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CHATEAU, D. Diégèse Et Enonciation PDF
CHATEAU, D. Diégèse Et Enonciation PDF
Diégèse et enonciation
Dominique Chateau
Chateau Dominique. Diégèse et enonciation. In: Communications, 38, 1983. Enonciation et cinéma. pp. 121-154;
doi : https://doi.org/10.3406/comm.1983.1571
https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1983_num_38_1_1571
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Paradoxale, par exemple, la situation relevée par Jost qui veut qu'un
film comme Rashomon (1950) soit à la première personne si l'on
considère le verbal et en point de vue omniscient si l'on considère
l'image 3 ; paradoxal, plus généralement, le fait souligné par le même
auteur que l'image seule peut, au-delà du visible qu'elle véhicule
toujours, signifier un discours sans jamais pouvoir le dire ou, ce qui
revient au même, le tenir par son propre pouvoir, avec ses moyens
propres 4. Mais à toute chose malheur est bon : dans la mesure où
renonciation semble le plus souvent imposée de l'extérieur à l'image
filmique (notamment, par intromission du verbal), les sémiologues ont
d'emblée incliné à étudier le récit filmique comme une sorte de « récit
pur », comme une sorte d'histoire sans discours. Il n'en est rien, bien
entendu : la notion de discours cinématographique est incertaine,
comme le montre Jost 5, mais il est certain que le film comporte une part
importante de discours. Toutefois, la suspension provisoire de l'aspect
discursif du récit filmique a permis d'isoler, de cerner un aspect non
moins fondamental du récit filmique : la diégèse. Or, les mêmes raisons
qui expliquent que cet aspect ait été envisagé pour la première fois dans
le cadre de la théorie du cinéma plaident en faveur de son extension (en
sens inverse donc de renonciation) à l'ensemble des études
narratives.
Au lieu qu'il manie directement des symboles abstraits comme
l'écrivain, le cinéaste a d'abord affaire à des objets réels, de telle sorte
que la formation d'un récit filmique, non seulement va effectivement du
concret à l'abstrait, mais encore laisse toujours subsister un résidu de
« concret sensible » — c'est une limite incontournable du langage
cinématographique, comme le remarquait Pasolini 6. A considérer cette
rémanence, on comprend que les discussions cinéphiliques soient si
fréquemment orientées vers les problèmes de la vie courante, on
comprend que le film se démode relativement vite, bref, on explique
toute une série de phénomènes cinématographiques convergents, parmi
lesquels l'impression de réalité. Mais, une fois le fait entériné sur le plan
conceptuel, le théoricien du filmique 7, peu ou prou sémiologue, se donne
plutôt pour tâche, au moins préliminaire, d'isoler le système abstrait
(langage) qui conditionne objectivement le passage du concret réel au
concret filmo-narratif — quitte à revenir ultérieurement au résidu de
« concret sensible » que garde ce dernier, mieux armé, d'ailleurs, pour
l'appréhender dans sa fonction externe-interne de naturalisation du
récit pour le cas du cinéma narratif, ou dans sa fonction métaphorique
chez Pasolini 8, par exemple.
Or, c'est au cours de cette démarche idéalisatrice qu'un problème
inaperçu par les théoriciens du récit écrit, bien qu'il les concerne
censément, se manifeste, au sens littéral du terme, ainsi que le montre
l'observation de Souriau selon laquelle deux acteurs différents peuvent
incarner un même personnage (jeune puis adulte, par exemple) 9.
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2. L'imitation diégétique.
