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Giorgio

AGAMBEN
Image et mémoire
Collection Giorgio
Arts&esthétique
Édition : Dominique Carré
Direction de collection : Gilles A. Tiberghien
AGAMBEN
Image et mémoire

Conception graphique : Atalante


Document de couverture : Image tirée du film de Guy Debord,
In girum imus nocte et consumimur igni, 1978.
Crédit : PROD/DB © D.R.
© Giorgio Agamben.
© 1998, Editions Hoëbeke.
hoëbeke
Imprimé en France
ISBN : 2-84230-065-3
F6 7153 Arts&esthétique
Image et mémoire

sommaire

Aby Warburg
et la science sans nom
page 9

L'origine et l'oubli
Parole du Mythe et Parole de la Littérature
page 45

Le cinéma de Guy Debord


page 65

L'image immémoriale
page 77
Giorgio Agamben Image et mémoire

Ce texte est pour la première fois paru dans la revue Aut Aut,
(n° 199-200, 1984, pp. 51-66) sous le titre « Aby Warburg e la Aby Warburg
scienza senza nome ». Il est traduit par Marco Dell'Omodarme.
Nous remercions Daniel Loayza et Catherine Coquio qui ont relu
ce texte.
et la science sans nom
i.
Cet essai vise à établir la situation critique d'une
discipline « qui, à l'inverse de tant d'autres, existe,
mais n'a pas de nom ». Puisque le créateur de cette
discipline fut Aby Warburg 1 , seule une analyse
attentive de sa pensée pourra fournir le point de
vue qui rendra cette situation possible. Alors seu-
lement, on pourra se demander si cette « discipline
innommée » est, ou non, susceptible de recevoir
un nom et dans quelle mesure les noms proposés
jusqu'ici remplissent bien leur office.
L'essence de l'enseignement et de la méthode de
Warburg, telle qu'elle se manifeste dans l'activité
de la Bibliothèque pour la science de la culture de
Hambourg, qui deviendra plus tard l'Institut
Warburg2, est d'ordinaire identifiée au refus de la
méthode stylistique-formelle qui domine l'histoire
1. La boutade sur Warburg créateur d'une discipline « qui, à l'in-
verse de tant d'autres, existe, mais n'a pas de nom » est de Robert
Klein (dans La Forme et l'intelligible, Paris, Gallimard, 1970, p. 224).
2. En 1933, à l'avènement du nazisme, l'Institut Warburg fut, comme
on sait, transféré à Londres, où il fut intégré en 1944 à l'université
de Londres. Cf. Fritz Saxl, « The history of Warburg's library »,
dans E. H. Gombrich, Aby Warburg. An Intellectual Biography,
Londres, 1970, p. 325.
Giorgio Agamben Aby Warburg et la science sans nom

de l'art à la fin du XDCe siècle, et au déplacement du Strasbourg sa thèse sur La Naissance de Vénus et
point central de l'investigation : de l'histoire des Le Printemps de Botticelli, il se rendit compte que
styles et de l'évaluation esthétique aux aspects pro- toute tentative de comprendre l'esprit d'un peintre
grammatiques et iconographiques de l'œuvre d'art de la Renaissance était futile si l'on affrontait le
tels qu'ils résultent de l'étude des sources littéraires problème du seul point de vue formel4, et toute sa
et de l'examen de la tradition culturelle. La bouf- vie il conserva une « franche répulsion » pour
fée d'air frais apportée par l'approche warbur- « l'histoire de l'art esthétisante5 » et pour la consi-
guienne de l'œuvre d'art au milieu des eaux dération purement formelle de l'image. Mais cette
stagnantes du formalisme esthétique est attestée attitude ne naissait ni d'une approche purement
par le succès croissant des recherches inspirées de érudite et antiquaire des problèmes de l'œuvre d'art,
sa méthode, et qui ont conquis un public si vaste, ni, encore moins, d'une indifférence à ses aspects
hors même du domaine académique, qu'on a pu formels : son attention obsessionnelle, presque ico-
parler d'une image « populaire » de l'Institut nolâtre, à la force des images prouve si nécessaire
Warburg. En même temps qu'augmentait la célé- qu'il était presque trop sensible aux « valeurs for-
brité de l'Institut, on assistait toutefois à la dispa- melles » ; et un concept comme celui de Pathos-
rition progressive de l'image de son fondateur et formel, qui rend impossible de séparer la forme du
de son projet originaire, tandis que l'édition des contenu, car il désigne l'indissoluble intrication
écrits et des fragments inédits de Warburg était sans d'une charge émotive et d'une formule iconogra-
cesse différée, et n'a pas encore vu le jour 3 . phique, montre que sa pensée ne peut jamais s'in-
Naturellement, cette caractérisation de la méthode terpréter en termes d'oppositions surfaites du type
warburguienne reflète une attitude face à l'œuvre forme/contenu ou histoire des styles/histoire de la
d'art qui fut indubitablement celle d'Aby Warburg. culture. Ce qui lui est propre, dans son attitude
En 1889, tandis qu'il préparait à l'université de scientifique, c'est, plus qu'une nouvelle manière de
faire de l'histoire de l'art, une tension vers le dépas-
3. La publication de la belle « biographie intellectuelle » de Warburg
écrite par l'actuel directeur de l'Institut Warburg, E. H. Gombrich, sement des limites de l'histoire de l'art même, ten-
ne comble qu'en partie cette lacune. Elle constitue aujourd'hui sion qui accompagne d'emblée son intérêt pour
l'unique source pour la connaissance des inédits de Warburg.
Nous nous permettons de mentionner l'ouvrage de Philippe-Alain 4. Le témoignage est de F. Saxl, op. cit., p. 326.
Michaud Aby Warburg, et l'image en mouvement, Macula, Paris, 5. Asthetisierende Kunstgeschichte. On peut lire l'expression, entre
1998. (N. d. E.) autres, dans une note inédite de 1923. Cf. Gombrich, op. cit., p. 88.

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Giorgio Agamben Aby Warburg et la science sans nom

cette discipline, à croire qu'il l'avait choisie uni- primitive américaine (à laquelle il avait été initié
quement pour y semer la graine qui la ferait écla- par Cyrus Adler, Frank Hamilton Cushing, James
ter. Le « bon dieu » qui, selon sa célèbre devise, Mooney et Franz Boas) l'avait complètement éloi-
« se cache dans les détails », n'était pas pour lui gné de la conception d'une histoire de l'art comme
un dieu tutélaire de l'histoire de l'art, mais le démon discipline spécialisée, en le confirmant dans son
obscur d'une science innommée dont on commence idée, qu'il avait mûrement réfléchie tout au long
aujourd'hui seulement à entrevoir les traits. des cours d'Usener et de Lamprecht suivis à Bonn.
Usener (dont Pasquali disait qu'il était « le philo-
logue le plus foisonnant d'idées parmi les grands
En 1923, tandis qu'il se trouvait dans la maison Allemands de la seconde moitié du XIXe siècle7 »)
de repos de Ludwig Binswanger à Kreuzlingen, pen- avait attiré son attention sur Tito Vignoli, un cher-
dant une longue maladie mentale qui le tint éloi- cheur italien qui, dans son livre Mythe et science
gné de sa bibliothèque durant six ans, Warburg (Mito e scienza, Milan, 1879), soulignait la néces-
demanda à ses médecins s'ils accepteraient de le sité d'une approche conjointe, par l'anthropologie,
laisser partir au cas où il pourrait prouver sa gué- l'ethnologie, la mythologie, la psychologie et la bio-
rison en tenant une conférence aux patients de la logie, des problèmes de l'homme. Les passages du
clinique. Le thème qu'il choisit pour sa conférence, livre de Vignoli contenant ces affirmations ont été
le rituel du serpent des Indiens d'Amérique du énergiquement soulignés par Warburg. Pendant son
Nord6, était tiré, d'une manière surprenante, d'une séjour américain, cette exigence née dans sa jeu-
expérience de sa vie qui remontait à presque trente nesse devint une décision si établie qu'on peut affir-
ans plus tôt, et qui avait donc laissé une trace très mer ceci : l'œuvre entière de Warburg
profonde dans sa mémoire. En 1895, au cours d'un « historien de l'art », y compris la célèbre biblio-
voyage en Amérique du Nord, alors qu'il n'avait thèque qu'il avait déjà commencé de rassembler en
pas encore trente ans, il avait séjourné quelques 18868, n'a de sens que si on la comprend comme
mois parmi les Indiens Pueblos et Navajos du un effort, accompli à travers et au-delà de l'histoire
Nouveau-Mexique. La rencontre avec la culture
7. G. Pasquali, Aby Warburg, Pegaso, avril 1930, repris dans G.
6. La conférence fut publiée en anglais en 1939. « A lecture on Pasquali, Pagine stravaganti, Florence, 1968, vol. I, p. 44.
Serpent Ritual », Journal ofthe Warburg ïnstitute, vol. H, 1939, 8. La constitution de sa bibliothèque occupa Warburg toute sa vie,
p. 277-292. et elle fut, peut-être, l'œuvre à laquelle il consacra la plus grande

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Giorgio Agamben Aby Warburg et la science sans nom

de l'art, vers une science plus vaste ; s'il ne put jamais prendre la nécessité biologique de l'image, au croi-
lui trouver un nom définitif, il travailla avec téna- sement de la religion et de la pratique artistique10 ».
cité, jusqu'à sa mort, à sa configuration. Dans ses Cette position de l'image entre art et religion est
notes pour la conférence de Kreuzlingen sur le rituel importante pour fixer l'horizon de sa recherche :
du serpent, il définit sa bibliothèque comme « une son objet, c'est l'image plus que l'œuvre d'art, ce
collection de documents concernant la psycholo- qui la place résolument hors des frontières de l'es-
gie de l'expression humaine9 ». Dans ces mêmes thétique. Dès 1912, dans la conclusion de sa confé-
notes, il répète son aversion pour une approche for- rence sur « Art italien et astrologie internationale
melle de l'image, approche « incapable de com- au palais Schifanoia à Ferrare », il invitait à « un
partie de ses énergies. A son origine, il y a un épisode enfantin déci- élargissement méthodologique des frontières thé-
sif : à l'âge de 13 ans, Aby, qui était l'aîné d'une famille de ban- matiques et géographiques » de l'histoire de l'art :
quiers, offrit à son petit frère Max de lui laisser son droit d'aînesse
en échange de la promesse de lui acheter tous les livres qu'il deman-
derait. Max accepta, sans imaginer que la blague enfantine allait Les catégories inadéquates empruntées à une
devenir réalité. Warburg classait ses livres non pas selon l'ordre théorie évolutionniste générale ont empêché l'his-
alphabétique ou arithmétique utilisé dans les plus grandes biblio- toire de Vart de mettre ses matériaux à la disposi-
thèques, mais selon ses intérêts et son système de pensée, au point tion de la « psychologie historique de l'expression
d'en changer l'ordre à chaque variation de ses méthodes de recherche.
La loi qui le guidait était celle du « bon voisin », selon laquelle la humaine », qui d'ailleurs reste encore à écrire11.
solution de son problème était contenue non dans le livre qu'il cher- Notre jeune discipline s'interdit de porter un regard
chait, mais dans celui qui était à côté. De cette manière, il fit de la global sur l'histoire universelley à cause de sa ten-
bibliothèque une sorte d'image labyrinthique de lui-même, dont le
pouvoir de fascination était énorme. Saxl nous rapporte l'anecdote dance fondamentale par trop matérialiste ou par
de Cassirer, qui, entré pour la première fois dans la bibliothèque, trop mystique. Elle tâtonne au milieu des schéma-
déclara qu'il fallait soit s'en enfuir immédiatement, soit y rester
enfermé des années. Tel un vrai labyrinthe, la bibliothèque condui- 10. Cf. Gombrich, op. cit., p. 89.
sait le lecteur à destination en le menant d'un « bon voisin » à l'autre, 11. Il est caractéristique de la forma mentis de Warburg de présen-
par une série de détours au bout desquels il rencontrait fatalement ter souvent ses écrits comme une contribution à des sciences non
le Minotaure, qui l'attendait depuis le début, et qui était, dans un encore fondées. Sa grande étude sur la divination à l'époque de
certain sens, Warburg lui-même. Ceux qui ont travaillé dans la Luther est aussi présentée comme une contribution à un « manuel »,
bibliothèque savent combien tout cela est encore vrai aujourd'hui, aujourd'hui encore inexistant, De la servitude de l'homme moderne
malgré les concessions qui ont été faites au cours des années aux superstitieux, qui devait être précédé par une recherche scientifique,
exigences de la bibliothéconomie. elle aussi inachevée, sur La Renaissance de l'Antiquité démoniaque
9. Cf. Gombrich, op. cit., p. 222. à l'époque de la Réforme allemande. De cette façon il réussissait,

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Giorgio Agamben Aby Warburg et la science sans nom

tismes de l'histoire politique et des théories sur le de la génialité artistique ne peut que gagner en
génie, pour trouver sa propre théorie du dévelop- vigueur si nous reconnaissons que ce génie est, en
pement. Far la méthode qui est celle de mon essai même temps qu'une grâce, la mise en œuvre
d'interprétation des fresques du palais Schifanoia consciente d'une énergie critique et constructive.
à Ferrare, j'espère avoir montré qu'une analyse ico- Le nouveau grand style que nous a apporté le génie
nologique qui ne se laisse pas intimider par un res- artistique italien s'enracinait dans la volonté sociale
pect outrancier des frontières, qui considère de dégager l'humanisme grec de la « pratique »
l'Antiquité, le Moyen Age et les Temps modernes médiévale et latine d'inspiration orientale. C'est
comme une époque liée, qui interroge les produits avec cette volonté de restaurer l'Antiquité que le
des arts, qu'ils soient libéraux ou appliqués, comme « bon Européen » engagea son combat pour les
des documents expressifs d'égale dignité, j'espère Lumières en cette époque de migration interna-
avoir montré que cette méthode, en s'efforçant soi- tionale des images que nous appelons - de façon
gneusement d'éclairer un point obscur singulier, un peu trop mystique - la Renaissance12.
éclaire aussi les grands moments du développement
général dans leur liaison. Il s'agissait moins pour Il est important de noter que ces considérations
moi de trouver une solution élégante que de sou- font partie de la conférence où il expose l'une de
lever un problème neuf, que j'aimerais formuler ses plus célèbres découvertes iconographiques :
ainsi : « Dans quelle mesure faut-il considérer l'évé- l'identification du sujet de la bande médiane des
nement de la transformation stylistique de la figure fresques du palais Schifanoia, sur la base des images
humaine dans l'art italien comme le résultat d'une des décans décrites dans YIntroductorium maius
confrontation internationale avec les figures sur- d'Abu Ma'shar. Selon Warburg, l'iconographie
vivantes de la civilisation païenne des peuples de n'est jamais un but en soi (ce que Kraus disait de
la Méditerranée orientale ? » La stupeur enthou- l'artiste, à savoir qu'il sait transformer la solution
siaste que suscite ce phénomène incompréhensible 12. Art italien et astrologie internationale au palais Schifanoia à
Ferrare dans L'italia e l'arte straniera. Atti del X Congresso
d'un côté, à produire dans ses écrits une tension vers un autodépas- Internazionale di Storia dell'Arte, 1912 ; traduction italienne dans
sement, qui fait en partie leur charme, et, d'un autre côté, à faire A. Warburg, La Rinascita del paganesimo antico, La Nuova Italia,
apparaître son projet global à travers une sorte de « présence par Florenze, 1996, p. 268, traduction française de Sibylle Muller dans
défaut » qui nous rappelle le principe aristotélicien selon lequel « la A. Warburg, Essais florentins, Paris, 1990 (p. 215-216), revue par
privation, elle aussi, est une forme de possession » (Met. 1019 B, 5). D. Loayza.

