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Date : 25/10/2014

Pays : FRANCE
Page(s) : 51-57
Diffusion : 268245
Périodicité : Hebdomadaire
Surface : 571 %

Cuisine et descendance.
Pas facile de devenir son propre chef quand on est l'héritier
de la dynastie Troisgros ou qu'on a eu Alain Passard pour
pygmalion. La transmission du savoir-faireen cuisine est
un long cheminement. Une histoire de générations
qui se respectent, s'enrichissent. Et s'affrontent parfois.
par CAMILLE LABRO - photos JONAS UNGER

Tous droits de reproduction réservés


Date : 25/10/2014
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^eaHaga3ine

toujoursdonnéà leurs enfantsla capacitéde choisir,de


s 'émanciperet de s'affirmerdans et horsde la cuisine.»
C'est sans doute pour cela que la maison perdure,
évoluant lentement, au rythme des générations. Et
si Michel a eu besoin de s'affranchir du saumon à
l'oseille, plat emblématique de Jean et Pierre, qu'il
a retiré de la carte, il se replonge désormais dans les
archives familiales avec César. « Le répertoire,dit le
ch ef, ilfaut le connaître et le transmettre,mais nepas
s'enfermer dedans. Il faut rester dynamique. »
Aujourd'hui, la famille Troisgros regarde vers un
nouvel horizon: un grand déménagement, prévu
pour 2017,dans un domaine en pleine campagne, à
7 km de Roanne. Une révolution? Plutôt une évo
lution bénéfique. «Nouspouvons envisagercelamain
tenant,poursuit Michel, ûsrr«oztfsavonsquela maison
a un avenir à travers nosfils. C'est un projet que nous "Pour le
construisonsavec eux,un lieuqu 'ilspourrontfaire à leur
ANS L'HISTOIRE
de la restauration française, la cuisine a toujours été
imageetqui leurpermettra de s'épanouirplus librement
ques'ilsdevaientreprendrelesmurs historiques.»
repreneur,
une affaire de transmission, de propagation des
savoirset des savoir-faire.En France la gastronomie
A La Grenouillère, dans le Nord-Pas-de-Calais,
Alexandre Gauthier est, quant à lui, resté dans les
il faut trouver
est un patrimoine, dont leschefs sont les gardiens - et
les passeurs. Pourtant, s'il est inhérent au métier, le
processus de passation n'en est pas moins difficile.
vieux murs de l'auberge familiale,tout en la réinven
tant complètement, avecl'aide de l'architecte vision
naire Patrick Bouchain (le même qui planche
l'équilibre
Pas évident d'hériter d'une cuisine,d'une réputation,
d'un univers,d'une clientèle et d'étoiles Michelin. ..
aujourd'hui sur la future adresse des Troisgros).
Lorsque Roland Gauthier,anéanti par laperte de son
entre
Comment apprendre d'un très grand chef, père bio
logique ou spirituel,puis se libérer de son influence ?
Comment préserver l'identité culinaired'une « mai
étoile Michelin, demande à sonfils de reprendre l'af
faire en 2003, celui-ci accepte à une condition: « Tu
melaissesfaire, mêmesije changetout. »Alorsque papa
la fidélité
son » ? Faut-il suivre les sillonsde ses prédécesseurs,
ou rompre avec le passépour s'affirmer?Et que peut-
mitonnait des plats à la sauce traditionnelle, le fils
insuffle un vent de liberté et d'audace en cuisine.
au passé et
on transmettre, enfin de compte,aux fourneaux?Aux
quatre coins de la France, dans les grandes maisons
étoilées lourdes d'enjeux patrimoniaux, les histoires
Aujourd'hui, La Grenouillère brille à nouveau de
tous ses feux (et de son étoile retrouvée), Roland est
à l'accueil et Alexandre s'est hissé au rang des chefs
l'affirmation
se suivent et ne se ressemblent pas.
La maison Troisgros est un exemple éclatant de
les plus créatifs de l'époque. D'ici quelques mois, il
ouvrira une nouvelle adresse à Montreuil-sur-Mer, de soi, et
« dynastie culinaire » perpétuée. Installée face à la
