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ARCHIVOMANIE

Suely Rolnik, texte traduit par Michel Riaudel

Collège international de Philosophie | « Rue Descartes »

2012/4 n° 76 | pages 102 à 112

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Pour citer cet article :


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Suely Rolnik, « Archivomanie », Rue Descartes 2012/4 (n° 76), p. 102-112.
DOI 10.3917/rdes.076.0102
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SUELY ROLNIK

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Archivomanie
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Si le passé insiste, c’est par l’exigence vitale et implacable d’activer


au présent ses germes d’avenir enfouis.
Walter Benjamin psychographié

Une véritable frénésie d’archives s’est emparée du territoire globalisé de l’art, ces vingt
dernières années : des recherches universitaires aux expositions reposant intégralement ou en
partie sur l’archive, en passant par une compétition effrénée entre collectionneurs privés et
musées autour de ces nouveaux objets de désir… Assurément, on ne peut voir là seulement
le fruit d’un simple hasard.
Il importe donc, dans ce contexte, de s’interroger sur les politiques d’archives, dans la
mesure où il est bien des manières d’envisager les pratiques artistiques que l’on veut
inventorier. Ce qui distingue ces politiques ne tient d’ailleurs pas tant aux choix techniques
guidant la production d’une archive, qu’à la force poétique que le dispositif proposé est lui-
même apte à véhiculer. Je pense à sa capacité de faire en sorte que les pratiques inventoriées
puissent activer au présent des expériences sensibles, forcément différentes de celles qui
furent originellement vécues, mais en leur conservant une même densité critique. Devant
cette perspective, une question se pose aussitôt : à quoi ressemblerait un inventaire en lui-
même poétique, ou pour le dire autrement : comment produire une archive non pas sur mais
au service d’une expérience artistique, sans s’en tenir au pur catalogage, prétendument
objectif ?
Problématiser cette distinction appelle au moins deux autres séries de questions. La première
porte sur le type de poétiques inventoriées. De quelles poétiques parle-t-on ? Y a-t-il entre
elles quelque point commun ? Relèvent-elles de contextes historiques similaires ? Que signifie
« inventorier des poétiques » ? En quoi cette opération diffère-t-elle de l’inventaire d’autres
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objets et/ou documents ? La seconde série de questions tient à la situation dans laquelle
s’inscrit cette fureur d’archives : pourquoi un tel désir jaillit-il dans le contexte actuel ?

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Quelles politiques de désir sous-tendent ces diverses initiatives d’inventaire, leur essor, la
façon dont elles se présentent ? Mon intention est ici d’esquisser quelques pistes en direction
de réponses possibles.
Partons du constat indéniable qu’une telle soif d’archives porte de fait sur un objet
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privilégié : l’ample diversité des pratiques artistiques qu’on a pris l’habitude d’appeler
« critique institutionnelle » et « conceptualisme », et qu’on voit fleurir de par le monde dans
les années soixante/soixante-dix. Elles résultent d’une accumulation, dans le régime de
l’art, de déplacements tectoniques qui, passé un certain seuil d’instabilité, débouchent sur
la formation d’une vaste gamme de propositions entièrement nouvelles. Les imperceptibles
désordres qui agissent ce territoire finissent par faire corps et transforment irréversiblement
son paysage. On sait qu’à cette époque, un peu partout, des artistes ont fait du pouvoir
qu’avait le « système de l’art » de déterminer leurs œuvres la cible de leurs investigations.
La pratique artistique s’est alors donné comme perspective d’expliciter et de problématiser
ce pouvoir de détermination, dont elle a cherché à se déprendre. Cette opération est
devenu l’épine dorsale de sa poétique, la condition même de sa puissance pensante – en
laquelle réside à proprement parler la vitalité d’une œuvre, le virus dont elle est porteuse.
Mais cette compulsion d’archives n’embrasse pas à l’identique toutes les pratiques artistiques
de cette époque, au sein de ce mouvement. Elle touche en particulier celles produites hors de
l’axe Europe de l’Ouest/États-Unis et de sa version de la modernité. Ces pratiques ont été
incorporées par l’histoire de l’art, que cet axe a constituée en pensée hégémonique ; c’est à
son aune qu’ont été interprétées, classées, étiquetées les productions artistiques du reste du
monde. Cette cartographie hiérarchisée, omniprésente dans la production critique, a entraîné
un certain nombre de distorsions dans la lecture de ces pratiques, dont la réception et la
dissémination ont été polluées par les effets toxiques qui en découlent.