Il semble bien que, pour être non seulement pertinente mais utile,
toute théorie d'une pratique humaine, telle que le récit, ne doive pas
reposer uniquement sur la nouveauté d'un appareil méthodologique,
qu'elle réclame aussi, à titre d'hypothèse directrice, un éclairage
nouveau sur son objet. Placée sous la juridiction de cette règle
d'efficacité, la théorie de la diégèse, dont je tente actuellement de mener
à bien l'élaboration 13, vise moins à réaliser un banc d'essai
méthodologique, quoiqu'elle applique au récit un assemblage inédit de méthodes
éprouvées (mises à l'épreuve de théories antécédentes), qu'à construire
un système d'interprétation pour un ensemble réduit de propriétés
inhérentes à l'activité narrative. La poursuite de ce but demande, en
effet, une grande souplesse — ce qui ne signifie nullement un manque de
rigueur — dans l'emprunt méthodologique : lorsqu'il s'agit non de
fabriquer un appareil descriptif, plus ou moins complet et explicite, pour
résoudre tel ou tel problème technique, mais plutôt de traiter des
questions générales concernant la nature de l'objet considéré, des
méthodes, apparemment disjointes quant à leur origine scientifique,
voire antagonistes quant à leur finalité explicative apparente, semblent
maintenant pouvoir éclairer conjointement la question abordée. Pour
paraphraser Bertrand Russell, on peut dire que la division
méthodologique est moins significative que la convergence problématique.
Ainsi, la théorie de la diégèse conjugue deux techniques logico-
linguistiques dont peu de linguistes ont, en revanche, recherché une
corrélation effective : l'une, issue de la sémantique generative, déduit du
fait que les objets réels ne jouent aucun rôle effectif dans le récit la
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3. L'imitation iconique.
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unité
SIGNES/ÉNONCÉS
ANIMÉS
significative
NIVEAU DU , .. UNITÉS DE y
MOUVEMENT MOUVEMENT
unité distinctive
NIVEAU DU
CONDITIONNEMENT . PHOTOGRAMME PLAN
TEXTUEL (MISE EN CADRE) (MISE EN
CADRE/SCÈNE)
[mobile ou non]
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André Gardies remarque, à juste titre, que l'espace fait l'objet d'une
dévaluation constante dans la théorie du cinéma, peu ou prou sémiolo-
gique 29. Or, la chose est vraie en d'autres domaines, celui de la logique
modale par exemple : autant on a étudié les modalités temporelles,
autant on semble s'être peu soucié des modalités spatiales. L'intérêt
pour les premières se mesure notamment à l'assimilation faite par
certains logiciens grecs (les mégariques) entre le modal et le temporel, le
nécessaire étant pensé comme ce qui est réalisé en tout temps, et le
possible comme ce qui est réalisé en quelque temps 30. La logique
contemporaine distingue les modalités ontiques (nécessaire, possible)
des modalités temporelles (toujours, parfois), mais ne semble pas
s'intéresser davantage aux modalités spatiales (partout, quelque part).
Le cinéma n'est évidemment pas un champ privilégié pour pallier cette
carence, puisque l'étude des propositions non contingentes ne l'intéresse
pas directement, en d'autres termes, puisque l'énoncé iconique actualise
un espace qui n'est ni partout ni quelque part (de manière
indéterminée), mais qui est un être-là, puisque, enfin, l'image filmique n'utilise
pas de modalités explicites comparables à celles qu'étudient sémiolo-
gues, logiciens et linguistes. Est-ce à dire qu'elle ne modalise pas la
représentation de l'espace ou, ce qui revient au même, que la
représentation filmique de l'espace ne comporte aucune modalité spécifique F On
comprend combien cette question est bien venue, s'agissant, comme je
tente de le faire depuis le début de cet article, d'aborder le problème de
renonciation cinématographique par le biais où il est familier de
l'esquiver.
