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partage entre les riches et les pauvres. Entre ceux qui


commandent et ceux qui obtempèrent. Ou encore entre
A l’ouest des séries: «Westworld» contre
ceux qui inventent des histoires et ceux réduits à en
«The Handmaid’s Tale» être les jouets.
PAR EMMANUEL BURDEAU
ARTICLE PUBLIÉ LE MARDI 29 MAI 2018
Y a-t-il un rapport entre ces deux ordres de divison ?
A priori aucun. Mais je doute que quiconque ayant
suivi leur actualité puisse l’ignorer : nombreuses sont
les séries télé dont l’univers est coupé en deux, et
tout aussi nombreuses celles dont la coupure concerne
justement cette opposition des forts et des faibles,
des créateurs et de leurs créatures… Je ne cite pas
Images croisées de «Westworld» et de «The Handmaid's Tale».
d’exemple. Parce qu’il y en a trop, et que la plupart
Deux séries sont actuellement au milieu de
sont tout sauf confidentiels. Et parce qu’il va être
leur deuxième saison : The Handmaid’s Tale et
question dans un instant de deux séries en particulier,
Westworld. La comparaison de ces deux mastodontes
elles-mêmes d’ailleurs assez connues.
est un bon moyen de voir de quelle façon les récits
sériels sont aujourd’hui à la fois des contes politiques De quelle façon cette division qui passe dans la
et des allégories du rapport de forces entre télévision narration doit être lue comme la traduction de celle
et cinéma. qui passe entre cinéma et télévision, c’est, je crois,
le problème fondamental que les séries posent
Le monde, longtemps, fut divisé en deux. Il y avait
aujourd’hui à la réception critique. Lorsque ce qu’on
le cinéma et il y avait la télévision. Le premier était
nomme leur troisième âge s’est ouvert, à la fin des
aimable, la seconde ne l’était pas. La télévision ne
années 1990, formuler les choses ainsi eût été, au
possédait aucune qualité sinon celle de pouvoir jouer
mieux, faire preuve d’un manque de tact. Il fallait
comme repoussoir. Si elle fonctionnait à la manière
avant toute chose débarrasser le petit écran de la tutelle
d’une mesure, c’était à un titre intégralement négatif.
du grand. Il fallait apprendre à regarder la télé pour
Puis les séries sont apparues. Il serait plus juste de dire
elle-même. Vingt ans, depuis, ont passé. Les séries
qu’elles sont réapparues, puisqu’en vérité elles avaient
ont conquis leur autonomie. On peut donc reparler
toujours été là. Reste qu’elles ont pris une nouvelle
de cinéma à leur propos sans risquer de paraître
importance grâce à laquelle ce vieux partage s’est
discourtois. On le peut et on le doit. Pour la simple
trouvé à la fois dérangé et compliqué. On a commencé
raison qu’au cours de ces deux décennies le genre a
à moins haïr la télé. On s’est mis à aimer le cinéma
peu à peu abandonné sa retenue visuelle pour revêtir
d’un amour moins unilatéral et moins exclusif. Ne
des atours tout cinématographiques.
serait-ce que parce qu’il a bien fallu convenir que « du
cinéma », il arrive qu’il y en ait dans les séries. Parfois, Westworld et The Handmaid’s Tale tombent, dans
sinon toujours. Et de plus en plus souvent. cette perspective, à point nommé. La première série est
un mélange de western et de science-fiction créé par
Qu’est-ce que le cinéma ? Le contraire de la télé, tout
Lisa Joy et Jonathan Nolan – le frère de Christopher
ce que la télé n’est pas et ne sera jamais… Ceux qui
– dont la deuxième saison est en cours de diffusion
avaient cru pouvoir prospérer avec pour bagage un
simultanée sur HBO et sur OCS. La seconde est une
énoncé aussi grossier – aussi nul – ont soudain ressenti
dystopie horrifique – et glauque ! – créée par Bruce
la nécessité de parler moins fort : bonne nouvelle.
