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ÉNERGIES

ANALYSE

Ukraine : la Russie engage une épreuve de force avec l’Europe

La guerre en Ukraine est en train de changer de dimension. En représailles face au projet de plafonner le prix du
pétrole russe adopté par le G7, Moscou a arrêté toutes les livraisons de gaz acheminées par Nord Stream 1. Après
l’Allemagne, la Suède s’alarme d’un moment « Lehman », mettant en danger la stabilité financière. 

Martine Orange
6 septembre 2022 à 19h31

L a menace d’utiliser le gaz comme une arme était agitée depuis le début de la guerre d’Ukraine. Vladimir Poutine l’a mise à
exécution le 3 septembre. En représailles face au projet de plafonner le prix du pétrole russe présenté la veille par les
ministres du G7 (États-Unis, Canada, Allemagne, France, Italie, Japon et Royaume-Uni), le président russe a décidé l’arrêt
complet de toutes les livraisons du gaz russe distribué par Nord Stream 1, le gazoduc qui alimente tous les pays de l’Europe du
Nord.

Depuis, les responsables européens multiplient les messages et les annonces pour tenter de rassurer leur population face à cette
donne nouvelle, porteuse de risques de pénurie, de rationnement, de nouvelles explosions des prix.

Le gouvernement allemand a annoncé dès le 4 septembre un plan de 65 milliards d’euros pour aider les ménages à faire face à la
flambée des prix. Il a même accepté de revenir sur un engagement de longue date en repoussant de quelques mois la fermeture
des deux derniers réacteurs nucléaires. Les Pays-Bas lui ont emboîté le pas en annonçant un plan de 15 milliards d’euros.

De son côté, la Commission européenne travaille d’arrache-pied à des mesures de protection – dont la possibilité de plafonner
les prix du gaz – en vue du prochain sommet sur l’énergie prévu le 8 septembre. Et tandis que la Suède vole au secours de ses
électriciens, la Suisse, l’Allemagne, la Finlande mettent au point des facilités de crédit pour aider leurs groupes d’énergie à faire
face à des appels de marge devenus délirants sur les marchés européens.

Tous redoutent que la crise historique de l’énergie ne se transforme en une catastrophe économique et sociale. En un an, le prix
du gaz a été multiplié par dix, celui de l’électricité par vingt, tandis que les cours du pétrole ont quasiment doublé. Au cours de
ces six mois, l’Union européenne a dépensé quelque 230 milliards d’euros supplémentaires pour assurer ses approvisionnements
énergétiques, selon des estimations publiées par Bloomberg.

Après l’Allemagne, la Suède n’hésite pas à parler d’un moment « Lehman » (l’écroulement de la banque américaine est considéré
comme le signe déclencheur de la crise de 2008) pour l’énergie. « Les annonces d’hier [l’arrêt des livraisons de gaz russe - ndlr]
risquent non seulement d’amener un hiver de guerre, mais menacent aussi notre stabilité financière », a prévenu la première
ministre suédoise, Magdalena Andersson, dès le 4 septembre.

Car le doute n’est plus permis : Vladimir Poutine a engagé l’épreuve de force avec l’Europe. Pendant des mois, alors que le
pouvoir russe jouait au chat et à la souris avec les Européens sur les livraisons de gaz, Gazprom, le bras armé gazier du Kremlin,
invoquait des difficultés techniques, des besoins de maintenance.

Cette fois, le Kremlin ne prend même plus la peine de ménager les apparences. Il assume sa politique d’agression. « Les
problèmes de livraisons gazières sont liés aux sanctions occidentales prises contre notre pays et plusieurs de nos groupes », a déclaré
le 5 septembre Dmitry Peskov, porte-parole de Vladimir Poutine. Celui-ci a fait savoir que les livraisons de gaz russe à l’Europe ne
reprendraient pas tant que les sanctions ne seraient pas levées.

À la recherche d’un soutien international élargi

Sans qu’il soit possible d’en évaluer les conséquences, la guerre en Ukraine est peut-être à un tournant. Elle a en tout cas changé
de dimension. En adoptant le principe d’un plafonnement du prix du pétrole vendu par la Russie, les ministres des finances du
G7 cherchent une internationalisation du conflit contre la Russie. Leur objectif est d’amener tous les pays qui ont choisi jusqu’à
présent de soutenir la Russie ou de se tenir à distance de la guerre en Ukraine – que beaucoup considèrent comme une guerre
régionale européenne - à rallier la politique de sanctions adoptée fin février contre la Russie.

