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Notes de cours sur l’opérateur densité (2012)

V. Savona

1 Propriétés de la matrice densité


Nous allons maintenant introduire un formalisme qui permet de décrire un
système formé de deux (ou plusieurs) sous-systèmes. Nous aimerions prendre
le point de vue d’un observateur qui n’a accès qu’à un seul des sous-systèmes.
Ce cas de figure se présente par exemple avec les systèmes ouverts, où le sous-
système d’intérêt est couplé à l’environnement.
Considérons deux sous-systèmes A et B décrits respectivement par les
bases orthonormées {|ii} et {|µi}. L’état le plus général du système total est
X
|ψi = αiµ |ii ⊗ |µi.
i,µ

Supposons que nous voulions étudier une propriété du sous-système A, comme


par exemple une observable M. Pour le système total, cet observable est re-
présentée par l’opérateur M ⊗ IB , où IB est l’identité sur B. L’action de M
sur |ψi est donc
X
(M ⊗ IB )|ψi = αiµ (M |ii) ⊗ |µi.
i,µ

La valeur moyenne de M sur |ψi est donnée par :

hM i = hψ|(M ⊗ IB )|ψi

XX
= αjν αiµ (hj| ⊗ hν|)(M |ii) ⊗ |µi
j,ν i,µ

XX
= αjµ αiµ hj|M |ii
i,j µ
X
= ρij hj|M |ii
i,j
X
= ρij Mji
i,j

= Tr(ρM )

Traitement quantique de l’information (2012) EPFL


1 Propriétés de la matrice densité 2

P
où nous avons introduit la trace Tr(A) = i Aii d’une matrice A, définie
comme la somme de ses éléments diagonaux. Ici, nous avons utilisé le fait
que les bases sont orthonormées et que donc hµ|νi = δµν .
Dans le calcul ci-dessus, nous avons défini l’opérateur densité du sous-
système A, décrit par la matrice

X X
ρij = αiµ αjµ = hiµ|ψihψ|jµi.
µ µ

L’opérateur correspondant, agissant sur le sous-système A, est


XX
ρA = |iihiµ|ψihψ|jµihj|.
i.j µ

Cet opérateur est appelé opérateur (ou matrice) densité réduit au sous-
système A. Nous avons déjà vu que pour un état |ψi le plus général qui
soit (sans factorisation particulière des coefficients αiµ ), le sous-système A ne
peut pas être décrit par un état "pur" du type ϕ ∈ HA . Ce formalisme sert
donc à décrire l’état physique de A par le biais d’un opérateur densité ρA qui
nous permet de calculer les moyennes, en utilisant la trace :

hM i = Tr(ρA M ).

Nous remarquons que cette expression est indépendante de la base choisie,


puisque la trace d’une matrice est invariant sous un changement de base. Les
propriétés de cette matrice sont les suivantes.
— La matrice ρA est hermitique :

ρ†A = ρA .

— Sa trace est égale 1 :

|αiµ |2 = ||ψ||2 = 1.
X X
Tr(ρA ) = ρA,ii =
i i,µ

— Elle est positive (semi-définie) : ∀|ϕi, on a hϕ|ρA |ϕi ≥ 0. En effet :


XX
hϕ|ρA |ϕi = hϕ|iihj|ϕihiµ|ψihψ|jµi
i,j µ

βµ βµ∗ = ||β||2 ≥ 0
X
=
µ

avec
X
βµ = hϕ|iihiµ|ψi.
i

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1 Propriétés de la matrice densité 3

