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Temps, discipline du travail

et capitalisme industriel
Edward P. Thompson

Temps, discipline du travail


et capitalisme industriel
traduit de l’anglais par Isabelle Taudière
présenté par Alain Maillard
Titre original : Time, Work-Discipline la traduction française
and Industrial Capitalism Conception graphique :
© E.P. Thompson/ Jérôme Saint-Loubert Bié/design dept.
The New Press, 1993 Révision du manuscrit :
© La fabrique éditions, 2004 pour Stéphane Passadéos
La Fabrique
la traduction française Impression:Floch, Mayenne
64, rue Rébeval
Conception graphique : ISBN: 2-913372-42-2
75019 Paris
Jérôme Saint-Loubert Bié/design dept. La Fabrique éditions
Révision du manuscrit : 64, rue Rébeval
Stéphane Passadéos 75019 Paris
Impression:Floch, Mayenne lafabrique@lafabrique.fr
ISBN: 978-2-35872-111-0 Diffusion : Les Belles Lettres
SOMMAIRE

E.P. Thompson. La quête d’une autre expérience des temps


Temps, discipline du travail et capitalisme industriel
E.P. Thompson
La quête d’une autre expérience des temps
par Alain Maillard

« Temps, discipline du travail et capitalisme industriel » est à l’origine un long article paru en
décembre 1967 dans Past and Present, la revue-phare des historiens britanniques1. Il est devenu
immédiatement un texte de référence pour les « temporalistes », chercheurs en sciences sociales
analysant la diversité des temps et des rythmes ; et plus largement, pour tous ceux qui aspirent à
changer les régimes temporels de travail contemporains2.
L’auteur le réédita en 1991 dans un recueil intitulé Customs in Common3 (littéralement
Coutumes en commun). Il rappela dans l’introduction que cet essai, à l’instar de L’Économie morale
de la foule dans l’Angleterre du XVIIIe siècle4, faisait suite à La Formation de la classe ouvrière
anglaise5. Thompson y explore les coutumes des mondes du travail au XVIIIe et à l’orée du
XIXe siècle, dans les villes et les campagnes de son pays, mais cette fois sous l’angle des temps. Ces
coutumes ont souvent été défendues lors des rébellions populaires face aux conséquences inhumaines
des innovations économiques et technologiques du capitalisme industriel. Celui-ci a bouleversé les
formes d’organisation traditionnelle du travail en lui imposant une discipline fondée sur des horaires
obligatoires et monotones, des cadences toujours plus régulières, accélérées et synchronisées,
mesurées par des horloges et des montres toujours plus précises. La classe ouvrière, en train de se
faire, résista aux nouvelles normes temporelles, puis les assimila sans jamais s’y adapter
complètement. Thompson confronte les expériences des temps vécues au quotidien par les petits
paysans, artisans et ouvriers de cette époque. Il utilise des enquêtes ethnologiques sur le temps dans
les sociétés « primitives » pour conceptualiser les écarts. Simultanément, cette plongée dans le passé
nourrit un débat polémique avec les courants « modernistes » des sciences sociales et des
socialismes d’alors. L’étude critique de la transition des anciennes aux nouvelles cultures
temporelles, durant le XVIIIe siècle, nous aide à mieux comprendre les relations entre travail et
loisirs, les contradictions Nord/Sud et les impasses de la raison économique… Elle permet aussi
d’esquisser une politique des temps alternative.

Le capitalisme historique, ou les modes de développement économique et social, ne sont pas


réductibles à un essor de la production des biens et de l’outillage technologique, illustré par des
tableaux statistiques et des courbes de croissance. Ces processus sont vécus par des populations dont
les façons de penser et de sentir, de dire et de faire restent étrangères aux critères des économistes.
Ce constat de la différence culturelle entre, par exemple, les pays industrialisés et ceux qui le sont
faiblement s’applique aussi à l’Europe d’hier. On ne peut plus, expliquait Thompson dans les années
1960, regarder les cultures dites populaires ou plébéiennes du XVIIIe siècle dans le miroir des
sociétés présentes et n’y voir que des vestiges d’un monde périmé, voué à disparaître au profit d’une
inéluctable modernisation. L’évolutionnisme unilinéaire est lié au fétichisme de l’économique et de la
technique. Les théories du développement ou encore la dualité infra/super-structure des marxistes
orthodoxes en sont imprégnées. Thompson reconsidère les relations entre le social et le culturel pour
sortir de ces vulgates : « La transition a nécessairement des répercussions sur la culture tout entière :
la résistance au changement et l’acceptation du changement proviennent de la culture dans son
ensemble. Et cette culture exprime en elle-même les systèmes de pouvoir, les rapports à la propriété,
les institutions religieuses, etc. – autant d’éléments qu’on ne peut négliger sans édulcorer les
phénomènes et réduire l’analyse à des banalités. » Les historiens les plus novateurs apprenaient alors
des anthropologues à appréhender différemment le passé et les archives : le lointain, l’autre, ne se
profilent pas seulement sur les terrains exotiques des ethnologues. L’Anglais d’hier est aussi « le
même et l’autre ». Observer en détail, de façon décentrée et distanciée, ses pratiques ordinaires, au
travail, en famille, au village, ses savoirs et ses croyances, ses rites festifs…, autrement dit le vécu
par les individus de leur société, s’avère indispensable.
Thompson a été ainsi qualifié de « marxiste culturel » avec Raymond Williams6. Il sait que
« culture » est un mot-valise, source de malentendus et de dérives « culturalistes » 7. Son intérêt pour
la dimension culturelle des rapports sociaux ne le conduit pas à ériger les cultures en réalités
substantielles ou en systèmes purement symboliques. Thompson se tourne vers les coutumes, les
cultures populaires, sans les essentialiser : en montrant comment elles se sont historiquement
construites et déconstruites, en identifiant les tensions entre les classes sociales, les sexes, les
générations, qui les traversent de l’intérieur et de l’extérieur ; en n’omettant pas d’expliciter le sens
éthique et politique d’une telle démarche.
La question de la mesure du temps était posée dans ce cadre. Thompson cherche à connaître la
façon dont l’éleveur, le marin-pêcheur, l’artisan, l’ouvrier-paysan puis les premières générations de
travailleurs salariés percevaient le temps avant et pendant la révolution horlogère en Grande-
Bretagne. Quelle relation entre le « travail » et la « vie » (« work » and « life ») se dessinait dans
leur conception du temps ? Comment en ont-ils éprouvé le divorce lorsque la discipline capitaliste du
travail industriel s’imposa à eux ?
Pour conceptualiser la différence de régime temporel entre les sociétés anciennes et les sociétés
industrielles mécanisées, Thompson oppose la notion de mesure du temps « orientée par la tâche »
(task-oriented) à celle de travail évalué en unités de temps (timed labour). Selon lui, l’idée
d’orientation par la tâche ressort des analyses ethnologiques issues d’enquêtes de terrain menées
dans plusieurs aires culturelles : celles d’Edward E. Evans-Pritchard chez les Nuer au Soudan, de
Pierre Bourdieu auprès des paysans kabyles en Algérie ou d’Alfred I. Hallowell et d’Edward T. Hall
sur des peuples indiens aux États-Unis d’Amérique… L’alimentation, la conduite des troupeaux au
pâturage, la traite, etc. constituent les repères temporels des éleveurs. Les travaux des champs
(labours, semailles, moissons…), inséparables des cycles saisonniers et des vicissitudes
météorologiques, déterminent les temps et les rythmes des agriculteurs. Ceux des pêcheurs reposent
sur diverses activités maritimes et côtières dont certaines sont tributaires des marées, des conditions
atmosphériques…
Sur un plan général, les paysans et les marins de la vieille Angleterre étaient selon lui
indifférents au temps de l’horloge. Du moins tant que leur labeur visait à satisfaire directement les
besoins de la communauté et dépendait peu du marché ou de l’utilisation d’une main-d’œuvre
salariée. Les exigences économiques étaient aussi morales et religieuses. « Orienté par la tâche »,
chacun estime le temps en fonction de ce qu’il a à faire sur son lieu d’occupation, dans l’espace
domestique ou villageois. Il en conclut que cette configuration est plus « compréhensible » parce
qu’elle repose sur une « nécessité objective » et une temporalité plus qualitative. Quand bien même
existe-t-il des formes de mesure quantitative du temps (outre les cycles cosmiques, la durée d’une
récolte, d’une prière, de cuisson d’un aliment peuvent servir d’étalon…), celles-ci restent
commandées par le sens des pratiques humaines et se conjuguent mieux avec la temporalité concrète
saisie en particulier grâce aux événements vécus. Le « travail » et la « vie » ne seraient pas aussi
disjoints que dans la société industrielle ; on perçoit autrement l’écoulement du temps : « la journée
de travail est plus ou moins longue selon la tâche, et il n’y a guère de conflit entre travailler et
“passer le temps de la journée” ». Sous l’emprise du temps mesuré par l’horloge, le marchand
puritain, le mercantiliste d’hier ou l’homo œconomicus d’aujourd’hui, n’y voient que « perte de
temps » et « manque de diligence ».
La diversité des tâches entraîne des irrégularités dans les conduites temporelles. Thompson
évoque le cas d’un fermier tisserand méthodiste. Le journal de ce dernier révèle la variété de ses
occupations. Le 25 janvier 1783 par exemple, « il tisse deux verges, se rend au village voisin et
s’acquitte de “menus travaux autour et dans la cour, et dans la soirée écrit une lettre” ». Dans une
autre période, il « effectue des livraisons à façon avec une charrette à cheval, ramasse des cerises,
aide à construire la digue d’un moulin, participe à une réunion baptiste et assiste à une pendaison
publique ».
L’intensité du travail était discontinue, interrompue par des moments de relâchement fort
appréciés. Thompson remarque que la plupart des corporations commençaient la semaine « en
douceur » au nom de la célébration de la « Saint-Lundi » : cette journée signifiait travailler peu voire
pas du tout et boire beaucoup au grand dam de l’épouse ou des moralistes et mercantilistes. « On a-a-
a bien l’temps, On a-a-a bien l’temps », chantait-on le lundi ou le mardi. Il n’était pas rare de traîner
(au lit, dans le village…), quitte à rattraper les retards par des journées de travail plus longues et
plus soutenues. Lisant les thèses de Georges Duveau et de Pierre Pierrard sur les ouvriers français
sous le Second Empire, Thompson constate des habitudes similaires dans l’Hexagone : « le dimanche
est le jour de la famille, le lundi celui de l’amitié », persistait-on à défendre à Paris là où les salaires
étaient les plus élevés. Au fond, juge Thompson, « lorsque les hommes avaient le contrôle de leur vie
professionnelle, leur temps de travail oscillait entre d’intenses périodes de labeur et l’oisiveté ». Ces
rythmes sociaux sont aussi visibles à l’échelle des mois et des années avec les fêtes coutumières.
Thompson insiste sur le fait que ces alternances ne traversaient pas tous les mondes du travail. Si
on les rencontre dans les petites unités de production artisanales et industrielles, il ne s’agit pas pour
autant d’un modèle général : « le travailleur de l’agriculture ne connaissait pas la Saint-Lundi ». Il
existe un éventail de possibilités et Thompson esquisse un nuancier. Les ouvriers agricoles, les
domestiques étaient assujettis à des horaires coercitifs liés aux deux régimes temporels : quand
l’employeur évaluait son temps selon l’occupation du moment, il imposait une certaine discipline à
ses employés. Quand il mesurait leur temps de travail et le convertissait en argent, « aux pièces » ou
« à la semaine », il introduisait une discipline capitaliste du travail. Mais cela ne signifie pas que
cette transition était nettement perçue. La participation collective aux moissons pouvait être vécue
comme un moment plus égalitaire entre employeurs et employés. Des raisons aussi différentes que
des salaires plus élevés propres à la saison des récoltes et le respect des rituels festifs coutumiers
étaient susceptibles de procurer un plaisir à travailler ensemble. Ces périodes de joie communautaire
n’autorisent pas une vision idyllique du monde champêtre d’hier. Le journalier, par exemple,
besognait sans répit. Sa compagne également. Thompson cite un témoignage féminin éloquent des
années 1730 : « […] lorsque nous rentrons au foyer / Hélas nous comprenons que notre travail ne fait
que commencer / […] Notre labeur et nos corvées quotidiennes sont tels / Que nous n’avons presque
jamais le temps de rêver ». Dans ce dernier cas, c’est encore un autre mode de coexistence des deux
régimes temporels que l’on peut observer. L’épouse remplit des journées continues au cours
desquelles alternent les travaux agricoles, mesurés en heures, et les activités au foyer, sources d’une
autre appréhension du temps. Ce type de situation se prolonge encore de nos jours chez les femmes
salariées, note l’historien. Soumises aux durées chronométrées sur leur lieu de travail, elles
retrouvent l’ancien rapport au temps, orienté par la tâche, quand elles doivent se livrer aux
occupations maternelles et domestiques dans l’espace privé.

Les points de rupture apparaissent donc quand on passe de la tâche à la montre, quand l’estimation du
temps n’est plus déterminée par ce qui est à faire, mais quand les activités de travail sont
comptabilisées en unités de temps monnayables : « L’emploi d’une main-d’œuvre salariée constitue
le point charnière entre le travail orienté par la tâche et le travail horaire. » C’est sous l’angle de la
discipline du temps et du travail que Thompson explore cette transition. La division sociale et
technique du travail entraîne un changement de régime temporel. Faire travailler davantage de
personnels avec des machines plus complexes, dans des unités de production qui dépendent
d’approvisionnements extérieurs et des lois du marché nécessite une prévision, une synchronisation
et une régularité des tâches ainsi que des instruments horométriques appropriés. Mais il n’est pas
question pour Thompson de réduire ces phénomènes à des résultats de l’industrialisation en général
et du progrès technique en particulier, comme on le présente souvent dans l’histoire économique et
sociale positiviste : « Nous attachons tout autant d’importance à la perception du temps telle que la
technologie la détermine, qu’à la mesure du temps comme moyen d’exploitation de la main-
d’œuvre. » Thompson discerne « le cadre familier du capitalisme industriel discipliné, avec les
fiches horaires, la pointeuse, les mouchards et les amendes »), dès 1700. Le Règlement des fonderies
Crowley consigne, en plus de 100 000 mots, les principes d’organisation du travail permettant de
« contrôler une main-d’œuvre réfractaire » : comptabiliser « à la minute près » les durées de la
production et du hors-travail, dans la manufacture et à l’extérieur. Un surveillant doit établir un
« relevé du temps » et faire respecter des horaires stricts d’ouverture, de pause et de fermeture en
sanctionnant les irréguliers. Il importe désormais de traquer toutes les stratégies de résistance des
ouvriers qui consistaient par exemple à avancer ou retarder les pendules. On confisque à cet effet les
montres ou on met l’horloge en lieu sûr ; seuls le surveillant et le directeur sont habilités à la
consulter et à sonner la cloche.
Cette discipline de caserne, qui subordonne la pluralité des temps sociaux au temps unique de
l’horloge – la sirène des usines sera l’agent et le symbole sonores de son hégémonie –, ne s’applique
pas uniquement aux manufactures. Elle devient la norme dans d’autres secteurs industriels de travail
(à domicile par exemple). Plus encore, insiste Thompson, elle tend à gagner la société tout entière
par la voie religieuse, familiale et scolaire. La nouvelle culture du temps est résumée dans les
Conseils amicaux aux pauvres du Révérend J. Clayton : dénonciation systématique de l’oisiveté, de
la flânerie, des grasses matinées, des longs repas ; exhortations à se lever et se coucher tôt, à
consacrer sa vie au travail… Les écoles méthodistes se firent les championnes de cette discipline du
temps en inculquant aux enfants le sens de la ponctualité, de la régularité et l’horreur de l’inactivité,
du temps gaspillé… Thompson ne peut que rejoindre l’analyse classique de Max Weber puisqu’il
considère que l’intériorisation de cette discipline ne découlait pas simplement d’un processus
économique mais relevait aussi d’un ethos transmis par des institutions. L’éducation puritaine n’en
constitue pas le seul vecteur, mais elle reste exemplaire dans le cas britannique. D’ailleurs il
rencontre quelques-uns des personnages sur lesquels s’était appuyé l’auteur de L’Éthique protestante
et l’esprit du capitalisme pour définir l’ascétisme intramondain : Richard Baxter et ses sermons sur
le rachat du temps qui, écrit Thompson, fournissent « à chaque individu son horloge morale
intérieure » ; John Wesley, qui ordonnait à ses élèves de quitter le lit, comme lui, à quatre heures du
matin ; et bien entendu l’inévitable Benjamin Franklin. Imprimeur à ses débuts, ce dernier refusait de
célébrer la Saint-Lundi. Thompson se plait à rappeler qu’il s’intéressa toute sa vie aux techniques de
l’horlogerie et fréquenta John Whitehurst de Derby, l’inventeur de l’horloge “moucharde”. Franklin
condensa la nouvelle conception du temps dans le dicton : « Le temps, c’est de l’argent ! » On ne
s’étonnera pas qu’il soit devenu l’un des bâtisseurs du pays qui inventa le chronomètre enregistreur et
engendra plus tard un Henry Ford (lequel « commença sa carrière comme réparateur de montres »
ajoute Thompson en note de bas de page).
Advint la bataille du temps. Thompson nous dit qu’elle fut d’abord livrée « contre le temps »
puis « à propos du temps ». Les conflits initiaux tournaient autour du contrôle de l’heure. Les ouvriers
jouaient avec les aiguilles des montres pour obtenir du répit ; les patrons cachaient les horloges, les
avançaient pour abréger les pauses et les retardaient pour prolonger la durée de la production. Ainsi,
« la première génération d’ouvriers en usine avait été instruite par les patrons de l’importance du
temps ». Suite à la routinisation, l’incorporation de cette discipline, l’instauration de la journée
continue, apparaît une deuxième génération qui, en vertu d’un effet boomerang, accepta l’horométrie
afin de définir des revendications précises sur ce qu’on ne nommait pas encore la baisse et
l’aménagement de la durée du travail : c’est l’époque des luttes pour la journée de 10 heures (dans
quelques-unes des professions les plus privilégiées). La troisième demanda des heures
supplémentaires, des compensations : les travailleurs avaient assimilé les nouvelles normes
temporelles et les utilisaient pour défendre leurs intérêts.

L’essai de Thompson, aussi érudit soit-il, n’est guère académique. C’est le travail d’un historien qui
est simultanément un écrivain politique. La tonalité reste celle de La Formation… dans laquelle,
écrit Miguel Abensour, « se mêlent le mordant des grands satiristes anglais et des modes de
perception issus de la tradition romantique »8. D’où les irrévérences envers les sciences
économiques et sociales officielles et leurs spécialistes de l’industrialisation, du développement et
du sous-développement. Il brocarde les « horlogers chercheurs universitaires », les « ingénieurs
occidentaux de la croissance » dont les tableaux statistiques masquent les effets déshumanisants du
progrès et dont les recommandations technocratiques n’ont rien à envier aux sermons des puritains et
des mercantilistes. Ces derniers s’indignaient du manque de discipline des travailleurs ; d’aucuns,
par la suite, se sont exaspérés de l’indolence ou de l’absentéisme des ouvriers des plantations
africaines. « […] nous nous autoriserons un petit prêche, à la manière des moralistes du
XVIIIe siècle », leur retourne-t-il ironiquement. Cette critique morale, et politique, s’exerce à travers
un va-et-vient, parfaitement maîtrisé, entre passé, présent et avenir. Surtout exposée dans la dernière
partie, elle apparaît avant sous forme de digressions furtives, d’allusions intempestives. Ainsi, quand
il explique que le contrôle de l’organisation artisanale du travail, toujours relatif, nuance-t-il, rendait
possible l’alternance entre période de labeur intense et oisiveté, il ajoute entre parenthèses : « on
retrouve cette organisation aujourd’hui chez les travailleurs indépendants – artistes, écrivains, petits
fermiers, et sans doute aussi chez les étudiants – ce qui porterait à se demander si ce n’est pas là le
rythme de travail “naturel” chez l’homme ». Telle est en fait la question de fond à laquelle il donne
des éléments de réponse dans les pages finales. Si les sociétés ont connu une multiplicité de régimes
temporels, tous ne se valent pas, eu égard aux besoins physiologiques, psychiques, socio-culturels
des populations. Il existe des tendances récurrentes qui nous poussent à rechercher des formes
d’équilibre entre les temps de la vie quotidienne. Les sociétés anciennes en présentent des aspects ;
les utopies sociales en livrent des épures. Thompson reprend la problématique de la diversité des
cultures et de l’unité du genre humain, chère aux anthropologues et aux penseurs socialistes. Nous y
reviendrons. À tout le moins, il met le doigt sur les problèmes de l’« écologie temporelle »9. La
discipline par le temps de travail a permis des progrès en matière de productivité. Elle n’est pour
autant ni un invariant dans l’histoire ni une véritable valeur morale. Le monde actuel dispose des
atouts pour un changement qualitatif et culturel. Les débats, déjà nombreux dans les années 1960, sur
l’automation, la réduction de la durée du travail et l’avènement d’une « civilisation des loisirs » ne
sauraient être menés d’un point de vue consumériste. Quelle soit libérale ou planifiée, capitaliste ou
socialiste, la rationalisation des activités économiques se heurte à la question du sens du travail et du
hors-travail, de leurs rythmes et temporalités : « Si les robots de demain nous promettent davantage
de loisirs, la grande question ne sera pas tant “comment les individus vont-ils parvenir à consommer
tout ce temps libre supplémentaire ?” mais bien davantage “de quelle initiative seront capables ceux
qui disposent de ce temps à vivre hors de toute contrainte ?” » Exercer des activités traversées par
des « rapports personnels et sociaux plus riches et plus détendus » qui ne séparent pas le travail du
reste de l’existence, relève des « arts de vivre » qui ont été perdus et qu’il convient non pas de
rétablir sous leurs formes anciennes, mais d’inventer et d’expérimenter dans une nouvelle
configuration historique.

L’article de Thompson a obtenu un succès considérable, surtout dans les pays de langue anglo-
américaine. Il a aussi été controversé. Outre la datation de tels ou tels processus, par exemple les
revendications de la baisse de la durée du travail, c’est le cadre théorique même de son étude qui a
été mis en question : la notion d’orientation par la tâche, opposée à celle de mesure par le temps de
travail, a été critiquée. L’anthropologue Michaël O’Malley estime que s’il existe des différences de
régimes temporels entre les sociétés préindustrielles et industrielles, l’orientation par la tâche ne
constitue pas un critère suffisant pour capturer la spécificité des anciens rapports entre temps et
travail. Il conteste chez Thompson et ses continuateurs leur vision « arcadienne » d’un temps naturel
et de la relation entre les occupations laborieuses et la vie quotidienne. Il rappelle que le temps
cosmique est inséparable du temps religieux et que tous deux imposent dans la plupart des sociétés
agropastorales des formes de régularité et d’intensité du travail, certes dissemblables de celles
rencontrées dans le monde moderne, mais néanmoins contraignantes et harassantes. D’autre part,
O’Malley s’interroge sur la validité des homologies entre éthique puritaine et discipline du temps et
du travail10.
Sans doute l’idée d’orientation par la tâche mérite-t-elle un examen critique, comme toute notion
qui tend à devenir une catégorie analytique et explicative générale. Sans chercher à trancher le débat,
il nous semble que Thompson ne méconnaît ni l’imbrication des dimensions religieuses et cosmiques
dans les représentations et l’organisation des temps, ni l’intensité et la pénibilité du labeur ancestral.
Il met d’ailleurs entre guillemets l’épithète « naturel » et indique qu’il prévoyait une étude sur les
fêtes coutumières et les besoins psychologiques auxquels elles répondent. Au vrai, il existe une
dimension « romantique » dans sa conception de l’orientation par la tâche, mais on verra plus loin en
quoi elle n’est pas idéalisée.

