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Petites chroniques du

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Petite chronique no1


Le père jésuite Henri Griffet a publié en 1757 des Mémoires (d’une authenticité douteuse :
peut-être s’agit-il d’une compilation toilettée par un faussaire) attribués à Vincent Car-
loix, secrétaire pendant 36 ans du maréchal de Vieilleville [François de Scépeaux (1509-
1571) ; on prononçait — et il arrivait qu’on écrive — Viéville], et qui portent sur la vie
d’un de ceux que Brantôme a rangés parmi les Grands Capitaines.

Incidemment, dans l’édition des Œuvres complètes de Brantôme due à Prosper Mérimée et Louis Lacour
(1878), tome VI, p. 77, on peut lire dans la première note à propos de Vieilleville (« Castelnau » est
Michel de Castelnau [1520-1592]) :

Il s’agit, à l’évidence, d’une coquille.


Dans le deuxième tome des cinq que comptent les Mémoires, au Livre IV, ch. XV (« Le
Connétable fait donner le gouvernement de Metz à M. de Gonnor »), le lecteur est convié au
spectacle. La scène est censée se dérouler au cours du « voyage d’Allemagne » d’Henri II
(la conquête des Trois-Évêchés), le mardi 26 avril 1552 à Metz, où le roi est entré avec
son armée le 18 et dont il veut faire gouverneur M. de Vieilleville ; mais l’intéressé refuse
cette charge et déconseille au souverain de la créer, y voyant une faute politique.
Sont présents, outre Henri II : le Connétable (Anne de Montmorency) s’adressant au roi,
le duc de Vendôme (Antoine de Bourbon), le cardinal [Charles] de Lorraine et le duc de
Guise son frère (François Ier duc de Lorraine) ; M. de Gonnord est Artus de Cossé-Brissac.

Anne de Montmorency va se flatter d’entrer (au nom du roi de France) « dedans Stras-
bourg », qui — à l’époque et jusqu’en 1648 — était, comme les Trois-Évêchés, une ville
libre d’Empire, eine freie Reichstadt, donc soumise à l’autorité directe de Charles-Quint.
Les archives municipales conservent une lettre qu’il adressa « De Metz le XIIe d’Apvril
1552 » « A Messieurs les Bourgmeistres et Conseil de la ville de Strasbourg » pour leur annoncer
la prochaine arrivée des Français. Le Connétable n’y fit jamais son entrée ; Henri II non
plus.

Ce passage contiendrait la première attestation du mot « beurre » avec la graphie que


nous lui connaissons, si l’on en croit le Trésor de la Langue Française informatisé (TLFi) :

ÉTYMOL. ET HIST. 1. Début XIIe s. bure « substance alimentaire grasse » (Psautier


Oxford, éd. Fr. Michel, p. 243, 20 dans T.-L. [Tobler-Lommatzsch] : Bure de arment e
lait de œilles [« beurre de vaches et lait de brebis »]); ca 1200 burres (Guiot de Provins
dans GDF. [Godefroy] Compl.); XVIe s. beurre (CARLOIX, t. 4, p. 15 dans LITTRÉ : Qu’il
entreroit dedans Strasbourg et les aultres villes du Rhin comme dedans du beurre);

Puisque cette entrée du TLFi suit Littré, semble-t-il, allons à la source :

HISTORIQUE :

XIIIe s. Les burres vont trestot devant, Fabli. BARBAZAN, t. IV, p. 88.
XVe s. Pleüst Dieu que je fuisse uns chiens, Ensi que tu es, par nature ; S’auroie
dou pain et dou bure Au matin, et la grasse soupe, FROISS. le Débat du cheval et du
lévrier. Bien lui sembloit, que s’il en pouvoit venir à chef, que Monseigneur auroit
beure pour oeuf [la pareille], LOUIS XI, Nouv. III.

