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CINQ QUESTIONS

SUR LES SYNDICATS


« LIBRE ~CHANGE»

COLLECTION FOND~E PAR

FLORIN AFTALION
ET GEORGES GALLAIS-HAMON NO

ET DIRIG~E PAR FLORIN AFTALION


CINQ QUESTIONS
SUR LES SYNDICATS

JACQUES GARELLO
BERTRAND LEMENNICIER
HENRI LEPAGE

Presses Universitaires de France


IS BN 2 13 043292 1
IS SN 0292 - 7 020
Dépôt 1égal - 1 rc édition: 1990. juin
© Presses Universitaires de France. 1990
108. boulevard Saint-Germain. 75006 Paris
SOMMAIRE

Introduction, 1

1. Pourquoi les syndicats? 5


L'argument de l'assym~trie de pouvoir, 6 - L'argument de l'ind~termination des salaires, 15
- L'argument du pro~ social, 21 - L'argument du pouvoir d'achat, 24 - La vraie fonction
des syndicats: des groupes de pression i vocation redistributive, 27 - La fécondit~ de
l'hypoth~e &onomique, 42.

2. Les syndicats sont-ils utiles? 59


Les arguments de Freeman et Medoff, 61 - Les déficiences de l'analyse de Freeman et
Medoff,70.

Annexe: Pourquoi le déclin du syndicalisme? 90.

3. Droit du travail ou droit au travail? 93


Le contrat de travail et le droit de propri~t~ sur soi, 95 - Le droit du travail contre le contrat
de travail, 100 - Le droit du travail contre le marché du travail , 106.

4. Les crises, le chômage et les syndicats, 123


Le principe de la loi de Say, 125 - La loi de Say et la monnaie, 143 - Le chômage et la greve,
155.

Annexe: Le travailleur « propriétaire » de son emploi? 170.

5. Les syndicats et la démocratie, 173


La politisation syndicale, 174 -Faire pression pourquoi? 176 - Faire pression comment?
180 - L'arme absolue du pouvoir politique syndical, 183 - La d~mocratie recule avec les
conquêtes syndicales, 185 - Le syndicat, firme managériale ? 188 - Les syndiqués sont-ils
satisfaits? 192 - Les syndiqués sont-ils complices? 195 - Les syndicats au cœur de la crise
de la démocratie, 197.

Bibliographie, 201

Table analytique, 211


Introduction

Cet ouvrage n'est pas contre les syndicats. Il s'agit d'un livre sur
les syndicats. Son objectif est de comprendre, d'interpréter, d'expli-
quer non seulement le comportement des syndicats et des syndiqués,
mais également l'ensemble des traits institutionnels qui caractérisent
le monde des syndicats et des rapports syndicaux.
Que sont-ils? Que font-ils? Pourquoi le font-ils? Quelles sont les
conséquences pour les travailleurs, les consommateurs, la vie éco-
nomique, le fonctionnement de la démocratie, etc., telles sont les
questions que ce livre projette d'aborder à la lumière de l'analyse
économique.
Il n'y a pas de sujet plus polémique et chargé d'émotions que le
rôle des syndicats. Gare à celui qui ose remettre en cause les dogmes
de l'idéologie syndicale et contester le caractère positif de leur
apport. Il se retrouve immédiatement banni comme un infâme
« réactionnaire». Les syndicats ont su utiliser l'émoi suscité par le
souvenir des misères anciennes pour faire passer dans l'opinion
publique l'image d'un syndicalisme dont l'action s'identifie priori-
tairement à la lutte pour plus de justice. Le résultat est que toute
attaque à son encontre est aussitôt assimilée à un acte rétrograde dont
la seule finalité ne peut être que de maintenir les privilèges des uns: et
donc la misère des autres.
2 INTRODUCfION

Pour échapper à cette langue de bois, nous avons choisi de passer


les syndicats et l'action syndicale au crible du raisonnement
économique. Nous pensons que l'analyse économique est une
science et que sa rigueur permet d'éviter les écueils de la subjectivité
humaine. Sa grande vertu est de contraindre à penser clairement.
La fonction de l'analyse économique est de comprendre
comment fonctionnent les marchés, y compris le marché du travail.
Comment les salaires, mais aussi les heures et les conditions de
travail, sont-ils déterminés? Quels sont les effets de l'interférence des
syndicats et du gouvernement dans le fonctionnement du marché du
travail? Quelles sont les conséquences de l'action syndicale sur
l'évolution du niveau de vie, la productivité, la bataille pour l'emploi,
les grandes évolutions macroéconomiques? Notre propos n'est pas
d'approuver ou de condamner les syndicats, de les encenser de nos
louanges ou, au contraire, d'y voir automatiquement le diable; mais
d'apporter à ces questions des réponses aussi dépourvues que possi-
ble de toute passion partisane. Notre règle sera autant que faire se peut
celle de l'impartialité scientifique.
Bien sûr nos conclusions seront contestées. Mais nous ne crai-
gnons pas les critiques. Au contraire, nous nous en réjouissons si le
débat permet d'avancer dans une meilleure connaissance des faits et
des théories. Notre livre est le résultat d'un effort d'analyse ration-
nelle aussi honnête et sincère qu'il est possible d'espérer. Nous atten-
dons de ceux qui ne seront pas d'accord avec nos interprétations et
nourriront la polémique d'en faire au moins autant.
Beaucoup d'ouvrages ont déjà été écrits sur les syndicats. Le sujet
a été abordé sous ses angles les plus divers. Les analyses économi-
ques, sociologiques, historiques, psychologiques, politiques des syn-
dicats couvrent des rayons entiers de bibliothèques.
Alors pourquoi encore un livre? Pour la raison simple que, quels
que soient son volume et sa qualité, le bilan de cette littérature n'est
en réalité guère satisfaisant. Il s'agit le plus souvent de livres purement
factuels, ou simplement des panégyriques. On n 'y trouve guère
d'essai d'explication réellement objectif du fait syndical et de son rôle
dans nos sociétés occidentales. Que les auteurs soient de droite ou de
gauche, aucun ne songe à remettre en cause l'idée que les syndicats se
justifient par le besoin de « rééquilibrer» les relations entre employés
INTRODUCI'ION 3

et employeurs. Tous partent du postulat implicite que le syndicalisme


est le nécessaire contrepoids aux «excès du capitalisme». La sym-
pathie naturelle que chacun éprouve pour les plus malheureux conduit
à la répétition automatique de dogmes que personne ne songe plus à
discuter - même lorsqu'on peut, par le seul raisonnement logique,
démontrer qu'ils sont par essence profondément discutables.
Nous pensons qu'il est nécessaire de remettre un peu d'ordre dans
cette pensée. En quelque sorte de tout reprendre à zéro. C'est ainsi
que nous n'hésiterons pas à reposer les questions les plus élémen-
taires quant à l'existence des syndicats. En revanche, notre livre n'est
pas un commentaire sur l'actualité des syndicats en France, ou dans
les autres pays. Les faits, les tendances n'apparaîtront qu'à l'occasion
de développements théoriques dont ils confirment, ou infirment le
contenu.
La science économique a beaucoup progressé au cours des dix ou
vingt dernières années. De nombreux concepts ont été introduits qui
changent souvent radicalement la perception que l'on a de l'existence
de certaines institutions. Ces nouvelles analyses ont été appliquées à
la critique de l'État et des réglementations publiques. Elles ont révolu-
tionné la théorie des phénomènes de concurrence. Elles conduisent à
jeter un tout autre regard sur de nombreuses structures et pratiques
industrielles généralement condamnées par les pouvoir publics. Elles
conduisent enfin à reconsidérer un certain nombre de thèses socio-
logiques traditionnelles.
Notre objectif est de démontrer que le modèle d'analyse éco-
nomique des syndicats est aujourd'hui vraisemblablement le plus
fécond de tous les schémas d'interprétation. C'est celui qui, à partir
d'une théorie relativement simple et cohérente, permet de rendre
compte du plus grand nombre de phénomènes observés. De tous les
paradigmes concurrents pour comprendre le monde syndical, c'est
en quelque sorte le plus «enveloppant », le plus «englobant ». Cela
ne suffit peut-être pas pour établir la preuve de sa « vérité». Mais c'est
un pas sdentifique important qui a été ainsi accompli, et qui méritait,
selon nous, d'être porté à la connaissance du public français.

Ce livre est découpé en cinq chapitres, qui sont autant de ques-


tions fondamentales que tout homme honnête doit se poser pour se
4 INTRODUcrION

faire une opinion personnelle sur les syndicats et leur influence dans
le monde moderne.

Première question: Pourquoi les syndicats? Si les syndicats sont


là, ce n'est pas par hasard. Les institutions n'apparaissent jamais par
hasard. Elles répondent à un besoin. Lequel? Qui donc a besoin des
syndicats et pour quoi faire?
Deuxième question: Les syndicats sont-ils un bien ou un mal?
Que rapportent-ils réellement aux salariés? Quelles conséquences
entraînent-ils au niveau de la gestion et de la compétitivité des entre-
prises? Ont-ils une influence positive sur l'emploi, sur les salaires, la
productivité ... ?
Troisième question: Pourrait-on se passer des syndicats? Le
mouvement syndical a joué un rôle essentiel dans le développement
des procédures de négociation collective, ainsi que dans l'élabo-
ration d'un système complet de droit du travail. Qu'est-ce que les
citoyens en retirent? Quels sont ceux qui en bénéficient?
Quatrième question: Quels effets l'action syndicale a-t-elle au
niveau macroéconomique? Les syndicats sont-ils facteurs de crois-
sance? Permettent-ils d'obtenir des niveaux de vie plus élevés?
Contribuent-ils à accroître l'emploi et à limiter le chômage? La grève
est-elle vraiment utile?
Cinquième question: Peut-on contrôler l'action syndicale? Si
l'on doit recourir aux syndicats, cela leur donne-t-il un pouvoir
absolu? Qui va faire contrepoids aux leaders syndicaux: la base, ou
le pouvoir politique?

La réponse à ces questions, c'est dans l'analyse économique que


nous proposons de la trouver.
Science des choix, science des comportements, science des
intérêts, l'économie nous renseigne sur la façon dont les actions
humaines conduisent à des résultats plus ou moins attendus par les
individus concernés. Elle nous oblige à aller au-delà des apparences
pour comprendre ce qui se passe en profondeur. C'est ce que nous
avons essayé de faire.
1

Pourquoi les syndicats?

Quel est le rôle, la fonction des syndicats? La réponse paraît


simple. Les syndicats sont là pour protéger les travailleurs contre les
«excès du capitalisme ». Il s'agit en quelque sorte de «rééquilibrer»
le pouvoir des employeurs sur leurs employés. Grâce à cette action
bénéfique des syndicats, les travailleurs bénéficient aujourd'hui d'un
salaire et d'un niveau de vie plus élevés.
Tel est le stéréotype que nous avons l'intention d'analyser.
La vérité est plus prosaïque. Les syndicats ne sont pas autre chose
que des « cartels» qui cherchent à obtenir le contrôle monopo-
listique du marché du travail pour avantager leurs membres.
Cette hypothèse permet d'expliquer un grand nombre de traits
caractéristiques de notre univers institutionnel contemporain.
Dans un premier temps nous montrerons les limites des justifica-
tions habituellement données à l'existence et à l'action des syndicats.
Nous décrirons ensuite la logique cartellisatrice des organisations
syndicales et nous passerons en revue la liste des moyens dont elles
disposent pour réussir. Nous verrons alors comment celle-ci permet
de mieux comprendre la nature cachée d'un certain nombre
d'institutions et de comportements sociaux contemporains.
Pour terminer, nous verrons comment l'approche économique
moderne permet également de dire un certain nombre de choses sur
6 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

l'organisation et la structure des mouvements syndicaux qui recou-


pent d'assez près l'expérience présente et passée.
Notre conclusion est que les justifications généralement invo-
quées par l'idéologie syndicale traditionnelle reposent sur d'énormes
erreurs de raisonnement, ainsi que sur des artifices de langage dont la
seule fonction est de nous empêcher de penser.
Toute organisation a besoin d'un discours qui la légitimise, tant
aux yeux de ses militants que pour l'opinion publique. De même
qu'une personne ne fait pas toujours ce qu'elle dit, une organisation
humaine ne remplit pas nécessairement le rôle qu'elle se donne et
que les gens portent habituellement à son crédit. Le mérite de
l'analyse économique est d'aider à faire le tri entre ce qui est vrai et ce
qui relève seulement de la langue de bois. C'est ce que nous allons
essayer d'appliquer.

L'ARGUMENT DE L'ASSYMÉTRIE DE POUVOIR

L'argument central généralement utilisé pour justifier l'existence


des syndicats concerne la relation « assymétrique» qui caractériserait
les rapports entre l'employé (seul, isolé, et donc impuissant) et son
employeur (riche, donc puissant). Le syndicat, en permettant aux
travailleurs de «faire bloc», renverserait les termes de cette assymé-
trie. Il éviterait ainsi que les patrons continuent d'« exploiter» leurs
salariés.
Cet argument est abondamment repris dans toute la littérature.
On le trouvait déjà chez le père fondateur de l'économie politique,
Adam Smith:

Le prix habituel du travail dépend partout du contrat passé entre deux


parties dont les intérêts ne sont pas les mêmes. L'employé désire obtenir
le plus possible, l'employeur donner le moins possible. Le premier est
prêt à créer une entente pour élever le salaire, le second est prêt à faire de
même pour baisser le salaire ... Ce n'est pas difficile, en conséquence, de
deviner laquelle des deux parties aura l'avantage dans ce conflit ... Les
employeurs, peu nombreux, peuvent s'entendre aisément; et la loi
n'interdit pas ces conspirations, alors qu'elle le fait pour les travailleurs ...
le propriétaire terrien, l'agriculteur, un industriel, un commerçant, même
POURQUOI LES SYNDICATS? 7

s'il n'emploie pas qu'un seul ouvrier, peuvent vivre une année ou deux
sur leurs stocks qu'ils ont déjà acquis. Beaucoup de travailleurs ne peu-
vent subsister une semaine, quelques-un un mois, et rarement une année
sans emploi [1741" .

L'un peut tout, l'autre ne peut rien

Quelques années plus tard, l'économiste français Jean-Baptiste


Say écrivait:

Le maître et l'ouvrier ont bien également besoin l'un de l'autre puisque


l'un ne peut faire aucun profit sans le secours de l'autre; mais le besoin
du maître est moins immédiat, moins prenant. Il en est peu qui ne puis-
sent vivre plusieurs mois, plusieurs années même, sans faire travailler un
seul ouvrier; tandis qu'il est peu d'ouvriers qui puissent, sans être réduits
aux dernières extrémités, passer plusieurs semaines sans ouvrage. Il est
bien difficile que cette différence de position n'influe pas sur le règle-
ment du salaire [168].

On retrouve l'idée exprimée en toutes lettres dans de nombreux


textes officiels ayant rapport à la législation du travail. Par exemple
dans le Rapport du Sénat américain qui a précédé le vote du Noms La
Guardia Act de 1932 :

Un simple travailleur isolé, confronté à une telle concentration du pou-


voir de l'employeur, et qui doit trouver du travail pour se nourrir lui et sa
famille, est absolument sans secours pour négocier ou espérer influencer
le salaire, le nombre d'heures de travail et les conditions d'emploi (161).

Cette inégalité justifierait la légalisation des ententes entre travail-


leurs. En se regroupant en syndicats, les travailleurs limiteraient les
inconvénients de leur dispersion et de leur isolement. Au Big
Business s'opposerait ainsi le Big Labour. En remplaçant la
négociation individuelle des contrats par des accords collectifs,
l'intervention des syndicats rétablirait un plus grand, et plus juste
équilibre. Grâce au syndicat, acteur collectif, le travailleur ne ser~it

• Les chiffres entre crochets reportent i la bibliographie en fm d'ouvrage.


8 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

plus un être sans défense; mais un homme ayant retrouvé sa pleine


dignité.
Ainsi exprimée, cette justification paraît aller de soi. Rares sont
ceux qui songent à la contester, Nous paraissons tous convaincus que,
sans la puissance des syndicats, bien des ouvriers en seraient encore
aux salaires de misère de leurs grands parents. En modifiant la dis-
tribution des revenus, l'existence des syndicats aurait empêché que
les «capitalistes» ne gardent pour eux tous les gains de la croissance.
Tel est le dogme que notre langage véhicule quotidiennement en
décrivant les syndicats comme «le moteur» du progrès sodai.

Une étude attentive de sa structure interne révèle cependant que


cet argument repose en réalité sur des bases conceptuelles fragiles et
contestables.

Première affirmation: Le marché libre se traduirait par une sorte de


« conspiration Il des employeurs pour maintenir les salaires d leurs
niveaux les plus bas.
Si c'était vrai, on ne voit pas très bien comment les salaires réels
auraient progressé comme ils l'ont fait depuis la révolution indus-
trielle.
Les marxistes répondent que c'est prédsément parce qu'il y a des
syndicats que les masses populaires ont arraché aux coalitions patro-
nales les progrès de niveau de vie qui leur ont fait franchir le simple
seuil de survie.
Mais encore faudrait-il trouver les preuves effectives de
l'existence de tels cartels. Or les historiens spédalistes de l'économie
du XIxe siècle reconnaissent que jusqu'aux dernières années du siècle,
lorsque l'intervention de l'État dans l'économie a commencé à se
généraliser, les cartels étaient rarissimes. L'industriel de cette
époque, conformément à l'image des manuels, était un individualiste
forcené. Les seuls cas de cartellisation recensés s'expliquaient
comme des réponses à des mouvements de grèves violentes. Et l'on a
d'amples preuves qu'à l'époque les premiers à se plaindre de
l'insuffISante cartellisation de leurs employeurs étaient les syndicats
ouvriers eux-mêmes (désireux de se défendre contre la concurrence
des ouvriers non syndiqués et de tous ceux qui étaient prêts à accepter
POURQUOI LES SYNDICATS? 9

un salaire moindre pour obtenir leur ticket d'entrée sur le marché du


travail) [88-89].
Cette idée qu'un marché libre confère aux employeurs une sorte
de super-pouvoir de négociation et de décision est le reflet d'une
incapacité à comprendre que le libre jeu de la concurrence privée est
encore le plus efficace des contrepoids à toute forme de pouvoir.
L'hypothèse avait une certaine cohérence lorsque les
économistes du XIXe siècle croyaient encore à la vieille loi d'airain
des salaires, dictée par la théorie classique du « salaire naturel»
(Malthus, Ricardo). Elle avait sa place dans la théorie dite du « fonds
de salaire», élaborée par Stuart Mill. Mais elle n'a plus aucune signifi-
cation dès lors que ces théories ont été abandonnées, non seulement
parce qu'elles ne s'appliquent plus à notre univers industriel
moderne, mais aussi et surtout parce que la « révolution margina-
liste» a démontré qu'elles étaient tout simplement fausses.

Le travatl n'est pas une« denrée» homogène

Lorsque, à défaut d'incriminer l'action de véritables cartels, on se


rabat sur l'hypothèse qu'il y aurait une sorte de « coalition
implicite », ce que l'on exprime n'est pas autre chose que la vérité
d'évidence selon laquelle, dans une société qui reconnaît et garantit
la liberté d'entreprendre, les employeurs ne paieront pas leurs
employés plus que ce qu'ils croient nécessaires de leur offrir pour
obtenir qu'ils viennent travailler dans leur entreprise plutôt que chez
les concurrents.
On retrouve la loi de la productivité marginale; en économie de
marché le taux de salaire s'établit nécessairement entre deux limites:
d'une part, la limite supérieure fixée par le prix que l'entreprise pense
obtenir du supplément de biens vendables qu'elle compte tirer de
l'emploi du travailleur considéré; d'autre part, la limite inférieure
posée par les offres des employeurs concurrents, eux-mêmes guidés
par des considérations analogues, et en dessous de laquelle l'offre de
travail décroîtrait au point de rendre impossible la production
envisagée.
Ce que certains interprètent comme la manifestation d'une
« entente implicite» - à savoir: que dans toutes les entreprises
10 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

concurrentes les salaires offerts soient à peu près les mêmes - n'est
que le produit de la contrainte naturelle qu'impose aux entrepreneurs
le fait que le travail est une ressource rare et que les entreprises sont
elles-mêmes en concurrence entre elles pour s'arracher le concours
des travailleurs dont elles ont besoin.
Cene contrainte est aujourd'hui d'autant plus lourde et sévère que
le travail est lui-même loin d'être une ressource homogène et indiffé-
renciée : il n'y a pas « un marché» du travail, mais une multiplicité de
rnicro-marchés connectés les uns aux autres par la concurrence que
se font les groupes professionnels pour recruter et former ceux qui
arrivent dans la vie active.
S'il existe quelque part une conspiration « implicite », c'est celle
de la concurrence dont les effets s'exercent dans un sens exactement
opposé à celui décrit par la doctrine de l'exploitation monopoliste
des travailleurs; et cela parce que, ainsi que le souligne von Mises:
« La rareté du travail est plus forte que la rareté de la plupart des fac-
teurs primaires de production, ceux fournis par la nature» 11311.

Deuxième affirmation : Le candidat tl un emploi est par déftnmon


un Dire dAsarmé qui ne peut survivre que s '11 arrive tl vendre son
travail tl n'importe quel prix, aussi bas soU-il, car 11 n'a pas d'autre
moyen de subststance.
L'image a un contenu émotionnel intense, et donc mobilisateur.
Elle est directement héritée des théories économiques classiques du
xrxe siècle, reconnues comme fausses depuis maintenant plus de cent
ans.
A cela plusieurs répliques.
Si vraiment le travailleur était aussi dépourvu de réserves, si son
sort était aussi misérable qu'il ne peut survivre sans s'employer à
n'importe quel prix, le chômage ne devrait pas exister puisque tout
chômeur serait contraint d'acccepter n'importe quel travail, à
n'importe quel salaire, aussi bas soit-il. Paradoxalement, la présence
de chômeurs même dans des sociétés sans protection sociale, est en
soi une indication de ce que les choses ne se passent pas comme elles
sont décrites; un indice que le pouvoir de l'employeur n'est pas aussi
illimité que la théorie le suppose.
POURQUOI LES SYNDICATS? 11

Un vol de concept

Si l'hypothèse était vraie, la population ouvrière devrait être parti-


culièrement immobile, tant professionnellement que géographique-
ment. Or les études historiques montrent que la mobilité ouvrière a
toujours été loin d'être négligeable, même à l'époque où l'exploi-
tation capitaliste est supposée avoir atteint son apogée.
L'exploitation du travailleur, nous dit-on, vient de ce que rien ne
le protégeant contre une menace de licenciement, il se trouve
contraint d'accepter les offres de son employeur, même lorsqu'il lui
propose un taux de rémunération inférieur à celui du marché - alors
que le propriétaire d'une ressource tangible peut se défendre en reti-
rant son offre, et attendre des jours meilleurs.
Dans ces conditions, l'action syndicale, et notamment la grève
(c'est-à-dire l'équivalent de la rétention d'offre), représenterait le
moyen de rétablir l'équilibre et de remettre celui qui apporte son tra-
vail à égalité de condition avec les autres apporteurs de facteurs de
production.
Ce raisonnement a une certaine valeur au niveau « microécono-
mique ». Bien que tous les travailleurs ne se trouvent pas nécessaire-
ment dans les situations identiques, il est possible d'imaginer
l'existence de situations de ce genre. Les syndicats ont alors un rôle
incontestablement positif à jouer dans l'entreprise pour attirer
l'attention des employeurs sur les cas sociaux les plus significatifs, et
assurer leur défense. Le syndicat est une institution qui permet de
compenser les handicaps personnels subis sur le marché du travail
par ceux qui sont les plus faibles et les plus démunis.
Mais il ne faut pas en tirer tpso facto la conclusion que ce qui est
vrai au niveau « micro» l'est nécessairement au niveau « macro» ;
autrement dit, que les syndicats sont l'institution qui permet de
compenser les handicaps de l'ensemble des apporteurs de travail
«en général », et donc leur permet de ne plus se faire exploiter col-
lectivement.
La raison est simple. La menace de licenciement ne joue que sur
des individus ou de petits groupes. Elle ne peut s'appliquer à
l'ensemble de la classe ouvrière. Les employeurs ne peuvent pas
12 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

licencier tous leurs employés pour les contraindre à accepter des


salaires plus bas. Il n'y aurait tout simplement plus de produit, et plus
d'entreprise.
Invoquer la défense et la protection que, dans l'entreprise, le
syndicat apporte à certains, pour généraliser et prétendre que la pré-
sence des syndicats est ce qui, dans une économie de libre
entreprise, empêche les patrons de réduire les salaires au plus bas, est
donc rien moins qu'absurde.
Il s'agit d'une proposition qui n'a aucun fondement. Elle résulte
d'une manipulation logique bien connue : on prend une proposition
qui est vraie dans un certain contexte, et on l'étend à un autre
contexte, qui présente des similarités apparentes avec le premier,
mais où la proposition avancée devient inapplicable. C'est ce qu'on
appelle un «vol de concept».
Toute l'astuce du syndicalisme est de prêter aux syndicats une
fonction - la protection des travailleurs (en général) contre leur
exploitation par les employeurs (en général) - qui, dans la réalité,
est assurée par le système concurrentiel; c'est-à-dire la concurrence
des employeurs entre eux pour acquérir les facteurs de production, et
notamment le volume et la qualité de travail nécessaires à la réalisa-
tion de leurs projets.

Troisième affirmation: les employeurs sont totalement maftres des


condtttons tntroduUes dans le contrat de travatl.
Notons par ailleurs le caractère contestable de concepts aussi
vagues et confus que ceux d'« égalité» ou d'« inégalité », appliqués
aux rapports contractuels entre employeurs et employés.
Si les partenaires étaient vraiment «égaux », si l'idéal était d'obte-
nir que l'un et l'autre aient vraiment le même pouvoir de négociation,
le produit des activités productives serait réparti «à égalité» entre les
deux partenaires. Ce qui est absurde. Un produit ne peut pas faire
l'objet d'autant de partages à 50/50 qu'il y a de salariés.
On retrouve un autre cas de «vol de concept» où une relation qui
a un sens dans une situation donnée Ge face à face de deux individus
dans une négociation) est généralisée, par un faux mouvement
d'abstraction à un cas de figure qui n'a plus aucune signification: le
passage du face à face entre un employeur X et un travailleur Y à la
POURQUOI LES SYNDICATS? 13

relation « abstraite» entre un employeur «en général» et un employé


« en général ».
Ainsi que le souligne le regretté professeur William Hutt, il s'agit
d'artifices de langage «dont la seule fonction est de nous empêcher
de penser» [88).
Il est exact que le salarié, en tant qu'individu, n'a qu'une influence
négligeable sur les clauses du contrat qui le lient à son employeur.
Mais cela ne signifie pas que ce dernier a le pouvoir d'imposer à ses
employés n'importe quelle clause, le salarié n'ayant le choix qu'entre
obéir et mourir de faim.

Ne pas confondre le général et le particulier

Prenons le consommateur. Individuellement, il n'a pratiquement


aucun pouvoir pour modifier les dédsions des fabricants sur le choix
des produits, leur qualité, leur présentation commerciale, etc.
Les producteurs, du fait de la concurrence, ne sont pas pour
autant libres de fabriquer n'importe quoi, au prix qui leur plaisent.
Pour vendre, ils doivent fabriquer ce qui plaît au plus grand nombre.
Les caractéristiques des produits résultent ainsi d'un processus
complexe où interviennent les décisions d'innombrables personnes.
Elles sont le produit de « phénomènes de masse» qui ne sont que peu
susceptibles d'être modifiés par un individu isolé. Si le consomma-
teur individuel est apparemment « impuissant» face au fabricant, il
n'est pas plus libre de ses décisions que le consommateur n'a le pou-
voir de les modifier.
Il en va exactement de même sur le marché du travail. Ce n'est
pas le demandeur d'emploi individuel, mais la masse des
demandeurs d'emplois dont les préférences déterminent les termes
du contrat de travail.
Les employeurs ne demandent pas du «travail en général », mais
des hommes aptes à accomplir le genre de travail dont ils ont besoin.
De même que l'entrepreneur doit choisir pour ses ateliers
l'implantation, l'équipement et les matériaux les meilleurs, il lui faut
embaucher les travailleurs les plus efficaces. Il doit aménager les
conditions de travail de façon à les rendre désirables au genre de tra-
vailleur qu'il souhaite plus particulièrement attirer.
14 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

Il est exact que celui-ci, individuellement, n'a pas grand-chose à


dire à propos de ces dispositions. S'il est d'usage de déjeuner entre
midi et une heure, l'ouvrier qui, personnellement, préfère s'arrêter
entre deux et trois heures, a peu de chances de voir sa préférence
satisfaite. Mais, à l'inverse, s'il veut trouver sur le marché la spécialité
et la qualité de main-d'œuvre qu'il recherche, l'employeur n'est pas
libre d'imposer arbitrairement n'importe quel règlement interne. La
«pression sociale», à laquelle l'individu pris isolément est ainsi
soumis, n'est pas le fait de son employeur mais de ses collègues de
travail.
Pour les travailleurs pris individuellement, les clauses du contrat
de travail sont évidemment un donné inaltérable, comme l'horaire
de chemin de fer l'est pour les voyageurs individuels. Mais personne
ne soutiendrait qu'en arrêtant leurs horaires les compagnies ne se
soucient pas des désirs de leurs clients potentiels.

L'employeur ne peut pas imposer n'importe quoi

Là encore l'erreur vient de ce qu'une relation qui est vraie au


niveau de l'individu pris isolément, ne l'est plus dès lors que l'on
passe à l'ensemble des personnes.
On appelle cela un «effet de système». Il est paradoxal que ce soit
précisément ceux qui, dans les milieux intellectuels, se réclament le
plus de l'esprit systémique qui aient le plus de mal à comprendre ce
genre de situation.
Plus spécifiquement, le raisonnement économique permet de
mieux comprendre pourquoi il n'est pas de l'intérêt de l'entre-
preneur, en situation de marché concurrentiel, d'imposer à ses
employés une relation de « maître à esclave».
L'employeur n'est pas le «seigneur» de l'employé. Il n'a pas de
« droit de propriété» sur lui. Il n'est qu'un acheteur de services. Il doit
se les procurer au prix qui s'établit sur le marché.
Certes, comme n'importe quel acheteur, il peut avoir ses
humeurs. Mais s'il se permet d'être arbitraire dans sa façon de
contrôler le travail de ses salariés, il devra en payer les conséquences
car il compromettra la profitabilité de sa firme.
POURQUOI LES SYNDICATS? 15

Il n'est pas dans l'intérêt de l'employeur d'exercer un contrôle


arbitraire sur l'embauche ou sur le temps et l'effort au travail, ou
d'imposer des termes au contrat de travail qui aillent à l'encontre du
libre arbitre de l'employé.
En effet, l'entreprise, lorsqu'elle embauche de la main-d'œuvre,
supporte deux séries de coûts: 1) un « coût fixe» qui correspond aux
dépenses de prospection, d'embauche et de formation au savoir-
faire spécifique de la firme ; 2) un « coût variable» qui résulte de
l'intensité avec laquelle on utilise les services des salariés.
Comme les coûts fixes diminuent avec la durée d'utilisation, il
n'est pas de l'intérêt de la firme de prendre le risque d'inciter ses
salariés à la quitter prématurément en leur imposant des contrôles
trop capricieux, ou en les faisant trop travailler par rapport à leurs
préférences spontanées.
Son intérêt est notamment de s'efforcer de conserver à tout prix
les salariés les plus anciens, qui ont acquis au cours des années une
aptitude et une connaissance spécifiques liées à l'entreprise.
Pour ce faire, une stratégie de « coopération» fondée sur le ren-
forcement du loyalisme des salariés est préférable à toute politique de
confrontation ouverte.
Par exemple, pour réduire les départs, l'employeur peut
proposer à ses salariés de mettre de côté une part de salaire différé qui
ne leur sera versée qu'en fin de contrat, mais dont ils perdront le
bénéfice s'ils quittent la firme. C'est le système des « pensions de
retraite ».

L'ARGUMENT DE L'INDÉTERMINATION DES SALAIRES

Le second grand argument est une variante modernisée et techni-


quement plus élaborée du précédent.
Dans l'abstrait, nous disent les manuels, le taux de salaire se fixe
là où la courbe de productivité marginale du travail coupe la courbe
d'offre de travail (des travailleurs). Mais, ajoutent aussitôt leurs
auteurs, la réalité est loin de se présenter sous cette forme ultra simple
16 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

où l'intersection de deux courbes uniques se fait en un point déter-


miné.
En fait, on a une famille de courbes d'offre et une famille de
courbes de demande dont les intersections entraînent la possibilité
de plusieurs taux de salaires.
Tout ce que l'économiste est capable de dire a priori est que le
taux de salaire doit s'établir à l'intérieur de certaines limites qui défi-
nissent une zone « d'indétermination ». Tout échange portant sur des
biens et des services rencontre de tels problèmes d'indétermination.
Il n'est que d'évoquer les marchandages qui se pratiquent dans les
souks des pays d'Afrique du Nord ou du Moyen-Orient. Suivant les
individus, leur personnalité, leur résistance psychologique, leur
situation financière, etc., les prix auxquels on arrive en fin de négo-
ciation sont différents, et cela d'un jour à l'autre. Il n'en reste pas
moins que ces questions d'indétermination, noyées dans la masse des
transactions, sont considérées par les économistes, et avec raison,
comme marginales et sans intérêt pour les problèmes qui les préoc-
cupent.
En revanche, dès lors qu'on parle de travail et de salaire, tout
change. Les problèmes d'indétermination semblent reprendre une
importance centrale. Et cela, nous laisse-t-on entendre, parce que le
travail n'est pas une «marchandise» comme les autres, et que le
« salaire» n'est pas non plus un prix ordinaire: le travailleur a
absolument besoin de vendre sa force de travail pour vivre ; il ne peut
pas attendre; il est faible, sans défense, sans réserves ... Le jeu est
inégal.
Cons~quence: même s'il existe une limite en dessous de laquelle
l'employeur ne peut pas descendre, le déséquilibre dans la négocia-
tion fera que le salaire aura tendance à s'aligner sur le seuil le plus bas
de la zone d'indétermination.
D'où le rôle des «syndicats»: leur tâche, en rééquilibrant la
négociation, est de ramener le taux effectif de salaire vers la limite
supérieure. Leur fonction est en quelque sorte de veiller à ce que les
employeurs versent bien à leurs employés un salaire égal à leur
«productivité marginale».
POURQUOI LES SYNDICATS? 17

On retrouve l'argument classique de 1'« imperfection» des mar-


chés réels. Il appartiendrait à des organisations humaines de veiller à
ce que le libre jeu de la concurrence conduise bel et bien aux résultats
que postule la théorie de la concurrence pure et parfaite.
Cene vision - que l'on retrouve même chez de nombreux auteurs
pas particulièrement favorables aux syndicats - présente les mêmes
défauts que la précédente, dont elle partage le point de départ. Mais
s'y ajoute une seconde difficulté.
L'analyse laisse entendre que le marché du travail serait un mar-
ché particulier pour lequel l'écart entre les bornes maxi et mini aurait
toujours tendance à être relativement large, et où la convergence se
ferait toujours vers le bas.
Ne serait-ce pas plutôt l'inverse?
Plus un marché est étroit, restreint à un petit nombre de per-
sonnes, plus le degré d'indétermination est grand. C'est une évi-
dence. A la limite, lorsqu'il n'y a que deux échangeurs face à face,
l'indétermination est totale. On peut obtenir n'importe quel prix.
C'est la situation bien connue du « monopole bilatéral» (que la pro-
pagande marxiste étend de façon erronée - et inadmissible - au
dialogue entre l'employeur et son employé).
A l'inverse, plus le nombre de vendeurs et le nombre d'acheteurs
en concurrence est grand, plus la zone d'indétermination se réduit -
du fait que le plus grand nombre de contrats permet de faire circuler
une information plus complète sur les exigences des uns et la capacité
à payer des autres.

L'~largtssement des marchés r~dutt l'tn~termtnatton

En conséquence, s'il est vrai qu'autrefois le degré d'indétermi-


nation des salaires - et donc les possibilités d'« exploiter» la main-
d'œuvre - était parfois très large (exemple des communautés rurales
dominées par la présence d'un seul employeur, à une époque où les
communications étaient plus difficiles), on est en droit de penser que
ce n'est plus autant le cas dans la société contemporaine. L'extension
des sphères marchandes et monétaires y réduit le niveau de
discrétion dont disposent les employeurs dans l'embauche de leur
18 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

personnel, au fur et à mesure que la croissance des marchés élargit


nos possibilités de choix et le nombre de personnes y prenant part.
Par ailleurs, la doctrine de la manipulation monopolistique des
taux de salaire par les employeurs raisonne comme si le travail était
un bien «homogène ». Elle traite du travail «en général» et de l'offre
de travail « en général».
Mais, ainsi que nous l'avons déjà évoqué, de telles notions ne
correspondent à rien dans la réalité. Ce qui est vendu et acheté n'est
pas du travail «en général », mais du travail spécifiquement adapté à
la production de certains services déterminés.
Chaque entrepreneur cherche des travailleurs qui soient aptes à
exécuter des tâches précises. Il doit soustraire ces spécialistes à des
emplois où ils se trouvent déjà. Le seul moyen dont il dispose pour
réussir est de leur proposer de meilleures paies et lou de meilleures
conditions de travail qu'ailleurs.
Résultat: les progrès de l'industrie moderne s'accompagnent
d'une diversification et d'une spécialisation toujours plus poussées de
la main-d'œuvre. Ils se traduisent par une rareté croissante. Le
travail, celui dont l'entreprise a besoin, le travail de gens formés et
compétents, devient bel et bien la plus rare de toutes nos ressources,
le plus rare de nos facteurs de production, celui pour lequel la
concurrence entre les producteurs est la plus vive (la preuve: la
progression continue du pouvoir d'achat des salaires par rapport à
toutes les autres grandes ressources de base).
Admettons qu'il y ait bel et bien une zone d'indétermination. Plus
la concurrence entre les entreprises acheteuses de travail sera forte,
plus il y aura de chance pour que les salaires s'alignent sur la borne la
plus haute de la zone. Et cela sans qu'il soit besoin de faire appel aux
services d'un syndicat quelconque.
Notre conclusion est ainsi que, si le «progrès social» n'est autre
que l'élimination des facteurs d'« exploitation », c'est encore le pro-
grès de la société marchande et concurrentielle qui en est le meilleur
agent.
Plus la civilisation industrielle et marchande progresse, plus les
risques de manipulation monopolistique des taux de salaires se
réduisent.
POURQUOI LES SYNDICATS? 19

Peut-on exploIter les patrons ?

Pour les marxistes, l'exploitation ne se réduit pas à un comporte-


ment monopolistique dont l'objectif serait de verser des salaires plus
bas. A leurs yeux, c'est tout le capitalisme qui est « exploitation» -
c'est-à-dire appropriation injuste par les capitalistes de la plus-value
produite par le travail. Même le profit normal, acquis dans des
conditions normales de concurrence, est le produit d'une extorsion.
D'où une autre conception du syndicat dont le rôle serait d'aider les
masses ouvrières à « récupérer» la propriété de cette plus-value qui
leur est quotidiennement « volée » par les patrons.
De l'influence du marxisme découle l'idée dérivée que, sans
exproprier totalement la propriété capitaliste, les syndicats auraient
pour fonction de récupérer, sous forme de salaires plus élevés, une
part des profits qui vont au patronat. Grâce aux pressions que les
syndicats exercent sur les entreprises les salariés d'aujourd'hui béné-
ficieraient d'un niveau de vie supérieur à celui qui aurait été le leur si le
pouvoir syndical n'avait modifié le jeu spontané des forces du mar-
ché. C'est la thèse sociale-démocrate.
Elle n'affirme pas que ce sont exclusivement les syndicats qui ont
libéré les ouvriers de leur misère séculaire. Elle dit seulement que, s'il
n'y avait pas eu les syndicalistes, les capitalistes auraient mis dans leur
poche tous les gains de la croissance, et n'auraient rien laissé aux
salariés pour améliorer leur pouvoir d'achat. Moyennant quoi, s'il
n'y avait eu le pouvoir des syndicats, les salariés disposeraient encore
aujourd'hui d'un pouvoir d'achat très inférieur à ce qu'il est devenu
grâce aux « conquêtes historiques de la classe ouvrière ».
Cette présentation n'est pas moins erronée que la thèse marxiste.
Elle revient en effet à supposer que la caractéristique fondamentale du
syndicalisme serait de créer une situation telle que les travailleurs
auraient la capacité durable d'exploiter à leur tour l'autre facteur de
production que représente le « capital ».
Or une telle hypothèse résiste encore moins à l'analyse que
l'inverse.
Imaginons qu'une industrie ou un syndicat (ou une coalition de
syndicats) réussisse à imposer au patronat le paiement de salaires plus
élevés que la productivité. Les salariés « kidnappent» en quelque
20 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

sorte une part du produit de l'activité conjointe qui aurait


normalement été distribuée aux propriétaires des capitaux investis
dans l'entreprise.
Cette exploitation peut-elle durer? La réponse est non. A cause
de la mobilité des capitaux.
Elle varie selon les activités. Si elle n'est jamais infinie (instanta-
née), elle n'est jamais non plus égale à zéro. Une industrie où le taux
de profit se révélerait durablement inférieur à ceux que les détenteurs
de capitaux peuvent réaliser en plaçant leur argent ailleurs, est une
industrie condamnée. Les propriétaires se dégageront peu à peu de
leur investissement en cessant de réinvestir et de moderniser les équi-
pements.
Certes, cela prendra du temps (cf. la sidérurgie, les mines ... ).
Mais, dans le long terme, aucun des facteurs de production associés
ne peut indéfiniment « exploiter» l'autre. Il n'y a que dans une société
socialiste, ou en voie de socialisation, qu'une telle chose est possible.
Les nationalisations, en assurant l'élimination des actionnaires pri-
vés, permettent la continuation du processus d'exploitation du
capital par les salariés, en se débarrassant des contraintes capitalistes
de la rentabilité.

Un exemple: l'Argentine

Il en est de même au niveau macroéconomique. Le précédent


argentin, mais aussi l'exemple anglais (d'avant Madame Thatcher),
prouvent qu'un mouvement ouvrier puissant ne peut pas
« exploiter» durablement ses capitalistes sans provoquer à terme la
ruine économique du pays.
Des capitaux, qu'on ne rémunère pas à leur «juste» prix, déser-
tent. S'ils ne le peuvent pas (pour cause de contrôle des prix), ils font
comme les travailleurs que l'on sous-paie injustement: ils se mettent
en grève!
Le processus est plus subtil qu'une grève ouvrière: on investit
dans les services, on spécule sur le bâtiment, les demeures de luxe,
les œuvres d'art... Mais le résultat est le même : une perte d'efficience
générale, la disparition de la croissance, stagnation, régression du
pouvoir d'achat.
POURQUOI LES SYNDICATS? 21

Le cas argentin est le plus exemplaire. Au lendemain de la


Première Guerre mondiale, l'Argentine avait l'un des niveaux de vie
les plus élevés du monde. En cinquante ans, le pays a régressé au
niveau des pays sous-développés. La raison: le Péronisme, c'est-à-
dire le pouvoir aux syndicats.

L'ARGUMENT DU PROGRÈS SOCIAL

Troisième alibi syndical classique: les conditions de travail.


Même s'ils reconnaissent que le progrès économique est le fruit
des mécanismes « capitalistes », les partisans des syndicats insistent
sur le fait que, laissé à lui-même, le capitalisme négligerait les facteurs
sociaux, notamment tout ce qui concerne les conditions de travail.
Pour eux, la longue liste des législations sociales introduites depuis la
fin du XI:xe siècle est la preuve de ce que, si les conditions de travail
n'ont plus rien à voir avec celles du siècle dernier, on le doit à
l'intervention publique, ainsi qu'à la pression des syndicats.
Là encore, il ne s'agit que d'un mythe. Même si, au niveau
microéconomique de l'entreprise «en particulier », le syndicat joue
souvent un rôle important dans la prise de conscience des problèmes
qui se posent à la communauté de travail, et dans leur solution, on ne
peut pas en déduire que cela est également vrai au plan macro-
économique.
De nouvelles aspirations se développent. De plus en plus nom-
breux sont ceux qui ressentent négativement que l'entreprise ne traite
pas ses salariés avec le même soin dont elle fait preuve pour choyer sa
clientèle de consommateurs. A côté des traditionnelles revendica-
tions salariales apparaissent de nouvelles exigences. L'accent est mis
sur les aspects « qualitatifs» de l'environnement physique au travail,
sur la mise en place de nouvelles formes de rapports de pouvoir et
d'organisation plus humaines, plus décentralisées et plus indivi-
dualisées.
22 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

L'essor du marketing social

L'attitude des gens est généralement de considérer qu'il existe, de


par la nature même de notre système de propriété, une liaison uni-
voque entre l'économie de marché de type capitaliste et le dévelop-
pement d'une organisation du travail de type taylorienne, toujours
plus parcellaire, toujours plus aliénante pour le travailleur. Ce qui
conduit à conclure que la satisfaction de ces nouvelles aspirations est
impossible tant que l'on reste en régime capitaliste - ou tout au
moins tant qu'on ne donne pas aux organisations «représentatives»
de la classe ouvrière la possibilité d'en amender le fonctionnement.
Cette proposition n'est rien moins que fausse. Pour la simple rai-
son que dans une économie de marché où la survie de l'entreprise
passe par le profit, la concurrence est là encore, comme pour les
biens marchands traditionnels, une contrainte dynamique qui
impose à l'entrepreneur d'affecter une part croissante de ses ressour-
ces à la prise en compte de ces nouvelles demandes.
Que se passe-t-il en effet lorsque le personnel d'une entreprise est
de plus en plus mal dans sa peau, qu'il est de plus en plus insatisfait de
ses conditions de travail, ou de son insertion personnelle dans les
processus de décision? Des choses que tous les chefs d'entreprise
connaissent bien: la main-d'œuvre est de plus en plus instable, elle
manifeste une tendance à l'absentéisme plus marquée, cependant
que la qualité du travail se dégrade.
Ces phénomènes se répercutent sur le compte d'exploitation. Qui
dit absentéisme, ou rotation anormale de la main-d'œuvre, dit aussi
coûts de production plus élevés. Or, dans un univers concurrentiel,
l'entreprise ne peut survivre que pour autant qu'elle cherche à obtenir
les coûts les plus bas possible, en faisant la chasse aux économies.
Parmi les économies possibles, il y a tout ce qui concerne
l'innovation technique ou commerciale. Mais il y a aussi tout ce que
pourrait produire une politique sociale destinée à éliminer - ou tout
au moins à réduire -les surcoûts associés à l'absentéisme et aux phé-
nomènes de même nature.
En donnant à leurs salariés des conditions de travail mieux adap-
tées à leurs aspirations, en faisant ce que Octave Gélinier appelle du
POURQUOI LES SYNDICATS? 23

«marketing sodal », les entreprises peuvent agir sur cette source de


coûts indus. Si son personnel est effectivement de plus en plus sen-
sible à l'aspect qualitatif du travail et à son contenu, l'entreprise a de
plus en plus intérêt à investir dans le marketing sodaI.

Ne pas prêter aux syndtcats ce qut revtent au capttaltsme

Tout ce qui précède relève d'un mécanisme de marché tout à fait


classique. Dans ce domaine, comme dans le domaine mieux exploré
des biens marchands, la concurrence est la meilleure garantie de
satisfaction du consommateur, même s'il s'agit de ce consommateur
particulier qu'est le travailleur.
Plus nous vivons dans un milieu concurrentiel, plus les
travailleurs ont de chances de trouver dans l'entreprise ce qu'ils
attendent.
On rejoint, actualisée aux problèmes de la société contem-
poraine, la conclusion que le professeur Ludwig von Mises formulait
avec force dans Human Action, au sujet des grandes « conquêtes
soda les » de la fm du xnce siècle :

Ce ne sont pas la législation du travail ni la pression des syndicats qui ont


raccourci le temps de travail et retiré des ateliers les femmes mariées et les
enfants. C'est le capitalisme, car il a rendu le salarié si prospère qu'il est
en mesure de s'offrir davantage de loisir, pour lui-même et pour les siens.
La législation du travail au XIx«' siècle n'a guère fait davantage que
d'apporter la ratification de la loi :l. des changements que l'interaction des
facteurs du marché avait préalablement introduits.

Les économistes, conclut ensuite Mises, nient catégoriquement que les


syndicats et la législation ouvriériste des gouvernements aient été sus-
ceptibles et capables d'avantager durablement la classe entière des sala-
riés et d'élever leur niveau de vie. Ce sont les succès et les mécanismes du
capitalisme, et pas autre chose, qui ont non seulement rendu possible,
mais aussi motivé l'introduction de bien de ces initiatives sociales que
nous portons aujourd'hui au seul crédit de l'intervention du législateur
ou des syndicats.
24 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

L'ARGUMENT DU POUVOIR D'ACHAT

Ultime argument: les syndicats ont au moins un avantage ; en


contraignant les entreprises à payer des salaires plus élevés, même si
ces salaires ne sont pas financés par un surcroît de productivité, mais
par des avances monétaires, ils créent un pouvoir d'achat supplé-
mentaire qui soutient l'emploi et la croissance.
Plus précisément, cet argument revient à affirmer qu'une hausse
des taux de salaire est une condition préalable de l'expansion de la
production. Si les taux de salaire ne montent pas, suppose-t-il, il ne
sert de rien pour les affaires d'accroître la quantité ou d'améliorer la
qualité des biens produits, car le surcroît de produits ne trouverait pas
d'acheteurs, ou ceux qu'il trouverait devraient réduire leurs achats
d'autres biens.
Conclusion: la première chose nécessaire pour assurer le progrès
économique est de faire monter continuellement le taux des salaires.
Le gouvernement et la pression des syndicats pour obtenir des
hausses de salaires sont donc le principal instrument du progrès
économique.

La chaîne causale est invers~e

R~ponse: cette argumentation de nature keynésienne résulte


d'une interprétation erronée des relations causales; il y a inversion
des facteurs.
La dynamique de la concurrence est de contraindre les entrepre-
neurs à rechercher en permanence de nouvelles techniques pour
produire mieux et moins cher. C'est leur seul moyen de survie. Ils ne
peuvent rester sur le marché qu'en réinvestissant leurs bénéfices dans
le développement ou le renouvellement de leurs capacités de
production.
Mais ce serait une erreur de raisonner comme si l'entrepreneur
pouvait se réserver pour lui seul l'intégralité des progrès qu'il réalise.
Dans une économie de libre concurrence, une partie de ces bénéfices
supplémentaires sera nécessairement distribuée aux autres facteurs de
production, notamment aux salariés, sous forme d'augmentations
salariales.
POURQUOI LES SYNDICATS? 25

Pourquoi? Tout simplement parce que l'investissement rend le


travail plus productif. La productivité marginale des salariés est rele-
vée d'autant. Le même apport de travail conduit à une plus grande
quantité ou qualité de produits. Comme l'entrepreneur n'est pas seul
à faire de tels investissements, s'il n'aligne pas les salaires de son per-
sonnel sur leur nouvelle productivité plus élevée, il verra peu à peu ses
ouvriers le quitter, en commençant par les meilleurs. C'est ainsi
qu'un investissement qui, au départ, est conçu pour accroître ou
simplement restaurer la marge de profit de l'entrepreneur, entraîne
dans son sillage une augmentation des salaires.
La hausse des prix des facteurs complémentaires de production,
et parmi eux en premier lieu des taux de salaires, n'est pas une
concession que les entrepreneurs doivent faire de bon ou mauvais gré
à leurs employés j mais un phénomène inévitable et nécessaire, dans
la chaîne des événements successifs que doivent forcément entraîner
les efforts des entrepreneurs en vue de faire des profits en ajustant
l'offre de biens de consommation à la situation nouvelle.
Le même processus qui débouche sur un excédent des profits de
l'entrepreneur sur les pertes, suscite d'abord - c'est-à-dire avant
l'apparition de cet excédent - une tendance à la hausse des taux de
salaires et des prix des principaux matériaux de construction.
C'est encore le même phénomène qui, dans la suite des événe-
ments, ferait disparaître cet excédent des profits sur les pertes si ne
survenaient pas de nouvelles modifications accroissant la masse des
capitaux investis.
Les deux phénomènes - hausse des prix des facteurs de produc-
tion et excédent des profits sur les pertes - sont l'un et l'autre des
phases du processus d'ajustement de la production à l'accroissement
de la quantité de capitaux investis et aux modifications technolo-
giques que les entrepreneurs mettent en œuvre.
L'erreur de base de l'argument du pouvoir d'achat consiste en une
fausse interprétation de la relation causale. Il tourne les choses sens
dessus dessous en considérant la hausse des salaires comme la force
motrice de l'amélioration économique.
26 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

Le faux effet Ricardo

Une version modifiée du même argument, bien qu'histori-


quement antérieure, apparaît dans la thèse de 1'« effet Ricardo».
Ricardo fut l'auteur d'une thèse selon laquelle une hausse des
salaires incite les capitalistes ~ substituer des machines ~ la main-
d'œuvre j d'où il résulterait, selon les apologistes du syndicalisme,
qu'une politique de hausse des salaires, indépendamment de ce qu'ils
auraient été sur un marché non entravé, serait toujours économique-
ment bénéfique. En forçant les employeurs récalcitrant ~ hausser les
taux de salaires, les syndicats seraient ainsi les véritables fourriers du
progrès et de la prospérité.
Ce théorème, comme ce qui précède, est le produit d'une
énorme erreur de raisonnement économique.
On y raisonne en effet comme si la collectivité disposait d'une
masse de capitaux disponibles dans laquelle les entreprises pour-
raient librement puiser sans rien changer de ce qui est. Ce qui, en
temps normaux, est une hypothèse absurde. L'existence de telles
réserves de biens capitaux non employés représenterait un
fantastique gaspillage.
Si la contrainte d'avoir ~ offrir des salaires plus élevés incite effec-
tivement certains entrepreneurs ~ améliorer leurs techniques de pro-
duction de manière ~ relever leur productivité au niveau des nouvelles
rémunérations versées, il faut se préoccuper de savoir d'où viendront
les ressources utilisées ~ cet effet. L'augmentation des salaires
n'entraîne pas nécessairement un accroissement de l'offre de capi-
taux. Les moyens nécessaires pour faire évoluer la technologie
devront donc être pris ~ d'autres secteurs où leur disparition aura
pour conséquence de réduire les progrès de la productivité et donc de
freiner la capacité des employeurs ~ mieux satisfaire les exigences de
leurs employés.
R~sultat: ce que l'on obtient n'est pas une progression générale
plus rapide de la productivité, et donc des salaires, mais un déplace-
ment des ressources productives des secteurs où la pression syndicale
est la plus faible, vers les industries où l'agressivité syndicale est la
plus forte.
POURQUOI LES SYNDICATS ? 27

Un tel transfert n'apporte rien sur le plan du progrès


économique. Au contraire, il implique que la collectivité fera
dorénavant un usage moins efficace de ses ressources que ce n'était le
cas avant.
Le nœud de l'affaire est que la hausse des salaires n'est pas la
cause, mais l'effet des améliorations technologiques. Les taux de
salaires réels ne peuvent s'élever que dans la mesure où, toutes choses
égales d'ailleurs, on a une épargne et un capital plus abondant. Il n'y
a pas de détours.

lA VRAIE FONCTION DES SYNDICATS :


DES GROUPES DE PRESSION À VOCATION REDISTRIBUTIVE

Si tous les arguments macroéconomique et « macrosociaux » dont


les syndicats se selVent pour justifier leur existence ne tiennent pas la
route, quelle est donc leur véritable raison d'être?
La seule réponse est celle du cartel: le syndicat est un groupe de
pression organisé ayant pour objet l'augmentation des rémunérations
monétaires et non monétaires (conditions et rythmes de travail,
congés, avantages sociaux ... ) versés ~ ses membres; et cela par
l'obtention d'un monopole de contrôle sur l'offre de travail.
Le syndicat est un «groupe de pression ~ vocation redistribu-
tive » dont la préoccupation, ainsi que le souligne Hubert Landier:

... est moins d'accroître l'efficacité de l'entreprise ou de la profession où


se situe son action (afin d'accroître la taille du gâteau) que de modifier la
répartition des revenus en faveur des salariés entrant dans son champ de
recrutement (autrement dit, d'en obtenir la plus grosse part, fût-ce au
détriment du gâteau) 11031.