petite gare de Roanne depuis quatre-vingt-
quatre ans, fondée par Jean-Baptiste, l'ancêtre bon
toujours dans le Pas-de-Calais: une brasserie dont la
carte sera,à la virgule près, celle conçue par Roland
pour La Grenouillère en 1979.« Ecarté commeilfut
pour le
vivant, reprise parses fils, les célèbres frères Jean et
Pierre, elle est aujourd'hui menée par Michel, fils de
des cuisines il y a dix ans, explique le fils, c'est la
moindredeschosesquede lui rendrecethommage.» On cédant, c'est
Pierre, qui, à son tour,forme ses filsen cuisine. D'ap
parence fluide, la succession a pourtant été jalonnée
d'hésitations et de coups du hasard. Alorsqu'il avait
imaginebien que les « cuissesde grenouille», «truites
au bleu »,« écrevissesà lanage »ou « crêpes Suzette »
seront quelque peu modernisées par le bouillonnant
la fin d'une
une âme de globe-trotteurs, le jeune couple formé Alexandre,mais ce témoignagefilialrésume bien l'es vie et la peur
du vide."
par Michel et Marie-Pierre s'est vu contraint de res prit des Gauthier: » Evoluer sans cesse,en intégrant
ter à Roanne suite au décès brutal de l'oncle Jean en l'histoire,tout enregardantvers lefutur. * Même si c'est
1983. " Mêmesi nous ensommesheureuxmaintenant, le mottorevendiqué par la plupart des « famillesculi
se souvient Marie-Pierre, nous n'avions pas choiside naires »,la réalité n'est pas toujoursaussi simple. Marie-José Heimendinger,
rester. Et maintes fois, nous avons failli repartir spécialistede la transmissionfamiliale
ailleurs. .. » Partir, comme pour échapper à une des Àlaguiole, dans l'aveyron, dans le futuriste
tinée trop tracée, à l'instar du frère de Michel, vaisseau-restaurant de Michel Bras,la transmission
Claude, installé à Rio depuis des lustres. Et pour s'est faite dans la douleur. Bien qu'il ait « grandi en
tant, ici ou là-bas,c'est bien la cuisine, leur cuisine, cuisine », Sébastien a dû attendre ses 40 ans pour
que les Troisgros diffusent: des créations limpides, prendre les rênes de la maison, mais toujours dans
jouant sur les notes acides (leur signature), dénuées l'ombre omniprésente de son géniteur. Pourtant, le
de superflu - héritage du grand-père qui martelait à chef est allé jusqu'à faire appel à une consultante
ses fils, bien avant l'heure: « Faites de la cuisinesau- « spécialiste de la transmission familiale », Marie-
z'âge.faites dela cuisinesimple! »Pour AIichelcornme José Heimendinger, qui les a assistés sur les plans
pour ses fils César, 28 ans,qui l'épaule désormais, et patrimonial et.psychologique. « C'estcompliquéd'un
Léo, 20 ans, qui fait ses débuts dans la brigade, le côtécommede l'autre, analyse celle-ci.pour le repre
choix de lacuisine s'est imposé de lui-même. « Chez neur,il faut trouver l'équilibreentrela fidélitéau passé
les Troisgros.la transmissions 'estfaite azvcintelligence, et l'affirmation de soi, et pour le cédant, c'est la fin
tendresseethumanité,observe l'auteur gastronomique d'une zie et la peur du zfde. » Il y a deux ans, le réa
'
Bénédict Beaugé.Pierre commeMichelsemblentavoir lisateur Paul Lacoste a filmé cette passation ••»

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Anne-Sophie Pic se destinait à une tout


autre carrière Elle a repris, à Valence,
la Maison Pic, le restaurant de son père,
peu aptes sa disparition.
Elle est aujourd'hui triplement étoilée.

Michel Troisgros (en haut, au centre)


et sa femme Marie-Pierre (à droite)
ont hérité, sans l'avoir vraiment voulu,
du restaurant familial - la Maison
Troisgros - alors tenu par Pierre (en
haut, à gauche), le père de Michel.
Leurs deux fils Léo, 20 ans
(à gauche), et César. 28 ans (à droite).
ont. eux, choisi les fourneaux.

