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LA SÉCULARISATION

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Histoire et actualité d'un concept controversé
Jean-Claude Monod

Presses Universitaires de France | « Droits »


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2013/2 n° 58 | pages 3 à 30
ISSN 0766-3838
ISBN 9782130618041
Article disponible en ligne à l'adresse :
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http://www.cairn.info/revue-droits-2013-2-page-3.htm
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Pour citer cet article :


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Jean-Claude Monod, « La sécularisation. Histoire et actualité d'un concept
controversé », Droits 2013/2 (n° 58), p. 3-30.
DOI 10.3917/droit.058.0003
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JEAN-CLAUDE MONOD
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LA SéCULARISATION. HISTOIRE
ET ACTUALITé D’UN CONCEPT CONTROVERSé

Si le mot d’ordre d’interdisciplinarité est devenu une sorte de mantra


administratif, il arrive que l’exigence d’un croisement des perspectives
entre juristes, philosophes, historiens, sociologues, politistes, théologiens,
soit appelée par l’objet même. C’est le cas du concept de sécularisation,
non pas seulement parce que les uns et les autres utilisent ce concept,
mais aussi parce que l’histoire même de ce concept et l’actualité des
débats auxquels il donne lieu ont été et sont largement marqués par
des transferts d’un domaine à l’autre : d’un terme technique, juridique,
interne au droit d’Église, « la sécularisation » en est venue à désigner un
processus historique et sociologique de très grande ampleur, quasi syno-
nyme, alors, de la « modernité », voire couvrant « l’histoire occidentale »
tout entière. Ce concept macro-historique semble d’ailleurs excéder le
cadre de l’histoire comme discipline positive et se situer à la frontière
incertaine entre philosophie de l’Histoire et sociologie historique. Cette
extension fait sans doute l’intérêt philosophique du concept, mais aussi
sa fragilité, certains commentateurs y soupçonnant un ultime « grand
récit », le mythe, peut-être, que l’Occident se raconterait à lui-même et
raconterait aux autres civilisations, forcément « retardataires » dans le
processus « exemplairement » représenté par l’Occident chrétien, post-
chrétien, moderne. Et pourtant, les multiples critiques dont a fait l’objet
le concept de sécularisation – j’en rappellerai quelques unes dans ce qui
suit – n’ont nullement abouti à sa disparition, que ce soit dans les dis-
ciplines évoquées ou dans les débats publics.
Avant d’aborder ces débats et la constellation de problèmes liés à la
notion de sécularisation, et pour ouvrir cette « ouverture », cette intro-
duction générale à une vaste série d’études interdisciplinaires, j’aime-
rais citer un esprit qui était, en quelque sorte, interdisciplinaire à lui
tout seul, c’est-à-dire encyclopédique – tout philosophe qu’il était, il
rédigea une Nouvelle méthode pour enseigner le droit et la jurisprudence en
1667 – car il n’était pas moins juriste – et il consacre plusieurs pas-
sages à déployer une analogie réglée et systématique entre la théologie
– car il n’était pas moins théologien – et la jurisprudence. Leibniz, donc,
divise la théologie en quatre parties : dialectique ou positive, historique,
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exégétique, et enfin, « le couronnement des autres parties : polémique


ou controversielle, définissant les cas non décidés dans les lois à partir
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de la raison et de la similitude ». Or, ajoute Leibniz, « nous avons transféré


à juste titre le modèle de notre division de la théologie vers la jurisprudence,
car la similitude des deux facultés est remarquable. En effet, l’une et
l’autre sont doubles du point de vue des principes : provenant d’une
part de la raison – d’où [proviennent] la théologie et la jurisprudence
naturelles […], d’autre part de l’Écriture ou d’un des livres authentiques
contenant les lois positives – dans le premier cas divines, dans le second
cas humaines ». Et plus loin ce passage fameux : « la théologie est une
espèce de jurisprudence… »
Ce texte peut nous introduire à la question de la sécularisation, à
deux titres. D’abord, peut-être, par ce qui nous en sépare, à l’évidence :
les manuels de droit ne s’ouvrent plus sur des tels parallèles entre droit
et théologie et ils ne donnent pas les divisions de la théologie en modèle
à la jurisprudence. Entre  1667 et  2014, quelque chose s’est passé en
Europe qui a ôté à la religion et à la théologie la place centrale qu’elles
occupaient encore, du temps de Leibniz, dans l’organisation du savoir,
du discours philosophique et scientifique, des facultés et des pouvoirs.
La sécularisation est passée par là, au sens 1, d’un déclin de l’influence
sociale de la religion tout comme de la théologie comme ancien « sec-
teur dominants » la vie sociale, intellectuelle, et définissant les normes
du vrai et du juste. C’est ce que j’ai appelé la sécularisation-retrait, la
sécularisation comme affaiblissement de la présence publique de la ou
des religions et/ou de leur caractère « obligatoire », hégémonique.
Mais d’autre part, ce texte de Leibniz opère, selon ses termes, un
transfert systématique de la théologie vers le droit, en l’occurrence de
la division des parties de la théologie et, plus loin, il développe systéma-
tiquement l’analogie : ce qui est rémission des péchés ici est « droit de
grâce » là ; ce qui est ici « jugement dernier » des péchés est là jugement
(verdict) judiciaire d’actes d’infraction aux lois humaines, etc. N’a-t-on
pas alors affaire à une autre compréhension ou acception de la sécula-
risation, ce que j’ai appelé « sécularisation-transfert »? On sait que la
thèse d’un transfert systématique de la théologie au droit politique
constitutionnel, à la « théorie moderne de l’État », constitue le cœur de
la Théologie politique de 1922 de Carl Schmitt : « Tous les concepts pré-
gnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques
sécularisés1. » On a pu contester cette thèse en tant qu’elle opère un
amalgame ou un glissement non-maîtrisé entre le constat d’homologies

1.  Carl Schmitt, Théologie politique [1922], III, trad. fr., Paris, Gallimard, 1988,
p. 46.
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ou d’analogies entre concepts théologiques (le souverain divin, le mira-


cle…) et concepts juridiques (le souverain politique, l’état d’exception…)
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et l’affirmation d’une sécularisation, laquelle suggère une antériorité


du modèle théologique, une dérivation. Mais sans entrer pour l’heure
dans cette discussion, notons que « sécularisation » n’est pas ici utilisé
dans son sens technique-juridique originel, mais comme « catégorie
d’interprétation » de l’histoire (Hermann Zabel), en particulier de l’his-
toire des idées et des concepts, « concept historico-politique » (Hermann
Lübbe), « catégorie généalogique par excellence » (Giacomo Marramao).
Il est en ce sens lui-même le déplacement et la métaphorisation de
l’usage technique, juridique, du même concept. Hans Blumenberg, à la
suite d’Hermann Zabel, a longuement examiné le rapport de ce concept
extrêmement polysémique et mobile avec « l’arrière-plan métaphorique
de l’acte juridique1 » de sécularisation, et plus précisément avec son sens
dans le droit ecclésiastique, puis dans les grandes procédures d’expro-
priation des biens d’Église.
On voit ainsi que la sécularisation a pu désigner :
– un acte juridique, mis en œuvre dans le cadre du droit canon, du
droit interne à l’Église ;
– un acte politico-juridique de plus grande ampleur, mis en œuvre par
un prince ou un État et appliqué aux biens d’Église ou à certaines
institutions et tâches jusqu’alors assumées par les Églises ;
– par déplacement et généralisation, un processus historique nommé
ou désigné par un concept employé dans le champ de la philosophie
de l’Histoire, de la théologie, de la sociologie et dans le champ même
du discours politique.
Face à cette polysémie, à cette stratification de sens et à la prolifération
de questions qui s’y attachent, un retour sur la catégorie même de sécula-
risation semble nécessaire, une interrogation sur sa constitution en para-
digme d’interprétation des Temps modernes et de l’auto-interprétation
de notre histoire. On peut tenter d’apprécier la pertinence de cette caté-
gorie, voire son caractère indispensable, selon une autre affirmation
frappante de Carl Schmitt (Remarque préalable à la 2nde édition de la
Théologie politique) : « sans un concept de sécularisation, aucune compré-
hension des derniers siècles de notre histoire n’est possible ».
J’aimerais donc rappeler quelques niveaux de sens et moments de
cette histoire sémantique. L’intérêt de la méthode élaborée, notamment,

1.  Hans Blumenberg, La Légitimité des Temps modernes, [1966], trad. fr, Paris,
Gallimard, 1999, p. 31.
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par R. Koselleck en termes de « sémantique historique » et d’«  histoire


des concepts » (Begriffsgeschichte) est qu’elle permet de pratiquer une
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« coupe transversale » dans l’histoire occidentale, les variations de sens de


la notion renvoyant à des changements profonds dans les « arrière-plans
historiques », dans les rapports réels entre Église(s), État et société.