— Ses valeurs propres sont toutes positives. C’est le cas de tous les opé-
rateurs positifs semi-définis. Nous pouvons donc diagonaliser ρA qui,
dans la base de vecteurs propres, s’écrit
X
ρA = pk |kihk|,
k

où, sans perte de généralité, on peut se restreindre aux termes avec


pk > 0. De plus, la condition Tr(ρA ) = 1 implique
X
pk = 1,
k

et la moyenne de M devient
X X
hM i = Tr(ρA M ) = pk hk|M |ki = pk hM ik
k k

Cette expression est très importante. Elle souligne un phénomène déjà


rencontré dans un cas particulier : un système intriqué à un autre
système se comporte, vis-à-vis de la mesure d’une observable M quel-
conque, comme un mélange statistique de plusieurs états |ki, cha-
cun avec une probabilité pk . La situation est équivalente à un grand
nombre de systèmes et que chaque état |ki intervient avec une proba-
bilité pk .
Naturellement, la question suivante se pose : quelle est la matrice densité
correspondant à un état "pur" |ψi ? Supposons vouloir calculer la moyenne
de l’observable O,
hM i = hψ|O|ψi.
Si nous définissons
ρ = |ψihψ|,
alors la moyenne de 0 devient

hOi = Tr(ρO) = Tr(|ψihψ|O).

Calculons cette trace sur une base {|jνi} :


X
Tr(|ψihψ|O) = hjν|ψihψ|O|jνi

 
X
= hψ|O  hjν|ψi|jνi

= hψ|O|ψi = hOi.

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1 Propriétés de la matrice densité 4

L’opérateur densité d’un état dit "pur" (c’est-à-dire un état qui n’est pas un
mélange statistique, mais décrit par un seul vecteur) est donc le projecteur
sur cet état. Ainsi, pour un état pur,

ρ2 = ρ.

Nous pouvons interpréter cela comme si l’état pur était un mélange statis-
tique de |k = 1i = |ψi et |ki pour k = 2, 3, ... avec p1 = 1 et pk = 0 pour
k > 1. Nous comprenons donc que ρ2 = ρ est une condition nécessaire et
suffisante pour que l’état décrit par un opérateur densité ρ soit un état pur.
Considérons à nouveau l’état intriqué
X
|ψi = αiµ |iµi.
i,µ

Une autre question se pose : comment pouvons-nous relier ρA à ρ ? On a



X
ρ = |ψihψ| = αiµ αjν |iµihjν|.
i,µ;j,ν


La matrice correspondante est ρiµ,jν = αiµ αjν . Mais, par définition,

X
ρA = αiµ αjµ ,
µ

donc
ρA = TrB (ρ)
où nous notons TrB la trace relative à la base du sous-système B : si {|µi}
est la base de HB , alors

hµ0 |ρ|µ0 i
X
ρA = TrB (ρ) =
µ0

hµ0 | (|ii ⊗ |µi) (hj| ⊗ hν|) |µ0 i
X X
= αiµ αjν
µ0 i,µ;j,ν

X X
= αiµ αjν δµµ0 δνµ0 |iihj|
µ0 i,µ;j,ν

XX
= αiµ αjµ |iihj|,
ij µ

ce qui correspond en effet à l’expression trouvée précédemment. L’opération


TrB (ρ) s’appelle trace partielle.
L’opérateur densité est un outil fondamental en physique quantique : il
permet de décrire un système dont nous connaissons qu’une partie. Comme
dans le cas ci-dessus, nous pouvons supposer ne pas être en mesure de

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2 Matrice densité d’états mixtes 5

connaître |ψi et de caractériser le sous-système B. Nous pouvons néanmoins


tout savoir sur le système A grâce à ρA . En particulier, si nous mesurons l’ob-
servable M sur A, nous pouvons en décrire la valeur moyenne hM i = Tr(ρA M )
et, comme nous le verrons plus tard, les probabilités de résultats de la mesure,
l’évolution temporelle du système, etc...
Ce formalisme est indispensable pour la description de systèmes ouverts,
S
où B représente l’environnement et A B l’univers, que nous ne pas décrire.
L’idée est donc de connaître le comportement de ρA en introduisant des
modèles d’interaction avec B qui sont plus ou moins approximatifs. Nous
verrons cela avec un modèle pour la décohérence.

