quoi faire ?
La peur, c’était bon avant, quand nous gardions de l’espoir » (page 62). Elle sait très bien que c’est
parce qu’elle a entraîné les suicides de Florence, son amante, et de son mari qu’elle est en enfer.
Contrairement à Garcin qui, de mauvaise foi, ne voit pas pourquoi il est en enfer, et à Estelle, qui
arrive à se convaincre elle-même que sa présence en enfer est une erreur, Inès assume les raisons
qui l’y ont conduite et elle est la première à avouer ce qu’elle a commis. Garcin et Estelle, empêtrés
dans leur mauvaise foi font croire, pour Estelle, que son seul crime a été d’épouser un vieil homme
riche pour sauver son frère et d’avoir eu une relation avec un amant, et pour Garcin, d’avoir déserté.
Lorsqu’Inès voit Garcin pour la première fois, elle pense qu’il est le bourreau. Elle est en effet la
première à comprendre que chacun d’eux est le bourreau des deux autres (scène V, page 82).
D’ailleurs, elle n’essaye même pas de revenir sur ses actes, de se rassurer, en fait elle ne regrette
même pas ce qu’elle a fait : « Elle est en ordre ma vie. Tout à fait en ordre. Elle s’est mise en ordre
d’elle-même, là-bas, je n’ai pas besoin de m’en préoccuper » (Scène 5, page 71), contrairement à
Garcin et Estelle qui essaient de minimiser leurs crimes en ne révélant qu’une partie de la vérité.
Alors que Garcin dit que les gens sont classés par leur ordre d’arrivée en enfer, et qu’Estelle dit que
c’est le pur hasard, Inès comprend que ce n’est pas un hasard s’ils ont été placés dans la même pièce
au mobilier insolite « Le hasard. Alors ces meubles sont là par hasard. C’est par hasard si le canapé
de droite est vert épinard et si le canapé de gauche est bordeaux. Un hasard, n’est- ce pas ? (…) Et
le bronze, c’est un hasard aussi ? Et cette chaleur ? Je vous dis qu’ils ont tout réglé. Jusque dans les
moindres détails, avec amour. Cette chambre nous attendait » (Scène V, page 75). Elle comprend,
juste après que Garcin ait levé la main sur elle qu’ils ont été mis ensemble pour se déchirer, se
chamailler, se mépriser, se détruire mutuellement. C’est précisément la lucidité d’Inès qui la rend si
cruelle et méchante aux yeux du spectateur. Quand Garcin et Estelle expliquent (en mentant)
pourquoi ils sont en enfer, Inès se moque d’eux, elle les fait culpabiliser ; c’est d’ailleurs elle qui les
pousse à avouer les crimes de ses colocataires. C’est en interrogant Estelle avec insistance qu’elle
finit par la faire plier concernant l’assassinat de son bébé : « Hein, hein, Tu as rigolé ? C’est pour
cela qu’il s’est tué ? » (Scène V, page 105). Garcin, lui est bien moins lucide qu’Inès mais au
milieu de l’histoire, il fait tomber son masque et avoue son crime. Il comprend aussi l’importance
d’Inès son bourreau, car quand Estelle lui propose de traîner Inès hors du salon, Garcin refuse
expliquant qu’il a besoin de la convaincre qu’il n’a pas été lâche : « Est-ce que c’est possible qu’on
soit un lâche quand on a choisi les chemins les plus dangereux ? » (Scène V, p.142). Estelle n’est
pas du tout lucide : elle pense c’est une erreur si elle est en enfer, elle pense aussi que c’est le hasard
qui les a mis dans la même pièce - elle fait croire au début de l’histoire qu’elle est une vraie sainte
qui avait besoin d’argent et que son seul crime est d’avoir sacrifié sa jeunesse à un vieillard. Estelle
a une grande mauvaise foi, elle arrive à se mentir à elle-même, à minimiser ses actes.

E
comme éternité. L’éternité peut se définir comme une durée qui n'a ni commencement ni
fin, qui échappe à toute détermination chronologique. Dans Huis clos, Garcin, Inès et
Estelle sont condamnés à rester ensemble dans un salon Second Empire pour l’éternité.
De nos jours, on associe parfois l’éternité à l’immortalité, et le terme a une connotation positive.
Dans la pièce de théâtre de Jean-Paul Sartre, l’éternité n’a rien de positif pour les protagonistes car
ils ne peuvent absolument rien faire ; ils ne peuvent que ressasser, repenser à leurs erreurs et au
mieux, essayer de se racheter une bonne conscience. Il n’y a pas de futur, seulement du passé,
comme le montre cette réplique de Garcin à la toute dernière page du livre « Eh bien, continuons ».
