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Jean-François Bordron

Signification et subjectivité
In: Langages, 29e année, n°119, 1995. pp. 63-78.

Abstract
Jean-François Bordron : « Signification et subjectivité »
We first present the main directions which, according to us, permit to characterise a theorisation of the question of meaning, that
is to say to build a semiotics. We then try to show how the different properties of the empirical subject can be directly
schematized from Kant's table of categories.
Through the discussion of a text by Leibniz, we show that any empirical subject implies, not only its schematizable properties but
also a certain type of rule of construction. We try to understand how the text by Descartes, in the succession of its statements in
the first person (I doubt, I exist, I think) does in fact build such a rule.
We therefore want to establish that, in some of its occurences, « I » does not refer to a person but to a rule, or that « I am »
indicate a formal condition of sens.

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Bordron Jean-François. Signification et subjectivité. In: Langages, 29e année, n°119, 1995. pp. 63-78.

doi : 10.3406/lgge.1995.1723

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726X_1995_num_29_119_1723
J. F. BORDRON
Université de Paris III

SIGNIFICATION ET SUBJECTIVITE

L'analyse des textes philosophiques, lorsqu'elle refuse de s'en tenir au contenu


doctrinal des pensées et à la logique des démonstrations, semble se condamner à une
aporie. On a maintes fois fait remarquer que les instruments d'analyse qui peuvent
être utilisés pour décrire les textes philosophiques sont eux-mêmes dépendants, par
la théorisation même qu'ils supposent, du discours qu'ils prétendent analyser '.
Cette aporie repose sur trois présuppositions qui nous paraissent tout simplement
fausses :
1. Il n'y a aucune raison de supposer qu'un discours, fût-il soumis à la catégorie
du genre, comporte un intérieur et un extérieur. Ainsi, étudier un discours philoso
phique du point de vue de la construction de son sens (ce que nous appellerons une
démarche sémiotique) n'implique aucune extériorité par rapport au discours étudié.
Prendre en compte la dimension discursive d'une philosophie n'implique en rien que
cette dimension, ainsi que les outils conceptuels qui servent à la penser, aient une
absolue autonomie par rapport à ce qu'elle cherche à comprendre. Inversement, une
philosophie n'est jamais indépendante d'une conception plus ou moins explicite du
discours, soit qu'elle veuille en marginaliser les effets (comme dans la pensée
classique), soit qu'elle cherche à y voir son propre terrain d'action. Dans tous les
cas, la séparation d'un extérieur et d'un intérieur philosophiques semble relever
d'un coup de force sans véritable raison théorique.
2. La distinction entre langage et métalangage offre une objection plus sérieuse.
Mais elle n'a véritablement de sens que dans les langages formels. La distinction
entre discours et métadiscours peut avoir une fonction méthodologique, c'est-à-dire
tactique. Mais elle ne peut en aucun cas servir à organiser une hiérarchie de
discours. Ainsi la notion de « signification » a-t-elle émergé du discours philosophi
que (chez Locke par exemple) et du discours linguistique. Mais on ne saurait dire
pour autant que les différents usages de ce terme sont indépendants et encore moins
que l'un peut servir à théoriser l'autre (du moins pour des raisons de principe).
3. Une forme conceptuelle est toujours, par son origine, dépendante des intérêts
du discours qui l'a produite. Mais plus cette forme en vient à posséder des usages
réglés, plus elle se formalise, plus elle devient aussi indépendante de cette origine.
Nous utiliserons ainsi la notion kantienne de « schématisme » pour comprendre la
catégorisation de la subjectivité empirique. Cette notion est pour une part dépen
dante d'une conception transcendantale de la subjectivité. En même temps, le
schématisme kantien offre la conception sans doute la plus profonde de la significa-

1 . J . Derrida offre un bon exemple de cette attitude. Par exemple à propos tie la métaphore : « Chaque
fois qu'une rhétorique définit la métaphore, elle implique non seulement wie philosophie mais un réseau
conceptuel dans lequel la philosophie s'est constituée » in Marges de la philosophie , Éditions de Minuit,
1972 (page 274).

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tion. Il n'est donc pas interdit, comme nous le ferons plus loin, d'utiliser le schémat
isme pour essayer de comprendre le sens du « cogito » cartésien.

Nous essayerons ici de déterminer la notion de « subjectivité » du point de vue de


sa signification. Le point de vue de la signification, tel que nous le comprenons, ne
peut être spécifié que par rapport à l'attitude naturelle du jugement. Lorsque nous
lisons un texte philosophique, nous cherchons à saisir les contenus plus ou moins
systématiques construits par un auteur. Ces contenus, compris comme contenus de
pensée ou comme visée ontologique, sont nus en forme selon la structure du juge
ment. Le point de vue de la signification s'obtient seulement si, en même temps que
nous considérons ce qui est pensé, nous cherchons à comprendre comment cela est
pensé 2. On comprend alors pourquoi le recours au texte est si nécessaire. La
textualité est, de fait, un des modes d'accès privilégiés non seulement à la pensée
elle-même mais aussi aux divers modes selon lesquels elle s'élabore. L'étude de la
signification implique donc, selon l'expression de Husserl, un « juger au second
degré » 3. Mais, comme nous le verrons, la « région sens » est aussi susceptible d'une
théorisation particulière que nous rangeons sous le terme général de sémiotique.
Nous allons, sous cet angle, rechercher le sens de la catégorie de subjectivité.

La subjectivité, comprise sur le mode transcendantal, semble commander le


verbe être : « Je suis ». Le sujet empirique au contraire est plus familier d'expres
sions comme « J'existe », tout particulièrement dans les contextes intersubjectifs
(« Moi aussi j'existe »). L'usage du verbe être au sens d'« exister » 4 est si rare que
l'on aurait dumalà en trouver d'autres usages que « Je suis »,« Dieu est » et, si l'on
accepte d'entendre le verbe comme un infinitif, « l'Etre est ». Si la langue autorise
ces usages, il n'en reste pas moins que leur rareté même demande que l'on examine
leurs contextes d'apparition. Il est difficile de déterminer ces contextes sans préjuger
d'avance ce que peuvent vouloir dire « Je », « Dieu » et « Etre ». Il semblerait
d'abord que le terme même d'êire implique, plus ou moins clairement, un contexte
régi par une question ontologique. Nous voudrions montrer que la question ontolo
gique ne peut être directement abordée ou, plus précisément, qu'elle ne prend sa
forme adéquate que par les préliminaires d'une question sur le sens. Nous nous
intéresserons uniquement au contexte philosophique du « Je suis » et nous admet
tronsque cet énoncé ne peut être analysé autrement qu'en fonction de sa place dans
une architecture textuelle. Pour ce faire nous adopterons la démarche suivante :

1. Nous présenterons d'abord les grands axes qui, selon nous, permettent de
caractériser une théorisation de la question du sens et donc de construire une
sémiotique générale.

