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dÉveloppement

Des limites à la finance


islamique ?

la finance islamique
comporte non seulement
des contraintes et des
risques spécifiques, au-delà
des risques bancaires
traditionnels, mais suscite
michel dabadie aussi des interrogations capacité à répondre à des besoins dité, risques opérationnels (risques
Inspecteur général
banque de france
plus fondamentales sur sa d’ordre strictement financier. Elle a, juridiques, informatiques, de fraude,
condamnation de la notion par construction, un fort aspect mili- de réputation, etc.). À ces risques
tant, qui s’appuie sur des principes habituels au monde bancaire s’ajou-
d’intérêt qui peuvent
d’ordre éthique, lesquels lui valent tent un certain nombre de risques
limiter son développement un succès croissant chez les musul- spécifiques à la finance islamique,
potentiel. mans mais aussi, en cette période dans la mesure où celle-ci introduit
de discrédit du monde financier tra- une contrainte additionnelle, non
ditionnel, un certain écho chez les directement financière [2].
non-musulmans. ■■un certain manque de transpa-

L
a finance islamique bannit le prêt Pourtant, la finance islamique com- rence sur la nature exacte des ris-
à intérêt, en vertu de ce verset du porte non seulement des contraintes ques rencontrés, en raison de l’en-
Coran : « Dieu a rendu licite le com- et des risques spécifiques, au-delà chevêtrement des risques de prêteur
merce et illicite l’intérêt [1] ». des risques bancaires traditionnels, et d’entrepreneur dans les contrats
Cependant, la finance islamique mais suscite aussi des interrogations financiers islamiques. Par exem-
a ceci de commun avec la banque plus fondamentales sur sa condam- ple, dans une facilité islamique, le
traditionnelle que sa première fonc- nation de la notion d’intérêt qui, en bailleur de fonds se trouve virtuelle-
tion, c’est de rendre au public et aux définitive, peuvent limiter son déve- ment associé au projet sous-jacent,
entreprises les services financiers loppement potentiel. en sorte que son risque est à la fois
usuels : placement de l’épargne et
octroi de financements. Mais l’enjeu des Contraintes
de la finance islamique n’est pas, en et des risques spÉCifiques [2] Cf. hennie van greuning et Zamir iqbal, « risk
analysis for islamic banks » (banque mondiale,
tout cas pas seulement, celui de sa La finance islamique est exposée, à 2008) et tariqullah Khan et habib ahmed, « la
des degrés variables, aux risques ban- gestion des risques – analyse de certains aspects
liés à l’industrie de la finance islamique » (banque
[1] verset 275 de la deuxième sourate du Coran :
caires ordinaires : risque de crédit, islamique de développement et institut islamique
sourate de la vache (Al-Baqarah). risques de marché, risque de liqui- de recherche et de formation, 2001).

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un risque de crédit et un risque d’en- les droits des porteurs de titres peut tionnements de la justice, la mauvaise
treprise ou de projet. être aggravée dans certains pays qui sécurisation des droits de propriété,
■■un risque « religieux », c’est-à- interdisent la cession d’actifs immo- les insuffisances du cadastre, la rareté
dire un risque de disqualification par biliers à des étrangers (comme l’Ara- des états financiers audités, etc. La
une autorité religieuse concurrente bie saoudite). bonne règle traditionnelle est de
de transactions a priori islamiques. ■■un risque de concentration de la considérer comme « douteuses » et
Ce risque est difficile à circonscrire, clientèle, c’est un risque de crédit sur de comptabiliser des provisions sur
en l’absence de normes religieuses une fraction spécifique de la popula- les facilités qui présentent un risque
intégralement et universellement tion, constituée des musulmans, ou probable ou certain de non-recou-
reconnues. Il peut en effet exister même sur une fraction de la popu- vrement total ou partiel. L’existence
des divergences de vues entre ban- lation musulmane, ainsi que sur les d’impayés est l’indice le plus palpa-
ques islamiques, en fonction des secteurs économiques où elle exerce ble du risque de non-recouvrement.


