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La mise en texte mathématique

Une analyse de l’« Algorisme de Frankenthal »

Alain Herreman

Actes du Colloque “La philosophie et ses textes”, organisé par J.-M. Salanskis à la Maison de la
Recherche de l’Université de Lille III, 16-17 juin 1998, Methodos, 1, p. 61-100, 2001.

Introduction

1Depuis le projet de caractéristique universelle de Leibniz qui devait permettre de réduire tout
raisonnement à un calcul, en passant par le développement de l’algèbre symbolique au XIXe siècle,
l’idéographie de Frege, la pasigraphie de Peano, les Principia mathematica de Whitehead et de Russell
jusqu’au programme de Hilbert, le lien entre les mathématiques et l’écriture n’a pas cessé d’être étroit.
Une page d’un livre de Peano (voir Fig. 1 en fin d’article) en est l’illustration et un simple coup d’œil
suffit à soupçonner qu’il s’agit là d’un texte mathématique. Le même coup d’œil ne distinguerait pas
la Logique de Hegel du dernier roman de Mary Higgins Clark… Paradoxalement, la tendance à assimiler
le raisonnement à un calcul, et partant à établir un lien fort, voire à identifier les mathématiques à leurs
textes, s’accompagne de l’affirmation inverse selon laquelle les mathématiques sont « pures », qu’elles
n’ont à faire qu’à des entités « idéales », etc. : il est entendu qu’il n’y a pas de trace d’encre dans le ciel
des idées… Ainsi, les textes mathématiques se distinguent par une élaboration de leur composition, une
débauche de caractères spéciaux, des mises en pages particulières, des formes nouvelles d’écritures,
etc., mais les mathématiques n’en sont pas moins considérées comme une des disciplines qui dépendrait
le moins de ces considérations matérielles.

2Si ce constat n’est pas récent, les historiens des sciences ont commencé il y a peu à s’intéresser à la
forme des textes scientifiques. Cet intérêt s’est notamment manifesté lors du Colloque « History of
science, history of text » organisé en 1995 à Berlin par Karine Chemla1. Celle-ci, forte de ses recherches
en histoire des mathématiques chinoises, propose « un plaidoyer pour développer conjointement
l’histoire des sciences et l’histoire des textes »1 sur la base de l’idée que « les scientifiques élaborent
leurs textes en même temps qu’ils élaborent leurs concepts et leurs résultats. Cette relation peut être
étroite au point que les concepts et les résultats peuvent être faits de textes. »2

Plaidoyer : alegato

3Nous voudrions dans une première partie donner une idée de la diversité des textes mathématiques.
Pour cela nous évoquerons trop brièvement quelques travaux d’histoire des mathématiques consacrés
à l’étude des formes textuelles, à notre avis parmi les plus remarquables et pour la plupart présentés
lors de ce colloque. Comme chacun d’entre eux aborde cette question suivant des objectifs et des
analyses propres, nous aurons un aperçu de la diversité des manières de poser et de traiter la question
du rapport des mathématiques à leurs textes et nous aurons en même temps suffisamment d’éléments
pour établir la variété des textes mathématiques. Nous serons aussi amenés à rappeler succinctement
quelques éléments de la transmission de l’arithmétique indienne au Moyen-Orient puis à l’Occident latin.
Nous verrons ainsi des exemples de l’intérêt que certains mathématiciens ont eux-mêmes porté aux
supports sur lesquels ils écrivaient.

4Dans une seconde partie, nous proposerons une analyse de la transcription et de la traduction d’un
des premiers textes latins du XIIIe siècle qui participe à la diffusion en Occident de l’arithmétique fondée
sur les chiffres arabes. Notre propos sera de montrer à partir de cet exemple l’incidence que peut avoir
le changement du rapport des mathématiques à leurs textes sur notre conception des nombres ou, plus
exactement, sur leurs caractéristiques sémiotiques

1
Karine Chemla, « What is the Content of this Book ? A Plea for Developing History of Science and History of Text
Conjointly », Philosophy and the History of Science 4(2), 1995, p. 1-46.
2
Ibid, p. 43.

1
La variété des textes mathématiques

Les textes babyloniens et égyptiens

5Les tablettes babyloniennes sont les textes mathématiques les plus anciens qui nous soient parvenus3.
Plusieurs centaines ont été retrouvées dont les premières remontent à la fin du quatrième millénaire.
Ainsi contemporain des premières traces d’écriture, le lien entre mathématiques et écriture apparaît
d’emblée essentiel. Ces tablettes sont en argile et servaient pour la plupart à l’enseignement. Elles
présentent des problèmes et leur solution. Les valeurs de plusieurs grandeurs (géométriques,
marchandes, etc.) étant données, le problème consiste à déterminer une grandeur inconnue. La solution
est présentée sous forme algorithmique : partant des grandeurs connues, le texte indique les opérations
successives qu’il suffit d’effectuer pour obtenir la valeur cherchée. Les résultats intermédiaires sont
indiqués mais pas le détail des calculs qui permettent de les obtenir : s’il faut multiplier deux nombres,
le résultat de la multiplication est donné sans le calcul. Ces calculs se font à l’aide d’un second type de
tablettes qui présentent des tables de multiplications, d’inverses, de carrés, de racines carrées, etc. Il y
a ainsi deux types de textes mathématiques : les tablettes de problèmes avec leurs solutions et les
tables. On remarquera que ces deux types de tablettes ne sont pas indépendants puisque les premières
requièrent l’usage des secondes.

6Les premiers textes mathématiques égyptiens datent du début du deuxième millénaire et ils présentent
plusieurs similarités avec les tablettes babyloniennes : on retrouve le contexte scolaire, les grandeurs
des problèmes ont des valeurs connues et les solutions sont aussi algorithmiques4. Mais contrairement
aux tablettes babyloniennes, si les additions et les soustractions sont rarement détaillées, les
multiplications, divisions et inversions sont décomposées jusqu’à être ramenées à des opérations
élémentaires (multiplication ou division par deux, par dix, etc.). Le recours à un texte annexe est ainsi
réduit. Il ne disparaît pas pour autant et il peut être utile pour la multiplication des fractions par exemple
de consulter une table auxiliaire comme celle contenue dans le papyrus de Rhind5. Autre différence
dont les conséquences sont encore difficiles à apprécier : les supports. Les textes égyptiens sont écrits
sur du papyrus et les textes babyloniens sur de l’argile… des surfaces dont les caractéristiques
respectives offrent des possibilités opératoires différentes.

7Si ces textes ont une forme textuelle particulière, Jim Ritter a aussi montré dans une étude magistrale
consacrée aux tablettes babyloniennes – qui est aussi une manière d’avertissement…– que
l’identification de cette forme, et plus généralement l’interprétation qu’il est possible de donner d’une
même tablette, dépend du corpus qui sert, implicitement ou explicitement, à son interprétation : la
reconnaissance et l’analyse même d’une forme textuelle dépendent d’autres textes et éventuellement
d’autres formes textuelles6.

Les textes grecs

8Les textes mathématiques grecs (d’Euclide, d’Archimède, d’Apollonius, etc.), tels qu’ils nous ont été
transmis, ont aussi un aspect caractéristique. Il y a d’une part le corps du texte et d’autre part des
diagrammes qui sont soit tracés dans les marges, soit séparent le texte comme des paragraphes, soit
sont au contraire entourés par lui composant ainsi une sorte d’îlot au milieu d’une mer de lettres. Le
texte présente ainsi une partition remarquable. Mais ces diagrammes ne sont pas des « illustrations »
adventices comme celles que l’on peut ajouter à une fable. Reviel Netz a décrit la relation entre le corps
de ces textes et leurs diagrammes en analysant les lettres qui servent à indiquer les points ou les
grandeurs qui sont à la fois marquées sur le diagramme et mentionnées dans le corps du texte7. Il a
ainsi pu observer qu’il n’était pas possible de reconstruire exactement le diagramme à partir du seul
texte. En particulier, le texte ne permet pas de fixer complètement la position des lettres du diagramme.
Il a aussi observé qu’une démonstration avait souvent besoin pour être comprise du diagramme qui
l’accompagne. Il n’y a pas dans le texte de la démonstration de segment précis dont la fonction serait
de spécifier la position d’une lettre ; c’est au diagramme que revient cette fonction. Inversement, bien
sûr, le diagramme seul ne suffit pas à restituer l’énoncé d’une proposition et moins encore sa
démonstration.

2
9Suivre le texte d’une démonstration nécessite un va-et-vient entre le texte écrit en grec et le
diagramme nécessaire à l’intelligence de la démonstration. Les diagrammes ne sont donc pas des
enjolivures qui viennent égayer un texte ou faciliter sa lecture, ils en sont une partie intégrante : ni le
texte en grec, ni le diagramme ne peuvent être compris indépendamment.

Enjolivure : adorno / Egayer : alegrar, embellecer

Les textes chinois

10Les Neuf Chapitres sur les procédures mathématiques , classique chinois du Ie siècle de notre ère,
proposent aussi des problèmes avec leur solution présentée sous forme algorithmique. Là encore, les
données des problèmes ont des valeurs précises et les problèmes et les algorithmes sont de plus assortis
de commentaires, eux aussi mathématiques…, rédigés aux III e et VIIe siècles de notre ère.

Assortis : acompañados

11Dans de nombreuses études remarquables, Karine Chemla est revenue sur le préjugé selon lequel
ces textes seraient dépourvus de démonstrations pour défendre l’idée que l’ « on y rencontre une
pratique différente de la démonstration mathématique, qui semble répondre à d’autres visées, et
recourir à d’autres moyens d’expressions. »8 D’autres textes, d’autres pratiques de la démonstration.
Avec la notion de démonstration, ce sont aussi les notions d’énoncé mathématique, de ce qui est
«général», d’« exemple », etc., qui doivent être reconsidérées à la faveur des correspondances
repérables entre les énoncés des problèmes, la formulation et le découpage des algorithmes qui servent
à les résoudre.

Découpage : desglose

12Pour n’en donner qu’un exemple, Karine Chemla a montré que le vocabulaire et les étapes d’un
algorithme d’extraction de racine correspondaient au vocabulaire et aux étapes d’un autre algorithme
relatif, lui, à la division de deux nombres : « dans les deux procédures, les nombres appelés de la
même façon ont des comportements semblables. » 9 Les baguettes, qui servent à représenter les
nombres entiers, sont disposées en lignes et en colonnes sur une surface et peuvent représenter aussi
bien des fractions que les coefficients d’un polynôme ou les coefficients d’un système linéaire. Par
l’adoption d’une représentation judicieuse de ces grandeurs, par un travail sur la formulation des
algorithmes qui leur sont appliqués et sur les noms attribués aux variables, il est possible au
commentateur-mathématicien de faire apparaître des analogies entre des problèmes mathématiques
différents : résolution d’équations polynomiales, résolution de systèmes d’équations linéaires,
opérations sur les fractions, etc. Ces analogies ainsi construites entre les problèmes et leurs solutions
algorithmiques semblent devoir être prises en compte par le lecteur avisé et elles confèrent à ces textes
une plus grande généralité que celle que les énoncés et les résolutions de problèmes en apparence très
«concrets» peuvent au premier abord laisser supposer.

