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Langue française

Le style dans la langue et dans les textes


M. Jean-Michel Adam

Abstract
Jean-Michel Adam : Style in language and texts
Study of style and study of language are not to be separated, nor should grammar and stylistics be opposed. Such an opposition
prevents further more an approach to language on a broader than purely grammatical basis. This is what imply Benveniste's
"translinguistique", Bally's "stylistique" and Bakhtine works. The beginning of Edouard Dujardin's Les Lauriers sont coupés is
used to illustrate Benveniste's and Bally's enunciative linguistics. A poem taken from Paul Eluard's Les Petits justes apply
Bakhtine's theory and is used as a transtextual analysis textbook case.

Citer ce document / Cite this document :

Adam Jean-Michel. Le style dans la langue et dans les textes. In: Langue française, n°135, 2002. La stylistique entre
rhétorique et linguistique. pp. 71-94;

doi : 10.3406/lfr.2002.6463

http://www.persee.fr/doc/lfr_0023-8368_2002_num_135_1_6463

Document généré le 13/06/2016


Jean-Michel Adam
Université de Lausanne

LE STYLE DANS LA LANGUE


ET DANS LES TEXTES

1. Grammaire et stylistique, langue et style :


un dualisme qui empêche de penser le continu

Selon une belle formule de Cassirer, il faut chercher « le cœur même du


langage [...] bien plus dans la stylistique que dans la grammaire» (1972: 72). En
la reformulant, disons qu'il faut penser la langue au moins autant dans la
grammaire que dans le style, dans les lois des sous-systèmes que dans les infinies
variations que les textes manifestent. Comme le disent G. Deleuze et F. Guattari :
Ce qu'on appelle un style, qui peut être la chose la plus naturelle du monde, c'est
précisément le procédé d'une variation continue. Or, parmi tous les dualismes
instaurés par la linguistique, il y en a peu de moins fondés que celui qui sépare la
linguistique de la stylistique. (1980 : 123)
Les linguistes ne sont pas seuls responsables d'un état de fait aux racines
très profondes :
En lieu et place d'une pensée du continu, l'idéologie française des « Lettres » et le
repliement cognitiviste et scientiste de la linguistique multiplient les partages et les
exclusions réciproques. Malgré les tentatives d'« articulation », la volonté «
transdisciplinaire »,[...] on ne parvient pas à penser et à enseigner la relation de la langue
(des langues) à la littérature (aux littératures) dans une théorie du langage.
L'enseignement du « français » reste ainsi écartelé entre des polarités technicistes et esthéti-
santes, et l'instrumentalisme demeure dominant. D'où la crise de la discipline, les
bricolages institutionnels et la déploration de la perte de sens. (Chiss 2001 : 149)
Le « retour de la stylistique » dont je parlais, en 1997, dans Le style dans la
langue1 s'est très largement confirmé depuis. Les ouvrages d'introduction se

1. C'est à une explicitation des fondements linguistiques et des implications méthodologiques de


cet essai de « reconception de la stylistique » que le présent article est consacré. Faute de place, je
ne développe pas le bilan critique du chapitre 1. Les bases épistémologiques et méthodologiques
de l'analyse textuelle des discours sont largement exposées dans Linguistique textuelle. Des genres
de discours aux textes (1999). Dans la mesure où mes propositions sont largement exemplifiées
dans ces deux livres, je n'étudierai dans le détail qu'un court poème d'Eluard, particulièrement
intéressant, en mettant l'accent sur l'ancrage de l'analyse textuelle des discours dans les théories
de renonciation de Benveniste, Bally et Bakhtine.

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sont multipliés et l'éclectisme œcuménique des références tient toujours lieu
de pseudo-interdisciplinarité. Il est justifié par les nécessités de la préparation
des épreuves de l'agrégation et du CAPES, par cette « stylistique des
concours » dont parle brièvement E. Karabétian (2000 : 190-193). Les exigences
économiques de l'édition universitaire expliquent cette multiplication de
manuels propédeutiques qui, occupant le devant de la scène, écrasent publici-
tairement les essais qui manifestent des choix méthodologiques plus fermes et
une position épistémologique moins éclectique - comme, par exemple La
stylistique française en mutation ? de Madeleine Frédéric (1997)2.
Le remplacement attendu de la stylistique littéraire par la sémiotique, la
poétique et la théorie du rythme (Meschonnic 1970) ou par l'analyse textuelle
(Delas 1992, Adam 1991) n'a pas vraiment eu lieu. Cet échec s'est traduit
éditorialement par le « retour » d'une stylistique aux présupposés et au
rapport à la théorie rassurants :
Après le moment triomphant du formalisme structuraliste, dans les années
soixante, soixante-dix, est venue une lassitude envers la théorie. Écoutez comme on
parle d'« inflation théorique». [...] Cette lassitude est un rejet du formalisme, mais
qui se retire à lui-même tout projet, toute possibilité de critique. C'est donc un
retour de l'empirisme, et surtout de l'éclectisme, des bricolages qui cherchent à
articuler ceci et cela. (Meschonnic 1985 : 97)
Dans le mouvement de « retour » des disciplines auquel nous assistons
depuis quelques années, la stylistique apparaît comme une démarche
conjoncturelle de récupération et d'intégration-articulation œcuménique de travaux
de linguistique énonciative, pragmatique et textuelle, de sémantique et de
sémiotique, de rhétorique et de poétique. On peut dire que « L'éclectisme
méthodologique de la stylistique est ainsi reconduit et amélioré, sans être
véritablement interrogé non plus que l'objet même de la stylistique » (Jenny
1993 : 113). Les ouvrages d'initiation de G. Molinié le prouvent (1987, 1989,
1993). Pour ce dernier, la stylistique est d'abord une praxis (1989 : 3), c'est une
discipline « de terrain». La diversité des références théoriques est justifiée par
l'intention de « profiter d'un moment privilégié dans notre époque : celui qui
relie l'irremplaçable acquis des recherches classiques et traditionnelles aux
précieux piments des développements actuels les plus modernes. La sagesse
consiste donc à partir de la stylistique et non du style » (1987 : 9).

Il me semble, tout au contraire, nécessaire de se demander sur quelles


bases la linguistique peut redéfinir le concept de style et, avec lui, les

2. En dépit d'un bilan convergent et d'options théoriques proches, je me sépare de M. Frédéric sur
un point important. Alors qu'elle est tentée par une correction assurant le maintien de la discipline
stylistique, je prône, tout au contraire, une reconception (Goodman & Elgin 1994) qui veut être une
alternative aux conceptions en place (voir également Delas 1992). Sans préjuger de l'existence
possible, par ailleurs, d'une stylistique articulée à une esthétique dont débattent, avec pertinence,
B. Vouilloux 2000, L. Jenny 1997 & 2000 et le dernier livre de G. Molinié (1998).

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anciennes frontières disciplinaires. Dans la mesure où, comme le dit d'ailleurs
G. Molinié (1993 : 7-45), le texte est l'unité de base de la discipline et où les
sciences du langage fournissent les concepts de référence de la discipline, je
crois utile de repartir de la façon dont Benveniste et Bally remettent en cause
la coupure langue /parole qui fonde la dichotomie grammaire /stylistique.
Nous repartirons également de la translinguistique de Bakhtine qui présente
l'avantage de réaliser - avec la théorisation des genres et du texte - ce que
postule seulement la translinguistique de Benveniste.