Le syndicat est une institution de nature et de vocation essentiel-


lement microéconomiques.
Il n'est pas facile de tester une telle hypothèse.
La technique classique des économistes consiste ~ utiliser les
méthodes quantitatives et comparatives. On prend deux échantillons
28 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

d'entreprises, l'un où l'influen"ce syndicale est forte, l'autre où elle est


négligeable, voire inexistante. A partir de la théorie des cartels et des
monopoles, on fabrique un modèle pour étudier comment, théori-
quement, la présence d'un syndicalisme fort est susceptible d'affecter
le comportement de l'entreprise et de modifier les différents para-
mètres: niveau des salaires, leur progression, la productivité, les
indicateurs sociaux, la mobilité de la main-d'œuvre, sa structure, etc.
On essaie ensuite d'étudier dans quelle mesure la comparaison des
données quantitatives des deux échantillons valide les corrélations de
la théorie.
Mais les difficultés méthodologiques sont telles que les résultats
obtenus ne sont guère probants, et qu'il y a peu d'espoir qu'ils le
deviennent jamais.
Une autre méthode consiste alors à démontrer la validité du
concept en faisant la preuve de sa fécondité. C'est-à-dire, en l'occur-
rence, en montrant comment le paradigme économique du
«syndicat cartel» permet de mieux comprendre l'origine d'un très
grand nombre de traits et d'évolutions caractéristiques de notre envi-
ronnement historique, institutionnel, économique et social contem-
porain.

Les nouveUes données tnstttut10nnelles

Dans son manuel d'économie politique, Raymond Barre passe


en revue les modifications de structures qui, depuis le début du siècle,
affectent le fonctionnement du marché du travail [131 :
-le développement des syndicats ouvriers, mais aussi le syndica-
lisme patronal;
- la modification des relations juridiques entre patrons et
ouvriers: alors qu'elles résultaient naguère d'un contrat individuel
(contrat de louage de services auquel le Code civil de 1804 ne
consacre que deux articles), elles se définissent aujourd'hui dans une
nigoctatlon coUect1ve qui se matérialise par la signature de conven-
tions collectives;
- l'extension de la réglementation du travail et de la législation
sociale, avec deux grands axes: 1) l'État intervient pour déterminer
les conditions d'exercice du travail (règles restrictives concernant
POURQUOI LES SYNDICATS? 29

l'utilisation de la main-d'œuvre féminine ou enfantine, règles fixant


la durée hebdomadaire du travail, la durée des congés, le repos
hebdomadaire ... , règles définissant les conditions d'hygiène, de
sécurité et de moralité nécessaires à l'accomplissement du travail;
enfin, une série de règles précisant les conditions d'exécution du
contrat de travail, comme la protection du travailleur contre la rup-
ture abusive du contrat, le contrôle administratif des licenciements,
etc.); 2) l'État intervient sur les conditions de rémunération du tra-
vailleur: respect d'un salaire minimal légal, instauration de procé-
dures spécifiques de fixation des salaires dans certains secteurs de
l'économie, fixation des divers éléments du « salaire social»
(cotisations sociales obligatoires) ainsi que de certains éléments
complémentaires obligatoires du salaire, comme les indemnités de
transport, certaines primes hiérarchiques; détermination, enfin, des
indemnités représentatives du travail (indemnités et rentes
d'accident du travail);
- l'intervention directe des pouvoirs politiques dans les relations
sociales sous la forme de politiques nationales des salaires plus ou
moins autoritaires, avec des visées plus ou moins nettement redistri-
butives, et dont l'efficacité est assurée par le développement de la
puissance de l'État-patron;
- enfin, produit de tout ce qui précède, l'émergence de structures
de salaires ou d'ensembles de salaires liés qui font que les rémunéra-
tions servies dans de nombreux secteurs (notamment les grandes
entreprises) répondent moins aux fluctuations directes des
conditions du marché qu'aux impulsions qui parviennent d'entre-
prises ou de secteurs pilotes. On assiste à la généralisation de
barêmes reliant les taux de salaires pratiqués dans les firmes à des
normes sectorielles, régionales ou nationales, plus ou moins
déterminées administrativement à la suite de consultations entre les
groupes patronaux, les groupes syndicaux et les pouvoirs publics.
En conséquence, nous dit-on, nous vivons dans un univers où la
fixation des rémunérations offertes résulte de procédures où, à côté
de facteurs économiques, interviennent de plus en plus d'éléments de
nature politique et sociologique - comme par exemple l'idée que
l'on se fait de la place de chaque grand groupe d'activité ou de chaque
catégorie socioprofessionnelle dans l'organisation et la hiérarchie
30 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

sociales; ou encore le souci des grandes catégories socioprofession-


nelles et des sous-groupes qui les composent, de défendre la relation
qu'ils estiment «équitable» entre leur revenu et celui des catégories
voisines (ou, à l'inverse, l'effort des autres pour atteindre la
« parité»).
Ainsi que le résume de manière représentative le professeur
Lecaillon:

... à l'exception de certains marchés agricoles (fruits et légumes notam-


ment), de la Bourse et du marché des changes flottants qui sont restés
conformes au modèle de l'économie concurrentielle, la vieille loi de
l'offre et de la demande n'a plus que des applications limitées ... Dans
l'économie moderne, les prix comme les salaires ne sont pas des prix
d'équilibre dont les ajustements permettraient d'égaliser en permanence
une offre et une demande sur un marché; ce sont des prix «sociaux,. ou
« administrés,. qui expriment des coutumes ou des valeurs sociales [110].

Les vieilles lots économiques ne jouent plus

Dans un tel contexte, le mouvement des salaires et des revenus


s'imposerait de plus en plus comme une donnée indépendante de la
situation spécifique de la branche ou de l'entreprise en question, ou
encore du métier considéré. De même, l'emploi n'obéirait plus aux
règles classiques du marché du travail.
Lorsque la sphère non contrainte de la liberté des contrats se
réduit comme peau de chagrin, et que l'essentiel des rémunérations
se trouve fixé par les délibérations centralisées d'un petit nombre
d'acteurs, il est inévitable que les facteurs sociologiques et politiques
prennent le pas sur les données économiques. Plus le nombre de
ceux qui interviennent dans la discussion des barêmes est grand, plus
le degré d'indétermination augmente, jusqu'à devenir infini lorsqu'il
n'y a plus que deux interlocuteurs en présence. Dans ce cas, c'est évi-
demment le rapport de force pur qui fait la loi.
Par ailleurs, lorsqu'on se retrouve dans une telle situation, il est
vrai que les mouvements de prix ne remplissent plus les mêmes fonc-
tions que dans une économie « libre ». Il ne faut plus s'attendre à ce
que le jeu spontané des prix ramène l'équilibre. L'emploi et le revenu
POURQUOI LES SYNDICATS? 31

de chacun, sa place dans la hiérarchie sodale, dépendent plus que


jamais de l'efficacité des groupes de pression et des syndicats qui
prennent en main notre défense contre les autres.
Nul ne peut nier ces faits. Faut-il cependant en déduire qu'ils
invalident définitivement tous les messages de la théorie écono-
mique? De ce que la théorie aborde les problèmes d'emploi, de
salaires et de travail en se référant à un environnement institutionnel
différent de celui qui caractérise le fonctionnement actuel de nos
économies mixtes, faut-il en déduire qu'elle n'a plus rien de pertinent
à nous enseigner sur ces sujets? Notre avis est que ceux qui dénoncent
le caractère «utopique» des fondements de la théorie économique
feraient mieux de commencer par se poser une question: comment
en est-on arrivé là? Par quels mécanismes est-on passé à la sodé té
mixte « étato-corporatiste » d'aujourd'hui? Quelles en sont les consé-
quences? Ils découvriraient· alors que la théorie économique a
encore bien des vérités à nous révéler.

La théorie du syndicat-cartel

Le syndicat, avons-nous dit, est un groupe de pression qui agit


comme un cartel. Étudions plus avant les implications logiques de
cette hypothèse.
Le syndicat est une assodation qui se donne pour fin de maximi-
ser le flux des revenus que les membres d'un groupe économique,
sodal ou professionnel tirent de leur activité.
Cette définition élargit et restreint à la fois le concept traditionnel
de syndicat.
Elle l'élargit en ce qu'elle inclut non seulement les groupes de
pression des salariés, mais aussi ceux du monde patronaL Entrent
dans le champ de la définition tous les types possibles de syndicats :
syndicats de métier, syndicats professionnels, syndicats
d'entreprise, fédérations locales, régionales, nationales (voire
internationales .. .). Du côté patronal: syndicats patronaux,
fédérations professionnelles, unions patronales, chambres de
commerce, chambres de métiers, etc.
Elle le restreint puisqu'elle résume toute l'activité du syndicat au
seul objectif de « maximiser le flux des revenus» de ses membres.
32 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

Il est incontestable que les syndicats peuvent également se donner


d'autres objectifs. Par exemple:

... obtenir des adhésions plus nombreuses; surveiller la répartition du


travail disponible en luttant contre les heures supplémentaires, ou en
écartant le recours à des travailleurs étrangers; contrôler l'introduction
des inventions techniques; transformer les relations entre le capital et le
travail au sein de l'entreprise capitaliste.
L'action syndicale peut prendre des formes qui traduisent une
volonté de défense de l'entreprise plus qu'un souci de revendication sys-
tématique: aider à développer la demande du produit en faisant sa
publicité; agir sur les conditions de l'offre; intervenir sur les conditions
de la concurrence (création d'une étiquette syndicale, d'un label);
demande de droits de douane protecteurs en faveur de certains
employeurs ... [13].

Il n'est pas question de nier que les syndicats ont d'autres préoc-
cupations, ni qu'ils apportent d'autre services. Les organisations
syndicales ont souvent joué un rôle essentiel d'information sur
l'emploi et le marché du travail Oes anciennes «bourses du travail»).
Dans l'entreprise elles remplissent une responsabilité majeure
d'intermédiation et de porte-parole des préoccupations et difficultés
individuelles ou collectives du personnel. Elles aident à résoudre des
problèmes et conflits internes que la hiérarchie a parfois du mal à
prendre en compte (sans compter les conflits avec la hiérarchie).
Enfin, les grandes organisations contrôlent de vastes réseaux de coo-
pératives, d'assurances, de mutuelles, d'agences de vacances et de
voyages dont elles font profiter leurs membres (à des prix défiant
toute concurrence).
Ce que nous disons est simplement que ce ne sont pas ces fonc-
tions commerciales ou ces fonctions d'ordre interne qui ont le plus
grand pouvoir d'explication pour rendre compte du comportement
économique et politique des syndicats, ainsi que de leurs structures,
leur évolution, leurs stratégies, etc.
La plupart de ces activités peuvent être interprétées comme des
activités d'ordre « subsidiaire» dans lesquelles les syndicats ne
s'aventurent qu'en raison du caractère collectif de leur vocation
première. Leur rôle est d'attirer et de fidéliser la clientèle du syndicat
en lui offrant des services « privatisables» qui assurent le volume de
POURQUOI LES SYNDICATS? 33

moyens nécessaires pour continuer leur activité plus générale


(paiement des permanents, investissements fixes, propagande, for-
mation des cadres syndicaux, financement du fond de soutien aux
grévistes, etc.).

Priorité au court terme

Admettons que l'objectif du syndicat se réduise d'abord et avant


tout à maximiser le flux de revenus de ses membres.
Une première remarque s'impose. A quelle échéance? Quel est
l'horizon de temps?
Une entreprise qui serait gérée par son personnel aurait tendance
à avantager le court terme. Il en va de même avec la « firme
syndicale ».
Personne ne peut s'approprier les résultats de l'action du syndi-
cat, ni les négocier sur un marché où s'échangeraient des parts de
propriété représentatives de flux de revenus ou de flux d'avantages
futurs. Il n'existe aucun marché qui donne aux responsables la pos-
sibilité de capitaliser aujourd'hui la « valeur anticipée» des produits
de leurs actions. Résultat: les dirigeants des syndicats ont par défmi-
tion une forte préférence pour le temps.
C'est le salaire d'aujourd'hui et des mois qui viennent qui compte
avant tout. Les conséquences à long terme - en admettant qu'ils
acceptent d'en prendre connaissance : chômage accru, faible crois-
sance, société « duale» - pèsent peu.
Ils ne peuvent jouir des aménités personnelles liées à l'exercice de
leurs fonctions Oeurs émoluments, mais surtout les avantages en
nature: l'exercice d'un certain pouvoir, la notoriété, l'accès aisé aux
médias, le plaisir d'être un homme public, les perspectives de car-
rière politique qui s'ouvrent ensuite, les postes de president, de vice-
président, d'administrateur dans une quirielle de mutuelles ou
d'organismes sociaux ... ) que pour autant que leurs membres conti-
nuent de leur faire confiance. Mais ces membres, surtout dans un
pays comme la France où n'existe pas l'équivalent des techniques
américaines de l'union shop et de la closed shop, ne sont guère
fidèles; ce que confirment les fortes variations d'effectifs. Le turn
over est élevé. D'où l'inévitable préférence pour le court terme, et
34 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

même souvent le très court terme. Plus les syndicats sont faibles (en
effectifs et en recettes), plus ils joueront la démagogie du court terme.
Maintenant, si tel est leur problème, comment les syndicats peu-
vent-ils obtenir des taux de salaires plus élevés pour leurs membres?
Il y a trois méthodes possibles.

La premtère consiste à agir sur la demande qui s'adresse à


l'entreprise. Le déplacement de la courbe de demande a pour effet
qu'un plus grand nombre de travailleurs sera embauché à des taux de
salaires supérieurs. (Exemple de l'offre d'un « label» syndical ou de
la publicité faite par les syndicats pour les produits des entreprises ou
des secteurs industriels où ils sont implantés: souvenons-nous de
Lip.)
La seconde technique est d'agir sur l'offre de travail afin de
réduire les entrées sur le marché. Le fait qu'il y ait, pour une raison ou
une autre (on verra lesquelles plus loin), moins de travailleurs dispo-
nibles pour les tâches offertes, conduit alors les employeurs à se faire
concurrence en augmentant l'attrait des rémunérations. La réduction
de l'offre fait augmenter le taux de salaire, mais suppose ensuite des
ajustements dans la production des entreprises: pour amortir leurs
frais de main-d'œuvre plus élevés, face à une demande, et donc des
recettes qui sont toujours les mêmes par unité vendue, elles doivent
réduire leur niveau de production - ce qui réduit ensuite les besoins
de main-d'œuvre.
La trotst~me et dernière méthode est tout simplement d'utiliser la
grève, ou la menace de la grève, pour obtenir de l'employeur qu'il
relève ses taux de salaires, sans contrepartie.
Il n'y a cette fois-ci aucun changement de l'offre ni de la
demande. Tout arrêt prolongé de la production impose un coût à
l'employeur. La stratégie consiste à lui imposer la perspective d'un
coût très élevé en cas de refus, pour l'amener à transiger et accepter le
coût moindre que représentera pour lui l'acceptation de ce relève-
ment de salaire.

Résultat: la hausse du taux de salaire incite l'entreprise, pour


rétablir ses comptes, à réduire son embauche. Mais elle fait aussi que
les emplois offerts par cette industrie deviennent plus attractifs. On a
POURQUOI LES SYNDICATS? 35

désormais un nombre plus grand de gens qui seraient prêts à


travailler pour le salaire offert, ou même tout simplement à accepter
un salaire moindre (mais supérieur à l'ancien taux) pour prendre la
place de ceux que la firme emploie actuellement.
Question: comment les empêcher de faire ainsi concurrence à
ceux qui, par leur action, par leur grève, ont obtenu un salaire supé-
rieur? Comment éviter que leur concurrence ne fasse pression -
cette fois-ci à la baisse - sur les salaires qui viennent d'être relevés?

Objectif num~ 1 : rationner l'acc~ au métier

Le problème du syndicat est un problème de rationnement.


Il s'agit: - soit de fermer par avance la porte de l'entreprise, du
métier ou de l'activité concernés à un certain nombre de gens qui
normalement trouveraient à s'employer et accepteraient de le faire au
taux du marché j c'est seulement une fois l'entrée fermée à certaines
catégories de travailleurs Oes immigrés, ceux qui n'ont pas de diplô-
mes, ou ceux qui ne respectent pas certaines règles de certification j
ceux aussi qui n'ont pas la carte du syndicat « obligatoire »...) que
l'effet recherché est atteint j - soit de se protéger des conséquences
qui résultent de la décision de relever les salaires sans justification
économique préalable.
Il s'agit dans ce dernier cas, pour le syndicat, d'éviter notamment
que des entreprises ne recrutent ceux qui se trouvent licenciés à la
suite des ajustements de production intervenus dans les fumes qui ont
accepté les exigences du syndicat, à des salaires inférieurs Oes salaires
anciens par exemple), et ne viennent ainsi faire concurrence à ceux
qui profitent des salaires accordés. Si cela était possible, le nouveau
taux de salaire imposé par le syndicat ne résisterait pas longtemps.
Le problème est également d'élever une digue contre le flot accru
de candidatures à l'emploi qui devrait résulter de la présence de
salaires plus élevés (augmentation de l'offre). Comment éviter aux
entreprises la tentation de puiser dans ce réservoir de main-d'œuvre
disponible, prête à accepter des prix plus bas plutôt que de rester sans
emploi?
Dans tous ces cas, la préoccupation est d'empêcher certains tra-
vailleurs de conclure avec les entreprises des secteurs concernés par
36 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

l'activité du syndicat, les contrats mutuellement avantageux que leur


intérêt réciproque leur commanderait d'accepter.
On retrouve la difficulté classique de tout cartel. Une entente de
producteurs ne peut imposer des prix plus élevés que si elle a, soit le
contrôle total de l'offre du produit, soit le contrôle total de l'offre
d'au moins l'un des facteurs de production.
Comment résoudre cette difficulté? il existe de nombreuses
techniques possibles. Tout dépend du niveau auquel se situe l'action
du syndicat (ou de la fédération de syndicats) : l'entreprise, le groupe
d'entreprises, le secteur d'industrie, le métier, la profession, le mar-
ché régional, le marché national, etc., avec toutes les combinaisons
possibles. Mais, dès lors qu'un syndicat ou une coalition de syndicats
entend assurer la permanence des avantages qu'il vient d'acquérir à
un certain coût, il se trouve pris dans une escalade qui le contraint à
passer successivement d'un niveau à l'autre - par exemple de la
simple pression sur des entrepreneurs privés (agitation sociale,
grève, boycott) à une action politique pour imposer par la loi
certaines réglementations «restrictives ». C'est l'engrenage de
l'économie enrégimentée.

La logIque corporatIve

De leur point de vue, l'idéal serait que les syndicats soient pure-
ment et simplement maîtres de la gestion de la main-d'œuvre, à la
place de l'entrepreneur.
Citons pour mémoire la cogestion allemande où le directeur du
personnel est désigné parmi des candidats présentés par les syndi-
cats.
En France, les cas les plus connus sont ceux du livre et des dockers
où les syndicats ont le monopole de l'embauche pour le compte des
entreprises traitantes, Ce n'est pas un hasard si le livre est l'un des
secteurs où les salaires ouvriers sont les plus élevés, et l'entrée la plus
difficile (adhésion obligatoire à la CGT). Ce n'est pas non plus un
hasard si les ports français supportent mal la concurrence des autres
ports européens.
Le livre et les dockers sont des exemples d'abus de pouvoir syndi-
cal. Mais ceux qui s'indignent si aisément oublient souvent de
POURQUOI LES SYNDICATS ? 37

s'interroger sur la signification des systèmes de régulation profession-


nelle que l'on trouve dans les professions libérales comme les méde-
cins, les avocats, le~, experts géomètres, les architectes, les phar-
maciens, etc.
Dans ces professions, chacun est en principe son propre
employeur. Mais la liberté d'établissement est loin d'y être respectée.
La possibilité d'exercer est généralement soumise à l'autorisation
donnée par un collège de sages appartenant à la profession (les
« ordres»: ordre des médecins, ordre des pharmaciens, ordre des
architectes, etc.).
C'est la profession - c'est-à-dire ceux qui sont déjà installés -
qui, directement ou indirectement, définit le niveau et la longueur
des études, contrôle les examens, impose des périodes de stage plus
ou moins longues (et faiblement rémunérées de manière à réduire le
nombre des vocations), et s'arroge ainsi le pouvoir de restreindre les
entrées de nouveaux collègues, et de limiter la concurrence dans le
métier.
Ces professions sont par ailleurs soumises à des codes de déonto-
logie rigoureux. La plupart de leurs clauses visent à empêcher la
concurrence (interdiction de toute publicité par exemple).
Les codes de déontologie et leurs pratiques anticoncurrentielles
sont généralement scrupuleusement respectées. Pourquoi? Parce que
leur application est contrôlée par l'ordre qui dispose de la sanction
suprême: le retrait de l'autorisation d'exercer.

Le précédent des professions libérales

Le système est ainsi parfaitement bouclé. Les professions libérales


offrent l'exemple de métiers dont l'accès est entièrement sous le
contrôle de ceux qui exercent. Maîtrisant l'offre, elles sont en mesure
de contrôler leurs prix.
Résultat: la position particulièrement favorable des professions
libérales dans la hiérarchie des revenus.
A bien des égards, ce que cherchent à réaliser les syndicats
ouvriers, à l'échelle de leurs métiers ou de leurs industries, n'est pas
différent de ce qu'ont déjà obtenu il y a longtemps les professions
libérales.
38 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

Certains s'indigneront de voir les professions libérales compa-


rées à des «maffias» syndicales. On n'y trouve pas les mêmes violen-
ces, ni les mêmes abus. On s'y appuie sur un argument d'intérêt
public admis par tous: la protection du public Oa protection de la
santé contre les charlatans, la protection contre les vices de cons-
truction, etc.). Il n'empêche qu'analytiquement parlant il s'agit d'un
calcul identique de contrôle monopolistique du marché du travail.
Si tous les métiers de France, si toutes les professions étaient
organisées comme le sont les médecins, les pharmaciens, les archi-
tectes, les experts-comptables, nous atteindrions l'idéal recherché
par les syndicats: le contrôle du travail par les organisations
« représentatives» des travailleurs. Nous aurions une société parfai-
tement « corporatiste », et parfaitement malthusienne.
Tout le monde admet le monopole de l'ordre des médecins.
Deux raisons l'expliquent: 1) l'institution est déjà fort ancienne j 2)
le métier requiert des connaissances spécifiques d'un haut niveau, et
l'enjeu - la santé des patients - est un bien hautement recherché.
Les médecins n'ont aucun mal à faire admettre l'idée qu'une telle
régulation professionnelle est dans l'intérêt des citoyens. Et les gens
en sont d'autant plus aisément convaincus que personne ne leur a
jamais expliqué qu'en dehors de l'alternative socialiste Oa nationali-
sation) il existe peut-être une autre forme de réponse authentique-
ment libérale où le marché susciterait l'apparition de solutions pri-
vées aux problèmes de risque et de garantie que posent de telles pro-
fessions.
Il est plus difficile pour les syndicats de salariés de faire appel à de
tels arguments. C'est pour cela qu'on y recourt plus facilement à la
violence, que l'on rend alors légitime en invoquant la lutte des
classes. Mais, sur le fond, la nature des problèmes n'est pas diffé-
rente. Ne voit-on pas d'ailleurs un nombre croissant de syndicats -
le syndicat des contrôleurs aériens par exemple, celui des pilotes de
ligne, les syndicats dans les services publics - invoquer eux-aussi la
sécurité des usagers pour des grèves dont le caractère abusif est
patent.
POURQUOI LES SYNDICATS? 39

Les mtlle manières de boucler un monopole

Une autre forme de monopole est de réserver l'exercice de cer-


tains emplois à des personnes appartenant à un syndicat donné.
C'était l'exemple souvent cité de la Grande-Bretagne. On ne pouvait
demander à un électricien de faire un travail de plombier, ni à un
plombier de faire un travail d'électricien, même s'ils en avaient les
capacités. La non-observance des frontières respectives y entraînait
des grèves bouchons qui immobilisaient pour un oui ou pour un non,
des industries entières. C'est sur ce genre de pratique que les mono-
poles du livre et des dockers s'appuient notamment. C'est aussi le
fondement du pouvoir des syndicats dans les sociétés de radio et de
télévision.
Les techniques de rationnement de l'offre les plus communes pas-
sent par le contrôle de la main-d'œuvre étrangère (obligations
administratives, politique de visas), ou par la réglementation de
l'accès aux métiers et aux professions (exigence d'une période
d'apprentissage, accès aux emplois soumis à des règles de qualifica-
tion et de certification).
Mais il y a d'autres formes plus subtiles. Par exemple les
politiques de salaire minimal.
Leur but est en théorie d'assurer à toute personne qui travaille,
quel que soit son âge, un minimum vital. Mais cette préoccupation
humanitaire se marie à un autre motif, moins avouable: empêcher
les jeunes qui arrivent sur le marché du travail d'entraîner, par leur
concurrence, une pression sur les salaires de leurs aînés.

M~me le salaire minimal

Résultat? Le salaire minimal prive des milliers de jeunes sans


formation de leur ticket d'entrée dans la vie professionnelle. Il
condamne ceux qui n'ont pas eu la chance de passer par une filière
d'apprentissage à un processus de marginalisation auquel ils auraient
échappé si on leur permettait de compenser leur handicap de
l'absence d'une formation adéquate par la liberté d'accepter un
salaire temporairement plus bas (le temps d'acquérir des
40 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

compétences qui justifieront, par le simple jeu des pressions du


marché, une revalorisation de leurs gains).
Nombreux sont ceux qui refusent encore d'ouvrir les yeux sur les
effets pervers de cette législation. Il s'agit pourtant d'un sujet sur
lequel, scientifiquement, il n'est plus permis d'avoir le moindre
doute.
Un autre exemple encore plus difficile à détecter est celui des
politiques de lutte contre les « discrimi na tions ».
L'apartheid sud-africain est une politique condamnable. On
connaît moins son histoire. La première mesure qui a lancé la poli-
tique d'apartheid en Union sud-africaine date de l'après Première
Guerre mondiale. Elle a été prise par un gouvernement de gauche,
sous la pression de grandes grèves provoquées par les syndicats.
Il s'agissait d'une loi visant à imposer le principe « à travail égal,
salaire égal ». Apparemment rien de plus démocratique. Mais les
choses ne sont pas aussi simples. Lorsqu'on a affaire à deux commu-
nautés de niveau culturel très différent, un tel principe se révèle la plus
efficace de toutes les barrières racistes. Alors que l'Afrique du Sud
était en plein boom économique, qu'elle attirait la main-d'œuvre des
régions voisines, il s'agissait en réalité de protéger les petits Blancs
contre la concurrence naissante d'une nouvelle génération de contre-
maîtres Noirs. En leur imposant de réclamer un salaire égal à celui de
leurs collègues blancs, on les empêchait de compenser le handicap
que représentait sur le marché du travaille fait d'être noir (113).
Quelle que soit notre indignation devant les comportements
racistes ou sexistes, on n'empêchera jamais que, dans certains pays,
l'élévation professionnelle de certaines minorités soit considérée
comme une menace au niveau de vie d'autres communautés; une
menace contre laquelle les intéressés veulent se protéger, par
exemple en s'entendant pour ne pas embaucher des gens de couleur
là où ils peuvent employer un Blanc, même plus cher. De même,
dans nos pays, on n'empêchera jamais un employeur de penser
qu'une main-d'œuvre féminine «vaut» moins qu'une main-d'œuvre
masculine, en raison de contraintes physiologiques, sociologiques
ou fafiÙliales qui lui sont propres (risques d'absentéisme plus élevés
par exemple).
POURQUOI LES SYNDICATS ? 41

Comme pour les jeunes, la meilleure façon pour ces populations


de surmonter leur handicap est d'offrir leur travail moins cher afin,
soit d'acquérir les qualifications et les compétences qui leur font
défaut, soit de montrer à l'employeur que ses préjugés sont erronés.
C'est le jeu de la libre concurrence entre les employeurs qui, peu à
peu, au fur et à mesure que cet apprentissage porte ses fruits, conduit à
l'élimination des différences de rémunération non justifiées par des
variations réelles de la productivité.
Mais c'est précisément ce processus qu'entravent de nombreuses
dispositions de notre législation moderne. Comment cela se
peut-il ?

Fausses Indignations et fausses vertus


Le marché est un puissant mécanisme égalisateur. Mais l'élimi-
nation des comportements discriminatoires ne fait pas que des heu-
reux. Que ceux qui subissent un handicap physiologique, sociolo-
gique ou économique, essaient d'en compenser les barrières par de
moindres exigences est souvent vécu par les autres comme un acte de
concurrence « déloyale» Ccf. l'attitude des industriels à l'égard de la
concurrence des nouveaux pays riches d'Asie).
A l'inverse, ceux qui sont ainsi moins payés ressentent ce fait
comme une injustice. Et cela d'autant plus qu'ils sont assaillis par la
propagande des idéologies « égalitaristes» modernes. Celle-ci leur
rend leur condition encore plus insupportable.
Quel est le résultat? On casse le mécanisme qui, par le jeu de la
concurrence, tend à réduire les écarts salariaux. On érige une
barrière sexiste ou raciste plus élevée que jamais. Pour les quelques
Noirs qui seront ainsi embauchés, ou les quelques femmes qui
gagneront leur procès, combien d'autres n'auront plus jamais la
chance de forcer les barrières du marché de l'emploi! Drôle de
justice!
Les perdants sont ceux qui supportent déjà les handicaps les plus
lourds, et au nom de qui la législation a été votée. Les gagnants, ceux
qui étaient déjà. du bon côté de la barrière, et se retrouvent ainsi
mieux protégés contre la concurrence « sauvage» des autres.
42 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

Le même raisonnement s'applique aux différences économiques


de nature géographique. Éliminer par la contrainte réglementaire les
différences régionales de salaires est le contraire d'un acte de justice.
Comment une région pauvre, éloignée, sous-développée peut-elle
surmonter ces handicaps? En jouant du seul avantage comparatif
dont elle dispose: la disponibilité d'une main-d'œuvre désireuse de
s'employer même à des salaires inférieurs. Imposer les mêmes taux
de salaires partout empêche les régions les moins favorisées de
vaincre leur handicap. On protège les salariés des zones urbaines
contre la concurrence jugée «déloyale}) que seraient susceptibles de
leur faire les paysans en surnombre des zones rurales les plus pauvres,
en attirant les usines.
On comprend mieux pourquoi 1'« égalitarisme », sous toutes ses
formes, est politiquement à la mode: parce qu'il profite aux groupes
sociaux les mieux organisés. Grâce aux lois égalitaires et au contrôle
du marché du travail qui en résulte, ces groupes se trouvent mieux à
même de défendre et de maintenir les avantages dtjJérenttels qu'ils
ont précédemment acquis.
Ce qu'on nous présente comme un progrès social permet en réa-
lité aux groupes de pression dominants de mieux contrôler les entrées
et les sorties du marché du travail - dans l'intérêt non pas des jeunes,
des Noirs ou des femmes, mais de ceux qui bénéficient déjà des
salaires les plus élevés, des conditions d'emploi les plus avanta-
geuses, et ne voudraient pour rien au monde les perdre.

LA FÉCONDITÉ DE L'HYPOTIlÈSE ÉCONOMIQUE

Lorsqu'au terme d'une longue lutte les travailleurs d'une entre-


prise arrachent une augmentation de salaire, trois cas de figure sont
possibles: 1) il s'agit seulement d'un alignement des rémunérations
sur les nouvelles conditions de l'environnement économique du sec-
teur (offre, demande, technologie ... ) j 2) on est dans une entreprise
où la productivité est plus élevée que la moyenne du secteur Oe nou-
veau salaire n'est qu'un alignement sur cette productivité plus éle-
vée) j 3) les syndicats viennent réellement de remporter une
POURQUOI LES SYNDICATS? 43

« victoire» qui apporte aux employés des salaires plus élevés que ceux
que justifieraient tant la simple conjoncture de leur industrie que les
conditions de productivité de leur entreprise.
Dans les deux premiers cas, les syndicats jouent un rôle parfaite-
ment légitime: par leur intervention, ils hâtent le processus
d'alignement des salaires sur les conditions technologiques les plus
efficaces dans leur secteur; ils agissent comme les «auxiliaires» des
forces du marché; leur action ne fausse pas l'essentiel: le jeu des prix
relatifs.
Dans le troisième cas, une question: comment entendent-ils
conserver l'avance acquise sur les salariés des autres entreprises et des
autres secteurs qui, eux, n'ont pas fait grève, et n'ont donc pas eu
d'augmentation de leur salaire?
Les « autres », ce sont d'abord les autres salariés du même secteur
d'activité. Ceux qui travaillent dans des entreprises concurrentes. Si
l'on est sur un marché concurrentiel (produits banalisés, forte élas-
ticité de la demande au prix), la «victoire» des salariés de
l'entreprise X risque de déboucher sur des lendemains amers.
Les salaires plus élevés entraînent des coûts de production uni-
taires plus lourds. L'entreprise va perdre des marchés, réduire sa
production, et bientôt licencier. Les autres firmes, au contraire, ont à
faire face à un supplément de demande. Elles embauchent. Et peut-
être même, pour attirer les spécialistes qui leur font défaut - notam-
ment les spécialistes qui viennent d'être licenciés chez X -, relèvent-
elles quelque peu leurs offres de rémunération.
La « victoire» n'est pas celle de ceux qui ont mené le combat,
mais celle de leurs collègues qui n'ont rien fait. Pourquoi lutter
puisque ceux qui gagnent sont ceux qui ne se sont pas battus?
Comment mettre fin à une situation aussi absurde?

La vérité sur les contrats collecttfs

Lorsque la conjoncture se retourne, que les commandes s'effon-


drent, l'entreprise a le choix entre deux stratégies: garder les mêmes
salaires, mais licencier une partie de son personnel; réduire les
salaires et garder le maximum de gens. Le problème du syndicat est
de l'empêcher de se livrer à une sorte de chantage: ou bien vous
44 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

renégociez un nouveau contrat à un taux de salaire inférieur, ou bien


vous faites partie de la prochaine charrette ...

Comment l'empêcher de jouer les salariés les uns contre les


autres, d'utiliser l'incertitude que chacun nourrit sur son propre sort
(quelles probabilités ai-je de faire partie de ceux qui seront licen-
ciés ?), et de ramener ainsi les taux de salaires à leurs anciens niveaux
- ou même plus bas?
La solution est simple. C'est la technique des contrats collectifs et
de la négociation collective.
En raisonnant ainsi on explique: 1) pourquoi la structure syndi-
cale de base est rarement le syndicat d'entreprise, mais le syndicat de
métier ou de branche j 2) pourquoi les termes des conventions col-
lectives conclues avec le patronat s'appliquent par définition à tous
les salariés, syndiqués ou non j 3) pourquoi, enfin, les pouvoirs
publics, par une procédure d'extension, ont le droit d'étendre le
contenu des conventions collectives aux entreprises non signataires
de la même branche.
L'objectif recherché est de priver le salarié de toute liberté de
«choisir» son salaire, et d'en faire la prérogative exclusive du syndi-
cat. On se retrouve dans une situation où, à quelques accommode-
ments près, le salaire est imposé unilatéralement tant au salarié qu'à
l'employeur, par une série de grilles hiérarchiques et de taux pivots
négociés au niveau de la branche ou de l'industrie par les représen-
tants des organisations patronales et ceux des fédérations syndicales.
A la rigueur, on admet que les entreprises introduisent une dose de
personnalisation dans les augmentations, comme facteur de motiva-
tion personnelle j mais cette possibilité de flexibilité joue exclusive-
ment à la hausse, et pas à la baisse.

Conséquence: le travailleur licencié n'est pas libre de dire s'il


préfère garder son emploi même en étant moins payé, et le patron
n'est pas libre de lui faire cette proposition pour que ceux qui, eux, ne
sont pas licenciés, gardent leur ancien salaire, même en période de
basse conjoncture.
POURQUOI LES SYNDICATS? 45

L'alibi du consensus

Contrôle de l'offre, mais aussi contrôle des prix ... la reconnais-


sance du rôle prioritaire des conventions collectives sur tous les
autres contrats permet de boucler le monopole des syndicats sur le
marché du travail.
Mais les «autres», ce sont aussi ceux des autres secteurs d'activité.
Le contrôle du marché ne met pas à l'abri de toute surprise. Même
lorsque, cas extrême, tous les membres d'un métier sont obligés de
faire partie du même syndicat, et que les entreprises ne peuvent
embaucher que des membres de ce syndicat (par exemple le syndicat
des monteurs de charpentes en bOis), si leurs prix sont trop élevés,
les employeurs chercheront des produits de substitution (des
charpentes en plastiques ... ).
Dans une société où existent de nombreuses possibilités de substi-
tution, aucun monopole n'est jamais parfait. Le plus complet des
monopoles syndicaux et professionnels n'est jamais à l'abri d'une
érosion progressive de ce qu'il a acquis par l'usage de la force. Tant
qu'on reste en économie capitaliste, il y a toujours un coin par lequel
s'engouffre la concurrence.
Comment faire face? Comment limiter la portée de cette concur-
rence ? Comment faire en sorte de sauvegarder ses « privilèges» ?
Réponse: en agissant comme précédemment; en « internali-
sant» cette concurrence au sein du système collectif de négociation
salariale.
L'intérêt des groupes leaders - ceux qui, par leur ancienneté et
leur efficacité dans le combat syndical se sont assuré, dans l'échelle
des rémunérations et des revenus, les meilleurs avantages relatifs -
est de bloquer tous les secteurs et intérêts plus ou moins concurrents
dans une structure de représentation et de négociation unique où eux-
mêmes, en raison de leur plus grande expérience, continueraient,
sans que cela se sache, à jouer le rôle dominant.
D'où une centralisation accrue des mécanismes de la négociation
collective. Les vraies conventions pivots sont celles des fédérations
d'industrie. On arrive au système décrit par le professeur Jacques
Lecaillon où
46 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

la structure générale des revenus au niveau de l'économie nationale peut


s'analyser comme un ensemble articulé de grilles particulières définissant
la place de chaque grand groupe d'activités ou de chaque catégorie
socioprofessionnelle dans l'organisation et la hiérarchie sociale [110].

La distribution des revenus, pour reprendre l'expression du pro-


fesseur Hayek, cesse d'être le produit d'une «catalaxie» (un ordre
spontané) pour devenir l'expression «d'un tout organisé et hiérar-
chisé)) (Lecaillon).
Les salaires cessent d'être des prix indiquant aux travailleurs les
directions dans lesquelles il est souhaitable d'investir ses efforts, ses
compétences et ses capacités. Ils deviennent, nous dit-on, l'expres-
sion d'un «consensus collectif)) sur la façon dont doivent se distri-
buer les revenus.
La grande stabilité que l'on note depuis trente ans dans la
structure des revenus n'est pas la preuve, comme le croit et l'écrit le
professeur Lecaillon, de ce qu'elle correspondrait à un véritable
consensus national, de ce que notre société à travers ses institutions
de négociation collective mises en place au lendemain de la guerre
aurait atteint un certain «équilibre social )). Elle peut tout aussi bien
être interprétée comme la preuve de l'efficacité des groupes
professionnels dominants à assurer la pérennité de leur position et de
leurs avantages.

Le demter recours: le contribuable

Cependant, dès que l'on reste en économie ouverte, il n'y a


jamais d'impunité définitive. Même le plus parfait des monopoles
nationaux ne peut indéfiniment maintenir des coûts de production
hors de proportion avec les nouvelles conditions de la conjoncture
mondiale. C'est la mésaventure qu'ont connue des industries comme
la sidérurgie et les chantiers navals.
POURQUOI LES SYNDICATS? 47

Alors il existe un remède de dernier recours: l'appel à la poche


du contribuable, soit par la nationalisation, soit par les programmes
de «contrats de modernisation» conclus entre le privé et l'État. C'est
le grand air de la «politique industrielle» dont les syndicats aiment
bien entonner périodiquement les grands refrains.
Jusqu'au jour où les caisses de l'État sont vides et où la rigueur
qu'exige le redressement ne permet plus de céder, même aux
«amis ». Alors commence l'heure de la retraite organisée, à l'abri
d'une comédie politique dont Hubert Landier a remarquablement
décrit les mécanismes [103].
Mais, entre-temps, que de gaspillages et de dégâts accumulés!

La convention collective, écrit Raymond Barre (dans son manuel), est un


accord conclu sur les conditions de travail et le niveau des salaires entre
un syndicat ouvrier et un employeur ou un groupe d'employeurs; elle
constitue la charte des rapports collectifs dans une entreprise, une indus-
trie ou une profession. Ses avantages sont multiples. Elle permet de
compenser les inégalités entre travailleurs et employeurs, elle réalise aussi
une stabilisation des conditions de travail pendant une certaine durée;
elle engage les syndicats ouvriers dans la voie de la collaboration; en
permettant une émancipation sociale des travailleurs, elle favorise la paci-
fication sociale; elle suscite enfin une rationalisation des conditions de
travail et une organisation de la profession [33].

L'analyse économique montre que c'est précisément la fonction


même du marché que de conduire à 1'« organisation» des profes-
sions ! C'est la fonction même du marché et du système des prix que
de promouvoir la «collaboration pacifique» du plus grand nombre!
Paradoxalement, le langage de l'ancien Premier ministre trahit la
contamination de l'idéologie de la «lutte des classes ». Comme tant
d'autres, lui-même est sans le savoir victime de la « langue de bois».
Nulle part il n'évoque les inconvénients, l'autre côté de la médaille.
Nulle part il ne voit que le système des conventions collectives est
précisément ce qui permet aux intérêts acquis de verrouiller leur
position contre la concurrence des autres ...
48 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

Le syndtcaliste vu comme un entrepreneur

Le syndicat est une association. Une assocIatIOn d'hommes


organisés en trois cercles concentriques : les dirigeants, les militants,
les sympathisants.
Un syndicat est d'abord, comme une entreprise, la création d'un
homme ou d'une équipe. Des hommes que leur tempérament, mais
aussi les circonstances, conduisent à l'action.
Le syndicaliste est une sorte d'entrepreneur, ne craignons pas de
le dire. C'est un peu la même race d'homme. L'un utilise ses dons
d'organisateur pour réussir sur le marché libre. L'autre sur le marché
politique. L'un joue la concurrence économique, l'autre la concur-
rence politique. Mais le premier accorde plus de poids à la séduction
qu'à la contrainte (sans pour autant négliger celle-ci lorsque
l'intervention contraignante de la puissance publique peut lui être
utile); c'est l'inverse pour le second.
Le syndicat résulte comme l'entreprise de la rencontre de deux
éléments: 1) la présence d'un problème partagé par un certain
nombre d'hommes, et qui donne lieu à l'émergence d'un intérêt
commun; 2) l'action d'un homme (ou d'un groupe d'hommes) qui
identifie la promotion de ses projets et ambitions personnels (que ces
dernières soient totalement égoïstes ou parfaitement altruistes, sin-
cères, désintéressées), à la prise en charge et à la promotion de cet
«intérêt commun» (ici pris au sens large: l'intérêt de tous les
membres d'une même profession, mais aussi 1'« intérêt» de tous les
consommateurs d'un même bien).
Le problème est celui de la négociation du panier d'éléments qui
entre dans le contrat de travail. Ces éléments déterminent le «salaire
réel» perçu entre contrepartie du travail fourni. L'intérêt de chacun
est de conclure les « meilleurs» contrats possibles qui maximiseront
le flux de ses revenus.
L'idée est qu'en organisant une association de personnes exerçant
les mêmes métiers, travaillant dans les mêmes entreprises ou dans les
mêmes secteurs, et en s'en remettant à des techniques d'actions
éprouvées, il est possible d'obtenir de « meilleurs» contrats.
POURQUOI LES SYNDICATS? 49

Celui qui organise cette association ne partage peut-être pas le


même objectif; mais quel que soit son « plan» personnel (faire par
exemple une carrière d'homme public), sa réalisation dépend néan-
moins (avec toutes les atténuations qu'introduit la théorie de la
«firme managériale ») des succès qu'il rencontre dans la promotion
de l'intérêt commun.
Son action se heurte toutefois à un problème spécifique : la nature
« collective» du bien qu'il produit.

Sa préoccupation: les« passagers clandestins»

Le produit de l'activité syndicale est un «bien collectif». Si un


groupe d'employés se met en grève et fait ainsi fléchir la direction,
tous les autres employés de la même firme, qu'ils soient membres du
syndicat ou pas, qu'ils aient contribués à l'effort « collectif» ou non,
bénéficieront des «concessions» arrachées à l'employeur: tout le
monde bénéficiera indistinctement de la même augmentation de
salaire, de la même amélioration des conditions de travail, du même
aménagement des horaires, etc.
En principe, les augmentations de salaires pourraient être réser-
vées aux adhérents. Mais dans une même maison il est impossible de
maintenir un système de rémunérations à deux vitesses: il suffirait
que l'employeur se débarrasse ensuite des employés syndiqués pour
que les salaires reviennent à leur niveau précédent. Le syndicat ne
peut défendre ses conquêtes que s'il a le monopole de l'embauche
(situation extrême où l'entreprise s'engage à ne pas faire appel à de la
main-d'œuvre autre que les salariés de l'organisation), ou si le salaire
ainsi «négocié» s'applique à tous (solution minimale). Quant aux
autres produits (conditions de travail, horaires, environnement,
sécurité, etc.) ils sont par essence même des «biens collectifs»,
c'est-à-dire des prestations non individualisables.
Qui dit «bien collectif», dit inévitablement problème. En effet,
si l'on peut bénéficier d'un avantage sans avoir à supporter les coûts et
les désagréments de l'action qu'il est nécessaire d'entreprendre pour
l'obtenir, pourquoi prendre le risque d'entrer en conflit avec son
employeur, lui offrir un motif de licenciement, compromettre
l'augmentation personnelle qu'il avait promise, et qui plus est se
50 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

priver de salaire pendant toute la période de grève? Même si les divi-


dendes de l'action collective sont importants, chacun a intérêt à lais-
ser aux autres l'initiative de faire en sorte qu'ils en supportent les
coûts.
C'est le problème dit du «passager clandestin». Dans de telles
conditions, comment est-il possible de faire fonctionner un syndi-
cat? Comment peut-on encore recruter des membres et des coti-
sants, en dehors de quelques fanatiques ou éternels contestataires
professionnels?
Ainsi posée, l'analyse économique permet de mieux comprendre
certains traits historiques qui ont conditionné le développement du
mouvement syndical dans les pays industrialisés.
Par exemple, ce caractère de «bien collectif» permet de mieux
comprendre pourquoi les syndicats ne sont pas nés dans la grande
industrie (ou étaient concentrées les masses ouvrières les plus
déshéritées), mais au contraire ont pris la suite du compagnonnage
dans un certain nombre de métiers spécialisés faisant appel à une
main-d'œuvre qualifiée.
Plus une organisation est grande, plus elle concerne une clientèle
vaste, hétérogène, éparpillée, plus il est difficile d'arriver à organiser
une action collective efficace. En revanche, c'est plus facile si l'on
s'adresse à des communautés humaines de dimension réduite, où les
intérêts réellement communs sont plus évidents et où existe un plus
grand sentiment naturel de solidarité.
Dans cette optique, les petits syndicats jouissent d'un avantage
significatif par rapport aux grandes organisations. C'est ainsi qu'au
xrxe siècle,

... les syndicats n'ont pas surgi dans les usines issues de la révolution
industrielle, mais avant tout dans le bâtiment, l'imprimerie, la chaussure,
et autres branches caractérisées par une production sur petite échelle, èt
beaucoup plus tard seulement dans les grands complexes des aciéries,
de l'automobile, etc.

Cela dit, le même problème de «bien collectif» joue contre la


survie des petites organisations, et explique la spécificité des
POURQUOI LES SYNDICATS? 51

techniques utilisées par les états-majors syndicaux pour atteindre la


dimension de mouvements de masse.

La logtque de la concentration syndtcale

Les forces du marché travaillent contre toute organisation


opérant dans un seul secteur:

Souvent, rappelle Mancur Oison dans son célèbre livre sur l'action col-
lective, les employeurs ne sont pas en mesure de survivre s'ils pratiquent
des salaires plus élevés que les entreprises concurrentes. Ainsi un syndi-
cat a intérêt à veiller à ce que toutes les entreprises sur un marché donné
soient contraintes d'aligner les salaires sur l'échelle syndicale. En outre,
lorsqu'un syndicat ne couvre que partiellement une industrie,
l'employeur dispose d'une arme redoutable: les briseurs de grève. Les
travailleurs d'une spécialité donnée qui passent d'une localité à une autre
ont intérêt à appartenir à un syndicat national qui leur donne accès à un
emploi dans chaque nouvel endroit. En outre, le pouvoir politique d'un
grand syndicat est évidemment supérieur à celui d'un petit. Les stimula-
tions pour fédérer les syndicats locaux et s'implanter dans les entreprises
inorganisées augmentent considérablement à mesure que les progrès des
transports et des moyens de communication élargissent le marché [142].

Autrement dit, la dynamique de l'économie de marché, parce


qu'elle remet en permanence en cause les avantages acquis, incite les
syndicats à fusionner et à regrouper leurs moyens de manière à faire
échec à cette concurrence dont la logique est de défaire le lendemain
ce qu'ils ont précisément réussi la veille.
On passe d'un univers de petites unités syndicales locales et indé-
pendantes à la présence d'un petit nombre de grandes centrales.
L'essence de la fonction syndicale, le cœur de son pouvoir, se
déplace vers les grandes fédérations nationales.
Mais, pour en arriver là, se pose à l'égard des petits syndicats lo-
caux le même problème de «bien collectif» qu'à propos de la créa-
tion des premiers syndicats.
Chacun sait qu'il a intérêt à s'allier avec les autres. Mais chacun a
également intérêt à tirer profit de l'action collective sans pour autant
en partager les coûts. Ce qui est vrai du travailleur à l'égard de son
syndicat s'applique aussi aux syndicats par rapport à leurs
52 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

fédérations. Comment tourner ce problème? Comment contraindre


les syndicats locaux à s'affilier aux syndicats nationaux ?
A ce dilemme, les syndicats ont trouvé quatre réponses.