2 Matrice densité d’états mixtes


En général, les systèmes étudiés ici sont dans des états mixtes, puisque
l’univers est un état pur
X
|ψi = αiµ |ii ⊗ |µi,

et cet état pur est un état intriqué entre le système sous examen et le reste
de l’univers. Quelques remarques s’imposent néanmoins.
1. L’écriture de ρA sous la forme diagonale ρA = k pk |kihk| n’implique
P

pas que les états {|ki} ont une signification spéciale. En effet, nous
disons que le système est dans un mélange statistique des états |ki
avec probabilité pk . Toutefois, par rapport aux états possibles (purs)
pour A, ce n’est pas la seule manière d’écrire ρA comme un mélange
statistique. Supposons par exemple que nous ayons, pour un qu-bit,
la matrice densité suivante :
1 1
ρ = |0ih0| + |1ih1|.
2 2
Celle-ci s’écrit aussi
1 1
ρ = |+ih+| + |−ih−|,
2 2

où |±i = (|0i ± |1i)/ 2. La matrice densité ρ décrit donc tout aussi
bien un mélange statistique de |0i et de |1i avec probabilités 1/2
qu’un mélange statistique de |+i et |−i. Pour fixer les idées avec un
exemple physique, cette matrice densité peut-être interprétée comme
la représentation d’un mélange statistique (moitié-moitié) de spin +
ou − selon z, ou comme celle d’un mélange de spin + ou − selon x !

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2 Matrice densité d’états mixtes 6

Ces considérations se généralisent à des mélanges statistiques d’états


qui, à la différence de |0i et |1i ci-dessus, ne sont pas orthogonaux.
Physiquement, cela veut dire qu’il n’existe pas de manière unique de
décrire un système comme mélange statistique d’états. Toutefois, les
propriétés physiques, telle que la valeur moyenne hM i d’une obser-
vable, ne dépendent pas de cette description. Ceci rend le formalisme
physiquement intéressant et utile.
2. Si le sous-système A est dans un état pur |φA i et le sous-système B
dans un état pur |φB i, alors les matrices densité A sont ρA = |φA ihφA |
et ρB = |φB ihφB |, et la matrice densité totale est :

ρ = (|φA ihφA |)(|φB ihφB |) = ρA ⊗ ρB .

De façon plus générale, si ρA est une matrice densité pour A (même


dans un état mixte) et ρB celle pour B, il existe des systèmes tels que

ρ = ρA ⊗ ρB .

Cette définition d’une matrice densité pour le système total est com-
patible avec ce que nous avons vu. En particulier :

ρA = TrB (ρ) = TrB (ρA ⊗ ρB ) = ρA Tr(ρB ) = ρA ,

et de même pour ρB . Toutefois, il n’est pas toujours vrai que ρ =


ρA ⊗ ρB . Considérons par exemple |ψi comme état pur :

|00i + |11i
|ψi = √
2
Il est alors possible de calculer :
1
ρ = |ψihψ| = (|00i + |11i)(h00| + h11|)
2
1
= (|00ih00| + |00ih11| + |11ih00| + |11ih11|)
2
1 0 0 1
 
0 0 0 0
= 
0 0 0 0
 

1 0 0 1
1 1
ρA = T r(ρB ) = ... = (|0ih0| + |1ih1|) = I
2 2
1 1
ρB = T r(ρA ) = ... = (|0ih0| + |1ih1|) = I.
2 2

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2 Matrice densité d’états mixtes 7

Nous pouvons maintenant calculer le produit tensoriel des deux ma-


trices ρA et ρB :

1 0 0 0
 

1 0
 1 0 0
ρA ⊗ ρB =   6= ρ.

4 0 0 1 0

0 0 0 1

Après avoir introduit le formalisme de la matrice densité, nous pouvons


reparcourir les postulats de la mécanique quantique dans ce contexte.
1. L’état d’un système est décrit par l’opérateur densité ρ qui agit sur
l’espace des états H. Les propriétés de ρ sont celles que nous avons
vues auparavant : Tr(ρ) = 1 et ρ ≥ 0.
2. L’évolution temporelle entre les temps t0 et t est décrite par un opé-
rateur unitaire U (t0 , t). Supposons qu’au temps t0 on ait
X
ρ(t0 ) = pi |ψi (t0 )ihψi (t0 )|.
i

Si le système n’interagit pas avec un autre système alors son évolution


temporelle est dictée par l’évolution temporelle des états |ψi i :
X
ρ(t) = pi |ψi (t)ihψi (t)|.
i