opinions de leurs jurisconsultes. son activité ; c’est aussi un risque de Mais dans les facilités islamiques,
Certes, des efforts de normalisation
C’est un des liquidité, lié à la concentration des faute d’échéances toujours précisé-
internationale ont été entrepris, en paradoxes de la dépôts provenant d’un groupe rela- ment déterminées à l’avance, il peut
particulier sous l’égide de l’Accoun- finance islamique : tivement homogène de clients. être malaisé de faire apparaître des
ting and Auditing Organisation for alors qu’on la ■■un risque opérationnel [6], qui impayés. On constate ainsi que le
Islamic Institutions (AAOIFI) [3] et présente souvent résulte du manque de personnel coût du risque est encore plus dif-
de l’Islamic Financial Services Board qualifié, les spécialistes en finance ficile à estimer sur les transactions
comme moins
(IFSB) [4]. Mais les transactions isla- islamique constituant une ressource islamiques. En pratique, le provision-
miques manquent malgré tout d’un risquée, parce rare. nement des facilités consenties à des
cadre juridique clair et sécurisé. La qu’elle interdit ■■un risque de perte de leurs avoirs, débiteurs probablement défaillants
menace de défaut de Dubaï sur une par principe la pour les déposants dont les fonds est hétérogène selon les pays, selon
émission de sukuk [5] a ainsi renouvelé spéculation, les peuvent ne pas être couverts par les les régulateurs, selon les banques.
les interrogations sur les droits des systèmes de garantie des dépôts en L’expérience montre qu’il est parfois
risques de non-
porteurs. Le « sakk Nakheel », d’une vigueur, en raison de leur nature au nul ou faible et trop tardif.
valeur de 3,5 milliards de dollars, remboursement moins partiellement associative. En définitive, les risques de la finance
le plus important du monde, émis y apparaissent ■■un risque de liquidité particulier, islamique apparaissent plutôt supé-
par la filiale immobilière de Dubaï plutôt supérieurs à lié à la difficulté d’accéder au refi- rieurs à ceux de la finance tradition-
World, a été souscrit par plusieurs ceux de la finance nancement de la banque centrale. nelle. En effet, aux risques de la finance


grandes banques occidentales, per- En effet, pour emprunter à la banque traditionnelle, qui sont encadrés par
traditionnelle.
suadées de bénéficier de la garantie centrale, les banques doivent appor- une abondante réglementation, s’ajou-
de l’émirat. Ce sakk a été menacé de ter en garantie des prêts qu’elles ont tent de nouveaux risques. C’est un
défaut en décembre 2009. Finale- consentis à leur clientèle. Ainsi, les des paradoxes de la finance islami-
ment, Abu Dhabi a secouru Dubaï et facilités islamiques – qui contiennent que : alors qu’on la présente souvent
évité que le cas soit tranché devant un aspect participatif – ne sont pas comme moins risquée, parce qu’elle
les tribunaux. Cette incertitude sur acceptées en garantie par la Banque interdit par principe la spéculation,
centrale européenne ou par la Fede- les risques de non-remboursement
ral Reserve Bank américaine. y apparaissent plutôt supérieurs à
[3] l’aaoifi, organisation à but non lucratif installé
à bahreïn, établit des normes de comptabilité, Dans plusieurs pays qui ont une expé- ceux de la finance traditionnelle [7].
d’audit, de gouvernance et d’éthique à l’attention des rience de la finance islamique, on La raison en est que la finance isla-
institutions financières islamiques, et émet des avis
sur la conformité des produits financiers à la Charia. constate que les risques sont souvent mique répond à des préoccupations
[4] l’ifsb, installé à Kuala lumpur, établit des sous estimés. En effet, les banques d’ordre éthique [8], comme d’autres
principes de bonnes pratiques et de supervision de islamiques existantes opèrent pour financements éthiques, plutôt qu’à
la finance islamique, sur le modèle du Comité de
bâle. la banque de france a accueilli le 4 mars 2009 beaucoup dans des pays émergents des préoccupations d’analyse et de
le 3e forum de l’ifsb sur le thème de la liquidité des où la gouvernance, la transparence maîtrise des risques.
banques islamiques.
[5] les sukuk (pluriel de sakk) sont des certificats des affaires et la gestion des risques
d’investissements, communément appelés sont perfectibles. Citons les dysfonc-
« obligations islamiques ». le contrat consiste [7] C’est surtout vrai dans les établissements
pour la banque à acheter un bien et à le revendre d’une certaine taille (cf. martin Cihák et heiko
immédiatement à un prix majoré au client, qui [6] de façon générale, les risques opérationnels hesse, « islamic banks and financial stability:
rembourse selon un échéancier convenu d’avance. apparaissent significatifs dans les banques an empirical analysis », fonds monétaire
un sakk correspond à un projet déterminé. les islamiques (cf. mohammed el qorchi, « islamic international, Working paper, 1er janvier 2008).
profits versés annuellement correspondent en finance gears up », fonds monétaire international, [8] Cf. françois guéranger, « finance islamique : une
principe aux gains générés par le projet. décembre 2005). illustration de la finance éthique » (dunod, 2009).