Le charme est rompu


Cependant, le processus de globalisation gagnant du terrain ces dernières décennies, l’histoire
(officielle) de l’Art se voit peu à peu démystifier. Le phénomène s’inscrit dans un contexte
plus large de dissolution de la posture idéalisante de la culture dominante, sapée par les
cultures qui tendaient jusque-là à se tenir sous son emprise sans oser la recréer à partir de
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leurs propres expériences, dont les politiques de cognition sont spécifiques et singulières en
texture comme en densité. Le « charme », qui naguère les tenait captives et entravait leur

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travail d’élaboration, a cessé d’agir, ce qui permet d’imprimer d’autres destins à la
modernité.
C’est tout un monde, instauré par cet axe, qui entre en délitement : la texture de son
territoire se transmue souterrainement, sa cartographie se modifie, ses frontières se dilatent.
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Un processus s’amorce, réactivant des cultures jusque-là étouffées et introduisant de


nouvelles sensibilités pour construire le présent. Plusieurs types de forces s’affrontent et
s’actualisent dans une grande pluralité de mondes : des fondamentalismes, érigeant la fiction
d’une identité originaire sur laquelle ils se replient (déniant du même coup l’expérience de
l’altérité multiple et variée que le processus de globalisation révèle et intensifie), à toutes
sortes d’inventions du présent issues de diverses expériences culturelles, intervenant dans la
constitution de la société globalisée et des tensions qui l’accompagnent.
C’est donc dans ce contexte précis que surgit l’archivomanie, qui se traduit par une guerre de
forces autour de la définition de la géopolitique de l’art, elle-même enjeu partiel d’une guerre
plus vaste portant sur la définition des cartographies culturelles de la société globalisée. Parmi
les pratiques artistiques des années soixante/soixante-dix visées par cette fureur de
l’archivage, hors de l’axe européen et nord-américain, sont particulièrement convoitées
celles réalisées en Amérique latine, dans des États dont certains, comme le Brésil, étaient
alors des dictatures. En dépit de colorations propres à chaque pays, un dénominateur y
demeure commun : on ajoute le politique aux dimensions du territoire institutionnel de l’art,
dont le pouvoir de détermination des œuvres est en voie de problématisation.
Soulignons que le caractère politique de ces pratiques ne renvoie pas nécessairement à une
forme de militantisme, transmetteur de contenus idéologiques. Cet art militant une des
tendances parmi d’autres de l’époque, n’est pas ce qu’il nous intéresse de penser ici. C’est
pourtant la clé privilégiée, concernant l’interprétation de cet ensemble hétéroclite de
pratiques du continent, par l’Histoire hégémonique de l’Art et qui a hélas prévalu. Dès le
milieu des années soixante-dix, celle-ci les a qualifiées d’« art conceptuel », « politique » ou
« idéologique ». Une interprétation établie sur la foi de textes et d’expositions devenus
emblématiques au sein du mainstream dessinant les contours de ce territoire. Les effets de
cette méprise ne sont nullement inoffensifs. Voyons-en les raisons.
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Quand la politique est immanente à la poétique


Ce qui, dans ce contexte, a poussé les artistes à agréger intrinsèquement le politique à leurs

