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BORDRON 1995 Signification Subjectivite PDF
BORDRON 1995 Signification Subjectivite PDF
Signification et subjectivité
In: Langages, 29e année, n°119, 1995. pp. 63-78.
Abstract
Jean-François Bordron : « Signification et subjectivité »
We first present the main directions which, according to us, permit to characterise a theorisation of the question of meaning, that
is to say to build a semiotics. We then try to show how the different properties of the empirical subject can be directly
schematized from Kant's table of categories.
Through the discussion of a text by Leibniz, we show that any empirical subject implies, not only its schematizable properties but
also a certain type of rule of construction. We try to understand how the text by Descartes, in the succession of its statements in
the first person (I doubt, I exist, I think) does in fact build such a rule.
We therefore want to establish that, in some of its occurences, « I » does not refer to a person but to a rule, or that « I am »
indicate a formal condition of sens.
Bordron Jean-François. Signification et subjectivité. In: Langages, 29e année, n°119, 1995. pp. 63-78.
doi : 10.3406/lgge.1995.1723
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726X_1995_num_29_119_1723
J. F. BORDRON
Université de Paris III
SIGNIFICATION ET SUBJECTIVITE
1 . J . Derrida offre un bon exemple de cette attitude. Par exemple à propos tie la métaphore : « Chaque
fois qu'une rhétorique définit la métaphore, elle implique non seulement wie philosophie mais un réseau
conceptuel dans lequel la philosophie s'est constituée » in Marges de la philosophie , Éditions de Minuit,
1972 (page 274).
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tion. Il n'est donc pas interdit, comme nous le ferons plus loin, d'utiliser le schémat
isme pour essayer de comprendre le sens du « cogito » cartésien.
1. Nous présenterons d'abord les grands axes qui, selon nous, permettent de
caractériser une théorisation de la question du sens et donc de construire une
sémiotique générale.
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2. Nous essayerons ensuite d'exposer comment les différentes propriétés du
sujet empirique (c'est-à-dire d'un certain type de corps) sont directement schéma-
tisables à partir de la table des catégories de Kant.
3. Nous montrerons, en discutant un texte de Leibniz, que tout sujet empirique
suppose, outre ces propriétés schématisables, un certain type de règle de construct
ion.
4. Nous essayerons de comprendre comment le discours cartésien dans la suc
cession des énoncés en première personne (« je doute », « je suis », « j'existe », « je
pense ») construit effectivement une telle règle.
Nous voulons donc établir que dans certaines de ses occurrences, « je » ne
désigne pas une personne mais une règle ou encore que « Je suis » désigne une
condition formelle du sens.
1. La question du sens
Nous ne pouvons présenter ici que les grandes lignes de ce que nous conviendrons
d'appeler une sémiotique (ou théorie du sens). Ce terme a parfois l'usage restreint de
« théorie du signe ». Mais le terme de « signe », compris comme une unité de la
manifestation du sens, désigne des grandeurs dont l'extension est si variable qu'il
convient d'abord de fixer une terminologie. Nous conviendrons de réserver le terme
de « signe » soit à des unités de type algébrique, soit à des unités susceptibles d'être
prises dans des procès d'inférence (comme les signes au sens de Peirce).
Nous parlerons de systèmes de dépendances (et non de systèmes de signes)
lorsque nous aurons affaire à des problèmes de constitution du sens. Le terme de
« structure » désigne, dans la terminologie de Hjelmslev, un tel système de dépen
dances \
Une dépendance, selon la formulation de Husserl, désigne « Une légalité idéale
dans un ensemble formant une unité » 6. Le problème est donc fondamentalement
celui des types de rapports entre les parties d'un tout et ces parties et le tout
lui-même. Une importante littérature existe à ce sujet 7 — nous citerons simplement
un passage des Prolégomènes de Hjelmslev :
« Selon le réalisme naïf, l'analyse devrait probablement se réduire au découpage d'un objet
donné en parties, donc en de nouveaux objets, puis ceux-ci encore en parties, donc encore
en de nouveaux objets, et ainsi de suite. Mais, même dans ce cas, le réalisme naïf aurait à
choisir entre plusieurs découpages possibles. On reconnaîtra donc sans peine que l'essent
iel, au fond, n'est pas de diviser un objet en parties, mais d'adapter l'analyse de façon
qu'elle soit conforme aux dépendances mutuelles qui existent entre des parties et nous
permette ainsi de rendre compte de ces dépendances de manière satisfaisante. ( ) Les
conséquences de cette constatation sont essentielles pour comprendre le principe d'anal
yse: l'objet examiné autant que ses parties n'existent qu'en vertu de ces rapports ou de ces
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dépendances ; la totalité de l'objet examiné n'en est que la somme, et chacune de ses parties
ne se définit que par les rapports qui existent, 1. entre elle et d'autres parties coordonnées,
2. entre la totalité et les parties du degré suivant, 3. entre l'ensemble des rapports et des
dépendances entre ces parties » u.
