(Collection Maria Montessori.) Bernard, Georgette Jean-Jacques_ Montessori, Maria_ Montessori, Mario M._ Planquette, Dominique - Pédagogie scientifique. Tome 1, La découverte de l’enfant. 1 (2016).pdf

Vous aimerez peut-être aussi

Vous êtes sur la page 1sur 282

LA DÉCOUVERTE DE L'ENFANT

DU MÊME AUTEUR
CHEZ LE MÊME ÉDITEUR

L'Education et la paix.
La Formation de l'homme.
L'Enfant.
De l'enfant à l'adolescent.
L'Esprit absorbant de l'enfant.
L'Education élémentaire. Pédagogie scientifique, tome 2
Eduquer le potentiel humain, 2016. Nouvelle édition.
M ARIA MONTESSORI

LA DÉCOUVERTE
DE L’ENFANT
PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE, TOME 1

Introduction de
Mario M. Montessori
Directeur Général de l’Œuvre Montessori

Texte français de
Georgette J. J. Bernard

35 photos de D. Planquette

D E S C L É E DE B R O U W E R
Tous droits réservés pour la France et les pays francophones.

Pour l’édition originale de cet ouvrage :


© The Montessori-Pierson-Estate

© Desclée de Brouwer, 1958


© Groupe Artège, 2016 pour la présente édition
Desclée de Brouwer
10, rue Mercœur - 75011 Paris
9, espace Méditerranée - 66000 Perpignan

www.editionsddb.fr

ISBN : 978-2-220-08024-6
PRÉFACE

Pourquoi ce titre ? et pourquoi cette nouvelle édition, cinquante


ans après la première, vingt ans après la nouvelle traduction fran­
çaise et la mort de l’auteur ?
Il nous a semblé que l’actualité de ce livre était plus grande que
jamais et il convient de rappeler que la Maison des Enfants c’était
le sous-titre du premier volume de la Pédagogie Scientifique : le
second traitait de l’école élémentaire et les dernières mises au point
de l'auteur n’ont pas été traduites en français.
La Maison des Enfants, c’est ce lieu privilégié qu’avait aménagé
Maria Montessori en 1907 dans un « grand ensemble » popu­
laire de Rome pour les petits qui n’allaient pas encore à l’école :
une salle où tout était fait pour l’enfant, à son échelle, à son usage ;
et c’est le nom qu’elle donna par la suite à toutes ses écoles fré­
quentées par les petits de 3 à 6 ans.
Dans ce monde à sa mesure, où tout faisait en sorte qu’il pût
« agir seul », libéré de la contrainte d’avoir toujours à demander
de l'aide, l’enfant se manifesta sous un jour nouveau — et c’est
cet « enfant nouveau » que Maria Montessori prit pour guide,
comme elle l’explique dans ce livre.
Nos contemporains, consciemment ou non, sont bien obligés de
tenir compte de cette étape décisive de la pédagogie moderne.
Ainsi, le petit évier avec ses accessoires, que l’on rencontre dans
toutes les nouvelles classes maternelles ; ainsi, le mobilier clair
et gai de toutes les collectivités de petits enfants ; ainsi les jeux
multiples qui permettent à l’activité et à la créativité enfantines de
se réaliser... tout cela est, directement ou indirectement, inspiré
de la Maison des Enfants.
De même, lorsqu’en 1968 on réclama la suppression de la chaire
du Maître, savait-on, pensait-on que, bien avant la guerre elle
n’existait plus dans les écoles Montessori où, du jardin d’enfants
au baccalauréat, les élèves s’activaient librement, le maître leur
apportant son aide plus que son autorité...
Maria Montessori était un précurseur. Mais si tout cela est
de l’acquis, en quoi cette nouvelle édition peut-elle nous enrichir
encore ? Elle était un précurseur, certes, mais son actualité réside
peut-être dans sa vision très réaliste de l’éducation.

1. Cette préface est celle de l’édition précédente du volume 1, qui titrait : La


Maison des enfants.
H PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

N'élevons pas, disait-elle, nos enfants pour le monde d'aujourd'hui.


Ce monde n'existera plus lorsqu'ils seront grands. Et rien ne nous
permet de savoir quel monde sera le leur : Alors, apprenons-leur
à s'adapter.
L’adaptabilité lui a toujours semblé une faculté fondamentale
de l’être humain — être social. Elle-même savait s’adapter magni­
fiquement à toutes les situations (et Dieu sait que sa vie en com­
porta de multiples, la résistance au fascisme, l’exil, la révolution
espagnole, la guerre, l’internement en Inde, une fin de vie, toujours
active, dans un pays dont elle ne comprenait pas la langue : la
Hollande...) et ne reculait devant aucune audace dans l’emploi de
matériaux nouveaux.
C’est pourquoi nous qui avons été ses disciples et qui l’avons
bien connue devons-nous, à son exemple, nous adapter aux condi­
tions de vie actuelle. Nous devons chercher à agir non pas comme
elle agissait mais comme nous pensons qu’elle « agirait » au­
jourd’hui.
Ainsi se pose à nous la question de savoir comment elle eût
réagi devant les techniques modernes. En particulier je pense à
ce qu’elle aurait pu dire de l’enseignement audio-visuel. Certes,
elle lui aurait manifesté un intérêt très vif — l’enthousiasme étant
un trait dominant de son caractère — et elle aurait probablement
apprécié ce moyen privilégié pour l’information d’un plus grand
nombre. Je ne crois pas, quant à moi, qu’elle en eût préconisé
l’usage pour les petits enfants.
« Le mouvement, écrivait-elle dans “ l’Enfant ” est le facteur
indispensable à la construction de la conscience. » Cette phrase est
la clé de voûte de toute sa pensée. Pour elle, le petit enfant qui
a tout à construire et dont la conscience même n’est pas élaborée,
le fait à travers l’activité. Elle dénonçait sévèrement l’erreur qui
consiste à ne faire appel chez lui qu’à deux ordres de perceptions —
auditives et visuelles — au lieu de mettre à profit toutes les possi­
bilités de cette période sensori-motrice. Mais il est probable qu’elle
aurait su tirer parti de ces techniques avec de grands enfants.
Quant aux formes nouvelles de la Mathématique, on peut avancer
plus que des hypothèses. Son matériel est en effet très révélateur à
ce sujet.
L'enfant est doué, disait-elle, d'un esprit mathématique inné —
dont il fait preuve très jeune par son besoin de logique et de
classement, auquel répond notre matériel sensoriel, en lui permettant
de reconstituer des séries logiques. Mais il ne peut le développer
car le monde mathématique, tel que le conçoivent les adultes, lui
est inaccessible. Mettez-le sous une forme adaptée à sa mentalité,
il vous étonnera par sa compréhension. De fait, les enfants sont
capables de découvertes surprenantes.
PRÉFACE 111

Elle disait notamment : Compter est trop abstrait pour un tout


petit enfant ; ou bien il répète une suite, sans signification pour
lui, de mots appris par cœur, ou bien il voit des objets s’aligner
et dit « un. un, un... » Mais si, au contraire, vous lui présentez des
barres de longueur régulièrement croissante, divisées en segments
colorés tous de longueur égale, chacune de ces barres représente
un ensemble que l’on peut nommer. Au moyen de ces barres l’enfant
peut établir une suite logique, une série mathématique, recons­
tituant ainsi la progression des nombres. C’est alors qu’il est prêt à
compter des unités séparées et à reconstituer des ensembles...
Ou encore sa merveilleuse invention du « matériel de perles »
sur la base du système décimal (dont on trouve la description et la
photo dans cet ouvrage) : L’enfilage des perles fait que 10 est
une barre, 100 un carré, 1 000 un cube... Prenons, comme les
mathématiciens modernes nous y invitent, n’importe quelle autre
« base » que dix, — il suffit d’enfiler une autre quantité de perles
sur les barres, d’assembler une autre quantité de barres pour faire
le carré... et ce matériel existe, Maria Montessori l’avait élaboré,
adoptant pour chaque « base » une couleur différente permettant
de l’identifier immédiatement — la représentation reste la même,
les signes 1, 10, 100 (ou 102), 1 000 (ou 103) restant toujours repré­
sentatifs de la même forme...
Le matériel symbolique, utilisé dans les écoles Montessori par
les enfants plus grands, reste également valable et le plus étonnant
est d’avoir retrouvé, dans les archives d’une école Montessori, des
opérations spontanément imaginées et effectuées par des enfants,
voilà quelque vingt ans et pour le seul plaisir, dans des bases
diverses — avec leur « boulier ».
Ce livre est une réponse anticipée à beaucoup des questions qui
se posent à nous. Son mérite est d’envisager une vraie réforme de
l’enseignement fondée, non sur des principes ni des programmes,
mais sur l’observation ; partant non de buts à atteindre mais de la
réalité de ce qu’est l’enfant.
Puisse-t-il apporter à tous ce qu’on attend de lui.

Anne-Marie Gillet-Bernard.
INTRODUCTION

La Pédagogie Scientifique, qui fut le premier ouvrage de la


Doctoresse Montessori paru en France, date de 1926, dans une
traduction de Miss Cromwell. Il relatait son expérience dans une
garderie ouvrière d’un quartier populaire de Rome — San Lorenzo —
qui réunissait de pauvres enfants, sous-alimentés et désœuvrés.
C ’est là qu’elle eut l’occasion de faire cette « découverte de l’en­
fant », point de départ de ses études sur les lois vitales et fondamen­
tales qui gouvernent le développement psychique et intellectuel de
l ’enfant normal; cette découverte a élargi les expériences succes­
sives faites dans des écoles de bien des pays; elle constitue la source
inépuisable qui a alimenté toute la suite de ses travaux.
Le livre, épuisé depuis plusieurs années, va paraître de nouveau.
Le texte a été allégé de tout ce qui a été dépassé au cours de quarante
années d’expérience. Toutefois, le récit de certains tâtonnements,
de certaines descriptions de matériel périmé n’était pas négligeable.
Nous avons tenu à les conserver en réponse à des questions fréquem­
ment répétées: « Pourquoi ainsi et pas autrement? » ...
Ces expériences successives apportent le témoignage que rien n’a
été inventé, que rien n’est dû au hasard; mais que tout a été dicté
par la réaction de l ’enfant lui-même, et que la méthode naissante
a été réglée sur ses besoins.
Par contre, un grand nombre d’adjonctions figurent dans cette
édition, apportant toute une série de réflexions nées de l ’expérience,
et de matériels nouveaux dus à la Doctoresse Montessori et à moi-
même.
Enfin, c’est dans une traduction entièrement nouvelle que paraît
l’ ouvrage, avec des photographies récentes, assez précises pour
apporter une idée exacte du comportement de l’enfant à l’endroit
du matériel, en même temps que de l ’ensemble d’une classe, et donnant
ainsi au lecteur une impression de ce milieu préparé pour l’enfant
qui y passe la majeure partie de sa période de développement.
Un de nos principes essentiels est cette « préparation du milieu »
qui, bien avant que l ’enfant n’ aille à l’école, est la clef d’une éduca­
tion, d’une culture réelle de la personne humaine depuis la nais­
sance.
Mario M . M ontessori.
C O N SID ÉR A TIO N S CR ITIQ U ES

Je ne prétends pas présenter ici un traité de pédagogie scien­


tifique ; ces notes n’ont pour but que de faire connaître les résul­
tats d’une expérience qui a ouvert une voie pratique aux méthodes
nouvelles. Ces méthodes entendent faire profiter la pédagogie
d’une plus vaste utilisation d’expériences scientifiques, sans
toutefois la couper des principes spéculatifs qui constituent ses
bases naturelles.
La psychologie physiologique — ou expérimentale — qui, de
Weber et Feschner à Wundt et à Binet, a permis de construire
une science nouvelle, semblait destinée à éclairer cette science
comme la physiologie avait éclairé jadis la pédagogie scientifique.
L ’anthropologie morphologique, appliquée à l’observation phy­
sique des écoliers, apparaissait comme l’autre point cardinal
de la pédagogie nouvelle.
Au début du siècle, en Italie, des écoles de pédagogie scien­
tifique préparèrent des maîtres sous la direction de médecins.
Ces écoles eurent beaucoup de succès et rallièrent tous les maîtres
d’Italie. C ’est ainsi qu’avant l’arrivée des méthodes nouvelles
en Allemagne et en France, les écoles d’anthropologie italienne
s’étaient intéressées à l’observation méthodique des enfants
durant les périodes successives de leur croissance, et aux men­
surations prises au moyen d’instruments exacts.
Ainsi, Sergi, dès 1880, répandait l’idée qu’une source de renou­
vellement pour l’éducation se trouverait dans des observations
scientifiquement dirigées. Il écrivait déjà : « Un besoin urgent
s’impose : le renouvellement des méthodes d’éducation et d’in­
struction. Lutter pour cette cause, c’est lutter pour la régéné­
ration de l’homme. »
Dans son livre Éducation et Instruction, résumé de ses leçons
et conférences, il préconisait l’étude de l’anthropologie pédago­
gique et de la psychologie expérimentale, pour mener l’éducateur
sur la voie du renouvellement souhaité.
« Depuis plusieurs années, dit-il, j’ai combattu pour une idée
que, plus j’y pense, plus je trouve juste et utile pour l’instruc­
tion et pour l’éducation humaine ; c’est-à-dire que, pour élaborer
des méthodes naturelles et pour atteindre notre but, il nous faut
10 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