Étienne Barbazan [1696-1770] publia en 1756 à Amsterdam un Recueil de fabliaux et contes,


que réédita en 1808 Dominique-Martin Méon [1748-1829] : c’est chez ce dernier que Lit-
tré a pris sa citation, tirée de la Bataille de Karesme et de Charnage (on songe à Pieter Brue-
ghel l’Ancien, Het Gevecht tussen Carnival en Vasten), long de 586 octosyllabes.

v. 260 Charnaige regarda arriere,


Et voit les mès [« mets »] de lait venir
Le fons d’un val par grant aïr [« avec impétuosité »];
Li burres vint trestot devant [« avança à leur tête »],
Et li lais surs [« lait sur, aigre »] le vait sivant [« le va suivant »] […].

Sans qu’il soit utile d’y insister, les burres vont (Littré) s’écarte beaucoup de li burres vint
(Barbazan/Méon).

Passons sur l’œuvrette (92 vers) de Froissart : bure est la seule forme qu’il emploie, que
ce soit dans ses Chroniques ou ses poèmes.

Arrivons-en aux Cent Nouvelles Nouvelles (qui, de nos jours, ne sont plus attribuées à Louis
XI). Littré suit l’édition de Le Roux de Lincy (1841, I, p. 62) mais transforme, sans raison
apparente, beurre pour œufz en beure pour œuf.

L’intérêt que présente cette citation tient à la date du texte dans lequel elle apparaît. En
effet, il existe une édition de qualité des CNN qui a paru à Paris chez Anthoine Vérard en
1486 : ainsi qu’on peut le vérifier sur la reproduction ci-après, la graphie dès cette date
est celle qui est devenue la norme. Le recours à « Carloix » n’a donc plus lieu d’être.
Les protagonistes de la IIIe des Cent Nouvelles Nouvelles,
illustration de l’édition Vérard (1486)

Remarques :

Les éditions des CNN de Thomas Wright (1868, I, p. 21) et de Franklin P. Sweetser (Droz,
1966, p. 43) adoptent une leçon du texte de notre passage qui éclaire mieux le sens de
l’expression (proverbiale, selon Wright) :
« une maniere par laquelle bien lui ſembloit, ſil en pouoit venir a chief, que monſeigneur
raroit* beurre pour oeufz » *[de ravoir, c’est-à-dire avoir en retour]
La tournure correspond à notre « rendre à quelqu’un la monnaie de sa pièce (avec les
intérêts) » mais du point de vue de celui à qui on la rend.
Dans la même phrase, venir a chief « venir à bout, mener à son terme, à bonne fin, accom-
plir » est le point de départ d’« achever » et de l’anglais to achieve (on comparera acabar,
présent en castillan, catalan, occitan et portugais).

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Bien que cela ne saute pas aux yeux, le français a emprunté 2 fois l’adjectif japonais kara
空« vide ».
D’abord, dans karate 空手 (où le second kanji 手 te veut dire « main » : il s’agit d’une for-
me de combat sans autre arme que les mains, qui sont donc « vides » ; nous disons « à
mains nues »).
Ensuite, dans karaoke カラオケ (en katakana), à décomposer en カラ kara « vide » et オケ oke
forme tronquée de オーケストラ ōkesutora, remodelage de l’anglo-américain ‘orchestra’ : la
partie instrumentale sans accompagnement vocal, donc « vide ».

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(sur l’air : Des Pendus)

Lundi, j’achetai des actions,


Mardi, je gagnai des millions,
Mercredi, j’ornai* mon ménage, *var.: j’arrangeai / je montai
Jeudi, je pris équipage*, *var.: je pris un équipage
Vendredi, je m’en fus au bal,
Et samedi à l’hôpital.
1720

Il s’agit d’une œuvre de circonstance (réaction à la faillite du « système » de Law) qui se


trouve avoir une forte résonance à notre époque.

Deux écueils : équipage et hôpital.


 Le mot équipage désigne ici le carrosse, les chevaux, le cocher et les laquais.
 L’hôpital fut d’abord une fondation charitable destinée à accueillir les pauvres, misé-
reux et indigents, qu’ils fussent bien portants ou non ; voir le passage de la Vie sainte Ély-
sabel, chez Rutebeuf, où il n’est pas question de soins médicaux :
El non du Pere esperital
Fonda iluec .i. hospital ;
Iluec couchoit à grant honor
Mult de povres nostre Seignor.
A boivre, à mengier lor donoit,
Tout le sien i abandonoit.