Jean-Louis Gardies écrit : « Les propositions modales sont
caractérisées par la présence en elles de modes, c'est-à-dire de termes qui
modifient ou déterminent l'inhérence du prédicat. Cette détermination
s'exprime habituellement, dans la grammaire des langues
indoeuropéennes, par l'addition d'un adverbe, à moins que l'objet de la
modification ne prenne la forme d'une proposition complétive elle-
même subordonnée à l'expression directement propositionnelle de la
modalité : Pierre viendra certainement ; il est certain que Pierre
viendra31. » Or, on connaît une autre façon de modifier ou de
déterminer le prédicat, sans le secours d'un terme modalisant spécifique,
mais en ayant recours à l'intonation : « Pierre viendra » prononcé en
accentuant fortement le verbe (on dit : d'un ton assuré ou sans
réplique). Dans ce cas, renonciation ne s'imprime pas dans l'énoncé,
mais le surdétermine par modification analogique. Si le traitement
filmique de l'espace ne s'assimile pas à la première manière, il ne se
réduit pas non plus à la seconde : bien qu'il n'existe pas de modalités
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filmique n'existe pas sans le temps filmique ; ainsi l'arrêt sur l'image fige
l'espace parce qu'il suspend le temps. Toute opération sur l'espace
proprement filmique est simultanément une opération sur le temps
filmique ; de là que la description filmique est toujours, sinon
complètement diégétisée, du moins systématiquement temporalisée ; de là que
le documentaire produit, sinon l'effet fiction total, du moins des effets de
fiction, parcellaires et plus ou moins coordonnés. En vertu de ce lien
indéfectible qui unit les paramètres de l'espace et du temps, les trajets de
personnages ou d'objets à l'intérieur d'un plan animé confèrent à
celui-ci un double caractère qui spécifie encore l'imitation filmique : en
même temps qu'ils remplissent la durée du plan, ils rendent possible
l'évaluation du volume que l'image aplatit (hormis l'épaisseur au sens
précédent). Une image de Nosferatu de Murnau (1922), en plan
d'ensemble, montre Jonathan qui, venant du fond, se dirige en diagonale
vers le premier plan, pour sortir par le bord gauche (le plan est coupé à
cet instant, le suivant enchaînant la fin du mouvement en plan moyen) :
c'est la durée du parcours du personnage qui mesure la profondeur de
l'espace profilmique.
Considérons maintenant le cas où le trajet du personnage est
accompagné par un travelling latéral. Un tel mouvement de caméra
produit une sorte d'analyse de l'espace profilmique qui se distingue de
celle qu'opère une série de cadrages différenciés : non par
fragmentation, mais par processus ; non par agglomération, mais par progression.
Lorsqu'une bande d'espace profilmique est balayée par le cadre-
caméra, tout point A entre dans ce cadre en contiguïté avec un point B
s'il est contigu avec ce même point dans l'espace profilmique
correspondant, moyennant sa projection sur le plan pelliculaire (ou écranique).
Or, en dépit de ce caractère de déroulement continu qui, évitant toute
mise en pièces du profilmique, se contente, tel le regard, d'y découper un
champ mobile, le travelling d'accompagnement est ressenti comme un
modalisateur spécifique de l'énoncé cinématographique. On sait que
l'un des premiers mouvements de caméra de ce genre répertorié par les
historiens du cinéma, fut un ratage : dans le tableau « L'Adoration des
bergers » de la Passion de Ferdinand Zecca (1902-1905), l'appareil
« panoramique maladroitement dans le décor, pour découvrir le groupe
des bergers. Il revient ensuite vers la Sainte Famille, sans accompagner
pourtant les bergers dans leur marche 36 » . Le mouvement aller assume
tant bien que mal une fonction descriptive ; le mouvement retour, en
revanche, choque autant par ce qu'il montre que par ce qu'il manque :
redondant vis-à-vis de l'aller, comme si la caméra était liée à revenir au
point de départ à l'aide du même procédé, il eût été justifié s'il avait
emboîté le pas aux bergers.
Or, de quelle justification s'agit-il en l'occurrence ? Un travelling
d'accompagnement (réussi) inverse la dynamique du mouvement
interne à un plan fixe : au lieu qu'un objet se meuve au sein d'un espace
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expérience. En fait, dans tout film, formé ou non selon les préceptes de
Koulechov, l'effet Koulechov n'existe pas. L'effet réel que peuvent
produire des combinaisons pareilles à 1-4, 2-4 et 3-4 est un effet
diégétique : il y avait trois images objectives, au sens d'énoncés
iconiques d'objets ; ce sont désormais trois plans subjectifs, trois objets
dont le film nous fait penser qu'un homme les regarde.