13Au texte mathématique composé d’énoncés de problèmes et d’algorithmes s’ajouteront des figures
et des commentaires qui retravaillent les correspondances entre ces algorithmes relatifs au
déplacement de baguettes qui se pratique sur une surface annexe… On entrevoit dès lors la
complexité et la richesse interprétative de ces textes10.

14Les études historiques que nous venons d’évoquer suffisent à établir la diversité des textes
mathématiques. Elles montrent qu’il n’y a pas un type de texte propre aux mathématiques mais que
le rapport des mathématiques à leurs textes est au contraire varié. Au-delà de cette variété, ces
études mettent en évidence une certaine permanence sur de longues périodes et pour des zones
géographiques étendues : les textes mathématiques babyloniens, égyptiens, grecs ou chinois ont
leurs spécificités. Mais ces spécificités ne sont pas pour autant nécessairement propres aux textes
mathématiques. Ainsi, Jim Ritter a montré que les principales caractéristiques des textes
mathématiques babyloniens se retrouvaient dans les textes de médecine et de divination. De son
côté, Karine Chemla a proposé des rapprochements entre le Yijing et la pratique des mathématiques
en Chine ancienne11 et depuis longtemps la forme des textes mathématiques grecs a été rapprochée
de préoccupations philosophiques ou politiques.

3
15Cette variété et cette permanence reconnues, nous voudrions maintenant donner l’exemple d’une
modification volontaire des caractéristiques de certains textes mathématiques. Cet exemple nous est
donné par la transmission de l’arithmétique indienne au Moyen-Orient.

La transmission de l’arithmétique indienne au Moyen-Orient

16L’histoire des systèmes de numérations présente de nombreuses difficultés dont la moindre n’est pas
la diversité des sources potentielles (savantes, commerciales, etc.). Cette histoire est par conséquent
particulièrement tributaire du choix de ses sources. Nous suivrons ici pour notre part les travaux de
A.S. Saidan sur la transmission de l’arithmétique indienne au Moyen-Orient 12.

17Des représentations des nombres entiers au moyen d’un nombre fixé de caractères ont été utilisées
très tôt en Mésopotamie, en Chine et en Inde et cela dans plusieurs bases, sexagésimale ou décimale.
Un de leurs avantages est de ne plus avoir à introduire de nouveaux caractères pour désigner des
grands nombres (ou des petits…); il suffit de considérer des suites de caractères de plus en plus longues.
Ces représentations doivent être appréciées en fonction de l’étendue des opérations arithmétiques
qu’elles permettent (multiplication, division, calcul sur les fractions, extraction de racines), de leur
rapidité, de leur précision, de leur facilité d’emploi et plus généralement de leur adéquation à l’usage
auquel elles sont destinées et aux conditions dans lesquelles elles sont utilisées. Parmi elles, le système
indien permet avec dix caractères de représenter tous les nombres entiers et de faire toutes les
opérations arithmétiques. Ce système a pu remplacer avantageusement le calcul digital pratiqué au
Moyen-Orient qui certes nécessitait peu de moyens mais qui ne permettait de considérer que des
nombres inférieurs à 10000. Selon A.S. Saidan, ce serait au VIIe siècle que l’on trouverait la première
mention au Moyen-Orient de ce système indien. De manière significative, il n’était pas désigné par ses
caractéristiques arithmétiques ou par sa base mais par le support sur lequel les caractères étaient tracés
: la «table à poussière» appelée takht. Les chiffres étaient en effet tracés avec un doigt ou une baguette
sur un table recouverte de poussière. Le premier mathématicien arabe mentionné pour avoir écrit une
arithmétique utilisant ce système est le fameux Al-Khwarizmi (Bagdad c. 825) dans un livre aujourd’hui
perdu. Le livre le plus ancien qui nous soit parvenu à ce sujet a été écrit en 952 à Damas par Al-Uqlidisi
et une des ambitions de cet auteur était justement de modifier ce système afin de remplacer la table à
poussière par un bout de papier :

Table à poussière : ábaco / bout de papier : pedazo de papel

« In Book IV we present all the arithmetic of the Indians that has been done on the takht, but here
with no takht and no erasing; we carry it out on a sheet of paper, thus dispensing with the dust and
the board. Nevertheless the working is simpler, quicker and of less cost because here we need only an
inkpot and a sheet of paper », The Arithmetic of Al-Uqlidisi, p. 36.

18Une telle modification nécessite en effet de reformuler tous les algorithmes de calcul puisqu’il faut
renoncer à l’usage de l’effacement de caractères que permettait la table à poussière mais que ne
permettent plus l’encre et le papier. Les raisons invoquées pour un tel changement sont essentiellement
pratiques. Al-Uqlidisi invoque la rapidité, la simplicité, le moindre coût et le moindre encombrement,
mais aucune raison « savante » comme la possibilité d’effectuer de nouveaux calculs (extraction de
racines cubiques, par exemple). Il préfère mentionner l’inconvénient qu’il y a à être pris pour un
astrologue, profession qui s’exerçait aussi dans la rue avec une table recouverte de poussière… La
citation suivante est un témoignage remarquable de ce passage délibéré d’une surface effaçable au
papier et à l’encre :

Encombrement : congestión

« In this book we state all that is done by Hindi (schemes), not with takhtor erasure, but with inkpot
and paper. This is because many a man hates to expose the takht between his hands when he finds
the need to use this art of calculation, for fear of the misinterpretation of the attendants or whoever
may see it. It belittles him, for it is seen between the hands of the misbehaved who earn their living
by astrology in the streets. Moreover, he who calculates on it finds it so difficult to reconsider what he
has calculated to the extent that in most cases he repeats it, (not to mention) the exposure of the

4
content to the blowing wind which changes the figures, apart from making the fingers dirty, over and
above other things which distort orderliness.

In addition to all that we have said, it (that is what we here suggest) is simpler and quicker than the
arithmetic of the takht. Of it we shall show what will be appreciated and considered a novelty by all who
see it. It is one of the most curious things done in this arithmetic and the best that is being discussed.
I have seen no one of the people of Baghdad discuss it or do anything in it. This is why I mention it and
give the working of all its schemes. I shall leave nothing that is done by the takth without doing it in
this way; with the direction of God », The Arithmetic of Al-Uqlidisi, p. 247.

La transmission à l’Occident

19Suivant G. Beaujouan, c’est à partir du IXe siècle que les chiffres « arabes » sont introduits en
Occident13. D’abord sans le zéro, ils se répandent par le calcul sur abaques dont les cailloux (« calculi »)
sont remplacés par des jetons (« apices ») qui portent leur valeur écrite avec ces chiffres sur l’une de
leurs faces. Guy Beaujouan a montré que les diverses transcriptions manuscrites qui ont été faites plus
tard de ces inscriptions se correspondent à des rotations près puisqu’elles avaient dû fixer arbitrairement
une orientation que les jetons n’indiquaient plus! L’usage des apices avait fait perdre l’orientation des
chiffres et nous donne un exemple, anodin certes, des conséquences que peut avoir un changement du
support de calcul.

Cailloux : guijarros / Jetons : fichas

20Selon A. Allard, le calcul sur abaques va être ensuite supplanté par les techniques de calcul
algorithmiques fondées sur la notation positionnelle et le zéro. C’est au XIIe siècle que ces algorismes
s’introduisent en Occident, et avec eux le zéro, via des traductions du traité d’arithmétique d’Al-
Kwarizmi. Plusieurs copies de ces traductions nous sont parvenues sur des manuscrits dont les plus
anciens datent du XIIe siècle : Dixit Algorizmi, Liber Ysagogarum, Liber Alchorismi, (voir Fig. 2, en fin
d’article), Liber pulueris. C’est aujourd’hui encore par ces traductions que nous devons nous imaginer
le traité d’Al-Kwarizmi… L’incipit du dernier évoque encore une fois le support d’écriture attaché à ce
système de calcul et nous rappelle ainsi la dépendance des mathématiques à leurs textes : « Incipit
introductorius liber qui et pulveris dicitur in mathematicam disciplinam » («Début du livre d’introduction
à la science mathématique, appelé aussi livre de poussière»).

L’algorisme de Frankenthal

Introduction

21Le texte que nous allons maintenant analyser s’inscrit dans la droite ligne de l’histoire qui vient d’être
esquissée. Sans être une traduction latine du traité perdu d’Al-Kwarizmi, ce texte du début
du XIIIe siècle, aujourd’hui connu sous le nom d’« Algorisme de Frankenthal », est un des premiers
écrits en latin qui présente les algorithmes de calcul avec les chiffres arabes14. Dans ce manuscrit, mais
aussi dans toutes les traductions latines du traité d’Al-Kwarizmi, les algorismes présentés tirent parti
des possibilités offertes par une surface effaçable. Ainsi, en dépit des efforts d’Al-Uqlidisi pour
développer le calcul sur papier, cette technique de calcul est restée associée à la table à poussière.
Nous nous proposons de présenter dans un premier temps une analyse de la forme caractéristique de
ce texte. Nous mettrons ensuite en évidence le lien entre l’évolution de cette forme et celle de notre
conception des nombres.

Tirer parti : utilizar / En dépit de : en contra de

Présentation du texte

22Selon André Allard, éditeur du manuscrit de l’« Algorisme de Frankenthal », ce texte « constitue,
malgré sa brièveté, une des œuvres les plus complètes et les plus intelligemment composées » et il

5
« constitue un remarquable témoin du niveau des connaissances mathématiques du début
du XIIIe siècle»15. Voici sa description du manuscrit :

« Le Palatinus Vaticanus lat. 288 est un manuscrit de parchemin de 302 folios de 255 x 174 mm dû à
plusieurs copistes du XIIe et du XIIIe siècle. Les folios 158r à 302r sont écrits d’une même main de la
fin du XIIe ou début du XIIIe siècle et contiennent, outre plusieurs ouvrages de droit canon dont
le Decretum de Gratien et une partie de la collection des decretales de Bernard Circa, f.301r à 302r,
un petit traité d’arithmétique intitulé Ars algorismi. Aux folios 54v, 108v, 158r et 302r, on trouve sous
des formes légèrement différentes, des souscriptions écrites d’une main du XIIIe siècle différente de
la main des copistes, mentionnant l’appartenance du manuscrit au monastère de Sainte Marie-
Madeleine à Frankenthal. »16

Parchemin : pergamino

23La transcription de ce manuscrit occupe 6 pages imprimées et compte 97 phrases. Dans les 19
premières phrases, l’auteur introduit la notion d’algorisme et en rappelle l’origine arabe. Il définit les
nombres et le principe de leur représentation à l’aide des « signes » 0 à 9. Il ne manque pas non plus
de faire une remarque sur le support sur lequel ces «signes» étaient tracés :

« On parle d’algorisme comme on parle de nombre des Arabes (‘rimus’ est en effet un nombre), ou à
cause du sable blanc, car les inventeurs de cet art avaient l’habitude d’inscrire les signes sur du sable
blanc. Les inventeurs de cet art sont les Arabes. »

24La suite du texte présente les procédures de calcul basées sur ces dix «signes» : l’addition est
expliquée en 7 phrases, la soustraction en 9, une phrase est consacrée à la multiplication par deux, 11
à la division par deux, 12 à la multiplication, 17 à la division et 20 à l’extraction de la racine d’un nombre.
La dernière phrase est une phrase de conclusion (voir tableau ci-dessous).

