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Le contentieux fiscal va-t-il tuer l’Etat de droit ?

Jacques Amar

Maître de conférences en droit privé HDR, Université Paris-Dauphine

Docteur en sociologie

Le contentieux fiscal va-t-il tuer l’Etat de droit ? Le titre peut paraître provocateur.

Pourtant, c’est la question que l’on peut légitimement se poser à la lecture du rapport
parlementaire de la Commission des Finances relatif à la gestion du risque budgétaire associé
aux contentieux fiscaux et non fiscaux de l’État publié en octobre 2018.

Je cite : « Chaque année, les dépenses associées aux contentieux attendraient 3,6
milliards d’euros en moyenne. Le risque est en forte augmentation : en 2017, la provision
pour litiges s’élève à près de 25 milliards d’euros, soit 8 % des recettes nettes du budget
général de l’État, et cette provision a été multipliée par cinq en dix ans. L’essentiel du risque
est de nature fiscale ».

Autrement dit,

- des contribuables, principalement des sociétés et plus particulièrement des grosses


sociétés, paient leurs impôts et obtiennent quelques années plus tard un
remboursement avec intérêt de retard. Toujours pour citer le rapport : le coût
annuel moyen associé aux intérêts moratoires, tous domaines contentieux
confondus, s’est élevé à 458,7 millions d’euros, et a atteint 1,12 milliard en 2017.

- d’autres contribuables, les autres personnes physiques ou petites entreprises, paient


leur impôts et permettent ainsi le remboursement d’impôts de ceux qui ont intenté
une action en justice.

Et, tout cela n’a pas vocation à s’arranger pour les prochaines années. Au point que
compte tenu des sommes en jeu, on peut légitimement se demander si, pratiquement, nous ne
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sommes pas en train d’assister à la mort lente de l’Etat de droit sous l’influence du
contentieux fiscal.

En effet, l’Etat de droit dans son acception la plus simple se définit en effet comme un
système institutionnel dans lequel la puissance publique est soumise au droit : les normes
juridiques sont hiérarchisées de telle sorte que sa puissance s’en trouve limitée.

Le contentieux est inhérent à l’Etat de droit car sa mise en œuvre suppose l’égalité des
sujets de droit devant les normes juridiques et l’existence de juridictions indépendantes.

Par voie de conséquence, plus les voies de droit des sujets de droit sont étendues et au
titre des causes de la présente situation, le rapport ne manque pas de relever l’extension des
voies contentieuses des contribuables, plus le contentieux fiscal porte en son sein la
destruction de l’Etat.

Dans ce cadre, comment alors en effet légitimer un Etat dont la fonction juridictionnelle
sert indirectement à dénaturer l’idéal de justice fiscale en favorisant un transfert de richesses
au profit des plus aisés ? Au passage, c’est exactement l’une des critiques qui a été formulée
par le mouvement dit des gilets jaunes.

Le rapport ne soulève pas cette problématique pour une raison objective : ce n’était pas
son sujet. Mais peut-être aussi, comme nous le verrons, que cette approche a été naturellement
écartée.

Le rapport se contente de définir différentes mesures qui, si elles étaient mises en œuvre,
pourraient éventuellement – juguler la tendance exponentielle qu’il décrit. Comme si
effectivement, le processus d’extension des voies de droit comme celui d’intégration du droit
communautaire – autre cause énoncée à la présente situation – et par extension la mort de
l’Etat de droit était un processus inéluctable.

C’est précisément sur ce caractère inéluctable que nous voudrions réfléchir aujourd’hui en
essayant d’en esquisser la généalogie, c’est-à-dire pour la reprendre la définition de Michel
Foucault, « dégager de la contingence qui nous a fait être ce que nous sommes la possibilité
de ne plus être, faire ou penser ce que nous sommes, faisons ou pensons ». Ou pour le
formuler au regard de notre problématique comment expliquer que l’Etat de droit puisse
finalement s’auto-détruire ?

Pour cela, nous lirons ce rapport à l’aune d’une perspective globale et d’une perspective
plus franco-française.
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I Une perspective globale

Première perspective, une perspective globale : Les principaux ouvrages de philosophie


politique ignorent la problématique fiscale. Hormis Fichte côté allemand et Proudhon côté
français, l’impôt, c’est-à-dire le mode de financement des activités de l’Etat, ne suscite
aucune réflexion de la part des grands philosophes du droit comme Kant ou Hegel. Etonnant
quand on sait que depuis la Bible, ancien comme nouveau testament avec la célèbre phrase il
faut rendre à Dieu ce qui est à Dieu et à Cesar ce qui est à César – l’impôt est au cœur de
toutes les rebellions et révolutions.

Sans compter bien sûr le mouvement des gilets jaunes qui a conduit un gouvernement à
mettre le pays à feu et à sang pour maintenir une taxe au rendement décroissant.