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Giorgio Agamben Aby Warburg et la science sans nom

en énigme, vaut pour lui aussi), mais elle tend tou- pales lignes de force de la méditation de Warburg,
jours, au-delà de l'identification d'un sujet et de ne se comprend que si on le replace dans cet hori-
ses sources, à la configuration d'un problème his- zon plus vaste : là les solutions stylistiques et for-
torique et éthique, dans la perspective de ce qu'il melles, adoptées chaque fois par les artistes, se
appelle parfois « un diagnostic de l'homme occi- présentent comme des décisions éthiques définis-
dental ». La transfiguration de la méthode icono- sant la position des individus et d'une époque par
graphique dans les mains de Warburg ressemble rapport à l'héritage du passé, et l'interprétation
de très près à celle de la méthode lexicographique du problème historique devient, par là même, un
dans la « sémantique historique » de Spitzer, où « diagnostic » de l'homme occidental luttant pour
l'histoire d'un mot devient à la fois histoire d'une guérir de ses contradictions et pour trouver, entre
culture et configuration de son problème vital spé- l'ancien et le nouveau, sa propre demeure vitale.
cifique ; on peut aussi penser, pour comprendre sa Si Warburg put même présenter le problème du
façon d'envisager l'étude de la tradition des images, Nachleben des Heidentums comme son propre
à la révolution que connut la paléographie dans problème de chercheur15, c'est qu'il avait compris,
les mains de Ludwig Traube, celui que Warburg grâce à une surprenante intuition anthropologique,
appelait « le Grand Maître de notre Ordre » et que le problème de « transmission et survie » est
qui sut tirer des erreurs des copistes et des influences la question centrale d'une société « chaude », telle
calligraphiques des découvertes décisives pour l'his- que l'occidentale, si obsédée par l'histoire qu'elle
toire de la culture13. voudrait en faire le moteur même de son déve-
Même le thème de la « vie posthume14 » de la loppement16. Encore une fois, la méthode et les
civilisation païenne, qui définit l'une des princi-
15. Dans une lettre à son ami Mesnil, qui avait formulé le problème
13. Voir aussi L. Spitzer, en particulier les Essays in Historical de Warburg de façon traditionnelle (« Que représentait l'Antiquité
Semantics, New York, 1948. Pour un jugement sur l'œuvre de Traube, pour les hommes de la Renaissance ? »), Warburg précisa « que plus
lire ce qu'écrit Pasquali dans « Paleografia quale scienza dello spi- tard, au cours des années, le problème s'élargit pour tenter de com-
rito », Nuova Antologia, I giugno 1931, repris dans G. Pasquali, prendre le sens de la vie posthume du paganisme pour la civilisa-
op. cit., p. 115. tion européenne tout entière ». Cf. Gombrich, op. cit., p. 307.
14. Le mot allemand Nachleben utilisé par Warburg ne signifie pas 16. Sur l'opposition entre société « froide » (ou sans histoire) et
exactement « renaissance », comme il est parfois traduit, ni non société « chaude » qui multiplie l'incidence des facteurs historiques,
plus « survivance ». Il implique l'idée de cette continuité de l'héri- voir ce qu'a écrit Lévi-Strauss dans La Pensée sauvage, Paris, Pion,
tage païen qui était essentielle pour Warburg. 1962, p. 309-310.

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Giorgio Agamben Aby Warburg et la science sans nom

concepts de Warburg s'éclairent si on les compare conservée dans cet engramme peut être réactivée et
avec les idées qui guidèrent Spitzer dans ses déchargée dans certaines conditions. On peut dire
recherches de sémantique historique, et lui firent alors que l'organisme agit d'une certaine manière
accentuer le caractère à la fois « conservateur » et parce qu'il se souvient de l'événement précédent17 ».
« progressiste » de notre tradition culturelle, où Le symbole et l'image ont selon Warburg la
les changements en apparence les plus grands sont même fonction que, chez Semon, celle de Yen-
toujours liés, d'une manière ou d'une autre, à l'hé- gramme dans le système nerveux central de l'in-
ritage du passé (ce que prouve aussi la singulière dividu : en eux se cristallisent une charge
continuité du patrimoine sémantique des langues énergétique et une expérience émotive qui sur-
européennes modernes, essentiellement gréco- viennent comme un héritage transmis par la
romano-j udéo-chrétien ). mémoire sociale et qui, pareilles à l'électricité
Dans cette perspective, selon laquelle la culture condensée dans une bouteille de Leyde, devien-
est toujours un processus de Nachlehen, c'est-à- nent effectives au contact de la « volonté sélec-
dire de transmission, réception et polarisation, on tive » d'une époque déterminée. C'est pourquoi
comprend pourquoi Warburg devait fatalement Warburg parle souvent des symboles comme de
concentrer son attention sur le problème des sym- « dynamogrammes » transmis aux artistes dans
boles et de leur vie dans la mémoire sociale. un état de tension maximale, mais non polarisés
Gombrich a mis en évidence l'influence qu'ont quant à leur charge énergétique - active ou pas-
exercée sur lui les théories d'un élève de Hering, sive, négative ou positive - et dont la polarisation,
Richard Semon, dont il avait acheté le livre sur la lors de la rencontre d'une nouvelle époque et de
Mneme en 1908. Selon Semon, « la mémoire n'est ses besoins vitaux, peut causer un renversement
pas une propriété de la conscience, mais la qualité complet de signification18. L'attitude des artistes
qui distingue le vivant de la matière inorganique. face aux images héritées de la tradition n'était donc
Elle est la capacité de réagir à un événement pen- 17. Cf. Gombrich, op. cit., p. 242.
dant un certain temps ; c'est-à-dire une forme de 18. « Les dynamogrammes de l'art antique sont transmis aux artistes
conservation et de transmission de l'énergie, incon- qui imitent, rappellent ou répondent dans un état de tension maxi-
nue du monde physique. Chaque événement agis- male, sans qu'ils aient encore polarisé leur charge active ou passive;
seul le contact avec la nouvelle époque produit la polarisation. Elle
sant sur la matière vivante y laisse une trace, que peut amener à un renversement radical (inversion) de la significa-
Semon appelle engramme. L'énergie potentielle tion qu'ils avaient pour l'Antiquité classique. [...] L'essence des

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Giorgio Agamben Aby Warburg et la science sans nom

pas pensable, pour lui, en termes de choix esthé- Le symbole appartenait donc, selon lui, à une
tique, ni de réception neutre : il s'agissait plutôt sphère intermédiaire entre la conscience et la réac-
d'une confrontation, mortelle ou vitale selon les tion primitive, et portait en soi la possibilité d'une
cas, avec les terribles énergies que contenaient ces régression comme celle d'une connaissance plus
images, et qui avaient en soi la possibilité de faire élevée ; il est un Zwischenraum, un « intervalle »,
régresser l'homme dans une sujétion stérile ou une espèce de no man's land au centre de l'hu-
d'orienter son chemin vers le salut et la connais- main, et de même que la création et la jouissance
sance. Cela était vrai selon lui non seulement pour de l'art requièrent la fusion de deux attitudes psy-
les artistes qui, comme Durer, avaient humanisé chiques qui d'habitude s'excluent mutuellement
la crainte superstitieuse de Saturne en la polari- (« un abandon de soi passionné et une froide et
sant dans l'emblème de la contemplation intellec-
tuelle19, mais aussi pour l'historien et le savant. voir et transmettre les ondes. Mais il y a une différence importante
Warburg les concevait comme des sismographes entre eux : Burckhardt recevait les ondes qui venaient du passé, il
en sentait l'inquiétant ébranlement et chercha à renforcer les fon-
hypersensibles qui répondent au tremblement de dations de son propre sismographe. [...] Il sentit clairement le dan-
lointaines agitations, ou comme des « nécromants » ger de sa profession et le risque de succomber, mais il ne se rendit
qui, en pleine conscience, évoquent les spectres qui pas au romantisme. [...] Burckhardt était un nécromancien pleine-
les menacent20. ment conscient ; il évoqua les spectres qui le menaçaient sereine-
ment, mais il les vainquit en se construisant une tour d'observation.
engrammes thiasotiques sont comme les charges équilibrées dans Il fut voyant comme Lyncée : il siège dans sa tour et parle [...] il était
une bouteille de Leyde avant leur contact avec la volonté sélective et il est encore un éclaireur, mais ne voulut être rien d'autre qu'un
de l'époque. » Cf. Gombrich, op. cit., p. 248-249. simple maître. [...] Quel genre de voyant est Nietzsche ? Il est du
19. L'interprétation warburguienne de la Melencolia de Durer comme même type que le Nabi, l'ancien prophète qui courait dans la rue,
« planche du réconfort humaniste contre la crainte de Saturne », déchirait ses vestes, menaçait et entraînait quelquefois le peuple avec
qui transforme l'image du démon planétaire, a largement déterminé lui. Son geste dérive de celui du porteur de thyrse qui oblige tout le
les conclusions de l'étude de Panofsky-Saxl : Dtirers Melencolia I, monde à le suivre. D'où les observations sur la danse. Dans les
Eine quellen- und typengeschichtliche Untersuchung, Leipzig, 1923. figures de Nietzsche et Burckhardt, deux anciens modèles de pro-
20. Les pages dans lesquelles Warburg développe cette vision à pro- phètes se confrontent au lieu de rencontre des traditions latine et
pos des figures de Burckhardt et de Nietzsche sont parmi les plus allemande. La question est de savoir lequel des deux supporte mieux
belles qu'il ait jamais écrites : « Nous devons apprendre à voir le poids de sa vocation. L'un cherche à la transformer en un appel.
Burckhardt et Nietzsche comme des capteurs d'ondes mnémoniques, L'absence de réponse porte toujours atteinte à ses fondations : après
et comprendre qu'ils prirent conscience du monde de deux façons tout il était un maître. Deux fils de pasteur réagissent de deux façons
fondamentalement différentes. [...] Tous deux sont des sismographes opposées au sentiment de la présence divine dans le monde. » Cf.
très sensibles, dont les fondations tremblent lorsqu'ils doivent rece- Gombrich, op. cit., p. 254-257.

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Giorgio Agamben Aby Warburg et la science sans nom

distante sérénité dans la contemplation ordonna- C'est seulement dans cette perspective qu'il est
trice »), la « science sans nom » recherchée par possible de saisir le sens et l'importance du projet
Warburg est, comme le dit une note de 1929, « une auquel Warburg consacra ses dernières années et
iconologie de l'intervalle », ou une psychologie du auquel il avait donné le nom pris comme devise
« mouvement pendulaire entre la position des de sa bibliothèque (et qu'on peut lire aujourd'hui
causes comme images et leur position comme encore à l'entrée de la bibliothèque de l'Institut
signes21 ». Ce statut « intermédiaire » du symbole Warburg) : Mnemosyne. Gertrud Bing décrit ce
(et sa capacité, si on le maîtrise, de « guérir » et projet comme « un atlas figuratif illustrant l'his-
orienter l'esprit humain) est clairement affirmé toire de l'expression visuelle dans la région médi-
dans une note de l'époque où, préparant la confé- terranéenne 23 ». Warburg fut probablement
rence de Kreuzlingen, il était en train de démon- conduit à choisir cet étrange modèle par sa diffi-
trer, à soi-même et aux autres, sa guérison : culté personnelle à écrire, mais surtout par le désir
de trouver une forme qui, dépassant les schémas
L'humanité entière est éternellement schizo- et les modes traditionnels de la critique et de l'his-
phrénique. Cependant, d'un point de vue ontogé- toire de l'art, aurait été finalement adéquate à la
nétique, il est possible, peut-être, de décrire un « science sans nom » qu'il avait en tête.
type de réaction aux images de la mémoire, comme Du projet Mnemosyne, resté inachevé à la mort
primitif et antérieur, bien que continuant toujours de Warburg en octobre 1929, restent une qua-
à vivre en marge. A un stade plus tardif, la mémoire rantaine d'écrans de toile noire où sont fixées
ne provoque plus un mouvement réflexe immé- presque un millier de photographies ; il est pos-
diat et pratique, qu 'il soit de nature combative ou sible d'y reconnaître ses thèmes iconographiques
religieuse, mais les images de la mémoire sont alors préférés, mais leur matériau s'y élargit jusqu'à
consciemment stockées en images et en signes. inclure l'affiche publicitaire d'une compagnie de
Entre ces deux stades vient prendre place un type navigation, la photographie d'une joueuse de golf
de rapport aux impressions qu 'on peut définir d'archétype chez Jung. Le nom de Jung n'apparaît cependant jamais
comme la force symbolique de la pensée11. dans les notes de Warburg. Il ne faut pas oublier, du reste, que les
images sont pour Warburg des réalités historiques, insérées dans
21. Gombrich, op. cit., p. 253. un processus de transmission de la culture, et non pas des entités
22. Gombrich, op. cit., p. 223. La conception warburguienne des anhistoriques.
symboles et de leur vie dans la mémoire sociale peut rappeler l'idée 23. Dans l'introduction à Aby Warburg, La rinascita, op. cit., p. XVII.