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Parmi les ex-« petits » d'Alain


Passard (en bas, à droite), chef de
l'Arpège, Bertrand Grébaut et Tatiana
Levha (ci-dessous), qui ont su s'affran
chir du charismatique mentor.
Le premier officie au Septime,
la seconde au Servan.

Alexandre, fils de Roland Gauthier,


a repris et modernisé le
restaurant paternel La Grenouillère,
dans le Nord-Pas-de-Calais.

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•••délicate, parfois d'une violence sourde inouïe, n'aimais pas la cuisine, mais j'ai été contraint de
dans son documentaire Entre les Bras. « Il y a un reprendre l'affaire familiale. C'était une succession
aspect tragique dans cettehistoire, observe le cinéaste; oppressante et opprimante. »Au bout de quatre années
alors que Sébastien était prêt depuis longtemps, il était dans la maison paternelle à Saint-Etienne, Pierre
encore beaucoup trop tôt pour Michel. » Difficile, pour Gagnaire claque la porte pour aller ouvrir sa propre
ce génie autodidacte et taiseux, fou de son terroir, de enseigne. « J'ai passé une partie de ma vie à démonter
ses herbes et de ses lumières, de lâcher sa création, ce sur quoi j'avais grandi. » Pas étonnant qu'il ait mis
fût-ce pour son fils. Difficile, pour celui-ci, de se faire du temps à aimer son métier, à construire « cefoutu
un nom dans un univers et auprès d'une clientèle discours », et même à goûter ses plats. Aujourd'hui,
marqués au fer rouge par le père. « Les gens sont telle dans son restaurant parisien triplement étoile, le chef
ment convaincus ({uela cuisine, c'est une seulepaire de prolifique fonctionne à l'émotion, s'appuyant sur des
mains, une seule tête, un seul être, regrette Lacoste. collaborateurs fidèles qui « savent mettre enforme [ses]
Mais il s'agit aussi d'un esprit, d'un discours, d'un ter délires ». Sa brigade, c'est un peu sa famille. « C'est
ritoire réel et imaginaire. Et ça, ça appartient tout une maison paisible, ici, pleine d'énergie positive. C'est
Dans les cui autant à Sébastien. » Quand certains critiques dou
tent que la maison Bras parvienne à conserver ses
tout le contraire decerquej'ai puconnaître. » Son talent,
Pierre Gagnaire ne l'a pas hérité, mais plutôt forgé en

sines d'Alain étoiles et son rayonnement, le légataire affiche une


confiance solide: « Mon père et moi sommes sur deux
voiesparallèles etcomplémentaires. Sa cuisine est brute,
mangeant chez les plus grands, tels Chapel ou
Girardet, ou en piochant dans les classiques comme
La Grande Cuisine bourgeoise, livre de référence du

Passard, presque empirique, j'apporte de la technique et des


influences d'ailleurs. Mais cela reste l'expression cohé
trop méconnu André Guillot, considéré comme l'ini
tiateur de la nouvelle cuisine. « Post-moderne » par

on appelle le rente d'une famille et d'un lieu. » S'il a émaillé le menu


de ses inspirations voyageuses (ce qui n'est pas for
cément du goût des fidèles de la maison aveyron-
son style, il est aussi réputé pour sa maîtrise des bases
classiques, qu'il diffuse allègrement. « Plus que de
transmission, il s'agit pour moi de partage: ceux qui
chef "Papa", naise), il a maintenu le fameux Gargouillou, plat
signature de Michel Bras qui associe librement
cuisinent avec moi ont chacun leur personnalité, je leur
offreun univers, des intentions, etje leur donne la possi

du moins légumes, feuilles, herbes, bulbes et fleurs de saison.


Impossible de se débarrasser d'un tel symbole. Peu
importe, assure Sébastien, car «c'est un plat vivant, qui
bilité defaire. » Jean-Marie Baudic (Youpala Bistrot, à
Saint-Brieuc) est de ceux qui ont acquis leur précieux
savoir-faire auprès de Pierre Gagnaire, notamment
derrière son changesans arrêt, etqui représentelesparfums, lescouleurs
et lessaveurs de l'Aubrac ». Mais peut-on encore alors
sur les jus et les sauces. « Il m'a appris à goûter, confie
Baudic, et à constamment dépasser mes limites. Il y a

dos. Et lui, parler de cuisine d'auteur?