L’addition de deux nombres

25Commençons par donner un exemple de la manière dont l’addition de deux nombres est effectuée.
Soit à additionner 3702 et 581, il faut disposer ces nombres comme il suit :

26L’addition de 2 et 1 fait 3. Le premier signe du nombre supérieur, en l’occurrence 2, est remplacé par
3:

6
27Il faut ensuite additionner 0 et 8. Le 0 du nombre supérieur est remplacé par 8 :

28Il reste à additionner 7 et 5, ce qui fait 12, soit une dizaine et deux unités. Le 2 des unités est mis à
la place du 7 et le 1 des dizaines est ajouté au 3 situé juste après celui-ci :

29Le résultat de cette addition, 4283, apparaît à la place du nombre en position supérieure.

La multiplication de deux nombres

30Voyons maintenant un exemple de multiplication. Pour effectuer le produit de 370 par 24 il faut
disposer ces deux nombres comme il suit :

31On commence par faire la multiplication de 3 par 2. Le résultat, 6, est écrit au dessus du 2 :

32 Ce même 3 est multiplié par le chiffre du bas suivant, 4, ce qui fait 12, soit une dizaine et deux
unités. Le 2 des unités est écrit à la place du 3, et le 1 des dizaines est ajouté au 6, ce qui donne 7 :

33Tous les chiffres du nombre en position inférieure ayant été considérés, ils sont décalés d’un rang
vers la droite :

34Les opérations précédentes sont répétées avec le chiffre placé au-dessus du 4, ici 7. Ce 7 est multiplié
par 2, ce qui fait 14. Le 4 des unités est ajouté à 2 et le 1 des dizaines au premier 7 :

35On multiplie ensuite 4 et 7, ce qui fait 28. Le 7 est remplacé par 8 et 2 est ajouté au 6 qui le précède :

36Les chiffres du bas sont ensuite décalés vers la droite :

7
37On rencontre maintenant un 0 à multiplier par 2 et par 4, le 0 reste dans ce cas inchangé :

38Le résultat de la multiplication, 8880, apparaît à la place du nombre en position supérieure17.

39On constate que l’addition et la multiplication ne sont pas effectuées comme cela nous a été appris
à l’école.

40 En particulier, dans ces algorismes l’un des deux nombres d’origine a été perdu et il a été remplacé
par le résultat cherché. En revanche, la configuration obtenue une fois l’addition achevée est exactement
celle qui permet d’effectuer une soustraction : si, après avoir effectué une addition, on part de la
disposition obtenue, il est possible d’enchaîner une soustraction dont le résultat redonnerait exactement
la disposition d’origine. Il en est de même pour la multiplication et la division (à ceci près qu’il faut
ajouter le reste éventuel de la division). Ces relations entre l’addition et la soustraction ou entre la
multiplication et la division n’apparaissent pas dans notre manière de poser ces opérations. Ces
dispositions et ces algorithmes font ainsi apparaître que l’addition et la soustraction d’une part, et la
multiplication et la division d’autre part, sont des opérations inverses ou, comme le dit l’auteur du texte :
« La soustraction sert de preuve à l’addition, la division à la multiplication, et inversement » (45)18. La
référence à une «preuve» est au premier abord surprenante puisque ce texte ne fait qu’indiquer les
opérations à effectuer sans aucune justification. Mais la « preuve » réside ici dans les relations générales
que les configurations entretiennent entre elles et elle s’apparente aux «preuves» mises en évidence
par Karine Chemla dans les textes chinois.

La mise en texte

41Nous voulons insister ici sur la possibilité d’effacer les chiffres écrits. Tous ces algorithmes consistent
à écrire des chiffres à la place d’autres chiffres. L’addition et la multiplication, par exemple, n’ont ainsi
besoin en tout et pour tout que de deux lignes pour être effectuées. Inversement, notre manière de
poser nos calculs apparaît au contraire adaptée à des expressions qui ne s’effacent pas, écrites à l’encre
sur du papier. Sauf à les barrer, il est inévitable que les données initiales soient encore visibles à la fin
des calculs…

42Nous avons d’ailleurs été confronté à cette différence de support dans les deux exemples que nous
avons donnés : nous avons été contraint de réécrire de nombreuses fois les deux lignes de chiffres, ce
qui aurait été inutile sur une surface effaçable et ce que nous aurions pu éviter lors d’un exposé oral
avec un tableau noir et de la craie.

Craie : tiza

8
43Cela montre aussi a contrario que ces algorithmes ne sont pas adaptés à des surfaces non effaçables
et c’est pourquoi Al-Uqlidisi avait dû les transformer. Quoi qu’il en soit, l’« Algorisme de Frankenthal »
est écrit à l’encre sur du parchemin, surface non effaçable… Mais justement, il décrit les algorithmes
sans donner d’exemples ! Plus précisément, à la différence de l’article que vous lisez, le texte latin
implique deux supports distincts : d’une part le texte sur parchemin qui explique les algorithmes, d’autre
part le support effaçable sur lequel les algorithmes sont prévus pour être effectués et auquel toutes les
opérations considérées dans le premier texte renvoient.

44Il y a dans l’« Algorisme de Frankenthal » un rapport de présupposition entre deux textes qui diffèrent
fondamentalement par leur support, l’un n’est pas effaçable, et c’est pour cela qu’il a pu être conservé,
l’autre doit être effaçable, c’est celui sur lequel se font les calculs, mais pour cette raison nous ne l’avons
pas. Où est donc le texte mathématique ? S’agit-il du texte écrit à l’encre et qui présente en termes
généraux les algorithmes ou s’agit-il de la surface effaçable sur laquelle les chiffres arabes sont tracés ?

45Il ne s’agit évidemment pas de trancher entre l’une ou l’autre de ces alternatives. Il convient plutôt
d’étudier ce texte dans sa complexité et de se donner les moyens de décrire les deux textes dont il se
compose et dont on aperçoit déjà l’hétérogénéité. Pour désigner de manière générale, et vague…, ces
caractéristiques nous parlerons de la mise d’un texte19. Nous entendons par là toutes les
caractéristiques objectives qui participent à la description d’un texte et nous allons nous intéresser ici à
l’une d’elles en particulier : le dédoublement. Nous dirons que l’« Algorisme de Frankenthal » a une
mise dédoublée dans la mesure où nous pouvons distinguer d’une part un texte primaire, celui écrit à
l’encre et qui nous est parvenu, que nous pouvons lire, citer et traduire, et d’autre part un texte
secondaire, sur lequel les chiffres arabes sont tracés et effacés, texte qui ne nous est pas parvenu–ce
qui n’aurait peut-être pas été le cas si le support avait été d’argile…–mais dont il faut faire l’hypothèse
quand nous lisons le texte primaire. Nous n’allons pas chercher ici à caractériser précisément le rapport
de présupposition à l’œuvre dans ce texte; nous nous contenterons de l’avoir suffisamment indiqué au
lecteur par les remarques précédentes et par cet extrait :

Trancher : decidir

« Si le résultat est un nombre formé de dizaines, il faut écrire zéro à la place du signe effacé et reporter
à la position suivante le (nombre formé de dizaines) représenté par un (nombre formé d’unités) ; s’il se
trouve dans cette position suivante une place vide, il faut écrire le nombre; s’il s’y trouve un zéro, il faut
le mettre à la place de celui-ci; s’il s’y trouve un nombre formé d’unités, il faut l’additionner, quand c’est
possible, car s’il s’y trouve un neuf, auquel on ne peut rien additionner, il faut effacer ce neuf et placer
un zéro à sa place, et le nombre formé de dizaines représenté par un nombre quelconque formé d’unités
doit être transporté jusqu’à ce qu’on trouve une place vide ou un nombre formé d’unités auquel on
puisse l’additionner. »

46Il est rare qu’un texte ne présuppose pas un autre texte d’une manière ou d’une autre et ces rapports
de présuppositions sont extrêmement variés ; il importe donc de les distinguer. La notion de mise
dédoublée est une distinction pertinente dans la mesure où avoir ou non une telle mise dédoublée
constitue une différence objective entre différents textes mathématiques. Ainsi, la mise des textes
mathématiques babyloniens, égyptiens et chinois auxquels nous avons fait allusion est dédoublée alors
que celle des textes grecs que nous avons considérés ne l’est pas. Si ces textes n’ont pas de mise
dédoublée, ils présentent une autre caractéristique intéressante : une partition. Il y a en effet d’une
part le texte en grec et d’autre part des diagrammes. Leur dépendance mutuelle n’empêche pas de
distinguer deux systèmes de signes et l’on pourrait d’ailleurs imaginer, comme c’est le cas dans d’autres
textes, que ces diagrammes soient rejetés à la fin du livre, voire perdus. Une partition semblable
intervient aussi dans certains textes chinois du XIIIe siècle analysés par Karine Chemla.

47Il convient aussi de distinguer une mise dédoublée comme celle de l’« Algorisme de Frankenthal » de
celle des textes que Reviel Netz qualifie dedeutéronomiques et qui « dépendent essentiellement
d’autres textes »20 mais sur le modèle des commentaires, comme par exemple celui que Proclus a écrit
sur le Livre I des Éléments d’Euclide ou ceux d’Eutocius sur les traités d’Archimède. Il est clair que le
texte primaire de l’« Algorisme de Frankenthal » ne saurait être vu comme un commentaire du texte
secondaire sur lequel se font les calculs. Dans le cas d’un texte deutéronomique il y a deux auteurs

9
distincts21, le texte secondaire peut être lu et transmis indépendamment de son commentaire. Les
deux textes sont en l’occurrence aussi écrits sur le même type de support (ce qui n’est plus toujours le
cas quand il s’agit d’un commentaire portant sur une œuvre musicale, picturale ou cinématographique,
par exemple).