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Giorgio Agamben Aby Warburg et la science sans nom

et celle du pape et de Mussolini signant le concor- et le « bon Européen » (comme il aimait dire en
dat. Mais Mnemosyne est quelque chose de plus utilisant les mots de Nietzsche) aurait pu, simple-
qu'une orchestration, plus ou moins structurée, ment en le regardant, prendre conscience de la
des mobiles qui avaient guidé la recherche de nature problématique de sa propre tradition cul-
Warburg durant des années. Il la définit une fois, turelle, et réussir peut-être, ainsi, à soigner d'une
de façon assez énigmatique, comme « une histoire manière ou d'une autre sa schizophrénie et à « s'au-
des fantasmes pour des personnes vraiment toéduquer ».
adultes ». Si l'on considère la fonction qu'il assi- Mnemosyne, comme d'autres œuvres de
gnait à l'image comme organe de la mémoire Warburg, y compris sa bibliothèque, pourrait cer-
sociale et engramme des tensions spirituelles d'une tainement apparaître comme un système mné-
culture, on comprend ce qu'il voulait dire par là : motechnique à usage privé, dans lequel le savant
son « atlas » était une sorte de gigantesque conden- et psychotique Aby Warburg projeta et chercha
sateur recueillant tous les courants énergétiques à résoudre ses conflits psychiques personnels. C'est
qui avaient animé et animaient encore la mémoire sans doute vrai, mais il n'empêche que c'est le
de l'Europe en prenant corps dans ses « fan- signe de la grandeur d'un individu dont les idio-
tasmes ». Le nom de Mnemosyne trouve ici sa rai- syncrasies, mais aussi les remèdes trouvés pour
son profonde. L'atlas qui porte ce titre rappelle de les maîtriser, correspondaient aux besoins secrets
fait le théâtre mnémotechnique, construit au XVIe de l'esprit du temps.
siècle par Giulio Camillo, qui étonna ses contem-
porains comme une chose merveilleuse, nouvelle
et inouïe24. L'auteur avait essayé d'y renfermer « Les disciplines philologiques et historiques ont
la nature de chacune des choses qui peuvent être désormais érigé en donnée méthodologique essen-
exprimées par la parole », de telle sorte que celui tielle le cercle dans lequel est nécessairement pris
qui pénétrait dans l'admirable édifice aurait immé- leur procès cognitif. Ce cercle, dont la découverte
diatement pu en maîtriser la science. De même, la comme fondement de toute herméneutique
Mnemosyne de Warburg est un atlas mnémo- remonte à Schleiermacher, et à son intuition qu'en
technique - initiatique de la culture occidentale, philologie « le détail ne peut être compris qu'à tra-
24. Sur Giulio Camillo et son théâtre, voir Frances Yates, L'Art de la
vers l'ensemble et que l'explication d'un détail
mémoire, traduction française de D. Arasse, Gallimard, 1975, chap. VI. présuppose toujours la compréhension de l'en-
26 27
Giorgio Agamben Aby Warburg et la science sans nom

semble25 », n'est pourtant en rien un cercle vicieux; val astrologique de la Renaissance.


il est au contraire le fondement même de la rigueur Dans sa thèse sur Le Printemps et La Naissance
et de la rationalité des sciences humaines. de Vénus de Botticelli, l'apparition de la figure fémi-
L'essentiel, pour une science qui veut rester fidèle nine en mouvement, aux vêtements flottants,
à ses propres lois, n'est donc pas de sortir de empruntée aux sarcophages classiques, et que
ce « cercle de la compréhension », ce qui serait Warburg nomme « nymphe » sur la foi de certaines
impossible, mais de « rester dedans de la bonne sources littéraires, discernant là un nouveau modèle
manière26 ». Grâce à la connaissance acquise à iconographique, sert à éclairer le sujet des pein-
chaque passage, l'aller-retour du détail au tout ne tures et, en même temps, à montrer « comment
fait jamais revenir au même point ; à chaque tour, Botticelli s'était confronté aux idées que son époque
il élargit nécessairement son rayon et découvre une avait des Anciens27 ». Mais découvrir que les artistes
perspective plus haute où s'ouvre un nouveau du Quattrocento s'appuyaient sur un Pathosformel
cercle : la courbe qui le représente n'est pas, comme classique chaque fois qu'il s'agissait de représenter
on l'a souvent dit, une circonférence, mais une spi- un mouvement extérieur intensifié, c'est dévoiler
rale qui élargit ses volutes de façon continue. aussi le pôle dionysiaque de l'art classique, que,
La science qui recommandait de chercher le sur les traces de Nietzsche, mais pour la première
« bon dieu » dans les détails est celle qui illustre fois peut-être dans l'histoire de l'art encore domi-
le mieux la fécondité du maintien dans son propre née par le modèle de Winckelmann, Warburg sai-
cercle herméneutique. On peut ainsi suivre ce mou- sit définitivement. Dans un cercle encore plus vaste,
vement d'élargissement progressif de l'horizon l'apparition de la « nymphe » devient ainsi le signe
dans les deux thèmes centraux de la recherche de d'un profond conflit spirituel, dans la culture de la
Warburg : celui de la « nymphe » et celui du revi- Renaissance, qui devait concilier avec audace la
découverte des Pathosformeln classiques avec leur
25. Sur le cercle herméneutique, voir les très belles observations de
L. Spitzer, dans Linguistics and Literary History, Princeton, 1948, charge orgiaque et avec le christianisme, dans un
traduction italienne dans Critica stilistica e semantica storica, Bari, équilibre chargé de tensions qu'illustrent parfaite-
1966, p. 93-95. ment des personnalités telles que le marchand flo-
26. Observation de Heidegger, qui a fondé philosophiquement le cercle
herméneutique dans Sein und Zeit, Tùbingen, 1927 (L'Etre et le temps, 27. A. Warburg, Sandro Botticelli « Geburt des Venus » und
traduction française de Rudolph Boehm et Alphonse de Waelhens, « Frùhling», Hambourg et Leipzig 1893 ; traduction dans Warburg,
Paris, Gallimard, 1964, p. 187-190). La Rinascita, op. cit., p. 58.

28 29
Giorgio Agamben Aby Warburg et la science sans nom

rentin Francesco Sassetti, analysées par Warburg culture humaniste à partir du xrve siècle, et, donc,
dans un célèbre essai. Et, dans le cercle suprême de de l'ambiguïté de la culture de la Renaissance, que
la spirale herméneutique, la « nymphe », mise en Warburg fut le premier à percevoir à une époque
rapport avec la figure gisante grise que les artistes où la Renaissance était encore considérée comme
de la Renaissance avaient empruntée aux repré- l'âge des Lumières par opposition à la sombre
sentations grecques d'un dieu fluvial, devient la période du Moyen Age. Dans l'extrême volute de
marque d'une polarité pérenne de la culture occi- la spirale, l'apparition des images des décans et la
dentale, scindée par une schizophrénie tragique, nouvelle vie de l'Antiquité démoniaque au tout
fixée par Warburg dans une des notes les plus denses début de l'âge moderne deviennent le symptôme
de son journal : du conflit dans lequel s'enracine notre civilisation,
et de son impossibilité à maîtriser sa propre ten-
// me semble parfois qu 'en historien de la psy- sion bipolaire. Warburg dit, dans la présentation
ché, j'ai essayé de faire le diagnostic de la schizo- d'une exposition d'images astrologiques au Congrès
phrénie de la civilisation occidentale à travers son de l'Orientalisme en 1926, que ces images mon-
reflet autobiographique : la nymphe extatique traient « au-delà de toute contestation que la cul-
(maniaque) d'un côté et le mélancolique dieu flu- ture européenne est le résultat de tendances
vial (dépressif) de Vautré2*... conflictuelles, un procès dans lequel, en ce qui
concerne ces tentatives astrologiques d'orientation,
On peut suivre encore un pareil élargissement nous ne devons chercher ni des amis ni des enne-
progressif de la spirale herméneutique à travers le mis, mais à la rigueur des symptômes d'un mou-
thème des images astrologiques. Le cercle plus étroit, vement d'oscillation pendulaire entre deux pôles
proprement iconographique, coïncide avec l'iden- distants, celui de la pratique magico-religieuse et
tification du sujet des fresques du palais Schifanoia celui de la contemplation mathématique29 ».
à Ferrare, dans lesquelles Warburg reconnut, comme 29. Orientalisierende Astrologie, Zeitschrift der Deutschen
nous l'avons rappelé, les figures des décans de Morgenlàndischen Gesellschaft, N.F. 6, Leipzig, 1927. Puisqu'il
Vlntroductorium maius d'Abu Ma'shar. Sur le plan faut toujours et à nouveau préserver la raison des rationalistes, il
de l'histoire de la culture, cette découverte devient est bon de préciser que les catégories qu'utilise Warburg pour son
diagnostic sont infiniment plus subtiles que l'opposition courante
ainsi celle de la renaissance de l'astrologie dans la entre rationalisme et irrationalisme. Le conflit est, en effet, inter-
28. Gombrich, op. cit., p. 303. prété par lui en termes de polarité et non de dichotomie. La redé-

30 31
Giorgio Agamben Aby Warburg et la science sans nom

Le cercle herméneutique de Warburg peut être de l'intervalle ») ne semble l'avoir complètement


ainsi représenté comme une spirale qui se déroule satisfait. La tentative la plus importante qui ait été
sur trois niveaux principaux : le premier est celui faite après Warburg pour nommer cette science
de l'iconographie et de l'histoire de l'art ; le est certainement celle que Panofsky a mise au point
deuxième est celui de l'histoire de la culture ; le dans le cadre de ses recherches, nommant « ico-
troisième, le plus vaste, est précisément celui de la nologie » (par opposition à iconographie) l'ap-
« science sans nom », qui vise à un diagnostic de proche de l'image la plus profonde possible. La
l'homme occidental à travers ses fantasmes, à la diffusion de ce terme (qui avait déjà été utilisé par
configuration de laquelle Warburg a consacré toute Warburg, comme on l'a vu) fut telle qu'on l'uti-
sa vie. Le cercle dans lequel se dévoilait le bon dieu lise aujourd'hui pour faire allusion non seulement
caché dans les détails n'était pas un cercle vicieux, aux travaux de Panofsky mais à tout travail qui
ni non plus, au sens nietzschéen, un circulus vitio- se place dans le sillage de Warburg. Cependant il
sus deus. suffit d'une analyse sommaire pour montrer com-
bien les buts que Panofsky assigne à l'iconologie
sont éloignés de ceux que Warburg avait à l'esprit
Si l'on veut maintenant se demander, suivant pour sa science de « l'intervalle ». Panofsky, comme
notre projet initial, si la « science innommée » dont on sait, distingue trois moments dans l'interpré-
nous avons cherché à éclaircir les traits fonda- tation de l'œuvre, qui correspondent, pour ainsi
mentaux dans la pensée de Warburg peut recevoir dire, à trois couches de signification. A la première,
un nom, on doit tout de suite observer qu'aucun celle du « sujet naturel ou primaire », correspond
des termes qu'il a utilisés au cours des ans (« his- la description préiconographique ; à la deuxième,
toire de la culture », « psychologie de l'expression celle du « sujet secondaire ou conventionnel »,
humaine », « histoire de la psyché », « iconologie constituant « le monde des images, des histoires
et des allégories », correspond l'analyse icono-
couverte de la notion de polarité, qui vient de Goethe, utilisée en graphique. La troisième couche, la plus profonde,
vue d'une compréhension globale de notre culture, est parmi les est celle de la « signification intrinsèque ou contenu,
héritages les plus féconds laissés par Warburg à la science de la cul- constituant le monde des valeurs symboliques ».
ture. Il est d'une extrême importance du fait que l'opposition du
rationalisme et de l'irrationalisme a souvent faussé l'interprétation
« La découverte et l'interprétation de ces valeurs
de la tradition culturelle de l'Occident. symboliques sont l'objet de ce qu'on pourrait appe-

32 33
Giorgio Agamben Aby Warburg et la science sans nom

1er iconologie, par opposition à iconographie30. » Quant à Warburg, il n'aurait jamais pu consi-
Mais si l'on cherche à préciser ce que sont pour dérer l'essence de la personnalité de l'artiste comme
Panofsky ces « valeurs symboliques », on voit qu'il le contenu le plus profond d'une image. Les sym-
les considère tantôt comme des « documents du boles, à comprendre comme une sphère intermé-
sens unitaire de la conception du monde », tantôt diaire entre la conscience et l'identification
comme des « symptômes » d'une personnalité artis- primitive, lui paraissaient signifiants non pas tant
tique. Dans l'essai sur Le Mouvement néoplato- (ou du moins pas seulement) pour la reconstruc-
nicien et Michel-Ange, il semble définir les symboles tion d'une personnalité ou d'une vision du monde,
artistiques comme des « symptômes de l'essence que parce qu'ils n'étaient à proprement parler ni
intime de la personnalité de Michel-Ange31 ». La conscients ni inconscients : ils offraient ainsi l'es-
notion de symbole, que Warburg empruntait aux pace idéal pour une approche unitaire de la cul-
peintres d'emblèmes de la Renaissance et à la psy- ture capable de dépasser l'opposition entre histoire,
chologie religieuse, risque ainsi d'être réduite au ou étude des « expressions conscientes », et anthro-
domaine de l'esthétique traditionnelle, qui consi-
dérait essentiellement l'œuvre d'art comme expres- Warburg et assurèrent après sa mort la continuité de l'Institut, tels
que F. Saxl, G. Bing et E. Wind (en ce qui concerne l'actuel directeur,
sion de la personnalité créatrice de l'artiste. E. Gombrich, il entra à l'Institut après la mort de Warburg) n'ont
L'absence d'une perspective théorique plus vaste jamais prétendu être les successeurs de Warburg dans sa recherche
où placer les « valeurs symboliques » rend vrai- d'une science sans nom, au-delà des frontières de l'histoire de l'art.
ment difficile l'élargissement du cercle herméneu- Chacun d'entre eux a approfondi, souvent avec génie, l'héritage laissé
par Warburg à la frontière de l'histoire de l'art, mais sans jamais don-
tique au-delà de l'histoire de l'art et de l'esthétique ner lieu à un dépassement thématique de cette frontière, dans une
(ce qui ne signifie pas que Panofsky n'y ait pas approche globale des faits généraux de la culture. Cela correspon-
souvent brillamment réussi)32. dait probablement aussi à une objective nécessité vitale pour l'orga-
nisation de l'Institut, dont l'activité a de toute façon marqué un
30. E. Panofsky, L'Œuvre d'art et ses significations, Paris, Gallimard, incomparable renouvellement des études de l'histoire de l'art. Il n'en
1969, traduction française de Bernard et Marthe Teyssèdre. Ce texte demeure pas moins qu'en ce qui concerne la « science sans nom », le
a été placé au début de l'édition française des Essais d'iconologie, Nachleben de Warburg attend encore la rencontre polarisante avec
dans une version légèrement différente de celle citée par Agamben. la volonté sélective de l'époque. A propos de la personnalité des cher-
(N. d. E.) cheurs liés à l'Institut Warburg, voir C. Ginzburg, Da A. Warburg a
31. E. Panofsky, Essais d'iconologie, Paris, Gallimard, 1967 ; tra- E. H. Gombrich, « Studi Medievali », vol. VU, n. 2 , 1 9 6 6 ; traduc-
duction française de Claude Herbette et Bernard Teyssèdre tion française de Christian Paolini dans « De A. Warburg à E. H.
32. Ni Panofsky, ni d'autres chercheurs qui plus que lui côtoyèrent Gombrich », Mythes, Emblèmes, Traces, Paris, Flammarion, 1989.

