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Communications

Diégèse et enonciation
Dominique Chateau

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Chateau Dominique. Diégèse et enonciation. In: Communications, 38, 1983. Enonciation et cinéma. pp. 121-154;

doi : https://doi.org/10.3406/comm.1983.1571

https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1983_num_38_1_1571

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Dominique Chateau

Diégèse et énonciation

C'est parce que le cinéma est un langage hybride que la notion


d'enonciation cinématographique est à la fois pertinente et
problématique. On ne peut, en effet, reprocher au sémiologue d'appliquer cette
notion au cinéma, puisque ce médium inclut sous deux espèces, écrite et
parlée, la substance pour laquelle, essentiellement, elle a été formulée ;
on ne peut pas davantage lui tenir grief de dépasser ce stade, car le
scrupule de la spécificité — et c'est la moindre des choses qu'il soit
comptable de son respect — l'induit à dire : s'il y a, à proprement parler,
énonciation cinématographique, c'est que l'ensemble des matières de
l'expression cinématographique participe du phénomène de l'énoncia-
tion. Or, autant l'application du concept est satisfaisante, mais ne nous
apprend pas grand-chose de neuf sur le cinéma, autant son extension
est, sinon décevante, du moins épineuse. Nous apprend-elle quelque
chose sur le cinéma ?
Tout dépend peut-être du sens que l'on donne à la notion d'énoncia-
tion : un sens faible quand il s'agit de considérer que tout phénomène de
communication nécessite la mise en place d'un dispositif qui, inscrivant
le message dans le procès qui le communique, inscrit aussi dans le
message les conditions de sa communication (émission, transmission,
réception) ; un sens fort quand il s'agit de considérer que ces conditions
de communication inscrites dans le message existent à l'état de marques
explicites et spécifiques. L'étude du dispositif est largement engagée,
pleine de promesses *, mais elle n'est pas parvenue, jusqu'à présent, à
rendre compte de la spécificité cinématographique, sinon à travers
l'analyse des films qui jouent avec le dispositif pour en détruire l'effet
ordinaire (ne serait-ce qu'en le manifestant) ; l'étude des marques n'en
est qu'aux prolégomènes 2 et elle nous déçoit d'entrée : prenant la
spécificité « à bras-le-corps », elle découvre que le cinéma est
singulièrement pauvre en ce domaine, sinon lorsque le film joue avec son
langage pour construire un effet stylistique déterminé. Bref, si l'on met
provisoirement entre parenthèses les « expériences »
cinématographiques qui, utilisant comme ressort de leur stratégie discursive la
conscience de leur textualité, rendent le démêlage de la question
quasiment inutile, il appert bien que l'étude de renonciation
cinématographique nous plonge en plein paradoxe.

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Paradoxale, par exemple, la situation relevée par Jost qui veut qu'un
film comme Rashomon (1950) soit à la première personne si l'on
considère le verbal et en point de vue omniscient si l'on considère
l'image 3 ; paradoxal, plus généralement, le fait souligné par le même
auteur que l'image seule peut, au-delà du visible qu'elle véhicule
toujours, signifier un discours sans jamais pouvoir le dire ou, ce qui
revient au même, le tenir par son propre pouvoir, avec ses moyens
propres 4. Mais à toute chose malheur est bon : dans la mesure où
renonciation semble le plus souvent imposée de l'extérieur à l'image
filmique (notamment, par intromission du verbal), les sémiologues ont
d'emblée incliné à étudier le récit filmique comme une sorte de « récit
pur », comme une sorte d'histoire sans discours. Il n'en est rien, bien
entendu : la notion de discours cinématographique est incertaine,
comme le montre Jost 5, mais il est certain que le film comporte une part
importante de discours. Toutefois, la suspension provisoire de l'aspect
discursif du récit filmique a permis d'isoler, de cerner un aspect non
moins fondamental du récit filmique : la diégèse. Or, les mêmes raisons
qui expliquent que cet aspect ait été envisagé pour la première fois dans
le cadre de la théorie du cinéma plaident en faveur de son extension (en
sens inverse donc de renonciation) à l'ensemble des études
narratives.
Au lieu qu'il manie directement des symboles abstraits comme
l'écrivain, le cinéaste a d'abord affaire à des objets réels, de telle sorte
que la formation d'un récit filmique, non seulement va effectivement du
concret à l'abstrait, mais encore laisse toujours subsister un résidu de
« concret sensible » — c'est une limite incontournable du langage
cinématographique, comme le remarquait Pasolini 6. A considérer cette
rémanence, on comprend que les discussions cinéphiliques soient si
fréquemment orientées vers les problèmes de la vie courante, on
comprend que le film se démode relativement vite, bref, on explique
toute une série de phénomènes cinématographiques convergents, parmi
lesquels l'impression de réalité. Mais, une fois le fait entériné sur le plan
conceptuel, le théoricien du filmique 7, peu ou prou sémiologue, se donne
plutôt pour tâche, au moins préliminaire, d'isoler le système abstrait
(langage) qui conditionne objectivement le passage du concret réel au
concret filmo-narratif — quitte à revenir ultérieurement au résidu de
« concret sensible » que garde ce dernier, mieux armé, d'ailleurs, pour
l'appréhender dans sa fonction externe-interne de naturalisation du
récit pour le cas du cinéma narratif, ou dans sa fonction métaphorique
chez Pasolini 8, par exemple.
Or, c'est au cours de cette démarche idéalisatrice qu'un problème
inaperçu par les théoriciens du récit écrit, bien qu'il les concerne
censément, se manifeste, au sens littéral du terme, ainsi que le montre
l'observation de Souriau selon laquelle deux acteurs différents peuvent
incarner un même personnage (jeune puis adulte, par exemple) 9.

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Pareille dissociation, en même temps qu'elle touche au concret filmique,


en tant que résidu du concret sensible, apparaît comme l'un des aspects
d'une dichotomie, générale et abstraite, qui, dans tout film, sépare un
niveau profilmique d'un niveau diégétique 10. En isolant le second, on
met en évidence le fait que toute constitution ou toute lecture d'un récit
filmique suppose, en parallélisme sémiotique avec le déroulement du
film, la construction d'un univers propre au récit, d'un monde
narratif •
1 . qui ne se réduit pas au réel enregistré ;
2. sur lequel se fonde notre relation à ce dernier ;
3. dont le siège est essentiellement dans l'esprit du spectateur.
Encore une fois, la chose est moins théoriquement flagrante dans le
cas du récit écrit, mais c'est loin d'être une raison d'esquiver son
repérage sous le texte. Le symbolisme, que l'expression linguistique
imprime immédiatement au récit, contient l'illusion narrative dans les
limites de l'acte qui la (re) produit : c'est, en effet, dans la mesure où le
récit imite le monde réel que sa lecture exige de nous un détachement
par rapport à l'environnement réel ; l'actuel du récit utilise le virtuel de
la réalité en exigeant un détachement de l'actuel réel. La théorie est donc
« piégée » différemment par le récit écrit et par le film : quant au
premier, le caractère symbolique de l'écriture incite à confiner l'étude du
phénomène narratif dans ses aspects proprement textuels ; quant au
second, le caractère analogique de l'image incite à circonscrire le
discours autour de l'impression de réalité. La sémiologie étant, par
vocation, méfiante à l'égard de celle-ci, on comprend que les sémiolo-
gues aient été amenés à mettre en exergue, donc à traiter théoriquement
et dans des proportions qui dépassent le domaine d'origine, l'aspect
adverse du récit filmique, cet aspect cognitif sans lequel aucun film ne
saurait être perçu comme récit ; de cette importante percée théorique
devait naître une attention accrue aux conditions mentales de l'activité
narrative, dont la prégnance n'est pas moindre dans le cas du récit écrit
— à ne pas le reconnaître, à n'en pas tirer toutes les conséquences, on
perpétuerait la regrettable confusion entre ce qui est de l'ordre du récit
lui-même et ce qui ressortit à son langage occasionnel.
En fait, s'agissant de donner créance aux quelques hypothèses qui
précèdent, le théoricien se trouve écartelé entre deux démarches
contradictoires, du moins dans leur orientation méthodologique propre :
la première consiste à étudier la notion de diégèse pour elle-même, en
tant que condition de toute activité narrative (récit écrit, radiophonique,
dessiné, photographique, filmique ou télévisuel) ; la seconde consiste à
restreindre sa portée au champ d'où elle procède, c'est-à-dire au film.
Dans un cas, on met en évidence la généralité de cette notion et, par voie
de conséquence, son indépendance par rapport aux formes de la
manifestation du récit ; dans l'autre cas, on approfondit moins le
concept de diégèse qu'on ne met en lumière les effets du mécanisme

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diégétique sur la matière de l'expression filmique. Le risque est,


respectivement, de produire une formule théorique bien faite, mais
difficile à appliquer aux récits concrets, et de croire décrire des
phénomènes filmiques profonds en réitérant, sous couvert d'un méta-
langage théorique bien rodé mais superficiel, les prénotions qui adhèrent
à ces phénomènes.
Or, rien n'est propice à éviter ces deux risques comme le problème de
renonciation cinématographique — c'est, du moins, ce que je vais
m'efforcer de montrer dans cet article. En partant de la notion générale
de diégèse, en tant qu'instance conceptuelle nécessaire à toute activité
narrative, à la fois donnant la mesure du fonctionnement cognitif que
celui-ci appelle dans tous les cas et concernant le savoir particulier
qu'un récit donné exige pour son propre compte, il s'agira de mettre en
évidence la façon dont le film développe une diégèse, les moyens qu'il
emploie pour signifier ce développement (c'est-à-dire l'histoire) et les
instruments de communication qu'il mobilise pour l'adresser à un
spectateur. En d'autres termes, il s'agira d'approcher le problème de
renonciation cinématographique par le biais qui est pris ordinairement
lorsque l'on veut éviter de le poser.

/. L'imitation filmique : position du problème.

La plupart des narratologues ont jusqu'à présent enseigné


expressément qu'il convenait de traiter les moyens du discours narratif,
envisagés à un niveau de plus ou moins grande profondeur (par rapport
à la surface textuelle), si l'on voulait rendre compte de la structure, voire
de l'essence, du récit. De là que, situant la recherche au plan des
prédicats ou des fonctions (actantielles), on a décrit moins l'organisation
des mondes racontés que les moyens de les raconter, moins le récit
lui-même que le langage du récit. Cette tâche primordiale devait être le
geste inaugural de toute théorie scientifique du récit, s'agissant d'abord
de prendre, vis-à-vis de ces phénomènes familiers, la distance maximale
qu'exigeait la conscience que la clarté des notions par lesquelles nous
l'appréhendons immédiatement ne mesure rien de plus que notre
ignorance de ses conditions objectives de possibilité. Une étape
ultérieure, enveloppant la précédente plutôt que la contredisant, intégrant le
point de vue structural mais le dépassant, doit permettre de rendre
compte du fait que la transparence du phénomène narratif, tel que nos
prénotions le pensent pour nous, ne sert pas simplement à masquer les
mécanismes profonds du récit, mais encore est la condition d'effectivité
de toute communication narrative. En d'autres termes, il faut montrer
que cette transparence non seulement appelle la théorie mais encore
fonde le récit.
J'ai déjà signalé les raisons qui ont incliné, en revanche, les théoriciens

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Diégèse et énonciation

du cinéma, pourtant intéressés moins au récit lui-même qu'à sa


manifestation cinématographique, à envisager cet aspect du problème
que les narratologues ont tendance à négliger. En particulier, l'étude du
récit filmique met en évidence la nécessité de réactiver la notion
d'imitation, dans la mesure où l'étude de cette sorte de récit non
seulement implique de prendre en compte, à l'encontre de l'opinion de
nombreux narratologues, cette notion aristotélicienne, mais encore la
clarifie en traçant ses limites. Il se trouve, en effet, que le film est
doublement imitatif : à l'imitation diégétique se superpose, comme sa
condition ou son effet, l'imitation iconique ; au sens aristotélicien de la
mimesis u s'ajoute ou s'oppose son sens, disons, hégélien (lorsque le
philosophe tire argument des « raisins peints par Zeuxis (...) que des
pigeons vivants (...) vinrent picorer » pour récuser toute définition de
l'art au moyen de l'imitation 12). Vu l'objectif que je me suis assigné ici,
le traitement distingué de ces deux sens de l'imitation est
indispensable.