En effet, l’éternité se définit par sa mixité, c’est-à-dire qu’elle est un présent immobile, à jamais
identique, « les yeux ouverts. Pour toujours. Il fera grand jour dans mes yeux » (Scène I, page 54).
Au début du livre, la notion d’éternité est renforcée lorsque le garçon explique à Garcin qu’il n’y a
pas d’interrupteur, que la lumière restera allumée, que l’on ne peut pas cligner les yeux et donc que
l’on ne peut pas dormir. Cette vie sans paupières, Garcin va très justement la nommer « la vie sans
coupure ». Il explique au garçon, l’importance de la paupière : « Un clin d’oeil, ça s’appelait. Un
petit éclair noir, un rideau qui tombe et qui se relève : la coupure est faite. L’oeil s’humecte, le
monde s’anéantit » (Scène I, page 54). Par ailleurs, le fait que l’histoire évolue dans un microcosme
sans vie avec peu de mobilier nous rappelle l’éternité de l’enfer. L’appréciation de l’éternité se fait
par rapport au temps humain. Dans la pièce de théâtre, le temps humain passe bien plus vite qu’en
enfer, ce qui fait que les repères chronologiques des protagonistes disparaissent et que le lecteur
perd un peu la chronologie des événements. Les personnages ont la possibilité de voir leurs proches
sur terre par passage, c’est ce qui va leur faire prendre conscience que le temps passe vite sur Terre
mais pas en enfer : « Il fait beau soleil et elle est toute noire dans la rue déserte »(scène V, p.69),
puis deux pages plus tard, en voyant sa femme chez elle, il dit « Il neige dehors », « ma femme est
morte tout à l’heure il y a deux mois environ » (page ???)
L
comme liberté. La liberté est une situation d'une personne qui n'est pas sous la
dépendance de quelqu’un ou de quelque chose. L’existentialisme cher à Sartre s’inscrit
dans cette pièce. Le coupe papier est un objet très insolite qui n’a absolument aucune
utilité dans la pièce de théâtre. Pourtant, cet objet n’est pas là par hasard. En effet, avec cet objet,
Sarte veut montrer que l’être humain n’a pas de nature prédeterminée, il n’est pas assigné, réduit à
une fonction. Sartre dit dans son ouvrage L’existentialisme est un humanisme que, chez l’être
humain « l’existence précède l’essence ». Cela veut dire que une fois que venons au monde, nous
sommes libres de faire ce que l’on veut : rien ne m’empêche de devenir coiffeur, sportif, ingénieur,
avocat. Entre d’autres termes, nous vivons puis nous nous définissons par nos choix, nous
construisons notre identité – en ce sens, l’existence précède l’essence. A contrario, la raison d’être
du coupe-papier est de couper du papier avant même qu’il soit conçu, et une fois construit, il ne
peut plus servir à autre chose : chez les objets « l’essence précède l’existence ». Comme je l’ai dit
plus tôt dans l’abécédaire, Huis clos est une tragédie qui a pour but d’instruire le spectateur. A
travers l’exemple du coupe papier qui perd toute son utilité car dans l’enfer de pièce, il n’y a pas de
livre, Jean-Paul Sartre veut montrer que l’être humain n’est prédéterminé par aucune autre essence
que celle qu’il se façonne avec ses actes et que donc nous devons saisir la chance que nous avons et
que le coupe papier n’a pas, qui est de choisir notre destin. Dans L’existentialisme est un
humanisme, Sartre écrit que « l’homme est condamné à être libre ». En effet, nous sommes libres.
Les protagonistes, eux, dans la pièce eux, ne sont plus condamnés à être libres. Estelle aurait pu
garder son bébé et vivre sa vie avec son amant. Garcin, lui, aurait pu réellement croiser les bras,
mourir sans avoir été corrompu en refusant d’écrire pour la guerre. Estelle a été victime du regard
des autres, elle s’est laissée enfermer dans l’essence que d’autres avaient choisie pour elle, elle a été
prisonnière du regard des autres. Ces deux personnages ne sont plus condamnés pas être libres, ils
sont condamnés à rester en enfer sans pouvoir agir sur quoi que ce soit. Ils sont impuissants. Il ne
leur reste que leurs yeux, pour pleurer et regretter. Ce que dit Huis clos, c’est précisément que
l’autre ne doit pas agir sur mes envies. Le fait que les personnages puissent par exemple voir leurs
proches, sans leur parler, sans les toucher renforce cette leçon.