34 35
Giorgio Agamben Aby Warburg et la science sans nom

pologie, ou étude des « conditions inconscientes » la connaissance libératrice d'un « diagnostic de


où, plus de vingt ans plus tard, Lévi-Strauss vit le l'humain », pouvant le guérir de sa schizophrénie
noyau central des rapports entre ces deux disci- tragique.
plines33. A cette science qui, après presque un siècle
Le mot anthropologie aurait pu apparaître plus d'études anthropologiques, n'en est malheureuse-
souvent tout au long de cette étude. Sans doute, ment qu'à son début, Warburg, « à sa manière éru-
le point de vue d'où Warburg considérait les phé- dite, un peu compliquée 35 », a apporté des
nomènes humains coïncide singulièrement avec contributions non négligeables, qui nous permet-
celui des sciences anthropologiques. La façon la tent d'inscrire son nom à côté de ceux de Mauss,
moins infidèle de caractériser sa « science sans Sapir, Spitzer, Kerenyi, Usener, Dumézil, Benveniste
nom » serait peut-être de l'insérer dans le projet et quelques autres, peu nombreux toutefois. Il est
d'une future « anthropologie de la culture occi- probable qu'une telle science devra rester sans nom
dentale », dans laquelle la philologie, l'ethnolo- jusqu'au jour où son action aura pénétré si pro-
gie, l'histoire et la biologie convergeront vers une fondément dans notre culture qu'elle aura fait sau-
« iconologie de l'intervalle » : le Zwiscbenraum, ter les fausses divisions et les fausses hiérarchies
où travaille sans cesse le tourment symbolique de qui maintiennent séparées non seulement les dis-
la mémoire sociale. L'urgence d'une telle science, ciplines humaines entre elles, mais aussi les œuvres
pour une époque qui doit se décider, un jour ou d'art et les studia humaniora, la création littéraire
l'autre, à prendre acte de ce que Valéry constatait et la science.
déjà il y a trente ans, en écrivant « l'âge du monde Cette fracture qui sépare, dans notre culture,
fini commence34 », cette urgence n'a donc pas la poésie et la philosophie, l'art et la science, la
besoin d'être soulignée. Seule cette science pour- parole qui « chante » et celle qui « récite », n'est
rait en effet permettre à l'homme occidental, sorti qu'un aspect de cette schizophrénie de la civilisa-
des limites de son ethnocentrisme, de se munir de tion occidentale que Warburg avait reconnue dans
la polarité de la nymphe extatique et du mélan-
33. C. Lévi-Strauss, « Histoire et ethnologie », Revue de métaphy- colique dieu fluvial. On sera vraiment fidèle aux
sique et de morale, n° 3-4, 1949. Repris dans Lévi-Strauss,
Anthropologie structurale, Paris, Pion, 1958, p. 24-25. 35. « Der Eintritt des antikisierenden Idealstils in die Malerei der
34. L'affirmation de P. Valéry (dans Regards sur le monde actuel, Friih Renaissance », Kunstchronik, vol. XXV, 8 mai 1914; traduc-
Paris, Gallimard, 1945) va bien au-delà du simple sens géographique. tion dans A. Warburg, La Rinascita, op. cit., p. 307.

36 37
Giorgio Agamben Aby Warburg et la science sans nom

enseignements de Warburg en sachant voir dans Apostille. 1983.


le geste dansant de la nymphe le regard contem-
platif du dieu, et en comprenant enfin que la parole
qui chante, récite, de même que chante celle qui Cet essai a été écrit en 1975, après une année
récite. La science qui aura recueilli alors dans son de fervent travail dans la bibliothèque de l'Institut
geste la connaissance libératrice de l'humain méri- Warburg. Il a été conçu comme le premier d'une
tera vraiment d'être appelée de son nom grec série de portraits consacrés à des personnalités
Mnemosyne* exemplaires, dont chacun devait représenter une
science humaine. Seuls ont été rédigés l'essai sur
Warburg et un autre consacré à Benveniste et à la
linguistique, même si ce dernier n'a jamais été
achevé.
Sept ans plus tard, le projet d'une science géné-
rale de l'humain, tel que formulé dans cette étude,
apparaît à l'auteur non pas dépassé, mais certai-
nement plus à poursuivre dans les mêmes termes.
Du reste, dès la fin des années soixante-dix, l'an-
thropologie et les sciences humaines sont entrées
dans une phase de désenchantement qui a rendu
un tel projet probablement obsolète. (Qu'il ait été
reproposé un peu partout et de plusieurs manières
comme un idéal générique toutes ces dernières
années témoigne seulement de la légèreté avec
laquelle, dans le domaine académique, on a l'ha-
bitude de résoudre les questions historiques et poli-
tiques implicites dans les problèmes de la
connaissance.)
L'itinéraire de la linguistique qui avait épuisé
le grand projet du XIXe siècle d'une grammaire
38 39
Giorgio Agamben Aby Warburg et la science sans nom

comparée, dès la génération de Benveniste, peut ce qui ne cesse pas d'être actuel est le geste déci-
dans cette perspective servir d'exemple. Si d'un sif par lequel il soustrait la considération de l'œuvre
côté, avec le Vocabulaire des institutions indo- d'art (et, au-delà, de l'image) à l'examen de la
européennes, la grammaire comparée avait atteint conscience de l'artiste, comme à celui des struc-
un sommet, sur lequel semblent glisser aussi les tures inconscientes. Tandis qu'en effet, la phono-
catégories épistémologiques des disciplines histo- logie (et, sur ses traces, l'anthropologie
riques, de l'autre, avec la théorie de renonciation, lévi-straussienne) avait évolué, avec profit sans
la science du langage investissait le terrain tradi- doute, vers l'étude des structures inconscientes,
tionnel de la philosophie. Dans les deux cas, cela la théorie de renonciation de Benveniste, en cou-
coïncidait avec le heurt de la science (ici la lin- vrant le champ du sujet et le problème du passage
guistique, cette « discipline phare » des sciences de la langue à la parole, ouvrait à la recherche lin-
humaines) sur des bornes dont l'exacte identifi- guistique un milieu qui n'était pas proprement
cation semblait délimiter concrètement le champ définissable à travers l'opposition conscient/incons-
où aurait pu se développer une science générale cient. En même temps, la recherche comparative
de l'humain, soustraite à l'indétermination de l'in- culminant dans le Vocabulaire offrait des résul-
terdisciplinarité. Cela ne s'est pas passé et ce n'est tats qu'il n'était pas possible de bien apprécier à
pas ici le lieu de chercher à découvrir pourquoi. travers l'opposition diachronie/synchronie, his-
On a assisté, au contraire, à deux phénomènes : toire/structure. Chez Warburg, ce qui pouvait
un repli académique sur des positions de la sémio- apparaître par excellence comme une structure
tique, à l'arrière-garde (très en deçà des perspec- archétypique inconsciente - l'image - se montrait
tives indiquées par Benveniste et même Saussure) au contraire comme un élément radicalement his-
et, à l'avant-garde, au grand tournant vers la lin- torique, le lieu même de l'opération cognitive
guistique formalisée du style de Chomsky, dont humaine dans son rapport vital avec le passé. Ce
l'aventure très féconde est encore en cours, mais qui émergeait à la lumière n'était en revanche ni
dont l'horizon épistémologique ne permet pas d'en- une diachronie ni une synchronie, mais le point
visager un projet de ce genre dans les mêmes de fracture même de cette opposition, où le sujet
termes. humain se produisait.
Pour en revenir à Warburg, appelé à représen- Le problème qui dans cette perspective se pré-
ter l'histoire de l'art, parfois aussi par antiphrase, sente comme immédiatement préliminaire à tout
40 41
Giorgio Agamben Aby Warburg et la science sans nom

développement de la pensée de Warburg est celui quelque chose comme la pure matière historique,
- pleinement philosophique - du statut de l'image tout à fait identique à celle que la phonologie indo-
et en particulier du rapport entre image et parole, européenne avait offerte à la maladie plus secrète
entre imagination et raison, qui déjà chez Kant de Saussure ?
avait produit l'aporie de l'imagination transcen- Il est superflu de rappeler que ni l'iconologie
dantale. Car l'image est précisément (et ceci pour- ni la psychologie de l'art n'ont jamais rendu jus-
rait bien être le fruit suprême de l'enseignement tice à ces exigences. A la limite, comme l'a sug-
de Warburg) le lieu où le sujet se dépouille de la géré W. Kemp, c'est dans une recherche hétérodoxe
mythique consistance psychosomatique que lui comme celle de Benjamin sur l'image dialectique
avait conférée, face à un objet tout aussi mythique, qu'on pourrait reconnaître une issue féconde de
une théorie de la connaissance qui était en vérité l'héritage de Warburg. Il nous semble désormais
une métaphysique déguisée, pour retrouver sa impossible de retarder la publication des écrits
pureté originaire et - au sens étymologique - spé- inédits de Warburg conservés auprès de l'institut
culative. A ce niveau, la « nymphe » de Warburg londonien.
n'est ni un objet extérieur ni un être intrapsychique,
mais la figure la plus limpide du sujet historique
même. De la même façon l'atlas Mnemosyne (qui
semble à ses successeurs trop banal et, en même
temps, bourré d'idiotismes bizarres) n'est pas pour
la conscience du savant un répertoire iconogra-
phique, mais quelque chose comme un miroir de
Narcisse ; et celui qui n'en prend pas conscience
le considère comme tout à fait inutile ou, à la
rigueur, comme la question privée embarrassante
du maître, Warburg, relevant de sa maladie men-
tale sur laquelle on a tant glosé. Comment ne pas
voir, au contraire, que ce qui attirait Warburg dans
ce jeu, consciemment risqué jusqu'à l'aliénation
mentale, était justement la possibilité d'attraper

42 43
Image et mémoire

L'origine et l'oubli
Parole du Mythe
et Parole de la Littérature

Pour Roger Dragonetti

Au début des Immémoriaux, Segalen nous pré-


sente Térii le Récitant - un haèré-po, c'est-à-dire
un aède qui veille sur le patrimoine oral des tra-
ditions de son peuple - alors qu'il marche dans la
nuit en répétant « les beaux parlers originels ». Il
tient dans ses mains un faisceau de cordelettes tres-
sées, dont il égrène les nœuds entre ses doigts, tout
en parlant. « Cette tresse, écrit Segalen, on la nom-
mait Origine-du-Verbe, car elle semblait faire naître
les paroles 1 . » Soudain - dans un épisode dont
l'importance a déjà été signalée2 - les paroles ori-
ginelles manquent à l'aède : « Or, comme il ache-
vait avec grand soin sa tâche pour la nuit... voici
que tout à coup le récitant se prit à balbutier3. »
Peu après, tandis qu'il erre dans la nuit chargée de
présages inquiétants, Térii entend Paofaï, le chef
des récitants, évoquer, dans ses incantations, l'écri-
ture des Occidentaux : « Ils ont des sortilèges enfer-
1. Victor Segalen, Les Immémoriaux, Pion, Paris, 1956, p. 6.
2. Gérard Macé, «L'arbre analogique», dans Granit, n° 3/4.
3. Les Immémoriaux, op. cit., p. 7.

45
Giorgio Agamben L'origine et l'oubli

mes dans des signes. Ils ont peint ces petits signes Les étrangers blêmes, parfois si ridicules, ont
sur des feuilles. Ils les consultent des yeux et les beaucoup d'ingéniosité : ils tatouent leurs étoffes
répandent avec leurs paroles 4 . » Pourquoi - se blanches de petits signes noirs qui marquent des
demande Térii - ces signes peints, quand on avait noms, des rites, des nombres. Et ils peuvent, long-
la tresse Origine-de-la-parole pour aider le sou- temps ensuite, les rechanter tout à loisir Quand,
venir ? Comme Paofaï, il voit maintenant dans au milieu des chants - qui sont peut-être récits ori-
ceux qui détiennent l'écriture la cause de tous les ginels - leur mémoire hésite, ils baissent les yeux,
maux qui se sont abattus sur son pays. « Térii consultent les signes, et poursuivent sans erreur.
savait, maintenant, d'où tombaient les coups, et Ainsi leurs étoffes peintes valent mieux que les
contre qui l'on pouvait batailler avec des mieux nouées des tresses aux milliers de nœuds...
charmes5. » Mais leurs signes, peut-être ne sont pas bons à figu-
Ainsi la première scène des Immémoriaux est rer le langage maori ? S'il en existaient d'autres
le récit d'un heurt et d'un combat entre la parole pour sa race6 ?
orale et l'écriture, entre le monde du mythe et celui
de la littérature. Mais celui qui s'apprête à livrer Toute la partie centrale du roman est le récit
bataille à l'écriture avec le charme de ses chants ne de cette quête aventureuse de récriture, des « signes
sait pas encore - bien qu'il serre toujours entre ses parleurs », qui conduit Térii et Paofaï, puis Paofaï
mains l'objet qui en porte le nom - qu'il ne pos- seul, de pays en pays jusqu'à l'île de Pâques, à la
sède plus l'origine du Verbe. Plus tard, en effet, recherche des « bois intelligents », ces tablettes
dans un passage qui est une sorte de récapitulation encroûtées de signes {kohau rongorongo) qui ont
inversée de la première scène, nous voyons Paofaï, longtemps intrigué les ethnographes et les voya-
qui porte maintenant le nom significatif de Paofaï geurs et auxquelles A. Métraux a consacré une
maté, Paofaï les paroles mortes, se surprendre à étude très brillante, en démontrant qu'il ne s'agit
envier l'écriture des Blancs et abandonner au sol pas exactement d'une écriture, mais de signes dont
sa tresse Origine-de-la-parole qu'il avait reçue des les bardes s'aidaient pour la récitation de leurs
mains du prêtre mort et qui demeure désormais chants7.
« aussi muette que lui, aussi morte que lui » :
6. Les Immémoriaux, op. cit., p. 99.
4. Les Immémoriaux, op. cit., p. 12. 7. A. Métraux, « Les tablettes de l'île de Pâques », Arts et Métiers
5. îbid., p. 13. graphiques, n° 64, sept. 1938.

46 47
Giorgio Agamben L'origine et l'oubli

L'un des thèmes essentiels - peut-être le thème Tu as dit exactement le contraire de ce qu 'elles
essentiel - des Immémoriaux, est donc une quête font en réalité. Elles provoqueront l'oubli chez
de l'écriture par deux représentants immémoriaux ceux qui les auront apprises, car ils ne prendront
de la parole originelle. Quête qui est aussi la plus soin de leur mémoire et, faisant confiance à
recherche d'un accès direct du mythe à la littéra- Vécriture, ils se souviendront des choses par des
ture, et qui, en tant que telle, ne peut que finir mal, signes extérieurs et étrangers, et non de l'intérieur9.
puisque son objet, l'écriture maorie, n'existe pas.
Paofaï reviendra en effet les mains vides de son Si l'oubli de la parole originelle et la recherche
voyage à l'île de Pâques (« Non ! dira-t-il à pro- de l'écriture constituent donc le thème central des
pos des bois intelligents, ce n'est pas là autre chose Immémoriaux, nous ne devons pas oublier pour
que les tresses nouées, si faussement nommées autant ce que nous dit Segalen quand à la signifi-
Origine-de-la-parole et bonnes seulement à racon- cation du décor exotique de son roman. Dans ses
ter ce que l'on sait déjà ! et impuissantes à vous Notes sur l'exotisme, qui marquent un moment
enseigner davantage8 ») ; et Térii, devenu Jakoba, important dans la formation de sa pensée, il nous
paiera sa soumission à l'écriture des Blancs par apprend que l'exotisme qu'il envisageait était en
l'oubli total de la parole originelle {Tu as vraiment quelque sorte un exotisme inversé, dans lequel il
oublié, jakoba tané). aurait pu (ce sont ses propres mots) :
Entre le mythe et la littérature, entre la parole
[...] jeter [...] tout l'inverse (si voisin, si adéquat
orale et l'écriture il y a en fait un hiatus, dont l'es-
au recto) de sa propre vision. Et dans l'échelle, par
pace est le domaine de l'oubli. Et Platon n'avait-
il pas déjà averti, dans un passage célèbre du degrés d'artifices, des arts, n'est-ce pas à un cran
Phèdre, que non seulement l'écriture est impuis- plus haut, de dire, non pas tout crûment sa vision,
sante contre l'oubli, mais qu'elle en est elle-même mais par un transfert instantané, constant, l'écho
la cause ? A Theuth qui lui apporte les lettres qu'il de sa présence1® ?
vient juste d'inventer comme « médecine pour la Si ces remarques nous invitent à lire Les
mémoire », le roi Thamus répond : Immémoriaux pour ainsi dire à contresens, pour
9. Phèdre, 275 a.
10. Essai sur l'exotisme. Une esthétique du divers, Fata Morgana,
8. Les Immémoriaux, op. cit., p. 160. Montpellier, 1978, p. 18.