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la notion d’intÉrêt : de mon peuple, au pauvre qui est avec toi, utilisant des « ruses » pour faire pas-
interrogations ne sois pas une morsure pour lui ; tu n’exi- ser l’intérêt pour une rémunération
et divergenCes geras pas de lui d’intérêt » (Exode, XXII, du risque [12].
La condamnation de la notion d’in- 25). Saint Thomas d’Aquin confirmait Au fond, les deux types de critiques
térêt, qui est à la racine de la finance dans sa « Somme théologique » que portent essentiellement sur la pro-
islamique, suscite interrogations et « recevoir un intérêt pour de l’argent prêté hibition de l’intérêt dans la finance
divergences de vues. est injuste de sa nature, parce qu’alors on islamique et sur l’ingéniosité par-
Un débat oppose les tenants du déve- vend ce qui n’existe pas ». Malgré tout, fois purement formelle qui permet
loppement de la finance islamique à finalement, la distinction romaine a de s’en affranchir.
deux catégories de contradicteurs. fini par être reprise par les chrétiens et
la finanCe islamique :

■■La première se compose de musul- l’usure a été progressivement conçue
Au fond, les
mans qui, à la lumière des textes reli- comme un intérêt excessif, de beau- entre sYmbolisme
gieux, dénient à la finance islamique deux types de coup supérieur à la rentabilité qu’il est et pragmatisme
son caractère pieux. Ils reprochent critiques portent permis d’attendre d’investissements L’expansion potentielle de la finance
aux jurisconsultes, qui conseillent essentiellement réels [10]. Selon cette conception, en islamique dans les pays occidentaux
les banques islamiques et valident sur la prohibition France, le taux de l’usure est défini dépendra en partie de l’accueil qui
leurs opérations, de ne respecter la de l’intérêt dans la par la loi [11]. lui sera fait, sous forme d’avantages
prohibition de l’intérêt qu’au moyen Ces contradicteurs sont rejoints par juridiques ou fiscaux. Rappelons ici
d’astuces (hyals), en transformant, sur
finance islamique les économistes qui considèrent que la France a déjà pris des initiati-
le papier, tout financement à intérêt et sur l’ingéniosité l’intérêt comme nécessaire à la vie ves en ce sens et qu’une réflexion est
en un semblant d’opération licite. parfois purement économique en ce qu’il permet une en cours, notamment sur la nécessité
Selon eux, le « bénéfice » n’est, au formelle qui allocation efficace des capitaux et d’une réforme de notre droit [13]. Il
fond, qu’un intérêt dissimulé sous permet de s’en des risques, et qui jugent l’interdic- reste que le développement des ser-