Pas davantage chez Villon, qui lègue aux hospitaulx ses « chassis tissus d’arigniée » (cadres
de fenêtre où les toiles d’araignée tiennent lieu de vitres ou de papier huilé) et ne sait
« qu’à l’Ostel Dieu/ donner, n’à povres hospitaulx ».
D’où des locutions qui associaient hôpital et pauvreté ; ainsi, dans le Médecin malgré lui,
Martine parlant de Sganarelle, son mari, comme « Un homme qui me réduit à l’hôpital, un
débauché, un traître, qui me mange tout ce que j’ai » ou bien dans l’altercation entre
Trissotin et Vadius, dans les Femmes savantes, cet échange :
— Souviens-toi de ton livre et de son peu de bruit.
— Et toi, de ton libraire, à l’hôpital réduit.

« C’est l’hôpital qui se moque de la charité », rappelle le dicton : les deux institutions (lyon-
naises ou pas) secouraient les mêmes détresses. On disait aussi jadis
 L’un asne appelle l’autre roigneux [« galeux »] (Morawski no1123),
 La pelle se moque du fourgon [sorte de tisonnier, tire-braise],
 C’est un pietre qui se moque d’un boiteux (Jacques Tahureau, 1568),
 The pot calls the kettle black arse [le dernier terme est généralement omis],
 The kiln calls the oven burnt house [‘kiln’ = « four à chaux »],
 The chimney-sweeper bids the collier wash his face [‘collier’ « charbonnier », de ‘coal’],
 Ein Esel schimpft den anderen Langohr,
 Dijo la sartén a la caldera: ¡ tira allá, culnegra ! (d’où Cervantes, DQ II, LXVII, avec euphé-
misme : Paréceme —respondió Sancho— que vuesa merced es como lo que dicen: « Dijo la
sartén a la caldera: ¡ Quítate allá, ojinegra ! » ; de nos jours, la réplique apparaît sous la forme
tronquée « Dijo la sartén al cazo »),
 De pot verwijt de ketel dat hij zwart ziet,
 La padella dice al pajuolo, fatti in là che tu mi tingi,
 Rîde dracu de porumbe negre şi pe dinsul nu se vede,
 Kocioł garnkowi przygania, a oba smolą,
 Det er underlig striid, naar det eene œsel skielder det andet for en sœkke-drager,
etc. — la plupart des formules admettant des variantes.
Chez Rabelais : Se mocque qui cloque [cf. à cloche-pied]. La paille et la poutre, en somme.

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La première situation montre Furetière (1619-1688) — qui n’est plus guère connu à notre
époque que comme lexicographe alors qu’il est aussi l’auteur du Roman bourgeois et a colla-
boré aux Plaideurs — lecteur de dictionnaire et son brave homme de père peu enclin à
des considérations abstraites.
Tallemant mentionne ensuite un de ses plus proches amis, Claude Quillet (1602-1661),
médecin, auteur de la Callipædia, poème (en latin) sur l’art d’avoir de beaux enfants, De
pulchræ prolis habendæ ratione.
Calepin est, pour nous, Ambrogio Calepino, auteur de Cornucopiæ (1502), dont le titre était
emprunté à Nicolas Perotti ; le nom commun apparaît dès 1534 dans les Nouvelles récréa-
tions et joyeux devis, de Bonaventure des Périers, dans la conclusion de la Nouvelle LXIII,
intitulée Du Regent qui combatit une harangere du petit Pont, à belles injures.
Krystyna Kasprzyk, dans son édition critique parue en 1980, n’en fait nulle mention.
— Antoine Adam [édition (1961) des Historiettes, p.1570] emploie la curieuse forme hybride
Ambroise Calepino.

Remarque :

« La Fosse… traduit Tacite en Octaves » : il s’agit de l’ottava ou ottava rima, strophe italien-
ne à l’origine, de huit hendécasyllabes (schéma abababcc). Le Trésor de la Langue Française
informatisé indique 1694 comme 1re attestation (chez Corneille) ; or Tallemant a rédigé ses
Historiettes de 1657 à 1659 et il n’y a pas d’addition relative à des faits postérieurs à 1670.
La datation me semble donc susceptible d’une rectification.