Dans le texte que nous venons de citer, Hjelmslev explicite un principe d'analyse
valable pour toute sémiotique. Il est nécessaire cependant de différencier deux types
principaux de dépendances. Au premier type (que Husserl a spécialement en vue)
correspondent des liaisons synthétiques de contenus. Husserl en a donné de multi
plesexemples 9. On peut, en règle générale, rapporter à la classe des dépendances
synthétiques a priori les lois qui unissent l'objet en général (= x) aux catégories
puisque ces dernières, pas plus que cet objet, ne sont pensables indépendamment.
Par contre, les dépendances complexes qui existent entre l'oiseau engoulevent, l'art
de la poterie et la jalousie conjugale (chez les indiens Jivaro) 10 nous paraissent être
a posteriori. Ces exemples, aussi éloignés les uns des autres qu'il est possible, veulent
suggérer que la distinction nécessaire entre synthèse a priori et a posteriori pourrait
elle-même dépendre (quant à la nature des exemples) de la construction d'un système
qui les rende possibles. Ainsi comprise, une théorie sémiotique est la recherche d'un
type de description et d'explication de nature holistique u.
— Le niveau phénoménologique reçoit à son tour des articulations que l'on peut
dire proprement sémio tiques. On peut par exemple considérer que les propriétés
physiques de la lumière sont d'abord reçues selon les contraintes propres à un
système visuel, ce niveau phénoménologique étant ensuite sémiotisé (par exemple
dans l'histoire de la peinture 12).
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Ces trois niveaux d'organisation ne sont pas nécessairement autonomes puisque
les articulations sémiotiques peuvent, jusqu'à un certain point, rétroagir sur l'ap
paraître (sur le niveau phénoménologique). Ce dernier à son tour peut interagir avec
le monde physique i;i.
La notion de sens, telle que nous essayons de la comprendre, nous paraît donc
trouver son enjeu essentiel dans les rapports entre des invariants phénoménologi
ques et une sémiotisation de ces invariants. En ce sens, la distinction entre dépen
dances a priori et a posteriori pourrait bien ne reposer que sur une différence de
stabilité . On peut en effet concevoir que l'a priori puisse se décrire comme exprimant
les structures les plus stables de notre esprit (mais relativement à un système de
pensée).
13. Pour ce dernier point nous renvoyons à : E. Thompson, A. Palacios, F. J. Varela, « Ways of
coloring : Comparative color vision as a case study for cognitive science », in Behavioral and brain
sciences 1992-15. F. Varela, E. Thompson, E. Rosch, L'inscription corporelle de l'esprit, Seuil, 1993. J.
Petitot, Les catastrophes de la parole, Maloine, 1985.
14. Il en existe beaucoup d'autres comme la figuration rhétorique ou la linéarisation que nous ne
pouvons envisager ici.
15. Pour une discusion sur les rapports de la signification et du schématisme nous nous permettons de
renvoyer à : J. F. Bordron, « Schématisme et signification », Poetica et Analytica, Copenhague, 1991.
16. Ainsi le sujet de la prolation n'est pas distinguable d'une cause.
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Les quelques points de repères que nous venons de signaler laissent dans l'ombre
toutes les conditions proprement syntaxiques de la signification ainsi que les condi
tionsformelles. En particulier, nous n'aborderons pas les conditions de vérités liées
à la compréhension des énoncés 17.
17. Sur ce point nous renvoyons à F. Nef, Logique, langage et réalité, Éditions universitaires, Paris,
1991.1.
18. E. Kant, « Critique de la raison pure », Trad. Tramesaygues et Pacaud (page 152).
19. E. Kant, Critique de la raison pure, Seconde édition § 24 et § 25. Cette assertion kantienne pose en
général le problème de la distinction d'un sens interne phénoménal et d'un sens interne nouménal. Nous ne
pouvons discuter ce point ici.