2. Avec Benveniste et Bally : repenser les frontières

2.1. La « translinguistique » de Benveniste

Comme Bally l'a fait de son côté, Benveniste instaure dans la langue « une
division fondamentale, toute différente de celle que Saussure a tentée entre
langue et parole » (1974 : 224) :
Du signe à la phrase il n'y a pas transition, ni par syntagmation ni autrement. Un
hiatus les sépare. Il faut alors admettre que la langue comporte deux domaines
distincts, dont chacun demande son propre appareil conceptuel. Pour celui que nous
appelons sémiotique, la théorie saussurienne du signe linguistique servira de base à la
recherche. Le domaine sémantique, par contre, doit être reconnu comme séparé. Il
aura besoin d'un appareil nouveau de concepts et de définitions. (1974 : 65)
En distinguant une linguistique du système et une linguistique du
discours (1974 : 63-66 & 215-229), Benveniste sépare le système de la langue
(plan de la signifiance des signes isolés qu'il nomme « sémiotique ») et la mise
en discours (plan « sémantique » de la signifiance qu'il articule avec les
paramètres interpersonnels et spatio-temporels de la situation d'énonciation). En
1970, élaborant avec « l'appareil formel de renonciation » l'ensemble nouveau
de concepts et de définitions dont il a besoin, Benveniste parle de deux
linguistiques certes différentes, mais irréductiblement complémentaires :
Le «sens» (dans l'acception sémantique [...]) s'accomplit dans et par une forme
spécifique, celle du syntagme, à la différence du sémiotique qui se définit par une
relation de paradigme. D'un côté, la substitution, de l'autre la connexion, telles sont
les deux opérations typiques et complémentaires. (1974 : 225)
II s'agit clairement d'« une autre manière de voir les mêmes choses, une
autre manière de les décrire et de les interpréter » (1974 : 79) :
Sur ce fondement sémiotique, la langue-discours construit une sémantique propre, une
signification de l'intenté produite par syntagmation de mots où chaque mot ne retient
qu'une petite partie de la valeur qu'il a en tant que signe. (Benveniste 1974 : 229)
Cette « signification de l'intenté » permet de penser l'acte d'énonciation (et
donc le fait de style qui en résulte) comme une tension conscient /inconscient,

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une visée de sens. Comme Saussure, Benveniste s'attarde sur la question de la
phrase, qu'il « distingue foncièrement des autres entités linguistiques » (1966 :
129). D'un côté, il semble réduire le discours à la phrase: «Nous
communiquons par phrases, même tronquées, embryonnaires, incomplètes, mais
toujours par des phrases » (1974 : 224). En fait, il considère qu'avec la phrase
une limite est franchie, on entre dans un nouveau domaine, celui du discours:
« C'est même par là qu'on peut la définir : la phrase est l'unité du discours »
(1966:130):
La phrase, création infinie, variété sans limite, est la vie même du langage en
action. Nous en concluons qu'avec la phrase on quitte le domaine de la langue
comme système de signes, et l'on entre dans un autre univers, celui de la langue
comme instrument de communication, dont l'expression est le discours.
Ce sont là vraiment deux univers différents, bien qu'ils embrassent la même réalité,
et ils donnent lieu à deux linguistiques différentes, bien que leurs chemins se
croisent à tout moment. (1966 : 129)
Cette subdivision repose sur une partition des unités qui sont l'objet des
différents domaines de la linguistique.
Le discours, dira-t-on, qui est produit chaque fois qu'on parle, cette manifestation
de renonciation, n'est-ce pas simplement la « parole »? - II faut prendre garde à la
condition spécifique de l'énonciation : c'est l'acte même de produire un énoncé et
non le texte de l'énoncé qui est notre objet. Cet acte est le fait du locuteur qui
mobilise la langue pour son compte. (1974 : 80)
La « sémiotique » ou linguistique de la langue-système a pour domaine le
mot et pour limite la proposition. La « sémantique » de renonciation n'a pas
pour objet la manifestation discursive de l'acte de mobilisation de la langue
par un locuteur. Si la sémantique de renonciation peut être ainsi réduite à
l'acte même de produire un énoncé et non au texte de l'énoncé, c'est parce
qu'une troisième branche de la linguistique est appelée à prendre en charge ce
dernier objet. On oublie généralement3 que, dès 1969, ne se contentant pas
d'ouvrir l'analyse intra-linguistique à la « sémantique de renonciation »,
Benveniste proposait de « dépasser la notion saussurienne du signe comme
principe unique, dont dépendrait à la fois la structure et le fonctionnement de
la langue » (1974 : 66) dans deux directions :
- dans l'analyse intra-linguistique, par l'ouverture d'une nouvelle dimension de
signifiance, celle du discours, que nous appelons sémantique, désormais distincte
de celle qui est liée au signe, et qui sera sémiotique ;
- dans l'analyse translinguistique des textes, des œuvres, par l'élaboration d'une
métasémantique qui se construira sur la sémantique de renonciation.

3. Je n'ai guère trouvé que chez H. Meschonnic (1997 : 323-324) une très claire allusion à ce
passage du tome II des Problèmes de linguistique générale. Meschonnic en parle pour inscrire sa
poétique dans la lignée de cette translinguistique annoncée par Benveniste.

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Ce sera une sémiologie de « deuxième génération », dont les instruments et
la méthode pourront aussi concourir au développement des autres branches
de la sémiologie générale. (1974 : 66)
Le champ général de la linguistique se divise ainsi en trois domaines,
différents et complémentaires, au sein desquels le rôle central de la linguistique de
renonciation apparaît clairement :

Linguistique du discours

Linguistique de Translinguistique
Linguistique
du système renonciation des textes,
(« sémantique ») des œuvres
(« sémiotique »)
Analyse intralinguistique

Benveniste ouvrira magistralement l'analyse intralinguistique au champ du


discours, mais il n'aura pas le temps, après l'attaque cérébrale qui le frappe en
décembre 1969, de dessiner les contours de la «translinguistique des textes, des
œuvres ». On se prend pourtant à rêver, quand on lit, dans un entretien paru
dans le dernier numéro du Nouvel Observateur de l'année 1968, cette réponse à la
question : « Est-ce que le langage poétique est intéressant pour la linguistique? » :
Immensément. Mais ce travail est à peine commencé. On ne peut pas dire que
l'objet de l'étude, la méthode à employer soient encore clairement définis. Il y a des
tentatives intéressantes mais qui montrent la difficulté de sortir des catégories
utilisées pour l'analyse du langage ordinaire. (1974 : 37)
Benveniste conclut cet entretien par une allusion aux « recherches qui
visent à coordonner la théorie de la littérature et celle de la langue » (1974 : 40).
On comprend mieux ces remarques lorsque Mohammad Djafar Moïnfar
(1992 : 24) mentionne l'existence de « près de trois cents feuilles de notes et de
textes analysant le langage poétique », en particulier chez Baudelaire.

Benveniste est très proche de Bally lorsqu'il limite, en 1965, l'objet des
travaux intralinguistiques au langage qu'il dit ordinaire ou commun : « à
l'exclusion expresse du langage poétique, qui a ses propres lois et ses propres
fonctions » (1974 : 216). Il est également très proche du linguiste genevois
quand il ajoute : « Mais tout ce qu'on peut mettre de clarté dans l'étude du
langage ordinaire profitera, directement ou non, à la compréhension du
langage poétique » (1974 : 217).

2.2. Charles Bally : penser le continu de la langue

Pour Bally : « Plus les combinaisons linguistiques d'un écrivain lui restent
propres, plus on peut parler de style ; mais c'est une différence de degré, non
de nature » (1965a : 61). En révisant la distinction saussurienne de la langue et
de la parole, Bally refonde l'opposition grammaire /stylistique. La « grammaire

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logique » ne décrit que la part intellectuelle de la langue, dominée par les
idées, plus écrite qu'orale. Il retire la stylistique du champ des études
littéraires et la déplace dans la part de la langue négligée par Saussure : la sphère
codée de l'expression des sentiments et des émotions, la part de la langue qui
est « affectivée par la situation ». Il déclare, dans sa leçon d'ouverture du cours
de linguistique générale du 27 octobre 1913, rester ainsi fidèle à Saussure en
annexant « au domaine de la langue une province qu'on a beaucoup de peine
à lui attribuer : la langue parlée envisagée dans son contenu affectif et
subjectif». C'est à cette «étude spéciale» qu'il donne, contre toutes les
désignations académiques usuelles, le nom de « stylistique » :

La langue affective m'apparaît donc dans le globe de la langue tout entière, comme
une zone périphérique qui enveloppe la langue normale ; elle participe de son
caractère social, puisque tous les individus s'accordent sur les valeurs qu'elle
contient ; ce caractère la distingue nettement de la parole, avec laquelle elle a une
affinité indéniable, à cause de son adaptation plus immédiate aux besoins de la vie.
(1965a (1913) : 158-159)
Les composantes du « globe de la langue » peuvent être ainsi présentées :

3. « Parole des individus »