Pour apprécier les aspects novateurs et la singularité de cet opuscule, qui, répétons-le, n’offrait que
des pistes de recherche, il convient d’apporter quelques indications sur son modus operandi et le
contexte intellectuel et politique dans lequel il a été écrit. L’auteur explore un monde social dont la
culture est surtout orale. Il subsiste des traces dans la mémoire des anciens (Thompson aimait les
écouter), mais l’essentiel se trouve dans des témoignages écrits, indirects et fragmentaires : journaux
de bord, dictons, poèmes, chansons, romans, biographies, presse, magazines du commerce et de
l’industrie, textes de lois, règlements, prescriptions religieuses, pétitions, affiches de grève… Il y
mesure l’étrangeté des voix qui émanent d’en bas et d’en haut. L’éclairage à la marge implique une
relecture de la littérature folkloriste. Parallèlement il parcourt divers champs disciplinaires des
sciences sociales et s’ouvre ainsi aux travaux d’historiens, d’ethnologues et de sociologues.
Donnons-en un bref aperçu.
Thompson s’appuie sur les historiens qui avaient commencé à appréhender la révolution
industrielle comme une révolution temporelle en étudiant les progrès de l’horlogerie et de ses usages.
Dans la première note en bas de page, il renvoie aux hypothèses de l’ouvrage, déjà ancien, de Lewis
Mumford, Technique et Civilisation (1934). L’auteur y avait écrit : « La pendule […] synchronise les
actions humaines […]. La machine-clé de l’âge industriel moderne, ce n’est pas la machine à vapeur,
c’est l’horloge. » Elle représente « le symbole de la machine ». « Le régime industriel moderne se
passerait plus facilement de charbon, de fer, de vapeur que d’horloges. »11 Thompson utilise
volontiers le livre de Carlo C. Cipolla sur l’histoire culturelle de l’heure entre 1300 et 1700, qui
venait juste d’être publié12. Il poursuit les investigations de N. McKendrick et de S. Pollard sur la
discipline manufacturière, de Keith Thomas sur le travail et les loisirs dans les sociétés
préindustrielles… Outre les travaux des ethnologues déjà cités, d’autres sont signalés pour comparer
les emplois du temps au XVIIIe siècle avec ceux « des économies plus primitives » (Sol Tax,
George M. Foster, Melville J. Herskovits, Raymond W. Firth). L’article pionnier des sociologues
Pitirim Sorokin et Robert K. Merton (1937), dans lequel il était postulé que le temps social ne se
mesure pas seulement selon les critères quantitatifs de l’astronomie mais aussi qualitativement est
mentionné13. Thompson apprécie les pages de Lucien Fèbvre consacrées au « temps dormant et
flottant » pendant la Renaissance14. Mais il n’est pas convaincu par celles d’Henri Lefebvre sur la
distinction entre un « temps cyclique » spécifique aux activités agropastorales, saisonnières et un
« temps linéaire » propre au monde urbain et industriel15. Les essais de Jacques Le Goff sur le temps
de l’Église et du marchand au Moyen Âge, le passage du temps médiéval au temps moderne l’ont
également inspiré16…
Le découpage de son objet l’oblige à traiter le problème de la transition au XVIIIe siècle. Mais
comme ce phénomène était couramment étudié dans des champs et des périodes différentes (transition
du féodalisme au capitalisme, du capitalisme au socialisme, du sous-développement au
développement), Thompson en profite pour livrer une attaque en règle contre le mode d’approche
dominant. Les économistes ignorent la dimension sociologique. Mais la sociologie du développement
se fourvoie (le lecteur est invité à se reporter aux critiques d’André Gunder Frank). Elle commet des
anachronismes en établissant des comparaisons insuffisamment historicisées et pèche par
ethnocentrisme. Les sociétés peu ou non-industrialisées du Sud sont appréhendées comme les
coutumes et les mouvements populaires du passé, à l’aune des valeurs économiques occidentales. La
prétention à définir des modèles de développement homogènes et neutres, du seul point de vue
technologique par exemple, traduit cette incompréhension de l’altérité et de la diversité des cultures
anciennes et nouvelles. On reconnaît ici la critique des illusions rétrospectives d’une histoire
économique étroitement quantitative et du marxisme vulgaire, critique qui avait fait la force de La
Formation de la classe ouvrière anglaise : « Nous ne devons pas juger de la légitimité des actions
humaines à la lumière de l’évolution ultérieure », écrivait-il alors contre diverses orthodoxies
répandues. L’idéologie du progrès à sens unique qui se profile en arrière-fond de l’histoire établie,
« ne retient que ceux qui ont réussi […]. On oublie les impasses, les causes perdues, jusqu’aux
perdants eux-mêmes »17. Thompson récidive dans son essai : « L’histoire n’atteste pas seulement
d’une évolution technologique neutre et inévitable mais bien d’un mode d’exploitation et d’une
résistance à ce mode d’exploitation ; et nous avons autant à perdre qu’à gagner dans ces valeurs. »
Pour Gérard Noiriel, Thompson « incarne la génération qui a mis en pratique la conception de
l’histoire prônée par les fondateurs des Annales ». En traversant d’autres approches comme celles de
l’anthropologie et de la sociologie et en offrant une « traduction » de leurs savoirs dans le « langage
ordinaire » des historiens, il a considérablement renouvelé l’histoire sociale dans les années I96018.
« Temps, discipline du travail et capitalisme industriel » en est une illustration. On remarquera que
cette étude ne comporte aucune référence bibliographique aux écrits de Marx et d’Engels, pourtant
riches en réflexions sur ces questions. Certaines n’en sont pas moins présentes dans la
conceptualisation. Des notions-clés sont constamment utilisées, à commencer par celle d’exploitation
capitaliste de la force et du temps de travail. Et on pourrait montrer comment la critique
thompsonienne de la « saine économie du temps » des puritains est un dialogue avec la critique
marxienne de l’économie politique. En précisant que cette fréquentation s’effectue dans le cadre
d’une histoire sociale délibérément « empirique » et indifférente aux lectures « épistémologiques » et
« structuralistes » d’Althusser et de son école. D’où les reproches de marxistes anglais de la
génération suivante et un débat sévère durant les années 197019.

Voilà une histoire sociale, anthropologique et politique, profondément critique. Et c’est ce dernier
qualificatif qui, somme toute, éclairera les premiers. Du point de vue du contexte des années 1960 (et
1970), faut-il y voir, selon les termes de Luc Boltanski et d’Ève Chiapello, l’exemple d’une
« critique artiste » qui s’associait à la « critique sociale » traditionnelle20 ? La critique artiste avait
été jusque-là marginale. Thompson évoque d’ailleurs « les manifestations de révolte, qu’elles soient
le fait des marginaux ou des beatniks » contre la conception puritaine du temps dans la jeunesse
occidentale. Portés par une génération politique neuve, les deux types de critiques se combinaient et
démasquaient les différents visages de l’aliénation et de l’exploitation dans les régimes capitalistes
comme dans les États bureaucratiques qui se prétendaient socialistes. Les mouvements contestant la
domination patriarcale et technocratique visaient de surcroît le fétichisme du temps-marchandise. En
1968, Georges Moustaki en a condensé le message : « Nous prendrons le temps de vivre… »21
Plusieurs passages du texte de Thompson font écho à ses propres engagements. On sait qu’il a quitté
le Parti communiste en 1956 après l’écrasement de l’insurrection de Budapest par les chars de
l’URSS. Il est devenu l’un des principaux animateurs de la première vague de la « nouvelle gauche »
britannique, hostile au stalinisme et soucieuse de défendre un communisme éthique, humaniste et anti-
utilitariste. Son article sur le temps et la discipline du travail est contemporain d’un livre militant,
rédigé avec Stuart Hall et Raymond Williams : The May Day Manifesto (1967-1968). Y sont fustigés
les technocrates et les mythes de la modernisation22.
On se souviendra que c’est également en 1967 que parut La Société du spectacle. Guy Debord y
exposait une critique du changement de régime socio-temporel, qui rejaillira dans le mouvement de
Mai et dans les années 1970. Il s’inspirait de la phrase de Marx résumant les conséquences de la
division du travail capitaliste : « Le temps est tout, l’homme n’est rien ; il est tout au plus la carcasse
du temps. » (Misère de la philosophie.) Inversion complète selon lui de l’autre formule de Marx :
« Le temps est le champ de développement humain. » (Salaire, prix et profit.) S’inspirant des
interprétations de Georg Lukàcs et de Joseph Gabel, Debord avançait selon un mode parodique des
thèses philosophiques sur la « fausse conscience du temps » : évanouissement de la durée concrète et
historique, instauration d’un temps abstrait et spatialisé ; domination du « temps pseudocyclique
consommable » ; aliénation des loisirs dont la manifestation est désormais le « temps
spectaculaire »23. Bien sûr, la démarche de Thompson est d’une autre nature. Il ne traite pas
directement la question du temps spatialisé, tout en accordant une place déterminante à son rival, le
temps qualitatif : peut-être parce que ce phénomène est difficile à saisir à travers les matériaux
empiriques de l’historien24. Il serait néanmoins utile d’interroger la relation ambivalente,
d’éloignement et de proximité, entre les analyses de Thompson et celles venant des courants
marxistes dissidents, de langue allemande, que l’on redécouvrait alors. Comment, en effet, ne pas
songer, outre les critiques du temps spatialisé dans l’univers rationalisé et mécanisé de la réification
chez Georg Lukàcs (1923), à l’idée de « non-contemporanéité » entre les imaginaires des classes
sociales, définie par Ernst Bloch (1935) ? Comment ne pas évoquer les thèses de Walter Benjamin
« sur le concept d’histoire » (1940) ? L’une d’elle souligne que l’on tira sur des horloges murales à
Paris lors de la Révolution de Juillet 1830. Issu d’un champ intellectuel dissemblable, Benjamin
avait aussi refusé le temps homogène et vide du progrès linéaire et insisté sur le besoin d’une
remémoration concrète des vaincus de l’histoire.
Autre résonance, cette fois postérieure : la critique de la société disciplinaire que Michel
Foucault a développée dans Surveiller et Punir (1975). Malgré une commune attention aux ruptures
culturelles et aux procédures de contrôle et de dressage, la différence d’approche est patente : le
champ d’investigation, l’appareillage théorique, le mode d’écriture de l’histoire chez Foucault étaient
beaucoup plus ambitieux et relativement étrangers à l’entreprise de Thompson.
C’est que la critique de la discipline du temps et du travail, comme toute l’œuvre de Thompson,
s’inscrit plus particulièrement dans une tradition romantique et utopique, vivace au sein du
mouvement socialiste britannique. Sa première grande étude portait sur l’artiste-écrivain
révolutionnaire anglais, William Morris (1955), et la dernière sur William Blake (1993)25. Dans un
article de 1976, extrait de la nouvelle postface de l’édition révisée de son William Morris, il revient
sur les relations complexes entre marxisme, romantisme et utopie chez l’auteur de News from
Nowhere. Par la même occasion, il apporte des précisions sur son propre régime d’historicité.
Morris tente de rendre présents l’art et certaines manières de vivre du passé médiéval pour
« l’étendre à un futur imaginé »26. Il ne rêve pas de rétablir les hiérarchies féodales mais de restaurer
un rapport qualitatif à la vie et au temps, dans une communauté d’égaux inédite. Il est permis de
penser que les écrits et la vie militante de Thompson contiennent aussi un jeu de rétrospections
romantiques et de projections utopiques. Michael Löwy et Robert Sayre en précisent la teneur : « le
romantisme comme effet de distanciation et comme point archimédique pour la critique sociale : la
proposition a une portée épistémologique générale et traduit, dans une large mesure, la démarche
utilisée par Thompson lui-même dans son œuvre historiographique »27. Cette interprétation peut nous
aider à comprendre en quoi la relation « anthropologique » qu’il établit entre sujet et objet dans la
connaissance historique des temps sociaux se rattache à un autre mode de distanciation critique, celui
d’une utopie concrète. La sensibilité romantique de Thompson ne l’incite pas à embellir et idéaliser
les expériences temporelles des sociétés précapitalistes : « Si c’est ce que veulent entendre les
théoriciens de la croissance, admettons que la culture populaire d’autrefois était à bien des égards
frivole, intellectuellement stérile, peu stimulante et d’une grande pauvreté. Sans l’introduction de la
discipline horaire, l’homme de l’âge industriel n’aurait jamais pu déployer toutes ses énergies ; et
que cette discipline soit imposée par le méthodisme, le stalinisme ou le nationalisme, elle finira
nécessairement par atteindre le monde en développement. » Son travail d’historien n’invite donc pas
à un retour au passé mais à un détour par le passé. Connaître ce qui a été perdu nous permet d’une
part de mieux cerner notre présent et nos propres irrationalités, et d’autre part de féconder l’avenir,
d’imaginer en l’occurrence les temps et les rythmes d’un monde plus humain. Ainsi suggère-t-il une
nouvelle dialectique entre vieilles et jeunes nations industrielles, entre des éléments du régime
temporel de travail issus des premières et d’autres venant des secondes. Cela signifierait, indique-t-
il, « trouver une symbolique qui ne soit fondée ni sur les saisons, ni sur le marché, mais sur des
occupations humaines. La ponctualité dans les horaires de travail exprimerait alors le respect pour
ses collègues. Et culturellement, il deviendrait tout à fait admissible de passer son temps à ne rien
faire ».

La mesure du temps de travail et la discipline qu’elle requiert ne cessent de se métamorphoser, ainsi


que les relations entre « le travail et la vie »28. L’essor conjugué des technologies de l’information et
de la mondialisation des marchés entraîne une précision horométrique et une vitesse des transactions
économiques extrêmes. De nouvelles « guerres du temps » avec leurs stratégies de domination et de
résistance sont engagées29. La logique du « flextime »du « flux tendu » qui est au cœur de l’actuelle
exploitation capitaliste du temps de travail, présente un mélange singulier de déjà vu (pendant la
première révolution industrielle) et d’inédit. Elle exige des salariés une internalisation des critères
de rentabilité, un investissement croissant dans leur travail sous peine de perdre leur emploi. Cette
intériorisation d’une discipline plus individualisée, par « implication contrainte », conduit à une «
servitude volontaire » sui generis30. Nous venons de faire allusion aux analyses récentes de
sociologues.
Nous pourrions aussi évoquer les insoutenables inégalités de développement, les derniers
avatars des décalages socio-temporels entre populations du Nord et du Sud, chez les travailleurs
immigrés… Les éclairages historiques et critiques, les anticipations concrètes d’un E. P. Thompson
s’avèrent incontournables : une autre expérience des temps de la vie quotidienne est possible.
Différente de celle d’hier ou d’aujourd’hui, elle inventerait des formes de dépassement et de
déplacement des cultures anciennes et modernes. C’est dire l’importance de cet essai que l’on
consultera comme un classique de l’histoire sociale la plus sérieuse autant que la plus rebelle.
NOTES
1 « Time, Work-Discipline and Industriel Capitalism », Past and Present, n° 38, décembre 1967. Une première traduction française
de J. L. Boireau a été publiée sous le titre « Temps, travail, capitalisme industriel » dans la revue Libre, Paris, Payot, n° 5, 1979, pp. 3-63.
2 Temporalistes est le nom de « la lettre transdisciplinaire de liaison entre chercheurs attachés à l’étude des temps en sciences
humaines », fondée en 1984 par le sociologue William Grossin (diffusion par Internet). Voir aussi son cousin des État-Unis, la revue Time
and Society, fondée par Barbara Adam et publiée chez Sage.
3 Edward P. Thompson, Customs in common, London, The Merlin Press, 1991, pp. 352-403.
4 « The Moral Economy of the English Crowd in the Eighteengh Century » : article publié initialement dans Past and Present, n
° 50, février 1971, puis dans Customs in Common, op. cit., pp. 185-258. Trad. franç : J.-P. Miniou dans l’ouvrage collectif La Guerre du
blé au XVIIIe siècle, Paris, Éditions de la Passion, 1988, pp. 31-92.
5 The Making of the English Working Class, 1963. Trad. franc. : G. Dauvé, M. Golaszewski, M. -N. Thibault ; présentation de
M. Abensour, Paris, Hautes études/Gallimard/Le Seuil, 1988.
6 Voir l’article de Huw Beynon et l’entretien entre Penelope Corfield et E. P. Thompson dans Liber (supplément au n° 100 de
Actes de la recherches en sciences sociales), n° 16, décembre 1993, pp. 2-5 et 29-30. Concernant son rapport avec l’anthropologie,
voir E. P. Thompson, « History and Anthropology » (1976), dans l’ouvrage posthume, Making History. Writings on History and
culture, New York, The New Press, 1994, pp. 200-225.
7 Voir le chap. I de Customs in Common, op. cit., pp. 13-14.l’article de Huw Beynon et l’entretien entre Penelope Corfield et
E. P. Thompson dans Liber (supplément au n° 100 de Actes de la recherches en sciences sociales),
n°16, décembre 1993, pp. 2-5 et 29-30. Concernant son rapport avec l’anthropologie, voir E. P. Thompson, “ History and
Anthropology » (1976), dans l’ouvrage posthume, Making History. Writings on History and culture, New York, The New Press, 1994,
pp. 200-225.
8 Miguel Abensour, « Présentation » de La Formation…, op. cit., p. II.
9 William Grossin, Pour une science des temps. Introduction à l’écologie temporelle, Toulouse, Éd. Octares, 1996. Voir aussi de
Jean Chesneaux, Habiter le temps. Passé, présent, futur : esquisse d’un dialogue politique, Paris, Éd. Fayard, 1996.
10 Michaël O’Malley, « Time, Work and Task Orientation. A critique of American historiography », Time and Society, London,
Newbury Park and New Delhi, vol. 1(3), 1992, pp. 341-358. Voir aussi John Urry, « Time, Leisure and Social Identity », Time and
Society, vol. 3(2), 1994, pp. 131-149.
11 Lewis Mumford, Technique et civilisation (1934), trad. franç., Paris, Le Seuil, 1950, p. 23 et p. 26.
12 Carlo M. Cipolla, Clocks and culture, 1300-1700 (1967), nouv. éd., New York, Norton § Company, 2003.
13 Pitirim A. Sorokin et Robert K. Merton, « Social time : a methodological and functional analysis » (1937), nouv. éd. dans un
recueil de textes de Sorokin réunis et présentés par Barry V. Johnston, On The Practice of Sociology, Chicago and London, The
University of Chicago Press, 1998, pp. 193-205.
14 Lucien Fèbvre, Le Problème de l’incroyance au XVIe siècle. La religion de Rabelais (1942), nouv. éd., Albin Michel, 2003,
pp. 365-371.
15 Voir la note 13 : Thompson se réfère à Critique de la vie quotidienne, mais le passage en question est dans le deuxième tome,
paru en 1961, et non dans le premier.
16 Ils ont été réédités dans Un autre Moyen Âge, Paris, Gallimard, coll.« Quarto », 1999, pp. 49-66. et pp. 67-78. Voir aussi une
bibliographie actualisée où l’on retrouve une partie des références aux traductions françaises des ouvrages utilisés par Thompson,
pp. 418-420.
17 E. P. Thompson, La Formation…, op. cit., p. 16.
18 Gérard Noiriel, Sur la « crise » de l’histoire, Paris, Belin, 1996, p. 108.
19 E. P. Thompson, The Poverty of Theory : or an Orrery of Errors (1978), London, The Merlin Press, 1995.
20 Voir Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, « nrf essais », 1999.
21 Georges Moustaki, Le Temps de vivre, chanson du film de Bernard Paul, portant le même titre et sorti en 1968.
22 D’après Michael Löwy et Robert Sayre, « Le courant romantique dans les sciences sociales en Angleterre : Edward
P. Thompson et Raymond Williams », dans L’Homme et la Société, Paris, L’Harmattan, n° 110, octobre-décembre 1993, p. 42. Voir aussi
la présentation de La Formation… par M. Abensour, op. cit., pp. II-III et Brian D. Palmer, E. P. Thompson, Objections and
Oppositions, London/New York, Verso, 1994.
23 Guy Debord, La Société du spectacle (1967), rééd. Gallimard, « nrf », 1992, pp. 95-125.
24 Le sociologue Philippe Zarifian a tenté de le faire récemment à partir d’études de cas sur le rapport entre « temps spatialisé » et
« temps devenir » dans des situations de travail actuelles. Son cadre théorique est par ailleurs différent de celui de Lukacs et Gabel. Voir
Temps et Modernité, Paris, L’Harmattan, 2001 et À quoi sert le travail ?, Paris, La Dispute, 2003.
25 E. P. Thompson, William Morris : Romantic to revolutionary (1955), 2e éd., London, The Merlin Press, 1977 ; Witness
Against The Beast : William Blake and the Moral Law, London, Cambridge University Press, 1993.
26 E. P. Thompson, « Romantisme, moralisme et utopisme : le cas de William Morris », paru dans la New Left Review, n° 99, 1976,
trad. franç. par Fl. Vignaud, dans L’Homme et la Société, op. cit., p. 124.
27 Michael Löwy et Robert Sayre, op. cit., p. 48. Voir aussi des mêmes auteurs, Révolte et Mélancolie. Le romantisme à contre-
courant de la modernité, Paris, Payot, 1992.
28 Voir Michel Lallement, Temps, travail et modes de vie, Paris, PUF, 2003.
29 Voir par exemple Jean Lojkine et Jean-Luc Malétras, La Guerre du temps. Le travail en quête de mesure, Paris,
L’Harmattan, 2002.
30 Voir Jean-Pierre Durand, La Chaîne invisible. Travailler aujourd’hui : flux tendu et servitude volontaire, Paris, Éd. du
Seuil, 2004.
Temps, discipline du travail
et capitalisme industriel

Temps, discipline du travail


et capitalisme industriel
INTERLUDE

Nous avions un vieux domestique du nom de Wright que nous tenions occupé sans relâche. Bien
qu’il fût payé à la semaine, il était charron de son état. […] Or un matin, une charrette ayant
cassé sur la route […] on manda le vieil homme la réparer sur place ; tandis qu’il s’affairait,
arriva un paysan qui, le connaissant, le salua par la formule d’usage : Bien le bonjour, Père
Wright, et que Dieu hâte ton ouvrage. Le vieil homme leva les yeux sur lui […] et avec une pointe
d’amertume, lui répondit : Que m’importe qu’Il le hâte ou non, puisque c’est un jour de travail.

Daniel Defoe
The Great Law of Subordination Considered ; or the Insolence and Insufferable Behaviour of
Servants in England duly enquired into (1724)

Pour la fine fleur de l’Humanité, le temps est un ennemi et […] son souci premier est de le tuer ;
mais pour les autres, temps et argent sont pratiquement synonymes.
Henry Fielding
An Enquiry into the Causes
of the late Increase of Robbers (1751)

Tess […] se mit à gravir l’allée ou la ruelle sombre et tortueuse qui ne se prêtait guère à un pas
rapide ; c’était une de ces rues percées avant qu’un pouce de terrain n’acquière de la valeur et à
l’époque où les montres à une seule aiguille fractionnaient bien assez la journée.