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Le scheme de la quantité est le nombre : « Ainsi le nombre n'est autre chose que
l'unité de la synthèse opérée dans le divers d'une intuition homogène en général, par
le fait même que je produis le temps lui-même dans l'appréhension de l'intui
tion » 20. Cette production du temps concerne la « série du temps » (le temps selon le
nombre) au titre de l'appréhension possible d'un objet. Au scheme de la quantité
correspond, dans le système des principes, ce que Kant nomme les « Axiomes de
l'intuition » : « Tous les phénomènes, du point de vue de leur intuition, sont des
grandeurs extensives ». Comme tous les schemes, le scheme de la quantité se rap
porte à l'unité de l'aperception. Mais si nous demandons, du point de vue du sujet
empirique, quelle position subjective est rendue nécessaire par la série du temps (ou
en général par toute grandeur spatiale ou temporelle considérée extensivement), on
perçoit immédiatement que le sujet correspondant ne peut se concevoir autrement
que comme un repère. En d'autres termes, le scheme de la quantité a pour corrélat
subjectif le système entier de la deixis : il faut un corps servant de référentiel
spatio-temporel et se percevant comme ce référentiel. Notons cependant, pour éviter
toute ambiguïté, qu'il ne peut s'agir ici que d'une « image pure » d'un tel référentiel
et non de la deixis au sens linguistique. Cette dernière en effet ne peut avoir de
signification que si elle implique un corps parlant. D'une façon générale, une
procédure transcendantale ne peut que dessiner la forme de l'empiricité mais pas
son contenu 21.
Le scheme de la qualité (réalité, négation, limitation) est « la continuelle et
uniforme production de la réalité dans le temps, où l'on descend, dans le temps, de
la sensation qui a un certain degré jusqu'à son entier évanouissement, ou bien où
l'on s'élève peu à peu de la négation de la sensation à une quantité de cette même
sensation ». Comme détermination a priori du temps, le scheme de la qualité
correspond au contenu du temps. Comme principe il est « anticipation de la percept
ion » et s'énonce : « Dans tous les phénomènes, la sensation et le réel qui lui
correspond dans l'objet (realitas phaenomenon) ont une grandeur intensive, c'est-
à-dire un degré ». La position subjective correspondant au scheme de la qualité est
donc, comme Kant le souligne lui-même, le sujet de la perception (le sujet sensible).
Le sujet sensible coapparaît avec l'objet 22. On peut dire en ce sens que la genèse
corrélative du sujet et de l'objet est comme la forme (ou l'image pure) de l'intention-
nalité de la perception 2i.
Les schemes des catégories de la relation déterminent le temps selon un ordre,
rendant ainsi possible le rapport des perceptions les unes par rapport aux autres en
tout temps.
Le scheme de la substance « est la permanence du réel dans le temps » ; le scheme
de la causalité « le réel, qui une fois posé arbitrairement, est toujours suivi de
quelque autre chose » ; le scheme de la communauté, « la détermination réciproque
20. Pour toutes les citations qui suivent nous renvoyons à Y Analytique des principes ou Doctrine
transcendantale du jugement.
21. « Lu philosophie transcendantale n'est pas, par exemple, une science des objets (object) qui sont
donnés a priori au sujet parla raison. Car ce serait Fautoeréation de la fiction, mais elle est semblable à une
science des formes, sous lesquelles, s'ils devaient être donnés, ils seraient obligés exclusivement d'appar
aître», E. Kant, Opus postumum, Trad. F. Marty, P.U.F. , Coll. Epiméthée (page 229).
22. Ce point a été particulièrement souligné par A. Philonenko in L'œuvre de Kant, Vrin, 1972.
23. Nous avons développé le rapport général du schématisme et de l'intentionnalité in « Schématisme
et signification », Poetica et Analytica, Copenhague, 1991.
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et simultanée des substances et de leurs accidents ». Ainsi, selon le même principe,
peut-on déterminer les positions subjectives appartenant à la catégorie de la rela
tion :
— Le sujet comme substrat (ou permanence)
— Le sujet comme corrélat d'une série causale, c'est-à-dire le sujet pragmatique
(l'agent)
— Le sujet codéterminé par les variations de ses propriétés (le patient ou
prédicable).
Il n'est sans doute pas nécessaire de redire que nous n'avons, ici encore, affaire
qu'à des formes. Nous devons cependant souligner la différence radicale existant
entre un agent (côté sujet) et une cause (côté objet). Une cause ne peut pas ne pas
agir. Un agent peut suspendre toute action. La différence entre « Jean ouvre la
fenêtre » et « Le vent ouvre la fenêtre » réside donc en cela que l'agent déclenche
une série causale mais n'est pas lui-même une cause. L'agent se définit donc par une
relation intentionnelle à la causalité 24.