(espace du « style »)
2. Langue
« affective »
(orale>écrite)
Langue
«STYLISTIQUE»/ «normale)>
« intellectuelle »
(écrite>orale)
NOYAU
1 = « Langue » sauts ininterrompus »
de Saussure

de Saussure

Les traces linguistiques de la rhétorique pratique qu'étudie la «


stylistique » de Bally ne sont pas des accidents de la parole, mais des éléments
constitutifs de la langue elle-même. Pour le disciple de Saussure, « il y a
toujours lutte entre la parole des individus et la langue organisée, parce que
cette langue ne les satisfait jamais complètement » (1965a : 158). Il dit encore :
L'action incessante des sujets parlants peut être comparée à un siège en règle que la
parole fait subir à la langue -j'entends : la langue normale, la langue intellectuelle.
La parole livre des assauts ininterrompus à la forte citadelle où se cantonnent le
vocabulaire usuel et la grammaire « logique ». (1965a : 158)

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Cette vision élargie de la langue présente l'immense intérêt de traiter les
polarités intellectuelle et affective comme des dominantes : « Tel fait de
langage exprime-t-il surtout une idée ou surtout un sentiment? » (1951 § 165).
Pour compléter cette conception d'un continu, j'ai proposé, dans Le style dans
la langue (1997 : 46-84), de distinguer, chez Bally, trois ordres de manifestation
de la totalité de la langue : la langue naturelle, la langue littéraire et le style. Il
définit la langue littéraire, en termes socio-historiques, comme un résidu « de
tous les styles accumulés à travers les générations successives, l'ensemble des
éléments littéraires digérés par la communauté linguistique, et qui font partie
du fonds commun tout en restant distincts de la langue spontanée » (1965a :
28). Cette première distinction permet de considérer la dimension prescriptive
du « bon », du « grand » style et du « bien écrire » comme un des pôles de la
langue. Si la langue littéraire est une forme cristallisée d'expression qu'une
communauté impose, à une époque donnée, comme norme haute de la
langue, les notions de style et de fait de style doivent, elles, être sorties de la
visée prescriptive des traités qui ont la seule langue littéraire pour objet. Bally
complète ailleurs ce pôle de la langue littéraire en parlant d'un « art d'écrire »
(référence implicite à Albalat) qui « donne des préceptes, forme - et déforme -
la langue des individus » (1911 : 104) en vue d'une seule fin, plus ou moins
précise : bien parler et bien écrire. Ainsi tiré vers le pôle de la langue littéraire,
Г« art d'écrire » est distingué de la langue ordinaire spontanée et expressive
(objet de la « stylistique » linguistique de Bally) et du « style », pôle de la
véritable créativité esthétique-artistique, objet des études littéraires. Ces trois
pôles constitutifs de la langue peuvent être schématisés par la figure d'un
triangle qui tente de rendre compte du continu graduel des trois ordres de
manifestation de la totalité de la langue :

Les trois ordres de manifestation de la langue, selon Bally

LANGUE [« Stylistique »
ORDINAIRE de Bally]

Créativité

LA
LANGUE

LANGUE г*щ ^.' с tyt ¥Г


LITTÉRAIRE [Stylistique littéraire]

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Comme le note Bally, les limites idéales entre ces trois pôles sont «
nécessairement flottantes » (1951 : 181). En d'autres termes, tout est ici affaire de
degrés et de frontières floues. Redéfinissant sa linguistique énonciative
comme une « stylistique interne » de l'interaction langagière et cantonnant sa
tâche de linguiste à l'étude de la pointe supérieure du triangle, Bally
considère les descriptions linguistiques comme un travail de « mise à nu des
germes du style » dans la langue ordinaire :
La tâche de la stylistique interne est précisément, tout en se confinant dans la
langue commune, de mettre à nu les germes du style, de montrer que les ressorts
qui l'actionnent se trouvent cachés dans les formes les plus banales de la langue.
Style et stylistique sont deux domaines à la fois distincts et voisins. (1965a : 61)
Bally rompt avec les conceptions classiques de la langue des écrivains
considérée comme une langue étrangère d'Aristote à Marcel Proust (Adam 1997: 73-
80). Pour lui, la langue de tout le monde «a des ressources inépuisables pour la
production des effets esthétiques» (1951 : 179). Il en veut pour preuve le fait que
l'écrivain « n'a pas besoin de toujours inventer sa langue, mais qu'il en trouve les
éléments essentiels dans le langage organisé» (id.). Au lieu de dire que l'artiste
forge un idiome hors de la langue commune, Bally met l'accent sur un
continuum et les différences qu'il pose (il les qualifie de « déformations sublimes »,
1951 : 249) ne sont, en fait, que des différences graduelles:
Les créations littéraires ne nous seraient pas accessibles, si elles n'entraient pas en
nous, au moins en partie, par les moyens d'expression que nous comprenons et que
nous employons sans cesse. (1951 : 181)
II s'ensuit une désacralisation salutaire du style, défini comme «
transposition de la langue commune » :
II est temps de ne plus considérer la langue littéraire comme une chose à part, une
sorte de création ex nihilo ; elle est avant tout une transposition spéciale de la
langue de tous ; seulement les motifs biologiques et sociaux de cette langue
deviennent motifs esthétiques. (1965a : 62)
Conformément à son projet général, Bally redéfinit l'art littéraire en termes
de travail de l'énonciateur et surtout d'intention communicative propres :
Ce qui est l'essence et la raison d'être constante de l'effort littéraire est absent du
langage spontané, à savoir : l'intention de produire cette impression de beauté, et
l'intention de la percevoir et de la goûter dans les productions des autres. (1951 : 179)
Cette citation pourrait laisser penser que la qualité esthétique d'un énoncé
ou d'un texte n'existe que du côté du pôle du style (pôle droit du triangle),
mais, comme le note plus loin Bally, le langage spontané est toujours « en
puissance de beauté » (1951 : 181), même si sa fonction première n'est pas
d'exprimer la beauté :
Ne soyons pas trop absolus [. . .] et disons que cette intention, quand elle existe chez
le sujet parlant, est constamment refoulée à l'arrière-plan par les nécessités
impérieuses auxquelles obéit le langage dans sa fonction naturelle et dans sa fonction

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sociale : besoin d'adapter son expression aux mille exigences de la vie, besoin de
dire ce qu'il importe de dire, besoin de tenir compte du ou des interlocuteurs, de se
faire comprendre, de faire prévaloir sa pensée, etc. S'il arrive alors que les moyens
mis en œuvre pour remplir cette fonction portent en eux une valeur esthétique, ce
qui est très fréquent, ou bien ce caractère est additionnel, inconscient, reste ignoré
de celui qui parle et même de celui qui écoute ; ou bien ce caractère est perçu avec
le sentiment vague qu'il concourt mieux qu'un autre à la fonction visée par
l'expression ; la valeur esthétique du fait de langage est alors vue sous l'angle du
jugement d'utilité. (1951 : 179-180)
Ainsi, la valeur esthétique d'une production verbale ordinaire est
additionnelle et inconsciente et c'est avant tout dans la trace que l'écrit introduit, et qui
n'appartient pas en propre à la littérature, que se situe la différence :
L'homme qui parle spontanément et agit par le langage, même dans les circonstances
les plus banales, fait de la langue un usage personnel, il la recrée constamment; si ces
créations passent inaperçues, c'est que la plupart n'ont pas de lendemain, sont
oubliées au moment de leur éclosion, et échappent à l'attention. (1965a : 28)
Les deux modes d'inventivité-créativité linguistiques qu'il nomme «
trouvailles spontanées du parler » (pôle supérieur du triangle) et « trouvailles de
style » (pôle droit) dérivent, selon le linguiste genevois, « d'un même état
d'esprit et révèlent des procédés assez semblables» (1965a: 28). Les modes de
créativité linguistique ne se distinguent que par le motif et par l'intention: « Le
résultat est différent parce que l'effet visé n'est pas le même. Ce qui est but
pour le poète n'est que moyen pour l'homme qui vit et agit» (1965a : 29)4.