Miller pour le site Hulu. Sa deuxième saison est
Cela ne signifie certes pas que toutes les divisions
également en cours de diffusion sur OCS (Max), avec
ont disparu pour autant. D’autres, et de bien plus
cette fois un décalage d’une journée entre les États-
graves, ont persisté. Elles se sont même aggravées. Le
partage entre les forts et les faibles, par exemple. Le

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Unis et la France. C’est donc hier soir, ce jeudi 24 mai et TheHandmaid’s Tale confirment qu’un danger
à 20 h 40, qu’on a pu voir le sixième épisode de cette menace le genre. C’est, sinon une chose qu’on sait
nouvelle livraison, intitulé First Blood. moins, une qu’on a moins de plaisir à dire.
On commencera par se souvenir que l’une et l’autre Longtemps – avant même le début du troisième d’âge
ont d’abord été des films. Westworld s’inspire de celui d’or –, ses défenseurs louèrent en effet dans la série
que Michael Crichton écrivit et réalisa en 1973. Le un art mineur. Contre un cinéma devenu trop lourd et
beau Mondwest, avec l’immense Yul Brynner dans trop conscient de ses moyens, ils faisaient valoir un
le rôle principal, a toute la simplicité que la série amateurisme. La médiocrité de la télé leur paraissait
de Joy et Nolan n’a pas. Trois personnages dans un rafraîchissante, sa laideur une précieuse impureté, le
cas, une cinquantaine au bas mot dans l’autre. Là désordre de ses grilles le préambule à mille surprises…
un suspense élémentaire – Yul va-t-il enfin se laisser Cette vision-là a vécu. Les séries sont devenues un art
tuer ? –, ici un écheveau d’histoires si embrouillé majeur. Peut-être même sont-elles en train de définir
qu’il découragerait les champions de tricot. Modestie un nouvel académisme voisin de celui dont on put
il y a quarante-cinq ans, mégalomanie aujourd’hui. jadis accuser le cinéma. Ou plus exactement : cet
Sécheresse, enflure. De sorte que, vu d’ici, c’est le académisme serait d’ores et déjà réalisé et devenu
film qui fait figure de pâle feuilleton de l’ORTF, irrespirable si ces mêmes séries n’étaient travaillées,
tandis que la série présente toute la démesure d’une voire rongées, par des divisions.
superproduction hollywoodienne. Matière et méta
The Handmaid’s Tale fut bien sûr d’abord, au milieu De quelle manière l’univers de Westworld est-il coupé
des années 1980, un roman culte de Margaret Atwood en deux ? C’est tout simple. La puissante firme Delos
paru en français sous le titre La Servanteécarlate. Mais a créé un gigantesque parc d’attractions western dont
celui-ci a également donné lieu à un film, en 1990. Et les visiteurs sont des riches et oisifs venus chercher un
ce film a beau avancer une liste internationale de noms peu de distraction, voire de risque, au contact de cow-
prestigieux – l’Allemand Volker Schlöndorff réalise, boys, de bandits, de prostituées et d’ingénues dont ils
le Britannique Harold Pinter adapte, le Japonais peuvent disposer à leur guise puisque ceux-ci ne sont
Ryuchi Sakamoto compose, les Américains Robert que d’inoffensifs robots. D’un côté le monde et de
Duvall et Faye Dunawaye interprètent –, lui aussi l’autre le parc. D’un côté l’humanité et de l’autre son
paraît bien maigre à côté de son petit frère sériel. imitation, à la fois factice et d’autant plus criante de
Il suffit de comparer les uniformes des servantes. vérité que les machines qui peuplent « Westworld » –
La voilette de Natasha Richardson chez Schlöndorff le nom du parc – ignorent d’abord qu’elles en sont.
