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DE LA PLUME À DESSIN AUX

ÉCRANS RETINA : ENSEIGNEMENT


ET PRATIQUE DE LA SÉMIOLOGIE
GRAPHIQUE FACE
À L’INFORMATISATION
par Luc de Golbéry
Maître de conférences à l’Université de Rouen retraité, ex-conseiller auprès du gouvernement d’Andhra Pradesh,
membre de l’ONG VISTA (Visual Information Systems for Action), Hyderabad, Inde.

Le XXIe siècle voit la carte s’introduire dans tous les aspects de la vie quotidienne par les NTIC et cela partout dans le monde.
Cette popularisation spectaculaire s’est accompagnée d’une incontestable dégradation de sa qualité du point de vue de la sémiologie
graphique, c’est-à-dire de son efficacité à traiter et transmettre des informations spatialisées. Constat d’autant plus surprenant que
l’informatisation des traitements cartographiques a permis la création d’outils d’une puissance et d’une richesse inimaginables il y a peu.
Le réexamen des productions cartographiques de Jacques Bertin, fondateur de la SG, de ses collaborateurs et disciples révèle la qualité
et l’inventivité des traductions cartographiques d’avant l’ère informatique. Les premières tentatives d’informatisation des méthodes
graphiques apparaissent aussi beaucoup plus créatives que les développements logiciels ultérieurs. Ce réexamen mène à constater que
des pans entiers de la SG pourtant considérés comme essentiels par son fondateur sont tombés dans l’oubli ou presque. Le traitement
graphique multi-varié d’abord, indûment perçu comme concurrent des processus statistiques alors qu’il en était complémentaire. Tout
ce que l’on pourrait regrouper, ensuite, sous le terme d’ergonomie visuelle d’un document graphique : présentation, format, mise en page
etc. Les améliorations attendues par l’informatisation n’ont eu lieu qu’au début, lorsque les cartographes devenus programmeurs par
nécessité exploraient eux-mêmes les possibilités des nouveaux outils. L’avènement de l’ordinateur personnel a imposé une norme, unifié
la nébuleuse informatique et amené l’industrialisation du logiciel. La logique du marché a poussé les fabricants à commercialiser des
produits généralistes automatisant toutes les recettes cartographiques existantes, efficaces ou non visuellement. Cela a fortement contribué
au recul de l’approche sémiologique, les utilisateurs non formés suivant avant tout les habitudes acquises. L’apparition de «l’infographie»
a ajouté à la confusion, faisant passer définitivement l’esthétisme avant la rigueur, au moins dans les publications grand public.
Dans ce contexte actuel troublé, la SG n’a jamais été plus pertinente. Elle a pourtant du mal, depuis la montée de l’informatique de
masse, à trouver le second souffle dont elle aurait besoin pour faire valoir l’intérêt universel de ses méthodes et son utilité dans les NTIC.
Son enseignement en toute logique aurait dû connaître un regain d’intérêt, de fait étouffé par l’omniprésence tapageuse de l’infographie.
Or nous savons que la SG est la seule à fournir des contrefeux efficaces à la «cacographie» ambiante. Est-il possible de remonter la
pente ? L’expérience a démontré que les vrais utilisateurs de cartes - ceux qui leur posent de vraies questions, chercheurs, décideurs
etc. - voient immédiatement l’intérêt des traductions sémiologiques qui apportent les réponses dont ils ont besoin. La généralisation
actuelle de l’utilisation des cartes d’un côté, l’accroissement exponentiel des informations disponibles de l’autre, imposant une étape
indispensable de data mining (réduction en langage SG) redonnent un intérêt aux traitements graphiques sémiologiques. Encore faut-il
qu’ils soient pratiqués dans toute leur rigueur et leur complétude, ce qui ferait redécouvrir leur puissance réelle et leurs potentialités. Et
qu’ils bénéficient d’outils logiciels mieux adaptés que ceux existants. Les logiciels «open source» rendent possibles le développement de
tels outils. Le défi qui est devant nous : comment enseigner la sémiologie au temps de Google Maps, Bing Maps, OpenStreetMap, Tablo
data mining etc. et de leurs centaines de millions d’utilisateurs ? L’ébauche d’un plan de bataille est proposée pour redonner à la SG la
place qu’elle devrait occuper. L’explosion des NTIC offre une occasion idéale de lancer cette reconquête.