Pourquoi remettre ainsi le rapport en perspective ?

Nous retiendrons trois raisons :

1) Première raison : en raison de l’importance du droit communautaire comme fondement


du contentieux. Or, le droit communautaire n’était pas censé s’immiscer dans les affaires
fiscales. C’est entre autres ce qui explique pourquoi l’intégration communautaire n’a pas mis
fin aux conventions fiscales internationales entre Etats.

Je cite le rapport : La mission relève notamment que la matière fiscale est


particulièrement concernée par la jurisprudence européenne, alors même que seule la
fiscalité indirecte fait l’objet d’une réglementation directe de la part de l’Union européenne.

Pourtant : je cite toujours le rapport : En 2017, la moitié des questions posées par les
juridictions administratives l’ont été sur des questions fiscales, soit plus du quart du nombre
total de questions posées toutes juridictions confondues cette année-là.

En 2017, les questions fiscales représentent environ 10 % des affaires clôturées par la
CJUE, et en constituent la matière prédominante.

Autrement dit, la situation présente illustre ce que l’on pourrait appeler le défaut
congénital de l’Etat de droit. Il n’est pas possible de penser un ordre juridique sans réfléchir
sur la fiscalité qui a vocation à être appliquée aux personnes concernées par les multiples
règles.
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La situation en devient comique : au rythme actuel du contentieux, la règle des 3 %


viendra sanctionner le fait que l’Etat français doit trop rembourser les contribuables qui ont
agi au contentieux.

2) Deuxième raison : le point n’est pas expressément évoqué mais ne peut être négligé car
il est au cœur de la problématique philosophique de l’impôt. En effet, le cœur du contentieux,
comme le souligne le rapport, c’est l’invocation par le contribuable de l’atteinte que provoque
l’impôt contesté à l’une ou plusieurs des libertés fondamentales que leur reconnaît le droit
communautaire.

A la lecture des arrêts rendus par la juridiction administrative, un autre type d’argument
est même invoqué : l’atteinte aux droits fondamentaux – par exemple atteinte à un procès
équitable, atteinte au droit de propriété. Autrement dit, ceux qui contestent en se prévalant des
droits de l’homme et des libertés fondamentales ne se contentent pas de contester la légalité
du texte ; ils en dénoncent la légitimité.

Et comme le cynisme n’a pas de limite, ce sont les mêmes sociétés qui nous parlent de
Responsabilité sociale environnementale et autres discours sur l’impôt citoyen.

En droit civil, la doctrine privatiste la plus réactionnaire s’offusquait de la consécration en


droit d’un droit de ne pas payer ses dettes avec la possibilité pour le juge d’accorder des délais
de grâce. En droit public, peut-être faudrait-il consacrer un droit de ne pas payer ses impôts au
bénéfice des plus riches.

Pratiquement, compte tenu de la structure du contentieux, les droits de l’homme servent


actuellement davantage à faire sauter des contrôles fiscaux des gros contribuables qu’à
protéger l’individu qui décide au risque d’y perdre un œil ou une main de manifester qui, lui
au passage, paie des impôts.

En cela, comme le note le rapport mais de façon beaucoup plus sobre, la banalisation de
la contestation de la législation pourrait aboutir à un effritement du consentement à l’impôt.

3) Troisième raison de cette perspective globale à partir des auteurs de philosophie. Parce
que le problème exposé dans le rapport n’est pas spécifiquement français mais concerne
apparemment toutes les démocraties occidentales.

A cet effet, le rapport reproduit en annexe les différents documents élaborés par l’Etat
australien supposés faciliter une meilleure anticipation des difficultés budgétaires liés au
contentieux fiscal - le rapport relève que les contentieux fiscaux représentent un risque de 5,3
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milliards de dollars australiens, pour lequel aucune provision n’a été enregistrée dans les
comptes de l’État. Bref, une meilleure information sur la faillite de l’Etat de droit.

Le problème exposé renvoie donc bien à un défaut congénital de conception de l’Etat


moderne qui se débat dans des palliatifs pour limiter les conséquences financières du
contentieux.

Pas de doute, comme l’écrivait Robert Nozick en 1974, La question fondamentale de la


philosophie politique, celle qui précède toutes les questions sur la façon dont l’État devrait
être organisé, porte sur l’existence même d’un État, quel qu’il soit. »

Deuxième perspective cette fois, une perspective franco-française : les ambigüités qui
structurent la doctrine administrativiste française.

II La perspective franco-française

Les théoriciens du service public au début du XXème siècle comme Gaston Jeze, Maurice
Hauriou et Léon Duguit sont également les premiers à construire ce que l’on appelle
aujourd’hui le droit des finances publiques. Surtout Gaston Jeze auteur d’un Cours de science
des finances et de législation financière française.