La premIère réponse est d'offrir aux adhérents un arsenal


d'incitations et de récompenses sélectives sous la forme d'avantages
non collectifs ouverts gratuitement à ceux qui adhèrent, et qui sont
refusées aux autres. L'exemple type est celui de l'Almagamated
Society of Engeneers, fondée en 1851, qui fut le premier grand syndi-
cat national à se révéler viable en Grande-Bretagne: sa particularité
était de reposer sur une étroite combinaison entre commerce et
activités amicales. Elle fournissait à tous ses membres une large
gamme d'avantages allant de l'assistance judiciaire et de l'allocation
chômage à l'assurance maladie et la caisse de retraite.
Si cette stratégie a joué un rôle important au XIxe siècle, alors que
les mécanismes de couverture sociale étaient encore peu développés
(dans ce domaine, les syndicats ont joué un rôle pionnier),
aujourd'hui il n'en est plus de même en raison du développement des
systèmes étatiques de protection collective (sécurité sociale).
La seconde réponse a consisté à apporter aux groupes membres
de la fédération des avantages non collectifs que les syndicats locaux
ne pouvaient pas offrir à leurs adhérents en restant seuls.
Par exemple, les syndicats nationaux se sont équipés pour fournir
un personnel d'experts que les syndicats locaux peuvent mettre à
contribution. Ils leur offrent la disponibilité d'un fond de grève qui
joue le rôle d'une sorte d'assurance-salaires, gérée par une adminis-
tration centrale. Le syndicat national peut aussi offrir des avantages
non collectifs directement aux membres d'un syndicat local qui émi-
grent vers d'autres localités.

La dynamtque de l'adhésIon oblIgatoIre

TroIsIème recette: convaincre ceux qui persistent à rester en


dehors du mouvement syndical que leurs problèmes et revendica-
tions seront les derniers à être pris en compte par la direction. Pour
cela deux techniques ont été développées.
POURQUOI LES SYNDICATS? 53

- La première consiste pour le syndicat à revendiquer le mono-


pole du dialogue interne dans l'entreprise. Si le syndicat a le mono-
pole du dialogue avec la direction pour le transfert des doléances, si
c'est lui qui intervient lorsqu'il s'agit de protéger les salariés contre
des heures supplémentaires trop nombreuses, de protester contre
une répartition inéquitable du travail le plus déplaisant, contre les
brimades d'un chef d'équipe, etc., sa capacité à faire pression sur les
employés pour qu'ils apportent leur adhésion est bien évidemment
plus grande [142].
- La seconde consiste, de la même façon, à obtenir que le syndi-
cat soit nécessairement consulté pour le choix des règles
d'avancement. Dans Logique de l'Action collecttve, Mancur OIson
cite l'exemple de la Fédération des cheminots des États-Unis qui, au
début du siècle, avait négocié avec les compagnies de chemin de fer
un accord qui garantissait des promotions à l'ancienneté pour les
membres du syndicat, alors que les travailleurs non syndiqués
dépendaient uniquement du bon vouloir de leur employeur.
Dernière technique, la plus radicale: l'affiliation obligatoire.
elle peut être atteinte de deux façons: soit par le boycott - la
constitution du syndicat interdit par exemple à ses membres de
travailler pour quiconque emploie des ouvriers qui n'adhèrent pas au
syndicat; soit par accord contractuel avec l'entreprise: c'est le cas
du système anglo-saxon de la closed shop et de l'union shop.

La closed shop signifie que seul les travailleurs adhérant déjà au


syndicat peuvent postuler à un emploi offert dans l'entreprise.
L'union shop pose seulement que toute personne prenant un
emploi doit, dans un certain délai après son entrée dans l'entreprise,
adhérer au syndicat qui y est implanté.
Cependant l'adhésion obligatoire implique une organisation
capable d'en contrôler la mise en œuvre. Notamment d'assurer le
respect de la règle qui interdit aux non-adhérents de travailler dans
une entreprise ou une branche donnée. Ce qui, inévitablement, pose
le problème du recours à la violence et de la façon dont les lois la
sanctionnent ou non.
Conformément au schéma ainsi reconstitué, l'histoire confirme
que c'est précisément à l'époque de la constitution des grands
54 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

syndicats nationaux que les déchaînements de violence syndicale (ou


antisyndicale) ont été les plus violents.

France " le législateur supplée aux faiblesses du syndicalisme


politique

On ne trouve pas en France l'équivalent de la closed shop ni de


l'union shop à l'américaine ou à l'anglaise. Cela n'invalide cependant
pas le caractère général de l'analyse présentée jusqu'ici.
Là encore, c'est l'économiste américain Mancur OIson qui donne
l'explication du pourquoi.

Quand, écrit-il, un syndicat s'engage dans une négociation collective


avec un employeur donné, il peut souvent obliger l'employeur à faire de
l'adhésion au syndicat une des conditions de l'embauche; les membres
du syndicat peuvent purement et simplement refuser de travailler avec
des non syndiqués. Une fois que le syndicat a reçu la reconnaissance
désirée de la part du patronat, son avenir est assuré. Mais un syndicat
voué à ne fonctionner qu'à travers le système politique n'a pas une telle
ressource. Il ne peut rendre l'adhésion obligatoire; il ne peut même pas
traiter avec l'employeur, celui qui est le mieux placé pour contraindre les
travailleurs à se syndiquer. S'il réussit de quelque manière à obtenir une
adhésion forcée, il se trouvera dans une situation embarrassante car, en
tant qu'organisation politique, il n'a aucune excuse de rendre l'adhésion
obligatoire; en somme, l'exercice de la contrainte à des fins purement
politiques semblera anormale dans un régime démocratique [1421.

Aux États-Unis, la première grande organisation syndicale natio-


nale à s'implanter durablement fut l'American Federation of Labor,
fondée en 1886 par Samuel Gombers. Pourquoi réussit-elle là où plu-
sieurs entreprises précédentes avaient échoué? Parce que la
Fédération américaine du travail, dès sa création, tourna résolument
le dos à l'orientation de ses précurseurs qui voulaient privilégier la
dimension politique du combat syndical.

La raison du succès de l'APL, note OIson, vient du fait qu'elle a renoncé à


l'activité politique pour concentrer ses efforts sur le contrôle de l'emploi.
POURQUOI LES SYNDICATS? 55

A contrario, on peut déduire de ces remarques, d'abord que la


faiblesse traditionnelle du syndicalisme français s'expliquerait par son
haut degré de politisation Oa présence des communistes, notamment,
au sein de la CGT); ensuite, que c'est cette même politisation qui a
empêché le développement des formules de closed shop et d'union
shop, à l'exception de quelques secteurs particuliers (comme le
Livre).
Comment les syndicats français ont-ils compensé cette faiblesse?
Simple: par le recours à la loi et à l'aide du législateur. Ce que les
syndicats n'ont pas réussi à imposer aux entrepreneurs privés
O'alimentation automatique de leurs caisses), ils l'ont obtenu de
l'État. Non pas de façon directe, ce qui serait trop voyant. Mais de
façon indirecte, notamment par la mise en place d'un système mono-
polistique de prévoyance sociale confié à des organismes de gestion
paritaire, ou encore par la création de cette extraordinaire cassette
que sont les comités d'entreprise.
Prenons par exemple l'institution des « délégués du personnel».
La loi en fait un monopole syndical. L'utilité de ce monopole
s'explique aisément. Il s'agit de convaincre ceux qui persistent à rester
en dehors du syndicat que leurs revendications seront les dernières à
être prises en compte. Rappelons-nous les lois Auroux de 1982. Leurs
dispositions sur l'expression des salariés étaient en fait spécifiquement
conçues pour renforcer cet aspect du monopole. (Mais elles ont eu
l'effet pervers que les conditions mêmes dans lesquelles elles ont été
votées - par un pouvoir socialiste auquel les syndicats étaient étroi-
tement liés - ont eu pour conséquence d'aggraver l'image de marque
« politique» des militants syndicaux dans l'entreprise, et donc de
détourner le personnel vers les nouvelles formes de dialogue interne
mises en place par les entreprises avec l'aide de la hiérarchie: cercles
de progrès, cercles de qualité, etc.).
Prenons enfin les comités d'entreprise. A eux les activités
sociales, sportives et culturelles - et donc les subventions et taxes
spéciales conçues pour les financer. Ces fonds sont utilisés pour ali-
menter une quirielle d'entreprises, des sociétés de prestations de ser-
vices, de bureaux d'études, etc., émanation directe des grandes cen-
trales. Celles-ci accusent les multinationales de transfert illicite de
profits par le mécanisme des « prix de cession ». Mais lorsqu'ils
56 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

s'adressent aux imprimeries de la CGT, aux éditions qui dépendent du


Parti communiste, aux agences de voyages de la CFDT, etc., ceux qui
gèrent les fonds, souvent colossaux, détenus par les comités
d'entreprise ne font pourtant pas autre chose. Par la voie de prix de
faveur, par des adjudications tronquées, l'argent des contribuables ou
celui des entreprises se retrouve dans les caisses des syndicats. Et tout
le monde l'admet sans broncher.

Comment l'État assure leur financement obligatoire

Même chose avec notre système de prévoyance sociale. Caisses


de sécurité sociale, caisses de retraite, caisses d'allocations familiales,
tout cela fait beaucoup de postes de président, vice-président, admi-
nistrateurs, etc., pour récompenser de leurs bons et loyaux services
les militants les plus anciens et les plus fidèles. Cela fait aussi beaucoup
d'argent pour des subventions à des organisations dites «d'intérêt
public» qui, parfois, ne sont que de simples antennes-relais pour
capter l'argent des cotisants au profit d'organisations corporatives.
Pensons également aux crédits d'heures financés par l'employeur,
et garantis à tout responsable syndical exerçant un mandat officiel
dans l'entreprise. Ou encore à la réglementation des licenciements.
La saisine automatique des comités d'entreprise, les pouvoirs
d'expertise extérieure dont ils peuvent se faire assister, ainsi que le
contrôle des licenciements par une Inspection du travail elle-même
fortement noyautée par les syndicats, font que, souvent, ce sont en
réalité les syndicats qui en supervisent les modalités d'exécution:
encore une incitation certaine à ne pas être trop mal avec le syndicat
et ses représentants locaux. Ce n'est pas encore le syndicat qui gère la
main-d'œuvre, mais on s'en rapproche.
Comme nous le verrons plus en détail au chapitre 3, ces exemples
rapides nous font redécouvrir le Droit du travail sous un jour nouveau.
En approfondissant l'analyse, on découvre que la plupart des articles
du Code du travail, ainsi que notre législation sociale, servent en
définitive à renforcer d'une manière ou d'une autre le pouvoir de
contrôle monopolistique des syndicats sur le marché du travail.
POURQUOI LES SYNDICATS? 57

C'est une belle preuve de leur efficacité politique. Mais aussi une
illustration de la manière dont l'analyse économique, en tant que
science des choix, des comportements et des intérêts, permet
d'approfondir la connaissance de certaines de nos institutions.
Les changements intervenus depuis un demi-siècle dans notre
environnement institutionnel sont souvent utilisés comme argument
pour expliquer que les lois de l'économie classique ne s'appliquent
plus, et ne peuvent donc être utilisées pour étudier l'univers concret
des relations du travail.
Nous pensons au contraire que la puissance explicative du modèle
économique confirme la valeur de l'hypothèse méthodologique qui
sert de fondement à l'analyse libérale classique des syndicats:
l'assimilation du syndicat à un cartel demeure l'instrument le plus effi-
cace dont nous disposions pour comprendre le rôle qu'ils jouent dans
nos sociétés et apprécier quel type de législation devrait leur être
appliqué.
2

Les syndicats sont-ils utiles?

Depuis la guerre, les syndicats n'étaient plus un sujet d'étude très


prisé des économistes. Un professeur a calculé que 9 % des articles
publiés dans les années 40 dans les revues économiques avaient pour
sujet les syndicats. Dans les années 60, le pourcentage était descendu
à 2. En 1975, il n'était plus que de 1,5.
Les syndicats étaient devenus la province quasi exclusive des
sociologues et spécialistes en «relations sociales». Tout se passait
comme si les économistes avaient cessé de s'intéresser au sujet, mal-
gré l'absence de recherche vraiment fondamentale sur la nature du
phénomène syndical et ses effets sur l'environnement économique.
Depuis quelques années on assiste cependant à un renouveau
d'intérêt des économistes, largement dû à la controverse suscitée par
le livre de deux chercheurs de Harvard, Richard B. Freeman et James
L. Medoff [671.
Traditionnellement, les économistes du travail sont plutôt des
« institutionnalistes » qui délaissent les longues recherches chiffrées et
ne s'intéressent guère aux subtilités de la théorie moderne de
l'optimum. L'originalité de Freeman et de Medoff a été de rompre
avec ce comportement et de traiter l'économie des syndicats avec
toutes les ressources statistiques et économétriques dans la tradition
des recherches du National Bureau of Economie Research.
60 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

Le résultat est un travail extrêmement sophistiqué où les deux


auteurs attaquent de façon persuasive la thèse de notre premier cha-
pitre - :l savoir que le syndicat doit d'abord et avant tout être perçu
comme un groupe de pression :l vocation redistributive.
Leur argument est que se concentrer sur l'aspect monopolistique
des syndicats empêche de voir le rôle positif qu'ils exercent dans la
société en tant que véhicules de protestation; et que, globalement,
leur contribution :l l'économie est plutôt largement positive.
La somme de recherches et de calculs empiriques introduite dans
leur thèse a assuré son succès. Nous vivons une époque où le caractère
« scientifique» d'un travail dépend avant tout de la quantité de
chiffres, de tableaux et de régressions qui y figurent. Par leurs publi-
cations, Freeman et Medoff ont apporté une légitimité «scienti-
fique » aux arguments de ceux qui prétendent que la contribution des
syndicats au bien-être des sociétés industrielles modernes est néces-
sairement positive.
Nous pensons l'inverse. Mais, pour défendre la validité de notre
thèse, Freeman et Medoff nous imposent maintenant de démontrer
qu'on ne peut pas tirer de la quantité d'informations empiriques qu'ils
ont rassemblée les conclusions qu'ils prétendent. Tel est l'objet de ce
second chapitre.
La plupart des faits nùs à jour par Freeman et Medoff sont certes
incontestables. Tout économiste a désormais une dette envers eux
pour la patience que leur a demandée leur travail de recherche statis-
tique. Mais il ne suffit pas de multiplier les données empiriques,
encore faut-il savoir les interpréter correctement. C'est là où nous ne
sommes plus d'accord.
Nous croyons qu'en partant des mêmes constatations empiriques,
il est possible de prétendre qu'elles valident en réalité davantage la
thèse traditionnelle du syndicat-cartel que leurs propres conclusions.
Dans un premier temps nous présenterons un résumé de la thèse
de Freeman et Medoff. Nous discuterons ensuite la validité des
preuves empiriques qu'ils prétendent apporter :l l'appui de leur
argumentation.
LES SYNDICATS SONT-ILS UfILES ? 61

LES ARGUMENTS DE FREEMAN ET MEDOFF

Traditionnellement, quatre attitudes s'affrontent.


L'analyse économique explique que les syndicats servent surtout à
exercer un effet de monopole sur le marché du travail. Leur action a
pour conséquence principale de relever le niveau relatif des salaires
dont bénéficient les salariés syndiqués, au détriment de leurs col-
lègues non syndiqués. Elle entraîne des effets négatifs sur l'évolution
de la productivité et l'emploi.
Les chefs d'entreprise se plaignent, eux, du caractère rigide des
conventions collectives imposées par l'action syndicale, des entraves
à la production qu'introduit le renouvellement des grèves, ainsi que
du niveau plus élevé d'absentéisme qui résulterait des progrès de la
protection syndicale.
Les spécialistes des relations humaines insistent essentiellement
sur les avantages que les entreprises retireraient, sur le plan de la ges-
tion, des progrès de la négociation collective. Celle-ci faciliterait les
gains de productivité.
Enfin, les cadres syndicalistes insistent pour rappeler que leurs
organisations ne sont pas seulement là pour défendre les salaires;
elles remplissent également une fonction essentielle de protection
des syndiqués contre les décisions arbitraires de la direction.
Toutes ces affirmations ne sauraient être vraies simultanément.
Lesquelles sont les plus crédibles? Jusqu'à présent, on ne disposait
que de très peu de données empiriques permettant de départager les
points de vue. C'est cette insuffisance des données statistiques qui a
motivé les travaux des deux chercheurs américains.

Les deux armes du travailleur: le départ et la protestation

Albert O. Hirschman, dans son célèbre livre Exit, Volee and


loyalty, distingue deux mécanismes par lesquels les gens réagissent à
un écart entre leurs aspirations et la réalité [861.
Freernan et Medoff reprennent à leur compte cette typologie. Les
travailleurs insatisfaits de leurs rémunérations ou de leurs conditions
62 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

de travail réagissent, et sanctionnent leur patron en quittant leur


emploi pour un autre, qui leur semble meilleur, dans une autre firme.
Mais il existe également une autre manière de faire part de son
mécontentement: protester. Avant que de prendre la porte, on fait
part à son patron, de manière plutôt vive, de ce qui ne va pas.
Ces deux modes de sanction ne sont pas équivalents. Lorsqu'on
discute avec son patron, mieux vaut être plusieurs que seul.

Deux facteurs renforcent le caractère nécessairement collectif des


actions de protestation.
Leur objet, les conditions de travail, ont à bien des égards un
caractère naturel de «biens publics ». Lorsqu'il s'agit de conditions
de sécurité, d'éclairage, de cadences, de règles de négociation des
salaires, d'arbitrage en matière de licenciement. .. ce qui est accordé
peut difficilement être limité à quelques bénéficiaires et interdit aux
autres. Comme pour la défense nationale, l'hygiène et la santé publi-
que, il s'agit de « biens» qui concernent l'ensemble d'une commu-
nauté, et qui, pour être produits en quantité optimale, requièrent des
procédures de décision collective.
En l'absence d'action collective, les individus ne tiendront pas
compte dans leur comportement des conséquences de leurs faits et
gestes sur le bien-être des autres. L'action individuelle pour obtenir
l'amélioration des conditions de travail ou du niveau des salaires sera
peu efficace car les « coûts» en seront concentrés sur la personne
alors que tout le monde profitera des résultats acquis. C'est cette
assymétrie entre les coûts et les avantages qui rend l'action indivi-
duel1e inadéquate, et donc improbable, pour traiter ce genre de
problèmes.
Par ailleurs, un ouvrier isolé, même s'il a de bons motifs, n'osera
pas élever la voix de peur de prendre le risque de se faire renvoyer.

Si le monde où évoluent les travailleurs était parfait, soulignent Freeman


et Medolf, et s'ils avaient donc la possibilité garantie de retrouver aussitôt
du travail au même salaire, la loi du marché suffirait à assurer la
protection de la liberté de parole: malheureusement ce n'est pas le cas.
LES SYNDICATS SONT-ILS lJfILES ? 63

Lorsqu'il n'y a pas de syndicats, les entrées et les sorties représen-


tent donc le principal mode d'ajustement par lequel les travailleurs
peuvent exprimer leur mécontentement.
Les employeurs, de leur côté, règlent leur comportement en
fonction des préférences du travailleur marginal, celui qui sera prêt à
partir au moindre changement dans les termes de l'échange.
Ce travailleur marginal est celui pour lequel les «coûts de mobi-
lité» sont les plus bas. C'est typiquement un homme jeune, qui n'a
pas encore investi véritablement dans l'entreprise pour laquelle il tra-
vaille.
Dans ce cas, l'entreprise tend à négliger les besoins de la main-
d'œuvre plus ancienne et plus âgée, qui, elle, est moins mobile pour
des raisons de compétence technique et de qualifications spécifiques
aux métiers de la firme où elle est employée, ou encore de « droits »
non transférables ailleurs (comme les pensions de retraite à la mode
anglo-saxonne).

Les syndtcats réduisent les « cot2ts de transactton» tnternes de la


ftrme

Si l'on est en présence d'entreprises fortement syndicalisées,


expliquent les deux auteurs américains, la tendance sera au contraire
de tenir compte des préférences de tous les travailleurs, de telle sorte
que les besoins de ceux qui sont le moins à même de s'exprimer indi-
viduellement (parce que c'est pour eux que les coûts de prendre le
risque de quitter l'entreprise sont les plus élevés), seront également
pris en considération.
De ce fait, concluent-ils, loin de nuire à la productivité, le méca-
nisme de protestation par l'action collective du personnel est au
contraire un facteur d'amélioration des performances, et cela de
quatre façons :
1. La présence d'un syndicat permet de réduire les «coûts de
transaction» de l'entreprise. Lorsqu'un employé formé par
l'employeur le quitte avant que ce dernier n'ait récupéré la
contrepartie de son coût d'investissement, c'est une perte sèche pour
la firme. En offrant aux employés la possibilité de protester
ouvertement, avec moins de risques personnels, le syndicat diminue
64 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

la mobilité des travailleurs ies plus insatisfaits, et donc les coûts que
cela entraîne pour l'entreprise.
2. Parce qu'il contrôle l'établissement et l'évolution des rémuné-
rations et qu'il les déconnecte des performances individuelles, le
syndicat réduit l'intensité des phénomènes de rivalité au sein du per-
sonnel. Sa présence améliore la coopération des gens au travail. Ce
qui facilite le contrôle des performances individuelles par
l'encadrement. L'entreprise supporte des « coûts de contrôle» moins
importants.
3. En favorisant la hausse des salaires en structurant les rémuné-
rations autour d'un certain nombre de normes types, l'activité du
syndicat facilite le travail de gestion du personnel. Elle permet à
l'encadrement de faire son travail plus efficacement.
4. La présence du syndicat améliore la communication entre les
employés et leur encadrement. En facilitant la circulation de l'infor-
mation, en facilitant également l'introduction d'innovations locales
dans le processus de production, elle entraîne des effets positifs sur la
productivité.
Entendons-nous bien. Freeman et Medoff ne nient pas la réalité
de phénomènes monopolistiques classiques. Ils reconnaissent qu'ils
existent, et qu'ils sont source d'effets nuisibles. Mais, prétendent-ils,
il force d'insister sur les aspects négatifs de l'action syndicale, les
économistes traditionnels ont fini par oublier totalement que les
syndicats pouvaient également être il l'origine de certains effets béné-
fiques. Ce sont ces effets qu'ils s'efforcent de présenter dans leur
livre, avec force chiffres et données empiriques il l'appui.

1. LES ~CARTS DE SALAIRES


Comment les rémunérations dans les secteurs il forte implanta-
tion syndicale se comparent-elles aux secteurs il faible syndicalisa-
tion?
Avant Freernan et Medoff, les travaux les plus connus et influents
étaient ceux du professeur G. Lewis [110]. Publiés en 1963 (et confir-
més par une nouvelle étude rendue publique en 1983), ils suggéraient
que les salaires des secteurs syndiqués seraient en moyenne
supérieurs de 10 il 20 % il ceux des autres secteurs. A partir de leurs
LES SYNDICATS SONT-ILS UTILES? 65

régressions, Freeman et Medoff trouvent un écart sensiblement plus


important. Compris entre 20 et 30 %.
Le problème de ces estimations est qu'elles portent le plus
souvent sur des données de nature transversale où ce sont des salaires
gagnés par des gens différents qui sont comparés à un moment unique
dans le temps. Ce genre d'analyse présente une faiblesse j les écarts
constatés peuvent avoir deux origines: ils peuvent s'expliquer par la
différence de syndicalisation, mais ils peuvent aussi avoir pour cause
des données propres aux deux populations étudiées - la technique
utilisée ne permet pas de faire la part des choses entre les deux
hypothèses.
Pour obtenir des chiffres incontestables, il faudrait par exemple
éliminer l'influence de variables telles que les différences de forma-
tion et qualification. Il n'est en effet pas absurde de penser qu'en rai-
son du caractère mieux protégé des emplois offerts, les entreprises
des secteurs d'activité à fort taux de syndicalisation ont plutôt ten-
dance à recruter des agents présentant, toutes choses égales d'ail-
leurs, des qualifications professionnelles plus élevées.
Pour pallier cet inconvénient, des études portant sur des données
statistiques longitudinales ont été entreprises. Elles observent
comment le salaire d'un employé évolue quand il passe d'une activité
à forte implantation syndicale à une activité où l'influence des syndi-
cats est beaucoup plus faible (voir nulle). Leurs résultats donnent un
écart moyen compris entre 8 et 15 %. Ce qui confirmerait que
l'avantage salarial apporté par la présence de syndicats forts serait
loin d'être négligeable.
Ces estimations proviennent des États-Unis. D'autres travaux ont
été réalisés sur des données canadiennes. Ils donnent des estimations
d'écart compris entre 20 et 30 %.
En Grande-Bretagne, le différentiel a été estimé aux alentours de
7%.
En revanche, en France, aucun écart notable n'a pu être observé.
Deux études y ont été réalisées. L'une par le tandem Frédéric Jenny et
André Weber, deux économistes connus travaillant pour le Conseil
de la concurrence. L'autre par François Hennart, de l'université
d'Orléans. Les premiers n'ont pas réussi à séparer l'effet sur les
salaires lié au taux de syndicalisation, du fait que ce sont les secteurs
66 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

les plus syndiqués qui sont aussi les plus concentrés. Le second, quant
à lui, n'a trouvé aucune différence significative de salaire dès lors que
l'on fait intervenir des données comme la structure des âges, le sexe,
ou le niveau de qualification de la force de travail [92, 82).
Les études des deux économistes américains font enfin apparaître
une moins grande dispersion des rémunérations dans les secteurs
fortement syndiqués. L'écart des salaires y serait réduit de 20 à 25 %.

2. LES AVANTAGES EN NATURE


Les avantages en nature sous forme de pensions complé-
mentaires, de retraite, d'assurances médicales, de congés payés,
d'indemnités de départ, de prêts bonifiés, etc., sont incontestable-
ment le produit de la syndicalisation.
Ils représentent souvent plus du tiers du coût du travail dans
l'entreprise, allant même parfois au-delà de 50 %.
Les travaux statistiques de Freeman et Medoff confirment
l'existence d'une corrélation très significative avec le taux de syndica-
lisation. En moyenne, les secteurs fortement syndicalisés bénéficie-
raient d'avantages en nature dont le montant serait supérieur de plus
de 60 % à ce qui est observé dans l'échantillon de firmes où le taux de
syndicalisation est faible. A salaires constants, l'écart serait encore
de plus de 30 %.

3. LES DIFFÉRENCES DE MOBILITÉ


Pour Freeman et Medoff, l'un des avantages économiques du
syndicat est qu'en négociant des procédures de réclamation et
d'arbitrage, ainsi que des règles d'ancienneté plutôt plus favorables
aux plus anciens dans l'entreprise, il favorise une réduction de la
mobilité de la main-d'œuvre.
Leurs chiffres confirment une plus grande stabilité de l'emploi
dans l'échantillon d'entreprises à forte implantation syndicale. Selon
les secteurs, le taux moyen des démissions y est entre 30 et 65 % infé-
rieur à ce que l'on observe ailleurs. Le nombre moyen d'années pas-
sées par un salarié dans une entreprise y est de près d'un tiers plus
long. Cette moindre mobilité, du fait des comportements spontanés
de la main-d'œuvre se traduirait, pour l'entreprise, par une écono-
mie de coûts de l'ordre de 1 à 2 %. Pour obtenir dans les firmes des
LES SYNDICATS SONT-ILS unLES ? 67

secteurs les moins protégés un taux de démission identique, il fau-


drait, selon Freeman et Medoff, y augmenter les salaires d'environ
40%.

". LES AJUSTEMENTS CONJONCTlJRELS


Dans l'entreprise, une catégorie de décisions importantes
concerne la façon dont il convient de réagir aux variations soudaines
et imprévisibles de la demande. Faut-il en priorité faire porter
l'ajustement sur les salaires, les heures de travail ou le niveau de
l'emploi?
Les recherches de Freeman et Medoff confirment que la présence
d'une influence syndicale forte modifie le comportement des firmes
face aux aléas inattendus de la conjoncture.
Durant les périodes de récession, les entreprises fortement syn-
diquées recourent davantage au licenciement temporaire, et ont plu-
tôt tendance 1 éviter toute incidence sur le nombre d'heures travail-
lées, ainsi que sur les salaires. Lorsque la reprise apparait, elles
reprennent leurs anciens employés, cependant que les fumes non
syndiquées embauchent plutôt de nouveaux salariés. Ce n'est que
lorsque la crise se prolonge que les syndicats se montrent davantage
disposés 1 accepter des baisses de rémunération, ainsi que des amé-
nagements aux conditions de travail.

5. L'IMPORTANCE DE L'ANCENNE'Œ
Freeman et Medoff mettent en évidence l'existence d'une corré-
lation étroite entre le taux de syndicalisation et la présence de dispo-
sitions contractuelles favorisant l'ancienneté dans l'entreprise. Ils
montrent que, dans les firmes fortement syndiquées, la séOlrité de
l'emploi et l'avancement y sont d'autant mieux assurés que les
ouvriers concernés sont plus anciens. D'une manière générale, les
avantages en nature sont ainsi conçus qu'ils bénéficient davantage aux
plus anciens qu'aux autres.

6. LE TAUX DE SATISFACI10N DES SALARI2s


L'un des résultats paradoxaux de l'enquête de Freeman et Medoff
fait apparaitre que si les travailleurs des entreprises les plus fortement
syndiquées sont en règle générale moins tentés de quitter
68 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

volontairement leur emploi, en revanche, c'est dans cette catégorie


d'entreprises que les gens se plaignent le plus de leur situation. Leurs
griefs portent principalement sur les conditions de travail, ainsi que
leurs rapports avec les contremaîtres.
Pour les deux économistes, cette contradiction n'est qu'appa-
rente. Pour obtenir des avantages, il faut exprimer son méconten-
tement. Il est donc normal que, même si les gens n'ont pas envie de
quitter leur travail, les syndicats y entretiennent un degré d'insa-
tisfaction suffisant pour peser sur les décisions de l'employeur.

7. LES EFFETS SUR LA PRODucrIVITÉ


Selon Freeman et Medoff, c'est une erreur de croire que la pré-
sence d'un syndicalisme actif dans l'entreprise nuit à la productivité.
Leurs observations, affirment-ils, montrent que dans de nombreux
secteurs c'est l'inverse. Les établissements syndiqués afficheraient,
dans l'ensemble, une productivité plus élevée. L'explication en serait
simple. Le monopole syndical incite l'encadrement à embaucher une
main-d'œuvre plus qualifiée pour ajuster la productivité aux salaires
versés. La moindre mobilité et l'amélioration des méthodes de ges-
tion assurent une coopération plus efficace au sein de l'entreprise:
elles réduisent les occasions de conflit et donc les coûts internes.
Certes, le syndicat a le moyen d'imposer des conditions restrictives
de travail (cf. le fameux exemple du syndicat des pilotes exigeant la
présence de trois personnes dans le cockpit de l'appareil, alors que
celui-ci a été spécifiquement conçu pour être piloté par deux per-
sonnes seulement). Mais, expliquent Freeman et Medoff, les analyses
empiriques démontrent que les deux premiers effets l'emportent lar-
gement sur le troisième. La productivité serait en gros supérieure de
20 à 30 % dans les établissements les plus syndiqués.

8. L'EFFET SUR LES PROFITS


Les études de Freeman et Medoff confirment la présence d'une
corrélation négative entre le pouvoir syndical et la rentabilité des
capitaux investis. D'une manière générale, la syndicalisation
diminue les profits de la firme. Cette réduction se situerait, selon eux,
dans une fourchette de 10 à 30 %, selon les années et les secteurs
d'activités. Leurs données confirment également que cet effet sur les
LES SYNDICATS SONT-ILS UfILES ? 69

profits est le plus fort là où l'industrie est la plus concentrée; et le plus


faible en revanche là où la concurrence est la plus forte. Lorsqu'une
entreprise détient un véritable monopole industriel ou commercial,
la présence d'un syndicat puissant entraîne une forte réduction des
profits. Elle n'a que peu d'effets lorsque la firme appartient à une
activité où la concentration est faible.

9. LA PUISSANCE POLITIQUE
Aux États-Unis, le lobbytng est une activité quasiment officielle.
Les syndicats ne se privent pas d'utiliser leur pouvoir de pression sur
les hommes politiques. Les militants syndicaux interviennent active-
ment dans le soutien à la campagne des candidats les plus favorables
aux thèses et renvendications syndicales. Toutefois, selon les travaux
de Freeman et Medoff, si les syndicats américains ont jusqu'à présent
bénéficié d'un pouvoir politique suffisant pour éviter que ne soient
remis en cause les grands textes législatifs qui fondent leur pouvoir
monopolistique dans les secteurs où leur influence est depuis long-
temps déjà assurée (le Noris La Guardia Act, par exemple), en
revanche il ne s'est pas révélé suffisant pour leur permettre d'étendre
leur influence dans de nouveaux secteurs à tradition syndicale faible.

10. LE DÉCLIN DES ADHÉSIONS SYNDICALES


Le pourcentage de la population active syndiquée, dans le secteur
privé de l'économie américaine, a sérieusement régressé depuis les
années 50. Selon Freeman et Medoff, ce phénomène s'expliquerait
principalement par la chute du recrutement dans les secteurs les
moins syndiqués. Ils incriminent également le comportement des
entreprises américaines qui, depuis quelques années, auraient mul-
tiplié les mesures légales, mais aussi illégales, pour enrayer les pro-
grès de la syndicalisation.

Telles sont les principales thèses que Freeman et Medoff présen-


tent dans leur ouvrage. Nombre de données qui y figurent sont incon-
testables. Nous pensons cependant que les conclusions qu'ils en
tirent, même s'ils n'ont pas tort sur tout, sont trompeuses, souvent
fausses, et parfois fondées sur des preuves empiriques qui restent
néanmoins douteuses. Nombre de faits rapportés par Freeman et
70 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

Medoff restent compatibles avec l'interprétation classique du syndi-


cat vu comme un cartel, et peuvent être resitués dans une approche
contredisant le modèle d'exit and voice qu'ils proposent.

LES DÉFICIENCES DE L'ANALYSE DE FREEMAN ET MEDOFF

Au cœur de l'analyse des deux économistes américains, il y a la


thèse que les services des syndicats constitueraient un ensemble de
«biens collectifs », générateurs d'« externalités » positives.
Les syndicats offriraient des services qui, dès lors qu'ils seraient
disponibles pour un salarié, le seraient nécessairement pour tous du
fait de la difficulté d'empêcher quiconque d'en bénéficier. Dans de
telles circonstances, il est difficile d'éviter qu'un grand nombre de
gens se comportent en «passagers clandestins» : chacun attend que
ce soit l'autre qui prenne l'initiative et en supporte les coûts de
production. Une contrainte légale au profit des syndicats serait donc
nécessaire pour que ces services soient produits. C'est la justification
traditionnellement utilisée par les économistes pour légitimer l'inter-
vention de l'État.

Cet argument est contestable. Il n'est pas nécessairement vrai que


les services rendus par les syndicats soient « par nature» des biens
collectifs,
Ainsi que le rappelle John Burton [31), les services rendus par les
syndicats peuvent être regroupés en quatre rubriques:
1. La négociation des termes du contrat de travail. Le syndicat
négocie en lieu et place de l'employé, son salaire, les avantages en
nature, ainsi que les conditions de travail.
2. La surveillance de l'exécution des termes du contrat. Le syndi-
cat veille à ce que les clauses contractuelles soient bien appliquées. Il
protège les salariés contre des décisions de la direction qui auraient
pour conséquence de remettre en cause certains termes de l'accord
collectif.
3. Une action de soutien politique. Les syndicats font pression sur
les parlementaires pour obtenir des législations favorables aux
LES SYNDICATS SONT-ILS unLES ? 71

intérêts de leurs adhérents. Ils interviennent dans le financement des


partis politiques, contribuent à la diffusion de leurs idées, et aident
leur propagande électorale.
4. L'apport d'avantages privatifs. L'adhésion au syndicat permet
de bénéficier d'un certain nombre de services réservés aux syndi-
qués: par exemple l'accès à certaines mutuelles, les colonies de
vacances gérées par les comités d'entreprise, des centrales d'achat
avec des facilités de paiement, etc.
Question: Tous ces services sont-ils vraiment des «biens
collectifs» ?
A l'évidence, les colonies de vacances, les bons d'achat, les
mutuelles ne sont pas des «biens publics ». Il en va de même pour
l'activité politique des syndicats. Elle est un « bien public» pour les
gens qui partagent les mêmes idées que l'homme politique en faveur
de qui le syndicat fait campagne. Mais pour les autres, il s'agit plutôt
d'un « mal».

Il s'agit de faux « btens collectifs»

La négociation des contrats, ainsi que la surveillance de leur


application, ne sont pas davantage des services dont on peut
considérer qu'ils ont par nature un caractère «public» ou
«collectif ». Dans les deux cas, l'exclusion est possible. On pourrait
imaginer que les syndicats interviennent seulement pour négocier
collectivement les contrats de leurs adhérents et laissent les autres se
débrouiller.
Freeman et Medoff évoquent également l'argument selon lequel
le lieu de travail, et tout ce qui le caractérise Ga sécurité, l'éclairage,
le chauffage, le confort des installations, etc.), constitueraient un
«bien public ». L'analogie qui vient immédiatement à l'esprit est
celle de la rue. Mais cette assimilation est abusive. A la différence de
la rue, le lieu de travail est la propriété de quelqu'un. Si un salarié
n'est pas content de l'éclairage qui règne dans son atelier, s'il
conteste les règles de sécurité qui y sont imposées par le propriétaire
(interdiction de boire de l'alcool sur le lieu de travail, obligation
d'entretenir et de nettoyer les machines avant de s'en aller, etc.), ou
encore s'il n'est pas content des prestations qu'il trouve à la cantine
72 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

de l'établissement, personne ne l'empêche de chercher un travail ail-


leurs. Freeman et Medoff raisonnent comme si les ouvriers étaient
« copropriétaires» de leur atelier; ou encore comme si ces lieux
n'appartenaient à personne. Or ce n'est pas le cas.
Autre faiblesse de leur raisonnement. Admettons qu'il y ait une
liaison positive entre taux de syndicalisation et efficacité productive,
et que celle-ci résulte bien de ce que la présence d'un syndicat actif
améliore la coopération. Si tel est le cas, on ne voit pas pourquoi les
entreprises auraient encore besoin de recourir aux services de
contremaîtres et de tout un personnel d'encadrement. N'est-ce pas
précisément leur métier que d'assurer une meilleure organisation et
coopération des salariés dans le cadre de leurs tâches quotidiennes?
Pourquoi l'entreprise ne se dessaisit-elle pas de ces problèmes pour
en confier l'administration aux syndicats eux-mêmes, puisque, si l'on
écoute Freeman et Medoff, ils sont supposés être plus efficaces? De la
même façon, si cette hypothèse était vraie, comment se fait-il que
tant de firmes continuent encore de lutter contre la présence des
syndicats? Faut-il supposer que les chefs d'entreprise sont tous des
masochistes? Tout ceci est incohérent.
Reste l'argument que l'employé est, par rapport à son employeur
dans une situation d'infériorité car la seule sanction dont il dispose -
le quitter pour une autre firme, implique un ensemble de coûts per-
sonnels qui freinent sa mobilité.
Creusons cette notion. Si la mobilité a un coût, c'est notamment
parce que l'occupation d'un travail implique de la part de l'employé
un certain investissement dans des savoir-faire, des connaissances ou
des tours de main spécifiques à l'entreprise, et qui ne lui seront plus
d'aucune utilité s'il passe dans une autre firme. Si l'on suit Freeman et
Medoff, cette situation justifierait que l'on protège ces travailleurs
contre la concurrence de salariés marginaux qui, eux, n'ayant pas
investi autant, ou ne cherchant pas à investir, accepteraient les
emplois qu'ils convoitent pour un salaire moindre. Il s'agirait, en
d'autres termes, de protéger les salariés contre les phénomènes de
dévalorisation de leur capital de savoirs spécifiques qui se produit à
l'occasion de chaque changement d'emploi.
LES SYNDICATS SONT-ILS urILES ? 73

Un handicap qui n'existe pas

Mais au nom de quoi devrait-on leur accorder cette protection?


La réalité d'un tel coût est en fait fort problématique. Si un travailleur
s'attend à rentrer dans une entreprise où il sait qu'il n'a aucune
chance de récupérer, en cas de départ, la moindre partie de ses
investissements en capital humain, dès le début il exigera un salaire
plus élevé. Freeman et Medoff raisonnent sans tenir compte que sur
un marché du travail où la concurrence, pour attirer et fidéliser une
main-d'œuvre aux savoirs de plus en plus spécialisés est forte, le
marché capitalise dès le départ, dans les rémunérations, ce genre
d'aléa.
Par ailleurs, une façon pour les entreprises d'attirer la main-
d'œuvre est d'offrir aux salariés embauchés la garantie qu'ils
retrouveront lors de leur départ la contrepartie des efforts spécifiques
d'investissement consentis pendant leur présence dans l'entreprise.
Comment? En leur offrant des contrats qui prévoient le versement
d'indemnités de départ. Celles-ci représentent dès l'embauche une
sorte de reconnaissance des droits de propriété de l'employé sur le
capital spécifique qu'il aura accumulé dans son travail. Elles sont un
facteur de plus grande productivité puisque l'employé n'hésitera plus
à investir dans des savoirs ou des compétences dont il n'a pas la
garantie qu'il pourra demain en monnayer la valeur dans un autre
emploi.
A la différence de Freeman et Medoff, ce raisonnement laisse
entendre que la présence d'un marché libre et concurrentiel est, là
encore, la meilleure garantie de réduire les « coûts de mobilité )) de la
main-d'œuvre. La protection des droits des uns sur leur accumulation
de capital humain spécifique n'est pas acquise au prix du sacrifice du
droit des autres de venir leur faire librement concurrence sur le mar-
ché du travail. La solution qui émergeait du fonctionnement d'un
marché libre et concurrentiel est plus juste que l'intervention restric-
tive du syndicat.
En réalité, le modèle traditionnel du monopole, combiné avec
un modèle de représentation des processus d'action collective met-
tant l'accent sur le rôle central des préférences de 1'« employé
74 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

médian », suffit largement à rendre compte de la plupart des faits sta-


tistiques observés par Freeman et Medoff, sans qu'il soit besoin de
faire appel à leurs explications [132]. Pour le démontrer, nous pren-
drons quatre exemples .

Les écarts de rémunbat10n peuvent être expliqués par d'autres


éléments du marché du travatl

Admettons qu'il soit démontré sans l'ombre d'un doute que les
salaires des secteurs d'activité les plus syndicalisés sont nettement
plus élevés, cela ne suffit pas pour autant à démontrer qu'il y a un lien
de causalité nécessaire et durable entre syndicalisation et taux de
salaires. On peut expliquer le même résultat en faisant intervenir
d'autres facteurs et mécanismes.
Prenons un modèle simple à deux secteurs. L'un bénéficie de la
« protection» d'un syndicat puissant. Les syndicats sont totalement
absents de l'autre. Grâce à l'action de leur syndicat, les ouvriers du
premier arrachent à leurs entreprises le versement de meilleurs
salaires.
Ce taux de salaires plus élevé y réduit l'embauche. Un certain
nombre d'ouvriers qui y auraient trouvé un emploi sont contraints de
rechercher un travail dans le secteur non syndicalisé. Cet affiux de
demandes y entraîne une baisse du taux des salaires jusqu'à ce que les
conditions du plein emploi y soient retrouvées. Résultat: on a deux
secteurs, avec deux taux de salaires différents, mais un taux de chô-
mage finalement inchangé.
Cependant, cet écart de salaires crée une opportunité de profit.
Des travailleurs du secteur protégé sont attirés par les hauts salaires
pratiqués dans l'autre. Ils préfèrent y rester plus longtemps au chô-
mage plutÔt que de prendre un emploi dans le secteur moins bien
rémunéré, parce qu'ils attendent qu'un emploi éventuel s'y libère. De
même des gens qui ne se manifestaient pas encore sur le marché du
travail parce qu'ils n'étaient pas satisfaits des rémunérations propo-
sées, sortent de leur réserve et gonflent la file d'attente de ceux qui
viennent s'inscrire au chÔmage dans l'espoir de trouver un jour un
emploi dans le secteur où les salaires sont les plus élevés. En résultat,
on a bien deux niveaux de salaires différents. Mais, en contrepartie,
LES SYNDICATS SONT-ILS UTILES? 75

on a aussi la formation de files d'attente, avec des probabilités diffé-


rentes de trouver l'emploi recherché.
Le secteur syndicalisé étant selon toute vraisemblance celui où les
barrières :l l'entrée sont les plus importantes, donc aussi celui où le
taux de rotation des emplois est sans doute le plus faible, il se peut que
l'écart apparent des rémunérations offertes ne corresponde pas :l une
différence significative des revenus réellement attendus par des
agents économiques. Dans ce cas, la présence d'un écart de salaire
important et durable peut être interprétée non pas comme le produit
de deux rapports de force différents liés :l la présence ou non d'un
pouvoir syndical fort, mais comme la contrepartie au niveau des
salaires de la coexistence de deux marchés du travail caractérisés par
des variables institutionnelles différentes: sur l'un, les rémunérations
sont peut-être plus basses, mais cela est compensé par une rotation
plus rapide des emplois et une probabilité plus grande pour chaque
demandeur d'emploi d'accéder au travail qu'il convoite; sur l'autre,
les salaires sont plus élevés, mais cet avantage se trouve réduit par la
probabilité plus faible pour chaque demandeur d'obtenir l'emploi
qu'il recherche.
Les données fournies par Freeman et Medoff ne tiennent malheu-
reusement pas compte de cette hypothèse.

Le coat économtque du monopole syndical est beaucoup plus élevé


qu'Ils le disent

Freeman et Medoff estiment :l 0,24 % du Produit national brut la


perte sociale totale liée :l la présence de monopoles syndicaux. Ce
chiffre paraît bien faible.
La figure (p. 77) fait apparaître, sur l'axe vertical, le salaire
maximal que les employeurs 1, 2, 3 ... sont prêts :l offrir, ainsi que le
salaire minimal que les travailleurs a, b, c... exigent pour abandonner
leurs autres activités et prendre les emplois salariés qui leur sont ainsi
offerts. L'axe horizontal représente les embauches. Les particuliers
classent par ordre décroissant les rémunérations maximales offertes
par les différentes firmes, cependant que les employeurs font
l'inverse: ils y classent par ordre croissant les rémunérations mini-
males exigées par ceux qui postulent aux emplois qu'ils offrent.
76 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

Le salaire maximal qu'une firme est prête à payer est déterminé


par la valeur de la productivité marginale d'une embauche. Celle-ci
dépend, d'une part de la productivité de la firme (c'est-à-dire sa
capacité à combiner les facteurs de production de façon à obtenir un
produit le plus élevé possible pour le coût le plus faible); d'autre part
du prix du produit sur le marché. La firme peut payer des salaires éle-
vés soit parce qu'elle est très efficace sur un marché très compétitif;
soit parce que, même si elle n'est pas très efficiente, elle bénéficie sur
le marché d'une position de monopole.
De la même manière, le salaire minimal exigé par les employés
est déterminé par les préférences des individus et le revenu alternatif
qu'ils sont susceptibles d'obtenir dans une activité non salariée.
L'intérêt de chaque firme est d'embaucher l'individu qui, pour
des qualités identiques, présente les exigences les plus faibles. En
agissant ainsi, elle pourra capter le maximum de «gains à
l'échange ». (Le «gain à l'échange» est la différence entre le prix que
l'on est prêt à payer et le prix que le marché vous impose effective-
ment de débourser.) Selon le même principe, celui qui cherche un
emploi a intérêt à se faire embaucher par l'entreprise qui offre le
salaire le plus élevé. Par exemple, les individus e, J, et g pourraient se
faire embaucher par les firmes 1, 2 et 3 (qui sont prêtes à offrir des
rémunérations plus élevées que les sommes qu'eux-mêmes réclament
au minimum). Mais ils sont en concurrence avec a, b, c, et d qui se
montrent a priori moins exigeants. Si elles en ont la possibilité, les
firmes 1, 2 et 3 leur préféreront leurs concurrents. Les firmes 5, 6 et 7
pourraient réaliser d'importants bénéfices en embauchant les indivi-
dus a, bet c; mais elles sont en concurrence avec les firmes 1, 2, 3 et 4
qui, elles, sont prêtes à offrir davantage pour attirer à elles ces
salariés.
Lorsqu'il y a concurrence, les entreprises sont dans l'incapacité
de s'approprier la totalité des « gains à l'échange» disponibles. La
firme 1 voudrait embaucher l'individu a. C'est avec lui qu'elle réalise-
rait le gain à l'échange le plus élevé. Mais cet individu apprend que la
firme 4 a accepté d'embaucher d pour un salaire quatre fois plus
élevé. Il exige la même chose. La firme 1, plutôt que de se voir privée
de ses services accepte, et réalise néanmoins encore un «gain à
l'échange» substantiel. Même chose avec les travailleurs b et c, ainsi
LES SYNDICATS SONT-ILS UfILES ? 77

que les firmes 2 et 3. Finalement, les firmes 1, 2, 3 et 4 embaucheront


les ouvriers a, b, cet d au même salaire qui correspond, d'une part, à
la rémunération maximale que la firme 4 était prête à payer; d'autre
part, au salaire minimal que le travailleur d exigeait pour accepter de
quitter son activité présente pour un emploi salarié. C'est l'offre de la
firme « marginale» qui, en définitive, impose son prix au marché, et
interdit aux employeurs de capter pour leur compte exclusif
l'intégralité des «gains à l'échange ». La concurrence conduit à ce
que les «gains à l'échange» disponibles seront partagés entre les em-
ployeurs et les salariés embauchés.

-
Salaires
1
max. 1 r--- OH.e
9
A

B 1
2

G MIN
"1-, 1 0
f
1
~-+
c 1
3

K
e
1
-i 1

+--i
H 4
Vc 4
d
D 1 1 L 1 1

--+-
E 1 J
c
1 1
5

-i
1
6 ~-

F
b +-+-
1 1 1
6

min. 7
a
.-
--+-+-+-- Demande

o a
: b c
: d
1
e
1 1
9 Embauches

Le marché du travail

Sachant que c'est le salaire 4 qui, sous les effets de la concurrence


s'impose au marché, la part des «gains à l'échange» captée par les
salariés est égale à sa somme D + E + F + 1 + J + L O'écart entre le
salaire effectivement versé également à tous et le salaire minimal
exigé au départ par chacun). La part des employeurs, elle, est repré-
sentée par la somme A + B + C + H + G + K (l'écart entre le salaire
effectivement versé par les entreprises à tous les travailleurs et le
salaire maximal que chacune était a priori disposée à offrir). Ce
78 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

salaire 4 est celui qui maximise la somme des gains à l'échange, tant
pour les salariés que pour l'ensemble des entreprises.
Résultat: l'embauche des entreprises se limitera aux travailleurs
a, b, c et d. En revanche, e, Jet g ne trouveront pas d'emploi (aux
conditions minimales qu'ils demandent). Parce qu'elles ne peuvent
offrir au maximum que des salaires inférieurs au prix imposé par le
marché, les firmes S, 6 et 7 seront contraintes de se retirer.
Imaginons maintenant qu'intervienne un syndicat qui fait pres-
sion sur les pouvoirs publics pour que soit imposé aux entreprises un
salaire minimal égal au salaire 2 de l'échelle verticale. Ce salaire
dépasse ce que les firmes 3 et 4 étaient en mesure d'offrir à leurs sala-
riés. Elles aussi doivent se retirer du marché. Mais, en agissant ainsi,
elles suppriment les emplois c et d.
A ce nouveau salaire, la part des «gains à l'échange» captée par
le secteur des entreprises Oeurs profits) diminue d'une somme égale à
la somme B + C + G + H + K. La part des «gains à l'échange» captée
par les salariés (dans leur ensemble) augmente de la somme
B + C + G + H. On constate que ce que perd le secteur des entreprises
n'est pas intégralement récupéré par les salariés. Le total des «gains à
l'échange» partagés entre les deux parties est diminué de la somme
K + L. Celle-ci est perdue pour tout le monde. Elle représente le
«coût social» qui résulte de l'activité corporative du syndicat. Les
travailleurs a et b bénéficient tous deux d'un revenu plus élevé. Mais
l'élimination des firmes 3 et 4, et le non-emploi des ouvriers c et d, se
traduisent au niveau de la collectivité par une «perte sociale» que
Freeman et Medoff estiment, pour l'économie américaine, à
0,24 % du PNB.
Cette façon de comptabiliser le «coût social» des syndicats est
cependant erronée. Elle suppose que le syndicat atteint son objectif
«sans coûts». Ce qui est une absurdité.