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L’artiste bruxellois Constantin Meunier (1831-1905), d’abord peintre puis sculpteur, char-
gé de réaliser une copie de la Descente de Croix de Pieter De Kempeneer [Pedro Campaña]
dans la cathédrale de Séville, séjourne en compagnie de son fils Karl quelque six mois dans
cette ville (d’octobre 1882 à avril 1883) et met à profit cet intermède dans sa carrière
pour accumuler notes et croquis dans ses carnets, sans oublier d’écrire à sa femme Léo-
cadie pour lui faire part de ses impressions. Les Musées royaux des Beaux-Arts de Belgi-
que ont eu l’excellente idée de réunir rue de la Régence bon nombre des œuvres — de l’es-
quisse préparatoire au tableau achevé — que Meunier a rapportées d’Andalousie (magni-
fique exposition du 19 octobre 2008 au 4 janvier 2009).

Ayant dit tout le bien que je pense des œuvres exposées et du travail des commissaires,
je formulerai une toute
petite réserve. Le peintre
ne connaissait pas l’espa-
gnol, comme on peut le
vérifier sans peine par les
légendes des œuvres expo-
sées et les extraits de sa
correspondance qui, eux,
sont agrémentés de (sic)
placés judicieusement pour
montrer au visiteur que les
erreurs ne sont pas le fait
du personnel du musée ;
pourquoi ne pas réserver le
même traitement à la série
La Muerta (c’est-à-dire la
mise à mort, dans la course de taureaux), qui correspond bien à l’idée fausse que peut se
faire quelqu’un qui ignore tout du castillan ? Je ne demande certes pas qu’on « corrige »
en muerte, mais il n’était pas difficile d’ajouter une petite mise en garde. Ma remarque
s’applique de même à La Carita !!! :

« Au-delà des croquis pris sur le vif, précise Francisca Vandepitte, l’une des commis-
saires de l’exposition « Meunier à Séville », nous avons réuni des dessins et peintures à
part entière sur le même thème du mendiant. Parmi eux figure La Carita !!!, un dessin splen-
dide d’une femme faisant la manche, tapie dans l’encoignure d’une fenêtre à barreaux. La
finition impeccable de cette œuvre à l’aquarelle et au pastel rehaussés de fusain trahit l’im-
portance que Meunier lui accordait. »
Dominique Legrand, Le Soir, 1er octobre 2008 « L’escapade espagnole de Meunier »

Carità existe sans conteste, mais en italien ; la forme castillane est caridad.

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Haut de la page d’accueil du site The Latin Library “at Ad Fontes Academy” (Northern Vir-
ginia) pour le premier livre des Métamorphoses d’Ovide :

(Les soulignements sont de mon fait.)

METAMORPHOSEN serait incompréhensible à qui ne verrait pas qu’il faut rectifier en


METAMORPHOSEON, c’est Μεταμορφώσεων, génitif pluriel de μεταμόρφωσις.
Du point de vue de ses lecteurs romains de l’époque, sous le règne d’Auguste, le titre
choisi par Ovide pour son ouvrage est un néologisme, en l’occurrence un mot grec trans-
littéré : Μεταμόρφωσεις « Transformations », comme le confirme l’incipit
In noua fert animus mutatas dicere formas
corpora
« Mon esprit me porte à parler des formes changées en corps nouveaux »
[traduction de A.-M. Boxus et J. Poucet, Bruxelles, 2005].
Ce choix annonce l’intention du poète, qui va traiter de mythes propres au monde grec
en y intégrant à l’occasion quelque divinité du panthéon italique, parfois au prix d’acro-
baties linguistiques un peu surprenantes, comme au v. 70 du Livre VI où l’on voit
Cecropia Pallas scopulum Mauortis in arce
pingit
« Athéna (qui) tisse avec des couleurs le rocher de Mars [dont Māuors est une forme archaï-
que] dans la ville de Cécrops », c’est-à-dire l’équivalent terme à terme d’Aréopage Ἄρειος
πάγος ou rocher d’Arès, à Athènes.