2. Le problème de la signification a été parfaitement défini par Husserl : « Se poser la question de la


signification ou du sens d'un énoncé, et se rendre clair le sens de cet énoncé, ce n'est manifestement pas
autre chose que de passer de l'attitude immédiate de l'être qui juge et énonce, attitude dans laquelle nous
avons seulement les objets considérés, à l'attitude réfléchie, à l'attitude dans laquelle viennent à être saisies
ou posées les opinions correspondantes, relatives aux objets, aux états de choses. Ainsi pouvons-nous
qualifier cette région également de région du sens. » Logique Formelle et Logique Transcendantale (§ 48).
3. Opus cité (§ 49).
4. Nous voulons simplement dire qu'être ne possède pas, dans ce cas, son sens usuel de copule. Nous ne
proposons donc pas une interprétation ontologique de ce que peut vouloir dire « exister ». Pour une
analyse linguistique ties différents usages «lu verbe être, nous renvoyons à J. P. Desclés : « Réseaux
sémantiques » in Langages n° 87 et Langages applicatifs, langues naturelles et cognition, Hermès, 1990.

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2. Nous essayerons ensuite d'exposer comment les différentes propriétés du
sujet empirique (c'est-à-dire d'un certain type de corps) sont directement schéma-
tisables à partir de la table des catégories de Kant.
3. Nous montrerons, en discutant un texte de Leibniz, que tout sujet empirique
suppose, outre ces propriétés schématisables, un certain type de règle de construct
ion.
4. Nous essayerons de comprendre comment le discours cartésien dans la suc
cession des énoncés en première personne (« je doute », « je suis », « j'existe », « je
pense ») construit effectivement une telle règle.
Nous voulons donc établir que dans certaines de ses occurrences, « je » ne
désigne pas une personne mais une règle ou encore que « Je suis » désigne une
condition formelle du sens.

1. La question du sens

Nous ne pouvons présenter ici que les grandes lignes de ce que nous conviendrons
d'appeler une sémiotique (ou théorie du sens). Ce terme a parfois l'usage restreint de
« théorie du signe ». Mais le terme de « signe », compris comme une unité de la
manifestation du sens, désigne des grandeurs dont l'extension est si variable qu'il
convient d'abord de fixer une terminologie. Nous conviendrons de réserver le terme
de « signe » soit à des unités de type algébrique, soit à des unités susceptibles d'être
prises dans des procès d'inférence (comme les signes au sens de Peirce).
Nous parlerons de systèmes de dépendances (et non de systèmes de signes)
lorsque nous aurons affaire à des problèmes de constitution du sens. Le terme de
« structure » désigne, dans la terminologie de Hjelmslev, un tel système de dépen
dances \
Une dépendance, selon la formulation de Husserl, désigne « Une légalité idéale
dans un ensemble formant une unité » 6. Le problème est donc fondamentalement
celui des types de rapports entre les parties d'un tout et ces parties et le tout
lui-même. Une importante littérature existe à ce sujet 7 — nous citerons simplement
un passage des Prolégomènes de Hjelmslev :
« Selon le réalisme naïf, l'analyse devrait probablement se réduire au découpage d'un objet
donné en parties, donc en de nouveaux objets, puis ceux-ci encore en parties, donc encore
en de nouveaux objets, et ainsi de suite. Mais, même dans ce cas, le réalisme naïf aurait à
choisir entre plusieurs découpages possibles. On reconnaîtra donc sans peine que l'essent
iel, au fond, n'est pas de diviser un objet en parties, mais d'adapter l'analyse de façon
qu'elle soit conforme aux dépendances mutuelles qui existent entre des parties et nous
permette ainsi de rendre compte de ces dépendances de manière satisfaisante. ( ) Les
conséquences de cette constatation sont essentielles pour comprendre le principe d'anal
yse: l'objet examiné autant que ses parties n'existent qu'en vertu de ces rapports ou de ces

5. L. Hjehnslev, Essais linguistiques, Editions de Minuit, 1971 (page 109).


6. E. Husserl in Recherches logiques (R3), Traduction française P. U. F., collection Epiméthée, Tome II
(page 34).
7. Le livre de Twardowski Sur les objets intentionnels est pour une bonne part consacré à ce thème. Il
vient d'être traduit en français par J. English (Vrin, 1993). On trouvera des développements et une
importante bibliographie in Bary Smith (ed) Parts and moments, studies in logic and formal ontology,
Philosophia Verlag, 1982.

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dépendances ; la totalité de l'objet examiné n'en est que la somme, et chacune de ses parties
ne se définit que par les rapports qui existent, 1. entre elle et d'autres parties coordonnées,
2. entre la totalité et les parties du degré suivant, 3. entre l'ensemble des rapports et des
dépendances entre ces parties » u.

Dans le texte que nous venons de citer, Hjelmslev explicite un principe d'analyse
valable pour toute sémiotique. Il est nécessaire cependant de différencier deux types
principaux de dépendances. Au premier type (que Husserl a spécialement en vue)
correspondent des liaisons synthétiques de contenus. Husserl en a donné de multi
plesexemples 9. On peut, en règle générale, rapporter à la classe des dépendances
synthétiques a priori les lois qui unissent l'objet en général (= x) aux catégories
puisque ces dernières, pas plus que cet objet, ne sont pensables indépendamment.
Par contre, les dépendances complexes qui existent entre l'oiseau engoulevent, l'art
de la poterie et la jalousie conjugale (chez les indiens Jivaro) 10 nous paraissent être
a posteriori. Ces exemples, aussi éloignés les uns des autres qu'il est possible, veulent
suggérer que la distinction nécessaire entre synthèse a priori et a posteriori pourrait
elle-même dépendre (quant à la nature des exemples) de la construction d'un système
qui les rende possibles. Ainsi comprise, une théorie sémiotique est la recherche d'un
type de description et d'explication de nature holistique u.

On admettra donc qu'à un certain niveau d'analyse, une sémiotique est un


système de dépendances hiérarchisées susceptible de s'actualiser dans différents
substrats (sonores, plastiques, etc.).
Une sémiotique se réalisant toujours dans un substrat matériel, il est commode,
bien que vraisemblablement insuffisant, de distinguer trois niveaux d'organisation :
— Il existe tout d'abord un niveau physique, qu'il s'agisse de la physique des
sons pour un langage ou de la physique générale selon laquelle nous sont donnés les
objets de la perception.