La rente apportée par l'entente syndtcale est gasptllée en tnvesttsse-


ments vtsant a la protéger

Au salaire de niveau 2, les travailleurs c, d et e seraient eux aussi


preneurs d'un emploi dans les firmes 1 et 2. Pour y prendre la place
de a et b, ils seraient même prêts à se contenter d'un salaire minimal
LES SYNDICATS SONT-ILS unLES ? 79

de niveau 3. Le fait que le syndicat obtienne des pouvoirs publics le


vote d'un salaire minimal de niveau 2 représente pour eux un coût en
termes d'opportunités de gains dont ils se trouvent ainsi privés. Le
syndicat court le risque qu'un homme politique en mal de clientèle ne
s'intéresse à leur problème et ne les aide à obtenir une législation qui
leur serait plus favorable qu'aux intérêts visés par a et b. Comment
ces derniers peuvent-ils s'en préserver?
La réponse consiste pour a et b à « acheter» le consentement de
C, d et e en obtenant de la collectivité qu'elle les « indemnise» pour
un montant égal aux sommes perdues. Le coût de leur exclusion
comme conséquence des activités du syndicat est représenté par la
somme M + K + L + N + P + O. Elle est inférieure au total des «gains à
l'échange» encaissés par a et b à la suite des actions corporatives de
leur entente (B + C + D + E + F + G + H + 1 + D. Ces derniers peuvent
donc accepter de consacrer une somme au maximum équivalente à
M + K + L + N + P + 0 (soit la surface B + C + D +G + H + D pour obte-
nir des pouvoirs publics une opération de transfert au profit de C, d et
e au moins égale à ce montant. Une fois cette opération de redistri-
bution réalisée, ils ont en contrepartie l'assurance que C, d et e ne
gagneraient rien à contrer l'action de leur syndicat; et ils conservent
tout de même un «bonus» représenté par E + F +J.
Faisons maintenant le bilan de la séquence d'événements consé-
cutive à l'intervention du syndicat organisé par a et b. Au lieu que a,
b, cet d occupent un emploi- salarié, seuls a et b sont employés. Leur
revenu apparent est plus élevé que ce qu'aurait été le niveau d'un mar-
ché libre. Mais leur revenu net (des efforts déployés pour « acheter»
le consentement des salariés exclus du marché par leur entente)
s'avère en définitive inférieur. D'après Gordon Tullock, ce sont ces
sommes investies dans l'action syndicale et politique pour n'obtenir
qu'un transfert finander équivalent au bénéfice de c, d et e, qui for-
ment le véritable « coût sodal » de l'action syndicale [188, 101, 155J.
Si l'on reprend les chiffres cités par Freeman et Medoff (un écart
de salaires entre secteurs syndicalisés et non syndicalisés de l'ordre
de 20 %; une réduction du volume des effectifs employés de l'ordre
de 13 %; un taux de syndicalisation moyen de 25 %; une masse sala-
riale égale aux trois quarts du PNB; enfin un produit national brut de
3069 milliards de dollars en 1982), on obtient un «coût social»
80 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

estimé à 4 % du PNB - ce qui est très supérieur aux 0,24 % calculés par
les deux auteurs.

Dans ce qui précède, nous avons supposé que les travailleurs


étaient parfaitement identiques et substituables entre eux. C'est le fait
qu'une firme peut indifféremment embaucher l'un ou l'autre qui
contraint le syndicat formé par a et b à « acheter» la coopération des
autres travailleurs dont le comportement pourrait empêcher leur
entente d'atteindre ses objectifs. Une autre stratégie ouverte à a et b
serait de convaincre leurs employeurs qu'ils sont tellement différents
de C, d et e que leur intérêt est de ne les remplacer qu'en cas de départ
à la retraite ou de démission volontaire. Mais là encore, cette straté-
gie n'est pas « gratuite». Le syndicat investira dans tout ce qui aug-
mente la différence observable entre a et b d'une part, et les autres
salariés (dépenses de formation, procédures d'apprentissage, exi-
gence de diplômes délivrés par les professionnels du métier, accrois-
sement de la part d'investissements spécifiques en capital humain liés
à la firme, etc.). A la limite, le syndicat y investira l'équivalent de ce
qui est nécessaire pour obtenir le consentement des autres à la survie
de son entente ((B + C + D + H + 1 + J).
Cependant, les seuls ouvriers a et b présents dans les entreprises 1
et 2 au moment de la formation de l'entente syndicale bénéficieront
pleinement de ses avantages. Lorsqu'ils prendront leur retraite, leurs
successeurs devront à nouveau «racheter» le silence de leurs concur-
rents. Mais auparavant, comme le nombre de candidats à la succes-
sion est plus grand que le nombre d'élus, la concurrence imposera à
chacun de faire l'effort de certains investissements susceptibles
d'orienter le choix des employeurs. Chacun y consacrera l'équivalent
de la «rente» économique résiduelle qu'il peut espérer de la protec-
tion du syndicat. A la limite, la concurrence pour entrer sous le
parapluie du cartel syndical ramènera la rémunération finale des
salariés a et b au niveau d'un salaire 6, ne leur laissant comme «gains
à l'échange» réels que le seul espace F. Leur situation sera plus mau-
vaise qu'elle n'aurait été si on avait librement laissé jouer le jeu du
marché.
Toutes ces dépenses non productives investies par les salariés
dans l'espoir de capter la «rente» économique attendue de la
LES SYNDICATS SONT-ILS UTILES? 81

présence d'un syndicat, représentent un formidable gaspillage


collectif, beaucoup plus élevé que le chiffre modeste avancé par les
deux auteurs américains. Et cela en définitive pour des gains corpo-
ratifs illusoires, car impossibles à maintenir dans le long terme.

L'escroquerie de l'effet-productlvIM

Lorsque le salaire augmente, la firme, pour maximiser son profit


(ou minimiser ses coûts), cherche à égaliser la valeur de la producti-
vité marginale du travail par franc dépensé, à celle des autres facteurs
de production. En conséquence, si la productivité marginale des
autres facteurs est inchangée, il lui faut, après une augmentation de
salaire, obtenir une élévation de la productivité marginale du travail.
Elle cherchera à obtenir le même supplément de production avec
moins de travailleurs, l'opération se traduit par une réallocation de
ressources entre différents facteurs de production, sans que
l'augmentation de la productivité du travail se traduise par une aug-
mentation de la production totale, ni même une réduction des coûts.
n y a seulement un effet de substitution qui soit à l'œuvre.
Cette remarque donne la clé de l'erreur que Freeman et Medoff
commettent lorsqu'il déduisent de la présence d'une corrélation
positive entre le taux de syndicalisation et la productivité du travail, la
conclusion que l'activité corporative des syndicats favoriserait le pro-
grès technique. Ils supposent que les gains de productivité ainsi
observés correspondent à un déplacement de la courbe de demande
de travail, alors qu'en réalité il s'agit d'un simple «effet de substitu-
tion» (c'est-à-dire un déplacement le long de la courbe de demande
de travail).
Si, en effet, il suffisait d'augmenter le prix d'un de ses facteurs
pour que l'entreprise augmente sa productivité globale, on aurait
alors le secret de la croissance : il suffirait d'imposer aux entreprises
des charges toujours plus élevées pour obtenir le résultat désiré. C'est
clairement absurde. Le fait que la firme réorganise l'affectation de ses
ressources en procédant, dans sa fonction de production, à la substi-
tution d'un facteur à un autre, n'est pas un signe de progrès. Obtenir
le même supplément de production avec moins de salariés n'a pas la
82 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

même signification économique que le fait d'obtenir un produit plus


élevé avec le même nombre d'employés.
Une autre version du même argument est celle dite de 1'« effet de
choc sur l'encadrement». Le syndicat aurait un effet positif sur la pro-
ductivité du fait des conséquences stimulatrices que sa présence
entraînerait au niveau de l'encadrement. Pour reprendre la termino-
logie si spéciale de Harvey Liebenstein, l'irruption d'un syndicat dans
la vie d'une entreprise aurait pour conséquence d'y provoquer une
diminution de 1'« inefficience X» (111).
Cette vision est clairement incompatible avec les faits observés.
L'idée que la présence d'un syndicat stimulerait l'activité de
l'encadrement et contribuerait ainsi ~ améliorer les relations de
coopération au sein du personnel est incompatible avec
l'observation de nombreuses pratiques syndicales (telles que, par
exemple, l'opposition des syndicats au contrôle des performances,
ou encore leur attitude restrictive dès lors qu'il s'agit d'introduire de
nouvelles innovations techniques). Il ne semble guère que leur
présence soit conçue aux fins d'aider l'encadrement ~ mieux faire son
travail.
Un élément statistique, relevé par Freeman et Medoff eux-
mêmes, rend apparent le caractère scientifiquement fantaisiste de
cette hypothèse. Il s'agit de la corrélation négative entre
syndicalisation et taux de profit. Si l'effet du syndicat est d'améliorer
la productivité de l'entreprise comme le ferait le progrès technique,
les profits ne devraient pas diminuer, mais au contraire augmenter.
Non seulement la rentabilité moyenne devrait s'améliorer, mais cela
devrait également s'accompagner d'une augmentation de l'emploi
pour le niveau de salaire négocié par le syndicat. S'il était efficace, le
syndicat contribuerait ~ déplacer la courbe de productivité marginale
vers la droite. Les travailleurs syndiqués associés ~ la même quantité
de biens d'équipement seraient plus productifs que le même nombre
de travailleurs non syndiqués associés ~ la même quantité de capital.
Les profits seraient alors nécessairement plus élevés. Or c'est précisé-
ment la relation inverse que font apparaître les recherches empi-
riques de Freeman et Medoff.
Le raisonnement théorique, ainsi qu'on l'a vu dans les pages pré-
cédentes, montre clairement qu'une des conséquences normales de
LES SYNDICATS SONf-ILS lITILES ? 83

l'entente syndicale doit être la baisse de la rentabilité du capital


investi par les actionnaires de la firme. Les preuves empiriques sont,
sur ce point, dépourvues d'ambiguité. Elles sont confirmées non
seulement par les travaux de Freeman et Medoff, mais aussi par ceux
de Clark, ou encore de Ruback et Zimmerman [39, 1671. Toutes les
études révèlent une chute significative des profits consécutive à la
progression de l'influence des syndicats dans une industrie.
Si Freeman et Medoff avaient raison, la courbe de demande de
travail des firmes syndiquées devrait se déplacer vers la droite. Pour
un même nombre de salariés, la productivité marginale devrait être
plus élevée dans le secteur syndicalisé que dans l'autre. De même
pour les profits. Pour un plus grand nombre d'embauches au salaire
désiré par l'entente, les profits devraient être aussi élevés qu'en situa-
tion de concurrence. Or tout cela est visiblement incompatible avec
les observations empiriques rassemblées à ce jour.
C'est donc que Freeman et Medoff se trompent. Ils méprennent
un déplacement de la courbe de travail pour un déplacement le long
de la courbe.

Des faIts statistiques compattbles avec une autre Interprétatton du


rôle des syndIcats

Freeman et Medoff présentent toute une série de faits statistiques


dont beaucoup sont incontestables. Ils en tirent une série de conclu-
sions corroborant, pensent-ils, leur modèle d'exit and volee. Mais la
plupart de ces données empiriques ne sont pas décisives car elles
peuvent facilement être réintégrées dans un modèle classique analy-
sant le syndicat comme un « cartel».
Prenons, par exemple, la moindre rotation de la main-d'œuvre
dans les firmes syndicalisées. Freeman et Medoff l'interprètent,
comme l'indice d'un meilleur climat social, la preuve de ce que le
syndicalisme améliorerait les conditions du dialogue entre la maîtrise
et le personnel. Mais il est tout aussi possible de soutenir que cette
moindre mobilité est en réalité quelque chose qui est recherché par le
syndicat, dans l'intérêt même de sa survie et des intérêts personnels
qu'il sert.
84 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

Lorsqu'un salarié syndiqué s'en va, pour cause de mise à la


retraite ou par décision personnelle, l'entreprise cherche à le
remplacer. Or, une conséquence de l'action restrictive du syndicat
est qu'à chaque fois que les entreprises du secteur syndicalisé
recrutent, elles trouvent en face d'elles toujours davantage de
candidats qu'il y a de places disponibles. La préoccupation du
syndicat est donc de faire en sorte que les employeurs ne profitent pas
de cette position pour réviser leurs conditions de salaires. En général
il y réussit fort bien. Mais plus la rotation de la main-d'œuvre est
forte, plus c'est difficile et coûteux. Toutes choses égales d'ailleurs, le
syndicat maintiendra d'autant plus aisément sa cohésion face aux
pressions du marché, que la mobilité de la main-d'œuvre dans les
firmes soumises à son influence est faible. Autrement dit, le syndicat
a tout intérêt à faire ce qu'il peut pour abaisser le taux moyen de
rotation du personnel dans les entreprises qu'il contrôle.
Nous avons signalé que les recherches de Freeman et Medoff
confirmaient que l'influence du syndicalisme allait généralement de
pair avec des clauses contractuelles avantageant davantage les plus
anciens dans l'entreprise. Cette observation est parfaitement cohé-
rente avec le souci des syndicats de réduire la mobilité. Une manière
d'y arriver est de privilégier les travailleurs les moins mobiles, c'est-
à-dire les anciens. Par exemple en favorisant le principe de
l'ancienneté dans la détermination des hiérarchies salariales.
De la même façon, nous avons vu que c'est dans les secteurs syn-
dicalisés que les avantages en nature sont proportionnellement les
plus élevés. C'est logique. Un avantage en nature est spécifique à la
firme. Il représente souvent un investissement que l'employé a peu de
chance de retrouver de manière identique dans une autre firme. Si
l'objectif du syndicat est de freiner la mobilité naturelle des travail-
leurs, son souci sera d'obtenir une part d'avantages en nature la plus
élevée possible.
Selon le même principe, il faut s'attendre à ce que les syndicats
s'opposent aux horaires flexibles ou « à la carte», à la multiplication
des contrats « à temps partiel», ou encore aux cumuls d'emplois
individuels; et donc que leur fréquence soit moins répandue dans les
secteurs syndicalisés. Cette attitude s'explique aisément. Des horaires
libres compliquent le travail de contrôle et de prise en main du
LES SYNDICATS SONT-ILS UTILES? 85

personnel par les militants syndicaux. La multiplication des contrats


«à temps partiel» crée une population peu concernée par les
« conquêtes» du syndicat.
Ces préférences syndicales rejoignent l'intérêt des entreprises.
Pour des raisons fiscales, celles-ci préfèrent, si elles le peuvent, et si
cela ne gêne pas leur politique de recrutement, augmenter la part des
avantages collectifs en nature au détriment des rémunérations moné-
taires. C'est autant de moins qu'elles paient en impôts. De la même
façon, il est souvent de l'intérêt de l'entreprise de réduire le taux de
rotation de son personnel. Toute embauche d'un nouveau travailleur
en remplacement d'un ancien se traduit en effet par une série de coûts
fixes qui pourraient être évités. Pour cela elle aussi cherche à
s'attacher les anciens en leur offrant des avantages dont le personnel
ne peut jouir qu'en restant fidèle à leur entreprise (par exemple la
possibilité de prendre sa retraite dans un établissement spécialisé
financé par l'employeur).
L'hypothèse du « syndicat-cartel» laisse cependant penser que
c'est dans les secteurs où l'influence des syndicats est la plus forte que
ces comportements de l'employeur seront les plus marqués, Or, c'est
précisément ce que confirment les données empiriques de Freeman
et Medoff.
Reprenons leur thèse selon laquelle la moindre fréquence des
démissions d'employés dans les secteurs syndicalisés serait la preuve
de ce que la présence des syndicats y est un facteur favorable à la pro-
ductivité. Ayant noté que c'est dans les entreprises les mieux syndi-
quées que les travailleurs expriment verbalement le taux d'insatis-
faction le plus élevé, ils interprètent ce paradoxe en supposant que
l'indice de satisfaction véritable des employés dans l'entreprise
s'exprime prioritairement par leur attitude vis-à-vis de la mobilité,
alors que leurs réponses verbales ne sont qu'un instrument de
surenchère servant à faire pression sur la direction pour en obtenir
des avantages matériels accrus.
En fait, il n'est nul besoin de telles contorsions intellectuelles
pour rendre compte de l'observation simultanée de ces deux résul-
tats. Le taux de démission n'est pas un indicateur de satisfaction, mais
un comportement. On peut très bien être fort insatisfait de son
emploi, et malgré tout y rester. Démissionner présente en effet un
86 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

«coût d'opportunité». Ce coût est d'autant plus fort que le salaire


associé à l'emploi présent est plus élevé par rapport à celui que l'on
sait pouvoir obtenir ailleurs. Comme les rémunérations réelles du
secteur syndicalisé Cy compris les avantages collectifs en nature) sont
en principe plus élevées que celles des secteurs où les syndicats sont
moins implantés, il en résulte que c'est dans ces secteurs que le coût
de quitter l'entreprise est lui-même le plus important, quel que soit le
degré de satisfaction réelle que le salarié éprouve dans son emploi.
Les deux observations enregistrées par Freeman et Medoff ne sont pas
incompatibles. Le paradoxe n'existe que dans leur tête. Cette contre-
interprétation se trouve confortée par le fait que c'est bel et bien dans
les secteurs les plus syndiqués que, comme on pourrait logiquement
s'y attendre, le taux d'absentéisme est le plus fort. Si l'absentéisme
n'a jamais été un signe de grande productivité, il n'a jamais non plus
été un signe particulier d'épanouissement dans le travail. C'est bien la
preuve que l'interprétation donnée par Freeman et Medoff est contes-
table.

Aucune preuve de la supériorité de leur modèle, au contratre

Si l'on assimile le syndicat à un cartel, il est clair que son intérêt


est de rendre l'offre comme la demande de travail les moins élas-
tiques possibles, Une technique pour atteindre cet objectif consiste à
obtenir des employeurs qu'ils pratiquent le moins possible une poli-
tique de salaires fondée sur la promotion individuelle.
L'évaluation individuelle permet en effet à l'entreprise de désoli-
dariser les individus et, en quelque sorte, de les « acheter» par une
politique astucieuse de salaires «au mérite». L'employeur favorisera
davantage les salaires de ceux qui n'appartiennent pas au syndicat.
Même si ces promotions sont justifiées par des différences person-
nelles de productivité, celles-ci étant difficilement mesurables, le
syndicat les dénoncera comme l'expression d'une politique de favo-
ritisme, éthiquement condamnable. Pour maintenir son pouvoir sur
le personnel, le syndicat a intérêt à imposer à l'employeur un mode
de rémunération lié à la nature du poste de travail, et non à la pro-
ductivité individuelle de chaque salarié.
LES SYNDICATS SONT-ILS urILES ? 87

Dans cette politique, le syndicat recevra l'appui des salariés les


moins productifs. Ce mode de rémunération présente en effet
l'avantage de rendre l'origine des différences de salaires, et donc leur
justification, plus transparente. La tendance de l'évolution sera de
ramener la dispersion des salaires au sein d'un même établissement,
ou d'une même firme, vers la médiane des rémunérations. Ce que
confirment les recherches de Freeman et Medoff dont les données
statistiques établissent que la présence des syndicats est positivement
corrélée avec une moindre dispersion des salaires.
Pour les deux économistes américains, c'est la conséquence de ce
que le syndicalisme renforce la cohésion sociale de l'entreprise. Une
autre manière de voir les choses est de considérer qu'il s'agit là d'un
dispositif dont l'avantage est d'améliorer les moyens de contrôle et
de discipline du syndicat, notamment en renforçant au sein du per-
sonnel la solidarité des groupes les moins efficaces contre les plus
productifs.
Dernier exemple, le comportement conjoncturel des firmes
américaines. Ainsi que nous l'avons déjà évoqué, les travaux de
Freeman et Medoff montrent que la syndicalisation conduit
l'entreprise à préférer l'ajustement par la mise au chômage de ses
éléments les plus jeunes, plutôt que par le partage par tous d'un
nombre réduit d'heures de travail. Ce choix est bien dans la logique
d'un comportement de cartel qui conduit à sacrifier les salariés les
plus jeunes, les plus récents et les plus mobiles, aux intérêts des plus
anciens.
Au total, l'ouvrage de Freeman et Medoff relève de deux lectures.
D'un côté, il y a l'ensemble de faits et de données statistiques qui
résume de manière remarquablement documentée tout ce que la
recherche économique a accumulé concernant l'effet des syndicats
sur la gestion des entreprises. De l'autre, il y a un modèle
d'interprétation dont la structure logique est contestable.
A la différence du modèle classique qui assimile le syndicat à une
entente, Freeman et Medoff présentent une thèse qui n'élimine pas
d'emblée la possibilité pour le syndicalisme de rendre des services
positifs à la collectivité. C'est leur droit. Mais, pour être entièrement
convaincants, il leur aurait fallu répondre à deux exigences. La pre-
mière : présenter un modèle dont toutes les conclusions correspon-
88 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

dent aux données empiriques rassemblées; or, ainsi que nous l'avons
vu, ils n'y réussissent qu'au prix de quelques grossières erreurs
d'analyse théorique (comme à propos de la relation producti-
vité/profit, ou encore la confusion entre déplacement d'une courbe
de demande et déplacement sur la courbe). La seconde: compléter
par une réfutation de la théorie adverse du « syndicat-cartel» en en
recherchant des conclusions qui seraient incompatibles avec leur
propre analyse, et en contradiction avec les faits rassemblés; or toute
cette partie est absente.
Voilà pourquoi, entre autres raisons, leur ouvrage est à prendre
avec de sérieuses réserves. Il ne contient rien de décisif qui impose de
rejeter définitivement l'hypothèse classique que le syndicat est
d'abord et avant tout une organisation corporative entraînant des
effets négatifs sur l'efficience du système économique. Correctement
analysé, il semble même que son contenu empirique en renforce
plutôt la solidité.

n y a ententes et ententes

L'insistance de l'approche économique traditionnelle à ne voir


dans le syndicat qu'un «mal public» (au lieu du «bien public» que
croient y déceler Freeman et MedofO se heurte à l'objection que les
ententes et les cartels d'entreprises sont parfois de bonnes choses.
Bien que ce ne soit pas le cas de la législation, de plus en plus
d'économistes admettent que, si les ententes et cartels existent de
manière aussi fréquente, c'est qu'ils doivent avoir une fonction éco-
nomique positive, et servir le consommateur. Il existe aujourd'hui
tout un pan de l'économie industrielle qui, à propos de l'analyse des
phénomènes d'intégration ou de semi-intégration verticale (fran-
chises, concessions, fusions, joint-ventures, etc.), réhabilite le rôle
des ententes. L'entente, le cartel, la joint-venture seraient des pro-
cédés par lesquels deux ou plusieurs entreprises cherchent à identifier
les économies d'échelle, les complémentarités ou les synergies
diverses qui pourraient les rapprocher (et éventuellement justifier
ultérieurement une fusion). Dans cette optique, les ententes s'ins-
crivent dans la double démarche de concurrence et de coopération
qui caractérise le fonctionnement d'un marché libre.
LES SYNDICATS SONT-ILS t.mLES ? 89

L'idée de cette approche est qu'il n'y a pas de différence de nature


fondamentale entre une entente, un mariage d'entreprises (fusion),
et la création d'une seule firme. Ce ne sont que l'expression de degrés
différents dans une même démarche. Dans les trois cas, il s'agit de
formes d'organisations qui sont toutes le résultat d'accords contrac-
tuels volontaires, et dont la finalité ne peut donc être que d'exploiter
des «gains il l'échange» non encore réalisés.
Il est alors tentant de considérer que ce qui s'applique aux firmes
industrielles et commerciales doit aussi être valable pour les « enten-
tes» de travailleurs. Pourquoi n'y aurait-il pas aussi des ententes syn-
dicales qui soient économiquement «efficientes»? C'est dans cette
optique que se situe la démarche de Freeman et Medoff.
Raisonner ainsi revient cependant il négliger une différence de
nature essentielle entre les deux institutions. Dans l'entente entre
deux firmes, l'objectif recherché est toujours de découvrir une meil-
leure combinaison des ressources qui permette d'obtenir un résultat
plus rentable, donc plus efficient. Dans l'entente entre travailleurs,
rien de cela. Le but du syndicat n'est pas d'assortir les travailleurs de
manière que leur coopération avec la direction de la firme permette
de produire plus ensemble que séparément. Cette fonction est celle
qui revient normalement il l'encadrement (ou au management, pour
utiliser un terme plus moderne). Si vraiment les syndicats remplis-
saient ce rôle, les entreprises n'auraient pas besoin de recourir il
l'embauche de personnels d'encadrement. Il leur suffirait de contrac-
ter avec la « firme-syndicat ». Qu'elles ne le fassent pas, et qu'elles
ressentent quand même la nécessité de rechercher des services
d'encadrement, indique que tel n'est certainement pas le but de
l'entente syndicale. Celle-ci poursuit d'autres fins. C'est cette simple
constatation de bon sens qui rend suspecte une théorie qui veut
absolument démontrer le contraire.
90 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

Annexe au chapitre 2

pourquot le décltn du syndtcaltsme?

Qui adhère au syndicat? Le profil de ceux qui appartiennent A une


entente peut nous en révéler infiniment plus sur les attentes des travailleurs A
l'égard des syndicats que n'importe quel autre fait.
Pour mieux comprendre les raisons pour lesquelles les individus se
syndiquent, ainsi que les raisons de la baisse progressive depuis les années
60, puis brutale au moment de la crise économique des années 70, du taux
de syndicalisation dans la plupart des pays occidentaux, nous utiliserons un
modèle simple d'offre et de demande d'adhésion syndicale.
Du côté de la demande, les employés sont motivés A se syndiquer si le
prix de leur activité syndicale est bas - c'est-A-dire si le montant des
cotisations, ainsi que le coût du temps consacré A des actions militantes,
restent suffISamment faibles. Toutes choses égales d'ailleurs, plus ce prix est
élevé, moins les individus seront tentés d'adhérer au syndicat.
Si, pour un même cOût global, les avantages attendus de l'adhésion sont
importants, ou si on note dans la population une modification des attitudes
plus favorable A l'action syndicale, le résultat sera un déplacement vers la
droite de la courbe de demande, et donc un accroissement, toutes choses
égales d'ailleurs, de la demande d'adhésions.
Du côté de l'offre, il faut remarquer que la révélation des préférences des
salariés ne vas pas sans coûts. De même il est coûteux d'organiser une
entente, de négocier des contrats, de faire la grève, etc. Le militantisme n'est
jamais gratuit (même si les gens ne sont pas rémunérés). Il existe donc
comme partout ailleurs une «courbe d'offre» qui traduit le dynamisme avec
lequel leaders syndicaux et militants vont travailler pour accroître le
recrutement de leur syndicat, et améliorer leur offre de services aux
adhérents; Plus la loi élève les barrières institutionnelles A la création et au
fonctionnement d'ententes syndicales, plus la courbe d'offre se déplacera
vers la gauche, entraînant, toutes choses égales d'ailleurs, une baisse du
nombre de travailleurs syndiqués. Même résultat, si les conditions
industrielles sont telles que les coûts d'organisation de l'action syndicale
dans un secteur donné sont naturellement élevés (industrie caractérisée par
exemple par un grand nombre de fU'mes dispersées).
LES SYNDICATS SONT-ILS UTILES? 91

Celui qui montre naturellement une forte aversion pour le risque, qui ne
s'attend pas à voir son profil de carrière s'améliorer dans un avenir
prévisible, qui préfère être rémunéré par des prestations non imposables,
dont le revenu est plutôt dans la partie de la distribution des revenus qui se
situe à gauche de la médiane, ou qui ne pense pas pouvoir retrouver
aisément un nouvel emploi en dehors de son travail actuel, est un candidat
idéal dont il est relativement facile d'obtenir l'adhésion. En effet, pour un
coût donné de l'adhésion et de l'action syndicale, l'avantage personnel
attendu de la syndicalisation est relativement élevé. Pour ce profil d'individu,
la courbe de demande se déplace vers la droite. C'est le cas, par exemple, du
travailleur manuel, qui n'est plus tout jeune, qui a déjà atteint le maximum de
ses espérances de salaires, et qui appartient à une catégorie professionnelle
dont la distribution des revenus est relativement peu dispersée. Ces
caractéristiques se retrouvent également dans le cas des minorités ethniques
immigrées, où l'expérience prouve que le taux de syndicalisation est
traditionnellement élevé.
En revanche, les femmes et les jeunes font un calcul différent. Les jeunes
ont par définition l'avenir devant eux. Leur profil de carrière et de revenu
n'est pas encore déterminé. Les femmes mariées, ou qui espèrent bientôt
l'être, cumulent au moins deux emplois - celui du marché du travail et celui
du marché du mariage. Les revenus en nature qu'elles retirent de leur mariage
ne sont pas imposables. Pour ces deux catégories de population, le gain
apporté par la syndicalisation est plus faible. La courbe de demande se
déplace vers la gauche.

Un changement de population salariée

En poursuivant ce type de raisonnement on fait apparaître qu'il est


normal que les syndicats soient plutôt plus puissants et mieux implantés
dans les zones où dominent les industries concentrées, avec des
établissements à effectifs salariés importants. C'est dans ce cas de figure que
les coûts d'organisation et de fonctionnement de l'entente ont en effet toutes
chances d'être les plus faibles.
Ce schéma relativement simple et standard peut être utilisé pour
expliquer les variations du taux de syndicalisation dans des pays comme la
France, les États-Unis ou la Grande-Bretagne.
Depuis vingt ans la plupart des pays industrialisés connaissent de
profonds changements dans la structure de leurs populations salariées. On y
note une plus grande proportion de jeunes, davantage de femmes marl€es,
de moins en moins d'ouvriers, mais de plus en plus de gens ayant fait des
études. Or il s'agit de catégories sociales pour qui les avantages de la
syndicalisation, toutes choses égales d'ailleurs, sont plutôt moindres.
92 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

Par ailleurs, la crise économique des années 70 a elle aussi réduit les
avantages attendus d'un syndicalisme militant.
Enfin, la structure industrielle a changé. La part des industries
concentrées dans la production industrielle a sensiblement diminué. Les
entreprises des secteurs en développement sont plus dispersées, leurs
établissements sont généralement plus petits, et elles exercent leurs talents
sur des marchés plus concurrentiels que la moyenne. L'élasticité de la
demande de travail y étant plus forte, les coûts d'organisation pour les
syndicats y sont plus élevés qu'ailleurs.
Il faudrait également mentionner l'évolution de la législation. Par
exemple, en Grande-Bretagne où le gouvernement a supprimé le système de
la closed shop, ainsi que tous les règlements publics dont l'effet était,
directement ou indirectement, de «subventionner» l'activité des syndicats
en en réduisant le coût d'établissement et d'adhésion.
Globalement, tous ces changements ont déplacé la courbe d'offre vers la
gauche. Le résultat est une chute importante du nombre de syndiqués dans
les économies occidentales.
Tout cela est évidemment très schématique et demanderait à être plus
approfondi. Mais ces quelques éléments permettent déjà de répondre à
Freeman et Medoff qui, à partir de l'expérience américaine, attribuent les
déboires du syndicalisme occidental à l'aggravation artificielle des obstacles
à l'extension du mouvement syndical dans les entreprises. En réalité,
l'essentiel du déclin s'explique vraisemblablement davantage par des
changements profonds intervenus du côté de la «demande de syndicat,.
plutôt qu'au niveau de l'offre.
Dans la mesure où elle a aggravé l'insécurité de l'emploi, la crise
économique des années 70 a sans doute ajouté beaucoup à la perte d'attrait
des syndicats.
Paradoxalement, la baisse des adhésions syndicales peut également
s'interpréter comme une rançon du succès des syndicats sur le «marché
politique", Dans la mesure où aujourd'hui la législation contraignante de
l'État se substitue de plus en plus à la protection du syndicat, il est inévitable
que moins de gens se sentent motivés pour mettre leur écot et leur temps à la
disposition des centrales ouvrières. Pourquoi payer des cotisations, ou
sacrifier du temps à l'activité syndicale si la plupart des objectifs qui
guidaient l'action des syndicats sont désormais inscrits dans la loi?
3

Droit du travail
ou droit au travail?

La Constitution du 4 octobre 1958 proclame solennellement son


attachement aux droits de l'homme et aux principes de la souveraineté
nationale tels qu'ils ont été définis par la déclaration de 1789,
confirmée et complét~e par le préambule de la Constitution de 1946.
Ce préambule précise trois choses:

1. Chacun a le devoirde travailler et le droit d'obtenir un emploi. ..


2. Tout travailleur participe par l'intermédiaire de ses délégués à la
détermination collective des conditions de travail ainsi qu'à la gestion
des entreprises ...
3. La nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à
leur développement ...

Que signifient des formules comme «Chacun a le droit d'obtenir


un emploi» 00 «le devoir de travailler »?
En Union soviétique, la Constitution de 1977 stipule en son article
60 : «Un travail dans une activité sociale utile est une obligation et
une affaire d'honneur pour tout citoyen apte au travail. »

Tout Soviétique en âge de travailler, ne justifiant pas d'une incapa-


cité totale ou temporaire doit travailler. Le manquement à cette
94 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

obligation est sanctionné par le Code pénal. Toute personne apte au


travail qui ne peut justifier d'un travail socialement utile pendant plus
de quatre mois par an tombe sous le coup des lois dites «anti-
parasites », et peut être internée dans un camp de travail.
La législation soviétique a au moins le mérite de la cohérence. Si
travailler est un devoir, il en découle ipso facto qu'en corollaire la
collectivité doit garantir à chacun un droit à l'emploi. Mais la seule
façon de conférer une expression concrète à ce droit est d'imposer
l'obligation légale à toutes les entreprises d'embaucher tout travailleur
qui se présente à leur porte. Ce faisant, deux libertés fondamentales
sont nécessairement compromises: celle de l'individu de ne pas tra-
vailler au salaire qu'on lui propose: celle de l'employeur de ne pas
embaucher celui dont il ne veut pas.
Nous ne sommes pas en Union soviétique. Mais une analyse
attentive des dispositions du Droit du travail montre qu'en réalité nous
n'y sommes pas dans une logique tellement différente. C'est plus une
question de degré, que de nature. Mais c'est fondamentalement la
même démarche d'esprit.
Le Code du travail édité par Dalloz cite un arrêt où la Cour de
cassation affirme: « La seule volonté des parties est impuissante à
soustraire un travailleur au statut social qui découle de l'accomplis-
sement de son travail. »
Ainsi donc, le statut du travailleur serait, en droit français,
prioritaire par rapport au contrat. Il s'agit d'une rupture radicale avec
toute la tradition classique du droit. Elle révèle un fait dont trop peu de
gens ont encore pris conscience. A savoir que le Code du travail et les
affirmations de la Constitution représentent non pas l'expression
d'une grande conquête sociale, mais au contraire un immense pas en
arrière vers une conception prérévolutionnaire du droit où l'individu
n'était même pas encore reconnu comme propriétaire de lui-même.
Il s'agit d'une véritable régression juridique et philosophique, d'une
authentique réaction intellectuelle (au sens fort du terme) qui ramène
aux statuts des compagnonnages ou des corporations du Moyen Age.
Comment une telle régression juridique a-t-elle été possible? Par
quels mécanismes a-t-elle réussi à s'insérer au cœur de nos dispositifs
juridiques? Telle est la question que nous nous posons.
DROIT DU TRAVAIL OU DROIT AU TRAVAIL? 95

La thèse que nous défendons est que ce n'est pas un hasard, ni le


produit accidentel de l'histoire des idées. Le Droit du travail n'est pas
du droit, au sens occidental classique du terme, parce qu'il n'a jamais
été conçu à cette fin. Le Code du travail n'est qu'une législation ad
hoc, conçue peu à peu au gré des contingences politiques, pour aider
les syndicats et les ententes corporatives

à préserver et renforcer leur pouvoir sur leurs membres afin d'empêcher


les coalitions de travailleurs d'éclater sous la pression des intérêts
individuels.

Traditionnellement, le droit a pour objet d'assurer la protection


des droits de propriété des individus, et de garantir à chacun la liberté
des contrats. Dans le droit du travail, il ne s'agit de rien de tout cela.
L'étude de ses dispositions révèle au contraire que sa véritable nature
est antinomique avec le respect de ces droits fondamentaux. S'il en est
ainsi c'est parce que le droit du travail est d'abord et avant tout un
droit partisan, un droit construit et conçu pour affirmer la
prééminence des intérêts d'organisations collectives ayant acquis un
certain pouvoir politique sur les droits des individus.

LE CONTRAT DE TRAVAIL
ET LE DROIT DE PROPRIttÉ SUR SOI

Dans la conception classique du droit, les droits qui naissent du


contrat de travail procèdent des droits individuels que chacun
possède naturellement - à commencer par le premier de tous les
droits, la première de toutes les libertés: le droit de propriété sur soi.
Même si l'expression est rarement utilisée et déplaît à certains
puristes, la liberté n'est pas autre chose qu'un droit de propriété sur
soi: sur son corps, ses membres, son esprit, ses idées, ses actes,
etc.; il en découle que tout homme est naturellement propriétaire de
ce qui constitue son «capital humain» - c'est-à-dire l'ensemble de
ses capacités. Compétences, dons, talents, connaissances et savoir-
faire accumulés au cours de sa vie, qui le rendent capable d'action
(notamment d'actes de production), et définissent sa personnalité.
96 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

Ce n'est pas aussi évident.


Des philosophes - comme l'Américain John Rawls - prétendent
au contraire que l'individu n'est pas «propriétaire» de ses talents,
mais que ceux-ci appartiennent à la collectivité; ce qui lui sert à
justifier les politiques modernes de redistribution [157].
Dans un État de droit (au sens classique du terme), chacun est libre
de décider d'exploiter ses dons et ses talents comme il le veut.
Certains choisissent de s'adresser directement au marché, comme le
font, par exemple, les artisans ou commerçants indépendants, ou
encore les membres des professions libérales. D'autres, au contraire,
préfèrent concéder à quelqu'un d'autre, pour une durée déterminée,
la gestion de la mise en œuvre de leur propre capital humain, en
échange d'une rémunération fixe déterminée à l'avance. C'est le
principe du contrat de salarié.
Dans ce cas, l'individu reste «propriétaire» de son capital
humain. A l'expiration du contrat, il récupère l'intégralité de ses
droits. Mais, entre-temps, il reconnaît à son employeur le droit de
gérer l'utilisation de ses capacités selon les modalités qu'il juge les
mieux appropriées, et sans que lui-même ne puisse lui opposer ses
propres préférences. Si l'employeur prouve qu'il a les capacités de
tirer de la gestion coordonnée du capital humain de plusieurs
employés un revenu de marché qui excède celui que ses employés
seraient par eux-mêmes capables de produire, il est de leur intérêt de
souscrire à ce type de contrat en échange de la perspective d'y obtenir
un revenu plus élevé.
Dans le contrat de travail, chacun est à la fois le débiteur et le
créancier de l'autre. L'employeur s'oblige à verser à son employé un
salaire fixe en contrepartie de l'attribution d'un droit de gestion prio-
ritaire sur l'utilisation de son temps. A l'inverse, l'employé s'oblige à
fournir à son employeur un certain service en contrepartie d'un
salaire. Dans cette optique, le contrat de travail est un accord qui
organise l'exercice des droits de propriété en codifiant les rapports
des hommes entre eux non pas quant aux choses (ce qui est le
domaine du droit des obligations), mais des services qu'ils se
rendent.
Ce type de contrat se heurte toutefois à certaines difficultés liées à
la nature même de cette machine biologique qu'est le corps humain.
DROIT DU TRAVAIL OU DROIT AU TRAVAIL? 97

Le problème des tnvesttssements « tncorporés il aux êtres humatns

Le premier tient au caractère spécifique des services rendus par les


êtres humains: ils sont par définition tncorporés à l'individu.
Les connaissances, les savoirs, les talents qui font le capital
humain de l'individu ont le plus souvent été acquis avant qu'il ne loue
ses services à un employeur. Mais ce «stock» n'est pas gelé une fois
pour toutes. Il ne cesse de s'enrichir des expériences quotidiennes.
L'employeur lui-même a intérêt à l'enrichir. Ses employés seront
d'autant plus productifs qu'il concourt à améliorer leur formation et à
faire progresser leur savoir-faire.
Les sommes dépensées par l'employeur à cet effet ont le caractère
d'un tnvesttssement. Il s'agit de dépenses faites dans l'espérance d'un
accroissement de ses gains futurs. Mais cet investissement présente un
trait particulier. Il est « incorporé» à la personne même de l'employé.
Si demain il décide de rompre son contrat et d'offrir ses services à une
autre entreprise, parce qu'on lui a par exemple demandé de réaliser
une tâche qui lui déplaît, son employeur se trouvera privé des
rendements dont il anticipait le bénéfice en retour des investissements
précédemment consentis pour enrichir la formation de son person-
nel. Investir dans l'enrichissement du capital humain de ses employés
est le plus souvent une nécessité, dictée par la concurrence. Mais, en
même temps, c'est une dépense «risquée ». Si rien ne permet d'atté-
nuer ce risque, ou de le compenser, les entreprises consacreront à la
formation et à l'enrichissement des connaissances ou des savoir-faire
de leur personnel moins que ce qui serait, du point de vue de la collec-
tivité, économiquement «optimal ». Cela se traduira par un «sous-
investissement », et un manque à gagner pour tous.
A l'inverse, l'entreprise est un lieu où les individus coopèrent à la
production d'un volume de biens supérieur à la simple addition de ce
qu'ils seraient capables de produire individuellement. Ce phénomène
résulte de l'apparition d'économies d'échelle, de gains liés à .la
spécialisation ou encore aux effets de complémentarité qu'apporte la
diversité des talents réunis. Mais ce n'est pas tout. Cette coopération
d'un grand nombre d'individus à un travail commun s'enrichit de la
98 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

production d'un capttal spécifique lié notamment aux habitudes et


aux efforts de travail qui unissent les membres du personnel.
Ce «capital spécifique» est un produit du travail en commun de
l'équipe, de la connaissance que chacun a des autres, de la façon dont
il s'intègre aux autres, et des efforts personnels qu'il consent pour par-
tager leur formation, s'associer à leurs objectifs, parler le même
langage, ressentir les mêmes priorités, etc. C'est aussi un investisse-
ment, mais un investissement indivisible. Tout le personnel y contri-
bue, mais personne ne peut définir avec précision quelle part il y
apporte.
La rémunération de chacun ayant été fixée à l'avance, sa caracté-
ristique est que les dividendes de cet investissement seront directe-
ment appropriés par l'employeur. Mais s'il en est ainsi, quelle
motivation chacun a-t-il à fournir cet effort? Quel intérêt chacun a-t-il
a «s'investir» personnellement dans l'entreprise et dans l'améliora-
tion de son image de marque?

Le problème des investissements spécifiques à l'entreprise

La nature du problème est la même que dans l'exemple précédent.


Faute d'un dispositif permettant de garantir à chacun un «droit de
propriété» sur les retombées futures de ses «investissements»
personnels, moins d'efforts seront consacrés par chaque employé à la
construction de ce capital commun qu'il n'en serait socialement
efficient.
Prenons, par exemple, un vendeur dans une surface de vente
spécialisée. Il est prêt à consacrer chaque soir quelques heures à
améliorer sa formation initiale. Quel choix va-t-il faire? L'intérêt de
tous serait que ces quelques heures soient de préférence consacrées à
l'acquisition d'un savoir directement utilisable dans l'exercice de ses
responsabilités professionnelles. Mais s'il quitte son poste pour aller
ailleurs, cet investissement risque de ne pas lui rapporter grand-chose
dans la mesure où il s'agit peut-être de connaissances si spécifique-
ment liées aux caractéristiques propres de son métier actuel qu'elles
n'améliorent en rien la valeur marchande de ses qualifications sur le
marché du travail. Dans ce cas, l'individu a plutôt intérêt à utiliser ces
quelques heures à l'acquisition d'une formation générale, indépen-
DROIT DU TRAVAIL OU DROIT AU TRAVAIL? 99

dante des besoins de son entreprise, sans aucun avantage pour


l'équipe où il travaille, mais qui est susceptible d'améliorer sa valeur
concurrentielle sur le marché de l'embauche. Si tous les employés
font le même raisonnement, la valeur productive de leur équipe sera
très inférieure à ce qu'elle serait si une solution institutionnelle était
apportée à ce problème.
Ce « capital spécifique» dont les rendements sont captés par
l'employeur, alors qu'il résulte de choix d'investissement personnels
de la part des employés, donne naissance à ce que les deux
économistes américains Alchian et Demsetz ont appelé une quast-
rente; un avantage monétaire qui n'est pas la contrepartie d'un effort
productif fourni par celui qui en bénéficie, mais la simple consé-
quence d'une absence de droits de propriété sur les rendements
d'investissements consentis par d'autres. La recherche de l'efficacité
maximale implique que l'importance de ces quasi-rentes soit réduite
autant que faire se peut.
Une réponse consiste à proposer aux salariés un système à double
rémunération: d'une part, un salaire fixe et régulier; d'autre part, une
dotation en capital versée une fois pour toutes au moment de la
rupture du contrat, et dont l'évaluation est fondée sur l'estimation de
l'ensemble des revenus ou profits résultant de l'échange mutuel de
services et incorporés soit dans la personne de l'employé, soit dans
l'image de marque de la firme. Ce genre d'arrangement contractuel a
pour effet de créer un droit de propriété de l'employé sur une part du
capital spécifique de la firme; et réciproquement, un droit de
propriété de l'entreprise sur une part du capital humain de ses
employés.

L'apport de la tMorie ~conomtque

C'est le modèle même du contrat qui lie par exemple le jeune


joueur de football à son club; ou encore celui que signe avec l'État
l'étudiant qui entre à Polytechnique. Les grands joueurs de football
doivent leur réussite à leur talent personnel, mais aussi au savoir-faire
qui leur a été inculqué dans le club qui a pris en charge leurs débuts,
puis assuré leur promotion professionnelle. D'où le contrat type, cou-
rant dans ce milieu, où le joueur s'engage pour le cas où il s'en irait
100 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

rejoindre un autre club, à indemniser son club d'origine en lui


« rachetant» en quelque sorte les rendements qu'il entendait légitime-
ment retirer de 1'« investissement» fait dans sa personne. C'est la
même logique qui explique que l'État exige des élèves de Polytech-
nique qu'ils s'engagent à passer une période de temps minimale à son
service, en contrepartie de l'effort financier qu'il consent pour les
former; mais aussi qu'ils puissent s'en dégager en « rachetant» leur
dette à l'École, généralement en la faisant prendre en charge par la
firme qui les embauche. Replacé dans cette perspective, le contrat du
club de football, souvent dénoncé dans la presse comme une forme
moderne d'« esclavage», n'a rien de plus scandaleux que le contrat du
Polytechnicien.
On pourrait montrer que bien des contrats, condamnés parfois
par les tribunaux pour leur soi-disant caractère léonin, répondaient
en réalité à ce genre de préoccupation. Personne ne s'offusque de voir
les tribunaux accorder aux salariés une indemnité de licenciement
pour réparer le tort que leur cause le fait de ne plus pouvoir récupérer
ce qu'ils ont « investi» dans l'entreprise. De même, personne ne se
scandalise de ce qu'un divorce s'accompagne du versement de pres-
tations compensatoires au bénéfice de l'époux pour lequel le mariage
a entraîné le plus grand sacrifice (en termes de revenus alternatifs).
Pourquoi l'inverse ne serait-il pas légitime lorsque le départ d'un
salarié prive son employeur d'un capital qu'il avait investi dans sa
personne?
Le droit des contrats n'est pas seulement une affaire de juristes,
c'est un domaine qui relève aussi de l'expertise des économistes.
L'analyse économique permet de mieux comprendre la raison d'être
de certaines pratiques contractuelles. Utilisée à bon escient, elle
devrait éviter au législateur ou au juriste de commettre des erreurs et
des injustices. Mais, comme dans bien d'autres domaines, le droit du
travail s'entête à en ignorer les apports.

LE DROIT DU TRAVAIL CONfRE LE CONTRAT DE TRAVAIL

Dans la tradition juridique actuellement en vigueur, la propriété


est un droit positif Malgré des traces du droit naturel ancien, encore
DROIT DU TRAVAIL OU DROIT AU TRAVAIL? 101

apparentes dans la Déclaration des droits de l'homme, c'est à cette


tradition que se rattachent les textes de la Constitution. Il y a confusion
totale entre la loi et le droit. Il suffit qu'une norme juridique écono-
mique ou sociale soit édictée par un texte qui a fait l'objet d'une
approbation par le Parlement dans les formes institutionnelles
prévues par la Constitution pour qu'elle devienne du droit.
L'élargissement des pouvoirs du Conseil constitutionnel, l'appari-
tion du droit européen, avec notamment la saisine de la Cour de
justice de Luxembourg, l'adhésion sans réserve enfin de la France au
protocole de la Convention européenne des Droits de l'homme ont
quelque peu modifié la situation. Il n'en reste pas moins que dans
l'esprit de la majorité de nos contemporains c'est dans le pouvoir
politique que réside par défmition la source du droit.
La fonction du droit étant de définir les droits de propriété et de
permettre une solution pacifique des conflits qui naissent à leur sujet,
il en résulte que, dans cette philosophie du droit, c'est le pouvoir
politique qui, de façon souveraine, fonde le droit de propriété. C'est à
lui qu'il appartient d'en définir les frontières, de les rectifier, d'en
réglementer l'usage et, le cas échéant, d'en retirer les attributs. C'est
ainsi que, à travers la réglementation de la liberté des contrats, et les
entraves législatives croissantes qui y sont opposées, le droit du travail
réglemente et limite l'exercice des droits de propriété des travailleurs
sur eux-mêmes; et cela sans que personne ne songe véritablement à
s'en indigner.
Cette vision de la propriété s'oppose à celle du droit naturel où le
droit, selon la belle formule du professeur Hayek, «est un produit des
activités humaines, mais non de leurs desseins» (81). Dans cette
perspective, l'origine des droits de propriété ne se situe pas dans
l'exercice de la souveraineté politique, mais dans la considération
séculaire de règles de conduite abstraites et impersonnelles que les
populations ont appris à respecter bien avant qu'elles ne puissent
jamais être explicitement formulées, tout simplement parce que
l'expérience leur avait révélé qu'elles étaient un meilleur gage de
survie.
Dans la tradition juridique classique, le droit naturel s'impose au
pouvoir politique et il ses législateurs. Il leur est antérieur. Le droit de
propriété sur soi, fondement moral de la liberté contractuelle, y est un
102 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

droit inaliénable que nul ne peut entraver, ni limiter, sans commettre


une injustice puisque, imposé par l'ordre naturel de la cohérence
logique du réel, il s'agit d'un droit qui n'a jamais été concédé ni
délégué par aucune autorité humaine souveraine d'un ordre
quelconque.

Retour à l'ordre juridique prérévolutionnaire

Le premier à avoir véritablement placé la liberté des contrats au


sommet de la hiérarchie morale et juridique est le Flamand Hugo
Grotius au XVIe siècle, dans son célèbre traité sur le droit de la guerre et
de la paix.
La liberté contractuelle recouvre deux choses: d'abord le droit
d'abandonner ou de déléguer partie de ses droits sur son propre
capital humain, selon des clauses convenues à l'avance et décidées en
commun, pour acquérir d'autres droits concédés en échange par
l'autre cocontractant; ensuite la garantie judiciaire de l'exécution des
clauses ainsi convenues. Fait essentiel de l'ordre juridique classique,
et traduction de l'inaliénabilité du droit de propriété sur soi, les
clauses du contrat s'imposent non seulement aux parties prenantes,
mais aussi au juge qui est éventuellement appelé à intervenir en cas de
conflit.
La liberté contractuelle impose une absence de vice du consente-
ment. Elle exclut l'adhésion forcée, et suppose la liberté de ne pas
contracter. Le contrat est dit «authentique» lorsqu'il est conclu
devant un officier public, ou «simple» (il suffit que les volontés se
soient exprimées de façon saisissable). Les motifs ou les mobiles des
contractants sont indifférents au juge. Enfin, le contrat a force
obligatoire: il s'impose aussi bien aux parties, au juge qu'au législa-
teur (qui ne peut appliquer rétroactivement les effets d'une loi à des
contrats conclus antérieurement). Il n'entraîne pas d'effet sur les tiers
non-contractants.
Tels sont les principes mis en place au moment de la codification
par les révolutionnaires des grands principes du droit individualiste
moderne. Auparavant, sous l'Ancien Régime, un juge pouvait encore
délier un contractant du devoir de respecter ses engagements si les
termes du contrat ne lui paraissaient pas présenter les garanties d'un
DROIT DU TRAVAIL OU DROIT AU TRAVAIL? 103

échange «juste». La mission du juge ne se limitait pas à garantir


l'inviolabilité des contrats (la justice commutative). Son rôle était
également d'assurer le maintien d'une certaine justice distributive,
considérée comme le fondement de l'ordre social de l'époque.
De ce point de vue, le droit du travail actuel traduit l'expression
d'un spectaculaire retour aux traditions juridiques de l'époque
prérévolutionnaire.
Aujourd'hui, il n'est pas excessif d'affirmer que plus aucun des
grands principes fondateurs de la liberté contractuelle n'est intégra-
lement respecté. Par exemple, un principe aussi élémentaire que la
« liberté du travail» n'assure plus véritablement la liberté de contrac-
ter avec un employeur puisque, si vous avez moins de 16 ans, la loi
vous prive du droit de vous faire embaucher; si vous avez en revanche
plus de 65 ans, vous ne pouvez plus librement cumuler une retraite et
un travail salarié (exception faite des militaires qui conservent ce droit
- devenu un « privilège» ).
Les clauses du contrat ne sont plus librement fixées par les parties.
Si vous désirez constituer votre propre épargne pour vous protéger des
vieux jours, vous pouvez le faire; mais cela ne vous relève pas de
l'obligation légale de cotiser régulièrement à un régime d'assurance
vieillesse dont les termes vous sont unilatéralement imposés par le
législateur. De même, vous n'êtes pas libre d'organiser librement
votre propre système de protection contre les périodes de chômage
ou le risque de baisse de vos revenus. Celui-ci vous est imposé par
l'État. Le travailleur n'est pas libre de négocier avec son employeur ses
horaires de travail. Ceux-ci sont flXés par le texte d'un contrat type
prévu par la loi (la convention collective de votre branche ou de votre
entreprise).
Les motifs ou les mobiles ne sont plus indifférents au juge. Quand
l'employeur décide de rompre le contrat de travail, il doit en signifier
les motifs, qui seront pris en compte par le juge en cas de conflit. Une
démission n'ouvre pas les mêmes droits qu'un licenciement. Et, selon
les motifs du licenciement, les réactions de l'administration ou des
tribunaux seront différentes.
Le contrat de travail individuel n'a plus nécessairement force
obligatoire si les clauses qu'il contient diffèrent de celles qui figurent
dans le contrat type de la convention collective du secteur d'emploi.
104 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

Enfin, le contrat de travail a des effets sur les tiers puisque désor-
mais le contrat type d'une convention collective peut être étendu, par
décision administrative, à des entreprises ou des salariés qui ne sont
pas parties à cette convention.
Attardons-nous un instant sur ce problème des conventions col-
lectives, très représentatif des nouvelles mentalités juridiques qui
imprègnent le droit du travail contemporain.

