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Le détour austral
Après mon diplôme, j'ai fait mon service militaire dans les Terres Australes et Antarctiques
Françaises, à Kerguelen. Cela a été un grand bol d'air, au figuré... comme au propre ! Comme
j'ai toujours été un accro de montagne et d'escalade y compris sur glace, j'étais comblé avec le
froid, la mer, les glaciers, les animaux sauvages. J'ai travaillé sur les albatros, les manchots, les
éléphants de mer. Le dépaysement était total. Je peux raconter une anecdote pour montrer à
quel point ma perception du temps, de la vitesse et de l'espace en fut ensuite modifiée. Treize
mois plus tard, au retour des Kerguelen et lors de notre passage à La Réunion, nous avons
loué une voiture avec des camarades. C'est un copain qui conduisait et nous étions tous
terrorisés tant il conduisait vite... Selon notre jugement car tout le monde nous dépassait !
Nous avons alors regardé le compteur, il était à 70 km/h. Voilà qui donne la mesure du
dépaysement. Il était même à certains égards trop grand. Je n'avais en effet pas préparé mon
retour, et ce fut un choc. La société métropolitaine me révoltait, je n'avais pas envie de
travailler car j'étais désormais à 100.000 lieux du travail et de l'agriculture. J'ai tout de même
monté un diaporama dont j'aurais pu vivoter quelques mois. Aujourd'hui, quand je suis
consulté par un étudiant tenté par ce genre d'expérience, je l'encourage à l'entreprendre mais
je l'invite aussi à bien anticiper et à préparer son retour.
Le destin hésite
Quoiqu'il en soit, il a bien fallu atterrir. Ma compagne avait trouvé du boulot chez Ciba,
c'était un travail bien rémunéré sur Paris. J'ai alors trouvé une place pour faire au Canada
une thèse d'entomologie forestière. Mais après mon séjour austral cette nouvelle séparation
d'avec ma compagne était un peu difficile à vivre. Or, je pouvais difficilement lui demander
d'arrêter son boulot pour me suivre. Je me suis dit qu'il fallait être moins égoïste et
finalement, c'est moi qui suis resté à Paris. En même temps, les Kerguelen avaient été une
profonde prise de conscience des problèmes environnementaux, je fus saisi au retour par le
contraste entre cette terre quasi vierge et foisonnante de vie, et nos pays industrialisés où la
nature n'existe plus que par bribes. Pour décrire mon état d'esprit d'alors je dirais que je me
disais: “ la Terre a pris un tel coup qu'il m'est impossible de vendre des produits phytos ? .
J'en étais psychologiquement et presque physiologiquement incapable. Je me suis alors
intéressé à l'Agriculture Biologique dont on ne m'avait pas parlé à l'ENSAT. J'ai alors
rencontré Philippe Desbrosses, un des papes de l'agrobio. C'était vers la fin de l'ACAB
(Association des Conseillers en Agriculture Biologique). J'ai également lu La révolution d'un
seul brin de paille de Fukuoka. C'était passionnant et je me suis dit: “ ça, c'est la vraie
agriculture ? . C'est aussi l'époque où se créait Ecocert pour le contrôle suite à la demande des
pouvoirs publics que ce dernier soit effectué par des structures distinctes des structures de
conseil et de développement. J'ai donc été embauché par Ecocert, cabinet de contrôle.
Pendant un an et demi j'ai contrôlé des exploitations de la Seine Maritime à l'Yonne. On était
mal payé et je dormais souvent sous la tente. En fait au point de vue financier, c'est mon
épouse qui payait tout... grâce à Ciba ! Ciba a donc subventionné l'agriculture biologique à
son insu. Au final, la seule chose que je me sois payée c'est une longue-vue pour l'ornithologie.
J'en ai eu marre et j'ai demandé à William Vidal, le patron d'Ecocert, une place dans le sud.
Ma femme a de son côté refusé d'aller en Suisse et a obtenu une mutation dans le sud, mais
cela a été assez mal vu et elle l'a finalement payé cher en terme de carrière. William Vidal m'a
demandé alors de lui donner franchement mon avis sur Ecocert. Je le lui ai donné et... il a
nommé quelqu'un d'autre au poste que j'avais en vue ! Direction de Ciba et d'Ecocert, même
combat ?
Comment on s'enracine
Au bilan, ma femme avait sacrifié sa carrière, nous en avions conscience, et je n'avais pas de
bonnes perspectives au sein d'Ecocert. Je suis alors retourné à l'ENSAT voir un prof, et je lui
ai fait part de ce que j'avais vu en Bio, les haies et les auxiliaires, durant mon séjour chez
Ecocert. Il m'a alors dit: “ Ok, je te prends en thèse, mais débrouille toi pour le reste ?. J'ai
finalement trouvé les financements pour une thèse sur le thème "diptères syrphidés auxiliaires
des cultures". J'avais pris le puceron comme modèle de ravageurs, d'une part parce que c'est
un vrai nuisible et d'autre part parce que la plupart des végétaux naturels ont des pucerons.