un partage de risques fictif. tion de l’intérêt simpliste, artificielle vices financiers islamiques dépendra
affranchir.
■■La seconde catégorie de critiques, et inadaptée aux besoins d’une éco- surtout de leur capacité à satisfaire
héritière de penseurs musulmans nomie moderne. Selon eux, la mise les besoins d’une clientèle accou-
du XIXe siècle comme Mohammed en œuvre pratique des théories isla- tumée à bénéficier de prestations
Abduh (mort en 1905), conteste l’as- mistes de la finance n’apporte rien bancaires souples et variées et à faire
similation de l’intérêt (fâ’ida), tel en termes d’efficacité, de croissance jouer la concurrence. Le refus de l’in-
que pratiqué par les banques occi- ou de lutte contre la pauvreté, dans térêt ne peut en effet empêcher les
dentales, à l’usure, condamnée par la mesure où l’objectif n’est pas éco- clients de calculer le taux d’intérêt
le Coran sous le nom de riba. Cette nomique, mais de cultiver une iden- implicite des opérations islamiques,
position, qui a impliqué de fameux tité islamique distincte et de résister par exemple pour comparer les prix
grands muftis d’Égypte et Cheikhs à la globalisation économique : la qui leur sont proposés. On a vu aussi
de l’université d’Al-Azhar, comme finance islamique repose essentiel- que, dans le montage des opérations
Mohammed Sayed Tantaoui, décédé lement sur son symbolisme et vise islamiques, des trésors d’ingéniosité
tout récemment, se résume ainsi : à conforter le développement global et de créativité doivent parfois être
« L’interdiction du riba se justifie par le de l’islamisme, en entretenant l’illu- déployés pour monter des opérations
tort porté au débiteur. Mais, puisqu’il sion que les sociétés musulmanes complexes sans recourir à la notion
n’y a aucun tort porté aux personnes qui peuvent vivre selon des règles éco- d’intérêt. Mais ces montages restent
procèdent à des dépôts dans une banque, nomiques propres, alors même que vulnérables dans la mesure où leur
l’interdiction du riba ne s’applique pas les banques islamiques prélèvent et conformité à la Charia est suscep-
aux dépôts en banque [9] ». servent couramment des intérêts, en tible de contestation. On perçoit ici
Souvenons-nous que les Romains dis- combien il est difficile de se passer
tinguaient l’intérêt de l’usure. Mais [10] le ve concile de latran, en 1513, donne cette de la notion d’intérêt, qui est au cen-
les exégètes chrétiens ont longtemps définition de l’usure : « Il faut entendre par usure le tre de la finance. n
gain et le profit réclamés sans travail, sans dépenses,
lu dans l’Ancien et le Nouveau Testa- ou sans risque, pour l’usage d’une chose qui n’est pas
ment une interdiction du prêt à inté- productive ». il récuse au passage les accusations
rêt : « Si tu prêtes de l’argent à quelqu’un d’usure pesant sur les monts-de-piété.
[11] article l 313-5 du Comofi : le taux de l’usure
est fixé à 133 % du taux effectif moyen pratiqué au [12] Cf. timur Kuran, « islam and mammon »
[9] abd al mun’im al nimr, ancien ministre des cours du trimestre précédent par les établissements (princeton university press, 2004).
habous d’Égypte (cité par Khalid Chraibi, « la de crédit pour des opérations de même nature [13] Cf. georges affaki, « la finance islamique en
Charia, le « riba » et la banque », 29 sept 2007, http:// comportant des risques analogues. il est publié france : entre accueil et réforme » (Revue Banque
oumma.com/La-charia-le-riba-et-la-banque). trimestriellement par la banque de france. n° 725, juin 2010).

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