Thomas Hardy
I

I
Comme nous le savons, c’est entre 1300 et 1650 que la perception du temps a radicalement changé
dans la culture intellectuelle occidentale31. Dans les Contes de Canterbury, le coq tient encore son
rôle immémorial de réveil-matin de la nature : Chantecler…
Leva les yeux vers le soleil brillant,
qui dans le signe du Taureau avait parcouru
vingt et un degrés et un peu plus ;
et connut, par nature, et par nulle autre science,
qu’il était prime, et chanta de gaillarde voix…

Saluant le coq qui, « par nature savait chaque ascension de


l’équinoxial en ce hameau », Chaucer s’empresse de
souligner la différence entre le temps « de la nature » et le
temps de l’horloge :

Bien plus ponctuel était son chant sur son perchoir


que n’est une horloge ou un cadran d’abbaye.

C’est effectivement sur les clochers que sont apparues les premières horloges : contrairement à
Chantecler, Chaucer était Londonien et, comme tel, il était familier du temps de la cour, du temps de
l’organisation urbaine et du « temps du marchand » – que Jacques Le Goff, dans un article éloquent
des Annales, opposait au temps de l’Église médiévale32.
Mon propos n’est pas ici de savoir jusqu’à quel point cette nouvelle perception du temps était
due à la généralisation des horloges à partir du XIVe siècle, ni même en quoi elle caractérisa la
discipline puritaine et l’exactitude bourgeoise. Une chose est certaine : c’est bel et bien à cette
époque que le changement s’est produit. L’horloge s’impose dans l’univers élisabéthain, faisant du
soliloque final de Faust un dialogue avec le temps : « les astres suivent leurs cours, le temps passe,
l’horloge va sonner »33. Le temps sidéral, présent depuis les origines de la littérature, est désormais
passé d’un seul coup des cieux au foyer. La mortalité et l’amour acquièrent une dimension plus
poignante à mesure que le « lent mouvement de l’aiguille » parcourt le cadran. Portée en sautoir, la
montre se trouve tout près du battement moins régulier du cœur. L’époque élisabéthaine n’a pas
inventé les images classiques du temps, tyran sanguinaire qui dévore, défigure, fauche, mais elles
s’imposent désormais avec plus d’immédiateté et d’insistance34.
Au fil du XVIIe siècle, l’image du mécanisme d’horlogerie gagne du terrain, et Newton l’étend à
l’univers tout entier. À en croire Laurence Sterne, au milieu du XVIIIe, l’horloge avait pénétré jusque
dans les sphères les plus intimes. Le père de Tristram Shandy – « l’un des hommes les plus réguliers
qui fût en tout ce qu’il faisait » – « s’était fait une règle depuis de nombreuses années […] de
remonter le premier dimanche soir de chaque mois […] une grande horloge de parquet dressée sur le
palier de l’escalier de service ». « Et peu à peu, il en était également arrivé à affecter au même jour
d’autres menus devoirs familiaux », ce qui permit à Tristram de dater très précisément le moment de
sa conception. Mais, revers de la médaille, ce détail devait soulever la fureur d’un horloger qui
réagit dans un pamphlet intitulé The Clockmaker’s Outcry Against the Author :
Les commandes qui m’avaient été passées pour construire plusieurs horloges dans le pays ont été annulées ; car aucune dame
respectable n’ose plus parler de « remonter l’horloge » de crainte de s’attirer les railleries et plaisanteries grivoises de la
famille… Au point que les filles de joie demandent maintenant systématiquement : « Monsieur, voulez-vous que je remonte
votre horloge ? »35

Les matrones vertueuses, poursuivait l’horloger mécontent, en sont réduites à consigner au débarras
leurs horloges, coupables « d’inciter aux actes de chair ».
Cet impressionnisme grivois n’apporte toutefois pas grand-chose à notre débat. Il nous intéresse
davantage de savoir dans quelle mesure et comment cette modification de la perception du temps a pu
affecter la discipline du travail, et jusqu’à quel point elle a influencé la façon dont les travailleurs
envisageaient le temps. S’il est vrai que la transition vers la maturité de la société industrielle a
induit une profonde restructuration des habitudes de travail – de nouvelles disciplines, de nouvelles
motivations, et une nouvelle nature humaine particulièrement sensible à ces motivations –, jusqu’à
quel point cela est-il lié à l’évolution de la perception individuelle du temps ?

NOTES
31 Lewis Mumford propose à cela des explications intéressantes dans Technics and Civilization (Londres, 1934), notamment
pp. 12-18, 196-199. Voir aussi S. de Grazia, Of Time, Work, and Leisure (New York, 1962) ; Carlo M. Cipolla, Clocks and Culture
1300-1700 (1967), et Edward T. Hall, The Silent Language (New York, 1959).
32 Jacques Le Goff, « Au Moyen Âge : temps de l’Église et temps du marchand », in Annales. E.S.C., XV, 1960, pp. 417-433 ;
repris dans Pour un autre Moyen Âge. Temps, travail et culture en Occident, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Histoires »,
1977 ; rééd. coll. « Tel » n° 181, 1991, pp. 46-65. ; « Le temps du travail dans la crise du XIVe siècle : du temps médiéval au temps
moderne », in Le Moyen Âge, LXIX, 1963, pp. 597-613, repris dans Pour un autre Moyen Âge…, op. cit., pp. 91-107.
33 M. Drayton, « Of his Ladies not Comming to London », in Works, sous la direction de J. W. Hebel (Oxford, 1932), III, p. 204.
34 Cette évolution est examinée dans Cipolla, op. cit. ; Erwin Sturzl, « Der Zeitbegriff in der Elisabethanischen Literatur », in
Wiener Beitrage zur Englischen Philologie, LXIX (1965) ; Alberto Tenenti, II Senso della Morte e l’amore della vita nel
rinascimento, Milan, 1957.
35 Anonyme, The Clockmaker’s Outcry against the Author of Tristram Shandy (1760), pp. 42-43.
II

II
Nous savons que chez les peuples primitifs, la mesure du temps est généralement liée à la cadence
familière des cycles du travail et des tâches domestiques. Evans-Pritchard a analysé la notion du
temps chez les Nuer :
L’unité de temps quotidienne est le rythme du bétail, le cycle des travaux des champs, et l’heure du jour et le passage du temps
dans la journée sont pour un Nuer avant tout la succession de ces travaux et les rapports qu’ils entretiennent.

Les Nandi ont adopté une définition du temps par le travail, subdivisant ainsi la journée non
seulement en heures, mais en demi-heures : à 5 heures 30 du matin, les bœufs sont au pâturage, à
6 heures, on a sorti les moutons, à 6 heures 30, le soleil est plus haut dans le ciel, à 7 heures il
commence à faire chaud, à 7 heures 30 les chèvres sont parties au pré, etc. Il s’agit là d’une économie
exceptionnellement réglée. De la même façon, la langue se dote de nouvelles expressions pour
mesurer les intervalles de temps. À Madagascar, on peut ainsi compter le temps à l’aune de la
« cuisson du riz » (environ une demi-heure), ou de la « friture d’une sauterelle » (un instant). Pour
parler d’une mort rapide, les indigènes de la rivière Cross disaient que « l’homme est mort en moins
de temps qu’il n’en faut pour que le maïs soit tout juste grillé » (moins d’un quart d’heure)36.
Il n’est guère difficile de trouver de tels exemples plus proches de notre temps culturel. Dans le
Chili du XVIIe siècle, le temps se mesurait en Credo ; en 1647, on parla ainsi d’un tremblement de
terre qui dura deux Credo. Le temps de cuisson d’un œuf était quant à lui d’un Ave Maria récité à
voix haute. Il y a peu encore, en Birmanie, les moines se levaient à l’aube « lorsqu’il y a assez de
lumière pour voir les veines de la main »37. L’Oxford English Dictionary cite en anglais le « pater
noster wyle » (le temps d’un pater noter) ou le « miserere wyle » (le temps d’un miserere) ; le New
English Dictionary mentionne une autre unité de temps pour le moins arbitraire : le « pissing time »
(le temps de pisser) – exemple que l’on ne retrouve pas dans l’Oxford English Dictionary.
Dans les années 1960, Pierre Bourdieu s’est intéressé de plus près aux comportements du paysan
kabyle à l’égard du temps : « C’est une attitude de soumission et de nonchalante indifférence face au
passage du temps que nul ne songe à maîtriser, utiliser ou gagner… Toute hâte est considérée comme
un manque de savoir-vivre associé à une ambition diabolique. » On appelle parfois l’horloge « le
moulin du diable » ; il n’y a pas d’heure fixe pour les repas ; « la notion de rendez-vous exact est
inconnue ; ils conviennent simplement de se retrouver “au prochain marché”. »
À quoi bon poursuivre le monde ? Personne ne le dépassera jamais, dit une chanson
populaire38.
Synge nous fournit un exemple classique de cet état d’esprit dans les observations qu’il ramena
des îles Aran :
Quand je me promène avec Michael, il arrive souvent que quelqu’un vienne vers moi pour me demander l’heure. Très peu sont
toutefois suffisamment au fait de la notion moderne de temps pour comprendre un peu mieux que vaguement la convention des
heures, et lorsque je leur dis l’heure qu’indique ma montre, ils ne sont pas satisfaits et demandent combien de temps encore
cela leur laisse avant le crépuscule39. Curieusement, pour connaître l’heure, les îliens ses fondent généralement sur la direction
du vent. Presque toutes les maisons sont construites […] avec deux portes qui se font face, et la plus abritée des deux reste
ouverte tout le jour pour laisser entrer la lumière. Si le vent vient du nord, la porte sud est ouverte et l’ombre du chambranle qui
se déplace sur le sol de la cuisine indique l’heure ; mais dès que le vend tourne au sud, c’est l’autre porte que l’on ouvre, et les
gens, qui n’ont jamais songé à installer un cadran primitif, sont tout désorientés…
Quand le vent vient du nord, la vieille femme me sert mes repas avec une louable régularité ; mais les autres jours, elle me
fait souvent mon thé à trois heures au lieu de six…40

Un tel désintérêt pour le temps de l’horloge n’était bien entendu concevable que dans un village de
pêcheurs et de petits paysans, où l’organisation commerciale et administrative est minimale et où les
tâches quotidiennes (pêche, agriculture, construction, remaillage des filets, réfection des toits de
chaume, confection d’un berceau ou d’un cercueil) n’apparaissent au fermier qu’au fur et à mesure
des besoins41. Cette description contribue toutefois à souligner combien les différentes perceptions du
temps sont conditionnées par les différentes situations de travail et leur rapport aux rythmes
« naturels ». Les chasseurs choisissent certaines heures de la nuit pour poser leurs collets. Les
pêcheurs et les marins règlent leur vie sur les marées. En 1800, une pétition du Sunderland faisait
valoir que « […] la ville est un port de mer où beaucoup de gens sont contraints d’être debout à
toutes les heures de la nuit pour veiller aux marées et vaquer à leurs occupations sur le fleuve »42.
L’expression révélatrice est ici « veiller aux marées » : l’organisation du temps social du port est
calé sur les rythmes de la mer ; ce qui, pour les marins et les pêcheurs, semble on ne peut plus naturel
et compréhensible, puisque la contrainte provient de la nature elle-même.
De la même façon, pour les communautés paysannes, il peut paraître « naturel » de travailler de
l’aube au crépuscule, notamment à l’époque des moissons : la nature exige que le grain soit récolté
avant l’arrivée des orages. Nous retrouvons le même genre de rythmes de travail « naturels » dans
d’autres professions rurales ou industrielles – qu’il s’agisse de s’occuper des brebis à l’époque de
l’agnelage et de les protéger contre les prédateurs ; de traire les vaches ; de surveiller la fabrication
du charbon de bois pour éviter une combustion trop vive (les charbonniers devaient d’ailleurs dormir
à côté des feux) ; ou d’entretenir les fourneaux une fois que le fer a commencé à fondre.
Dans ce type de situations, on parle d’un temps « orienté par la tâche ». Cette définition, qui
domine sans conteste dans les sociétés paysannes, reste importante dans les industries villageoises et
les activités domestiques. Elle n’a rien perdu de sa pertinence dans les régions rurales de Grande-
Bretagne aujourd’hui. Cette orientation par la tâche appelle trois commentaires : premièrement, elle
est en un certain sens plus compréhensible, humainement parlant, que le travail mesuré en unités de
temps. Le paysan ou l’ouvrier semblent s’acquitter de ce qui est une nécessité objective.
Deuxièmement, dans une communauté réglée sur l’orientation par la tâche, la sphère du « travail »
semble moins nettement dissociée de la sphère de la « vie ». Travail et rapports sociaux sont
étroitement imbriqués – la journée de travail est plus ou moins longue selon la tâche – et il n’y a
guère de conflit entre travailler et « passer le temps de la journée ». Troisièmement, les hommes
habitués au travail mesuré en heures d’horloge assimilent ce rapport au travail à une perte de temps et
à un manque de diligence43.
Cette distinction tranchée ne vaut bien entendu que pour un paysan ou un artisan indépendant.
Pour la main-d’œuvre salariée, l’orientation par la tâche pose des problèmes bien plus complexes.
Le petit fermier peut axer toute son économie familiale sur la tâche ; ce qui ne l’empêche pas
d’adopter au sein de ce système un rapport employeur-employé avec ses enfants, en répartissant le
travail, en attribuant des fonctions et en exigeant une certaine discipline. Dès lors, le temps
commence déjà à devenir de l’argent – l’argent de l’employeur. L’emploi d’une main-d’œuvre
constitue le point charnière entre le travail orienté par la tâche et le travail horaire. Il est vrai qu’il
n’est pas indispensable de recourir à un instrument de mesure du temps pour mesurer le travail –
chose qui est d’ailleurs bien antérieure à l’usage généralisé de l’horloge. Pourtant, au milieu du
XVIIIe siècle, les gros propriétaires terriens calculaient ce qu’ils attendaient de leur main-d’œuvre
en « journées de travail ». Henry Best estimait ainsi le travail de « la parcelle de Cunnigarth, avec
ses fonds, à quatre grandes journées, pour un bon faucheur », et à « quatre journées moyennes celle de
Spellowe »44. Markham a tenté de formaliser ce mode d’évaluation :
Un homme […] peut faucher le blé, comme l’orge et l’avoine, s’il est épais, dur ou couché, en travaillant bien, sans arracher les
épis et en laissant la paille repousser, à raison d’un acre et demi par jour ; mais si le blé est bien dur et debout, il peut faire deux
acres, voire deux acres et demi par jour ; si le blé est court et clairsemé, il peut en faucher trois acres, et parfois quatre par jour,
sans être surchargé de travail…45

Ce type de calcul est certes délicat tant il comporte d’impondérables. Il était de toute évidence plus
pratique de mesurer directement le temps46.
Cette mesure représente un rapport simple. Les employés perçoivent une différence entre le
temps de leur employeur et leur temps « à eux ». L’employeur, pour sa part, doit utiliser le temps de
sa main-d’œuvre et veiller à ce qu’il n’en soit pas perdu une miette : ce n’est donc plus la tâche en
tant que telle qui importe, mais la valeur du temps ramenée à un étalon monétaire. Le temps devient
ainsi une monnaie d’échange : il n’est plus passé mais dépensé.
Ce contraste transparaît dans deux passages du poème de Stephen Duck, Le Travail du batteur47,
évoquant les rapports au temps et au travail. Le premier présente des conditions de travail que nous
en somme venus à considérer comme la norme aux XIXe et au XXe siècle :
Sur les solides planches nos fléaux de pommier rebondissent,
Et les granges renvoient l’écho de leur martèlement.
Voilà que nos armes noueuses fouettent l’air,
Et avec autant de force, s’abattent aussitôt.
L’une tombe, l’autre s’élève, et elles gardent si bien la cadence,
Que les Marteaux des Cyclopes ne rendraient un timbre plus clair…
À leur rythme, notre sueur ruisselle en torrents salés,
Goutte de nos mèches ou perle sur notre face.
Nous ne connaissons nul répit dans notre ouvrage ;
L’aire bruyante sans cesse doit résonner.
D’autres, le maître parti, peuvent jouer en toute quiétude ;
Mais l’aire silencieuse aussitôt se trahit.
Impossible de tromper la tâche laborieuse
Et de mettre un doux sourire sur les minutes égrenées,
Pouvons-nous, comme le berger, nous conter quelque joyeuse histoire ?
La voix se perd, étouffée sous les coups sonores du fléau

Semaine après semaine, nous poursuivrons cette tâche ingrate,


Jusqu’aux jours de battage qui en fourniront une nouvelle ;
Une nouvelle, oui, mais souvent bien pire,
L’aire ne cède qu’aux foudres du maître ;
Il compte les boisseaux, compte combien par jour,
Puis nous reproche d’avoir traîné la moitié de notre temps.
Pensez-vous donc, manants, que cela suffira ?
Vos voisins battent encore autant que vous.

Nous trouvons là une description de la monotonie, de l’éviction de tout plaisir dans le travail et d’un
conflit d’intérêt que l’on attribue généralement au travail en usine. Le second passage raconte la
moisson :
À perte de vue se dressent les rangs de blé bien sec,
Spectacle rassurant, et prêt à garnir les greniers.
Notre maître, satisfait, le contemple avec ravissement,
Tandis que nous mettons toute notre force à porter les sacs.
Bientôt une grande confusion s’empare du champ,
Et de ferventes clameurs assourdissent les moissonneurs,
Les cloches le disputent aux claquements des fouets,
Et des charrettes roulent dans un bruit de tonnerre.
Le blé est rentré, les pois, puis les autres céréales
Partagent le même sort et bientôt dénudent la plaine.
Dans un bruit triomphal, la dernière charretée s’ébranle,
Et de retentissants vivats saluent la fin de la moisson.

Le ton est bien entendu celui d’un exercice très convenu de poésie pastorale du XVIIIe siècle. Il n’en
reste pas moins que les généreuses primes de moissons avaient largement de quoi soutenir le moral
des ouvriers agricoles. Il serait toutefois abusif de penser qu’ils ne s’intéressaient aux moissons que
pour des raisons d’ordre économique ; cette période de l’année est aussi celle où les rythmes
collectifs traditionnels l’emportent sur les nouveaux, et où une certaine dose de folklore et de
coutumes paysannes contribue au sentiment de satisfaction et aux fonctions rituelles de la moisson – à
commencer par la disparition momentanée des différences sociales. « Combien savent encore ce que
c’était que de moissonner il y a quatre-vingt-dix ans ! » s’exclamait M. K. Ashby. « Les pauvres,
certes ne recevaient qu’une petite part de la moisson, mais ils partageaient tout de même le sentiment
de satisfaction du travail accompli, la fierté et la joie d’y avoir participé48. »

NOTES
36 E. E. Evans-Pritchard, The Nuer, Oxford, 1940, pp. 100-104. En français : Les Nuer. Description des modes de vie et des
institutions politiques d’un peuple nilote, trad. L. Evrard, Paris, 1968 ; M. P. Nilsson, Primitive Time Reckoning, Lund, 1920, pp. 32-
33 ; P. A. Sorokin et R. K. Merton, « Social Time : a Methodological and Functional Analysis », in American Journal of Sociology,
vol. XLII, 1937 ; A. I. Hallowell : « Temporal Orientation in Western Civilization and in a Pre-Literate Society », in American
Anthropology, nouvelle série, n° XXXIX, 1937. On trouvera des références à d’autres sources sur la mesure du temps dans les sociétés
primitives dans H. A. Alexander : Time as Dimension and History, Albuquerque, 1945), p. 26 ; et Beate R. Salz : « The Human
Element in Industrialization », in Economic Development and Cultutral Change, IV, 1955, notamment pp. 94-114.
37 E. P. Salas, « L’Évolution de la notion du temps et les horlogers à l’époque coloniale au Chili », in Annales E.S.C., XXI, 1966,
p. 146 ; Cultural Patterns and Technical Change, sous la direction de M. Mead, New York, UNESCO, 1953, p. 75.
38 P. Bourdieu, « The attitude of the Algerian peasant toward time », Mediterranean Countrymen, sous la direction de J. Pitt-
Rivers (Paris, 1963), p. 55-72.
39 Voir E. P. Salas, op. cit., p. 179 : « À la différence des Anglo-Saxons, les Hispano-Américains ne règlent pas leur vie sur le
temps de l’horloge. À la campagne comme à la ville, lorsque l’on demande à quelqu’un à quel moment il envisage de faire telle ou telle
chose, voilà le genre de réponse que l’on obtient : “tout de suite, vers deux heures ou vers quatre heures”. »
40 J. M. Synge : Plays. Poems. and Prose (édition Everyman, 1941), p. 257.
41 À l’époque de Synge, l’événement le plus important dans les relations des îles avec une économie extérieure était l’arrivée du
vapeur, dont les horaires pouvaient varier considérablement en fonction des marées et des intempéries. Voir Synge : The Aran Islands
(Dublin, 1907), pp. 115-116 (Les Îles Aran, Payot, « Petite bibliothèque », Paris, 2002, pp. 147-149).
42 Public Rec. Office, WO 40/17. Il est intéressant de relever d’autres exemples indiquant que l’on admettait que le temps
maritime était incompatible avec la routine urbaine : ainsi, le Tribunal de l’Amirauté devait toujours rester ouvert, « car les étrangers, les
marchands et les marins doivent pouvoir profiter des vents et des marées et ne peuvent, sans risquer la ruine et des pertes importantes,
être soumis au formalisme des tribunaux et aux plaidoiries dilatoires ». Voir E. Vansittart Neale : Feasts and Fasts, 1845, p. 249.
Relevons par ailleurs que certaines législations imposant l’observation du sabbat prévoyaient des dérogations pour les pêcheurs qui
repéraient un banc de poissons au large le jour du sabbat.
43 Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, Paris, 1958, II, pp. 52-56, préfère distinguer le « temps cyclique » – déterminé
par les travaux agricoles saisonniers – du « temps linéaire » de l’organisation urbaine et industrielle. La distinction que dresse Lucien
Febvre entre « le temps vécu et le temps-mesure » est peut-être plus parlante encore (Le Problème de l’incroyance au XVIe siècle,
Paris, 1947, p. 431). Pour une analyse quelque peu schématique de l’organisation des tâches dans les économies primitives, voir Stanley
H. Udy : Organisation of Work, New Haven, 1959, chap. ii.
44 Rural Economy in Yorkshire in 1641 […] Farming and Account Books of Henry Best, présenté par C.B. Robinson, Surtees
Society, XXXIII, 1857, pp. 38-39.
45 G. Markham, The lnrichment of the Weald of Kent, 10e édition, 1660, chap. XII : « Évaluation générale du travail des hommes
et du bétail ; de ce que chacun peut faire journellement sans préjudice pour sa santé », pp. 112-118.
46 Les gages étaient bien entendu toujours établis sur la base légale d’une journée de travail allant de l’aube au crépuscule, qu’un
contrat du Lancashire définissait encore en 1725 dans les termes suivants : « Ils travailleront de cinq heures du matin jusqu’à sept ou huit
heures du soir, de la mi-mars à la mi-septembre » – et après cette date, « des premières lueurs du jour jusqu’à la nuit » avec deux demi-
heures pour se désaltérer et une heure pour dîner et (en été uniquement) une demi-heure pour la sieste : « au-delà de cela, pour chaque
heure d’absence il leur sera décompté un penny », in Annals of Agriculture, XXV, 1796.
47 « The Threshers Labour », sous la direction de E. P. Thompson et Marian Sugden, 1989.
48 M. K. Ashby, Joseph Ashby of Tysoe, Cambridge, 1961, p. 24.
III

III
On ne sait pas vraiment si, à l’époque de la révolution industrielle, tout le monde pouvait bénéficier
de l’heure précise de l’horloge. À partir du XIVe siècle, des horloges furent installées sur les
clochers des églises et sur la place publique des villes et des grandes cités marchandes. À la fin du
XVIe, la plupart des paroisses anglaises avaient probablement leur horloge de clocher49. Mais
l’exactitude de ces mécanismes porte à controverse, et le cadran solaire est resté en usage jusqu’au
XIXe siècle (notamment pour régler l’horloge)50.
Jusqu’au XVIIe siècle, on faisait des dons fonciers charitables (parfois dénommés « terre
d’horloge », « ding dong » ou « terre à cloche de couvre-feu ») pour faire sonner les cloches du matin
et du couvre-feu51. En 1664, Richard Palmer, propriétaire terrien à Wokingham (dans le Berkshire),
consacra ainsi les revenus de certaines de ses terres pour payer le bedeau à sonner le bourdon
pendant une demi-heure tous les soirs à huit heures et tous les matins à quatre heures, ou à un moment
aussi proche que possible de ces heures, entre le 10 septembre et le 11 mars de chaque année,
afin […] que le plus grand nombre de ceux qui vivent dans le rayon de leur timbre soient invités à se retirer à une heure
convenable le soir, et à se lever assez tôt le matin pour accomplir les tâches et les devoirs propres à leur état (tout ce qu’ils
réalisent d’ordinaire et dont ils trouvent récompense dans une saine économie et une bonne efficacité).