2.3. Lecture énonciative de l'incipit des Lauriers sont coupés d'Edouard


Dujardin5

Dans un développement de Linguistique générale et linguistique française


longuement consacré à la littérature, Bally explique que les écrivains symbolistes
et impressionnistes semblent simplement « avoir poussé à l'extrême plutôt que
répudié certaines tendances du français d'aujourd'hui» (1965b: 362). Il relève
plusieurs faits linguistiques qu'il identifie chez Verlaine, Daudet et les Goncourt,
mais qui se trouvent, me semble-t-il, exemplairement concentrés dans l'incipit
des Lauriers sont coupés d'Edouard Dujardin (1887). Cette ouverture d'un roman
reconnu comme précurseur du monologue intérieur met en scène le mouvement
par lequel un locuteur «s'approprie l'appareil formel de la langue et [...] énonce
sa position de locuteur » (Benveniste 1974 : 82) :
Un soir de soleil couchant, d'air lointain, de cieux profonds ; et des foules confuses ;
des bruits, des ombres, des multitudes ; des espaces infiniment étendus ; un vague

4. Pour expliquer ce glissement du moyen au but, Bally rapproche l'art du jeu (Adam 1997 : 52).
5. A. Rabatel (2001) aborde très largement la question du monologue intérieur chez Dujardin :
nous nous contentons d'y renvoyer.

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Car sous le chaos des apparences, parmi les durées et les sites, dans l'illusion des
choses qui s'engendrent et qui s'enfantent, un parmi les autres, un comme les
autres, distinct des autres, semblable aux autres, un le même et un de plus, de
l'infini des possibles existences, je surgis ; et voici que le temps et le lieu se
précisent ; c'est l'aujourd'hui ; c'est l'ici ; l'heure qui sonne ; et, autour de moi, la
vie ; l'heure, le lieu, un soir d'avril, Paris, un soir clair de soleil couchant, les
monotones bruits, les maisons blanches, les feuillages d'ombres ; le soir plus doux, et une
joie d'être quelqu'un, d'aller ; les rues et les multitudes, et, dans l'air très lointaine-
ment étendu, le ciel ; Paris à l'entour chante, et, dans la brume des formes aperçues,
mollement il encadre l'idée.
. . . L'heure a sonné ; six heures, l'heure attendue. Voici la maison où je dois entrer,
où je trouverai quelqu'un ; la maison ; le vestibule ; entrons. Le soir tombe ; l'air est
bon ; il y a une gaieté dans l'air. L'escalier ; les premières marches. Si, par hasard, il
était sorti avant l'heure ? cela lui arrive quelquefois ; je veux pourtant lui conter ma
journée d'aujourd'hui. Le palier du premier étage ; l'escalier large et clair ; les
fenêtres. Je lui ai confié, à ce brave ami, mon histoire amoureuse. Quelle bonne soirée
encore j'aurai ! Enfin il ne se moquera plus de moi.

2.3.1. Dans le premier paragraphe, la parataxe énumérative permet de


faire émerger un monde au degré zéro de la prédication, en attente du surgis-
sement du sujet de renonciation, condition de la prédication. Les adjectifs
parviennent à peine à laisser percer une très vague subjectivité. Les
syntagmes nominaux sont indéfinis, la référence ne s'opère que
progressivement par la suite selon un mécanisme musical de reprise et de variation : « Un
soir de soleil couchant [...] un vague soir [...] un soir d'avril [...] un soir clair
de soleil couchant [...] le soir plus doux [...] le soir tombe». La précision réfé-
rentielle est progressive. Il en va de même avec les paramètres de
renonciation : « les durées et les sites [...] le temps et le lieu se précisent; c'est
l'aujourd'hui; c'est l'ici [...] Paris [...] l'heure a sonné; six heures». Entre le
premier et le troisième paragraphe, on passe d'une représentation à peine
pensée, dans laquelle le retrait du sujet pensant est ressenti de façon d'autant
plus forte que le troisième paragraphe, lui, n'est plus que l'expression
continue de la position d'un locuteur par rapport à une réalité qui n'est plus
qu'étroitement la sienne. La médiation du paragraphe central (encadré par un
alinéa et des points de suspension), avec au centre l'émergence du sujet de
renonciation (« je surgis »), rend possible cette transformation profonde de la
prédication.

On observe alors plusieurs des données avancées par Benveniste pour


caractériser renonciation. D'une part, le surgissement du « je » rend possible
la mise en place des repères : « et voici que le temps et le lieu se précisent ;
c'est l'aujourd'hui; c'est l'ici; l'heure qui sonne; et, autour de moi, la vie » (je
souligne). Les déictiques de temps et de lieu subissent toutefois ici une essen-
tialisation par la nominalisation (« l'aujourd'hui », « l'ici »). De plus, le sujet de
renonciation prend, avec « moi », la forme du « nom propre de locuteur »
(Benveniste 1974 : 200). Au stade linguistique du « moi », l'identité est plus

80
avancée qu'au stade du simple déictique «je». Benveniste insiste, dans son
article fondateur, sur une autre caractéristique de renonciation : «
L'accentuation de la relation discursive au partenaire, que celui-ci soit réel ou imaginé,
individuel ou collectif » (1974 : 85) et il note aussitôt que le monologue n'est jamais
qu'une « variété du dialogue, structure fondamentale. Le "monologue" est un
dialogue intériorisé, formulé en "langage intérieur", entre un moi locuteur et
un moi écouteur » (id.). Cet incipit, qui met progressivement en scène
l'émergence des conditions mêmes de la parole, bascule tout naturellement, au
troisième paragraphe, dans l'intériorisation du dialogue (« entrons »). La
textualisation et la littérarisation de l'acte d'énonciation, c'est-à-dire de la
transformation de la langue en discours, débouche ici sur une « invention » du
monologue intérieur, réalise, sous forme d'un continu, ce que G. Philippe
(2001) identifie : le glissement d'un discours intérieur sans dimension
communicative (primat cognitif) à un discours intérieur introduisant une
dramatisation énonciative (primat communicationnel).

2.3.2. Bally prête à l'écriture des écrivains symbolistes et impressionnistes


les traits linguistiques suivants : (a) « Les symbolistes ont couru cette aventure
de rendre en français des impressions vagues en effaçant les contours précis
des mots et des idées » ; (b) « L'impressionnisme est d'essence statique, et ce
n'est pas un hasard s'il donne la forme substantive aux procès et aux qualités ;
c'est une manière de les cristalliser». Il cite comme exemple de cristallisation
dans une forme substantive une enumeration de ce type : (c) « Aligner des
phrases telles que La nuit. La pluie. Un gibet plein de pendus rabougris (Verlaine),
c'est fixer et matérialiser des impressions fugitives ». L'incipit de Dujardin
présente la majorité de ces traits.

On trouve non seulement des formes de substantivisation (b) par


l'infinitif : « une joie d'être quelqu'un, d'aller » (§2), mais surtout l'étonnant
emploi nominal des déictiques dont nous avons parlé plus haut :
« l'aujourd'hui », « l'ici ». Les enumerations nominales (c) abondent : « l'heure,
le lieu, un soir d'avril, Paris, un soir clair de soleil couchant, les monotones
bruits, les maisons blanches, les feuillages d'ombres ; le soir plus doux, et une
joie d'être quelqu'un, d'aller ; les rues et les multitudes, et, dans l'air très loin-
tainement étendu, le ciel» (§2); «L'escalier; les premières marches. [...] Le
palier du premier étage ; l'escalier large et clair ; les fenêtres. » (§3).

À l'affaiblissement de la valeur explicative-justificative du connecteur


CAR à l'initial du second paragraphe, s'ajoutent les lexicalisations de
l'effacement des contours (a) : des « foules confuses » et du « vague soir » du premier
paragraphe à la « brume des formes aperçues » qui « mollement encadre
l'idée » du paragraphe suivant.

Dans les termes de la théorie énonciative de Bally, on est tenté de dire que le
dictum (« procès qui constitue la représentation » 1965b : 36) apparaît ici avant
que le modus (« opération du sujet pensant » id.) n'envahisse progressivement le

81
texte au point de donner à la pensée représentée la forme esthétique moderne
du monologue intérieur.