L'expérience Koulechov montre que le montage met en jeu l'intellect,
en tant que mécanisme non point idéologique (production d'une notion)
mais diégétique (production d'une relation dans un monde possible).
Or, autant il est extravagant de le réduire au premier aspect, autant il
serait inexact de le ramener strictement au second. Considérons les deux
séquences suivantes :
I. 1. Plan d'ensemble sur un saloon.
2. Plan rapproché sur une table autour de laquelle des joueurs
disputent une partie de poker acharnée.
II. 1 . Un homme sort précipitamment de son appartement. Le plan
est coupé sur le claquement de la porte.
2. Le même homme courant dans une rue.
Ces deux séquences sont caractérisées communément par la
fragmentation en deux blocs iconiques 1 et 2 ; mais, tandis que dans I il y a
redondance (aucun élément nouveau n'est montré, 2 « précise » des
éléments donnés dans 1), dans II seul l'homme qui se trouve dans 1 et
dans 2 peut être considéré comme un élément de répétition (nécessaire à
la cohésion de l'association dynamique des deux plans). Il s'agit donc de
deux manipulations de l'espace profilmique qui sont sans commune
mesure, comme le montre ce tableau :
I II
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ce propos, mais qui a été largement débattu ces derniers temps. Pour
donner raison à Odin qui, récemment, s'efforçait de dialectiser une
remarque de Gardies 43, il me semble, dans les termes que j'ai posés
précédemment, que le générique, corrélativement avec la fonction
pragmatique de signalisation du genre (de la situation de lecture
afférente, etc.) qui instaure entre le film et son spectateur la relation de
détachement, assume la fonction textuelle de spécification de la diégèse
(par le titre notamment) qui induit le spectateur à s'installer dans le
mécanisme de Yimitation. Pour ce qui regarde les premières images ou
les premières combinaisons audiovisuelles d'un film (chevauchant ou
non le générique), la discussion jouxte évidemment le problème de la
différence de capacité informative entre le médium linguistique et le
médium cinématographique — en excluant provisoirement, pour y voir
plus clair, la matière de l'expression verbale. On peut, à ce sujet,
raisonner à l'inverse de l'interrogation qui a motivé la sémiologie du
cinéma (quelle forme revêt la description exhaustive d'une image
filmique ?) en demandant : quelle forme filmique devrait revêtir une
séquence visuelle pour être considérée comme équivalente, du point de
vue de l'information, aux premières lignes du Passe-Muraille (par
exemple) ?
Il est clair, d'emblée, que ce paragraphe inaugural dispense des
informations hétérogènes, si on les considère comme devant être
représentées filmiquement :
— ce qu'il exprime à l'aide d'un opérateur spécifique, « II y avait », le
film doit le produire par procédé relationnel dans l'iconique ;
— ce qu'il peut se permettre d'évoquer par un seul nom, «
Montmartre », le film doit en rechercher un exemplaire profilmique
caractéristique ;
— ce qu'il énonce comme postulat diégétique, « le don singulier... »,
le film ne saurait le visualiser en dehors d'un effet faisant son épreuve et
le manifestant.