48 49
Giorgio Agamben L'origine et l'oubli

retrouver le recto dont le texte nous présente le sa propre origine, qu'elle ne dispose d'aucune
verso, quel est alors pour Segalen le sens de l'ou- arkhê pour garantir ses fondements. Et, tandis que
bli de Térii et de son impossible quête de l'écri- Térii - dans le verso - cherche dans l'écriture un
ture ? Car il se pourrait bien que ce qui, dans le remède contre l'oubli, dans le recto l'écrivain
verso du mythe, apparaît comme perte de l'ori- Segalen cherche dans l'oubli un remède contre
gine représente au contraire, dans le recto de la l'absence d'origine de la littérature. Ce qui pour
littérature, une remémoration et un recouvrement. Térii, dans le verso du mythe, est perte de l'ori-
Dans une belle étude sur la signification du thème gine, devient donc pour Segalen, dans le recto de
de l'oubli dans le mythe, Lévi-Strauss a montré la littérature, un mode extrême et paradoxal de
que l'oubli, comme catégorie de la pensée communiquer avec elle. Il faut que l'origine soit
mythique, exprime un défaut de communication oubliée, effacée (oublier, oblivisci, appartient,
avec soi-même, qui forme système avec le malen- comme oblinere, au vocabulaire technique de l'écri-
tendu (qui est un défaut de communication avec ture et signifie étymologiquement : raturer), afin
autrui) et l'indiscrétion (qui est un excès de com- que l'origine ainsi abolie puisse être commémo-
munication avec autrui). Chaque fois que nous rée et assumée comme fondement par la littéra-
rencontrons dans un récit mythique ce « défaut de ture en mal d'origines. Mais pourquoi la littérature
communication », nous pouvons constater qu'il souffre-t-elle d'un manque d'origines aussi radi-
sert à fonder des pratiques rituelles et qu'il réaf- cal, au point d'avoir besoin, pour pouvoir s'as-
firme ainsi, par leur biais, cette continuité du vécu surer de sa source, d'une opération aussi extrême ?
que l'oubli était venu briser11. S'agit-il ici seulement d'une obsession personnelle
Nous pourrions alors proposer l'hypothèse sui- de l'écrivain Segalen, ou n'est-ce pas plutôt que
vante : d'une façon analogue, dans le roman de cette obsession est si originellement inscrite dans
Segalen, ce qui est en question dans l'oubli de Térii, le destin de la littérature, qu'elle peut nous faire
c'est le rituel de fondation de la littérature, comme signe vers le statut le plus secret de l'œuvre litté-
si elle cherchait, à travers l'oubli, à renouer avec raire ?
son origine. On pourrait dire aussi que, pour
Segalen, la parole littéraire n'a pas d'emprise sur Pour celui qui dit un conte ou récite un mythe,
11. C. Lévi-Strauss, «Mythe et oubli», dans Langue, discours,
le problème de l'origine de sa propre parole ne se
société, Paris, 1975, p. 294-300. pose pas : le conte préexiste toujours à celui qui
50 51
Giorgio Agamben L'origine et l'oubli

le dit, comme le mythe précède toujours le Si l'origine de sa propre parole ne constitue pas
mythant. Pour employer la terminologie de cette pour l'aède un problème, c'est parce qu'elle lui est
école américaine qui - sur les traces de Milman transmise comme un fait de langue par la tradi-
Parry et de Marcel Jousse - a apporté une contri- tion vivante, dont il n'est lui-même qu'un chaî-
bution si originale à l'étude de la poésie orale, il non. La langue de la littérature au contraire fait
s'agit ici d'une question de performance et non défaut. L'auteur d'une œuvre littéraire se trouve
d'authorship : l'aède est l'exécutant et non l'au- - par rapport à celle-ci - dans la situation para-
teur de son poème. doxale de devoir proférer une parole dont la langue
Tout autre est la situation de l'œuvre littéraire. est absente ou inconnue.
Ici l'écrivain ne reçoit pas sa parole d'un « ailleurs » On n'estimera jamais assez l'importance de ce
qui le précède, mais c'est lui-même qui l'invente fait, qui définit le statut de l'auteur dans tout ce
et la crée : il en est l'auteur, et pas seulement l'exé- qu'il a de problématique et fonde, en même temps,
cutant. l'absence d'origines de la littérature. Il n'en est que
Jakobson et Bogatyrev, dans une étude sur Le plus regrettable que nous n'ayons pas d'étude d'en-
Folklore, forme spécifique de création, ont traduit semble sur ce problème de l'auteur, comme s'op-
cette opposition fondamentale entre œuvre orale posant au performer oral et devant donc - à
et œuvre littéraire dans les termes de l'opposition l'encontre de celui-ci - justifier l'origine de sa propre
linguistique entre langue et parole. « Du point de parole. Il existe des études qui concernent le conteur
vue de celui qui la récite, écrivent-ils, une œuvre oral (comme celle de Jakobson et Bogatyrev que
du folklore représente un fait de langue, qui est nous venons de citer, ou, dans une perspective dif-
impersonnel et vit indépendamment du récitant, férente, celles de Milman Parry et d'Albert Lord
bien qu'il puisse toujours la déformer et y intro- sur les aèdes yougoslaves), mais il n'y a rien ou
duire des éléments nouveaux pour la rendre plus presque sur le statut de son successeur, cet auteur
poétique ou pour la mettre au goût du jour. Au littéraire qui se trouve dans la situation fort incom-
contraire, pour l'auteur d'une œuvre littéraire, mode d'avoir à proférer une parole dont la langue
celle-ci représente un fait de parole ; il ne s'agit est absente. (Nous ne pouvons ici que rendre hom-
pas d'une donnée préexistante qui lui est livrée a
12. L'article, paru originalement dans le Donum natalicium
priori, mais de quelque chose qui doit être créé Schrijnen, Niemegen-Utrecht, 1929, p. 900-913, a été traduit en
par l'individu12.» français et est paru dans Questions de poétique, Paris, Seuil, 1973.

52 53
Giorgio Agamben L'origine et l'oubli

mage aux travaux de Roger Dragonetti sur Platon, de savoir ce qu'il dit, de parler par tekhnê
Mallarmé et sur la poésie médiévale qui ont les et epistêmê au lieu de répéter par inspiration. Toute
premiers dégagé le domaine à partir duquel une la polémique de Platon contre la poésie n'acquiert
telle étude deviendra possible.) son sens propre que dans la perspective de ce mou-
Il s'agit cependant d'un problème dont on avait vement qui brise la chaîne poétique du Ion et
dès l'origine aperçu l'importance. Dans un dia- affirme une connaissance par anamnèse (impli-
logue peu connu, Platon compare la situation du quant donc un oubli et une réminiscence) contre
rhapsode à celle d'un maillon dans une chaîne le « savoir par cœur » et la répétition inspirée de
magnétisée qui se déroule sans interruption de la la tradition orale.
source divine de la parole aux Muses, aux poètes, L'importance de ce problème n'avait pas
aux rhapsodes et, enfin, aux spectateurs : échappé aux poètes, qui étaient directement concer-
nés. Toute la littérature du Moyen Age est ainsi
Comme l'aimant non seulement attire les engagée dans une quête du livre et de l'antériorité
anneaux de fer, mais fait pénétrer en eux sa vertu de la parole qui doit légitimer l'œuvre littéraire. Il
et les rend capables d'en attirer d'autres à leur tour, y a un très grand nombre d'œuvres que Vincipit
de façon à former une très longue chaîne d'an- nous présente comme transcription ou traduction
neaux suspendus l'un à l'autre. [...] Ainsi un poète d'une parole antérieure, qu'il s'agisse (comme dans
est suspendu à une Muse et un autre poète à une Perceval ou le Conte du Graal de Chrétien de
autre... et à ces premiers anneaux, les poètes, Troyes) d'un livre qui a été « baillé » à l'auteur ou
d'autres anneaux à leur tour sont suspendus, qui plutôt (comme dans les Lais de Marie de France)
reçoivent d'eux la divine inspiration. [...] Parce de ces chants mythiques prestigieux que sont les
que non par art (tekhnê) ni par science (epistêmê) lais bretons, dont nous ne savons rien d'autre si
tu dis ce que tu dis d'Homère, mais par sort et ins- ce n'est que Marie de France a conçu son récit
piration13... comme leur commémoration. Le terme même de
roman vient de l'expression « mettre en roman »,
C'est cette chaîne que doit briser celui qui veut c'est-à-dire « traduire en langue vulgaire » et
se rendre maître et auteur de sa propre parole, implique donc l'idée d'une parole qui vient
celui qui décide donc, en suivant le conseil de d'ailleurs ; et l'on sait que cette fiction d'une parole
13. Ion, 533 a-535b. reçue que l'auteur ne fait que transcrire ou tra-
54 55
Giorgio Agamben L'origine et l'oubli

duire fait désormais partie intégrante de la tradi- teur Segalen. Son œuvre en est tellement hantée,
tion romanesque. qu'on peut dire qu'elle est toujours en quête de
Exception remarquable et significative : le grand son lieu propre entre la parole orale du mythe et
chant courtois des troubadours provençaux, ce la lettre. Dans l'étude que nous avons citée,
trobar dus qui se renferme sur lui-même et ne ren- Jakobson et Bogatyrev parlent de ces cas limites,
voie à aucune parole antérieure, et peut donc poser dans le folklore ou dans la littérature, qui consti-
le néant comme sa source : « farai un vers de dreyt tuent comme une zone frontalière, un entre-deux
nien », « je ferai un vers de pur néant », dit le pre- qu'il n'est pas facile d'inscrire dans l'un ou l'autre
mier vers de la chanson la plus énigmatique de champ. Bien qu'elle appartienne incontestable-
Guillaume IX. ment au champ littéraire, l'œuvre de Segalen est
Nous ne pouvons pas ici traiter thématique- toujours en train de le dépasser pour faire signe
ment ce sujet : mais nous voudrions au moins men- non pas vers le mythe, mais vers ce Milieu, cette
tionner le problème fondamental de l'inspiration, autre dimension où pourrait enfin s'abolir la dif-
qui en découle directement. Les Muses, Béatrice, férence entre mythe et littérature, entre langue et
tous ces noms ne désignent-ils pas cette origine parole. Car si nous reprenons et poussons jusqu'au
absente de la parole littéraire qui - une fois accom- bout la définition que Jakobson et Bogatyrev don-
pli le passage de la culture orale à l'écriture - fait nent de l'œuvre folklorique (qui relève de l'ordre
problème pour le poète ? Il arrive même que - au de la langue) et de l'œuvre littéraire (qui relève de
terme d'un itinéraire dont Dante et Mallarmé sont l'ordre de la parole) nous pourrions dire alors que
les points extrêmes - le poète en vienne à devoir le mythe absolu - en admettant qu'une telle chose
affirmer la mort de Béatrice et l'abolition du lieu existe - est une langue sans parole, tandis que la
originel de la parole. Il se peut même qu'il ne puisse littérature absolue - si elle existait - serait une
fonder sa parole que sur cette abolition ; c'est le parole sans langue. Or le jeu d'oubli et de remé-
geste de Mallarmé affirmant : « La destruction fut moration que Segalen instaure entre la parole du
ma Béatrice. » mythe et celle de la littérature vise justement à
rejoindre ce point d'indifférence, où la parole sans
C'est précisément le problème que Yarkhê de langue de la littérature pourrait retrouver la langue
la parole littéraire, de son rapport avec une parole qui lui manque et où la langue sans parole du
originelle, qui va devenir le thème essentiel de l'au- mythe pourrait enfin être proférée dans une parole
56 57
Giorgio Agamben L'origine et l'oubli

pleine. Certes ce jeu est une fiction, mais qui doit Ce renversement inattendu exprime parfaite-
être prise au sérieux et peut jeter une lumière nou- ment le paradoxe qui constitue le problème for-
velle sur la frontière entre la littérature et le mythe. mel de Segalen : comment inscrire dans l'œuvre à
Car il faut peut-être cesser de regarder le mythe et la fois sa contemporanéité, son irrévocable appar-
la littérature comme deux substances clairement tenance au présent et à la parole, et sa provenance
délimitées et dont la communication pose un pro- d'une origine lointaine, qui fait de toute œuvre
blème de transsubstantiation : il faudrait plutôt une « parole soufflée » par le passé de la langue ?
les considérer comme deux catégories différen- C'est dans cette perspective que nous devons consi-
tielles qui n'existent jamais à l'état pur, ou comme dérer l'exotisme de Segalen : c'est bien autre chose
les deux asymptotes que l'hyperbole de la parole que ce que nous avons l'habitude d'entendre par
humaine ne peut toucher que dans une approxi- ce terme : loin d'être un décor ajouté de l'extérieur
mation infinie. à l'œuvre pour lui conférer un semblant de vie, il
Ainsi, dans le premier poème des Odes, Segalen cache le drame essentiel de la parole littéraire
définit la voix de la poésie comme « une voix même. Toute parole littéraire est nécessairement
antique », comme un « vent des Royaumes » qui exotique, car, soufflée par le passé, elle provient
provient « du fond des temps ». Dans le com- d'une origine lointaine, mais, pour cela même,
mentaire, nous lisons que ce « vent » est le « souffle comme les beaux parlers originels qui manquent
du passé », que la voix originelle du poème est aux lèvres de Térii, la parole littéraire est fatale-
donc toujours souffle et haleine du passé, « enva- ment abolie, dans le sens étymologique du mot,
hissant parfois en triomphe le présent », ce pré- c'est-à-dire : venue de loin (aboleo). Voici le sens
sent qui n'est qu'un cadavre (« abominable présent du jeu d'oubli et de remémoration que Segalen
cadavérique »), un instant aboli et crevé par le assigne comme lieu à l'écrivain : comme pour le
débordement du passé (« l'Antiquité déborde et mime, dont Mallarmé nous dit qu'il agit « entre
l'instant crève »). Cependant, la dernière ligne du la perpétration et son souvenir : ici, devançant, là
commentaire dit : « Cette ode au passé ne peut remémorant, au futur, au passé, sous une appa-
donc être ancienne : il faut bien qu'elle date d'au- rence fausse de présent », de même on peut dire
jourd'hui14. » de l'écrivain qu'il « installe, ainsi, un milieu pur,
de fiction ». Car il s'agit de faire régner la parole
14. V. Segalen, Odes, suivi de Thibet, Paris, 1963, p. 18-19. originelle par le biais de son absence, comme il est
58 59
Giorgio Agamben L'origine et l'oubli

dit dans la Stèle qui a pour titre Éloge et pouvoir même, dans le conte de Segalen, la tête coupée
de Vabsence : « Je règne par l'étonnant pouvoir de s'enfuit et roule devant ses ravisseurs ; et son recou-
l'absence » ; c'est-à-dire de la faire régner par ses vrement, la réunion avec l'origine, ne peut se faire
traces ( « Mes deux cent soixante palais s'emplis- que dans l'instant halluciné où la tête se lève mys-
sent seulement de mes traces alternées »). Trace : térieusement en l'air et - dit le narrateur - « devient
ce qui évoque une origine dans l'instant même où virtuelle, retournée sur ma face, front sur front et
est témoignée sa disparition. bouche contre bouche17 ».
Dans cette perspective, l'entreprise de la litté- Ce « bouche à bouche » avec l'origine est le
rature en quête de l'origine n'est pas sans évoquer point final de la quête de Segalen, où la langue
l'aventure des deux voyageurs occidentaux qui - sans parole du mythe et la parole sans langue de
dans le conte La tête -, fascinés par la merveilleuse la littérature célèbrent leurs retrouvailles et leur
tête souriante d'un bouddha, décapitent la statue délivrance réciproque. Et c'est ce moment que -
pour séparer le visage divin du « mauvais tronc en se servant d'une métaphore dynastique - Segalen
qui lui donnerait sa pourriture et sa fange15 ». signifie dans le sceau qu'il avait projeté comme
Cette tête coupée, cette décollation d'un dieu (le devise et comme justification de tirage pour Stèles :
conte dit : « une exécution de Dieu ») ne serait- ce sceau où il est question d'une dynastie « sans
elle pas - ainsi que Roger Dragonetti l'a montré avènement dynastique », rêve d'une continuité qui
dans son analyse du poème en prose de Mallarmé n'est jamais brisée par la succession. Ainsi la parole
Pauvre enfant pâle, dont le titre original était le qui a retrouvé sa langue n'est plus partagée entre
même que celui du conte de Segalen : La Tête16 - présent et passé, mais elle réalise enfin cette « mise
l'image du jeu d'abolition et d'identification que hors la loi du temps du texte littéraire » dont
la littérature engage avec son origine, de cette Segalen nous parle dans un fragment récemment
mimesis qui implique l'abolition de son propre publié18.
modèle ? Car, de même que dans le texte de De ce rêve dynastique, de cette sommation
Mallarmé la tête coupée du jeune chanteur « se extratemporelle de l'origine, le dernier livre de
lève en l'air à mesure que [la] voix monte », de Segalen, Le Fils du ciel (ce « roman ridicule à force
d'être audacieux », dont le héros devait être jus-
15. V. Segalen, Imaginaires, Montemart, Rougerie, 1972, p. 32.
16. R. Dragonetti, « Le démon de l'analogie de Mallarmé » dans 17. V. Segalen, Imaginaires, op. cit., p. 50.
Strumenti critici, Turin, 1974, n° 24. 18. Dans L'immédiate, n° 14, hiver 1977-1978.