— Cette physique se trouve contrainte par un appareillage perceptif, de telle


sorte que nous n'avons affaire au niveau physique que par la médiation d'un niveau
phénoménologique (ou système de l'apparaître).

— Le niveau phénoménologique reçoit à son tour des articulations que l'on peut
dire proprement sémio tiques. On peut par exemple considérer que les propriétés
physiques de la lumière sont d'abord reçues selon les contraintes propres à un
système visuel, ce niveau phénoménologique étant ensuite sémiotisé (par exemple
dans l'histoire de la peinture 12).

H. L. Hjelmslev, Prolégomènes à une théorie du langage, Traduction U. Canger, Éditions de Minuit,


1971 (page 36).
9. Des lois telles que la causalité, qui détermine les dépendances des changements réels dans les choses,
relèvent d'un a priori synthétique.
10. Voir Cl. Lévi-Strauss : La potière jalouse, Pion, 1985.
11. Le holisme n'oblige pas nécessairement à renoncer aux distinctions entre analytique et synthétique
ni entre a priori et a posteriori. Il implique seulement que ces distinctions soient, quant à leurs contenus,
dépendantes d'un système.
12. Un bon exemple d'analyses d'inspiration sémiotique se trouve dans : H. Wiilfîlin, Principes
fondamentaux de l'histoire de l'art, Pion, 1989, mais également dans : Shitao, Les propos sur la peinture
du moine citrouille-amère, Hermann, 1984.

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Ces trois niveaux d'organisation ne sont pas nécessairement autonomes puisque
les articulations sémiotiques peuvent, jusqu'à un certain point, rétroagir sur l'ap
paraître (sur le niveau phénoménologique). Ce dernier à son tour peut interagir avec
le monde physique i;i.

La notion de sens, telle que nous essayons de la comprendre, nous paraît donc
trouver son enjeu essentiel dans les rapports entre des invariants phénoménologi
ques et une sémiotisation de ces invariants. En ce sens, la distinction entre dépen
dances a priori et a posteriori pourrait bien ne reposer que sur une différence de
stabilité . On peut en effet concevoir que l'a priori puisse se décrire comme exprimant
les structures les plus stables de notre esprit (mais relativement à un système de
pensée).

Une fois admise l'existence de systèmes de dépendances hiérarchisés, se pose le


problème de leur généricité (c'est-à-dire de leur capacité à engendrer d'autres
significations). Deux types de procédures nous paraissent correspondre à cette
attente M :
— Les schématisations.
— Les procédures de mise en discours.

Nous reviendrons plus loin sur la notion de scheme l5.

La mise en discours pose le problème central de renonciation. D'un point de vue


conceptuel, il peut être mis en évidence par une expérience de pensée. Supposons
que nous percevions des figures sur une surface de sable. Comment pouvons-nous
différencier une figure dont nous devrions chercher la cause de celle qui supposerait
un acte de signification ? Il est courant de rapporter cette différence à celle qui
sépare causalité et intentionnalité. Même en supposant cette hypothèse admise, il est
difficile, lorsque nous ne sommes pas en présence d'un système linguistique, de
déterminer exactement ce que peut être la marque d'une intentionnalité (par exemp
le en musique ou en peinture). Il n'y a guère d'autre solution que de construire un
ensemble d'hypothèses plus ou moins convergentes. En d'autres termes, il suffit de
ne pas disposer de marqueurs explicites pour percevoir à quel point la notion de
sujet d'énonciation peut devenir évanescente. Et, dans ce cas, nous nous trouvons
simplement ramené à la causalité du discours 16. Nous verrons cependant, en
étudiant le scheme de la causalité, qu'il est dans une certaine mesure possible de
distinguer un acte au sens causal d'un acte au sens intentionnel et, par là, de
distinguer l'énonciation au sens de l'action physique (prolation) de renonciation au
sens intentionnel.

13. Pour ce dernier point nous renvoyons à : E. Thompson, A. Palacios, F. J. Varela, « Ways of
coloring : Comparative color vision as a case study for cognitive science », in Behavioral and brain
sciences 1992-15. F. Varela, E. Thompson, E. Rosch, L'inscription corporelle de l'esprit, Seuil, 1993. J.
Petitot, Les catastrophes de la parole, Maloine, 1985.
14. Il en existe beaucoup d'autres comme la figuration rhétorique ou la linéarisation que nous ne
pouvons envisager ici.
15. Pour une discusion sur les rapports de la signification et du schématisme nous nous permettons de
renvoyer à : J. F. Bordron, « Schématisme et signification », Poetica et Analytica, Copenhague, 1991.
16. Ainsi le sujet de la prolation n'est pas distinguable d'une cause.

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Les quelques points de repères que nous venons de signaler laissent dans l'ombre
toutes les conditions proprement syntaxiques de la signification ainsi que les condi
tionsformelles. En particulier, nous n'aborderons pas les conditions de vérités liées
à la compréhension des énoncés 17.

2. Schématisation des positions subjectives

Un scheme est, selon l'expression de Kant, « la représentation d'un procédé


général de l'imagination pour procurer à un concept son image » lfî. Les schemes
sont donc des méthodes de construction qui fournissent une relation intermédiaire
entre les concepts (ou les catégories) et les formes de notre intuition (l'espace et le
temps). Le résultat de cette procédure de schématisation est une image. Toutefois, il
n'y a image au sens strict que pour les schemes empiriques, les schemes mathémati
ques et les schemes indirects (hypotyposes). Les schemes transcendantaux ne four
nissent pas d'images. D'autres fois cependant, Kant parle d'« image pure ». Ainsi
écrit-il : « L'image pure de toutes les grandeurs (quantorum) pour le sens externe est
l'espace, mais celle de tous les objets des sens en général est le temps » . L'image pure
est donc antérieure au schématisme puisque le temps et l'espace n'y sont pas encore
catégorisés. On peut en ce sens comprendre que la notion d'image pure désigne un
postulat d'invariance. Pour que le temps et l'espace soient catégorisables, et surtout
pour que chaque catégorie produise toujours le même scheme, il faut que le temps et
l'espace soient, quant à la forme de notre intuition, invariants. Dans le cas contraire,
les schemes pourraient produire n'importe quoi tout en étant équivalents du point de
vue procédural. Nous verrons que, du point de vue de la subjectivité (et donc des
images rapportées à un corps) l'invariance spatio-temporelle du corps est aussi un
postulat nécessaire.

Du point de vue de l'objet, les schemes produisent l'« objet en général »,


c'est-à-dire les conditions transcendantales de tout objet possible. Notre question
peut alors être formulée : est-il pensable, de la même façon, de construire les
conditions transcendantales de tout sujet possible ?