J'avais vu l'intérêt des nurseries à auxiliaires, ces lieux en dehors des cultures où les
auxiliaires peuvent se développer. En effet, si de nombreux ravageurs " comme le puceron "
sont spécifiques d'une plante ou d'une famille de plantes (puceron du pois, puceron du blé,
etc...) leurs prédateurs leur sont communs. L'un des principes du génie agroécologique est de
jouer sur ce principe en maintenant des zones accueillant des phytophages distincts de ceux
des plantes cultivées mais partageant les mêmes prédateurs ! ! J'avais donc ce principe en
tête. Quant au choix de l'auxiliaire, la coccinelle et la cécidomyie étaient déjà très
documentées, on vendait même déjà des larves de coccinelles pour les cultures sous serre. En
revanche, les syrphidés, en dépit de leur omniprésence dans les inventaires n'étaient pas
étudiés en France. Il y avait bien eu un chercheur, mais il était mort à 40 ans et personne
n'avait pris sa suite et l'INRA d'Antibes a concentré tous ses moyens sur un seul modèle, la
coccinelle.
Il vaut la peine de signaler qui finançait ma thèse. J'ai proposé cette étude à l'Union des
Sociétés des Autoroutes à Péage ! Il s'agissait d'évaluer les populations de syrphidés sur les
zones d'emprise des autoroutes par rapport aux zones travaillées par l'Homme. Les abords
des autoroutes sont en effet plus riches qu'on ne le croit et constituent d'importantes zones
refuge.
De l'art du camouflage
Avec un collègue, dans le cadre de la réforme du 3-5-8 (licence, master, thèse) nous avons
défini un projet de DAA Ã part entière, Ã cheval sur l'agronomie et l'agroécologie que nous
avons dénommé “ Systèmes de Production, Environnement, Territoire ? pour que cela ne
fasse pas trop écolo.
Biodiversité et stabilité.
Pendant longtemps la corrélation entre les deux est apparue comme une pétition de principe
des écologues. Mais je crois que, désormais, l'on peut répondre par l'affirmative. Plus un
système est riche et plus il est stable en cela qu'il recèle des capacités accrues de résilience. En
effet il faut rentrer un peu dans le détail. Le travers qu'il faut éviter c'est d'abord d'entrer
dans un utilitarisme strict en proclamant que toute espèce remplit une fonction donnée dans
un écosystème donné Ã un moment donné et qu'elle est irremplaçable. En fait, le baroque
existe dans la nature, avec pléthore d'espèces qui "ne servent à rien". Ou plus exactement
plein d'espèces qui s'insèrent dans un écosystème, certaines pouvant disparaître sans pour
autant que l'écosystème s'écroule. Tout simplement parce que d'autres espèces déjà présentes
peuvent prendre leur place. On distingue donc pour un écosystème donné des espèces clef-de-
voûte, indispensables, et des espèces non indispensables. Des espèces clefs de voûte, il n'en
existe pas tant que cela. On peut, dans des conditions données et à un moment donné,
concevoir de réduire chaque écosystème à un nombre plus limité d'espèces que l'on en
rencontre dans la nature. Toutefois, si le système subit tout à coup des fortes variations
extérieures, sa diversité peut se révéler indispensable pour restaurer son intégrité et retrouver
son équilibre d'avant la perturbation. C'est davantage la fonction des espèces présentes dans
un écosystème qui fait l'importance de chacune et de l'ensemble, que le nombre d'espèces
pour lui-même. C'est en cela que la biodiversité est d'abord un facteur de résilience même si
à un instant "t" elle paraît inutile.
Biodiversité et productivité
Les écologues se posent évidemment la question de la relation entre biodiversité et
productivité. Autrefois, on disait sans hésiter que plus un système est riche et plus il est
productif en biomasse. Mais il y avait d'importants contre-exemples, notamment celui des
zones humides tels que les estuaires pauvres en espèces mais productifs, et certains
agrosystèmes moyennement riches mais également productifs (ce dernier exemple est très
critiquable car l'Homme intervient fortement pour augmenter artificiellement sa
productivité). Un programme européen a été conduit par 8 équipes. Les chercheurs ont suivi
des prairies naturelles dans lesquelles ils ont relevé le nombre d'espèces. Le résultat est que
plus il y a d'espèces, plus la prairie est productive. Il y a également eu une expérimentation
aux USA ayant mis en jeu 22 mélanges prairiaux. Au début des associations, ils ont noté peu
de différences entre les mélanges. Mais les différences se sont révélées avec le temps et au bout
de 10 ans, l'écart de productivité allait de 1 Ã 2. Sur le moyen terme, la richesse spécifique
augmente la productivité. Au passage, cela prouve que certaines pratiques traditionnelles des
agriculteurs, telles que les cultures en mélange, étaient bien fondées. Nous avons validé ce qui
avait été observé empiriquement. Cela me fait penser à des agriculteurs que j'ai rencontrés
et qui ont des résultats assez exceptionnels dans ce domaine. Alors que je faisais la tournée de
mes pièges à insectes sur le terrain, je suis passé au bord d'une parcelle où l'agriculteur
cultivait simultanément 5 espèces : blé, orge, avoine, vesce, pois. Quand je raconte cela à mes
étudiants ils sont sidérés. Pour la récolte, l'agriculteur joue sur la précocité des variétés de
chaque espèce. En 2003 lors de la sécheresse, alors que la plupart des agriculteurs ont fait 18-
20 qtx de blé, il a fait en tout 42 qtx ! Le mélange est, grosso modo équilibré. Dans un tel
système il n'y a presque même plus besoin de rotations !