Il lui était loisible au poète d’exprimer pour son intitulé la même notion par mutationes
« changements » assorti d’un complément, mais il a préféré la langue de prestige qui exerçait
sur ses contemporains la même fascination que l’anglais sur les nôtres.

Métamorphose étant entré dans notre usage courant, nous ne percevons plus l’effet de
dépaysement qu’il a dû produire sur ses premiers auditeurs (on se faisait lire à haute
voix tout écrit un peu long par un esclave spécialisé : ἀναγνώστης, anagnoste comme dit
Rabelais, aussi « liseur » — sobriquet qu’aurait donné Platon à son disciple Aristote).

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Slogan électoral du vainqueur de la toute récente campagne présidentielle aux Etats-
Unis, “Yes We Can” a été rendu en français par « Oui, nous pouvons » ou bien par « Oui,
nous le pouvons », ce qui n’est guère plus satisfaisant, mais moins incorrect. De toute
façon, il ne fallait pas calquer.

Si l’on admet que, pour le traducteur, le but de la manœuvre n’est pas dans le cas présent
de trouver à son tour un slogan, mais de faire passer l’idée essentielle,
« Mais si, nous en sommes capables »,
« Mais si, nous y arriverons »,
« Mais si, c’est à notre portée »
me semblent des équivalents possibles.

Autres exemples de difficultés de traduction.


Il se trouve qu’il s’agit à chaque fois de films de Clint Eastwood.
“Absolute Power” (1997) a été distribué sous le titre « Pleins pouvoirs », ce qui ne permet
pas de voir que l’original est une citation tronquée de la formule de Lord Acton :
“Power tends to corrupt, and absolute power corrupts absolutely”
alors que la version française ne renvoie à rien.

En ce moment passe dans les salles la nouvelle œuvre du même réalisateur, “Changeling”
[mais “The Changeling” a déjà beaucoup servi, au théâtre (en 1622), en littérature, au
cinéma et dans la chanson] devenu sur nos écrans « L’Échange » (soit dit en passant,
c’est « substitution » qui convenait).

Pour définir le terme, le Concise Oxford English Dictionary s’en tient à sa sobriété coutu-
mière :
‘Child believed to be substituted for another by stealth, esp. an elf-child left by fairies.’
(« Selon certaines croyances, enfant remplacé subrepticement par un autre, en particu-
lier enfant-elfe abandonné par des fées »)
C’est donc l’équivalent de „Wechselbalg“ dans le folklore allemand.
De son côté, Wikipédia explique : « dans le folklore européen, un leurre abandonné par les
fées en échange de nouveau-nés enlevés à leurs parents », ce qui serait acceptable si le
mot ainsi glosé n’était pas « changelin » (que, je m’empresse de le dire, Wikipédia n’a pas
inventé). Ce choix terminologique est désolant.
Quel besoin y a-t-il d’un pâle reflet de l’anglais alors qu’il suffit de réactiver changeon ?

On connaît la strophe du Lais où Villon en donne une illustration :

Item, au seigneur de Grigny


Laisse la garde de Nygon* *Nigeon
Et six chiens — plus qu’a Montigny —,
Vicestre*, chastel et dongon, *Bicêtre
Et a ce malostru changon,
Mouton, qui le tient en procés,
Laisse troys coups d’ung escourgon
Et couchier, paix et aise, es ceps.