A comme autrui. Autrui peut être défini comme un autre, les autres, l'ensemble des hommes par
opposition au moi du locuteur et en exclusion de ce moi. Huis clos réaffirme l’importance de
l’autre. C’est par l’autre que je peux saisir réellement mon existence et accéder à une connaissance
véritable de moi-même. Au plus profond de ma conscience et de ma subjectivité, autrui me pén ètre,
me juge, me détermine. Pour obtenir une vérité quelconque sur soi, on a besoin de passer par le
regard de l’autre pour se voir d’une manière purement objective. A la fin de la pièce, Garcin veut
s’enfuir du salon Second Empire. Il tape sur la porte et réussit à l’ouvrir mais finalement il change
d’avis : « Je ne m’en irai pas » (Scène V, p.139). Quelques pages plus tard, Estelle propose à Garcin
de traîner Inès en dehors du salon. On pourrait penser que Garcin accepte car Inès le déteste, se
moque de lui en le traitant de lâche, pourtant encore une fois, Garcin va changer d’avis. En effet,
Inès est son bourreau, c’est-à-dire que tout le long de la pièce, Inès le torture en le soumettant à son
jugement. Elle l’accable sans arrêt de moquerie, de remarques, elle cherche à le rabaisser : « Un
Héros. Et votre femme Garcin ? » (Scène V, p.79) ; « Damné, le héros sans reproche » (Scène V,
p.80). Le regard d’Inès pèse une incroyable pression sur Garcin. Pourtant, Garcin a besoin d’Inès
pour se convaincre qu’il n’est pas un lâche, il la déteste mais il ne peut se séparer d’elle. La pire
condamnation n’est pas forcément la torture physique, c’est le regard d’autrui omniprésent auquel
on ne peut échapper : « L’enfer c’est les Autres ». Le titre Huis clos est composé de deux mots.
Huis vient du latin ustium, apparu en 1050 qui signifie « porte ». L’expression à « huis clos »
signifie « porte fermée ». Les autres sont un peu comme des juges, huissiers qui nous scrutent pour
établir leur jugement. Le fait que les personnages ne puissent fermer les yeux renforce le fait qu’ils
sont sans cesse confrontés au regard d’autrui. La seule manière pour se donner l’impression que
l’autre ne nous voit pas est de dormir. En dormant, on ne fait qu’ignorer le spectacle du jugement
que l’autre a sur nous. En mettant la tête entre ses mains dans la scène 4, c’est ce que Garcin essaye
de faire. Lorsque Estelle apprend qu’elle n’a pas de miroir, elle devient folle. Estelle est quelqu’un
qui fait attention à son image en société et le fait qu’elle ne puisse pas se regarder dans le miroir
l’affole. Chez elle, elle avait six grandes glaces qui lui permettaient « de se voir comme les gens [la]
voyaient ». En disant cela, Estelle se trompe : le miroir permet de nous voir extérieurement mais
c’est en fait un leurre. Nous contrôlons parfaitement l’image que l’on voie sur le miroir en replaçant
une mèche. Pour Estelle, la privation de miroir est un problème : le seul regard extérieur qui reste
est celui des autres qu’elle ne peut pas contrôler. Inès remplace le miroir d’Estelle en répondant aux
questions de celle-ci : « Est-ce que j’ai bien mis mon rouge à lèvres ? » (Scène 5 p.87). Inès est le
miroir humain d’Estelle, mais c’est un miroir bien plus « performant » qu’un miroir normal, car en
plus de voir, il juge.

M
comme morale. La morale est l'ensemble des règles acquises par la culture,
l'éducation, les traditions et la vie quotidienne, qui guident le comportement humain
dans la société. Dans une tragédie, l’auteur peut vouloir faire tirer une morale, c’est-
à-dire une leçon en rapport avec l’histoire au lecteur. Dans Huis clos, on peut trouver de
nombreuses morales tant cette pièce de théâtre dénonce des mécanismes humains. Une de ces
leçons, pourrait être, comme je l’ai précédemment évoqué dans l’abécédaire, qu’il faut vivre sa vie
en suivant ses envies. Entre les personnages et le lecteur, il n’y a qu’une différence : les premiers
sont morts et condamnés à rester dans un salon sans mobilier alors que le second est condamné à
être libre. Alors qu’Inès et Estelle ne regretteront pas grand chose : « Elle est en ordre ma vie. Tout
à fait en ordre. Elle s’est mise en ordre d’elle-même, là-bas, je n’ai pas besoin de m’en préoccuper »
(Scène V, page 70), Garcin, lui, regrette : il voudrait se racheter mais il ne peut pas. Il peut juste
essayer de se convaincre qu’il n’était pas lâche. Cela fait prendre conscience de la chance que nous
avons. Une autre leçon à tirer de cette tragédie est qu’il faut savoir accepter le jugement des autres
mais également être capable de s’en détacher.