Les schemes de la modalité présentent « le temps lui-même, en qualité de corre-
latum de la détermination d'un objet, sur la question de savoir si et comment il
appartient au temps ». Ainsi le scheme de la possibilité est-il « l'accord de la
synthèse de différentes représentations avec les conditions du temps en général
(comme, par exemple, que les contraires ne peuvent exister en même temps dans une
chose mais seulement l'un après l'autre ». Le scheme de la réalité « est l'existence
dans un temps déterminé » ; la scheme de la nécessité « l'existence d'un objet en tout
temps ».
Du point de vue du sujet en général, les catégories de la modalité déterminent
successivement le sujet comme pouvoir (possibilité), comme destin (nécessité) et
comme vie ou mort (réalité).
Les procédures schématiques fournissent ainsi l'image pure de la forme subject
ive qui comprend, selon l'ordre des catégories : le sujet comme repère, comme
sensation, comme permanence, comme agent, comme prédicable et enfin comme
pouvoir, destin et existence (vie ou mort). Cette présentation pourrait être considé
rablement spécifiée. Ainsi les structures modales du sujet représentent-elles à elles
seules tout un univers 2S. Il en va de même pour chaque catégorie. Nous ne pouvons
mieux faire ici que citer le programme que Kant a lui-même tracé :
« Qu'il me soit permis de nommer ces concepts purs, mais dérivés, de l'entendement les
prédicables de l'entendement pur (par opposition aux predicaments). Dès qu'on a les
concepts originaires et primitifs, il est facile d'y ajouter les concepts dérivés et subalternes
et de dessiner entièrement l'arbre généalogique de l'entendement pur. Comme je n'ai pas à
m'occuper, ici, de la complète exécution du système, mais seulement des principes néces
saires pour un système, je réserve ce complément pour un autre travail. Mais on peut
aisément atteindre ce but, en prenant les traités ontologiques et en y ajoutant, par exemple,
à la catégorie de causalité, les prédicables de force, d'action, de passion, à la catégorie de la
communauté, les prédicables de la présence, de la résistance, aux predicaments de la
modalité, les prédicables de naissance, de mort, de changement, etc. Les catégories combi-
24. Cette relation peut également s'exprimer par une structure modale (« il veut » par exemple).
25. Nous renvoyons sur ce point à : P. A. Brandt, La charpente module du sens, Amsterdam et Aarhus
University Press, 1992.
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nées avec les modes «le la sensibilité pure, ou même entre elles, fournissent un grand nombre
de concepts a priori dérivés ; les signaler et les exposer aussi complètement que possible ne
serait pas sans utilité ni sans agrément ; mais c'est là une peine dont on peut s'exempter
3. Le destin de Judas
Dans son Discours de métaphysique, Leibniz observe « qu'on n'a point le droit
de se plaindre et qu'il ne faut point demander pourquoi Judas pèche, mais seulement
pourquoi Judas le pécheur est admis à l'existence préalablement à quelques autres
personnes possibles » 2T. Le destin de Judas paraît donc scellé dès son « admission à
l'existence ». Leibniz ajoute, anticipant une objection prévisible :
« Mais dira quelque autre d'où vient que cet homme fera assurément ce péché ? La réponse
est aisée, c'est qu'autrement, ce ne serait pas cet homme. Car Dieu voit de tout temps qu'il
y aura un certain Judas dont la notion ou idée que Dieu en a contient cette action future
libre. Il ne reste donc que cette question, pourquoi un tel Judas, le traître, qui n'est que
possible dans l'idée de Dieu, existe actuellement. Mais à cette question il n'y a point de
réponse à attendre ici-bas, si ce n'est qu'en général on doit dire que, puisque Dieu a trouvé
bon (ju'il existât, nonobstant le péché qu'il prévoyait, il faut que ce mal se récompense avec
usure dans l'univers, que Dieu en tirera un plus grand bien, et qu'il se trouvera en somme
que cette suite des choses dans laquelle l'existence de ce pécheur est comprise, est la plus
parfaite parmi toutes les autres actions possibles. »
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La question posée porte sur un nom propre. Le nom propre est un signe dont la
première fonction est de désigner un individu auquel il attribue une identité. On peut
admettre que « Judas » désigne le même individu dans tous les mondes où cet
individu est possible. Dans notre contexte la question se complique du fait que
« Judas » désigne aussi un contenu : il trahit et se trouve donc associé à un schéma
d'action. Telle qu'elle se trouve formulée, la question semble impliquer que le
contenu soit également le même dans tous les mondes où Judas est possible. On
n'envisagera donc pas le cas où il pourrait se faire que Judas soit Judas sans pour
autant trahir.