3. Le style et la langue, le texte et l'intertexte :


le dépassement bakhtinien des frontières

3.1. La méta(trans)linguistique de Bakhtine

3.1.1 . Les chercheurs du « cercle de Bakhtine » ont très tôt souligné la


combinaison organique des champs méthodologiquement séparés de la
langue et du style :
La grammaire et la stylistique se rejoignent et se séparent dans tout fait de langue
concret qui, envisagé du point de vue de la langue, est un fait de grammaire,
envisagé du point de vue de l'énoncé individuel, est un fait de stylistique. Rien que la
sélection qu'opère le locuteur d'une forme grammaticale déterminée est déjà un
acte stylistique. Ces deux points de vue sur un seul et même phénomène concret de
langue ne doivent cependant pas s'exclure l'un l'autre, ils doivent se combiner
organiquement (avec le maintien méthodologique de leur différence) sur la base de
l'unité réelle que représente le fait de langue [...]. (Bakhtine 1984 : 272)
Situant Г« acte stylistique » dans renonciation même, ils proposent une
« synthèse dialectique » des points de vue de l'« objectivisme abstrait »
grammairien et du « subjectivisme individualiste » stylistique (Bakhtine-Volo-
chinov 1977 : 118). Cette idée est présente lorsque, dans le Marxisme et la
philosophie du langage, à propos du discours rapporté, tout en regrettant que
Vossler et les vosslériens mettent trop en avant « les facteurs subjectivo-
psychologiques et les données stylistiques individuelles », ils déploraient le
fait que leurs travaux soient accusés d'être plus stylistiques que linguistiques :
En réalité, l'école de Vossler s'intéresse à des problèmes qui sont à cheval sur les
deux disciplines, ayant compris leur importance méthodologique et heuristique, et
nous voyons là matière à admirer cette école. (1977 : 174)
Dépassant les controverses qui amènent certains à considérer tel fait de
langue comme un schéma syntaxique à part entière et d'autres comme une
simple variante stylistique, Bakhtine et Volochinov mettent le doigt sur un
point méthodologique important :
De notre point de vue, il est impossible et méthodologiquement irrationnel
d'établir une frontière stricte entre la grammaire et la stylistique, entre le schéma
grammatical et sa variante stylistique. Cette frontière est instable dans la vie même
de la langue, où certaines formes se trouvent dans un processus de grammaticalisa-
tion, tandis que d'autres sont en cours de dégrammaticalisation, et ce sont
justement ces formes ambiguës, ces cas limites, qui présentent le plus d'intérêt pour le
linguiste, c'est justement là qu'on peut capter les tendances de l'évolution de la
langue. (Bakhtine- Volochinov 1977: 174)

82
3.1.2. Il ne suffit pas d'introduire la variation au cœur du système, il faut
encore, pour penser la « combinaison organique » dont parle Bakhtine, passer
par une autre de ses propositions : « Apprendre à parler c'est apprendre à
structurer des énoncés (parce que nous parlons par énoncés et non par
propositions isolées et, encore moins, bien entendu, par mots isolés) » (1984 : 285).
Cette définition débouche sur la mise en avant d'une véritable « stratification
du langage en genres » (1978 : 111) qui manquait cruellement à la linguistique
énonciative et réalise les conditions d'une « translinguistique des textes » :
Les formes de langue et les formes types d'énoncés, c'est-à-dire les genres du
discours, s'introduisent dans notre expérience et dans notre conscience
conjointement et sans que leur corrélation étroite soit rompue. (Bakhtine 1984 : 285)
Pour Bakhtine, la proposition est un élément signifiant de l'énoncé pris
comme tout et elle n'acquiert son sens définitif que dans le cadre de la totalité
que forment l'interaction verbale et le texte :
Lorsque nous choisissons un type donné de proposition, nous ne choisissons pas
seulement une proposition donnée, en fonction de ce que nous voulons exprimer à
l'aide de cette proposition, nous sélectionnons un type de proposition en fonction
du tout de l'énoncé fini qui se présente à notre imagination verbale et qui
détermine notre opinion. L'idée que nous avons de la forme de notre énoncé, c'est-à-dire
d'un genre précis du discours, nous guide dans notre processus discursif. (Bakhtine
1984:288)
Confronté à la question des frontières de la linguistique, il ouvre cette
dernière sur ce qui constitue l'unité même des faits de discours et ne peut être
laissé à la stylistique :
La linguistique [...] n'a absolument pas défriché la section dont devraient relever
les grands ensembles verbaux : longs énoncés de la vie courante, dialogues,
discours, traités, romans, etc. car ces énoncés-là peuvent et doivent être définis et
étudiés, eux aussi, de façon purement linguistique, comme des phénomènes du
langage. [...] La syntaxe des grandes masses verbales [...] attend encore d'être
fondée ; jusqu'à présent, la linguistique n'a pas avancé scientifiquement au-delà de
la phrase complexe : c'est le phénomène linguistique le plus long qui ait été
scientifiquement exploré. On dirait que le langage méthodiquement pur de la linguistique
s'arrête ici [...]. Et cependant, on peut poursuivre plus loin l'analyse linguistique
pure, si difficile que cela paraisse, et si tentant qu'il soit d'introduire ici des points
de vue étrangers à la linguistique. (Bakhtine 1978 : 59)

3. 1.3. Autour du principe dialogique, s'élabore une «translinguistique » -


mot choisi par T. Todorov (1981) pour traduire l'idée bakhtinienne, plus confuse
en français, de « métalinguistique » - qui prend vraiment les textes et les œuvres
pour objets. Dans la théorie générale de Bakhtine le langage est doublement
stratifié : en genres et en professions. La stratification socioprofessionnelle du
« langage commun » est à la fois une donnée objective et une source
d'expressivité : « Pour les locuteurs eux-mêmes, ces langages des genres, ces jargons
professionnels, sont directement intentionnels, pleinement signifiants,
spontanément expressifs ; mais à l'extérieur, pour ceux qui ne participent pas à ces

83
perspectives intentionnelles, langages et jargons peuvent être objectaux,
caractéristiques, pittoresques, etc. » (1978 : 111). Afin d'éclairer a contrario la teneur de ce
principe dialogique, j'ai choisi de travailler ci-après un court poème d'Éluard qui
me paraît aller dans un sens très différent de la définition que Bakhtine propose
du style selon lui profondément monolingue de la poésie:
Le langage du genre poétique, c'est un monde ptoléméen, seul et unique, en dehors
duquel il n'y a rien, il n'y a besoin de rien. L'idée d'une multitude de mondes
linguistiques, à la fois significatifs et expressifs, est organiquement inaccessible au
style poétique. (1978 : 108)
Bakhtine interprète les inventions futuristes de Khlebnikov comme un
point d'aboutissement de cette idée d'un langage spécial proprement
poétique : « L'idée d'un langage unique et spécial pour la poésie est un "philo-
sophème" utopique caractéristique du verbe poétique [...]. L'idée d'un
"langage poétique" spécial exprime toujours la même conception ptolé-
méenne d'un monde linguistiquement stylisé » (Bakhtine 1978 : 110). Selon lui,
les exigences de ce qu'il nomme le « style poétique » sont radicalement
hétérogènes à la langue du roman et à sa définition générale de la langue.
Dans une note, Bakhtine reconnaît quand même qu'il ne caractérise ainsi
qu'une « limite idéale des genres poétiques » et que « dans les œuvres réelles
des "prosaïsmes" substantiels sont admis ; il existe nombre de variantes
hybrides des genres, particulièrement courantes aux époques de "relève" des
langages littéraires poétiques » (1978 : 109). Nous allons voir comment un petit
poème d'Éluard contredit totalement cette définition : « Aussi bien est étranger
au style poétique quelque regard que ce soit sur les langues étrangères, sur les
possibilités d'un autre vocabulaire, d'une autre sémantique, d'autres formes
syntaxiques, d'autres points de vue linguistiques » (1978 : 107).

3.2. Le plurilinguisme du poème

Ce petit poème de deux vers de Paul Éluard :


Pourquoi suis-je si belle ?
Parce que mon maître me lave.
permet d'illustrer deux points importants d'une approche translinguistique.
D'une part le rapport de tout texte à (au moins) un genre de discours et, d'autre
part, deux aspects du dialogisme constitutif: le fait que même la langue de la
poésie peut être traversée de valeurs et d'échos d'autres emplois des mots et le
fait que tout texte est pris dans la chaîne dialogale/ dialogique des réponses
intertextuelles : « Tout discours est dirigé sur une réponse, et ne peut échapper à
l'influence profonde du discours-réplique prévu» (Bakhtine 1978: 103).