quantité d’observations exactes et rationnelles sur les hommes,


et principalement sur l’enfance ; c’est là-dessus que doivent porter
les bases de l’éducation et de la culture. »
... « Mensurer la tête, la stature, etc., ce n’est pas, bien sûr,
faire œuvre de pédagogie ; mais c’est suivre la route qui y mène ;
car on ne peut éduquer personne sans le connaître directement. »
L ’autorité de Sergi apportait la conviction que l’art d’éduquer
l’individu découle presque naturellement de la seule expérience ;
et cela amena (comme il advient souvent) une confusion d’idées
chez ses disciples : la confusion entre l’étude expérimentale de
l’écolier et son éducation. Et puisque la première se montrait
comme la voie pour atteindre la seconde, on appela aussitôt péda­
gogie scientifique l’anthropologie pédagogique.
C ’est pour cela que ces écoles, dites de pédagogie scientifique,
enseignaient aux maîtres à prendre les mensurations anthropo­
métriques, etc. ; le corps des maîtres scientifiques fut ainsi con­
stitué.
En France, comme en Angleterre, et plus spécialement en
Amérique, on a tenté d’étudier l’anthropologie et la psychologie
pédagogique dans les écoles élémentaires avec l’espoir de tirer
de l’anthropométrie et de la psychométrie le renouvellement de
l’école. Au progrès apporté par cet effort a suivi le développe­
ment de l’étude de l’individu — allant de la psychologie de
Wundt aux tests de Binet — mais restant toujours dans la même
équivoque. En outre, les maîtres ne se livrèrent guère à ces recher­
ches, mais ce furent les médecins qui s’intéressèrent plus à leur
propre science qu’à la pédagogie ; ils ont bien plus cherché
à apporter leur contribution expérimentale à la psychologie
et à l’anthropométrie qu’à organiser leur travail en vue de la
formation de la pédagogie scientifique tant attendue. Enfin, ni
l’anthropologue ni le psychologue ne se sont jamais mis à éduquer
les enfants à l’école ; pas plus que les maîtres enseignants ne sont
devenus des savants de laboratoires.
Pour que l’École pût pratiquement progresser, il eût fallu, au
contraire, une coordination des études et des pensées. Il se fonda
à Rome une école pédagogique universitaire, précisément dans
le but de sortir la pédagogie des limites d’une simple matière
secondaire de la Faculté de philosophie, ce qu’elle était encore
en Italie, et pour en faire une Faculté indépendante qui compor­
terait, comme la Faculté de médecine, les enseignements les plus
variés. L ’hygiène pédagogique, l’anthropologie, la pédagogie et
la chirurgie expérimentale y prirent place.
Mais ces sciences continuèrent à se développer en suivant leur
chemin, alors que la pédagogie en restait à l’ancien embour-
CONSIDÉRATIONS CRITIQUES 11

bernent philosophique dans lequel elle avait pris naissance, sans


se laisser atteindre et encore moins transformer.
Aujourd’hui, c’est l’intérêt de l’humanité et de la civilisation
qui anime ceux que préoccupe l’éducation. Et tous ceux qui ont
apporté leur contribution à cette cause, sont dignes du respect
de l’humanité civilisée.
Nous qui travaillons pour un seul triomphe, nous sommes
comme les membres d’un seul corps : et ceux qui viendront
ensuite n’arriveront que parce que d’autres auront cru et tra­
vaillé avant eux.
Ainsi, on a pensé qu’en transportant les pierres de la dure et
aride expérience de laboratoire dans l’école antique et croulante,
on pourrait la réédifier. Nous avons regardé sans trop d’illusions
ceux qui apportaient la science matérialiste et mécanisée.
Mais c’est précisément parce qu’on s’était embarqué sur une
voie fausse qu’il est nécessaire d’aller au-delà pour trouver l’art
de préparer les générations futures.


¥ ¥

Préparer des maîtres d’après des sciences expérimentales n’est


pas chose facile. Quand nous leur aurons enseigné le plus minu­
tieusement l’anthropométrie et la psychométrie, nous aurons
fabriqué des mécanismes dont l’utilité restera problématique.
En les initiant aux expériences, nous n’aurons pas préparé des
maîtres nouveaux. Et surtout, nous aurons laissé les éducateurs
sur le seuil des sciences expérimentales sans les faire entrer dans
la partie la plus noble et la plus profonde où se forment les savants.
En vérité, qu’est-ce qu’un savant? Ce n’est certainement ni
celui qui sait manier les instruments dans un laboratoire ou qui
se sert avec assurance de tous les réactifs ; ni celui qui sait pré­
parer les microscopes. Ainsi, bien souvent ceux que l’on gratifie
du nom de « savants », et qui seraient de bons assistants ou de
simples préparateurs, ne sont pas véritablement des savants
possédant la technique expérimentale.
Est un savant celui qui, à la lumière de l’expérience, a décou­
vert la voie qui mène aux vérités profondes ; qui soulève quelque
voile sur ses secrets fascinants ; celui qui a senti naître en lui
l’amour passionné des mystères de la nature jusqu’à s’oublier
lui-même. Le savant, ce n’est pas le manieur d’instruments :
c’est celui qui connaît la nature. Cet amoureux porte, tel le moine,
les signes extérieurs de sa passion ; est un « savant » celui qui,
dans son cabinet, ne se soucie plus du monde extérieur, et qui
néglige tout, quelquefois jusqu’à l’excès, comme ceux qui négli­
12 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

gent leur tenue parce qu’ils ne se souviennent plus d’eux-mêmes ;


celui que les travaux au microscope rendent aveugle ; celui qui
s’inocule la tuberculose, analyse les excréments des cholériques,
dans l’espoir anxieux de découvrir le véhicule des maladies ; celui
qui, sachant explosive une préparation chimique, la tente pourtant.
Voilà l’esprit de l’homme de science, que la nature, en lui
révélant ses secrets, couronne de la gloire de la découverte.
Il existe donc un « esprit » du savant, indépendamment d’un
« mécanisme » du savant. Et le savant est au faîte de son ascension
quand l’esprit l’a emporté sur le mécanisme ; c’est de lui que la
science obtiendra non seulement de nouvelles révélations de la
nature, mais une synthèse philosophique de la pensée.
Et je crois que c’est plus Vesprit que le mécanisme du savant
que nous devons préparer chez les maîtres, c’est-à-dire que la
direction de cette préparation doit être tournée vers l’esprit.
Nous n’avons jamais voulu, certes, mettre le maître élémen­
taire en passe d’être à la fois un assistant d’anthropologie, ni de
psychologie scientifique, pas plus qu’un hygiéniste de l’enfance
et de l’école ; mais nous voulons le diriger sur la voie de la science
expérimentale, en lui enseignant à manier un peu chacun de ses
instruments ; en le limitant aux buts que lui désigne son emploi
sur la voie de « Vesprit scientifique ».
Nous devons faire naître dans sa conscience Vintérêt pour les
manifestations des phénomènes naturels en général, jusqu’à ce qu’il
aime la nature et qu’il connaisse l’attente de celui qui espère
des révélations de l’expérience préparée par lui.
Les instruments sont comparables aux lettres de l’alphabet ;
il faut savoir les manier pour pouvoir lire dans la nature ; mais de
même que le livre contient la révélation des plus grandes pensées,
il existe dans l’alphabet la possibilité de composer des mots ;
c’est ainsi que la nature, grâce au mécanisme de l’expérience,
contient une infinie série de révélations de ses secrets.
Ainsi celui qui peut lire les mots du syllabaire peut lire une
œuvre de Shakespeare, pourvu que l’impression en soit suffi­
samment claire.
Celui qui n’est initié qu’à l’expérience brute est comparable
à celui qui prend le sens littéral des mots dans un syllabaire ;
c’est à ce niveau que nous laisserions les maîtres, si nous limitions
leur préparation au mécanisme.
Il nous faut au contraire en faire les interprètes de l’esprit
de la nature, de même que ceux qui, pour avoir un jour appris
à lire, sont capables de saisir à travers des graphiques la pensée
de Shakespeare, de Goethe ou de Dante.
On le voit, la différence est grande et la route est longue.
CONSIDÉRATIONS CRITIQUES 13

Toutefois, notre erreur primitive était naturelle : l’enfant


qui a fini le syllabaire a l’illusion de savoir lire ; en fait, il lit les
enseignes des boutiques, les titres des journaux, et chaque mot
ou chaque phrase qui lui tombe sous les yeux. Son illusion serait
bien naturelle si, en entrant dans une bibliothèque, il s’imaginait
savoir lire le sens des livres. Mais il comprendrait bien vite que
« savoir lire mécaniquement » ce n’est rien ; et il sortirait de la
bibliothèque pour retourner à l’école.
Il en est ainsi des illusions que l’on s’était faites de préparer
une pédagogie nouvelle, des maîtres nouveaux, en leur enseignant
l’anthropométrie et la psychologie expérimentale.


* *

Supposons que nous ayons déjà préparé les maîtres par de


longs exercices d'observation de la nature et que nous les ayons
conduits jusqu’à l’état de ces zoologues qui se lèvent la nuit
pour aller péniblement à travers bois surprendre le réveil et les
premières manifestations de vie diurne de quelque famille d’in­
sectes ; le savant risquerait bien de s’endormir en route ; mais
comme il est tout vibrant, il ne s’aperçoit ni de sa fatigue, ni de
l’humidité qui le pénètre, ni du soleil qui le brûle ; il essaie seule­
ment de ne révéler sa présence qu’au minimum, afin d’observer
chez eux les insectes accomplissant pacifiquement les fonctions
qui l’intéressent.
Supposons que nos maîtres en soient arrivés au degré de ce
savant qui, sachant sa vue fatiguée, observe encore des infu­
soires au microscope. Le maître est destiné, lui, à observer non
pas des infusoires, mais l’homme.
Et non pas l’homme dans les manifestations de ses habitudes
diurnes, comme des familles d’insectes à leur réveil matinal,
mais l’homme à son éveil à la vie intellectuelle.
Pour celui qui veut éduquer l’humanité, l’intérêt doit unir
l’observateur et l’observé par des liens plus intimes que ceux
qui unissent le zoologue ou le botaniste avec la nature ; si ces
liens sont plus intimes, ils sont nécessairement plus doux. L ’homme
ne peut s’attacher à l’insecte ou à la réaction chimique sans
épuisement.
Mais l’amour d’homme à homme peut être si doux et si simple
que, n’étant plus le privilège de l’esprit, les masses peuvent
l’atteindre sans effort.
Il faut que le maître, suffisamment initié dans « l’esprit du
savant », éprouve ce soulagement que, bien vite, il doit éprouver
en devenant un observateur de l’humanité.
14 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

Pour donner une idée de cette forme de préparation de l’esprit,


imaginons l’âme simple des premiers disciples de Jésus qui
entendaient parler par Lui d’un Règne de Dieu grandiose, au-delà
de ce qui peut se concevoir sur la terre. L ’un de ces disciples
demandant avec une curiosité ingénue comment jamais ils pour­
raient être aussi grands en ce règne : « Maître, et comment sera-
t-il, le plus grand de tous, dans le Royaume des Cieux? » le
Christ, caressant la tête d’un petit enfant, répondit : « Celui qui
pourra se faire pareil à cet enfant, c’est lui qui sera le plus grand
dans le Royaume des Cieux. »
Alors, supposons une âme ardente, observant dans toutes ses
manifestations le petit enfant pour apprendre avec un respect
amoureux la voie de sa propre perfection, et l’apportant dans
une classe pleine de petits enfants !
Ce ne serait pas là le nouvel éducateur que nous voulons former.
Mais essayons de fondre en un seul l’esprit d’âpre sacrifice
du savant et celui de ce mystique ; et nous aurons préparé l’esprit
du « maître ».
En effet, il apprendra de l’enfant lui-même les moyens et le
chemin de sa propre éducation ; c’est-à-dire qu’il apprendra de
l’enfant à se perfectionner comme éducateur.

Imaginons un de nos botanistes ou un de nos zoologues qui


aurait voyagé pour étudier sur place le mildew, par exemple,
et qui aurait pratiqué ses observations d’abord sur place, puis
au microscope, et enfin dans son cabinet, pour arriver aux expé­
riences, à la culture, etc. ; ou bien qui aurait étudié, par exemple,
les tiques, s’introduisant dans les écuries, analysant les excré­
ments d’animaux ; qui, sachant enfin ce que c’est qu’étudier la
nature, se servirait de tous les moyens qu’offre la science expé­
rimentale moderne ; imaginons un de ces hommes chargé d’ac­
complir des recherches nouvelles sur les hyménoptères, et devant
qui l’on déposerait une boîte au couvercle de verre sur le fond
de laquelle seraient enfilés sur une épingle de beaux papillons
aux ailes déployées! C ’est là jeu d’enfant, mais non pas matériel
de savant ; ces préparations dans la boîte sont sans doute le
complément d’une gymnastique faite par de jeunes garçons
chassant le papillon dans les jardins publics. Mais le savant n’en
aurait que faire.
Il en serait de même pour un maître initié selon notre concep­
tion, que l’on placerait dans une de ces écoles modernes où se
trouve étouffée l’expression spontanée des enfants fixés à leur
CONSIDÉRATIONS CRITIQUES 15