(malostru « mal bâti, difforme, physiquement disgrâcié », le sens initial étant « né sous
une mauvaise étoile », cf. catalan malastruc « desgraciat ‖ que porta desgràcia », occitan
malastruc — « Mailolin, joglars malastruc », Bertran de Born —, castillan ancien mal-
astrugo « desgraciado, de mala suerte, desdichado », italien des XIIIe-XIVe s. malastrù p.
ex. « Ahi malestrui e malnati, che disertate vedove e pupilli, che rapite a li men possenti, che
furate e occupate l’altrui ragioni; e di quelle corredate conviti, donate cavalli e arme, robe e denari,
portate le mirabili vestimenta, edificate li mirabili edifici, e credetevi larghezza fare ! » Dante,
Convito IV, XXVII)

Comme changeon permettait des insinuations malveillantes sur les circonstances entou-
rant la naissance de la personne à l’adresse de qui on employait l’épithète, à force de
sornettes évoquant des relations sexuelles fécondes entre démons et fées [J. Grimm,
Deutsche Mythologie, cite à propos des cambiones un texte de 1415 de Nicolao Magni de Gawe
= Jawor, voïvodie de Basse-Silésie, en allemand Jauer ; à compléter par Paul Meyer,
Romania XXXII 1903 pp. 452-3 qui fait état d’un sermon de l’évêque d’Acre, Jacques de
Vitry (1178-1240)], et de fatras de divagations d’hallucinés et d’élucubrations de manipu-
lateurs sur les incubes et les succubes, le mot avait fini par vouloir dire bâtard ou avor-
ton :

Henry [VI], par la grace de Dieu roy de France et d’Angleterre, savoir faisons a tous presens et
avenir nous avoir receu l’umble supplication de Jehan Rossignol, povre jeune homme laboureur,
chargié de jeune femme ensainte d’enfant, aagié de XXII ans ou environ, demourant a Paris, conte-
nant que après ce que il et Guillaume Tirant, son voisin, eurent joué par esbatement et amiable-
ment ensemble au jeu des quartes, a certain jour de jeudi du mois de janvier derrenierement
passé, pour une pinte de vin que perdi ledit Tirant, ledit suppliant demanda et voult estre paié de
ladicte pinte de vin, icellui Tirant en soy courrouçant l’appella « changon », et lui dist autres
dures parolles, a quoy ledit suppliant respondi qu’il n’estoit point changon, et qu’il greveroit et
courrouceroit ledit Tirant avant qu’il feust gaires de temps. […]

Lettre de rémission (extrait), 1427, citée par Auguste Longnon,


Paris pendant la domination anglaise (1420-1436), Paris, Champion, 1878, p. 145

On voit que l’injure peut porter (au choix) sur l’identité, la légitimité, la normalité.

La suite est paradoxale.


Alors que changeon sortait de l’usage et que « l’enfant substitué » ne survivait que dans
les contes et comme procédé dans la fiction, la langue a longtemps conservé une expres-
sion qui en est indissociable ; la voici chez Littré :

Changer un enfant en nourrice, substituer un autre enfant en place de celui qui a été
remis à la nourrice.
« Y a-t-il au monde un honnête homme qui n’eût horreur de changer l’enfant d’un autre
en nourrice ? » J. J. ROUSS. Hél. III, 18.
Un enfant a été changé en nourrice, la nourrice l’a substitué à celui qu’elle avait reçu
des parents.
Son enfant a été changé en nourrice, la nourrice a remplacé l’enfant de cette mère par
un enfant étranger.
Fig. Il faut qu’il ait été changé en nourrice, se dit d’un enfant qui ne ressemble point à
ses parents pour les traits, pour le caractère.
On dit dans le sens opposé : il n’a pas été changé en nourrice.
« Il y a ici une petite Mme de N***, qui n’y entend pas tant de finesse ; elle est belle et jeune ;
elle est de la maison de M*** et n’a point été changée en nourrice. » SÉV. 27 nov. 1675.

Quelle évolution par rapport à


“O that it could be proved
That some night-tripping fairy had exchanged
In cradle clothes our children where they lay” (dit par Henry IV dans la pièce éponyme) !

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Le caractère scatologique du texte (authentique et assez connu) dont je reproduis ci-
dessous un passage présente, de mon point de vue, peu d’intérêt ; je ny vois pas, pour
autant, un motif pour en exclure toute étude.