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recherches poétiques, tient à la réverbération, particulièrement rude, sur leur propre corps,
des régimes autoritaires alors au pouvoir : en s’en prenant à leur poïen, ceux-ci les ont
conduits à vivre l’autoritarisme dans la chair même de leur activité créatrice. La tyrannie se
manifeste plus crûment par la censure, mais elle a aussi des retombées imperceptibles, tout
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aussi puissantes et bien plus subtiles et néfastes : elles inhibent dans son élan le processus
créatif, avant même que ce qui cherche à s’actualiser ait commencé à prendre corps. Cet effet
résulte du traumatisme inexorable des expériences de la terreur et de l’humiliation,
inhérentes à ces régimes, capables d’étouffer le désir dans l’œuf, de l’émousser, de broyer la
puissance de la pensée qu’il convoque et déclenche, en vidant de consistance la subjectivité.
Ce genre d’expérience s’inscrit dans la mémoire immatérielle du corps : la mémoire physique
et affective des sensations, distincte (quoique indissociable) de la mémoire de la perception
des formes et des faits, avec leur lot de représentations, les récits qui les entrelacent, avec
comme personnage la figure de la victime. Débusquer le désir pour lui restituer sa puissance
est une tâche aussi subtile et complexe que le processus qui a conduit à son refoulement et son
corollaire, la figure de la victime. L’opération peut prendre une trentaine d’années, voire
plus, et n’aboutir qu’à la deuxième ou troisième génération.
On ne peut manquer de reconnaître la puissance politique inhérente à la pratique artistique
devant ce genre d’expérience. Il va de soi que les situations d’oppression, qu’elles soient
l’effet de régimes totalitaires ou qu’elles proviennent de relations de domination et d’exploi-
tation, ne sont pas les seules capables de mobiliser et de révéler la force politique de l’art. Ne
serait-ce que parce que l’oppression émanant d’un certain système de pouvoir ne manifeste
cette force que si nous nous révélons vulnérables au malaise de la disparité entre, d’une part,
la cartographie perceptible en œuvre et, de l’autre, l’imperceptible affect vital qui lui
correspond. C’est ce malaise qui suscite le besoin de créer, ce qui vaut pour tout type d’expé-
rience où la vie se trouve asphyxiée. Et c’est là, précisément, que réside la singularité de la
dimension politique immanente à l’art : faire affleurer ce malaise, et avec lui la disparité qui en
est la source, au cœur même de sa poétique. Cette capacité fait de l’art un puissant réacteur
qui, en se propageant, peut interférer dans la formule chimique de la situation présente et en
dissoudre les éléments toxiques.
Voilà ce qui caractérise les propositions artistiques les plus critiques de l’Amérique latine des
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dictatures. Incarnée dans l’œuvre, l’insistance de la force de création devant l’expérience


diffuse et omniprésente de l’oppression s’y est faite sensible, en un milieu où la brutalité du

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terrorisme d’État tendait à provoquer une réaction défensive d’aveuglement et de surdité
volontaires, par souci de survie. Il reste que de telles pratiques sont d’un ordre tout à fait
différent des interventions artistiques concomitantes, dont le caractère pédagogique et/ou
doctrinaire visait à conscientiser et transmettre de l’idéologique (à l’image des actuelles
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actions artistiques à but socio-éducatif d’« inclusion »). Encore faut-il préciser en quoi se
distingue le rapport art/politique dans ces deux types de pratique artistique.
Les interventions artistiques affirmant le pouvoir politique qui leur est immanent se réalisent
selon la façon dont les forces du présent habitent le corps de l’artiste et convoquent sa
puissance d’invention. La rigueur formelle de l’œuvre, sur le plan de sa performativité, est
alors plus essentielle et plus subtile que jamais, car elle est indissociable de sa rigueur en tant
qu’actualisation des sensations mettant en tension et obligeant à penser. Plus son langage sera
précis et ajusté à ces sensations, plus sa qualité intensive sera vigoureuse, son pouvoir d’inter-
férence effective s’en voyant accru là où elle se présente – tel un virus qui tend à contaminer
son environnement et à réanimer l’exercice de la pensée où elle trouve un terrain propice.
Ainsi sont activées de nouvelles formes de perception, et plus encore d’invention et
d’expression, capables d’induire de nouvelles politiques de subjectivité et de rapport au
monde. Autrement dit, ce type d’intervention artistique participe à la formation de nouveaux
diagrammes de l’inconscient dans le champ social. Ces diagrammes tendent à reconfigurer la
cartographie du présent à contre-courant des forces stimulant ses configurations perverses,
qui tendent, elles, à mutiler la vie en s’en prenant à son pouvoir de différenciation.
En somme, le caractère politique de ce genre de pratique tient à ce qu’il peut susciter chez
ceux qu’il touche. Nous ne parlons pas ici de la conscience des tensions (sa face extensive,
représentationnelle, macropolitique), mais de l’expérience dans le corps lui-même de cet état
de choses (sa face intensive, inconsciente, micropolitique). Si la première est sans effet sur
l’alanguissement du désir, la seconde, au contraire, peut peser dans le processus de subjecti-
vation, au point exact où le désir tend à se voir enchaîné et à s’émousser.
On y gagne une focalisation plus précise, qui se voile en revanche quand on réduit à nouveau
tout ce qui relève de la vie sociale à sa dimension macropolitique. Dans ce cas, les artistes
tendent à se transformer en graphistes et/ou publicitaires de l’activisme, et leurs œuvres
s’exposent à n’être très vite que de simples pamphlets dont la réception ne mobilise que le
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ressentiment et l’espoir de rédemption, ces affects tristes propres à la figure de la victime.