Quand on discute de ces questions avec les étudiants, de la productivité de l'agro-écologie, et
quand ils s'interrogent sur les raisons du non développement de telles pratiques, j'ai coutume
de leur expliquer qu'Ã l'heure actuelle la principale carence des sols français, ce n'est pas un
élément chimique, c'est le travail. Le territoire souffre d'une déficit chronique de main
d'Å“uvre.
Dans ce schéma on ne prend pas en considération la biodiversité "neutre" (sans influence sur
l'agrosystème) puisque l'on raisonne dans le cadre non d'un écosystème mais d'un
agrosystème.
Ensuite, se pose la question de l'évaluation de la biodiversité. A partir de quand faut-il
recenser une espèce ? Dès le premier individu ? A partir d'un certain seuil ? Cette question du
seuil est particulièrement importante pour l'agrobiodiversité puisqu'il s'agit en général de
déboucher sur des préconisations d'action. La présence d'une espèce en elle-même ne nous
intéresse pas, ce n'est pas parce qu'une espèce est présente, qu'elle fait partie de
l'agrobiodiversité, ce qui nous intéresse c'est une présence significative. Cela est d'autant plus
vrai pour la biodiversité associée destructrice où l'on recherche des seuils de nuisibilité. Ces
seuils sont relativement bien travaillés en arboriculture, par contre ils sont quasi-inexistants
en grandes cultures.
La gestion des habitats
Nous avons vu tout à l'heure, dans le cas de l'étude sur les syrphidés, la distinction entre lutte
biologique simple qui consiste à introduire des auxiliaires et un génie agroécologique qui
consiste entre autres à maintenir sur place les auxiliaires par des pratiques adéquates. Mais
on peut encore aller plus loin en distinguant trois niveaux de sophistication.
niveau 1: "primum non noscere", on s'efforce de ne pas nuire aux auxiliaires (B1), par
exemple en évitant de traiter les zones refuges.
niveau 2: on essaie de mettre en place ce qui favorise B1, on parle alors de stratégie "top-
down" ou descendante puisque si l'on prend en considération la pyramide alimentaire
végétaux-ravageurs-auxiliaires, il s'agit de contrôler les ravageurs par le haut, par les
auxiliaires.
niveau 3: on essaie de défavoriser les ravageurs, par la conduite même des cultures, c'est
l'approche "bottom-up" ou ascendante.
Lorsque l'on combine les actions de niveau 2 et 3 on parle de "push-and-pull strategy". Je
vais illustrer ce qui précède en développant le cas des cultures associées. Cette pratiques va
d'une part favoriser les auxiliaires et d'autre part pénaliser les pucerons.
a) favoriser les auxiliaires. Les fleurs des légumineuses vont permettre le butinage de
parasitoïdes, des petites guêpes qui pondent leurs Å“ufs dans les pucerons.
b) handicaper les ravageurs. La plupart des phytophages localisent leur plante hôte de
manière olfactive. Il est évident qu'une grande parcelle de blé ou de pois émet un message
olfactif cohérent et repérable. En revanche une parcelle en mélange émet un message brouillé.
Donnons un exemple précis, dans le cas d'une plantation mixte chou/poireau, les papillons de
la piéride du chou sont incapables de s'y retrouver. Concernant les pucerons, qui sont
généralement inféodés à un nombre réduit de plantes hôtes et qui se déplacent par vol
essentiellement passif, l'installation d'une culture plurispécifique, Ã base de 5 espèces par
exemple, n'offre qu'une chance réduite de tomber sur la bonne plante (selon la proportion des
plantes d'une même famille).
De l'allèlopathie
L'allèlopathie est un phénomène assez fréquent chez les plantes. Ce sont en général des
alcaloïdes produits au niveau des racines. On connait même des cas d'auto-intoxication ! C'est
ainsi le cas de la piloselle, elle produit en permanence un alcaloïde ce qui lui permet de se
développer en cercles concentriques. Mais au centre du cercle, la concentration devient telle
que le pied mère finit par en mourir. Il faut attendre que la pluie ait assaini le sol pour que des
plantes se réinstallent. Beaucoup de variétés anciennes de céréales avaient des propriétés
allélopathiques. C'est le cas notamment du seigle qui est souvent introduit dans la rotation
pour résoudre les problèmes d'adventices dans les systèmes sans labour (au Brésil
notamment).