affiche un rouge encore timide, et son tissu laisse
passer la lumière. Dans la série, Elisabeth Moss et De quelle manière l’univers de The Handmaid’s Tale
ses sœurs d’infortune portent une robe d’un rouge est-il coupé en deux ? C’est à peine plus compliqué.
dense, opaque – écarlate – et une coiffe d’un blanc Nous sommes dans un futur proche. La fertilité
immaculé qui se prêtent à de sévères – mais grandioses connaissant une baisse sans précédent, les États-Unis
– compositions militaires dont les réalisateurs ne sont passés aux mains d’une brutale théocratie au
craignent pas d’abuser. sein de laquelle les rares femmes pouvant encore
enfanter sont devenues des servantes dont la seule
S’il en était besoin, Westworld et The Handmaid’s raison d’être est de tomber enceintes. Le reste du
Tale confirment donc une suprématie. Les séries ont temps, elles sont traitées comme des bêtes et soumises
pris la place du cinéma. Au point de vue industriel, à une surveillance permanente. D’un côté les hommes
mais aussi au point de vue esthétique : bien des et de l’autre les femmes. D’un côté la caste des maîtres
séries ressemblent aujourd’hui plus à des films que
bien des films. Par la même occasion, Westworld

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– à son sommet trônent les « commandants » –, de tellement que sa solennité est à mourir : ah, ces
l’autre celle des esclaves. D’un côté le vert et le bleu, regards par-dessous qui durent de longues secondes
de l’autre le rouge. qui paraissent des heures, ces silences contrits qui
Outre cette division, le point commun entre les valent mille confidences, ces fins de scène en point
deux séries touche à une autre régularité du d’interrogation… Westworld, après tout, n’est pas
genre. The Handmaid’s Tale et Westworld décrivent exactement un parangon de frivolité. C’est plutôt
une humanité malade, parvenue à un point de que la série de Miller ne sait pas voir au-delà
développement, mais aussi d’assèchement tel qu’elle de sa fable politique : celle-ci est forte, ses échos
ne sait plus voir son salut hors d’une entreprise avec l’actualité patents et Moss une actrice qu’il est
de programmation. L’enjeu central, dans les deux toujours bon de voir ; il n’empêche que l’ensemble
cas, est la recréation artificielle du vivant. Gilead, bégaie monstrueusement. La série semble non pas
la République imaginée par Margaret Atwood, est désirer, mais redouter le moindre appel d’appel. Et
également une manière de parc, voire de camp. Les bien souvent elle oublie de raconter quelque chose :
femmes y sont mises sous cloche afin de rendre innombrables sont les épisodes où rien n’arrive, sinon
optimales les chances qu’elles enfantent. Tout comme l’attente et la douleur à nouveau répétées. Reste l’idée
les robots sont fabriqués par centaines, tués puis de la télé même comme dystopie ou contre-monde, sur
remis aussitôt en circuit afin de rendre toujours plus laquelle on pourra revenir au prochain épisode.
imperceptible l’écart qui les sépare de l’humanité L’intelligence de Westworld est quant à elle de faire
véritable. Ici comme là, l’humanité est étudiée, scrutée voir à quel point la programmation est devenue le lieu
puis (re) produite. À la chaîne et en vase clos. où se croisent nos deux divisions, celle du cinéma et
J’ai avancé le mot de programmation. S’il y en a de la télévision et celle entre les forts et les faibles,
un à retenir de cet article, c’est lui. Programmation les hommes et leurs machines. À l’évidence, il s’agit
doit s’entendre au sens de la science en général et de d’une série au second degré, d’une série qui parle
l’informatique en particulier : The Handmaid’s Tale et très directement des séries. Les employés de Delos
Westworld obéissent à des protocoles expérimentaux. qui imaginent ce qui peut avoir lieu dans le parc sont
Ce sont deux expériences menées en laboratoire sur appelés des « scénaristes ». Les invités entrent en
des cobayes dont on voudrait pouvoir anticiper et rapport avec des « histoires » – narratives en anglais,
contrôler les comportements. Ce sont deux histoires dont le nombre peut atteindre la centaine – et ces robots
de révolte qui à la fois gronde et tarde à exploser. corvéables à merci ne peuvent qu’évoquer ces seconds
Et programmation doit s’entendre au sens de la couteaux et troisièmes rôles que n’importe quelle série
télévision. De même qu’on parle de programmes télé, a besoin de convoquer, puis de tuer, puis de remplacer.