T
comme trio. Un trio est un groupe de trois personnes. Dans Huis clos, il y a quatre
personnages : Garcin, Inès et Estelle qui sont les protagonistes de la pièce et le Garçon qui
fait son apparition dans les deux premières scènes. Au moment où Jean-Paul Sartre écrit
Huis clos, vers 1943 et début 44, il a trois amis comédiens et il veut les faire jouer dans une de ses
pièces, sans avantager aucun d’eux. Il décide donc de les faire jouer ensemble tout le long de la
pièce. C’est à cette occasion que lui vient l’interrogation suivante, que l’on peut trouver au début de
la préface : « Comment peut-on mettre ensemble trois personnes sans jamais faire sortir l’une
d’elles et les garder sur la scène comme pour l’éternité » (préface, page 8). Sartre décide alors de
faire une pièce avec trois personnages très différents condamnés à vivre dans un salon Second
Empire avec trois canapés, un coupe papier, un bronze de Barbedienne et une lampe en guise
d’enfer. Le premier personnage à entrer en scène est Garcin (scène I). Joseph Garcin est un
publiciste et homme de lettres, plus ou moins engagé car il dirigeait un journal pacifiste. Il vit à Rio
avec sa femme et a été fusillé de douze balles dans le dos pour désertion. Il se présente un peu
comme un héros qui luttait contre la guerre : « La guerre éclate. Que faire ? Ils avaient tous les yeux
fixés sur moi. « Osera-t-il ? » Eh bien, j’ai osé. Je me suis croisé les bras et ils m’ont fusillé »
(Scène 5, p.79). Cette image de héros est totalement en contradiction avec qu’il est vraiment (il n’a
pas décidé de ne pas se laisser faire, il s’est enfui lâchement). On peut relever dès le début de
l’histoire des éléments qui le prouvent. Par exemple, dans la première scène, il est fébrile : il pose
de nombreuses questions au garçon de chambre. Sa nervosité et sa peur sont révélés par un tic de
bouche. Garcin n’est pas le héros qu’il dit : c’est une brute ignominieuse avec sa femme, la faisant
mourir de chagrin, l’obligeant à être la servante de ses maîtresses, la torturant sans jamais essuyer le
moindre reproche. Garcin est lâche, peureux, sadique, menteur, superficiel, antipathique,
désagréable, faux. Inès Serrano est une employée de poste lesbienne. Son amante Florence, l’a
entraînée dans son suicide en ouvrant le gaz alors qu’elle dormait dans la même pièce. Inès a
entraîné le suicide de son cousin car cette dernière lui a volé sa compagne. Elle a aussi entraîné la
mort de Florence. Inès est méchante, mal polie, cruelle, sociopathe, machiavélique, impassible,
clairvoyante, simple, honnête (voire trop parfois). Elle tombe amoureuse d’Estelle. Malgré sa
personnalité méchante, Inès est le personnage le plus stable de la pièce car elle ne ment jamais.
Estelle Rigault est l’épouse d’un vieil homme riche qu’elle a épousé pour avoir de l’argent et sauvé
son frère. Elle a eu un amant qu’elle a poussé au suicide en noyant leur bébé. Elle est morte d’une
pneumonie. Elle est bourgeoise et mondaine. Estelle est menteuse, orgueilleuse, compliquée (elle ne
veut pas que Garcin prononce le mot « mort » et lui demande de le remplacer par le mot « absent »).
Ces trois personnages sont très différents. Il se demandent eux-mêmes pourquoi ils sont ensemble.
Ils se haïssent les uns les autres mais sont pourtant inséparables car ils ont besoin, individuellement,
des deux autres. Inès désire charnellement Estelle, Estelle désire charnellement Garcin qui lui a
besoin d’Inès pour lui montrer qu’il n’est pas lâche : « Mais toi, toi qui me hais, si tu me crois, tu
me sauves » (Scène V, p.142). Le malheur veut qu’Inès courtise une femme qui aime les hommes,
qu’Estelle aguiche un homme obsédé par sa réputation et que Garcin tente de convaincre une
femme qui ne s’en laisse pas conter. Le choix de cette triangulaire est lui aussi signifiant (d’ailleurs
le trio est souvent choisi, notamment dans le théâtre de boulevard). En effet, en général, lorsque
trois personnes vivent ensemble, l’une d’entre elles est exclue, ce qui est source de conflit. Tous
trois se touchent, s’agrippent, se repoussent.