48Notre article est lui-même un commentaire, d’une part des études historiques citées dans la première
partie, d’autre part de l’édition de l’« Algorisme de Frankenthal » proposée par André Allard. Mais il est
aussi à noter que dans notre présentation des exemples d’addition et de multiplication, le dédoublement
que présente l’« Algorisme de Frankenthal » a laissé place à une partition : d’une part le texte en langue
naturelle et d’autre part les doubles rangées de chiffres données dans les exemples. Cela indique la
possibilité pour le dédoublement d’évoluer en partition et réciproquement, peut-être, de voir une
partition comme l’indication d’un dédoublement antérieur…

Les nombres : concepts et signes

49La notion de mise en texte dédoublée introduite, nous voudrions apprécier son incidence sur les
concepts mathématiques, en l’occurrence sur celui de nombre. Soit : dans quelle mesure le concept de
nombre dépend-il de la mise des textes ? Pour aborder une telle question nous ne devons plus
considérer le nombre comme un concept mais comme un signe. Cette substitution nous semble
nécessaire dans la mesure où le concept de concept évacue a priori la dépendance du concept au texte
et ne peut donc permettre d’analyser l’incidence d’un changement de mise en texte. Il n’y a pas à
s’étonner ensuite que les concepts mathématiques soient indépendants des textes… mais cela ne tient
pas tant aux mathématiques qu’au choix de leur appliquer une analyse conceptuelle.

50Dans un premier temps, nous allons donc considérer la mise en texte d’un point de vue sémiotique
et nous verrons dans un second temps dans quelle mesure et comment cela permettra d’observer
l’incidence d’un changement de mise en texte.

51Pour cette analyse sémiotique nous nous inspirons du modèle de signe proposé par Louis Hjelmslev.
Nous nous limiterons ici à des définitions approximatives mais néanmoins suffisantes à l’application de
sa théorie à notre propos22. Nous considérons qu’un signe est formé d’une expression et d’un contenu.
L’expression d’un signe est une trace, ou plus exactement un ensemble de traces identifiées. Dans cette
dernière phrase il y a par exemple deux manifestations de l’expression /trace/. Le contenu d’un signe
est défini par les relations que les manifestations d’une expression contractent avec toutes celles
d’autres expressions dans l’ensemble des segments d’un texte pourvus d’une signification. La relation
établie entre deux expressions au niveau de leur contenu définit un plan de contenu (ou isotopie). Ainsi
le segment « ajouter deux à trois », que l’on imagine extrait d’un texte, manifeste une relation entre le
contenu des expressions /deux/ et /trois/ qui relève d’un plan de contenu que l’on pourra appeler plan
de contenu arithmétique. Le système sémiotique d’un texte est la description de l’ensemble de ses plans
de contenu et de leurs relations. Enfin, nous désignerons un signe à partir de l’une de ses expressions
mise en italiques, par exemple deux23.

52Suivant cette analyse, le texte est éclaté en un ensemble d’unités signifiantes et la description d’un
signe implique l’ensemble du texte. Il est dès lors préférable de disposer de la transcription d’un
manuscrit unique plutôt que d’une transcription faite à partir de plusieurs manuscrits lacunaires. Dans
ce cas, nous analyserions un texte dont le système sémiotique est une synthèse de celui des différents
manuscrits, ce qui nous ferait perdre beaucoup de l’intérêt historique de cette analyse. Tel serait le cas
avec les transcriptions duLiber Ysagogarum et du Liber Alchorismi faites à partir de plusieurs manuscrits
fragmentaires ou abrégés. En revanche l’édition du Dixit Algorizmi ou celle de l’« Algorisme de
Frankenthal » établies par André Allard satisfont cette exigence. Nous avons choisi de présenter
l’analyse de ce dernier simplement parce qu’il est le plus court, différence appréciable quand l’analyse
d’un signe nécessite de considérer toutes les occurrences de ses expressions dans le texte…

Analyse sémiotique de l’« Algorisme de Frankenthal »

53Dressons pour commencer la liste des expressions latines correspondant à des nombres et leur
traduction en français :

10
54Latin Français

55/numerus/……………………………………………./nombre/

56/digitus/………………………………………………/nombre formé d’unités/

57/figura/………………………………………………./signe/

58/cifre/………………………………………………..../zéro/

59/unitas/………………………………………………../unité/

60/articulus/……………………………………………../nombre formé de dizaines/

61/numerus compositus/…………………………………/nombre composé/

62/nouenarium/, /octonarium/, /septenarium/……………./neuf/, /huit/, /sept/

63/senarium/, /quinarium/, /quaternarium/………............./six/, /cinq/, /quatre/

64/ternarium/, /binarium/……………………………….../trois/, /deux/

65/zelentis/, /zemenias/, /zemis/, /kaltis/, /quimas/,

66/arbas/, /hormis/, /andras/, /igin/………………………Non traduits24

67/9/, /8/, /7/, /6/, /5/, /4/, /3/, /2/, /1/, /0/…………./9/, /8/, /7/, /6/, /5/, /4/, /3/, /2/, /1/, /0/

68/IX/…………………………………………………../9/

69Afin de nous familiariser avec ces termes, reportons-nous au passage de l’introduction dans lequel ils
sont pour la plupart définis (entre crochets le terme latin au nominatif singulier, la première occurrence
est soulignée) :

« Un nombre [numerus] est une collection d’unités [unitas] ou un amas créé par des unités [unitas], et
l’unité [unitas] n’est pas exclue de cette définition. Tout comme en effet le nominatif est appelé un cas,
non parce qu’il tombe, mais parce que les autres procèdent de lui, ainsi l’unité [unitas] est appelée un
nombre [numerus], non qu’elle soit une collection d’unités [unitas], mais parce que de sa répétition
proviennent les autres nombres [numerus]. Il y a trois espèces de nombres [numerus] : les nombres
formés d’unités [digitus], les nombres formés de dizaines [articulus] et les nombres composés
[numeruscompositus]. Un nombre formé d’unités [digitus] est un nombre [numerus] quelconque jusqu’à
la dizaine, et on l’appelle ‘digitus’ parce qu’il est contenu dans le nombre [numerus] de doigts. Un
nombre formé de dizaines [articulus] est un multiple par dix d’un nombre formé d’unités [digitus] ou
d’un autre nombre [numerus], comme dix ou vingt. Un nombre composé [numerus compositus] est un
nombre obtenu d’un nombre formé d’unités [digitus] et d’un nombre formé de dizaines [articulus],
comme onze, douze, treize, et ainsi de suite. Il y a neuf signes [figura] pour représenter [represento]
9 nombres [digitus]. Le dixième, qui s’appelle zéro [cifre], contribue à représenter tous les autres
nombres [numerus]. Le signe 1, qui s’appelleigin, représente l’unité [unitas]; le signe 2 représente deux
[binarium] et s’appelle andras, le signe 3 représente trois [ternarium] et s’appellehormis, le signe 4
représente quatre [quaternarium] et s’appelle arbas, le signe 5 représente cinq [quinarium] et
s’appelle quimas, le signe 6 représente six [senarium] et s’appelle kaltis, le signe 7 représente sept
[septenarium] et s’appelle zemis, le signe 8 représente huit [octonarium] et s’appelle zemenias, le signe
9 représente neuf [nouenarium] et s’appelle zelentis. Le zéro [cifre] est représenté par le signe [figura]
0; avec lui et les signes susdits on peut représenter n’importe quel nombre [numerus]. »

Figura

11
70Pour notre propos et pour limiter notre analyse, nous pouvons nous restreindre à décrire les signes
qui correspondent à ce que nous appelons aujourd’hui des chiffres.

71Considérons pour commencer l’expression /figura/, traduite par /signe/25. On en a une manifestation
dans la phrase (22) :

22. Et prima prime conferenda est, et que summa ex collatione excrescens emerserit, si sit digitus,
superior figura delenda est, et loco eius reponendus est digitus.

22. Il faut additionner le premier signe au premier, et si la somme obtenue par cette addition est un
nombre formé d’unités, il faut effacer le signe supérieur et écrire le nombre à sa place.

72Cette phrase atteste qu’une « figura » peut être « delenda » (« effacée »). On peut donc affirmer
que l’opération « effacer » fait partie de celles qui sont appliquées à une « figura » : une « figura » est
telle qu’elle doit pouvoir être « effacée ».

73Cette phrase atteste de nombreuses autres relations. Par exemple qu’une « figura » a une position,
qu’elle est située relativement à d’autres « figuras » : elle peut être la « première» (« prima »), elle
peut être située au-dessus, et l’on peut mettre un « digitus » à sa « place » (« loco »).

74Toutes ces opérations et ces relations suggèrent un contenu matériel, éventuellement imaginaire, qui
peut être manipulé et situé sur une surface. De semblables manifestations se retrouvent tout au long
du texte, en voici la liste :

MATERIALITE: « delenda » (« effacer »), « conferanda » (« juxtaposer »), « mutabit locum »


(« changer de place »), « transferentur » (« déplacer »), « loco eius reponendus est» (« mettre à la
place »), « scribetur » (« écrire »).

RELATION POSITIONNELLE : « prima » (« première »), « secunda » (« deuxième »), « penultimam »


(« avant-dernière »), « ultima » (« dernière »), « antepenultimam » (« antépénultième »), « prioris »,
« precedentem » (« précédente »), « sequenta » (« suivante »), « superior » et « superscriptis »
(« au-dessus »), « inferior » (« au-dessous »).

75Le texte comprend 55 occurrences de l’expression /figura/. Parmi celles-ci, 44, soit 80%, manifestent
ce type de relations qui s’apparente à des manipulations d’expressions. Cela décrit donc une partie du
contenu du signe figura et conduit à distinguer ce que nous appellerons simplement la première
isotopie.

76Même en réduisant notre texte à la seule phrase (22), cette isotopie n’épuise pas encore l’analyse du
contenu de figura. Le fait que de la juxtaposition de deux « figuras » résulte une « summa » («somme»)
implique une autre isotopie. En effet, le déplacement de deux «figuras» ne suffit pas à la production
d’une « somme » comme ce serait le cas si l’opération était effectuée par la réunion dans une même
case de deux ensembles de cailloux ou de baguettes. La première isotopie ne permet donc pas de
rendre compte de cette « summa ». Inversement, cette « summa », par laquelle nous aurions pu
commencer notre analyse, ne permet pas non plus de rendre compte des relations qui ont servi à définir
la première isotopie. Il est donc nécessaire de considérer une seconde isotopie, que l’on pourra appeler
le plan de contenu arithmétique. Ainsi, figura a aussi un contenu arithmétique26. Celui-ci se manifeste
tout au long du texte par les opérations et les relations suivantes :

« summa » (« somme »), « aggregatio » (« additionner »), « multiplicatio » (« multiplier »),


« abstrahi » (« extraire »), « tollo », « subtraho » (« soustraire »), « duplico » (« doubler »),
« mediari » (« diviser par deux »), « diuidens » (« diviseur »), « contineo » (« contenue »).

77Sur l’ensemble des 55 occurrences de /figura/, 23 d’entre elles, soit 42%, manifestent ce contenu
arithmétique.

12
78Si les occurrences de /figura/ manifestent à 80% la première isotopie et à 42% la seconde…, c’est
bien sûr que ces deux isotopies peuvent se manifester à partir d’une même occurrence de /figura/. La
phrase (89) donne l’exemple d’une « figura » à la fois située (« superscripti ») (première isotopie) et
« soustraite » (seconde isotopie) :

89. Postea rursus excogitabis numerum per quem omnes figuremultiplicate subtrahantur a
sibi superscriptis, et in se multiplicatus auferatur a residuo.

