contemporaine
Khiari Farid. Au Maghreb, pestes et famines contre les hommes : un combat inégal. In: Revue d'histoire moderne et
contemporaine, tome 39 N°4, Octobre-décembre 1992. pp. 625-644 ;
http://www.persee.fr/doc/rhmc_0048-8003_1992_num_39_4_1652
RECHERCHES ET DÉBA TS
AU MAGHREB, PESTES
UN COMBAT
ET FAMINES
INÉGAL
CONTRE LES HOMMES :
1 . Le présent article est tiré de ma thèse soutenue en juin 1990 qui a pour titre : « Développement
historique et contradictions de la formation sociale du pachalik d'Alger de 1570 à 1670. Une approche
socio-économique à partir de documents internes et inédits : exemple de la province d'Alger».
Le matériau principal de mon travail réside dans le contenu de la série I Mi (appelée série Z) qui
est composée de 70 bobines de microfilms, renfermant des milliers de manuscrits provenant des
registres du beylik d'Alger et dont une copie se trouve aujourd'hui au Centre des Archives d'outre-mer
d'Aix-en-Provence. Mon choix s'est porté sur environ 150 documents dont j'ai fait dans un deuxième
temps une traduction. Cette source, inédite et non classée, a permis une approche novatrice et quelque
peu iconoclaste. La présente contribution traite de l'équilibre très précaire dans lequel a essayé de se
maintenir la population du pachalik d'Alger face aux épidémies et autres famines, ce fut souvent à
l'avantage de ces dernières. Afin de donner un ordre de grandeur de cette population, nous avons
recouru à des graphiques sur lesquels nous aimerons appoeter quelques explications nécessaires. Il
n'existe nulle part, dans ces manuscrits consultés au centre des archives, de séries statistiques portant
sur la mortalité, ni de registres des naissances, ni des obituaires précis ou détaillés. C'est un travail long
et fastidieux qui a permis de faire un récolement à travers les actes de la série Z des naissances dans les
familles rencontrées ou des décès. C'est la première fois que de tels chiffres sont livrés à notre
Mais il serait malhonnête de nier que leur valeur ne peut être d'ordre scientifique pour les raisons
suivantes
— ce sont des chiffres établis à partir d'une documentation loin d'être exhaustive, seuls 150
:
9. Id., p. 370.
10. J. Marchika, in : La peste en Afrique septentrionale, histoire de la peste en Algérie de 1363 à
1830, thèse de médecine, n° 11, Alger, 1927, p. 22.
11. M. El-Haddâd, p. 18, in Histoire de la peste en Tunisie (de l'antiquité jusqu'à nos jours),
47 p., n° 657, Paris, 1935; H. Renaud, loc. cit., p. 370.
:
51. El-Haddâd, ibid., Marchika, op. cit., pp. 65-67; Ph. Bernard, op. cit., pp. 15-16.
52. Le tâ'ûn (peste) ne désigne pas seulement la maladie provoquée par le bacille de Yersin, mais
toutes les épidémies.
53. En plus des travaux cités supra, cf. sur la peste : R. Houel, Étude sur l'organisation de la
lutte contre la peste, Th. de méd., Alger, 1922, n° 10; M. Loufrani, Prophylaxie de la peste en
indigène algérien, Th. de méd., Alger, 1923, n° 29; et sur le typhus exanthématique en plein
xxe siècle E. Rebuffat, De quelques complications immédiates du typhus exanthématique observées
à Alger de 1909 à 1912, Th. de méd., Paris, 1912, n° 383, in 8°; J. Quillie, Le typhus exanthématique à
:
Bône. Épidémie de 1909 (avril-juin), Th. de méd., Paris, 1910, n° 34. A. Bouraoui, Le typhus
dans la région de Sousse pendant les années 1940 et 1941, Th. de méd., Alger, 1943, n° 4 ;
R. Couderc, L'épidémie de typhus exanthématique de 1941 à 1943, Th. de méd., Alger, 1943, n° 23;
sur la syphilis, H. Gauthier, Histoire de la syphillis en Afrique du Nord (Algérie), Th. de méd., Alger,
1931, n° 33, consultables à la bibliothèque de l'École de médecine, de la rue du même nom à Paris.
54. Cf. El-Haddâd, Marchika et Bernard, op. cit., respectivement, pp. 21-29, 70-149, 16-20.
55. Le Maghreb ne pouvait produire un Fracastor de Vérone, ni un Gomes Pereira, ni Félix
Plantet dont les travaux permirent de mieux connaître le fléau, et donc de mieux s'en préserver; cf.