Commençons par Léon Duguit, chantre de l’identification du service public en raison de


son caractère objectif et promoteur de cette manière d’une dissolution des fonctions de l’Etat
dans le service public. Sauf erreur de notre part, Léon Duguit ne s’est jamais intéressé à la
question du financement des dits services publics.

Ce n’est peut-être pas étonnant si l’un des contentieux qui présente un risque fiscal élevé
porte sur le financement du service public à l’instar de la contribution au service public de
l’électricité, environ 5 milliards d’euros alors que pratiquement le texte avait été jugé
conforme à la Constitution. On ne le dira jamais assez : le droit communautaire est une
profonde remise en cause des modes de réflexion nationaux.

Poursuivons avec Maurice Hauriou, il est piquant de relire ce qu’il écrivait dans sa note
sous l’arrêt du Conseil d’Etat Casanova du 29 mars 1901. Le problème était le suivant : La
recevabilité du recours d’un contribuable contre une délibération du conseil municipal
intéressant les finances de la commune.

Commentaire d’Hauriou mais qu’il faudrait citer dans son intégralité :


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Il devenait urgent que le conseil d’Etat assumât la tutelle des administrations locales, au
moins pour sauvegarder leurs finances. …les assemblées démocratiques sont dépensières,
parce qu’elles ont une clientèle électorale à satisfaire… L’administration subordonnée à la
politique électorale est de la mauvaise administration.

Bref, il revient au juge d’assumer un contrôle des dépenses car il n’est pas possible de
faire confiance au peuple ou à ses représentants.

Certes, on pourra toujours dire que le Conseil d’Etat a été réticent à appliquer la primauté
du droit communautaire sur le droit interne. Mais voilà, c’est trop tard. La Cour de Justice de
l’Union européenne a, pour la première fois, dans un arrêt en date du 4 octobre 2018 constaté
le manquement d’un Etat membre imputable au Conseil d’Etat pour ne pas l’avoir saisie à
titre préjudiciel, sur la base de l’article 267 TFUE. Enjeu : 5 milliards d’euros.

Le contrôle s’est déplacé. La CJUE généralise le constat d’Hauriou : une mise sous tutelle
complète de l’exécutif, du législatif et même du judiciaire, l’expression mise sous tutelle étant
d’ailleurs celle utilisée par Hauriou.

Et Jèze, le dernier de notre trio, ne dit pas autre chose. Cet auteur réussit dans un même
mouvement à promouvoir la gratuité du service public sans faire la connexion avec les
implications en termes de finances publiques. L’objectif de cet auteur est de dissocier le
politique du juridique de façon à ériger les finances publiques en véritable champ de la
science juridique.

Le rapport aujourd’hui objet de notre rencontre s’inscrit parfaitement dans cette optique,
optique déjà présente dans le rapport de l’inspection générale des finances du 13 novembre
2017 sur La contribution additionnelle à l’impôt sur les sociétés de 3% sur les revenus
distribués (dividendes). En dépit des milliards en jeu, la commission des finances n’a
auditionné aucun homme politique français. Elle a préféré auditionner deux parlementaires
belges.

Dans le cas du rapport de 2017 qui visait à identifier les responsabilités à l’origine de ce
contentieux, trouve-t-on cette phrase : Ces faits et ces décisions mettent en lumière des
faiblesses administratives et institutionnelles.

A trop de dissoudre le politique dans le juridique, on crée pratiquement des zones


d’irresponsabilité juridique et politique.

Au passage, les magistrats du Conseil d’Etat auditionnés dénoncent je cite « une culture
du secret » pour expliquer le processus de rédaction des lois. Certes,
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- tous les textes ne leur sont pas soumis au titre de la mission de Conseil de la haute
juridiction,

- il aurait quand même été pertinent d’établir une corrélation entre les textes qu’ils
ont pu examiner et ceux qu’ils ont censuré dans le cadre de l’exercice de leur
fonction juridictionnelle.

Dans ce cadre, la Commission a davantage auditionné des avocats qui alimentent le


contentieux en question des professeurs de droit. Et qu’ont proposé les avocats ? De créer un
cabinet d’avocats !

La Commission promeut la consultation préalable pour éviter le contentieux. Et qui


répond ? En grande majorité des sociétés qui utilisent le régime d’intégration fiscale et qui
soulignent que le contentieux disparaîtrait si l’Etat supprimait les impôts.

Je caricature.

Un peu comme si on demandait à Madoff de réfléchir sur l’escroquerie en droit boursier.

En résumé, nous sommes confrontés à un vrai problème politique dont le un traitement


juridique qui n’est rien d’autre que l’accompagnement thérapeutique d’une mort lente.

Je vous remercie.

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