Du côté de Valence, Anne-Sophie Pic, seule femme
triple-étoilée de France, a réussi à s'inscrire dans la
forcément beaucoup d'amour dans tout ça, car c'estparce
qu 'on aime l'autre eju'on essaie de se surpasser pour
lui. » Le jeune chef parle de Gagnaire comme de son
dont le fils généalogie familiale à force de patience et d'endu
rance. La succession fut chaotique, puisqu'elle a dû,
" père spirituel ».

a préféré dans la discorde, prendre la place de son grand frère


Alain, qui n'avait pas su maintenir les trois étoiles de
la maison après la mort de leur père en 1992. « On ne
Ils sont nombreux ceux qui, tel Jean-Marie
Baudic, considèrent leurs maîtres comme des
se consacrer m'attendait pas en cuisine », se souvient celle qui a
d'abord fait des études de commerce. Elle n'avait
pères. D'ailleurs, la métaphore se glisse un
peu partout en cuisine: ne parle-t-on pas de

au théâtre, passé que quelques mois au piano au côté de son


père avant sa disparition. «Je nesavais pas cuisiner et
mon entourage estimait cjuec'était "trop dur" pour
« maisons » pour désigner les grands restau
rants? Dans les cuisines d'Alain Passard, à L'Arpège
(Paris 7e), tout le monde appelle le chef « Papa »,
appelle ses moi... Mais avec l'envie, tout s'apprend. » Com
prendre les techniques, assimiler les recettes de son
du moins derrière son dos. Et lui, dont le fils a pré
féré se consacrer au théâtre, appelle ses apprentis
ses « enfants », ses « petits » - même s'il distribue
apprentis ses père, pour pouvoir s'en affranchir et inventer sa cui
sine bien à elle, subtile, féminine, jouant sur les asso
ciations de saveurs: tels ont été les objectifs et les
des « Monsieur » et « Madame » durant le service.
Alain Passard est l'un de ceux qui ont le plus

"enfants", obsessions d'Anne-Sophie qui, avec le soutien indé


fectible de son mari David Sinapian, a su gagner, en
influencé la cuisine contemporaine. De Pascal Bar-
bot (l'Astrance) à David Toutain, en passant par

ses "petits". 2007, le troisième macaron tant convoité. « J'ai été


élevéeaux étoilesMichelin :pour moi c'est la récompense
ultime du travail bienfait. Etre à la hauteur de mon
Mauro Colagreco (Mirazur), Guillaume Iskandar
(Garance) ou Sven Chartier (Saturne), on ne
compte plus les chefs en vogue qui sont passés par
père et de mon grand-père, c'était un devoir de L'Arpège - au risque d'une certaine uniformisation
mémoire. » L'expression est lourde de sens, pour des assiettes. Chez Alain Passard, la transmission se
cette cuisinière qui « donnerait tout » pour avoir fait moins par la parole que par le geste. « Je neveux
encore son père à ses côtés, mais admet qu'elle n'en pas laisser des recettes à mespetits, je veux leur laisser
serait sans doute pas là sans sa disparition... Et un style, une façon de faire, une beauté et une économie
d'évoqucrccqueson père lui soufflait un mois avant t/n geste.. . » l Jn côté théâtral qui marque les esprits.
sa mort: « Inexpériencene se transmet pas. Il faut faire Les talentueux Bertrand Grébaut (Septime) et
ses propres expériences, ses propres erreurs. On nepeut Tatiana Levha (Le Servan) se souviennent en riant
pas tout prévoir, il faut laisser vivre. » des expressions fétiches de leur mentor, qu'ils res-
Ironie du sort, Pierre Gagnaire, qui dit être devenu sortent aujourd'hui, presque machinalement, à
cuisinier «par obligation », a, lui, dû « tuer le père » leurs équipes: « Prends de la vitesse ». « Tu localises.
pour exister. « Aies parents étaient restaurateurs, je Madame, voyage! » ou « Branche ta caméra.'"