2. L'imitation diégétique.

Il semble bien que, pour être non seulement pertinente mais utile,
toute théorie d'une pratique humaine, telle que le récit, ne doive pas
reposer uniquement sur la nouveauté d'un appareil méthodologique,
qu'elle réclame aussi, à titre d'hypothèse directrice, un éclairage
nouveau sur son objet. Placée sous la juridiction de cette règle
d'efficacité, la théorie de la diégèse, dont je tente actuellement de mener
à bien l'élaboration 13, vise moins à réaliser un banc d'essai
méthodologique, quoiqu'elle applique au récit un assemblage inédit de méthodes
éprouvées (mises à l'épreuve de théories antécédentes), qu'à construire
un système d'interprétation pour un ensemble réduit de propriétés
inhérentes à l'activité narrative. La poursuite de ce but demande, en
effet, une grande souplesse — ce qui ne signifie nullement un manque de
rigueur — dans l'emprunt méthodologique : lorsqu'il s'agit non de
fabriquer un appareil descriptif, plus ou moins complet et explicite, pour
résoudre tel ou tel problème technique, mais plutôt de traiter des
questions générales concernant la nature de l'objet considéré, des
méthodes, apparemment disjointes quant à leur origine scientifique,
voire antagonistes quant à leur finalité explicative apparente, semblent
maintenant pouvoir éclairer conjointement la question abordée. Pour
paraphraser Bertrand Russell, on peut dire que la division
méthodologique est moins significative que la convergence problématique.
Ainsi, la théorie de la diégèse conjugue deux techniques logico-
linguistiques dont peu de linguistes ont, en revanche, recherché une
corrélation effective : l'une, issue de la sémantique generative, déduit du
fait que les objets réels ne jouent aucun rôle effectif dans le récit la

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nécessité de tenir le réfèrent des personnages (des lieux, etc.) pour un


réfèrent mental ; l'autre, procédant de la logique modale, invite à
regarder le récit comme une activité productrice de mondes, c'est-à-dire
produisant des propositions existentielles ou descriptives qui sont vraies
non pas dans le monde réel, mais dans le monde possible postulé par le
récit considéré, pour son seul compte 14. On comprend que le linguiste,
attaché à rendre compte de l'usage ordinaire du langage et, par
conséquent, s'il est préoccupé de pragmatique, à rendre compte d'un
discours renvoyant au monde réel, n'ait qu'un faible intérêt dans la
conjonction des deux théories ; elles expliquent séparément, l'une la
fonction des syntagmes nominaux dans la phrase, l'autre le
fonctionnement des assignations de vérité à l'énoncé. En revanche, il appert que le
théoricien du récit trouve un avantage non négligeable à leur rencontre,
dans la mesure où il n'a pas à traiter le problème de la vérité d'une
proposition isolée dans un contexte réel ni le problème de syntagmes
nominaux puisés dans le réservoir conceptuel que constitue notre
expérience du monde réel, mais le problème de la vérité de propositions
incluses dans un contexte propositionnel et, corrélativement, celui de
syntagmes nominaux référant à un réservoir conceptuel établi pour le
seul compte du récit les utilisant.
L'ensemble spécifique et structuré de propositions implicites
caractérisant des personnages, des lieux et des actions (j'appelle « diégèse » cet
ensemble) n'est considéré comme le cadre de référence de la
macrostructure propositionnelle d'un récit donné qu'à la condition stricte que
ce récit le postule, au moins tacitement ; en outre, il n'est efficient dans
la relation de lecture du même récit que si le lecteur accorde au système
qu'il forme son assentiment tacite.
En toute activité narrative, le récepteur est confronté simultanément à
un univers détaché du monde réel (à l'instar du rêve), exigeant donc de
sa part un effort d'abstraction par rapport à sa situation occasionnelle,
sinon à son comportement général, mais donnant l'illusion de
fonctionner à l'imitation du monde réel, bien qu'il puisse, sous certaines
conditions postulées explicitement, donner lieu à des actions tout à fait
inconcevables dans la réalité. Ces deux lois du dispositif de la
communication narrative ne sont aucunement contradictoires, comme il semble
au premier abord ; leur dualité est, au contraire, constitutive 15. Metz a
noté, à propos du procédé énonciatif de la voix off (personnage,
narrateur impersonnel, « speaker anonyme »), qu'en mettant une
certaine distance « entre l'action et nous », il renforce tout compte fait
notre adhésion à la diégèse 16 ; cette réflexion s'étend, en fait, à
l'ensemble du dispositif filmo -narratif, s'agissant pour le spectateur non
simplement de pouvoir jouir de l'illusion narrative, du moment qu'il a le
sentiment de n'en être point dupe (« ainsi rassurés (derrière le rempart),
nous pouvons nous permettre d'en être un peu plus dupes » 17), mais
aussi de prendre possession de la diégèse : la diégèse n'induit

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Diégèse et énonciation

l'illusion qu'à la condition expresse que le spectateur maîtrise la diégèse,


donc au prix du détachement. « Le monde, au cinéma, paraît, mais
rendu inoffensif » (Laffay, p. 25).
Corrélativement, pour que le récit produise continûment, à titre de
condition de sa lecture, l'impression de fonctionner à l'imitation du
monde, sans devoir rapporter systématiquement à celui-ci les mondes
qu'il façonne, il ne suffit pas qu'il enchaîne une à une les propositions
narratives (ou, ce qui revient au même, leurs structures profondes, les
prédicats actantiels) ; il convient que ces propositions, en même temps
qu'elles font avancer l'histoire pas à pas, ramènent incessamment et
instantanément le lecteur vers un domaine d'où elles tirent leur matériel,
vers un foyer où se détermine la cohérence de leurs enchaînements. La
diégèse est cette condition préalable, cette source mentale où un récit
donné puise ses éléments propres et ses règles spécifiques ; mais, en
vertu du caractère linéaire de la lecture, elle ne peut pas être seulement
cela : car, si nous ne pouvons censément lire sans la connaître, c'est en
lisant que nous prenons connaissance d'elle ; car, si chaque étape d'un
récit suppose un système de représentations producteur de monde, le but
de l'activité narrative c'est essentiellement la découverte d'un nouveau
monde, d'un monde inconnu. La diégèse, en tant que composante
interprétative spécifique exigée pour la compréhension de chaque
proposition narrative d'un récit, en même temps que composante
interprétative globale pour le récit considéré dans son entier, est une
condition de la lecture que la lecture construit.
Cette corrélation indéfectible du systématique et du temporel est liée
au fait que Yimitation narrative ressortit à deux grands principes, celui
du vraisemblable (ou de la cohérence interne) et celui du devenir (qui
caractérise spécifiquement la forme d'une cohésion externe) :
1. Le principe du vraisemblable a été exprimé par Aristote dans ce
précepte : « II faut préférer l'impossible qui est vraisemblable au
possible qui est incroyable 18. » II entre effectivement dans la capacité
narrative d'outrepasser les conditions de possibilité du comportement
ordinaire, tout en imitant formellement ces conditions mêmes ;
l'acceptabilité d'une proposition exprimant une action « naturelle » n'est donc
pas forcément plus grande, dans un contexte diégétique déterminé, que
celle d'une proposition exprimant un fait extraordinaire ou surnaturel.
Ainsi, Adolfo Bioy Casarès peut écrire dans l'Invention de Morel : « J'eus
peur d'une invasion de fantômes, une invasion de policiers étant moins
vraisemblable. »
2. Le principe du devenir signifie que la structure narrative appartient
à « l'immense catégorie des structures non strictement logiques ou
mathématiques, c'est-à-dire dont les transformations se déroulent dans
le temps : linguistiques, sociologiques, psychologiques, etc., et il va de
soi que leur réglage de fait suppose en ce cas des régulations, au sens
cybernétique du terme, fondées non pas sur des opérations strictes,

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c'est-à-dire entièrement réversibles (par inversion ou réciprocité), mais


sur un jeu d'anticipations et de rétroactions {feed-back) dont le domaine
d'application couvre la vie entière (...) 19 ».
Il s'ensuit que le lecteur ou spectateur est impliqué doublement dans
la diégèse, d'une part, quant à l'assentiment qu'il accorde aux règles de
cohérence interne définissant le monde du récit considéré et, d'autre
part, dans Y exercice même de la lecture 20 qui conditionne son rapport
au développement narratif (histoire) réalisant simultanément
l'expansion et la conservation du monde supposé. Lire, c'est vérifier, à chaque
pas, que la diégèse est conservée et accepter, à chaque pas, d'en faire un
de plus avec l'histoire ; il suffit que quelque chose nous empêche
d'adhérer à la diégèse (par exemple, un désaccord idéologique) pour que
nous concevions quelque réticence à nous laisser emporter par
l'engrenage événementiel, pour que nous résistions à sa force d'entraînement,
pour que nous n'éprouvions plus le désir d'en savoir davantage sur
l'histoire 21. Dans ce processus, la diégèse joue encore le premier rôle :
chaque fois que nous franchissons un pas dans l'histoire, nous vérifions
des hypothèses dont celle-ci, en développant la diégèse, nous avait
permis de former la prévision. L'acte intellectuel de la lecture narrative
réside essentiellement dans un processus d'anticipation et de rétroaction
corrélatives qui, en même temps qu'il nous pousse vers l'avant, nous
ramène vers le foyer diégétique.
Le récit qui, lorsque nous entrons en rapport avec lui, nous apparaît
comme un microcosme foisonnant, animé, vivant, n'est plus qu'une
machine immobile et réduite à la matérialité de son support, tant qu'il
repose dans notre bibliothèque ou dans une cinémathèque ;
identiquement, les personnages sont des choses amorphes que la lecture anime. Il
est clair que le générateur principal permettant cette mise en circuit n'a
d'autre siège que le cerveau humain, mais que le travail mental qu'elle
exige ne se réduit pas à réinvestir les connaissances emmagasinées
préalablement à la lecture ; en tant que condition de la lecture que la
lecture construit, la diégèse définit une entité individuelle pour chaque
personnage, postule un système de traits caractérisant les propriétés des
objets et de leurs relations, établit une structure de monde possible, peu
ou prou inédite : chaque récit nous apprend au minimum les conditions
de sa lecture 22.
Or, la différence fondamentale entre le récit écrit et le récit filmique
réside dans le fait que la lecture du premier, armée de la diégèse, anime à
elle seule le monde que l'histoire développe, alors que cette animation
diégétique d'un monde, dont la relation mimétique au monde réel relève
de l'intellection ou de l'imagination, est précédée, dans la lecture-vision
du second, par une animation iconique dont la relation mimétique au
monde réel ressortit à ^perception extérieure. Il convient de tirer toutes
les conséquences de ce fait, c'est-à-dire de rendre compte de l'idée selon
laquelle la production filmique de la diégèse repose sur une objectivation

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Diégèse et énonciation

analogique des entités individuelles, tandis que ce fondement filmique


de l'illusion narrative s'étend au principe du devenir, objet lui-même
d'une matérialisation analogique, par le biais du dispositif de la
représentation du mouvement (photogrammes et défilement). Ici,
l'apprentissage de la diégèse interfère avec la reconnaissance des icônes
et la sensation « qu'elles vivent ».

3. L'imitation iconique.

Diégétique versus iconique : on a sans doute remarqué que ce couple


antinomique est apparu dans mon texte en lieu et place d'un autre
distinguo que les théoriciens ont plus fréquemment avancé jusqu'ici :
diégétique versus profilmique. Pourtant, ce couple n'est nullement
inconnu des sémiologues ; mais, si sa forme idéologique générale a été
établie par Oudart à travers la distinction entre effet de réalité et effet de
réel, on ne s'est pas vraiment soucié d'en tirer toutes les conséquences du
point de vue de la définition du signe cinématographique. Pourtant,
l'idée d'Oudart, selon laquelle le second effet résulte de l'insertion du
processus de figuration, qui produit le premier effet, dans le processus
diégétique (qu'il appelle « représentatif ») 23, peut être aisément
traduite dans les termes de l'analyse sémiologique :
1. Le diégétique déborde Viconique. Le hors-champ le montre
clairement : un personnage qui, regardant vers l'un des bords de l'écran,
prend un air terrifié, nous fait penser que l'assassin n'est pas loin : il
existe alors en tant qu'entité diégétique, sans être encore un signe
iconique ; il n'acquiert ce statut qu'en paraissant sur l'écran.
2. Le diégétique intègre Viconique. Sous certaines conditions, par
exemple la vision préalable de l'assassin, nous pouvons nous représenter
mentalement ce dernier, avec tout ou partie de ses traits iconiques, lors
même qu'il est absent de l'image.
3. Le diégétique domine Viconique. Les traits iconiques d'un
personnage, actualisés dans l'image ou remémorés sans son secours, sont
affectés du coefficient diégétique qui définit le personnage considéré, de
telle sorte que chacun de ses traits peut à tout moment, non seulement
servir à l'identification de l'icône, mais encore symboliser sa valeur
diégétique (par exemple, la barbe pour l'assassin).
Loin toutefois qu'il faille conclure de là que le diégétique réduit
Viconique, qu'il agit comme une sorte de dissolvant intellectuel des
icônes. Pour établir la pertinence de cette restriction, il convient
d'examiner les conditions du processus de figuration qui détermine
l'imitation (de second niveau) quant au film. On sait, tout d'abord, que
tout signe iconique ne possède pas les propriétés de l'objet qu'il
représente mais traduit certaines de ces propriétés, sous formes de traits
de représentation visuelle, selon les normes d'un langage déterminé. En