Mais il s’agissait aussi de faire en sorte que les étrangers et tous ceux qui entendaient la cloche les
soirs d’hiver « soient informés de l’heure de la nuit, et bénéficient de quelque orientation pour
trouver le droit chemin ». Ces « finalités rationnelles » ne pouvaient, selon lui, « qu’être appréciées
par toute personne de bon sens, puisque c’est ce qui se fait et est approuvé dans la plupart des villes
et des cités marchandes et en bien d’autres lieux du royaume… ». La cloche rappellerait également
aux hommes leur propre mortalité, et l’heure de la résurrection et du jugement dernier52. Il était plus
efficace de recourir à l’ouïe qu’à la vue, notamment dans les régions industrielles en plein essor.
Dans les comtés textiles du West Riding, dans les Potteries, et probablement dans d’autres comtés, on
sonnait encore la corne pour réveiller la population le matin53. Le paysan allait parfois lui-même tirer
du lit ses employés. Le métier de « réveilleur » est très certainement apparu avec les premières
manufactures.
L’exactitude des horloges domestiques s’améliora considérablement avec l’introduction du
balancier en 1658. Les comtoises se multiplièrent à partir de 1660, mais le cadran n’avait
généralement que l’aiguille des heures ; celle des minutes ne se généralisera que beaucoup plus
tard54. Quant aux mécanismes portables, la montre de gousset n’eut qu’une précision très douteuse
avant le perfectionnement du mécanisme de l’échappement et l’apparition du balancier compensateur
en 167455. L’objet était alors plus apprécié pour son esthétique et ses ornementations recherchées que
pour sa fonction pratique. En 1668, un habitant du Sussex écrit dans son journal :
ai acheté une montre à boîtier d’argent qui m’a coûté 3 1… Cette montre donne l’heure du jour, le mois de l’année, l’état de la
lune et les marées, et tourne trente heures sans être remontée.56

Selon le professeur Cipolla, c’est vers 1680 que les fabricants anglais de montres et d’horloges ont
supplanté leurs concurrents européens – pour garder leur supériorité pendant près d’un siècle57. L’art
de l’horlogerie était dérivé du savoir-faire des forgerons58, et cette liaison perdure au xviiie siècle,
où des centaines d’horlogers indépendants réalisent des commandes locales dans leurs ateliers
dispersés dans les cités marchandes et même les gros bourgs d’Angleterre, d’Écosse et du Pays de
Galles59. La plupart se contentent de fabriquer des horloges de ferme à remontage journalier, mais
quelques artisans de génie se distinguent. Ainsi, en 1730, John Harrison, horloger et ancien
charpentier de Barton-on-Humber (Lincolnshire), met au point un chronomètre de marine, dont il
vante les qualités :
J’ai amené une horloge au plus proche de la vérité que l’on puisse imaginer, quand on sait combien de secondes il y a dans un
mois, durée au cours de laquelle elle ne varie pas de plus d’une seconde… Je suis certain de pouvoir la porter à un degré de
précision de 2 ou 3 secondes par an.60

John Tibbot, horloger à Newton (Montgomerryshire) met au point en 1810 une horloge qui, à l’en
croire, varie rarement de plus d’une seconde en deux ans61. À côté de ces extrêmes, de nombreux
artisans, aussi ingénieux que qualifiés, jouèrent un rôle décisif dans l’innovation technique des débuts
de la révolution industrielle. Les historiens n’ont guère à aller chercher loin pour s’en convaincre : en
février 1798, les fabricants de montres et d’horloges revendiquèrent haut et fort leur contribution en
protestant contre un projet de taxe sur leurs mécanismes d’horlogerie. La pétition de Carlisle est à ce
titre très éloquente :
[…] Les filatures de coton et de laine nous sont totalement redevables du degré de perfection auquel leurs machines ont été
portées par les fabricants de montres et d’horloges, dont beaucoup sont depuis quelques années […] employés pour concevoir,
construire et veiller à l’entretien de ces machines…62

L’horlogerie artisanale subsista tout au long du XVIIIe siècle, mais dès les premières années, les
horlogers locaux achetaient volontiers leurs pièces toutes faites a Birmingham et les montaient dans
leurs ateliers. À cette époque, la fabrication des montres était en revanche concentrée dans quelques
centres, dont les plus importants étaient Londres, Coventry, Prescot et Liverpool63. Cette industrie
établit très tôt une subdivision minutieuse du travail, ce qui favorisa la production de masse, a
moindre coût : au plus fort de sa production, en 1796, le secteur fournissait chaque année entre
120 000 et 191 678 unités, dont une large proportion était destinée à l’exportation64. La tentative
maladroite de Pitt pour taxer les horloges et les montres, bien qu’elle n’ait duré que de juillet 1797 à
mars 1798, a marqué un tournant décisif pour l’industrie horlogère. En 1796 déjà, le secteur se
plaignait de la concurrence des montres françaises et suisses ; ces récriminations s’amplifièrent dans
les premières années du xixe siècle. La guilde des Horlogers affirmait en 1813 que la contrebande de
montres en or bon marché avait pris des proportions importantes et que ces objets étaient vendus par
des bijoutiers, des merciers, des modistes, des couturiers, des boutiques de jouets français, des
parfumeurs, etc., « presque uniquement pour l’usage des classes les plus nanties de la société ». Dans
le même temps, des articles de contrebande bon marché, vendus par des prêteurs à gages ou des
colporteurs, étaient sans doute destinés aux classes pauvres65.
Il est certain que vers 1800 il y avait de nombreuses montres et horloges en circulation. Mais on
ne sait pas qui, au juste, en possédait. Dorothy George écrit qu’au milieu du XVIIIe siècle, « les
ouvriers, ainsi que les artisans, possédaient souvent des montres en argent », mais cette affirmation
n’est étayée par aucune date et ne repose que sur très peu de sources documentaires66. Entre 1755 et
1774 à Wrexham, le prix moyen des horloges ordinaires de fabrication locale oscillait entre trois et
cinq livres. Une montre de belle facture ne coûtait sans doute pas moins67. Or, ces prix n’étaient
certes pas à la portée d’un ouvrier – dont on connaît le budget moyen grâce à Eden ou David Davis –
et n’étaient abordables que pour les artisans des villes les mieux payés. On pourrait en conclure qu’à
l’époque, l’heure exacte était l’apanage de la grande bourgeoise, des maîtres, des grands fermiers et
des marchands ; peut-être la complexité de la conception des montres et le choix de métaux précieux
visaient-ils à en faire avant tout des symboles de statut social.
Cet élitisme semble pourtant avoir perdu du terrain dans les dernières décennies du xviiie siècle.
C’est du moins ce qu’indiquerait le débat enflammé qu’a soulevé en 1797 et 1798 le projet de taxe
sur toutes les horloges et les montres. De tous les impôts qu’introduisit William Pitt, celui-ci fut fut
sans conteste le plus impopulaire – au point qu’il dut être abandonné :
S’il vous prend votre argent – eh bien, il vous reste votre culotte ;
Et les pans de votre chemise, s’il s’empare de votre culotte ;
Et votre peau, si les chemises y passent ; et s’il saisit vos souliers, vous aurez encore vos pieds.
Alors qu’importent les impôts – nous avons battu la flotte hollandaise !68

L’impôt était de 2 shillings et 6 pence pour chaque montre en argent ou en métal ; de 10 shillings pour
une montre en or et de 5 shillings par horloge. Dans les débats sur la fiscalité, les déclarations des
ministres ne brillaient que par leurs contradictions. Pitt expliqua qu’il espérait lever par cet impôt
quelque 200 000 livres par an. En fait, il se disait que puisqu’il y avait 700 000 foyers imposés et
que dans chacun il devait bien se trouver au moins une personne pour porter une montre, la taxe sur
les montres à elle seule dégagerait cette recette.

Parallèlement, pour couper court aux critiques, les ministres décrétèrent que le fait de posséder des
horloges et des montres était un signe de richesse. Le chancelier de l’Échiquier jouait sur les deux
tableaux : les montres et les horloges « étaient certainement des articles nécessaires, mais également
des articles de luxe… dont les propriétaires étaient généralement des gens qui avaient les moyens de
payer. » « Il envisageait néanmoins d’exempter les horloges les plus vulgaires qui étaient
généralement celles des classes pauvres. »69 Le chancelier considérait un peu cette taxe comme un
gros lot. Son estimation dépassait par trois fois celle du Premier ministre :
Tout émoustillé par la perspective d’une telle manne, Pitt revint sur ses définitions : une seule montre
(comme un seul chien) pouvait être considérée comme un article de nécessité, mais plus d’une montre
devenait un « signe extérieur de richesse »70.
Mais dans ces projections, on avait omis un détail important : dans la pratique, il était
impossible de recouvrer cette taxe71. Tous les foyers se virent sommés, sous peine de sanctions
sévères, de déclarer les montres et horloges qu’ils possédaient. Les paiements devaient se faire tous
les trois mois :
M. Pitt a une très haute idée de ce qui reste des finances du pays. La taxe d’une demi-couronne sur les montres devrait être
levée tous les trimestres. Voilà qui est beau et grand. Payer sept pence et demi pour soutenir la religion, la propriété et l’ordre
social confère certes à un homme un noble sentiment de responsabilité.72

En réalité, cette taxe était perçue comme une absurdité. On y voyait la mise en place d’un véritable
système d’espionnage, voire un coup porté à la classe moyenne73. Les consommateurs boycottèrent le
produit. Les propriétaires de montres en or firent fondre les boîtiers et les échangèrent contre de
l’argent ou du métal74. Les centres de production sombrèrent dans une grave récession75. En mars
1798, Pitt abrogea la loi, commentant que cette taxe aurait généré bien plus que ce qui avait
initialement été escompté. On ignore toutefois si c’était son propre calcul (de 200 000 livres) ou
celui du Chancelier de l’Échiquier (700 000 livres) qu’il avait à l’esprit76.
Nous restons donc dans l’ignorance, comme bien d’autres érudits respectables. Une chose est
certaine : vers 1790, les montres et horloges sont très répandues ; c’est aussi à cette époque qu’elles
cessent d’être des objets de luxe pour devenir des articles de nécessité. Les paysans eux-mêmes
possèdent des horloges en bois qui leur ont coûté moins de vingt shillings. De fait, et ce n’est pas
surprenant, les horloges et les montres se généralisent au moment précis où la révolution industrielle
exige une meilleure synchronisation du travail.
Des ouvrages d’horlogerie bon marché – et de piètre qualité – commencent à apparaître, mais le
prix de mécanismes perfectionnés reste pendant plusieurs décennies inabordable pour l’artisan77. Ne
nous laissons pour autant pas abuser par la logique des choix économiques normaux. Le petit
instrument qui régulait les nouveaux rythmes de la vie industrielle était en même temps l’un des
nouveaux besoins les plus urgents que suscitait le capitalisme industriel pour dynamiser son propre
développement. Une horloge ou une montre n’était pas simplement utile ; elle donnait un certain
prestige à son propriétaire, et l’on pouvait consentir à des sacrifices pour en acquérir une. Les
moyens et les occasions de s’en procurer ne manquaient pas. Pendant longtemps, les pickpockets
proposèrent des montres solides et bon marché directement aux consommateurs, aux prêteurs sur
gages et aux cabarets78. Même les journaliers, une ou deux fois dans leur vie, pouvaient avoir des
revenus exceptionnels et les consacrer à l’achat d’une montre. Les miliciens avaient leur solde79, les
ouvriers agricoles, leur prime de moisson, et les domestiques leur salaire annuel80. Dans certaines
régions, on vit apparaître des clubs d’Horloges et de Montres – qui étaient en fait des coopératives
d’achat collectif à crédit81. Pour le pauvre, la pièce d’horlogerie était un investissement, un moyen de
placer ses économies. Elle pouvait, en cas de besoin, être vendue ou gagée82. Vers 1820, un
typographe des quartiers populaires de Londres s’émerveille : « Cette tocante ne m’a coûté qu’un
billet de cinq livres quand je l’ai achetée, et je l’ai mise plus de vingt fois au clou et j’en ai tiré plus
de quarante livres en tout. Une bonne montre, c’est un ange gardien quand on est sur la paille. »83
Dès qu’une corporation d’ouvriers voyait son niveau de vie s’améliorer, on a remarqué que ses
membres s’empressaient d’acquérir une montre. Le récit de Radcliff sur l’âge d’or des tisserands du
Lancashire atteste que dans les années 1790, chaque homme avait une montre dans sa poche, et que
« chaque maison était équipée d’une horloge logée dans une caisse d’élégant acajou ou richement
ornementée »84. Cinquante ans plus tard, à Manchester, le même phénomène attirait l’attention du
journaliste :
Aucun ouvrier de Manchester ne se privera d’une montre s’il peut s’en offrir une. On voit, ici et là, dans les maisons plus
cossues, une de ces anciennes horloges semainières à façade métallique ; mais l’article qui est de loin le plus répandu est la
petite machine hollandaise avec son pendule alerte qui oscille ouvertement et innocemment au regard de tous.85

Trente ans plus tard, c’était la double chaîne de montre en or qui symbolisait la réussite du dirigeant
syndical travailliste-libéral et, en récompense de cinquante années de servitude disciplinée dans le
travail, l’employeur éclairé offrait à son employé une montre en or gravées à ses initiales.

NOTES
49 Sur les premiers progrès de l’horloge, voir Cipolla, op. cit., passim ; A. P. Usher, A History of Mechanical Inventions, édition
révisée, Cambridge, Mass., 1962, chap. vii ; Charles Singer et al (sous la direction de), A History of Technology, Oxford, 1956, III,
chap. xxiv ; R. W. Symonds, A History of English Clocks, Penguin, 1947, pp. 10-16, 33 ; E. L. Edwards, Weight-driven Chamber
Clocks of the Middle Ages and Renaissance, Alrincham, 1965.
50 Voir M. Gatty, The Book of Sundiales, édition révisée, 1900. On trouvera un exemple de traité expliquant en détail comment
régler les mécanismes d’horlogerie au cadran solaire dans John Smith, Horological Dialogues, 1675. Pour des exemples de donations
en faveur de cadrans solaires, voir C. F. C. Beeson, Clockmaking in Oxfordshire, Banbury Historical Association, 1962, pp. 76-78 ;
A. J. Hawkes, The Clockmakers and Watchmakers of Wigan, 1650-1850, Wigan, 1950, p. 27.
51 La plupart des horloges de clocher ne sonnant pas les heures, on leur associait un sonneur.
52 Charity Commissioners Reports (1837-1838), xxxii, 1re partie, p. 224 ; voir aussi H. Edwards, A Collection of Old English
Customs (1842), notamment, pp. 223-227 ; S. O. Addy, Household Tales (1895), pp. 129-139 ; County Folk-Lore, East Riding of
Yorkshire, présenté par. Mrs. Gutch (1912), pp. 150-151 ; Leicestershire and Rutland, présenté par C. J. Billson (1895), pp. 120-121 ;
C. F. C. Beeson, op. cit., p. 36 ; A. Gatty, The Bell (1848), p. 20 ; P. H. Ditchfield, Old English Customs (1896), pp. 232-241.
53 H. Heaton, The Yorkshire Woollen and Worsted Industries (Oxford, 1965), p. 347. Dans la région des Potteries, il semblerait
que ce soit Wedgwood qui le premier, ait remplacé la corne par la cloche. Voir E. Meteyard, Life of Josiah Wedgwood (1865), I,
pp. 329-330.
54 W. I. Milham, Time and Timekeepers (1923), pp. 142-149 ; F. J. Britten, Old Clocks and Watches and Their Makers,
6e édition. (1932), p. 543 ; E. Burton, The Longcase Clock, 1964, chap. ix.
55 Milham, op. cit., pp. 214-226 ; C. Clutton et G. Daniels, Watches, 1965 ; F. A. B. Ward, Handbook of the Collections
illustrating Time Measurement, 1947, p. 29 ; Cipolla, op. cit., p. 139.
56 Edward Turner, « Extracts from the Diary of Richard Stapley », in Sussex Archaeolical Collection, II, 1899, p. 113.
57 Voir l’excellente étude sur l’origine de cette industrie en Grande-Bretagne dans Cipolla, op. cit., pp. 65-69.
58 À Londres, la guilde des Forgerons a contesté jusqu’en 1697 leur monopole à la guilde des Horlogers (fondée en 1631),
affirmant : « il est de notoriété publique que [les forgerons] sont les premiers et les véritables fabriquant d’horloges et qu’ils ont en la
matière toute compétence et un savoir-faire avéré… ». S. E. Atkins et W. H. Overall, Some Account of the Worshipful Company of
Clockmakers of the City of London, 1881, p. 118. On trouvera l’exemple d’un horloger-forgeron de village dans J. A. Daniell, « The
Making of Clocks and Watches in Leicestershire and Rutland », in Trans. Leics. Archaeol. Soc, xxvii, 1951, p. 32.
59 Les listes de ces horlogers sont citées par Britten, op. cit. ; John Smith, Old Scottish Clockmakers, Edimbourg, 1921 ; et
I. C. Peate, Clock and Watch Makers in Wales, Cardiff, 1945.
60 Archives de la Corporation des Horlogers, Londres, Archives Guildhall, 6026/1. Pour le chronomètre de Harrison, voir Ward,
op. cit., p. 32.
61 I. C. Peate, « John Tibbot, Clock and Watch Maker », in Montgomery-shire Collections, XLVIII, 2e partie, Welshpool, 1944,
p. 178.
62 Commons Journals, liii, p. 251. Des témoins du Lancashire et du Derby rapportèrent des propos de même teneur : ibid.,
pp. 331, 335.
63 En 1798, les fabricants-horlogers des centres de Londres, Bristol, Coventry, Leicester, Prescot, Newcastle, Édimbourg,
Liverpool, Carlisle, et Derby envoyèrent des pétitions contre la taxe. Commons Journals, LIII, pp. 158, 167, 174, 178, 230, 232, 239, 247,
251, 316. On estimait que pour la seule ville de Londres, le secteur employait quelque 20 000 personnes, dont 7 000 à Clerkenwell. À
Bristol, il ne comptait en revanche que 150 à 200 personnes. Pour Londres, voir M. D. George, London Life in the Eighteenth Century,
1925, pp. 173-176 ; Atkins et Overall, op. cit., p. 269 ; Morning Chronicle, 19 décembre 1797 ; Commons Journals, LIII, p. 158. Pour
Bristol, ibid., p. 332. Pour le Lancashire, Victoria County History. Lancashire, 1908.
64 L’estimation basse est celle d’un témoin cité par la commission parlementaire sur les pétitions des horlogers (1798) : Commons
Journals, LIII, p. 328. La consommation intérieure était estimée a 50 000 unités par an, contre 70 000 pour le marché à l’exportation.
On trouvera une estimation comparable pour 1813 (montres et horloges) dans Atkins et Overall, op. cit., p. 276. L’estimation haute porte
sur les boîtiers de montre répertoriés à Goldsmiths Hall – 185 102 boîtiers en argent en 1796, contre 91 346 seulement en 1816 – et
apparaît dans le « Rapport de la commission parlementaire sur les pétitions des horlogers », PP, 1817, VI et 1818, IX, pp. 1, 12.
65 Atkins et Overall, op. cit., pp. 302, 308, estiment (exagérément ?) les importations annuelles (illégales, pour la plupart) à
25 000 montres en or et 10 000 en argent ; voir aussi Anonyme : Observations on the Art and Trade of Clock and Watchmaking
(1812), pp. 16-20.
66 M. D. George, op. cit., p. 70. Il existait bien sûr divers moyens de déterminer l’heure sans horloge : une gravure publiée dans
The Book of English Trades (1818), p. 438, montre un sablier posé sur un banc à côté d’un cardeur ; les batteurs regardaient la lumière
se déplacer sur le sol de la grange pour se repérer dans le temps ; les mineurs d’étain des Cornouailles le mesuraient sous terre au temps
de combustion des bougies, (ces informations m’ont été fournies par J. G. Rule)
67 I. C. Peate, « Two Montgomeryshire Craftsmen », in Montgomeryshire Collections, XLVIII, 1re partie (Welshpool, 1944),
p. 5 ; Daniell, op. cit., p. 39. En 1792, le prix moyen des montres exportées était de 4 livres : PP, 1818, IX, p. 1
68 « A loyal Song », in Morning Chronicle, 18 décembre 1797.
69 Les dérogations prévues par la loi (37 Geo. III, c. 108, cl., XII, XXII et XXIV) concernaient : (a) les foyers exemptés de la taxe
sur les fenêtres et de la taxe foncière (c’est-à-dire les paysans pauvres) possédant une horloge ou une montre ; (b) les horloges « en bois
ou fixées sur du bois et vendues par le fabriquant à un prix n’excédant pas les 20 shillings… » ; et (c) les domestiques agricoles
70 Morning Chronicle, 1er juillet 1797 ; Craftsman, 8 juillet 1779 ; Parl. Hist., XXXIII, passim.
71 Pour l’exercice budgétaire clos au 5 avril 1798 (soit trois semaines après l’abrogation de la loi) l’impôt avait généré 2 600 livres
de recettes : PP, CIII, Accounts and Papers (1797-98), xlv, pp. 933 (2) et 933 (3)
72 Morning Chronicle, 26 juillet 1797
73 C’est ce que semblerait indiquer le peu d’empressement des autorités à recouvrer les arriérés. Impôts exigés en juillet 1797 :
recettes pour l’exercice clos en janvier 1798 : 300 livres ; Impôts abrogés en mars 1798 : arriérés perçus pour l’exercice clos en janvier
1799 : 35 420 livres ; pour l’exercice clos en janvier 1800 : 14 966 livres. PP, CIX, Accounts and Papers (1799-1800), LI, pp. 1 009(2) et
1 013(2).
74 Morning Chronicle, 16 mars 1798 ; Commons Journals, LIII, p. 328.
75 Voir les pétitions citées à la note 33 ci-dessus ; Commons Journals, LIII, pp. 327-333 ; Morning Chronicle, 13 mars 1798. Les
deux tiers des horlogers de Coventry se seraient retrouvés au chômage : ibid., 8 décembre 1797.
76 Craftsman, 17 mars 1798. Cette loi n’aura en fin de compte réussi qu’à imposer dans les tavernes et lieux publics la « l’Horloge
de la loi du Parlement ».
77 En 1813, on trouvait des montres importées pour 5 shillings à peine : Atkins et Overall, op. cit., p. 292. Voir aussi note 39 ci-
dessus. Une bonne montre de gousset en argent de facture anglaise coûtait 2 à 3 guinées en 1817 (Commission parlementaire sur les
pétitions des horlogers, PP, 1817, VI) ; vers 1830, on pouvait se procurer une montre en métal de qualité satisfaisante pour 1 livre :
D. Lardner, Cabinet Cyclopaedia (1834), III, p. 297.
78 Un grand nombre de montres ont dû changer de mains dans les bas-fonds de Londres : une loi de 1754 (27 Geo. II, c. 7)
prévoyait des sanctions à l’encontre des receleurs de montres volées. Ce qui, bien entendu, n’a pas découragé les pickpockets : voir par
exemple Minutes of the Select Committee to Inquire into the State of the police in the Metropolis (1816), p. 437 : « les voleurs de
montre pouvaient s’en débarrasser aussi facilement que n’importe quel autre article… Ils jetaient leur dévolu sur de bonnes montres en
argent qui allaient chercher dans les 2 livres, ou dans les 5 ou 6 livres pour celles en or ». Les receleurs de Glasgow en auraient revendu
des quantités dans les comtés ruraux d’Irlande (1834) : voir J. E. Handley, The Irish in Scotland, 1798-1845, Cork, 1943, p. 253.
79 « Winchester étant l’un des principaux points de ralliement des volontaires de la milice, a connu des scènes d’émeutes, de
débauche et d’excès absurdes. On suppose que les neuf dixièmes des soldes versées à ces hommes, qui se montent au moins à
20 000 livres, ont été aussitôt dépensées dans les cabarets, chez les tailleurs, les horlogers, les chapeliers, etc. Emportés par ce vent de
folie gratuite, certains sont allés jusqu’à manger des billets de banque entre deux tranches de pain beurré. » Monthly Magazine,
septembre 1799.
80 Plusieurs témoins déposant devant la commission parlementaire de 1817 ont dénoncé la mise en circulation dans les foires de
campagne de montres de médiocre qualité (que l’on appelait parfois des « montres de juif »), qui étaient vendues à des naïfs au cours de
fausses ventes aux enchères : PP, 1817, VI, pp. 15-16.
81 Benjamin Smith, Twenty-four Letters from Labourers in America to their Friends in England, 1829, p. 48 : ce passage fait
référence à certaines régions du Sussex où vingt personnes formaient un club (comme un club d’éleveurs), payaient 5 shillings chacune
pendant vingt semaines consécutives, puis tiraient au sort des lots correspondant à une montre d’une valeur de 5 livres
82 PP, 1817, VI, pp. 19, 22.
83 C. M. Smith, The Working Man’s Way in the World, 1853, pp. 67-68.
84 W. Radcliffe, The Origin of Power Loom Weaving, Stockport, 1828, p. 167.
85 Morning Chronicle, 25 octobre 1849. Mais pour JR. Porter, The Progress of the Nation (1843), III, p. 5, le simple fait de
posséder une montre constituait « un signe certain de prospérité et de respectabilité pour un ouvrier ».
IV