Et ainsi de suite. Bien entendu, dans tous ces cas, la matière de
l'expression verbale (ou scripturale, pour le muet) permet de pallier
l'impossibilité de formuler visuellement, de manière aussi condensée
que dans mon exemple, la plupart des propositions essentielles sur la
diégèse du récit considéré ; la parole apparaît comme une solution
extravisuelle aux lacunes constitutives de l'image. Ce n'est pas toutefois
que cette réponse au problème pratique de la construction d'un récit
filmique donné en soit une au problème théorique de la capacité
informative du film en général : il y a là un domaine de recherche que je
ne saurais prétendre embrasser tout entier dans le présent article, mais il
me paraît possible d'en pointer un ou deux aspects essentiels, à travers
l'analyse d'un exemple précis. Il se trouve, en effet, que, récemment,
Odin a entrepris d'examiner les premières images d'un film dans le but
de mettre en évidence les modalités de « l'entrée du spectateur dans la
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Enfin, on avait traversé la Seine une seconde fois et, sur le pont, c'avait
été un ravissement. La rivière éclatait de lumière ; une buée s'en
élevait, pompée par le soleil, et l'on éprouvait une quiétude douce, un
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La caresse de l'eau sur le sable des rives ou sur le granit des roches
m'émeut et m'attendrit et la joie qui m'envahit, quand je me sens
poussé par le vent et porté par la vague, naît de ce que je me livre aux
forces brutales et naturelles du monde, de ce que je retourne à la vie
primitive 49.
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nature — seules les femmes Dufour, à des degrés divers, ont accès à
celle-ci par celle-là (« En arrivant au pont de Neuilly, M. Dufour avait
dit : — Voici la campagne enfin ! — et sa femme, à ce signal, s'était
attendrie sur la nature* »). On voit qu'en gommant l'itinéraire entre
Paris et Bezons, Renoir ne dévie pas de la ligne tracée par le premier plan
iconique du film. Ces remarques pourraient servir à alimenter un
discours de puriste. Loin de moi le projet de faire reproche au cinéaste
d'être passé à côté du sens global de la nouvelle, s'agissant d'en faire
plutôt un constat objectif : le film, du moins considéré en son
commencement et dans l'état d'inachèvement où l'ont laissé les circonstances de
sa réalisation, change l'éclairage global de l'histoire (grosso modo
intacte du point de vue événementiel) en la subordonnant tout entière à
un thème dont Maupassant, dans la nouvelle, s'était ingénié à organiser
le dévoilement progressif.
Il y a d'autres disparités, tout aussi franches, entre la nouvelle et le
film. Bazin avait bien vu la plus notable d'entre elles, lorsqu'il écrivait
dans les Cahiers du Cinéma (n° 8) : « L'une des plus belles images de
l'œuvre de Renoir et de tout le cinéma est cet instant dans Une partie de
campagne où Sylvia Bataille va céder aux baisers de Georges Darnoux.
Commencée sur un ton ironique, comique, presque chargé, l'idylle, pour
se poursuivre, devrait tourner au grivois, nous nous apprêtons à en rire
et brusquement le rire se brise, le monde chavire avec le regard de Sylvia
Bataille, l'amour jaillit comme un cri ; le sourire ne s'est pas effacé de
nos lèvres que les larmes nous sont aux yeux. » L'érosion du temps, qui,
toujours, affecte le pouvoir expressif des œuvres (aidé, en l'occurrence,
par l'intellectualisation que produit le classement cinéphilique qui élit
les classiques), risque fort d'avoir accentué la « charge » que Bazin
semblait sur le point de concéder, c'est-à-dire d'avoir transformé, aux
yeux du spectateur actuel, l'émotivité qui jouerait sur le glissement
spontané du rire aux larmes en un jeu purement conventionnel alternant
avec la brutalité d'un changement de genre le comique et le sentimental.
Aux ruptures de « ton » qui résultent de l'amalgame, voulu par Renoir,
de diverses conventions (vaudeville, roman-photo, réalisme poétique,
impressionnisme), on peut opposer les processus porteurs d'affectivité
(le cheminement vers la campagne) ou de sensualité (la scène d'amour)
à travers lesquels l'écriture de Maupassant prenait le pas sur l'histoire de
la famille Dufour — c'est elle, et elle seule, qui entraîne le lecteur,
comme au fil de l'eau, au contraire du film qui, à mon sens, n'a pas
trouvé une unité stylistique comparable.