L’hypothèse de système isolé implique que les pi ne varient pas dans


le temps. Comme |ψi (t)i = U (t0 , t)|ψi (t0 )i, on a

pi U (t0 , t)|ψi (t0 )ihψi (t)|U (t0 , t)† = U (t0 , t)ρ(t0 )U (t0 , t)† .
X
ρ(t) =
i

Par ailleurs, l’équation de Schrödinger pour |ψi (t)i implique


dρ X
i~ = pi {H|ψi (t)ihψi (t)| − |ψi (t)ihψi (t)|H} ,
dt i

d’où

i~ = − [ρ, H] .
dt
Cette équation ressemble à l’équation d’évolution de Heisenberg, mais
le signe est opposé. C’est normal puisque ρ n’est pas une observable
et ne doit donc pas nécessairement évoluer selon l’équation de Heisen-
berg.

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2 Matrice densité d’états mixtes 8

3. Une observable est décrite par un opérateur auto-adjoint M . Les ré-


sultats d’une mesure sont les valeurs propres de M . La valeur moyenne
des résultats possibles est donnée par :

hM i = Tr(ρM )

La probabilité de mesurer m est donnée par : p(m) = hm|ρ|mi. En


effet, pour chaque état |ψi i, nous avons : pi (m) = |hm|ψi i|2 . La pro-
babilité totale est, par définition :
X
p(m) = ρi pi (m)
i
ρi |hm|ψi i|2
X
=
i
X
= ρi hm|ψi ihψi |mi
i
!
X
= hm| ρi |ψi ihψi | |mi
i
= hm|ρ|mi.

Après la mesure, le système est dans l’état décrit par l’état pur |mi
donc ρ → |mihm|.
4. Si le système total est décrit par ρ, le sous-système A est décrit par
ρA = TrB (ρ) et le sous-système B par ρB = TrA (ρ). Inversement, par
contre, le système total n’est pas nécessairement décrit par le produit
tensoriel TrB (ρ) ⊗ TrA (ρ), comme nous l’avons vu.
Considérons maintenant un qu-bit dans l’état

|ϕi = λ|0A i + µ|1A i

Si ce qu-bit représente un système isolé, alors sa matrice densité est :

ρA = |ϕihϕ| = |λ|2 |0A ih0A | + λµ∗ |0A ih1A | + λ∗ µ|1A ih0A ||µ|2 |1A ih1A |
!
|λ|2 λµ∗
= .
λ∗ µ |µ|2

Nous remarquons que les élément de la matrice contiennent toutes les infor-
mations nécessaires pour déduire λ et µ ∈ C. Ceci n’est pas étonnant, puisque
pour un état pur la représentation en matrice densité doit coïncider avec celle
du vecteur.

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3 La décohérence 9

3 La décohérence
Supposons maintenant que deux qu-bits soient dans un état produit

|ϕA i = λ|0A i + µ|1A i


|ϕB i = α|0B i + β|1B i.

La matrice densité totale est comme d’habitude :

|ψi = |ϕA i ⊗ |ϕB i


ρ = |ψihψ| = (|ϕA i ⊗ |ϕB i)(hϕA | ⊗ hϕB |)

La matrice densité contient 4 × 4 = 16 termes que nous savons calculer,


puisque pour un état produit ρ = ρA ⊗ ρB :
!
|λ|2 ρB λµ∗ ρB
ρ= .
λ∗ µρB |µ|2 ρB
Nous pouvons calculer ρA :

ρA = T rB (ρ)
!
|λ|2 T r(ρB ) λµ∗ T r(ρB )
=
λ∗ µT r(ρB ) |µ|2 T r(ρB )
!
|λ|2 λµ∗
= .
λ∗ µ |µ|2

Cette matrice coïncide avec celle d’un qu-bit isolé dans l’état |ϕA i. Cet
exemple nous montre que les états qui formé d’un produit tensoriel entre
deux états des sous-systèmes A et B sont des états spéciaux. Chaque sous-
système a les mêmes propriétés que s’il était isolé, donc indépendant de l’état
|ϕB i de l’autre sous-système.
Calculons maintenant la matrice densité d’un état intriqué des deux sous-
systèmes :

|ψi = λ|0A 0B i + µ|1A 1B i


ρ = |ψihψ|
= |λ|2 |0A 0B ih0A 0B | + λµ∗ |0A 0B ih1A 1B |
+ λ∗ µ|1A 1B ih0A 0B | + |µ|2 |1A 1B ih1A 1B |
|λ|2 0 0 λµ∗
 
 0 0 0 0 
= .
 
