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AMÉRIQUE LATINE.

L’héritage de Bolívar est bien mal en point | Courrier international 10/04/2018 07:35

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Amérique latine. L’héritage de


Bolívar est bien mal en point
Le Libertador rêvait d’unifier le continent. Deux siècles plus tard,
l’écrivain mexicain Jorge Volpi regrette que les Etats aient oublié ses
ambitions au profit de nationalismes sans épaisseur.

A l’heure où plusieurs pays latino-américains s’apprêtent à commémorer leurs


indépendances, il est inévitable de tourner son regard vers celui qui sut le mieux
incarner les idéaux de son temps et leur échec, Simón Bolívar [1783-1830]. Au-delà de
la figure du Libertador, ce héros, ce mythe que ne cessent d’invoquer ses partisans
aussi bien que ses adversaires, arrêtons-nous sur l’autre Bolívar, celui qui, une fois les
armées espagnoles mises en déroute, dut affronter brutalement cette nouvelle réalité
latino-américaine qu’il avait lui-même largement contribué à façonner.

Après avoir arraché les indépendances du Venezuela et de la Nouvelle-Grenade


[l’actuelle Colombie], et obtenu celle du Pérou, Bolívar a consacré le restant de ses
jours à résister aux émeutes et aux conspirations qui se sont succédé. Par rapport à
l’image que l’on a de lui, ce Bolívar-là est un peu décevant. Pour réfréner les appétits
des caudillos qui voulaient l’écarter du pouvoir, il a dû se consacrer à la basse politique
et négliger la direction de l’Etat. Les organisateurs des bicentenaires préféreront peut-
être le Bolívar jeune et triomphant, mais le Bolívar tardif et malade, qu’on le vénère ou
qu’on le déteste, nous parle certainement mieux de nos ​problèmes actuels.

Une seule nation de la Californie à la patagonie

Pendant la période troublée allant de 1825 à 1830, Bolívar a été un témoin et un


protagoniste des mécanismes centrifuges et centripètes qui ont déchiré l’Amérique
latine dans les décennies suivantes. Certes, Bolívar n’a pas tardé à évoquer son
<>i>“rêve”, qu’il a énoncé lors de l’invraisemblable Congrès amphictyonique de
Panamá, en 1826, et dans lequel il imaginait une seule nation depuis la haute
Californie jusqu’à la Terre de Feu. Sa longue lutte contre les Espagnols l’avait
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cependant conduit à penser que chaque territoire devait construire sa propre identité
nationale. Les idéaux de Bolívar se sont révélés impossibles à mettre en œuvre.
Paradoxalement, les nations qui s’étaient séparées de l’Europe se sont empressées
d’importer la principale mode européenne de l’époque, le nationalisme, avec son lot de
discriminations et son attirail d’histoires officielles, de catéchismes patriotiques. Bien
malgré lui, Bolívar devint l’artisan – et la première victime – de cet affrontement entre
le local et le planétaire, qui présageait certaines des contradictions de l’Amérique
latine au début du XXIe siècle.

L’impossibilité de venir à bout des revendications régionales l’amena à flirter avec


l’autoritarisme, et même avec la monarchie. Et, comme le raconte Gabriel García
Márquez dans Le Général dans son labyrinthe [éd. Grasset], il a fini par y laisser son
prestige et sa santé. Sur son lit de mort, dans la quinta [maison, hacienda] de San
Pedro Alejandrino [à Santa Marta, sur la côte nord de la Colombie], Bolívar n’avait
guère de raisons de se sentir satisfait. Non seulement l’union de l’Amérique espagnole
n’avait été qu’une chimère, mais même la Grande Colombie [qui rassembla de 1821 à
1830 la Colombie, l’Equateur et le Venezuela actuels] n’allait pas subsister.

Au cours des décennies suivantes, les idéaux bolivariens ont fait les frais des guerres,
des invasions, des coups d’Etat, des révolutions et des dictatures qui se sont abattus
sur l’Amérique latine. En dehors de quelques intellectuels peu influents, les nouvelles
nations se sont désintéressées de leur héritage. Mais, sur ce continent plus divisé que
jamais, les échanges culturels se sont maintenus, préservant un fonds intellectuel
commun au moins parmi les élites. A partir du triomphe de la révolution cubaine, en
1959, une nouvelle vague de latino-américanisme, connue sous le nom de boom [de la
littérature latino-américaine], s’est répandue dans la région, emmenée par des
écrivains engagés. La dérive dictatoriale de Castro et le lent regain de la démocratie
dans la région ont fait passer à l’arrière-plan les idéaux bolivariens.

Le Mexique ne sera plus en amérique latine

Deux siècles après le début des mouvements d’indépendance, on peut donc se


demander ce qui subsiste de l’élan bolivarien. De belles aspirations, prêtes à être
utilisées (ou manipulées) par n’importe qui. J’irai encore plus loin. En ce début du
XXIe siècle, le territoire imaginaire baptisé du nom d’Amérique latine a pratiquement

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cessé d’exister. Les relations culturelles entre les pays qui le composent se sont
réduites à la portion congrue. Les grandes maisons d’édition ne se soucient plus
guère de diffuser leurs livres sur tout le continent, et il n’y a qu’une seule revue
intellectuelle qui fasse encore cet effort. Même en littérature, il n’existe pas non plus
de tendances bien définies. Le lecteur moyen est dans une ignorance plus crasse que
jamais de la vie culturelle des pays voisins. Et, quoi qu’on en dise, Internet n’est pas
parvenu à combler ce vide, du moins pour l’instant. L’Amérique latine est devenue un
lieu de plus en plus normalisé et donc de plus en plus ennuyeux.