3.2.1. Au cœur du principe dialogique

Le fait que le premier vers soit une question rhétorique illustre bien le
principe dialogique, mais comme le dit Bakhtine, encore faut-il aller plus loin et

84
chercher l'influence du principe dialogique au-delà de ce dialogisme montré,
dans les « couches profondes du sens et du style » (id.). Pour mettre en
évidence le dialogisme qui traverse ce petit texte, on peut partir de la définition
de l'emploi polyphonique de l'interrogation, dite rhétorique, que
J.-C. Anscombre et O. Ducrot ont proposée :
[...] En l'énonçant, son locuteur indique à l'allocu taire une question que l'allocu-
taire devrait se poser à lui-même. Le locuteur fait « entendre » la voix de l'allocu-
taire se posant cette question : dans notre terminologie, nous dirions que si l'énoncé
interrogatif est alors prononcé par le locuteur, c'est son allocutaire qui est l'énoncia-
teur de l'acte de question. (Anscombre & Ducrot 1981 : 16)
L'énonciatrice de la question (v. 1) fait entendre la voix d'un interlocuteur
réel ou fictif (B). L'énoncé du premier vers est soit la reprise d'un énoncé
antérieur de B, soit une question que la locutrice (A) se pose à elle-même. Dans
tous les cas, un dialogisme interactif constitutif transparaît. Le monologue
n'en est, de toute façon, pas un, qu'il s'agisse d'un dialogue avec soi-même
(A) ou d'une reformulation d'une question de B.
L'autre aspect du dialogisme qu'illustre ce poème peut être abordé, dans
un premier temps, ce poème ne comportant pas de titre, par une glose du titre
de la section dans laquelle il se trouve inséré lors de chaque reprise-réédition :
« Les petits justes ». Ce titre aux connotations bibliques renvoie certainement
moins aux membres du groupe surréaliste (comme les commentateurs se
plaisent à le souligner) qu'à une autre valeur socio-discursive que, fils de
couturière, Éluard n'ignorait certainement pas. Comme J.-Ch. Gateau le rappelle
(1994 : 72), le vocabulaire de la mode désigne par « petit juste », dès le
XVIIIe siècle, une pièce de vêtement féminin qui moule étroitement le corps.
C'est le sens qui, à partir d'étroit, d'ajusté, donne le composé justaucorps
désignant un vêtement ajusté à la taille. De ce sens découle une autre référence
possible, aux poèmes de la section, tous plus courts, plus étroits que les autres
poèmes. L'économie verbale de ces pièces brèves est donc proche de celle des
vêtements ajustés, dépourvus de tissu superflu. La polysémie du titre
poétique tient donc à une « pluriaccentuation » (Bakhtine-Volochinov 1977 :
44) qui est un aspect des valeurs socio-discursives des emplois antérieurs des
mots, un aspect du caractère « plurilingual » (Bakhtine 1978 : 104) de mots
toujours, d'une certaine manière, « étrangers ». Les sens religieux, profane et
poétique se mêlent ici d'une façon lisible dès le titre de la section. Ceci est
même confirmé par le(s) genre(s) au(x)quel(s) ce texte renvoie.

3.2.2. Le texte et le(s) genre(s)6

En apparence, d'un point de vue compositionnel, le poème est construit


sur la forme de base de la structure de l'explication : question en pourquoi

6. Cette analyse est théoriquement et méthodologiquement proche de celle de la transposition


d'un fait divers en poème par Biaise Cendrars que développe le chapitre 8 de Linguistique textuelle
(Adam 1999).

85
suivie d'une réponse en parce que (Grize 1990 & Adam 1992). Malgré la
présence des deux opérateurs explicatifs, cette structure est élémentaire. Si
l'opérateur « pourquoi » ne fait pas passer d'une schématisation initiale
présentant un objet complexe à l'énoncé de ce qui fait problème (le v. 1
présente seulement l'objet problématique), le connecteur « parce que »
introduit le noyau de l'explication (v. 2). Mais il manque surtout la phase de
ratification au cours de laquelle l'explication est généralement sanctionnée et la
séquence refermée.

Cette absence de clôture s'explique par le fait que le deuxième vers


n'apporte qu'une réponse énigmatique à la question posée. L'inachèvement
textuel de cette séquence explicative se justifie, en fait, par l'appartenance de
ce texte au genre de l'énigme et/ou de la devinette. Selon la terminologie de
Bakhtine, le poème, en tant qu'œuvre littéraire, est un genre second (élaboré)
qui fait ici un emprunt caractéristique des détournements littéraires au genre
premier de la devinette, genre populaire des traditions orales, mais aussi au
genre plus élaboré de l'énigme, genre issu de la nuit des temps des pratiques
discursives orales antiques (sens initiatique et religieux de l'énigme) et genre
littéraire mondain très en vogue au XVIIe siècle.

En répliquant à une question mystérieuse (recourant plus au sens figuré


que propre et ayant, en fait, son origine dans un savoir d'initié), celui qui
répond réussit ou non son intégration dans la complicité d'une micro-société.
Comme le souligne A. Jolies (1972 : 103-119), l'énigme-devinette est une
« forme simple » qui suppose l'appartenance à une société secrète ou à un
groupe régi par un ensemble de conventions acceptées. La devinette
populaire orale a, en raison de l'effet de confirmation sociale du candidat interrogé,
quelque chose à voir avec l'énigme. On peut prendre la définition initiatique
de Jolies à la lettre : « Le devineur [...] n'est pas un individu qui répondrait à
la question d'un autre, mais celui qui cherche à accéder à ce savoir, à être
admis dans ce groupe, et qui prouve par sa réponse qu'il est mûr pour cette
admission» (1972: 110).

Entre énigme et devinette, Éluard semble trancher quand, à propos du


premier tome de Livre ouvert (écrit en 1938-1940), dans Raisons d'écrire, il
déclare : « Je ne résiste pas à la tentation d'introduire, dans ce que j'écris, de
puériles devinettes » (Œuvres complètes, La Pléiade, tome 1 : 1569). Puérile ou
savante, l'énigme-devinette est une pratique discursive marquée par « deux
traits spécifiques : ludisme et dialogisme » (Charles 1981 : 29). Ce jeu de société
peut être ainsi défini : « Toute énigme en général, de quelque nature qu'elle
soit [...], est un mystère ingénieux qui affecte de couvrir sous les voiles un
autre sens que celui que présentent naturellement ces paroles ou ces figures »
(Ménestrier 1981 : 36). Dans son essai de la fin du XVIIe siècle, Ménestrier
mentionne le cas des énigmes en vers, genre auquel notre poème pourrait fort
bien appartenir. Ménestrier distingue trois types d'énigmes en vers : (a) en

86
forme de demande et de question, (b) en forme de description et (c) en forme
de prosopopée en faisant parler le corps ou le sujet de l'énigme (1981 : 32).
Notre texte a toutes les apparences du type (a), nous verrons plus loin qu'il
combine cette mise en forme avec le type (c).

Que l'on doive prendre très au sérieux les « puériles devinettes »


introduites par Éluard paraît évident lorsque, dans une section antérieure de
Capitale de la douleur, on tombe sur ce poème qui donne une définition du statut de
la vérité en poésie - « dire la vérité sans la dire » - qui est bien proche de la
définition de l'énigme :

L'HABITUDE
Toutes mes petites amies sont bossues :
Elles aiment leur mère.
Tous mes animaux sont obligatoires,
Ils ont des pieds de meuble
Et des mains de fenêtre.
Le vent se déforme,
II lui faut un habit sur mesure,
Démesuré.
Voilà pourquoi
Je dis la vérité sans la dire.

Tomachevski voyait, comme Bakhtine (1984 : 271), dans ce « remplacement


constant des genres élevés par des genres vulgaires » (1965 : 304) le moteur de
l'évolution des genres littéraires.