60 61
Giorgio Agamben L'origine et l'oubli

tement un personnage immortel ou plutôt sans l'Ode chantée retrace et reproduit et fait renaître
cesse renaissant), nous a laissé une image inquié- les vertus ou les maux ». Cette fois encore, pen-
tante, qui se présente elle aussi sous forme d'une dant que les musiciens jouent les hymnes ances-
sorte d'autodécollation. Nous pensons à la scène traux, « l'Empereur, se recueillant au fond des âges,
du roman où l'Empereur a fait appeler les musi- ne dit rien. Mais tout d'un coup, ramenant ses
ciens pour qu'ils jouent l'hymne destiné à convo- mains autour de son cou, il ouvrit la bouche, res-
quer les Ancêtres. Une fois l'hymne joué, pira, puis tout le visage impérial devenant bleuâtre
l'Empereur demande, selon le rituel qui veut qu'un et violàtre, les yeux renversés, l'Empereur parut
vivant incarne l'Ancêtre évoqué : « Mais où donc vouloir mourir là, à cette place20 ».
est le Tenant Lieu du Mort ? » Qu'il nous soit permis de voir dans cette tête
étranglée, aux yeux renversés, dans cet étouffe-
Mais ici, écrit Segalen, VAncêtre appartenait à ment où présent et passé, trace et origine, parole
la Dynastie éteinte, périmée. Nul au palais ni à la et langue se donnent réciproquement et la vie et
cour ne pouvait réclamer ni accepter ni concevoir la mort, l'un des miroirs les plus saisissants où la
cet emploi. L'Empereur dit : « Moi VEmpereur, littérature occidentale - cette pratique depuis tou-
serai ce Tenant Lieu du Mort... » Les musiciens se jours en quête de son origine - ait fixé à jamais
turent. Alors, sans bouger, VEmpereur retint son son image.
souffle, roula des yeux convulsés, sa face devint
tout d'un coup violàtre. Il haleta plusieurs fois,
sans pouvoir respirer à son aise. Et puis la tête
impériale tomba sur la poitrine19.

La même scène se répète le jour suivant, quand


l'Empereur a de nouveau convoqué les musiciens
pour mettre à l'épreuve sa capacité de reconnaître
« de quel lieu, de quelle ère, de quelle dynastie, de
quelle année, de quelle lunaison, de quel jour enfin

19. V. Segalen, Le Fils du ciel, Flammarion, Paris, 1975, p. 147. 20. Le Fils du ciel, op. cit., p. 149.

62 63
Giorgio Agamben Image et mémoire

Ce texte est la transcription, revue par l'auteur, d'une conférence


prononcée dans le cadre d'un séminaire consacré à Guy Debord, Le cinéma
accompagné d'une rétrospective de ses films, lors de la 6 e Semaine
internationale de vidéo à Saint-Gervais, Genève, en novembre 1995. de Guy Debord
Mon propos est de définir ici certains aspects
de la poétique ou plutôt de la technique compo-
sitionnelle de Guy Debord dans le domaine du
cinéma. Je fais exprès d'éviter la formule « œuvre
cinématographique », car il a lui-même exclu qu'on
puisse s'en servir à son sujet. « A considérer l'his-
toire de ma vie, a-t-il écrit dans In girutn imus
nocte et consumimur igni [1978], « je ne pouvais
pas faire ce que l'on appelle une œuvre cinémato-
graphique. » D'ailleurs je crois non seulement que
le concept d1 œuvre n'est pas utile dans le cas de
Debord, mais je me demande surtout si aujour-
d'hui, chaque fois qu'on veut analyser ce qu'on
appelle une œuvre, qu'elle soit littéraire, cinéma-
tographique ou autre, il ne faudrait pas mettre en
question son statut même. Au lieu d'interroger
l'œuvre en tant que telle, je pense qu'il faut se
demander quelle relation il y a entre ce qu'on pou-
vait faire et ce qui a été fait. Une fois, comme j'étais
tenté (et je le suis encore) de le considérer comme
un philosophe, Debord m'a dit : « Je ne suis pas
un philosophe, je suis un stratège. » Il a vu son
temps comme une guerre incessante où sa vie
entière était engagée dans une stratégie. C'est pour-
64 65
Giorgio Agamben Le cinéma de Guy Debord

quoi je pense qu'il faut se demander quel est le point est que, comme l'a montré Gilles Deleuze,
sens du cinéma dans cette stratégie. Pourquoi le l'image dans le cinéma (et pas seulement dans le
cinéma et non pas, par exemple, la poésie, comme cinéma, mais en général dans les Temps modernes)
cela a été le cas pour Isou, qui avait été si impor- n'est plus quelque chose d'immobile, n'est plus un
tant pour les situationnistes, ou pourquoi pas la archétype, c'est-à-dire quelque chose hors de l'his-
peinture, comme pour un autre de ses amis, Asger toire : c'est une coupe elle-même mobile, une image-
Jorn ? mouvement, chargée en tant que telle d'une tension
Je crois que cela tient au lien étroit qu'il y a dynamique. C'est cette charge dynamique qu'on
entre le cinéma et l'histoire. D'où vient ce lien, et voit très bien dans les photos de Marey et de
de quelle histoire s'agit-il ? Muybridge qui sont à l'origine du cinéma, des
Cela tient à la fonction spécifique de l'image et images chargées de mouvement. C'est une charge
à son caractère éminemment historique. Il me faut de ce genre que Benjamin voyait dans ce qu'il appe-
ici préciser quelques détails importants. L'homme lait une image dialectique, qui était pour lui l'élé-
est le seul être qui s'intéresse aux images en tant ment même de l'expérience historique. L'expérience
que telles. Les animaux s'intéressent beaucoup aux historique se fait par l'image, et les images sont
images, mais dans la mesure où ils en sont dupes. elles-mêmes chargées d'histoire. On pourrait consi-
On peut montrer à un poisson l'image d'une dérer notre rapport à la peinture sous cet aspect :
femelle, et il va éjecter son sperme, ou montrer à ce ne sont pas des images immobiles, mais plutôt
un oiseau l'image d'un autre oiseau pour le pié- des photogrammes chargés de mouvement qui pro-
ger, il en sera dupe. Mais quand l'animal se rend viennent d'un film qui nous manque. Il faudrait
compte qu'il s'agit d'une image, il s'en désintéresse les rendre à ce film (vous aurez reconnu le projet
totalement. Or l'homme est un animal qui s'inté- d'Aby Warburg).
resse aux images une fois qu'il les a reconnues en Mais de quelle histoire s'agit-il ? Il faut préci-
tant que telles. C'est pour cela qu'il s'intéresse à ser là qu'il ne s'agit pas d'une histoire chronolo-
la peinture et va au cinéma. Une définition de gique, mais à proprement parler d'une histoire
l'homme de notre point de vue spécifique pour- messianique. L'histoire messianique se définit avant
rait être que l'homme est l'animal qui va au cinéma. tout par deux caractères. C'est une histoire du
Il s'intéresse aux images une fois qu'il a reconnu Salut, il faut sauver quelque chose. Et c'est une
que ce ne sont pas des êtres véritables. L'autre histoire dernière, c'est une histoire eschatologique,
66 67
Giorgio Agamben Le cinéma de Guy Debord

où quelque chose doit être accompli, jugé, doit se montage. Mais qu'est-ce que le montage, ou plu-
passer ici, mais dans un autre temps, doit donc se tôt, quelles sont les conditions de possibilité du
soustraire à la chronologie, sans sortir dans un montage ? En philosophie, depuis Kant on appelle
ailleurs. C'est la raison pour laquelle l'histoire mes- les conditions de possibilité de quelque chose les
sianique est incalculable. Dans la tradition juive, transcendantaux. Quels sont donc les transcen-
il y a toute une ironie du calcul, les rabbins fai- dantaux du montage ? Il y a deux conditions trans-
saient des calculs très compliqués pour prévoir le cendantales du montage, la répétition et l'arrêt.
jour de l'arrivée du Messie, mais ils ne cessaient Cela, Debord ne l'a pas inventé, mais il l'a fait sor-
de répéter que c'était des calculs interdits, car l'ar- tir à la lumière, il a exhibé ces transcendantaux en
rivée du Messie est incalculable. Mais en même tant que tels. Et Godard fera de même dans ses
temps chaque moment historique est celui de son Histoire (s). On n'a plus besoin de tourner, on ne
arrivée, le Messie est toujours déjà arrivé, il est fera que répéter et arrêter. C'est là une nouvelle
toujours déjà là. Chaque moment, chaque image forme épochale par rapport à l'histoire du cinéma.
est chargée d'histoire, parce qu'elle est la petite Ce phénomène m'a beaucoup frappé à Locarno
porte par laquelle le Messie entre. C'est cette situa- en 1995. La technique compositionnelle n'a pas
tion messianique du cinéma que Debord partage changé, c'est toujours le montage, mais mainte-
avec le Godard des Histoire(s) du cinéma. Malgré nant le montage passe au premier plan, et on le
leur ancienne rivalité - Debord avait dit en 68 de montre en tant que tel. C'est pour cela qu'on peut
Godard qu'il était le plus con des Suisses prochi- considérer que le cinéma entre dans une zone d'in-
nois -, Godard a retrouvé le même paradigme que différence où tous les genres tendent à coïncider,
Debord avait été le premier à tracer. Quel est ce le documentaire et la narration, la réalité et la fic-
paradigme, quelle est cette technique de compo- tion. On fait du cinéma à partir des images du
sition ? Serge Daney, à propos des Histoire(s) de cinéma.
Godard, a expliqué que c'est le montage : « Le Mais revenons aux conditions de possibilité du
cinéma cherchait une chose, le montage, et c'est cinéma, la répétition et l'arrêt. Qu'est-ce qu'une
de cette chose que l'homme du XXe siècle avait ter- répétition ? Il y a dans la Modernité quatre grands
riblement besoin. » C'est ce que montre Godard penseurs de la répétition : Kierkegaard, Nietzsche,
dans les Histoire(s) du cinéma. Heidegger et Gilles Deleuze. Tous les quatre nous
Le caractère le plus propre du cinéma est le ont montré que la répétition n'est pas le retour de
68 69
Giorgio Agamben Le cinéma de Guy Debord

l'identique, le même en tant que tel qui revient. La fait donc le contraire de ce que font les médias.
force et la grâce de la répétition, la nouveauté Les médias nous donnent toujours le fait, ce qui
qu'elle apporte, c'est le retour en possibilité de ce a été, sans sa possibilité, sans sa puissance, ils nous
qui a été. La répétition restitue la possibilité de ce donnent donc un fait par rapport auquel on est
qui a été, le rend à nouveau possible. Répéter une impuissant. Les médias aiment le citoyen indigné,
chose, c'est la rendre à nouveau possible. C'est là mais impuissant. C'est même le but du journal
que réside la proximité entre la répétition et la télévisé. C'est la mauvaise mémoire, celle qui pro-
mémoire. Car la mémoire ne peut pas non plus duit l'homme du ressentiment.
nous rendre tel quel ce qui a été. Ce serait l'enfer. En posant la répétition au centre de sa tech-
La mémoire restitue au passé sa possibilité. C'est nique compositionnelle, Debord rend à nouveau
le sens de cette expérience théologique que possible ce qu'il nous montre, ou plutôt il ouvre
Benjamin voyait dans la mémoire, lorsqu'il disait une zone d'indécidabilité entre le réel et le pos-
que le souvenir fait de l'inaccompli un accompli, sible. Lorsqu'il montre un extrait de journal télé-
et de l'accompli un inaccompli. La mémoire est visé, la force de la répétition, c'est que cela cesse
pour ainsi dire l'organe de modalisation du réel, d'être un fait accompli, et redevient pour ainsi dire
ce qui peut transformer le réel en possible et le possible. On se demande : « Comment cela a-t-il
possible en réel. Or si on y réfléchit, c'est aussi la été possible ?» - première réaction - , mais en
définition du cinéma. Le cinéma ne fait-il pas tou- même temps on comprend que oui, tout est pos-
jours ça, transformer le réel en possible, et le pos- sible, même l'horreur qu'on est en train de nous
sible en réel ? On peut définir le déjà vu comme faire voir. Hannah Arendt a défini un jour l'expé-
le fait de « percevoir quelque chose de présent rience ultime des camps comme le principe du
comme si cela avait déjà été », et l'inverse, le fait «tout est possible ». C'est aussi dans ce sens
de percevoir comme présent quelque chose qui a extrême que la répétition restitue la possibilité.
été. Le cinéma a lieu dans cette zone d'indifférence. Le deuxième élément, la deuxième condition
On comprend alors pourquoi un travail avec des transcendantale du cinéma, c'est l'arrêt. C'est le
images peut avoir une telle importance historique pouvoir d'interrompre, l'« interruption révolu-
et messianique, parce que c'est une façon de pro- tionnaire » dont parlait Benjamin. C'est très impor-
jeter la puissance et la possibilité vers ce qui est tant au cinéma, mais, encore une fois, pas seulement
impossible par définition, vers le passé. Le cinéma au cinéma. C'est ce qui fait la différence entre le
70 71
Giorgio Agamben Le cinéma de Guy Debord