place respective, sur le banc, tout comme des papillons enfilés


sur une épingle ; c’est devant ces enfants que l’on déploie les
ailes d’un savoir acquis avec aridité.
Ce n’est donc pas la peine de préparer le « maître-savant » :
il faut préparer l'école.
Il faut que l’école permette le libre développement de l’acti­
vité de l’enfant pour que naisse la pédagogie scientifique ; c’est là
la réforme nécessaire.
Il est vrai que quelques pédagogues — sous les auspices de
Rousseau — ont exprimé de fantastiques principes, de vagues
aspirations vers la liberté de l’enfant : mais la véritable concep­
tion de liberté est inconnue des pédagogues. Ils ont le plus sou­
vent de la liberté la conception que s’en sont faite les peuples
à l’heure de la rébellion contre l’esclavage. Ou bien, ils en ont
une conception réduite à une patrie, une caste, une forme de
pensée...
La conception de liberté qui doit inspirer la pédagogie doit
être universelle : c’est la libération de la vie réprimée par les
obstacles innombrables qui s’opposent à son développement
harmonieux, tant organique que spirituel.
Or, celui qui prétendrait que le principe de liberté guide
aujourd’hui la pédagogie et l’école ferait sourire, aussi bien qu’un
enfant qui, devant une boîte de papillons enfilés, insisterait pour
qu’ils vivent et s’envolent.
Un principe de répression qui va jusqu’à l'esclavage mène
une grande partie de la pédagogie, donc l’école.
Un exemple : le banc. Voilà un exemple lumineux des erreurs
de la primitive pédagogie scientifique matérialiste ; elle s’illu­
sionnait en pensant réajuster des pierres éparses pour la réédifi­
cation de l’édifice croulant de l’école. Le banc existait, où s’entas­
saient les écoliers ; vint la science... qui perfectionna le banc. Et
pour cela, on se servit de l’apport de l’anthropologie : on observa
l’âge de l’enfant, la longueur de ses jambes, afin de modeler
le siège à une juste hauteur ; avec un soin mathématique, on
calcula la distance du siège au pupitre, pour préserver le dos de
l’enfant de la scoliose ; on alla jusqu’à séparer les sièges ; on
les mesura dans la largeur afin que l’enfant, tout juste assis,
ne puisse plus se glisser par des mouvements latéraux et qu’en
même temps il soit bien séparé de son voisin ; et le banc s’est
construit de façon que l’enfant soit le plus en vue possible dans
son immobilité : le but occulte de toute cette séparation était de
prévenir les gestes de perversité sexuelle en pleine classe. Que
dire d’une telle prudence en une société où il serait scandaleux
de seulement énoncer des principes de morale sexuelle, de peur
16 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

de contaminer l’innocence? Mais la science se prête à cette hypo­


crisie, en fabriquant des machines. Ce n’est pas tout. La science
a perfectionné les bancs de façon à obliger l’enfant au maximum
d’immobilité ; et, afin que l’écolier soit bien encastré dans son
banc, voici le siège qui le force à une position hygiéniquement
convenable; le marche-pied et le pupitre sont disposés de façon
qu’il ne puisse jamais se mettre debout ; mais par un mouvement
déterminé, le siège tombe, le pupitre se soulève, le marche-pied
bascule et l’enfant a tout juste l’espace pour rester debout.
Voilà un exemple des applications littérales de la science
à l’école.
Le banc avait pour but d’empêcher la scoliose des écoliers !
C ’est-à-dire que les écoliers étaient soumis à un tel régime
que, nés sains, ils risquaient une contorsion de la colonne verté­
brale. La colonne vertébrale, capable de résister aux luttes les
plus âpres de l’homme primitif et de l’homme civilisé, quand il
combattait contre les lions du désert, quand il extrayait la pierre,
ne résistait pas ici et pliait sous le joug de l’école!
Il est incompréhensible que la science ait travaillé à perfec­
tionner un instrument d’esclavage à l’école, sans recevoir la
moindre lumière du mouvement de libération sociale, qui se
développait par ailleurs.
L ’indication, pourtant, se répète partout. Le travailleur sous-
alimenté ne demande pas de reconstituant : il réclame une amé­
lioration économique qui lui permette de manger. Le mineur, plié
sur son travail, ne demande pas un bandage orthopédique, mais
une diminution d’heures de travail et de meilleures conditions.
Et, à cette même époque sociale, constatant que les enfants son
des travailleurs dont les conditions d’hygiène sont contraires au
développement normal de la vie, nous répondons par un banc
orthopédique! Autant offrir aux mineurs une ceinture contre la
hernie, et de l’arsenic aux sous-alimentés.
Me croyant coupable d’innovations scientifiques à l’ école,
une dame vint un jour me soumettre un corset pour écoliersy
destiné à compléter l’œuvre prophylactique du banc. En vérité,
nous nous en servons, nous, médecins, pour le traitement des
déviations de la colonne vertébrale. Nous faisons suspendre
périodiquement par la tête et la pointe des épaules l’enfant rachi­
tique de façon que le poids du corps distende et redresse la colonne
vertébrale. A l’école, l’instrument orthopédique a été en grande
faveur : le banc. Et voilà que quelqu’un propose le corset ; un
pas encore, et on conseillera la pendaison méthodique des éco­
liers. Tout cela est la conséquence logique des applications scien­
tifiques matérielles à l’école décadente.
CONSIDÉRATIONS CRITIQUES 17

Le moyen rationnel pour combattre la scoliose des écoliers,


c’est de changer la forme de leur travail, de façon que ceux-ci ne
soient plus forcés de rester des heures dans une position vicieuse.
C ’est une conquête de liberté qu’il faut, non le perfectionne­
ment d’un banc.
Et même si le banc était utile au squelette de l’enfant, il serait
dangereux par la difficulté qu’il présente à être nettoyé.
Aujourd’hui, le mobilier des maisons se transforme pour
devenir toujours plus léger et plus simple, afin d’être nettoyé
chaque jour, sinon lavé : mais l’école est restée sourde aux trans­
formations.
Il faut réfléchir à ce qui arrivera, si Yesprit de l’enfant est
condamné à grandir de façon artificielle et viciée, au point que
ses os en soient déformés. Quand nous parlons de la rédemption
des travailleurs, nous entendons que, sous la plaie la plus appa­
rente, existe l’autre plaie profonde, celle qui blesse l’âme dans
son état d’esclavage. La dégradation morale de l’esclave, c’est
celle qui pèse sur notre progrès.
Que dire alors quand il s’agit d'éduquer les enfants?...
Nous connaissons bien ce triste spectacle : le maître affairé
qui verse la connaissance dans des têtes d’écoliers. Pour réussir sa
tâche, il lui faut la discipline de l’immobilité, de l’attention forcée ;
et il lui est loisible de manier largement récompenses et châtiments.
Ces récompenses et ces châtiments extérieurs, si l’on me
permet l’expression, sont le « banc de Vâme », c’est-à-dire l’escla­
vage de l’esprit ; mais ici, rien n’est appliqué pour atténuer les
déformations ; tout, pour les provoquer.
En fait, les récompenses et les châtiments se distribuent pour
forcer les enfants à suivre les lois du monde au même titre que
celles de Dieu. « Les lois du monde », pour les enfants, sont
dictées presque toujours par l’arbitraire de l’adulte, qui se revêt
d’une autorité illimitée.
Trop souvent, il commande parce qu’il est fort ; l’enfant doit
lui obéir parce qu’il est faible, alors que l’adulte devrait repré­
senter le guide digne d’amour qui aide à atteindre les voies du
Royaume des Cieux. D ’un bien autre genre sont les récompenses
et les châtiments promis par Jésus : l’élévation des bons et l’abîme
de perdition dans lequel doivent tomber les méchants. Quiconque
fait fructifier ses propres talents peut s’élever, et la récompense
est accessible à tous, selon que l’on est possesseur d’une grande
quantité ou d’un seul pauvre petit talent.
Mais à l’école, la récompense est de nature à engendrer l’envie
et la vanité, au lieu de susciter cette élévation faite d’effort, d’hu­
milité et de charité qu’il est donné à tous d’atteindre.
l8 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

Il existe, il est vrai, dans la vie sociale, des récompenses et


des châtiments différents de ceux qui nous apparaissent à la
lumière de la vie spirituelle ; et l’adulte s’efforce d’adapter à temps
l’âme enfantine pour qu’elle s’accommode et se réduise dans
l’engrenage de ce monde ; et ce sont ces récompenses et ces
châtiments qui l’habitueront à se soumettre rapidement.
Mais si nous jetons un regard sur la morale sociale, nous voyons
le joug se faire peu à peu doux : la nature raisonnable, la vie
consciente triomphe graduellement. Le joug de l’esclave a cédé
devant celui du serf, et celui du serf devant celui du travailleur.
Toutes les formes de l’esclavage tendent peu à peu à disparaître.
L ’histoire du progrès civique est une histoire à la fois de conquêtes
et de libérations ; et nous traitons de régressions ce qui ne corres­
pond pas à ces signes. Il faut maintenant se demander si l’école
doit être fixée dans un état permanent que la société considérerait
comme régressive.
Les grandes administrations gouvernementales sont dans la
société des organisations comparables à l’école. Leurs employés,
eux aussi, travaillent chaque jour pour un but lointain qu’ils ne
soupçonnent pas : c’est-à-dire que les mécanismes de l’État
assurent, grâce à leur travail, la vie sociale de tous les hommes
composant la population. Pour eux le bien immédiat, c’est la
promotion, comme pour l’écolier, le passage dans une autre classe.
Cet homme, qui est un rouage dans la grande machine, perd de
vue son but élevé ; comme un enfant qui est, à l’école, un esclave
ignorant : on réduit sa dignité d’homme aux limites d’une machine
qui a besoin d’huile pour fonctionner parce qu’elle n’a pas l’im­
pulsion de la vie. Les sentiments mesquins, tels que le désir des
décorations, sont les stimulants artificiels semés sur son chemin
aride et obscur ; nous donnons de même des médailles aux écoliers.
La crainte de n’être pas d’une promotion retient l’employé et le
lie au travail monotone, comme la crainte de ne pas passer son
examen fixe l’écolier sur son livre. Le reproche du supérieur est
semblable à la gronderie du maître ; la correction d’un ouvrage
mal fait équivaut au mauvais point sur le cahier de l’élève.
Mais si les administrations ne fonctionnent pas de la façon
idéale qui siérait à la grandeur de la patrie, si la corruption s’y
infiltre, c’est parce que l’on a éteint cette idée de la grandeur de
l’homme dans la conscience de l’employé ; c’est parce qu’on a
réduit ses aspirations à ce qui est considéré par lui comme récom­
penses et châtiments.
Si la Patrie se maintient, c’est qu’un courant irrésistible d’hon­
nêteté s’impose ; ainsi, la vie triomphe, dans l’ambiance sociale,
des causes d’appauvrissement et de mort.
CONSIDÉRATIONS CRITIQUES 19

C ’est cette force de la vie, force latente, souvent inconsciente,


qui fait avancer le monde.
Mais l’accomplissement d’une œuvre n’est jamais dû au seul
attrait de ce que nous appelons «récompense» ni par la seule crainte
de ce que nous appelons « châtiment ». Si de nombreux contin­
gents de géants combattaient pour la seule extravagance de con­
quérir des promotions, des épaulettes ou des médailles, ou dans
la seule crainte d’être fusillés, contre une poignée de pygmées
enflammés de l’amour de leur patrie, c’est à ces derniers que
sourirait la victoire. Quand l’héroïsme a disparu d’une armée,
les récompenses et les châtiments ne peuvent que faire accomplir
l’œuvre de destruction en y introduisant la corruption1.
Toutes les victoires et tout le progrès humain reposent sur la
force intérieure.
Ainsi, un jeune étudiant pourra devenir un grand docteur s’il
est poussé à l’étude par sa vocation ; mais s’il ne l’est que par la
seule espérance d’un héritage, ou d’un mariage, ou d’un avantage
extérieur quelconque, il ne deviendra jamais un maître, et son
œuvre ne fera pas bénéficier le monde d’un progrès. Quand il
arrive de faire travailler un garçon jusqu’à son examen à coups
de prix et de punitions, mieux vaut qu’il ne devienne jamais
docteur. Chacun de nous possède une tendance spéciale, une
vocation latente ; le prix peut faire dévier cette vocation sur la
fausse route de la vanité ; et l’on trouble ou l’on anéantit une
activité humaine.
Nous répétons toujours que le monde progresse et qu’il faut
pousser les hommes pour obtenir le progrès.
Mais le progrès vient des choses neuves qui naissent, et le plus
souvent de ce qui préexistait et qui s’améliore ou se perfectionne :
mais comme elles n’étaient pas prévues elles ne sont pas primées ;
et les précurseurs aboutissent souvent au martyre.
Gare si les poèmes ne devaient leur naissance qu’au seul désir
des poètes de conquérir le laurier du Capitole. Le poème doit
surgir du cœur du poète, alors qu’il ne pense ni au prix, ni à lui-
même.
Il existe pourtant une récompense extérieure pour l’homme
quand, par exemple, l’orateur voit la physionomie des auditeurs
s’altérer par l’émotion ; il en éprouve une telle impression que,
seule, peut lui être comparée la joie de celui, qui découvre qu’on

1 . De tout ce que nous disons des récompenses et des châtiments, nous


n’entendons pas dévaloriser la valeur pédagogique fondamentale, qui
repose sur la nature humaine, mais seulement combattre l’abus et le per­
vertissement d’où, de moyens qu’ils sont, ils deviennent fins.
20 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

l’aime. C ’est toujours en touchant et en conquérant les âmes que


nous obtenons le seul prix qui soit une véritable récompense.
Il y a parfois des instants de bonheur — concédés aux hommes
pour leur permettre de continuer leur existence en paix — à la
suite d’un amour satisfait, ou devant l’espoir d’un enfant qui va
naître ; ou bien devant une œuvre publiée, ou une découverte
glorieuse ; et nous nous imaginons que personne au monde n’est
plus heureux que nous. Si, à ce moment, une autorité constituée
ou quelqu’un qui se donne l’attitude d’un maître venait nous
offrir une médaille ou un prix, ce serait la destruction de notre
joie. La seule récompense de l’homme ne peut être que divine.
Quant au châtiment, nous n’entendons pas en nier la fonction
sociale ni l’efficacité individuelle, mais seulement la suffisance
morale et la nécessité universelle de son application. Il est plus
utile pour les gens inférieurs ; mais ceux-là sont peu nombreux et
le progrès social ne les atteint pas. Le code nous menace de châti­
ment si nous ne sommes pas honnêtes dans les limites indiquées
par la loi. Or, nous ne sommes pas honnêtes par peur du code.
On peut toutefois affirmer que le délinquant a senti le code
peser sur lui avant même de fauter ; il est assuré de Yexistence
d’un châtiment. Il l’a défié ou s’en est échappé en croyant le
narguer ; mais il est né dans sa conscience une lutte entre le délit
et le châtiment. Efficace ou non à empêcher les délits, le code pénal
est indubitablement destiné à une catégorie limitée d’individus :
les délinquants. L ’énorme majorité des citoyens est honnête,
même quand elle ignore les menaces de la peine.
La véritable punition de l’homme normal, c’est de perdre
conscience de sa propre force et de la grandeur qui constituent
son humanité intérieure ; et cette punition blesse les hommes,
même quand ils nagent dans l’abondance de ce qu’on appelle
vulgairement « les récompenses ». Mais hélas ! du véritable châti­
ment qui menace l’homme, l’homme ne s’aperçoit pas.