Avant de nous lancer dans ce parcours sémantique-historique, rele-


vons quelques problèmes saillants qui font l’actualité de la notion. En
l’espace de quelques décennies, entre les années 1960-1970 et la fin du
xxe siècle, en France, la laïcité est passée du rang d’accessoire poussié-
reux du patrimoine républicain, n’intéressant guère que quelques histo-
riens et instituteurs, à celui d’objet brûlant de débats publics passionnés.
On pourrait dire quelque chose d’analogue s’agissant de la sécularisa-
tion : ce qui n’était, en France, dans les mêmes années 1970, qu’un
concept pour spécialistes de la sociologie de religions ou de l’histoire de
la modernité est devenu une catégorie centrale du débat « théologico-
politique » contemporain, discutée non seulement par les philosophes,
les juristes, les politologues, mais aussi par les acteurs mêmes de la
vie politique et sociale – sans doute moins « grand public » que celle
de laïcité, en France, mais les choses changent au plan mondial. Les
questions qui font alors débat, et parfois sur un mode extrêmement vif,
sont notamment celles-ci : dans quelle mesure les sociétés occidentales,
sécularisées, doivent-elles se penser comme encore marquées par leur
passé chrétien, à titre de référent culturel central et directeur ? Doivent-
elles plutôt affirmer, réaffirmer ce référent culturel ou doivent-elles
plutôt « accomplir » plus avant la sécularisation comprise comme pro-
cessus d’émancipation vis-à-vis des schèmes, des représentations, des
héritages religieux ? Doivent-elles se repenser à partir de la situation
d’aujourd’hui, situation « post-chrétienne », multiculturelle, caractérisée
notamment par la part croissante des athées et des agnostiques, mais
aussi par la présence durable et numériquement massive de citoyens
musulmans, d’un islam d’Europe ? Si la modernité techno-scientifique
et l’économie industrielle « produisent » nécessairement une sécularisa-
tion, les sociétés musulmanes, du leur côté, sont-elles vouées à connaître
un mouvement historique de relativisation de la place de la religion dans
la vie sociale d’ensemble, comparable à celui qu’ont connu les sociétés
européennes ? N’assiste-t-on pas, depuis des décennies, depuis – pour
prendre un repère commode – la révolution iranienne de 1979, à un
mouvement inverse, à une « désécularisation »? Et celle-ci, ou ce qu’on a
appelé peut-être maladroitement « retour du religieux » ou « revanche de
Dieu », ne vaut-elle pas non seulement pour le monde dit « islamique »
mais pour la repolitisation du judaïsme ou les formes de réaffirmation
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chrétienne, catholique, évangélique (en Amérique latine, en Afrique, en


Asie), dans la sphère publique1?
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Les questions reviennent, en zigzag, d’une aire culturelle à l’autre


et inquiètent le paradigme de la sécularisation : n’a-t-on pas fait fausse
route en interprétant le processus même de sécularisation, dans le cas
des sociétés européennes, comme un simple « retrait » de la religion, au
risque de manquer des recompositions, des déplacements, des trans-
formations plus subtiles qui assurent à la religion une place « métabo-
lisée »? N’a-t-on pas fait fausse route, plus radicalement, en identifiant la
modernité à la sécularisation, du moins à une sécularisation interprétée
comme un tel « déclin de la religion » devant conduire, à plus ou moins
long terme, à sa marginalisation complète, à son effacement, voire à sa
disparition ?
Je ne prétendrai nullement, dans cette introduction générale aux
thématiques de la sécularisation, répondre à toutes ces questions. Je
voudrais me contenter d’approcher quelques problèmes qui tiennent,
comme le dit Hans Blumenberg, au « statut conceptuel » de ce concept
polysémique, mais aussi, pour parler, cette fois, comme Reinhart
Koselleck, à son histoire sémantique, à la multiplicité des strates qui se
sont sédimentées et qui en font un concept surchargé – au point qu’il
peut désigner des processus non seulement distincts mais (presque)
contradictoires. Je m’attacherai donc à ces usages variés du concept,
à son histoire, avant d’en venir, pour finir, à la discussion de quelques
énoncés ou thèses philosophiques sur la sécularisation.

Éléments d’histoire sémantique de la sécularisation

L’intérêt de la méthode d’une histoire sémantique est qu’en suivant


le fil des transformations du terme, on pratique une coupe transversale
dans l’histoire, les changements de sens renvoyant à des transformations
sociales et politiques, ce qui permet d’effectuer une « condensation »
approchée de l’histoire de la sécularisation, avec toutes les limites qui
affectent nécessairement ce type d’exercice d’histoire « de survol ».
Nous ne rappellerons que sommairement l’arrière-plan théologique
du concept, soit l’opposition entre deux pôles : le saeculum au sens de
« ce siècle », de « ce monde », opposé au « monde à venir »; mais aussi
le saeculum au sens du « siècle » opposé à la « règle », division interne

1. Voir par exemple le numéro de mars 2007 de la revue Esprit, « Effervescences reli-


gieuses dans le monde ». Voir aussi Peter Berger, The Desecularization of the World, traduit
sous le titre Le Réenchantement du monde, trad. fr., Paris, Bayard, 2001.
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à l’Église et au clergé. Dans le premier cas, le saeculum traduit, dans la


Vulgate, des expressions bibliques telles que o outos aiôn, cet « éon »,
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cette « ère », cette durée de temps, ce règne, opposé alors à o mellôn aiôn,
le règne futur, le monde à venir, le « royaume » promis par le Christ. Voir
Luc 16, 8, ou Jean, 18, 36 (« mon royaume n’est pas de ce monde »),
Mat. 12, 22, etc. Comme l’a noté Rémi Brague, « le mot de saeculum
présente cet intérêt de désigner le monde, dont on pourrait penser qu’il
relève avant tout du spatial, par un terme qui appartient au registre
chronologique : en latin, il signifiait orginellement “génération”1. »
Le monde, ici, est temporellement limité, sa fin est inscrite dans
sa naissance, il est ainsi le lieu des activités seulement mondaines, et
les apôtres ne cessent d’inviter le croyant à porter son regard au-delà :
« Ne vous conformez pas au siècle présent, mais qu’il se fasse en vous
une transformation », exhorte saint Paul (Rom., 12, 2). Il s’agit aussi de
faire valoir la distance entre la royauté du Christ et toute royauté « mon-
daine », c’est-à-dire seulement temporelle et politique : la distinction du
temporel et du spirituel sera par la suite élaborée comme distinction des
deux Cités, la Cité de l’homme renvoyant à l’ensemble des possessions
et des pouvoirs mondains, et à l’histoire de leurs transformations, tan-
dis que la Cité de Dieu « pérégrine » à travers cette histoire mondaine
comme histoire de l’Église en vue d’une espérance supérieure, celle dans
le salut et dans la béatitude éternelle. (Voir saint Augustin, Cité de Dieu,
XV, 17). Entre-temps, le croyant vit dans le monde, mais comme en exil
(Cité de Dieu, XV, 1).
Mais le siècle ne s’oppose pas seulement au monde à venir : l’accep-
tion du terme saeculum et du français « siècle » comme pôle opposé à la
vie propre aux « clercs » et en particulier aux « moines », à la règle monas-
tique, résulte de son côté d’un travail de délimitation des genres de vie,
de définition des obligations et du statut des clercs. Ces distinctions
s’élaborent essentiellement sous la plume des Pères de l’Église et de
poètes chrétiens de l’empire romain christianisé des ive et ve siècles. Les
clercs vivent loin de l’agitation des affaires temporelles, et sont voués au
service divin, c’est-à-dire à la contemplation et à la prière, leur « propre »
étant le service de Dieu, ils ne « possèdent » rien en propre. Loin de
s’accomplir dans l’espace de la cité, la vertu du clerc passe par une
« fuite hors du monde », comme l’indique un traité d’Ambroise intitulé
De fuga saeculi. Le siècle se charge ici de connotations négatives, comme
le lieu du péché qui détourne l’âme de Dieu ; mais il peut désigner aussi,
plus descriptivement, l’ensemble des activités sociales qui ne sont pas

1.  Rémi Brague, « La sécularisation est-elle moderne ? », in M. Foessel, J.-F. Kervégan et


M. Revault d’Allonnes (dir.), Modernité et Sécularisation, Paris, CNRS éditions, 2006, p. 25.
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orientées vers le salut. Et de ce fait il s’applique aussi aux membres du


clergé qui sont directement au service du « peuple », de la « masse » des
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profanes, – le clergé « séculier », voué à une immersion dans le monde


pour veiller au salut des âmes.
Ce travail de distinction théologique et ecclésiologique se prolonge
sur le plan du droit canon, lorsqu’il s’agit de penser l’opération de céder
une propriété d’Église à un personnage privé, ou de transformer un
lieu conventuel en une institution « séculière », comme un hôpital ou
un asile.
C’est le décret de Gratien, vers 1151, ce recueil qui donne cohérence
nouvelle au droit canonique, qui fixe la définition : l’acte de ­rendre
séculier un bénéfice (au sens ecclésiastique du terme, c’est-à-dire le
droit d’occuper une charge et d’en tirer des rvenus), un religieux ou un
lieu qui était régulier. On distingue les sécularisations personnelles (qui
concernent les religieux) et les réelles (qui concernent les bénéfices),
et on distingue parfois la sécularisation définitive de « l’exclaustration
temporaire ». (Lors d’une communication restée inédite au colloque
d’Anvers « Radical Secularization ? », un jeune chercheur néerlandais
prit appui sur cette distinction interne au droit d’Église entre sae-
cularisatio et exclaustratio pour se demander si, au vu de la montée en
puissance de revendications « anti-sécularistes », le processus de perte
d’influence sociale de la religion que l’on a coutume de désigner comme
« sécularisation » n’aurait pas plutôt été, en fait, une « exclaustration » –
provisoire…).
Durant tout le Moyen Âge, on peut dire avec Max Weber que l’Église
a été la plus grande institution « rationnelle » quant à ses modes d’orga-
nisation, « la première bureaucratie rationnelle », produisant un droit
interne et une jurisprudence extrêmement développée qui « couvrait »
tous les offices ou « bénéfices » gravitant autour de l’Église ou hiérar-
chiquement dépendants d’elle : institutions caritatives, hospitalières,
administratives, universitaires, monastiques, etc. Ainsi, en 1505, l’admi-
nistration de l’Hôtel-Dieu de Paris est elle « sécularisée »1.
Le terme français « sécularisation » apparaît pour la première fois
(connue, du moins) en français dans un « recueil d’arrêts notables des
cours de France » paru en 1559, à propos d’une affaire de biens d’église
gagés2. Le dictionnaire de Furetière mentionnera le terme, en 1690,

1. Voir Jean Imbert, Les Hôpitaux en droit canonique (du décret de Gratien à la sécula-
risation de l’administration de l’Hôtel-Dieu en 1505), Paris, Vrin, 1947.
2.  Je suis ici et dans ce qui suit les indications de l’article de H. Strätz, « Säkularisation,
Säkularisierung, II. Der kanonistische und staatskirchenrechtliche Begriff »  des Geschicht­
liche Grundbegriffe, éd. O. Brunner, W. Conze, R. Koselleck, t. V, Stuttgart, Klett-Cotta,
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et notera que « les sécularisation des Abbayes de Clerac, de Vizelay, et


autres, ont été faites par l’autorité du Pape ». Le terme renvoie ici à une
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pratique de l’Église, à savoir la transformation d’une abbaye ou d’un


cloître en université ou en hôpital, ou la vente de terres qu’elle cède à
une institution ou à des propriétaires civils. Intégré au droit canon, le
terme recouvre aussi la décision de retour dans la sphère séculière, dans
le « monde », d’un religieux ou « profès » dispensé de ses vœux.