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ce qui concerne le film, cette traduction s'effectue à l'aide d'un


instrument mécanique qui imprime au profilmique le système de
transformations suivant 24 :

NIVEAU DES FIGURES SIGNES/ÉNONCÉS


FORMES FIXES \
unité distinctive unité significative >^

unité
SIGNES/ÉNONCÉS
ANIMÉS
significative

NIVEAU DU , .. UNITÉS DE y
MOUVEMENT MOUVEMENT
unité distinctive

NIVEAU DU
CONDITIONNEMENT . PHOTOGRAMME PLAN
TEXTUEL (MISE EN CADRE) (MISE EN
CADRE/SCÈNE)
[mobile ou non]

La sémiologie du cinéma a fondé son essor sur la thèse de l'inégalité


du plan et du mot, autour de laquelle on a logiquement argumenté en
s'efforçant d'établir la forme linguistique que devrait revêtir la
description exhaustive d'une image filmique. La solution entérinée de ce
problème, savoir l'équivalence (qualitative, mais non quantitative) du
plan avec un texte, c'est-à-dire un ensemble d'énoncés 25, prétend
définir la dimension iconique du film et non sa dimension diégétique ; en
effet, si une simple image filmique est clairement un tissu d'énoncés
iconiques, en revanche, une simple proposition narrative peut être
véhiculée par une séquence d'images, en grand nombre et liées par un
montage fort complexe. En d'autres termes, dans la gestion de l'iconique
par le diégétique, il y aurait un déchet considérable, contradictoirement,
semble-t-il, avec la propriété relevée précédemment selon laquelle le
diégétique déborde l'iconique. Mais ce n'est une difficulté qu'en
apparence. La diégèse est un système globalement implicite, en vertu de
la nature de l'acte narratif : plus le récit progresse, plus il contient de
l'implicite ; sinon, il s'assimilerait à ces rengaines du genre « Le petit
bois derrière chez moi » où l'on n'avance qu'à condition de répéter à
chaque pas tout ce que l'on a énoncé précédemment. Ainsi, l'ensemble
des propriétés d'individus ou de circonstances ne peut pas être donné au
départ du récit, si bien que les propositions descriptives, dénotant l'un
ou l'autre de ces aspects principaux de la diégèse, donnent parfois

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Diégèse et énonciation

l'impression trompeuse d'apparaître à titre d'inférences plutôt que de


prémices (c'est, d'ailleurs, un artifice dont la narration fait souvent
stratégie). Dans le cas du récit écrit, ce mécanisme de l'implicite est
notamment pris en charge par le scheme du nom propre ; chaque nom
propre est une étiquette attachée à une entité individuelle donnée qui à
la fois appartient à l'ensemble des propriétés la caractérisant et sert à
désigner cet ensemble de propriétés. Il suffit d'utiliser cette étiquette
pour que le lecteur se remémore tout ou partie des traits de description
de l'entité correspondante ; la possibilité d'une sélection par le contexte,
dans l'ensemble de ces traits, rend le récit écrit particulièrement
économique.
Il va sans dire que le récit filmique, parce qu'il inclut la substance
linguistique, bénéficie des mêmes avantages. Cependant, il faut oublier
ce fait si l'on veut discerner le rôle propre de l'icône qui, par elle-même,
non seulement ne nomme pas l'objet qu'elle représente, mais encore
véhicule toujours un ensemble important de traits de descriptions de
l'entité diégétique correspondante. Tout se passe donc comme si la
lecture narrative du film impliquait que le spectateur traite comme
présupposition des éléments montrés par le film (et, loin que ce ne soit
qu'un paradoxe théorique, le trouble existe réellement dans la pratique
du spectacle cinématographique : il n'est, pour s'en convaincre, que
d'observer les discussions cinéphiliques impossibles à arbitrer lorsque
l'un des interlocuteurs juge le régime diégétique du film — une « belle
histoire » ou le contraire — , tandis que l'autre s'intéresse à son régime
iconique/plastique — de « belles images » ou le contraire). Néanmoins,
cette observation doit être nuancée : en vertu du conditionnement
textuel de la mise en cadre, le film effectue des choix dans la
représentation des traits iconiques, selon des procédés morphologiques
non systématiques, puisqu'ils ne ressortissent à aucun système
semblable à celui qui organise les catégories grammaticales de la phrase : le
gros plan, le plan moyen, le plan d'ensemble et toutes les formes
intermédiaires ne sont que des degrés dans un continuum, indéterminés
avant le texte qui les choisit. En fait, cette façon de faire le tri dans un
milieu
X* abstraction
continuindividuelle
ressortit à ;cePaul
que Janet
la philosophie
l'illustraittraditionnelle
par « le portrait
appelait
au
crayon : l'objet est bien un individu puisque c'est un portrait, et
cependant c'est une abstraction, car le dessinateur est bien obligé de
distinguer la couleur de la figure 26. » En l'occurrence, à l'instar du
portrait, le gros plan est également une abstraction en ce sens qu'il
sépare le visage du corps ou de l'environnement, tandis qu'il nous fait
toujours penser à un individu.
Concernant le niveau du conditionnement textuel, une autre précision
s'impose : le tissu d'énoncés iconiques auquel correspond l'image
filmique trouve peut-être sa meilleure traduction possible dans un texte,
mais certainement pas son équivalent strict. Pour passer de l'un à

131
Dominique Chateau

l'autre, dans les deux sens, c'est-à-dire dans le sens prédécoupage-film


ou dans le sens film-postdécoupage, il convient d'opérer toute une série
d'opérations sémiotiques portant sur l'ordre et la cooccurrence, le
segmentai et le suprasegmental, la forme et le sens. Le conditionnement
tabulaire (mise en cadre) de l'image ne se laisse, en aucun cas, réduire
au conditionnement linéaire du texte écrit — qui plus est, le tableau est
animé :
(a) l'ensemble des points qui le composent est dans un état de
frémissement constant 27 ;
(b) chaque forme individuelle, chaque icône est susceptible à tout
moment de multiples trajectoires dans le plan ;
(c) le plan tout entier est éventuellement animé d'une translation plus
ou moins uniforme, plus ou moins régulière ;
(d) tout plan peut s'intégrer à la dynamique du montage.
Ces quatre traits sont des ingrédients essentiels de l'imitation filmique
dans sa dimension iconique, en ce sens qu'ils réalisent le devenir narratif
à Vaide de signes eux-mêmes mobiles, soit qu'ils semblent s'animer par
leur propre force — (a) et (b) — , soit qu'ils semblent subir une force
motrice extérieure à eux — (c) et (d). Cependant, n'ai-je pas tort
d'inclure le découpage en plans, la dialectique montage -cadrage dans le
problème de l'imitation iconique ? La condition de possibilité du
montage n'est-ce pas d'instituer le plan, à son tour, comme unité
significative, par rapport à la séquence (au sens large), de telle sorte
qu'un élément de pur conditionnement devient une unité textuelle ? Car
ce n'est évidemment pas le fait en lui-même que le plan soit sécable (la
coupure entre les photogrammes n'est, à ce niveau, qu'une pure
limitation physique) ou bien le fait en lui-même de son interposition
dans la chaîne filmique qui l'instituent en tant qu'unité textuelle, mais
plutôt la place qu'il occupe dans le développement diégétique — ou
mieux, dans l'expansion « historique » de la diégèse. Or, l'effet de cette
inclusion dans un processus textuel est justement d'écarter le plan,
désormais impossible à considérer isolément de son contexte, à la fois de
la représentation picturale et de la représentation théâtrale : la diversité
organisée des positions de caméra (cadrage et angle) implique, au
contraire du système pictural classique, une pluralité de points de vue
et, au contraire de la représentation théâtrale classique, la mobilité de
l'observateur virtuel 28. Il s'ensuit que la dialectique montage-cadrage
est un transformateur de l'imitation iconique qui peut, certes, contribuer
à la mettre en crise, mais tout aussi bien contribue à la renforcer dans
son caractère mimétique ; j'aborde ce thème dans la section suivante, à
dessein de définir, à travers une analyse de l'espace filmique, un critère
permettant de faire le départ de ce qui relève, dans sa constitution et
dans ses modes, de l'iconicité cinématographique et de renonciation,
conçue comme le dépassement de la relation imitative dans l'acte
filmo-narratif (ou de la narration filmique).

132
Diégèse et énonciation

4. Les modalités de l'espace filmique.

André Gardies remarque, à juste titre, que l'espace fait l'objet d'une
dévaluation constante dans la théorie du cinéma, peu ou prou sémiolo-
gique 29. Or, la chose est vraie en d'autres domaines, celui de la logique
modale par exemple : autant on a étudié les modalités temporelles,
autant on semble s'être peu soucié des modalités spatiales. L'intérêt
pour les premières se mesure notamment à l'assimilation faite par
certains logiciens grecs (les mégariques) entre le modal et le temporel, le
nécessaire étant pensé comme ce qui est réalisé en tout temps, et le
possible comme ce qui est réalisé en quelque temps 30. La logique
contemporaine distingue les modalités ontiques (nécessaire, possible)
des modalités temporelles (toujours, parfois), mais ne semble pas
s'intéresser davantage aux modalités spatiales (partout, quelque part).
Le cinéma n'est évidemment pas un champ privilégié pour pallier cette
carence, puisque l'étude des propositions non contingentes ne l'intéresse
pas directement, en d'autres termes, puisque l'énoncé iconique actualise
un espace qui n'est ni partout ni quelque part (de manière
indéterminée), mais qui est un être-là, puisque, enfin, l'image filmique n'utilise
pas de modalités explicites comparables à celles qu'étudient sémiolo-
gues, logiciens et linguistes. Est-ce à dire qu'elle ne modalise pas la
représentation de l'espace ou, ce qui revient au même, que la
représentation filmique de l'espace ne comporte aucune modalité spécifique F On
comprend combien cette question est bien venue, s'agissant, comme je
tente de le faire depuis le début de cet article, d'aborder le problème de
renonciation cinématographique par le biais où il est familier de
l'esquiver.
Jean-Louis Gardies écrit : « Les propositions modales sont
caractérisées par la présence en elles de modes, c'est-à-dire de termes qui
modifient ou déterminent l'inhérence du prédicat. Cette détermination
s'exprime habituellement, dans la grammaire des langues
indoeuropéennes, par l'addition d'un adverbe, à moins que l'objet de la
modification ne prenne la forme d'une proposition complétive elle-
même subordonnée à l'expression directement propositionnelle de la
modalité : Pierre viendra certainement ; il est certain que Pierre
viendra31. » Or, on connaît une autre façon de modifier ou de
déterminer le prédicat, sans le secours d'un terme modalisant spécifique,
mais en ayant recours à l'intonation : « Pierre viendra » prononcé en
accentuant fortement le verbe (on dit : d'un ton assuré ou sans
réplique). Dans ce cas, renonciation ne s'imprime pas dans l'énoncé,
mais le surdétermine par modification analogique. Si le traitement
filmique de l'espace ne s'assimile pas à la première manière, il ne se
réduit pas non plus à la seconde : bien qu'il n'existe pas de modalités

133
Dominique Chateau

filmiques de l'espace, la représentation filmique de Vespace fait partie


de l'énoncé iconique et le modifie. Autrement dit, on identifie là une
espèce de modalisation qui opère comme une transformation analogique
dont l'effet n'est pas seulement de changer le sens de son objet, mais
aussi d'en transformer la forme de manifestation.
L'image filmique représente le réel en éliminant certaines de ses
propriétés (celles qui mobilisent les autres sens que la vue) et en
traduisant celles qui restent, selon le système décrit plus haut ; en
revanche, elle dispose de nombreux moyens spécifiques pour atténuer
cette double abstraction constitutive. Son frémissement généralisé lui
confère une incontestable épaisseur ; ainsi les spectateurs de la fameuse
séquence du 28 septembre 1895 au Grand Café semblèrent-ils avoir été
frappés autant par la mouvance de la mer (« si vraie, si vague, si colorée
(sic), si remuante », écrivait le journaliste du Radical) que par la
trajectoire des plongeurs (« qui remontent, courent sur la plate-forme,
piquent les têtes », écrivait le même 32). La prégnance de ce phénomène
du frémissement sur notre sensibilité se mesure à Yarrêt sur Vimage :
une image arrêtée sur un paysage ne se confond pas avec un plan fixe sur
le même paysage qui est en vibration constante. Un film utilisant
systématiquement Y effet diapositive 33 comme la Jetée (Chris Marker,
1963) peut, écrit Odin, « recomposer le mouvement à partir des
instantanés photographiques que lui propose le film », de telle sorte que,
non seulement celui-ci utilise « le processus normal de reproduction du
mouvement dans tout film », mais encore rend apparente l'« opération
de construction du mouvement 34 », toutefois, cette sorte de gain dans la
conscience des opérations de l'imitation iconique provoque, de celle-ci,
la rétrogradation proportionnelle : le mouvement n'est plus perçu, il est
pensé ; l'image, même démultipliée, ne vibre plus. Bref, on ne peut
« déconstruire » Y effet plan sans l'abolir. Utilisé occasionnellement, par
exemple dans les scènes policières télévisées où il intervient pour figer un
geste criminel avant son accomplissement (c'est-à-dire avant le passage
de la prochaine publicité), l'arrêt sur l'image devient un procédé
d'énonciation qui suspend l'énoncé, comme une sorte de silence
interrompant un discours en un point crucial ou, mieux encore, comme
une syllabe que l'on prolongerait soudain plus que de coutume.
Cette formulation qui contient des verbes signifiant la temporalité
(suspendre, interrompre, prolonger) n'est pourtant pas inadéquate. Elle
signale, au contraire, un fait filmique important. Genette a remarqué
que, en ce qui concerne le discours écrit, on peut décrire sans raconter,
tandis qu'il n'est pas possible de raconter sans décrire 35, la même chose
peut être dite de l'aspect diégétique du film : il n'est pas de récit filmique
qui puisse se passer de description ; la moindre action d'un personnage
mobilise au moins un trait de description de ce personnage (sa
silhouette). En revanche, l'aspect iconique du film implique cette
propriété apparemment contradictoire avec la précédente : l'espace