Il nous faut d'abord lever une ambiguïté terminologique. Le « sujet en général »


que nous voulons construire n'est pas le sujet transcendantal (qui a un tout autre
statut) mais la forme générale (ou l'ensemble des conditions) du sujet empirique.
Nous voulons donc simplement voir jusqu'où il est possible de prendre à la lettre la
remarque de Kant : « Nous nous pensons nous-mêmes comme phénomène » 19.
Nous recherchons l'ensemble des « images pures » que nous pouvons produire de
nous-mêmes ou encore la « forme sujet ». Il nous faut donc montrer qu'à chaque
détermination de l'objet en général correspond une détermination du sujet en
général. Nous suivrons l'ordre des catégories.

17. Sur ce point nous renvoyons à F. Nef, Logique, langage et réalité, Éditions universitaires, Paris,
1991.1.
18. E. Kant, « Critique de la raison pure », Trad. Tramesaygues et Pacaud (page 152).
19. E. Kant, Critique de la raison pure, Seconde édition § 24 et § 25. Cette assertion kantienne pose en
général le problème de la distinction d'un sens interne phénoménal et d'un sens interne nouménal. Nous ne
pouvons discuter ce point ici.

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Le scheme de la quantité est le nombre : « Ainsi le nombre n'est autre chose que
l'unité de la synthèse opérée dans le divers d'une intuition homogène en général, par
le fait même que je produis le temps lui-même dans l'appréhension de l'intui
tion » 20. Cette production du temps concerne la « série du temps » (le temps selon le
nombre) au titre de l'appréhension possible d'un objet. Au scheme de la quantité
correspond, dans le système des principes, ce que Kant nomme les « Axiomes de
l'intuition » : « Tous les phénomènes, du point de vue de leur intuition, sont des
grandeurs extensives ». Comme tous les schemes, le scheme de la quantité se rap
porte à l'unité de l'aperception. Mais si nous demandons, du point de vue du sujet
empirique, quelle position subjective est rendue nécessaire par la série du temps (ou
en général par toute grandeur spatiale ou temporelle considérée extensivement), on
perçoit immédiatement que le sujet correspondant ne peut se concevoir autrement
que comme un repère. En d'autres termes, le scheme de la quantité a pour corrélat
subjectif le système entier de la deixis : il faut un corps servant de référentiel
spatio-temporel et se percevant comme ce référentiel. Notons cependant, pour éviter
toute ambiguïté, qu'il ne peut s'agir ici que d'une « image pure » d'un tel référentiel
et non de la deixis au sens linguistique. Cette dernière en effet ne peut avoir de
signification que si elle implique un corps parlant. D'une façon générale, une
procédure transcendantale ne peut que dessiner la forme de l'empiricité mais pas
son contenu 21.
Le scheme de la qualité (réalité, négation, limitation) est « la continuelle et
uniforme production de la réalité dans le temps, où l'on descend, dans le temps, de
la sensation qui a un certain degré jusqu'à son entier évanouissement, ou bien où
l'on s'élève peu à peu de la négation de la sensation à une quantité de cette même
sensation ». Comme détermination a priori du temps, le scheme de la qualité
correspond au contenu du temps. Comme principe il est « anticipation de la percept
ion » et s'énonce : « Dans tous les phénomènes, la sensation et le réel qui lui
correspond dans l'objet (realitas phaenomenon) ont une grandeur intensive, c'est-
à-dire un degré ». La position subjective correspondant au scheme de la qualité est
donc, comme Kant le souligne lui-même, le sujet de la perception (le sujet sensible).
Le sujet sensible coapparaît avec l'objet 22. On peut dire en ce sens que la genèse
corrélative du sujet et de l'objet est comme la forme (ou l'image pure) de l'intention-
nalité de la perception 2i.
Les schemes des catégories de la relation déterminent le temps selon un ordre,
rendant ainsi possible le rapport des perceptions les unes par rapport aux autres en
tout temps.
Le scheme de la substance « est la permanence du réel dans le temps » ; le scheme
de la causalité « le réel, qui une fois posé arbitrairement, est toujours suivi de
quelque autre chose » ; le scheme de la communauté, « la détermination réciproque

20. Pour toutes les citations qui suivent nous renvoyons à Y Analytique des principes ou Doctrine
transcendantale du jugement.
21. « Lu philosophie transcendantale n'est pas, par exemple, une science des objets (object) qui sont
donnés a priori au sujet parla raison. Car ce serait Fautoeréation de la fiction, mais elle est semblable à une
science des formes, sous lesquelles, s'ils devaient être donnés, ils seraient obligés exclusivement d'appar
aître», E. Kant, Opus postumum, Trad. F. Marty, P.U.F. , Coll. Epiméthée (page 229).
22. Ce point a été particulièrement souligné par A. Philonenko in L'œuvre de Kant, Vrin, 1972.
23. Nous avons développé le rapport général du schématisme et de l'intentionnalité in « Schématisme
et signification », Poetica et Analytica, Copenhague, 1991.

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et simultanée des substances et de leurs accidents ». Ainsi, selon le même principe,
peut-on déterminer les positions subjectives appartenant à la catégorie de la rela
tion :
— Le sujet comme substrat (ou permanence)
— Le sujet comme corrélat d'une série causale, c'est-à-dire le sujet pragmatique
(l'agent)
— Le sujet codéterminé par les variations de ses propriétés (le patient ou
prédicable).
Il n'est sans doute pas nécessaire de redire que nous n'avons, ici encore, affaire
qu'à des formes. Nous devons cependant souligner la différence radicale existant
entre un agent (côté sujet) et une cause (côté objet). Une cause ne peut pas ne pas
agir. Un agent peut suspendre toute action. La différence entre « Jean ouvre la
fenêtre » et « Le vent ouvre la fenêtre » réside donc en cela que l'agent déclenche
une série causale mais n'est pas lui-même une cause. L'agent se définit donc par une
relation intentionnelle à la causalité 24.
Les schemes de la modalité présentent « le temps lui-même, en qualité de corre-
latum de la détermination d'un objet, sur la question de savoir si et comment il
appartient au temps ». Ainsi le scheme de la possibilité est-il « l'accord de la
synthèse de différentes représentations avec les conditions du temps en général
(comme, par exemple, que les contraires ne peuvent exister en même temps dans une
chose mais seulement l'un après l'autre ». Le scheme de la réalité « est l'existence
dans un temps déterminé » ; la scheme de la nécessité « l'existence d'un objet en tout
temps ».
Du point de vue du sujet en général, les catégories de la modalité déterminent
successivement le sujet comme pouvoir (possibilité), comme destin (nécessité) et
comme vie ou mort (réalité).
Les procédures schématiques fournissent ainsi l'image pure de la forme subject
ive qui comprend, selon l'ordre des catégories : le sujet comme repère, comme
sensation, comme permanence, comme agent, comme prédicable et enfin comme
pouvoir, destin et existence (vie ou mort). Cette présentation pourrait être considé
rablement spécifiée. Ainsi les structures modales du sujet représentent-elles à elles
seules tout un univers 2S. Il en va de même pour chaque catégorie. Nous ne pouvons
mieux faire ici que citer le programme que Kant a lui-même tracé :
« Qu'il me soit permis de nommer ces concepts purs, mais dérivés, de l'entendement les
prédicables de l'entendement pur (par opposition aux predicaments). Dès qu'on a les
concepts originaires et primitifs, il est facile d'y ajouter les concepts dérivés et subalternes
et de dessiner entièrement l'arbre généalogique de l'entendement pur. Comme je n'ai pas à
m'occuper, ici, de la complète exécution du système, mais seulement des principes néces
saires pour un système, je réserve ce complément pour un autre travail. Mais on peut
aisément atteindre ce but, en prenant les traités ontologiques et en y ajoutant, par exemple,
à la catégorie de causalité, les prédicables de force, d'action, de passion, à la catégorie de la
communauté, les prédicables de la présence, de la résistance, aux predicaments de la
modalité, les prédicables de naissance, de mort, de changement, etc. Les catégories combi-