Extension sémantique et portée politique de la sécularisation dans les Temps


modernes

Reprenons le fil de l’histoire sémantique, qui est aussi celui d’une


extension de la portée de cette opération juridique. L’Encyclopédie de
d’Alembert et Diderot, en 1765, reprend la définition canonique :
« sécularisation […] est l’action de rendre séculier un religieux, un
bénéfice ou lieu qui était régulier. » Mais à côté de cette définition neutre,
l’article de l’Encyclopédie développe des considérations politiques qui
mettent notamment en cause « les immenses revenus que possèdent
un grand nombre d’évêchés et d’abbayes d’Allemagne. […] Il serait à
désirer que l’on eût recours à la sécularisation pour tirer des mains des
ecclésiastiques des biens que l’ignorance et la superstition ont fait autre-
fois prodiguer à des hommes que la puissance et la grandeur temporelles
détournent des fonctions du ministère sacré, auxquels ils se doivent tout
entiers ». On voit que se dessine ici un programme qui n’est plus seu-
lement foncier, mais engage une vision du « détournement » temporel
des missions spirituelles et une critique de la superstition qui soutien-
drait le pouvoir clérical. J’ai pu documenter cet usage polémique du
terme et du programme de sécularisation dans divers pamphlets pré-
révolutionnaires, tel ces Réflexions patriotiques d’un Français, sur la sécula-
risation des Religieux & l’extinction de la mendicité (1787) qui présentent
leur programme de sécularisation comme « le projet le plus vaste qui ait
paru depuis des siècles1 ».
En Allemagne, c’est sur le fond de la division des confessions et des
guerres de religion que le terme s’est introduit dans le champ politique.
Lors des pourparlers en vue de la paix de Westphalie, qui met fin à la

1984, pp. 792-809, mais aussi des ouvrages de Giacomo Marramao (Cielo e terra. Genealogia
della secolarizazzione, Rome-Bari, Laterza, 1994) et d’Hermann Lübbe (Säkularisierung.
Geschichte eines ideenpolitisches Begriffs, Fribourg-Munich, Alber, 1964.
1.  Je me permets de renvoyer à cet égard à Jean-Claude Monod, Sécularisation et
laïcité, Paris, Puf, coll. « Philosophies », 2006, pp. 81 sq.
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La sécularisation        11

guerre de Trente Ans en 1648 et impose une « paix de religion » entre


protestants et catholiques, le négociateur français, Longueville, propose
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que soient sécularisés un certain nombre de séminaires et de diocèses.


Plus largement, l’expérience des réformes, des schismes, des per-
sécutions et des guerres civiles confessionnelles constitue un moment
décisif pour la sécularisation européenne et pour la diversité des his-
toires nationales, des « voies » vers une organisation différente de l’unité
théologico-politique à dominante ecclésiale du Moyen Âge.

Sources lointaines et variations nationales-confessionnelles

Si les sources de la pensée laïque sont généralement cherchées dans


la cité grecque et sa conception du laos comme unité civique, l’histoire
politique de la sécularisation se construit généralement par un contraste
entre la chrétienté médiévale et l’Europe des États modernes.
Au plan « idéel » et religieux, la fin de la chrétienté médiévale a été
retracée comme un processus directement lié à la pluralisation des
Églises chrétiennes, à la rupture constituée par les Réformes protes-
tantes. On a, un temps, dans le sillage de Max Weber et d’Ernst Troeltsch,
prêté beaucoup d’attention aux « éthiques sociales », mais aussi aux
effets politiques et économiques du contenu théologique des Réformes
protestantes. Assurément, au plan politique, on peut difficilement nier
l’importance historique et les effets diffractés de la réflexion théologique
de Luther sur la liberté intérieure, le thème d’une intériorité invio-
­lable et de « deux glaives » absolument distincts, sa critique du fameux
compelle intrare, « contrains-les d’entrer » de Luc, commenté et soutenu
par saint Augustin, qui constitua la justification classique, dans l’Église,
de l’usage de la coercition pour « vaincre » les hérétiques, – Luther sou-
tient à l’inverse que l’autorité temporelle n’a pas pouvoir sur les âmes.
Certes, si l’on reprend la distinction entre deux sens de la sécularisation,
comme retrait et comme transfert, la complexité du protestantisme tient
en effet à ce qu’il a pu être invoqué dans les deux directions. D’un côté,
Luther a considérablement accentué l’exigence d’une séparation des
deux règnes, temporel et spirituel. Contentons-nous ici de rappeler un
de ses prêches : « Vous devez biens séparer ces deux règnes […] L’autorité
séculière doit commander, diriger. Car le Christ n’a rien à faire de cela.
Il veut seulement une chose : libérer la conscience et conduire à la vie
éternelle1. » Réciproquement, dans le texte « De l’autorité temporelle »,

1.  Martin Luther, Predigten über die Christusbotschaft, Calwer-Luther Ausgabe,


Munich/Hamboutg, Siebenstern, 1966, pp. 57-58.
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Luther souligne fortement que l’autorité temporelle ne peut prétendre


à aucun pouvoir coercitif sur les âmes : « L’hérésie est affaire spiri-
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tuelle, on ne peut ni la pourfendre par le fer, ni la brûler par le feu, ni la


noyer par l’eau1. » On aura reconnu ici l’arsenal de la Sainte Inquisition
et les instruments grâce auxquels l’Église obtenait aveux, rétractation
et contrition des âmes « égarées » et des relaps. Mais d’un autre côté,
le protestantisme se présente (et Hegel comme Max Weber n’ont cessé
d’y insister) comme une volonté non pas de retirer le sacré du monde
mais au contraire d’insuffler dans la vie quotidienne, profane, dans la vie
du laïc aussi bien, les exigences religieuses jusqu’alors plutôt réservées
à la sphère « séparée » des moines, des clercs ou des « virtuoses » de la
religion. En prenant femme, il s’agit pour Luther d’élever le mariage
en ne faisant pas de son refus la plus haute marque de la vie religieuse.
Quant à la thèse – de L’éthique protestante et ‘l’esprit’ du capitalisme – selon
laquelle la foi réformée (calviniste puritaine) dans la prédestination et la
recherche des « signes » mondains de sa confirmation ont favorisé l’essor
du capitalisme, elle est trop célèbre pour qu’on s’y attarde ici. Notons
seulement qu’elle peut être interprétée comme un vaste mouvement de
sécularisation-transfert, même si elle repose en fait sur un schéma (la
prédestination et ses signes) autrement plus complexe.
Notons également qu’au plan de « l’histoire politique de la religion »,
pour paraphraser Marcel Gauchet, la sécularisation comme progressive
atténuation de l’hégémonie de l’Eglise sur la vie sociale peut bien être vue
comme un retournement contre l’Église devenue les Églises divisées de
ressources scripturaires ou de schèmes théologiques. Il est indéniable,
à cet égard, qu’une ligne de développement « protestante » qui a
conduit à la formation de l’Europe « laïque » a été l’élaboration cri-
tique des potentialité inscrites dans les distinctions chrétiennes non
seulement entre les deux Cités (cité de Dieu, cité de l’homme), mais
aussi entre Église visible et Église invisible, foi intérieure et confession
publique. C’est justement en s’appuyant sur ces délimitations que
Locke, à la fin du xviie siècle, entend établir les « justes bornes qui
séparent les droits » respectifs du gouvernement civil et des Églises2,
ou que Kant plaide, à la fin du xviiie siècle, pour une « foi réflexive »
libre vis-à-vis de ce qu’il appelle les « religions de simple culte »3 dont
les formes divisent ­l’humanité. Le déisme joue ici un rôle sécularisant