Source :
Gustave Brunet
Correspondance complète de Madame
Duchesse d’Orléans
née Princesse palatine, mère du Régent
tome second, Paris, Charpentier, 1857, p. 385

Elisabeth Charlotte (Liselotte) von der Pfalz (42 ans à l’époque), seconde belle-sœur de
Louis XIV, écrit donc — en français — dans ces termes à sa tante Sophie von Hannover
(64 ans), qui lui répondra sur le même ton le 31 octobre : « C’est un plaisant raisonnement
de merde que celui que vous faites sur le sujet de chier… ». Selon Brunet, ces lettres, publiées
pour la première fois en 1789, en Allemagne, « sont sans doute le résultat de quelque gageure
entre Madame et l’électrice de Hanovre. »

Quoi qu’il en soit, je retiens dans l’énoncé « il n’y a point de frotoir aux maisons du côté de
la forêt [de Fontainebleau] », qui implique qu’il y ait eu un frottoir aux autres maisons,
l’emploi d’un terme qui appelle une explication.

Parue l’année même où la lettre fut écrite, la première édition du Dictionnaire de l’Acadé-
mie fournit la définition suivante :
FROTTOIR Linge dont on ſe ſert pour ſe frotter la teſte, & le corps. Un frottoir de toile
jaune. chauffer un frottoir.

Voici ce qu’écrivait Richelet en 1680 (avec la même graphie que Madame) :

Confirmation chez Randle Cotgrave, A Dictionarie of the French and English Tongues (1611):

Frottoir : A Rubbing, or friction ; alſo, a rubber, a rubbing cloth.

Que l’on interprète par torchon, essuie-mains, serviette ou gant de toilette (ce dernier
serait anachronique), aucun ne convient et l’idée serait saugrenue.

Une solution — fantaisiste ? — à envisager serait qu’il se soit agi d’un dispositif analogue
au grattoir (« lame de métal où l’on gratte ses chaussures avant d’entrer », mot attesté
depuis 1900), ou décrottoir (« lame de fer fixée aux portes pour nettoyer les chaussu-
res », attesté depuis 1829 dans cette acception ; 1498 : « brosse de toilette »).

Remarque :

La locution dépréciative « tout votre chien de soûl », renforcement de « tout votre saoul/
soûl » ne semble pas antérieure au XVIIe siècle (Furetière l’enregistre) ; elle est attestée
chez Scarron (4 occurrences ; ex. : Pour en manger son chien de soûl) et chez Jean Chapelon
[1647-1694]. Elle est encore vivante au Québec : Manger son chien de soûl — Qu’il boive donc
son chien-de-soûl s’il le veut ! Exemple littéraire : « Tu seras content seulement quand t’auras bu
ton chien-de-soul et qu’ils te ramasseront dans le fosset » Germaine Guèvremont [1893-1967],
Survenant, 1945, p. 242.
Plus connu comme homme politique et comme botaniste, le comte Hippolyte-François
Jaubert [1798-1874] a publié un Glossaire du Centre de la France (1re éd. 1856-1858, 2e éd.
1864) où il relève l’expression « Il a mangé tout son chien de soûl », ainsi qu’une variante :

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Petite chronique no9
Un dessinateur de presse de langue allemande fait dire à un personnage censé être
citoyen des Etats-Unis d’Amérique : “They drank to [sic] much”. Lui était-il donc si difficile
de s’informer ?

Un dessinateur de presse du quotidien Le Monde met en légende : « Va [sic] voir ta gueule à


la récré ! », ce qui n’a pas grand sens. J’aurais cru que le texte d’Alain Souchon (J’ai dix ans)
était
« Si tu m’crois pas, hé !
T’ar ta gueule à la récré ! »
Même question rhétorique.

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En vente dans toutes les bonnes librairies :

Οβιδίου περί μεταμορφώσεων


ό μετήνεγκεν εκ της λατίνων φωνής εις την ελλάδα
Μάξιμος Μοναχός ο Πλανούδης

Συγγραφέας : Ovidius, Poplius Nasonis


Εκδότης: Ακαδημία Αθηνών
Σειρά : Ελληνική Βιβλιοθήκη
ISBN : 960-404-013-8
Έτος έκδοσης : 2002
Les Métamorphoses d’Ovide
traduites du latin en grec
par le moine Maxime Planude

auteur : Ovidius Poplius Nasonis


éditeur : Académie d’Athènes
collection : Bibliothèque grecque
année de parution : 2002

Planude (1260 ?-1330 ?), surtout connu du grand public francophone par la Vie d’Ésope
qui, bien souvent, est mise en tête de recueils de fables de La Fontaine, a traduit de nom-
breuses œuvres de latin en grec et de grec en latin. Il ne m’appartient pas de juger du
degré de compréhension que peuvent avoir des lecteurs grecs du XXIe siècle d’un texte
écrit par un de leurs compatriotes au XIVe siècle : j’en resterai donc là.