« La traduction intersémiotique ou transmutation, écrit Jakobson,
consiste en l'interprétation de signes linguistiques au moyen de systèmes
de signes non linguistiques 51. » L'adaptation est un exercice de cette
sorte, cependant que l'analyse précédente exhibe un cas où la substance
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En tant que le narrateur peut à tout instant intervenir comme tel dans
le récit, toute narration est, par définition, virtuellement faite à la
première personne (fût-ce au pluriel académique, comme lorsque
Stendhal écrit : « Nous avouerons que... nous avons commencé
l'histoire de notre héros... »). La vraie question est de savoir si le
narrateur a ou non l'occasion d'employer la première personne pour
désigner Y un de ses personnages 52.
Mais Genette ajoute que, dans certains cas, le passage nous surprend
pratiquement, en tant que lecteur :
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mier plan à"1 Une partie de campagne : parce qu'il incruste d'emblée le
spectateur dans la relation indicielle au film, en le confortant sans plus
tarder dans son savoir tacite sur ce médium, en même temps qu'il
véhicule un thème intertextuel à quoi l'histoire est tout entière
subordonnée, ce plan produit un effet d'entraînement du spectateur d'autant
plus efficace qu'il est à la fois un trait du signifiant iconique (la course de
l'eau) et un trait du signifié thématique (l'attirance vers ce milieu, le
désir de s'abandonner à sa force).
Les autres choix opérés par Renoir, sur la base de la nouvelle de
Maupassant, semblent confirmer cette analyse dans la mesure où ils
convergent tous vers une redistribution des fonctions communicatives
qui prend son parti, pour ainsi dire, des lacunes de l'image ; on est loin,
très loin, des tentatives plus ou moins avortées, mais toujours
stimulantes, des cinéastes du muet pour dépasser, par exemple, la mutité de
l'image par l'image elle-même. Ainsi, le cinéaste se contente de
condenser l'essentiel des signaux diégétiques du début dans le dernier
carton du générique qui, dit Odin, énonce « de façon extrêmement
évasive ce qui va se passer dans la suite du film », « pointe le nœud de
l'action sans cependant le dévoiler pleinement 56 » . Certes, le carton ne
peut anticiper davantage sur l'histoire, car le développement de la
diégèse c'est évidemment l'affaire du film ; en revanche, c'est d'une
manière rien moins qu'évasive, ou allusive, qu'il définit la diégèse
elle-même, en tant que monde spécifique, autant producteur de
l'histoire que produit par elle : outre la donnée du cadre anecdotique
global, sous les espèces d'un schéma de situation stéréotypée déterminé
(avec la substitution déjà notée de « face-à-face avec la nature » à
« déjeuner aux environs de Paris »), on y trouve un bon ensemble
d'informations sur la famille Dufour qui dessinent très précisément son
profil social (« quincaillier à Paris », famille unie — y compris le futur
gendre et successeur, emprunt d'une carriole). Là encore la comparaison
avec la nouvelle est éclairante : les signaux diégétiques qu'elle propose à
son commencement sont bien moins informatifs, bien plus évasifs ; une
fois le contexte anecdotique posé (à la variante près), le texte de
Maupassant déploie aussitôt cette anecdote, sans nous avoir
communiqué toutes les clefs de la diégèse — par exemple, là où le carton affirme :
« son commis Anatole qui est aussi son futur gendre et futur
successeur », la nouvelle suggère : « On apercevait encore la chevelure jaune
d'un garçon qui, faute de siège, s'était étendu tout au fond, et dont la
tête seule apparaissait. » En revanche, comme je l'ai déjà signalé, cette
pénétration immédiate dans l'histoire produit un effet de ralenti
beaucoup plus fort que « l'entrée du spectateur dans la fiction » du film,
lente selon Odin. Rappelons, en effet, que Renoir, ayant gommé le
voyage (dont j'ai souligné précédemment le rôle primordial dans
l'optique de Maupassant), lance brutalement l'histoire au point où le
voyage aboutissait dans la nouvelle, c'est-à-dire dans le cadre anecdo-
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Dominique CHATEAU
Université de Paris I
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exemple : entre un film muet et un film d'aujourd'hui, il n'y a pas de différence sur le
plan de la reconnaissance des icônes, tandis qu'il y en a une sur le plan de l'identification
du profilmique, affecté de la connotation « démodé » dans le premier cas), et enfin,
l'effet de matérialité (niveau plastique ou d'un monde matériel — la réalité n'est pour le
film qu'une partie du matériau filmique, tandis que le matériau filmique est lui-même
une partie de la réalité).