 0 0 0 0 
λ∗ µ 0 0 |µ|2

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3 La décohérence 10

La matrice densité réduite de A est donc

ρA = TrB (ρ) = h0B |ρ|0B i + h1B |ρ|1B i


= |λ|2 |0A ih0A | + |µ|2 |1A ih1A |
!
|λ|2 0
= .
0 |µ|2

La différence entre ce résultat et celui obtenu dans l’exemple précédent est


que dans ce cas, si nous effectuons des mesures sur le système A, nous ne
pouvons obtenir que des informations sur |λ|2 et |µ|2 . Nous n’avons pas accès
aux phases complexes de λ et µ si nous ne mesurons les propriétés du système
total. Ici, une mesure dans A sur N répliques de |ψi donne une statistique
des résultats qui peut s’interpréter simplement comme si A était un mélange
statistique de systèmes dans les états |0A i et |1A i, comme si une fraction |λ|2
des N états correspondent à A dans l’état |0A i et une fraction |µ|2 à A dans
|1A i. Toute observable M sur A aura comme valeur moyenne :

hM i = |λ|2 h0A |M |0A i + |µ|2 h1A |M |1A i,

et les probabilités de mesurer 0A ou 1A sont données par |λ|2 et |µ|2 respecti-


vement. Il s’agit d’un scénario classique, un comportement qui pourrait être
reproduit par une expérience de billes de couleur différentes tirées au sort
dans un sac. Et nous avons appris que l’information quantique n’est possible
que du fait d’un nouveau paradigme de représentation d’un qu-bit, qui fait
intervenir les phases complexes et les états de superposition linéaire. L’état
de A décrit par !
|λ|2 0
ρA =
0 |µ|2
est la pire des choses qui puisse nous arriver pour un qu-bit, puisqu’un tel
cas de figure ramène à une représentation classique de l’information.
L’ensemble des processus physique qui permettent le système d’évoluer vers
un tel état est appelé décohérence. Cette terminologie peut se comprendre en
considérant les matrices densités de l’état |ϕi et du mélange :
! !
|λ|2 λµ∗ |λ|2 0
ρA = ρA =
λ∗ µ |µ|2 0 |µ|2

La décohérence correspond à la perte d’information sur les phases complexes


qui interviennent dans la matrice densité (et qui sont seulement dans les élé-
ments hors diagonaux, puisque les éléments diagonaux doivent être réels).
Ces phases sont physiquement à l’origine de tous les phénomènes d’interfé-
rence quantiques, donc des effets cohérents. On appelle aussi "cohérence" les