Préambule recherches ; comme matière d’enseignement depuis


1970 ; comme sujet de recherche quand, au groupe
Le lecteur sera peut-être surpris de ce qui suit dans
IMAGE, nous nous sommes lancés dans l’aventure de
une publication dont le thème est « Enseigner la l’informatisation de ce qu’on appelait les « méthodes
sémiologie ». En tant que géographe-cartographe, Bertin ». Puis de la pratiquer à l’échelle « industrielle »
disciple de J. Bertin depuis 1968, j’ai eu l’occasion quand il s’est agi de l’implanter au Ministère du plan d’un
de pratiquer la sémiologie graphique sous toutes ses État indien de la taille de la France. Puis de l’appliquer
formes. Au début comme outil d’analyse pour mes comme aide à la décision dans un cabinet ministériel

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français. Enfin de l’enseigner à nouveau en tentant de l’histoire de la Sémiologie Graphique, sans intérêt ici,
lui faire prendre le tournant des nouvelles technologies. d’autant que cela a déjà été fait1.
Toutes ces formes se sont constamment entrelacées
et enrichies mutuellement avec, au cœur, la constante Puis nous tenterons de tirer quelques conclusions
préoccupation de diffuser sa connaissance et sa pratique. sur l’évolution de la production carto-graphique, de
L’expérience acquise en chemin m’a semblé assez riche son enseignement et de notre responsabilité dans la
de leçons pour éclairer l’éclipse partielle qu’elle connaît détérioration de sa pratique. Enfin nous proposerons
actuellement et lui donner de nouvelles perspectives un possible plan de bataille pour changer les choses.
d’avenir à travers un enseignement diversifié.
Quelques précisions sur le vocabulaire et les
Introduction abréviations ou sigles utilisés :
Nous autres cartographes de l’antiquité - je veux
dire de l’ère pré-informatique - baignons dans la félicité – « Sémiologique » remplace «qui suit les règles
la plus béate. Ne vivons-nous pas des temps bénis  ? de la sémiologie graphique définies par J. Bertin».
Les cartes sont devenues omniprésentes : dans nos
téléphones portables, dans nos voitures, nos ordinateurs, – « SG » est un raccourci pour «sémiologie
nos revues scientifiques, journaux, magazines, etc. Et graphique», tant le livre que le concept.
même bientôt dans nos lunettes ! De plus là où, il y a 45 – LGTGI désigne l’ouvrage «La graphique et le
ans nous mettions une semaine, un mois, parfois un an traitement graphique de l’information».
de travail acharné pour faire une carte ou un traitement
graphique complet, il nous faut actuellement quelques – « Graphicien » est le terme forgé au laboratoire
heures, souvent quelques minutes. Par ailleurs si quelque de Bertin pour désigner un cartographe qui
chose ne convient pas, nous refaisons un, deux, trente applique la SG de manière intégrale et exigeante
essais en quelques coups de souris, jusqu’à un résultat dans son travail et qui ne se satisfait que de la
satisfaisant. «qualité sémiologique». Le mot n’a pas été
adopté car il écorchait les oreilles de l’époque. Il
Plus encore, nous avons tous nos outils sous le me semble qu’il est devenu tout-à-fait acceptable
bras, dans notre ordinateur portable, avec lequel nous pour les oreilles actuelles et qu’il tombe à pic à un
pouvons VOIR avec une grande fidélité les documents moment où il est indispensable de différencier
finaux sur écran de meilleure résolution que notre les graphistes et les cartographes appliquant les
propre rétine, et ce en millions de couleurs calibrées. méthodes sémiologiques.
Nous n’avons également plus à nous soucier d’aller
vérifier si l’éditeur et l’imprimeur respectent le cahier – « Carto-graphique» raccourcit « cartographique
des charges, pagination, charte de couleurs, etc. Les et graphique» comme « traitement graphique» au
cartes sont désormais virtuelles sur d’excellents écrans ! sens SG inclut cartes et graphiques.
Et comme elles sont sur un site Internet, je peux les – « Cacographie » dérivé de cacophonie désigne un
modifier, les améliorer, les actualiser en temps réel !
document visuel inefficace sémiologiquement,
qui masque voire déforme l’information qu’il est
Que rêver de mieux ?
sensé traduire. Il n’est pas nécessairement laid,
Et pourtant si nous sommes réunis ici c’est bien c’est d’ailleurs souvent une recherche esthétique
parce que nous savons que la félicité attendue nous mal contrôlée qui mène à une cacographie.
a échappé, que les outils extraordinaires disponibles
produisent massivement des cartes d’une médiocrité Autres précisions sur le format du texte : je me
confondante à l’aune de la SG. Pour tenter de suis efforcé de suivre les instructions d’édition du
comprendre le pourquoi de cet état de fait, je vous CFC. Mais j’ai tenté également de suivre les préceptes
propose d’abord de revisiter en un très rapide survol les auxquels Jacques Bertin tenait beaucoup, qui considérait
cinquante dernières années de la cartographie inspirée qu’un texte, même s’il est par définition LU et pas
des travaux de Jacques Bertin. Ce survol, visuel comme « VU » comme une carte, peut être rendu plus efficace
il se doit, puisera dans ses deux œuvres principales, du et aisé de lecture si on lui applique les règles de visibilité
moins en ce qui concerne la production sémiologique hiérarchique de la SG.
de l’ère pré-informatique. Il n’a pas pour but d’exposer