IV
Mais de la montre, revenons-en à la tâche. L’importance accordée au temps dans le travail est
étroitement liée à la nécessité de synchroniser la main-d’œuvre. Tant que l’industrie manufacturière
restait cantonnée à la sous-traitance à domicile ou aux petits ateliers artisanaux et qu’elle n’était pas
organisée selon une division des tâches complexes, le degré de synchronisation exigé était moindre et
le travail restait « orienté par la tâche »86. Dans ce système de sous-traitance, on passait beaucoup de
temps à aller chercher, transporter ou attendre les matériaux. Les intempéries pouvaient perturber non
seulement l’agriculture, le bâtiment et les transports mais aussi les filatures, car les pièces achevées
devaient être mises à sécher sur des étendoirs. En étudiant de plus près chaque tâche, on est surpris
de constater la multiplicité de sous-tâches que le même ouvrier ou le même groupe familial devait
réaliser dans une maison ou dans un atelier. Même dans les grands ateliers, les hommes continuaient
parfois à accomplir tout un éventail de tâches à leur banc ou à leur métier, et – mis à part les cas où
les craintes de coulage ou de vol de matériel imposaient une surveillance plus étroite – ils
bénéficiaient d’une certaine flexibilité dans leurs allées et venues.
Avant l’avènement de la production de masse mécanisée, l’organisation du travail était donc
caractériséepar l’irrégularité. Dans le cadre de la production requise pour la semaine ou la quinzaine
– tant de verges de tissus, tant de clous ou de paires de chaussures – la journée de travail pouvait être
plus ou moins longue. De plus, dans les premiers temps de l’industrie manufacturière et de l’industrie
minière, de nombreux emplois mixtes persistaient : les employés des mines d’étain de Cornouailles
pêchaient aussi le pilchard ; leurs collègues des mines de plomb du Nord cultivaient parallèlement de
petits lopins de terre ; les artisans des villages louaient leurs services dans le bâtiment, les
transports, la menuiserie ; les ouvriers à domicile délaissaient leur emploi pour aller moissonner ; les
petits fermiers des Pennines étaient aussi tisserands.
De par la nature même de ces travaux, très peu de renseignements précis nous sont parvenus sur
le temps qu’ils prenaient. Le journal d’un tisserand-fermier qui consigna minutieusement ses activités
en 1782-1783 nous éclaire toutefois sur la diversité de ces tâches. En octobre 1782, outre son métier
de tisserand, il est encore employé aux moissons et aux battages. Par temps de pluie, il peut tisser
entre huit verges et demi ou neuf verges de tissu ; le 14 octobre, il livre sa pièce achevée, et ne tisse
donc que quatre verges trois-quarts ; le 23, il « travaille à l’extérieur » jusqu’à 15 heures, et ne tisse
que deux verges avant le coucher du soleil, puis « rapièce [son] habit dans la soirée ». Le
24 décembre « j’ai tissé 2 verges avant 11 heures. J’ai fait le tas de charbon, balayé le plafond et les
murs de la cuisine et épandu le fumier jusqu’à 10 heures du soir ». Mis à part les moissons, les
battages, le barattage, l’entretien des fossés et le jardinage, il précise :
18 janvier 1783 : J’ai été embauché pour préparer une stalle pour un veau et aller chercher les hautes branches de trois grands
arbres qui poussaient dans l’allée et ont été abattus ce jour là pour être vendus à John Blagbrough.
21 janvier : Je n’ai tissé que 2 verges trois-quarts car j’ai dû m’occuper de la vache qui venait de vêler (Le lendemain, je suis
allé à Halifax acheter des remèdes pour la vache).
Le 25 janvier, il tisse deux verges, se rend au village voisin et s’acquitte de « menus travaux autour et
dans la cour, et écri[t] une lettre dans la soirée ». Entre autres occupations, il effectue des livraisons
à façon avec une charrette à cheval, ramasse des cerises, aide à construire la digue d’un moulin,
participe à une réunion chez les baptistes et assiste à une pendaison publique87.
Ces activités irrégulières doivent être vues dans le cadre du cycle irrégulier de la semaine de
travail (voire de l’année de travail) qui indignait tant les moralistes et les mercantilistes du
XVIIe siècle. Une ballade publiée en 1639 nous en donne une version satirique :
Chacun sait que Lundi est frère de Dimanche,
et que Mardi en est un autre ;
Mercredi il faut aller à l’église prier ;
Jeudi est à demi chômé ;
Vendredi, il est trop tard pour se mettre à filer
Et Samedi est encore à demi férié.88

En 1681, John Houghton s’offusque de tant d’oisiveté :


On a remarqué que lorsque les tricoteurs et les fabricants de bas de soie tiraient bon prix de leur travail, ils travaillaient
rarement le lundi ou le mardi, et passaient le plus clair de leur temps à la taverne ou au jeu de quilles… Les tisserands, qui sont
bien souvent ivres le lundi, ont mal aux cheveux le mardi et le mercredi leurs outils ne sont pas état. Quant aux cordonniers, ils
préféreraient être pendus qu’oublier la Saint-Crépin le lundi… et cela dure habituellement tant qu’ils ont encore un sou en
poche ou quatre liards de crédit.89

Lorsque les hommes avaient le contrôle de leur vie professionnelle, leur temps de travail oscillait
donc entre d’intenses périodes de labeur et d’oisiveté. (Organisation que l’on retrouve au demeurant
aujourd’hui chez les travailleurs indépendants – artistes, écrivains, petits fermiers, et sans doute aussi
chez les étudiants –, ce qui porterait à se demander si ce n’est pas là un rythme de travail « naturel »
pour l’homme.) À en croire la tradition, les lundi et mardi, la navette du métier à tisser était rythmée
par la lente goualante des tisserands : « On a bien l’temps, on a bien l’temps. » Les jeudi et vendredi,
ils changeaient de refrain : « Plus qu’un jour à tirer, plus qu’un jour à tirer. »90. La tentation de
rester au lit une heure de plus le matin obligeait à achever le travail tard le soir à la chandelle91. Très
peu de corporations manquaient d’observer la Saint-Lundi : cordonniers, tailleurs, charbonniers,
typographes, potiers, tisserands, bonnetiers, couteliers – autant de métiers des quartiers populaires de
Londres. Si, à l’époque des guerres napoléoniennes, la plupart des secteurs d’activité de Londres
connaissaient le plein-emploi, un témoin déplorait que « la Saint-Lundi soit si religieusement
observée dans cette grande ville […] et généralement suivie de la Saint-Mardi »92. D’après une
chanson populaire de la fin du XVIIIe siècle, Les Joyeux Couteliers, ce rituel n’était pas sans
susciter quelques tensions dans les ménages :
Par un beau Saint-Lundi,
Assis près de la forge,
Je racontais mon dimanche,
tout de joyeuse humeur
Quand soudain j’entendis la trappe se lever
Et sur l’échelle surgit ma femme :
« Le diable de toi, Jack, je vais te dessoûler, moi !
Tu mènes une vie d’ivrogne,
Tu restes assis au lieu de travailler,
Avec ton pichet sur les genoux ;
Le diable de toi, tu seras toujours un fainéant
Et moi, je m’échine à te servir. »

La femme poursuit son sermon, avec un débit « plus rapide que mon burin un vendredi », affichant ses
revendications de consommatrice :
Regardes donc, vois à quoi ressemble mon corset,
Vois mes pauvres souliers ;
Ma robe et mon jupon à demi mités,
Et mes bas tout filés.

Et de menacer d’une grève générale :


Tu sais que je n’aime ni les scènes ni les querelles,
Mais je n’ai plus de savon ni de thé.
Le diable t’emporte, Jack, lâche ta bouteille
Ou plus jamais tu ne te coucheras à mon côté.93

Il semble bien que la Saint-Lundi ait été célébrée presque partout où l’on trouvait de petites
industries domestiques ou de sous-traitance à façon. Elle était observée dans les mines et parfois
jusque dans les manufactures et les industries lourdes94. Elle se perpétua en Angleterre au
XIXe siècle – et même jusqu’au XXe siècle95 – pour tout un ensemble de raisons socio-économiques
complexes. Dans certaines corporations, les petits patrons eux-mêmes acceptaient cette institution et
consacraient le lundi à la réception ou à la distribution des travaux. À Sheffield, où les couteliers
honoraient obstinément le saint depuis des siècles, c’était devenu « une coutume et une habitude bien
ancrée » que les aciéries elles-mêmes respectaient (1874) :
Cette oisiveté du lundi est, dans certains cas, officialisée par le fait que le lundi est le jour que l’on réserve à la réparation des
machines des grandes aciéries.96

Dans les localités où la coutume était solidement établie, le lundi était le jour où chacun pouvait faire
son marché et vaquer à ses affaires personnelles. Et, comme l’écrit Duveau à propos des ouvriers
français : « Le dimanche est le jour de la famille, le lundi celui de l’amitié. » Et au XIXe siècle, cette
observance devint un privilège accordé aux artisans les mieux payés97.
En 1903 encore, le récit d’un « vieux potier » fournit des observations fort judicieuses sur
l’irrégularité des horaires de travail qui se perpétuèrent dans les plus anciens ateliers de poterie
jusqu’au milieu du XIXesiècle. Vers 1830 et 1840, les potiers « observaient religieusement la Saint-
Lundi ». Bien que la plupart des emplois fussent des engagements à l’année, le salaire hebdomadaire
était indexé sur la productivité, et les potiers qualifiés embauchaient leurs enfants et travaillaient à
leur propre rythme, presque sans aucune surveillance. Les enfants et les femmes venaient travailler le
lundi et le mardi, mais il régnait ces jours-là une « atmosphère de vacances » et la journée de travail
était plus courte que de coutume, car les potiers, partis boire leurs gages de la semaine précédente,
s’absentaient une bonne partie du temps. Mais les enfants étaient censés préparer le travail
(confectionner par exemple les anses des pots qu’il tournerait), et tous enduraient des journées de
travail exceptionnellement longues (de quatorze heures et parfois seize heures), du mercredi au
samedi :
Depuis, je me suis dit que sans les repos accordés dans toutes les poteries aux femmes et aux garçons en début de semaine, la
tension extrême des quatre derniers jours n’aurait pu être soutenue.

« Le Vieux Potier », qui n’était en fait autre qu’un prédicateur méthodiste converti aux idées
libérales-radicales, voyait dans ces coutumes qu’il déplorait une conséquence de l’absence de
mécanisation des poteries. Il maintenait que cette indiscipline dans le travail quotidien déteignait sur
tout le mode de vie et l’organisation de la vie ouvrière dans les Potteries : « La mécanisation assure
la discipline des opérations industrielles », assurait-il, poursuivant :
Si tous les matins dès six heures, une machine à vapeur avait ronflé, les ouvriers auraient pris l’habitude de travailler de façon
continue et régulière. […] J’ai également remarqué que les machines favorisent la planification. […] Cette qualité manquait
tragiquement aux ouvriers des Potteries. Ils vivaient comme des enfants, sans jamais calculer à l’avance leur travail ou ses
résultats. Dans certains des comtés les plus au nord, l’habitude de planifier les a rendus très avisés à bien des égards. Les
grandes sociétés coopératives n’auraient jamais atteint un développement si impressionnant et si fructueux sans l’organisation
attachée à l’usage des machines. Une machine travaillait tant d’heures par semaine et produisait telle longueur ou tant de
verges de tissus. Chaque minute comptait dans ces résultats, tandis que dans les Potteries, on ne considérait ni les heures, ni
même parfois les jours, comme des facteurs déterminants de la production. Il resterait bien encore les matinées et les nuits des
derniers jours de la semaine, et on comptait toujours sur ces moments pour rattraper le temps perdu par négligence en début de
semaine.98

Ce rythme de travail irrégulier était souvent associé aux beuveries de fin de semaine. À l’époque
victorienne, de nombreux pamphlets des sociétés de tempérance s’en prenaient à la Saint-Lundi. Mais
même l’artisan le plus sobre et le plus discipliné éprouvait le besoin de rompre son rythme de
travail. « Je ne sais comment décrire l’aversion profonde qui s’empare parfois du travailleur et
l’empêche irrémédiablement, pendant un temps plus ou moins long, de se concentrer sur son
occupation habituelle », écrivait Francis Place en 1829. Et il ajoutait en note un témoignage
personnel :
Pendant près de six ans de ma vie professionnelle, alors que j’avais entre douze et dix-huit heures de travail par jour, quand je
ne pouvais plus, pour les raisons que j’ai dites, continuer à travailler, je fuyais mon ouvrage et filais aussi vite que je le pouvais à
Highgate, Hamstead, Muswell-Hill ou Norwood, puis je « revenais à mon vomi »… C’est ce que font tous les travailleurs que
j’ai rencontrés, et plus la situation d’un homme est désespérée, plus ces escapades sont fréquentes et longues.99

Relevons enfin que l’irrégularité de la journée et de la semaine de travail correspondait, jusque dans
les premières décennies du XIXe siècle, à une année de travail encore plus irrégulière, ponctuée par
les fêtes traditionnelles et les jours de foires. Pourtant, bien qu’au XVIIe siècle le Sabbat l’ait
emporté sur les anciens jours des Saints100, les gens se raccrochèrent obstinément à leurs veillées et à
leurs fêtes coutumières, en en amplifiant peut-être même la vigueur et la fréquence101.
Ce constat qui vaut pour l’industrie manufacturière pourrait-il être appliqué aux ouvriers
agricoles ? De prime abord, il semblerait qu’il faille là un travail quotidien et hebdomadaire
continu : aux champs, le paysan ne connaissait pas la Saint-Lundi. Encore faut-il distinguer plus
précisément les différentes conditions de travail. Au XVIIIe et au XIXe siècles, il y avait dans tous
les villages des artisans indépendants et une importante main-d’œuvre affectée à des tâches
irrégulières102. De plus, à l’époque où les terres n’étaient pas clôturées, on reprochait généralement
aux jachères et aux vaines pâtures d’être improductives et de représenter une perte de temps pour le
petit fermier ou le villageois :
[…] offrez-leur du travail et ils vous diront qu’ils doivent aller surveiller leurs moutons, couper des ajoncs ou chercher la vache
à la mare, ou peut-être diront-ils qu’ils doivent faire ferrer leur cheval qui devra les porter à une course de chevaux ou un
match de cricket. (Arbunthnot, 1773)

À tant lambiner derrière son troupeau, il s’habitue à l’indolence. Il perd ainsi sans même s’en rendre compte des quarts de
journées, des demi-journées, voire des journées entières. C’est à désespérer du travail à la journée. (Rapport sur le Somerset,
1795)

Lorsqu’un journalier possède plus de terre que sa famille et lui-même ne peuvent en cultiver dans la soirée […] le fermier ne
peut plus attendre de lui un travail régulier. (Commercial & Agricultural Magazine, 1800)103

À quoi nous devrions ajouter les griefs fréquents des partisans du progrès agricole qui ne voyaient
qu’une déplorable perte de temps tant dans les foires saisonnières que dans les marchés
hebdomadaires (avant l’apparition des épiceries de village)104.
Le garçon de ferme ou l’ouvrier agricole salarié, qui effectuait ses heures contractuelles et même
plus, qui n’avait droit ni à la vaine pâture ni à posséder des terres et qui, s’il n’était pas logé sur
place, vivait dans une ferme que lui baillait son maître, était sans aucun doute tenu à une discipline de
travail d’airain, au XVIIe comme au XVIIIe siècles. En 1636, Markham décrivait avec délectation la
journée d’un laboureur logé :
Le laboureur se lèvera avant quatre heures du matin, et après avoir rendu grâces à Dieu pour le repos qu’Il lui a accordé et
prié pour le succès de ses tâches, il se rendra à son écurie…

Après avoir curé l’écurie, pansé et nourri ses chevaux et préparé son attelage, il pourra prendre son
petit déjeuner (entre six heures et six heures trente), puis il labourera jusqu’à deux ou trois heures de
l’après-midi, prendra une demi-heure pour dîner, soignera ses chevaux, etc., jusqu’à six heures trente
du soir, heure à laquelle il pourra rentrer souper :
Et après son souper, soit il s’installera devant l’âtre pour réparer ses souliers et ceux de sa famille, soit il ira battre ou démêler
du chanvre ou du lin, ou trier et presser des pommes douces ou sures pour le cidre ou le verjus, ou bien il ira moudre du malt au
moulin à bras, ramasser des roseaux à chandelles, ou s’acquitter de quelque tâche domestique à l’intérieur jusqu’à ce que
sonnent huit heures…

Tout cela fait, il pourra se retirer – non cependant sans avoir une fois encore soigné ses bêtes et
« rendu grâce au Seigneur pour les bienfaits qui lui ont été dispensés en ce jour »105.
Cette description éveille tout de même un certain scepticisme. La nature même de cette
occupation pose d’évidence problème : le labour n’est pas une activité à l’année. Les horaires et les
tâches varient nécessairement en fonction des conditions météorologiques. Les chevaux, sinon les
hommes, doivent se reposer. Comment, en outre, surveiller cet emploi du temps ? Le récit de Robert
Loder indique que (lorsqu’ils échappaient à l’œil vigilant du maître) les domestiques ne passaient
guère leur temps agenouillés à rendre grâces au Seigneur pour leur sort enviable : « puisque les
hommes peuvent travailler à leur gré, ils peuvent donc tout aussi bien fainéanter106. Le fermier lui-
même aurait été astreint à des heures exceptionnellement longues pour tenir tous ses employés
occupés en permanence107. Et le garçon de ferme pouvait revendiquer chaque année son droit à
dénoncer son contrat, si son emploi lui déplaisait.
La clôture des champs et le progrès agricole furent donc deux phénomènes qui contribuèrent dans
une certaine mesure à une gestion plus efficace du temps et de la main-d’œuvre. À la fin du XVIIIe,
les champs clos et l’excédent de main-d’œuvre disponible a resserré l’étau sur ceux qui disposaient
d’un emploi régulier. Ils durent choisir entre l’emploi à temps partiel – et ainsi se retrouver soumis à
la loi sur les pauvres –, ou une discipline de travail plus rigoureuse. Cela n’était pas tant le fait de
nouvelles techniques que de la farouche volonté des nouveaux employeurs capitalistes de mieux
rentabiliser le temps. Ce problème est au cœur du débat entre les partisans d’une main-d’œuvre
salariée régulière et les partisans du travail « à façon » (c’est-à-dire des journaliers employés à des
travaux particuliers et payés à la tâche). Vers 1790, Sir Mordaunt Martin condamnait le recours aux
façonniers,
que les gens acceptent pour s’épargner le souci de surveiller leurs employés : le résultat est que le travail est mal fait, qu’à la
taverne, les ouvriers se vantent de ce qu’il peuvent dépenser « en un clin d’œil », et que cela fâche ceux qui ne touchent qu’un
salaire raisonnable.