134
Diégèse et énonciation

filmique n'existe pas sans le temps filmique ; ainsi l'arrêt sur l'image fige
l'espace parce qu'il suspend le temps. Toute opération sur l'espace
proprement filmique est simultanément une opération sur le temps
filmique ; de là que la description filmique est toujours, sinon
complètement diégétisée, du moins systématiquement temporalisée ; de là que
le documentaire produit, sinon l'effet fiction total, du moins des effets de
fiction, parcellaires et plus ou moins coordonnés. En vertu de ce lien
indéfectible qui unit les paramètres de l'espace et du temps, les trajets de
personnages ou d'objets à l'intérieur d'un plan animé confèrent à
celui-ci un double caractère qui spécifie encore l'imitation filmique : en
même temps qu'ils remplissent la durée du plan, ils rendent possible
l'évaluation du volume que l'image aplatit (hormis l'épaisseur au sens
précédent). Une image de Nosferatu de Murnau (1922), en plan
d'ensemble, montre Jonathan qui, venant du fond, se dirige en diagonale
vers le premier plan, pour sortir par le bord gauche (le plan est coupé à
cet instant, le suivant enchaînant la fin du mouvement en plan moyen) :
c'est la durée du parcours du personnage qui mesure la profondeur de
l'espace profilmique.
Considérons maintenant le cas où le trajet du personnage est
accompagné par un travelling latéral. Un tel mouvement de caméra
produit une sorte d'analyse de l'espace profilmique qui se distingue de
celle qu'opère une série de cadrages différenciés : non par
fragmentation, mais par processus ; non par agglomération, mais par progression.
Lorsqu'une bande d'espace profilmique est balayée par le cadre-
caméra, tout point A entre dans ce cadre en contiguïté avec un point B
s'il est contigu avec ce même point dans l'espace profilmique
correspondant, moyennant sa projection sur le plan pelliculaire (ou écranique).
Or, en dépit de ce caractère de déroulement continu qui, évitant toute
mise en pièces du profilmique, se contente, tel le regard, d'y découper un
champ mobile, le travelling d'accompagnement est ressenti comme un
modalisateur spécifique de l'énoncé cinématographique. On sait que
l'un des premiers mouvements de caméra de ce genre répertorié par les
historiens du cinéma, fut un ratage : dans le tableau « L'Adoration des
bergers » de la Passion de Ferdinand Zecca (1902-1905), l'appareil
« panoramique maladroitement dans le décor, pour découvrir le groupe
des bergers. Il revient ensuite vers la Sainte Famille, sans accompagner
pourtant les bergers dans leur marche 36 » . Le mouvement aller assume
tant bien que mal une fonction descriptive ; le mouvement retour, en
revanche, choque autant par ce qu'il montre que par ce qu'il manque :
redondant vis-à-vis de l'aller, comme si la caméra était liée à revenir au
point de départ à l'aide du même procédé, il eût été justifié s'il avait
emboîté le pas aux bergers.
Or, de quelle justification s'agit-il en l'occurrence ? Un travelling
d'accompagnement (réussi) inverse la dynamique du mouvement
interne à un plan fixe : au lieu qu'un objet se meuve au sein d'un espace

135
Dominique Chateau

globalement stable (hormis les mouvements fins du frémissement), c'est


maintenant l'objet qui occupe une position approximativement fixe, par
rapport aux axes du cadre, dans un espace mouvant. Il s'ensuit, de cette
transformation de l'effet plan, une dissociation entre le personnage, dont
l'icône conserve ses propriétés habituelles, et l'espace qui rétrograde
dans la perception du spectateur — il subit même un brouillage lorsque,
tendant vers le « filé », le travelling suit une action très rapide. C'est là
évidemment un cas théorique : on peut atténuer l'impression
d'immobilité relative que donne le travelling strictement parallèle au
mouvement du personnage, en incurvant sa trajectoire, jusqu'à approcher
l'effet d'anamorphose du panoramique. Néanmoins, les diverses
modifications, faisant ainsi varier l'échelle des plans par continuité,
n'aboutissent qu'à accentuer le caractère modalisateur du mouvement
d'appareil en rendant sensible, davantage que la substance de l'espace
profilmique, l'opération supra-iconique d'une machine, moins hors
champ qu'en dehors de tout champ : la caméra. Il faut, paradoxalement,
du montage (en champ/contrechamp) pour que cette opération, alors
diégétisée comme regard d'un personnage, perde son caractère de
modalité spécifique de renonciation cinématographique.
Des théoriciens, tels Bazin ou Mitry, ont soutenu que le mouvement
d'appareil s'opposait au montage comme la perception à l'intellection.
Mon étude de l'espace montre que cette proposition est, au moins,
schématique : elle suppose que, comme on vient de le voir, la
transformation iconique de l'espace profilmique, dans le cas du travelling ou du
panoramique, n'est pas une modalité de l'imitation filmique, à moins
d'être incluse dans un montage ; loin qu'il « donne à percevoir » (Mitry),
le mouvement d'appareil donne à lire : non seulement il « travaille
l'acteur 37 », comme l'a dit Edgar Morin, mais il est perçu, au contraire
de nombreux autres procédés filmiques, comme un fait d'écriture —
« tout mouvement de caméra, dit Odin, est en soi un indice d'énoncia-
tion 38 » . La différence entre les deux images :
(1) plan fixe parcouru par un personnage,
(2) travelling sur le même parcours,
peut être, sinon assimilée, du moins comparée à la différence entre les
deux énoncés :
(1') Voici l'espace où Jean chemine,
(2') Voici Jean qui chemine dans tel espace.
Jost remarque que la focalisation, qui a un sens métaphorique en
linguistique, existe proprement dans le film : « le choix d'un point de
vue se pose concrètement39 ». Il convient peut-être d'ajouter que la
focalisation cinématographique comporte deux degrés, illustrés
respectivement par (1) et (2). Le premier est lié organiquement à l'appareil
cinématographique, puisque aucune image n'existe en effet sans point
de vue ; condition de visibilité et non mode du voir, il ne produit par
lui-même aucune marque de focalisation. Le second degré caractérise

136
Diégèse et énonciation

un travail sur le champ visé (objectif-angle-mouvement) qui, dans le cas


de (2), par exemple, vise, au-delà de ce champ, à mettre en valeur un
personnage en train d'agir. Le problème serait maintenant de fournir les
critères du discernement d'un degré avec l'autre ; il n'en existe sans
doute pas, en dehors des messages filmiques où le choix d'un simple
point de vue ou bien d'une mise en valeur se décide ; en effet, la
focalisation du second degré, si elle ressortit aux systèmes de choix
instaurés par un film donné (sous le contrôle du style de son auteur), ne
s'oppose pas à la focalisation du premier degré (ou de degré zéro) dans
une paradigmatique susceptible d'être généralisée dans les termes de
catégories (concepts de classes), mais la prolonge comme une variation
d'intensité dans un modèle analogique.
Si le mouvement d'appareil n'a pas la transparence que nombre de
théoriciens lui ont attribuée à tort, il convient d'être tout aussi
circonspect pour ce qui concerne le rapport montage-intellection.
C'était, récemment encore, un lieu commun de réduire l'effet montage à
la formule : « production de significations que les images assemblées ne
possèdent pas, prises isolément », c'est-à-dire de le réduire à l'effet
Koulechov. Bazin, autant que les commentateurs des cinéastes
soviétiques, s'est satisfait de cette simplification qui repose, non seulement sur
une description approximative, mais encore sur une interprétation
douteuse de l'expérience. Car, si l'on regarde bien les images retenues
par Koulechov — que Philippe Durand a eu la bonne idée de reproduire
dans l'Acteur et la Caméra 40 — , on voit :
1. une assiette, contenant de la nourriture, posée sur le bord d'une
table ronde ;
2. un homme inerte, étendu dos contre terre, les bras en croix ;
3. une femme, tournée de trois quarts vers le fond, le dos à demi
dénudé ; et, en alternance avec ces images :
4. le buste d'un homme (Mosjoukine), de trois quarts face, sans
expression, semble-t-il (ou, peut-être, légèrement perplexe), le regard
tourné vers le bord inférieur gauche du cadre.
Il est parfaitement clair que les combinaisons 1-4, 2-4, 3-4 ne peuvent
signifier, pour un spectateur quelconque, que ceci : l'homme regarde
respectivement une assiette, un « cadavre », une femme à demi nue. Si
ces mêmes associations ont, prétend-on, signifié pour les supposés
spectateurs soumis à l'expérience, respectivement : l'« appétit », la
« gravité » et le « désir » (ce sont là les termes de Durand), c'est, de
manière évidente, en fonction de la question que Koulechov leur avait
posée au préalable ou après vision — une question du genre : quel
sentiment Mosjoukine exprime-t-il dans ces trois fragments ? On se
trouve bel et bien devant ces tests truqués, involontairement ou non,
dont les sondages d'opinion sont la forme sociale la plus flagrante. La
réponse est moins dans l'expérience réelle du spectateur que dans la
question par laquelle on sollicite de sa part une interprétation de son

137
Dominique Chateau

expérience. En fait, dans tout film, formé ou non selon les préceptes de
Koulechov, l'effet Koulechov n'existe pas. L'effet réel que peuvent
produire des combinaisons pareilles à 1-4, 2-4 et 3-4 est un effet
diégétique : il y avait trois images objectives, au sens d'énoncés
iconiques d'objets ; ce sont désormais trois plans subjectifs, trois objets
dont le film nous fait penser qu'un homme les regarde.
L'expérience Koulechov montre que le montage met en jeu l'intellect,
en tant que mécanisme non point idéologique (production d'une notion)
mais diégétique (production d'une relation dans un monde possible).
Or, autant il est extravagant de le réduire au premier aspect, autant il
serait inexact de le ramener strictement au second. Considérons les deux
séquences suivantes :
I. 1. Plan d'ensemble sur un saloon.
2. Plan rapproché sur une table autour de laquelle des joueurs
disputent une partie de poker acharnée.
II. 1 . Un homme sort précipitamment de son appartement. Le plan
est coupé sur le claquement de la porte.
2. Le même homme courant dans une rue.
Ces deux séquences sont caractérisées communément par la
fragmentation en deux blocs iconiques 1 et 2 ; mais, tandis que dans I il y a
redondance (aucun élément nouveau n'est montré, 2 « précise » des
éléments donnés dans 1), dans II seul l'homme qui se trouve dans 1 et
dans 2 peut être considéré comme un élément de répétition (nécessaire à
la cohésion de l'association dynamique des deux plans). Il s'agit donc de
deux manipulations de l'espace profilmique qui sont sans commune
mesure, comme le montre ce tableau :

I II

INTÉGRATION espace global donné espace global construit

DIFFÉRENCIATION fragments continus fragments discontinus


dans le profilmique dans le profilmique

Dans II, l'espace supposé, moyennant l'ellipse spatio-temporelle entre


1 et 2, n'est rempli que dans l'esprit du spectateur : le montage est
alors essentiellement producteur de diégèse ; dans I, l'espace posé,
moyennant le changement d'angle et de champ entre 1 et 2, connaît un
accroissement de sa densité : maintenant le montage renforce
l'imitation iconique en juxtaposant des tranches spatiales découpées dans le
volume profilmique. Bien entendu, la plupart du temps, ces
traitements diégétiques et iconiques de l'espace sont conjugués l'un avec
l'autre, au sein d'une même séquence. Néanmoins, les deux types de
travail de l'espace se laissent discerner clairement sur l'axe perception-
intellection, en ce sens que le premier inventorie un espace dans la