Les conventions collectives: des ententes obltgatoires

Les conventions collectives sont des accords passés entre une ou


plusieurs organisations syndicales de salariés et d'employeurs. Ces
accords déterminent leur champ d'application territorial et profes-
sionnel et sont conclus pour une durée déterminée ou indéterminée.
Ils peuvent être passés au niveau d'une entreprise (accords collectifs
d'entreprise) ou au niveau d'une branche industrielle. Ils ne peuvent
être contraires aux lois et réglements en vigueur Oe Code du travail par
exemple).
Pour que de telles conventions soient dénoncées, il faut l'unani-
mité des organisations signataires, employeurs et salariés. Elles
peuvent être étendues à d'autres entreprises ou même à d'autres bran-
ches après négociation en commission des organisations syndicales
représentatives. Ces extensions peuvent être demandées par l'une des
organisations partie prenante ou à l'initiative du ministère du Travail.
Les conventions de branche conclues au niveau national contien-
nent des dispositions qui concernent l'exercice du droit syndical dans
l'entreprise, les délégués du personnel, le comité d'entreprise et le
financement de leurs activités sociales; les niveaux d'équivalence des
qualifications; le niveau de salaire applicable à chaque catégorie
professionnelle, ainsi que les modalités de révision. Selon la loi, doi-
vent être inclus dans ces dispositions sur les salaires: le salaire mini-
mal; les coefficients hiérarchiques; les majorations de salaires pour
travaux pénibles; les modalités d'application du principe « à travail
égal, salaire égal»; les congés payés; les conditions d'embauche; les
conditions de la rupture du contrat de travail avec le délai-congé et
l'indemnité de licenciement; les modalités de fonctionnement de la
formation professionnelle, des centres d'apprentissage, de la forma-
DROIT DU TRAVAIL OU DROIT AU TRAVAIL? 105

tion permanente; l'égalité professionnelle entre homme et femme;


l'égalité de traitement entre salariés français et étrangers; les condi-
tions particulières pour le temps de travail des femmes enceintes,
pour le personnel qui travaille à temps partiel, à domicile ou à
l'étranger, ou encore dans le cadre de contrats temporaires; enfin les
procédures de conciliation.
Ces conventions collectives peuvent être passées ou étendues à
d'autres niveaux que le niveau national. Par ailleurs, le ministre du
Travail, après avis de la Commission nationale des conventions
collectives, peut en rendre l'application obligatoire, Il est prévu que :

en cas d'absence ou de carence des organisations de salariés ou


d'employeurs se traduisant par une impossibilité persistante de conclure
une convention ou un accord de branche d'activité ou d'un secteur
territorial déterminé,

le ministre chargé du Travail peut, à la demande d'une organisation


représentative intéressée ou de sa propre initiative, sauf opposition
écrite et motivée de la majorité des membres de la Commission
nationale de la négociation collective:

rendre obligatoire dans le secteur territorial (ou professionnel) considéré


une convention ou un accord de branche déj! étendu ! un secteur
territorial (ou professionnel) différent. ..

Ces détails sont connus. Leur lecture est fastidieuse. Mais leur
sécheresse même fait mieux apparaître la véritable nature de ces
dispositions législatives. Il s'agit ete mécanismes juridiques utilisés par
les pouvoirs publics pour imposer, le plus légalement du monde, des
ententes horizontales obligatoires entre travailleurs, d'une part, et
entre firmes, d'autre part. Les accords collectifs d'entreprises assurent
une forme d'intégration verticale entre les salariés et leurs patrons. Le
contrat de travail issu de ce système n'est plus que la traduction
juridique d'un statut légal ayant préséance sur les dispositions des
contrats individuels; un statut que personne ne peut plus dénoncer ou
amender sans obtenir l'accord unanime de ses partenaires. On est
revenu aux plus beaux jours des traditions corporatives de l'époque
prémoderne.
106 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

LE DROIT DU TRAVAIL CONTRE LE MARCHÉ DU TRAVAIL

Cette réaction du droit moderne à l'encontre de la liberté


contractuelle prend racine dans l'influence exercée par les syndicats
sur le marché politique. Elle s'est nourrie de la peur que les hommes
ont de ce que Hayek appelle «l'ordre spontané du marché».
On peut déplorer l'existence d'un marché du travail. Mais si on
peut en limiter l'étendue, et réglementer le fonctionnement de
certains de ses aspects, on ne pourra jamais en éliminer totalement
l'existence tant qu'il restera des hommes prêts à louer à d'autres les
services de leur capital humain. On peut nationaliser les agences de
placement, il est plus diffidle d'interdire les petites annonces dans les
journaux, ou tout simplement le bouche à oreilles aux portes des
usines.
Qui dit marché, dit loi du marché - c'est-à-dire loi de l'offre et de
la demande. Sur un marché du travail, c'est elle qui détermine le
montant des rémunérations. Si les entraves aujourd'hui portées à la
liberté des contrats de travail ne sont pas aussi vivement dénoncées
qu'elles le devraient c'est qu'instinctivement la plupart des gens ont du
mal à admettre que le salaire ne soit pas directement lié à la
rémunération d'un besoin, d'un effort ou d'un mérite personnel.
Ainsi que l'explique le Pr Hayek, la fonction du salaire n'est pas,
comme on le croit le plus souvent, de rémunérer les gens pour ce
qu'ils ont fatt, mais de stgnaler ce qu'ils devraient faire, dans leur
propre intérêt comme dans celui de tous. Le prix du travail ne
récompense pas les mérites des individus mais leur révèle la valeur
que leurs semblables portent à leurs services, sachant que chaque
service a lui-même autant de valeurs différentes qu'il y a de gens pour
porter un jugement dessus [81].
Bien évidemment, quand la rémunération de son propre travail
ne correspond pas à ce que l'on attendait, on ressent un vif sentiment
d'injusttce que l'on reporte sur l'institution, c'est-à-dire le marché.
On se sent alors légitimement fondé à s'efforcer de soustraire par tous
les moyens son revenu aux variations de l'offre et de la demande. La
DROIT DU TRAVAIL OU DROIT AU TRAVAIL? 107

solution consiste à contrôler les forces de marché, c'est-à-dire à


s'opposer au libre jeu des contrats volontaires entre individus libres.

La justice du salaIre et l'Injustice du marché

Ce désir de voir la rémunération du travail récompenser les


besoins, l'effort, le talent ou les mérites, et de la soustraire aux forces
du marché, est, ainsi que le souligne Hayek, un signe d'immaturité de
notre esprit.
On ne peut exiger d'un «ordre spontané» qu'il se conforme à des
principes moraux de justice. En toute rigueur, seuls des comporte-
ments humains peuvent être considérés comme «justes» ou « injus-
tes ». Et cela par rapport à des règles définies au préalable et non des
résultats que l'on juge plus ou moins «désirables».
Par exemple, il ne viendrait à l'esprit de personne d'imaginer
qu'une équipe de football puisse être disqualifiée au seul prétexte
qu'elle vient de gagner par un écart de 10 buts à 0 qui ne reflète pas la
véritable valeur relative des deux équipes. La disqualification ne peut
être prononcée que s'il est prouvé que certains joueurs n'ont pas
respecté les règles du jeu. Le résultat du match ne peut être considéré
comme étant en soi «juste» ou« injuste ». Il est conforme ou non à ce
qui était «prévisible », vu les résultats passés des équipes en présence.
Mais il serait absurde d'exiger de l'arbitre qu'il impose par exemple un
résultat nul sous le seul prétexte que les adversaires ont dans le passé
gagné autant de matches l'un que l'autre.
Le marché est une sorte de jeu - à somme positive, et non nulle
comme un match de sport de loisir - , où la règle centrale est
l'échange volontaIre. Les résultats qui en découlent sont légitimes dès
lors qu'ils sont obtenus dans le respect des règles de l'échange. Nul ne
peut dire s'ils sont «justes» ou «injustes », car nous ne disposons
d'aucun principe éthique à caractère postttf qui soit suffisamment
incontestable pour s'imposer à tous et permettre de juger ce que
devrait être une distribution « juste» des revenus.
En revanche, il existe des principes éthiques négatifs qui
permettent d'établir quand un résultat n'est pas légitime, et ne saurait
donc être juste: quand les règles de juste conduite individuelles qui
déterminent les conditions de fonctionnement du marché ont été
108 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

violées par quelqu'un. C'est à ce titre qu'on peut affirmer qu'un


transfert (contraint) de revenus d'un individu courageux et travailleur
vers un paresseux, d'un être responsable vers un irresponsable, d'un
individu compétent vers un incompétent, ou bien d'un chanceux vers
un malchanceux, d'un homme honnête vers un malhonnête, ou pire
encore d'un groupe d'hommes politiquement sans influence, vers un
autre groupe d'individus bénéficiant des avantages du pouvoir, est
condamnable parce qu'il viole les deux principes fondamentaux
d'une société libre et ouverte : le respect des droits de propriété et la
liberté des contrats.

Une tradition déja longue et anctenne

La façon la plus traditionnelle de soustraire le prix du travail au


marché est de former des ententes entre les offreurs pour maintenir les
salaires au-dessus du niveau qui s'établirait en situation de
concurrence.
Ces ententes ne sont pas une spécificité de notre époque. Aussi
loin qu'on remonte dans l'histoire, elles ont toujours existé, et elles
ont toujours été également combattues.
Avant d'être finalement légalisées à la fin du XIxe siècle, les
compagnonnages ou les syndicats (du côté des ouvriers), les jurandes,
les métiers et les corporations (du côté des patrons) survivaient
comme des organisations semi-clandestines.
Le syndicalisme plonge ses racines dans les «métiers», les
compagnonnages et les corporations du Moyen Age. Dès 1539, les
ouvriers imprimeurs de Lyon et de Paris pratiquaient le «tric» ou
monopole. Par serment, les ouvriers s'engageaient à cesser le travail
dès que l'un d'entre eux avait à se plaindre de son patron. Ils se don-
naient des chefs et faisaient «bourse commune ». Sitôt le tric ou la
grève décidés, ils menaçaient de battre et de mutiler ceux qui trahis-
saient la consigne. La moindre des sanctions était leur expulsion des
rangs de la confrérie.
Les griefs de l'époque n'étaient déjà pas très différents de ceux
dont les syndicats d'aujourd'hui se plaignent pour justifier leurs pri-
vilèges juridiques: les salaires étaient insuffisants, les avantages en
nature Oogement, nourriture) étaient de qualité détestable, les
DROIT DU TRAVAIL OU DROIT AU TRAVAIL? 109

horaires étaient trop stricts j enfin, une récrimination fréquente de


l'époque concernait l'embauche des apprentis: ils étaient trop nom-
breux et les patrons les employaient à toutes sortes de tâches qui
n'avaient rien à voir avec un programme de formation.
En 1539, le pouvoir royal, par l'édit de Villers-Cotterets, interdit
toute coalition patronale et ouvrière. Mais l'interdiction n'eut pas
d'effet. En 1572, le roi consentit à limiter le nombre d'apprentis à
deux par presse. En contrepartie, les ouvriers acceptèrent de ne plus
être nourris par leurs patrons. La durée de l'apprentissage fut limitée à
trois ans. L'usage du fouet interdit. L'habitude fut prise d'imposer à
celui qui désire rompre son contrat de travail l'obligation d'annoncer
sa décision avec un délai de huit jours.
En 1662, les ouvriers papetiers d'Avignon se mettent en grève. En
1664, c'est au tour des boulangers de Bordeaux et des cordonniers de
Toulouse. En 1679, ce sont les rubaniers de Paris. Dans son fameux
'/raité des grains, Boisguilbert écrit :

On voit dans les villes de commerce des 7 à 800 ouvriers d'une seule
manifacture s'absenter tout à coup et, en un moment, en quittant les
ouvrages imparfaits, parce qu'on leur voulait diminuer d'un sou leur
journée; les prix de leurs ouvrages étant baissés quatre fois davantage;
les plus mutins usent de violence envers ceux qui auraient pu être
raisonnables. Il y a même des statuts parmi eux, dont quelques-uns sont
par écrits, et qu'ils se remettent de main en main, par lesquels il est porté
que si l'un d'entre eux entreprend de diminuer le prix ordinaire, il soit
interdit de faire métier.

Au XVIIIe siècle, les compagnonnages - qui sont pourtant


proscrits - deviennent de plus en plus puissants. A Montpellier en
1730, le procureur du roi dénonce les compagnons menuisiers qui ont
constitué un «syndicat », ainsi que les « gavots » qui ont fait de même.
Les grèves portent aussi souvent sur les avantages en nature que sur les
salaires. Ainsi les Montgolfier, le 25 février 1781, ont une grève
générale de leurs ateliers sur les bras : deux ouvriers, Fougères dit le
Homard et son compagnon Nourrisson dit le Comtois, jettent à terre
les plats qu'on leur présente j licenciés, ils obtienrlent de leurs
camarades une grève de solidarité.
110 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

Mes ouvriers, écrit Montgolfier, ont tous préféré partir sans leur compte
en m'exposant à perdre environ 3 000 livres de matière en fermentation
qui a un pressant besoin d'être ouvrée au risque d'une perte entière.

Autre sujet fréquent de contestation: l'aménagement des horai-


res. Lorsque les patrons décident d'organiser le travail moitié avant
midi, moitié après, c'est la grève.
Les compagnonnages ne sont pas des associations locales, mais
internationales dont les réseaux de relations s'étendent bien au-delà
des frontières. Non seulement les compagnons sont cartellisés, mais
les patrons et les artisans forment leurs propres ententes.

L'esprit général des communautés, remarque Turgot dans son édit de


1776 portant suppression des jurandes et communautés de Commerce,
Arts et Métiers, est de restreindre le plus qu'il est possible le nombre des
maîtres, de rendre l'acquisition de la maîtrise d'une difficulté presque
insurmontable pour tous les autres que les enfants des maîtres actuels. A
ce but sont dirigées la multiplication des frais et des formules de
réception, les difficultés du chef-d'œuvre toujours jugé arbitrairement, la
cherté et la longueur inutile des apprentissages, la servitude prolongée
du compagnonnage, les institutions qui ont pour objet de faire jouir les
maîtres gratuitement pendant plusieurs années du travail des aspirants.

Le plus important est la police de l'entente

Officiellement supprimés en 1776, les corporations et compa-


gnonnages n'en ont en réalité pas beaucoup souffert puisqu'en 1791 le
célèbre décret d'Allarde les supprime à nouveau, et que le mardi 14
juin de la même année la non moins fameuse loi Le Chapelier interdit
les coalitions de travailleurs. Votée à l'unanimité par l'Assemblée,
elle interdit les grèves et les associations temporaires ou non d'ou-
vriers. Elle admet les réunions de citoyens à condition qu'ils ne nom-
ment ni président, ni syndic, ni secrétaire, et ne prennent aucune
décision pour défendre «leurs prétendus intérêts communs». Loin
d'innover, elle reprend la plupart des interdictions déjà énoncées
maintes fois par le pouvoir royal.
Les associations de travailleurs ne vont pas pour autant disparaî-
tre. Elles renaissent sous forme de sociétés mutuelles qui affichent des
DROIT DU TRAVAIL OU DROIT AU TRAVAIL? 111

idéaux charitables, et volent au secours des travailleurs les plus


malheureux, mais qui ne servent pas qu'à cela. Leurs fonds servent
aussi à financer les grèves.
Sous la Restauration, les compagnons prennent un nouvel essor.
Entre 1830 et 1840, ils suscitent de nombreuses grèves et émeutes. En
publiant un livre célèbre sur le compagnonnage, Perdiguier rend le
mouvement encore plus populaire.
C'est seulement sous le Second Empire, avec le développement de
l'industrie moderne, que le compagnonnage en tant qu'organisation
représentative du monde ouvrier disparaît, supplanté par de nouvelles
formes de mouvements protestataires nés dans les fabriques de
Grande-Bretagne. Décimés sous la Commune, étrangers aux mots
d'ordre plus politiques du syndicalisme, divisés, les compagnons
disparaissent de la scène ouvrière au profit de nouvelles associations
auxquelles on donne le nom de « syndicats» .
Depuis un siècle, les syndicats tiennent le devant de la scène.
Quand on y regarde de plus près, on constate cependant qu'ils n'ont
jamais réussi à reconstituer véritablement la puissance que les
compagnonnages avaient atteint à certaines époques. Les statuts et les
droits qu'ils ont depuis lors arrachés aux pouvoirs publics ne sont
pourtant pas sans rappeler toute la grille de privilèges contre lesquels
le pouvoir politique, qu'il soit royal ou républicain, n'avait cessé de
lutter.
Que ce soit toujours la même logique qui inspire l'action de ces
différentes organisations n'a rien pour étonner. Qu'il leur importe
plus de faire la police de leur entente que de réellement militer pour
l'amélioration du bien-être et de la protection des travailleurs,
s'explique par les caractéristiques même de l'action collective, telles
qu'elles ont été décrites par l'économiste américain Mancur
OIson [1421. Pour mobiliser un groupe d'intérêt à l'état latent, et
obtenir par une action collective ce que l'on ne peut réaliser par la
seule action individuelle, il est vital de contrôler, d'une part les
comportements de ceux qui, à tout moment, peuvent être tentés de
faire « cavalier seul» ; d'autre part tous les autres qui seraient prêts à
travailler à un salaire inférieur à celui exigé par les membres du
syndicat Oes «jaunes», les briseurs de grèves, etc.). Une telle police
est inévitablement coûteuse. Si l'on peut obtenir qu'elle soit assurée
112 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

par l'État lui-même, aux lieu et place du syndicat, c'est tout bénéfice.
Telle est précisément la finalité du Droit du travail.

la capture de la loi par les syndicats

Donnons quelques exemples de cette stratégie de «capture».


Prenons tout d'abord l'embauche. Regardons ce que dit la réglemen-
tation du travail.
Premier constat: les intermédiaires chargés de rapprocher les
offres et demandes en contrepartie d'espèces sonnantes et trébu-
chantes sont interdits. Le bureau de placement payant a été supprimé
par une ordonnance du 24 mai 1945. Les bureaux de placement
gratuits qui existaient alors ont été mis sous un contrôle public sévère.
Depuis lors, il n'est plus possible d'en créer de nouveaux. Le seul
intermédiaire légal est l'Agence nationale pour l'emploi. L'article
311-1 du Code du travail stipule que: « ... les services de l'État sont
seuls habilités à effectuer le placement des travailleurs ». Ne sont en
principe autorisées que les petites annonces dans les journaux, sous
réserve de pouvoir identifier clairement le nom de l'entreprise
demandeuse.
L'intérêt d'une telle législation, apparemment anodine, s'analyse
aisément si on se place du point de vue du syndicat. Il s'agit d'éviter
une segmentation du marché et des candidatures qui se fasse au
détriment des intérêts des organisations ouvrières.
Des agences de placement privées et rémunérées fonctionneraient
en effet selon des principes fort voisins des agences matrimoniales,
sur le marché du mariage. Leur intérêt serait d'offrir un éventail
d'emplois le plus large possible, et répondant au nombre de critères
le plus grand. Pour satisfaire les demandes des entreprises, la concur-
rence amènerait certains à introduire dans leurs fichiers des critères
tels le sexe, la race, la religion, mais aussi l'adhésion et le militan-
tisme syndical, présent ou passé. Le système favoriserait le recru-
tement de populations à faible taux de syndicalisation, au détriment
des autres. En contrôlant le monopole de l'embauche, les syndicats
s'évitent ce genre de désagrément.
Prenons un autre aspect: l'entrée sur le marché du travail. Elle
aussi est sévèrement contrôlée. Si un enfant a des dons d'artiste qu'il
DROIT DU TRAVAIL OU DROIT AU TRAVAIL? 113

pourrait exploiter dans un spectacle, ses parents doivent obligatoi-


rement obtenir une dérogation individuelle du préfet, avec avis d'une
commission regroupant des membres du Conseil départemental de la
protection de l'enfance, ainsi que le directeur départemental du
Travail et de la Main-d'œuvre. Cette commission détermine la part de
la rémunération dont le montant sera laissé aux parents. Le reste est
obligatoirement versé sur un compte de la Caisse des dépôts et
consignations pour y constituer un pécule que l'enfant récupérera à sa
majorité. Ces lois sur la protection de l'enfance sont un moyen de
restreindre l'entrée sur le marché du travail et créer ainsi une rente au
profit de ceux déjà installés dans la vie active.

Une MgtslaNon malthusienne

Selon la même logique, le contrat d'apprentissage est une


technique pour feiner l'em~auche et contrôler le nombre d'entrées
dans une profession ou un métier. C'est ainsi que l'article 117 du Code
du travail spédfie que:

... aucun employeur ne peut engager d'apprentis s'il n'a fait l'objet d'un
agrément par le comité départemental de la formation professionnelle, de
la promotion sociale et de l'emploi... Cet agrément est accordé après avis
du comité d'entreprise.

L'exigence d'un diplôme pour exercer une profession est une autre
technique, à l'exemple du certificat d'aptitude professionnelle de-
mandé pour les coiffeurs ou du doctorat de spécialité exigé des
médecins.
En sus de ces contrôles quantitatifs, il existe un autre moyen pour
réduire le nombre de travailleurs candidats à un emploi dans une
entreprise ou dans une branche professionnelle. Il suffit d'élever le
coût d'embauche individuel des nouveaux salariés. C'est le rôle que
jouent par exemple les législations « antidiscriminatoires ». C'est aussi
l'effet qu'entraînent certaines distributions sélectives d'avantages en
nature comme les congés payés ou le treizième mois de salaire.
Les lois Auroux sur le contrôle du travail temporaire et les contrats
à durée déterminée avaient pour but évident de freiner la substitua-
114 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

bilité d'un travailleur à l'autre. L'interdiction du cumul d'emploi, la


ftxation d'un nombre d'heures de travail maximal, mais aussi l'exi-
gence de rémunérer les heures supplémentaires à un taux supérieur au
taux de salaire principal, ont pour objectif commun de réduire l'élas-
ticité de l'offre de travail.
Ainsi que nous l'avons déjà évoqué, l'intérêt du syndicat est de
réduire autant que possible le taux de rotation des emplois. A chaque
nouvelle génération de travailleurs, il faut en effet reconstituer
l'entente (voir ce que cela coûte au syndicalisme étudiant). Les
législations sur le temps partiel mais aussi le travail temporaire y
concourent.
Enftn, la procédure d'extension des conventions collectives
répond de façon évidente au souci de réduire la mobilité des salariés,
et donc la concurrence qu'ils se font au sein d'une même branche
professionnelle.
Cette mainmise des syndicats sur le Droit du travail atteint des
sommets avec les privilèges spéciaux attribués aux délégués du
personnel ainsi qu'aux délégués syndicaux. Le Code du travail prévoit
que l'élu a le droit d'exercer son activité pendant son temps de travail
(activité donc ftnancée en partie par l'employeur). Ceci représente
une matinée par semaine qui est «de plein droit considérée comme
du temps de travail» (art. 1. 424-1). Le chef du personnel est tenu de
mettre à disposition des délégués du personnel un local. Les cotisa-
tions des syndicats peuvent être désormais prélevées sur le lieu du
travail. Les délégués peuvent circuler librement dans l'entreprise lors-
qu'ils sont dans l'exercice de leur mission syndicale. Le temps passé
aux réunions diverses avec le comité d'entreprise, le chef du person-
nel, etc., est lui aussi décompté comme du temps de travail. Comme
les parlementaires, ils ont leur droit à leur immunité : ils ne peuvent
être licenciés sans l'autorisation de l'inspecteur du travail, ni l'avis du
comité d'entreprise (c'est-à-dire de leurs pairs). Comme par hasard,
le mode d'élection est le scrutin de liste à deux tours avec représenta-
tion proportionnelle à la plus forte moyenne dont on sait d'expé-
rience qu'il est celui qui protège le mieux les candidats des organisat-
ions institutionnalisées contre les retournements d'humeur des
électeurs de base. Enftn, n'oublions pas que seules les organisations
DROIT DU TRAVAIL OU DROIT AU TRAVAIL? 11S

syndicales qualifiées de «représentatives» au plan national ont le


droit de présenter des listes.
Il n'existe en vérité pas un article du Code du travail qui ne puisse
être interprété à travers cette grille d'analyse (exception faite d'un
article qui interdit à un employé de s'établir à son compte à proximité
de son dernier employeur et de lui faire concurrence).
Pour s'en convaincre, nous nous attarderons sur un problème
particulier: les indemnités de licenciement en cas de rupture de
contrat.

Les IndemnItés de Itcenclement et le théorème de Coase

Imaginons l'exemple suivant. Un patron, pour une raison ou une


autre, paie ses ouvriers au-dessus de ce qu'ils lui rapportent réel-
lement. Pour rétablir ses comptes, il désire licencier une part impor-
tante de son personnel.
Les salariés licenciés se trouvent confrontés à deux possibilités :
soit un chômage transitoire d'une durée d'un an avec la reprise d'un
emploi équivalent à la fin de la période; soit un chômage transitoire
également d'un an mais avec au bout du compte l'obligation de se
contenter d'un emploi financièrement moins intéressant. On imagine
que la probabilité de réalisation de ces deux hypothèses est, pour
chaque individu, identique.
Par ailleurs, on pose (pour le besoin de nos calculs) que le licencié
a encore 20 années d'activité professionnelle avant d'arriver à la
retraite. Que le personnel compte en moyenne 20 ans d'ancienneté
dans l'entreprise, et que le salaire moyen y est de 10000 F par mois.
L'employé utilise son inactivité à prospecter pour retrouver un
nouvel emploi. On suppose qu'il retrouve un travail au bout d'un an et
qu'il a une chance sur deux de récupérer un emploi identique au
précédent. Si l'emploi qu'il a ainsi retrouvé est identique à celui qu'il
vient de perdre, son nouveau salaire est égal à l'ancien. Si, en
revanche, il doit se contenter (on pose par hypothèse que c'est pour le
reste de sa vie active) d'un emploi différent, on imagine que le salaire
qui lui est alors versé est plus faible, seulement de 8 000 F.
Dans le premier cas, la perte attendue est transitoire et se chiffre à
un total de 120000 F. Dans le second cas, la perte transitoire est la
116 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

même (120000 F), mais s'y ajoute une perte permanente de 24000 F
par an (2000 F par mois). Actualisée par rapport à ce qui lui reste de
vie active, cette perte permanente représente une somme totale de
1 098 240 F correspondant au capital qu'aurait produit un placement
de 24 000 F par an à un taux d'intérêt moyen et normal de 8 %, si
l'ouvrier n'avait pas été licencié et avait économisé lui-même cette
somme. Si cet employé n'a pas d'aversion ni de préférence
particulière pour le risque (hypothèse de neutralité vis-à-vis du
risque), la valeur de la perte attendue - avec une chance sur deux de
retrouver un emploi identique - se monte au total à 669 120 F
[120 000/2 + (1 098 240 + 120 000)/2).
Dans le cas où la loi enlève à l'entreprise la possibilité de rompre
le contrat de travail de son fait (par exemple parce qu'elle éprouve
certaines difficultés commerciales), l'employeur contraint de garder
des effectifs qu'il doit continuer à payer au même salaire, alors qu'il
aurait pu en faire l'économie. L'existence de la loi lui coûte 120000 F
par employé et par an. Actualisée au coût du marché, la perte totale
qui lui est ainsi occasionnée par la législation est considérable, car si
cene somme avait été économisée chaque année et placée à un taux
d'intérêt normal de 8 %, elle lui aurait rapporté au bout de 20 ans un
capital total de 5 491 200 F. En revanche, dans cette hypothèse, le
salarié ne supporte aucun coût.
A partir de là, plusieurs commentaires s'imposent.

Le principe de l'échange volontaire des droits

Le premier correspond au célèbre théorème de l'économiste


américain Ronald Coase [42]. Autoriser la rupture unilatérale du
contrat de travail par l'employeur crée un dommage à l'employé. En
revanche, l'interdire lui crée, personnellement, un dommage encore
plus grand. C'est ce qu'on appelle le principe de la réciprocité du
dommage.
Le dommage fait à l'employeur en lui interdisant de rompre uni-
latéralement le contrat de travail correspond au salaire payé à un
employé dont les aptitudes ne seront plus utilisées. Le dommage fait à
l'employé en l'autorisant est égal à l'ensemble des revenus perdus si
l'emploi retrouvé ne rapporte pas un revenu au moins égal à celui qui a
DROIT DU TRAVAIL OU DROIT AU TRAVAIL? 117

été perdu du fait du licenciement. Comme la perte supportée par


l'employeur excède celle de l'employé, le patron a intérêt à lui
racheter le droit de le mettre à la porte. Pour cela, il lui suffit d'offrir
une indemnité supérieure à 669 120 F. C'est le principe de l'échange
volontaire des droits.
Ce principe entraîne une conséquence particulière : il fait que les
employés seront en définitive indifférents au choix de ceux qui seront
licenciés et qui partiront au chômage. L'employeur pourra librement
choisir de faire partir en priorité les moins productifs, sans provoquer
de protestation puisqu'ils ne perdront rien au change (cependant que
lui y gagnera). La possibilité de négocier librement un échange
volontaire des droits rend indifférente la solution d'attribution des
droits qui sera sélectionnée par l'employeur.
On croit généralement que la suppression ou le maintien de
l'interdiction de licenciement affecte le nombre de chômeurs. En fait,
ce qui se passe est assez différent
Lorsque la rupture unilatérale du contrat de travail par l'employeur
est interdite, on peut séparer les employés en deux catégories: ceux
qui causent à la firme un préjudice supérieur à 669 123 F et les autres.
En effet, parmi les ouvriers susceptibles d'être licenciés, il y en a dont
les talents peuvent être réutilisés à des tâches moins productives
qu'auparavant. S'ils sont gardés par l'employeur parce qu'il y et
contraint, le dommage qu'ils lui créent est inférieur à celui causé par
les autres. Dans de telles circonstances, la possibilité d'échanger les
droits permettrait à l'entrepreneur d'acheter la démission des moins
productifs par une indemnité supérieure à 669 120 F; et, donc, de leur
offrir l'opportunité de se retrouver finalement avec un revenu
supérieur à celui qu'ils se trouveraient contraints d'abandonner du fait
de leur licenciement.
A l'inverse, si la législation autorise les employeurs à procéder à
des licenciements sans indemnité, ce sont les employés qui suppor-
tent le dommage créé. Mais ceux qui sont susceptibles d'être
employés avec profit dans d'autres postes de l'entreprise, au point que
leur départ causerait à la firme un manque à gagner qui pourrait au pire
être égal à 669 120 F, ont intérêt à racheter à leur employeur le droit de
rester dans l'entreprise en lui proposant d'accepter une diminution de
leur salaire qui, au maximum, pourraît être de 24 000 F par an. Dans
118 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

cette éventualité, tous les autres salariés sont licenciés. Mais, comme
dans le cas précédent, ce sont les mêmes employés les moins pro-
ductifs qui se retrouvent au ch6mage.
Il est vrai que, dans le premier cas, c'est l'employeur qui supporte
le fardeau de l'ajustement. Dans l'autre, ce sont les employés licen-
ciés. Cependant, comme pour un impôt, le poids final de l'ajuste-
ment ne retombe pas nécessairement sur celui qui a été désigné pour
cela.

L'ajustement se retourne contre ceux que le législateur croit protéger

Si le droit de causer le dommage est attribué aux salariés -


situation où les salariés ont la capacité de faire retomber les coûts de
l'ajustement économique sur l'entreprise en lui imposant de racheter
les démissions -, l'employeur fera tout ce qui est en son pouvoir pour
éviter de se retrouver acculé dans une telle position. Il cessera
d'embaucher du personnel nouveau plus tôt qu'il n'aurait autrement le
souci de le faire, afin de limiter le risque d'affronter l'épreuve d'un
licenciement. Son comportement d'ajustement aura pour consé-
quence d'allonger les files d'attente du chômage et d'aggraver le taux
naturel de chômage dans l'économie. S'il s'agit d'une firme que la
nature de ses prestations rend particulièrement sensible aux aléas de la
conjoncture, l'entrepreneur réagira en offrant moins d'emplois per-
manents, et en faisant davantage appel à des contrats de sous-
traitance ou encore des solutions de travail temporaire ou à durée
déterminée.
Conclusion: l'ajustement se retourne contre les salariés, bien que
la législation ait la prétention de les garantir contre ce genre d'aléa.
Toutefois, les bénéficiaires sont aisément identifiables: ce sont les
salariés en poste dans les entreprises. En revanche, les victimes le
sont beaucoup moins: c'est la masse anonyme et non organisée des
«chercheurs d'emplois ». On comprend mieux la popularité qu'une
telle mesure rencontre dans la population, et auprès des militants
syndicaux en particulier. tout le monde voit l'avantage. Mais per-
sonne ne voit le revers de la médaille.
A l'inverse, si c'est l'employeur qui se voit attribuer par la
législation le droit de causer le dommage - situation symétrique où
DROIT DU TRAVAIL OU DROIT AU TRAVAIL? 119

l'employeur a la capacité de faire retomber sur les salariés les coûts de


l'ajustement économique - les salariés s'organiseront pour l'éviter.
Ils s'assureront contre le chômage, en cotisant à une compagnie
d'assurance ou une mutuelle. Pour limiter les risques de ne pas retrou-
ver un emploi équivalent, ils cesseront d'investir dans le «capital
spécifique» de l'entreprise. L'effet sera une mobilité accrue des
employés et donc, statistiquement, un taux de chômage naturel plus
élevé, mais avec vraisemblablement une durée moyenne d'attente
plus faible.
Ainsi, dans les deux cas, on obtient un taux de chômage plus élevé
et indépendant de la distribution des droits. En revanche, dans le
premier exemple, la durée moyenne du chômage aura tendance à être
plus longue que dans le second.
En tout état de cause, le taux de chômage serait plus faible si les
employés et leurs employeurs avaient dès le départ la latitude de
négocier leur contrat de travail en toute liberté. En effet, le risque de
rupture serait pris en compte dès l'embauche, par des clauses spé-
ciales correspondant à ce que chacun anticipe. Dès lors, chaque par-
tenaire serait incité à investir dans l'autre un montant «optimal»
correspondant au risque anticipé, et rien ne pousserait plus les
employés à une mobilité, ou au contraire à une résistance à la mobilité
excessives.

Une législation qui n'est pas Innocente

Dans une société où la liberté des contrats ne serait plus un vain


mot, employeurs et employés s'arrangeraient pour minimiser leurs
risques. Des solutions contractuelles permettant de satisfaire au mieux
les uns et les autres seraient trouvées. Chacun y gagnerait un revenu
final réel plus élevé, et le taux de chômage serait vraisemblablement
inférieur.
Avec la législation actuelle, ces échanges de droits ne sont pas
possibles. Les articles 321-7 et 321-9 du Ccx:le du travail interdisent aux
employeurs de racheter à leurs employés le droit de les licencier et de
transformer ainsi un licenciement en démission. De la même
manière, les conventions collectives ferment à tout salarié la
120 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

possibilité de racheter son licenciement en acceptant de rester pour


un salaire moindre.
Ces dispositions restrictives sont dans la logique de l'intérêt
syndical. Si ces échanges étaient possibles, ils représenteraient autant
de brèches dans le dispositif de contrôle monopolistique de la main-
d'œuvre par le syndicat. Ils auraient pour effet de le priver de toute
efficacité. L'intérêt des organisations syndicales est d'en prohiber
l'exercice. Le Code du travail, une fois de plus, répond à cette attente.
Dans un système qui autoriserait l'échange libre des droits, il
importerait peu que les patrons aient le droit ou non de licencier. Le
problème fondamental n'est pas celui du droit de licencier, mais de la
liberté contractuelle.
La législation en vigueur autorise plus ou moins le licenciement
unilatéral. Elle donne donc aux employeurs le droit de causer un
dommage à leurs employés. Mais plutôt que de les autoriser à
« racheter» leur licenciement, elle interdit expressément cette pra-
tique, qu'elle croit compenser par l'obligation légale faite à l'entre-
prise de leur payer des «indemnités de licenciement». Celles-ci sont
généralement considérées comme l'une des conquêtes sociales les
plus importantes de notre époque.
Question: Est-ce que la protection offerte au salarié par le ver-
sement de ces indemnités légales est au moins aussi avantageuse que
ce que serait leur situation dans un régime de liberté contractuelle?
Le montant des indemnités de licenciement est obligatoirement
fIxé par les conventions collectives. Un arrêt de la Chambre sociale de
la Cour de cassation stipule que

... les juges ne peuvent reconnaître à un salarié le droit à une indemnité


de licenciement contestée par l'employeur sans se référer à une
convention, à un texte législatif ou réglementaire, ou à un usage précisé.

Selon l'usage établi, le montant de l'indemnité est calculé


proportionnellement à l'ancienneté dans la fIrme. Le salaire servant
de base au calcul est généralement le salaire mensuel moyen des trois
derniers mois, multiplié par le nombre d'années d'ancienneté dans
l'entreprise.
DROIT DU TRAVAIL OU DROIT AU TRAVAIL? 121

Dans notre exemple hypothétique, l'ancienneté étant de 20 ans, et


le salaire de 10 000 F, le montant de l'indemnité serait de 200 000 F j
c'est-à-dire une somme qui est très loin de correspondre au préjudice
réel estimé à 669 120 F. Le revenu des employés serait beaucoup mieux
protégé dans un régime où ils auraient le droit d'acheter leur
démission ou de racheter leur licenciement. Alors pourquoi cette
législation? A quoi sert-elle vraiment?
On pourrait penser qu'il s'agit d'une sorte de mécanisme
d'assurance, l'employeur retenant sur les salaires l'équivalent d'une
prime reversée à l'employé au moment de son licenciement. Mais, si
c'était le cas, l'indemnité devrait être calculée en fonction du
préjudice subi. Or il n'en est rien.

La ltberM contractuelle serait une metlleure protection que


l'Indemnité de ltcenclement
Imaginons une situation où l'employeur a le droit de licencier
moyennant le paiement obligatoire d'une indemnité de 200 000 F, et
où on demanderait au salarié licencié de choisir entre deux options :
ou il accepte l'indemnité et il part sans autre moyen de recours j ou il
accepte de rester mais à un salaire moindre, et il perd bien évidem-
ment le bénéfice de toute indemnité. Le préjudice d'un licenciement
étant estimé à 669 120 F, les termes de son calcul individuel sont alors
les suivants. S'il part, il touchera 200 000 F, mais il subira néanmoins
un préjudice de 469 120 F. S'il reste, son préjudice sera de 24 000 F
capitalisé sur 20 ans, soit 1 098 240 F. Donc il ne restera pas.
Prenons l'autre cas de figure. L'employeur est privé de son droit
de licencier. Il ne peut se débarrasser de ses éléments les moins
productifs qu'en leur achetant leur démission à un prix égal au
préjudice subi, c'est-à-dire 669 120 F. Imaginons maintenant qu'on
lui dise : vous avez le choix entre licencier mais avec le paiement
d'une indemnité de 200 000 F, et continuer à racheter la démission de
vos salariés. Que va-t-il faire? Bien évidemment choisir la première
option. Il obtiendra le départ de ceux dont il ne désire plus la
présence au prix de 200 000 F au lieu de 669 120 F. Le fait qu'on
impose aux employeurs un régime de licenciement avec indemnités,
et qu'on interdise l'achat des démissions, signifie que les entreprises
122 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

sont davantage incitées à licencier que ce ne serait le cas s'il leur était
interdit de licencier, mais avec possibilité d'achat des démissions.
Dans les deux cas, on a une situation qui débouche sur davantage
de licenciements que ce ne serait le cas quel que soit le régime légal du
droit de licencier (autorisé ou non), mais avec liberté contractuelle
totale. La conséquence du droit actuel est une augmentation du taux de
chômage naturel dans l'économie - mais pour des raisons et par des
mécanismes différents de ceux qui sont habituellement avancés par les
organisations patronales.
L'indemnité de licenciement joue ainsi le rôle d'une taxe sur les
employés pour les dissuader de négocier des baisses de salaires qu'il
serait de leur intérêt d'accepter, et qui, du point de vue de leur revenu,
les mettraient dans une situation plus favorable que celle qui résulte en
définitive de la législation. Simultanément, elle joue également le rôle
d'une subvention à l'employeur pour lui permettre de licencier à
moindres frais les ouvriers dont il veut se séparer. Dans les deux cas,
ce sont les salariés qui sont perdants.
Abandonnons donc la vision angélique des syndicats. Tout se
passe comme si la préoccupation centrale était beaucoup plus de
décourager les velléités que certains salariés pourraient avoir, dans
une conjoncture défavorable, d'accepter une révision de leurs avan-
tages salariaux, plutôt que la défense de l'emploi et du niveau de vie à
long terme des travailleurs.
Il est des circonstances (de crise par exemple), où beaucoup de
salariés accepteraient de négocier une révision de leurs salaires pour
rester autant que possible dans l'entreprise où ils travaillent. Il en est
d'autres qui accepteraient facilement de démissionner si cela leur
rapportait plus que d'être licenciés ou de rester dans leur emploi
actuel. Mais, dans la logique syndicale, de telles actions individuelles
sont extrêmement dangereuses. Si elles se généralisaient, elles ren-
draient le contrôle de l'entente impossible. Voilà pourquoi, pour les
syndicats, en toutes circonstances, tout est meilleur que la liberté.
4

Les crises, le chômage


et les syndicats

Le chômage est un phénomène plus complexe qu'un simple


défidt de créations d'emplois nouveaux, ainsi que le décrit l'appro-
che macroéconomique traditionnelle. Comme nous allons le voir,
l'approche microéconomique complète cet éclairage. La montée
continue du nombre de chômeurs n'est pas seulement une consé-
quence de la crise, le produit de facteurs conjoncturels ou structurels
plus ou moins accidentels (chocs pétroliers, concurrence internatio-
nale, nouvelles technologies, etc.), ni l'expression d'une fatalité
technologique. Elle est aussi la résultante de changements démo-
graphiques Oa montée des jeunes), sodologiques (développement du
travail féminin) et institutionnels (rôle du salaire minimal, progrès de
la protection sociale) qui se traduisent par une augmentation du «taux
de chômage naturel».
Tel était le message diffusé par la Nouvelle konomle à la fin des
années 70.
Depuis lors, les esprits ont évolué. La faillite du modèle keynésien
est largement reconnue (encore plus depuis les échecs socialistes qui
auront eu un excellent pouvoir pédagogique). Dans l'étude du marché
du travail, les économistes se tournent désormais vers une méthodo-
logie résolument microéconomique, même ceux qui disent encore
124 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

travailler dans l'optique de Keynes (théorie des marchés internes et


segmentés). Un personnage aussi influent que le professeur Edmond
Malinvaud admet la présence, à côté d'un chômage de type keynésien
(dû à une insuffisance de la demande globale), d'un chômage dit
«classique », qui serait la conséquence d'un coût trop élevé du
travail [118]. Les facteurs institutionnels commencent à être pris en
compte, même si ce n'est que de façon encore bien timide. Par
exemple, Jacques Lesourne reconnaît la responsabilité dans le déve-
loppement du chômage de ce qu'il a baptisé 1'« oligopole social»-
c'est-à-dire des groupes sociaux organisés qui, dans les années 60 et
70, ont fait pression sur les pouvoirs publics pour obtenir l'indexation
généralisée des salaires, la hausse du salaire minimal et l'écrasement
des hiérarchies salariales, la baisse de la durée du travail (à revenu
constant), le renforcement de la réglementation du travail, etc. [112].
Même dans les syndicats, on note une prise de conscience progres-
sive des méfaits du corporatisme professionnel.
Ces évolutions sont bienvenues. Elles restent cependant partielles
et manquent souvent de recul. Ce n'est pas en additionnant une série
de causes autonomes qu'on obtient une théorie, ni même une
véritable explication de la crise de l'emploi. Nous vivons dans une
société où fait toujours aussi cruellement défaut une véritable théorie
de l'emploi et du chômage. Une théorie qui, tout en englobant les
différentes explications proposées par les uns et par les autres, et
tenant compte des particularités de l'environnement institutionnel
contemporain O'émergence d'une «société salariale» dominée par
des procédures collectives de négociation), permettrait de rendre
compte non seulement des crises d'aujourd'hui, mais également de
celles d'hier.
Ce chapitre propose d'établir un pont entre la théorie des
syndicats et la théorie du chômage et des crises économiques.
Appuyée sur la loi de Say (injustement reléguée aux oubliettes par les
macroéconomistes contemporains), ainsi que sur les apports de
l'analyse monétaire moderne (théorie des monnaies «concurren-
tielles »), l'idée centrale est que la véritable origine des crises et des
dépressions qui frappent le marché du travail ne doit pas être
recherchée dans des troubles autonomes de la «demande globale»
(concept keynésien dérivé d'erreurs logiques), mais dans les rigidités
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 125

de tous ordres que produit, dans nos démocraties contemporaines,


l'activité des groupes de pression organisés.
Il n'est pas question de se plaindre pour la énième fois de ce que
les charges salariales des entreprises françaises, ou le « niveau général
des salaires» (une expression qui en réalité ne veut rien dire), seraient
trop élevés - la plainte traditionnelle du patronat. L'argument est
tout différent: ce qui est en cause est la capacité acquise par un
nombre croissant de groupes privés d'imposer, de manière durable,
des prix et des rémunérations déconnectés de ce qui résulterait du jeu
d'un marché libre fonctionnant dans le cadre d'un État de droit
respectant les droits de propriété et la liberté des contrats; et, partant
de là, l'ensemble des pratiques collectives, juridiques, législatives ou
monétaires responsables de cette situation.
Parce que leur nature même de «bien collectif particulier»
favorise le développement de pratiques, d'attitudes, de règlements et
de législations contraires aux exigences de flexibilité des prix et de la
stabilité monétaire, les organisations syndicales sont
paradoxalement des institutions qui fabriquent du chômage, du sous-
emploi, de l'appauvrissement, et donc du ressentiment. Elles ne sont
pas seules en cause. Tous les groupes organisés qui, par des moyens
incompatibles avec le respect des principes fondamentaux d'un État
de droit civilisé, interfèrent avec la liberté de décision des
entrepreneurs, ou font pression sur le législateur pour se faire
attribuer des privilèges, portent peu ou prou une part de
responsabilité. Il n'est pas de notre propos de faire porter aux seuls
syndicats la responsabilité de la crise de l'emploi. Celle-ci est avant
tout le produit d'attitudes et de comportements profondément ancrés
dans les mentalités de la population et de ses dirigeants. Mais il
n'empêche que l'activité des syndicats joue un rôle particulièrement
crucial dans le déroulement de ce processus.

LE PRINCIPE DE LA LOI DE SAY

La plupart d'entre nous avons oublié qu'il fut une époque où le


rôle des syndicats était placé par les économistes au centre des
interrogations sur l'origine du chômage et des dépressions
126 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

économiques. Cela se passait dans les années 1920 et 1930, juste avant
que la publication de la Théorie générale de Keynes ne vienne (à tort)
jeter le discrédit sur tout ce qui s'était fait avant et qui n'allait pas dans
le sens du keynésianisme.
Depuis quelques années, on redécouvre les apports de cette
époque grâce aux traductions de Mises et d'Hayek j mais aussi à la
réimpression des travaux de William Hutt - certainement de tous les
économistes de sa génération celui qui a consacré le plus de temps et
d'ardeur à réfuter Keynes et à mettre en cause la responsabilité du
mouvement syndical j non pas par antisyndicalisme primaire, mais
par soud scientifique de rétablir une vérité que beaucoup reconnais-
sent implicitement, mais que, pour des raisons politiques faciles à
discerner, personne, aujourd'hui comme hier, n'ose regarder en
face [90, 91).
Pour les Keynésiens, lorsqu'il y a un chômage important, tout est
clair. Ce ne peut venir que d'une défaillance de ce que Keynes a
appelé « la demande globale ». La présence du chômage, nous dit-
on, est la preuve que les ménages et les entreprises ne dépensent pas
assez. Et s'il en est ainsi, c'est parce que les consommateurs
épargnent trop, et que les entrepreneurs n'investissent pas assez à
cause Ooi fondamentale) des taux d'intérêt trop élevés (phénomène
de la « trappe monétaire»).
La solution consiste donc à compenser par la dépense publique
les insuffISances de la dépense privée spontanée. On s'engage dans
une politique de déficit budgétaire et, par voie de conséquence, de
monnaie facile.
A cela, les « Autrichiens» répliquent qu'on ne peut valablement
raisonner à partir d'un concept aussi artificiel que celui de la
demande globale. La demande globale, expliquent-ils, ça n'existe
pas. C'est un faux concept.
Il n'y a probablement pas de loi économique plus ancienne, et
plus fondamentale, mais aussi plus méconnue que la loi de Say. Ses
premières formulations datent des physiocrates, notamment Mercier
de la Rivière. On la retrouve chez Turgot. Mais c'est Jean-Baptiste Say
qui, en 1803, dans son célèbre Tralt~ d'Économie politique, lui
donne sa forme définitive (sans toutefois avoir clairement conscience
de toutes ses implications) (168). Au XIxe siècle, elle occupe également
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 127

une place importante dans l'œuvre de Mill. Elle a fait au cours des
dernières années un retour en force dans la littérature économique
anglo-saxonne sous la plume des supply stders et autres partisans de
l'économie de l'offre.
Cette loi est souvent résumée par la courte phrase: «L'offre crée
sa propre demande.» Ce qui est interprété comme signifiant que
dans une économie capitaliste il ne saurait y avoir de situations
durables d'excédent d'offre, tout processus de fabrication d'un bien
destiné à être vendu engendrant nécessairement la création d'un
revenu grâce auquel ce bien peut être vendu.
Les Keynésiens en ont conclu que les économistes «classiques»,
leurs adversaires, niaient que puissent apparaître des situations
durables de crise économique et de chômage massif et permanent j
message que perpétuent les enseignements universitaires dominants.
En réalité, le contenu de la loi de Say est à la fois plus subtil et plus
complexe que cette interprétation. S'il y avait peut-être des gens qui,
dans les années 30, pensaient comme le décrivent les manuels
keynésiens, ce n'était pas le cas de tous les économistes «pré-
keynésiens ». Correctement reformulée, la loi de Say n'exclut pas la
possibilité de situations de sous-emploi.

Ce que la lot de Say dtt et ne dtt pas

La loi de Say est un raisonnement axiomatique qui établit quatre


propositions.

1. n n JI a que la productton de quelque chose qut donne le


pouvoir de consommer
Jean-Baptiste Say part du constat « qu'on ne peut se procurer ce
que l'on achète qu'avec ce que l'on a produit ». n s'agit d'une simple
observation de bon sens qui n'a pas à être démontrée (un axiome) :
on ne peut se procurer des biens et des services que l'on désire qu'en
échange d'autres biens et services que l'on a soi-même produits, ou
en échange de l'argent que l'on a précédemment acquis en
échangeant des biens et des services que l'on avait soi-même
produits. Autrement dit, l'origine de ce que l'on appelle la demande
ne se trouve pas dans l'acte de destruction de valeur que représente la
128 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

consommation, mais dans l'acte de production qui crée la valeur


ainsi disponible pour être consommée. On ne peut consommer que
si quelqu'un a produit.
D'où l'expression: «c'est l'offre qui constitue la demande », non
pas au sens (absurde) que tout produit offert sur le marché distribue-
rait nécessairement les moyens d'une demande correspondante,
comme cela est parfois abusivement interprété; mais au sens qu'il ne
peut y avoir d'acte économique créateur de valeur qui ne crée de
manière concomitante un pouvoir d'achat donnant au producteur les
moyens d'acquérir une valeur équivalente parmi l'ensemble des biens
produits par d'autres et n'entrant pas en concurrence avec ce que lui-
même fabrique.
Conclus ton : on ne peut pas dissocier la «demande» qui
s'adresse aux produits d'un secteur de 1'« offre» d'autres produits qui
en est l'origine et la contrepartie. Pour comprendre ce qui se passe au
niveau de la demande, il faut commencer par analyser les facteurs qui
agissent sur l'évolution de l'offre des autres produits non concurrents.
C'est en ce sens qu'il s'agit d'une approche qui donne la priorité à
l'économie de l'offre.