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'"Monsieur, regarde ce que je vais faire ! » A entrent dans une maison authentique, lesfrais diplô
L'Arpège, le menu est conçu au jour le jour, en mésregardent les chefscommedes extraterrestres. »
fonction des arrivages des propres potagers du chef Les vraiscuisiniers artisans (ces extraterrestres) ont
et selon l'inspiration du moment. « C est cetteimpro donc plus que jamais du pain sur la planche pour
visation qui estpassionnante, jubile Passard, nous former les chefs de demain. Mais en ont-ils encore
sommesdesmusiciens,nousjouons avectous lessens. » le temps? « Il y a peu, il fallait dix ans pour former
A chacun, ensuite, de s'émanciper du solfège un cuisinier, rappelle l'historien de l'alimentation
« arpégien » pour composer ses propres mélodies, Alain Dtouard. Aujourd'hui, ily a une accélérationde
ailleurs... Mais une fois que ses disciples ont pris l'histoire, liéeengrande partie à la médiatisation dela
leur envol, le chef ne va jamais manger chez eux. cuisine.Commedans lecasde Cyril Lignac,devenuchef
Beaucoup s'en désolent, et Passard s'en sort par en quelquesmoisgrâce à la télévision. » Surexposés,
une pirouette : » Je la connais mieuxquepersonne, la
cuisine de mes enfants, je n 'ai pas besoin d'aller la
manger. Et puis, je ne sors jamais de mon restau
courtisés de toutes parts, certains chefs ne pensent
plus qu'à innover, voyager, briller. « Longtemps,le
métierde cuisinierétait honteux,enterré,poursuit l'his
"La trans
rant ! » Cette année, le guide Le Fooding a donc
réussi un sacré coup médiatique en convaincant
torien. Maintenant, leschefsprennent leur revanche,ils
ont la tête dans les étoileset deviennentdesstars. Du mission, cela
Alain Passard de rejoindre huit de ses anciens
" Arpégiens », pour une série de dîners (les 15 et
16 novembre), où ils œuvreront en chœur.
coup, ils sont constammentoccupésà autre chosecju'à
cuisiner.Et s'ils ne cuisinentplus, commentpeuvent-ils
transmettre ? » Le chef Jean-Louis Nomicos, qui a
passe par la
Si, comme ledit Passard, « un grand chefest un chef
quifait école», comment ne pas également évoquer
fait ses armes chez Alain Ducasse et vient d'être
nommé à la tête des cuisines de la Fondation Louis-
découverte
Alain Ducasse - même si, de son propre aveu, ce Vuitton, s'interroge: « Pour apprendre et transmettre,
dernier est désormais plus « directeur artistique »
que cuisinier? Quand Passard compose, Ducasse
il faut mouiller sa veste,mais aussi écouter,discuter,
lire, s'intéresser à tout. Mais est-ce({uelesjeunes ont
de ce que
orchestre. Et il y a du monde dans la fosse!
480 « vestes blanches » officient pour un établisse
envie depasser du temps à s 'abreuver d'histoires ? »
Rares sont ceux qui, aujourd'hui, se réfèrent encore
font les
ment « ducassien » ou un autre, quelque part dans aux classiques, considérés comme dépassés. « En
le monde. Un chiffre qui ne se réduirait qu'à du bon
business si Ducasse ne savait diffuser, mieux que
France, on opposeconstammentl'ancienet le moderne,
note le journaliste allemand ]oîgZippr\ck;pourtant,
autres et le
quiconque, sa philosophie culinaire, ses méthodes
et son attachement à l'excellence de la cuisine fran
il faut connaître la tradition, maîtriser les basespour
pouvoir créeret évoluer.» Pour Pierre Meneau, qui a
partage
çaise. « Monprincipe debase, explique-t-il, c'estcju'un
jeune, ilfaut lefaire progresser,lefaire bouger,enledés
tabilisant pour qu'il aille toujoursde l'avant. » Après
ouvert son bistrot Crom'Exquis, à Paris, en hom
mage aux créations de son père Marc, « il faut
prendre le temps de lire, pour connaître son patri
des connais
les avoir formés, Ducasse n'a donc de cesse d'en
voyer ses cuisiniers aux quatre coins du monde, pour
moine *. Le jeune chef de 28 ans cite dans un même
souffle Grimod de La Reynière, Antonin Carême,
sances.Il faut
travailler, mais aussi pour explorer et goûter à tout. Brillât-Savarin, Curnonsky, Edouard Nignon ou
« La transmission,affirme-t-il,celapassepar la décou
verte de cequefont lesautres et lepartage des connais
Auguste Escoffier, auteurs d'ouvrages fondamen
taux de la cuisine française dans laquelle « le bon
échanger,
sances.Ilfaut échanger,décloisonnerlescuisines,essayer
tous lespostes et apprendre à toutfaire. » De plus en
primait encoresur le beau ».
Pierre Meneau fait figure d'oiseau rare dans une
décloisonner
plus fréquentes, les « cuisines communautaires »
(sans hiérarchie dans la brigade) sont, selon lui, un
bon terreau pour cet apprentissage tous azimuts,
époque où l'instantané est roi.Et c'est sans doute là
que la transmission connaît une autre césure. Car
même si, selon le mot d'Alain Chapel, « la cuisine,
les cuisines,
même si la transmission se heurte aujourd'hui à un
adversaire de taille: l'industrie agroalimentaire.
c'est beaucoupplus quedes recettes», les écrits pren
nent une place essentielle dans l'inscription de la
essayertous
gastronomie dans la durée. « La transmission orale,