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3 La décohérence 11

éléments hors-diagonaux de ρ. Il faut toutefois faire attention : la décohé-


rence n’est pas toujours équivalente à une matrice densité diagonale. Si par
exemple, nous réexprimons ρA dans la base
1
|±A i = √ (|0A i ± |1A i),
2
nous obtenons !
1 1 |λ|2 − |µ|2
ρA = .
2 |λ|2 − |µ|2 1
Cette matrice n’est pas diagonale, même si elle ne nous permet pas de
connaître les phases de λ et µ.
L’idée générale est que les deux sous-systèmes décrivent le système sous
examen (par exemple une porte logique quantique) et l’environnement. L’en-
vironnement a tendance à faire évoluer le sous-système vers un état intriqué
avec les degré de liberté de l’environnement. Ceci a pour effet de perdre toute
l’information sur la phase du système pour un observateur qui ne mesure que
le sous-système et pas l’environnement (c’est toujours le cas, tout simplement
parce que l’environnement est très difficile à mesurer).
La décohérence est un processus dynamique induit par des interactions.
Si nous préparons le sous-système dans l’état initial |ϕA i, cela veut dire que
l’état initial du système total (sous-système+environnement) est |ϕA i⊗|ψE i,
où |ψE i est l’état dans lequel se trouve l’environnement (nous supposons un
état pur |ψE i puisque nous imaginons l’environnement comme étant le reste
de l’univers). C’est au cours du temps que le tout va évoluer vers un état
intriqué. Cette évolution est donnée par un opérateur unitaire qui agit sur le
système total (sous-système+environnement). Toutefois, l’action de cet opé-
rateur sur l’espace HA du système n’est pas un processus unitaire.
De plus la décohérence a besoin d’interaction entre le sous-système et l’en-
vironnement. En effet, si nous supposons que l’environnement et le sous-
système n’interagissent pas, nous pouvons caractérisé le système total par
un Hamiltonien H :
H = HA + HE
où HA est l’Hamiltonien du sous-système A et HE celui de l’environnement.
Ici nous n’avons pas de troisième terme HI qui contiendrais à la fois les
degrés de liberté du sous-système et de l’environnement et qui décrirait leur
interaction. Par conséquent les Hamiltoniens HA0 et HE0 , correspondant HA
et HE dans l’espace de Hilbert du système total, commutent :

HA → HA ⊗ IE = HA0
HE → HE ⊗ IE = HE0

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3 La décohérence 12

[HA0 , HE0 ] = 0.
Dans ce cas, l’opérateur d’évolution temporelle s’écrit comme
0 0
U (t1 , t2 ) = e−i(HA +HE )(t2 −t1 )/~
0 0
= e−iHA (t2 −t1 )/~ e−iHE (t2 −t1 )/~ .
Si nous appliquons cet opérateur à l’état |ϕA i ⊗ |ψE i, nous obtenons un état
produit tensoriel :
" #" #
H0 H0
−i ~A (t2 −t1 ) −i ~E (t2 −t1 )
U (t1 , t2 )|ϕA i ⊗ |ψE i = e |ϕA i e |ψE i

= |ϕA (t2 )i ⊗ |ψE (t2 )i.


Dans la nature, les interactions sont toujours présentes et il est pratiquement
impossible de s’en débarrasser. C’est pourquoi nous ne pouvons pas éviter la
décohérence.
Pour comprendre pourquoi la décohérence fait évoluer le système vers des
états intriqués, prenons un exemple pratique : supposons que nous disposions
d’un objet (une grosse molécule par exemple) que nous avons préparé dans un
état de superposition linéaire de deux états correspondant à deux positions
r1 et r2 différentes. Il s’agit d’un état non-classique puisque des objets de
grande taille ont toujours une tendance à être localisés. L’état initial de la
molécule est :
|ϕA i = λ|ϕr1 i + µ|ϕr2 i,
et l’état initial du système total est |ϕA i ⊗ |ψE i. Supposons que l’environne-
ment est constitué d’un gaz d’atomes. Nous ne connaissons pas son état, mais
nous pensons que ce gaz a une température fixe et qu’il est caractérisé par un
comportement classique, où chaque molécule est bien localisée dans l’espace.
Il est donc probable que, par l’interaction de Coulomb entre les constituants
des molécules, la molécule dans l’état |ϕr1 i interagisse avec un atome du gaz
très proche de r1 . Après la collision, le système a effectué une mesure sur
l’environnement et l’état |ψE i est projeté sur un état qu’on appelle |r1 , ψE0 i
qui représente un atome du gaz en position r1 et le reste du gaz en ψE0 . De
même l’état |ϕr2 i de la molécule induit une collision avec un atome près de
r2 et projète l’état de l’environnement sur |r2 , ψE00 i. Mais si à |ϕr1 i et |ϕr2 i
correspondent ces deux évolutions, alors à |ϕA i = λ|ϕr1 i + µ|ϕr2 i correspond
l’évolution
|ϕA i ⊗ |ψE i → λ|ϕr1 i ⊗ |r1 , ψE0 i + µ|ϕr2 i ⊗ |r2 , ψE00 i,
dont le résultat est un état intriqué. L’intrication a lieu puisque les interac-
tions ont un caractère local (un atome interagit avec la molécule seulement