C
comme compréhension. La compréhension est la faculté ou l’action de saisir
intellectuellement le rapport de signification qui existe entre tel signe et la chose
signifiée, notamment au niveau du discours. L’une des répliques de Huis clos est
éminemment connue : « l’enfer, c’est les Autres ». On peut retrouver cette citation dans une des
dernières répliques de Garcin : « Ha! Vous n’êtes que deux ? Je vous croyais beaucoup plus
nombreuses. Alors c’est ça l’Enfer. Je n’aurai jamais cru… Vous vous rappelle : le souffre, le
bûcher, le gril…Pas besoin de grils, l’Enfer c’est les Autres » (scène V, page 147). Cette citation a
été mal comprise : moi-même, avant d’avoir lu cette pièce et certains documents explicatifs, je
pensais que cela signifiait que nos relations, nos rapports avec les autres étaient très souvent
compliqués. Dans sa « préface parlée » en 1965, Sartre explique son intention : « Je veux dire que si
les rapports avec autrui sont tordus, viciés, alors l’autre ne peut être que l’enfer. ». En effet, il veut
dire que le jugement qu’ont les autres sur nous nous enferme, nous emprisonne dans un cercle
vicieux que nous ne pouvons contrôler car la seule manière d’obtenir une vérité quelconque sur soi
est de passer par la conscience des autres, ce qui représente une forme de torture morale.
L’expression « être prisonnier du regard des autres » prend ici tout son sens.
M
comme mise en abime. La mise en abime au théâtre, est une technique dans laquelle
on insère une œuvre dans une autre œuvre de même type. Cela peut consister, par
exemple, à insérer une image dans une image. Dans Huit clos, ce sont les
personnages qui jouent eux-mêmes des personnages. Ils avancent tous masqués d’une certaine
manière. Quand les trois personnages se rencontrent, ils n’ont pas fait tomber leurs masques
d’assassins, ils n’ont pas encore pris conscience qu’ils seront ensemble dans la même pièce pour
l’éternité. Au début, leurs relations sont assez normales. Ils font connaissance, emploient des
formules de politesse, conservent le vouvoiement. Par exemple Garcin se comporte comme un
gentleman :« Le… canapé. Oh ! Pardon. (Il se lève) Il est à vous, madame » (Scène IV, page65)
alors qu’il est en fait un peu misogyne : « S’ils m’avaient logé avec des hommes…Les hommes
savent se taire. Mais il ne faut pas trop demander. (Il va vers Estelle et lui passe la main sous le
menton) Alors petite, je te plais ? » (Scène V, page 95). Au début de la pièce, les personnages
(surtout Garcin et Estelle) sont dans la séduction, dans la retenue : ils gardent des attitudes correctes
et polies. Au milieu de la pièce, Garcin arrête de jouer le personnage de l’homme modèle et fait
tomber le masque « Bah ! Mettons-nous à l’aise. J’aimais beaucoup les femmes, sais-tu ? (…) Mets-
toi donc à l’aise, nous n’avons plus rien à perdre. De la politesse, pourquoi ? » (Scène V, page 94).
Ce n’est que lorsque que les personnages comprennent qu’ils sont condamnés à vivre ensemble
pour l’éternité dans ce salon qu’il « se lâche ». C’est à partir de ce moment qu’ils vont commencer
à se confronter, s’insulter « Mufle ! », « Goujat ! » (Scène V, page 92). Inès, elle, continue tout de
même à garder ses manières un tant soit peu. Quant à Estelle, à la fin de l’histoire, essaie de tuer
Inès « Ha ! Eh bien elle ne nous verra plus » (Scène V, page 148). Plus la pièce avance, plus leurs
relations sont conflictuelles et empoisonnées. Inès est le personnage qui reste dès le début de la
pièce le plus naturel : « Vous ne pourriez pas arrêter votre bouche ? » (Scène II, page 61) même si
elle conserve quand même une attitude plus correcte au début. Inès est bien moins superficielle que
Garcin et Estelle. Par ailleurs, Estelle et Garcin mentent à propos de la raison de leur présence en
enfer ; Inès le sait pertinemment et le terme même de « comédie » apparait dans l’une de ses
répliques :« Pour qui jouez-vous la comédie ? » (Scène V, page 79). De nombreux éléments
révèlent que Garcin joue la comédie : son tic nerveux montre qu’il a quelque chose à cacher, il se
trahit par ses colères. Estelle, elle, se trahit par sa mondanité déplacée, par ses rires, ses réflexions
idiotes : « Je ne peux supporter qu’on attende quelque chose de moi. Ca me donne tout de suite
envie de faire le contraire » (Scène V, page 76).

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