Tout choix d'un genre a des implications directes sur la composition du texte
et sur le style même. Bakhtine résume ainsi les relations des textes aux genres:

L'utilisation de la langue s'effectue sous forme d'énoncés concrets, uniques (oraux ou


écrits), qui émanent des représentants de tel ou tel domaine de l'activité humaine.
L'énoncé reflète les conditions spécifiques et les finalités de chacun de ces domaines,
non seulement par son contenu (thématique) et son style de langue, autrement dit par
la sélection opérée dans les moyens de la langue - moyens lexicaux, phraséologiques
et grammaticaux -, mais aussi et surtout par sa construction compositionnelle. Ces
trois éléments (contenu thématique, style et construction compositionnelle)
fusionnent indissolublement dans le tout que constitue l'énoncé, et chacun d'eux est marqué
par la spécificité d'une sphère d'échange. (Bakhtine 1984 : 265)

Cela peut être résumé par le schéma suivant (Adam 1999 : 92) qui met les
genres directement en relation avec l'interdiscours propre à un « domaine de
l'activité humaine » (une formation socio-discursive) et qui place le principe
dialogique et l'intertexte au centre du dispositif :

87
INTERDISCOURS

GENRE S
< Types relativement
■""Г"'

« Thème »

TEXTE
soumis au
principe
DIALOGIQUE

« Style »
(niveau « Composition
microlinguistique) (niveau
macrolinguistique)

3.2.3. Le texte et la matérialité discursive

Les deux vers choisis constituent un texte qui a été considéré par Éluard
comme assez important pour qu'il le reprenne au moins à cinq reprises. Paru
d'abord, en 1924, comme deuxième des six poèmes de la section « Les petits
justes » de Mourir de ne pas mourir, ce petit texte est repris dans Capitale de la
douleur, en 1926, en deuxième position d'un groupe cette fois de onze poèmes.
Publié en revue en 1928, il est surtout repris, en 1941, dans Choix de Poèmes. Il
est alors le seul texte des « Petits justes » repris de Mourir de ne pas mourir, avec
les poèmes VI, IX et X de Capitale de la douleur. C'est dire qu'Éluard tient à ces
deux vers qu'il ira jusqu'à calligraphier un jour sur une assiette, chez un potier
de Vallauris. Parmi les nombreuses assiettes (certaines dessinées par Picasso)
sur lesquelles le poète gravera certains vers, celle-là est moins connue, elle est
seulement reproduite, dans Le poète et son ombre, entre les pages 96 et 97.

À la lumière de ce dernier avatar editorial, on se trouve en face d'un très


intéressant problème de textualité. Le même texte tracé sur une assiette ou
présent dans une page d'un recueil poétique voit son interprétation se
modifier avec ce changement de matérialité discursive. Comme le dit M. Foucault :
Composée des mêmes mots, chargée exactement du même sens, maintenue dans
son identité syntaxique et sémantique, une phrase ne constitue pas le même
énoncé, si elle est articulée par quelqu'un au cours d'une conversation, ou
imprimée dans un roman ; si elle a été écrite un jour, il y a des siècles, et si elle
réapparaît maintenant dans une formulation orale. Les coordonnées et le statut matériel
de l'énoncé font partie de ses caractères intrinsèques. (1969 : 132)
En changeant de support, le sens textuel change. L'énigme-devinette tracée
sur l'assiette confère au texte une situation d'énonciation relativement
interprétable : la question est attribuée à l'objet lui-même, beau parce que décoré,
et l'on peut parler d'une prosopopée de l'assiette qui fixe une identité du «je ».
Quant à l'acte de laver l'assiette, il devient un geste des plus ordinaires accompli
par celui qui la nettoie et en prend soin, son propriétaire-" maître». On est bien
alors dans le type (c) de mise en forme répertorié par Ménestrier.

3.2.4. Le texte et l'intertexte


La variation générique et le changement de régime de matérialité du texte
permettent de montrer à quel point la production et l'interprétation des signes
de la langue sont modifiées par les choix discursifs engendrés par l'interaction
en cours. L'approche pragmatique et cognitive des genres proposée par
M. Dominicy décrit en ces termes la spécificité du fonctionnement du sens
dans le poème isolé dans la page :
Dans les (fragments de) textes où prédomine soit la modalité empirique, soit la
modalité rhétorique, l'indétermination sémantique se trouve gérée par des
techniques qui ont pour but de se prémunir du vague et de l'indécision [...]. Au contraire,
les modalités poétique et logique se caractérisent, d'après moi, par l'absence de
toute prise en charge de l'indétermination sémantique. Le résultat en est qu'un
texte poétique ou logique offre, dès l'abord, l'aspect d'un plus grand isolement par
rapport au réel, et qu'il se prête, par conséquent, à un nombre beaucoup plus
considérable d'interprétations. (Dominicy 1994 : 120)
Sorti de son rapport direct à un réel, le poème des Petits justes est d'autant
plus intéressant que son interprétation reste énigmatique. En fait, la réponse
proposée comme explication du vers 1 par le vers 2 augmente l'opacité du
texte au lieu de la clarifier. Face à cet hermétisme propre au genre de la
devinette, la lecture ne peut s'opérer avec l'aide de la seule compétence
linguistique et du système interne constitué par la suite de signes (lecture centripète).
La mise en action de la mémoire discursive, c'est-à-dire d'une lecture
centrifuge, attentive à la présence dans le texte d'un intertexte, est indispensable.
Une première lecture possible passe par un script social. Le rôle de
« maître » transforme le statut de « je » soit en esclave, soit en animal de
compagnie. J.-Ch. Gateau (1994 : 73) rapporte que, selon des familiers du
poète, il s'agirait d'une petite chienne. Dans ce cas, par prosopopée hypocoris-
tique, le maître lui-même prêterait à l'animal femelle la question qu'il
(re)formule et louerait autant la beauté de la chienne que les soins de son
maître. On retrouve là une modalité de base de toute question rhétorique :
permettre une assertion (affirmer l'extrême beauté de « je ») sous le couvert
d'une question posée. Cette interprétation revient encore au type (c) de
Ménestrier. Il y a bien prosopopée dans le cas de la chienne qui parle. Il n'y a,
en revanche, forme de langage hypocoristique que dans le cas du maître qui
parle à la place de son chien.

89
Mais nous sommes placés, avec ce poème, dans une autre configuration du
sens possible, celle de la modalité sémantique de Г «évocation» dans laquelle
M. Dominicy voit une possible définition de la relation au monde qu'instaure
la poésie : « La relation au réel n'est pas de l'ordre du descriptif (où il s'agit de
provoquer chez le récepteur la formation d'une représentation mentale encore
épisodique), mais de l'évocatif : comme le mot simple, comme l'adage ou le
proverbe, l'énoncé poétique prétend susciter l'émergence d'une
représentation prototypique déjà disponible » (1997 : 710). Dans sa mémoire à long
terme, le lecteur peut aller chercher le souvenir de lectures ou de films qui
décrivent les relations stéréotypées d'une esclave et de son maître.

De son côté, le récepteur d'un poème, lorsqu'il a identifié la « modalité


sémantique » à mettre en œuvre, se laisse guider par les indications du texte au
moment d'explorer sa mémoire à long terme. Renonçant à construire des
représentations épisodiques suffisamment opératoires, il tentera donc de retrouver des
représentations déjà présentes, et d'éprouver, par là même, le plaisir esthétique lié
à la reconnaissance de ses propres dispositions émotionnelles et cognitives. En ce
sens, la question des genres rejoint une interrogation plus fondamentale ; car il
s'agit, en fin de compte, de comprendre pourquoi nous ne pouvons fonder notre
compréhension du réel et notre intégration sociale que par l'entremise d'activités
« ludiques » dont les règles, apparemment gratuites, nous aident à partager et à
perpétuer la plupart de nos représentations. (Dominicy 1997 : 727)

De cette représentation en mémoire des relations entre maître et esclave, tout


lecteur peut inférer qu'il est surprenant que le maître lave lui-même celle qui
devrait l'être par elle-même ou par des serviteurs à la rigueur. La beauté posée
par l'intensif « si » comme extrême serait ainsi expliquée par le renversement des
scripts actionnels sociaux mémorisés comme des états du corps social.