Si l'identité de Judas est supposée sans problème, il n'en va pas de même de son
identification. La question porte en effet sur la nécessité d'identifier celui qui pose la
question à l'individu qui porte le nom. Or, la question n'a elle-même de sens que si le
même individu peut à la fois être désigné par « Je » et par « Judas ». Ainsi formulé,
il semblerait que le problème ne puisse recevoir d'autre réponse que « Je est
identique à Judas ». Mais dans ce cas, tout se passe comme si « Je » avait également
la fonction d'un nom propre. La solution se réduirait à reconnaître qu'il y a deux
noms propres pour le même individu. Or, « Je » n'est pas un nom propre fixant une
identité mais un symbole indexical faisant fonction d'identification. Il ne va pas du
tout de soi dans ce dernier cas que l'individu indexé par « Je » soit toujours le même
que l'individu désigné par « Judas ». Il peut se faire que l'identification échoue. La
question « Pourquoi suis-je Judas ? » porte précisément sur l'énigme de cette
identification 28.
Pour que Judas puisse affirmer « Je suis Judas » ou « Je ne suis pas Judas », il
faut donc supposer un point de vue depuis lequel il n'est pas nécessaire d'identifier
« Je » et « Judas » . La construction d'un tel point de vue (quelle que soit la réponse)
revient donc à établir la possibilité d'un jugement subjectif. Remarquons que si ce
point de vue autorise la question, il permet aussi de donner un sens à la réponse la
plus banale. Car que voudrait dire « Je suis Judas » si cela allait de soi ?
28. Supposer avec E. Benveniste (jue « je » désigne, au style direct, celui qui parle revient à dire que
le problème est résolu. Reconnaissons qu'il peut l'être, en fait, du point de vue du procès langagier. Mais
il ne l'est pas, en droit, du point de vue subjectif.
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Nous allons maintenant esayer de montrer quelle peut être la construction de ce
point de vue subjectif. Nous l'identifierons au « cogito » cartésien.
Nous ne pouvons ici analyser terme à terme l'ensemble textuel qui va du début de
la première méditation à l'obtention de la certitude du cogito 29. Nous fixerons notre
attention sur un seul problème : comment peut-on, ne serait-ce qu'un instant,
espérer sortir du doute hyperbolique. Il nous semble en effet que l'hypothèse du
Dieu trompeur, puis celle du Malin Génie, opposent à la pensée une objection
structurellement semblable à celle que rencontre Judas dans l'évidence de son
destin. Nous ne considérons le texte cartésien qu'à un seul niveau d'articulation : la
suite des procédures (ou des schemes) qui permettent de transformer le doute en
certitude. Nous admettons donc qu'un texte peut être stratifié en différents paliers
au moins analytiquement isolables. Parmi ceux-ci, celui des procédures schémati
ques est particulièrement important parce qu'il autorise une description pour une
part indépendante des contenus investis (et en particulier des contenus proposition-
nels). En ce sens, nous supposons qu'une pensée s'effectuant textuellement ne se
manifeste pas d'abord (ou pas uniquement) comme une suite d'inférences mais
comme une « gestuelle mentale » obéissant à des lois de composition et d'enchaîne
ment.
La première méditation met d'abord en scène deux séries d'arguments :
— La première série concerne les raisons de douter : incertitude sensible,
fragilité des opinions, possibilité de la folie, identité possible des états de rêve et de
veille.
— La seconde série objecte les évidences de la certitude naïve : il se rencontre
des choses dont on ne peut raisonnablement douter ; il existe des éléments simples
comme l'étendue et la durée ; que je veille ou que je dorme, deux et trois ensemble
formeront toujours cinq, etc.
La forme générale du texte est donc celle d'un dialogue intérieur tenu à la
première personne. Quelles que soient par ailleurs les articulations de ce débat, il
nous faut en premier lieu reconnaître deux difficultés :
— Du seul point de vue du contenu des arguments, il semble que certains
passages du débat pourraient tout aussi bien être mis en scène comme un dialogue
entre deux personnages. La première personne n'y est donc pas nécessaire. D'autres
au contraire semblent irréductiblement devoir être énoncés à la première personne.