* *

C ’est ici que l’éducation peut développer son action.


Nous tenons les écoliers comprimés dans des écoles au milieu
d’instruments qui dégradent le corps et l’esprit : le banc, la récom­
pense et la punition extérieures, afin de les réduire à la discipline
de l’immobilité et du silence ; pour les conduire où? pour les
conduire sans but.
Il s’agit de verser machinalement le contenu des programmes
dans leur esprit : programmes compilés dans les ministères et
imposés par les lois.
AN TÉCÉD EN TS DE LA M ÉTH O D E

Pour construire une pédagogie scientifique, il faut suivre une


voie différente de celle qu’on a cru devoir suivre jusqu’ici.
Il faut que la préparation des maîtres soit simultanée à la trans­
formation de l'école. Si nous avons préparé des maîtres capables
d’observer et qui soient initiés à l’expérience, il convient qu’ils
puissent observer les enfants à l’école et y faire leur expérience.
Un point fondamental de la Pédagogie Scientifique doit donc
être l’existence d’une école qui permette le développement des
manifestations spontanées et de la personnalité de l’enfant. Si
une pédagogie doit surgir de Yétude individuelle de l'écolier, ce sera
grâce à l’observation d’enfants libres, c’est-à-dire d’enfants
étudiés et surveillés, mais non comprimés.
On escompterait en vain une rénovation pédagogique de
l’examen méthodique des écoliers suivant le guide offert par
l’anthropologie pédagogique expérimentale.
Chaque branche de la science expérimentale a surgi de l’appli­
cation d’une méthode propre. La bactériologie doit ses décou­
vertes à la méthode de l’isolement et de la culture des microbes ;
l’anthropologie criminelle, la médecine et la pédagogie doivent
les leurs à l’application des méthodes anthropométriques à des
individus de catégories différentes, tels que les criminels, les fous,
les malades en cliniques, les écoliers. La psychologie expérimen­
tale a donc besoin, au départ, d’une exacte définition de sa tech­
nique de l’expérience.
En général, il est important de définir la méthode, la technique;
et puis il faut attendre le résultat qui doit surgir de l’expérience.
Aussi, une des caractéristiques des sciences expérimentales est
de pratiquer l’expérience, sans idée préconçue sur le succès éventuel
de cette expérience. Par exemple, si l’on veut étudier le dévelop­
pement de la tête des enfants, il est essentiel d'ignorer, pendant
la mensuration, le degré d’intelligence de ces écoliers, afin que
l’idée préconçue que les plus intelligents devraient avoir la tête
plus développée, n’ altère pas inconsciemment les résultats des
recherches.
L ’expérimentateur doit à ce moment se dépouiller de tout
préjugé ; or la culture formaliste fait partie des préjugés.
22 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

Si donc nous voulons tenter une pédagogie expérimentale, il


conviendra en quelque sorte de « dépouiller » son esprit.
Ne partons donc pas d’idées préétablies sur la psychologie
enfantine ; mais employons une méthode qui nous permette de
libérer l’enfant afin de pouvoir découvrir sa véritable psychologie,
grâce à l’observation de ses manifestations spontanées. De grandes
surprises sont sans doute réservées à cette méthode!


¥ ¥

Voici donc le problème posé : établir la méthode propre à la


pédagogie expérimentale.
Cette méthode ne pourra pas être celle Vautres sciences expé­
rimentales : et si la pédagogie scientifique est intégrée à l’hygiène,
à l’anthropologie et à la psychologie, cela se limite à des détails
sur l’étude de l’individu à éduquer.
Mon étude présente traite précisément de la méthode pour
une pédagogie expérimentale, et résulte de mes expériences faites
dans des asiles d’enfants ou dans mes premières classes élémen­
taires.
A la vérité, je n’offre ici qu’un début de la méthode : celle
que j’ai appliquée sur les enfants de 3 à 6 ans ; mais je crois que
cette tentative, par les résultats surprenants qu’elle a donnés,
sera de nature à faire prolonger l’œuvre entreprise1.
Le système d’éducation des « Maisons des Enfants » n’est pas
né sans de lointains antécédents : et si le cours de l’expérience
présente est relativement bref sur les enfants normaux, c’est que
les expériences pédagogiques précédentes, faites sur des enfants
anormaux, ont présenté une longue élaboration.
Étant assistante à la clinique de psychiatrie de l’Université
de Rome, j’eus l’occasion de fréquenter l’hospice d’aliénés ; j’y
étudiai les malades pour sélectionner ceux d’entre eux qui étaient
susceptibles d’être envoyés dans des cliniques de récupération ;
c’est ainsi que je m’intéressai aux enfants idiots recouvrés dans
l’hospice même. L ’intérêt des médecins pour les enfants arriérés
était particulièrement à l’ordre du jour. Ayant accompli ensuite
un service médical régulier dans les hôpitaux et dans les hospices
de pédiatrie, mon attention avait été particulièrement attirée sur
l’étude des maladies enfantines.

1 . La méthode est aujourd’hui étendue et largement expérimentée


dans les classes élémentaires et décrite dans le volume Vautoeducazione
nelle scuole elementari — The advanced method Montessori. Elle est appliquée
dans des écoles du monde entier et dans des lycées en Hollande.
ANTÉCÉDENTS DE LA MÉTHODE 23

C ’est ainsi que, m’intéressant aux idiots, j’en arrivai à con­


naître la méthode spéciale d’éducation pour ces petits déshérités.
L ’idée, encore à sa naissance, d’Édouard Séguin signalait l’effi­
cacité de « cures pédagogiques » pour diverses formes morbides,
telles que la surdité, la paralysie, l’idiotie, le rachitisme, etc. La
découverte que la pédagogie doit s’unir à la médecine dans la
thérapeutique est une conquête pratique de la pensée de cette
époque ; c’est dans cette direction que se répandait l’étude de
l’activité motrice.
J’eus l’intuition que la question des déficients était d’ordre plus
pédagogique que médicale ; et tandis que beaucoup de mes
collègues s’entretenaient, dans des congrès médicaux, de la
méthode médicopédagogique pour soigner et éduquer les enfants
arriérés, je faisais un rapport d'éducation morale au Congrès
Pédagogique de Turin en 1898 ; je crois avoir touché une corde
sensible, puisque l’idée se diffusa comme un éclair, passant des
médecins aux maîtres de l’Enseignement élémentaire.
Je reçus, en effet, du ministre de l’Instruction, mon maître
Guido Baccelli, la charge de faire un cours à Rome sur l’éducation
des enfants arriérés, cours qui devint par la suite l’École ortho-
phrénique que je dirigeai pendant les deux années suivantes.
J’avais annexé à cette école une classe supplémentaire où je
recueillais, après les heures scolaires, les enfants jugés inéducables
dans les écoles élémentaires : par la suite, un Institut Pédagogique
fut fondé qui recueillit tous les enfants idiots de l’hospice de
Rome.
Deux années durant, je préparai ainsi, avec l’aide de collègues,
les maîtres destinés à observer et à éduquer des enfants arriérés.
En outre, ce qui est plus important, après avoir été à Londres
et à Paris étudier l’éducation des déficients, j’enseignai moi-
même, et je dirigeai les institutrices d’arriérés de notre Institut.
J’étais présente plus qu’une maîtresse élémentaire ; j’enseignais
directement aux enfants, de 8 heures du matin à 7 heures du soir :
ce sont ces deux années de pratique qui constituent mon premier
et véritable titre en matière de pédagogie.
Quand, en 1898 et 1900, je me consacrai à l’instruction des
enfants déficients, j’eus aussitôt l’intuition que ces méthodes
n’avaient rien de spécifique pour l’instruction des idiots ; elles
contenaient les principes d’une éducation plus rationnelle que
celle qui était en usage, au point qu’une mentalité inférieure
pouvait en être accrue et développée. Cette intuition est devenue
ma conviction depuis que j’ai abandonné les déficients ; j’acquis
peu à peu la certitude que des méthodes similaires, appliquées
aux enfants normaux, développeraient leur personnalité.
24 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

Ce fut alors que je me livrai à une véritable étude en profon­


deur de cette pédagogie « réparatrice » ; j’entrepris l’étude de la
pédagogie normale et des principes sur lesquels elle se fonde ; et
je m’inscrivis, comme étudiante en philosophie, à l’Université.
Une grande foi m’animait : je ne savais si j’arriverais jamais
à faire triompher mon idée, mais j’abandonnai toute autre occu­
pation, comme pour la préparation d’une mission inconnue.
Les origines des méthodes pour l’éducation des déficients
remontent à l’époque de la Révolution française ; ces méthodes
puisent leurs racines dans l’œuvre d’un médecin dont les travaux
restent dans l’Histoire ; il est le fondateur de la branche de méde­
cine qui a pris le nom d’« oto-rhino-laryngologie ».
Le premier à tenter une méthode d’éducation pour l’ouïe,
à l’Institut des sourds-muets fondé par Péreire à Paris, il réussit
à faire entendre certains sourds. Ayant, huit ans durant, suivi un
enfant idiot, dit « le Sauvage de l’Aveyron », il étendit ses méthodes
d’éducation à tous les sens ; elles avaient déjà fait leurs preuves
pour l’audition. Élève de Pinel, Itard fut le premier éducateur
à pratiquer l'observation de l’élève, parallèlement à ce qui se
faisait pour l’observation des malades dans les hôpitaux, et spé­
cialement pour les malades du système nerveux.
Les travaux pédagogiques d’Itard sont des descriptions minu­
tieuses — très intéressantes — d’expériences pédagogiques ; et
il faut bien convenir que ce furent les premiers essais de la péda­
gogie expérimentale.
Mais le mérite d’avoir complété un véritable système d’éduca­
tion pour enfants déficients est dû à Édouard Séguin, tout d’abord
maître puis, seulement ensuite, médecin : partant des expériences
d’Itard, Séguin les appliqua en les modifiant et en complétant
la méthode, durant dix années d’expériences sur des enfants pris
à l’hospice et réunis dans une petite école, rue Pigalle, à Paris.
Cette méthode fut exposée pour la première fois en un volume
de plus de 600 pages, publié en 1846 à Paris, et ayant pour titre :
Traitement moral, hygiène et éducation des idiots.
Ensuite, Séguin émigra aux États-Unis où se fondèrent de
nombreux instituts pour déficients, et où, après vingt autres
années d’expériences, il publia une seconde édition de sa méthode,
qui porte un titre différent : Uldiotie et ses traitements par la
méthode physiologique. Ce volume fut publié à New-York en
1866 ; Séguin y avait bien défini une méthode d’éducation en
l’appelant méthode physiologique. Il ne fait plus allusion dans le
titre à une « éducation des idiots » qui leur soit particulière ; mais
il parle de l’idiotie traitée par la « méthode physiologique ». Si
nous pensons que la pédagogie a toujours eu la psychologie pour
ANTÉCÉDENTS DE LA MÉTHODE 25
base, et que Wundt parle d’une « psychologie physiologique »,
la coïncidence de ces conceptions doit impressionner et faire
pressentir dans la méthode physiologique quelques rapports avec
la psychologie physiologique.
J’étais, à l’époque, assistante à la clinique de psychiatrie ;
j’avais lu avec beaucoup d’intérêt l’œuvre du Français Édouard
Séguin. Mais son œuvre, publiée à New-York, vingt ans après,
bien que citée dans les œuvres d’éducation spéciale de Bourne-
ville, n’existait dans aucune bibliothèque. A mon grand étonne­
ment, je n’en trouvai pas trace, même à Paris1. J’espérai toutefois
en trouver quelque copie à Londres, mais je dus convenir que, là
encore, le volume n’existait ni en bibliothèque publique, ni dans le
privé ; j’enquêtai en vain auprès de nombreux médecins anglais qui
s’étaient notoirement occupés d’enfants déficients, ou qui sur­
veillaient des écoles spéciales. Le fait que ce livre fût inconnu,
même en Angleterre, bien qu’il fût publié en langue anglaise,
me fit penser que le système de Séguin n’avait pas été compris.
En effet, dans les publications relatives aux Instituts pour défi­
cients, Séguin était soigneusement cité, mais les applications
éducatives décrites étaient autres que celles de son système.
A peu près partout, on applique plus ou moins aux déficients les
méthodes en usage pour les enfants normaux ; et une amie qui
était allée en Allemagne pour m’aider dans mes recherches,
remarqua que le matériel didactique spécial existait bien çà et là
dans les musées pédagogiques des écoles pour déficients, mais
qu’il n’était jamais pratiquement mis en usage ; on y défend le
principe qu’il est bon d’adopter pour les retardés la même méthode
que pour les normaux, méthode d’ailleurs plus objective en
Allemagne que chez nous.
Même à Bicêtre où je travaillai longuement, je constatai qu’on
adoptait davantage les mécanismes didactiques que le système
de Séguin ; toutefois, le test français était entre les mains des
éducateurs. Tous les enseignements y étaient mécanisés ; et
chaque maître suivait littéralement ses habitudes. Pourtant, tant
à Londres qu’à Paris, on souhaitait des conseils nouveaux, des
expériences neuves.
Depuis cette époque, j’accomplis mes expériences à Rome sur
les déficients que j’éduquai pendant deux ans. Je suivais le livre
de Séguin, et je faisais mon trésor des admirables expériences
d’Itard : je fis en outre fabriquer, guidée par ces tests, un très
riche matériel.