« Un fermier » lui opposait que le travail à façon pouvait fort bien être associé au salariat
permanent :
Deux journaliers s’engagent à faucher une parcelle d’herbe à deux shillings ou une demi-couronne l’acre. J’envoie avec leurs
faux deux de mes domestiques au champ et je suis assuré que leurs compagnons ne les laisseront guère faiblir à l’ouvrage ; et
ainsi, je gagne… les heures de travail de mes domestiques, qui viennent s’ajouter à celles que mes journaliers consacrent
volontairement.108

Le XIXe siècle trancha résolument en faveur du travail payé à la semaine, auquel on pouvait
adjoindre en cas de besoin le travail à façon. La journée de l’ouvrier agricole du Wiltshire, décrite
vers 1870 par Richard Jeffries, était à peine moins longue que celle que décrivait Markham. Peut-être
était-ce sa capacité à travailler ainsi sans relâche qui lui donnait cette « démarche maladroite » et
« cette lenteur léthargique qui semble accompagner chacun de ses gestes »109.
Dans l’économie rurale, c’était à la femme de l’ouvrier agricole qu’incombait le travail le plus
dur et le plus long. De toutes ses fonctions, celle qui consistait à s’occuper des enfants était la plus
nettement orientée par la tâche. L’autre grand volet de son travail se déroulait aux champs, dont elle
ne repartait que pour reprendre ses corvées domestiques. Comme s’en plaignait Mary Collier dans
une réplique caustique à Stephen Duck :
[…] lorsque nous rentrons au foyer
Hélas, nous comprenons que notre travail ne fait que commencer ;
Tant de choses demandent nos soins
Que dix mains ne nous seraient pas de trop.
Une fois les enfants couchés, nous mettons tout notre soin
À préparer votre retour à la maison :
Vous soupez et allez derechef au lit
Et vous vous reposez jusqu’au lendemain,
Tandis que nous ne pouvons hélas dormir que très peu
Car nos enfants turbulents pleurent et s’agitent…
À tous les travaux nous prenons part,
Et de l’heure où commence la moisson
À celle où le blé est coupé et rentré,
Notre labeur et nos corvées quotidiennes sont tels
Que nous n’avons presque jamais le temps de rêver.110

De telles cadences n’étaient supportables que parce qu’une partie du travail (garder les enfants à la
maison), s’avérait nécessaire et inévitable et n’était pas le fait d’une contrainte extérieure. Cela reste
vrai aujourd’hui et, malgré le temps que passent les enfants à l’école et devant la télévision, les
rythmes du travail domestique de la femme ne peuvent se mesurer en heures. Une mère avec des
enfants en bas âge n’a qu’une vague notion du temps, qui pour elle est réglé par d’autres marées
humaines. Elle n’a pas encore échappé aux conventions de la société « préindustrielle ».

NOTES
86 À propos de certains problèmes soulevés dans cette partie et la suivante, voir en particulier Keith Thomas, « Work and Leisure
in Pre-Industrial Societies », Past and Present, n° 29, 1964. Et aussi C. Hill, « The Uses of Sabbatarianism », Society and Puritanism
in Pre-Revolutionary England, 1964 ; E.S. Furniss, The Position of the Laborer in a System of Nationalism, Boston, 1920 ; réédition
1965 ; D.C. Coleman, « Labour in the English Economy of the Seventeenth Century », in Econ. Hist. Rev., 2e série, VIII (1955-1956) ;
S. Pollard, « Factory Discipline in the Industrial Revolution », in Econ. Hist. Rev., 2e série, XVI (1963-1964) ; T.S. Ashton, An
Economic History of England in the Eighteenth Century (1955), chap. vii ; W.E. Moore, Industrialization and Labor, New York,
1952 ; et B.F. Hoselitz et W.E. Moore, Industrialization and Society, UNESCO, 1963.
87 Journal manuscrit de Cornelius Ashworth de Wheatley, Halifax Reference Library ; voir aussi T.W. Hanson, « The Diary of a
Grandfather », in Trans. Halifax Antiq. Soc., 1916 ; M. Sturge Henderson, Three Centuries in North Oxfordshire, Oxford, 1902,
pp. 133-146, 103, cite des passages du journal d’un tisserand de Charlbury en 1784 faisant état du même type d’activités (tissage, tue-
cochon, abattage des arbres, marché). Il est intéressant de comparer les emplois du temps avec ceux d’économies plus rudimentaires ;
voir par exemple Sol Tax, Penny Capitalism – a Guatemalan Indian Economy, Washington, 1953, pp. 104-105 ; George M. Foster, A
Primitive Mexican Economy, New York, 1942, pp. 35-38 ; M.J. Herskovits, The Economic Life of Primitive Peoples, New York, 1940,
pp. 72-79 ; Raymond Firth, Malay Fishermen, 1946, pp. 93-97.
88 Divers Crab-Tree Lectures, 1639, p. 126, cité par John Brand, Observations on Popular Antiquities, 1813, I, pp. 459-460.
Selon H. Bourne, Antiquitates Vulgares, Newcastle, 1725, p. 15 et suivantes, le samedi après-midi dans les villages et à la campagne,
« les travaux des labours cessent et tout le village se repose et profite de la douceur de vivre ».
89 J. Houghton, Collection of Letters, 1683, p. 177, cité par Furniss, op. cit., p. 121.
90 Hanson, op. cit., p. 234
91 J. Clayton, Friendly Advice to the Poor, Manchester, 1755, p. 36.
92 Report of the Trial of Alexander Wadsworth against Peter Laurie, 1811, p. 21. Ce reproche s’adresse tout particulièrement
aux bourreliers.
93 The Songs of Joseph Mather, Sheffield, 1862, pp. 88-90. Il s’agit visiblement là d’un thème très prisé des compositeurs de
ballades. Charles Parker m’avait ainsi signalé cette ballade de Birmingham intitulée La Saint-Lundi, jour de bamboche :
Saint-Lundi apporte bien d’autresmisères,
Car quand l’argent a filé,
Ce sont les habits des petits qu’on engage
Et ce n’est pour plaire ;
Et quand au soir, il rentre en titubant
Il ne sait que dire,
Un fou est plus courageux que lui
En un jour de bamboche.
94 En 1800, les tisserands mexicains honoraient Saint-Lundi. Voir Ian Bazant, « Evolution of the textile industry of Puebla, 1544-
1845», in Comparative Studies in Society and History, VIII, 1964, p. 65. On trouvera de précieux témoignages sur cette coutume en
France dans les années 1850 et 1860 dans George Duveau, La Vie ouvrière en France sous le Second Empire, Paris, 1946, pp. 242-
248, et P. Pierrard, La Vie ouvrière à Lille sous le Second Empire, Paris, 1965, pp. 165-166. Dans une étude sur les conditions de
travail en Europe dans les années 1870, réalisée avec la collaboration de consuls américains, Edward Young mentionne l’existence de
cette coutume en France, en Belgique, en Prusse, à Stockholm, etc. : E. Young, Labour in Europe and America, Washington, 1875,
pp. 576, 661,674, 685, etc.
95 Tout particulièrement dans les mines. Un vieux mineur du Yorkshire m’a raconté que dans sa jeunesse, le lundi matin, on tirait à
pile ou face pour décider si l’on allait travailler ou non. J’ai également entendu dire que des tonneliers de Burton-on-Trent observent
encore la Saint-Lundi sous sa forme la plus pure et traditionnelle.
96 E. Young, op. cit., pp. 408-409 (rapport du consul des États-Unis). De même, dans certaines régions minières, les employeurs
avaient entériné la tradition du « lundi, jour de paie », et les puits n’étaient ouverts que pour les réparations : le lundi, « on ne fait que de
l’entretien », Report of the Select Committee on the Scarcity and Dearness of Coal, PP, 1873. X, pp. 177, 201-207.
97 Duveau, op. cit., p. 247. T Wright, « compagnon mécanicien », consacre à la Saint-Lundi un chapitre entier de son livre : Some
Habits and Customs of the Working classes, 1867, notamment pp. 112-116. Il se trompe toutefois en pensant qu’il s’agit d’une
institution « relativement récente » et qu’elle provient de l’introduction de la machine à vapeur qui aurait donné naissance à « un corps
important d’ouvriers hautement qualifiés et bien payés » – et surtout des mécaniciens !
98 « Un vieux potier », in When I was a Child, 1903, pp. 16, 47-49, 52-54, 57-58, 71, 74-75, 81, 185-186, 191. M.W. Sokol, de
l’université du Wisconsin, a attiré mon attention sur de nombreux cas signalés en 1853-1854 dans le Staffordshire Potteries Telegraph,
dans lesquels les employeurs avaient réussi à faire condamner à des amendes où à la prison des ouvriers qui ne s’étaient pas présentés à
leur travail, souvent le lundi ou le mardi. Ces actions en justice invoquaient la rupture de contrat (fondé sur l’engagement annuel). Voir à
ce propos Daphne Simon, « Master and Servant », in Democracy and the Labour Movement, sous la direction de J. Saville, 1954.
Malgré cette campagne de représailles, la coutume de la Saint-Lundi reparaît dans le Report of the Children’s Employment
Commission, PP, 1863, XVIII, p. XXVII-XXVIII.
99 F. Place, Improvement of the Working People, 1834, pp. 13-15, British Museum. Manuscrit complémentaire n° 27825. Voir
aussi John Wade, History of the Middle and Working Classes, 3e édition (1835), pp. 124-125.
100 Voir Hill, op. cit.
101 Clayton, op. cit., p. 13, estimait que « la coutume a établi tant de jours fériés, que peu de nos ouvriers de l’industrie
manufacturière… travaillent réellement et régulièrement plus de deux tiers de leur temps ». Voir aussi Furniss, op. cit., pp. 44-45, et le
résumé de mon article paru dans le Bulletin of the Society for the Study of Labour History, n° 9 (1964).
102 « Nous avons quatre ou cinq petits fermiers… nous avons un maçon, un charpentier, un forgeron et un meunier, qui tous […]
ont la fâcheuse habitude de trinquer à la santé du Roi… Ils travaillent par à-coups : tantôt ils sont submergés, tantôt ils n’ont rien ; en
général ils ont de nombreuses heures de loisir, puisqu’ils ont confié la partie la plus dure de leur travail à des hommes qu’ils
embauchent… », « Un fermier » décrivant son village en 1798 (voir note 78 ci-dessous).
103 Cité par J.L. et B. Hammond, The Village Labourer, 1920, p. 13 ; E.P. Thompson, The Making of the English Working
Class, 1963, p. 220.
104 Voir e.g. Annals of Agriculture, XXVI (1796), p. 370 n.
105 G. Markham, op. cit., pp. 115-117.
106 En 1617, cherchant à comprendre pourquoi ses stocks de blés sont si bas, Loder remarque : « J’ignore quelle pourrait en être la
cause, mais cela s’est passé l’année où R. Pearce & Alce étaient à mon service et étaient très amoureux (comme cela ne se voyait que
trop). Dieu seul sait s’il a donné le blé à mes chevaux… ou s’il a tout simplement mystérieusement disparu. » Robert Loder’s Farm
Accounts, présenté par. G. E. Fussell (Camden Society, 3e série, LIII, 1936), pp. 59, 127.
107 On trouvera la description de la journée d’un fermier très occupé dans William Howitt, Rural Life of England, 1862, pp. 110-
111.
108 Sir Mordaunt Martin, Bath and West and Southern Counties, Society, Letters and Papers, Bath, 1795, VII, p. 109 ; « Un
fermier » : « Observations on Taken-Work and Labour », in Monthly Magazine, septembre 1798, mai 1799.
109 J. R. Jefferies, The Toilers of the Field, 1892, pp. 84-88, 211-212.
110 Mary Collier, de son état blanchisseuse à Petersfield, dans le Hampshire : The Woman’s Labour : an Epistle to Mr. Stephen
Duck : in Answer to his late Poem, called The Thresher’s Labour, 1739, pp. 10-11, (réimpression, 1989).
V

V
Ce n’est pas sans raison que je mets le terme « préindustriel » entre guillemets. La transition vers une
société industrielle à part entière appelle certes une analyse sociologique aussi bien qu’économique ;
mais on se contente bien trop souvent de brandir des principes tels « la priorité au temps » ou « la
tendance décroissante de l’offre de main-d’œuvre » pour tenter – maladroitement – de mettre des
termes économiques sur des problèmes sociologiques. De la même façon, la volonté de réduire à des
modèles élémentaires un phénomène unique, supposé neutre et défini par la technologie, tel
l’« industrialisation », est tout aussi suspecte111. D’une part, c’est faire beaucoup de violence à la
sémantique que de qualifier de « préindustrielles » les industries manufacturières hautement
développées et fortement axées sur la technologie de la France et de l’Angleterre du xviiie siècle (et
avec elles, les modes de vie correspondants). Cet épithète ouvre en outre la voie à d’infinies
parallèles fallacieux entre des sociétés de niveau économique très différent. D’autre part, cette
« transition » ne s’est jamais faite selon un seul et même type de modalités. Elle a nécessairement des
répercussions sur la culture tout entière : la résistance au changement et l’acceptation du changement
proviennent de la culture dans son ensemble. Et cette culture exprime en elle-même les systèmes de
pouvoir, les rapports à la propriété, les institutions religieuses, etc. – autant d’éléments qu’on ne peut
négliger sans édulcorer les phénomènes et réduire l’analyse à des banalités. Surtout, la transition
n’est pas un passage vers« l’industrialisation » tout court, mais vers un capitalisme industriel ou
(pour le XXe siècle) vers des systèmes alternatifs dont on connaît encore mal les caractéristiques. Ce
qui nous intéresse ici ne se limite pas aux évolutions des techniques manufacturières qui appellent
une meilleure synchronisation du travail et une plus grande exactitude des horaires dans n’importe
quelle société ; mais bien davantage la façon dont ces bouleversements sont vécus dans une société
qui s’ouvre au capitalisme industriel. Nous attachons tout autant d’importance à la perception du
temps telle que la technologie la détermine, qu’à la mesure du temps comme moyen d’exploitation de
la main-d’œuvre.
En Angleterre, plusieurs facteurs expliquent que cette transition ait été particulièrement longue et
conflictuelle : l’un de ceux que l’on a souvent noté est que dans la mesure où l’Angleterre fut le
berceau de la révolution industrielle, elle ne disposait ni de Cadillacs, ni d’aciéries, ni de téléviseurs
susceptibles de démontrer sa finalité. De plus, les prémices de la révolution industrielle furent si
longs, qu’au début du XVIIIe siècle, il existait déjà une culture populaire vigoureuse et reconnue dans
les régions manufacturières – au grand désespoir des tenants de la discipline. John Tucker, doyen de
Gloucester, estimait ainsi en 1745 que « les classes les plus basses de la société » étaient totalement
dégénérées. Les étrangers, sermonnait-il, assimilaient « le bas peuple de nos cités populeuses aux
gredins les plus abandonnés et les plus licencieux qui soient sur cette terre ».
Tant de vulgarité et d’insolence, tant de débauche et de prodigalité, tant d’oisiveté, d’irréligion, de jurons et de blasphèmes, et de
mépris pour toute règle et toute autorité…
Notre peuple s’est enivré au calice de la liberté.112

Les horaires de travail irréguliers dont nous parlions plus haut expliquent en partie la sévérité des
doctrines mercantilistes qui préconisaient de maintenir les salaires à des niveaux assez bas pour
lutter contre l’oisiveté ; il a d’ailleurs fallu attendre la seconde moitié du xviiie siècle pour que des
incitations salariales capitalistes « normales » commencent à entrer dans les usages113. Les conflits
portant sur la discipline ont déjà été étudiés ailleurs114. Je voudrais ici aborder différents aspects qui
touchent plus particulièrement à la discipline par rapport au temps. On en trouve un premier dans
l’extraordinaire « Règlement des Fonderies Crowley » : au moment même où l’industrie
manufacturière se dotait des premières grandes unités de production, Crowley, vieil autocrate,
éprouva le besoin de rédiger un véritable code civil et pénal de plus de 100 000 mots, afin de
contrôler et de régner sans partage sur sa main-d’œuvre réfractaire. Les préambules des articles 40
(Du responsable de l’usine) et 103 (Du contremaître) donnent le ton, justifiant la nécessité d’une
surveillance des ouvriers par des arguments moraux. L’auteur s’en explique dans l’article 40 :
Ayant été effrontément trompé par diverses personnes travaillant à la journée qui avaient bénéficié de la complicité d’employés
aux écritures, et ayant payé bien plus de temps que je ne l’aurais dû en conscience, et au vu de la bassesse et de la déloyauté
de certains employés qui ont dissimulé la paresse et la négligence de ces gens payés à la journée…

Et l’article 103 :
D’aucuns ont cru pouvoir prétendre à quelque droit de paresser, pensant par leur vivacité et leur compétence pouvoir en faire
assez en moins de temps que les autres. D’autres ont été suffisamment idiots pour penser qu’il leur suffisait de faire acte de
présence sans s’investir dans leur travail… D’autres encore suffisamment impudents pour se vanter de leur improbité et railler
les autres pour leur zèle…
Afin de repérer les paresseux et les canailles, et de récompenser les justes et les dévoués, j’ai jugé bon de nommer un
Contremaître, qui tiendra un registre des horaires, et j’ordonne et déclare par la présente que de 5 heures à 8 heures et de
7 heures à 10 heures, il y a 15 heures dont il sera retiré 1 heure et demie pour les repas. Ce qui fixe donc la durée du travail
effectif à 13 heures et demie.
Ce temps de travail doit être calculé « déduction faite de tout le temps passé dans les tavernes,
les cabarets, les cafés, à déjeuner, à dîner, à jouer, à dormir, à fumer, à chanter, à lire les nouvelles, à
se quereller, se disputer ou discuter, ou à tout ce qui est étranger à mes affaires et à toutes formes
d’oisiveté ».
Le contremaître et le responsable de l’usine furent ainsi chargés de tenir jour après jour et pour
chaque employé une fiche horaire à la minute près, faisant état de l’heure d’entrée et de l’heure de
sortie. Dans l’article concernant le contremaître, l’alinéa 31 (ajouté ultérieurement) stipule :
Ayant été informé que certains employés ont été assez malhonnêtes pour régler l’heure de la cloche de sortie sur l’horloge qui
avançait le plus, et l’heure de la cloche d’entrée sur l’horloge qui retardait le plus, et que ces deux sinistres traîtres de Fowell et
Skellerne les ont sciemment laissé faire ; j’ordonne par la présente que personne sous aucun prétexte ne tienne compte
d’aucune horloge, cloche, montre ou cadran autre que l’horloge du Contremaître, qui ne sera elle-même réglée que par son
dépositaire officiel.

Le responsable de l’usine reçut ordre de garder cette horloge « soigneusement sous clé, afin que
personne ne puisse y accéder pour la modifier ». Ses attributions étaient par ailleurs définies à
l’alinéa 8 :
Chaque matin, le Responsable sonnera la cloche à 5 heures pour le début de la journée de travail, à 8 heures pour le petit
déjeuner, et une demi-heure pour la reprise du travail ; à midi pour le dîner, à 1 heure pour la reprise du travail et à 8 heures
pour la fin de la journée et la fermeture des locaux.

Tous les mardis, il devait remettre son registre de présence, en lui joignant la déclaration sur
l’honneur suivante :
J’atteste que ce registre horaire a été tenu sans faveur ni états d’âme, sans haine ni mauvaise volonté, et j’affirme sincèrement
que les personnes mentionnées ci-dessus ont effectué pour le compte de M. John Crowley le nombre d’heures indiquées ci-
dessus.115

Le cadre familier du capitalisme industriel discipliné apparaît ainsi dès 1700, avec les fiches
horaires, la pointeuse, les mouchards et les amendes. Soixante-dix ans plus tard, cette discipline
serait imposée dans les premières filatures de coton (où les machines elles-mêmes complétaient
efficacement la pointeuse). Mais faute de machines pour régler le rythme de travail dans les poteries,
Josiah Wedgwood, farouche apôtre de la discipline, en fut réduit à user d’étonnants artifices pour
discipliner ses gens. Le responsable de la manufacture devait ainsi
[…] être le premier aux ateliers le matin et installer les ouvriers à leur poste à mesure de leur arrivée, afin d’encourager ceux
qui arrivent régulièrement à l’heure, de leur faire savoir que leur ponctualité est dûment remarquée, et de les distinguer des
autres ouvriers moins disciplinés par des signes d’approbation répétés, des cadeaux ou tous autres signes adaptés à leur âge,
etc.
Les retardataires se verront pour leur part signifier des blâmes et si, après plusieurs signes de désapprobation, ils ne se
présentent toujours pas à l’heure, il conviendra de tenir un registre de leurs retards et de retirer de leurs gages le montant
correspondant aux heures manquantes s’ils sont salariés, et s’ils travaillent à la tâche, les congédier jusqu’à l’heure du déjeuner
lorsqu’ils auront fait l’objet de plusieurs avertissements.116

Ce règlement fut par la suite quelque peu renforcé :


Tout ouvrier qui franchira par la force le portail des ateliers après l’heure autorisée par le Contremaître sera redevable d’une
amende de 2 pence.117

McKendrick a montré comment Wedgwood a réglé le problème dans ses usines d’Etruria et introduit
le premier système répertorié de pointage mécanique118. Il semble néanmoins que dès que
l’impressionnant Josiah tournait le dos, les potiers reprenaient leurs mauvaises habitudes.
Il serait toutefois simpliste de penser que ces questions de discipline étaient limitées à l’usine ou
à l’atelier ; nous devons également faire un bref détour vers les tentatives entreprises dans les régions
industrielles pratiquant la sous-traitance à domicile pour imposer une « gestion du temps », et sur
leurs incidences sur la vie sociale et familiale. Presque tout ce que les patrons auraient voulu
imposer se trouve résumé dans un seul et même fascicule : Friendly Advice to the Poor (Quelques
conseils amicaux aux pauvres), œuvre du révérend J. Clayton, « rédigée et publiée à la demande des
anciens et actuels édiles de la Ville de Manchester » en 1775. « Si le fainéant enfonce les mains dans
ses poches au lieu de les employer à son ouvrage ; s’il passe son temps à lambiner, met sa santé en
danger par sa paresse, et laisse l’indolence lui affaiblir l’esprit… », alors il ne peut attendre que la
misère pour toute récompense. L’ouvrier ne doit pas flâner inutilement sur la place du marché ou
perdre son temps à faire ses courses. Clayton déplore « les foules de curieux qui se pressent dans les
églises et les rues » pour les mariages ou les enterrements, et qui « malgré leur misère et leur total
dénuement… n’ont aucun scrupule à perdre les meilleures heures du jour à lever le nez… ». La table
autour de laquelle ils se retrouvent à l’heure du thé est « cette affreuse dévoreuse de temps et
d’argent ». Et il en va de même pour les veillées, les jours de congé et les fêtes annuelles des
sociétés d’entraide. Clayton n’est guère plus tendre envers « cette déplorable habitude de passer la
matinée au lit » :
S’il était contraint à se lever de bonne heure, le pauvre serait bien obligé de se coucher à des heures raisonnables – et les nuits
ne seraient plus troublées par leurs rixes.