Ainsi derrière le voile tissant désir romantique et émotion religieuse, l’expérience s’opacifie,

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ses tensions deviennent inaccessibles. Ce type de choix a, il est vrai, défini certaines pratiques
artistiques des années soixante/soixante-dix en Amérique du Sud, et s’applique encore
aujourd’hui, un peu partout, à quelques pratiques contemporaines. Mais ce sont elles, et elles
seules, qui mériteraient d’être effectivement qualifiées de « politiques » et/ou « idéologiques ».
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On ne peut nullement les confondre avec les actions artistiques que nous privilégions ici, pour
lesquelles, nous l’avons dit, le politique est une expérience intégrée à la poétique et touche
potentiellement, non la conscience, mais le savoir du corps dans sa condition de vivant.
C’est en cela que se fourvoie malheureusement l’Histoire de l’Art : elle étend le qualificatif de
« politique » et/ou d’« idéologique » à l’ensemble des actions artistiques réalisées en
Amérique latine dans les années soixante/soixante-dix, et passe ainsi loin de l’essence
singulière des actions que nous envisageons ici, car avec elles s’amorçait un mouvement
surmontant l’impossibilité d’articuler le poétique et le politique, une césure que reconduisent
la non relation entre micro- et macropolitique et le conflit insurmontable entre les figures
classiques de l’artiste et du militant. Cette ébauche d’articulation, on la trouvait certes déjà
chez les avant-gardes artistiques du début du XXe siècle, avant qu’elle ne se diffuse durant
toute la première moitié du siècle et ne se développe dans l’après-guerre ; mais elle n’éclot
véritablement en un vaste mouvement que dans les années soixante/soixante-dix, dans le
domaine des arts, et plus largement en matière de politique de l’existence, alors en pleine
mutation.

Le refoulé colonial
Pour affiner cette radiographie, il faut rappeler que l’articulation entre le poétique et le
politique ne commence pas avec les avant-gardes historiques. Elle leur est en réalité bien
antérieure. Cette articulation constitue même, disons-le, l’un des aspects fondamentaux de la
politique de cognition qui, de diverses manières, caractérisait les cultures dominées par la
modernité fondée en Europe occidentale – un régime culturel on le sait inséparable de ses
corollaires en matière économique, le régime capitaliste, et dans le champ du désir, le régime
de la subjectivité bourgeoise. Rappelons encore que cette modalité culturelle ne s’est
imposée au monde comme paradigme universel que par la colonisation, qui ne s’en est pas
prise qu’aux trois autres continents (l’Amérique, l’Afrique et l’Asie), puisqu’elle a aussi
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étouffé diverses cultures du continent européen. Parmi elles, les cultures méditerranéennes,
notamment, nous concernent directement ; et, plus spécifiquement encore, la culture judéo-