1. On le trouve actuellement à la Bibliothèque Nationale et au Musée


pédagogique.
26 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

Ce matériel, que je n’avais jamais vu complet en aucun institut,


était pourtant un moyen merveilleux entre les mains de qui
sait s’en servir ; mais il passait inaperçu chez les déficients. Je
compris un jour pourquoi le découragement s’était glissé chez
les éducateurs, ainsi que l’abandon de la méthode. Le préjugé
que l’éducateur doit se mettre au niveau de l’éduqué le plonge
dans une espèce d’apathie : il sait qu’il éduque des personnalités
inférieures, et c’est pour cela qu’il ne réussit pas à les éduquer ;
aussi bien, les maîtres des petits enfants croient devoir se mettre
à leur niveau avec des jeux et, souvent, avec des discours bouffons.
Il faut, tout au contraire, savoir éveiller, dans l’âme de l’en­
fant, l’homme qui y est assoupi.
J’eus cette intuition : et je crois que ce n’est pas le matériel,
mais ma voix les appelant qui éveilla les enfants et qui les poussa
à s’en servir et à s’éduquer.
Le grand respect de leur infortune et l’amour que ces enfants
malheureux savaient éveiller chez ceux qui les approchaient me
furent un guide. Séguin s’exprimait à ce propos d’une façon
analogue ; en lisant le récit de ses patientes tentatives, je compris
bien que le premier matériel dont il se servit était d’ordre spirituel.
Aussi, à la fin du volume, l’auteur, jetant un regard sur son œuvre,
concluait-il que celle-ci serait perdue si l’on ne préparait pas des
maîtres. Or il a, sur la préparation de ces maîtres, une conception
tout à fait originale : on dirait que ses conseils sont destinés
à quelqu’un qui se préparerait à jouer les séducteurs! Il les sou­
haiterait beaux ; que leur voix fût séduisante, et qu’ils prissent
d’eux-mêmes les soins les plus minutieux, étudiant jusqu’à
leurs gestes et aux modulations de leur voix, à la manière d’ar­
tistes dramatiques se préparant au théâtre ; ne doivent-ils pas,
en effet, conquérir des âmes fragiles et les préparer aux vicissi­
tudes de la vie?
Cette espèce de clé secrète qu’est l’action sur l’esprit ouvre dans
l’ouvrage la longue série d’expériences admirablement analysées
par Séguin, et réellement efficaces dans l’éducation des idiots.
J’en obtins des effets surprenants ; mais je dois avouer qu’un
véritable épuisement me prostrait, tandis que mes efforts étaient
couronnés de progrès intellectuels ; il me semblait transfuser une
force qui était en moi. L ’encouragement, le réconfort, l’amour, le
respect, sont des leviers pour manier l’âme humaine : et c’est
dans ce sens qu’on peut, en se prodiguant, rénover la vie et donner
une nouvelle vigueur autour de soi.
Sans cela, le stimulant extérieur le plus parfait passe inaperçu,
comme le soleil devant lequel Saül s’exclame : « Cela?... c’est
un épais brouillard! »
ANTÉCÉDENTS DE LA MÉTHODE 27
Je pus ainsi procéder pour mon compte à de nouvelles expé­
riences que je ne puis toutes évoquer ici : je raconterai seulement
comment, à cette époque, je tentai une méthode tout à fait nou­
velle pour enseigner la lecture et l’écriture : c’était là un point
imparfait dans l’œuvre d’Itard comme dans celle de Séguin.
J’amenai à lire et à écrire correctement — et en calligraphie —
quelques déficients de l’hospice qui, par la suite, furent capables
de se présenter à l’examen des écoles publiques en même temps
que les enfants normaux, et qui réussirent l’épreuve.
Ces résultats avaient quelque chose de miraculeux pour les
observateurs. Mais je comprends bien, moi, que si ces petits
arriérés égalaient les enfants normaux aux examens, c’était parce
qu’ils avaient suivi une voie différente. Ils avaient été aidés dans
leur développement psychique, alors que les enfants normaux
avaient été étouffés et déprimés. Je pensais que si, un jour, cette
éducation spéciale, qui avait si étonnamment développé les idiots,
pouvait s’appliquer au développement des enfants normaux, le
miracle serait répandu dans le monde, et que l’abîme entre la
mentalité des idiots et la normale serait à jamais comblé. Tandis
que tous admiraient le progrès de mes déficients, je méditais sur
les raisons qui pouvaient retenir les élèves sains des écoles à un
niveau si bas, au point qu’ils étaient rattrapés dans les épreuves
d’intelligence par mes malheureux élèves.
Un jour, une de mes maîtresses de l’institut des déficients me
fit lire une prophétie d’Ézéchiel qui l’avait profondément impres­
sionnée parce qu’elle lui paraissait être une prophétie sur l’édu­
cation des déficients : « En ces jours, la main de l’Éternel fut sur
moi et l’Éternel me transporta en esprit, et me déposa dans un
champ plein d’ossements ; Il me fit passer auprès d’eux et me dit :
c Fils de l’homme, ces os pourront-ils revivre?’ Je répondis :
c Seigneur éternel, tu le sais. ’
» Il me dit : f Prophétise sur ces os, et dis-leur : Ossements
desséchés, écoutez la parole de l’Éternel! Je vais faire entrer en
vous un esprit, et vous vivrez : je vous donnerai des nerfs, je ferai
croître sur vous de la chair, je mettrai en vous un esprit, et vous
vivrez.* Et je prophétisai selon l’ordre que j’avais reçu. Et comme
je prophétisais, il y eut un bruit, et voici, il se fit un mouvement
et les os s’approchèrent les uns des autres. Et je regardai, et voici
il leur vint des nerfs ; la chair crût, et la peau les couvrit ; mais
il n’y avait point en eux d’esprit.
» Il me dit : e Prophétise et parle à l’esprit ! Prophétise, fils de
l’homme, esprit, viens des quatre vents et souffle sur ces morts.’
Et je prophétisai, selon l’ordre qu’il m’avait donné. Et l’esprit
entra en eux, et ils reprirent vie, et ils se tinrent sur leurs pieds
28 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

et dirent : c Nos os sont desséchés, notre espérance est détruite,


nous sommes comme des branches cassées/ »
En effet, les mots : « Je vais faire entrer en vous l’esprit et vous
vivrez », semblent se rapporter à l’œuvre directe, individuelle
du maître qui encourage, aide l’élève, et l’éduque.
Et le reste : « je vous donnerai des nerfs, je ferai croître sur
vous de la chair », rappelle la phrase fondamentale qui résume
la méthode de Séguin : « Conduire l’enfant, comme par la main,
de l’éducation du système musculaire à celle du système nerveux
et des sens », grâce à laquelle Séguin amène l’idiot à marcher,
à garder son équilibre dans les mouvements les plus délicats du
corps, tels que monter l’escalier, sauter, etc., et enfin, à sentir,
en partant de l’éducation des sensations musculaires tactiles et
thermiques, jusqu’à celle des sens spécifiques. Mais ces êtres
ne sont encore adaptés qu’à la vie végétative. « Prophétise à l’es­
prit » dit la prophétie : « et l’esprit entra en eux, et ils reprirent
vie ». Là, Séguin amène l’idiot de la vie végétative à celle des
relations, « de l’éducation des sens aux notions, des notions aux
idées, des idées à la morale ». Mais quand un travail aussi admi­
rable est accompli, grâce à une analyse physiologique minutieuse
et à une progression graduelle de la méthode — l’idiot est devenu
un homme, au milieu d’autres hommes, mais il reste à jamais un
inférieur ; un individu qui ne pourra jamais s’adapter à la vie
sociale : « Nous sommes comme des branches cassées : notre
espérance est détruite. »
C ’est pour cela que la laborieuse méthode de Séguin tomba
en disgrâce : l’énorme gaspillage de moyens ne pouvait être
justifié par l’exiguïté du résultat.
Tout le monde le répétait ; il restait encore trop à faire pour
les enfants anormaux.


* *

Après que l’expérience eut ancré ma confiance en la méthode de


Séguin, je quittai mon activité auprès des déficients pour me
remettre à l’étude de ses œuvres et de celles d’Itard. J’éprouvai
le besoin de les méditer : je recopiai donc en italien les écrits de
ces auteurs, tout comme faisaient les Bénédictins avant la diffusion
de l’imprimerie ; et je les calligraphiai, afin d’avoir le temps de
peser le sens de chaque mot et de lire ainsi l’esprit même de
l’auteur. J’étais en train de finir de copier les 600 pages de l’œuvre
française de Séguin quand je reçus de New-York un exemplaire
de la seconde édition, c’est-à-dire le livre anglais publié en 1866 :
on l’avait enfin trouvé parmi les vieux livres écartés de la biblio­
ANTÉCÉDENTS DE LA MÉTHODE 29
thèque privée d’un médecin de New-York ; je le traduisis avec
une dame anglaise. Ce volume n’apportait pas une contribution
importante d’expériences pédagogiques ultérieures aux autres.
Il consistait plutôt en la philosophie des expériences exposées dans
le premier volume.
L ’homme qui, pendant 30 ans, avait étudié les enfants anor­
maux, concluait que la méthode physiologique (c’est-à-dire une
méthode basée sur l’étude individuelle de l’élève) dont les pro­
cédés éducatifs analysaient les phénomènes physiologiques et
psychiques, devait aussi être créée pour les enfants normaux,
apportant la régénérescence de toute l’humanité.
Il me sembla que la voix de Séguin était la voix du Précurseur
criant dans le désert : et je pris conscience de l’importance d’une
œuvre qui réformerait l’école et l’éducation.
Je suivais, en ce temps-là, les cours de psychologie expérimen­
tale que venait de créer l’Université italienne et, en même temps,
je suivais dans les écoles élémentaires quelques recherches d’an­
thropologie pédagogique, étudiant à cette occasion les méthodes
en usage pour l’éducation des enfants normaux. Ces études
m’amenèrent à l’enseignement libre d’anthropologie pédagogique
à l’Université de Rome.


* *

Telle était donc ma préparation. J’avais grandi intellectuelle­


ment dans les problèmes scientifiques de mon époque, et j’étais
orientée vers les nouvelles études que se délimitait la médecine
mentale. Ce que j’avais compris, c’est que l’éducation scienti­
fique ne saurait être fondée sur l’étude et la mesure des individus
à éduquer, mais sur une action permanente, capable de les modi­
fier. Telle était une Éducation Scientifique, celle d’Itard ; les
mesures de l’audition n’étaient que des moyens destinés à rendre
l’ouïe aux sourds. Et, dans le Sauvage de VAveyron, des moyens
scientifiques, très voisins de ceux employés par les fondateurs de
la psychologie expérimentale, avaient réussi à faire rentrer dans
la vie sociale un individu extra-social au point de sembler à la
fois sourd-muet et idiot, en un homme qui entend et comprend
le langage, le parle et l’écrit.
Ainsi, Séguin, avec des moyens analytiques semblables à ceux
de Fechner, mais plus riches, n’avait pas étudié des centaines
d’enfants déficients recueillis dans les asiles de Paris, mais il les
avait transformés en hommes capables de travailler utilement
pour la société et d’acquérir une instruction intellectuelle et
artistique.
30 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

Moi-même, j’avais transformé des déficients, expulsés de l’école


comme inéducables, en individus capables d’entrer en compéti­
tion avec les écoliers normaux des écoles ; c’est-à-dire qu’ils
s’étaient transformés en individus socialement utiles et instruits,
et se conduisaient désormais en enfants intelligents. L'Éducation
scientifique, c’est-à-dire celle qui, basée sur la science, améliorait
l’individu, les modifiait.
Une éducation scientifique devait être celle qui, appuyée sur
une recherche objective, sur les fondements de la psychologie,
devait aussi transformer les enfants normaux. Comment? Bien
sûr, en les élevant au-dessus du niveau commun, faisant d’eux
des hommes meilleurs.
Telles étaient les conclusions. Il ne s’agissait pas seulement
d’observer, mais de « transformer ». L ’observation avait fondé
une nouvelle science psychologique ; mais elle n’avait « trans­
formé », ni les écoles, ni les écoliers. Elle avait ajouté quelque chose
aux écoles communes, mais en les laissant dans leur état premier,
ainsi que les méthodes d’instruction et d’éducation.
Les « méthodes nouvelles » auraient dû, si elles avaient été
établies sur des bases scientifiques, changer au contraire complète­
ment l’école et les méthodes. Elles devaient faire surgir une
« forme nouvelle d’éducation ».
La nécessité de l’éducation scientifique pour les déficients
était démontrée par le fait que les idiots et les extra-sociaux ne
comprenant pas l’enseignement, ne pouvant pas exécuter les
ordres, il fallait recourir à « d’autres moyens », se référant à la
« capacité de chacun ».
Cette éducation était une « recherche », une expérience scienti­
fique, un effort pour permettre à chacun de poursuivre une
scolarité selon ses possibilités, offrant des moyens, des stimu­
lants capables de réveiller les énergies endormies et de les employer
de façon permanente, « les augmentant et les coordonnant »,
grâce à des exercices individuels...
Le maître est impuissant devant un sourd, devant un idiot,
comme devant un nouveau-né. Seule, une science expérimentale
pouvait indiquer une nouvelle pratique éducative.
Mon désir eût été d’expérimenter les méthodes élaborées par
Séguin avec tant de succès, auprès d’enfants des premières classes
élémentaires, quand ils se présentaient à l’école, indisciplinés et
analphabètes, à 6 ans.
Mais je n’avais jamais pensé les appliquer dans les asiles d’en­
fants. Ce fut le hasard qui me fit surgir cette nouvelle lumière.
Nous sommes, généralement, enferrés dans les habitudes et dans
les préjugés, et notre pouvoir logique en reste inerte.
ANTÉCÉDENTS DE LA MÉTHODE 31
Il n’était sans doute pas logique d’appliquer les méthodes pour
déficients aux petits enfants que l’on considère comme inéducables,
inaccessibles à l’enseignement parce que leur esprit n’a pas encore
atteint naturellement un degré suffisant de maturité.