Se lever tôt présenterait en outre l’avantage « d’introduire dans les familles une exacte régularité et,
partant, un merveilleux ordre dans leur économie ».
Ce réquisitoire n’est guère nouveau et aurait tout aussi bien pu être dressé au siècle précédent
par Baxter. Mais dans Early Days, Bamford affirme que Clayton n’a pas réussi à convaincre
beaucoup de tisserands d’amender leur comportement. Les récriminations de ces innombrables
moralistes annonçaient néanmoins la vaste entreprise de démantèlement des coutumes, jeux et fêtes
populaires, qui allait commencer dans les dernières années du XVIIIe siècle et au tout début du XIXe.
C’est en effet à cette époque qu’est apparue une autre institution non industrielle propre à
inculquer les principes de la « gestion du temps » : l’école. Clayton s’insurgeait de voir les rues de
Manchester infestées « d’enfants inoccupés en haillons, qui non seulement perdent leur temps, mais
prennent en outre l’habitude de jouer ». Il faisait l’apologie des écoles de charité qui inculquaient les
vertus du Travail, de la Frugalité, de l’Ordre et de la Régularité : « là, les écoliers sont obligés de se
lever à l’heure et d’observer les horaires avec une grande ponctualité »119. Lorsqu’en 1770, William
Temple recommanda d’envoyer les enfants pauvres dès l’âge de quatre ans dans des usines où ils
seraient employés dans des manufactures et bénéficieraient de deux heures d’instruction par jour, il
exposa très clairement l’incidence sociale d’un tel système :
Il serait tout à fait utile qu’ils soient, d’une façon ou d’une autre, tenus employés sans relâche, au moins douze heures par jour,
qu’ils puissent gagner leur vie ou non ; car par ce moyen, nous espérons que la jeune génération s’habituera si bien à un emploi
constant que cela finira par lui paraître agréable et amusant.120

En 1772, Powell considérait lui aussi l’instruction comme un moyen de sensibiliser la jeunesse à
« l’habitude du travail » ; il estimait que lorsqu’un enfant a atteint l’âge de six ou sept ans, « le travail
et l’effort doivent être chez lui une habitude, voire une deuxième nature »121. Le révérend William
Turner voyait en 1786 dans les écoles de Raikes « un parangon d’ordre et de régularité », et citait le
patron d’une filature de lin et de chanvre de Gloucester qui affirmait que ces écoles avaient opéré sur
les enfants un changement extraordinaire : « ils sont devenus… plus dociles et plus obéissants, moins
querelleurs et rancuniers »122. Les règlements des premières écoles insistait beaucoup sur la
ponctualité et la régularité :
Chaque écolière doit se présenter dans la salle de classe le dimanche, à neuf heures du matin, et à une heure trente de l’après-
midi, faute de quoi elle perdra sa place pour le dimanche suivant et sortira la dernière.123

Passée la grille de l’école, l’enfant pénétrait dans un nouvel univers où le temps réglait la discipline.
Dans les écoles de catéchisme méthodistes de York, les enseignants eux-mêmes étaient mis à
l’amende lorsqu’ils n’étaient pas ponctuels. La première règle qu’apprenaient les élèves était :
Je dois arriver à l’école […] quelques minutes avant neuf heures et demie […]

Et dans la salle de classe, ils étaient soumis à une discipline militaire :


Le Directeur sonnera à nouveau la cloche, et dès qu’il fera un geste de la main, tous les élèves se lèveront de leur chaise ; au
deuxième geste, les élèves effectueront un quart de tour, et au troisième, ils rejoindront en silence et lentement la place qui leur
a été assignée pour se mettre à l’étude – il prononcera alors le mot « Commencez »…124

Cette offensive lancée sur tant de fronts différents contre les vieilles habitudes de travail ne se fit
bien entendu pas sans une certaine opposition. Dans un premier temps, elle se heurta à une simple
résistance125. Dans un deuxième temps, à mesure que la nouvelle discipline horaire était imposée, les
ouvriers commencèrent à se battre non contre le temps, mais à propos du temps. Les documents dont
nous disposons ne sont pas absolument clairs sur ce point. Nous savons néanmoins que dans les
corporations d’artisans les mieux organisées, notamment à Londres, les heures de travail ont été
progressivement écourtées au XVIIIe siècle, à mesure que les regroupements professionnels se
renforçaient. Lipson cite le cas des tailleurs de Londres, dont le temps de travail fut diminué une
première fois en 1721, puis à nouveau en 1768 : dans les deux cas, les pauses de mi-journée prévues
pour déjeuner et boire furent également raccourcies ; en fait, la journée de travail était moins
hachée126. À la fin du XVIIIe, certaines professions privilégiées en étaient arrivées à un horaire
proche de la journée de dix heures.
Cette situation ne pouvait se maintenir que pour des secteurs d’activité donnés et sur un marché
de l’emploi favorable. Un pamphlet de 1827, faisant référence au « système anglais qui consiste à
travailler de 6 heures du matin à 6 heures du soir » indique plus sûrement ce que l’on attendait
généralement des horaires d’un mécanicien et d’un artisan ailleurs qu’à Londres à l’époque. Dans les
emplois peu prisés et les industries de sous-traitance, la tendance était probablement à des journées
bien plus longues (lorsqu’il y avait du travail).
C’est précisément dans les secteurs où la nouvelle discipline horaire a été imposée avec le plus
de rigueur – les filatures et les ateliers de mécanique – que les ouvriers se sont élevés le plus
violemment contre les temps de travail. Au début, certains mauvais patrons tentèrent d’enlever à leurs
ouvriers tout moyen de connaître l’heure. Un témoin qui travaillait « à la filature de M. Braid »
déclare ainsi :
En été, nous travaillions aussi longtemps que le jour nous permettait d’y voir, et je serais bien incapable de dire à quelle heure
nous arrêtions. Mis à part le patron et son fils, personne n’avait de montre, et nous ne savions pas quelle heure il était. Il y avait
un homme qui avait une montre… Elle lui fut confisquée et resta sous la garde du patron, parce qu’il avait dit l’heure à ses
collègues.127

Un autre ouvrier, de Dundee cette fois, fournit un témoignage semblable :


En réalité, il n’y avait pas d’heures fixes ; pour les patrons et les directeurs nous étions taillables et corvéables à merci. Il
n’était pas rare que l’on fasse avancer les horloges des usines le matin et retarder le soir, de sorte qu’au lieu d’être des
instruments de mesure du temps, elles étaient devenues des outils de fraude et d’oppression. Bien que cela fût de notoriété
publique parmi les employés, aucun n’osait dire quoi que ce soit, et à l’époque, un ouvrier craignait de porter une montre, car il
n’était pas rare que ceux qui étaient soupçonnés d’en savoir trop sur la science du temps se fassent renvoyer.128

Les employeurs recouraient à de sordides subterfuges pour écourter la pause du déjeuner et allonger
la journée de travail. « Tous les patrons de manufacture voudraient se faire passer pour des
gentlemen », racontait un témoin devant la commission Sadler, mais, poursuivait-il,
[…] ils cherchent à rogner sur tout ce qu’ils peuvent : la cloche annoncera la sortie trente secondes après l’heure, et le début
du travail deux minutes avant l’heure… Si l’horloge est encore réglée comme elle l’était, l’aiguille des minutes est lestée, de
sorte que dès qu’elle passe son point de gravité, elle tombe d’un coup de trois minutes, ce qui ne leur laisse plus que 27 minutes
au lieu de 30.129

Une affiche de la même époque appelant à la grève à Todmorden dénonce ces piètres stratagèmes en
un langage bien plus vindicatif : « Si le vieux Robershaw, ce maudit gredin de machiniste, ne va pas
s’occuper de ses pieds au lieu de se mêler de nos affaires, on ira lui faire dire quand il s’est fait
payer une chopine pour nous retarder la cloche de dix minutes. »130 La première génération d’ouvriers
en usine avait été instruite par les patrons de l’importance du temps ; la deuxième génération avait
organisé des comités pour ramener la journée de travail à dix heures ; la troisième génération faisait
grève pour revendiquer la reconnaissance et le paiement des heures supplémentaires. Elle avait
intégré la logique du patronat et appris à défendre ses droits dans le cadre de cette logique. Elle
n’avait surtout que trop bien appris la leçon selon laquelle le temps c’est de l’argent131.

NOTES
111 Voir à ce titre la critique judicieuse d’Andre Gunder Frank, « Sociology of Development and Underdevelopment of Sociology »,
in Catalyst, Buffalo, été 1967.
112 J. Tucker, Six Sermons, Bristol, 1772, pp. 70-71.
113 Ce changement d’orientation transparaît peut-être vers la même époque dans l’idéologie des employeurs les plus éclairés : voir
A. W. Coats, « Changing attitudes to labour in the mid-eighteenth century », Econ. Hist. Rev., 2e série, XI, 1958-1959.
114 Voir Pollard, op. cit. ; N. McKendrick, « Josiah Wedgwood and Factory Discipline », in Hist. Journal, IV, 1961 ; voir aussi
Thompson, op. cit., pp. 356-374.
115 L’Article 103 est reproduit in extenso dans The Law Book of the Crowley Ironworks, présenté par M. W. Flinn, Surtees
Society, CLXVII, 1957. Voir aussi Loi n° 16, « Comptes ». L’Article 40 se trouve dans le Law Book…, British Library. Manuscrit
complémentaire n° 34555.
116 « Instructions », manuscrit, vers 1780, Manuscrits de Wedgwood, Barlaston, n° 26.19114.
117 « Quelques règles et réglementations établies pour cette manufacture il y a plus de 30 ans », vers 1810, Manuscrits de
Wedgwood, Keele University, n° 4045.5.
118 Une « horloge moucharde » est conservée à Barlaston, mais ces appareils (fabriqués à partir de 1750 à Derby par John
Whitehurst) ne servaient qu’à s’assurer que les veilleurs de nuit effectuent bien leurs patrouilles et leurs heures. Les premières
pointeuses-enregistreuses ont été fabriquées par Bundy aux États-Unis en 1885. Ward, op. cit., p. 49 ; voir aussi T. Thomson, Annals of
Philosophy, VI (1815), pp. 418-419 et VII, 1816, p. 160 ; Charles Babbage, On the Economy of Machinery and Manufacture, 1835,
pp. 28, 40 ; E. Bruton, op. cit., pp. 95-96.
119 Clayton, loc. cit., pp. 19, 42-43.
120 Cited in Furniss, op. cit., p. 114.
121 Anonyme. [Powell], A View of Real Grievances, 1772, p. 90.
122 W. Turner, Sunday Schools Recommended, Newcastle, 1786, pp. 23, 42.
123 Rules for the Methodist School of Industry at Pocklington, for the instruction of Poor Girls in Reading, Sewing,
Knitting, and Marking, York, 1819, p. 12.
124 Rules for the Government, Superintendence, and Teaching of the Wesleyan Methodist Sunday Schools, York, 1833. Voir
aussi Harold Silver, The Concept of Popular Education, 1965, pp. 32-42 ; David Owen, English Philanthrophy, 1660-1960,
Cambridge, Mass., 1965, pp. 23-27.
125 Ce problème est particulièrement bien présenté du point de vue des employeurs par S. Pollard, The Genesis of Modem
Management, 1965, chap. V : « L’adaptation de la main-d’œuvre ».
126 E. Lipson, The Economic History of England, 6e édition, 1956, III, pp. 404-406. Voir par exemple J.-L. Ferri, Londres et les
Anglais, Paris, An XII, pp. 163-164. Plusieurs sources documentaires sur les horaires de travail sont étudiées dans G. Langenfelt, The
Historic Origin of the Eight Hours Day, Stockholm, 1954.
127 A Letter on the Present State of the Labouring Classes in America, par un immigrant intelligent à Philadelphie, Bury, 1827.
Alfred [S. Kydd], History of the Factory Movement…, 1857, i, p. 283, cité dans P. Mantoux, The Industrial Revolution in the
Eighteenth Century, 1948, p. 427.
128 Anonyme, Chapters in the Life of a Dundee Factory Boy, Dundee, 1887, p. 10.
129 PP, 1831-32, XV, pp. 177-8. Voir aussi l’exemple cité par la Commission d’enquête sur les usines (1833), dans Mantoux,
op. cit., p. 427.
130 Affiche en ma possession.
131 On trouvera une analyse de la phase suivante, après que les ouvriers eurent appris « la règle du jeu »’, dans E.J. Hobsbawm,
Labouring Men, 1964, chap. xvii : « Coutumes, salaires et charge de travail ».
VI

VI
Nous avons vu jusqu’à présent comment cette discipline a été imposée par des contraintes
extérieures. Mais n’était-elle pas également internalisée ? En d’autres termes, jusqu’à quel point
était-elle imposée, et jusqu’à quel point était-elle assumée ? Il faut ici encore retourner le problème
et le replacer dans l’évolution de l’éthique puritaine. L’exhortation au travail et la condamnation
morale de l’oisiveté n’avaient certes rien de nouveau. Mais on constate peut-être davantage
d’insistance, de fermeté chez les moralistes qui, ayant eux-mêmes adopté cette nouvelle discipline, la
prônaient pour les travailleurs. Bien avant que les artisans puissent s’offrir des montres de gousset,
Baxter et ses contemporains suggéraient à chaque individu de se régler sur son horloge morale
intérieure. Dans son Christian Directory, Baxter décline ainsi de nombreuses variations sur le thème
du rattrapage du temps perdu : « fais plein usage de ton temps, comme il est de ton devoir ». S’il
recourt si volontiers au parallèle entre temps et argent, c’est sans doute parce que son propos
s’adresse à un public de marchands et de commerçants :
Souviens-toi combien il est profitable de rattraper le temps perdu […] que ce soit dans le commerce ou dans toute autre
transaction ; en agriculture comme dans toutes les autres activités lucratives, on dit d’un homme qui s’est enrichi qu’il a fait bon
usage de son temps.132

Oliver Heywood, dans le Youth’s Monitor (1689) écrit à l’intention du même public :
Veillez à la valeur du temps, étudiez vos marchés ; certaines périodes vous seront favorables pour expédier vos affaires avec
facilité et succès ; à d’autres moments, si votre activité décline, cela peut vous faire progresser : les saisons pour faire ou
recevoir le bien ne durent pas toujours ; la foire ne dure pas toute l’année…133

Cette rhétorique morale passe d’un extrême à l’autre. D’un côté, elle met en exergue la brièveté de la
vie et la fatalité du Jugement dernier. Ainsi, Heywood, dans Meetness for Heaven (1690) :
Le temps ne dure pas, il file et nous échappe ; mais ce qui est éternel en dépend. En ce monde, nous pouvons soit gagner soit
perdre la félicité éternelle. Le grand poids de l’éternité est suspendu au fil fragile et cassant de la vie… Aujourd’hui est jour de
travail et nous faisons notre marché… Eh bien soit, messieurs, dormez maintenant, et vous vous réveillerez en enfer, d’où il
n’est pas de rédemption.

Le Youth’s Monitor souligne encore : le temps « est un bien trop précieux pour qu’on le sous-
estime… Il est la chaîne en or à laquelle est accrochée une lourde éternité ; perdre du temps est
insupportable car irrémédiable ».134 Et à nouveau, dans le Directory de Baxter :
Hélas, qu’ont fait ces hommes de leur cerveau, et de quel métal est donc fait leur cœur endurci, pour qu’ils puissent gaspiller et
jouer tout ce temps, ce temps si court, ce temps unique, qui leur est donné pour sauver leur âme pour l’éternité ?135

Et d’un autre côté, on trouve les admonestations les plus banales et les plus terre-à-terre sur la
gestion du temps. Baxter prodigue ainsi dans The Poor Man’s Family Book le conseil suivant : « Que
le temps que tu consacres au sommeil n’excède pas ce qui est nécessaire à ta santé ; car le temps
précieux ne doit pas être gaspillé en paresse inutile ; […] Hâte-toi de t’habiller ; […] Poursuis ton
ouvrage avec une diligence constante. »136 John Wesley [fondateur du mouvement méthodiste] fut
sensibilisé à ces deux traditions à travers l’ouvrage de John Law, Serious Call. L’appellation même
de « méthodiste » est une référence directe à la gestion du temps. Et l’on retrouve ces deux extrêmes
chez Wesley : le spectre de la mortalité, et le prêche prosaïque. La mortalité (plus que la crainte des
flammes de l’enfer) enflammait parfois ses sermons et amenait soudain les convertis à prendre
conscience du péché. Il perpétue également le parallèle entre temps et argent, mais envisage moins
clairement le temps comme celui du commerçant ou du marché :
Veille à marcher avec circonspection, dit l’Apôtre… afin de rattraper le temps perdu ; de réserver autant de temps que tu le
peux aux meilleurs usages ; d’arracher chaque instant fugace des mains du péché et de Satan, des mains de la paresse, de la
facilité, du plaisir et des affaires de ce monde…

Wesley, qui ne s’est jamais ménagé et qui, jusqu’à l’âge de 80 ans se levait chaque jour à 4 heures du
matin (et ordonna que les garçons de l’école de Kingswood en fassent de même), publia en 1786 sous
forme de livret son sermon Du Devoir et des Avantages de se lever tôt : « À mariner […] si
longtemps entre des draps tièdes, la chair est comme à demi bouillie, et devient molle et flasque. Les
nerfs, dans le même temps, perdent tout ressort. » Voilà qui nous rappelle la voix du Fainéant chez
Isaac Watts. Tout ce que Watts observait dans la nature, que ce fût « la petite abeille laborieuse » ou
le soleil qui se levait « à l’heure due », lui enseignait la même leçon pour le pécheur impénitent137.
Dans le sillage des méthodistes, les évangélistes s’approprièrent ce thème. Hannah More apporta sa
pierre par ses vers impérissables sur les bienfaits du « lever tôt » :
Ô silencieuse meurtrière, Paresse, Ne garde plus
Mon esprit emprisonné ;
Et toi, traître Sommeil, ne me laisse pas
Perdre une heure de plus en ta compagnie.138

Dans un autre de ses ouvrages, The Two Wealthy Farmers, elle parvient à introduire le parallèle
entre temps et argent dans le contexte du marché du travail :
Quand le samedi soir, je convoque mes ouvriers pour les payer, je pense souvent au grand jour universel des comptes, au jour
où vous, moi et nous tous serons appelés à faire notre grand et redoutable bilan… Quand je constate que l’un de mes hommes
n’a pas réussi à gagner les gages qu’il aurait dû recevoir, parce qu’il a flâné à la foire ; qu’un autre a perdu une journée pour
avoir trop bu, […] alors je ne peux m’empêcher de me dire : la nuit est venue, le samedi soir est venu. Aucun repentir ni
aucune diligence de la part de ces pauvres hommes ne peut plus racheter une mauvaise semaine de travail. Cette semaine a
été perdue pour l’éternité.139

Mais bien avant l’époque de Hannah More, le thème de la saine gestion du temps avait cessé d’être
l’apanage exclusif des traditions puritaine, wesleyenne ou évangélique. Benjamin Franklin, qui s’était
toujours intéressé aux mécanismes d’horlogerie et qui comptait parmi ses relations John Whitehurst
de Derby, l’inventeur de l’horloge « moucharde », lui donna sa plus claire expression laïque :
Puisque notre temps est réduit à un étalon, et que la monnaie de notre journée est frappée en heures, les industrieux savent
comment employer chaque pièce de temps à leur avantage dans leurs professions respectives. Quant à celui qui est prodigue
de ses heures, il ne fait en réalité que gaspiller son argent. Je me rappelle une femme remarquable qui était très sensible à la
valeur intrinsèque du temps. Son mari était cordonnier et c’était un excellent artisan, mais jamais il ne se souciait de la façon
dont passaient les minutes. En vain elle tenta de lui inculquer que le temps c’est de l’argent. Il avait trop d’assurance pour
l’entendre, et cela causa sa ruine. Lorsqu’il était à la taverne avec ses compagnons d’oisiveté, si l’un faisait remarquer que
l’horloge sonnait onze heures, il disait : Allons donc, que signifie cela entre nous ? Si sa femme lui envoyait l’apprenti lui
signaler que minuit avait sonné, il répondait : Dis-lui donc de se calmer, il ne peut jamais être plus tard. Et s’il était une
heure : Dis-lui donc de se rassurer, car il ne peut jamais être moins tard.140

Franklin avait sans doute rapporté ces souvenirs de Londres, où il travailla comme imprimeur vers
1720 – mais où jamais, nous assure-t-il dans son Autobiographie, il ne suivit l’exemple de ses
camarades de travail qui célébraient la Saint-Lundi. En un sens, il semble tout à fait logique que
l’idéologue qui inspira à Weber son texte majeur sur l’éthique capitaliste141 vienne non du Vieux
Continent mais du Nouveau Monde – celui-là même qui inventa la pointeuse, inaugura l’étude du
temps-mouvement, et devait atteindre son apogée avec Henry Ford142.

NOTES
132 John Preston recourut à l’image de l’horloge déréglée en 1628 : « Dans cet étrange mécanisme d’horlogerie qu’est la religion,
il suffit qu’il manque une goupille ou un rouage pour que tout se dérègle. », Sermons Preached before His Majestie, 1630, p. 18. Voir.
R. Baxter, A Christian Directory, 1673, I, p. 285 : « Un chrétien sage et avisé devra mettre ses affaires en ordre de sorte que chaque
devoir ordinaire connaisse sa place et que tout se trouve […] semblable aux pièces d’une horloge ou d’un autre mécanisme, qui toutes
doivent se conjuguer et être à la place qui leur revient. » Ibid., I, pp. 274-275, 277.
133 The Whole Works of the Rev. Oliver Heywood, Idle, 1826, V, p. 575.
134 Ibid., V, pp. 386-7 ; voir aussi p. 562.
135 Baxter, op. cit., I, p. 276.
136 R. Baxter, The Poor Man’s Family Book, 6e édition, 1697, pp. 290-291.
137 Poetical Works of Isaac Watts, D.D., édition Cooke’s Pocket, [1802], pp. 224, 227, 232. Ce thème n’est évidemment pas
nouveau. Le curé de village de Chaucer disait déjà : « Dormir longtemps bien au chaud nourrit à n’en pas douter la luxure. »
138 H, More, Works, 1830, II, p. 42. Voir aussi p. 35 : « Du temps ».
139 Ibid., III, p. 167.
140 Poor Richard’s Almanac, janvier 1751, in The Papers of Benjamin Franklin, présenté par L.W. Labaree et W.J. Bell, New
Haven, 1961, IV, pp. 86-87.
141 Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Gallimard « Tel », trad. J.-P. Grossein, 2004.
142 Ford débuta sa carrière comme réparateur de montres : pour pallier le décalage entre l’heure locale et les horaires de trains
calés sur l’heure légale, il mit au point une montre à deux cadrans indiquant l’heure des deux zones. C’étaient là des débuts pour le moins
prometteurs ! H. Ford, My Life and Work, 1923, p. 24.
VII

VII
La division du travail, la surveillance des ouvriers, les cloches et les horloges, les motivations
salariales, les prêches et l’instruction, la suppression des foires et des jeux, furent autant d’éléments
qui contribuèrent à forger de nouvelles habitudes de travail et à imposer une nouvelle discipline
horaire. Il fallut dans certains cas – comme par exemple dans les Potteries – plusieurs générations
pour en arriver là, et l’on pourrait même se demander si cet objectif fut jamais pleinement atteint : les
rythmes de travail irréguliers ont persisté (et se sont même institutionnalisés) jusqu’au XXe siècle,
notamment à Londres et dans les grandes villes portuaires143.
Pendant tout le XIXe siècle, la propagande sur la gestion du temps continua d’être déversée sur
les classes laborieuses et sa rhétorique se banalisa, les allusions à l’éternité s’émoussant, les prêches
sombrant dans la médiocrité et le poncif. Dans les premiers tracts et opuscules de l’époque
victorienne publiés à l’intention des masses, on est abasourdi par la profusion de ces stéréotypes
éculés. L’éternité a fait place à d’interminables descriptions de mourants auréolés de piété (ou, au
contraire, de pécheurs frappés par la foudre), tandis que les prêches ont dégénéré en historiettes
moralisantes édulcorées, retraçant les bonnes fortunes des petites gens qui, en se levant tôt et en
travaillant dur, avaient réussi dans la vie. Les classes oisives commencèrent à être sensibilisées au
« problème » (qui est aujourd’hui d’une actualité brûlante) que posaient les loisirs des masses. Un
moraliste se rendit compte avec consternation qu’après avoir achevé leur travail, une très forte
proportion de travailleurs manuels disposaient encore de plusieurs heures dont ils pouvaient faire ce
que bon leur semblait :
Et comment croyez-vous que […] ce temps précieux sera employé par ces gens qui n’ont jamais cultivé leur esprit ? […] Nous
les verrons souvent dilapider tout bonnement ce temps. Ils pourront passer une heure entière, voire plusieurs heures […] assis
sur un banc, ou allongés sur un talus ou un monticule […] abandonnés à la plus pure inaction et à la torpeur […] ou réunis en
groupe sur les bords de route, prêts à trouver dans tout ce qui se présentera une occasion de plaisanteries grossières, exerçant
leur impertinence ou leur railleries vulgaires aux dépens des passants…144

Voilà qui, à n’en pas douter, était pire encore que le Loto : à la non-productivité, on ajoutait
l’insolence. Or, dans une société capitaliste développée, le temps doit être intégralement consommé,
commercialisé, mis à profit ; il est inadmissible que la force de travail puisse se contenter de
« passer le temps ».
Mais cette propagande a-t-elle vraiment réussi ? Pouvons-nous parler d’une restructuration
radicale de la nature de l’homme et de ses habitudes de travail ? J’ai proposé par ailleurs plusieurs
raisons faisant penser que cette discipline avait été internalisée, et les courants méthodistes du début
du XVIIIe siècle constituent une manifestation de la crise psychologique que suscita cette
internalisation145. Tout comme la prise de conscience du temps chez les marchands et les bourgeois de
la Renaissance avait accentué le sentiment de la mortalité humaine, elle pourrait expliquer (avec la
montée de l’insécurité et l’augmentation du taux de mortalité) les références quasi obsessionnelles à
la mort dans les sermons et les tracts destinés aux classes laborieuses à l’époque de la révolution
industrielle. Une interprétation plus positive soulignerait qu’avec l’essor de la révolution
industrielle, les motivations salariales et l’encouragement aux comportements consuméristes – perçus
comme des récompenses tangibles de l’usage productif du temps et comme des signes de nouvelles
attitudes de « prévoyance » face à l’avenir146 – se sont montrés des instruments efficaces. Dans les
années 1830 et 1840, on faisait souvent remarquer que l’ouvrier d’usine anglais se distinguait de son
homologue irlandais, non par une meilleure aptitude au travail soutenu mais par sa régularité, sa
gestion méthodique de l’énergie et peut-être aussi par sa capacité à réprimer sinon le plaisir, tout au
moins ses anciens penchants à se distraire sans inhibition.
Nous n’avons aucun moyen de cerner la façon dont un ouvrier – ou un million – ont pu prendre
conscience du temps. Mais du moins pouvons-nous tenter une analyse comparative. Les observateurs
et les théoriciens de la croissance économique tiennent aujourd’hui à propos des pays en
développement le même discours que les moralistes mercantilistes qui, dans l’Angleterre du
XVIIIe siècle, déploraient l’incapacité des pauvres à réagir aux mesures incitatrices et à la
discipline. Au début du XXe siècle, les péons mexicains se voyaient ainsi assimilés à « des gens
indolents et puérils ». On reprochait au mineur mexicain son habitude de rentrer au village pour les
semailles et la moisson :
Son manque d’initiative, son incapacité à faire des économies, ses absences dues à un trop grand nombre de fêtes, sa volonté
de ne travailler que trois ou quatre jours par semaine si cela suffit à assurer sa subsistance, son goût immodéré pour l’alcool
étaient autant de traits qui tendaient à démontrer son infériorité naturelle.