1.  Martin Luther, De l’autorité temporelle, in Luther et les problèmes de l’autorité civile,
Paris, Aubier, 1973, p. 139.
2.  John Locke, Lettre sur la tolérance [1686], trad. fr., Paris, Garnier-Flammarion,
1992, p. 171.
3.  Emmanuel Kant, La Religion dans les limites de la simple raison, 1798.
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La sécularisation        13

en aplanissant l’importance des différences confessionnelles, du moins


dans les élites intellectuelles.
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Néanmoins, Weber et surtout Troeltsh ont souligné qu’il serait


erroné de prêter des effets uniment sécularisants et « tolérants » aux
protestantismes, en particulier une fois ceux-ci passés du statut de
minorité à celui de religion dominante (comme à Genève sous Calvin,
un régime que Weber qualifie de « théocratie »). Dans la genèse des
revendications de et des Déclarations des droits à la liberté de cons-
cience, Troeltsch et Georg Jellinek1 situaient l’inspiration religieuse
non pas tant du côté des grandes Églises protestantes que des « sectes »
(Quakers, baptistes, puritains) chassées d’Europe par les persécutions
religieuses, et parfois dans un mélange entre la thématique protestante
d’un accès direct à la Parole de Dieu et une inspiration néo-humaniste,
issue plutôt de la Renaissance2, insistant sur la dignité de l’homme
comme individualité. Divers auteurs, comme Marcel Gauchet ou
Olivier Christin3, insistent également plutôt sur les conséquences
sécularisantes du « fait » même de la pluralité confessionnelle intra-chré-
tienne, là où régnait l’unité sous l’égide d’un Pape ou la tension entre
papauté et empire. Cette pluralisation produit la division des États
entre eux et en eux-mêmes et conduit aux guerres civiles confession-
nelles. Or il s’agit là d’un phénomène décisif pour ce que Carl Schmitt
désigne comme la « déthéologisation de l’argumentation juridico-poli-
tique » et pour la constitution d’un ordre séculier européen, celui des
États modernes : l’État souverain supplante l’Église – ou les Églises
déchirées – comme le Léviathan capable de contenir ou de mettre fin
à la violence déchaînée par l’agitation théologique, pour imposer ce
qu’on appelle, au xvie siècle, la « paix de religion ».
L’utilisation sécularisante du schème des « deux Cités », des « deux
règnes » présents dans les Évangiles (« mon royaume n’est pas de ce
monde ») est donc attestable historiquement, et c’est elle qui a pu ouvrir
la voie à la formule célèbre de Marcel Gauchet qualifiant le ­christianisme

1.  Georg Jellinek, La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen – contribution


à l’histoire du droit constitutionnel moderne, trad. fr., Paris, Fontemoing, 1902. On sait
qu’Émile Boutmy estima que l’approche de Jellinek était inspirée par des motifs natio-
naux ou nationalistes, qui l’auraient conduit à minorer l’originalité de la Déclaration
française par rapport aux sources allemandes et américaines. Voir Émile Boutmy, « La
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et M. Jellinek », Annales de l’École libre
de sciences politiques, 1902, repris dans Études politiques, Paris, Armand Colin, 1907,
pp. 117-182.
2.  Ernst Troeltsch, Protestantisme et modernité, trad. fr., Paris, Gallimard, 1991.
3.  Marcel Gauchet, La Religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, Paris,
Gallimard, 1998 ; Olivier Christin, La Paix de religion, Paris, Seuil, coll. « Liber », 1997.
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de « religion de la sortie de la religion1 ». Cette formule présente cepen-


dant, selon moi, plusieurs inconvénients, que j’évoquerai dans ma sec-
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tion conclusive.
Si je m’arrête un instant sur la façon dont j’ai procédé jusqu’ici, une
chose apparaît : en privilégiant des exemples français – et allemands,
parfois américains – de l’histoire sémantique de la notion, je dévide
subrepticement le fil d’un récit de la sécularisation comme émancipa-
tion, sécularisation-retrait. Celle-ci, dans le cas français, trouverait son
couronnement politique dans une réalité institutionnelle désignée par
un autre terme, bien que sa « préparation » au xixe siècle se soit énon-
cée comme projet de « sécularisation » de la société : la laïcité, la loi
de séparation des Églises et de l’État, etc. Or d’un part, ce « récit » est
évidemment sélectif et schématique, simplificateur ; d’autre part, une
histoire sémantique qui s’attacherait plutôt à des exemples germaniques
ou anglo-saxons livrerait une reconstruction sensiblement différente de
la sécularisation. (On retrouve ici la question, sur laquelle il existe des
bibliothèques entières, du rôle de la Réforme protestante ou des protes-
tantismes, dans la sécularisation.)
Sur le premier point : la représentation évolutionniste de la sécula-
risation comme d’un vaste processus linéaire attaché au développement
de la science, de l’industrie et de l’économie moderne, et produisant un
retrait progressif mais inexorable de la religion, n’a résisté ni à l’analyse
historique, ni à l’observation d’une série d’événements et de tendances
allant en sens inverse.
À ce titre, l’expression générale « le » processus de sécularisation
pourrait être trompeuse, et il faudrait peut-être y préférer le repérage
de « trajectoires de sécularisation », selon une expression de Michel de
Certeau2 : sur des séquences historiques déterminées, des décennies,
voire des siècles, on peut en effet observer des mouvements nets de
déclin des références religieuses, ou une redistribution complète qui en
transforme le sens. L’article de Certeau « La formalité des pratiques »
illustre ainsi une séquence historique remarquable : le passage du sys-
tème religieux du xviie siècle à l’éthique des Lumières. Il s’agit de mon-
trer comment la philosophie, mais aussi certaines formes de religiosité
mystique ou « naturelle » maintiennent un référent chrétien tout en

1.  Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion,


Paris, Gallimard, 1985.
2.  Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard. Je me permets de ren-
voyer sur ce point à Jean-Claude Monod, « Inversion du pensable et transits de croyance.
La trajectoire de sécularisation et ses écarts selon Michel de Certeau », Revue de théologie
et de philosophie, Lausanne, n° 136, 2004, pp. 333-346.
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La sécularisation        15

construisant une éthique autonome, « formellement » chrétienne mais


dissociée de tout dogme. La question est débattue déjà par les historiens
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de la Grèce ancienne : entre la montée en puissance d’approches « scien-


tifiques » de l’univers, de cosmologies naturalistes, de savoirs fondés sur
l’observation empirique, d’un régime politique faisant une large place à
l’argumentation et à la discussion, l’essor de la philosophie… tout cela
se serait répercuté sur une certaine forme de laïcisation du droit ou
par le passage de ce que Louis Gernet avait désigné comme un « pré-
droit » archaïque, fondé sur une représentation mythique clanique de
la vengeance, à un « droit » objectivé en lois écrites et reposant sur une
« enquête », célébré comme une avancée de la Raison et de sa déesse
civique, Athéna, par les grandes tragédies1.
Pour faire un « saut » historique radical, on peut dire qu’une séquence
de sécularisation, d’ailleurs pour partie à marche forcée, a été obser-
vable dans les pays arabes entre les années 1950 et les années 1980,
avant un vaste mouvement de « résislamisation » par le haut et par le bas,
après l’échec du panarabisme et la déception des espoirs sociaux nés des
indépendances.

D’autres Lumières, d’autres processus de déthéologisation

Le danger du « récit » de la sécularisation comme déploiement « lo-


gique » de la distinction des deux « règnes » est de suggérer que seul le
christianisme disposait de ces ressources sécularisantes illustrées dans
l’histoire occidentale. Or au plan même de cette histoire, il faut faire
place à autre chose – non par souci de correction politique mais par
fidélité aux faits ; il faut faire place non seulement aux sources philo-
sophiques maintenues ou réactivées mais également aux autres religions
– Leo Strauss a ainsi popularisé le thème d’une Aufklärung du Moyen
Âge d’inspiration juive et musulmane2 (dans l’Andalousie musulmane
du xie siècle) : ces « Lumières » médiévales ne faisaient pas jouer une
oppositio entre raison et religion (à la différence de certaines tendances
des Lumières dites « radicales » ultérieures), mais créaient un espace

1.  Louis Gernet, Recherches sur le développement de la pensée juridique et morale en Grèce
[Paris, 1917], rééd. Paris, Albin Michel, 2001 ; voir aussi Michel Foucault, « La vérité et
les formes juridiques » [1974], in Dits et Écrits, t. III, texte n° 139. La thèse de l’avènement
d’une rationalité juridique célébrée par la tragédie (les Erynnies se rangeant sous Athéna)
se trouvait déjà chez Hegel, cf. à ce sujet Bernard Bourgeois, La Pensée politique de Hegel,
Paris, Puf, 1969.
2.  Leo Strauss, La Philosophie et la loi dans Maïmonide, trad. R. Brague, Paris, Puf,
1988.
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propre pour le déploiement d’un discours de la raison compatible avec


le rôle public de la religion – suivant une sorte de partage social, la
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raison étant plutôt réservée à un cercle de philosophes, la religion res-


tant nécessaire pour la moralité… des masses. De nombreux travaux
d’histoire intellectuelle et scientifique ont étudié depuis la complexité et
l’importance de la défense de la «  liberté de philosopher » par Averroès1
et des traductions et commentaires d’Aristote à travers lesquels ce sys-
tème philosophique se constitua en pôle d’une rationalité séculière au
sein même des théologies des trois monothéismes
De manière générale, suivant les modalités paradigmatiquement
dégagées par Michel de Certeau dans l’article déjà cité, « La forma-
lité des pratiques. Du système religieux à l’éthique des Lumières (xviie-
xviiie siècles) », toute une historiographie s’attache aujourd’hui à observer
comment de stratégies diverses ont produit des effets de déthéologisation
subtils (et parfois involontaires2) ou de déconfessionnalisation plus dis-
crets, mais non moins décisifs à long terme que les « grands moments »
célébrés par le grand récit national de la laïcité (Descartes pour le doute,
les Lumières pour la Raison, la Révolution pour les droits de l’homme et
1905 pour la loi). On s’intéresse ainsi des types de discours (qui ont pu
prendre la forme d’un déisme, d’une théologie naturelle, mais éventuel-
lement d’une certaine mystique) dans lesquels les noms ou les schèmes
chrétiens sont réemployés, mais trouvent un sens tout à fait nouveau
dans l’affirmation du primat de l’éthique sur le dogme ou de la cons-
cience sur les formes du culte. (Rousseau écrit à Voltaire : « Le dogme
n’est rien, la morale est tout », et Kant n’est pas loin d’en penser autant).
On montre comment on a pu faire fonctionner des contenus religieux
classiques en les subordonnant de fait à d’autres fins, par exemple dans
la politique religieuse de Louis XIV, qui met en avant des contenus tout
à fait orthodoxes mais sous le régime de la « raison d’État » qui subor-
donne en fait la religion. Cette « subordination absolutiste » est explicite