138
Diégèse et énonciation

durée, tandis que le second crée une chimère spatio-temporelle


(rappelons que, pour Descartes, la chimère est une chose irréelle composée de
parties réelles — les chimères filmiques sont des signes inexistants dans
le profilmique composés de signes captés dans le profilmique).
Il s'ensuit une forte différence dans la manière dont le cinéaste greffe
renonciation sur ces deux types, s'agissant dans les deux cas de faire
sentir l'acte narratif qui supervise, comme son origine et sa fin, le travail
sur l'espace. Quant à l'inventaire, il s'agit simplement de ramener
l'imitation iconique aux dimensions de l'imitation diégétique, c'est-
à-dire d'intégrer le travail de l'espace dans la production d'un monde
possible ; il est loisible de le faire dans I, en organisant le déplacement
d'un personnage diégétiquement marqué (partant du bar en 1, il
parviendra à la table de poker en 2) : un lien s'établit ainsi entre les deux
plans qui, en même temps qu'il renforce l'imitation iconique (effet de
volume produit par le trajet du personnage), permet de lire la
fragmentation des plans comme une opération déterminée par le récit
plutôt que comme un jeu arbitraire dans et pour l'espace.
Quant à la chimère, le processus est quasiment inverse : d'emblée, le
spectateur fait un pur acte de lecture par lequel il comble le hiatus
spatio-temporel entre III et 112. Or, cet acte n'a d'autre origine que la
« logique naturelle » elle-même, c'est-à-dire l'ensemble des concepts et
des schémas d'inférence par lesquels nous pensons l'« ordre des
choses ». Ainsi, comme partie de cette « logique naturelle », la logique
ordinaire de l'espace contient l'axiome que tout point x de l'espace est
contigu à un point y — en d'autres termes, on n'imagine pas un endroit
où l'espace s'arrête (sinon dans un monde fictionnel). C'est cet axiome
d'infinité qui détermine l'opération mentale par laquelle, entre III et 112,
nous concevons immédiatement un espace intermédiaire : un escalier,
dans le cas présent. On voit donc que, par le montage diégétique de II, le
cinéaste affirme implicitement que le monde possible produit par le film
est interprétable dans les termes de notre expérience naturelle des choses
sensibles et, singulièrement, des choses visibles ; autrement dit, la
compréhension de l'association III -II 2 comme récit est conditionnée par
la postulation générale d'une capacité du film à actualiser l'espace
manquant, si le récit l'exige (il suffit, en effet, d'aller tourner n'importe
où dans le profilmique un plan montrant notre personnage en train de
descendre un escalier). Alors que le montage iconique nécessite, pour
être lu comme récit, une justification diégétique explicite, le montage
diégétique présuppose, en vue du même objectif, la possibilité de figurer
ce qu'il implicite. Pour reprendre et compléter une remarque
précédente, il appert bien que l'acte filmo -narratif repose sur un processus
proprement spectatoriel unissant dialectiquement le diégétique à l'ico-
nique : le film existe comme récit dans la mesure où le spectateur est en
mesure, simultanément, de traiter en tant qu'entités les icônes et de
supposer l'iconicité des entités diégétiques.

139
Dominique Chateau

5. Signaux diététiques et fonction indicielle de Viconique.

Mon étude de l'espace filmique a peut-être semblé s'arrêter à


plusieurs reprises là où le problème de renonciation commence. Loin
toutefois qu'elle ait été inappropriée au sujet de mon article, elle a
montré quelle sorte de difficulté il convient de dénouer si l'on veut
aborder renonciation cinématographique dans les meilleures
conditions : essentiellement, la ligne de partage entre l'iconique et le
diégétique ; subséquemment, la dialectique par quoi l'acte filmo-
narratif les unit. Cette dernière section va inverser le vecteur précédent,
en s'essayant à poursuivre le démêlage des deux niveaux à travers
l'examen d'un aspect important de renonciation cinématographique et
littéraire.
L'hypothèse de la diégèse procède notamment de l'observation selon
laquelle toutes les prémisses d'un raisonnement narratif s'appliquant à
une proposition explicite ne sauraient être explicitées à leur tour, sans
quoi il est clair que le récit s'enliserait à force de piétiner ; la propriété
est vraie aussi bien de postulats virtuels (dans une inference par modus
ponens comme : a frappe b, b mort, x tue y —» y mort => a tue b, le
postulat de sens en italique n'apparaîtra jamais en « surface ») que de
postulats explicites (nul besoin d'énoncer que tel personnage possède un
pouvoir paranormal chaque fois qu'il l'exerce, puisque cet exercice, sauf
faux-semblant, présuppose sa possession). En revanche, le caractère
globalement implicite de la diégèse n'est pas contradictoire avec le fait
que le récit, en tant qu'expression de l'histoire, explicite si nécessaire
certaines prémisses diégétiques. Les signes qui véhiculent pareille
information se distinguent des signes environnants, en ce sens qu'ils
développent moins la diégèse qu'ils ne la posent et, partant, visent une
réaction particulière du lecteur : l'adoption d'une attitude de lecture (et
de logique) narrative déterminée. Ces signes, et non l'information qu'ils
véhiculent, sont donc des signaux diégétiques.
Tynianov relevait l'existence de récits où « les premières lignes
introduisent un narrateur » dont « la présence (...) est une étiquette
destinée à signaler le genre " récit " dans un système littéraire 41 ». Cette
fonction pragmatique des « premières lignes » d'un récit peut être
remplie par d'autres signes d'énonciation ; le sous-titre « roman » sur la
couverture, par exemple. S'il jouxte le titre du livre, c'est que ce dernier
ne contient pas nécessairement toute l'information pragmatique
suffisante, bien qu'il renseigne, de manière plus ou moins ambiguë, sur la
diégèse (ou sur la narration, ou sur les deux). Dans de nombreux cas,
on observe que, dès le seuil du récit, avant même que l'histoire
proprement dite ne s'enclenche, le lecteur est en possession de l'essentiel
de la diégèse ; ainsi, le paragraphe inaugural du Passe-Muraille de

140
Diégèse et énonciation

Marcel Aymé dispense, à cet égard, un nombre apparemment suffisant


de signaux diégétiques :

II y avait à Montmartre, au troisième étage du 75 bis de la rue


d'Orchampt [a], un excellent homme nommé Dutilleul [b] qui
possédait le don singulier de passer à travers les murs sans en être
incommodé [c]. Il portait un binocle, une barbiche noire et il était
employé de troisième classe au ministère de l'Enregistrement [d] . En
hiver, il se rendait à son bureau par l'autobus, et, à la belle saison, il
faisait le trajet à pied, sous son chapeau melon[e] 42.

On observe que : [a] définit des postulats spatio-temporels (le passé


de « II y avait » sera précisé en [d], puis au fil du récit par de nombreux
indices — barbiche noire, binocle à chaînette, autobus, chapeau melon,
électricité, semaine anglaise, etc. — de sorte que l'on peut situer
l'histoire sous la IIIe République ; quant au lieu, c'est une « vraie » rue
de Montmartre, réalisme peu pertinent, sauf pour les riverains, mais
situation pertinente dans l'économie thématique de la nouvelle) ; [b]
introduit, avec un soupçon d'ironie affectueuse, le principal agent du
récit, tandis que [d], comme on vient de le voir, explicite quelques-uns
de ses attributs spécifiques et, notablement, sa fonction sociale d' «
employé de troisième classe au ministère [peut-être fictif] de
l'Enregistrement », qui cristallise un ensemble de représentations idéologiques
afférentes à ce type humain ; [c] associe à Dutilleul une propriété
paranaturelle, le « passe-muraille » ; [e] est proprement un énoncé
itératif qui contribue à la définition idéologique de Dutilleul et, en même
temps, embraie le mode narratif dominant de la nouvelle, he postulat du
passe-muraille prévaut contre les autres, à telle enseigne que le récit
entier tombe sous cet exergue ; mais la propriété supposée est autrement
remarquable : elle applique un traitement d'exception à l'individu
unique mis explicitement (par [c]) dans sa portée. Un second postulat
est nettement discernable et d'emblée localisable, [b] qui fait adhérer à
Dutilleul les traits communs de la représentation idéologique du
rond-de-cuir. Toute la nouvelle de Marcel Aymé est articulée sur le jeu
réciproque de ces deux postulats distingués dont l'un implique un
« monde de la routine », qui s'exprime sur le mode propositionnel
itératif (ce qui se répète), et l'autre un « monde de l'initiative » qui
s'exprime sur le mode propositionnel de l'événement (ce qui advient).
Ainsi la forme narrative du Passe-Muraille est-elle caractérisée par la
cohabitation et l'interaction des deux univers diégétiques donnés dès le
seuil de la nouvelle : le monde quotidien, poussé au comble de sa
platitude, et le monde fantastique ; l'un est familier au lecteur, tandis
que l'écrivain, ce malin génie, interpose le second pour parvenir à ses
fins narratives.
Le film est-il susceptible d'une semblable gestion explicite de la
diégèse ? Je passe rapidement sur le problème du générique, pertinent à

141
Dominique Chateau

ce propos, mais qui a été largement débattu ces derniers temps. Pour
donner raison à Odin qui, récemment, s'efforçait de dialectiser une
remarque de Gardies 43, il me semble, dans les termes que j'ai posés
précédemment, que le générique, corrélativement avec la fonction
pragmatique de signalisation du genre (de la situation de lecture
afférente, etc.) qui instaure entre le film et son spectateur la relation de
détachement, assume la fonction textuelle de spécification de la diégèse
(par le titre notamment) qui induit le spectateur à s'installer dans le
mécanisme de Yimitation. Pour ce qui regarde les premières images ou
les premières combinaisons audiovisuelles d'un film (chevauchant ou
non le générique), la discussion jouxte évidemment le problème de la
différence de capacité informative entre le médium linguistique et le
médium cinématographique — en excluant provisoirement, pour y voir
plus clair, la matière de l'expression verbale. On peut, à ce sujet,
raisonner à l'inverse de l'interrogation qui a motivé la sémiologie du
cinéma (quelle forme revêt la description exhaustive d'une image
filmique ?) en demandant : quelle forme filmique devrait revêtir une
séquence visuelle pour être considérée comme équivalente, du point de
vue de l'information, aux premières lignes du Passe-Muraille (par
exemple) ?
Il est clair, d'emblée, que ce paragraphe inaugural dispense des
informations hétérogènes, si on les considère comme devant être
représentées filmiquement :
— ce qu'il exprime à l'aide d'un opérateur spécifique, « II y avait », le
film doit le produire par procédé relationnel dans l'iconique ;
— ce qu'il peut se permettre d'évoquer par un seul nom, «
Montmartre », le film doit en rechercher un exemplaire profilmique
caractéristique ;
— ce qu'il énonce comme postulat diégétique, « le don singulier... »,
le film ne saurait le visualiser en dehors d'un effet faisant son épreuve et
le manifestant.
Et ainsi de suite. Bien entendu, dans tous ces cas, la matière de
l'expression verbale (ou scripturale, pour le muet) permet de pallier
l'impossibilité de formuler visuellement, de manière aussi condensée
que dans mon exemple, la plupart des propositions essentielles sur la
diégèse du récit considéré ; la parole apparaît comme une solution
extravisuelle aux lacunes constitutives de l'image. Ce n'est pas toutefois
que cette réponse au problème pratique de la construction d'un récit
filmique donné en soit une au problème théorique de la capacité
informative du film en général : il y a là un domaine de recherche que je
ne saurais prétendre embrasser tout entier dans le présent article, mais il
me paraît possible d'en pointer un ou deux aspects essentiels, à travers
l'analyse d'un exemple précis. Il se trouve, en effet, que, récemment,
Odin a entrepris d'examiner les premières images d'un film dans le but
de mettre en évidence les modalités de « l'entrée du spectateur dans la