1 Voir entre autres Serge Bonin, le développement de la Graphique de 1967 à 1997, CFC N° 156 Juin 1998.

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Figure 1 : Limites des communes de France
Source SG p.152

Figure 2-A : Population et imposition en Castille, fin du 16e siècle Figure 2-B : Population des départements français
Source SG p.188 Source SG p.372

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Retour aux sources de la sémiologie densités et des quantités (ici de population). Ce type
de traduction serait extrêmement facile à implémenter
graphique : la production graphique sur les matériels actuels. Il a pourtant été abandonné,
d’avant l’informatique même s’il est possible de réaliser des cartes en points
étalonnés plus ou moins sémiologiques.
Rapide tour d’horizon à travers quelques
images Laquelle des trois cartes qui suivent (fig. 3-A, 3-B et
4) peut trouver l’équivalent actuel d’une telle efficacité
La cartographie
visuelle, réalisé en cartographie automatique  ?
Commencer cette revue par la carte des communes
Laissons le temps au lecteur d’observer - et d’admirer
de France (fig. 1) peut paraître paradoxal : quoi de
- ces documents exceptionnels. La carte des caractères
plus banal que des limites administratives ? C’est
anthropométriques en Europe est particulièrement
pourtant l’une des plus saisissantes de l’ouvrage de SG
impressionnante de maîtrise absolue de la SG pour une
précisément par l’apparente simplicité de son objet et
efficacité extraordinaire à tous niveaux, de l’analyse à
la richesse exceptionnelle de son apport. Élaborée au
la synthèse. L’intelligence, l’imagination, l’expérience
Laboratoire de cartographie de l’École pratique des
et finalement le savoir-faire du chercheur-cartographe
hautes études au cours des années soixante, elle a exigé
sont-ils informatisables ?
près de deux ans de travail. Sa réalisation ne souleva
guère l’enthousiasme, on peut le comprendre : qui
Le cas des formes sélectives en implantation
n’avait la culture géographique et historique et la vision
ponctuelle proposées par Bertin (fig. 4-A) utilisées
de Bertin sur ce que peut apporter une carte pouvait dans la figure 4-B démontre à l’évidence leur excellente
difficilement imaginer sa puissance informative. efficacité avec une économie de moyens maximale.
Historiens et géographes en ont, finalement, largement Actuellement, on ne les voit disponibles dans nulle
fait leur miel tant elle reflète les grandes phases de banque de signes actuels, remplacés le plus souvent par
la construction de la France, ses structures spatiales une débauche de couleurs, de formes néo-symboliques
régionales et locales. Le contexte (hydrographie recherchées. C’est la notion même de sélectivité qui est
etc.) était imprimé au verso et pouvait être vu en ignorée des cartes grand public.
transparence. C’est donc une image à part entière que
les observateurs de tous horizons peuvent explorer La couleur donne l’impression d’avoir été le parent
à de multiples échelles, croiser et interpréter avec pauvre des variables visuelles dans la SG comme le