89. Ensuite, on trouvera de nouveau un nombre tel que tous les signes multipliés par lui puissent être
soustraits de ceuxqui se trouvent au-dessus d’eux et que lui-même multiplié par lui-même puisse être
enlevé du reste.

79Il nous reste pour être complet à considérer quelques occurrences particulières de /figura/. Il peut
être par exemple question de la parité du nombre de « figuras » qui servent à représenter un nombre.
C’est ainsi que /370/ comporte un nombre impair de «figuras», trois. Il y a 4 occurrences de cette sorte,
soit 7% du total. Mais c’est en fait encore la première isotopie qui est impliquée. En effet, pour juger
de la parité, il faut compter les «figuras» qui interviennent dans l’écriture du nombre; ce sont bien les
propriétés « matérielles » et non leur contenu arithmétique qui sont impliquées ici. La considération du
nombre de « figuras » qui servent à représenter un nombre implique le plan de contenu arithmétique,
mais celui-ci ne concerne pas ici le contenu de figura : c’est un nombre de « figuras » et non une
opération arithmétique rapportée à des « figura ». Cette intervention de l’isotopie arithmétique relève
d’une analyse du métalangage et c’est une propriété remarquable de cette isotopie que de pouvoir
intervenir ainsi à la fois en position d’expression et de contenu27. Nous nous contentons de signaler ici
cette intervention dont l’étude déborde le cadre de cette analyse.

80Il nous reste pour être complet à considérer encore quatre occurrences de /figura/. Ce sont celles qui
interviennent dans la partie introductive du texte, quand l’auteur introduit les «figuras» dans le passage
que nous avons déjà cité. Leur analyse relève du conditionnement sémiotique, c’est-à-dire de l’étude
des procédés par lesquels un auteur instaure ou caractérise lui-même certains des signes qu’il utilise28.
C’est encore ici la première isotopie qui est exclusivement impliquée.

81Compte tenu de ces dernières occurrences, 91% des manifestations de figurai mpliquent la première
isotopie.

82Il est déjà possible de tirer quelques conséquences de cette analyse du signe figura.

83Elle a montré que plusieurs isotopies intervenaient dans ce texte. Or, ce simple constat va à l’encontre
d’idées reçues sur la nature symbolique ou mono-isotopique des textes mathématiques. De plus, ces
deux isotopies se manifestent dans un seul et même signe : deux contenus distincts peuvent donc
coexister au sein d’un même signe mathématique29.

84Pour l’étude de la mise en texte qui nous occupe ici, la première isotopie présente un intérêt particulier
puisqu’elle suggère la manipulation d’expressionssituées sur une surface. Plus précisément, elle suggère
que ces expressions ont un statut distinct de celui des lettres ou des mots du texte transcrit : il n’est
pas question de « déplacer » ou d’« effacer » les lettres de la transcription que nous pouvons lire et
tenir entre nos mains, et son auteur ne s’arrête pas à considérer si elles sont situées au-dessus ou au-
dessous les unes des autres, c’est là l’affaire de l’imprimeur… Cette première isotopie est ici la
manifestation du texte secondaire –tracé sur une surface effaçable– dans le système sémiotique du
texte primaire, le seul qui existe du point de vue de notre analyse sémiotique. Cette isotopie étant ainsi
liée à la mise dédoublée du texte, nous avons une relation entre le système sémiotique et la mise en
texte. C’est dans cette mesure que cette analyse sémiotique peut contribuer à l’analyse de la mise
dédoublée de ce texte et des conséquences de la modification de celle-ci.

85Il convient donc de préciser l’intervention de cette isotopie dans ce texte, c’est ce que va nous
permettre de faire l’étude de la distinction « figuras »–« digitus ».

L’opposition figura vs digitus et cifre

13
86Rappelons qu’un « digitus », traduit par « nombre formé d’unités », est par définition un nombre
compris entre un et neuf. Chaque « digitus » est ainsi représenté par une « figura ». La question de la
différence sémiotique entre les signes figura et digitus se pose dans la mesure où nous avons montré
quefigura avait un contenu arithmétique comme bien sûr digitus en a un. Y a-t-il donc vraiment deux
signes ou simplement deux expressions, /figura/ et /digitus/, pour un seul signe ?

87Le syntagme « figura digiti », traduit par «le signe d’un nombre formé d’unités», va permettre
d’établir qu’il y a bien une distinction à faire et qu’il y a bien deux signes distincts30. On trouve quatre
occurrences de « figura digiti » (26, 33, 57 et 4731), en voici la première :

26. Si uero figura alicuius digiti cifre aggreganda occurrerit, cifre delenda est et figura illa loco eius
scribetur.

26. Si le signe d’un nombre quelconque formé d’unités est à additionner à un zéro, il faut effacer le
zéro et écrire à sa place l’autre signe.

88On remarque que /figura digiti/ intervient ici en relation avec /cifre/ (traduit par /zéro/). Il en est ainsi
de toutes les occurrences de cette expression. Or, « cifre » a la particularité d’être une « figura » à
laquelle ne correspond aucun « digitus », puisqu’il ne contient pas d’unités. Il est la seule « figura »
dans ce cas et le syntagme « figura digiti » marque cette distinctio : une « figura digiti » est la
« figura » d’un « digitus », c’est-à-dire toute « figura » à l’exception de « cifre ». Figura et digitus sont
donc bien deux signes distincts et la pertinence de cette distinction est liée au signe cifre.

89L’expression /cifre/ a 20 occurrences (hors introduction, qui en contient 2), dont 17, soit 85%,
impliquent la première isotopie. Il y en a 6 (parmi elles, 3 manifestent aussi la première isotopie) qui
sont en rapport avec une opération arithmétique et qu’il nous faut considérer plus précisément. La
phrase (26), que nous venons de citer, en est un exemple. Elle relève de la situation suivante : lors d’un
calcul au cours duquel les «figuras» doivent être additionnées deux à deux, on peut être amené à
additionner un « cifre » à une autre « figura ». Mais dans ce cas l’addition ne va pas être effectuée
comme pour les autres « figuras » : elle est présentée comme une opération de réécriture (première
isotopie) et non comme une opération arithmétique (seconde isotopie). Par exemple dans (26) : effacer
le « cifre » et écrire la « figura » à sa place. Et non, comme dans les autres cas : additionner la
« figura » et le « cifre » puis écrire le résultat à la place du « cifre ». L’addition effectuée sur un « cifre »
n’est donc pas considérée comme un cas quelconque d’addition de deux « figuras »; c’est un cas à part
auquel une phrase particulière est toujours consacrée et qui nous reporte de la seconde isotopie (plan
de contenu arithmétique) à la première.

90L’algorithme de soustraction nous en donne un autre exemple. Il met l’accent sur la recherche de
l’«unitas» nécessaire pour «soustraire un nombre plus grand d’un plus petit situé au-dessus de lui»
(31) :

33. Si uero mutuans proximo loco inueniat cifren, transeat ad tercium locum, uel ad quartum, uel
ultimum, donec inueniat figuram digiti, et ab ea mutuet unitatem. [34] Quam si solam repererit, ipsam
accipiat, ibique relinquat cifren, et deletis omnibus cifris interpositis et in cuiusque loco relicta figura
nouenarii, transferatur ad mutuantem figuram et illic pro denario abstractiue unitas intelligatur, et ab
his duabus subpositus numerus dematur.

(33) Si l’emprunteur rencontre dans la position suivante un zéro, qu’il passe à la troisième position, ou
à la quatrième, ou à la dernière, jusqu’à ce qu’il trouve le signe d’un nombre formé d’unités et qu’il en
emprunte une unité. [34] S’il trouve une unité, qu’il la prenne et y laisse zéro, qu’il efface tous les
zéros intermédiaires et laisse à leur place le signe de neuf, qu’il transporte l’unité jusqu’au signe
emprunteur où l’unité extraite sera comprise comme dizaine, et qu’il enlève le nombre inférieur de ces
deux nombres.

91Considérons à titre d’exemple le cas où il faut soustraire 8 de 5 dans la configuration ci-dessous où


le 5 est suivi d’un 0 :

14
92Comme il n’est pas possible de soustraire 8 de 5, il faut aller chercher une unité qui va permettre de
se ramener à la soustraction de 8 à 15. Or, cette unité ne peut être prise au zéro qui suit : il n’en
contient pas! On se reporte alors au 2 suivant qui représente un « digitus » et auquel il est donc possible
d’extraire une unité.

93La description de cette opération est un des cas où intervient l’expression /figura digiti/ (33) : pour
« extraire une unité » il faut en effet avoir une « figura digiti » et non seulement une « figura » puisque
celle-ci pourrait être un « cifre ». L’extraction de cette unité manifeste le plan de contenu arithmétique,
mais il s’agit du contenu de figura. En revanche, les opérations appliquées au « cifre » relèvent
exclusivement de la première isotopie : « qu’ilefface tous les zéros intermédiaires et laisse à leur
place le signe de neuf. »

94Ainsi, ces six occurrences de /cifre/ que nous avions mises à part impliquent la première isotopie et
non le plan de contenu arithmétique. Le signe cifre n’a donc pas dans ce texte de contenu arithmétique :
son contenu relève exclusivement de la première isotopie. Par ailleurs, l’auteur dit explicitement que le
zéro ne représente pas un nombre, mais qu’il « contribue à représenter tous les autres nombres »
(13)32.

95Figura et digitus étant deux signes distincts, voyons comment ils sont mis en relation. Deux verbes
servent à cette fin : « significo » (« signifier ») et « represento » (« représenter »).

39. Si uero figura imparis numeri medianda occurrerit, tollatur ab ea unitas, que respectu proxime
precedentis figure denarium significat.

39. S’il se présente un signe de nombre impair à diviser par deux, on en enlève une unité qui par
rapport à la position suivante a valeur de dizaine.

96Comme le système de numération est positionnel, les «figuras» sont amenées à prendre des valeurs
différentes suivant le rang qu’elles occupent dans la représentation d’un nombre. Il y a ainsi d’une part
le « digitus » qu’une « figura » « représente » ou signifie » et d’autre part la valeur qu’elle a compte
tenu de sa position. Cela implique un jeu remarquable et bien connu sur la valeur d’une même
expression.

97On peut représenter leur syntaxe de la manière suivante :

98Précisons, comme on pouvait s’y attendre, que « represento » et « significo » ne sont jamais
appliqués à « cifre ». On retrouve par ce biais la singularité du « cifre » parmi les autres « figuras »33.

99Chacun de ces deux verbes établit une relation orientée, avec une origine et un but. Si l’on rapporte
les signes auxquels ils s’appliquent à leurs contenus, il apparaît que l’origine est dans les deux cas
rapportée à la première isotopie et le but à la seconde.