142
Diégèse et énonciation

fiction 44 » ; or, ce film, Une partie de campagne de Renoir, est


l'adaptation d'une nouvelle de Maupassant *. D'où l'idée de confronter
les observations d'Odin avec le texte du romancier, celui-ci étant à la fois
la source, la base et l'étalon du film : il y puise ses thèmes générateurs, il
en reflète la structure macro-propositionnelle, mais il en réfracte la
signification à différents niveaux.
* Nota bene. Il convient d'évaluer avec précaution l'authenticité de la signature
« Renoir > officiellement apposée à Une partie de campagne, et cela avec d'autant plus
de précision que, dans le présent contexte, il va s'agir de confronter le projet de
Maupassant à son interprétation cinématographique. Le tournage du film eut lieu en
1936 ; il fut retardé par un temps particulièrement pluvieux (les dernières images en
témoignent) et, au bout du compte, inachevé, Renoir ayant dû abandonner Maupassant
pour Gorki (les Bas-Fonds) . Le cinéaste effectua néanmoins, au début de l'année 1937,
une esquisse de montage qui fut dérobée par les Allemands en 1940, tandis que les
« rushes » étaient mis à l'abri. Ce sont ceux-ci que le producteur Pierre Braunberger
récupéra en 1946, demandant à Marinette Cadix et Marguerite Renoir (laquelle avait
participé à l'esquisse précédente) de tenter une reconstitution du projet originellement
prévu. Il semble qu'elles aient « reconstitué un montage conforme pour l'essentiel au
premier, mais d'un style plus rapide, dans le goût d'après guerre » (Cahiers du Cinéma,
n° 78, p. 72). Il y a sans doute, dans le résultat final, une relative contradiction entre le
style de l'image (son aspect pictural, impressionniste) et le rythme du montage, de sorte
que ce court métrage fait réellement court. Or, le sentiment de cette concentration
semble avoir été, davantage que les incidents du tournage où les incidences de carrière, le
frein principal à son achèvement par Renoir lui-même ; citons le cinéaste, interviewé en
1957 :
« Je n'ai pas pu faire le montage, parce que, après les Bas-Fonds, j'ai été emmené dans
la Grande Illusion, dont le projet, que j'essayais de faire depuis trois ans, est tout à coup
devenu possible. (...) Il y a aussi une autre raison : je pensais qu'il manquait des scènes,
mais là, je me trompais. Ces scènes ne sont pas du tout nécessaires. Encore une autre
raison : c'est que Braunberger était très content du résultat, tellement content qu'il
envisageait d'en faire un film de long métrage. Il avait même demandé à Prévert d'écrire
un scénario. Mais c'est bien difficile, vous savez, de faire du replâtrage, de transformer
en long métrage quelque chose qui est conçu pour un court métrage. De sorte que Prévert
a fait un petit projet dont il n'était pas content. Et finalement, ça ne s'est pas tourné. En
somme, en plus de mes occupations, ce sont toutes ces circonstances qui ont amené le
film jusqu'à la guerre.
— Ce n'est donc pas parce que, vous, vous en étiez mécontent ?
— Absolument pas. Au contraire. J'ai toujours été enchanté de la Partie de
campagne. Seulement, d'un autre côté, les raisons de Braunberger d'en faire un film plus
long étaient très convaincantes. C'était une erreur, mais une erreur séduisante. Et, d'une
autre part, j'aurais bien voulu, au cas où l'on déciderait de le montrer tel qu'il était, m'y
mettre très sérieusement, et pas du tout à moments perdus. > (Cahiers du Cinéma, op.
cit., p. 36-37.)
Loin, donc, de renier son film, Renoir l'assume entièrement, y compris les incertitudes
de son histoire : « II me semblait, dit-il dans la même interview, faire un film court qui
serait cependant complet, et qui aurait le style d'un film long ... > Ainsi, les avatars (au
bon et au mauvais sens du mot) survenus à Une partie de campagne semblent
partiellement liés à la nature même du projet de l'auteur. Les seuls « trous » du film sur
lesquels il faut émettre de prudentes réserves sont, en fait, les cartons explicatifs dont la
substitution aux scènes non tournées fut apparemment soustraite au contrôle de Renoir.
Il se trouve, comme on va le voir immédiatement, que l'un au moins de ces cartons joue
un rôle fondamental dans la « lecture > du film, programmant toute une attitude
spectatorielle en même temps qu'interprétant la nouvelle d'une façon très particulière.

143
Dominique Chateau

Rappelons le début du film :


1. Fondu à l'ouverture. On voit de l'eau qui coule, avec le générique
en surimpression. Le dernier carton comporte le texte suivant :
« M. Dufour, quincaillier à Paris, entouré de sa belle-mère, de sa femme,
de sa fille et de son commis Anatole qui est aussi son futur gendre et son
futur successeur, a décidé, après avoir emprunté la voiture de son voisin
le laitier, en ce dimanche de l'été 1860, d'aller se retrouver face à face
avec la nature. » Fondu au noir à la fin du générique.
2. Ouverture au noir. Plan d'ensemble d'une rivière. Un
panoramique haut-bas découvre, en amorce, un gamin en train de pêcher.
3. Panoramique droite-gauche, partant de l'enfant vu d'un peu plus
loin et cadrant en enfilade le pont sur lequel une carriole s'est
engagée.
4. Plan moyen sur la carriole (travelling).
Les dimensions respectives des « lexies 45 » du film et des « lexies » de
la nouvelle de Maupassant apparaissent d'emblée incomparables : par
exemple, celle-ci peut se contenter d'un titre que celui-là accompagne
des nombreuses informations du générique. Encore s'agit-il, dans ces
deux cas, d'éléments scriptures ; pour le reste, on manquera d'un
commun dénominateur sémiotique. Malgré ce handicap, la
confrontation est loin d'être vaine ; entre autres constatations, elle permet
d'observer que :
( 1 ) Le spectateur pénètre dans le film par le plan de l'eau qui coule,
tandis qu'il entre dans la nouvelle par la phrase : « On avait projeté
depuis cinq mois d'aller déjeuner aux environs de Paris, le jour de la fête
de Mme Dufour, qui s'appelait Pétronille 46. »
(2) Le texte en fin de générique rattache l'histoire à l'objectif d'un
« face-à-face avec la nature », alors que, dans la nouvelle, le but des
Dufour est d'« aller déjeuner aux environs de Paris ».
(3) L'histoire du film commence lorsque la carriole des Dufour est
proche de la gargote où la famille va s'arrêter, tandis que la nouvelle met
deux pages (elle en comporte quatorze) pour nous faire parvenir
approximativement au même point.
Selon Odin, le plan de l'eau qui coule est, d'une part, « le premier plan
iconique du film » et, d'autre part, un symbole dont le déchiffrement est
pour l'instant ouvert 47. Je reviendrai un peu plus loin sur la première
fonction. Quant à la seconde, l'énigme me paraît relative au savoir du
spectateur : s'il n'est pas lecteur de Maupassant, il n'y voit que de l'eau
sans doute ; s'il est lecteur du romancier, il y perçoit bien autre chose.
Dans la nouvelle, prise textuellement, l'eau est un motif qui n'apparaît
que vers la fin de la deuxième page :

Enfin, on avait traversé la Seine une seconde fois et, sur le pont, c'avait
été un ravissement. La rivière éclatait de lumière ; une buée s'en
élevait, pompée par le soleil, et l'on éprouvait une quiétude douce, un

144
Diégèse et énonciation

rafraîchissement bienfaisant à respirer enfin un air plus pur qui


n'avait point balayé la fumée noire des usines ou les miasmes des
dépotoirs 48.

Mais, rapportée au corpus de l'œuvre de Maupassant, elle est un


thème récurrent, obsessionnel, lié à la biographie de l'auteur — il écrit
quelque part :

La caresse de l'eau sur le sable des rives ou sur le granit des roches
m'émeut et m'attendrit et la joie qui m'envahit, quand je me sens
poussé par le vent et porté par la vague, naît de ce que je me livre aux
forces brutales et naturelles du monde, de ce que je retourne à la vie
primitive 49.

L'auteur parle clairement de son propre sentiment, lorsqu'il évoque le


« ravissement », la « quiétude douce », le « rafraîchissement
bienfaisant » supposés saisir les Dufour à l'instant où ils franchissent le pont ;
de même, c'est l'eau qui emmènera Mme et Mlle Dufour, loin du mari et
du futur gendre, vers leurs étreintes amoureuses avec les canotiers
(Maupassant le fut un temps) — la vue des bateaux donne « envie de
filer sur l'eau », la jeune fille se laisse « aller à la douceur d'être sur
l'eau » , etc. ; enfin, dans un ordre d'idées voisin, la nouvelle entrelace le
récit de l'abandon d'Henriette à la « force brutale » du désir avec la
description du chant d'un rossignol dont le crescendo, pendant l'amour
qu'il recouvre et représente, connote le retour à la nature, à la « vie
primitive » . Il appert qu'en plaçant le plan d'eau en exergue, Renoir ( ? )
a voulu véhiculer, à travers ce motif de la nouvelle, un thème de
Yintertexte auquel elle ressortit.
Quoique cette lecture soit relative aux catégories spectatorielles, elle
est largement confirmée par le carton fermant le générique. Au même
titre que la focalisation sur le motif iconique de l'eau inscrit d'emblée le
film, non dans le processus textuel de la nouvelle, mais dans son
interprétation littéraire, le texte du carton subordonne l'ensemble de
l'histoire à un autre cadre anecdotique global que la nouvelle ; dans les
deux cas, il s'agit d'un common frame, c'est-à-dire d'« une structure
donnée pour représenter une situation stéréotypée comme (...) aller à
l'anniversaire d'un enfant 50 » — je préfère parler, à ce propos, de
schéma de situation stéréotypée. C'est, quant au film, le terme de la fuite
au fil de l'eau à quoi l'histoire est subordonnée : le « face-à-face avec la
nature », c'était, quant à la nouvelle, un autre schéma de situation :
« aller déjeuner dans les environs de Paris ». De là, parmi maintes
différences entre les deux récits, par-delà les ressemblances d'une partie
de leur macro-structure propositionnelle, la disparité constatée en (3) :
pour Maupassant, non seulement il faut voyager, c'est-à-dire « souffrir »
(se lever tôt, franchir la barrière de la banlieue, subir la brûlure du soleil,
etc.) pour parvenir à la campagne, mais encore campagne ne signifie pas

145
Dominique Chateau

nature — seules les femmes Dufour, à des degrés divers, ont accès à
celle-ci par celle-là (« En arrivant au pont de Neuilly, M. Dufour avait
dit : — Voici la campagne enfin ! — et sa femme, à ce signal, s'était
attendrie sur la nature* »). On voit qu'en gommant l'itinéraire entre
Paris et Bezons, Renoir ne dévie pas de la ligne tracée par le premier plan
iconique du film. Ces remarques pourraient servir à alimenter un
discours de puriste. Loin de moi le projet de faire reproche au cinéaste
d'être passé à côté du sens global de la nouvelle, s'agissant d'en faire
plutôt un constat objectif : le film, du moins considéré en son
commencement et dans l'état d'inachèvement où l'ont laissé les circonstances de
sa réalisation, change l'éclairage global de l'histoire (grosso modo
intacte du point de vue événementiel) en la subordonnant tout entière à
un thème dont Maupassant, dans la nouvelle, s'était ingénié à organiser
le dévoilement progressif.
Il y a d'autres disparités, tout aussi franches, entre la nouvelle et le
film. Bazin avait bien vu la plus notable d'entre elles, lorsqu'il écrivait
dans les Cahiers du Cinéma (n° 8) : « L'une des plus belles images de
l'œuvre de Renoir et de tout le cinéma est cet instant dans Une partie de
campagne où Sylvia Bataille va céder aux baisers de Georges Darnoux.
Commencée sur un ton ironique, comique, presque chargé, l'idylle, pour
se poursuivre, devrait tourner au grivois, nous nous apprêtons à en rire
et brusquement le rire se brise, le monde chavire avec le regard de Sylvia
Bataille, l'amour jaillit comme un cri ; le sourire ne s'est pas effacé de
nos lèvres que les larmes nous sont aux yeux. » L'érosion du temps, qui,
toujours, affecte le pouvoir expressif des œuvres (aidé, en l'occurrence,
par l'intellectualisation que produit le classement cinéphilique qui élit
les classiques), risque fort d'avoir accentué la « charge » que Bazin
semblait sur le point de concéder, c'est-à-dire d'avoir transformé, aux
yeux du spectateur actuel, l'émotivité qui jouerait sur le glissement
spontané du rire aux larmes en un jeu purement conventionnel alternant
avec la brutalité d'un changement de genre le comique et le sentimental.
Aux ruptures de « ton » qui résultent de l'amalgame, voulu par Renoir,
de diverses conventions (vaudeville, roman-photo, réalisme poétique,
impressionnisme), on peut opposer les processus porteurs d'affectivité
(le cheminement vers la campagne) ou de sensualité (la scène d'amour)
à travers lesquels l'écriture de Maupassant prenait le pas sur l'histoire de
la famille Dufour — c'est elle, et elle seule, qui entraîne le lecteur,
comme au fil de l'eau, au contraire du film qui, à mon sens, n'a pas
trouvé une unité stylistique comparable.
« La traduction intersémiotique ou transmutation, écrit Jakobson,
consiste en l'interprétation de signes linguistiques au moyen de systèmes
de signes non linguistiques 51. » L'adaptation est un exercice de cette
sorte, cependant que l'analyse précédente exhibe un cas où la substance

* Souligné par moi.