2. La notton de « demande globale» est un concept qut n'a


aucun fondement dans le r~el, et qut ne peut que fausser l'analyse
Se procurer un bien ou un service quelconque implique néces-
sairement que l'on cède simultanément à d'autres le pouvoir d'acqué-
rir l'ensemble des autres biens et services que l'on aurait pu consom-
mer en contrepartie de ce même pouvoir d'achat. Autrement dit, tout
achat marchand n'est jamais que la manifestation d'un acte par lequel
on ~change des drotts sur une certaine partie du flux global des biens
et services produits contre l'acquisition d'une autre partie de ce flux.
Cette interdépendance entre toutes les demandes, mais aussi le
fait que ce qui est demande pour les uns, est offre pour les autres, fait
que l'addition des demandes individuelles de biens finals et de biens
intermédiaires pour donner une «demande globale» n'a pas de sens.
La notion de demande globale est un faux concept; Un spécialiste
de la comptabilité nationale peut toujours, moyennant certaines
précautions statistiques, additionner l'ensemble des demandes
individuelles de biens finals et intermédiaires pour calculer un
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 129

agrégat. Mais cette entité statistique, résultat global de ce calcul


d'agrégation, est dépoUlvue de toute signification économique. Elle
n'est qu'un résultat arithmétique dont la véritable genèse est à recher-
cher dans les échanges de droits auxquels l'interdépendance de toutes
les demandes donne lieu.
Ce qui compte alors, pour l'économiste qui essaie de
comprendre la nature des phénomènes sociaux, ce n'est pas
l'agrégat, mais les procédures d'échanges de droits qui en sont la base
et qui n'ont pas de sens indépendamment des conditions et des
motivations individuelles qui leur donnent naissance.
Keynes n'ignorait pas l'existence de cette difficulté méthodo-
logique. Mais il la résolvait en introduisant l'hypothèse que les
variations de la demande globale se répartissaient proportionnel-
lement entre tous les biens produits. Dans ce cas, il n'y avait
effectivement plus de problème.
Similairement, les notions de «produit national» ou de « niveau
général des prix », ou de «niveau général des salaires» n'ont pas plus
de sens. La macroéconomie keynésienne est fondée sur une tlluston
stattsttque et conceptuelle. On n'a pas le droit d'expliquer les crises et
les dépressions économiques en invoquant la défaillance d'une
«demande globale» que personne ne peut ni définir ni évaluer.

3. Parler de batsse de la demande n'a de sens que par rapport


aux produtts de secteurs « en parttculterll
On peut additionner les baisses de la demande enregistrées dans
divers secteurs, et même dans tous les secteurs, pour dire qu'il y a un
déficit de la demande en gbl~al - c'est-à-dire une surestimation
générale de la demande par les agents économiques à un moment
donné. Mais cela n'a pas de sens de présenter l'ensemble de ces
récessions particulières comme la conséquence d'une crise «géné-
raie» de la demande (on ne peut pas expliquer des situations particu-
lières par un facteur qui, lui-même, ne serait que le produit de
l'addition de ces situations particulières). Toute récession gbl~ale
supposerait une baisse simultanée de toutes les demandes qui
s'adressent en parttculter à chaque secteur. Et comme - propo-
sition 1 - la demande, avons-nous vu, n'est que la contrepartie de ce
qui est « offert» ailleurs dans l'économie O'offre de produits non
130 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

concurrents), on est ramené au principe que toute baisse de la


demande qui concerne en particulier certains (ou tous les) secteurs ne
peut être que le résultat d'une réduction préalable de l'offre (et donc
des revenus) dans certains (ou dans tous les) autres secteurs produi-
sant des produits, ou livrant des services non concurrents.
Conséquence: ce corollaire de la loi de Say implique que si on
veut identifier les origines d'un chômage généralisé il faut s'interroger
sur ce qui peut conduire certains producteurs, ou tous les producteurs,
à réduire leur offre j et cela indépendamment de toute explication
faisant intervenir un phénomène de défaillance autonome de la
demande.
Traditionnellement, on considère qu'il y a, en la matière, quatre
explications possibles:
- l'organisation par les fabricants de biens de consommation
finals d'ententes visant à mettre fin au jeu de la libre concurrence et
permettant ainsi aux producteurs de pratiquer des prix plus élevés (et
d'obtenir davantage de profits) j
- la mise en place par les propriétaires de certains facteurs de
production, ou des fabricants de biens intermédiaires, de cartels
ayant pour fin d'imposer des prix plus élevés à leurs clients (ce qui,
renchérissant leurs coûts, les conduirait à réduire leur offre pour
maintenir des rendements financiers compétitifs) j
- le succès de certains salariés organisés en syndicats à obtenir de
leurs employeurs des taux de salaires plus élevés que ceux que
commanderait leur productivité (d'où des coûts plus lourds et une
réduction de l'offre, toutes choses égales d'ailleurs) j
- enfin, la soumission autoritaire des entreprises à des contraintes
légales et réglementaires dont l'effet est d'alourdir leurs coûts
unitaires (avec des conséquences identiques à celles qui précèdent).
Mais lorsqu'on reste dans le cadre de marchés Itbres où n'existe
aucune entrave légale à l'entrée de nouveaux producteurs susceptibles
de faire concurrence à ceux qui sont déjà installés, il est erroné de
raisonner comme si tout acte de coopération volontaire entre firmes
privées devait nécessairement entraîner une restriction durable de
l'offre. Ceci n'est possible que si l'entente ou le cartel bénéficie du
secours de l'État pour limiter l'entrée de nouveaux concurrents (par
exemple par la mise en place de «barrières» dont l'origine se trouve
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 131

dans des -réglementations professionnelles ayant soi-disant pour


objectif de « moraliser» le marché!).
Conséquence: des quatre cas de figure ci-dessus, en réalité seuls
les deux derniers, l'action d'organisations syndicales s'appuyant sur
des «privilèges» d'état et l'intervention autoritaire de la puissance
publique dans la liberté de gestion des entreprises (généralement
pour couvrir les intérêts particuliers de certaines d'entre elles
organisées en groupe de pression efficaces), peuvent être invoqués
pour expliquer l'origine d'une défaillance durable de l'offre de
certains secteurs - et donc de la demande s'adressant aux autres.

4.« L'équtltbre est la condition naturelle de l'économie», mats d


la condition que les prix soient vraiment des prix libres
La loi de Say est généralement interprétée comme définissant
l'impossibilité pour une économie capitaliste de s'écarter dura-
blement du plein emploi des ressources. Il s'agit d'une interprétation
qui, bien que fort répandue, est abusive. Elle oublie les conditions qui
doivent nécessairement être réunies pour que «la loi des débou-
chés» s'applique.
Imaginons une économie où les préférences individuelles seraient
stables et données une fois pour toutes, ainsi que les procédés et
techniques de fabrication. On prend cette économie lorsqu'elle est
arrivée ~ son état d'équilibre, lorsque les marchés ayant joué leur rôle
d'information, d'orientation et de coordination, chaque facteur,
chaque produit, chaque service a trouvé son «prix de marché»: le
prix qui fait: 1) que tout ce qui a été produit trouve preneur, cepen-
dant qu'~ ce prix, les entrepreneurs ne sont pas tentés d'«offrir» (ou
de produire et de mettre en marché) plus que ce qui est susceptible
d'être complètement écoulé j 2) que tous les facteurs de production
prêts ~ s'employer pour un certain prix sont effectivement employés,
de telle sorte qu'il ne reste aucune ressource sans emploi
Arrêtons-nous un instant sur l'industrie qui fabrique les produits
X. Ceux-ci sont écoulés ~ un «prix de marché» déterminé, d'une
part, par l'échelle de valeurs des préférences personnelles des
consommateurs finals j d'autre part, par la nature et la structure des
coûts de production de l'entreprise, coûts eux-mêmes déterminés par
l'état de la technologie et les prix auxquels on se procure les facteurs
132 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

nécessaires. L'« offre» du producteur résulte de l'interdépendance de


ces éléments qui, dans l'hypothèse ici envisagée, sont des données
parfaitement connues. La rotation infinie d'une économie toujours
identique à elle-même excluant toute incertitude, le producteur, quel
qu'il soit, ne peut pas produire plus que le marché n'est preneur «aux
prix du marché».
L'entrepreneur a besoin d'ouvriers, de matières premières, de
produits semi-finis achetés à d'autres usines. Il lui faut aussi des
machines, du capitaL .. Chaque facteur est rémunéré à son prix de
marché. Partant de là, une égalité s'impose: la valeur marchande de
la production Oa valeur ajoutée, la valeur créée) est égale au produit
du nombre d'articles fabriqués et vendus par le prix qui permet à toute
l'offre de s'écouler; mais elle est aussi égale à l'ensemble des rémuné-
rations versées aux différents facteurs (travail + épargne) en contre-
partie de leur apport, plus le total des achats intermédiaires Cà leur
prix de marché).
Les revenus ainsi distribués sont utilisés par les propriétaires des
facteurs de production pour se procurer ce dont ils ont besoin. peut-
être quelques articles X mais aussi une quantité d'autres produits et
services offerts par d'autres entreprises et d'autres industries.
Ce qui est vrai pour X l'est aussi pour les autres entreprises.
Chaque industrie, finale ou intermédiaire, distribue des revenus
utilisés par les propriétaires des facteurs pour acquérir un ensemble
de biens finals. La demande qui s'adresse à chaque industrie, ou à
chaque entreprise, est ainsi le résultat de l'addition de l'ensemble de
ces demandes particulières nourries par les revenus distribués aux
facteurs de production tant aux stades finals qu'intermédiaires des
chaînes de fabrication.
Dans le cas de figure ici étudié - celui d'une économie où les prix
de marché sont déjà connus, parfaitement déterminés, et
définitivement stables - il en résulte de ces conditions mêmes que,
par construction, la «demande» totale qui s'adressera en fin de
circuit à chaque fabricant Oa somme de toutes ces demandes
particulières) sera égale au total des sommes distribuées à l'origine, et
donc à 1'« offre» initiale. C'est l'Égaltté de Say, dite encore loi des
débouchés, qui correspond à la formule traditionnelle: « l'offre crée
sa propre demande », en ce sens que, dans ce cas particulier, la
LES CRISES, LE œÔMAGE ET LES SYNDICATS 133

productiori d'un produit entraîne la distribution en cascade de


revenus qui vont nourrir un ensemble de demandes particulières pour
le produit ainsi fabriqué, dont l'addition en valeur sera égale à la
valeur première créée lors de la mise en marché initiale.
Même si l'on ne peut pas généraliser pour dire que «la demande
globale finale» est par définition égale à 1'« offre globale initiale» (ce
qui, ainsi que nous l'avons vu, n'aurait conceptuellement aucun sens
car il est faux de parler de demande et d'offre globales), cette égalité
s'applique à tous les produits du marché. On est dans ce que Mises
appelle une «économie à rotation uniforme» i une économie où les
marchés en parttculler sont «en équilibre », et où l'on peut effecti-
vement dire qu'il y a toujours un pouvoir d'achat suffISant pour assurer
un débouché de consommation à l'ensemble des flux particuliers de
produits et services offerts par les entrepreneurs. L'idéal est réalisé:
celui d'une économie où toutes les activités se trouvent parfaitement
coordonnées.
Mais il faut bien garder à l'esprit les conditions extrêmement
restrictives dans lesquelles ce résultat purement axiomatique (qui se
déduit entièrement des prémisses posées au départ) a été atteint.
L'égalité de la loi des débouchés n'a été démontrée que parce que
nous avons posé comme principe au départ que chaque facteur,
chaque produit, chaque service avait atteint son prix de marché, et
que celui-ci était donc connu a priori.

Comment disparaissent la demande et l'emploi

Regardons alors ce qui se passe lorsque, pour une raison ou pour


une autre, la liberté des prix n'est plus respectée.
Imaginons qu'à la suite d'une longue grève, et grice aux pressions
exercées :l l'égard de certains personnels (piquets de grève, occupa-
tion des locaux ... ), les syndicats d'une industrie Y réussissent à
imposer :l leurs employeurs d'augmenter les salaires de 20 % au-
dessus du taux du marché qui prévalait jusque-là dans la profession.
Que va-t-i1 se passer?
La réponse figure dans tous les manuels élémentaires. Le coût
unitaire du facteur travail ayant augmenté, les entreprises concernées
vont réduire leur demande. Elles diminuent la quantité globale
134 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

d'heures de travail dont elles sont demandeuses (cependant qu'en


revanche les salaires plus élevés vont attirer davantage de candidats à
l'emploi aux portes de l'usine). Mais qui dit moins de travail pour les
hommes, dit aussi moins de travail pour les machines. La hausse de
leurs coûts unitaires conduit les entreprises à réajuster leurs
programmes de production. Toutes choses égales d'ailleurs,
l'industrie Y réduit son offre. Elle produit moins en ce sens que, pour
une courbe de demande donnée, les entreprises répondent en se
ftxant des objectifs de fabrication tels qu'elles créeront désormais au
total moins de valeur nouvelle, et que moins de consommateurs
seront satisfaits que ce n'était le cas avant que leurs structures de coûts
soient modiftées.
A son tour, cette réduction de l'offre des entreprises du secteur Y
signifie que, toutes choses égales d'ailleurs (pour une même
demande), elles distribueront globalement moins de revenus pour
rémunérer les propriétaires des facteurs de production et passeront
moins de commandes d'achat aux entreprises des secteurs situés en
amont.
Cette diminution du flux total d'« intrans» (travail, capitaux
financiers, biens de production et biens intermédiaires) implique que
les propriétaires de facteurs réduisent leurs achats d'autres biens et
services; puisque les industriels situés en amont réduisent également
leurs programmes de production, diminuent leur offre de travail,
effectuent moins d'achats, etc. On a un effet de multiplicateur qui se
diffuse dans toute la matrice interindustrielle. A chaque étape, on
enregistre une diminution des moyens réels d'achat distribués aux
facteurs, jusqu'à ce que peu à peu l'effet induit en amont devienne
négligeable. Lorsqu'on arrive au terme du processus, on se retrouve
dans une situation où tant la demande ftnale pour le produit X que
toutes les autres demandes particulières adressées aux autres secteurs
seront plus faibles.
Certains répliqueront que de tels enchaînements peuvent être
neutralisés par l'introduction de nouvelles machines et de nouveaux
équipements qui permettraient de compenser les effets de la hausse
des salaires sur les coûts. C'est la thèse que défendent souvent les
syndicats pour justifter leur action: pousser, par quelque moyen que
ce soit, à la hausse des rémunérations du travail stimulerait le progrès
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 135

technique, l'investissement et la productivité (effet Ricardo). Mais


pour que cela soit vrai, il faudrait supposer qu'il existe des réserves
inemployées de capitaux, machines, matériels et matériaux
immédiatement disponibles. Ce qui est contraire à l'hypothèse de
départ qu'il y a plein emploi et parfaite coordination. Toute
mécanisation supplémentaire ne peut se faire qu'en détournant
certaines ressources des emplois présents vers lesquels le marché les
avait orientées, et donc en provoquant une hausse de leurs prix qui
« exporte» en quelque sorte vers d'autres secteurs les problèmes de
coûts (et leurs répercussions sur la production, puis la demande)
rencontrés dans l'activité Y.
Tant qu'il ne s'agit que d'une industrie parmi un grand nombre
d'autres, l'effet est limité.
Mais imaginons que les syndicats obtiennent inopinément une loi
qui impose brutalement une augmentation de 20 % dans toutes les
industries (un peu comme cela s'est passé au moment des événements
de mai 1968). Le scénario vécu par l'industrie Y se reproduit dans
toutes les autres industries dont le secteur Y est directement ou
indirectement client, ainsi que dans les industries dont celles-ci sont
elles-mêmes clientes, et ainsi de suite. Dans les secteurs intermé-
diaires, à l'ajustement imposé par le déplacement de la courbe de
demande s'ajoute un autre facteur de réduction de l'offre dû à la
hausse imposée des coûts salariaux.
Résultat: c'est la boule de neige. Chaque secteur met au chômage
du travail, et éventuellement des machines. La chafne de la loi des
~bouchés est interrompue. Chaque secteur ne retrouve plus en fin de
cycle l'équivalent en demande de la valeur que lui-même a mise à
l'origine dans le circuit. C'est la crise. On entre dans un processus
récessif de nature cumulative qui converge vers une limite (que les
Keynésiens définiraient sans doute comme un «équilibre de sous-
emploi »).
L'imposition par la contrainte (que ce soit celle, légale, de la
puissance publique et de ses lois et règlements, ou celle
d'organisations privées ayant recours à des moyens d'intimidation
violents) d'un prix du travail plus élevé que sa valeur naturelle de
marché fait purement et simplement disparaître toute une partie de
l'offre, et donc de la demande pour les autres secteurs. Il y a
136 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

destruction de valeur, destruction de pouvoir d'achat, destruction de


demande.

La d~églementation restaure la demande

Nous avons pris l'exemple d'une hausse « contrainte» des


rémunérations. Mais le même raisonnement s'applique à toutes les
entraves réglementaires qui affectent la liberté de décision, et donc
le comportement des producteurs, qu'il s'agisse par exemple de la
limitation autoritaire de la durée du travail, ou de la réduction
obligatoire de l'âge de mise à la retraite.
De telles mesures ont pour conséquence de réduire l'offre de
travail disponible dans le pays, et entraînent donc un relèvement de
la productivité marginale du travail par rapport à la productivité
marginale du capital. Dans le partage final de la plus-value produite,
la part allant aux salaires sera désormais plus importante, et celle du
capital plus faible. Mais la diminution de la quantité offerte de travail
entraîne aussi, toutes choses égales d'ailleurs (rappelons-nous la
réponse à l'effet Ricardo, et l'hypothèse d'une situation originelle de
plein emploi), une réduction du volume total des biens produits, et
donc une diminution de la taille globale du gâteau final à se partager.
Résultat: les salariés gagnent plus, relativement à ce que gagnent les
propriétaires de capitaux; mais on produit moins, on consomme
moins, et tout le monde est, globalement, moins riche (même si
certaines catégories de salariés se retrouvent, selon les circonstances,
avec un salaire réel amélioré).
Comme dans le cas précédent, le cycle de la loi des débouchés est
interrompu, cassé. Par rapport à la situation d'origine, il y a dispa-
rition d'une partie de la production, et, en conséquence, d'une partie
des emplois et des revenus qui nourrissaient les demandes particu-
lières initialement adressées à chaque activité.
Imaginons maintenant qu'après une alternance politique, le
gouvernement décide de revenir immédiatement sur l'augmentation
autoritaire et massive des salaires décidée par son prédécesseur. Que
se passe-t-il? La réponse ne nécessite pas de longs développements.
Le retour à la liberté des salaires, et donc des salaires à leur prix de
marché, va faire reparcourir le chemin inverse.
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 137

Le retour des salaires à leur valeur de marché abaisse les coûts de


production de l'industrie Y. On embauche. On remet les machines en
route. Autant de revenus nouveaux qui sont dépensés par les
propriétaires des facteurs. Les commandes aux industries d'amont
augmentent en proportion du déficit que les réductions initiales de
commandes y avaient creusé (pas d'effets inflationnistes). L'effet
amplificateur qui, dans le précédent scénario, jouait dans le sens d'un
renforcement des facteurs récessifs, fonctionne en sens inverse. Cha-
que secteur entraîne le redressement des industries qui bénéficient:
1) de la reprise des commandes de biens de production; 2) de la
reprise des achats par les consommateurs disposant d'un revenu
accru.
La reprise de la production entraîne la reconstitution de la
demande disparue. La loi des débouchés est rétablie. Chaque secteur
retrouve le niveau de demande et d'activité qui était le sien à l'origine
(parce qu'on raisonne à préférences constantes) et que l'on prend
volontairement le parti d'ignorer les effets perturbants de la monnaie
(qui, d'ailleurs, n'a par définition pas de place dans un système
hypothétique d'où est exclue toute incertitude). On est de nouveau en
plein emploi.

Progrès technique et coordination

Nous nous sommes limités à un cadre d'analyse statique impli-


quant une constance des techniques employées.
Il faut maintenant introduire une perspective plus dynamique et
de plus longue période, faisant intervenir des processus de
croissance.
Imaginons une situation nouvelle: l'apparition d'une technologie
qui permet à l'industrie X de fabriquer les mêmes produits, mais dans
des conditions d'économie plus grandes. Le problème est d'identifier
les conditions qui doivent être réunies pour que le progrès technique
et l'innovation n'entraînent pas une diminution de l'emploi.
Point de départ: on a une situation où la concurrence entre les
fabricants conduit à l'apparition et à la diffusion d'une nouvelle
technologie qui permet de produire X avec moins d'heures de travail
et une moindre consommation d'un input particulier (par exemple,
138 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

moins de métal). L'innovation est mise au point dans une entreprise


en particulier. Cette nouvelle technique réduit ses coûts de
production en dessous de ceux de ses confrères et lui permet donc
d'offrir plus du même produit pour moins cher (l'innovation a sur
l'offre un effet exactement inverse de celui des entraves à la
production; c'est en quelque sorte son sym~trlque).
Gommons les phases intermédiaires. Les concurrents, tous
fabricant également le produit X, adoptent la même technologie. Ils
alignent leurs prix. Les mêmes besoins de consommation sont
satisfaits par un produit qui coûte moins cher à fabriquer (dont la
production utilise moins de ressources rares), et qui est vendu en plus
grande quantité à un nouveau prix inférieur à l'ancien.
Bt/an:
- d'un côté, on a des consommateurs qui satisfont exactement les
mêmes besoins, mais en dépensant moins. La totalité du revenu
injecté au début du cycle (avec l'ancienne technologie) n'est plus
absorbée complètement par l'achat de la même quantité d'articles
(fabriqués avec la nouvelle technique). Les consommateurs qui
achètent X disposent d'un surplus de pouvoir d'achat qu'ils peuvent
affecter à l'achat d'autres biens non substituables tels que Y et Z ;
- de l'autre, on a une industrie qui fabrique et vend les mêmes
biens, qui satisfait les mêmes services, mais qui, pour répondre à la
demande de ses clients, a besoin de moins de travailleurs, et de
moins de consommations intermédiaires achetées à d'autres
entreprises;
- enfin, on a des industries (Y et Z) à qui les consommateurs
demandent plus de ce qu'elles produisent, et qui, pour y faire face,
ont besoin d'acheter de nouvelles machines et d'embaucher de
nouveaux travailleurs pour les faire fonctionner.
Pour que la loi des débouchés ne soit pas interrompue, il faudrait
que les ressources (capital financier, main-d'œuvre, matières
premières, produits semi-finis, biens intermédiaires) qui n'ont plus
d'usage dans l'industrie X soient transférées vers Y et Z. Si l'on
pouvait réaliser ce transfert instantanément et sans coût, l'égalité de
départ serait maintenue; on a simplement un transfert de création de
valeur de X vers Y et Z, ces deux secteurs se substituant à X pour
distribuer un pouvoir d'achat d'une valeur monétaire égale à
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 139

l'économie des coûts (et donc de rémunérations distribuées) réalisées


en X. On a une simple « dérivation». La somme physique de tout ce
qui est produit est plus grande (articles Y et Z en plus). Plus d'utilités
individuelles sont satisfaites. On a un phénomène de « croissance».
Cependant, en économie de marché se pose un problème. Par
définition, l'économie libérale est une économie décentralisée. Ce
ne sont pas les mêmes gens qui décident de ce que l'on va faire dans
les industries X, Y ou z. Ce ne sont pas les mêmes gens qui achètent
les machines et disposent a priori du capital nécessaire. Ce ne sont
pas les mêmes qui mettent ces machines au travail et qui les font
effectivement tourner, etc. Par ailleurs, personne ne peut enjoindre
aux propriétaires des inputs libérés en X de les employer
obligatoirement pour produire des biens Y ou Z si rien ne les incite à
accomplir volonta1rement ce transfert.
Autrement dit, pour que le circuit des débouchés ne soit pas
altéré, on se heurte à un problème de coord1naNon qui se décompose
lui-même en un double problème d'1nformatton et d'incitation:
information des dirigeants des entreprises des secteurs Y et Z sur les
ressources disponibles, et information des salariés licenciés en X, ou
des propriétaires de capitaux et de ressources libérés par X, sur les
nouveaux emplois offerts en Y et Z; incitation pour les salariés libérés
de X à accepter les emplois qu'on leur propose en Y et Z, et, à
l'inverse, incitation pour les entreprises des secteurs Y et Z de faire les
efforts nécessaires pour attirer la main-d'œuvre ainsi disponible et
obtenir d'elle qu'elle accepte de s'engager chez eux plutôt que de
rester inactive.
On pourrait imaginer une autorité centrale prenant sur elle
d'affecter autoritaire ment les ressources aux emplois où elle estime
qu'on en a le plus besoin. C'est la solution socialiste. Mais on peut
montrer (Hayek) que, dans le monde réel, cette autorité centrale ne
pourra jamais accéder à l'ensemble d'informations qui serait
nécessaire pour s'acquitter efficacement de cette tâche. Le
planificateur, même avec les ordinateurs les plus performants, se
heurtera toujours à deux problèmes insolubles: l'impossibilité
absolue de traiter en temps réel la masse formidable des données qui
changent constamment de valeur; l'impossibilité de jamais mettre
dans les ordinateurs l'ensemble des informations, des connaissances
140 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

et des savoir-faire tacites qui interviennent chaque jour dans les


décisions de milliers d'individus, sans que ceux-ci soient jamais
capables d'en donner une formulation explicite.

Une exigence essentielle: la flexibtltté des prix et des salaires

Comment la société libérale résout-elle ce problème? par le


mécanisme des prix. Ceux-ci agissent comme des signaux pour
indiquer aux agents économiques là où il faut investir, là où il faut
produire plus, ou au contraire produire moins - et cela tout en leur
apportant une motivation pour répondre positivement à ces appels:
le profit qui reste lorsqu'un entrepreneur est le premier à répondre
aux opportunités nouvelles de production révélées par le calcul
économique.
Revenons à notre exemple.
L'industrie X réduit sa demande de travail ainsi que les achats à ses
fournisseurs. Des ouvriers sont mis au chômage. Des machines sont à
vendre, ou à louer, qui, dans la limite de leurs spécificités pourraient
être utilisées ailleurs.
y et Z ne peuvent répondre instantanément à l'accroissement de
demandes dont ils font l'objet. Il faut rationner la clientèle: les prix
des produits Y et Z augmentent.
C'est le mouvement des prix relatifs (baisse des possibilités de
satisfaction des anciens salariés de X et des propriétaires de ses
anciennes machines, hausse des prix des produits Y et Z, et donc
perspectives accrues de profits dans ces deux activités) qui, dans
l'économie de marché, va inciter les détenteurs de ressources à
affecter volontairement les facteurs dont ils ont le contrôle à
l'accroissement de la production en Y et Z.
Cela ne se fera pas instantanément. Les salariés licenciés en X
peuvent ne pas être au courant des emplois offerts en Y et Z. Habitués
à de hauts salaires payés par les entreprises du secteur X, ils peuvent
rester insensibles aux offres à première vue insuffisantes qui leur sont
faites par les employeurs en Y et Z, préférant attendre une embauche
hypothétique dans un secteur payant mieux. De même, des
indemnités publiques de chômage généreuses réduisent peut-être le
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 141

coût d'attendre que quelque chose plus conforme à leurs vœux leur
soit proposé.
Par ailleurs, le capital, lui aussi, est souvent difficile à déplacer.
Une machine à usage spécifique se reconvertit difficilement ...
Ces « imperfections» dans l'information, la communication, la
mobilité des ressources et des hommes font que (si elles n'ont pas été
anticipées, et donc «assurées par avance ») des pertes vont bel et bien
apparaître dans le circuit des débouchés. Des pertes qui entraînent un
assèchement de certaines demandes, et donc un risque de chômage
dit « frictionnel» s'étendant au-delà des seuls individus qui, licenciés
par les entreprises du secteur X, restent «volontairement» sans
emploi parce qu'ils refusent encore les offres qui leur sont faites par
les employeurs Y et Z.
Imaginons: 1) que l'État distribue des indemnités de chômage
relativement longues et élevées, telles que les gens qui se retrouvent
sans emploi peuvent continuer à vivre sans trop de problèmes
pendant fort longtemps - si ce n'est même en faire un style de vie
lorsque l'écart entre le total des indemnités reçues et le salaire que la
personne pourrait obtenir sur le marché est trop faible; 2) que les
syndicats qui contrôlent les employés du secteur X soient en mesure
d'imposer aux employeurs de maintenir des salaires élevés, tels que
même ceux qui se retrouvent au chômage préfèrent attendre pour
éventuellement prendre la place d'un sortant (départ à la retraite).
Admettons que, de leur côté, les syndicats des salariés des
secteurs y et Z aient obtenu qu'on exige des candidats à un nouvel
emploi un diplôme professionnel nécessitant une longue formation
préalable; qu'ils aient également obtenu de leurs employeurs des
normes de production telles que, en raison de leurs coûts, cela limite
les différentiels de salaires que les entreprises de Y et de Z peuvent
offrir pour attirer la main-d'œuvre de X.
Toutes ces actions ont pour résultat de réduire l'intérêt, le degré
de motivation que chaque propriétaire de ressources a à changer
d'emploi.
Cons~quence: le flux des transferts de X vers Y et Z, ou de tout
autre secteur en déclin vers d'autres secteurs en expansion, va néces-
sairement se faire, mais très lentement. Il se fera nécessairement car
les entrepreneurs qui opèrent dans les secteurs en expansion ont
142 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

absolument besoin de se procurer les facteurs de production


indispensables à la réalisation de leurs projets j mais le rythme de ce
transfert sera lent par rapport à ce qu'il aurait pu être.
Or, entre-temps, dans une économie développée, on a tous les
jours un nombre considérable d'innovations, dans de nombreux
secteurs. Si les effets «désorganisateurs» du changement de techno-
logie en X ne sont pas rapidement neutralisés par la mobilité des
facteurs en Y et Z, si cette mobilité est freinée, voire entravée par des
pratiques, des règlements et des comportements malthusiens
imposés par les syndicats, les pouvoirs publics ou les corps
professionnels, ils vont se cumuler avec ceux induits par les
innovations des autres secteurs. Moyennant quoi on retrouve un
processus de nature cumulative qui est l'une des raisons d'un chômage
massif et d'une dépression durable par télescopage d'un grand
nombre de «minicrises locales».

Le probl~me: ce sont les entraves instituNonnelles aux mouvements


de prix relaNfs

La raison de ce chômage, de cette crise, n'est pas le progrès


technique (qui permet d'avoir plus pour moins cher), mais l'incapa-
cité des prix relatifs à assurer une mobilité suffisamment rapide des
ressources de façon à éviter l'accumulation de crises sectorielles
locales (en partie autonomes, mais aussi en partie auto-entretenues
par leurs interdépendances). Cette incapacité est liée non pas à la
nature de l'économie de marché, mais à son contexte institutionnel :
à l'accumulation d'entraves volontaires, légales ou réglementaires,
ainsi qu'à des situations de rapports de force qui y freinent le jeu des
prix et salaires relatifs.
Lorsque ces entraves sont trop nombreuses et cumulent leurs effets
locaux, on a, comme précédemment, une situation où, sans que l'on
sache apparemment pourquoi, les industriels voient leur demande
s'évaporer: les affaires plongent j les chômeurs se multiplient, et le
volume des capacités inemployées explose sans qu'il soit jamais
besoin d'invoquer un quelconque choc exogène qui, à un moment ou
à un autre, aurait provoqué un effet déflationniste.
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 143

Ainsi le chômage massif, même s'il prend l'apparence d'un


déséquilibre macroéconomique, a sûrement une composante micro-
économique, parce qu'il provient en partie de l'articulation de
minicrises locales, amplifiées par des facteurs propres à l'ordre
politique et social des institutions.

LA LOI DE SAY ET LA MONNAIE

Traditionnellement, on reproche à la loi de Say de raisonner sur


des modèles simplifiés d'économie de troc et donc de perdre toute
validité dès lors que l'on passe à des représentations complexes
d'économies monétarisées.
En réalité, il n'en est rien. Si nous avons cette impression, c'est
parce que les Keynésiens ont donné une image simpliste et tronquée
des travaux de leurs prédécesseurs, accréditant à leur encontre un
ensemble de préjugés dont on redécouvre qu'ils étaient infondés.
Regardons ce qui se passe lorsqu'on introduit la médiation d'un
système monétaire.
Tout d'abord, il est nécessaire de rappeler que la monnaie n'est ni
un numéraire abstrait, ni un simple étalon de valeur et de prix qui
n'aurait pour fonction que de faciliter le déroulement des
transactions. La monnaie est un instrument intermédiaire d'échange
à l'origine duquel se trouve nécessairement un bien économique réel
qui apporte aux agents économiques des services spécifiques, et qui
n'est devenu support monétaire que parce que son marché est si
largement accessible que les gens en désirent uniquement pour l'offrir
ultérieurement dans des échanges interpersonnels.
Cet instrument d'échange est un bien économique comme un
autre, qui a une valeur et est pourvu d'un prix en raison de ses mérites
propres - c'est-à-dire des services d'encaisse qu'il rend aux
individus.
Cette monnaie existe parce que, dans un monde où il y a toujours
du mouvement et du changement - donc de l'incertain - les gens
désirent conserver une certaine provision d'instruments de
paiement. Son montant est déterminé par la demande délibérée
d'encaisses liquides qui émane des besoins subjectivement ressentis
144 ONQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

par les agents: c'est ce qu'on appelle les encatsses liquides déslr~es.
Et comme pour tous les autres biens, ce sont les changements dans le
rapport entre la demande de l'offre de monnaie qui entraînent les
changements dans le taux d'échange entre la monnaie et les biens
vendables, et donc son pouvoir d'achat (son « prix»).
Plaçons-nous alors dans la perspective d'un système où, comme
dans tous les pays d'aujourd'hui, l'offre de monnaie est centralement
« contrôlée» par des institutions étatiques. On imagine que, soudain,
de manière imprévisible, l'autorité en charge de la monnaie réduit
son offre à un niveau inférieur au stock total des encaisses liquides
désirées.
S'il était possible d'imaginer un monde d'information parfaite et
sans coût, tout le monde apprendrait instantanément la nouvelle.
Connaissant avec perfection les paramètres qui déterminent son
équation de production, et partageant avec tous les autres la même
information, chaque producteur réagirait immédiatement en baissant
ses prix de manière à maintenir stable la relation entre le stock global
de monnaie en circulation, la quantité totale de produits échangés, et
le volume d'encaisses liquides désiré.
Dans un tel univers, il importerait peu que l'offre de monnaie
augmente ou diminue. Cela ne changerait rien au déroulement du
circuit des échanges physiques. La monnaie serait parfaitement
« neutre ». Toute incertitude quant à l'avenir étant bannie, personne
n'éprouverait le besoin de conserver des liquidités. Tout individu
sachant avec précision de quelle quantité de monnaie il aura besoin à
telle ou telle date, il n'y aurait même pas besoin d'une monnaie autre
qu'une simple unité de compte abstraite et indéterminée.
De même, si nous vivions avec un système de monnaies
concurrentielles, il n'y aurait pas de problème. Les différentes
monnaies en circulation étant parfaitement substituables, toute
réduction de l'offre par l'un des producteurs se trouverait
instantanément compensée par un accroissement de la demande
pour les autres monnaies. Seule varierait la composition des encaisses
désirées sans que la valeur des monnaies disciplinées par la
concurrence, et donc la valeur réelle des encaisses détenues soient
effectuées. Là encore, la monnaie serait neutre.
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 145

Le danger vient des monnaies d'État

Dans l'univers concret de nos institutions actuelles, les choses se


présentent évidemment de manière très différente. Mais cela y est
exclusivement dû au fait que nous vivons dans des systèmes où la
monnaie est un monopole public.
Contrairement à ce qu'assument la plupart des modèles écono-
miques habituels, les mouvements de la masse monétaire n'affectent
pas toutes les activités économiques et industrielles de manière
uniforme, ni au même moment. Il n'y a pas synchronisme. Tout
dépend de leur « localisation» par rapport aux points d'entrée de la
monnaie dans le circuit des échanges.
Admettons que l'industrie A soit la première concernée du fait
d'une réduction de dépenses publiques qui affecte exclusivement ses
produits (et qui n'est pas accompagnée d'une réduction des impôts).
La baisse du volume de ses ventes entraîne un appauvrissement de ses
moyens de trésorerie auquel elle réagit en réduisant la quantité réelle
de biens qu'elle achète aux autres secteurs. Ceux-ci, à leur tour, voient
leur chiffre d'affaires baisser. Mais, à la différence des entreprises du
secteur A, il leur est plus difficile d'identifier la cause du phénomène
qui perturbe la réalisation de leurs anticipations, et donc d'en tirer les
leçons qui devraient s'imposer; et cela d'autant plus qu'on se situe à
un stade intermédiaire éloigné de la production finale. L'événement
étant imprévu, et personne n'étant en mesure d'en connaître immé-
diatement la nature, il n'y a pas de raison de modifier les règles de
gestion habituelles. Chacun s'efforce donc de reconstituer ses encais-
ses nominales à un niveau considéré comme normal et dicté par
l'expérience passée - alors qu'en réalité la valeur réelle des encaisses
détenues a déjà augmenté du fait de la hausse de la valeur de la
monnaie. Chacun réduit ses achats à ses fournisseurs (et donc accepte
temporairement de produire moins), ou bien fait plus d'efforts pour
conquérir de nouveaux clients (en proposant par exemple de meil-
leures conditions de prix). Mais cette restriction, même temporaire,
de l'offre des secteurs amont signifie que moins de ressources réelles
sont disponibles pour acquérir les produits des autres activités,
notamment les produits de l'industrie A.
146 ONQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

« Qui commencera le premier? il

On retombe sur le mécanisme cumulatif par lequel une diminu-


tion initiale de la production d'un secteur conduit à une baisse de la
demande qui s'adresse à un grand nombre d'autres, puis, par un
processus itératif, à de nouvelles baisses qui réduisent le total des
demandes particulières qui s'adressent à lui. La loi des débouchés est
interrompue: comme précédemment chaque activité ne retrouve
plus l'intégralité de la valeur initialement créée. Celle-ci a partiel-
lement disparu, aspirée par la distribution de faux droits et la
demande de reconstitution des liquidités. Entre-temps, des machi-
nes, des usines des hommes et des compétences ont été mis au
chômage.
Quelle sera l'intensité du phénomène? Tout dépend de la
méthode choisie par les producteurs pour rétablir leurs encaisses au
niveau désiré.
L'idéal serait que les entreprises travaillant pour la demande
finale réagissent en baissant leurs prix plutÔt qu'en décidant de
réduire temporairement leurs fabrications. En cherchant à
compenser ce qu'elles viennent de perdre par la conquête de
nouveaux clients, elles éviteraient le déclenchement d'un ficheux
processus récessif. Mais on se heurte alors au problème du cc Qui
commencera le premier? » : celui qui, le premier, prend l'initiative
de baisser ses prix, encourt également le risque, si ses fournisseurs ne
réagissent pas de la même manière, de se pénaliser lui-même par
rapport li des concurrents qui bénéficieraient, eux, de fournisseurs
acceptant de pratiquer temporairement des prix plus bas.
Consdquence: les prix ont toutes chances de représenter la dernière
donnée que l'entrepreneur acceptera de modifier en cas de récession
(si celle-ci se révèle plus durable et plus grave que ce à quoi il
s'attendait).
On retrouve un paradoxe collectif caractéristique d'une situation
de dilemme du prisonnier. L'ajustement li la modification initiale de
la valeur relative de la monnaie et des biens marchands se fera
d'abord par un processus de réduction de la production (et donc par
la récession), avant qu'un mouvement progressif de modification des
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 147

prix relatifs n'amène lentement le rétablissement d'un nouvel état de


coordination des projets individuels, et donc le retour à une nouvelle
structure approchant le plein-emploi.
En manipulant la production de monnaie et en introduisant une
modification inattendue de la valeur interne de la monnaie, les
autorités publiques ont provoqué sur les flux réels d'échanges
marchands des effets identiques à ceux qui résultent de l'apparition
d'entraves artificielles à la liberté des transactions, ou de restrictions
volontaires à la production.

Les conséquences du principe de non-neutralité

Prenons maintenant une situation inverse. On suppose que les


autorités décident de manière inattendue d'émettre une quantité
additionnelle de papier monnaie afin de financer un projet de
dépenses supplémentaires sans lever de nouveaux impôts.
Les prix des articles que le gouvernement a décidé d'acheter
augmentent immédiatement, tandis que les prix des autres marchan-
dises restent temporairement inchangés. Cependant, le processus
continue. Les gens qui ont vendu les biens achetés par l'Adminis-
tration se retrouvent avec une abondance inattendue de disponibilités
monétaires à laquelle ils réagissent en augmentant leurs propres
achats d'autres biens jusqu'à ce que leurs encaisses retrouvent un
niveau considéré comme normal. Les prix des biens et services que
ces gens-là achètent en plus grande quantité augmentent à leur tout, et
ainsi de suite. Personne n'étant en mesure d'identifier l'origine
précise de sa nouvelle situation d'aisance financière momentanée, la
hausse se propage d'un groupe d'articles et d'un secteur à l'autre,
jusqu'à ce que tous les prix et les taux de salaires aient augmenté (sans
que cela se fasse de manière uniforme), et que toutes les encaisses
individuelles soient revenues à leur niveau habituel.
La flexibilité des prix étant beaucoup plus grande à la hausse qu'à
la baisse (pour une raison logique qui tient à ce que les délais de
transmission, d'un stade de la production à l'autre, et d'aval vers
l'amont, jouent cette fois-ci en faveur de celui qui est le premier à
modifier ses prix), l'ajustement aux nouvelles conditions de l'envi-
ronnement monétaire se fait sans que se manifeste aucune restriction
148 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

de l'offre. Au contraire, l'avance que prennent les prix de certains


producteurs par rapport à ceux de leurs fournisseurs crée un sentiment
favorable de plus grande prospérité, même si cela ne dure qu'un
temps.
La plupart du temps, les économistes arrêtent leur raisonnement à
ce point. Ce faisant, ils négligent que s'il y a ajustement, celui-ci se
fait d'une façon qui est loin d'être synchrone; et que cela a une très
grande importance pour la suite des événements.
Examinons en effet ce qui se passe. Les prix augmentent de
manière à éponger dans chaque secteur l'excédent de monnaie créée
initialement par la décision des pouvoirs publics. Mais ils n'augmen-
tent pas simultanément, ni dans les mêmes proportions. Pendant que
le processus se déroule, certaines gens profitent de prix plus élevés
pour les biens et services qu'ils vendent, cependant que les prix des
choses qu'ils achètent n'ont pas encore augmenté, ou n'ont pas
augmenté autant. A l'inverse, il y a des gens malchanceux qui vendent
des biens et des services dont les prix n'ont pas monté, ou qui n'ont
pas monté autant que les prix des choses qu'ils doivent acheter pour
leur consommation quotidienne. Pour les premiers, la propagation
graduelle de la hausse est une bonne fortune; pour les seconds, une
calamité.
Lorsque le processus parvient à son terme, la richesse des
individus a été modifiée dans des sens divers, et des proportions
variées. Certains se sont enrichis, d'autres appauvris. Mais comme
les préférences varient selon les individus, leurs catégories sociales,
ou encore leurs niveaux de revenus, entre-temps d'importants
changements sont intervenus dans la demande, et dans la manière
dont elle se répartit entre les secteurs de distribution. Ce faisant, pour
que l'état initial de coordination de la loi des débouchés ne soit pas
dérangé, ce qui compte n'est pas la hausse générale de tous les prix,
mais les mouvements individuels de prix qui font qu'en fin de compte
la nouvelle structure des prix observés correspondra ou non au nouvel
état de la demande et des raretés relatives.

n faudrait un véritable miracle


Si des rigidités institutionnelles et artificielles empêchent les prix
localement pratiqués de s'aligner sur les changements intervenus
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 149

dans les taux d'échange mutuels des biens et services, rien, même la
décision d'imprimer des quantités constamment croissantes de
monnaie supplémentaire, n'évitera que se diffuse peu à peu un état
général de dislocation des marchés.
Pour que l'état initial de coordination soit maintenu malgré tout,
il faudrait en effet que ces nouvelles quantités de monnaie
parviennent aux différents secteurs et aux entreprises en proportion
exacte avec le déficit de demande dont chacun est localement
victime. or il faudrait évidemment un véritable miracle pour qu'il en
soit ainsi.
Résultat: de plus en plus d'entreprises découvrent qu'elles
continuent de produire des biens pour lesquels il y a de moins en
moins de clients. D'autres s'essoufflent à courir après une consom-
mation qui se révèle constamment supérieure à leurs anticipations.
Des usines se montent dont on découvre, lorsqu'elles sont prêtes à
fonctionner, que leurs débouchés ont disparu. A l'inverse, des
entrepreneurs en plein développement éprouvent de plus en plus de
difficultés à trouver sur le marché national les machines, les matériels
ou les compétences dont ils ont besoin en quantités croissantes. Ne
comprenant pas l'origine de ces difficultés, les autorités du pays
s'inquiètent de la «perte de compétitivité» de leur industrie, et se
plaignent du protectionnisme des autres ...
L'incapacité du système de prix à répondre de manière
satisfaisante aux besoins de coordination des projets individuels crée
une évaporation cumulative de la demande et met au chômage une
quantité croissante de ressources mal dirigées.
Par ailleurs, nous avons raisonné en supposant que les entreprises
avaient a priori une connaissance parfaite du prix de marché de leurs
produits. Il va de soi que, dans la réalité quotidienne des affaires, ce
n'est pas le cas. Le prix de marché est une grandeur abstraite dont les
entreprises essaient constamment de se rapprocher grâce aux instru-
ments du calcul monétaire et aux sanctions indicatives du compte de
pertes et profits.
Ces calculs se font à partir des prix des biens et services en
monnaie, tels qu'ils sont recensés par les comptabilités privées au fur
et à mesure des achats. Ils sont corrigés par la perception subjective
que chaque chef d'entreprise a de l'évolution du pouvoir d'achat de la
150 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

monnaie qu'il utilise dans ses transactions, à partir de son expérience


personnelle passée et des informations que lui fournit sa profession.

Une part Irréductible de ch6mage et de sous-emploi est Inévitable

Si nous étions en mesure de produire des monnaies concur-


rentielles au pouvoir d'achat parfaitement stable, il n'y aurait aucun
problème. Mais, en raison de la nature publique de la monnaie,
l'objectif d'une telle stabilité est hors d'atteinte.
Il en résulte que, par définition, dans l'univers institutionnel qui
est le nôtre, tout calcul économique restera imparfait, et qu'on ne
pourra jamais distinguer clairement entre les pertes et les profits qui
sont authentiques, et les pertes et les profits comptables à caractère
apparent dus aux variations imprévues du pouvoir d'achat de l'unité
de compte utilisée.
Tant que l'amplitude de ces pertes et profits apparents reste
limitée, l'inconvénient est mineur. Nous ne connaissons pas de
moyen plus efficace que le marché libre et le calcul économique
décentralisé pour réaliser la coordination des activités humaines.
Mais, dès qu'on aneint des rythmes de création monétaire élevés,
l'importance de ces effets comptables prive les signaux du marché, et
les calculs individuels de la plus grande part de leur signification
cognitive. Les chefs d'entreprise continuent de faire leur travail, du
mieux qu'ils peuvent, en restant fidèles aux enseignements de leur
expérience. Mais les résultats du marché montrent qu'ils se trompent
plus souvent. Des erreurs de jugement de plus en plus fréquentes, et
de plus en plus graves sont commises. Cette accumulation de mauvais
calculs implique qu'une quantité croissante de biens ne trouve plus les
acheteurs attendus. Un processus de dislocation industrielle
s'amorce, qui force la mise au chômage d'un volume grandissant de
ressources et de compétences. Il se révèle d'autant plus durable et
profond que l'on continue de mettre en circulation des quantités de
plus en plus importantes de monnaie. A court terme, l'inflation (non
anticipée) agit comme un euphorisant. En bénéficient ceux dont les
activités se situent le plus près des points d'entrée de la nouvelle
monnaie. Mais, à long terme, ses effets dislocateurs ne sont pas
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 151

moins certains que ceux des politiques de déflation. Peu il peu le


public prend conscience qu'il y a « crise ».

La généralisaHon de l'Axiome de Say

Au total, cette généralisation de l'axiome de Say nous rappelle les


difficultés d'atteindre un état de parfaite coordination et de plein
emploi stable: dans un monde où le changement est l'expression
même de l'action humaine, et donc permanent, où la monnaie est
précisément une création des hommes pour s'y adapter, et en même
temps un facteur de changement elle-même, tl est tn~ttable que
subsiste une part t'fTéducttble et fluctuante de ch(Jmage et de sous-
emplot, Itée non pas d une défaUlance du marché, mais d la présence
de rtgtdttés naturelles qu 'tl n'est pas en notre pouvotr de modtfler
(par exemple les rigidités qui découlent de l'opacité de l'information,
ou des limites aux capacités de la connaissance humaine), ou qu'tl
n'est pas dans notre tnté1"nt de modtfler (par exemple lorsque ces
rigidités résultent d'actes coopératifs « volontaires» dictés par
l'intérêt réciproque des partenaires, comme dans le cas des «contrats
implicites» entre employeurs et employés, ou celui d'ententes
privées non protégées par l'appui de règlements ou d'influences
politiques).
Mais elle met également en évidence que l'intensité et l'amplitude
de ces mouvements de sous-emploi et de chômage seront d'autant
plus fortes que: 1) nous travaillons dans un univers où le jeu des
forces corporatives, ainsi que l'influence des doctrines dominantes,
conduisent il multiplier les entraves artificielles il la liberté de
produire et d'échanger; 2) nous vivons dans un monde où la
régulation monétaire n'est pas assurée par la concurrence des
monnaies, mais est confiée il l'État qui est incapable de respecter les
disciplines budgétaires qui, autrefois, limitaient la capacité des
pouvoirs politiques il jouer avec la création monétaire.
On retrouve l'idée que le ch(Jmage, tel qu'tl est de plus en plus
vécu par un nombre croissant d'hommes et de femmes, est le produtt
caractértsttque de la peroerston étattque des tnstttut10ns poltttques et
monétatres du xx- st~cle.
152 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

L'erreur des Keynésiens

Imaginons que, soudain, les particuliers et les entreprises


accroissent de 20 % le montant des encaisses liquides qu'ils conser-
vent à titre de précaution. Ce changement de comportement a sur le
circuit des échanges les mêmes effets restrictifs qu'une décision
autoritaire du gouvernement ayant pour conséquence de réduire de
20 % le volume global de la circulation monétaire. D'où la réaction
des Keynésiens: il faut que l'État, par une action monétaire (ou
budgétaire) compense le déficit du pouvoir d'achat en circulation.
Que la conséquence immédiate soit de freiner les affaires et de
créer du chômage, aucun doute. Mais il faut se demander quelle est
l'origine d'une telle variation.
Pourquoi les ménages changeraient-ils leur comportement? Il n'y
a que deux possibilités : ou bien la cause est liée aux activités de l'État
lui-même (comme lorsque, par exemple, intentionnellement ou par
mégarde - comme ce fut le cas aux États-Unis en 1932 -, il mène une
politique déflationniste qui conduit les agents à anticiper une hausse
du pouvoir d'achat futur de la monnaie); ou bien cela n'a rien à voir
avec l'État et résulte de choix purement individuels et libres.
Lorsqu'il est impossible d'invoquer une cause d'ordre monétaire,
une seule explication est possible: si les gens désirent conserver plus
d'encaisses, c'est parce que des événements (des innovations, par
exemple ou des événements politiques réduisant l'incertitude et les
risques associés à des placements longs), ont modifié l'échelle de
leurs préférences en faveur des placements futurs, au détriment des
usages présents. La variation du rapport des encaisses détenues est
simplement la manifestation d'un changement dans la structure
temporelle des demandes de consommation ou d'investissement.
Du point de vue du circuit économique, ce changement induit sur
l'emploi et les revenus des effets dont la nature n'est pas différente de
ce qui se passe lorsque des changements de technologie (ou de goûts)
modifient la structure des prix relatifs des biens produits. Tout
dépend de la plasticité des prix (notamment d'un prix particulier,
celui de la monnaie: le taux d'intérêt). Si les marchés, les marchés
monétaires et financiers en particulier, se heurtent à un minimum
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 153

d'entraves institutionnelles, et réagissent avec une grande flexibilité,


les effets de cette perturbation resteront temporaires et limités. Le
circuit de la loi des débouchés ne sera véritablement violé que si la
réallocation des ressources vers de nouveaux emplois mieux adaptés à
la nouvelle structure temporelle des demandes, est freinée par des
rigidités ne devant rien à la dynamique propre de relations
contractuelles libres.
Admettons maintenant que les pouvoirs publics décident de
compenser l'augmentation des encaisses individuelles par une
émission de monnaie nouvelle d'un pouvoir d'achat global identique.
L'espoir est qu'on pourra ainsi neutraliser l'effet récessif de l'accrois-
sement d'épargne. L'émission d'un montant de monnaie nouvelle
équivalent au déficit créé par la variation des encaisses détenues
devrait rétablir la situation initiale, et permettre de rétablir le circuit
économique dans son état initial.