100Mais s’il convient de recenser ainsi les verbes qui servent en particulier à mettre en
relation figura à digitus, il importe de se souvenir que l’auteur peut aussi se passer d’eux. En effet, le
signe figura n’est pas nécessairement mis en relation avec le plan de contenu arithmétique par
l’intermédiaire d’un autre signe (digitus) pourvu d’un contenu arithmétique : il a bien lui-même comme
nous l’avons vu un contenu arithmétique.

101Concernant l’examen de ces verbes, un constat évident mais lourd de conséquences


épistémologiques et historiographiques s’impose : il peut être question de « signification » ou de
« représentation » dans un texte mathématique. Non, bien sûr, au sens où les textes mathématiques
ont une signification…, mais au sens où l’auteur est amené à des considérations sur la signification de

15
ses propres signes, c’est-à-dire, en définitive, qu’il va jouer sur celle-ci. Et ce n’est là nullement une
particularité de ce texte34. Ce constat suffit à lui seul à établir la complexité sémiotique des textes
mathématiques et à suggérer l’étude de leurs systèmes sémiotiques.

102Ces considérations de l’auteur sur ses signes s’introduisent ici en rapport au jeu sur la valeur des
expressions inhérent aux systèmes de numération positionnelle. Il nous semble qu’on ne saurait
exagérer l’importance, cette fois pour l’histoire de la sémiotique, de l’originalité de ces signes. Mais notre
analyse montre néanmoins que cette variabilité de la signification n’est ici nullement liée à la mise du
texte. Plus précisément : nous n’avons pu établir une quelconque corrélation entre la multiplicité des
valeurs que peut prendre une même «figura» et le dédoublement du texte.

Mise en texte et formalisme

103Cette analyse a permis d’établir et de préciser la différence entre figura etdigitus. Elle a montré
notamment que cifre s’opposait à leur assimilation : il est une « figura » qui à la différence des autres
ne représente pas un « digitus » ; il n’a pas de contenu arithmétique. Sans cela, le système des
«figuras» serait isomorphe à celui des « digitus » et ils pourraient dès lors être identifiés… et le seraient
probablement comme c’est aujourd’hui le cas. Cette assimilation bute donc sur le cifre dont la
particularité doit être réduite pour que puisse disparaître cette distinction, celle-ci étant inversement
l’indice d’une différence qui fait obstacle à cette assimilation.

104Mais pour être ainsi un obstacle alors qu’il n’a aucun contenu arithmétique, il faut bien que cifre ait
un autre contenu. Il en a un en l’occurrence sur la première isotopie. De plus, l’exception du cifre n’est
pas à cet égard le seul obstacle puisque figura a de toute façon un contenu sur la première isotopie.
Ainsi, les «figuras» jouent un rôle en tant qu’expressions et il convient de tenir compte de certaines
particularités de la substance dans laquelle elles se manifestent. Quoiqu’il en soit, pour
assimiler figura et digitus il faudrait écrire les «figuras» sur du papier, ce qui n’est pas possible sans une
transformation complète de la mise de ce texte.

105La réduction de la mise dédoublée peut donner lieu à une partition comme dans notre propre texte. On
peut constater une telle refonte de la mise dans les textes mathématiques actuels qui, au moins pour les
nombres, ne présentent généralement plus ce dédoublement remarquable. Par ailleurs, comme les
manifestations de la première isotopie se rapportent toutes au texte secondaire et que la forme de cette
isotopie n’est en définitive que celle du plan de l’expression(hypothétique…) de ce texte secondaire, réduire
l’opposition entre « digitus » et « figuras » implique une refonte, voire la disparition de la première isotopie,
et donc aussi un changement cette fois du système sémiotique.

106Plus généralement, la fusion des textes secondaire et primaire nécessite une adaptation des
déterminations liées à la substance d’expression du texte secondaire à la substance d’expression du
texte primaire. Une différence substantielle entre les deux textes doit être envisagée, sans quoi il n’y
aurait dans ce cas pas de raison d’avoir une mise dédoublée.

107Cette réduction des différences substantielles nous amène à considérer l’hypothèse selon laquelle la
forme est indépendante de la substance, aussi bien de contenu que d’expression. Nous l’appellerons
l’hypothèse formaliste. Selon cette hypothèse, la signification d’un texte doit être indépendante de sa
substance d’expression; seules les différences formelles comptent, c’est-à-dire sont signifiantes35.

108Indépendamment de sa validité, cette hypothèse a une conséquence sur la mise des


textes : l’hypothèse formaliste implique que tout peut être formulé avec une mise en texte non
dédoublée. En effet, la forme étant indépendante de la substance dans laquelle elle se manifeste, il n’y
a pas lieu de recourir à deux substances différentes. Aucune mise dédoublée ne saurait être justifiée à
partir de cette hypothèse : le dédoublement apparaîtra toujours superflu ou devra être ignoré.

109Cette conséquence présente l’intérêt d’établir une relation entre une hypothèse forte de nature
épistémologique et une mise en texte particulière. Ainsi, le caractère non dédoublé de la mise du texte
de Peano (Voir figure 1 en bas de la page) n’apparaît plus contingente, pas plus que ne l’était le fait

16
qu’elle soit, à cet égard, identique à celle des Éléments d’Euclide… L’une et l’autre sont conformes à
l’hypothèse formaliste.

110Inversement, pour autant que la mise dédoublée des textes babyloniens, égyptiens et chinois est
irréductible – et sinon pourquoi conserveraient-il systématiquement une telle mise dédoublée ? – ces
textes contredisent l’hypothèse formaliste. La mise dédoublée des textes mathématiques babyloniens
et chinois trahit bien dans cette mesure un moindre degré de formalisation. Néanmoins, même restreinte
aux textes mathématiques, l’hypothèse formaliste demeure une hypothèse… et considérer que ce
formalisme, ainsi compris, est un trait déterminant des mathématiques est encore une autre hypothèse.
Indépendamment de l’adoption ou non de l’hypothèse formaliste, il est possible d’étudier les
transformations sémiotiques qu’introduiraient la réécriture de ces textes avec une mise non dédoublée.
Il convient peut-être surtout, comme l’ont montré Jim Ritter et Karine Chemla, de rapporter les
conceptions des pratiques rationnelles, de théorie, de démonstration, d’exemple, d’énoncé général etc.,
à la mise des textes plutôt que d’ériger celle qui nous est familière en norme pour ces concepts.

Les transformations sémiotiques introduites par la traduction

111La mise de l’« Algorisme de Frankenthal » présente donc un dédoublement qui ne correspond pas
à la mise des textes actuels dans lesquels des nombres interviennent, comme par exemple dans la partie
de cet article où nous comptons les occurrences de /figura/. Les signes de chiffres, le zéro notamment,
ne sont plus aujourd’hui marqués par ce dédoublement et la possibilité de les effacer n’entre pas plus
dans leur contenu que la couleur de l’encre qui sert à les écrire. Par ailleurs, nous avons établi un lien
entre la mise dédoublée de l’« Algorisme de Frankenthal » et certaines caractéristiques de son système
sémiotique. La mise des textes faisant intervenir des nombres ayant depuis changé, leur système
sémiotique a-t-il aussi changé ? Il n’est évidemment pas possible de suivre ici l’évolution générale de la
mise des textes mathématiques et son influence sur leurs déterminations sémiotiques. Nous voudrions
néanmoins en donner ici un exemple. Nous le ferons en mettant en évidence cette influence à partir
d’un texte du XXe siècle : la traduction française donnée par l’éditeur du manuscrit. Il est difficile
d’imaginer un texte plus proche de l’original latin et réalisé avec une plus grande fidélité philologique et
une plus grande érudition. Pourtant, en dépit de cette extrême proximité nous allons montrer que
l’évolution de la mise des textes d’arithmétique et de leurs signes est perceptible dans certaines
différences entre la transcription latine et cette traduction française. Aujourd’hui, et depuis longtemps
déjà…, nous utilisons les chiffres « arabes » pour représenter les nombres mais sans la manipulation
matérielle qui leur est associée dans l’« Algorisme de Frankenthal ». Comme dans l’analyse sémiotique
que nous avons proposée c’est la première isotopie qui est liée à cette manipulation matérielle, on peut
s’attendre à ce que la place de cette isotopie dans la structure sémiotique de la transcription et de la
traduction soit différente et que cette différence soit conforme à cette évolution. C’est ce que nous
allons montrer.

112Le passage suivant nous donne certainement l’exemple le plus évident d’une telle différence

« Nouem tantum sunt figure ad representandum IX digitos. »

« Il y a neuf signes pour représenter 9 nombres. »

113On constate que l’expression /IX/ de la transcription a été remplacée par /9/ dans la traduction. Or,
si ces deux expressions sont, en l’occurrence, aujourd’hui substituables, cette substitution transforme
complètement le système sémiotique du texte. Elle introduit en effet une expression /9/ pourvue d’un
contenu arithmétique – ce 9 compte le nombre de « digitus » – alors que la transcription latine n’en
comportait aucune de ce type : les occurrences des expressions arabes n’avaient dans la transcription
aucun contenu et n’y figuraient qu’en tant qu’expression. C’est là une caractéristique remarquable de la
transcription liée à sa mise dédoublée : ce texte consacré aux chiffres « arabes » ne contenait que trois
occurrences d’expressions de tels chiffres : dans l’introduction, car il faut bien montrer à quoi ils
ressemblent…, et dans deux tableaux qui illustraient la manière dont ces signes devaient être disposés,
sans qu’aucun calcul ne soit effectué à partir de ces tableaux tracés à l’encre. C’est d’ailleurs la raison
pour laquelle nous n’avons analysé le signe d’aucun chiffre ; cela est rigoureusement impossible à partir
de la transcription. Mais ce serait possible à partir de la traduction…

17
114Voyons maintenant quelle est la conséquence sémiotique de cette substitution. Ce /9/ introduit dans
le texte primaire de la traduction une expression de chiffe qui manifeste un contenu arithmétique alors
qu’un tel signe était absent de la transcription; il ne pouvait se manifester que dans le texte secondaire.
Des signes qui n’avaient de contenu que sur la surface effaçable en ont maintenant sur le texte primaire
écrit à l’encre sur du papier. Le caractère strict du dédoublement de la mise de la transcription est ainsi
aboli dans la traduction.

115Cette substitution d’une expression «arabe» à une expression romaine a de plus ceci d’intéressant
qu’elle n’est nullement un cas isolé. Elle se retrouve en effet dans l’ensemble des traductions récentes,
en français et en allemand, des versions latines de l’arithmétique perdue d’Al-Khwarizmi36.

116Un phénomène semblable, parmi beaucoup d’autres…, a d’ailleurs dû se produire au XIIe siècle lors
de la réalisation de ces traductions, cette fois, de l’arabe au latin, car il est peu probable que des chiffres
romains figuraient dans le texte arabe…

117D’autres différences entre le système sémiotique de la transcription et de la traduction peuvent


encore être repérées. Nous avons vu que le trait sémiotique remarquable de figura était la manifestation
de deux isotopies. Cette poly-isotopie est évidemment conservée dans la traduction. Mais on peut
néanmoins observer une tendance à transférer ou à atténuer des manifestations de la première isotopie
(liée à la manipulation matérielle des expressions) au bénéfice de la seconde (arithmétique) alors que
la tendance inverse ne s’exprime jamais. La traduction accentue ainsi les manifestations d’opérations
arithmétiques au détriment des manipulations d’expressions. La traduction de /IX/ par /9/ était déjà
une illustration de cette tendance.