29. Nous nous permettons de renvoyer à : J. F. Bordron : Descartes. Recherches sur les contraintes
sémiotiques de la pensée discursive, P.U.F. , 1987.
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Le « je suis, j'existe » est bien sûr dans ce cas. Mais comment distinguer formelle
ment dans la suite des « je », ceux à qui l'on peut substituer un personnage et ceux
pour qui cette opération est impossible ?
— La forme même du débat implique que les deux séries d'arguments ne se
croisent pas aléatoirement. Il faut donc supposer une position subjective, pour ainsi
dire extérieure à chaque série, qui en règle les rencontres et les relances.
Ces deux problèmes pourraient recevoir une réponse relativement simple pour
peu que l'on ignore la question du doute hyperbolique. Examinons d'abord cette
réponse avant d'en souligner les insuffisances.
Aux deux séries d'arguments peuvent correspondre deux types de « je » que l'on
peut considérer comme des inscriptions polémiques d'un sujet d'énonciation. Nous
aurions ainsi une instance énonçante qui viendrait s'inscrire dans l'énoncé sous une
double forme, réglant ainsi des effets d'antagonisme. Le passage de l'instance
énonçante à l'énoncé correspond à la procédure de « débrayage énonciatif » 30. Elle
se distingue de la procédure dite de « débrayage énoncif » en cela qu'elle installe
dans l'énoncé la catégorie de la personne 31 et non un acteur quelconque. Elle
s'oppose symétriquement à la procédure d'« embrayage » qui indique un retour de
l'instance énonçante sur elle-même. Dans ce dernier cas, on peut comprendre un
« je » comme désignant cette instance énonçante. Dans un discours délibératif à la
première personne, on peut concevoir que les deux « je » qui correspondent à
chacune des deux séries (ou thèses) expriment (par débrayage énonciatif) une
stabilisation de l'instance subjective énonçante. Inversement, le retour à l'instance
énonçante (par embrayage énonciatif) est un processus éminemment instable
puisqu'il consiste à reconstruire la catégorie de la subjectivité à partir de deux
positions antagonistes qu'il tente de conjoindre en une unité 32. Du point de vue de la
subjectivité qui s'y inscrit, on peut ainsi concevoir une méditation comme un
processus qui, d'une part, régule les rapports entre un « je » et un « non-je » (au
sens objectif des contenus visés) et, d'autre part, distribue la catégorisation du « je »
en diverses positions plus ou moins antagonistes.
La limite de cette conception apparaît lorsque la question de la subjectivité
devient inhérente au texte. Dans ce cas, on ne peut plus supposer simplement une
instance subjective puisque le statut de cette instance se trouve faire problème. Il
faut alors essayer de comprendre comment la textualité elle-même, et les opérations
qu'elle comporte, se donnent à lire comme conditions de possibilité d'une telle
instance. Notre analyse part donc de ce simple constat : le doute métaphysique peut,
au moins en droit, rendre inintelligible le fait même de dire « je » (ou d'utiliser la
première personne) en pensant effectivement ce que l'on dit 33. Nous devons alors
montrer que si ce « je » peut ensuite s'énoncer (presque comme la conséquence du
doute), il le doit au fait que l'opération qui va du doute à l'affirmation de « je pense »
construit la possibilité de la subjectivité.
30. Nous utilisons ici la terminologie d'A. J. Greimas et J. Courtes in Sémiotique - Dictionnaire
raisonné de la théorie du langage, Hachette Université, 1979.
31. Il faut bien sûr ajouter à la catégorie de la personne les formes de l'espace et du temps dont nous ne
parlerons pas ici.
32. Dans une autre terminologie, mais selon la même perspective, nous avions désigné l'instance
énonçante comme vin « axe syntaxique » par référence à la théorie hriindalienne des termes complexes.
Voir J. F. Bordron, opus cité (page 46).
33. On peut par contre toujours proférer « je » comme non-sens.
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Nous admettrons donc que le début de la première Méditation comporte d'abord
deux « je » dont l'un argumente en faveur d'un doute de plus en plus radical et
l'autre objecte les évidences naïves. Les rapports de ces deux « je » se trouvent
réglés par un troisième que l'on supposera référer à une instance énonçante M.
L'hypothèse du Malin Génie n'est pas d'abord nettement attribuable à l'une ou
l'autre de ces positions. Pour le percevoir clairement, nous devons reprendre
quelques moments de la première Méditation.