Historique de la découverte de l’enfant

L ’idée géniale fut de recueillir les petits enfants des locataires


d’une grande bâtisse, de 3 à 7 ans, et de les réunir en une salle
sous la direction d’une maîtresse logée elle-même dans le bâti­
ment.
Chaque bâtiment devait posséder son école. Et ces bâtiments
appartenant à un institut (propriétaire de 400 palais à Rome),
l’œuvre se présentait avec d’immenses possibilités de développe­
ment. La première école devait être fondée en janvier 1907 dans
une bâtisse populaire du quartier San Lorenzo, abritant un
millier de personnes. Dans ce même quartier, l’institut possédait
déjà 58 établissements et, au dire du directeur, les écoles ver­
raient bien vite le jour dans ces maisons.
Cette école à domicile fut baptisée du gentil nom de Maison
des Enfants, et placée sous ma responsabilité. L ’importance
sociale et pédagogique d’une telle institution m’apparut aussitôt ;
mes visions d’avenir purent alors sembler exagérées, mais on
commence aujourd’hui à s’apercevoir que je disais vrai.
Le 7 avril de la même année, s’ouvrit une deuxième Maison des
Enfants dans ce même quartier San Lorenzo ; et le 18 octobre 1908,
on inaugurait la Maison des Enfants d’un quartier ouvrier de
Milan, sous la direction de la Signorina Anna Maccheroni, pendant
que la Maison du travail, de la même Société, assumait la fabri­
cation du matériel éducatif que j’avais préparé. En novembre
suivant, s’ouvrait à Rome une autre Maison des E n fa n tsnon plus
dans un quartier populaire, mais dans un bâtiment moderne
bourgeois, et aussitôt les « Maisons des Enfants » se répandirent
en tous pays.
Je dis donc que le hasard me révéla la grande opportunité
d’appliquer à l’éducation des enfants normaux des asiles mes
expériences pédagogiques passées.
Entre déficients et normaux, la comparaison est possible, quand
on fait la part des âges différents : c’est-à-dire quand on fait la
discrimination entre les enfants qui n’ont pas eu la force de se
développer (les déficients) et ceux (petits enfants) qui n’en ont
pas encore eu le temps. En effet, on juge les enfants retardés
comme des enfants dont la mentalité accuse les caractères à peu
32 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

près normaux d’enfants plus jeunes de quelques années. Bien que


cette comparaison ne puisse tenir compte de la « force initiale »,
différente entre les deux natures, le parallélisme n’est pas illogique.
Il est évident que les petits enfants n’ont pas encore acquis la
coordination des mouvements musculaires, d’où leur démarche
imparfaite, leur difficulté à exécuter les gestes usuels de la vie,
tels que de passer leurs vêtements, leurs bas, lacer, boutonner,
se ganter, etc. ; les organes des sens qui permettent, par exemple,
l’accommodation de la vue, ne sont pas encore complètement
développés : le langage présente les défauts bien connus du
langage enfantin ; la difficulté de fixer l’attention, l’instabilité, etc.,
sont autant de caractères parallèles.
Preyer, dans ses études de psychologie enfantine, s’est appliqué
à illustrer le parallèle entre les défauts pathologiques du langage
et les défauts normaux de l’enfant en voie de développement.
Les méthodes qui aident le développement psychique des
arriérés auraient donc pu aider le développement des enfants nor­
maux, constituant une hygiène de la personnalité humaine normale.
Beaucoup de défauts qui deviennent permanents, comme ceux du
langage, se manifestent précisément à cause de l’abandon dans
lequel on laisse l’enfant à la période importante à laquelle il forme
et fixe ses principales fonctions : 3 à 6 ans.
Cette magnifique idée de pouvoir aider, grâce à des méthodes
scientifiques, le développement même de l’homme durant la
période de la vie dans laquelle il construit son intelligence et son
caractère, cette idée n’avait pas surgi à mon esprit, malgré l’intérêt
que je portais à la question.
Voilà pourquoi l’histoire de cette espèce de découverte psycho­
logique et de cette méthode scientifique d’éducation devient une
histoire intéressante.
Le « hasard » y a joué son rôle, comme en tant de découvertes,
comme par exemple celle de l’électricité. En fait, le hasard, c’est-
à-dire l’ambiance, doit toujours apporter la poussée et l’intuition :
c’est l’ambiance qui révèle le neuf; l’intuition et l’intérêt sus­
cités peuvent alors faire un nouveau pas sur le chemin du
progrès.
Dans mon cas, l’histoire est intéressante parce que, laissant
de côté toutes études et tous préjugés scientifiques, j’offris une
ambiance complexe où, non seulement l’éducation de l’enfant,
mais la vie sociale des hommes et leurs sentiments s’accordaient
à constituer tout un ensemble.
Voici donc la signification qu’a prise mon expérience pédagogi­
que, acquise par deux années passées dans des « Maisons des
Enfants ». Elle représente le résultat d’une série d’essais tentés
ANTÉCÉDENTS DE LA MÉTHODE 33
pour l’éducation de la première enfance au moyen des méthodes
nouvelles. Certes, il ne s’agit pas de l’application pure et simple
des méthodes employées par Séguin dans les asiles d’enfants ;
mais il n’en est pas moins vrai que la base de ces deux années
rebondit jusqu’à l’époque de la Révolution française, et se rap­
porte aux efforts assidus de toute la vie d’Itard et de toute celle
de Séguin. Quant à moi, trente ans après la publication de la
deuxième œuvre de Séguin, j’ose affirmer que je repris ses idées
et son œuvre avec la même ferveur que celle avec laquelle il
avait hérité des idées et des œuvres de son maître Itard, mort
entre ses mains filiales. Pendant dix ans, je méditai et j’expéri­
mentai les œuvres de ces hommes admirables qui, en se sacri­
fiant, avaient laissé à l’humanité la preuve la plus féconde de leur
obscur héroïsme. Mes dix années d’études peuvent donc s’addi­
tionner aux quarante années des travaux d’Itard et de Séguin. Il
s’était passé cinquante ans de préparation active, s’échelonnant
sur plus d’un siècle, avant que fût tentée cette expérience —
apparemment brève — de deux années ; et je ne crois pas me
tromper en disant qu’elles représentent le travail successif de
trois médecins qui, d’Itard à moi, ouvrirent la voie de la psy­
chiatrie. Dès que je pus avoir à ma disposition une école de petits
enfants, j’eus le désir de procéder scientifiquement dans une
voie différente de celle qui avait jusqu’alors confondu l’étude
des enfants avec leur éducation, appelant Pédagogie scientifique
l’étude d’enfants soumis à l’école commune, restée inchangée.
La pédagogie innovatrice, fondée sur des études objectives et
précises devait, au contraire, « transformer l’école » et agir directe­
ment sur les écoliers, les amenant à une vie nouvelle.
Tant que la « science » se limitait à « mieux connaître » les enfants
sans pratiquement les sauver de tant de maux qu’elle avait décou­
verts dans les écoles communes et dans les anciennes méthodes
d’éducation, il n’était pas légitime de proclamer l’existence d’une
Pédagogie scientifique. Tant que les chercheurs se limitaient
à poser de « nouveaux problèmes il n’y avait pas matière à
affirmer qu’une « pédagogie scientifique » était en train de se
développer : c’est la solution des problèmes qu’elle doit apporter,
et pas seulement l’évidence des difficultés et des périls restés si
longtemps ignorés par ceux qui les dirigeaient. L ’hygiène et la
psychologie expérimentale avaient décélé le mal ; mais cela n’avait
pas édifié une nouvelle pédagogie.
L ’étude de la psychologie enfantine ne peut pas avoir mis
à jour les caractères naturels ni, par conséquent, les lois psycho­
logiques qui président à la croissance de l’enfant, parce que,
à l’école, les conditions de vie anormales font se dresser les carac­
34 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

tères de défense ou de fatigue, au lieu de révéler les énergies


créatrices qui aspirent à la vie.
Wundt, le fondateur d’une psychologie physiologique, conve­
nait « que la psychologie enfantine n’est pas connue ».
Je pensai tenir compte des travaux d’autrui, mais en restant
indépendante. Je retins seulement comme essentielle l’affirma­
tion ou plutôt la définition de Wundt, que « toutes les méthodes
de la pédagogie expérimentale peuvent se réduire à une méthode
unique : une observation exactement réglée ».
Traitant des enfants, un autre facteur devait intervenir : l’étude
du développement. Ici aussi, je retins un critère général, mais
sans m’en tenir au dogme des activités enfantines d’après les âges.
L ’A M B IA N C E

Aménagement scolaire

La méthode par l’observation comprend sans aucun doute


l’observation méthodique de la croissance morphologique des
écoliers. Ce que j’ai dit rentre par conséquent nécessairement
dans cette méthode, mais ne suffit pas à l’établir.
Elle est établie sur une seule base : la liberté d’expression qui
permet aux enfants de nous révéler leurs aptitudes et leurs besoins
restés cachés ou réprimés dans une ambiance qui ne favorisait pas
ieur activité spontanée.
Enfin, il faut que devant un observateur l’objet à observer
existe ; et si une préparation est nécessaire à l’observateur pour
savoir « voir » et « recueillir » la vérité, il faut, d’autre part, préparer
les conditions qui rendent possible la manifestation des caractères
naturels de l’enfant.
Cette dernière partie du problème qu’aucun pédagogue n’avait
encore prise en considération semble être le plus directement
pédagogique, parce qu’elle se rapporte à la vie active de l’enfant.
Je commençai donc par élaborer un aménagement scolaire
qui fût proportionné à l’enfant et qui répondît à son besoin d’agir
intelligemment.
Je fis construire de petites tables de formes variées dont i’équi-
libre était suffisant pour qu’elles ne branlent pas, mais très légères,
afin que deux enfants de quatre ans pussent facilement les trans­
porter ; de petits sièges, les uns paillés, les autres de bois, tous
légers, le plus élégant possible, et qui n’étaient pas une repro­
duction en miniature des chaises d’adultes, mais proportionnés
à l’enfant. Je fis faire de petits fauteuils de bois à larges bras et de
petits fauteuils de paille, de petites tables carrées à une seule
place et des tables d’autres formes et d’autres dimensions que
l’on couvrit d’un napperon de lingerie, et sur lesquelles on posa
des vases de feuillages et de fleurs. Un lavabo très bas — acces­
sible à un enfant de trois ou quatre ans — faisait partie de cet
aménagement, accompagné de planchettes latérales lavables,
destinées à recevoir le savon, les brosses et les essuie-mains.
Tous ces meubles étaient bas, légers, très simples. De petites
36 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

armoires, fermées par une tenture, d’autres, par de petites portes,


ayant chacune sa clef particulière ; la serrure, à portée de main
des enfants, leur permettait d’ouvrir et de fermer ces meubles
et d’y ranger des objets. Sur la commode longue et étroite, une
vasque avec des poissons rouges, posée sur un napperon. Tout
autour des murs, des ardoises étaient disposées, assez bas pour
être accessibles aux enfants, ainsi que de petits tableaux repré­
sentant des scènes familiales, des animaux, des fleurs ; ou bien
des tableaux historiques ou sacrés, variant selon les jours.
Une grande Vierge à la Chaise de Raphaël, en couleurs, trônait
dans la classe comme le symbole des « Maisons des Enfants ». En
effet, les « Maisons des Enfants » ne représentent pas seulement
un progrès social, mais un progrès humain ; elles sont étroitement
liées à l’éducation de la mère, au progrès de la femme, et à la
protection de la postérité. La Madone idéale de Raphaël n’est
pas seulement belle et douce, avec son adorable Bambino ; elle
est aussi le symbole parfait de la maternité vivante et réelle ; et
elle représente en outre la figure de Jean le Précurseur qui, dans
la fraîcheur de l’enfant, symbolise les durs sacrifices dont il
prépare la voie.
Les enfants ne comprendront pas la signification symbolique de
la Vierge à la Chaise; mais ils sentiront quelque chose de plus
élevé que dans les autres tableaux représentant simplement des
mères, des pères, des grands-parents et des enfants : et ces figures
pénétreront en eux avec un sentiment religieux.
Voilà pour l’aménagement scolaire.