118On peut donner en exemple les phrases (22, 24) dans lesquelles « confero » (qui pourrait être
traduit par « juxtaposer ») est traduit par « additionner » ([22] a déjà été citée) :

24. Postea secunda secunde conferenda est, et tercia tercie, donec ad ultimam peruenerimus, et sicut
in collatione prime ad primam, ita in omnium collatione negociandum erit.

24. Ensuite le second signe est additionné au second, et le troisième au troisième, jusqu’à ce qu’on
arrive au dernier, et on opérera dans l’addition de tous les signes comme dans l’addition du premier.

119De même, dans la phrase (40), «transfero» (qui pourrait être traduit par « transporter ») est traduit
par «extraire» :

40. Quo mediato et uno quinario proiecto, alter quinarius signabitur super precedentem figuram, et
tunc mediari potest figura de qua unitas predictatranslata est, et proiecta medietate, reliquum
scribatur loco totalis figure.

40. On divise par deux cette dizaine, on en rejette cinq et on inscrit le cinq restant au-dessus du signe
précédent; on peut alors diviser par deux le signe dont l’unité susdite a été extraite, on exclut une
moitié et on inscrit le reste à la place du signe.

120L’inverse ne se produit jamais : il n’y a pas d’exemple de relation qui relèverait du plan de contenu
arithmétique dans la transcription et qui serait remplacée par une relation relevant de la première
isotopie dans la traduction.

121La concision que permet la grammaire latine oblige aussi souvent le traducteur à ajouter par catalyse
certains mots. Il est alors dans la nécessité de faire des choix qui ne manquent bien sûr pas d’être
significatifs.

122La traduction de la phrase (25) en est un exemple :

25. Si autem cifre occurrerit, superior figura non mutabit locum.

25. S’il se rencontre un zéro à additionner, le signe supérieur ne changera pas de place.

18
123/Additionner/ a été ajouté dans la traduction. Une manifestation de l’isotopie arithmétique est ainsi
introduite, alors que dans ce segment seule la première isotopie était manifestée via /occurrerit/.

124Des cas se présentent aussi où des manifestations de la première isotopie sont atténuées. Par
exemple, « figura cifre » (91) est traduit par « zéro », plutôt que par « le signe de zéro ». Ici, la
première isotopie se manifeste néanmoins encore puisqu’il est question de « poser un zéro ».

125Là encore, il n’y a aucun exemple de mots introduits dans la traduction qui ajouteraient ou seulement
accentueraient des manifestations de la première isotopie.

126L’usage dans la traduction de l’expression /nombre/ participe de cette même tendance. Cette
expression a 87 occurrences dans la traduction, contre 52 de /numerus/ dans le texte latin. Cette
différence de plus de 67% dans une traduction presque littérale s’explique par la conjonction de
plusieurs facteurs qu’il convient de distinguer. Il y a d’une part le choix de traduire /digitus/, /articulus/,
etc., par /nombre formé d’unités/, /nombre formé de dizaines/, etc., qui contribue pour beaucoup à ce
décalage. Il y a d’autre part la concision déjà signalée du latin qui oblige parfois le traducteur à ajouter
une occurrence de /nombre/ là où une seule occurrence de /numerus/, de /digitus/, d’/articulus/, était
attestée. L’étude de ces transformations concerne l’analyse de la seconde isotopie qui est ainsi modifiée
puisque /nombre/ introduit une unité d’expression absente de la transcription latine37. Remarquons
tout de même que la traduction de /digitus/ par /nombre formé d’unités/ inscrit cette expression dans
une série d’expressions qui a pour unité /nombre/, ce qui contribue aussi à atténuer l’opposition
entre figura et digitus dès lors transformée en l’oppositionsigne de nombre vs nombre formé
d’unités qui n’oppose plus deux unités d’expressions.

127Outre ces transformations qui affectent principalement la seconde isotopie, il arrive, et c’est ce qu’il
nous importe surtout d’observer ici, que l’expression /nombre/ remplace une occurrence de /figura/.
Par exemple :

18. Et hoc tene per regulam talem : omnis figura quot unitates significat primo loco, tot denarios
secundo loco, et tot centenarios tercio loco, tot millenarios quarto loco.

18. Prends ce qui suit pour règle : tout nombre en première position représente autant d’unités, en
seconde position autant de dizaines, en troisième position autant de centaines, en quatrième position
autant de milliers.

128Cette substitution contribue à atténuer encore un peu plus la distinction entre les deux isotopies. De
même, on trouve dans la traduction une occurrence par catalyse de /rangées de nombres/ (61) qui
manifeste cette tendance à traduire /figura/ par /nombre/ alors que seule l’expression /figurarum
ordines/ est attestée dans la transcription latine (21, 37).

129Là non plus, le contraire n’arrive jamais : il n’y a pas d’exemple où l’expression /digitus/ serait
traduite par /signe/…

130Toutes ces transformations vont dans le même sens : l’atténuation de l’aspect manipulation
d’expressions en faveur des opérations arithmétiques. Il y a ainsi une tendance à assimiler la première
isotopie à la seconde conformément aux caractéristiques sémiotiques actuelles des nombres.
L’opposition entre figura etdigitus, directement liée au dédoublement de la mise du texte, est en
particulier atténuée. Ces déplacements ne modifient bien sûr jamais le sens général du texte et moins
encore la description que l’on peut faire des algorithmes. En revanche, la structure sémiotique a, elle,
été modifiée.

131Il importe de noter qu’entre la transcription et la traduction la mise du texte n’a pas changé dans la
mesure où elle est toujours dédoublée. Ce n’est donc pas une analyse directe de celle-ci à l’aide du seul
concept de dédoublement qui aurait permis d’étudier l’influence de la mise actuelle des textes
d’arithmétique. C’est en effet une transformation du système sémiotique, et non de la mise en texte,
que nous avons mise en évidence : c’est à partir du système sémiotique que cette influence est
repérable. L’examen de ces transformations a permis d’observer qu’elles allaient dans le sens d’un

19
rapprochement avec les caractéristiques sémiotiques de nos chiffres, ces caractéristiques étant elles-
mêmes liées à la mise actuelle des textes d’arithmétique réduite à un texte primaire non effaçable.

38 Voir Herreman 2000 pour des exemples.

132La distinction entre l’analyse d’une part de la mise en texte au moyen de concepts tels que le
dédoublement ou la partition et d’autre part celle du système sémiotique est nécessaire dans la mesure
où l’une et l’autre définissent des histoires qui se rencontrent ici mais qu’il ne faut pas pour autant
confondre : il y a d’une part l’histoire de la mise des textes mathématiques et d’autre part celle de leurs
caractéristiques sémiotiques. Car si un changement de mise en texte peut conduire à des modifications
de la structure sémiotique, comme ici le passage d’une surface effaçable à une surface non effaçable,
ou encore comme on peut s’attendre à ce que le passage aux supports numériques en induise sur les
textes mathématiques, des modifications de la mise peuvent n’avoir aucune incidence sur le système
sémiotique et elles ne pourront donc pas être analysées à partir de celui-ci. Inversement, de nombreuses
modifications de ces systèmes peuvent avoir lieu sans changement de mise38.

39 Voir Un Théorème de Fermat et ses lecteurs, Presses Universitaires de Vincennes, 1995.

133Notre propos n’était pas de faire une quelconque critique d’une traduction que nous ne nous sentons
pas même autorisé à juger. Néanmoins, nous pouvons considérer que, comme le texte latin, cette
traduction appartient aussi à l’histoire des systèmes de numération. Ce faisant, nous suivons la révision
de l’opposition entre mathématiciens et historiens opérée par Catherine Goldstein39. Il ne s’agit donc
pas de dénoncer des défaillances, et ce faisant d’introduire un jugement de valeur, mais d’indiquer la
signification de ces différences révélatrices des catégories sémiotiques du traducteur, et à travers lui,
de celles de son époque ou de son milieu. Comme quelqu’un qui s’exprime dans une langue étrangère
parle avec un accent qui trahit sa langue maternelle, cette traduction a aussi un certain « accent » qui
trahit le système sémiotique des nombres et la mise des textes d’arithmétiques familiers au traducteur
comme à nous.

40 L. Hjelmslev,Prolégomènes à une théorie du langage, p. 11.

134La comparaison d’un texte à sa traduction est un cas extrême. Elle montre la facilité avec laquelle
les caractéristiques sémiotiques d’un texte mathématique peuvent être modifiées. C’est que les
mathématiciens-historiens considèrent rarement devoir les respecter : « le langage veut être
ignoré »40 Suivant l’hypothèse formaliste, elles ne sont pas significatives. Pourtant, ces modifications
ne se font pas au hasard : elles sont suffisamment stables pour pénétrer une traduction savante. C’est
cette conjonction de variabilité et de stabilité qui permet de faire de ces caractéristiques un objet d’étude
historique et scientifique. Comme tout autre texte mathématique, les traductions participent à la
diffusion de ces caractéristiques et elles offrent des conditions particulièrement favorables à leur étude.
Comme nous avons essayé de le suggérer, ces transformations sémiotiques constituent un élément du
développement des mathématiques puisque de semblables transformations ont dû aussi être opérées
lors de la réception de l’œuvre d’Al-Khwarizmi, en partie involontairement, et en partie de manière
délibérée comme dans le cas d’Al-Uqlidisi quand il décida d’adapter ces algorithmes à l’encre et au
papier. Là comme ailleurs, on peut constater que l’évolution n’est pas linéaire puisque la structure
sémiotique du texte d’Al-Uqlidisi est certainement à cet égard plus proche de celle qui nous est familière
que ne le sont celles, pourtant bien plus tardives, des versions latines du traité d’Al-Khwarizmi, même
si nous ne pouvons pour notre part en juger qu’à partir d’une traduction en anglais et récente de
A.S. Saidan…

Conclusion

135Les exemples que nous avons donnés, qu’il s’agisse d’une page de Peano, des textes babyloniens,
grecs, chinois, arabes ou latins, ont montré à la fois la permanence et la variété de la mise des textes
mathématiques. Les supports d’écriture n’ont pas toujours été les mêmes et leurs spécificités peuvent
intervenir dans la manière dont les calculs et les raisonnements sont faits, sont imaginés, exposés et
transmis.

20
136Les évolutions technologiques ou les rencontres entre cultures sont l’occasion de confrontations et
de changements; ce sont des moments privilégiés pour étudier les implications des caractéristiques de
ces supports. On en a vu un exemple avec la diversité des facteurs et des conséquences qu’Al-Uqlidisi
envisage quand il adapte à l’encre l’arithmétique indienne pratiquée sur une surface effaçable. En
changeant le support d’écriture, il entend modifier à la fois la manière de représenter les nombres et
d’effectuer les opérations mais aussi les conditions de travail et l’image d’une profession.