cinéma et la narration, la prose narrative, avec l'image et le sens. Il ne s'agit pas d'un arrêt au sens
laquelle on a tendance à comparer le cinéma. d'une pause, chronologique, c'est plutôt une puis-
L'arrêt nous montre au contraire que le cinéma sance d'arrêt qui travaille l'image elle-même, qui
est plus proche de la poésie que de la prose. Les la soustrait au pouvoir narratif pour l'exposer en
théoriciens de la littérature ont toujours eu beau- tant que telle. C'est dans ce sens que Debord dans
coup de mal à définir la différence entre la prose ses films et Godard dans ses Histoire(s) travaillent
et la poésie. Beaucoup d'éléments qui caractéri- avec cette puissance de l'arrêt.
sent la poésie peuvent passer dans la prose (qui, Ces deux conditions transcendantales ne peu-
par exemple, du point de vue du nombre des syl- vent jamais être séparées, elles font système
labes, peut contenir des vers). La seule chose qu'on ensemble. Dans le dernier film de Debord, il y a
peut faire dans la poésie et pas dans la prose, ce un texte très important tout au début : « J'ai mon-
sont les enjambements et les césures. Le poète peut tré que le cinéma peut se réduire à cet écran blanc,
opposer une limite sonore, métrique, à une limite puis à cet écran noir. » Ce que Debord veut dire
syntaxique. Ce n'est pas seulement une pause, c'est par là, c'est justement la répétition et l'arrêt, indis-
une non-coïncidence, une disjonction entre le son solubles en tant que conditions transcendantales
et le sens. C'est pourquoi Valéry a pu donner une du montage. Le noir et le blanc, le fond où les
fois cette définition si belle du poème : « Le poème, images sont si présentes qu'on ne peut plus les voir,
une hésitation prolongée entre le son et le sens. » et le vide où il n'y a aucune image. Il y a là des
C'est pour cela aussi que Hôlderlin a pu dire que analogies avec le travail théorique de Debord. Si
la césure, en arrêtant le rythme et le déroulement on prend par exemple le concept de « situation
des mots et des représentations, fait apparaître le construite » qui a donné son nom au situation-
mot et la représentation en tant que tels. Arrêter nisme, une situation est une zone d'indécidabilité,
le mot, c'est le soustraire au flux du sens pour l'ex- d'indifférence entre une unicité et une répétition.
hiber en tant que tel. On pourrait dire la même Quand Debord dit qu'il faut construire des situa-
chose de l'arrêt tel que Debord le pratique, en tant tions, c'est toujours quelque chose qu'on peut répé-
que constitutif d'une condition transcendantale du ter et aussi quelque chose d'unique.
montage. On pourrait reprendre la définition de Debord le dit aussi à la fin de In girum imus
Valéry et dire du cinéma, du moins d'un certain nocte et consumimur igni, quand, au lieu du tra-
cinéma, qu'il est une hésitation prolongée entre ditionnel mot « Fin », apparaît la phrase : « A
72 73
Giorgio Agamben Le cinéma de Guy Debord

reprendre depuis le début. » Il y a également là le image, une parole ou une couleur, qui à la fin doit
principe qui travaille dans le titre même du film, disparaître dans l'expression accomplie. L'acte
qui est un palindrome, une phrase qui s'enroule expressif est accompli une fois que le moyen, le
sur elle-même. En ce sens, il y a une palindromie médium, n'est plus perçu en tant que tel. Il faut
essentielle du cinéma de Debord. que le médium disparaisse dans ce qu'il nous donne
Ensemble, la répétition et l'arrêt réalisent la à voir, dans l'absolu qui se montre, qui resplendit
tâche messianique du cinéma dont on parlait. Cette en lui. Au contraire, l'image qui a été travaillée
tâche a essentiellement à faire avec la création. par la répétition et l'arrêt est un moyen, un médium
Mais ce n'est pas une nouvelle création après la qui ne disparaît pas dans ce qu'il nous donne à
première. Il ne faut pas considérer le travail de l'ar- voir. C'est ce que j'appellerais un « moyen pur »,
tiste uniquement en termes de création : au qui se montre en tant que tel. L'image se donne
contraire, au cœur de tout acte de création, il y a elle-même à voir au lieu de disparaître dans ce
un acte de dé-création. Deleuze a dit un jour, à qu'elle nous donne à voir. Les historiens du cinéma
propos du cinéma, que tout acte de création est ont remarqué comme une nouveauté déconcer-
toujours un acte de résistance. Mais que signifie tante le fait que, dans Monika de Bergman (1952),
résister ? C'est avant tout avoir la force de dé-créer la protagoniste, Harriet Andersson, fixe tout à
ce qui existe, dé-créer le réel, être plus fort que le coup son regard dans l'objectif de la caméra.
fait qui est là. Tout acte de création est aussi un Bergman lui-même a écrit à propos de cette
acte de pensée, et un acte de pensée est un acte séquence : « Ici et pour la première fois dans l'his-
créatif, car la pensée se définit avant tout par sa toire du cinéma s'établit soudain un contact direct
capacité de dé-créer le réel. et impudique avec le spectateur. » Depuis, la por-
Si telle est la tâche du cinéma, qu'est-ce qu'une nographie et la publicité ont banalisé ce procédé.
image qui a ainsi été travaillée par les puissances Nous sommes habitués au regard de la star du
de la répétition et de l'arrêt ? Qu'est-ce qui change porno qui, pendant qu'elle fait ce qu'elle doit faire,
dans le statut de l'image ? Il faut repenser ici toute regarde fixement la caméra, montrant ainsi qu'elle
notre conception traditionnelle de l'expression. La s'intéresse plus aux spectateurs qu'à son partner.
conception courante de l'expression est dominée Dès ses premiers films et de façon de plus en
par le modèle hégélien d'après lequel toute expres- plus claire, Debord nous montre l'image en tant
sion se réalise par un médium, que ce soit une que telle, c'est-à-dire, selon un des principes théo-
74 75
Giorgio Agamben Image et mémoire

riques fondamentaux de La Société du spectacle,


en tant que zone d'indécidabilité entre le vrai et le
L'image
faux. Mais il y a deux façons de montrer une image.
L'image exposée en tant que telle n'est plus image
immémoriale
de rien, elle est elle-même sans image. La seule
chose dont on ne puisse faire une image, c'est pour
ainsi dire l'être image de l'image. Le signe peut Dans les pages d'un cahier dont la date est incer-
tout signifier, sauf le fait qu 'il est en train de signi- taine (mais antérieure à 1916), Dino Campana,
fier. Wittgenstein disait que ce qu'on ne peut signi- peut-être le plus grand poète italien du XXe siècle,
fier, ou dire dans un discours, ce qui est en quelque note ceci : « Dans le cercle vertigineux de l'éter-
sorte indicible, cela se montre dans le discours. Il nel retour, l'image meurt immédiatement1. » Qu'une
y a deux façons de montrer ce rapport avec le telle observation fasse référence à une lecture de
« sans-image », deux façons de donner à voir qu'il Nietzsche, c'est hors de doute : le nom de Nietzsche
n'y a plus rien à voir. L'une, c'est le porno et la apparaît en effet plusieurs fois dans les fragments
publicité qui font comme s'il y avait toujours à qui précèdent immédiatement. Mais pourquoi le
voir, toujours encore des images derrière les images ; poète introduit-il l'image dans le cercle vertigineux
l'autre qui, dans cette image exposée en tant de l'éternel retour ? Peut-on retrouver quelque
qu'image, laisse apparaître ce « sans-image » qui chose comme un problème de l'image (même non
est, comme disait Benjamin, le refuge de toute thématisé) dans la pensée nietzschéenne de l'éter-
image. C'est dans cette différence que se jouent nel retour ? Et que signifie le fait que dans l'éter-
toute l'éthique et toute la politique du cinéma. nel retour l'image meurt immédiatement ?
Pour répondre à cette question, je chercherai
avant tout à interroger le sujet de l'éternel retour,
ce qui dans l'éternel retour éternellement retourne :
à savoir le même. L'éternel retour, en effet est dans
la parole de Nietzsche, « ewige Widerkehr des glei-
chen », l'éternel retour du même.
1. D. Campana, Opère e Contributif tome II, Florence, 1973, p. 1.

76 77
Giorgio Agamben L'image immémoriale

Arrêtons-nous un moment sur ce mot Gleich.


Il est formé du préfixe ge (qui indique un collec- Les étymologistes se demandent pourquoi le
tif, un rassemblement) et du terme leich, qui terme Leiche a fini par prendre la signification de
remonte au moyen-haut allemand lich9 au gothique cadavre qui est son sens aujourd'hui en allemand.
leik et enfin à la racine *lig indiquant l'apparence, Même ici, l'évolution sémantique est parfaitement
la figure, la ressemblance et qui est devenu en alle- compréhensible : le cadavre est par excellence ce
mand moderne Leiche * , le cadavre. Gleich signi- qui a la même figure, la même ressemblance. C'est
fie donc : qui a le même lig, la même figure. C'est si vrai que chez les Romains le mort s'identifie avec
cette racine *lig que l'on retrouve dans le suffixe l'image, est Vimago par excellence et, vice versa,
lich, avec lequel beaucoup d'adjectifs sont formés l'imago est avant tout l'image du mort (les ima-
en allemand (weiblich signifie à l'origine : qui a gines étaient les masques de cire de l'ancêtre que
une figure de femme) et même dans l'adjectif solch les patriciens romains conservaient dans les vesti-
(de sorte que l'expression philosophique allemande bules de leur maison). Selon un système de
als solch, ou anglaise as such, signifie : quant à sa croyances qui caractérise les rituels funèbres de
figure, à sa forme propre). On a en anglais l'exact nombreux peuples, le premier effet de la mort est
correspondant avec le mot like que l'on trouve de transformer le mort en fantasme (la larva des
aussi bien dans Hkeness que dans les verbes to liken Latins, Yeidolon et le fasma des Grecs), c'est-à-
et to like et aussi comme suffixe dans la forma- dire un être vague et menaçant qui reste dans le
tion d'adjectifs. En ce sens, l'éternel retour du gleich monde des vivants et retourne sur les lieux fré-
devrait être traduit à la lettre comme éternel retour quentés par le défunt. L'objet des rites funéraires
du *lig. Il y a donc dans l'éternel retour quelque est justement de transformer cet être embarras-
chose comme une image, comme une ressemblance, sant et menaçant - qui n'est autre que l'image du
et l'affirmation de Campana est, de ce point de mort, sa ressemblance qui obsessionnellement
vue, parfaitement fondée. La pensée de l'éternel revient - en un ancêtre, autrement dit en une image,
retour est, avant tout, pensée du *lig : quelque mais bénéfique et séparée du monde des vivants.
chose comme une image totale ou, pour reprendre Ce sont précisément ces images qui survivent
les mots de Benjamin, une image dialectique. C'est éternellement dans l'Hadès païen. Comme philo-
seulement si on le ramène à cette dimension que logue classique, Nietzsche était familiarisé avec ce
l'éternel retour acquiert sa véritable signification. monde infernal des ombres qu'Homère décrit dans
78 79
Giorgio Agamben L'image immémoriale

un épisode célèbre de Y Odyssée et que Polygnote moment de la résurrection la matière dévorée ? Le


avait représenté à Delphes dans une fresque tout corps ressuscité devait-il ainsi contenir toute la
aussi célèbre que nous connaissons à travers la matière qui avait appartenu au corps vivant ou
description de Pausanias. En fait c'est précisément seulement une partie de celle-ci, celle par exemple
dans les représentations païennes de l'enfer que qui constituait le cadavre ? Si absurdes que puis-
nous rencontrons pour la première fois quelque sent paraître ces questions, à travers elles, en
chose qui s'apparente à l'éternel retour : le châti- revanche, un problème extrêmement sérieux était
ment des Danaïdes qui puisent éternellement l'eau posé : celui de l'identité entre le mort et le ressus-
avec une cruche percée, de Sisyphe qui recom- cité qui seule pouvait garantir la réalité du salut.
mence toujours à pousser dans une côte une pierre Autrement dit le problème de la résurrection impli-
qui éternellement retombe, d'Ixion qui tourne pour quait un problème de philosophie de la connais-
l'éternité sur sa roue. sance : la reconnaissance de l'individualité et de
l'identité du ressuscité. (En ce sens, même le retour
éternel du Gleich pose un problème analogue, ce
Mais même dans la théologie chrétienne on qui explique, entre autres, le dégoût de
peut trouver un lien entre le thème de la vie éter- Zarathoustra devant l'éternel retour quand il com-
nelle et celui de l'image. Les Pères de l'Eglise, qui prend que celui-ci implique aussi le retour de
seront parmi les premiers à réfléchir au problème 1' « homme petit » et de tout ce qui existe de nau-
de la résurrection, se heurteront en effet à la ques- séabond. Un dégoût qui rappelle celui du jeune
tion de ce que doit être la matière et la forme du Socrate dans le Parménide de Platon devant l'éter-
corps ressuscité. Le corps devait-il ressusciter tel nité des idées, de cheveux, de crasse et de fange.)
qu'il était au moment de la mort ou comme il avait On doit à Origène, le plus grand philosophe chré-
été dans sa jeunesse ? Si le mort, cinq ans avant tien du IIIe siècle, une solution à ce problème où le
de mourir, avait perdu un bras, devait-il ressusci- thème du salut s'unit à celui de l'image et, en même
ter avec ou sans ? Et s'il avait perdu ses cheveux, temps, au motif de l'éternel retour. Face aux para-
peut-être devait-il ressusciter chauve ? Ou suppo- doxes impliqués par une conception strictement
sons que le mort ait été un anthropophage qui se matérielle de la résurrection (comme résurrection
soit nourri durant sa vie de chair humaine, deve- du cadavre ou, en tout cas, d'une quantité déter-
nue ainsi partie de son corps, à qui revenait au minée de matière), Origène affirme que ce qui res-

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Giorgio Agamben L'image immémoriale

suscite n'est pas la matière du corps mais son eidos, volonté de puissance du point de vue de la théo-
son image, qui reste identique à travers toutes ses rie de la connaissance. Comme on l'a noté,
transformations matérielles. D'autre part, puisque Nietzsche part d'une critique de la théorie kan-
justement Yeidos est encore pour Origène un prin- tienne de la connaissance, en particulier de la dis-
cipe matériel, même si c'est une matière spirituelle tinction entre apparence et chose en soi. Dans un
et subtile, il est possible que les ressuscites chutent fragment de 1888, le monde de l'apparence est
de nouveau et revêtent un corps plus pesant jus- présenté comme un effet nécessaire du perspecti-
qu'au moment de l'apocatastase, de la restaura- visme qui est inséparable de la vie et au-delà duquel
tion finale, où même la matière subtile de Yeidos aucun monde vrai n'est pensable2 :
se consume intégralement. Mais même arrivé à ce
point, tout peut recommencer et, en ce cas, l'image C'est donc la mise en perspective qui donne le
est virtuellement inconsummable. Quelle que soit caractère de l'« apparence » !
la pensée authentique d'Origène, l'image éternelle Comme s'il pouvait subsister un monde, si l'on
et sa consumation finale dans l'apocatastase, il est faisait abstraction des éléments de perspective !
certain que toute pensée de la rédemption de ce Ce serait faire abstraction de toute relativité, que
qui a été doit nécessairement être confrontée avec [-]
le problème gnoséologique de l'image. Chaque fois Chaque foyer de force a pour tout le reste sa
que nous avons affaire au passé et à son salut nous propre perspective, c'est-à-dire son appréciation
avons affaire à une image car seul Yeidos permet très déterminée, sa manière d'agir, sa manière de
la connaissance et l'identification de ce qui a été. résister
Autrement dit, le problème de la rédemption Le « monde apparent » se réduit donc à une
implique toujours une économie des images, un sorte particulière d'action sur le monde, partant
ta phainomena sozein, pour utiliser l'expression d'un centre.
qui définit la science platonicienne. Mais il n'y a aucune autre sorte d'action : et le
« monde » n'est qu'un mot pour le jeu d'ensemble
4. de ces actions.
Dans son cours de 1939 sur Nietzsche, La 2. F. Nietzsche, Œuvres philosophiques complètes, XTV / Fragments
Volonté de puissance comme connaissance, posthumes / début 1888-début janvier 1889, traduction française
Heidegger a mis en lumière la signification de la de J.-Cl. Hémery, Paris, Gallimard, 1977, p. 146.