Station du gazoduc Nord Stream 1 en Poméranie. © @Stefan Sauer/ dpa Picture-Alliance via AFP

« La proposition du G7 ne doit pas être vue comme une initiative occidentale contre la Russie, mais comme une initiative globale
contre la guerre en Ukraine », a expliqué le 4 septembre le ministre français des finances, Bruno Le Maire, lors d’un colloque en
Italie, ne cachant toutefois pas qu’il sera difficile de trouver un consensus, y compris au sein de l’Europe.

Même si les sanctions contre la Russie, notamment l’embargo sur les technologies, portent à long terme un risque
d’affaiblissement profond et durable de l’économie russe, à court terme, elles n’ont pas eu les effets escomptés. L’effondrement
économique éclair, pronostiqué à haute voix par Bruno Le Maire fin février, n’a pas eu lieu.

Comme le note un des derniers rapports de l’Agence internationale de l’énergie, la Russie, même si elle exporte beaucoup moins
qu’auparavant, n’a jamais gagné autant d’argent avec son pétrole et son gaz, en raison de l’envolée des prix de l’énergie, et de
l’appui d’un certain nombre de pays prêts à lui acheter ses hydrocarbures.

Car, à la surprise de nombre de connaisseurs du monde énergétique, le pouvoir russe a su très rapidement trouver de nouveaux
débouchés pour son pétrole et son gaz. Dans un premier temps, il a offert d’importants rabais pour que des pays lui achètent son
pétrole. Mais, peu à peu, il a mis en place de nouveaux circuits, garanti directement le financement des assurances pour le
transporter, trouvé de nouveaux traders pour en faire le négoce. Et les rabais ont diminué : alors que la Russie accordait une
remise de 34 dollars par rapport au cours du Brent en avril, elle le vend aujourd’hui à un prix inférieur de seulement 17 dollars.
En quelques mois, la Chine et l’Inde sont devenues les premiers clients de la Russie, achetant des cargaisons de gaz et de pétrole
à des prix inférieurs au marché, pour souvent les revendre par la suite, d’abord à l’Europe, en faisant des marges colossales. Plus
discrètement, la Turquie et même l’Égypte se livrent à ce commerce très lucratif.

Si la Russie a pu contourner les sanctions occidentales, c’est en raison de ces soutiens et relais extérieurs, analysent aujourd’hui
les responsables occidentaux, qui se refusent à parler d’échec. Et c’est pour y remédier que ceux-ci cherchent désormais à élargir
les rangs et à trouver un soutien international qui a manqué jusqu’alors.

Étouffer les revenus pétroliers russes

Afin de convaincre tous les pays hésitants, les membres du G7 avancent un argument censé séduire tous les gouvernements. Au-
delà de l’objectif de réduire les rentrées financières de la Russie pour financer sa guerre, le plafonnement aura le mérite
d’abaisser les cours du brut, qui ont doublé depuis un an, et de stabiliser le marché pétrolier mondial.

Le prix plafond n’est pas encore fixé, mais il devrait, selon les déclarations des ministres, permettre aux groupes russes de
couvrir leurs coûts d’exploitation (forage, exploration, transports) afin de les persuader de continuer à approvisionner le marché
mondial en pétrole, mais en limitant fortement les gains qu’ils pourraient tirer de la vente de leur brut. Certains évoquent un
plafond autour de 50 à 60 dollars le baril, ce qui constituerait une décote de plus de 30 % par rapport aux cours actuels.

Mais les ministres du G7 évoquent aussi, à côté, des moyens de rétorsion pour ébranler les pays récalcitrants : ils prévoient
d’interdire tout financement et toute assurance maritime pour les tankers transportant du pétrole russe à des prix qui ne
respecteraient pas les cours plafonds. Le Royaume-Uni et l’Europe couvrant environ 80 % du marché des assurances maritimes,
les ministres pensent qu’il devrait être compliqué pour les négociants et les transporteurs de contourner la règle du G7.