1. Voir Dominique Urvoy, Averroès. Les ambitions d’un intellectuel musulman, Paris,
Flammarion, 1998 ; Alain de Libéra, Penser au Moyen Âge, Paris, Seuil, 1991, chap. IV,
« L’héritage oublié ».
2.  Le paradigme est ici celui des effets involontaires de la théologie « maximaliste »
de la « puissance absolue » de Dieu dans le nominalisme, qui finit, selon Blumenberg,
par neutraliser toute possibilité d’expliquer ou de fonder un fait ou un comportement
en invoquant la volonté (insondable) ou l’entendement (incommensurable à l’humain)
divins. Un autre modèle est celui du « Dieu caché » de Port-Royal, qui dérobe le divin à
toute fonction de légitimation de l’ordre social et des « grandeurs d’établissement ». Sur ce
dernier courant, outre le classique de Lucien Goldmann, Le Dieu caché (Paris, Gallimard,
1955), voir Dave van Klaye, Les Origines religieuses de la révolution française, 1560-1791,
trad. fr., Paris, Seuil, coll. « L’univers historique », 2002 ; Catherine Maire, De la cause de
Dieu à la cause de la nation. Le jansénisme au xviiie siècle, Paris, Gallimard, 1998.
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La sécularisation        17

dans la formule fréquente dès la fin du xvie siècle en France : « L’Église


est dans l’État, et non l’État dans l’Église. »
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Si elle ne coïncide nullement avec la laïcité, dont le concept suppose


la pleine reconnaissance de la liberté de conscience et la non-immixtion
de l’État dans les croyances privées, l’affirmation d’un certain primat
de l’État, instance séculière, sur les Églises a sans doute été un moment
important dans la possibilité de dégagement d’une sphère neutre. On
peut parler, avec Jean Baubérot, d’un certain « seuil de sécularisation1 ».
L’intérêt pour ces transformations dissimulées, dans la perspective d’une
« autre » histoire de la sécularisation et de la laïcité, histoire longue,
européenne et moins centrée sur le politique, ne doit évidemment pas
conduire à nier l’importance de certains bouleversements manifestes.

Histoire longue et événements révolutionnaires

À cet égard, dans le sillage de la Déclaration des droits de l’homme et


du citoyen de 1789, la Révolution française, en accordant des droits égaux
aux protestants, puis aux juifs, constitue évidemment un événement-clé2,
bien au-delà de l’événement que représente pour l’histoire sémantique du
terme de sécularisation le choc représenté par la loi de nationalisation des
biens du clergé. C’est la dissociation entre citoyenneté et confession qui
inspirera de multiples mouvements de revendications d’émancipation sur
tout le continent. Citons seulement le mouvement allemand pour l’éman-
cipation des Juifs, porté sur la rive gauche du Rhin par l’avocat Gabriel
Riesser, à l’initiative d’une pétition pour l’égalité de droits entre juifs et
chrétiens signée notamment, en 1843, par le jeune Karl Marx.
Cependant, là aussi, il convient sans doute d’ouvrir le prisme au-
delà de l’histoire nationale et de ses effets européens. Le modèle invoqué
par les hommes de 1789 eux-mêmes comme par les partisans allemands
de l’émancipation des juifs au xixe siècle était aussi, ou d’abord, celui
des États Unis d’Amérique. La Déclaration de Virginie de 1776 statuait
déjà : « Tout homme doit jouir de la plus entière liberté de conscience. »
Là, une forme de sécularisation ou de disestablishment de quelque reli-
gion d’État que ce soit s’était imposée avec l’article 1er du Bill of Rights
de 1791, interdisant au Congrès de voter une loi qui imposerait une
religion officielle. Cet article a donné lieu au fameux commentaire de
Jefferson (dans une lettre publique à des baptistes du Connecticut) sur

1.  Jean Baubérot, Les Laïcités dans le monde, Paris, Puf, 2007.
2.  René Rémond, Religion et société en Europe. Essai sur la sécularisation des sociétés euro-
péennes aux xixe et xxe siècles, (1789-1998), Paris, Seuil, coll. « Faire l’Europe », 1998.
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le nécessaire « mur de séparation entre l’État et les Églises », « sépara-


tion » dont les juges de la Cour suprême ont dû souvent redéfinir les
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bornes et le sens. C’est que le 1er amendement à la Constitution, selon


lequel « le Congrès ne fera aucune loi qui touche l’établissement d’une
religion », connu comme l’establishment clause, est sujet à interprétation
variable : faut-il la restreindre à la neutralité juridique de l’État mais au
sens où celui-ci devrait soutenir et donc financer également les groupes
et les établissements religieux, ou faut-il au contraire, suivant ce qu’on
a appelé un « sécularisme juridique », considérer que toute action « qui
n’est pas séculière dans son intention » participe d’une forme d’« éta-
blissement » d’une religion ? Ces questions n’ont pas cessé d’agiter non
seulement les juristes de la Cour suprême mais la philosophie du droit
américaine, et elles représentent encore, vu de France, un intéressant
laboratoire de contrastes. Faut-il parler, dans le cas américain, de laïcité,
de sécularisation, de « religion civile » ? Quoi qu’il en soit du maintien
de références religieuses très vagues (qui a fait conclure le sociologue
Robert Bellah à l’existence, aux États-Unis, d’une forme de « religion
civile » sans référent précis, hormis un « Dieu » général), l’Amérique
n’a pas connu les alternances d’avancées et de recul caractéristiques de
l’histoire française des relations entre l’Église catholique, au rythme des
régimes successifs et de leurs constructions constitutionnelles (« cultes
reconnus » sous Napoléon, mention de la « religion de la majorité des
Français » sous la Restauration, etc.), avant 1905.
Mais revenons à l’histoire sémantique de la sécularisation comme
prisme et artifice pour parcourir à grand galop l’histoire complexe de la
sécularisation « réelle ».
En termes de diffusion sociale, ce n’est qu’avec les Lumières et sur-
tout au xixe siècle que la sécularisation devient un mot d’ordre, un slogan
politique, et que les idéaux de sécularisation et de laïcité ­trouvent des
vecteurs sociaux et législatifs puissants ainsi que des « types d’hommes »,
pour parler comme Nietzsche (libres penseurs, francs maçons, libé-
raux, socialistes, républicains, catholiques sociaux…) qui proclament,
soutiennent et relaient à travers toute l’Europe  ces idées nouvelles.
Ils empruntent divers canaux : sociétés de pensée (la London Secular
Society, la Deutsche Gesellschaft für Ethische Kultur, dont fut membre
le sociologue Tönnies1), conseillers du prince (« despotes éclairés »),
clubs, bientôt associations, presse, partis, syndicats…
C’est également, de façon différenciée selon les pays, entre la fin du
xviiie siècle (en Autriche avec Joseph II) et la fin du xxe siècle (pour des

1. Voir à ce sujet Hermann Lübbe, Säkularisierung, op. cit.


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pays où l’emprise catholique reste forte, comme en Irlande) que l’auto-


nomisation des mœurs maritales et sexuelles par rapport aux normes et
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aux prescriptions ecclésiales est consacrée juridiquement par une laïci-


sation du mariage (incluant la possibilité du divorce), du droit privé, etc.
Ce processus-là est assurément toujours en cours, et il constitue l’un des
points de friction symbolique les plus sensibles, comme on le voit encore
avec les débats autour du mariage des couples de même sexe.
L’opposition entre une laïcité stricte, où l’État est formellement
séparé de toute Église et où les groupes religieux ne jouissent d’aucune
reconnaissance publique particulière, et une sécularisation qui fait une
place publique aux religions établies, avec un financement public, des-
sine donc moins une « carte » de l’Europe qu’elle n’indique deux pôles
ou deux tendances de développement : d’un côté, une Europe de la
laïcisation, de culture catholique et où un affrontement avec l’Église
catholique a été observé, opposant un temps « deux camps » au sein du
pays et donnant lieu ou ayant donné lieu à des expériences de laïcité-
séparation, ou à des formes de compromis. D’un autre côté, une Europe
de la sécularisation, plutôt protestante, où les Églises ont été davan-
tage partie prenante du processus de sécularisation et de légitimation
du pluralisme confessionnel, et où règne un éventail de modes de pré-
sence publique des Églises : une Église d’État ou une Église nationale
(le luthéranisme au Danemark et en Suède – jusqu’en l’an 2000 dans ce
dernier cas –, l’anglicanisme en Angleterre), une présence des religions
ou des confessions dans l’éducation publique, dans certains services
publics (planning familial, éducation publique…), une organisation
autour de « piliers » confessionnels (les Pays Bas, même si ce système
a été officiellement abandonné depuis plusieurs décennies). Le cas de
l’Italie paraît à mi-chemin des deux modèles : le concordat avec l’Église
catholique sur la base du traité de Latran de 1929 amendé en 1984, le
maintien des symboles chrétiens dans les salles de classe, les hôpitaux,
etc. coexistent avec une Constitution (de 1948) qui ne qualifie pas l’État
d’un point de vue religieux, et un avis de la Cour constitutionnelle ita-
lienne qui compte la laïcité parmi les « principes suprêmes de l’ordre
constitutionnel ». Certains sociologues italiens parlent, cum grano salis,
d’une « sainte laïcité ».

L’Europe sécularisée ou l’Europe comme espace chrétien sécularisé : en quel sens ?