L'hypothèse du Malin Génie est précédée par celle du Dieu trompeur, de même
que l'expérience du rêve suit la supposition de la folie. Le chemin qui mène à
l'expérience du Malin Génie n'est pas simplement celui d'un approfondissement
graduel du doute mais compte comme des moments d'excès et de reprise :
« Mais quoi ce sont des fous et je ne paraîtrais pas moins extravagant si je me réglais sur leur
exemple.
Toutefois j'ai ici à considérer que je suis un homme, et par conséquent que j'ai coutume de
dormir, et de me représenter en mes songes les mêmes songes, ou quelquefois de moins
vraisemblables que ces insensés, lorsqu'ils veillent » (AT IX 14).
Le passage de l'hypothèse de la folie à celle du rêve comporte ainsi un moment de
recul (la folie paraît rejetée) mais aussi de dépassement (le rêve peut me représenter
des choses « moins vraisemblables que ces insensés lorsqu'ils veillent »).
De même, après avoir supposé que Dieu puisse me tromper toujours, Descartes
introduit-il un Malin Génie. Cette opération est cependant précédée d'une certaine
restriction :
« C'est pourquoi je pense que j'en userai plus prudemment, si prenant un parti contraire,
j'emploie tous mes soins à me tromper moi-même, feignant que toutes ces pensées sont
fausses et imaginaires » (AT IX 17).
Il s'agit donc d'abord d'une « feinte », puis d'une « supposition » mais, dans
tous les cas, d'un acte volontaire et délibéré. On a souvent souligné le caractère
volontaire (voire volontariste) du doute métaphysique ainsi que sa dimension d'as
cèse. Nous voudrions plutôt insister sur l'hésitation qu'il comporte. Nous ne voulons
pas dire par là que le passage au doute métaphysique ne correspondrait pas à une
démarche clairement établie mais que cette démarche elle-même, précisément en
cela qu'elle est extrêmement réglée, comporte structurellement un moment d'hési
tation. Demandons-nous en effet quel sujet peut bien instituer le Malin Génie. Nous
avons distingué le sujet de la certitude naïve et le sujet du doute. Il paraîtrait en
premier examen que ce dernier doive être aussi celui qui, dans un moment d'excès,
fait l'hypothèse de cette fiction. En fait notre texte comporte au moins trois moments
essentiels où il est impossible d'indexer le sujet soit sur la position du doute soit sur
celle de la certitude naïve :
— Le passage de la folie au rêve.
— La transformation du Dieu trompeur en Malin Génie.
— Le moment de pause, réservé à la remémoration, qui sépare la première de la
seconde méditation.
34. Nous avons essayé par ailleurs de déduire la nécessaire distinction de ces « je » in J. F. Bordron,
opus cité (pages 39 à 46).
75
Dans ces trois cas s'opère un passage dont l'effectuation peut être attribuée à l'un ou
l'autre des protagonistes. L'hypothèse du rêve, comme nous l'avons vu, est à la fois
un retour à la certitude naïve et une augmentation du doute. L'hypothèse du Malin
Génie est précédée d'un refus du Dieu trompeur et, en même temps, une reprise du
doute hyperbolique (atténuée cependant lorsqu'il est souligné qu'il ne s'agit que
d'une feinte). L'articulation des deux méditations peut être également comprise du
point de vue du doute (puisqu'il s'agit d'en reprendre la démarche) et du point de
vue de la certitude naïve puisque cette dernière seule peut autoriser une scansion
temporelle que le doute hyperbolique rendrait inintelligible. La difficulté de ces
passages tient précisément en cela qu'aucune des deux hypothèses n'est vraiment
satisfaisante. La seconde Méditation commence ainsi : « La Méditation que je fis hier
m'a rempli l'esprit de tant de doutes, qu'il n'est plus désormais en ma puissance de
les oublier ». Le « je » qui s'exprime ainsi n'est en toute rigueur ni le sujet du doute
ni le sujet de la certitude naïve. Mais l'on pourrait aussi bien soutenir que ce « je »
est l'un ou l'autre. En fait, nous avons dans cet énoncé une reprise en charge de
l'acte même de méditer qui comprend à la fois les deux positions requises par une
méditation mais aussi les dépasse. L'hésitation dont nous faisons état ne porte donc
pas sur des contenus de pensée mais bien sur la position subjective qui permet de les
penser. Le discours cartésien est aussi maîtrisé qu'il est possible quant à ce qu'il
pense et en même temps, dans les trois passages que nous venons de souligner,
parfaitement instable quant à la position subjective qui autorise ce discours ir\
Conformément à notre terminologie, nous dirons donc que les trois moments qui
précèdent indiquent une reprise en charge du discours par un « je » référant à une
instance énonçante. Mais, soulignons-le encore, ce « je » n'en est pas pour autant
déterminé.