La secrétaire américaine au Trésor, Janet Yellen, le 31 août. © @Stefani Reynolds / AFP

Lorsque Janet Yellen, secrétaire américaine au Trésor, hostile au projet d’embargo européen sur le pétrole – il doit entrer en
vigueur le 5 décembre –, avait avancé cette idée de plafonnement du prix du pétrole russe, celle-ci avait été accueillie avec
scepticisme, y compris au sein de l’administration américaine. Les autres responsables du G7 ont fini par se laisser convaincre de
l’intérêt de la proposition, espérant y trouver un moyen pour stabiliser les cours.
Sans l’Opep, la Chine et l’Inde

Les objections émises contre ce projet de plafonnement pourtant demeurent. À commencer par celles sur la nécessaire
acceptation par la Russie de ce mécanisme.

Sur ce point, les membres du G7 sont déjà fixés. La déclaration de la réunion des ministres des finances était à peine publiée que
le Kremlin a tout de suite réagi. « La décision d’introduire un plafonnement des prix du pétrole russe entraînera une
déstabilisation significative du marché pétrolier mondial », a-t-il mis en garde. Devenu un soutien inconditionnel de Vladimir
Poutine, Dmitri Medvedev a prévenu de son côté que la Russie stoppera toute livraison de pétrole aux pays qui accepteront
l’accord sur le plafonnement du prix du pétrole.

L’arrêt des livraisons de gaz à l’Europe prouve que ce ne sont pas des paroles en l’air. Déterminé à gagner coûte que coûte la
guerre en Ukraine, quel qu’en soit le prix humain et économique, Vladimir Poutine accepte aujourd’hui de « torcher » ses
surplus de gaz, ses capacités de stockage étant pleines.

Même si les exportations pétrolières russes ont notoirement diminué (elles oscillent entre 4 et 5 millions de barils par jour,
contre plus de 7 millions avant l’invasion de l’Ukraine ), elles continuent à jouer un rôle majeur dans un marché pétrolier très
tendu.

« Compte tenu des actions prises sur le marché gazier, la Russie pourrait opter pour des représailles, priver les acheteurs du G7 de
pétrole et diminuer sa production, provoquant une hausse des prix mondiaux et de ses propres revenus, même en ayant à assumer
des coûts logistiques plus élevés pour les pays ne participant à cette politique », écrit dans une note rapide un analyste de
Goldman Sachs au lendemain de la déclaration du G7. Certains analystes bancaires prévoient qu’en cas de baisse de la
production russe, les cours du brut pourraient dépasser les 190 dollars le baril.

D’autant qu’il n’y a aucun secours à attendre des autres pays producteurs. La réunion du cartel de l’Opep + le 5 septembre a
dissipé toutes les illusions à ce sujet : même s’il ne s’aligne pas sur la Russie, sa politique revient à lui apporter un soutien
implicite.

Le président américain Joe Biden accueilli par le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane, au Palais royal à Djeddah, en Arabie saoudite, le 15 juillet 2022. © Photo
Agence Anadolu via AFP
Fin juillet, le président états-unien Joe Biden s’était rendu en Arabie saoudite. Ce voyage présidentiel était censé marquer un
apaisement des relations entre les deux pays : en contrepartie de la fin de l’ostracisation du prince héritier Mohammed ben
Salmane, mis au ban après l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, le président américain avait demandé une augmentation
de la production pétrolière de l’Opep afin de faire baisser les cours mondiaux du brut.

Un mois plus tard, il n’en reste rien : le cartel, sous la férule de l’Arabie saoudite, a annoncé une baisse de 100 000 barils par jour
à partir d’octobre. Les conditions économiques mondiales, marquées par les craintes de récession en Europe et aux États-Unis et
le ralentissement de la Chine, risquent d’entraîner une baisse de la demande, a expliqué l’Opep pour justifier sa décision.

L’annonce de cette réduction a une conséquence immédiate : le cours du pétrole, qui avait légèrement baissé ces dernières
semaines, est reparti à la hausse. L’Arabie saoudite a fait savoir qu’elle souhaitait obtenir un prix d’au moins 100 dollars le baril
sur les prochains mois. Tous les autres membres semblent partager cet objectif, très éloigné des attentes occidentales.

Mais si le G7 ne s’est pas assuré du soutien des autres pays producteurs, il ne s’est pas non plus enquis de l’avis des pays
importateurs. L’absence de l’Inde et de la Chine frappe tous les observateurs. Comment espérer obtenir une adhésion
internationale sans les associer à la réflexion ?

Le projet du G7 de priver la Russie de ses revenus afin d’arrêter la guerre en Ukraine et de reprendre le contrôle des prix de
l’énergie risque donc de faire long feu. Soulignant un peu plus les fractures du monde.

Martine Orange

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