leurs propres cultures/connaissances sur de multiples montrent les cartes de la figure 5-A et B. Il est difficile
sujets. Actuellement elle demande quelques secondes de croire et surtout de comprendre, de nos jours, que ce
sur un ordinateur. Elle sera constamment à jour et sont les seules cartes de traitement en couleur présentes
pourra être agrandie, enrichie d’informations diverses : dans SG et dans LGTGI. Bertin justifie ce choix qui
relief, hydrographie, infrastructures, zones urbaines, nous paraît si étrange : « On a fait à l’auteur la réputation
etc. Exemple très significatif des bouleversements de d’être contre la couleur. Je suis contre la couleur qui camoufle
notre discipline. l’incompétence et je reste contre tant que l’on croira qu’elle suffit
pour représenter un ordre, qu’elle permet de superposer des
La carte Population et imposition en Castille au 16e caractères jusqu’à la limite de l’absurde, tant qu’elle coûtera
siècle (fig. 2-A) présente une information classique inutilement des fortunes aux deniers publics dans une confusion
à deux paramètres qui se combinent logiquement entre connaissance et publicité, tant que, par son truchement,
et visuellement. L’image finale donne une vision les responsables et la télévision diffuseront des images fausses et
de la participation à l’impôt des régions castillanes. illisibles » (LGTGI p. 222).
Visualisation devenue classique mais dont la traduction
ici, dans ses qualités - et spécifiquement sa sélectivité Les collections de cartes (fig. 6), l’une des méthodes
- sont remarquables. Les solutions automatisées cartographiques les plus efficaces d’analyse spatiale
proposées ne prennent pour la plupart pas en compte (ici l’occupation agricole d’un terroir villageois), ont
la sélectivité comme critère fondamental. La couleur également été oubliées alors que les outils actuels
s’y substitue, source d’innombrables erreurs. permettraient des traitements complémentaires très
enrichissants.
La carte de la figure 2-B a été générée par une
imprimante IBM à impact installée au laboratoire de Force est de reconnaître qu’encore de nos jours
l’EPHE, dont 26 caractères avaient été remplacés la majorité des erreurs grossières commises dans
par des cercles étalonnés. Toute première tentative les publications cartographiques, y compris les plus
d’automatisation2, elle représentait à la fois des prestigieuses, vient de l’utilisation non sémiologique de
2 Le processus était mécanographique à base de cartes perforées.

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Figure 3-A : Les chaires de physique de 1700 à 1761 Figure 3-B : Caractères anthropomorphiques des populations européennes
Source LGTGI p 169 Source SG p.155

Figure 4-A : Construction des signes ponctuels sélectifs Figure 4-B : Les ethnies en Afrique de l’Ouest (Haute-Volta)
Source SG p.324 Source SG p.323

Figure 5-A : Primaire, secondaire et tertiaire par département Figure 5-B : Médecins, migrations et agriculteurs par département
Source SG p.123 Source LGTGI p.162
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Figure 6 : Collection de cartes : les cultures à Kanserege, Rwanda : 1er cycle cultural
Source LGTGI p.156