146
Diégèse et énonciation

langagière ne verse pas, seule, dans l'altérité : c'est une transmutation


des valeurs que le message lui-même subit, à telle enseigne que ce n'est
plus vraiment le même message que le film véhicule. Or, on est tenté de
conjecturer que cette métamorphose ne procède pas simplement de la
lecture particulière du réalisateur (également scénariste et dialoguiste,
en l'occurrence), mais qu'elle se déduit aussi de la nature même du
médium dans lequel la transmutation des signes devait s'opérer —
quoique l'épistémologie la plus courante prescrive de ne jamais
généraliser à partir du singulier, l'hypothèse me semble concerner tout exercice
d'adaptation. Revenons, pour confirmation, à l'observation (1). Dans
l'ensemble de la nouvelle, le narrateur est essentiellement, à l'instar
d'une caméra, une entité impersonnelle, indéterminée dans la diégèse et
omnisciente ; toutefois, dans certaines situations narratives bien
circonscrites, notamment dans le premier paragraphe, le pronom « on » se
substitue à cette parole capable de varier les points de vue, c'est-à-dire
une entité collective, déterminée dans la diégèse (la famille Dufour) et
au champ de vision restreint.
Comme le remarque Genette, le passage d'un type de narrateur à
l'autre, c'est-à-dire, en l'occurrence, du second au premier, n'a rien pour
nous surprendre théoriquement :

En tant que le narrateur peut à tout instant intervenir comme tel dans
le récit, toute narration est, par définition, virtuellement faite à la
première personne (fût-ce au pluriel académique, comme lorsque
Stendhal écrit : « Nous avouerons que... nous avons commencé
l'histoire de notre héros... »). La vraie question est de savoir si le
narrateur a ou non l'occasion d'employer la première personne pour
désigner Y un de ses personnages 52.

Mais Genette ajoute que, dans certains cas, le passage nous surprend
pratiquement, en tant que lecteur :

La relation du narrateur à l'histoire (...) est en principe invariable (...).


Aussi le lecteur reçoit-il immanquablement comme infraction à une
norme implicite, du moins lorsqu'il le perçoit, le passage d'un statut à
l'autre : ainsi la disparition (discrète) du narrateur-témoin initial du
Rouge ou de Bovary, ou celle (plus bruyante) du narrateur de Lamiel,
qui sort ouvertement de la diégèse 53...

Or, le « nous » de Stendhal diffère fondamentalement de celui de


Flaubert : l'un représente un narrateur externe, l'autre un agent collectif
de la diégèse ; le « on » de Maupassant ressortit à ce second type, à
propos duquel c'est une autre « vraie question » de savoir pourquoi les
premières lignes de ces récits, Bovary et la Partie, recourent à pareil
procédé et, corrélativement, pourquoi le rapide retour au narrateur
impersonnel ne surprend guère que le théoricien du récit. En effet, dans

147
Dominique Chateau

ce cas bien précis, il ne s'agit plus seulement d'utiliser les moyens


indiciels du langage pour ancrer le discours à son émetteur, mais de
nouer une relation indicielle entre la diégèse et le lecteur ; utilisé à la
manière de Maupassant, « on » ne qualifie pas simplement le narrateur,
comme entité collective de la diégèse, il appelle explicitement une
attitude de lecture déterminée, en l'occurrence un rapport de familiarité
avec la diégèse. Désormais, pour ainsi dire, le lecteur fait partie de la
famille. Au contraire dans le cas de Flaubert, le lien existentiel, tissé par
le « Nous » inaugural, établit entre le lecteur et ce narrateur collectif,
soit la classe, la sorte de complicité qui soude les anciens face à un
nouveau, à dessein (simultanément) de tenir le lecteur à distance, tantôt
hautaine, tantôt apitoyée, de Charles Bovary. On comprend que, dans
les deux exemples, le déictique indiciel doive intervenir dès l'entrée du
texte, doive même faire entrer dans le texte, mais qu'il doive aussi
disparaître rapidement et, souvent, comme le remarque Genette, le fasse
discrètement, de la surface textuelle, car, continuant à se faire
remarquer, il contredirait l'orientation du message vers le lecteur par son
recentrage constant sur le narrateur (soit, dans les termes de Jakobson,
l'accent sur la fonction conative par l'accent sur la fonction
expressive 54) . La discrétion dont parle Genette n'est ni une curiosité des
romans considérés ni un signe d'habileté de leurs auteurs ; c'est plutôt
un effet de la relation indicielle, au sens susdéfini, une condition
impliquée dans l'orientation pragmatique qu'elle donne au message
considéré.
Sauf l'emploi tel quel du premier paragraphe de la nouvelle, il est clair
que le film ne disposait pas d'outil déictique identifiable au « on » stricto
sensu. Or, le fait de ne pas connaître un symbole assumant générique-
ment la fonction indicielle ne signifie pas que le médium considéré soit
dans l'incapacité de la remplir par ses propres moyens — non
répertoriés, non préétablis, néanmoins spécifiques et essentiels. Peirce
remarquait que les photographies qui ressortissent, de toute évidence, à
la classe des icônes, sont également assimilables à la classe des indices,
dans la mesure où la « ressemblance dépend du fait que les
photographies ont été produites dans de telles circonstances qu'elles étaient
physiquement déterminées à correspondre trait pour trait à la nature.
Par ce biais donc, elles appartiennent à la seconde classe de signes, celles
du lien physique 55 » . Au vrai, l'aspect indiciel de la photographie et,
mutatis mutandis, du film, est précisément limité par le fait que la
ressemblance entre la photo et la « nature » n'est pas « trait pour trait »
(en prenant le mot au sens technique), que l'une n'est pas « exactement
comme » l'autre ; c'est une limite physique incontournable, sinon dans
la théorie.
L'appareil photographique (et, a fortiori, cinématographique) puise
ses signes directement dans le réel, loin qu'il puise du réel : n'extrayant
pas, il abstrait. Il ressortit à l'iconique pour cette raison, c'est-à-dire en

148
Diégèse et énonciation

considération du résultat de la prise de vue ; il ressortit à l'indiciel pour


la manière dont cette dernière se passe, pour la procédure qui fabrique
les icônes.
Cependant, cette approche du problème est contestable, s'il s'agit de
trancher net entre le côté de la production et celui de la lecture : l'une
serait indicielle, l'autre iconique. Quant à la relation spectatorielle
effective, il est clair que l'iconicité de l'image photographique et
cinématographique n'est pas perçue indépendamment de la conscience
ou, peut-être, de la subconscience des modalités pratiques de la
production de cette image. Devant un tableau hyperréaliste donnant la
sensation du réel, on loue l'habileté du peintre ; devant la ressemblance
d'un portrait photographique, on vante plutôt la photogénie du modèle.
Bref, dans ce dernier cas, si l'on a tendance à nier les conditions de
production de l'icône c'est que l'on associe à sa lecture l'idée selon
laquelle, parmi ces conditions, il y a le contact direct entre l'instrument
qui produit et la matière première qu'il transforme. Dans la relation
idéale image-spectateur, la perception de ces modalités de la production
est seconde par rapport à la perception du signe produit comme icône ;
dans la relation spectatorielle effective, en ce sens que, par exemple, on
va au cinéma avant de voir le film, un savoir global (et diffus) sur les
mêmes modalités précède la perception de l'iconicité des signes : leur
lecture ne nous apprend rien sur leur facture, elle ne peut que confirmer
notre présavoir la concernant. Il s'ensuit que l'iconicité de l'image
cinématographique, lorsqu'elle coïncide avec nos prénotions sur ses
conditions de production, instaure entre elle et le spectateur la relation
indicielle que celui-ci suppose comme condition de sa production.
Ainsi, le « premier plan iconique » ft Une partie de campagne, parce
qu'il met le spectateur en présence du trait le plus caractéristique de
l'iconicité cinématographique, soit, à travers la course de l'eau, cette
mouvance et cette vibration qui distinguent le cinéma de la
photographie, instaure immédiatement un rapport de familiarité, non pas avec la
diégèse, comme il se passe dans la nouvelle, mais avec sa représentation
filmique. D'emblée, le spectateur est confirmé dans sa prénotion du
filmique, en tant qu'instrument pour produire, par le biais d'images
animées, le sentiment du vivant. On voit en quel sens il est loisible
d'affirmer que Renoir a tenté d'orienter le message filmé selon un
vecteur analogue à celui du message de la nouvelle : même recherche
d'une relation indicielle, mais, eu égard aux propriétés du filmique,
fixation de l'attitude participante sur des aspects différents du récit.
D'une façon bien caractéristique, c'est sa maîtrise de l'instrument
cinématographique ou, mieux, de l'idéologie adhérant ordinairement à
son usage, qui conduit Renoir à changer la signification de la nouvelle de
Maupassant, dans le même geste où il s'efforce d'en donner ce qu'il
conçoit sans doute comme sa meilleure représentation filmique possible.
Cela posé, on voit toute l'étendue des fonctions assumées par le pre-

149
Dominique Chateau

mier plan à"1 Une partie de campagne : parce qu'il incruste d'emblée le
spectateur dans la relation indicielle au film, en le confortant sans plus
tarder dans son savoir tacite sur ce médium, en même temps qu'il
véhicule un thème intertextuel à quoi l'histoire est tout entière
subordonnée, ce plan produit un effet d'entraînement du spectateur d'autant
plus efficace qu'il est à la fois un trait du signifiant iconique (la course de
l'eau) et un trait du signifié thématique (l'attirance vers ce milieu, le
désir de s'abandonner à sa force).
Les autres choix opérés par Renoir, sur la base de la nouvelle de
Maupassant, semblent confirmer cette analyse dans la mesure où ils
convergent tous vers une redistribution des fonctions communicatives
qui prend son parti, pour ainsi dire, des lacunes de l'image ; on est loin,
très loin, des tentatives plus ou moins avortées, mais toujours
stimulantes, des cinéastes du muet pour dépasser, par exemple, la mutité de
l'image par l'image elle-même. Ainsi, le cinéaste se contente de
condenser l'essentiel des signaux diégétiques du début dans le dernier
carton du générique qui, dit Odin, énonce « de façon extrêmement
évasive ce qui va se passer dans la suite du film », « pointe le nœud de
l'action sans cependant le dévoiler pleinement 56 » . Certes, le carton ne
peut anticiper davantage sur l'histoire, car le développement de la
diégèse c'est évidemment l'affaire du film ; en revanche, c'est d'une
manière rien moins qu'évasive, ou allusive, qu'il définit la diégèse
elle-même, en tant que monde spécifique, autant producteur de
l'histoire que produit par elle : outre la donnée du cadre anecdotique
global, sous les espèces d'un schéma de situation stéréotypée déterminé
(avec la substitution déjà notée de « face-à-face avec la nature » à
« déjeuner aux environs de Paris »), on y trouve un bon ensemble
d'informations sur la famille Dufour qui dessinent très précisément son
profil social (« quincaillier à Paris », famille unie — y compris le futur
gendre et successeur, emprunt d'une carriole). Là encore la comparaison
avec la nouvelle est éclairante : les signaux diégétiques qu'elle propose à
son commencement sont bien moins informatifs, bien plus évasifs ; une
fois le contexte anecdotique posé (à la variante près), le texte de
Maupassant déploie aussitôt cette anecdote, sans nous avoir
communiqué toutes les clefs de la diégèse — par exemple, là où le carton affirme :
« son commis Anatole qui est aussi son futur gendre et futur
successeur », la nouvelle suggère : « On apercevait encore la chevelure jaune
d'un garçon qui, faute de siège, s'était étendu tout au fond, et dont la
tête seule apparaissait. » En revanche, comme je l'ai déjà signalé, cette
pénétration immédiate dans l'histoire produit un effet de ralenti
beaucoup plus fort que « l'entrée du spectateur dans la fiction » du film,
lente selon Odin. Rappelons, en effet, que Renoir, ayant gommé le
voyage (dont j'ai souligné précédemment le rôle primordial dans
l'optique de Maupassant), lance brutalement l'histoire au point où le
voyage aboutissait dans la nouvelle, c'est-à-dire dans le cadre anecdo-

150
Diégèse et énonciation

tique global annoncé par le carton : la nature. Deux plans, dynamisés


par des mouvements de caméra, suffisent, d'ailleurs, pour que le reste
des signaux diégétiques reçoive une figuration quasi complète ; dans la
nouvelle, au contraire, la diégèse est complétée progressivement, par
touches successives et espacées : ainsi n'apprend-on le métier de Dufour
et la relation du « jeune homme aux cheveux blonds » avec Henriette
qu'à une page de la fin.
Par-delà nos sentiments divergents sur la cadence du début du film,
l'analyse d'Odin et la mienne sous-entendent une conception
apparemment différente de la diégèse : la sienne inclut le développement de
l'histoire dans la diégèse, la mienne les dissocie. Odin n'est pas le seul
théoricien à assimiler histoire et diégèse, deux niveaux dont le
discernement est pourtant présupposé dans la définition donnée par Souriau de
la diégèse : « tout ce qui appartient, " dans l'intelligibilité " (comme dit
M. Cohen- Séat), à l'histoire racontée, au monde supposé ou proposé par
la fiction du film 57 ». Il appartiendra sans doute à la théorie générale du
récit de statuer sur ce distinguo, sur l'intérêt de le maintenir, sur les
limites de son emploi (sachant, notamment, l'inutilité de multiplier
arbitrairement les divisions conceptuelles). Mais il semble aussi que le
théoricien du film soit, parmi les spécialistes des différents médiums, le
mieux placé pour éclairer la question dans la mesure où il a fort à faire
avec une autre confusion possible : l'amalgame de l'iconique avec le
diégétique. Le plan 2 d'Une partie est d'abord un plan essentiellement
iconique ; si Odin peut le nommer « premier plan diégétique du
film58», ce n'est nullement en vertu d'une évidence que sa seule
considération impose ; c'est en vertu de sa place dans la chaîne filmique
(successeur immédiat du carton diégétique), puis de sa relation avec les
plans qui suivent (système de mouvements focalisateurs, changements
d'angles concertés, cooccurrences narratives). Bref, dans l'optique que
je professe, aucun plan ne saurait être diégétique par lui-même, tout le
problème étant de rendre compte des opérations segmentales et supra-
segmentales par lesquelles s'effectue l'extrapolation de l'iconique dans
le diégétique, laquelle produit l'histoire. Or, l'analyse d'Odin montre
que des procédés d'énonciation, affectant l'iconicité filmique première
de modalités telles que le panoramique, produisent simultanément la
diégétisation des plans 59. Cette situation qui, une fois encore, ne
surprend peut-être que le théoricien — le panoramique ne joue son rôle
« présentatif », qui le distingue aux yeux du théoricien, qu'à condition
de demeurer, aux yeux du spectateur, sinon imperceptible, du moins
inaperçu, ce qu 'il présente devant, en revanche, occuper le premier rang
dans sa conscience — , cette situation, reliée à l'ensemble de
mon article, incline à penser que l'étude des moyens proprement
cinématographiques par lesquels un discours filmique (quelque
indistincts que soient, en première analyse, ses procédés) existe, en tant
que mise en place de signes spécifiques (quoique hétérogènes) valant

151
Dominique Chateau

pour autre chose qu'eux-mêmes (c'est-à-dire pour un récit), passe


nécessairement par l'approfondissement du couple iconique vs
diégétique.