Observations pratiques. — Commençons par la première objec­


tion qui se présente à l’esprit des défenseurs des anciennes
méthodes. En remuant, les enfants vont renverser chaises et
tables, semant le bruit et le désordre : préjugé. Aussi bien, les
foules ont cru nécessaire d’emmailloter les nouveau-nés et d’en­
fermer les enfants dans des espèces de casiers pour leur faire
faire leurs premiers pas, tout comme nous croyions nécessaire
de laisser exister à l’école le banc fixé par terre. Tout cela repose
sur la conception que l’enfant doit grandir dans l’immobilité,
et sur l’étrange idée qu’il lui faut se tenir dans une position spé­
ciale pour profiter de l’éducation.
Les tables, les chaises, les petits fauteuils légers et transpor­
tables lui permettront de choisir la position la meilleure : il pourra,
par conséquent, s’installer commodément, s'asseoir à sa place :
et cela constituera à la fois un signe de liberté et un moyen d’édu­
cation. Si l’enfant fait tomber bruyamment une chaise il aura
la preuve évidente de sa propre maladresse : le même mouvement,
l ’ a m b ia n c e 37
sur les bancs, passerait inaperçu. L ’enfant aura ainsi l’occasion de
se corriger, et la preuve tangible de son progrès : les chaises et
les tables resteront silencieuses à leur place ; cela signifiera que
l'enfant aura appris à se mouvoir, alors que, dans l’ancienne
méthode, la discipline tendait à obtenir tout au contraire l’immo­
bilité et le silence de l’enfant ; immobilité et silence qui Yempê-
chaient d’apprendre à se mouvoir avec grâce et discernement ;
aussi, lorsqu’il se trouvait dans des pièces où les sièges étaient
mobiles, les renversait-il. L ’enfant apprend ici une contenance
et une habileté de mouvements qui lui serviront même hors de
l’école : tout en restant un enfant, ses manières deviendront
libres, mais correctes.
La maîtresse de la Maison des Enfants de Milan fit construire
une longue console contre la fenêtre où elle disposa des pupitres
pour étaler les encastrements de fer nécessaires aux premiers
dessins. Mais la console était trop étroite, et les enfants, en choi­
sissant les encastrements faisaient souvent tomber un pupitre,
renversant à grand bruit les autres encastrements de fer. On
voulut faire aménager la console, mais comme l’ouvrier tardait
à venir, il advint que les enfants réussirent à exécuter leur ma­
nœuvre si habilement, que les pupitres ne se renversèrent plus,
malgré leur équilibre incertain.
L ’habileté des enfants avait paré au défaut du meuble.
La simplicité ou l’imperfection des objets extérieurs servent
donc à développer l’activité et l’adresse des enfants.
Tout cela est logique et simple.

Discipline et liberté. — Voici une autre objection facile pour


les partisans de l’école commune : comment obtenir la discipline
dans une classe d’enfants libres de se mouvoir?
Certes, nous avons une conception différente de la discipline;
la discipline doit, elle aussi, être active. N ’est pas discipliné un
individu rendu artificiellement silencieux et immobile comme un
paralytique. C ’est un individu anéanti, non discipliné.
Nous appelons discipliné un individu qui est maître de lui et
qui peut, par conséquent, disposer de lui-même, ou suivre une
règle de vie.
Cette discipline active n’est pas facile à obtenir ; mais elle con­
tient en elle un principe élevé d'éducation; c’est bien autre chose
que la condamnation à l’immobilité.
Il est nécessaire que la maîtresse ait une technique spéciale
pour conduire l’enfant à une telle discipline ; mais il marchera
ensuite toute sa vie dans cette voie, avançant toujours vers un
but de perfection. De même que l’enfant qui apprend à se mou­
38 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

voir habilement et à se contenir ne se prépare pas seulement


à l’école, mais à la vie, et devient un individu correct par habitude
et par pratique dans ses manifestations sociales les plus usuelles,
de même l’enfant se plie maintenant à une discipline qui n’est
pas limitée au milieu scolaire, mais qui s’étend au milieu social.
Sa liberté doit avoir comme limite l’intérêt collectif, et comme
forme ce que nous appelons l’éducation des manières et des
gestes. Nous devons donc interdire à l’enfant tout ce qui peut
offenser autrui ou lui nuire, tout ce qui prend l’allure d’un geste
laid ou grossier. Mais toute manifestation ayant un but utile,
quelle qu’elle soit, et sous quelque forme qu’elle se présente,
doit lui être permise ; et le maître doit l’observer : voilà le point
essentiel. Le maître devra acquérir non seulement les capacités
d’un préparateur de laboratoire, mais aussi l’intérêt d’un obser­
vateur devant les phénomènes naturels. Il devra, pour nous
suivre, être plus « patient » qu’« actif » ; et sa patience devra être
faite de curiosité scientifique et de respect pour les phénomènes
qu’il veut observer. Il doit être pénétré de son rôle à'observateur.
Ces dispositions doivent être prises à l’égard des tout petits,
qui déploient déjà les premières manifestations psychiques de
leur vie. Nous ne pouvons pas savoir les conséquences de l’étouf­
fement d’un acte spontané, alors que l’enfant commence à peine
à agir : sans doute est-ce la vie même que nous étouffons. L'hu­
manité qui se manifeste à l’âge de l’enfance, comme le soleil se
manifeste à l’aube, devrait être religieusement respectée; et si
un acte éducatif peut être efficace, ce n’est que celui qui tente
d'aider au complet déploiement de la vie.
Il faut, pour cela, éviter rigoureusement d'arrêter les mouve­
ments spontanés, et d'imposer des actes de par la volonté d'autrui;
à moins qu’il ne s’agisse d’actions inutiles ou néfastes, précisé­
ment parce qu't lies doivent être étouffées, détruites.

Difficultés d'ordre intérieur. — Je dus, pour obtenir ces résultats,


avoir recours à des maîtresses ayant déjà pratiqué les anciennes
méthodes, ce qui m’ apporta la notion de la distance qui séparait
notre système du leur. Une maîtresse, même intelligente, qui a
compris nos principes, éprouve de grandes difficultés à les
mettre en pratique. Elle a du mal à comprendre son rôle appa­
remment passif, comparable à celui de l’astronome, immobile
devant son télescope, tandis que les mondes roulent vertigineuse­
ment à travers l’espace. Il est vraiment difficile d’admettre que la
vie, et ce qui en découle, a son autonomie, et que, pour l’étudier,
saisir ses secrets, il faut l’observer sans intervenir. La maîtresse
a appris depuis trop longtemps à représenter l’unique activité
l ’a m b ia n c e 39
libre de l’école, dont le but insoupçonné est d’étouffer l’activité
des élèves. Aussi quand, désireuse de suivre nos préceptes, elle
n’obtient pas l’ordre et le silence, elle regarde autour d’elle, déso­
lée, appelant le monde à témoin de son innocence. En vain lui
répète-t-on que le désordre du premier moment est nécessaire!
Elle souffre de ne rien faire d’autre que de subir en se demandant
si elle ne devrait pas démissionner puisqu’elle n’est plus la maî­
tresse.
Mais quand elle commence, par la suite, à discerner les actes
à empêcher de ceux qui sont à observer, elle éprouve comme un
vertige, et se demande si elle ne sera pas inférieure à sa tâche
nouvelle.
En effet, celle qui n’est pas préparée, se trouvera longtemps
impuissante ou désolée ; tandis que celle dont la culture scienti­
fique et l’expérience pratique sont plus poussées s’émerveillera
plus vite.
Notari, dans son roman Mon oncle milliardaire, qui est une
critique des mœurs modernes, fait ressortir, avec la vivacité qui
lui est propre, un exemple très éloquent des anciennes méthodes
de discipline. L ’« oncle » quand il était enfant, après avoir commis
quantité d’étourderies extraordinaires, jusqu’à mettre une ville
sens dessus dessous, est enfermé, en désespoir de cause, dans
une école. Là, l’« Oncle » a son premier mouvement de gentillesse
et sa première émotion quand, devant une petite camarade,
Fupetta, il s’aperçoit qu’elle n’a pas son déjeuner.
« Il regarda autour de lui, regarda Fupetta, se leva, prit son
petit panier et, sans mot dire, le lui posa sur son tablier.
» Puis il s’éloigna de quelques pas et, sans savoir pourquoi
ni comment, éclata en larmes.
» Mon Oncle ne sut expliquer la raison de ce brusque chagrin.
Pour la première fois, il avait vu deux bons yeux pleins de larmes,
et il en avait subitement éprouvé à la fois émotion et honte :
honte de manger près d’une autre qui ne mangeait pas.
» Ne sachant exprimer la vivacité de ses sentiments, ni que dire
pour faire accepter l’offre de son petit panier, ni qu’inventer
pour cacher la valeur de son cadeau, il était resté victime du
premier choc de son âme naissante.
» Toute confuse, Fupetta courut à lui.
» Avec une infinie délicatesse, elle lui écarta le coude derrière
lequel il cachait son visage...
» Ne pleure plus, lui dit-elle comme en le suppliant...
» Et il semblait qu’elle parlât à une poupée tant cela avait un
air maternel. Alors, la fillette l’embrassa, et mon oncle, cédant
au mouvement qui lui gonflait le cœur, tendit le cou, avança
40 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

les lèvres et, sans savoir, sans regarder, muet et encore sanglo­
tant, l’embrassa sur le front.
« Il poussa un grand soupir, se passa la manche sur la figure
pour essuyer de ses yeux et de son nez les traces humides de son
émotion et se rasséréna.
» Une voix aigre criait, du fond de la cour :
» Hé, vous deux, là-bas... Vite... rentrez!...
» C ’était la surveillante.
» Elle étouffait ce premier mouvement du cœur d’un rebelle,
avec la même brutalité aveugle qu’elle aurait rappelé deux enfants
se battant.
» C ’était l’heure de rentrer, et tout le monde devait rentrer. »
Ainsi, dans les premiers temps, voyais-je indistinctement agir
toutes mes maîtresses.
Dans les débuts, elles réclamaient en effet involontairement
l’immobilité des enfants, oubliant d’observer leurs mouvements.
Quand une fillette avait réuni ses compagnes en groupe et parlait
au milieu d’elles en faisant de grands gestes, la maîtresse accou­
rait, lui rabattant les bras et l’exhortant au silence : mais moi qui
observais la gamine, je voyais bien qu’elle jouait à la maîtresse
ou à la maman, enseignant aux autres leurs prières ; avec force
gestes, elle invoquait les saints et se signait : une nature de diri­
geante se manifestait là. Un autre enfant qui, habituellement,
faisait des gestes inconsidérés et qu’on jugeait instable, se mit
un jour à changer les tables de place avec une profonde attention.
Aussitôt, il lui fut intimé l’ordre de rester tranquille parce qu’il
faisait trop de bruit : mais c’était là une première manifestation
de mouvement coordonné; c’était une action qu’il fallait respecter.
En effet, il se stabilisa dès ce jour-là et, comme les autres,
il maniait les objets tout tranquillement, les posant doucement
sur sa petite table.
Quand il arrivait qu’une enfant s’approchât de la maîtresse,
prenant quelques objets pour les ranger, avec l’évident désir de
l’imiter, le premier mouvement était de la renvoyer à sa place
avec la réplique habituelle : « Reste tranquille », alors que la
fillette ne faisait qu’exprimer ainsi la tendance qu’ont les enfants
à accomplir un geste utile ; elle aurait parfaitement pu réussir
les exercices de vie pratique, par exemple. Une autre fois, les
enfants s’étaient réunis dans la salle et bavardaient autour d’une
cuvette d’eau où flottait quelque chose. Nous avions à l’ école
un tout petit enfant qui avait à peine deux ans et demi. Tout
seul derrière, il essayait de voir, lui aussi, ce qui se passait. Je
l’observais à distance ; il s’était d’abord approché du groupe ;
puis, repoussé par les petites mains des enfants, il comprit qu’il
l ’ a m b ia n c e 41

q’arriverait pas à se faire place ; alors il était resté en arrière et


regardait autour de lui. Je pris une petite chaise et la lui portai
derrière le groupe pour qu’il pût monter dessus. Il s’approcha,
le visage illuminé d’espoir ; mais, à ce moment, la maîtresse le
saisit brutalement à bras le corps (oh! sans doute gentiment,
pensait-elle) et lui fit voir la cuvette ; l’élevant au-dessus du
groupe, elle lui dit : « Viens, mon chéri, viens, pauvre petit,
regarde donc toi aussi! » L ’enfant, en apercevant ce qui flottait,
n’eut certes pas la joie qu’il aurait éprouvée en vainquant l’ob­
stacle grâce à ses propres forces ; et le spectacle ne lui apporta
aucun des avantages que lui eût apporté son effort intelligent en
développant ses forces intérieures. La maîtresse empêcha ainsi
Venfant de s’éduquer lui-même sans rien lui apporter en com­
pensation. Il avait été sur le point de se sentir victorieux ; et il
se retrouva brusquement entre deux bras secourables, comme un
impotent. Sur son visage s’éteignit cette expression de joie,
d’ardeur, d’espérance qui m’avait tant intéressée ; et il ne resta
que l’expression de l’enfant qui sait bien que d’autres vont agir
pour lui.
Quand les maîtresses furent fatiguées de mes observations,
elles laissèrent faire aux enfants tout ce qu’ils voulaient : j’en vis
certains les pieds sur la table et les doigts dans le nez sans qu’elles
intervinssent pour les corriger ; j’en vis d’autres donner des
coups aux compagnons et arborer des expressions de violence
sans qu’elle leur fît la moindre observation. Alors je dus inter­
venir patiemment, et montrer avec quelle rigueur absolue on
devait empêcher et, peu à peu, étouffer tous les gestes indésirables,
afin que l’enfant eût un clair discernement du bien et du mal.
C ’est là le point de départ nécessaire pour la discipline : c’est
aussi le moment le plus fatigant pour la maîtresse. La première
notion que doivent acquérir les enfants pour que la discipline soit
active, c’est la notion du bien et du mal: et le devoir de l’éduca­
trice d’empêcher l’enfant de confondre le bien avec l’immobilité,
et le mal avec l’activité ; ainsi que cela se passait dans la forme de
l’ancienne discipline.
Notre but est de discipliner l’activité, non pas d’immobiliser
l’enfant et de le rendre passif.
Une classe où tous les enfants auraient une activité utile, intel­
ligente et consciente, sans manifester aucune impolitesse, me
paraîtrait une classe bien disciplinée.
Aligner les enfants, assigner à chacun sa place et prétendre
qu’ils y restent tranquilles, en observant l’ordre convenu, cela
peut être atteint par la suite ; mais comme une manifestation
$ éducation collective.
42 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