La solution n'est pas de batsser les salaires, mats de leur rendre la


ltbert~

Mais, pour que cette injection de fonds publics rétablisse le circuit


interrompu, il faudrait que la nouvelle monnaie soit distribuée entre
les secteurs en proportion avec le déficit de demande dont chacun est
en définitive victime. Or, cela est impensable car cela supposerait
que les pouvoirs publics aient une parfaite connaissance des
préférences individuelles.
Ce qui se passera sera très différent. Certains secteurs connaîtront
un affiux temporaire de liquidités excessives qui nourrira un vent
d'achats supérieur à ce qui serait nécessaire pour juste y combler les
effets de la chaîne récessive. Non seulement la chaîne des débouchés
ne sera pas rétablie, mais la hausse des prix des premiers engendrera
une série de mouvements relatifs qui compliqueront encore le
problème en y ajoutant leurs propres effets de dislocation.

R~sultat: l'inflation n'est jamais un remède; elle n'est qu'une


illusion qui, à terme, ne fait qu'ajouter ses propres problèmes à ceux
auxquels elle était initialement censée apporter une réponse.
154 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

La grande idée des Keynésiens a été que la pratique d'une inflation


modérée constituait un moyen de résoudre les problèmes posés par
l'inflexibilité à la baisse des taux de salaires.
Ce serait vrai si la cause de tous les maux venait effectivement et
uniquement du nIveau général des salaIres. Mais, ce qui précède
nous rappelle qu'une telle notion n'a pas de sens, et que ce qui
compte pour expliquer les fluctuations de l'emploi et des revenus sont
les prix relatifs - c'est-à-dire l'adéquation de la structure des taux
relatifs de salaires à l'évolution de la structure des demandes de biens.
Parce qu'elles négligent les effets dislocateurs de l'inflation,
l'incapacité des politiques keynésiennes à éviter le retour d'une crise
était donc inévitable. C'est ce qui s'est passé. La grande erreur des
discIples de Keynes a été de ne pas voIr que ce quI est en cause n'est
pas tant la capacité du mouvement syndIcal à Imposer au marché
un prix du travaIl « en général» trop élevé, que celle des syndIcats à
profiter de leur pouvoIr de chantage sur la socIété pour geler le
mouvement relatif des rémunérations en ayant recours à des
techniques telles que l'indexation, la généralisation de la négociation
collective, l'extension des mécanismes de «grille », etc.).

La déflatton n'est pas le « symétrIque» de l'Inflatton

De la loi de Say les gens tirent souvent la conclusion que, pour


sortir de la crise, les économistes libéraux préconisent purement et
simplement de baisser les salaires. Ce qui paraît monstrueux, et a
beaucoup fait pour les déconsidérer auprès de l'opinion.
Il y a effectivement des gouvernements qui, dans les années 30,
ont imposé une baisse autoritaire de tous les salaires (ou de certains
salaires seulement, généralement ceux de la fonction publique). Mais
rien n'est plus faux que de croire que des économistes libéraux
pourraient préconiser une forme ou une autre de déflation comme
remède aux situations de crise économique prolongée.
Dans une économie à institution monétaire d'État, le principe de
non-neutralité de la monnaie suggère en effet qu'en aucun cas une
déflation - obtenue par exemple par une réduction de 20 % de l'offre
globale de monnaie - ne peut être envisagée comme le symétrique
d'une inflation qui augmenterait l'offre de monnaie dans les mêmes
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 155

proportions. Croire qu'après une période d'inflation, il suffirait


d'une déflation du même ordre de grandeur pour annuler ses effets est
une illusion.
Pour que cela soit possible, il faudrait en effet que les mouvements
de prix suivent un cheminement exactement tnversé; ce qui, dans le
monde réel, paraît impensable puisque cela supposerait que le temps
n'existe pas (pas de changement).
Les économistes farouchement anti-keynésiens comme Mises et
Hayek, s'ils étaient par définition contre toute politique d'inflation,
n'ont jamais proposé l'inverse. Pour eux, la déflation était tout aussi
néfaste que l'inflation.
La solutton ne constste donc pas il batsser autorltatrement (ou
en trichant, par l 'tnj/attonJ les salatres, mats il leur rendre la ltberté
afin de leur faire retrouver une jlextbtltté naturelle - c'est-à-dire la
flexibilité qui serait la leur dans un monde où les seules rigidités
repérables seraient celles qui résultent d'accords contractuels (ou
implicites mais privés) acquis dans le cadre d'institutions de droit
minimisant les effets de la violence et du chantage collectif.

LE CHÔMAGE ET LA GRÈVE

En résumé, toutes nos institutions sociales partagent un point


commun: elles introduisent toujours plus de rigidités dans les prix
relatifs, et réduisent donc la mobilité des facteurs i ce qui est à
l'origine des troubles de la demande ou de l'emploi qui font la crise.
Prenons l'exemple des négociations collectives, généralement
présentées comme un progrès décisif dans la réalisation d'un
consensus national sur la hiérarchie des revenus. Comme le contrôle
des prix, comme les politiques autoritaires des salaires, il s'agit
d'institutions dont les effets de blocage sont évidents. C'est d'ailleurs
l'effet recherché, puisque l'objectif des négociateurs est de
déconnecter les rémunérations des influences du marché afin d'y
substituer l'autorité d'un «accord national» - c'est-à-dire pour
entériner et reproduire les inégalités de revenus précédemment
acquises au profit des groupes de pression organisés.
156 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

Les procédures de négociation collective bloquent le mécanisme


de deux façons. D'abord en liant les revenus et les rémunérations
entre eux, ce qui élimine le libre jeu du marché au niveau des secteurs,
des sous-secteurs et des entreprises. Plus les décisions sont centra-
lisées, et embrassent un grand nombre de métiers, d'activités,
d'entreprises et de qualifications, plus il devient difficile de faire
fonctionner les mécanismes de réallocation entre les « micro-
marchés ».
Bien sûr, certaines possibilités de « flexibilité» individuelle sont
prévues. Mais on se heurte alors au deuxième problème: plus une
négociation est centralisée, plus elle concerne un nombre important
de groupes et de communautés, plus lentes seront nécessairement les
discussions et les prises de décision.

CMmage classique, ch6mage institutionnel

Jamais une négociation nationale ne pourra déterminer les


salaires (ou les prix) qui permettraient de rectifier la multitude de
déséquilibres locaux qui, en conséquence du mouvement naturel de
la vie économique et du progrès technique, affectent les
micromarchés. Les planificateurs interviennent avec des normes
nationales, régionales, sectorielles, etc. Mais, ces normes sont par
nécessité aveugles aux besoins d'ajustement locaux, et ne peuvent
empêc.her l'accumulation de microcrises dont l'addition fait la crise
tout court. Au contraire, elles y surajoutent leurs propres contraintes
arbitraires, et donc leurs propres effets pervers.
Conséquence: nous vivons dans des économies mixtes dont la
caractéristique est, sans annuler totalement le jeu des forces du
marché, de les limiter à des niveaux d'agrégation intermédiaires plus
ou moins élevés (selon les problèmes). C'est absurde. Plus cette
tendance durera, plus elle s'affirmera, moins les mécanismes de
coordination fonctionneront, plus grande sera la pression réces-
sionniste, la dépression, le chômage, et donc la tentation infla-
tionniste pour en retarder les conséquences. C'est une hérésie de
croire qu'une «coordination» supérieure peut se substituer aux
multiples procédures de coordination microlocales ou microsecto-
rielles. L'addition de microcoordinations donne une coordination
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 157

globale. Mais l'inverse n'est pas vrai. C'est toute l'illusion de la


macroéconomie traditionnelle dénoncée par Hayek dans son
discours du Prix Nobel 1974.
C'est ce chômage qui représente le véritable chômage
«classique », décrit par les auteurs d'avant Keynes, pas celui que
Keynes présente dans ses écrits, ni même celui aujourd'hui réinventé
par Edmond Malinvaud; mais celui que Mises présente sous le
qualificatif de «chômage institutionnel» [1311.
Le ch6mage résulte non pas de ce que le « niveau général des
salaires» est trop élevé et qu'il faudrait le réduire. Mais de ce que la
jlexibiltté des salaires et des prix est, pour des raisons institution-
nelles et politiques, trop faible pour permettre aux réallocations de
ressources de se dérouler dans des condtttons compatibles avec le
maintien du plein emploi.
Ce chômage se décompose en deux.
Il y a d'abord le chômage que Mises qualifie de catallactique: la
part de chômage qui est en tout état de cause inévitable parce que liée
aux imperfections irréductibles de la nature des choses et de
l'information humaine, et qui vient de ce que, par définition, dans le
monde concret qui est le nôtre, du fait de l'existence du temps et du
mouvement permanent des préférences et des innovations, ainsi que
du caractère radicalement incertain de toutes nos décisions, on ne
pourra jamais ambitionner d'assurer à cent pour cent l'étanchéité de
la loi des débouchés. Ce ch6mage est la contrepartie naturelle de la
liberté d'agir, et représente la rançon inéluctable du progrès.
Puis vient le chômage tnstitutionne~ celui qui tient aux cent et une
manières dont nous nous débrouillons pour multiplier les entraves et
les exceptions à la liberté de décision des entrepreneurs et qui, lui,
pourrait être évité si nous ne nous étions pas laissés infester par de
fausses théories.
A son tour, ce chômage institutionnel se décompose en trois
éléments :
- d'une part, l'accroissement de chômage qui résulte de l'ada;p-
tation des comportements individuels aux nouvelles normes
institutionnelles (par exemple l'allongement des durées de recherche
d'un nouvel emploi du fait de l'amélioration des systèmes de
158 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

protection contre la perte d'emploi, ou parce que la rigidité des


salaires décourage la mobilité intersectorielle) j
- d'autre part, la part de chômage supplémentaire qui découle de
tout ce qui, par la loi ou par l'action de certains groupes privés (ou la
combinaison des deux) aggrave l'état des rigidités j
- enfin, la part de chômage qui résulte de l'instabilité
conjoncturelle que crée le contrôle monopolistique de la monnaie
par des institutions d'État soumises à leur tour à l'influence des grou-
pes de pression organisés.
Le résultat est une analyse qui lie le chômage au développement
des interventions de l'État et aux effets d'entraînement qu'il exerce sur
l'essor de l'activité des groupes de pression, en particulier des
syndicats. On est amené à penser que le chômage est la caracté-
ristique des sociétés évoluées mangées par la gangrène étatique.

Le produit d'une perversIon de la démocratie

La véritable origine des crises et dépressions qui frappent le


marché du travail ne doit pas être recherchée dans les troubles
autonomes d'une «demande globale» défidente, mais dans la proli-
fération des entraves monétaires et des rigidités artifidelles qui, dans
nos régimes d'économies mixtes, perturbent le libre jeu des contrats
privés.
Parmi ces entraves figurent évidemment toutes les rigidités
d'origine réglementaire, administrative ou législative qui, sous l'alibi
d'une politique sociale de « protection du travail », ont pour effet de
déconnecter un nombre croissant de prix et de rémunérations du jeu
d'un marché libre fonctionnant dans le cadre d'un État de droit
garantissant à chacun le respect de ses droits de propriété et de la
liberté des contrats. Figurent également les politiques délibérées
d'inflation et d'atteinte au pouvoir d'achat de la monnaie (qui ne sont
pas autre chose que des opérations camouflées de vol collectif et de
dest1UCl1on du calcul économique individuel). Ou encore toutes ces
subventions, officielles ou occultes, directes ou indirectes, dont la
rationalité n'est autre que de fausser les mécanismes de la concur-
rence au profit des groupes qui bénéficient des amitiés politiques les
plus solides.
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 159

Nous savons aujourd'hui où se trouve la source de ce phénomène.


Tout commence avec l'effacement de la notion classique d'« État de
droit », et la trahison de la conception libérale de la démocratie au
profit de l'idée moderne de souveraineté illimitée de la majorité.
Ainsi que l'a expliqué Hayek, dès que le pouvoir législatif devient
illimité, dès lors qu'il devient possible pour une majorité d'utiliser
son droit de contrainte au profit des intérêts de tel ou tel groupe
particulier, le pouvoir majoritaire se retrouve otage des groupes de
pression en position de monnayer leur soutient parlementaire ou
électoral. Dans de telles circonstances, il est de plus en plus difficile
pour la loi d'être l'expression d'une vision commune. Le résultat du
travail législatif est le fruit d'un processus de marchandages politiques
et électoraux. Il n'a plus rien à voir avec l'expression d'une concep-
tion réellement majoritaire des règles de vie nécessaires au fonction-
nement pacifique d'une société civilisée. Le corps social se trans-
forme en un bateau ivre, dérivant au gré des coalitions de rencontre.
On a un résultat - en termes de contraintes imposées aux individus -
qui n'a plus rien à voir avec ce sur quoi il serait possible de dégager un
consensus majoritaire.
Puisque désormais on considère normal que l'état prenne aux uns
ce qu'il juge bon de donner aux autres, il est inévitable que tous ceux
qui partagent des intérêts communs trouvent légitime de s'organiser
pour résister aux entreprises de spoliation que d'autres nourrissent à
leur égard, ou encore pour utiliser à leur tour, à leur propre bénéfice,
le pouvoir de contrainte, apanage de la fonction politique. On entre
dans un engrenage cumulatif où la définition des droits n'est plus le
produit de règles générales et abstraites acceptées pacifiquement par
tous, mais l'aboutissement d'un processus où un nombre croissant de
groupes et de sous-groupes organisés en forces de pression et de
chantage s'affrontent pour kidnapper à leur avantage le monopole de
la violence étatique, et obtenir ainsi, par la voie du «marché
politique », ce qu'il faut bien appeler des privilèges» (qui ne sont eux-
mêmes que la contrepartie d'autres privilèges gagnés de haute lutte
par d'autres groupes par rapport auxquels, tout à fait légitimement,
on ne veut pas se trouver en reste).
Dans cette perspective, nous sommes tous en cause. Il n'est pas
possible de jeter plus la pierre à l'un qu'à l'autre. L'efficacité politique
160 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

des lobbies agricoles, ou la capacité de certaines entreprises privées


et publiques à circonvenir à leur avantage l'autorité des adminis-
trations, ne sont pas moins coupables que l'habileté des syndicats à
nous faire croire qu'ils parlent au nom des intérêts de tous les
travailleurs.
Il n'en reste pas moins que, dans cette jungle, les syndicats
ouvriers bénéficient d'un avantage institutionnel qui les met à part, et,
en conséquence, aggrave leur responsabilité (sans pour autant réduire
celle des autres) : il s'agit du droit de grève.

La grève, ou le droit au chantage...

Imaginez que vous entriez en possession d'une belle fortune. Vous


investissez dans l'industrie, une industrie lourde (comme l'acier).
L'investissement est important, il a une longue durée de vie, et une
fois que vous avez fait vos plans, vous êtes pour longtemps prisonnier
de votre décision.
On ne se débarrasse pas d'une aciérie - ou de tout autre
investissement industriel à caractère spécialisé - comme on se
débarrasse d'une obligation, ou même d'une action en bourse. Le
propriétaire capitaliste, s'il est un homme riche, est aussi un homme
dont la fortune est « immobilisée» dans des emplois dont il n'est pas
toujours aisé de se dégager (même lorsqu'il existe un marché
financier actiO. C'est un «prisonnier», un « otage» pourrait-on
dire; otage de tous ceux qui, à un moment ou à un autre peuvent être
tentés d'utiliser les moyens de chantage que leur offre leur position au
sein des systèmes complexes de production mis en place et financés
par cet homme.
L'exemple qui traduit le mieux cette position d'otage est celui
offert par la théorie des quasi-rentes [99].
Un imprimeur reçoit une commande très spéciale qui l'oblige à
acheter une machine ultrasophistiquée. Avant de l'acheter, il est
convenu avec son client d'un prix pour rémunérer ses services. Ce
prix couvre les frais d'achat et d'amortissement de la machine, ainsi
que les frais de production et la rémunération normale des services de
l'entrepreneur. On suppose qu'en l'absence de cette commande
particulière, la seule possibilité que le propriétaire de la machine ait
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 161

soit d'en louer l'usage pour un autre travail dont la valeur marchande
est seulement la moitié du revenu que devrait lui rapporter l'affaire
conclue avec son premier client. S'il n'est pas très sérieux, ou s'il ne
se préoccupe guère de ce que risque de lui coûter demain sa mauvaise
réputation, celui-ci peut être tenté d'utiliser la situation dans laquelle
il se trouve pour lui imposer une révision unilatérale du prix convenu,
et le fixer à un niveau très inférieur. A la limite, revenant sur sa parole,
on peut imaginer qu'il impose à son fournisseur de faire le travail à la
moitié du prix originellement convenu. Compte tenu des coûts de
transaction nécessaires pour reconvertir la machine à un nouvel usage
(plus les coûts que représente la recherche d'un nouveau client) et
sachant qu'en raison de son caractère spécifique le prix de revente de
la machine est très faible, l'entrepreneur à intérêt à accepter, même à
moitié prix. Il perdra de l'argent, mais cette perte sera moins grande
que celles qu'il aurait à subir dans toutes les autres solutions possibles.
La différence entre le prix contractuellement accepté, et le prix
finalement imposé par le comportement indélicat de son client,
représente la quasi-rente que ce dernier s'approprie au détriment de
l'entrepreneur. C'est une véritable « expropriation» de valeur, un vol
qui s'applique à une valeur produite par l'entrepreneur et sienne en
toute justice.
Ce genre de comportement crée un double préjudice. A
l'encontre de l'imprimeur bien entendu, et de ses salariés. Mais aussi
à l'encontre de la collectivité tout entière. Les investissements auront
en effet tendance à bouder les activités où, en raison de leurs
caractéristiques propres, de tels abus sont possibles j et cela même
s'ils n'ont pas d'autre choix que de s'investir dans des secteurs a priori
moins rentables. L'économie y perdra en efficacité.
C'est pour cela qu'existent les tribunaux et que leur rôle est de faire
appliquer les contrats - et ainsi de réduire les probabilités de
ruptures abusives. La réduction des risques encourus par les entre-
prises est alors un facteur de plus grande efficience économique : plus
de capital investi, plus forte productivité, donc des salaires plus
élevés. L'action de la justice est un « bien» économique comme un
autre.
La grève est une stratégie qui n'est pas fOndamentalement
différente de celle du client de l'imprimeur. Il s'agit également d'un
162 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

chantage où l'entrepreneur est l'otage du syndicat qui réussit à


obtenir de ses membres une cessation concertée du travail.

La grève a, sur le circutt économique, les mêmes effets négatifs que


les autres formes d'entraves

Si l'entrepreneur cède, le préjudice est identique. Préjudice pour


l'entreprise qui supportera des coûts plus élevés, perdra des
commandes, financera plus difficilement son développement futur.
Préjudice pour l'entrepreneur: qui dit coûts plus élevés, perte de
marché, dit aussi chute du cours des actions et de la valeur de la firme.
La différence entre le prix des actions avant et après la grève mesure
l'effet d'expropriation, le transfert de richesse, la quasi-rente dont les
propriétaires sont victimes. Préjudice collectif enfin: un secteur où
les syndicats sont puissants et les grèves fréquentes est un secteur dont
les capitaux auront tendance à s'échapper, pour s'investir dans
d'autres activités à moindre productivité.
Même s'il est relativement immobile, on ne peut pas
« exploiter» le capital de manière permanente. A son tour, il «se met
en grève », en s'investissant ailleurs. Les capitaux ainsi déplacés géné-
reront moins de profits, moins d'épargne, moins d'accumulation. La
productivité des gens auxquels ils fournissent un emploi étant moins
forte que celle des gens auxquels ils auraient donné du travail s'ils
étaient restés dans leur secteur initial de placement, ils nourrissent en
définitive des salaires, et donc des pouvoirs d'achat, plus faibles.
La grève est une stratégie privée qui a sur l'activité, les revenus,
l'emploi... des effets négatifs identiques à ceux qu'entraînent toutes
les autres formes d'entraves à la production évoquées plus haut.
Toutes les grèves ne sont pas spoliatrices. Lorsqu'un arrêt de
travail intervient dans une entreprise dont les dirigeants s'efforcent de
maintenir, contre leur propre intérêt, un niveau des salaires inférieur
à celui de leurs concurrents, la grève agit comme une sorte
d'auxiliaire des forces du marché : elle hâte une évolution qui, sans
elle, aurait mis plus de temps à se réaliser. Mais l'expérience, et l'aveu
même des syndicats (dont l'ambition est de hisser tous les salaires au-
dessus de leur prix de marché) montrent qu'il s'agit là de situations
très exceptionnelles.
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 163

Le droIt de grève, un défI à l'État de droIt

Ces deux situations ont beaucoup en commun. Dans les deux cas,
des personnes privées, agissant pour leur propre compte ou de
concert, s'approprient une valeur quI ne leur appartIent pas, et
réduisent simultanément le pouvoir d'achat d'un grand nombre
d'autres qu'elles ne connaissent pas et qui, elles, ne tirent aucun
avantage de ce transfert.
Mais il y a néanmoins une grande différence.
Dans les affaires, lorsqu'un conflit de ce genre oppose deux
entrepreneurs, on fait appel aux tribunaux. Leur rôle est de retrouver
les engagements souscrits et de les faire appliquer. Lorsqu'il n'y a pas
de contrat écrit, on se tourne vers la coutume et les usages com-
merciaux en vigueur. Celui qui a causé un tort à l'autre se voit imposer
de le réparer en lui versant une indemnité compensatrice.
Conséquence: même si on ne peut pas totalement l'éliminer, ce
genre de comportement reste une exception. Le contexte institu-
tionnel en freine la généralisation, et limite donc son coût C'est ainsi
que le droit favorise l'efficience et la croissance économique.
Là encore, l'idéal n'existe pas. Les fraudeurs, les escrocs, les
indélicats, les parasites font partie de l'univers humain et de sa
diversité. On n'arrivera jamais à éliminer tous les comportements
opportunistes. Mais les principes juridiques du respect des contrats et
de la responsabilité personnelle des auteurs d'actes frauduleux ou
indélicats, permettent précisément d'en limiter l'ampleur.
Bien sûr, il faut tenir compte des coûts de fonctionnement de la
justice. Lorsqu'il s'agit de conflits mineurs, où les enjeux financiers ne
sont pas trop importants, ceux qui sont lésés hésitent souvent à
déposer plainte et à poursuivre en raison des délais et des coûts que
cela implique. Mais, même dans ces cas, l'expérience montre que,
lorsqu'il y a liberté des contrats, les professionnels s'organisent spon-
tanément pour élaborer des systèmes de clauses contractuelles dont la
caractéristique est de réduire les avantages personnels que les tri-
cheurs sont susceptibles de retirer de ces pratiques. Au total, lorsque
l'État ne réduit pas arbitrairement les conditions d'exercice de la
liberté de contracter, tout se passe comme si le libre fonctionnement
164 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

du marché conduisait à une sorte d'« optimum» de fraude ou de


chantage.
Lorsqu'il s'agit de syndicats et de grèves ouvrières, les choses sont
fort différentes.
L'une des caractéristiques du droit du travail n'est pas seulement
de multiplier les protections individuelles contre les excès de pouvoir
des employeurs, mais aussi de sortir l'exercice effectif du droit de
grève du régime commun de la responsabilité.
La France, sur un plan formel, est encore un pays où le laxisme du
droit au regard de la réglementation des actes de grève reste
relativement limité. C'est en Angleterre et dans les pays nordiques
que l'évolution a été le plus loin, avec la mise en place d'un régime
juridique qui accorde l'impunité aux syndicats, aux militants et à leurs
dirigeants, même lorsque le déroulement d'une grève s'accompagne
de voies de fait et d'actes délictueux de droit commun. Mais, au-delà
de ces différences apparentes, l'évolution est un peu partout la
même: au nom d'une conception abusive de la protection des faibles
contre les forts, l'habitude s'est prise d'accepter des militants des
mouvements ouvriers et des grévistes tout un ensemble de pratiques,
d'actes et de comportements qui sont en théorie contraires au droit,
et qu'on ne tolérerait pas de la part d'autres personnes.

La loi abaisse les « coats de la violence» seulement pour certains

Par exemple, on accepterait difficilement de voir un client


occuper le bureau d'un fournisseur, le molester et le frapper pour
obtenir de lui qu'il baisse son prix: voie de fait passible de la
correctionnelle. Dès lors que ce sont des syndicalistes, appartenant à
une grande centrale, qui séquestrent des cadres, on s'agite, on pro-
teste, mais il n'est pas certain que l'on dépose toujours plainte; et
lorsque plainte il y a, on n'est pas toujours assuré que la procédure ira
jusqu'à son terme. Les entreprises qui craignent des représailles
syndicales encore plus violentes et coûteuses, hésitent à porter les
agressions dont elles sont les victimes devant les juges. Les
responsables de l'ordre public, le gouvernement lui-même, hésitent
parfois à faire appliquer les décisions de justice ...
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 165

Lorsqu'un sous-traitant annonce à son client qu'il a décidé de


cesser de travailler sur la commande qui lui a été passée, à moins
qu'on ne la lui paie plus cher, le juge ne prend pas de gants: il s'agit
d'un banal cas de rupture de contrat qui sera sanctionné comme tel et
n'ouvrira pas d'autres droits que ceux qui figurent dans le contrat.
Lorsque des fournisseurs s'entendent pour ne plus livrer un même
client, il s'agit d'un acte de boycott concerté, puni au nom des lois
antitrusts. Lorsque des travailleurs s'organisent pour cesser le travail,
on considère qu'il y a simplement suspension temporaire du contrat
de travail, et non rupture. Même s'il peut refuser le paiement des
heures non travaillées (ce qui souvent n'est pas effectiO, l'employeur
ne peut refuser de reprendre le gréviste, ni demander aux organi-
sations responsables réparation des dommages commerciaux qui
résultent de leur opération de chantage. Tout se passe comme si
l'employé était devenu en quelque sorte propriétaire de son job
O'évolution contemporaine du droit du travail s'analysant, notam-
ment à travers les lois Auroux, comme un effort systématique pour
renforcer cette « propriété »).
Résultat: ce qui est le droit commun lorsqu'il y a violence dans
notre société, a cessé d'être le droit dès lors qu'il s'agit d'activités ou
même de violences syndicales perpétrées ou non à l'occasion de
conflits du travail. Il y a des réactions, des sursauts, des efforts pour
renverser le courant (cf. la nouvelle législation britannique introduite
par le gouvernement de Madame Thatcher) [77]. La situation diffère
en degré selon les pays, ou selon les circonstances politiques. Mais
partout s'est affirmé le même principe: ce qui est noir pour tous est
blanc pour le syndicat. On est revenu, dans le domaine du droit du
travail, comme nous l'avons déjà souligné, à une sorte de société
féodale où c'est le statut qui faU le droit 1
Du point de vue de l'équité, on ne peut pas dire que la justice y
trouve son compte. Du point de vue de l'efficacité économique, ou
même de la justice devant l'emploi ou le risque du chômage, les
choses sont encore plus graves: de tels privilèges (car ce sont des
prlvl~ges, au sens propre du terme) signifient qu'Il y a au moins une
partie de la population pour qui le droit de faire chanter les autres,
ou de se livrer ta de véritables opérattons d'extorsion par la violence,
est désormais gratuU, dAltvré de toute sanction et responsabtlltl.
166 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

De tous les groupes de pression, les syndicats sont les seuls pour
qui les coûts de la violence (ou du chantage) sont les plus bas, et ont
été les plus abaissés. Ils auraient eu tort de s'en priver. Cette violence
a les mêmes effets économiques que les restrictions forcées de
production imposées par la contrainte publique. D'où la conclusion
que, parmi tous les groupes de pression qui assiègent la société, les
syndicats portent une responsabilité particulièrement directe dans le
développement de ces conséquences de la violence économique que
sont le chômage et le sous-emploi (q.l'ils sont pourtant les premiers à
dénoncer véhémentement).
Il n'est pas difficile d'imaginer ce que peut être la réponse des
défenseurs de l'institution syndicale. Essayons de la reconstituer.

j'existe, nous dira le syndicat, au nom de la liberté d'association,


reconnue par la Constitution en application de la Déclaration des droits
de l'homme. Si tout homme a le droit de s'associer avec d'autres
personnes de son choix, pourquoi pas les salariés? Le leur interdire,
comme c'était le cas au siècle dernier, revient à les traiter en êtres
inférieurs, en sous-hommes. C'est par définition le contraire d'une
attitude libérale. Tel est précisément l'objectif du syndicalisme que de
leur rendre leur pleine dignité d'êtres humains. Si les syndicats existent,
c'est parce qu'il existe une inégalité de rapport de forces entre le salarié,
lorsqu'il est isolé, et son employeur. Mon rôle, en tant que syndicat, est
de corriger, de compenser cette assymétrie par l'union des travailleurs.

L'altbt « uttlttariste» du syndtcat

Nous avons vu dans un autre chapitre ce qu'il faut penser de cet


argument. Mais regardons comment continue sa logique.

La force qui permet de compenser l'inégalité de négociation entre


l'employeur et l'employé, ne vient pas seulement de la réunion des
salariés en un syndicat, mais également et surtout du droit qui lui est
reconnu de décider et de mener une action de grève. C'est cette capacité
de cesser collectivement le travail qui, en donnant aux travailleurs le
moyen d'infliger des coûts non négligeables à l'employeur, permet
effectivement de corriger l'assymétrie dont ils sont traditionnellement les
victimes sur le marché.
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 167

Autrement dit, dans cette optique, le syndicat n'est que l'organe


qui permet aux travailleurs d'acc~der à la grève qui, elle, est le
v&itable instrument qui permet de supprimer l'inf&iorlt~ du sala~.

Maintenant, ajoute le syndicat, encore faut-il pour que l'inégalité soit


vraiment compensée, que le patronat n'ait pas les moyens de saboter
mon action. Comment? En utilisant les services de « jaunes». Si les
entreprises ont le droit d'embaucher d'autres gens pour remplacer, ~
leurs postes, les grévistes, la grève ne sert plus ~ rien. En jouant les jaunes
contre les grévistes, on rétablit les conditions initiales pour lutter, contre
lesquelles le syndicat a précisément été créé. Il est donc légitime que
nous réclamions la légalisation de l'activité des piquets de grève.
Mais, si des briseurs de grève se présentent, que vont faire mes gars,
si ceux d'en face n'écoutent pas leurs appels ~ la solidarité? Nous
exigeons donc le droit de recourir ~ la violence pour les empêcher de
passer et de saboter ainsi notre action. Au nom de quel principe? Le
même que celui qu'utilisent les syndicats anglo-saxons pour justifier la
pratique de la c/osed shop; au nom de l'argument que l'action du syndicat
est un « bien collectif », avec tous les inconvénients que cela représente.
Si nous réussissons ~ faire fléchir le patronat, tous les gars en
profiteront, même ceux qui n'ont pas activement collaboré. Même les
« jaunes ». Ce faisant, même si je travaille pour eux, les salariés ne
viendront pas m'aider, sauf si je trouve des moyens puissants pour les y
inciter, voire les y contraindre. Le problème est d'ailleurs d'autant plus
grave qu'en période de grève, la raréfaction de la main-d'œuvre fera
monter les salaires offerts aux « jaunes ». En l'absence de tout mécanisme
compensateur, le marché joue en faveur du patron, et contre l'action
syndicale. C'est pourquoi nous sommes bien obligés d'utiliser la
contrainte ~ l'égard de tous ceux qui ne rejoignent pas spontanément nos
rangs.
Cette contrainte se justifie par le gain collectif qui résultera de notre
action collective; ou, dit ~ l'envers, par le « coût collectif» que l'individu
impose ~ la collectivité par le fait qu'il se comporte en passager
clandestin sur notre action militante.

L'argument a une structure strictement utilitariste: si tous les


individus ne collaborent pas, un «gain collectif» ne sera pas produit,
qui aurait pu l'être s'ils avaient collaboré. Comme la structure des
incitations du marché est telle qu'elle ne les conduit pas ~ collaborer,
il faut bien les «contraindre» pour que ce «bien collectif» soit
produit.
168 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

A ceux qui feraient remarquer qu'une telle légitimation de la


violence conduit à l'anarchie, que ce qu'on accorde aux associations
d'ouvriers il n'y a pas de raison de le refuser aux associations
d'agriculteurs, de taxis, de routiers, etc., lorsqu'il barrent les routes,
brûlent ou attaquent la propriété d'autrui, le syndicat rétorquera fort
simplement: « Vous voulez éviter la violence, fort bien. Il y a un
moyen très simple. Faites une loi qui prescrira que lorsque la grève est
votée par une majorité, elle est obligatoire pour tous les autres. »

Comment cet alibi s'effondre

Une telle réponse est évidemment contraire à la conception


libérale du «droit au travail» (conçu comme « la liberté de
travailler »). Mais, reconnaissons qu'elle ne manque pas de force
logique : « De deux choses l'une, répliquera le syndicaliste; ou bien
c'est à toute forme de contrainte que vous vous opposez, ou bien c'est
seulement à la contrainte des syndicats. Si vous êtes dans le premier
cas, vous ne pouvez pas refuser la contrainte syndicale et accepter
celle de la police. Vous devez tout refuser en bloc: et le syndicat, et la
police, et l'État, puisque ces institutions se fondent pareillement sur
un argument de « bien collectif ». On ne peut pas avoir deux poids
deux mesures. A l'inverse, si vous acceptez que des arguments de bien
collectif justifient l'existence de l'État, d'une police, d'une justice,
vous devez, pour rester cohérent, accepter l'existence des syndicats;
et comme les syndicats ne pourraient exister si la loi ne prévoit pas un
certain nombre de dispositions pour contraindre les salariés à
soutenir leur action, vous devez accepter la reconnaissance de ces
privilèges et superprivilèges que les syndicats réclament pour
fonctionner et produire ce bien collectif qui ne sera jamais produit si
nous n'avons pas les moyens d'être efficaces. »
« Là encore, conclura le syndicat, c'est une question de cohé-
rence. Ou vous acceptez l'argument « utilitariste» de la supériorité du
bien collectif et vous devez reconnaître que nos demandes sont
justifiées. Ou vous ne l'acceptez pas, mais c'est alors l'existence
même de l'État que vous devez également remenre en cause. »
L'argument est apparemment imparable. La violence syndicale
serait-elle légitime, comme l'est celle de l'État?
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 169

Réponse: l'argument est imparable, mais pour autant seulement


que l'on accepte la validité des deux thèses sur lesquelles il est
logiquement construit: la thèse de l'assymétrie, et l'idée que le
syndicat apporte un «bien collectif»; un bien collectif qui n'est pas
seulement de nature microéconomique (au bénéfice d'un petit
nombre d'hommes, membres d'une collectivité restreinte, et parta-
geant un intérêt commun), mais également macroéconomique - à
savoir: bon pour tout le monde, pour tous les salariés, quelle que
soit leur industrie ou leur activité.
Si l'on démontre, comme cela a été fait dans ce livre que ces deux
postulats sont faux: 1) que la thèse de l'assymétrie découle d'un non-
sens conceptuel, fruit d'une erreur de raisonnement; 2) que le
postulat selon l'action des syndicats pourrait permettre à tous les
travailleurs de bénéficier d'un pouvoir d'achat plus élevé est
également le produit d'une série d'erreurs de logique économique;
alors tout s'effondre, tous les arguments utilisés pour justifier les
privilèges des syndicats disparaissent.
Il n'existe aucun argument économique par lequel on puisse
justifier que l'exercice du droit de grève bénéficie de privilèges
juridiques hors du droit commun.

Le problème, ce sont les privilèges

Le droit d'association - donc le droit de former, d'animer ou de


militer au sein d'un syndicat - est l'un des droits fondamentaux
couverts par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. De
même, le droit de faire grève - c'est-à-dire le droit de participer à
une cessation concertée du travail - est une liberté fondamentale qui
découle du fait qu'on ne peut reconnaître à aucun individu un droit de
propriété sur la personne de quelqu'un d'autre.
Ce qui fait problème, ce sont les privilèges hors du droit commun
que les syndicats réclament pour eux et pour leurs membres.
170 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

Annexe au chapitre 4

Le travailleur« propriétaire JI de son emploi?

Le syndicat tient sa puissance d'un droit inscrit dans le préambule de la


Constitution de 1946: la grève.
Il a le pouvoir légal d'user de la violence, ou de la menace de la violence,
même s'il est minoritaire, pour contraindre l'employeur, par un arrêt concerté
du travail, à renégocier le contrat de travail sans que celui soit rompu.
La grève ne rompt pas le contrat, elle le suspend. L'employeur ne peut se
séparer d'un gréviste pour le seul motif qu'il désire renégocier le contrat de
travail. En revanche, la suspension du contrat interrompt le paiement.
L'employeur n'est pas tenu de payer le salaire des gens en grève, bien que
très souvent une des conditions de la reprise du travail est précisément le
paiement des journées de grève.
La grève perlée (faute d'un arrêt concerté du travail), et la grève politique
(sans remise en cause des clauses du contrat) sont interdites.
L'occupation des locaux en dehors des heures ouvrables est prohibée
pour atteinte au droit de propriété. Les piquets de grève sont interdits pour
atteinte à la liberté du travail, comme l'est également le loci, out (sauf cas de
force majeure).
L'employeur peut prendre du personnel de remplacement (mais ne peut
pas faire appel à du personnel d'agences de travail temporaire). Il peut sous-
traiter ou déplacer sa production dans une autre usine.
Aucune protection n'est accordée aux grévistes si la grève est illicite.
Dans le cas contraire, le gréviste ne peut subir aucun préjudice par suite de
son action collective; en particulier aucune mesure discriminatoire en
matière de paiement ou d'avantage en nature lié à l'emploi ne peut être
commise à son égard par le patron. La prime d'assiduité peut toutefois être
supprimée.
Dans beaucoup de pays, les piquets de grève sont autorisés,
l'occupation des lieux aussi. Dans certains (au Québec par exemple) la loi
interdit expressément à la firme de faire appel à du personnel temporaire, à
une sous-traitance, ou encore de déménager sa production.
La France, sous cet angle, n'est pas le pays le plus rigoureux. Cependant,
le droit de grève demeure une atteinte profonde au droit de propriété à la fois
des patrons comme des employés non syndiqués. Il est anormal que le
LES CRISES, LE CHÔMAGE ET LES SYNDICATS 171

contrat de travail ne soit pas rompu alors qu'une des parties en dénonce
précisément certaines clauses (le salaire).
En toute rigueur, l'employeur devrait être délié du contrat lorsqu'il y a
refus des employés de continuer à travailler aux mêmes termes de l'échange,
et pouvoir faire appel à d'autres personnes prêtes à travailler pour le prix
précédemment offert. S'il ne trouve personne à ce prix, il l'augmentera, et de
nouveaux contrats seront renégociés à un salaire plus élevé. Lorsqu'un
employé reçoit une offre d'emploi ailleurs à un salaire plus rémunérateur,
rien ne l'empêche de proposer à son patron de renégocier les termes de son
contrat. Si ce dernier refuse, il a la liberté de démissionner. Cette assymétrie
est choquante en droit. On démontre qu'elle se fonde sur des arguments
économiques contestables.

Un droit-créance n'est pas un droit individuel

Le fait que la loi autorise l'arrêt concerté du travail dans le but de


renégocier les termes du contrat de travail, sans entraîner sa rupture, revient à
reconnaître aux salariés un «droit de propriété» sur leur emploi. Mais ce
droit de propriété ne peut être satisfait qu'au prix d'une double violation des
droits de propriété de l'employeur et des non syndiqués prêts à s'embaucher
éventuellement à un prix inférieur. Par définition, un droit qui ne peut être
satisfait qu'au prix de la violation d'autres droits individuels, ne peut être
considéré comme un droit, au sens de la Déclaration des droits de l'homme.
Il ne peut pas exister de «droit à l'emploi ». Seul existe le droit individuel
au travail, c'est-à-dire le droit à la liberté de travailler. Toute entrave privée ou
institutionnelle qui a pour conséquence d'enlever à un individu la possibilité
de travailler dans un emploi qu'il est volontairement prêt à accepter aux
conditions qui lui sont offertes, est une atteinte à ses droits personnels.
Personne n'a une créance sur la société qui l'autorise à exiger qu'on lui
offre un emploi auquel il aurait droit. Un droit-créance n'est pas, et ne peut
pas être un droit, même si le législateur désire qu'il en soit ainsi. Un droit-
créance n'est qu'un objectif souhaitable fixé à la politique des pouvoirs
publics. Ce n'est qu'une manière commode et politiquement payante
d'affirmer que l'objectif de ceux qui gouvernent doit être autant que possible
d'assurer aux citoyens les meilleures conditions d'emploi et de travail
possibles.
Fixer cet objectif à l'action des pouvoirs publics ne signifie pas pour
autant que les droits individuels des personnes doivent y être sacrifiés
puisque, par construction, la caractéristique de ces droits est de définir les
limites morales de l'action que l'État ne doit pas franchir.
L'une des découvertes de la théorie économique est de démontrer que
l'objectif souhaitable défini par la notion d'un droit-créance à l'emploi ne
172 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

peut être réalisé au mieux que dans une société qui respecte les contraintes
de l'État de droit, et condamne, moralement, mais aussi par l'action de sa
justice, toutes les violences individuelles ou collectives, privées ou
institutionnelles, faites aux droits individuels.
5

Les syndicats et la démocratie

Les syndicats ont leurs lettres de noblesse en matière de


démocratie. La liberté syndicale est venue compléter la liberté
d'association en 1874. EIIe est une des libertés publiques fondamen-
tales, et c'est à juste titre qu'on peut la considérer comme un droit du
citoyen.
Des syndicats particulièrement courageux se sont dressés contre
des gouvernements totalitaires et ont permis à leurs concitoyens de
reconquérir leur liberté. Le syndicalisme reste bâillonné en Union
soviétique comme il l'était dans la plupart des pays communistes.
Traditionnellement, il était soumis à la hiérarchie du Parti, suivant un
principe que Lénine avait clairement posé:

Il faut user de tous les stratagêmes, user de ruse, adopter des procédés
illégaux, se taire parfois, parfois voiler la vérité, à seule fin d'entrer dans
les syndicats, d'y rester et d'y accomplir malgré tout la tâche communiste.

On ne peut donc manquer de saluer comme il convient les


syndicats comme Solidarité qui, en dépit des risques courus, ont
plaidé pour la liberté syndicale et pour les libertés publiques. Ils ont
réussi. Bravo et merci.
Le rôle démocratique du syndicat n'a pas échappé au pape Jean-
Paul II dans son encyclique Laborum Exercens. S'appuyant sur son
174 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

expérience polonaise, Jean-Paul II n'hésite pas à considérer le


syndicat comme le garant de la liberté et de la dignité des travailleurs
contre les abus du pouvoir politique. Il est d'ailleurs à remarquer que,
chaque fois que les syndicats ont contribué à la cause de la
démocratie, c'était en arrachant au pouvoir politique des libertés
supplémentaires. A l'inverse, quand les syndicats prétendent s'en
prendre au pouvoir patronal dans une optique de lutte des classes, ils
ont fait alliance avec le pouvoir politique et ont agi dans le sens d'une
restriction des libertés plutôt que d'un élargissement
On comprend ainsi l'erreur qui a été commise naguère avec le
Programme commun de la Gauche, qui non seulement conduisait les
socialistes à pactiser avec les ennemis philosophiques de la liberté
mais associait étroitement pouvoir politique et pouvoir syndical, au
point d'assimiler purement et simplement démocratisation et
syndicalisation.
Sans doute le Programme commun offrait-il sur un plateau le
pouvoir aux syndicats dans les entreprises et dans nombre de cellules
sociales. Mais ce cadeau empoisonné signifiait que les syndicats
étaient désormais condamnés à appuyer le gouvernement en place
dans son désir de défaire le système capitaliste. Rien de tout cela ne
s'est produit Mais au niveau des principes les syndicats avaient trahi
la démocratie en s'inféodant aux dirigeants politiques.
Il nous faut rechercher pour quelles raisons le syndicalisme, qui
peut être le fer de lance de la démocratie, peut aussi en devenir le
fossoyeur.

La pol1ttsatton syndicale

Il y a d'abord la vieille idée de Lénine: se servir des syndicats


comme d'un levier idéologique au service des partis.
Dans cet esprit, la grève ne doit plus être «économique », c'est-à-
dire recherche des améliorations de salaires ou de conditions de
travail pour les salariés, mais «politique»: concourir à la
déstabilisation de l'État capitaliste et à la prise de pouvoir par le
prolétariat. Marx lui-même avait prôné une action d'usure des
gouvernements par la grève :
LES SYNDICATS ET LA DÉMOCRATIE 175

L'agitation, expliquait-il, est purement économique lorsque les ouvriers


tentent par le moyen de la grève en une seule usine, ou même une
branche d'industrie, d'obtenir des capitalistes privés une réduction du
temps de travail; en revanche, elle est politique quand ils arrachent de
force une loi fIXant ~ huit heures la journée de travail [1261.

On aura noté au passage que la grève politique est générale, et


qu'elle aboutit à modifier l'équilibre politique du pays de façon
durable en provoquant un changement dans le Droit du travail.
On trouvera une autre formulation de la politisation de l'action
syndicale dans une thèse plus récente, appelée «thèse radicale» ou
«théorie du cycle politico-économique marxiste », dont l'origine
remonte à l'économiste de Cambridge, Kalecki [971. A la suite de
Kalecki, un certain nombre d'économistes ont estimé que la manière
dont le syndicat pouvait mener une lutte politique était l'exploitation
du cycle économique [171, 21, 651. A supposer que le cycle éco-
nomique soit une fatalité du système capitaliste (ce qui reste à
prouver), il y aurait des phases du cycle, et notamment les phases de
dépression et de relance, pendant lesquelles les syndicats se
trouveraient être les alliés objectifs de l'État contre les capitalistes.
Cela peut paraître curieux puisque l'État est censé être l'instrument
d'oppression entre les mains des capitalistes, mais l'apparente
contradiction s'évanouit - pour ces auteurs - quand on considère
qu'en période de crise les gouvernements (quelles que soient leurs
couleurs politiques) prennent des mesures de relance qui font aussi
bien l'affaire des capitalistes que celle des syndicats. Les syndicats
obtiennent à cette occasion des augmentations de salaires nominaux
(qui renforcent leurs positions) et surtout des législations qui leur sont
plus favorables.
Cette thèse est contestable - ne serait-ce que parce qu'on peut
douter de la possibilité pour les syndicats de provoquer et d'exploiter
un cycle économique dont l'origine est davantage liée au dirigisme
étatique qu'à l'organisation systématique du chômage par les
capitalistes. Mais il est intéressant de noter que de très nombreux
syndicalistes, formés à l'école des marxistes et des néomarxistes,
retiennent de la leçon que le but à rechercher est d'obtenir des
changements durables dans le Droit du travail, et que l'on peut
176 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

compter sur l'État pour offrir ces changements - pour peu que l'État
soit mis en difficulté par une conjoncture politique ou sociale à
laquelle on peut toujours donner un coup de pouce.
Mais est-il réellement nécessaire que le syndicat soit « politisé»
pour se livrer à ce calcul?
Le syndicat peut très bien influencer le politique sans pour autant
vouloir faire de la politique. C'est un problème d'intérêts bien
compris des deux côtés: hommes politiques et syndicats peuvent
faire cause commune à l'issue d'un marché prometteur. Quel est ce
marché? Le politique utilise la législation pour attribuer des privilèges
légaux aux syndicats j en échange, les syndicats soutiennent le
politique. Le comportement des syndicats sur ce que l'on appelle « le
marché politique» est alors simplement celui d'un groupe de
pression.

Faire pression pourquoi?

Les syndicats, en dehors de la prise complète du pouvoir dans la


société, peuvent attendre beaucoup d'une présence sur le marché
politique. Au minimum on peut évoquer: de l'argent, des privilèges,
de l'influence. L'argent « politique» n'est pas la seule source finan-
cière des syndicats. Théoriquement, les syndicats devraient fonction-
ner, pour l'essentiel, avec l'argent des cotisations syndicales. Mais les
cotisations rentrent mal, surtout depuis quelques années, et les coti-
sations mettent les dirigeants syndicaux en situation de dépendance
(plus ou moins réelle) par rapport à «la base ». L'argent politique est
donc un relais doublement appréciable, et dans certains syndicats
français, il est au moins aussi important que l'argent des cotisations.
Les sommes que perçoivent les syndicats sont principalement
composées en France des crédits d'heures syndicales que reçoivent
les délégués syndicaux. Annuellement, ces crédits représentent
quelque chose comme 2 millions d'heures, soit, aux taux moyen de
37,50 F, 75 millions de francs. Ce n'est pas grand-chose apparem-
ment, mais pour un syndicat comme la CFDT, ce qui est perçu au titre
des heures syndicales est supérieur au montant total des cotisations
versées par les adhérents.
LES SYNDICATS ET LA DÉMOCRATIE 177

Il faut ajouter aux crédits d'heures syndicales les mines d'or que
représentent les budgets des comités d'établissements et
d'entreprises. Certains exemples sont spectaculaires, au point d'avoir
parfois défrayé la chronique. Le comité d'entreprise d'Électricité de
France perçoit 1 % des factures d'électricité émises en France. Celui
de la Régie Renault emploie 2000 personnes, dispose d'une
bibliothèque plus importante (en nombre de volumes) que la
Bibliothèque nationale. Le comité d'entreprise de la SNCF gère un
patrimoine immobilier de plusieurs milliards de francs, etc. Sans
doute ces ressources appartiennent-elles aux comités. Mais on sait
pertinemment que les syndicats ont fait main basse sur les comités.
Sans doute ces ressources sont-elles en partie dues à l'initiative des
entreprises (et singulièrement des entreprises publiques) i mais les
entreprises n'agissent le plus souvent que dans un cadre tracé par le
législateur, quand ce n'est pas à la demande expresse du pouvoir
politique. Si Renault est devenue la «vitrine sociale» de la France,
cela a été dû bien davantage à l'intervention des gouvernements
successifs, sous la pression de la CGT, qu'aux désirs des directions -
qui se sont contentées de subir. Mais l'argent ne suffit pas à asseoir la
puissance syndicale.
Il a fallu trouver auprès du politique de nombreux privilèges qui
viennent garantir l'efficacité du cartel.
Le privilège qui fait le plus couler d'encre dans notre pays est celui
de la représentativité. Cette représentativité permet aux syndicats qui
en bénéficient, d'une part de participer aux négociations collectives,
d'autre part de disposer d'un monopole de présentation des
candidats aux élections sociales qui désignent les délégués du
personnel et les élus aux comités d'entreprises i c'est-à-dire qui
établissent en fait le pouvoir syndical légal à l'intérieur de
l'entreprise. Les lois Auroux ont même ajouté un nouveau
monopole: celui de l'expression des salariés. Or, comme on le sait,
la représentativité n'est accordée qu'à un très petit nombre de
syndicats français, et au niveau des confédérations syndicales, seules
cinq d'entre elles y ont accédé, grâce à l'adoption de critères de
représentativité qui n'ont rien de «démocratiques ». De sorte que les
syndicats très discrédités dans les rangs des salariés, et dont les
effectifs fondent comme neige au soleil, continuent à parler au nom
178 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

de l'ensemble du personnel, et par leur signature engagent tous les


salariés d'une entreprise, voire même d'une branche. Cette situation
constitue un privilège légal considérable, qui conforte le cartel.
Il faut bien reconnaître que ces privilèges français sont peu de
choses en comparaison de ce que les syndicats ont réussi à obtenir
dans les pays anglo-saxons (mais qui sont sérieusement remis en
cause aujourd'hui).
Ces privilèges syndicaux sont aussi de plus en plus mal perçus par
nombre de personnes. Jusqu'à une période récente, les instances
patronales trouvaient un certain intérêt à avoir en face d'elles comme
négociateurs des «partenaires sociaux» bénéficiant de la fameuse
représentativité i depuis quelques années, les chefs d'entreprises se
demandent si les vrais partenaires ne sont pas les salariés de leurs
propres entreprises, considérés personnellement et en toute
indépendance des intermédiaires syndicaux. De leur côté les salariés
de la «base» supportent de moins en moins le joug syndical et le
manifestent soit en s'abstenant dans les élections sociales soit en
déclenchant des grèves «sauvages» que les syndicats tentent de
récupérer avec la complicité de l'État ou des entrepreneurs.
Les syndicats savent donc pertinemment que leurs positions sont
souvent suspendues à des privilèges, qu'ils essaient d'élargir, mais
comme ils savent aussi que ces privilèges sont mal reçus de certains et
pourraient être remis en cause, ils cherchent également à obtenir du
politique les moyens d'accroître leur audience et de faire partager
leurs thèses.
A la recherche d'influence, les syndicats demandent donc aux
pouvoirs publics des «biens politiques» qui leur permettent de
démontrer à la population qu'ils sont les défenseurs de l'intérêt
général. Parmi ces biens politiques, il y a la politique macro-
économique elle-même, que les syndicats cherchent à infléchir dans
le sens de l'expansion et de la relance, qu'ils croient compatibles
avec le plein emploi (mais qui ne crée en fait qu'inflation et
chômage). Mais il y a aussi d'autres «biens politiques» réclamés par
les syndicats: nationalisations, subventions à certaines entreprises,
réduction de la durée du travail hebdomadaire, abaissement de l'âge
de la retraite, accroissement des salaires minimaux, équipements
collectifs et sociaux, aménagement du territoire, etc. Dans tous ces
LES SYNDICATS ET LA DÉMOCRATIE 179

cas, les syndicats peuvent se parer, aux yeux du grand public, des
mesures prises par le pouvoir politique. A l'avant-garde du progrès
social, les syndicats espèrent empocher les profits de la démagogie
politique.
Cependant, pour que l'influence des syndicats dans l'opinion
publique soit durable, il faut qu'ils apportent la preuve que ledit
«progrès social» ne peut exister sans eux. D'où leur pétition pour se
voir reconnaître le label de «biens publics» pour leurs initiatives, et
pour obtenir le monopole de représentativité qui va de pair. Mais
comme Mancur OIson l'a indiqué, un syndicat qui obtiendrait
beaucoup de biens politiques sans avoir pris la précaution d'obtenir
un monopole serait victime des free rlders, c'est-à-dire de tous ceux
qui «bénéficieraient» des initiatives politico-syndicales sans payer
quoi que ce soit aux syndicats (142). Hubert Landier explique que les
syndicats français ont justement souffert de n'avoir pas assez
« verrouillé» leur monopole et ont donc dû subir une perte
d'influence (102). Mais on peut aussi soutenir l'idée que les syndicats
s'occupent moins en France d'avoir une influence sur le grand public
que d'exercer une influence sur les hommes politiques directement.
Tant que le pouvoir est à leurs côtés, ils sont tranquilles. Cela explique
pourquoi les syndicats inspirent de moins en moins confiance aux
Français, mais ont une position toujours aussi forte dans la vie
politique et sociale: ils ont pour eux la législation et les droits
acquis; ils désamorcent toute volonté de changement de la part des
hommes politiques.
En fin de compte, la théorie économique rend assez bien compte
de ce que veulent les syndicats sur le marché politique avec le modèle
proposé par l'économiste canadien Albert Breton (23) qui lie la
«demande de politique» des syndicats à quelques considérations
principales: le revenu financier que les syndicats retirent de la
politique, les avantages spécifiques que les syndicats obtiendront
pour leurs adhérents, les avantages indirects que les syndicats
obitendront pour tous, et, en contre-partie, les «prix fiscaux» que
représentent tous ces résultats pour l'ensemble des contribuables.
Cela ne veut pas dire que les syndicats se préoccupent de l'incidence
fiscale des mesures qu'ils cherchent à obtenir du politique, mais que
les syndicats sont en mesure d'apprécier les réactions de rejet qu'ils
180 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

susciteraient en allant trop loin dans leur demande de politique. Le


comportement des syndicats en tant que demandeurs de politique est
donc conforme à celui de n'importe quel groupe de pression. On
retrouve ici toutes les conclusions de la théories des lobbies formulée
par Gary Becker [191, avec notamment quelques points très impor-
tants : les syndicats, comme tout groupe de pression, doivent plaider
qu'ils agissent au nom de l'intérêt général, et non de leurs intérêts
particuliers. Ils doivent se présenter comme producteurs de «biens
publics» et obtenir un monopole de représentation en conséquence.
Les syndicats, comme tout groupe de pression, réalisent un
véritable investissement lorsqu'ils recherchent des biens politiques,
parce que ces biens politiques leur permettront à leur tour de disposer
d'un flux régulier de finances et de pouvoir. L'investissement justifie
donc que les syndicats prennent du temps et des moyens pour arriver
à leurs fins. Les syndicats ne «perdent pas leur temps» sur le marché
politique, bien au contraire ils s'y constituent un capital qu'il
pourront exploiter durablement.
Ils sont donc plus occupés à arpenter les antichambres du
Parlement et des ministères qu'à écouter les réactions des bureaux et
des ateliers. De la même façon que certains industriels en difficulté
attendent davantage des décisions d'un ministre complaisant que des
gains de productivité qu'ils pourraient réaliser dans leurs entreprises,
ou des contrats qu'ils pourraient négocier à l'étranger. Ou de la même
façon que les paysans français attendent davantage de Bruxelles et du
protectionnisme européen que de la modernisation de leurs techni-
ques de production et de commercialisation.