Figure 7 : Planisphère : la projection Bertin


Source SG p. 294

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la couleur. La « trahison » des couleurs continue, son étaient puissamment complémentaires, on le verra. Le
dernier avatar étant les inévitables «Powerpoint» sur mal était fait, les matrices avaient connu une éclipse
vidéoprojecteur. Cas d’espèce la séance d’hommage à presque totale de près de vingt ans, une éternité dans
J. Bertin aux rencontres internationales de cartographie l’univers du traitement des données et de l’informatique.
de Paris en 2011 : les communicants qui avaient réalisé
de magnifiques cartes polychromes les ont vues Le fichier-image
«colorisées» par une dominante verdâtre déformant La figure 8-A (LGTGI, p. 82-83), présente l’étude
totalement les couleurs. L’honoré, qui savait avoir de de la structure des exploitations agricoles dans un
l’humour, s’est certainement retourné d’hilarité dans sa millier de communes provençales (lignes du graphique)
tombe devant cette démonstration radicale de la justesse à travers 7 catégories d’exploitations agricoles (colonnes
de ses jugements. marquées d), le nombre d’exploitations (e) et la SAU (f).
Soit environ 9000 données.
Ici encore on constate que les règles d’utilisation
sémiologique de la couleur, parfaitement définies dans Le double système (I et II à droite) : concentration
les 6 pages que la SG lui consacre3, sont au mieux mal des exploitations sur quelques catégories (trames à
comprises, le plus souvent ignorées en cartographie grain fin) et dispersion sur un spectre plus large (lignes
grand public. Et c’est elle, de très loin, qui est la plus verticales) est facilement identifiable, analysable dans
utilisée. toutes ses nuances locales, et localisable. Un troisième
système (III) très minoritaire regroupe les communes
Bertin créa un planisphère qui porte son nom (fig. 7) périurbaines. On appréciera la clarté de la carte due à
pour présenter des informations concernant l’ensemble la grande sélectivité des familles de trames choisies. Ce
de la planète. Sa projection offre des qualités évidentes travail de patience qui a demandé des mois prendrait
d’ergonomie visuelle globale, qui facilitent grandement quelques heures avec un système intégré (fig. 10) une
l’exploration des informations en rapprochant les pays fois les données saisies.
rendant ainsi leur comparaison aisée, ce qui est l’une des
La matrice visuelle ordonnable
bases essentielles de la philosophie sémiologique (voir
La figure 8-B montre une matrice ordonnable
aussi la fig. 13). Elle prend beaucoup de libertés avec
traitant de données climatiques sur la Sibérie dont le
la géométrie. Cette projection n’a pas été reprise dans résultat est ici encore une carte. Nous n’entrerons pas
les banques de fonds numériques alors que d’autres, dans les détails de ce cas, le lecteur intéressé pourra
mauvaises sémiologiquement, font florès. le retrouver dans LGTGI p. 50. Construite avec des
« dominos » de plastique portant une graduation visuelle4,
Les traitements graphiques multivariés : la matrice permet une réorganisation des individus et des
fichiers-images et matrices ordonnables paramètres. Le traitement d’informations nombreuses
Ce sont les grands oubliés des méthodes de la SG, pouvait ici encore prendre plusieurs mois.
fait d’autant plus surprenant que Bertin leur a consacré
La miniaturisation de ce matériel5 avec une
la majorité de ses recherches et de ses efforts après la
visualisation de type points proportionnels n’a pas
publication de SG. C’est paradoxalement la technologie
apporté d’amélioration notable à un moment où les
même qui aurait dû assurer leur diffusion qui les a fait
traitements informatiques devenaient de plus en plus
disparaître, l’informatique. Deux raisons à cela : les
accessibles. Il ne s’est pas diffusé hors du laboratoire de
matrices visuelles et les fichiers-images devaient être
l’EPHE devenue EHESS.
dessinés ou construits manuellement ce qui rendait
leur réalisation longue et fastidieuse (de quelques
Une tentative d’informatisation du traitement par
jours à des semaines). D’autre part, ils ont été perçus
matrice ordonnable avait été faite dès le milieu des
comme des méthodes de traitement concurrentes aux
années 60, sur l’ordinateur du CNES probablement le
analyses statistiques multivariées qui ont pris leur envol
plus puissant de France à l’époque. Les résultats furent
dans les années soixante-dix, au moment même où les
décevants et n’ont pas eu de suite.
matrices visuelles se diffusaient. Elles ont été perçues
comme une alternative aux statistiques pour les non-
mathématiciens, particulièrement en sciences humaines. Quelles leçons tirer de cette rétrospective ?
Il a fallu leur informatisation, mais très tardive, et leur Ce survol ultra rapide et bien sûr incomplet a
connexion interactive avec des algorithmes statistiques néanmoins l’intérêt de faire remonter à la surface de
et des SIG pour que l’on réalise, trop tard, qu’elles nos souvenirs certains traits perdus de vue. Ils sautent
3 Ce qui est autant que pour la Valeur, la variable visuelle de loin la plus utilisée.
4 Cf. LGTGI p.35, « Domino N° 1 »
5 Ibid. p.35, « Domino N° 3 »