29. « L'espace du récit filmique », Colloque de Cerisy, op. cit., p. 75 sq.
30. Jean-Louis Gardies, Essai sur la logique des modalités, Paris, PUF, 1979,
p. 37.
31. Ibid., p. 12.
32. Louis Lumière inventeur, Maurice Bessy et Lo Duca, Ed. Prisma, Paris, 1948,
P-47-
33. Cf. mon article : « Texte et discours dans le film », inRevue d'esthétique, 1976/4,
coll. « 10/18 », p. 135.
34. Odin, « Le film de fiction... », op. cit., p. 155.
35. « Frontières du récit », in Communications, 8, 1966, p. 156.
36. Sadoul, Histoire du cinéma mondial, Paris, Flammarion, 1949, p. 48.
37. Mitry : « Cet « ici-maintenant » que le montage nous donnait à voir, le travelling
nous le donne à percevoir. A l'espace intellectuellement structuré par association ou
juxtaposition de perceptions discontinues, se substitue un espace perçu dans son
homogénéité spatio-temporelle : à l'idée de mouvement, un mouvement saisi dans sa
mobilité même » (cité par Philippe Durand dans l'Acteur et la Caméra, Paris, Ed.
techniques européennes, 1974, p. 225). Morin, in les Stars (cité par le même en
quatrième de couverture, sans référence non plus).
38. « L'entrée du spectateur dans la fiction », in Théorie du film, p. 211.
39. « Discours cinématographique, narration », in Théorie du film, p. 131.
40. P. 21. (N.B. : Koulechov a, toutefois, contesté l'authenticité de tout document
photographique sur l'expérience dont l'original serait immédiatement perdu.)
41. « De l'évolution littéraire », in Théorie de la littérature, Paris, Ed. du Seuil, 1965,
p. 127.
42. Gallimard, coll. « Livre de poche », 1943.
43. Odin, op. cit., p. 204 ; Gardies (André) : « Genèse, générique, générateurs », in
Revue d'esthétique, 1976/4.
44. Op. cit., p. 198.
45. J'emploie ce concept de Barthes par pure commodité ; on pourrait la remplacer
par « fragment » dans un sens voisin d'Eisenstein. Cf. Aumont à ce sujet.
46. Gallimard, coll. « Folio », p. 187. Souligné par moi.
47. Odin, op. cit., p. 200.
48. Gallimard, coll. « Folio », p. 188.
49. In Sur l'eau.
50. Winston, Artificial intelligence, Reading, Mass., Addison-Wesley, 1977,
p. 180.
51. Essais de linguistique générale, Paris, Ed. de Minuit, Points, 1963, p. 79.
Cf. aussi mon article « Intersémiotique des messages artistiques », CIER, p. 77-78.
52. Figures III, Paris, Ed. du Seuil, 1972, p. 252.
53. Ibid., p. 253.
54. Op. cit., p. 214-217.
55. Cité par Peter Wollen, in Signs and Meaning in the Cinema, London, Seeker &
Warburg, 1972, p. 123-124 (sans références aux Collected papers) .
56. Op. cit., p. 207.
57. Cf. la note 10.
58. Op. cit., p. 209.
59. Ibid., p. 210-211.