82 83
Giorgio Agamben L'image immémoriale

/...y trice5.) C'est pourquoi il peut écrire que « la


Il ne reste pas ombre d'un droit à parler ici volonté de Gleichheit est volonté de puissance6 »
d'apparence plus ou moins trompeuse. » tout comme il avait écrit ailleurs que la volonté de
puissance est volonté de Schein, d'apparence, de
C'est justement parce que la perspective coïn- devenir. Ici on peut clairement voir comment
cide avec la volonté de puissance elle-même que Nietzsche ne se contente pas simplement de faire
la tentative de la critique kantienne pour éliminer jouer l'apparence contre la chose en soi, l'art contre
le perspectivisme est nécessairement vouée à la vérité mais montre, au contraire, l'interdépen-
l'échec : « La sagesse, écrit Nietzsche, comme ten- dance absolue de ces deux concepts, leur destruc-
tative de dépasser les évaluations perspectives, tion réciproque, à la lumière du perspectivisme
c'est-à-dire la volonté de puissance : un principe fondamental de toute vie.
hostile à la vie et dissolvant, symptôme d'affai- Dans un fragment tardif qui porte le titre
blissement de la capacité d'appropriation3. » Récapitulation, le devenir comme l'être sont défi-
D'autre part, « un monde en devenir ne peut nis comme une « falsification » :
être reconnu. Ce n'est que dans la mesure où l'in-
Récapitulation : imprimer au devenir le carac-
tellect connaissant trouve un monde déjà formé et
tère de l'être (ailleurs Nietzsche parle d'un Abbild,
fait de pures apparences devenues fixes [...] c'est
une image de l'éternité qui doit être imprimée sur
seulement pour cela qu'il peut y avoir connais-
la vie) c'est la suprême volonté de puissance.
sance, c'est-à-dire que les précédentes erreurs peu-
Double falsification : à partir des sens et à partir
vent se mesurer4 ».
de l'esprit, pour maintenir un monde de l'être, de
Toute idée d'une Gleichheit, d'un monde stable la persistance, du Gleichwertig, de l'équivalent.
et vrai, d'une connaissance en soi, est donc le fruit Que tout revient : voilà le rapprochement maxi-
d'une erreur nécessaire. (Dans un fragment, mal du monde du devenir et du monde de l'être7. »
Nietzsche en vient même à définir la chose en soi
comme le Grundphànomen, l'apparence fonda- Arrêtons-nous quelques instants sur ce frag-
3. F. Nietzsche, Umwertung aller Werte, Band I, aus dem Nachlass 5. F. Nietzsche, Umwertung [...], op. cit., p. 110
zusammengestellt und herausgegeben von F. Wurzbach, Munich, 6. Id. ibid., p. 88.
1969, p. 109. 7. Cité dans M. Heidegger, Nietzsche, tome 2, traduction française de
4. Id., ibid., p. 88. Pierre Klossowski modifiée, Paris, Gallimard, 1971, p. 231.

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Giorgio Agamben L'image immémoriale

ment. Il ne signifie absolument pas que le monde nir : l'être, au contraire, ne naît qu'à partir de cette
du devenir soit le donné ordinaire sur lequel la impression. Mais il y a néanmoins un devenir
volonté de puissance imprime le caractère, YAbbild, comme donné originaire que l'impression trans-
de l'être. S'il en était ainsi, Nietzsche commettrait forme en être car, autrement, le perspectivisme
l'erreur qu'il reprochait à Kant, c'est-à-dire celle serait dépassé.
de penser pouvoir se libérer de la vision perspec- Le paradoxe que Nietzsche nous invite ici à
tiviste de la volonté de puissance. Une telle inter- penser est celui d'un Abbild, d'une image qui pré-
prétation - que même Heidegger semble parfois cède aussi bien ce qui est image que ce sur quoi
soutenir - est d'ailleurs exclue par un autre frag- elle s'imprime, d'une ressemblance qui anticipe
ment où Nietzsche affirme clairement : sur les termes qui doivent être rendus semblables.
Non seulement donc la pensée de l'éternel retour
Il n'y eut pas d'abord un chaos puis un mou- contient un *lig, une image, mais ce *//g, cette
vement circulaire stable et harmonieux de toutes image est l'originale qui précède aussi bien l'être
les forces : plutôt, tout est éternel, non devenu que le devenir, le sujet que l'objet. Mais comment
(Ungewordenes) [...] Le cercle n 'est pas devenu, une image peut-elle anticiper ce dont elle est image ?
il est l'Urgesetz, la loi originelle8. Comment pouvons-nous penser une ressemblance,
une omoiosis, qui précède ce qui ressemble.
Ce n'est que de cette façon que la double fal- Comment une impression peut-elle être plus ori-
sification dont parle Nietzsche acquiert son sens ginaire que le sujet qui la reçoit ?
véritable : il ne s'agit pas d'une falsification qui
s'exerce sur le devenir, qui est le donné originaire 5.
des sens, le transformant en quelque chose de Essayons de définir de quelque façon le para-
stable. La falsification est plus subtile et insur- doxe que Nietzsche cherche ici à penser. L'image
montable, au sens où elle préexiste à tout donné, en question n'est pas une image de rien, elle est
est elle-même YUrgesetz, la loi originaire. En ce parfaitement autoréférentielle. La Wille zur Macht
sens, elle n'a rien à falsifier ; il n'y a pas d'abord est Wille zur Gleichheit, volonté de *%, d'une
un être dont l'image doit être imprimée sur le deve- pure ressemblance sans sujet ni objet : image de
soi, impression de soi sur soi, autoaffection pure.
8. F. Nietzsche, Umwertung [...], op. cit., p. 110. Ce qui est le cercle vicieux de l'éternel retour éter-
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Giorgio Agamben L'image immémoriale

nellement recommencé n'est donc pas un vitium, gneusement veillé à ce que réceptivité et sponta-
un défaut et un manque, mais une virtus, une dyna- néité restent en soi vides et n'aient d'objets qu'à
mis et une puissance infinie. Puissance qui étant travers leur union dans l'expérience, envisage ici
privée de sujet et d'objet s'exerce sur elle-même, l'idée d'un « phénomène du phénomène », comme
tend vers elle-même, et pour cette raison réunit en autoaffection pure qui précède tout objet et toute
elle-même les deux significations de la dynamis pensée où les deux Grundquellen, les deux sources
aristotélicienne : potentia passiva, passivité et récep- originaires de la connaissance, s'unissent en une
tivité, et potentia activa, tension vers l'acte et spon- affection de soi qui anticipe et fonde toute expé-
tanéité. rience. Ainsi Nietzsche aurait pu lire dans Y Opus
S'il est vrai toutefois, comme le suggère postumum cette définition absolument nietz-
Heidegger, que Nietzsche est le penseur du sub- schéenne de la chose en soi :
jectivisme absolu, alors le paradoxe de la puis-
sance qu'il offre ici à la pensée est celui-là même La chose en soi (ens pers se) n'est pas un autre
où s'expose dès le début de la philosophie occi- objet [Object], mais une autre relation (respectus)
dentale le fondement abyssal de la subjectivité de la représentation au même objet [Object], pour
comme autoaffection pure. penser celui-ci non analytiquement, mais synthé-
Dans Yaltpreussische Monatschrift, entre 1882 tiquement, comme complexe (complexus) des
et 1884, Nietzsche aurait pu lire les fragments de représentations intuitives en tant que phénomènes
l'œuvre posthume de Kant partiellement édités par [XXII, 27] c'est-à-dire de représentations telles
Reicke et Arnold. Il aurait certainement été très qu'elles contiennent un fondement de détermina-
surpris en voyant que la cible privilégiée de toutes tion seulement subjectif des représentations dans
ses critiques, le penseur qui sépare de façon rigide l'unité de l'intuition. C'est un ens rationis = x, la
chose en soi et phénomène, était attachée, dans les position de soi-même selon le principe de l'iden-
notes monotones et quasi obsessionnelles de Y Opus tité, où le sujet est pensé comme s'affectant lui-
postumum, à formuler le même paradoxe qui le même, par suite selon la forme, seulement comme
tourmentait durant les années où il travaillait à phénomène9.
son Umwertung aller Werte et qu'un lien souter-
rain unissait ainsi les deux œuvres. 9. E. Kant, Opus postumum, traduction française de François Marty,
Kant qui dans la première critique avait soi- Paris, PUF, coll. « Épiméthé », 1987, p. 144.

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Giorgio Agamben L'image immémoriale

Ici, comme dans la volonté de puissance nietz- sivité et spontanéité, puissance et acte, n'est pas
schéenne le sujet est affecté non par un objet mais quelque chose de simple. Peu de lignes avant,
par lui-même : celui-ci ne pense rien d'autre que Aristote définit ainsi le noyau de cette passion de
sa pure réceptivité comme autoaffection originale soi :
et, d'une certaine façon, se donne à lui-même, se
subit, se passionne et s'ouvre au monde. Pâtir n'est pas quelque chose de simple mais,
Ce paradoxe de la puissance - ou, comme nous d'un côté, c'est une certaine destruction par le
pouvons encore l'appeler, de la passion de soi - contraire, de l'autre, c'est le sauvetage (soteria) de
est, en vérité, encore plus ancien ; il est inscrit dans ce qui est en puissance par ce qui est en acte et
l'origine même de la métaphysique occidentale. semblable à lui comme la puissance par rapport à
Dans le De anima Aristote pense en fait de cette l'acte [...] et cela n'est pas en devenir autre que
manière la dimension de la subjectivité pure : soi mais on a une donation à soi-même (epidoris)
et à l'acte11.
Cette partie de l'âme que l'on appelle le nous
[...] n'est en acte aucun des étants avant de pen-
ser [... ] même quand il est devenu en acte cha- Nous sommes maintenant parvenus au-delà de
cun des étants [...] il reste même alors d'une ce paradoxe de la passion, de ce don de soi à soi,
certaine façon en puissance [...] et peut alors se de cette epidosis eis auto, qui constitue l'aurore
penser lui-même [...] Mais comment penser si pen- de toute connaissance et de toute subjectivité. La
ser est subir une certaine passion ? [...] car la pen- pensée contemporaine, en cherchant à briser le
sée est en puissance chacun des intelligibles, mais cercle de la subjectivité et à trouver le lien qui unit
n'est en acte aucun d'eux avant de penser. Il doit étroitement potentia activa et potentia passiva, a
en être comme d'une tablette pour écrire sur privilégié et poussé à l'extrême la polarité de la
laquelle rien n'est écrit en acte10. potentia passiva, la passivité. Je pense ici, pour me
Cette surface de cire sur laquelle rien n'est écrit, limiter à la pensée française, à Bataille et à son
cette puissance inépuisable qui réunit en soi pas- concept d'extase, à Levinas et à son idée de pas-
sivité, à Derrida qui, avec sa trace originaire, a
10. Aristote, De l'âme, 429a-430a. A partir de l'italien nous avons
tenté de restituer la traduction qu'Agamben a proposé du texte grec
d'Aristote. (N. d. E.) 11. De l'âme, op. cit., 417b 2-16.

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Giorgio Agamben L'image immémoriale

exposé avec une rigueur nouvelle le paradoxe aris- que si elle est déjà, en soi et avant soi, le pur exis-
totélicien de la tablette pour écrire, et aux belles tant 12 . « En tant que pure puissance d'être, elle
recherches de Nancy sur la subjectivité qui tremble. transparaîtrait ainsi dans l'être avant toute pen-
Mais je pense aussi à Heidegger, à l'être-pour-la- sée, ou comme la langue allemande le dit excel-
mort et à la décision authentique dans L'Etre et le lemment, de façon immémoriale {unvordenklich). »
Temps où est pensée une dimension « passion- La passion pure, comme coïncidence de poten-
née » qui anticipe toute possibilité et dans laquelle tia passiva et de potentia activa, est proprement
toutefois rien n'est encore donné au Dasein. De immémoriale. Le Gleich, l'image qui perpétuelle-
cette façon la pensée contemporaine pense la forme ment revient, ne peut être rappelé. Son éternel
la plus extrême de la subjectivité : le pur être-des- retour est sa passion où, entre récriture et son effa-
sous, le pathos absolu, la tablette pour écrire où cement, il n'y a, écrit Nietzsche, aucun temps, keine
rien n'est écrit. Mais sommes-nous sûrs que ce Zeit. En ce sens, Campana avait raison d'écrire
n'est pas cela que Nietzsche a cherché à penser que « dans le cercle vertigineux de l'éternel retour
dans l'éternel retour du Gleich et dans la volonté l'image meurt immédiatement ». Comme image
de puissance ? Sommes-nous sûrs de ne pas rester du néant, le Gleich disparaît dans son maintien
encore dans une pensée de la puissance ? même, est détruit par son propre salut. Mais pour
Nous sommes habitués à penser la volonté de reprendre encore une fois une expression de
puissance seulement sur le mode de la potentia Campana, « ce souvenir qui ne se souvient de rien
activa. Mais la puissance est avant tout potentia est le souvenir le plus fort ».
passiva, passivité et passion. Dans l'éternel retour,
Nietzsche a cherché justement à penser la coïnci-
dence de ces deux puissances, la volonté de puis-
sance qui s'affecte elle-même. Traduction de Gilles A. Tiberghien
Cinquante ans avant, cherchant à penser le
même paradoxe, Schelling s'était heurté à l'idée
d'un Immémorial. Si nous voulons penser la puis-
sance de l'être, écrit-il, nous devons la penser
comme puissance pure, c'est-à-dire comme pur 12. F. W Schelling, Philosophie der Offenbarung, Band I, Darmstadt,
pouvoir sans être. Mais nous ne pouvons le faire 1955, p. 2 1 1 .

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Giorgio Agamben

Bibliographie

Giorgio Agamben a déjà publié en français

Idée de la Prose, Bourgois, 1988.


Enfance et Histoire, Payot, 1989.
La Communauté qui vient, Seuil, 1990.
Le Langage et la Mort, Bourgois, 1991.
Stanze, Bourgois, 1981 ; Rivages, 1994.
Moyens sans fins, Rivages, 1995.
Bartleby ou la création, Circe, 1995.
L'Homme sans contenu, Circe, 1996.
Homo Sacer, Seuil, 1997.

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