Faire pression comment?

On comprend les objectifs poursuivis par les syndicats sur le


marché politique, mais comment interpréter l'attitude des hommes
politiques? Pourquoi font-ils alliance avec les syndicats?
C'est que les syndicats peuvent rendre un certain nombre de
services aux politiciens, notamment à l'occasion des élections. De
sorte que si les syndicats demandent des interventions, les politiciens
en offrent. Pour reprendre encore ici une expression d'Albert
Breton, il y a une «offre de politique ». De quoi va-t-elle dépendre?
LES SYNDICATS ET LA DÉMOCRATIE 181

En quoi les syndicats sont-ils utiles au politique? La réponse est à


rechercher dans l'obsession électorale, le fait que les hommes
politiques, avant tout autre objectif majeur, s'occupent de maximiser
leurs chances d'être élus ou réélus.
Ce comportement des hommes politiques est désormais bien
analysé par la science économique. Ce sont les travaux pionniers de
James Buchanan et Gordon Tullock qui ont fortement contribué à
démystifier le jeu politique [30]. Ce jeu n'est pas tellement agité par
l'intérêt général - qu'au demeurant il est impossible de déduire
d'une procédure de vote, comme le montrent le paradoxe de
Condorcet et le fameux théorème d'Arrow - que par l'intérêt que les
hommes politiques trouvent personnellement à être élus (pour
satisfaire des ambitions idéologiques ou par goût du pouvoir ou par
cupidité, c'est un autre problème).
Dans leur désir d'élection, les hommes politiques rencontrent de
manière générale des interlocuteurs privilégiés qui sont les groupes de
pression, et parmi ces interlocuteurs et ces groupes les syndicats sont
souvent les plus « intéressants».
Les syndicats ont pour les politiques un premier avantage ; ils sont
des agents électoraux de qualité, et diminuent les coûts de la
campagne. Ce sont des «grands électeurs », qui peuvent influencer le
vote des citoyens. Pourquoi cette influence? Elle a au moins quatre
ratsons.

La premtère est appelée le «paradoxe de l'électeur»; cette


expression signifie qu'un citoyen est fier d'avoir un droit de vote (en
fonction du principe du suffrage universel un homme une voix), mais
qu'il a en même temps conscience que ce droit de vote individuel est
complètement inefficace [189]. Le citoyen qui vote est plus libre, grâce
à l'individualisation du vote, mais l'individualisation du vote n'est
d'aucun secours parce que l'électeur a bien compris que ce n'est pas
une voix qui change l'issue de l'élection. Il est alors tenté d'agréger sa
voix à d'autres, et de noyer son individualité dans un vote collectif;
c'est le mot d'ordre syndical.
Dewdème ratson du vote syndical: le syndicat appartient à la
classe média, il produit des informations destinées à la collectivité j il
dispense donc l'électeur d'aller se renseigner sur les programmes et
182 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

les candidats, dispense les candidats d'aller trouver individuellement


l'électeur. Le syndicat est un intermédiaire réducteur de coûts
d'information politique. Quelques slogans bien conçus, une campa-
gne dans la presse, sur les lieux de travail, permettent de «guider»
l'électeur; comme le fait remarquer Gordon Tullock, la persuasion
syndicale se fait d'autant plus facilement que ses coûts sont faibles, car
le syndicat dispose déjà des moyens d'information voire de
conditionnement nécessaires.
Une trotstème ratson de l'influence syndicale est à rechercher
dans le phénomène abstentionniste. Rosenthal et Sen ont étudié les
liens entre conjoncture politique et participation électorale [1661. Ils
en concluent que les abstentionnistes sont très sensibles aux mots
d'ordre des coalitions, et en particulier des coalitions syndicales. En
demandant à leurs adhérents de s'abstenir, les syndicats obtiennent
ainsi un pouvoir de marchandage (log-rolltng) vis-à-vis de la classe
politique, surtout s'il y a deux tours d'élection. De même - et c'est le
dernier point fort des syndicats - il apparaît que les chômeurs
participent au vote plus intensément que le reste de la population et
sont en général plus sensibles aux mots d'ordre syndicaux.

Ainsi, les syndicats ont intérêt à «monnayer» leur influence


électorale auprès des hommes politiques. Ils le feront d'autant mieux
qu'ils apparaîtront politiquement neutres, et susceptibles de faire la
balance entre les deux camps en présence (dans le cas d'un schéma
d'élections bipolaires). C'est une application au syndicat du fameux
théorème de «l'électeur médian» de Buchanan et Tullock: les
hommes politiques organisent leur campagne non pas en fonction
des électeurs convaincus (dont ils pensent être définitivement
propriétaires des votes), mais des indécis qui peuvent faire pencher la
balance [186]. Chaque fois que les syndicats peuvent feindre l'indé-
cision, ils seront plus efficaces. Cela expliquerait pourquoi les
syndicats français sont, tout compte fait, moins puissants: ils sont
trop politisés, c'est-à-dire trop proches des partis politiques pour
laisser planer un doute sur les consignes de vote (ou d'abstention)
qu'ils donneront. Si les syndicats français ont quelque avantage à faire
prévaloir auprès des hommes politiques, c'est surtout celui de
réducteurs des coûts d'information. Cet avantage n'est pas
LES SYNDICATS ET LA DÉMOCRATIE 183

négligeable, quand on sait qu'il y a en général une corrélation étroite


entre les frais de campagne et le résultat des élections [148].
Au total, les syndicats ne manquent pas de moyens de faire
prévaloir leur point de vue dans les compétitions électorales, et
d'obtenir des promesses de la part des hommes politiques.
Mais se pose un problème, bien connu en politique: les promes-
ses seront-elles tenues? Comme tous les autres groupes de pression,
les syndicats peuvent espérer que les hommes politiques seront
fidèles à leurs promesses sous peine de ne pas être réélus la prochaine
fois. Mais cela ramène la sanction - au demeurant incertaine - à
l'échéance électorale suivante, c'est-à-dire souvent trois ou quatre
ans plus tard (tout dépend de la façon dont se présente le calendrier
électoral). A la différence des autres groupes de pression, les
syndicats disposent d'un moyen efficace pour obtenir sans délai la
livraison des produits politiques qui leur sont promis. Ce moyen est
celui de l'action dans le secteur public, et notamment de la grève dans
le secteur public, arme absolue du pouvoir politique syndical.

L'arme absolue du pouvotr poltttque syndtcal

Le secteur recouvre non seulement l'administration traditionnelle


productrice de services publics, mais aussi les entreprises publiques.
Ce secteur public ne cesse d'augmenter, sous l'effet même du jeu du
marché politique.
Le secteur public a pour première caractéristique de faire de l'État
un employeur, et bien souvent le premier employeur du pays. En
France, l'État se trouve à la tête de 6 SOO 000 salariés, soit 28 % de la
population active.
La deuxième caractéristique est que ce secteur échappe, pour
l'essentiel, aux rigueurs du marché et de la concurrence. C'est clair
pour les services publics dotés d'un monopole - et ils sont
nombreux. Mais c'est également vrai pour les entreprises publiques
dites « du secteur concurrentiel ». Car la concurrence en question est
tout à fait théorique: les entreprises publiques bénéfident du soutient
de l'État sous diverses formes et ne courent pratiquement aucun risque
de disparaitre, même si leurs performances sont mauvaises. La belle
indépendance dont jouit le secteur public à l'égard de tout impératif
184 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

de rentabilité permet d'assurer une stabilité de l'emploi presque


totale, et de déconnecter niveau de rémunération et niveau de
productivité. Ces conditions sont idéales pour l'action syndicale.
Ainsi, à travers l'État employeur, les syndicats peuvent chercher à
atteindre les hommes politiques, pour les mettre en demeure de tenir
leurs promesses et de leur donner les avantages attendus.
Ils reçoivent le renfort très appréciable de la bureaucratie. Au sein
du secteur public, les bureaucrates occupent une place à part, et de
plus en plus large, Car ce sont eux qui mettent en application les choix
politiques effectués. De leur comportement dépendent les mesures
favorables ou défavorables aux syndicats. Or, les bureaucrates, eux-
mêmes syndiqués, ont intérêt à ce que la pression syndicale soit
puissante. Les bureaucrates obéissent à une logique qui a été bien
analysée par William Niskanen [1371. Le jeu du bureaucrate est
d'élargir sans cesse son pouvoir - qui détermine à son tour son
revenu. Et, dans l'administration, le pouvoir se mesure à
l'importance du budget géré. Les bureaucrates ont donc tendance à
privilégier toutes les décisions politiques qui vont dans le sens d'un
gonflement des budgets publics. Comme l'action syndicale se traduit
nécessairement par un surcroît de charges budgétaires, elle entre
dans les vues de la bureaucratie. Un échange de bons procédés
s'organise entre bureaucratie et syndicalisme, d'autant plus facile que
les syndicats ont investi dans la bureaucratie et ont créé un
«syndicalisme de corps»: les bureaucrates soutiennent l'action
syndicale, et les syndicats donnent à la bureaucratie pouvoir et
budget. Dans cette affaire, ce sont les hommes politiques qui sont
court-circuités. Ils croient gouverner j en réalité le pouvoir véritable
leur échappe parce qu'il y a eu coalition entre la bureaucratie et les
syndicats. C'est la «syndicratie », pour employer une expression de
Gérard Bramoullé.
Il n'est pas jusqu'à la politique budgétaire qui échappe réellement
aux dirigeants politiques: la pression de la syndicratie aboutit à
imprimer aux dépenses publiques un rythme qui est choisi par les
syndicats, et non par le Parlement.
Supposons toutefois qu'en dépit de cette complicité entre
bureaucrates et syndicats, en dépit de la présence syndicale dans les
entreprises publiques, les hommes politiques ne fassent pas ce que
LES SYNDICATS ET LA DÉMOCRATIE 185

souhaitent les syndicats. Il reste aux syndicats un dernier recours


d'une efficacité totale : la grève.
La grève dans le secteur public est plus puissante que la grève dans
le secteur privé parce qu'elle touche l'ensemble du pays. Le syndicat
se trouve en possession d'un instrument d'exercice de violence légale
utilisé stratégiquement pour tenter de paralyser toutes les activités :
transports, électricité, télécommunications. Différente par son effi-
cacité, la grève dans le secteur public est aussi différente par sa nature.
Pour les salariés de l'industrie privée, action directe signifie action sur
l'employeur en dehors des pouvoirs publics j pour les salariés de la
fonction publique, action directe signifie action sur les pouvoirs
publics qui sont les employeurs [1041. La grève cesse d'être micro-
économique pour devenir macropolitique. Les syndicats disposent
ainsi d'un pouvoir quasi militaire, qui grandit avec le secteur public
lui-même.
Voilà pourquoi les syndicats ont été les plus chauds partisans des
programmes de nationalisations, et les plus violents adversaires du
«démantèlement des services publics», c'est-à-dire des pri-
vatisations.
C'est donc sans doute une erreur, pour les gouvernements qui
prétendent s'affranchir des pressions syndicales, que de ne pas
privatiser les entreprises ayant un «caractère de service public»,
alors même que ce sont ces entreprises qui sont la base du pouvoir
absolu des syndicats. Par comparaison, les entreprises publiques du
secteur concurrentiel encourent au minimum le contrôle par les
clients, alors qu'ici les usagers sont les otages de l'action syndicale.
En même temps que les usagers, les dirigeants politiques sont eux-
mêmes piégés par les syndicats, Et, en même temps que les usagers et
les dirigeants politiques, la démocratie elle-même se trouve
menacée.

La démocratie recule avec les conqu~tes syndtcales

Le droit de grève est, comme nous l'avons déjà rappelé, une


sérieuse entorse à l'état de droit.
Il n'en a pas toujours été ainsi. On peut rappeler que le droit de
grève a été un droit reconnu à tout travailleur, individuellement, en
186 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

1864, c'est-à-dire vingt ans avant la reconnaissance des syndicats


(1884). Mais, dès que les syndicats ont été reconnus, le droit de
grève est devenu un droit collectif et une «liberté publique». Ce
faisant, le législateur a accepté le principe d'une règle juridique
conduisant une coalition à se faire justice à elle-même. Sans doute le
caractère individuel du droit n'a-t-il pas complètement disparu: le
travailleur a le choix entre travailler ou cesser de travailler. Mais
l'exercice du droit de grève est toujours collectif. Le pouvoir de la
coalition est incontestable. Et ce pouvoir ne peut être efficace que s'il
est nuisible. Contrairement aux autres libertés, la liberté de grève
exercée collectivement devient une liberté de nuire. Cette nocivité est
consubstantielle à la grève i car la grève ne peut réussir que si le
dommage causé à l'employeur ou à l'État est assez grave pour
l'amener à céder. Elle est donc une possibilité légale de s'engager
dans une épreuve de force [1731.
L'État a concédé là une «délégation de violence» qui porte
atteinte à son monopole de la contrainte. Quand un État n'a plus le
monopole de la contrainte, il n'y a plus d'État.
Assez curieusement, il y a une dialectique entre la croissance de
l'État et la faiblesse de l'État. Par la croissance du secteur public, l'État
devient la proie plus facile de tous les corporatismes, et singulière-
ment du syndicalisme qui dispose de plus du pouvoir quasi militaire.
Rappelons le diagnostic d'Hayek:

De nombreux défauts graves de l'institution gouvernementale


contemporaine, défauts largement reconnus et déplorés, mais que l'on
croit être la conséquence inévitable de la démocratie, résultent en fait
seulement du caractère illimité de la démocratie actuelle. L'on n'a pas
encore vu clairement ce fait fondamental que dans cette forme de
gouvernement, lorsqu'un pouvoir quelconque est reconnu par la
constitution du gouvernement, celui-ci peut être contraint à l'appliquer
même contre son meilleur jugement, si les bénéficiaires sont l'un de ces
groupes «charnières» qui tiennent à leur merci la majorité
gouvernementale. Il s'ensuit que l'appareil des intérêts organisés, qui n'a
d'autre but que d'exercer une pression sur les gouvernements devient le
mauvais génie le plus redoutable qui force le gouvernement à des actions
nuisibles ... Le gouvernement démocratique, s'il est nominalement
omnipotent, devient par là-même extrêmement faible; ses pouvoirs
illimités en font l'enjeu que se disputent les divers intérêts et il doit
LES SYNDICATS ET LA D~OCRAllE 187

donner satisfaction i suffisamment d'entre eux pour s'assurer l'appui


d'une majorité [81].

A l'arbitraire des syndicats qui s'exerce ~ travers le droit de grève,


tel qu'il est organisé aujourd'hui (et spécialement dans le secteur
public) s'ajoute l'arbitraire des syndicats ~ travers la bureaucratie.
Raymond Aron faisait ce diagnostic:

C'est une vieille idée, mais une idée encore vraie, que l'extension
progressive des activités étatiques entraîne la prolifération des décisions
ou des règlements administratifs, sur lesquels le contrôle démocratique
par les représentants de la nation s'exerce malaisément. L'État moderne
devient de plus en plus bureaucratique et de moins en moins
démocratique, si l'on veut suggérer par cette formule le rôle croissant des
fonctionnaires et le déclin des législateurs. Qu'il y ait li un danger pour
les droits individuels, qu'il importe donc de garantir ceux-ci ou de les
protéger, il faudrait un optimisme aveugle pour le nier.

Les bureaucrates sont devenus des « surcitoyens ~ qui échappent ~


tout contrôle j mieux: qui placent les dirigeants politiques sous leur
coupe. Car, vis-~-vis des hommes politiques, les bureaucrates dispo-
sent de l'information qui leur manque, et leur intervention est
absolument nécessaire pour traduire dans les faits les projets politi-
ques auxquels les politiciens se sont engagés devant leurs électeurs. Il
est peu probable, comme on l'entend souvent dire, que la bureau-
cratie puisse être contenue par un renforcement du contrôle des élus
sur les fonctionnaires, parce qu'en réalité les élus ne peuvent
fonctionner sans les fonctionnaires.
Ainsi, peu ~ peu, la nation s'est livrée aux pressions des syndicats.
Pressions efficaces grâce au droit de grève, grâce ~ l'étendue du
secteur public, et grâce ~ la bureaucratie. Mais pressions efficaces ~ un
tel point qu'elles privent en définitive les dirigeants politiques de tout
pouvoir, et qu'elles vident la démocratie de tout contenu.
A cela certains opposeront sans doute que s'il en est ainsi, c'est
une compensation utile dans nos démocraties contemporaines poiIr
juguler le pouvoir de l'argent et l'arbitraire des possédants j ce serait
une manière de redonner aux travailleurs des libertés « réelles».
188 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

Il est douteux qu'on puisse définir la démocratie comme une


situation d'équilibre social où des groupes exerçant des pressions
diverses aboutiraient à une situation tolérable pour tous. En effet, on
ne voit pas par quel miracle la volonté hégémonique des uns serait
exactement compensée par celle des autres. Comme son nom le
suggère, l'hégémonie a une vocation totale, voire même totalitaire.
Pour les libéraux, la démocratie ne se conçoit que dans un état de
droit. Elle est un moyen de protéger les minorités contre les abus du
pouvoir politique, contre l'arbitraire des majorités, et non pas
d'imposer à certaines minorités les solutions arbitrairement choisies
par d'autres minorités; ni de soumettre les minorités au pouvoir
politique sous prétexte qu'il est « démocratique» - c'est-à-dire issu
d'un vote majoritaire. Comme le rappelle Hayek, la démocratie,
comme toutes les grandes idées sociales, a un contenu purement
négatif; elle permet de se garder de l'erreur, elle n'est pas source de
vérité.
Par ailleurs, il n'est pas évident que les syndicats aient pour souci
permanent le rééquilibrage social et la défense des intérêts de leurs
adhérents. Il n'est pas sûr que les « conquêtes syndicales» aient été
toujours de vraies progrès sociaux. Elles ont à l'inverse arrangé les
affaires des leaders syndicaux. En fin de compte, les syndicats, dans
leur fonctionnement interne, ne sont peut-être pas aussi « démocra-
tiques» qu'on le dit.

Le syndicat, firme mana8~/e?

Les premiers doutes sur la démocratie syndicale sont apparus


lorsque certains économistes se sont lancés dans l'analyse des
organisations. Les organisations ne sont pas des « boîtes noires», qui
existent par hasard dans la société et produisent des résultats
miraruleux. EUes existent pour servir des intérêts bien partiruliers, et
qui sont par priorité les intérêts des membres de l'organisation. Ainsi
l'État n'est-il pas l'État, mais un ensemble d'hommes politiques, de
fonctionnaires ayant leurs propres besoins et leurs propres
contraintes. Ainsi, l'entreprise n'est-elle pas l'entreprise, mais des
entrepreneurs, du personnel, des actionnaires, des dirigeants. Ainsi,
LES SYNDICATS ET LA DÉMOCRATIE 189

le syndicat n'est pas le syndicat, mais des leaders syndicaux et des


adhérents.
L'étude des organisations consiste donc à découvrir les intérêts
personnels en cause et la liaison qui peut s'établir entre ces intérêts.
Les travaux de l'école des droits de propriété nous apprennent
que le jeu des intérêts individuels au sein d'une organisation est réglé
d'après la façon dont sont distribués les droits de propriété.
L'exemple le plus simple est celui de l'entreprise. Pour savoir
comment fonctionne une entreprise, il suffit de se demander qui est
titulaire du droit de propriété. Si l'entreprise est individuelle, il y a
intersection, voire même confusion, entre le patrimoine de l'entre-
preneur et le capital de l'entreprise. Dans ces conditions, l'entre-
preneur a tout intérêt à ce que le capital de l'entreprise soit valorisé. A
l'autre extrême, si l'entreprise est publique, il n'y a pas de pro-
priétaire bien identifié; c'est tout le monde et personne à la fois (res
utltus res nulltusJ; il serait donc très surprenant que quelqu'un se
sente responsable au point de tirer tout le parti possible de
l'entreprise, car qui bénéficierait personnellement de cette recherche
de performance?
Un cas intéressant, et qui nous rapproche des syndicats, est celui
où l'entreprise est la propriété de certains, mais est dirigée par
d'autres. C'est ce que l'on appelle la « firme managériale».
Dans une société par actions, il y a d'un côté les actionnaires,
propriétaires du capital social, et de l'autre les dirigeants ou mana-
gers, qui exercent vraiment le pouvoir de gestion de l'entreprise (164).
La théorie de la firme managériale indique quelles sont les
difficultés qu'elle va rencontrer: les managers ne vont-ils pas gérer
l'entreprise dans un sens peu conforme aux intérêts des
actionnaires? Quel avantage les managers trouvent-ils à distribuer
des dividendes, à valoriser les actifs? Quel est le contrôle que les
actionnaires peuvent réellement exercer sur des managers qui ont
pour eux la compétence, l'information? Ordinairement, les
économistes se montrent assez pessimistes sur l'efficacité des
contrôles juridiques prévus par le droit des sociétés: les actionnaires
ne peuvent utilement participer aux assemblées générales et
sanctionner les dirigeants. Exercer ce type de contrôle serait trop
coûteux, et sans doute inefficace. Fort heureusement, les actionnaires
190 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

ont un contrôle indirect à travers le marché financier. Comme le


rappelle Henry Manne, les dirigeants sont menacés par la baisse des
cours des actions des entreprises qu'ils gèrent [121]. Une offre
publique d'achat est possible chaque fois que quelqu'un d'étranger à
l'entreprise estime qu'elle est actuellement mal dirigée, son capital
social mal valorisé, et se propose de faire mieux. L'OPA est une
sanction à laquelle n'échappent pas des dirigeants qui ne feraient pas
correctement leur métier. Mais l'OPA n'est possible que si les
dirigeants perdent la confiance des actionnaires. Ainsi les
actionnaires sont-ils, en dernière analyse, en mesure d'exercer un
contrôle efficace. C'est le « vote avec les pieds », encore appelé exit
ou « procédure de mobilité» : ceux qui sont mécontents s'en vont.
En quoi cette analyse de la firme managériale concerne-t-elle les
syndicats?
Elle permet de mieux comprendre ce qui se passe dans les
relations entre les leaders syndicaux et les adhérents.
Les leaders syndicaux sont comparables aux managers, et les
adhérents aux actionnaires. Comme dans une firme managériale se
pose le problème du contrôle. Comme les actionnaires, les
adhérents n'ont qu'un pouvoir théorique de contrôle juridique. Les
adhérents ne participent pas vraiment à la vie de leurs syndicats, et
quand bien mêmes ils assisteraient aux assemblées générales et
voteraient pour la désignation des leaders, ils n'ont pas les moyens de
porter un jugement véritable sur l'action passée et future des
candidats. Comme les actionnaires, il leur faudrait engager des coûts
d'information considérables pour se renseigner sur la vie du syndicat.
Comme les managers, les leaders syndicaux ont l'avantage de
l'information. Ils connaissent leurs dossiers, ceux de l'entreprise ou
de la branche.
Mais là s'arrête la ressemblance entre syndicats et firme
managériale. Apparaissent deux différences fondamentales : sur les
droits de propriété, sur les buts de l'organisation.
On peut admettre que les adhérents du syndicat sont propriétaires
pour une part du capital du syndical Ce capital n'est pas constitué que
des actifs immobiliers ou mobiliers détenus par le syndicat. Il
contient encore et surtout le pouvoir politique que le syndicat a réussi
à se faire reconnaitre Oes «biens politiques» obtenus par pression sur
LES SYNDICATS ET LA DÉMOCRATIE 191

le marché politique). Mais quel droit véritable confère cette propriété


du capital syndical?
A la différence de l'action de l'entreprise sociétaire, la part de
propriété du capital syndical n'est pas négociable. L'adhérent a sans
doute la possibilité de changer de syndicat. Mais il ne peut pas
négocier son départ du syndicat actuel. D'ailleurs, dans bien des cas,
l'adhérent n'a qu'un pouvoir de choix très limité: lorsque, par
exemple, le syndicat a obtenu le monopole de la représentativité
dans son entreprise ou dans sa branche. Voter avec ses pieds n'est
donc pas toujours possible. Quand on sait, par ailleurs, que la
puissance politique des syndicats ne se mesure pas au nombre de leurs
adhérents, mais au capital non transférable qu'ils ont constitué, le
départ des adhérents ne gêne pas fondamentalement les leaders
syndicaux. On peut d'ailleurs se demander s'il n'existe pas une sorte
d'entente implicite entre syndicats pour segmenter le marché du
travail et éviter ainsi la mobilité des adhérents. Cette idée est
accréditée: d'un côté, par le fait que le nombre de secteurs où il y a
une véritable concurrence syndicale est faible en comparaison de
celui des secteurs où un syndicat domine largement les autres; d'un
autre côté, par le fait que ce sont tous les syndicats qui perdent des
adhérents en même temps. Le vote avec les pieds se traduit donc
davantage par une désaffection des salariés :l l'égard du syndicalisme
que par passage d'un syndicat :l l'autre.
Ainsi les leaders syndicaux sont :l l'abri de la concurrence, alors
que les managers de l'entreprise lui sont soumis. Le syndiqué ne peut
revendre utilement ses droits de propriété.
La deuxième grande différence entre dirigeants d'entreprises et de
syndicats est que les syndicats sont réputés être des institutions :l but
non lucratif.
Dans une entreprise, le profit assure la survie de l'organisation :l
terme. Sans profit, les dirigeants ne peuvent espérer aller loin, sauf si
l'entreprise bénéficie de subventions ou de protections. Le syndicat
est une entreprise subventionnée, qui tire sa pérennité des avantages
qu'il se fait reconnaître sur le marché politique.
A la différence de l'entreprise qui doit rendre compte à ses
propriétaires des chances de survie et de l'évolution du capital en
longue période, le syndicat n'a vis-à-vis des syndiqués que des
192 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

obligations de courte période. L'absence de véritable droit de


propriété, et l'inutilité du profit, orientent tout naturellement l'action
des dirigeants syndicaux vers des résultats immédiats, aussi
spectaculaires que possible.
Ces résultats ruineront peut-être dans quelques années
l'entreprise et le secteur considérés, et avec eux les travailleurs, mais
qu'importe? Les syndiqués de demain ne sont pas ceux
d'aujourd'hui, et ceux d'aujourd'hui veulent «tout et tout de suite».
Faute de pouvoir capitaliser un profit, et dans le but d'assurer leur
popularité sur-le-champ et d'être réélus, les leaders syndicaux ont
une préférence pour les succès à court terme, qui sont souvent des
victoires à la Pyrrhus! On comprend alors qu'une grève, même
quand elle ne rapporte pas en longue période plus qu'elle ne coûte
aujourd'hui sera poursuivie, parce que les coûts de la grève seront
supportés en fait par des adhérents futurs. «Un tiens vaut mieux que
deux tu l'auras» est une devise qui inspire l'action syndicale. Mais elle
peut rapidement conduire à des attitudes du type «Après moi le
déluge ».
Ces comportements, qui seraient dans d'autres circonstances
considérés comme suicidaires, sont dans la logique des intérêts des
leaders syndicaux et des avantages immédiats des syndiqués.
On voit mal, à l'inverse, des actionnaires sacrifier délibérément
les chances de plus-value future du capital social en liquidant sur-Ie-
champ tous les actifs d'une entreprise, ou en accumulant le passif.
Conclusion: les syndiqués ne peuvent avoir une vision lucide des
conséquences de l'action des leaders syndicaux et ne peuvent en
conséquence les contrôler efficacement.

Les syndiqués sont-ils satisfaits ?

Analyser les relations entre les syndiqués et leurs leaders en terme


de contrôle, par assimilation à l'entreprise (et pour mieux marquer la
différence avec l'entreprise) est peut-être toutefois insuffisant. Après
tout, le pouvoir et le contrôle sont-ils les véritables aspirations du
personnel?
Les syndiqués pourraient très bien ne tirer aucun profit véritable
de l'action des syndicalistes, mais n'en être pas moins satisfaits.
lES SYNDICATS ET LA DÉMOCRATIE 193

Certains économistes, dont de nombreux Français comme Guy Caire


ou Sabine Erbes-Seguin, opposent les comportements de maximi-
sation et de satisfaction. Tous les individus, ni tOutes les
organisations, disent-ils, n'ont pas pour but de maximiser un résultat.
Ils ne recherchent pas nécessairement l'efficacité. «Le militant
ouvrier paraît au premier abord le contraire de l' homo œcono-
micus [371. » Il existerait en effet des satisfactions qui échappent au
calcul économique. Guy Caire insiste, par exemple, sur le militan-
tisme ou le désir d'améliorer la condition des travailleurs en général.
Sabine Erbes-Seguin souligne la volonté de participation.
Apparaît ainsi une autre conception de la démocratie, qui n'est
plus ici ni un « mécanisme», ni un « antidote de l'autorité», mais
comme une «volonté de participation ». La démocratie serait la
possibilité pour les syndiqués de participer à la formulation, à la
ratification et à la mise en œuvre de la politique syndicale [61]. En
d'autres termes, les syndiqués se trouveraient satisfaits, quel que soit
leur sort, du seul fait que ce sort aurait été largement conditionné par
des décisions auxquelles ils auraient participé.
La distinction entre maximisation et satisfaction est en fait
artificielle et largement tautologique dans la mesure où la
maximisation s'applique habituellement à des satisfactions. Elle peut
vouloir simplement signifier que les satisfactions sont tantôt
quantifiables (c'est le cas des satisfactions pécuniaires), tantôt non
mesurables, et on réserverait le nom de «satisfactions» à celles-ci.
Il est vrai qu'il n'y a jamais eu de doute sur le fait que les syndicats
pouvaient présenter des revendications non pécuniaires. Bien
souvent, comme on l'a démontré, les leaders syndicaux ont intérêt à
agir sur les conditions de travail plutôt que sur le niveau de salaire.
Cela ne veut pas dire pour autant que les travailleurs soient
inconscients de leurs intérêts ni incapables de faire un calcul
avantages-coûts.
Admettons que les aspirations des travailleurs les poussent plutôt
à du « mieux-être» qu'à du « plus-avoir» j et que leurs satisfactions
proviennent non pas des résultats acquis par l'action syndicale, mais
du seul fait qu'ils aient pu y participer.
Si tel est le cas, a-t-on quelque raison de croire que ces aspirations
vers la satisfaction seront comblées? Seront-elles seulement prises en
194 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

compte? On peut en douter, car on ne peut considérer le syndicat


comme un groupe homogène. On sait pertinemment, depuis les
analyses de Mitchels, qu'il existe une oligarchie syndicale [130]. C'est-
à-dire que si tous les syndiqués sont des militants (ce qui reste à
démontrer), tous les militants ne sont pas égaux.
Les leaders syndicaux ont en effet leurs intérêts spécifiques, qui est
d'accroître leurs moyens et leur pouvoir - avec toutes les satisfactions
pécuniaires ou non pécuniaires que cela leur apporte. Au niveau
inférieur des militants, seuls ceux qui agissent dans le sens voulu par
les leaders ont une chance d'être promus. Un jeu s'organise à
l'intérieur de la bureaucratie syndicale, qui consiste, comme l'a
démontré Tullock, à introduire des biais successifs par pertes
d'information [187]. Comme il est certain que l'information confère le
pouvoir, les supérieurs hiérarchiques n'ont aucun intérêt à
transmettre la totalité de l'information qu'ils détiennent; ce qui fait
que le leader n'est pas davantage informé des aspirations de la base
que la base n'est informée des intentions du leader.
Dans ces conditions, parler de «participation» est très
audacieux. La démocratie syndicale risque d'être un simulacre; la
réalité est celle d'une centralisation et d'une perte de l'information.
Un tel résultat ne saurait surprendre : il est en effet de plus en plus
coûteux de se procurer l'information au fur et à mesure que l'on veut
« participer» activement à la vie du syndicat. Pour les gens du
sommet, le syndicat est leur raison d'être, alors que pour le syndiqué
de base il ne risque apparemment que le montant de sa cotisation. Si
le syndiqué de base veut davantage participer, il devient un militant
de rang supérieur, et il entre alors dans le jeu décrit plus haut. Sans
doute quelques naïfs pourront-ils s'en tenir à quelques signes formels
de démocratie et de participation: assemblées générales, votes,
expression. Mais ils devraient s'apercevoir assez vite que le pouvoir
leur échappe, et que les leaders sont assez jaloux de leurs privilèges.
De ce point de vue, il est assez remarquable que les lois Auroux aient
consacré le droit à l'expression des salariés, mais en s'empressant de
réserver l'usage de ce droit aux représentants syndicaux! Le patronat
a répliqué très adroitement en donnant la parole au personnel, dans
le cadre des cercles de qualité, par exemple. Mais faire circuler
l'information est plus utile à l'entrepreneur qu'au leader syndical. Car
LES SYNDICATS ET LA DÉMOCRATIE 195

l'entrepreneur gagne en résultats et en profits quand il fait réellement


participer son personnel, alors que le leader syndicaliste y perd en
pouvoir!
Il se peut donc, en concluston, que certains militants soient
satisfaits par l'action syndicale. Mais il s'agira plus vraisembla-
blement des militants engagés à un niveau suffisant pour retirer des
avantages spécifiques de l'action syndicale que des militants de base,
dont l'opinion importe peu aux leaders syndicaux, pourvu qu'ils ne
contestent pas le pouvoir syndical.

Les syndtqués sont-Us compltces ?

L'absence de contestation des leaders n'est-elle pas justement la


marque de l'adhésion des syndiqués?
Même en supposant que les syndiqués ne participent pas
effectivement à la vie syndicale, ne sont-ils pas liés à leurs leaders
syndicaux par une complicité évidente? Complicité de classe, disent
certains. Complicité contractuelle, disent d'autres en invoquant les
« contrats implicites»: tout se passe comme si les syndiqués étaient
d'accord, et avaient passé une entente avec leurs leaders, puisque les
leaders sont toujours en place, et qu'il n'existe pas de véritable
concurrence entre leaders syndicaux.
Cette thèse de la complicité a été démantelée par le professeur
anglais John Burton . n applique aux syndicats la fameuse théorie de
l'ex1t-volce [331 à laquelle il ajoute un troisième élément, la loyalty.
Que peut faire un syndiqué qui est mécontent de ses leaders? Il
peut voter avec ses pieds, c'est-à-dire aller dans un autre syndicat ou
quitter les secteurs syndiqués pour aller vers d'autres secteUrs. Facile à
dire, plus difficile à faire. Il faut en effet exclure le cas où les syndicats
s'arrangent entre eux pour se partager le marché du travail, et ne se
concurrencent pas. n faut aussi exclure tous les cas où le salarié subit
une perte de revenus en se déplaçant Dans la plupart des cas, comme
l'a analysé Tiébout [1831, le syndiqué est prisonnier du syndicat. La loi
peut renforcer cette dépendance, notamment par le jeu des closed
shops ou de la représentativité. Les syndicats ont en tout cas bien
prévu l'affaire en « quadrillant» le marché du travail, en fractionnant
les travailleurs et en augmentant les coûts de la mobilité. Faute d'avoir
196 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

pu s'échapper à temps, les travailleurs se retrouvent victimes de


rigidités syndicales, dans la peau de chômeurs naguère surprotégés
par leurs syndicats.
Il y a, il est vrai, une autre solution: c'est de faire entendre sa
voix. La votee, la contestation, peut ébranler les leaders syndicaux.
Mais qui en prendra l'initiative? Se lancer tout seul dans la bataille
syndicale est coûteux. Pourquoi le faire d'ailleurs; d'autres ne le
feront-ils pas tôt ou tard? Cet attentisme est révélateur d'une attitude
de free rider: c'est le paradoxe de la participation. Personne ne se
donnera la peine de participer à la prise de décision collective;
chaque adhérent mécontent attend que les leaders actuels soient
changés ... mais ne fait rien pour.
Ces coûts d'attente étant d'autant plus élevés que le syndicat sera
plus grand, on en tire une conclusion qui ne manque pas d'intérêt:
les syndicats plus grands ne confèrent pas plus de pouvoirs à leurs
leaders parce qu'ils représentent davantage de syndiqués, mais
simplement parce qu'un plus grand nombre de syndiqués rend
encore plus difficile la contestation des leaders!
En d'autres termes, les leaders des grands syndicats sont
indéboulonnables. Comme le dit G. Adam:

... de toutes les grandes organisations politiques et sociales les syndicats


possèdent le système de fonctionnement le plus stable et le plus
formalisé: les règles sont connues de tous et ne souffrent pas
d'exception [1].

On comprend mieux, dans ces conditions, pour quelles raisons le


jeu des leaders syndicaux est de faire grandir la taille de leurs
syndicats: plus d'adhérents, cela signifie des adhérents plus passifs;
plus d'adhérents, c'est aussi plus de pouvoir sur le marché politique.
Il reste alors aux adhérents mécontents de se résigner à leur sort et
de faire contre mauvaise fortune bon cœur: c'est la« loyauté» à
l'égard des leaders, attitude qui consiste à accepter le leader et en
retirer le plus possible. Le comportement à l'égard des chefs
syndicaux est alors le même que celui que l'on peut avoir à l'égard de
l'État. On a intérêt à obéir; on a avantage à retirer des leaders
quelques privilèges spécifiques. Georges Stigler a montré qu'il n'y a là
LES SYNDICATS ET LA D~OCRATIE 197

rien de surprenant [176) : c'est un sous-produit du dirigisme, c'est une


conséquence du fonctionnement du marché politique. Par la
réglementation, les politiciens accroissent la rentabilité du marché
politique pour les entrepreneurs politiques eux-mêmes, et pour les
groupes qui financent ou consomment largement les biens politiques.
Plus la réglementation est importante, plus le pouvoir des groupes est
fort. Or les syndicalistes ont l'immense avantage d'opérer dans un
domaine où la réglementation est omniprésente. Et il y a à cela une
bonne raison: c'est que les syndicalistes ont eux-mêmes contribué à
la multiplication de la réglementation.
La boucle est donc bouclée: ce qui renforce le pouvoir des
syndicalistes à l'intérieur des syndicats, c'est qu'ils sont un pouvoir
fort à l'extérieur des syndicats, sur le marché politique.
Ce n'est pas la démocratie qui légitime le pouvoir des leaders
syndicaux. Ces leaders sont au contraire titulaires d'un pouvoir que
rien ne peut contrôler, et surtout pas les syndiqués. Les syndiqués ne
sont ni complices, ni satisfaits, puisque leurs intérêts ne peuvent se
rencontrer avec ceux qui inspirent l'action syndicale, et qui
concernent les leaders bien plus que la base.

Les syndtcats au cœur de la crls.e de la démocratte

Ce qui se passe avec les syndicats n'est hélas qu'une des formes
que revêt la crise de la démocratie. Celle-ci est décrite avec lucidité
par Hayek:

Le système ne produit rien de ce qui correspondrait réellement ~ une


opinion majoritaire, mais fonctionne de façon ~ produire d'abord et
avant tout ce que chacun des groupes dont le soutien électoral est
indispensable pour former une majorité, doit concéder aux autres, en
échange de leur soutien sur ce que lui, désire.

Le syndicat tire aujourd'hui tout son pouvoir de sa présence sur le


marché politique, comme groupe de pression particulièrement
efficace, Il est sans doute le plus efficace de tous, parce qu'il dispose,
avec le droit de grève et spécialement le droit de grève dans le secteur
public, d'une arme presque absolue.
198 CINQ QUESTIONS SUR LES SYNDICATS

La façon dont cette altération de la démocratie a été justifiée est


significative. Comme toujours, on a essayé de vanter les mérites des
syndicats comme producteurs de « biens publics» : facteurs de paix
sociale, structures de dialogue et de participation, forces rééquili-
brantes sur un marché du travail asymétrique, agences réductrices de
coûts de transaction sur un marché du travail éclaté. Les prétextes
n'ont pas manqué.
En fait, la réalité est plus prosaïque. Il s'agit d'un cartel qui entend
opposer la loi politique à la loi éco:iOmique. Et ce cartel fonctionne
au bénéfice de ses leaders, et souvent au détriment de ses membres.
Toute volonté de réaction des syndiqués - et des non syndiqués - a
été d'avance neutralisée par le verrouillage du droit du travail. Et tout
effort d'évolution du droit du travail se heurte à l'arme donnée par le
droit de travail: le droit de grève dans sa forme actuelle.
Cette conclusion est-elle définitive, et doit-on désespérer de
l'avenir des syndicats et de la démocratie?
Pas nécessairement, parce qu'il reste sans doute deux possibilités
de restaurer et la démocratie et le syndicalisme libre.
La première possibilité est le recours à la concurrence.
Réintroduire la démocratie dans les syndicats peut se faire à condition
que les leaders syndicaux actuels et les syndicats qu'ils dirigent cessent
de bénéficier d'un quelconque monopole de représentation et d'un
quelconque pouvoir de cartel.
La libéralisation du marché du travail, la redécouverte du contrat
individuel, la modification des procédures d'élections sociales, la
réforme du droit de grève, pourraient rendre à chaque travailleur sa
complète liberté à l'égard des syndicats.
Il n'est pas vrai que cela signifierait nécessairement la mort des
syndicats. Il leur resterait encore et toujours cette fonction irrem-
plaçable d'association volontaire propre à épargner aux travailleurs
les coûts de la recherche d'emplois et de conditions de travail qui leur
conviennent, et propre à fournir un certain nombre de services qui
sont collectifs, sans être publics.
Des syndicats ainsi conçus ne tiendraient pas leurs adhérents en
otages. Ils pourraient, pour certaines de leurs activités, être concur-
rencés par d'autres organisations, à but lucratif ou non lucratif:
LES SYNDICATS ET LA DÉMOCRATIE 199

conseils en placement, prestataires de loisirs, compagnies d'assu-


rance, établissements d'enseignement ou de formation, etc.
Mais imaginer une telle mutation syndicale, c'est admettre par là-
même une réforme en profondeur de la société étatisée, et prôner la
déréglementation. Car la source de toutes les perversions de la
démocratie est bien là. Si l'État et le marché politique ne s'étaient pas
faits distributeurs de «droits », c'est-à-dire de rentes, les groupes de
pression n'existeraient pas. Les syndicats n'ont été que la réaction
intelligente à la philosophie de l'État providence. Mais ils aboutissent
aussi à être les serviteurs de l'État totalitaire, à moins que la confusion
soit totale entre État et syndicats, comme le veut la doctrine marxiste.
Les travailleurs doivent bien comprendre qu'ils ne pourront
jamais conquérir l'État et qu'ils seront toujours les sujets de l'État. Il
faut donc sortir l'État du circuit des travailleurs, du domaine social,
pour le cantonner dans les domaines où il est encore aujourd'hui
irremplaçable: la fourniture des vrais biens publics que sont aujour-
d'hui la défense collective, la police et la justice.
La seule façon de sauver la démocratie n'est pas d'inventer la
démocratisation de la politique, mais de réduire le champ d'action
de la politique. Alors, et alors seulement, les travailleurs et les
citoyens pourront librement participer à cette démocratie du
quotidien que l'on appelle la concurrence et le marché, sans plus
subir l'arbitraire et les illusions de l'État providence. Moins d'État,
c'est plus de vraie démocratie l tous les niveaux.
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TABLE ANALYTIQUE

Introduction, 1

1. Pourquoi les syndicats? 5


L'argument de J'assymétrie de pouvoir, 6
L'un peut tout, l'autre ne peut rien, 7 - Le travail n'est pas une denrée
homogène, 9 - Un vol de concept, Il - Ne pas confondre le général
et le particulier, 13 - L'employeur ne peut pas imposer n'importe
quoi,14.
L'argument de J'indétermination des salaires, 15.
L'élargissement des marchés réduit l'indétermination, 17 - Peut-on
exploiter les patrons? 19 - Un exemple: L'Argentine, 20.
L'argument du progrès socia~ 21
L'essor du marketing social, 22 - Ne pas prêter aux syndicats ce qui
revient au capitalisme, 23.
L'argument du pouvoir d'acha~ 24
La chaîne causale est inversée, 24 - Le faux effet Ricardo, 26.
La vraie fonction des syndicats: des groupes de pression à vocation
redistributive, 27
Les nouvelles données Institutionnelles, 28 - Les vieiIles lois
économiques ne jouent plus, 30 - La théorie du syndicat-cartel, 31 -
Priorité au court terme, 33 - Objectif nO 1 : rationner l'acœs au métier,
35 - La logique corporative, 36 - Le précédent des professions
libérales, 37 - Les miIle manières de boucler un monopole, 39 -
Même le salaire minimal..., 39 - Fausses indignations et fausses
vertus, 41.
212 TABLE ANALYTIQUE

La fécondité de J'hypothèse économique, 42


La vérité sur les contrats collectifs, 43 - L'alibi du consensus, 45 - Le
dernier recours: le contribuable, 46 - Le syndicaliste vu comme un
entrepreneur, 48 - Sa préoccupation: les «passagers clandestins»,
49 - La logique de la concentration syndicale, 51 - La dynamique de
l'adhésion obligatoire, 52 - France: le législateur supplée aux
faiblesses du syndicalisme politique, 54 - Comment l'État assure leur
financement obligatoire, 56.

2. Les syndicats sont-ils utiles? 59


Les arguments de Freeman et Medo./f, 61.
Les deux armes du travailleur: le départ et la protestation, 61.
Les syndicats réduisent les «coûts de transaction» internes de la
filme, 63.
1. Les b:arIs de salaires, 64 - 2. Les avantages en nature, 66 - 3. Les dïmrences de
mobili~ 66 - 4. Les ajustements conjoncturels, ô7 - 5. L'importance de l'ancienneté, 67
- 6. Le taux de satisfaction des salari&, 67 - 7. Les effets sur la productivit!, 68 - 8.
L'effet sur les profits, 68 - 9. La puissance politique, 69 - 10. Le d~lin des adh~ons
syndicales, 69.

Les déficiences de J'analyse de Freeman et Medo./f, 70.


Il s'agit de faux cc biens collectifs», 71 - Un handicap qui n'existe
pas, 73 - Les écarts de rémunération peuvent être expliqués par
d'autres éléments du marché du travail, 74 - Le coût économique du
monopole syndical est beaucoup plus élevé qu'ils le disent, 75 - La
rente apportée par l'entente syndicale est gaspillée en
investissements visant à la protéger, 78 - L'escroquerie de l'effet-
productivité, 81 - Des faits statistiques compatibles avec une autre
interprétation du rôle des syndicats, 83 - Aucune preuve de la
supériorité de leur modèle, au contraire, 86 - Il y a ententes et
ententes, 88.
Annexe au chapitre 2 : Pourquoi le déclin du syndicalisme? 90

3. Droit du travail ou droit au travail? 93


Le contrat de travail et le droit de propriété sur soi, 95
Le problème des investissements cc incorporés» aux êtres humains,
97 - Le problème des investissements spécifiques à l'entreprise, 98 -
L'apport de la théorie économique, 99.
TABLE ANALYTIQUE 213

Le droit du travail contre le contrat de travail, 100


Retour à l'ordre juridique prérévolutionnaire, 102 - Les conventions
collectives: des ententes obligatoires, 104.
Le droit du travail contre le marché du travail, 106
La justice du salaire et l'injustice du marché, 107 - Une tradition déjà
longue et ancienne, 108 - Le plus important est la police de l'entente,
110 - La capture de la loi par les syndicats, 112 - Une législation
malthusienne, 113 - Les indemnités de licenciement et le théorème
de Coase, 115 - Le principe de l'échange volontaire des droits, 116 -
L'ajustement se retourne contre ceux que le législateur croit protéger,
118 - Une législation qui n'est pas innocente, 119 - La liberté
contractuelle serait une meilleure protection que l'indemnité de
licenciement, 121.

4. Les crises, le chômage et les syndicats, 123


Le principe de la loi de Say, 125.
Ce que la loi de Say dit et ne dit pas, 127 - Comment disparaissent la
demande et l'emploi, 133 - La déréglementation restaure la demande,
136 - Progrès technique et coordination, 137 - Une exigence
essentielle, la flexibilité des prix et des salaires, 140 - Le problème, ce
sont les entraves institutionnelles aux mouvements de prix relatifs,
142.
La loi de Say et la monnaie, 143
Le danger vient des monnaies d'État, 145 - «Qui commencera le
premier? », 146 - Les conséquences du principe de non-neutralité,
147 - Il faudrait un véritable miracle, 148 - Une part irréductible de
chômage et de sous-emploi est inévitable, 150 - La généralisation de
l'axiome de Say, 151 - L'erreur des Keynésiens, 152 - La solution
n'est pas de baisser les salaires, mais de leur rendre la liberté, 153 - La
déflation n'est pas le «symétrique» de l'inflation, 154.
Le chômage et la grève, 155
Chômage classique, chômage institutionnel, 156 - Le produit d'une
perversion de la démocratie, 158 - La grève, ou le droit au chantage,
160 - La grève a sur le circuit économique les mêmes effets négatifs
que les autres formes d'entraves, 162 - Le droit de grève, un défi à
l'État de droit, 163, La loi abaisse les «coûts de la violence»
seulement pour certains, 164 - L'alibi «u til itariste » du syndicat, 166
- Comment cet alibi s'effondre, 168 - Le problème, ce sont les
privilèges, 169.
214 TABLE ANALYTIQUE

Annexe au chapitre 4: Le travailleur «propriétaire» de son emploi?


170.

5. Les syndicats et la démocratie, 173


La politisation syndicale, 174
Faire pression pourquoi? 176
Faire pression comment? 180
L'arme absolue du pouvoir politique syndica~ 183
La démocratie recule avec les conquêtes syndicales, 185
Le syndicat, firme managériale ? 188
Les syndiqués sont-ils satisfaits? 192
Les syndiqués sont-ils complices? 195
Les syndicats au cœur de la crise de la démocratie, 197

Bibliographie, 201
Imprimé en France
Imprimerie des Presses Universitaires de France
73, avenue Ronsard, 41100 Vendôme
Juin 1990 - N° 363gB

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