24. Cette relation peut également s'exprimer par une structure modale (« il veut » par exemple).
25. Nous renvoyons sur ce point à : P. A. Brandt, La charpente module du sens, Amsterdam et Aarhus
University Press, 1992.

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nées avec les modes «le la sensibilité pure, ou même entre elles, fournissent un grand nombre
de concepts a priori dérivés ; les signaler et les exposer aussi complètement que possible ne
serait pas sans utilité ni sans agrément ; mais c'est là une peine dont on peut s'exempter

3. Le destin de Judas

Dans son Discours de métaphysique, Leibniz observe « qu'on n'a point le droit
de se plaindre et qu'il ne faut point demander pourquoi Judas pèche, mais seulement
pourquoi Judas le pécheur est admis à l'existence préalablement à quelques autres
personnes possibles » 2T. Le destin de Judas paraît donc scellé dès son « admission à
l'existence ». Leibniz ajoute, anticipant une objection prévisible :
« Mais dira quelque autre d'où vient que cet homme fera assurément ce péché ? La réponse
est aisée, c'est qu'autrement, ce ne serait pas cet homme. Car Dieu voit de tout temps qu'il
y aura un certain Judas dont la notion ou idée que Dieu en a contient cette action future
libre. Il ne reste donc que cette question, pourquoi un tel Judas, le traître, qui n'est que
possible dans l'idée de Dieu, existe actuellement. Mais à cette question il n'y a point de
réponse à attendre ici-bas, si ce n'est qu'en général on doit dire que, puisque Dieu a trouvé
bon (ju'il existât, nonobstant le péché qu'il prévoyait, il faut que ce mal se récompense avec
usure dans l'univers, que Dieu en tirera un plus grand bien, et qu'il se trouvera en somme
que cette suite des choses dans laquelle l'existence de ce pécheur est comprise, est la plus
parfaite parmi toutes les autres actions possibles. »

Le problème de l'identité personnelle se trouve donc situé entre deux abîmes :


— L'abîme neutre de la tautologie : Judas pèche parce qu'il est cet homme.
— L'abîme insondable de l'économie divine qui ne se peut scruter « pendant
que nous sommes voyageur dans ce monde ».

Même en admettant l'optimisme leibnizien, un problème semble cependant


rester en suspens : comment la question elle-même est-elle possible ? Il suffit, pour
rendre ce fait évident, de la reformuler à la première personne : « Pourquoi suis-je
Judas ? » II faut bien, pour que la question soit possible, que le « Je » qui la pose ne
soit définissable ni par des catégories (pas même celle de nécessité) ni par des
prédicables. Nous allons essayer de définir la forme subjective impliquée par cette
question.
Il semble aller de soi tout d'abord que la question ne porte pas sur un prédicat au
sens ordinaire du terme. Elle n'est pas du type « pourquoi suis-je en bonne santé,
malade, etc. ? » puisque dans ce cas il existe, au moins en droit, des réponses
relevant de la contingence.
Elle n'implique pas non plus une réponse dans l'ordre de la nécessité. Plus
exactement, comme l'indique Leibniz, les deux réponses nécessaires sont soit une
tautologie (« Je suis ce que je suis ») soit se situent hors de cours ordinaire du monde
(« Dieu seul sait pourquoi je suis ce que je suis »). Mais, dans tous les cas, on ne
comprend pas comment une telle question pourrait être posée puisque la nécessité
paraît être à soi-même sa réponse.

26. E. Kant, Critique de la raison pure, Trad. T. P. (page 95).


27. Leibniz, Discours de Métaphysique, Article 30, éd. G. Le Roy, Vrin, 1970.

71
La question posée porte sur un nom propre. Le nom propre est un signe dont la
première fonction est de désigner un individu auquel il attribue une identité. On peut
admettre que « Judas » désigne le même individu dans tous les mondes où cet
individu est possible. Dans notre contexte la question se complique du fait que
« Judas » désigne aussi un contenu : il trahit et se trouve donc associé à un schéma
d'action. Telle qu'elle se trouve formulée, la question semble impliquer que le
contenu soit également le même dans tous les mondes où Judas est possible. On
n'envisagera donc pas le cas où il pourrait se faire que Judas soit Judas sans pour
autant trahir.
Si l'identité de Judas est supposée sans problème, il n'en va pas de même de son
identification. La question porte en effet sur la nécessité d'identifier celui qui pose la
question à l'individu qui porte le nom. Or, la question n'a elle-même de sens que si le
même individu peut à la fois être désigné par « Je » et par « Judas ». Ainsi formulé,
il semblerait que le problème ne puisse recevoir d'autre réponse que « Je est
identique à Judas ». Mais dans ce cas, tout se passe comme si « Je » avait également
la fonction d'un nom propre. La solution se réduirait à reconnaître qu'il y a deux
noms propres pour le même individu. Or, « Je » n'est pas un nom propre fixant une
identité mais un symbole indexical faisant fonction d'identification. Il ne va pas du
tout de soi dans ce dernier cas que l'individu indexé par « Je » soit toujours le même
que l'individu désigné par « Judas ». Il peut se faire que l'identification échoue. La
question « Pourquoi suis-je Judas ? » porte précisément sur l'énigme de cette
identification 28.
Pour que Judas puisse affirmer « Je suis Judas » ou « Je ne suis pas Judas », il
faut donc supposer un point de vue depuis lequel il n'est pas nécessaire d'identifier
« Je » et « Judas » . La construction d'un tel point de vue (quelle que soit la réponse)
revient donc à établir la possibilité d'un jugement subjectif. Remarquons que si ce
point de vue autorise la question, il permet aussi de donner un sens à la réponse la
plus banale. Car que voudrait dire « Je suis Judas » si cela allait de soi ?