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arabe qui prédominait dans la péninsule ibérique avant les navigations intercontinentales dont
procéde la colonisation. C’est alors que la population baignant dans cette culture a subi la
violence de l’Inquisition, poussant une part significative de ses membres à chercher refuge
dans le Nouveau Monde qui s’installait en Amérique du Sud. De récentes études historiques
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estiment qu’ils ont représenté 80 % des Portugais partis coloniser le Brésil. Cette violence
s’est perpétrée trois siècles durant, tandis que l’Afrique subissait la violence de l’esclavage, et
les cultures autochtones la violence de leur extermination. Ce triple traumatisme imprègne
les soubassements de plusieurs pays latino-américains, dont assurément le Brésil. Mais la
chose ne s’arrête pas là. Un même niveau de violence se reproduit, sous d’autres formes, au
cours de l’histoire de ces régions, à commencer par les préjugés de race et de classe, encore
aujourd’hui solidement enracinés. Ces préjugés provoquent la pire des humiliations, dont
découle un des traumatismes les plus graves et les plus difficiles à surmonter. En contrepartie,
l’articulation entre le poétique et le politique, inscrite là encore dans la mémoire des corps,
peut se voir activée dans des situations collectives favorisant la neutralisation des effets
pathologiques de ces traumatismes, en matière de conduite de l’existence.
Ce n’est donc pas avec les régimes totalitaires du XXe siècle que la relation immanente entre
poétique et politique commence à se voir refoulée, mais avec l’instauration même de la
modernité occidentale. D’un point de vue micropolitique, j’ose affirmer que non seulement
ce refoulement occupe un rôle central dans la fondation de la culture moderne et de son
entreprise coloniale, mais aussi qu’il en a certainement été le dispositif le plus efficace. C’est
pourquoi je propose, pour en souligner les implications historiques, la notion de
« refoulement colonial ».
Ce refoulement a pour cible l’exercice intensif du sensible, la tension de sa paradoxale
discordance avec le travail de la perception et, plus encore, le maintien de cette tension
comme source de production de la pensée, incarnée en actions visant à réinventer la réalité.
En dernière analyse, ce refoulement a donc pour objet le corps et la possibilité de l’habiter,
ainsi que sa fonction centrale dans l’écoute du présent pour orienter la production cognitive.
Activer le refoulé de la fondation coloniale de la modernité, en ses différentes réactuali-
sations, constitue par conséquent une dimension essentielle de toute action poético-politique,
sans quoi nulle variation n’est envisageable concernant le mode de production de subjectivité
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et de cognition qui nous fonde comme colonies de l’Europe occidentale, la condition dont
nous souhaitons justement nous écarter.