Dominique CHATEAU
Université de Paris I

NOTES

1. Cf. Jean-Paul Simon, Le Filmique et le Comique, Paris, Albatros, 1979.


2. Cf. François Jost, « Discours cinématographique, narration : deux façons
d'envisager le problème de renonciation », in Théorie du film, J. Aumont et J.-L. Leutrat éd.,
Paris, Albatros, 1980, p. 121-131.
3. Ibid., p. 129.
4. Ibid., p. 124.
5. Ibid., p. 121 sq.
6. Cf. notamment : « Le cinéma selon Pasolini », entretien avec Pier Paolo Pasolini
par Bernardo Bertolucci et Jean-Louis Comolli, in Cahiers du Cinéma, n° 169, août
1965, p. 22.
7. La dichotomie cinématographique vs filmique est entendue dans le sens de
Cohen-Séat, in Essai sur les principes d'une philosophie du cinéma, Paris, PUF, 1958,
p. 54 sq. et 108.
8. Op. cit., p. 22.
9. L'Univers filmique, Paris, Flammarion, 1953, p. 7.
10. Ibid. p. 7-9. < Diégèse, diégétique : tout ce qui appartient, " dans l'intelligibilité "
(comme dit M. Cohen-Séat), à V histoire racontée, au monde supposé ou proposé par la
fiction du film. (...) Profilmique s'oppose à afilmique : tout ce qui existe réellement dans
le monde (ex. : l'acteur en chair et en os ; le décor au studio, etc.), mais qui est
spécialement destiné à l'usage filmique ; notamment : tout ce qui s'est trouvé devant la
caméra et a impressionné la pellicule. »
1 1 . On a beaucoup glosé sur ce thème aristotélicien de l'imitation ou plutôt supposé
tel, car il semble bien que, dans la plupart des cas c'est moins la mimesis du précepteur
d'Alexandre qui est concrètement sur le tapis qu'une notion édulcorée, synonyme de
copie ou de reproduction : le mot, écrit J. Hardy, « doit être dépouillé ici de toute idée de
reproduction servile et de copie, puisque le poète qui imite ce qui normalement ou
moralement devrait être, n'est pas moins poète que celui qui imite ce qui est. Le poète
imite, représente, une action conforme à la vraisemblance, mais une action construite ou
arrangée par lui, de sorte que les deux termes Jtoieîv et \ii[ieîaQai, loin de s'exclure, se
complètent et résument son activité créatrice. L'imitation du poète ne s'étend pas à la
nature extérieure, aux témoins muets des actions humaines, à la scène du drame ; elle a
pour objet l'homme, la vie humaine. De l'homme le poète imite les murs, c'est-à-dire ce
qu'il y a de permanent en lui, son caractère ; il imite ses états de crise, ses passions ; il
imite ses actions » (« Introduction » à la trad. fr. de la Poétique, Paris, « Les belles
lettres », 1969, p. 12).
12. L'Esthétique, textes choisis, Paris, PUF, 1976, p. 14.
13. Cf. De la fiction, un essai de philosophie du récit où je m'efforce de donner une
forme méthodologique précise à la théorie diégétique (à paraître).
14. Cf. l'analyse des verbes « producteurs de monde » (comme rêver) par Rohrer,
Mac Cawley et alii.
15. Cf. mon article « La sémantique du récit » (Semiotica, 18/3, 1976), et le chapitre

152
Diégèse et énonciation

de la Logique du cinéma de A. Laffay, intitulé « L'évocation du monde » (Paris, Masson,


1964).
16. « Le signifiant imaginaire », in Psychanalyse et Cinéma, Communications, 23,
1975, p. 51.
17. Ibid.
18. Poétique, 1460 a 26-27.
19. Jean Piaget, Le Structuralisme, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1968,
p. 15.
20. La notion de lecture recouvre, ici, toute opération mobilisant un médium
quelconque, qui aboutit à la conversion d'un message en récit.
21. Un exemple concret : cette réticence, cette résistance, je l'ai éprouvée récemment
en visionnant le Chef d'orchestre de Wajda (1979). Non content de ne présenter aucun
intérêt stylistique — et je suis grand amateur de cette sorte d'effet — , ce film développe
de manière unilatérale et, pour moi, insupportable, une diégèse sous-tendue par un
manichéisme strict. Il y a, d'un côté, le bon vieux chef (hormis quelques petites manies)
et, de l'autre, le mauvais jeune, qui ne se départent jamais des attitudes confirmant leur
valeur respective, au point que la femme du second, qui penche vers le premier, conclut
l'histoire par un réquisitoire sans appel, excluant, non seulement pour le film, mais aussi
pour un hypothétique devenir extrafilmique du personnage, l'idée d'un passage
dialectique du mauvais au bon, c'est-à-dire, en l'occurrence, l'idée simple que le
savoir-faire de la direction d'orchestre, certes différent du pouvoir dictatorial sur les
instrumentistes, s'acquiert notamment par l'expérience de son exercice (non : il suffit au
vieux de balancer les bras en « ballet de pare-brise » et de prendre un air inspiré pour
que se transcende le médiocre petit orchestre de province).
22. Umberto Eco a montré récemment comment un récit construit son propre
« Modèle du lecteur » : « Possible Worlds and Text Pragmatics : " Un drame bien
parisien " », in Versus, 19/20, Milan, Bompiani.
23. Cf. « La suture », in Cahiers du Cinéma, n° 211-212 ; « Travail, lecture,
jouissance », in Cahiers du Cinéma, n" 222 ; « Notes pour une théorie de la
représentation », in Cahiers du Cinéma, n° 228 à 230. Cf. aussi Michel Marie, « L'impression de
réalité », in Lectures du film, Paris, Albatros, 1975, p. 133-134.
24. Mon tableau synthétise plusieurs analyses déjà faites, en les complétant ;
notamment celles de Metz et Eco.
25. Cf. Metz, Eco et al.
26. Traité élémentaire de philosophie, Paris, Librairie Ch. Delagrave, 1884,
p. 156-157.
27. Étant donné que, « même lorsqu'ils représentent un objet statique les divers
photogrammes qui constituent un plan ne sont, en effet, jamais rigoureusement
identiques les uns aux autres (lors de la prise de vues la caméra enregistre en même
temps que l'image de l'objet visé, les vibrations de l'espace qui l'entoure : variations
imperceptibles de la lumière, palpitations des microparticules de poussières...) » (Odin,
« Le film de fiction menacé par la photographie et sauvé par la bande-son (à propos de
la Jetée de Chris Marker) », in Cinémas de la modernité : films, théories, Colloque de
Cerisy, D. Chateau, A. Gardies, F. Jost éd., Paris, Klincksieck, 1981) ; en outre, un
photogramme filmé, au contraire d'un photogramme pris image par image, est
généralement flou.
28. Ce disant, j'exprime un désaccord assez profond avec la réduction opérée par
Oudart, ainsi que par de nombreux chercheurs reprenant ses thèses, du
cinématographique au pictural-théâtral. Dans cette discussion, que je reprendrai dans un article à
venir, il me semble que l'on évalue mal les rapports entre quatre niveaux principaux de
la structure filmique : le diégétique, l'iconique, le profilmique et le plastique ; il y a au
moins quatre effets définissant le concept global d'impression de réalité : l'effet de
réalisme (niveau diégétique ou d'un monde narratif possible), l'effet de réel (niveau
iconique ou d'un monde naturel, ou encore : niveau de reconnaissance sur la base d'un
savoir naturel), l'effet d'actualité (niveau profilmique ou d'un monde actuel — par

153
Dominique Chateau

exemple : entre un film muet et un film d'aujourd'hui, il n'y a pas de différence sur le
plan de la reconnaissance des icônes, tandis qu'il y en a une sur le plan de l'identification
du profilmique, affecté de la connotation « démodé » dans le premier cas), et enfin,
l'effet de matérialité (niveau plastique ou d'un monde matériel — la réalité n'est pour le
film qu'une partie du matériau filmique, tandis que le matériau filmique est lui-même
une partie de la réalité).
29. « L'espace du récit filmique », Colloque de Cerisy, op. cit., p. 75 sq.
30. Jean-Louis Gardies, Essai sur la logique des modalités, Paris, PUF, 1979,
p. 37.
31. Ibid., p. 12.
32. Louis Lumière inventeur, Maurice Bessy et Lo Duca, Ed. Prisma, Paris, 1948,
P-47-
33. Cf. mon article : « Texte et discours dans le film », inRevue d'esthétique, 1976/4,
coll. « 10/18 », p. 135.
34. Odin, « Le film de fiction... », op. cit., p. 155.
35. « Frontières du récit », in Communications, 8, 1966, p. 156.
36. Sadoul, Histoire du cinéma mondial, Paris, Flammarion, 1949, p. 48.
37. Mitry : « Cet « ici-maintenant » que le montage nous donnait à voir, le travelling
nous le donne à percevoir. A l'espace intellectuellement structuré par association ou
juxtaposition de perceptions discontinues, se substitue un espace perçu dans son
homogénéité spatio-temporelle : à l'idée de mouvement, un mouvement saisi dans sa
mobilité même » (cité par Philippe Durand dans l'Acteur et la Caméra, Paris, Ed.
techniques européennes, 1974, p. 225). Morin, in les Stars (cité par le même en
quatrième de couverture, sans référence non plus).
38. « L'entrée du spectateur dans la fiction », in Théorie du film, p. 211.
39. « Discours cinématographique, narration », in Théorie du film, p. 131.
40. P. 21. (N.B. : Koulechov a, toutefois, contesté l'authenticité de tout document
photographique sur l'expérience dont l'original serait immédiatement perdu.)
41. « De l'évolution littéraire », in Théorie de la littérature, Paris, Ed. du Seuil, 1965,
p. 127.
42. Gallimard, coll. « Livre de poche », 1943.
43. Odin, op. cit., p. 204 ; Gardies (André) : « Genèse, générique, générateurs », in
Revue d'esthétique, 1976/4.
44. Op. cit., p. 198.
45. J'emploie ce concept de Barthes par pure commodité ; on pourrait la remplacer
par « fragment » dans un sens voisin d'Eisenstein. Cf. Aumont à ce sujet.
46. Gallimard, coll. « Folio », p. 187. Souligné par moi.
47. Odin, op. cit., p. 200.
48. Gallimard, coll. « Folio », p. 188.
49. In Sur l'eau.
50. Winston, Artificial intelligence, Reading, Mass., Addison-Wesley, 1977,
p. 180.
51. Essais de linguistique générale, Paris, Ed. de Minuit, Points, 1963, p. 79.
Cf. aussi mon article « Intersémiotique des messages artistiques », CIER, p. 77-78.
52. Figures III, Paris, Ed. du Seuil, 1972, p. 252.
53. Ibid., p. 253.
54. Op. cit., p. 214-217.
55. Cité par Peter Wollen, in Signs and Meaning in the Cinema, London, Seeker &
Warburg, 1972, p. 123-124 (sans références aux Collected papers) .
56. Op. cit., p. 207.
57. Cf. la note 10.
58. Op. cit., p. 209.
59. Ibid., p. 210-211.

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