on peut appeler programmation la façon de narrer en Encore et encore. Ad libitum.
milieu sériel, c’est-à-dire l’invention de personnages Il y a donc ici tout un aspect « méta » qui peut
récurrents définis par quelques traits spécifiques et sembler d’autant plus usant que Westworld est une
que, épisode après épisode, test après test, on précipite série affreusement bavarde et sentencieuse. Mais, à
dans l’arène afin qu’ils réaccomplissent – plus ou bien y regarder, ce « méta » est en vérité ce que la série
moins – les mêmes gestes. Jusqu’à ce que l’expérience possède de plus concret. Et cela passe précisément par
prenne. Ou jusqu’à ce qu’elle rate pour bon. la programmation. Au double sens d’une réanimation
La ressemblance entre les deux séries ne va, si sous forme machinique des héros du cinéma d’antan –
je puis dire, pas plus loin. The Handmaid’s Tale cow-boys et Indiens – et d’un storytelling typiquement
suscite depuis son apparition un délire de louanges télévisuel ne cherchant pas à dissimuler son caractère
que je m’explique mal. L’amour du glauque est une stéréotypé. Parvenant, même, à en tirer quelque
chose décidément bien mystérieuse. Ce n’est pas beauté. Dans le dernier épisode en date – diffusé le
dimanche 21mai –, on voit ainsi des créatures du

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parc Western, dont l’extraordinaire Maeve interprétée hier au grand écran appartient désormais au petit. Y
par l’actrice anglaise Thandie Newton, être prises de compris ce genre – le western – qui, plus que n’importe
sidération au moment de rencontrer leurs équivalentes, quel autre, marqua le classicisme et la puissance de
bâties sur le même moule, du parc Shogun. Est-ce Hollywood. Joy et Nolan sacrent la gloire actuelle de la
à dire que cette humanité après laquelle courent les télévision comme programmation, reprogrammation
robots, ceux-ci devraient moins la chercher à notre à neuf du cinéma. Mais ils n’ignorent pas la rançon
contact qu’en apprenant à contempler l’étrangeté de de cette gloire. Mieux : ils en mettent à nu le coût
leur propre reflet ? exorbitant à travers le spectacle à la fois horrible
La même Maeve – à coup sûr le personnage le plus et quelquefois bouleversant d’un terrible gâchis de
fort de Westworld – avait au milieu de la première personnages.
saison obtenu de visiter les coulisses de Delos. Et voici Fable esthétique et fable politique deviennent ici
que s’ouvraient devant elle des ateliers, des essais de inséparables. La télévision réinitialise le cinéma : elle
costume ou de scène ainsi que, aperçu soudain de le recommence une fois de plus, elle lui rend la vie,
l’autre côté d’une vitre, un charnier. Cet amas de corps ou au moins un semblant de vie. Et dans le même
nus, c’étaient ses frères et ses sœurs empilés là comme temps, elle le tue encore. Chaque nouvelle semaine elle
des sacs dans l’attente d’être réinitialisés puis envoyés l’envoie à la casse dans un fracas de chair et de métal
de nouveau au front du storytelling. broyés, pour le seul profit de maîtres – les visiteurs, les
Peut-on aujourd’hui attendre davantage d’une série ? spectateurs – dont l’impunité ne pourra toujours durer.
À ma connaissance non. Plus que n’importe quelle
autre, Westworld déclare que tout ce qui appartenait

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