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3 La décohérence 13

s’il est assez proche d’elle). Si nous partons d’un état délocalisé, la tendance
est donc à intriquer chaque composante localisée du système avec un état
également localisé de l’environnement. Il semblerait donc que parmi tous les
états possibles, les états localisés aient un rôle spécial. Dans la théorie de la
décohérence, nous avons là une illustration du concept d’ "états pointeurs".
La réalité est beaucoup plus complexe que cette simple description. En
particulier, la mécanique quantique ne peut guère expliquer pourquoi l’inter-
action évolue entre système et environnement exactement de cette manière,
ni pourquoi un certain type d’état serait privilégié par rapport à d’autres.
Ces problèmes sont à la base de la recherche sur la décohérence, sur le pas-
sage de la réalité microscopique (peu de particules) au monde macroscopique
(≈ 1024 particules) et de façon plus générale sur une éventuelle formulation
nouvelle de la mécanique quantique (qui n’a pas encore été atteinte).
Revenons sur l’idée que la décohérence est un processus dynamique. L’évo-
lution d’un état pur vers un mélange statistique se produit dynamiquement.
La durée de ce processus est appelée temps de décohérence ; ce temps est
une caractéristique spécifique à chaque système. Dans la réalisation physique
d’une porte logique quantique, il faut donc veiller à ce que l’opération dure
beaucoup mois longtemps que le temps de décohérence. Si c’est le cas, alors
(0)
la matrice densité de l’état final ρA sera très peu différente de ρA qui repré-
sente l’état pur prévu par le fonctionnement idéal de la porte logique. Des
(0)
techniques de correction d’erreur quantique permettent de remonter à ρA
avec une probabilité que nous pouvons rendre arbitrairement proche de 1.
Si par contre le temps de décohérence est court par rapport au temps de
l’opération, alors ρA sera un mélange statistique total et l’information sur les
phases, nécessaire pour le paradigme quantique, sera perdue à jamais.
(0)
La mesure de la différence entre ρA et ρA pour un dispositif est appelée fi-
délité. Pour la caractériser, il faut construire des modèles de décohérence. Ces
modèles sont nécessairement approximatifs, puisqu’il est presque impossible
de décrire le comportement détaillé de l’environnement, lequel est typique-
ment un système extrêmement grand et complexe. Certains modèles peuvent
s’attaquer à une description approximative de l’environnement. Toutefois, les
modèles les plus utilisés en information quantique se limitent à décrire l’effet
de l’environnement sur le système sous forme d’une probabilité pour le sys-
tème +l’environnement de changer son état total. Un tel changement peut
être vu comme la conséquence d’un processus d’interaction (par ex. collision
avec un atome).
Prenons d’abord un exemple élémentaire. Supposons que l’environnement

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3 La décohérence 14

produise l’effet suivant sur le qu-bit :

|0i → |0i
|1i → −|1i

L’état |0i reste le même tandis que l’état |1i reste aussi le même, mais la phase
prend un facteur −1. Cette phase a un effet physique important si le qu-bit est
dans l’état α|0i + β|1i. On suppose que ce changement se produit de manière
aléatoire et a une probabilité par unité de temps Γ de se produire. On appelle
Γ le taux de décohérence. Si nous attendons un temps ∆t, le changement se
produit avec une probabilité p = Γ∆t. Le temps de décohérence est donc
τ∆ = Γ1 . Ce modèle est trop simple, puisqu’il n’introduit qu’une altération
du qu-bit, et qu’ucune intrication avec l’environnement ne se produit. Cet
exemple nous sert toutefois à comprendre le rôle de la taille du système. Si
le qu-bit est initialement dans l’état
1
|ψi = √ (|0i + |1i),
2
le processus de décohérence le transforme en
1
|ψi = √ (|0i − |1i),
2
qui est un état différent et ne porte aucune mémoire de quel était l’état ini-
tial, avec ses phases. Nous avons vu que ce changement se produit en un
temps τ∆ = Γ1 . Supposons maintenant qu’un système de N qu-bits soit sou-
mis au même environnement. Chaque qu-bit interagit avec l’environnement
indépendamment des autres. Si l’état initial est
1
|ψi = √ (|00..0i + |11..1i),
2
alors la probabilité de passer à un état
1
|ψ ∗ i = √ (|00..0i − |11...1i)
2
avec une perte de la mémoire de la phase est p = N Γ∆t, puisque c’est la
somme des probabilité de N processus indépendants. Pour ce système le
temps de décohérence est
τ∆
τ∆ (N ) = ,
N
qui est N fois plus court qu’un processus à un qu-bit. En règle générale, donc,
plus un système est grand, plus τ∆ (N ) est court.