Tout le monde s’accorde néanmoins sur le fait que l’Europe contem-


poraine n’est plus l’Europe de la chrétienté et qu’elle est non seulement
un espace de coexistence interreligieuse, avec un islam atteignant dans
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bien de pays le rang de seconde religion, mais aussi un espace de liberté


de pensée, où l’athéisme, l’agnosticisme sont très largement représentés.
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Reste que les interrogations concernant « l’identité » de cette « civili-


sation européenne » font apparaître une ambiguïté : on définit celle-ci
bien souvent, concomitamment, par référence, d’un côté, à son statut de
« civilisation judéo-chrétienne » et, de l’autre, à son statut de continent
« sécularisé », berceau de la laïcité et de la démocratie moderne. Or
cette double définition possible couvre évidemment une tension, une
discussion philosophique et politique dans laquelle l’historiographie est
convoquée et parfois instrumentalisée : faut-il dire l’Europe « séculari-
sée » au sens d’une sécularisation qui serait largement le produit même
de l’Europe « chrétienne », son développement logique ? Ou bien faut-il
défendre l’idée que l’Europe moderne, et l’Europe contemporaine a for-
tiori, est bien séculière – « laïque » (au moins partiellement et comme
détermination d’un « cap »), au sens d’une construction politique refon-
dée sur une rationalité séculière et sur des principes neufs (la volonté
des peuples, les droits de l’homme, la démocratie, le progrès social, la
libre recherche scientifique, la détermination autonome des genres de
vie…), – avec l’idée connexe que cette identité séculière n’a nul besoin
de se réclamer d’une tradition religieuse dont elle s’est, précisément,
émancipée ?
Une telle alternative s’est exprimée au plan politique, lorsque la
mention dans le préambule du projet de Constitution européenne, de
« l’héritage chrétien » de l’Europe fut contestée, notamment par les
autorités françaises, et qu’y fut substituée une évocation plus générale
des « héritages culturels, religieux et humanistes ». Mais une discussion
plus sourde traverse l’Europe, l’opinion des différents pays et les forces
politiques mêmes, sur la question de savoir s’il faut promouvoir une
laïcité plus poussée (sur le plan des mœurs, par exemple, sur le mariage,
en l’ouvrant aux homosexuels) ou s’il faut privilégier une sécularisation
souple qui valorise le rôle social des religions et insiste sur le caractère
historiquement chrétien de l’Europe.
Si les tentatives de synthèses de ces processus de sécularisation théo-
riques, juridiques, politiques, se sont multipliées ces dernières années,
c’est aussi, assurément, dans le contexte d’un souci de la sécularisation
avivé par la montée des mouvements dits de « retour du religieux », les
« fondamentalismes », et en particulier de l’islamisme radical. Le rappel
des violences liées à la collusion théologico-politique a ici une pointe
civique au présent, – au risque de proposer, d’ailleurs, des approches
simplificatrices et déformées du passé.
Je noterai que ce « nouveau sécularisme » a lui-même suscité un inté-
rêt critique et « soupçonneux » dans certains travaux américains pour
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l’histoire de la sécularisation européenne et en particulier de la laïcité


française dans leur rapport à l’islam, notamment sous l’effet de la loi
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dite « sur le voile » islamique et dans le sillage des post colonial studies.
Le regard se déplace alors de l’affrontement entre République et Église
catholique, ou de la « guerre des deux France », privilégiée par les histo-
riographies nationales d’inspiration républicaine ou catholique, vers les
relations entre l’État républicain et l’islam, des colonies d’abord, des
immigrés ensuite, avec l’idée qu’il ne s’agit pas là d’un élément annexe,
mais d’une clé pour la compréhension du rôle « identitaire » joué par la
laïcité dans le discours républicain national. Certaines « convergences »
objectives, par exemple le fait qu’un des promoteurs républicains par
excellence de la laïcité, Jules Ferry, ait parallèlement mis en œuvre et
théorisé la colonisation comme un projet de civilisation destiné à arra-
cher les peuples dominés à leur arriération ou à des formes de despo-
tisme de la tradition, sont ici mises en avant.

Religions séculières, sécularisation anti-moderne et attentes messianiques

 Au xxe siècle, l’interrogation sur le sens de la sécularisation avait été


plutôt relancée au regard de l’expérience totalitaire. Celles-ci représentent-
elles des produits (éventuellement dégénérés) de la sécularisation, ou
bien des « régressions » vers des formes de sacralité politique ou de
« religion politique » ? Nous rencontrons ici la thématique des « religions
séculières » ou des « religions politiques », popularisées par Éric Voegelin
ou Raymond Aron1. Les formes de rassemblement populaire, de foi,
de communion de masse qui ont entouré le « père des peuples » ou le
Führer mettent à mal la partition simple entre politique et religion. N’y
a-t-il pas – comme le suggère Voegelin – dans la communication des
symbolismes et dans la construction originelle des « puissances » reli-
gieuses et étatiques, quelque chose de profondément commun, qui ren-
voie aussi à la construction d’une communauté censément plus unie
autour d’une attente de la réalisation d’un « nouveau règne » sur Terre ?
Quelque chose que nous empêchent de penser nos habitudes intellec-
tuelles et linguistiques – l’expression « religion politique » même heurte
notre sensibilité sécularisée. L’auto-compréhension de la modernité veut
en effet que celle-ci soit un âge du partage des domaines, de la sépara-
tion du théologique et du politique. Cette communication souterraine,

1.  Raymond Aron, « L’avenir des religions séculières » [1944], repris dans Chroniques
de guerre. La France libre, 1940-1945, Paris, Gallimard, 1990.
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malgré les apparences, ne s’est pas interrompue, pour Voegelin : elle s’est
transformée, elle s’est peut-être accomplie sous une forme nouvelle,
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celle qui sacralise des entités séculières, qui prétend installer le Ciel sur
Terre, réaliser la fin des temps, détruire le monde existant pour créer un
tout autre monde, etc. Soit ce que Vœgelin approche essentiellement de
trois manières : 1) comme immanentisation de l’eschaton, 2) comme une
sécularisation pensée comme « re-divinisation », divinisation d’instances
séculières diverses (la classe ouvrière, la race aryenne, etc.), enfin 3)
comme une forme de Gnose, c’est-à-dire une connaissance salvifique,
un « savoir » sur les racines du mal dans le monde et la façon de l’en
délivrer.

Il est épouvantable, notait Voegelin dans sa préface aux Religions politiques,


d’entendre continuellement que le nazisme n’est qu’une régression vers la bar-
barie, vers le sombre Moyen Âge, vers des temps antérieurs aux progrès mo-
dernes de l’humanité, sans que ceux qui parlent ainsi se doutent un seul instant
du fait que c’est précisément cette sécularisation de la vie, qui amena avec elle
l’idée d’humanité, qui se trouve être le sol même sur lequel des mouvements
religieux antichrétiens comme le national-socialisme ont pu naître et grandir1.

Voegelin s’oppose ici explicitement à ceux qu’il appelle les « intel-


lectuels politisants » et « ces esprits sécularisés [pour qui] la question
religieuse reste taboue », alors que, selon Voegelin, la compréhension
même du présent, et en l’occurrence du nazisme, impliquerait de « la
poser sérieusement et radicalement »2.
La poser radicalement implique, on le voit, d’outrepasser la sépa-
ration tranquille du religieux et du politique que les esprits sécularisés
tiennent pour un acquis de la modernité : il faut bien plutôt se deman-
der ce qu’il en est, à la racine, « du » religieux et « du » politique tels
qu’on ne peut les cantonner respectivement aux Églises d’un côté, à
l’État de l’autre, comme si on avait affaire là à des entités parfaitement
distinctes, comme si l’Église n’était qu’une institution chargée des âmes
et de l’invisible et comme si l’État n’était qu’une institution vouée à
la gestion des affaires mondaines. L’irruption des « religions poli-
tiques » totalitaires montre à quel point ces partages ne tiennent pas :
des idéologies explicitement antichrétiennes prétendent construire une
communauté en lui assignant des « buts » certes intramondains, mais
d’une intensité qui n’aurait rien à envier aux fins eschatologiques et

1.  Éric Voegelin, Die politischen Religionen [1938] ; Les Religions politiques, trad. fr.
Jacob Schmutz, Paris, Cerf, 1994, p. 26.
2.  Ibid.
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La sécularisation        23

au registre millénariste : Reich de mille ans, passage de la préhistoire


(capitaliste) à « l’histoire » proprement dite (communiste), ou, comme
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disait Marx, du « règne de la nécessité » au « règne de la liberté », avè-


nement sur Terre d’un « royaume » sans précédent, d’un Homme nou-
veau, etc. Le thème voegelinien d’une « récidive gnostique » suggère que
la modernité a réendossé l’idée d’un « mal » qui ne serait pas intérieur
à chaque homme mais conçu comme une force autonome, que l’on
pourrait expulser du monde. Or cette thèse devient éminemment dan-
gereuse lorsque l’expulsion dudit mal ou de ses supposés « porteurs »
s’effectue ici-bas par la violence de masse.
Voegelin paraît viser juste lorsqu’il récuse une vision du nazisme
comme simple « retour à la barbarie », une régression pré-moderne vers
le Moyen Âge ou on ne sait quelle souche archaïque : le nazisme est
un phénomène politique moderne et à certains égards irréductiblement
moderne : il l’est notamment dans son utilisation ou son dévoiement de
l’autorité de la science, en l’occurrence de la science biologique, dans
son usage de la catégorie de race, mais aussi, au plan pratique, dans son
utilisation de la technique, de la planification, de l’organisation étatique-
administrative, à des fins monstrueuses… Cependant, au plan idéolo-
gique, c’est évidemment aussi une formation antimoderne, construite
sur le rejet de ce qu’on appelait en Allemagne les « idées de 1789 », l’éga-
lité de tous les citoyens, la reconnaissance de l’individu comme sujet de
droit, etc. Et cela, Voegelin semble l’oublier, pris dans la logique de ce
que Hans Blumenberg appellerait un « schéma dégénératif ».
D’autre part, doit-on voir le nazisme essentiellement comme un
fruit idéologique de la sécularisation ? Il faut préciser en quel sens on
entend ici le terme de sécularisation. Si on l’entend au sens d’un inves-
tissement quasi sotériologique dans des entités séculières, comme la
race, le peuple racialement déterminé, le Führer, etc., on peut effecti-
vement parler d’une forme pathologique de sécularisation-transfert,
d’une absolutisation ou « redivinisation », comme dit Voegelin, d’entités
matérielles-mondaines.
Mais justement, cette redivinisation n’est sûrement pas le tout de
la sécularisation, dont la tendance profonde et véritable va peut-être
à la « désabsolutisation », à la relativisation de toute instance qui se
prétendrait sacrée. Dans cette perspective, le nazisme était aussi anti-
séculariste, il recherchait une nouvelle fusion mythico-religieuse de la
communauté, une absolutisation de la communauté, etc.
Faut-il en dire autant du communisme ? Ici le débat se complique
dans la mesure où la « science matérialiste de l’histoire » qu’entendait
fonder Marx semble se situer dans l’horizon d’une immanence radi-
cale ; la qualifier de reformulation « du messianisme dans la langue de
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l’économie politique »1 suggère alors que Marx ne savait pas ce qu’il fai-
sait – c’est d’ailleurs là un usage constant de la notion de sécularisation-
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transfert : montrer que l’ancien – « le théologique » – agit au sein du