Ce qui m’a surpris à la lecture de l’encart publicitaire, c’est moins la re-latinisation de


Πόπλιος Οβίδιος Νάσων (le prænomen Publius est toujours rendu comme s’il s’agissait de
Popilius) que l’accord incohérent : le cognomen (seul) au génitif.

Pour des exemples anciens de confusion entre Publius et Popilius, cf. Publius Valerius
surnommé Publicola = Πόπλιος Οὐαλέριος Ποπλικόλας ἐπικαλούμενος chez Denys d’Ha-
licarnasse, Diodore de Sicile, Dion Cassius, Plutarque, Zosime ; ou encore Actes 28:7 :
Ἐν δὲ τοῖς περὶ τὸν τόπον ἐκεῖνον ὑπῆρχεν χωρία τῷ πρώτῳ τῆς νήσου ὀνόματι Ποπλίῳ, ὃς
ἀναδεξάμενος ἡμᾶς τρεῖς ἡμέρας φιλοφρόνως ἐξένισεν.
In locis autem illis erant prædia principis insulæ nomine Publii, qui nos suscipiens triduo benigne
hospitio recepit.

Autre question de correspondances entre systèmes phonographématiques :


Valerius → Οὐαλέριος, mais Ouidius → Οβίδιος.


Petite chronique no11
Une notice, placée dans une vitrine du musée Guimet, rend (à juste titre) « révélation »
par le sanskrit śruti. La juxtaposition des deux termes illustre à merveille le poids des
traditions respectives et le décalage entre les modes de pensée.

Lat. uēlum « draperie, (un) voile » → uēlāre « couvrir ‖ cacher » → rĕuēlāre « (ôter le voile
qui dissimulait, dé-couvrir) montrer (ce qui était caché) → en latin des auteurs chrétiens
rĕuēlātĭo « dévoilement » ← calque du grec ἀποκάλυψις <apokalupsis> (rĕ- et ἀπο- rem-
plissent la même fonction) « le fait de découvrir, mise à nu », καλύπτειν <kaluptein> « cou-
vrir, cacher » étant apparenté à clam « en cachette », occultus « caché ». (On voit pourquoi
nous appelons Apocalypse ce que l’anglais désigne par Revelation.) La métaphore inscrite
dans le mot « révélation » est visuelle.

śrúti [śru-ti] f. audition; oreille | tradition,


doctrine, savoir | enseignement sacré, connais-
sance révélée (opp. smṛti, textes de la tradi-
tion).

[d’après le dictionnaire de Monier-Williams


et celui de Gérard Huet, Directeur de recher-
ches à l’INRIA]
Śrúti est un nom d’action en -ti- tiré d’une
racine  ु śru « entendre » (base indo-europé-enne *¨leø-), dont on retrouve le participe
passé dans le préambule fréquent des sūtra :
ु ्
एवं मया तम evaṃ mayā śrutam
« Voici ce qu’il m’a été donné d’entendre »

Il s’agit, par conséquent, d’une transmission de bouche à oreille : dans la « révélation », c’est
l’ouïe qui est valorisée, alors que la vue दशन darśana (apparenté à δέρκομαι <derkomai>)
s’applique à des doctrines philosophiques.

Il n’y a pas vraiment d’autre conclusion. En traduction, il faut se faire à l’idée que des
équivalences acceptables laissent de côté, de part et d’autre, une richesse dont on ne
peut rendre compte.


Si rien ne vient y faire obstacle, j’espère être en mesure de donner une suite à ces
Petites Chroniques du Scribd accroupi.

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