Avant d'envisager la possibilité d'une construction effective d'un tel point de


vue, trois remarques sont nécessaires :
1. Nous cherchons une réponse à la question de la subjectivité sous la forme :
pourquoi posons-nous des questions sans réponse objective ? La réponse ne peut
donc avoir de sens que si l'on admet au moins quelques entités non objectives (les
points de vue). On pourrait refuser de telles entités sans autre conséquence que de
supprimer la question.
2. Nous avons posé la question à la première personne. Sa structure est identi
que à la troisième personne. Il suffit pour s'en convaincre de considérer les formes
suivantes : « Pourquoi Judas est-il Judas ? » ou « Pourquoi es-tu Judas ? » Elles
supposent simplement que l'on accorde à Judas une subjectivité.
3. Il existe trois réponses possibles à ces questions. Les deux premières nous ont
été fournies par Leibniz. La troisième est intersubjective : « Tu es Judas ». Elle
revient simplement à faire état du rôle intersubjectif du nom propre. Elle n'est
acceptable que si l'on reconnaît cet ordre social subjectivement.

28. Supposer avec E. Benveniste (jue « je » désigne, au style direct, celui qui parle revient à dire que
le problème est résolu. Reconnaissons qu'il peut l'être, en fait, du point de vue du procès langagier. Mais
il ne l'est pas, en droit, du point de vue subjectif.

72
Nous allons maintenant esayer de montrer quelle peut être la construction de ce
point de vue subjectif. Nous l'identifierons au « cogito » cartésien.

4. La construction spéculative de la subjectivité

L'évidence qui accompagne le cogito cartésien peut paraître bien éloignée du


destin de Judas. Celui-ci éprouve d'abord l'énigme d'une identification tragique.
L'auteur des Méditations Métaphysiques semble au contraire, selon l'expression de
P. Valéry, « marcher d'un bon pas » vers la certitude. Nous voudrions montrer que,
du point de vue d'une question sur l'identification subjective, la question posée est la

Nous ne pouvons ici analyser terme à terme l'ensemble textuel qui va du début de
la première méditation à l'obtention de la certitude du cogito 29. Nous fixerons notre
attention sur un seul problème : comment peut-on, ne serait-ce qu'un instant,
espérer sortir du doute hyperbolique. Il nous semble en effet que l'hypothèse du
Dieu trompeur, puis celle du Malin Génie, opposent à la pensée une objection
structurellement semblable à celle que rencontre Judas dans l'évidence de son
destin. Nous ne considérons le texte cartésien qu'à un seul niveau d'articulation : la
suite des procédures (ou des schemes) qui permettent de transformer le doute en
certitude. Nous admettons donc qu'un texte peut être stratifié en différents paliers
au moins analytiquement isolables. Parmi ceux-ci, celui des procédures schémati
ques est particulièrement important parce qu'il autorise une description pour une
part indépendante des contenus investis (et en particulier des contenus proposition-
nels). En ce sens, nous supposons qu'une pensée s'effectuant textuellement ne se
manifeste pas d'abord (ou pas uniquement) comme une suite d'inférences mais
comme une « gestuelle mentale » obéissant à des lois de composition et d'enchaîne
ment.
La première méditation met d'abord en scène deux séries d'arguments :
— La première série concerne les raisons de douter : incertitude sensible,
fragilité des opinions, possibilité de la folie, identité possible des états de rêve et de
veille.
— La seconde série objecte les évidences de la certitude naïve : il se rencontre
des choses dont on ne peut raisonnablement douter ; il existe des éléments simples
comme l'étendue et la durée ; que je veille ou que je dorme, deux et trois ensemble
formeront toujours cinq, etc.

La forme générale du texte est donc celle d'un dialogue intérieur tenu à la
première personne. Quelles que soient par ailleurs les articulations de ce débat, il
nous faut en premier lieu reconnaître deux difficultés :
— Du seul point de vue du contenu des arguments, il semble que certains
passages du débat pourraient tout aussi bien être mis en scène comme un dialogue
entre deux personnages. La première personne n'y est donc pas nécessaire. D'autres
au contraire semblent irréductiblement devoir être énoncés à la première personne.

29. Nous nous permettons de renvoyer à : J. F. Bordron : Descartes. Recherches sur les contraintes
sémiotiques de la pensée discursive, P.U.F. , 1987.

73
Le « je suis, j'existe » est bien sûr dans ce cas. Mais comment distinguer formelle
ment dans la suite des « je », ceux à qui l'on peut substituer un personnage et ceux
pour qui cette opération est impossible ?
— La forme même du débat implique que les deux séries d'arguments ne se
croisent pas aléatoirement. Il faut donc supposer une position subjective, pour ainsi
dire extérieure à chaque série, qui en règle les rencontres et les relances.
Ces deux problèmes pourraient recevoir une réponse relativement simple pour
peu que l'on ignore la question du doute hyperbolique. Examinons d'abord cette
réponse avant d'en souligner les insuffisances.
Aux deux séries d'arguments peuvent correspondre deux types de « je » que l'on
peut considérer comme des inscriptions polémiques d'un sujet d'énonciation. Nous
aurions ainsi une instance énonçante qui viendrait s'inscrire dans l'énoncé sous une
double forme, réglant ainsi des effets d'antagonisme. Le passage de l'instance
énonçante à l'énoncé correspond à la procédure de « débrayage énonciatif » 30. Elle
se distingue de la procédure dite de « débrayage énoncif » en cela qu'elle installe
dans l'énoncé la catégorie de la personne 31 et non un acteur quelconque. Elle
s'oppose symétriquement à la procédure d'« embrayage » qui indique un retour de
l'instance énonçante sur elle-même. Dans ce dernier cas, on peut comprendre un
« je » comme désignant cette instance énonçante. Dans un discours délibératif à la
première personne, on peut concevoir que les deux « je » qui correspondent à
chacune des deux séries (ou thèses) expriment (par débrayage énonciatif) une
stabilisation de l'instance subjective énonçante. Inversement, le retour à l'instance
énonçante (par embrayage énonciatif) est un processus éminemment instable
puisqu'il consiste à reconstruire la catégorie de la subjectivité à partir de deux
positions antagonistes qu'il tente de conjoindre en une unité 32. Du point de vue de la
subjectivité qui s'y inscrit, on peut ainsi concevoir une méditation comme un
processus qui, d'une part, régule les rapports entre un « je » et un « non-je » (au
sens objectif des contenus visés) et, d'autre part, distribue la catégorisation du « je »
en diverses positions plus ou moins antagonistes.
La limite de cette conception apparaît lorsque la question de la subjectivité
devient inhérente au texte. Dans ce cas, on ne peut plus supposer simplement une
instance subjective puisque le statut de cette instance se trouve faire problème. Il
faut alors essayer de comprendre comment la textualité elle-même, et les opérations
qu'elle comporte, se donnent à lire comme conditions de possibilité d'une telle
instance. Notre analyse part donc de ce simple constat : le doute métaphysique peut,
au moins en droit, rendre inintelligible le fait même de dire « je » (ou d'utiliser la
première personne) en pensant effectivement ce que l'on dit 33. Nous devons alors
montrer que si ce « je » peut ensuite s'énoncer (presque comme la conséquence du
doute), il le doit au fait que l'opération qui va du doute à l'affirmation de « je pense »
construit la possibilité de la subjectivité.