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3 La décohérence 15

Finalement, nous allons introduire un modèle de décohérence très utilisé,


qui porte le nom de phase damping channel. Il est important de souligner
qu’il ne s’agit pas du seul mécanisme possible. Comme nous avons déjà vu,
seul une description microscopique de l’environnement permettrait de modé-
liser correctement la décohérence. Toutefois, un tel modèle est très difficile à
réaliser et nous nous limiterons à des modèles phénoménologiques comme le
suivant : dans ce modèle, nous supposons que si le qu-bit se trouve dans l’état
|0i ou |1i, alors l’état ne change pas comme conséquence de l’interaction avec
l’environnement. Ces états seraient des états pointeurs, qui se comportent de
manière spéciale par rapport à la décohérence. L’environnement, par contre,
change d’état. Nous admettons qu’au début il se trouve dans l’état |0E i. Si
le qu-bit est dans l’état |0i, l’environnement a une probabilité p (durant un
temps ∆t) de passer de |0E i à |1E i. De même, si le qu-bit est dans |1i, nous
avons une probabilité p de passer de à |0E i à |2E i. Nous pouvons représenter
cette situation par les états suivants (avant et après l’interaction) :
√ √ √ √
|00E i → 1 − p|00E i + p|01E i = |0i ⊗ ( 1 − p|0E i + p|1E i)
√ √ √ √
|10E i → 1 − p|10E i + p|12E i = |1i ⊗ ( 1 − p|0E i + p|2E i).
Ces deux états ne sont pas intriqués. Toutefois, si le qu-bit initial est dans
l’état
|ϕi = λ|0i + µ|1i,
l’état initial du système qu-bit+environnement est
|ψi = (λ|0i + µ|1i) ⊗ |0E i,
avec une matrice densité initiale
!
|λ|2 λµ∗
ρA = TrE (ρ) = .
λ∗ µ |µ|2
Après interaction, l’état est
√ √ √ √
|ψ 0 i = λ 1 − p|00E i + λ p|01E i + µ 1 − p|10E i + µ p|12E i,
et la matrice densité devient
ρ0A = TrE (ρ0 ) = |λ|2 |0ih0| + |µ|2 |1ih1| + λµ∗ (1 − p)|0ih1| + λ∗ µ(1 − p)|1ih0|
!
|λ|2 λµ∗ (1 − p)
= ∗ .
λ µ(1 − p) |µ|2
Si nous laissons passer n fois ∆t, en itérant le processus, la matrice densité
réduite devient !
0(n) |λ|2 λµ∗ (1 − p)n
ρA = .
λ∗ µ(1 − p)n |µ|2

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3 La décohérence 16

Si nous laissons tendre n vers +∞ à t = n∆t et Γ = p/∆t constants (de sorte


que Γt = pn soit aussi constant), alors
!
n→∞ |λ|2 λµ∗ e−Γt
ρ0A (t) −−−→
λ∗ µe−Γt |µ|2
car
∆t→0
(1 − Γ∆t)t/∆t −−−→ e−Γt .
Comme attendu, le résultat est que les éléments non diagonaux de ρA tendent
vers zéro dans un temps caractéristique τ∆ = Γ1 . La matrice ρA (t) tend vers
un mélange statistique, donc un état purement classique. Nous remarquons
qu’aucune transformation unitaire

ρA (t) = U ρA (0)U †

ne peut être à l’origine cette évolution car une transformation unitaire trans-
forme un état pur en un autre état pur.

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