Que reste-t-il de l’Amérique rêvée par Bolívar ? Très peu de chose. Des survivances de
catholicisme, la langue espagnole – dominante, mais déjà plus unique –, certaines
traditions indiennes, quelques institutions et un ensemble de démocraties atteintes de
nombreux maux, et d’abord par de grandes inégalités. Politiquement, la situation n’est
pas brillante non plus. Le Mexique, jusqu’à une date assez récente chef de file de la
région, a cessé de faire partie de l’Amérique latine. Vaille que vaille, son intégration
avec les Etats-Unis et le Canada se réalise et, si l’Accord de libre-échange nord-
américain (ALENA) ne vise aucune intégration réelle, l’émigration et la dynamique
sociale de ses membres constituent un processus irréversible. En Amérique du Sud,
par comparaison, de véritables structures supranationales commencent à se mettre
en place, marquées par la rivalité aussi féroce que souterraine entre le Venezuela de
Chávez et le Brésil de Lula.

C’est Hugo Chávez qui, plus que tout autre homme politique, s’est efforcé de
ressusciter la figure de Bolívar, au point de se présenter comme sa réincarnation. Pour
comprendre l’étrange régime qu’il a créé au Venezuela (un mélange de démocratie, de
socialisme, d’autoritarisme et de populisme), il faut étudier la manière dont il a
réinterprété l’héritage bolivarien, en le contaminant d’un marxisme primaire et en
l’associant à sa phobie anti​-yankee. A chaque moment difficile, le président
vénézuélien fait appel à ce Bolívar tardif, soumis à l’ambition des caudillos régionaux,
victime de coups d’Etat et de tentatives d’assassinat. Mais, en dépit de ses tentations
autoritaires, Bolívar n’a jamais accumulé autant de pouvoir que Chávez. En matière de
politique étrangère, le néobolivarisme de Chávez n’est pas non plus un projet
intégrateur, mais bel et bien un outil par lequel un seul pays, fort de sa manne
pétrolière, tente ​d’influer sur des Etats vassaux. L’esprit du Congrès de Panamá est

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très loin. Hugo Chávez se sert de sa position pour obtenir des accords régionaux,
précieux à certains égards, mais qui en raison de leur caractère ultra-idéologique,
n’engloberont jamais les pays qui ne partagent pas ses convictions.

Slavoj Zizek a dit à maintes reprises que les véritables actes politiques sont ceux qui
permettent de penser l’impensable. Peut-être la seule manière de concrétiser le rêve
de Bolívar est-elle de renoncer à l’Amérique latine. En se rapprochant des Etats-Unis,
où la population hispanique pèse de plus en plus lourd, ainsi que du Canada, le
Mexique n’appartient déjà plus à cette région, tandis qu’au sud il est de plus en plus
évident que le nouveau grand pôle régional sera le Brésil. En somme, dans quelques
décennies, on pourrait imaginer deux régions plus ou moins homogènes, l’Amérique
du Nord et l’Amérique du Sud, tandis que l’Amérique centrale et les Caraïbes joueront
un rôle de pont.

Et, si la logique centripète finissait par avoir raison du nationalisme, peut-être fêtera-t-
on le tricentenaire des indépendances avec une authentique union de tous les pays
d’Amérique, fondée sur l’égalité et le respect. Je sais que cette éventualité en
incommoderait plus d’un, mais elle représente pour les habitants le meilleur espoir de
voir s’imposer des régimes démocratiques plus solides, plus transparents et plus
égalitaires, sans la honte que représentent les frontières nationales. Cette idée n’aurait
peut-être pas déplu tant que cela à Bolívar.
Jorge Volpi

. .
Le rôle de l’Espagne
Les pays hispano-américains ont commencé à célébrer en 2009 le bicentenaire de
leurs indépendances vis-à-vis de l’Espagne. Les commémorations devraient durer
jusqu’en 2021. Si ces événements semblent moins ambigus à fêter que ne l’ont été les
cinq cents ans de la découverte des Amériques, en 1992, ils n’en ont pas moins
déclenché quelques polémiques. Ainsi, le président du Venezuela, Hugo Chávez, s’est
offusqué de voir l’Espagne – qui a nommé l’ancien chef du gouvernement espagnol
Felipe González ambassadeur extraordinaire sur le sujet – s’associer aux célébrations.
“L’Europe n’a rien à voir avec les commémorations de l’indépendance. C’est ici que nous

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devons célébrer les cris de nos peuples qui se sont rebellés précisément contre les
Européens”, a-t-il notamment déclaré, ajoutant que “l’Europe n’a jamais demandé
pardon [pour les massacres des Indiens]”.
La Bolivie a lancé les festivités le 25 mai, dans la ville de Sucre, où avait débuté l’un
des premiers soulèvements contre la couronne espagnole. La Paz fera de même le
16 juillet, tandis que l’Equateur célébrera, le 10 août, le soulèvement de Quito. En 2010,
ce sera le tour de la Colombie (le 20 juillet), du Mexique (qui fêtera aussi le centenaire
de la révolution mexicaine), de l’Argentine, du Venezuela et du Chili. Enfin, l’Amérique
centrale le fera en 2021.

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