137Mais le texte n’est pas qu’un cadre qui imprègne plus ou moins les idées qu’il sert à communiquer.
« Écrire », « effacer », « tracer », « déplacer », etc., ne sont pas seulement les opérations que le
mathématicien, comme le philosophe, le romancier ou le poète doit effectuer pour composer un texte.
Ce sont aussi des opérations dont il est question dans son texte au côté et indissociablement de
l’addition, de la multiplication et de la division. Cette activité scripturale intervient dans la manière même
de réaliser et de concevoir ce que sont un calcul, un raisonnement, ou un énoncé mathématique. Elle
dépend bien sûr d’un ensemble de caractéristiques du support, et elle change avec celles-ci.

138Avec l’« Algorisme de Frankenthal », nous avons essayé de montrer qu’une analyse sémiotique
pouvait contribuer à décrire certaines des implications de l’évolution de la mise des textes
mathématiques. La connaissance des isotopies et de leur organisation nous renseigne sur le mode de
coexistence des différentes substances d’expression, du parchemin et du sable ou de la poussière. Ainsi,
l’évolution de la mise des textes d’arithmétique transparaît dans les différences repérables entre le
système sémiotique de la transcription de l’« Algorisme de Frankenthal » et de sa traduction en français.
Il a été ainsi possible à partir du système sémiotique d’étudier certaines des conséquences du
changement de la mise des textes.

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Bibliographie
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Weil André, Œuvres scientifiques (3 vols), Springer, 1980.

Naissance de l’écriture. Cunéiformes et hiéroglyphes, Réunion des Musées Nationaux, 1982.

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3 Sur les mathématiques et plus généralement les «pratiques rationnelles» en Mésopotamie, voir Jim
Ritter, Les Pratiques rationnelles en Égypte et en Mésopotamie aux troisième et deuxième millénaires,
Thèse de doctorat, Université Paris XIII, Villetaneuse, 1993. Pour des reproductions de tablettes
babyloniennes voir par exemple : Naissance de l’écriture. Cunéiformes et hiéroglyphes, Réunion des
Musées Nationaux, 1982.

4 Voir Jim Ritter, « Chacun sa vérité : les mathématiques en Égypte et en Mésopotamie », in Serres 1997.

5 On peut se reporter pour cette question au paragraphe « La signification des textes mathématiques
égyptiens », in Maurice Caveing, Essai sur le savoir mathématique dans la Mésopotamie et l’Égypte
anciennes, Presses Universitaires de Lille, 1991, p. 379.

6 Pour cela Jim Ritter considère successivement un corpus de tablettes de problèmes babyloniens de la
même époque que la tablette considérée, un corpus de textes mathématiques égyptiens et enfin un corpus
de textes mésopotamiens de médecine, de divination et de droit. Voir Jim Ritter, « Reading Strasbourg
368: A Thrice-Told Tale », preprint du Max-Planck-Institut für Wissenschaftsgeschichte, n°103, à paraître
in Chemla (à paraître).

7 Reviel Netz, The Shaping of Deduction in Greek Mathematics, Cambridge University Press, 1999.

8 Karine Chemla, « Relations between Procedure and Demonstration. Measuring the Circle in the Nine
Chapters on Mathematical Procedures and their Commentary by Liu Hui (3rd century) », inHistory of
Mathematics and Education : Ideas and Experiences, 1996, p. 69.

23
9 Karine Chemla, « Similarities between Chinese and Arabic mathematical writings : (I) root
extraction », Arabic Science and Philosophy 4, 1994, p. 212.

10 Sur les commentaires et la portée générale d’un algorithme, voir Karine Chemla, « Theo-retical Aspects
of the Chinese Algorithmic Tradition (First to Third Century) », Historia Scientiarum 42, 1991, p. 75-98.

11 Voir Jim Ritter, Les Pratiques rationnelles en Égypte et en Mésopotamie aux troisième et deuxième
millénaires et «Babylone-1800», in Serres 1997 ; Karine Chemla, « Croisements entre réflexions sur
le Yijing et pratique des mathématiques en Chine ancienne », in Mélanges en l’honneur de Léon
Vandermeersch, J. Gernet, M. Kalinowski (sous la dir. de), EFEO (à paraître).

12 Sur la transmission de la numération et de l’arithmétique indienne voir Saidan 1978 et « Numération


et arithmétique », in Rashed 1997.

13 Sur l’arithmétique médiévale avant l’introduction des algorithmes voir Guy Beaujouan, « Étude
paléographique sur la ‘rotation’ des chiffres et l’emploi des apices du Xe au XIIe siècle », repris in Par raison de
nombres» l’art du calcul et les savoirs scientifiques médiévaux, p. 301-312, 1991. Sur l’histoire de la
réception en occident des algorismes indiens voir André Allard, Muhammed ibn Musa al-Khwarizmi. Le
calcul Indien (Algorismus). Histoire des textes, édition critique, traduction et commentaire des plus
anciennes versions latines remaniées du XIIesiècle, Blanchard, Société des Études Classiques, 1992.

14 La présentation de cet algorisme, la transcription et la traduction sont tirées de André Allard, « À


propos d’un algorisme latin de Frankenthal, une méthode de recherche », Janus 65, 1978, p. 119-141.

15 Allard 1978, p. 128.

16 Allard 1978, p. 120. Toutes les traductions du latin sont extraites de cet article.

17 Pour l’analyse des algorismes latins voir les travaux d’André Allard et de Menso Folkerts cités en
bibliographie.

18 Nous indiquons entre parenthèses le numéro de la phrase de la transcription latine.

19 Henri-Jean Martin a introduit la notion de mise en texte avec un sens un peu différent dans « Lectures
et mises en textes», Histoires de la lecture, un bilan des recherches, sous la direction de Roger Chartier,
Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, Paris, 1995, p. 249-259. Karine Chemla emploie souvent
«dispositif textuel ».

20 Reviel Netz, « Deuteronomic texts : a suggested principle in the history of mathematics », Revue
d’histoire des mathématiques 4, 1999. L’intérêt de cet article n’est pas tant la définition que l’auteur
propose des « deuteronomic texts » que l’idée d’associer ce type de texte au développement au Moyen-
Âge d’une réflexion au « second ordre » sur les mathématiques : « They do not write directly about circles
and triangles, they write about writings about circles and triangles, and therefore it is a tautological result
that what they write is a writing about writing »

24
21 Il y a à cet égard des cas particuliers intéressants comme la publication des œuvres complètes d’André
Weil commentées par… André Weil.

22 Voir Hjelmslev 1968, 1971, 1985. Dans cet article, nous avons essayé de réduire au minimum le
recours à un vocabulaire technique; le lecteur trouvera des définitions plus précises et un exposé des
quelques points sur lesquels il nous a semblé nécessaire d’adapter la théorie de Hjelmslev pour l’analyse
de textes mathématiques dans Alain Herreman, La Topologie et ses signes. Éléments d’histoire sémiotique
de l’homologie, Éditions de l’Harmattan, Paris, 2000.

23 Sans risque de confusion, nous utiliserons aussi les italiques pour souligner.

24 Ces termes appartiennent au vocabulaire des abacistes. Ils sont mentionnés dans l’introduction mais
n’ont plus d’occurrences dans la suite.

25 Nous donnons la traduction française d’André Allard pour faciliter la lecture, mais l’analyse porte sur
la transcription en latin; le décompte des occurrences et les pourcentages sont établis à partir de celle-ci.

26 L’appellation « contenu arithmétique » ne doit pas suggérer une universalité et une autonomie a
priori de ce plan de contenu au-delà de ce texte. Nous montrerons au contraire que le zéro n’a pas ici de
contenu arithmétique ce qui établit qu’il n’est pas possible d’identifier ce que nous avons appelé ici le plan
de contenu arithmétique avec le plan de contenu arithmétique d’un texte où ce serait le cas.

27 Nous entendons ici « métalangage » dans le sens de Louis Hjelmslev et développé par Sémir Badir
dans Le Métalangage d’après Hjelmslev. Épistémologie sémiotique, Université de Liège, 1998.

28 Pour cette notion, voir Herreman 2000, p. 39 s.

29 Voir à ce sujet Herreman 2000.

30 On peut noter ici un fonctionnement autonymique de /figura/ qui renvoie à une analyse du
métalangage, voir Badir 1998.

31 Dans la phrase (47), c’est /figura unitatis/ qui est attesté, mais une « unitas » est un « digitus »
particulier.

32 On peut d’ailleurs remarquer à ce propos que l’auteur justifiait au moyen d’une analogie grammaticale
(voir l’extrait de l’introduction cité au début de cette analyse) qu’une « unitas » puisse être considérée
comme un nombre. Sans nous arrêter ici sur ce détour grammatical fort intéressant, on remarquera
néanmoins qu’aucune justification semblable n’est avancée pour « cifre » ; c’est qu’il n’est effectivement
pas considéré comme un nombre, pas même par analogie!

33 Signalons en revanche l’occurrence remarquable suivante de « represento » appliquée à /0/ : 15. Cifre
uero tali figura 0 representatur, (…). 15. Le zéro est représenté par le signe 0, (…).

25
34 De semblables considérations se retrouvent par exemple dans les textes de topologie algébrique du
XXe siècle, voir Herreman 1999, 2000.

35 « Dans les langues, ressemblances et différences appartiennent à ce que, avec Saussure, nous avons
appelé la forme, et non à la substance qui est formée. (…) Le sens en lui-même est informe, c’est-à-dire
non soumis en lui-même à une formation, mais susceptible d’une formation quelconque. Si limites il y a
ici, elles se trouvent dans la formation et non pas dans le sens. C’est pourquoi le sens lui-même est
inaccessible à la connaissance, puisque la condition de toute connaissance est une analyse, de quelque
nature qu’elle soit. Le sens ne peut donc être reconnu qu’à travers une formation, sans laquelle il n’a pas
d’existence scientifique », L. Hjelmslev, Prolégomènes à une théorie du langage, p. 98.

36 Voir Allard 1992, Folkerts 1997.

37 La même tendance à l’uniformisation se retrouve pour les opérations arithmétique, un seul verbe
/additionner/ traduisant /confero/ (22,24), /collatio/ (22), /aggrego/ (19, 20, 23, etc.).

38 Voir Herreman 2000 pour des exemples.

39 Voir Un Théorème de Fermat et ses lecteurs, Presses Universitaires de Vincennes, 1995.

40 L. Hjelmslev, Prolégomènes à une théorie du langage, p. 11.


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Référence électronique
Alain Herreman, « La mise en texte mathématique », Methodos [En ligne], 1 | 2001, mis en ligne le 08
avril 2004, consulté le 30 septembre 2015. URL : http://methodos.revues.org/45 ; DOI :
10.4000/methodos.45

Alain Herreman
REHSEIS – UMR 7596

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