Il n’était guère sensible aux motivations directes du salaire à la journée, et (comme les ouvriers des
mines de charbon et d’étain anglaises au XVIIIe siècle), affichait une nette préférence pour le travail
à la tâche ou la sous-traitance :
Si on lui propose un contrat et qu’on lui assure qu’il gagnera tant par tonne extraite, quel que soit le temps qu’il lui faille et quel
que soit le temps qu’il passe à rêvasser, il travaillera avec une énergie en tous points remarquable.147

Abordant des considérations plus générales, Wilbert Moore se fonde sur une autre étude des
conditions de travail des ouvriers mexicains pour affirmer que « dans les sociétés non industrielles,
le travail est presque systématiquement axé sur la tâche […] et […] dans certaines régions amorçant
leur développement, il peut être plus judicieux de conditionner le salaire à la tâche qu’au temps de
travail »148.
Les études sur « l’industrialisation » déclinent ce problème sous des dizaines de formes
différentes. Pour un spécialiste de la croissance économique, il peut s’agir d’un effet de
l’absentéisme – comment l’entreprise doit-elle réagir à l’incorrigible ouvrier des plantations du
Cameroun qui déclare : « Comment voulez-vous qu’un homme puisse travailler ainsi jour après jour
sans jamais être absent ? N’en mourrait-il pas ? »149
Toutes les coutumes sociales africaines font qu’un effort important et soutenu sur une journée de travail d’une durée donnée
est un fardeau bien plus lourd à porter, physiquement et psychologiquement, qu’en Europe.150

Au Moyen-Orient et en Amérique latine, on traite souvent par le mépris les contraintes horaires telles
qu’on les envisage en Europe ; dans le tout jeune secteur industriel, les ouvriers ne s’habituent que
lentement à des heures de travail régulières, à une présence régulière et à des cadences régulières.
Les horaires de transports ou de livraison de matériel ne sont pas toujours fiables…151
Le problème tient peut-être à la difficulté d’adapter les rythmes saisonniers de la campagne, avec ses
fêtes populaires et religieuses, aux impératifs de la production industrielle :
L’organisation annuelle du travail à l’usine se plie davantage aux exigences des ouvriers qu’aux critères idéaux d’une
production rentable. La direction a tenté à plusieurs reprises de modifier les temps de travail, mais en vain. L’usine en revient
systématiquement à des horaires acceptables pour le Cantelano.152

À moins que, comme ce fut le cas aux premiers temps des filatures de Bombay, il ne soit davantage
lié à la volonté des entreprises de garder leur main-d’œuvre, quitte à perpétuer des méthodes de
production inefficaces – horaires élastiques, pauses irrégulières, etc. Plus généralement, dans les
pays où les nouveaux prolétaires industriels ont gardé avec leur famille restée au village (et peut-être
aussi avec leur rapport à la propriété et leur droit à cultiver) un lien plus étroit et plus durable qu’en
Angleterre, le problème peut provenir de la difficulté à discipliner une main-d’œuvre qui ne
s’investit que provisoirement et partiellement dans le mode de vie industriel153.
Les exemples ne manquent pas qui, par contraste, viennent nous rappeler à quel point nous nous
sommes habitués à des disciplines différentes. Les sociétés industrielles parvenues à maturité sont
toutes marquées par la gestion du temps et par une coupure très nette entre « vie » et « travail »154.
Mais à ce stade de notre étude, nous nous autoriserons un petit prêche, à la manière des moralistes du
XVIIIe siècle : ce qui est ici en jeu n’est pas tant une question de « niveau de vie ». Si c’est ce que
veulent entendre les théoriciens de la croissance, admettons que la culture populaire d’antan était à
bien des égards frivole, intellectuellement stérile, peu stimulante et d’une grande pauvreté. Sans
l’introduction de la discipline horaire, l’homme de l’âge industriel n’aurait jamais pu déployer toutes
ses énergies ; et que cette discipline soit imposée par le méthodisme, le stalinisme ou le nationalisme,
elle finira nécessairement par atteindre le monde en développement.
Il ne s’agit pas de dire qu’un mode de vie est supérieur à un autre, mais que c’est là que se joue
le conflit le plus profond ; que l’histoire n’atteste pas simplement d’une évolution technologique
neutre et inévitable, mais bien d’un mode d’exploitation et d’une résistance à ce mode
d’exploitation ; et enfin que nous avons autant à perdre qu’à gagner dans ces valeurs. La sociologie
de l’industrialisation a inspiré tant d’études qu’elle ressemble désormais à un champ de bataille
ravagé par des années de sécheresse morale : pour trouver des oasis de réalité humaine, nous en
sommes réduits à traverser des milliers de pages d’abstractions stériles déconnectées de l’histoire.
Bien trop de spécialistes occidentaux de la croissance affichent leur foi inébranlable dans les vertus
civilisatrices qu’ils apportent à leur semblables arriérés. Kerr et Siegel nous confirment ainsi que la
« structuration d’une force de travail »…
[…] passe par l’établissement de règles sur les temps de travail et les temps de loisir, sur les modes de rémunération et sur la
détermination des montants de ces rémunérations, sur les façons de commencer et d’arrêter le travail, et sur les modalités de
promotion. Elle passe par des règles visant à assurer la continuité du travail […] à minimiser les révoltes individuelles ou
collectives, à instiller une vision du monde, des orientations idéologiques et des croyances155.

Wilbert Moore est même allé jusqu’à dresser une liste des « principales valeurs et orientations
normative très importantes pour la réalisation du progrès social », expliquant que « l’évolution des
mentalités et des comportements est indispensable pour parvenir rapidement à un développement
social et économique » :
Objectivité : jugement fondé sur le mérite et la performance, et non les origines sociales ou tout autre qualité inappropriée.
Spécificité des relations en fonction du contexte et des limites de l’interaction.
Rationalité et capacité à résoudre les problèmes. Ponctualité.
Reconnaissance d’une interdépendance limitée à l’échelle de l’individu mais systématique à l’échelle collective.
Discipline, respect de l’autorité légitime.
Respect des droits de propriété.…

Moore nous rassure tout de même en précisant que ces valeurs, auxquelles il convient d’ajouter « les
aspirations à l’accomplissement et à la mobilité », ne doivent pas être entendues comme…
[…] une liste exhaustive des qualités de l’homme moderne… « L’homme complet » aimera aussi sa famille, rendra grâce à son
Dieu et exprimera sa sensibilité esthétique. Mais il veillera à n’exercer chacune de ces autres orientations que « dans le cadre
qui lui est propre ».156

Il n’y a donc rien de surprenant à ce que la fondation Ford ait si volontiers repris à son compte ces
« directives d’orientations idéologiques » édictées par les Baxter du XXe siècle. On s’explique en
revanche moins bien qu’elles soient tout aussi volontiers reprises dans des études publiées sous
l’égide de l’UNESCO.

NOTES
143 De nombreux ouvrages sur les docks du XIXe siècle illustrent ce phénomène. Cependant, dans les années 1960, le docker
intérimaire a cessé d’être considéré comme une « victime » du marché du travail (comme le considérait Mayhew), et se distingue plutôt
par le fait qu’il préfère un salaire élevé à la sécurité de l’emploi. Voir K.J. Alexander, « Casual Labour and Labour Casualties », in
Trans. Inst. of Engineers and Shipbuilders in Scotland, Glasgow, 1964. Je n’ai pas abordé ici les nouveaux types de temps de travail
apparus dans les sociétés industrielles – notamment ceux des équipes de nuit effectuant les « trois huit » (mines, chemins de fer, etc.).
Voir à ce propos les remarques d’« Un compagnon mécanicien » [T. Wright] : The Great Unwashed (1868), pp. 188-200 ; M.A. Pollock
(sous la direction de), Working Days, 1926, pp. 17-28 ; Tom Nairn, New Left Review, n° 34, 1965, p. 38.
144 John Foster, An Essay on the Evils of Popular Ignorance, 1821, p. 180-5.
145 Thompson, op. cit., chap. XI et XII.
146 Voir l’étude déterminante sur les comportements de prévoyance et d’anticipation, et leur influence sur les comportements
sociaux et économiques dans Bourdieu, op cit.
147 Cité par M. D. Bernstein, The Mexican Mining Industry, 1890-1950, New York, 1964, chap. vii ; voir aussi Mead, op. cit.,
pp. 179-182.
148 W. E. Moor, Industrialization and Labor, Ithaca, 1951, p. 310, et pp. 44-47, 114-122.
149 F. A. Wells et W. A. Warmington, Studies in Industrialization : Nigeria and the Cameroons, 1962, p. 128.
150 Ibid., p. 170. Voir aussi pp. 183, 198, 214.
151 Edwin J. Cohn, « Social and Cultural Factors affecting the Emergence of Innovations », in Social Aspects of Economic
Development, Economic and Social Studies Conference, Istanbul, 1964, pp. 105-106.
152 Manning Nash, « The Recruitment of Wage Labor in the Development of New Skills », in Annals of the American Academy,
CCCV, 1956, p. 27-28. Voir aussi Manning Nash, « The Reaction of a Civil-Religious Hierarchy to a Factory in Guatemala », in Human
Organization, XIII, 1955, pp. 26-28, et Salz, op. cit., pp. 94-114.
153 W. E. Moore et A. S. Feldman (sous la direction de), Labor Commitment and Social Change in Developing Areas, New
York, 1960. Entre autres études intéressantes sur l’adaptation et l’absentéisme, on consultera notamment W. Elkan, An African Labour
Force, Kampala, 1956, en particulier chaps. II et III ; et F.H. Harbison et I.A. Ibrahim, « Some Labor Problems of Industrialization in
Egypt », Annals of the American Academy, CCCV, 1956, pp. 114-129.
M. D. Morris, The Emergence of an Industrial Labor Force in India, Berkeley, 1965, nie pour sa part l’importance des
problèmes de discipline, d’absentéisme, de variations saisonnières de l’emploi, etc. dans les filatures de Bombay à la fin du XIXe, mais
son raisonnement semble contredire à bien des égards les faits qu’il rapporte : voir pp. 85, 97, 102 ; voir aussi C.A. Myers, Labour
Problems in the Industrialization of India, Cambridge, Mass., 1958, chap. iii, et S.D. Mehta, « Professor Morris on Textile Labour
Supply », in Indian Economic Journal, I, n° 3, 1954, pp. 333-340. Deux autres excellentes études abordent la question de la main-
d’oeuvre partiellement « investie » dans le mode de vie industriel : G.V. Rimlinger, « Autocracy and the early Rusian Factory System », in
JI. Econ. Hist., XX, 1960 et T. V. von Laue, « Russian Peasants in the Factory », ibid., XXI, 1961.
154 Voir G. Friedmann, « Leisure and Technological Civilization », in Int. Soc. Science Jour., XII, 1960, pp. 509-521
155 C. Kerr and A. Siegel, « The Structuring of the Labor Force in Industrial Society : New Dimensions and New Questions », in
Industrial and Labor Relations Review, II, 1955, p. 163.
156 E. de Vries et J.M. Echavarria (sous la direction de), Social Aspects of Economic Development in Latin America,
UNESCO. 1963, p. 237.
VIII

VIII
Les peuples des pays en développement devront vivre avec ce problème et le surmonter. On espère
qu’ils sauront se dégager de l’emprise des modèles prêts à l’emploi qui réduisent les masses
laborieuses à une main-d’œuvre atone. Dans les pays parvenus à un stade avancé d’industrialisation,
ce problème a en un certain sens cessé d’être associé au passé. Nous en sommes en effet maintenant à
un point où les sociologues s’interrogent sur le « problème » des loisirs. Et une partie de ce
problème tient précisément à comprendre comment c’est devenu problématique. C’est le puritanisme,
en s’alliant par un mariage de raison au capitalisme industriel, qui a appris aux individus à attacher
de nouvelles valeurs au temps ; qui a inculqué aux enfants dès leur plus jeune âge à faire bon usage de
chaque heure du jour ; et qui a martelé dans l’esprit des individus l’équation terme à terme entre
temps et argent157. Dans les sociétés occidentales gagnées au capitalisme industriel, les
manifestations de révolte, qu’elles soient le fait des marginaux ou des beatniks, se sont souvent
traduites par un rejet de l’urgence des valeurs respectables attachées au temps. Voilà qui pose la
question essentielle : si le puritanisme était un élément indispensable à l’éthique du travail qui a
permis au monde industrialisé de rompre avec les économies de maigre subsistance du passé, la
conception puritaine du temps est-elle appelée à disparaître à mesure que la misère desserre son
étau ? A-t-elle déjà amorcé un recul ? Les individus commenceront-ils à se défaire de cette
impatience fébrile, de ce désir d’user de leur temps à bon escient – attributs qu’ils portent pour la
plupart comme ils portent une montre au poignet ?
Si les robots de demain nous promettent davantage de loisirs, la grande question ne sera pas
tant : « comment les individus vont-ils parvenir à consommer tout ce temps libre supplémentaire ? »,
mais bien davantage « de quelle initiative seront capables ceux qui disposent de ce temps à vivre
hors de toute contrainte ? » Si nous restons dans la conception puritaine du temps comme valeur
d’usage, on se demandera comment ce temps sera employé, ou comment il sera exploité par
l’industrie du loisir. Mais à l’heure où la notion d’usage calculé du temps perd du terrain, les
individus devront réapprendre certains arts de vivre qui se sont perdus à la révolution industrielle :
apprendre à remplir les creux d’une journée par des rapports sociaux et personnels plus riches, plus
détendus ; abolir les frontières séparant la vie du travail. Cela donnerait lieu à une nouvelle
dialectique, où les pays nouvellement industrialisés adopteraient les anciens modes agressifs de
discipline et d’énergie, tandis que les pays industrialisés de longue date chercheraient à redécouvrir
des modes de vie oubliés bien avant l’apparition de l’histoire écrite :
Les Nuer n’ont pas de mot pour désigner ce que nous appelons le « temps » dans nos langues, et ils ne peuvent donc pas,
comme nous, parler du temps comme s’il s’agissait de quelque chose de tangible, qui passe, qui peut se perdre, se gagner, et
ainsi de suite. Je ne pense pas qu’ils aient jamais éprouvé le sentiment d’avoir à lutter contre le temps ou à coordonner des
activités avec un passage du temps abstrait, car leurs points de référence sont essentiellement les activités elles-mêmes, qui
sont généralement effectuées sans empressement. Les événements se succèdent selon un ordre logique, mais ils ne sont pas
contrôlés par un système abstrait, puisqu’il n’existe pas de points de référence autonomes auxquels ces activités doivent
répondre avec précision. Les Nuer ont bien de la chance.158

Bien entendu, aucune culture ne peut réapparaître sous une forme identique. Pour concilier les
exigences d’une industrie robotisée très fortement synchronisée et l’existence de plages de « temps
libre » considérablement allongées, l’individu doit effectuer une nouvelle synthèse à partir des
éléments de l’ancien système et du nouveau, et trouver une symbolique qui ne soit fondée ni sur les
saisons, ni sur le marché, mais sur des occupations humaines. La ponctualité dans les horaires de
travail exprimerait alors un respect pour ses collègues. Et culturellement, il deviendrait tout à fait
admissible de passer son temps à ne rien faire.
Voilà qui ne recueillera certainement pas l’assentiment de ceux qui écrivent l’histoire de
l’« industrialisation » en des termes qui se veulent objectifs, mais sont en fait hautement
idéologiques, comme une course à la rationalisation au service de la croissance économique. Cet
argument est au moins aussi ancien que la révolution industrielle elle-même. Dickens, déjà, associait
Thomas Gradgrind (« toujours prêt à peser et mesurer la moindre parcelle de la nature humaine et à
vous en donner l’exacte valeur ») au symbole de la « terrible horloge statistique » de son
observatoire, « qui mesurait chaque seconde avec un tic-tac semblable à des coups frappés sur le
couvercle d’un cercueil ». Mais le rationalisme a acquis de nouvelles dimensions sociologiques
depuis l’époque de Gradgrind. Werner Sombart, reprenant l’image mille fois usée de l’horloger,
remplaça le Dieu du matérialisme mécaniste par l’Entrepreneur :
Si le rationalisme économique moderne est pareil à un mécanisme d’horlogerie, alors il faut bien qu’il y ait quelqu’un pour le
remonter159 :

De nos jours en Occident, les universités fourmillent d’horlogers chercheurs qui ne demandent qu’à
faire homologuer leurs nouveaux remontoirs. Mais pour l’heure, très peu sont allés aussi loin que
Thomas Wedgwood, le fils de Josiah, qui avait conçu un système visant à introduire dans les ateliers
de formation de l’esprit des enfants, la discipline du temps et du travail des usines d’Etruria :
Mon projet est ambitieux – j’ai entrepris de frapper un grand coup qui devrait anticiper d’un siècle ou deux l’évolution rapide de
l’amélioration de la nature humaine. Derrière presque tous les prémices de cette évolution, on trouve l’influence d’un
personnage supérieur. Or, à mon sens, dans l’éducation du plus remarquable de ces personnages supérieurs, pas plus d’une
heure sur dix n’a servi à forger les qualités qui ont lui permis d’exercer une telle influence. Supposons que nous soyons en
possession d’un descriptif détaillé des vingt premières années de la vie d’un génie extraordinaire ; quelle confusion des
perceptions ! […] Combien d’heures, de jours, de mois a-t-il perdu à des occupations improductives ! Quelle foule
d’impressions à demi formées et de conceptions fallacieuses mêlées à un indicible magma…
Dans l’esprit le mieux réglé qui soit aujourd’hui, n’y a-t-il pas eu et ne continue-t-il pas d’y avoir plusieurs heures consacrées
chaque jour à la rêverie, à une pensée sans règles et sans direction ?160

Wedgwood envisageait de mettre au point un nouveau système éducatif, rigoureux, rationnel et


parfaitement compartimenté ; il pressentit Wordsworth pour en assurer la direction. Celui-ci réagit en
composant Le Prélude, un manifeste sur le développement de la conscience du poète qui était en
même temps un pamphlet contre…
Les guides, les gardiens de nos facultés,
Et les régisseurs de notre travail, des hommes vigilants
Et roués au commerce usuraire du temps,
Des sages qui, dans leur prescience, prétendent contrôler
Tous les hasards, et qui aimeraient nous confiner,
Tels des machines,
À la voie qu’ils ont tracée…161

Et de fait, toute croissance économique s’accompagne de la croissance ou de la transformation d’une


culture ; et en dernier ressort, le développement de la conscience sociale, pas plus que le
développement de l’esprit du poète, ne saurait être planifié.

NOTES
157 Pour des commentaires éclairés sur cette équation, voir Lewis Mumford et S. de Grazia, op. cit., en note 1 ci-dessus ; Paul
Diesing, Reason in Society, Urbana, 1962, pp. 24-28 ; Hans Meyerhoff, Time in Literature, University of California, 1955, pp. 106-119.
158 Evans-Pritchard, op. cit., p. 103.
159 « Capitalisme », in Encyclopaedia of the Social Sciences, New York, 1953, III, p. 205.
160 Thomas Wedgwood à William Godwin, 31 juillet 1797, publié dans l’article fondamental de David Erdman : « Coleridge,
Wordsworth and the Wedgwood Fund », Bulletin of the New York Public Library, IX, 1956.
161 The Prelude (1805), Livre V, vers 377-383. Voir aussi la première version dans Poetical Works of William Wordsworth,
présenté par E. de Selincourt et Helen Darbishire (Oxford, 1959), V, p. 346.
Bibliographie sélective
par Alain Maillard
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Chez le même éditeur L’industrie de l’holocauste.
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à l’état naissant. Textes présentés par René Schérer.
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Rester sur la montagne. Les nouveaux malheurs de Paris.
Entretiens sur la Palestine Isabelle Garo, L’idéologie ou
avec Eric Hazan. la pensée embarquée.
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et le droit des pauvres. sur la vie politique, artistique
Daniel Bensaïd, Tout est encore possible. Entretiens avec Fred et sociale de la France.
Hilgemann. Victor Hugo, Histoire d’un crime
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Maintenant, il faut des armes. La construction d’une conscience
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E.P. ThompsonLa quête d’une autre expérience des temps
Temps, discipline du travailet capitalisme industriel
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