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Ce refoulement a mis en jeu divers procédés au fil de l’histoire. Mais restons-en aux
expériences les plus récentes, celles qui nous intéressent ici. Dans les régimes totalitaires,
nous l’avons vu, l’exercice de la pensée est concrètement entravé, et finit par s’inhiber sous le
coup de l’humiliation. Dans le capitalisme financier, en revanche, l’opération de refoulement
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est plus sophistiquée. Il ne s’agit plus d’empêcher l’exercice de la pensée et encore moins de
vouloir l’inhiber. Au contraire, il s’agit de l'encourager, voire de le célébrer, mais pour qu’il
serve le régime en se voyant destitué de ses propriétés critiques. On le sait, bien des penseurs
contemporains y voient la principale source d’énergie du capitalisme contemporain, qu’ils
qualifient du coup de « culturel », de « cognitif » ou d’« informationnel », une idée devenue
monnaie courante.
C’est que le néolibéralisme mobilise la fragilité provoquée par la dite tension, il s’inscrit en
elle avec pour gage l’apaisement immédiat en une sorte de paradis terrestre. Le désir de se
confronter à la tension et d’affirmer la puissance de pensée qu’il mobilise est canalisé au profit
de la production des marchandises et de leur consommation. Du côté de la production, un tel
désir est canalisé par la création d’objets pour le marché, auxquels s’associent des images de
modes d’existence de type « prêt-à-porter », inlassablement proposés par les médias et la
publicité. Du côté du public, un tel désir est canalisé par une quête effrénée d’images avec
lesquelles s’identifier et par une compulsion de consommation des produits qu’elles
promeuvent, recherchés dans l’espoir illusoire d’une reconnaissance et/ou de se reconnaître
soi-même dans l’une des mises en scène à l’ordre du jour. L’objectif est de se délivrer comme
par magie de l’angoissante sensation qu’un certain mode de vie s’est vidé de sens,
évidemment confondu avec celui de la vie même. Le coût de cette politique du désir n’est ni
plus ni moins que la perte de notre boussole primordiale, dont dépend notre aptitude à
traquer les blocages de la pulsation vitale dans la cartographie du sens en cours et, mus par
l’intolérable, à inventer les voies de production de nouveaux sens. Comme le dit Caetano
Veloso, dans une de ses chansons : « Ça ne vous coûte rien, juste la vie » (Não lhe custe nada, só
lhe custa a vida).

Le retour du refoulé dans l’irrépressible volonté d’archiver


Cependant le développement des technologies de la communication propices au processus de
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globalisation, et l’océan des mondes qui apparaissent et disparaissent sans cesse à une vitesse
étourdissante, n’ont pas pour seul destin l’instrumentalisation de nos forces subjectives. À

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rebours, leur effet est aussi d’empêcher qu’un répertoire, quel qu’il soit, ne conserve un
pouvoir stable et, moins encore, absolu. Dès lors, depuis quelques dizaines d’années, comme
nous l’avons vu, le pouvoir de séduction de la modernité européenne, dans sa version
maintenant néolibérale, a commencé à fléchir. Nous ne sommes plus dans une phase d’identi-
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fication acritique et de demande de reconnaissance (c’est-à-dire d’amour), pas plus que


d’opposition amère ou de ressentiment. Le mouvement actuel consiste en des déplacements
subtils, qui nous écartent de plus en plus du lieu d’humiliation pour activer la relation
intensive au monde qui se trouve refoulée en nos corps. Cette activation n’implique
nullement de revenir à une prétendue essence perdue qui se serait trouvée dans les formes
d’existence antérieures au XVe siècle, ou de renouer avec celles qu’ont inventées les avant-
gardes du début du XXe siècle, voire avec ce qu’ont produit par capillarité les années
soixante/soixante-dix. Ce qui importe ici, c’est l’éthique de relation au monde qui les
régissait, afin de l’actualiser pour réinventer le présent.
C’est précisément dans ce contexte que se fait jour une insatiable volonté d’inventorier les
pratiques artistiques réalisées en Amérique du Sud, dans les années soixante/soixante-dix.
Une véritable fureur, qui se répand comme une épidémie. Jusque-là, l’expérience de la fusion
des forces poétiques et politiques, vécue par ces pratiques, était restée encapsulée dans la
mémoire de nos corps, recouverte du manteau de l’oubli ; nous ne parvenions à l’atteindre
que dans l’extériorité des formes où elle s’épanouissait, de façon d’ailleurs toujours lacunaire.
Sa puissance disruptive – et ce qu’elle a libéré et pourrait continuer de libérer sur son
passage – s’est trouvée ensevelie, nous l’avons vu, sous le poids du traumatisme qu’ont
provoqué les gouvernements militaires ; puis a suivi sa réanimation perverse par le
capitalisme cognitif qui les a remplacés.