H. Renaud, op. cit., pp. 372-373, 387.
56. Cf. Muhammad b. al-' As al-Andalusî, Risâla fi tahqîq al-wabâ'; 1 1 feuillets; Ms. Ar. 3027 de
la B.N.P., f°s 1 v, 2r (non traduit).
632 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
II ajoute :
Mais la vérité de la peste provient de la saleté dans les corps ou de leur dyscrasie (ou
cacochymie) ... Certains esprits musulmans [ou fatalistes, soumis : 'uqûl muslima] ne sont
pas loin de penser que les modifications ou les changements survenus dans l'air
sans aucun doute, d'une action des anges malfaisants (al-jân) qui agissent sur
l'ordre de Dieu et influent sur les causes de l'épidémie ou sur le fait qu'elles agissent dans
un pays et non dans un autre ... 57.
Toute la pesanteur sociologique, historique ressortissant tant aux structures
mentales que matérielles se trouve résumée dans ses conclusions, de même que
la détresse des médecins et leur impuissance face à cet état de fait :
D'aucuns, attachés aux paroles de Dieu, disent que si la maladie t'atteint, le remède
est aux mains de Dieu, et ajoutent que la médecine n'a plus de sens, puisque Dieu seul est
responsable de l'étiologie et des solutions à apporter ... C'est de cette façon que l'on entend
dire au marché, parmi le peuple et ceux qui prétendent à la science religieuse comme à la
science tout court, que les termes de la vie sont invariables, alors à quoi bon la
Aucune estimation digne de ce nom n'a été dressée des ravages de la peste.
Pourtant, l'épidémie a constitué une des permanences, par sa récurrence, par
son itération, de l'histoire de ces hommes vulnérables à souhait aux estocades et
estafilades du mal pesteux. Néanmoins, des chiffres avancés dans l'étude de
Marchika sont à prendre avec une extrême prudence du fait de l'absence de
recoupements et de paramètres de comparaisons, et du caractère fantaisiste ou
amplement exagéré de certains d'entre eux72. Ainsi, en 1579, il mourait de la
peste à Alger plus de 5 000 personnes par mois. En 1590, c'est 200 à 500
que la peste prélevait au quotidien dans la même ville, et en 1592-95, où
le fléau a été particulièrement violent, Tunis connaissant la même situation, il
faut peut-être doubler ce chiffre.
En 1604-1605, le passage meurtrier de l'épidémie enlève plus de 7 000
à Alger, peut-être plus à Tunis. En 1611, les ravages de la peste furent
aggravés par une terrible famine, et quand l'épidémie reparaît en 1620, pour
une durée de neuf années consécutives, elle fauche une part importante de la
population des deux villes, peut-être bien le tiers, mais on n'est pas obligé de le
suivre quand le chiffre de 50 000 morts pour la seule ville d'Alger est avancé. En
1640, près de 30 000 morts (chiffre sûrement exagéré) sont causés par la peste
dans tout le pachalik et 1654 voit la population allégée du tiers de ses effectifs,
chiffre à coup sûr exagéré, mais paraît justifier la violence du passage du fléau.
De 1663 à 1665, la peste est aussi virulente, «meschante» disait-on à l'époque,
Safâqusî Nuzhat al-Anzâr..., Ms. Ar. 5146, f° 34r; Al-Wazir as-Sarrâj al-kitâb al-bâshî..., Ms. Ar.
...
,
72. Il paraît évident que la fantaisie de certains chiffres avait pour but d'accélérer le rachat des
esclaves détenus dans les bagnes du pachalik.
PESTES ET FAMINES AU MAGHREB 635
que plus du tiers de la population d'Alger est décimé, chiffre, encore une fois,
qui reste à vérifier. Quand la famine prend le relais de l'épidémie en 1682, le
nombre des morts fut particulièrement élevé. Le mal pestilentiel qui se déclare
en 1690-93 à Alger est d'une rare violence, faisant de larges coupes dans la
population, le chiffre de 5 000 morts par mois ayant été avancé. Le siècle est
clos par une peste qui durera près de trois années qui virent disparaître une part
importante de la population du pachalik73.
Avant de poursuivre, voici un tableau chronologique récapitulatif des
des épidémies74 :
Un reflux indéniable.