nouveau – le séculier, le scientifique, l’actuel – à son insu2. Mais une
lecture alternative, parfois construite au sein même d’un « marxisme
hérétique », – chez Walter Benjamin ou Jacob Taubes – valorise au
contraire l’héritage dissimulé du messianisme dans le marxisme, à tra-
vers la destruction d’une vision linéaire et « tranquille » de l’histoire, au
profit de l’attente d’un événement disruptif, potentiellement « catastro-
phique », mais où réside l’espoir des dominés, des « vaincus » de l’his-
toire officielle.
Néanmoins, le communisme peut également être vu comme une
forme d’absolutisation de la sécularisation entendue comme « contrainte
d’émancipation » vis-à-vis de la religion, et il a pu inspirer par contraste
une nouvelle défense de la « sécularisation libérale » ou de la « laïcité
républicaine » comme formes de sécularisation qui ne s’absolutisent pas
elles-mêmes, au sens où elles font droit au pluralisme, y compris sous
la forme de la vie religieuse, et évitent ainsi de constituer l’athéisme ou
la sécularisation même en « religion d’État ».

Cinq énoncés philosophiques fondamentaux – et discutables

Nous n’avons fait ici qu’effleurer quelques uns des débats qui se sont
noués autour de l’histoire évolutive du concept de sécularisation et de
son application. Après ces considérations sur les usages du concept, sur
sa formation et sur quelques enjeux contemporains, j’aimerais en venir,
pour finir, à l’examen de quelques énoncés importants, qui me parais-
sent cristalliser des controverses philosophiques, des enjeux des débats
sur la sécularisation où se croisent des questions « de droit » et de légiti-
mité au sens le plus large, et des questions engageant la compréhension
de la religion, de l’histoire et de la philosophie à travers le prisme de la
sécularisation.
1) Le premier énoncé serait celui qu’exprime Hans Blumenberg
dans Die Legitimität der Neuzeit (1966) : Blumenberg relève le fourre-
tout qu’est devenu un « théorème de sécularisation » qui ramène tout
phénomène moderne à une matrice religieuse supposée – la valorisation

1. Voir Karl Löwith, Histoire et Salut, (Meaning in History) [1949], trad. fr., Paris,
Gallimard, 2002.
2.  Toute l’œuvre de Giorgio Agamben est construite sur ce procédé : voir par exemple
Le Règne et la Gloire, trad. fr., Paris, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2008.
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du succès mondain comme sécularisation de la certitude du salut, les


philosophies de l’Histoire moderne comme sécularisation du messia-
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nisme ou de la Providence, les concepts politiques moderne comme


concepts théologiques sécularisés, la laïcité comme sécularisation des
deux Cités et la psychanalyse comme sécularisation du confessionnal…
La critique que lance Blumenberg est alors la suivante : « Le théorème
de sécularisation est un cas particulier de substantialisme historique1. »
Selon Blumenberg, on explique peu avec ce type de transfert supposé,
généralement impossible à prouver. Le but de ces assertions serait plu-
tôt de présenter la nouveauté comme une fausse nouveauté, comme la
transformation d’une substance théologique ou religieuse capable de
toutes les métamorphoses, et ainsi de placer les Temps modernes en
situation de Kulturschuld, de « dette culturelle » vis-à-vis de cette religion
dont ils ont prétendu s’émanciper et à laquelle ils déroberaient – sécula-
risation-spoliation – tous ses contenus. En somme, avec la sécularisation,
rien de nouveau, tout ce qui vient après est encore ce dont on provient,
mais altéré. La sécularisation est une « catégorie de l’illégitimité ». Sans
détailler ici les répliques de Karl Löwith et de Carl Schmitt à cette cri-
tique qui leur était, entre autres, adressée, je noterai seulement que si
cette critique vaut, à mon sens, pour certains usages de la catégorie, elle
est loin de valoir pour tous.
2) Le deuxième énoncé est emprunté à Marcel Gauchet : « Le
christianisme est la religion de la sortie de la religion. » Cette affir-
mation s’ancre dans une « reprise » de l’idée d’une « logique » propre
à la distinction des « règnes », logique spécifiquement chrétienne dont
le protestantisme déploiera les conséquences et qui aboutit à une véri-
table séparation entre le politique et le religieux, à un univers social
qui n’est plus régi par le rapport aux dieux et par la tradition sacrée.
Il faut mesurer la nouveauté anthropologique de cette « sortie de la
religion ». Je suis d’accord avec le constat, mais il me semble que la for-
mule faisant du christianisme la religion de la sortie de la religion tend
à minorer la conflictualité et l’hétérogénéité des sources de la sécula-
risation, par exemple la refondation profonde du savoir sous l’effet de
la révolution scientifique moderne, qui n’est pas un épiphénomène
« chrétien ». De même, elle risque d’occulter les ressources séculari-
santes internes à d’autres traditions religieuses, – bouddhisme, mais
aussi judaïsme, islam (on peut revenir ici aux « Lumières du Moyen
Âge » thématisées par Leo Strauss).

1.  Hans Blumenberg, La Légitimité des Temps modernes, op. cit., p. 37.
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3) Le troisième énoncé est plus fameux en Allemagne qu’en France.


« L’État libéral sécularisé vit de présupposés qu’il n’est pas en mesure
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de garantir lui-même1. » C’est une affirmation du grand juriste allemand


d’après-guerre, Ernst-Wolfgang Böckenförde, qui a siégé à la Cour
constitutionnelle. Cette formule est tirée d’un article sur « La naissance
de l’État comme processus de sécularisation ». Dans le sillage de la
philosophie du droit de Hegel (et de son prolongement par le juriste
Lorenz von Stein), Böckenförde entendait, par là, penser l’intégration
de la liberté et de la pluralité à un ordre, soit la réconciliation du prin-
cipe « organique » traditionnel avec le principe « individualiste » qui est
le principe moderne selon Hegel, affirmé par la Réforme protestante et
la Révolution française, mais qui aurait d’abord été porté, au plan de
l’histoire de l’Esprit, par le christianisme. L’État libéral ne serait donc
pas fondé sur un pur renvoi aux valorisations subjectives et relatives,
dans leur pluralité infinie (ce qui était plutôt la thèse de Hans Kelsen
dans son essai sur la démocratie de 1922 : la démocratie comme relati-
visme). L’État libéral-démocratique serait plutôt le produit d’une sécula-
risation qui a fait des principes chrétiens de valorisation de la subjectivité
libre et de l’égalité de chacun « en Dieu » les principes d’un nouveau
monde politique et juridique, des principes « fondateurs », mais en dif-
féré, à très long terme, de l’ordre politique contemporain. L’expérience
nazie montrerait le danger pour la démocratie même d’un rejet radical
de ces principes spirituels, pré-politiques.
Cette réflexion consacrée aux sources pré-politiques des normes juri-
diques relance le problème de la sécularisation libérale, saluée comme
condition indispensable au pluralisme démocratique, mais interrogé
sur le socle de valeurs qui le fonde. Cet énoncé n’est pas par hasard
au cœur du dialogue qu’ont entretenu Jürgen Habermas et le pape –
démissionnaire – Ratzinger. Sans entrer, là non plus, dans le détail du
débat Habermas/Ratzinger, j’observerai la convergence a priori inatten-
due de Böckenförde et de Habermas2 dans une interrogation inquiète
sur le caractère intégralement « manipulable » du droit si n’existe pas
ce que Habermas désigne comme un équivalent structural et séculier
de l’ancien « droit sacré ». Celui-ci garantissait un certain espace
d’« indisponibilité » – quelque chose à quoi le législateur ne peut tou-
cher car engageant des droits fondamentaux. Mais faut-il penser cette