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aux yeux maintenant par contraste avec les pratiques une synergie extrêmement créative qui le fit remarquer
cartographiques actuelles. Le plus intéressant, je crois, quand il obtint la première place ex-aequo avec
est la réduction de la diversité des possibilités de Strasbourg dans l’appel d’offre du CNRS «Informatique
traitement graphique derrière l’apparente luxuriance et sciences humaines» en 1975.
des images et l’uniformisation des représentations
cartographiques dues à une offre logicielle qui n’a fait C’est en son sein que fut développée une bibliothèque
que perpétuer les habitudes pré-sémiologie. Cela devrait complète de programmes de cartographie automatique,
nous aider à formuler des questions, enrichir nos débats de statistiques et de traitement graphique sur calculateur
et orienter nos actions futures. scientifique HP9825. Une matrice ordonnable sur
Apple 2 fut également créée, très avancée en particulier
dans les algorithmes de réorganisation de l’image7. Tous
Avant l’ère des ordinateurs person-nels, ces logiciels se singularisaient par l’excellente qualité
une très créative période pionnière graphique de leurs résultats de traitements.
d’informatisation des méthodes
L’IFCGP (l’Indo-French CompuGraphics Project)
graphiques L’IFCGP est l’enfant direct du laboratoire
Durant la période pré-IBM PC /Apple Macintosh, IMAGE dont certains membres travaillaient en Inde.
disons avant 1982-84, il n’existait aucun logiciel Le directeur du Ministère du plan du gouvernement
fonctionnant sur les ancêtres des micro-ordinateurs, d’Andhra Pradesh (État indien de soixante millions
appelés calculateurs scientifiques. Exception d’habitants équivalent à la France), impressionné par
remarquable  : l’Apple 2 lancé en 1977 préfigurant les les logiciels “IMAGE” proposa une collaboration
micro-ordinateurs futurs mais aux performances très consistant à installer dans son département un clone
limitées comparées aux calculateurs. Il fallait donc du laboratoire rouennais. Une partie des membres
soi-même programmer ses applications en langage d’IMAGE s’expatria à Hyderabad pour ce faire. Le
spécifique. Pas d’écran non plus, bien sûr, excepté centre de traitement, doté de moyens importants, fit
l’écran alphanumérique des Apple 2. Les sorties étaient évoluer, de 1970 à 1985, les logiciels d’IMAGE orientés
nécessairement sur papier, par imprimantes genre recherche vers un ensemble facile d’emploi, organisé
machine à écrire ou sur tables traçantes très onéreuses. en chaînes de traitement capables de gérer et traiter les
statistiques générées par une administration équivalente
Ces limitations, comme souvent, obligèrent à de l’INSEE en France. Cette montée en puissance et en
l’imagination et à la créativité. Ainsi furent écrits des qualité fut facilitée par la venue de chercheurs français
logiciels, ancêtres limités mais fort efficaces6 de ce qui reconnus dans leurs spécialités8. De facto, le centre
fait notre environnement progiciel quotidien : feuilles de traitement devint un laboratoire de recherche et
de calcul, DAO, cartographie automatique et même des d’application de la sémiologie graphique et J. Bertin lui-
ébauches de SIG. Quelques exemples suivent. même vint y participer, en particulier à la conception
d’un prototype d’atlas régional destiné à aider les préfets
Les premiers pas de la cartographie dans leurs tâches de développement décentralisé.
automatique sémiologique : «IMAGE» et ses
avatars Les résultats de ces activités sont succinctement
Le groupe «IMAGE» (Info-Graphique et présentés dans les figures 8 et 9. Pour les lecteurs
Mathémathiques Appliquées à la GEographie) intéressés les caractéristiques techniques des
équipements sont présentées en annexe 1, cela
« IMAGE », d’abord groupe de géographes- permet de mesurer la créativité et l’imagination qu’ont
cartographes réunis autour des méthodes graphiques et demandées la conception et la réalisation de ces chaînes
de leur informatisation sur calculateur, puis laboratoire de traitement.
de recherche de l’Université de Rouen, réunissait des
chercheurs issus des départements de géographie et de On n’était en fait pas loin des SIG actuels, avec la
mathématiques. La complémentarité des disciplines créa différence que l’intégration et la visualisation finale se