L'évocation succincte des passages de la peste peut paraître exagérée, mais
à regarder de près, il semble évident que l'on reste en-deça de son influence et
de ses conséquences réelles sur les hommes et leur milieu. Des données, et
nombreuses elles sont, manquent à cette histoire de la peste si bien que, quel
que soit le tableau qu'on en pourrait dresser, il resterait forcément
lacunaire. Peut-on considérer comme secondaire, épiphénoménal, le fait
que si la peste a pu porter un coup sérieux à l'Europe de l'ouest au milieu du
xive siècle, à un moment où elle était pourtant portée, soutenue par un
et ample essor non seulement économique, mais démographique,
scientifique, à tel point qu'il avait fallu près d'un demi-siècle pour qu'elle
s'en relevât et de peu de poids les coups répétés, engendrés par une épidémie à
l'état endémique dans un environnement historique ne connaissant pas une
même vigueur économique et démographique, compensatrice à terme de ses
néfastes effets?
Les États du Maghreb ont subi les épidémies pestilentielles durant plus de
quatre siècles, et où peu de répit — du fait de leur récurrence et de leur violence
répétée — a été accordé aux hommes et à leur milieu organique. Ceci n'est
point avancé pour excuser l'histoire de ces peuples d'avoir perdu — ou de
n'avoir pas pu — «renouer» avec leurs mythiques «siècles d'or» de l'époque
'abbâside que nous soulignons le poids des épidémies. Surtout parce que cette
histoire est omniprésente dans le cadre temporel que nous nous étions fixé pour
l'étude du Maghreb turc, principalement le pachalik d'Alger, et des blocages de
sa formation sociale et économique, c'est-à-dire de la deuxième partie du
xvie siècle, grosso modo, à la première partie du siècle suivant avec des
incursions, qui se sont avérées nécessaires, parfois en-deça, quelquefois au-
delà75.
75. C'est en fonction des manuscrits d'Aix-en-Provence que cette période a été fixée, ce qui peut
paraître un peu arbitraire.
76. C'est la première fois, à ma connaissance, que des graphiques portant sur la démographie du
pachalik d'Alger sont avancés à partir de manuscrits couvrant près d'un siècle et demi, 141 années
exactement, soit une longue période. Aussi partiels soient-ils, ces chiffres n'en sont pas moins inédits et
doivent être soumis à une vérification et un recoupement systématiques lorsque d'autres manuscrits le
permettront.
PESTES ET FAMINES AU MAGHREB 637
lM51f 1515151616161(16161616161616161(16161616161616161(1616161616161(161(161616161616
41747(8194960110142:2627283 1344042434M5474952535456575f5961636467717:737(787980828488
15 15 15 16 16 16 16 16 16 16 16 16 16 16 16 16 16 16 16 16 16 16
47 76 94 01 14 26 28 34 42 44 47 52 54 57 59 63 67 72 76 79 82
77. Ces chiffres ne concernent que la ville d'Alger et ne sont donnés ici qu'à titre indicatif, faute de
données consécutives et significatives par leur nombre.
78. L. L'Africain, op. cit., p. 102, t. 1.
79. J'ai assigné à l'expression «feu» de l'auteur de la Description, pour désigner une maison
habitée, une famille se composant en moyenne de cinq membres vivants; exp : Ribàt compte, selon lui,
400 feux. Il va de soi que le nombre réel des enfants par ménage est sûrement plus élevé que trois, mais
en intégrant une mortalité très élevée, les coupes successives des maladies, des épidémies et des famines,
il me paraît qu'une famille composée de cinq membres peut être prise comme un chiffre moyen et ce,
d'autant plus que dans les manuscrits de la série I Ml d'Aix-en-Provence, la moyenne d'une famille
oscille entre six et huit membres. Ceci ne fait pas de l'approximation avancée pour les villes dont
témoigne l'auteur de la Description une sous-estimation des habitants au début du xvic siècle ; j'opterais,
s'il n'y avait pas lacune dans nos informations, pour un chiffre plus pessimiste que celui de cinq pour une
famille.