30. Nous utilisons ici la terminologie d'A. J. Greimas et J. Courtes in Sémiotique - Dictionnaire
raisonné de la théorie du langage, Hachette Université, 1979.
31. Il faut bien sûr ajouter à la catégorie de la personne les formes de l'espace et du temps dont nous ne
parlerons pas ici.
32. Dans une autre terminologie, mais selon la même perspective, nous avions désigné l'instance
énonçante comme vin « axe syntaxique » par référence à la théorie hriindalienne des termes complexes.
Voir J. F. Bordron, opus cité (page 46).
33. On peut par contre toujours proférer « je » comme non-sens.

74
Nous admettrons donc que le début de la première Méditation comporte d'abord
deux « je » dont l'un argumente en faveur d'un doute de plus en plus radical et
l'autre objecte les évidences naïves. Les rapports de ces deux « je » se trouvent
réglés par un troisième que l'on supposera référer à une instance énonçante M.
L'hypothèse du Malin Génie n'est pas d'abord nettement attribuable à l'une ou
l'autre de ces positions. Pour le percevoir clairement, nous devons reprendre
quelques moments de la première Méditation.
L'hypothèse du Malin Génie est précédée par celle du Dieu trompeur, de même
que l'expérience du rêve suit la supposition de la folie. Le chemin qui mène à
l'expérience du Malin Génie n'est pas simplement celui d'un approfondissement
graduel du doute mais compte comme des moments d'excès et de reprise :
« Mais quoi ce sont des fous et je ne paraîtrais pas moins extravagant si je me réglais sur leur
exemple.
Toutefois j'ai ici à considérer que je suis un homme, et par conséquent que j'ai coutume de
dormir, et de me représenter en mes songes les mêmes songes, ou quelquefois de moins
vraisemblables que ces insensés, lorsqu'ils veillent » (AT IX 14).
Le passage de l'hypothèse de la folie à celle du rêve comporte ainsi un moment de
recul (la folie paraît rejetée) mais aussi de dépassement (le rêve peut me représenter
des choses « moins vraisemblables que ces insensés lorsqu'ils veillent »).

De même, après avoir supposé que Dieu puisse me tromper toujours, Descartes
introduit-il un Malin Génie. Cette opération est cependant précédée d'une certaine
restriction :
« C'est pourquoi je pense que j'en userai plus prudemment, si prenant un parti contraire,
j'emploie tous mes soins à me tromper moi-même, feignant que toutes ces pensées sont
fausses et imaginaires » (AT IX 17).

Il s'agit donc d'abord d'une « feinte », puis d'une « supposition » mais, dans
tous les cas, d'un acte volontaire et délibéré. On a souvent souligné le caractère
volontaire (voire volontariste) du doute métaphysique ainsi que sa dimension d'as
cèse. Nous voudrions plutôt insister sur l'hésitation qu'il comporte. Nous ne voulons
pas dire par là que le passage au doute métaphysique ne correspondrait pas à une
démarche clairement établie mais que cette démarche elle-même, précisément en
cela qu'elle est extrêmement réglée, comporte structurellement un moment d'hési
tation. Demandons-nous en effet quel sujet peut bien instituer le Malin Génie. Nous
avons distingué le sujet de la certitude naïve et le sujet du doute. Il paraîtrait en
premier examen que ce dernier doive être aussi celui qui, dans un moment d'excès,
fait l'hypothèse de cette fiction. En fait notre texte comporte au moins trois moments
essentiels où il est impossible d'indexer le sujet soit sur la position du doute soit sur
celle de la certitude naïve :
— Le passage de la folie au rêve.
— La transformation du Dieu trompeur en Malin Génie.
— Le moment de pause, réservé à la remémoration, qui sépare la première de la
seconde méditation.

34. Nous avons essayé par ailleurs de déduire la nécessaire distinction de ces « je » in J. F. Bordron,
opus cité (pages 39 à 46).

75
Dans ces trois cas s'opère un passage dont l'effectuation peut être attribuée à l'un ou
l'autre des protagonistes. L'hypothèse du rêve, comme nous l'avons vu, est à la fois
un retour à la certitude naïve et une augmentation du doute. L'hypothèse du Malin
Génie est précédée d'un refus du Dieu trompeur et, en même temps, une reprise du
doute hyperbolique (atténuée cependant lorsqu'il est souligné qu'il ne s'agit que
d'une feinte). L'articulation des deux méditations peut être également comprise du
point de vue du doute (puisqu'il s'agit d'en reprendre la démarche) et du point de
vue de la certitude naïve puisque cette dernière seule peut autoriser une scansion
temporelle que le doute hyperbolique rendrait inintelligible. La difficulté de ces
passages tient précisément en cela qu'aucune des deux hypothèses n'est vraiment
satisfaisante. La seconde Méditation commence ainsi : « La Méditation que je fis hier
m'a rempli l'esprit de tant de doutes, qu'il n'est plus désormais en ma puissance de
les oublier ». Le « je » qui s'exprime ainsi n'est en toute rigueur ni le sujet du doute
ni le sujet de la certitude naïve. Mais l'on pourrait aussi bien soutenir que ce « je »
est l'un ou l'autre. En fait, nous avons dans cet énoncé une reprise en charge de
l'acte même de méditer qui comprend à la fois les deux positions requises par une
méditation mais aussi les dépasse. L'hésitation dont nous faisons état ne porte donc
pas sur des contenus de pensée mais bien sur la position subjective qui permet de les
penser. Le discours cartésien est aussi maîtrisé qu'il est possible quant à ce qu'il
pense et en même temps, dans les trois passages que nous venons de souligner,
parfaitement instable quant à la position subjective qui autorise ce discours ir\
Conformément à notre terminologie, nous dirons donc que les trois moments qui
précèdent indiquent une reprise en charge du discours par un « je » référant à une
instance énonçante. Mais, soulignons-le encore, ce « je » n'en est pas pour autant
déterminé.