6 En particulier si l’on tient compte de la mémoire utilisée : les programmes de gestion de données, statistiques multivariées et de cartographie
automatique combinés «pesaient» quelques dizaines de milliers d’octets (Microsoft Office version 2011dépasse le milliard d’octets) ; le
stockage des données était optimisé à un point tel que la base de données villageoise d’un état indien comparable à la France (29 000 villages),
tenait sur moins de 5 millions d’octets.
7 Pour plus amples informations voir les Cahiers Géographiques de Rouen 1975 à 1984 et la communication/poster de L. de Golbéry et A.
Chappuis ICC 2011.
8 Citons entre autres Denise Pumain, Madeleine Brocard, Alain Leduc, Philippe Lecarpentier.

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Figure 8-A : Les structures foncières en Provence (fichier-image) Figure 8-B : Climatologie sibérienne
Source LGTGI p.82-83 (matrice visuelle ordonnable)
Source LGTGI p.50

Figures 9 : Cartes de l’Atlas du développement du district de Guntur


Figure 9-A : Population par école
Figure 9-B : Typologie de l’irrigation
Source : Compu-Graphic Planning Atlas of GUNTUR DISTRICT, Bureau of Economics and Statistics, Hyderabad. Réalisation : IFCGL

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faisaient sur papier, donc sans possibilité de correction rendu obsolètes tant les matériels concurrents que leurs
sauf à recommencer, et que les points étaient vraiment logiciels, et à la fois bouleversé et uniformisé le paysage
proportionnels ; les trames organisées en bibliothèques informatique. Significativement le seul concurrent qui
hiérarchies de Valeurs et de Sélectivités facilitaient le a résisté, Apple et son Macintosh, avait misé sur une
travail, ce que l’on ne trouve pas encore dans les SIG technologie de haute qualité graphique.
actuels les plus répandus.
Fallait-il faire définitivement son deuil d’une chaîne
La figure 10 illustre quels niveaux de précision et de de traitement représentant plus de 150 années-hommes
sophistication pouvaient atteindre les logiciels statistiques de travail de haut niveau ? Un membre de l’équipe décida
et graphiques développés durant cette période pionnière. de tenter son adaptation à l’environnement PC dans
Des algorithmes généralistes de matrices visuelles le cadre d’une petite société, “Décision graphics”. La
ordonnables pouvaient s’adapter à des données aux première constatation fut que, plus qu’une adaptation,
caractéristiques particulières et s’enrichir de références il fallait une ré-écriture totale, et ce par un informaticien
graphiques élaborées. Ici des tableaux ordonnés dans les de haut niveau. La seconde, une fois le travail entrepris,
deux dimensions (catégories d’exploitations agricoles fut que la partie graphique des PC était extrêmement
en X, hiérarchie des castes des agriculteurs en Y), sur médiocre y compris le système d’exploitation (Windows
lesquels sont surimposés différents référents statistiques : 1) primitif et fortement bogué ! Trois ans après beaucoup
moyennes diverses (A, B, D) et probabilités d’occurrence d’efforts l’opération fut abandonnée mais une solution
(C). À droite (E et F) sont analysés les revenus bruts de possible sur Apple Macintosh se dessina. C’est ainsi que
deux cultures commerciales. des modules sémiologiques furent développés autour du
SIG Mac Map. C’est ce que nous verrons dans la partie
La CSIR (Cellule de Synthèse et d’Information suivante, après avoir tiré un bilan et quelques conclusions.