80. L. L'Africain, idem, p. 326, t. 2.
81. Idem, p. 328, t. 2.
PESTES ET FAMINES AU MAGHREB 639
ceux de Bijâya qui, à en croire l'auteur de la Description, tourne autour de
40 000 82, ce qui dépasse assurément la population d'Amsterdam à une dizaine
d'années près83, mais on n'est pas obligé de le suivre. Alger qui est «très
grande» ne fait cependant que près de 20 000 habitants84. Il faudrait sûrement
corriger le nombre des habitants de la ville de Qasantîna, près de 40 000
chiffre qui me paraît exagéré, à tout le moins sur-évalué. La Tunisie
hafside n'est pas plus pourvue en hommes si l'on en croit toujours le même
auteur, puisque Bâjâ, pourtant très fertile, n'arrive pas à cultiver tous ses
champs du fait de la pénurie d'hommes et, malgré l'apport du travail des
nomades, bien des terres restent en friche 86. Bizerte n'échappe pas à la règle de
cette dépopulation, au reflux que pestes et famines provoquent. C'est une petite
bourgade «habitée par de pauvres gens»87. Il lui faut attendre l'arrivée des
Turcs et, surtout, l'afflux de la deuxième vague des Andalous chassés d'Espagne
(1609-1610) pour se peupler et prospérer, au point de devenir la seconde ville
corsaire du pachalik de Tunis, avec son fameux Porto Farina, ou Ghâr al-Milh,
port de course.
Moins d'un siècle aura séparé les deux états de fait. Tunis, en cette fin de
règne où le royaume hafside est déjà un objet de convoitise des deux principales
puissances de la Méditerranée, est un peu mieux lotie et ne ressemble pas à
Monastir dont les habitants sont «pauves jusqu'à la mendicité»88. Mais ceci
n'empêche pas que sa population, marchands et artisans inclus, se nourrit
d'une bouillie grossière de farine d'orge et qu'elle ne laisse aucune impression
de richesse ou de prospérité89. Quant à Safâqus, elle compte difficilement
2 000 habitants et Qayrawân n'arrive même pas à pourvoir à sa subsistance
quotidienne90, et si Djerba paraît plus aisée, toutes choses relatives, elle n'en
connaît pas moins une cherté de vie qui fait de la viande, par exemple, une
protéine hors de prix pour la plupart de ses habitants91.
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16 16 16 16 16 16'16'/I6 I 6, I 6*1 6 * I 6 M 6 *l 6A I 6 M 6- I 6'" I 6 M 6^
0Tl4 26 28 34 42 44;47-52^54;57^59 63^67^72V76°79A82;88f'-
93. J. C. Russel, Late ancient and medieval population, 1958, p. 148, in Braudel, op. cit., t. 1,
p. 27 ; l'évaluation comprend des espaces qui ne correspondent plus il est vrai à ceux que l'on connaît
:
3 ■
mmL.\
1I naissanccs/'am
1 Nbrp de 1 Ile jJHfflh^j. 1 \.
2 ■
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Jflliiiiiii^^
j IgHBftffflBjftflfljflfiBBJffjlBfc ■ i de décessllllflll^^
1 1 1 1
1601 1622 162/ 1640 1649 1654 1663 1678
quons cette répartition à l'évaluation avancée par Russel et reprise par Braudel,
la population du pachalik compterait près de 1,5 millions, celle du Maroc la
même chose. Quant au pachalik de Tunis, il aurait un peu plus de 500 000
94. Cf. «Topographie et histoire générale d'Alger» par Diego de Haëdo, in : Revue Africaine,
n<* 13-14, année 1870, pp. 364-375, 414-433, 490-519; n« 15-16, année 1871-72, pp. 41-69, 90-111,
202-237, 307-319, 375-395, 458-473; n° 24, 1880, pp. 37-69, 116-132, 215-239, 261-290, 344-372, 401-
432; et Gio B. Salvago, «Africa overo Barbaria», 1625, traduit par P. Granchamp in : Revue
n° 30, année 1937, pp. 299-322; nœ 31-32, pp. 471-513. Salvago estime la population de la
province d'Alger, au début du xvne à 200 000 environ (op. cit., p. 492), celle de toute la régence de Tunis
à près de 600 000 {ibid., p. 493).
95. F. Braudel, La Méditerranée..., op. cit., t. 2, p. 129.
96. Cf. A. At TurkI, « Watâ"iq 'an al-hijra al-andalusiyya al-ahîra ilâ Tunis, in : Revue de
de Tunis, n° 4, 1967, p. 38 et sqq.
644 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
Ce gonflement de la population, tout relatif qu'il soit, par les apports
de ces vagues de migrations autant andalouses que turques ne traduit pas
moins une vigueur nouvelle de ses mouvements qui se concrétisent par une
tendance à la hausse à travers les informations tirées de nos manuscrits, même
si leur lecture doit se faire avec une extrême prudence du fait de l'état lacunaire
qui les caractérise.
Farid Khiari,
Université de Paris VII.