La méprise toxique de l’Histoire (officielle) de l’Art


Or c’est cet aspect crucial de la production artistique des années soixante/soixante-dix en
Amérique latine qui semble avoir échappé à l’Histoire de l’Art. En supposant que nous lui
conservions l’étiquette de « conceptualisme », nous ne pouvons accepter les adjectifs
« idéologique » ou « politique » pour caractériser la singularité que cette production a en
l’occurrence introduite en élargissant ses contours et en les modifiant. Car si nous trouvons
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dans ces propositions un germe d’intégration entre le politique et le poétique, vécu et


actualisé sous forme d’actions artistiques autant que dans le mode d’existence qui leur fournit

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origine et conditions de possibilité, il s’agit néanmoins d’un germe qui était encore fragile et
impossible à nommer. L’appeler « idéologique » ou « politique » a donc été une façon de
dénier l’étrangeté que cette expérience radicalement nouvelle a imprimée à notre subjec-
tivité. La stratégie est simple : si ce dont on fait l’expérience n’est pas identifiable au domaine
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de l’art, alors, pour se protéger de ce bruit inconfortable, on le rabat sur le domaine du


politique et rien ne bouge. Le fossé séparant micro- et macropolitique reste intact ; leur
réarticulation embryonnaire s’interrompt, en faisant avorter ce qui pourrait en advenir. On
ne peut nier la gravité de l’opération dans la mesure où cette mise en étrangeté constitue une
expérience cruciale, signe qu’elle est des forces du monde résonnant en notre corps, ouvrant
en nous par là même un espace d’altérité qui nous pousse à créer et déclenche de nouveaux
devenirs. L’ignorer, c’est paralyser la vie pensante qui impulse l’action artistique et son
interférence potentielle sur le présent.
Dans cette situation, il est urgent d’activer cette articulation et la puissance d’affirmation de
la vie qui en dépend. C’est la condition pour la délivrer de son exténuation défensive, de
manière à en assurer la perpétuation en fonction de l’expérience sensible du présent. Telle est
la politique de désir qui, de diverses manières, impulse une série d’initiatives engendrées par
la fureur de l’inventaire ayant emporté le territoire de l’art.
Cette même situation inspire aussi, toutefois, une politique de désir diamétralement opposée :
initiatives que le système global de l’art intègre aussitôt qu’elles réapparaissent, pour les
convertir en fétiches et, de la sorte, congeler les germes d’avenir dont elles sont porteuses. Si
le mouvement de pensée critique, qui a vu le jour dans les années soixante/soixante-dix en
Amérique latine, a été brutalement interrompu par les gouvernements militaires, ce processus
est à nouveau suspendu dès lors que sa mémoire commence à se voir réactiver. La différence
est que le marché de l’art opère avec glamour et séduction, aux antipodes des procédés
grossiers et explicitement répressifs des dictatures contre la production artistique.
Les archives de ces pratiques deviennent, dans ce contexte, des sortes de prises de guerre que se
disputent les grands musées et les collectionneurs d’Europe occidentale et des États-Unis, avant
même que ce qui avait été étouffé au sein de ces propositions artistiques n’ait eu le temps de
reprendre souffle. L’opération apparaît comme un dispositif efficace du capitalisme cognitif, un
nouveau chapitre d’une histoire qui s’avère moins post-coloniale que nous le souhaiterions…
112 | SUELY ROLNIK

Les inventaires qui voudraient activer de telles poétiques devraient être conçus pour renouer
avec le trachant de leur pouvoir critique, afin d’affronter les questions du présent et de
densifier les forces de création qui s’y affirment.

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Nous pourrions rêver que cette volonté irréfrénée d’archivage qui nous agite en ce moment
puisse contribuer à désobstruer l’accès indispensable à ces germes d’avenir enfouis. Leur
activation participe au combat contre les effets du vaccin néolibéral qui neutralise le virus de
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l’art, afin de le rendre à ses desseins. Mais ne soyons pas naïfs : rien n’assure que le virus
critique dont ces germes sont porteurs se transforme un jour en épidémie planétaire. Ce que
peut l’art, c’est répandre dans l’air le virus poétique. Et c’est déjà beaucoup dans le combat
sans fin contre tous les types de forces dont découlent les formes de la réalité, implacablement
instables et provisoires.

Texte traduit par Michel Riaudel

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