Rapide) du Ministère de la Coopération
Le dernier avatar du laboratoire IMAGE fut installé Constatation : la première ère d’informatisation
au cabinet du Ministre de la Coopération à Paris en des méthodes de sémiologie graphique a été
1985. Le conseiller diplomatique9, qui avait suivi et très créative...
supporté nos activités à Hyderabad, proposa au cabinet Malgré ce qui nous paraît actuellement un contexte
de s’équiper d’une cellule de traitement de l’information technique primitif, cette période pionnière a été d’une
en appui à la décision des politiques de coopération et de grande créativité et a considérablement amélioré, enrichi
développement, ce qui fut fait. Une partie du personnel et diversifié les outils de visualisation, inspirés de la
de l’ancienne équipe d’Hyderabad s’installa rue Monsieur sémiologie graphique. Ce qui a probablement fait sa
et, tout en traitant les données relatives aux dossiers en force c’est que les développeurs se sont constamment
cours, continua à faire évoluer les logiciels sur les derniers appliqués à respecter strictement les règles de la SG. Ils
nés des calculateurs scientifiques qui comportaient enfin n’ont pas tenté de réaliser des outils généralistes donnant
des écrans graphiques. C’est ainsi que furent mis au toute liberté aux utilisateurs de traduire des informations
point des programmes anticipant les futurs progiciels comme bon leur semblait. Au contraire, ils dirigeaient les
de DAO et CAO. Leur très brève vie opérationnelle utilisateurs vers des traductions sémiologiques. Ce qui
effective (1 an) les rendait peu pertinents, disons qu’ils peut paraître une restriction laissait néanmoins le champ
ont été très sollicités pour préparer les analyses et libre à l’imagination du praticien graphicien, les images
documents d’accompagnement de dossiers politiques exposées ci-dessus l’ont montré.
souvent brûlants, comme la coopération avec certains
pays africains ou les négociations multilatérales sur le En fait l’utilisateur était dans une position d’une
financement de l’aide des organismes internationaux certaine façon opposée à celle que nous connaissons
aux pays en développement. Nos tableaux de bord actuellement : les outils disponibles l’incitaient à réaliser des
graphiques faisaient peu d’heureux car dévoilant trop images sémiologiques, alors que dans les logiciels actuels
crûment les faits, et cela, ultime faute de goût, en il faut souvent soit aller à la pêche dans le capharnaüm des
remontant aussi loin que les archives le permettaient fonctions, soit détourner les outils existants pour obtenir
dans le passé. La cellule ne survécut pas au changement des traductions sémiologiques. Il est vrai également
de gouvernement. que les utilisateurs étaient le plus souvent formés à la
cartographie sémiologique, le système matériel-logiciel
“Décision graphics” et le tournant PC nécessaire, hautement spécialisé et relativement onéreux,
Dès 1984, les jours des calculateurs scientifiques n’étant disponible que dans des laboratoires universitaires
étaient comptés. La suprématie écrasante des IBM PC a ou dans des organismes spécialisés.
9 François Descoueytes, ancien Conseiller Culturel et de coopération Scientifique à l’ambassade de France à Delhi, devenu conseiller
diplomatique auprès du ministre de la Coopération. Il a été ainsi que son prédécesseur Gille d’Humières d’un appui constant et efficace au
programme de coopération d’Hyderabad.

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