Cette lecture, cohérente au vu des représentations en mémoire, voit sa


subversion des scripts admis renforcée par un intertexte complexe. Pour que
cette convocation non plus de grands stéréotypes mais de referents plus
concrets opère, il faut admettre le principe dialogique de Bakhtine :
Pour la conscience qui vit en lui, le langage n'est pas un système abstrait de formes
normatives mais une opinion multilingue sur le monde. Tous les mots évoquent
une profession, un genre, une tendance, un parti, une œuvre précise, une
génération, un âge, un jour, une heure. Chaque mot renvoie à un contexte ou à plusieurs,
dans lesquels il a vécu son existence socialement sous-tendue. (1978 : 114)

La section qui précède Les petits justes (Mourir de ne pas mourir) comporte de
nombreuses références religieuses (poèmes intitulés « Bénédiction » et « Silence
de l'[d'] évangile »). Sous l'influence des connotations bibliques du titre (les
«justes») de la section, le lexeme «maître» et l'action de laver les pieds prêtée à
ce dernier peuvent apparaître comme un écho de l'Évangile de Jean 13 (1-20),
c'est-à-dire de l'épisode au cours duquel Jésus lave les pieds de ses disciples:

[...] (12) Après leur avoir lavé les pieds, Jésus reprit son vêtement, se remit à table
et leur dit : « Comprenez-vous ce que je vous ai fait ? (13) Vous m'appelez "Maître"

90
et "Seigneur", et vous avez raison, car je le suis. (14) Si donc moi, le Seigneur et le
Maître, je vous ai lavé les pieds, vous aussi vous devez vous laver les pieds aux uns
et aux autres. (15) Je vous ai donné un exemple pour que vous agissiez comme je
l'ai fait pour vous. (16) Oui, je vous le déclare, c'est la vérité : un serviteur n'est pas
plus grand que son maître et un envoyé n'est pas plus grand que celui qui l'envoie.
(17) Maintenant vous savez cela ; vous serez heureux si vous le mettez en
pratique.» [...]
Ceci ne permet pas de résoudre l'énigme de l'identité du JE du premier
vers et la question qui porte sur l'intensité de sa beauté. La mémoire peut
cependant opérer avec un souvenir confondu depuis l'époque médiévale avec
un autre texte évangélique, celui de Luc 7 (36-50). Épisode qui relate la
présence de Jésus dans la maison de Simon le pharisien. On se souvient
qu'une « femme de mauvaise réputation » mouille de ses larmes les pieds du
Christ, les essuie avec ses cheveux et répand le parfum sur eux. Le Christ dit
alors :
[...] (44) Puis il se tourna vers la femme et dit à Simon: «Tu vois cette femme? Je
suis entré chez toi et tu ne m'as pas donné d'eau pour mes pieds ; mais elle m'a lavé
les pieds de ses larmes et les a essuyés avec ses cheveux. (45) Tu ne m'as pas reçu
en m'embrassant ; mais elle n'a pas cessé de m'embrasser les pieds depuis que je
suis entré. (46) Tu n'as pas répandu d'huile sur ma tête ; mais elle a répandu du
parfum sur mes pieds. (47) C'est pourquoi, je te le déclare : le grand amour qu'elle a
manifesté prouve que ses nombreux péchés ont été pardonnes. Mais celui à qui l'on
a peu pardonné ne manifeste que peu d'amour. » (48) Jésus dit alors à la femme :
« Tes péchés sont pardonnes. » (49) Ceux qui étaient à table avec lui se mirent à dire
en eux-mêmes : « Qui est cet homme qui ose même pardonner les péchés ? » (50)
Mais Jésus dit à la femme : « Ta foi t'a sauvée : va en paix. »

Cette intertextualité externe expliquerait le fait que le « maître » se


comporte comme un/e serviteur/servante. Il relie le laver au rituel de
l'accueil et même à l'amour porté à autrui, le lien potentiel maître-esclave est
dépassé par le geste du Christ. La beauté de celle qui dit « je » est-elle à la
mesure des péchés remis ? Dans cette perspective, on voit que le sens caché de
l'énigme s'éloigne de la devinette familiale.

Dans la lecture poétique, la mémoire encyclopédique est amenée à restituer


des pièces supposées manquantes dans le but de boucher, autant que faire se
peut, les trous du sens. Cette opération d'ouverture intertextuelle peut
également se faire en direction du corpus intertextuel éluardien. Dans une
circulation du sens interne cette fois à la poésie d'Éluard, il est tentant de rapprocher
notre poème d'un texte de Capitale de la douleur, intitulé « La parole ». Le
premier et le dixième vers de ce poème présentent, d'une part, une collocation
des lexemes «beauté /belle» et «parole» et, d'autre part, une prosopopée qui
livre une identité possible du pronom personnel sujet de notre texte :
LA PAROLE
J'ai la beauté facile et c'est heureux [. . .]
Je suis vieille mais ici je suis belle [. . .]

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Dès lors, le « maître » de la parole pourrait bien être le poète et la parole
ainsi « lavée » le serait, à la manière du travail d'un Francis Ponge, par le
travail de l'écriture qui lave la langue des usages antérieurs pour la rendre
esthétiquement « si belle »7.

Il serait également possible, par exemple, de convoquer le court poème


XVII de L'amour la poésie :
D'une seule caresse
Je te fais briller de tout ton éclat.
Par ce lien intertextuel laver serait rapproché de caresser et la beauté/briller de
tout son éclat apparaîtrait comme la conséquence d'un geste amoureux qui
n'était pas manifeste dans le poème des « Petits justes ». En prenant ici la
parole, le « maître » met le verbe poétique et l'amour dans un rapport que ne
cesse de construire la poésie éluardienne.

3.2.5. Lire le poème comme langage énigmatique


Le genre de l'énigme-devinette avec lequel Éluard joue renvoie à un effet
herméneutique très général : « l'embarras de l'interprète » (Charles 1981 : 28).
À la différence de la devinette, la même description s'applique à des referents
nombreux (petite chienne, assiette, personnages des Évangiles, logos
poétique). Compétence linguistique et compétence mémorielle coopèrent au
décodage dans la mesure où la lecture peut être définie comme beaucoup plus
que la simple (re)connaissance de la langue d'une suite linguistique. Lire, c'est
convoquer transtextuellement des souvenirs de lecture, de textes générique-
ment apparentés d'abord, mais également des souvenirs de textes différents,
d'époques différentes, de provenances variées (non exclusivement littéraires).
Cette mémoire à la fois très individuelle et socialement surdéterminée
interagit en permanence avec la compétence purement linguistique. Si la mémoire
du code est indispensable et la mémoire (inter)textuelle optionnelle, elles n'en
sont pas moins coprésentes et activables ensemble ou à la suite. Si la thèse de
Bakhtine est juste, les signes apparaissent toujours avec les souvenirs de leurs
emplois textuels antérieurs, donc avec une intertextualité/interdiscursivité
constitutive, propre à une formation discursive et à un individu particulier.
De ceci découle une théorie de l'interprétation des textes énigmatiques :
Aux prises avec des textes littéraires opaques, il serait donc possible de proposer un
mode d'analyse intertextuel fondé sur des restrictions gouvernées par une
compétence citationnelle encyclopédique et chargée de rétablir une lisibilité dans des
énoncés densifiés, brouillés ou sémantiquement non orientés. (Thomas 1981 : 114)
À la suite de J.-J. Thomas, on peut dire que « lors du commentaire des
textes opaques, l'indécidable entraîne la constitution d'un appareillage

7. C'est également ce que suggère Jean-Charles Gateau dans son commentaire du recueil d'Eluard
(1994:73).

92
critique supplétif qui ne peut être qu'intertextuel » (1981 : 125). Notre exemple
nous a montré, d'une part, que le style est tout entier pris dans la textualité
mais, d'autre part, qu'une analyse textuelle ne peut se limiter à la clôture de
l'énoncé. Traversé de forces centrifuges, tout texte est ouvert sur une transtex-
tualité générique et intertextuelle que la conception bakhtinienne du discours
éclaire. Le principe dialogique s'applique, quoiqu'en dise Bakhtine,
parfaitement à des textes poétiques du type de celui d'Éluard. On ne peut donc isoler
le fait de style du fonctionnement complexe d'un texte contextualisable de
diverses façons. La densité des réseaux de sens est telle que la pièce étudiée
est interprétable au niveau trivial de la devinette familiale (anecdote de la
petite chienne) ou de la devinette instrumentale la plus ordinaire (assiette à
laver), mais aussi de l'énigme à connotation religieuse. Le style est ainsi
totalement dépendant de la co(n)textualisation des énoncés.

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