35. Le statut de la folie dans la première Méditation est rendu incertain non pas parce que Descartes
voudrait ou non rejeter la folie comme contenu de pensée mais bien parce que, quant à la folie, la position
subjective est rendue parfaitement instable. En ce sens on peut tout aussi bien dire, avec M. Foucault que
Descartes rejette l'hypothèse de la folie, que soutenir, avec J. Derrida qu'il effectue « un coup de folie de
la raison ». Le texte cartésien effectue nécessairement les deux opérations. Voir : M. Foucault, Histoire de
la folie à Vâge classique, Pion, 1961. J. Derrida, « Cogito et histoire de la folie » in Г Ecriture et Ui
différence, 1967. J. M. Beyssade, « Mais quoi (te sont des fous... », Revue de Métaphysique et de Morale,
1973.
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tromperie ne relève pas de ce qui peut se dire et donc, par là même, se discuter. Le
verbe « tromper » ne désigne donc pas une tactique de discours mêlant le vrai et le
faux. Il ne garde de son sens de verbe que cette simple contrainte : on trompe
« quelqu'un ». L'essentiel de la tromperie réside donc en cela qu'elle suspend tout
contenu pour ne laisser apparaître que ce qu'elle désigne : « je ».
Le Malin Génie et le « je suis » sont donc les deux premiers repères d'une scène
spéculative qui doit, pour achever de se mettre en place, établir le lieu d'où il faut la
voir. Le « cogito » ou le « à chaque fois que je le pense ou le conçois en mon esprit »
ont cette fonction d'établir un point de vue sur la scène où se joue la dépendance
entre mon existence et la tromperie divine. Il faut en effet que cette scène soit prise
dans l'unité d'une pensée qui la construit pour que l'effet du Malin Génie soit, un
court instant, maîtrisable. Sinon, le sujet du « je suis » serait pris dans la même
incertitude que celle subie par Judas. Comment en effet, si Dieu peut être trompeur,
arriver à identifier le sujet qui pense, doute, affirme et généralement médite avec
celui qui se reconnaît être ? Le Malin Génie pourrait toujours faire que l'identifica
tion ne se produise jamais. Nous retrouvons donc la différence fondamentale entre
identité et identification. Pour que le « je » du « je suis » vienne coïncider avec le
« je » du « je pense », il faut que ce dernier vienne à acquérir un point de vue sur le
rapport entre sa pensée la plus extrême (l'infinité divine, même absolument trom
peuse) et sa propre existence 36.
Nous avons décrit ce que l'on peut appeler une scène spéculative, fondatrice
d'une certaine conception de la subjectivité :il. Celle-ci ne pourra s'assurer ultime-
ment qu'une fois établie la véracité divine. Mais, et c'est là pour nous l'essentiel, le
« cogito » ne nous semble pas pouvoir être intelligible si l'on ne perçoit pas qu'il
désigne une expérience de pensée dans laquelle cette pensée ne peut s'assurer
d'elle-même (et donc s'identifier) qu'en se réfléchissant dans l'infinité divine. Au
moment du cogito (dans la seconde méditation) cette scène reste intérieure à la
pensée. Une fois établie l'existence d'un Dieu vérace, la pensée se trouvera elle-
même inscrite dans une scène plus large mais, au fond de même structure 38.
36. La notion de « point de vue » est distincte de celle d'énonciation. Il est cependant difficile de les
distinguer ici dans la mesure où elles offrent un cas de parfait synchrétisme. Nous dirons donc que le
« cogito » est bien soutenu depuis une position énonciative (comme le « je suis, j'existe ») mais que sa
spécificité est de coïncider avec un point de vue.
37. Il est clair que la subjectivité comme « chair » telle que la décriront Husserl puis Merleau-Ponty ne
peut se concevoir sur ce modèle.
38. Nous développons ce point in J. F. Bordron, « Contraintes génériques et argumentation », in F.
Cossmtta (éd.) Structures de l'argumentation philosophique : Descartes, P.U.F., 1996.
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