1.  Ernst-Wolfgang Böckenförde, « Die Entstehung des Staates als Vorgang der
Säkularisation » [1967], repris in Recht, Staat, Freiheit, Francfort/Main, Suhrkamp, 1991,
p. 112.
2.  Jürgen Habermas, « Pluralisme et morale », trad. fr., in Esprit n°  7, juillet  2004,
pp. 6-18 ; et id., Droit et Morale, trad. fr., Paris, Seuil, coll. « Traces écrites », 1997.
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La sécularisation        27

indisponibilité comme renvoyant à un socle métaphysique du droit, à


des « droits naturels » ? Le peut-on encore ? Autrement dit : comment
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une pensée post-métaphysique peut-elle éviter que la sécularisation du


droit n’aboutisse à une vision du droit qui le livrerait à un pur positi-
visme juridique combiné avec une forme de décisionnisme législatif, bri-
sant alors toute « consistance » propre au droit par rapport au politique ?
La question est assurément d’importance.
4) Le quatrième énoncé est assorti de guillemets et ne peut donc
être identifié à une position assertorique de l’auteur à qui on l’attribue,
l’anthropologue américain Talal Asad : « Secularism is Christianity1. »
T. Asad assortit la formule de guillemets pour suggérer qu’il s’agit plutôt
d’un slogan qui circule notamment chez certains intellectuels musul-
mans : le sécularisme étant né en Occident, il serait fondamentalement
« le » projet occidental, un projet qui, dans le rapport de l’Occident à
ses « Autres », aurait pris le relais du projet d’évangélisation et du projet
colonial. On ne dit plus qu’il faut tirer les peuples barbares des ténèbres
du paganisme ou de l’errance loin du vrai Dieu ; mais on dit qu’il faut
les tirer d’une autre « barbarie » : le fondamentalisme, la théocratie,
l’ignorance des droits de l’homme ou de l’égalité homme-femme, etc.
Le livre de Talal Asad, Formations of the Secular, fortement inspiré par
les travaux de Foucault, entend appréhender la sécularisation et la laï-
cité non comme des cadres juridiques ou des idéaux d’émancipation,
mais comme une composante performative d’une nouvelle légitimation
historique du pouvoir, comme un élément dans un exercice moderne
de la « gouvernementalité » entendue comme « conduite des condui-
tes ». Les apparentes « contradictions » et « exceptions » dans le dispo-
sitif laïque français entre la métropole et les colonies, par exemple la
décision immédiate d’exempter les colonies d’une application de la loi
de 1905 pour faire (expressément) fonctionner l’islam comme vecteur
de contrôle social tout en favorisant l’implantation de missions chré-
tiennes, cessent alors d’apparaître comme des incohérences. La thèse
de cette historiographie critique a une portée plus générale que le cas
français : dans le contexte de la révolution industrielle et de la conquête
d’espaces agricoles, de matières premières, de main-d’œuvre, la civi-
lisation européenne se serait redéfinie au xixe siècle comme laïque et
chrétienne, sécularisée mais porteuse d’une éthique judéo-chrétienne,
effaçant alors ses lignes de fracture internes entre forces « progressistes-
sécularisantes » et forces « cléricales-réactionnaires » pour se représenter
la continuité d’une mission civilisatrice. N’hésitant pas à parler d’un

1.  Talal Asad, Formations of the Secular. Christianity, Islam, Modernity, Stanford,
Stanford University Press, 2003.
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« judeo-christian secularism », certains ouvrages voient dans cette conver-


gence christiano-laïque le nouveau ciment identitaire d’une Europe qui
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mêle les deux registres1, en principe politiquement hétérogènes, pour se


définir en s’opposant, en refusant l’entrée de la Turquie dans l’Union
Européenne ou en imposant des obligations « émancipatrices » aux
femmes musulmanes (le refus du port du voile dans les écoles).
L’intérêt d’une telle approche est assurément son souci de « l’autre
scène » (coloniale) d’une histoire souvent isolée des rapports de force
géopolitiques2 ; sa limite tient cependant, à mon sens, aux raccour-
cis souvent effectués entre passé et présent ou aux simplifications,
lorsqu’elle rapporte l’une à l’autre laïcité et position « coloniale » – là où
d’ardents défenseurs de la laïcité, comme Jaurès, ont compté parmi les
rares pourfendeurs de la « civilisation à coups de canon » – ou lorsqu’elle
assimile la position des immigrants musulmans d’aujourd’hui – qui
deviennent le plus souvent, en une génération, des citoyens européens –
aux colonisés d’hier.
5) La discussion du cinquième et dernier énoncé me servira de
conclusion. Il s’agit d’une thèse de Charles Taylor dans son ouvrage
monumental, passé immédiatement au rang de classique – discutable
et discuté, comme il se doit –, A Secular Age3. Selon Taylor, la thèse de
sécularisation peut être comparée à un immeuble ou une construction
à trois étages. Au rez-de-chaussée, tout le monde est d’accord : c’est
la « sécularité 1 », le constat sociologique selon lequel les institutions
religieuses sont « moins » déterminantes que dans le passé, en Occident
du moins, elles ne « produisent » plus directement les normes du vrai,
du juste et du bien, les différents secteurs sociaux ont leur autonomie,
l’art est libre, la recherche aussi, on peut être athée, la citoyenneté est
disjointe de l’appartenance confessionnelle, etc. On peut rapporter
ces divers aspects à ce trait fondamental de « nos » sociétés séculari-
sées : « Être croyant ou non est une affaire essentiellement privée. La
société politique est affaire de croyants (de toutes obédiences) et de
non-croyants. » Ce n’est le cas ni de la plupart des sociétés passées,
ni de bon nombre des sociétés non-occidentales, notamment musul­-
manes, contemporaines. Ce changement ne se cantonne pas à l’État
mais s’étend à la présence « publique » de la religion.

1.  Elizabeth Shakman Hurd, The Politics of Secularism in International Relations,


Princeton, Princeton University Press, 2008.
2. Voir aussi Nathaniel Berman, « “The sacred conspiracy”. Religion, nationalism and
the crisis of internationalism », Leiden Journal of International Law, I/vol. 25, mars 2012,
pp. 9-54.
3.  Charles Taylor, L’Âge séculier, trad. fr. P. Savidan, Paris, Seuil, coll. « Les livres du
nouveau monde », 2011.
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Il y a aussi un niveau inférieur, un sous-sol où prolifèrent les explica-


tions, les hypothèses quant à ce qui a produit ce résultat constatable au
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rez-de-chaussée. Ici, on est beaucoup moins d’accord, il y a en fait, dit


Taylor, many narratives, des récits nombreux qui insistent les uns sur les
ruptures, d’autres sur une sorte de Grande Réforme Continue, d’autres
sur les effets imprévus de positions théologiques « radicales » – ce que
Taylor appelle le récit de la « Déviation Intellectuelle »…
Et puis il y a le premier étage, l’étage supérieur qui intéresse beau-
coup plus de monde, des non-spécialistes, qui concerne au fond le sens
de la sécularisation, et les « suites » à donner – ou non – au processus,
l’achèvement ou la rétention du processus de sécularisation, ce qu’il
reste à séculariser, ce qu’il ne faut surtout pas liquider des traditions
religieuses, etc. À cet étage on n’en finit pas d’analyser la « sécula-
rité 2 », qui correspond au déclin de la croyance et de la pratique reli-
gieuse, en se demandant s’il s’agit d’une « exception européenne » ou
d’un phénomène en cours de mondialisation ; et on s’interroge sur
la « sécularité 3 » qui concentre l’essentiel du propos de Taylor : ce
qu’il appelle les « conditions de la croyance » dans un monde désen-
chanté, mais aussi le dialogue entre croyants et incroyants, l’éventuelle
quête, par des incroyants, d’une fullness, d’une « plénitude de vie » qui
leur ouvre éventuellement le regard vers des traditions spirituelles
déterminées…
La sécularité renvoie ici à une « situation où la foi, y compris pour
le croyant le plus inébranlable, est une possibilité parmi d’autres ».
Inversement, « l’humanisme exclusif » ou « auto-suffisant » est une
option « de masse » (à la différence de l’épicurisme, secte philosophique)
voire l’option dominante dans les sociétés occidentales contemporaines.
Il importe, pour Taylor, de prendre toute la mesure de ce « changement
titanesque », selon son expression, de ce « cadre immanent » (immanent
frame) et de la modification qu’il apporte à la façon dont un croyant
peut vivre sa foi, comme à la façon dont un incroyant peut percevoir la
religion. Or l’expérience de la croyance change radicalement de statut
lorsqu’elle est une « libre option simplement possible » et débattue, voire
majoritairement contestée, et lorsqu’elle est peu ou prou « obligatoire ».
La difficulté, dans bien des pays musulmans, à ne pas se dire musulman
invite à une description du monde actuel même comme marqué par des
régimes de croyance différents.
Il s’agit donc d’approcher un « arrière-plan » qui nous est masqué par
son évidence même (une notion que Taylor tire de certaines relectures
de Heidegger et Wittgenstein, cf. p. 312), et de dégager les dimensions
essentielles des « imaginaires sociaux modernes » qui ont fait de nous ce
que nous sommes.
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La généalogie de l’humanisme exclusif entreprise par Taylor est aussi,


en partie, une critique de cette « autosuffisance », une mise au jour des
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insatisfactions qu’elle suscite. Taylor reconnaît de nombreux bienfaits au


processus de sécularisation, et marque la difficulté que nous aurions, en
fait, à nous passer de toute idée de progrès. Cependant, il estime que la
situation contemporaine laisse les individus face à des besoins, des pro-
blèmes, des insatisfactions qui sont, pour une large part, communs aux
croyants et aux incroyants et dont Taylor suggère qu’ils sont en partie
déniés par les défenses « classiques » de l’humanisme exclusif. Ces insa-
tisfactions renvoient à la quête d’un « accomplissement », à un besoin de
« plénitude » qui trouve peu de réponses dans le monde actuel.
Je n’entrerai pas ici dans une discussion approfondie des thèses de
Taylor1. Je relèverai sa remarque selon laquelle bien des confusions des
débats contemporains naissent de l’imprécision quant aux niveaux ou
aux zones du bâtiment concernées. J’espère n’avoir pas ici ajouté à la
confusion, et je ne doute pas que les livraisons de la revue Droits sur cette
question dont j’ai tenté d’indiquer quelques éléments de complexité et
quelques enjeux saillants permettront d’accéder à un autre souhait émis
par Charles Taylor : celui de nous ouvrir à une compréhension plus riche
et plus subtile de la sécularisation, enrichie, par les divergences même
quant à son sens, quant à ses limites et quant à ses bienfaits.

1. Voir l’ouvrage dirigé par Syvie Taussig (dir.), Charles Taylor. Religion et sécularisation,
Paris, CNRS éditions, 2014.

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