La difficulté essentielle est maintenant la suivante : comment l'incertitude méta


physique produite par le Malin Génie est-elle surmontable ?

On aurait pu imaginer que le doute métaphysique ne puisse dépasser sa propre


affirmation. Car si le Malin Génie me trompe, ne peut-il pas aussi me tromper sur le
sens de ma question et, plus précisément, sur ce que je crois pouvoir désigner en
disant « je » ? S'il n'y avait pas de sens à dire « je » , quel sens y aurait-il alors à dire
« je suis » ? On n'en conclura pas pour autant que la position subjective est
supposée acquise mais, au contraire, qu'elle ne s'acquiert qu'au moment où le Malin
Génie me trompe. Il faut donc qu'il serve de référentiel au « je ». « Je suis, s'il me
trompe » veut dire : la place de ma subjectivité n'est indexable que si elle se réfléchit
dans l'infinité d'un Dieu, fût-il trompeur. L'essentiel ici n'est pas tant la tromperie
en elle-même. Car dire que le Malin Génie me trompe en toute chose peut vouloir dire
aussi bien qu'il ne me trompe sur rien. L'absolue tromperie ne peut avoir d'autre
contenu que sa direction : elle s'adresse à moi mais, par définition, je ne peux rien
savoir sur son objet. On remarquera à quel point le Malin Génie est muet. Sa

35. Le statut de la folie dans la première Méditation est rendu incertain non pas parce que Descartes
voudrait ou non rejeter la folie comme contenu de pensée mais bien parce que, quant à la folie, la position
subjective est rendue parfaitement instable. En ce sens on peut tout aussi bien dire, avec M. Foucault que
Descartes rejette l'hypothèse de la folie, que soutenir, avec J. Derrida qu'il effectue « un coup de folie de
la raison ». Le texte cartésien effectue nécessairement les deux opérations. Voir : M. Foucault, Histoire de
la folie à Vâge classique, Pion, 1961. J. Derrida, « Cogito et histoire de la folie » in Г Ecriture et Ui
différence, 1967. J. M. Beyssade, « Mais quoi (te sont des fous... », Revue de Métaphysique et de Morale,
1973.

76
tromperie ne relève pas de ce qui peut se dire et donc, par là même, se discuter. Le
verbe « tromper » ne désigne donc pas une tactique de discours mêlant le vrai et le
faux. Il ne garde de son sens de verbe que cette simple contrainte : on trompe
« quelqu'un ». L'essentiel de la tromperie réside donc en cela qu'elle suspend tout
contenu pour ne laisser apparaître que ce qu'elle désigne : « je ».

On demandera pourquoi le « je » maintenant désigné par la présence (et la seule


présence) du Malin Génie peut dire « je suis, j'existe ». Pourquoi ne peut-on
conclure du « il me trompe » d'autres propriétés du « je » ? La réponse est en un
sens simple mais en un autre insondable : précisément parce que « je suis » ne
désigne pas une propriété de « Je ». Pour qu'il puisse être question de propriété, il
faudrait que le Malin Génie ait dit quelque chose selon la forme logique de la
prédication. Or il se tait. « Je suis, j'existe » ne veut donc rien dire d'autre que :
« Je suis » n'a de sens que comme indice de la présence divine, qu'elle soit trompeuse

Le Malin Génie et le « je suis » sont donc les deux premiers repères d'une scène
spéculative qui doit, pour achever de se mettre en place, établir le lieu d'où il faut la
voir. Le « cogito » ou le « à chaque fois que je le pense ou le conçois en mon esprit »
ont cette fonction d'établir un point de vue sur la scène où se joue la dépendance
entre mon existence et la tromperie divine. Il faut en effet que cette scène soit prise
dans l'unité d'une pensée qui la construit pour que l'effet du Malin Génie soit, un
court instant, maîtrisable. Sinon, le sujet du « je suis » serait pris dans la même
incertitude que celle subie par Judas. Comment en effet, si Dieu peut être trompeur,
arriver à identifier le sujet qui pense, doute, affirme et généralement médite avec
celui qui se reconnaît être ? Le Malin Génie pourrait toujours faire que l'identifica
tion ne se produise jamais. Nous retrouvons donc la différence fondamentale entre
identité et identification. Pour que le « je » du « je suis » vienne coïncider avec le
« je » du « je pense », il faut que ce dernier vienne à acquérir un point de vue sur le
rapport entre sa pensée la plus extrême (l'infinité divine, même absolument trom
peuse) et sa propre existence 36.

Nous avons décrit ce que l'on peut appeler une scène spéculative, fondatrice
d'une certaine conception de la subjectivité :il. Celle-ci ne pourra s'assurer ultime-
ment qu'une fois établie la véracité divine. Mais, et c'est là pour nous l'essentiel, le
« cogito » ne nous semble pas pouvoir être intelligible si l'on ne perçoit pas qu'il
désigne une expérience de pensée dans laquelle cette pensée ne peut s'assurer
d'elle-même (et donc s'identifier) qu'en se réfléchissant dans l'infinité divine. Au
moment du cogito (dans la seconde méditation) cette scène reste intérieure à la
pensée. Une fois établie l'existence d'un Dieu vérace, la pensée se trouvera elle-
même inscrite dans une scène plus large mais, au fond de même structure 38.

36. La notion de « point de vue » est distincte de celle d'énonciation. Il est cependant difficile de les
distinguer ici dans la mesure où elles offrent un cas de parfait synchrétisme. Nous dirons donc que le
« cogito » est bien soutenu depuis une position énonciative (comme le « je suis, j'existe ») mais que sa
spécificité est de coïncider avec un point de vue.
37. Il est clair que la subjectivité comme « chair » telle que la décriront Husserl puis Merleau-Ponty ne
peut se concevoir sur ce modèle.
38. Nous développons ce point in J. F. Bordron, « Contraintes génériques et argumentation », in F.
Cossmtta (éd.) Structures de l'argumentation philosophique : Descartes, P.U.F., 1996.

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OUVRAGES CITES

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COSSUTTA F. (éd.) L'argumentation philosophique : Descartes, P.U.F., 1996 (à paraître).
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