Censés faciliter la tâche des marmi


assure Jorg Zipprick, ça marche pour une ou deux
généi-ations.Mais ce qui reste,c'estce ejuiest écrit.» A
les postes et
tons (mais servant surtout les inté condition que cela soit aussi lu et utilisé. Dans le
apprendre
à tout faire."
rêts des multinationales), les pro foisonnement actuel de livres de cuisine, ultravi
duits industriels ont déboulé dans suels, souvent anecdotiques, purs produits marke
les cuisines depuis une quinzaine ting ou beaux miroirs de chefs à l'ego surdimen-
d'années. Jusqu'à s'immiscer dans les menus... de sionné, on peut se demander quels sont ceux qui Alain Ducasse
près de 75 Je des restaurants français. Et les écoles transmettent encore quelque chose. Pour certains,
hôtelières ne sont pas en reste. Le chef Yves Cam- la nouvelle bible culinaire pourrait être Modernist
deborde s'en désole dans le dernier livre du jour Cuisine'de Nathan Myhrvold, un ouvrage massifqui
naliste Jean-Claude Renard Arrière-cuisines (La met à plat toutes les techniques d'hier et d'au
Découverte), qui dévoile les dessous de la gastro jourd'hui. Mais il est sans doute encore trop tôt pour
nomie moderne: « Les élèvessont scolariséspendant savoir ce qui. demain, fera référence.
deux ou trois ans. lis saz-ent à peine ce qu'est une Alain Drouard, l'historien qui n'aime rien tant que
volaille et cuisinent des blancs de poulet commeun cuisiner et partagerson savoiret ses bons petits plats,
steak, incapables de travailler un foie, un cœur,de aime rappeler que « la cuisine,cen 'estpas un spectacle,
récupérer la graisse, de servir les ailerons. Plus per ni un concours: c'estquelquechosedefondamental etde
sonne ne sait brider une volaille. Pourquoi ? Parce simpleaussi, c'estun acted'amour et un don ». Dans le
qu 'elle arrive vidée, désossée. Du coup, quand ils sens de ce qui se donne, et donc, se transmet. ©

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A la tète du restaurant Les Tablettes,


Jean-Louis Nomicos (ci-dessus, à
droite), qui s'est formé chez Alain
Ducasse (à gauche), est l'un des
passeurs de la philosophie du partage
prônée par le célèbre chef.

Les deux filles de Michel Rostang


(à droite), Caroline (à gauche)
et Sophie (à droite), ont repris
la gestion du restaurant
paternel. Mais pas derrière
les fourneaux. Michel a passé
a main à un jeune chef qu'il a formé
Et laissé libre d'innover.

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