Il nous arrive* à nous aussi* de devoir rester assis et immobiles


pour assister, par exemple* à un concert ou à une conférence. Et
nous savons bien que cela constitue pour nous un petit sacrifice.
On peut donc ordonner les enfants en les installant à leur
place ; et on peut leur en faire comprendre la signification de
façon à leur faire assimiler un principe d’ordre collectif ; voilà
l’important.
Quand ils ont compris Vidée, ils se lèvent* parlent* changent
de place, mais autrement qu’avant ; c’est-à-dire qu’ils veulent
se lever, parler, etc.* dans cet état de repos et d’ordre qui est désor­
mais le leur ; ils entreprennent consciemment une action, sachant
qu’il en est de défendues : ils discerneront peu à peu le bien
d’avec le mal.
Le mouvement des enfants ordonnés devient toujours plus
coordonné et plus parfait* au fur et à mesure que les jours passent ;
en effet* ils apprennent à discipliner leurs propres gestes et, par
la suite, la maîtresse tirera son enseignement en observant la
façon dont les enfants substituent des mouvements spontanément
ordonnés à leurs premiers mouvements désordonnés. Voilà le
livre qui doit inspirer ses actes, le seul en lequel elle pourra lire
et étudier pour devenir une bonne éducatrice. C ’est grâce à ces
exercices que l’enfant sélectionne ses propres tendances* confuses
auparavant dans le désordre inconscient de ses mouvements.
La différence individuelle se manifeste alors clairement : chaque
enfant se révèle lui-même.
Il y a ceux qui continuent à rester apathiques* endormis à leur
place ; ceux qui se lèvent pour crier, se battre, bouleverser les
objets ; et enfin ceux qui vont accomplir un acte déterminé* tel
que déplacer une chaise pour s’y asseoir* regarder un tableau*
etc.* se révélant comme des enfants encore retardés dans leur
développement mental et* sans doute* malades, tardifs dans la
formation du caractère, ou enfin intelligents, adaptés à l’ambiance,
capables d’exprimer leurs goûts* leurs tendances, leurs possibilités
d’attention spontanée, les limites de leurs ressources.

Indépendance. — La conception de liberté chez l’enfant n’est


pas aussi simple que celle qu’on observe chez les plantes, ou chez
les insectes. Les caractères mêmes d’impotence dans laquelle naît
l’enfant, sa qualité d’individu particulier* lui créent des liens qui
limitent son activité.
Il faut qu’une méthode d’éducation basée sur la liberté inter­
vienne pour aider l’enfant à la conquérir : c’est-à-dire qu’elle
réduise au minimum les liens sociaux limitant son activité. Au fur
et à mesure que l’enfant avancera dans cette voie* ses manifesta­
l ’ a m b ia n c e
43
tions spontanées se feront limpides de vérité, révélatrices de sa
nature. Voilà pourquoi le but de la première forme d’interven­
tion éducative est de conduire l’enfant à l’indépendance.
On ne saurait être libre sans être indépendant : les manifesta­
tions actives de sa propre liberté doivent donc être conduites vers
la conquête de l’indépendance dès la première enfance, dès qu’il
est détaché de sa mère.
Qu’est-ce qu’un enfant sevré? c’est un enfant rendu indépen­
dant du sein maternel. A la place de ce seul aliment, il pourra
désormais trouver cent sortes de soupe : ses moyens d’existence
sont multipliés ; il pourra, en outre, choisir sa bouillie, alors qu’il
était attaché à une seule forme de nourriture.
Toutefois, il est encore dépendant, puisqu’il-ne sait ni marcher,
ni s’habiller, ni se laver, ni demander clairement ce qu’il désire :
il est esclave de tout le monde.
A l’âge de 3 ans, il pourra, en grande partie, se rendre indépen­
dant et libre.
Nous autres, nous n’avons pas bien assimilé la haute conception
de l’indépendance, parce que la forme sociale dans laquelle nous
vivons est servile. A une époque de civilisation où les serfs existent
encore, la conception de l’indépendance ne peut pas plus germer
que la conception de liberté au temps de l’esclavage.
Ce ne sont pas les serfs qui dépendent de nous, mais nous qui
dépendons d’eux. Il est impossible d’accepter une erreur aussi
profonde dans une forme sociale sans en sentir l’infériorité
morale.
Nous croyons bien souvent être indépendants parce que per­
sonne ne nous commande, et que nous commandons aux autres ;
mais avoir recours à un serviteur, c’est dépendre de lui ; c’est
admettre sa propre infériorité. Le paralytique et le prince qui
ne peuvent enlever leurs souliers, l’un pour une raison patho­
logique, l’autre pour une raison sociale sont, après tout, dans la
même situation.
Le peuple qui admet la servitude, qui croit avantagé l’homme
servi par l’homme, est guidé par un instinct de servilité ; en effet
nous nous précipitons facilement pour servir, croyant faire acte de
courtoisie, de gentillesse, de bonté.
Or celui qui se fait servir au lieu de se faire aider est, en un
certain sens, lésé de son indépendance. Cette conception est à la
base de la dignité humaine : « je ne veux pas être servi parce que
je ne suis pas un infirme ; mais nous devons nous aider les uns
les autres, parce que nous sommes des êtres sociables » ; voilà la
notion qu’il faut acquérir avant de se sentir véritablement libre.
Pour être efficace, une action pédagogique doit consister
44 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

à aider les jeunes enfants à avancer dans la voie de l’indépendance ;


ainsi comprise, cette action consiste à les initier aux premières
formes d’activité, à se suffire à eux-mêmes, et à ne pas peser sur
les autres. Les aider à apprendre à marcher, à courir, à monter
et descendre les escaliers, à ramasser les objets tombés, à s’ha­
biller et à se coiffer, à se laver, à parler pour exprimer clairement
leurs propres besoins, à chercher à réaliser la satisfaction de leurs
désirs : voilà l’éducation dans l’indépendance.
Quand nous « servons » les enfants, nous commettons un acte
« servile » à leur égard qui n’est pas moins néfaste que de vouloir
étouffer un de leurs mouvements spontanés utiles.
Nous croyons les enfants semblables à des fantoches inanimés ;
nous les lavons, nous leur donnons à manger comme eux-mêmes
le font à leurs poupées. Nous ne nous rendons pas compte que
l’enfant n’agit pas parce qu’il ne sait pas agir ; mais il devra pou­
voir agir ; notre devoir auprès de lui est donc, sans exception, de
Vaider à la conquête d’actes utiles. La mère qui donne à manger
à l’enfant sans faire le moindre effort pour lui enseigner à tenir
sa cuillère et à chercher sa bouche, ou qui ne l’invite pas à regarder
comme elle mange elle-même, n’est pas une bonne mère. Elle
offense la dignité humaine de son enfant ; elle le traite comme un
fantoche, alors que c’est un homme confié à ses soins par la nature.
Enseigner à un enfant à manger, à se laver, à s’habiller, c’est un
travail bien plus long, bien plus difficile qui nécessite bien plus
de patience que de le nourrir, le laver, et l’habiller.
Cet enseignement, c’est la tâche de l’éducateur : la substitution
c’est le travail inférieur et facile du serviteur.
Non seulement inférieur et facile, mais dangereux, parce qu’il
ferme les voies, crée des obstacles à la vie qui se développe et,
outre les conséquences immédiates, a les plus graves répercus­
sions lointaines. Une personne qui se fait trop servir ne vit pas
seulement dans la dépendance, mais s’affaiblit dans l’inaction et
perd enfin son activité naturelle. Nous inoculons ainsi le péché
de fainéantise dans l’âme enfantine.
Et si un soubresaut de conscience de l’homme qui a été servi
toute sa vie, voulait un jour lui faire conquérir sa propre indé­
pendance, sans doute s’apercevrait-il qu’il n’en a plus la force.
Ce sont des notions qui devraient être présentes à l’esprit des
parents appartenant aux classes privilégiées.
Tout ce qui est aide inutile constitue une entrave au développement
des forces naturelles. Le danger n’est pas seulement dans une
« combustion inutile de la vie » qui engendre la paresse, mais dans
le développement de réactions de tyrannie qu’on pourrait com­
parer aux convulsions des épileptiques.
l ’a m b ia n c e
45
La tyrannie se développe parallèlement à la paresse* que la
colère vient accompagner.
Imaginons un ouvrier habile et prudent* capable non seulement
d’un excellent travail* mais de bon conseil dans son atelier ; il le
dirige avec sérénité. Il sera le plus souvent le conciliateur. Il
peut parfaitement se trouver qu’à la maison, cet ouvrier crie
contre sa femme si la soupe n’est pas prête et qu’il se mette facile­
ment en colère ; c’est qu’à la maison, il n’est plus l’habile ouvrier :
l’habile ouvrier, ici* c’est la femme qui le sert et qui le soigne. Il
est serein là où il est fort ; et il est despote là où il est servi. S’il
apprenait à bien faire la soupe, il deviendrait sans doute un homme
parfait.
L ’homme qui agit multiplie ses forces, se conquiert lui-même
et se perfectionne.
Il faut faire des générations futures d’hommes puissants :
c’est-à-dire indépendants et libres.

Nos enfants devant récompenses et châtiments

Il suffit d’appliquer ces principes pour voir naître chez l’enfant


un calme bien caractéristique. C ’est véritablement « un enfant
nouveau », moralement plus élevé, que l’on traitait en impotent!
Un sentiment de dignité accompagne sa libération intérieure :
il s’intéresse désormais à ses propres conquêtes, restant indifférent
à tant de petites tentations extérieures qui auraient auparavant
stimulé irrésistiblement ses sentiments inférieurs.
J’étais, moi aussi, restée imbue des plus absurdes préjugés
de l’éducation commune : j’avais cru, moi aussi que, pour obtenir
de l’enfant un effort de travail et de sagesse, il était nécessaire
d’encourager ses sentiments les plus bas : la gourmandise, la
vanité, l’amour-propre, au moyen d’une récompense extérieure.
Je fus donc stupéfaite en constatant que l’enfant à qui il est
permis de s’élever perd ses bas instincts. J’exhortai alors les
maîtresses à renoncer aux récompenses et aux punitions qui
n’étaient plus adaptées aux nôtres.
Mais rien n’est plus difficile pour la maîtresse que de renoncer
à ses vieilles habitudes et à ses anciens préjugés.
L ’une d’elles s’ingéniait, quand j’étais absente, à contrecarrer
mes idées, en introduisant un peu des méthodes auxquelles elle
avait été habituée. Je surpris ainsi un jour, en une visite imprévue,
un de nos enfants arborant une grande croix d’argent, suspendue
sur sa poitrine par un nœud blanc ; un autre enfant était assis
dans un petit fauteuil au milieu de la pièce.
46 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

Le premier avait été récompensé, le second était puni. La


maîtresse n’intervenant pas, du moins en ma présence, les choses
en restaient ainsi. J’observai en silence. L ’enfant décoré allait,
venait, transportant les objets de sa petite table au bureau de la
maîtresse, et vice versa, affairé, attentif. Dans ses allées et venues,
il passait devant le petit fauteuil de l’enfant puni. Sa croix tomba
par terre et ce dernier la ramassa, la regarda sous toutes ses faces,
puis dit à son compagnon : « T u as vu ce qui t’est arrivé? » L ’en­
fant se tourna et regarda l’objet avec indifférence : son expression
semblait dire : « Ne me dérange pas » et sa voix dit : « Qu’est-ce
que ça peut me faire? » — « Ça ne te fait rien? » demanda avec
beaucoup de calme l’enfant puni : « Alors, je la mets ». Et l’autre
répondit : « Oui, oui, mets-la » d’un ton qui signifiait : « Mais
laisse-moi tranquille! » L ’enfant puni se fixa lentement la croix
sur la poitrine, l’admira et, s’installant dans le petit fauteuil plus
commodément, étendit ses bras sur les bras du fauteuil. Les
choses en restèrent là ; et c’était juste! Ce pendentif pouvait
satisfaire l’enfant puni, mais non l’enfant actif, content de son
travail.
Un jour, je conduisais une dame en visite à une autre Maison
des Enfants; elle loua beaucoup les enfants, et puis ouvrit devant
eux une boîte dont elle tira plusieurs petites médailles de cuivre
bien brillantes et liées par un nœud rouge. « Votre maîtresse les
pendra sur la poitrine de ceux qui auront été le plus gentil »,
dit-elle. Comme je n’étais pas obligée de faire l’instruction de
cette dame, je ne dis rien ; la maîtresse prit la boîte. Alors un petit
garçon de quatre ans, très intelligent, qui était assis tranquillement
à la table la plus proche, levant la tête, se mit à crier en signe de
protestation : « Aux garçons, ah! non par exemple! non, pas aux
garçons! »
Quelle révélation! Cet enfant avait déjà conscience d’être parmi
les meilleurs, bien que personne ne le lui eût révélé ; alors il ne
voulait pas recevoir l’offense d’une récompense. Et ne sachant
comment s’en défendre, il invoquait sa qualité de garçon!
Quant aux punitions, nous nous sommes plusieurs fois trouvées
devant des enfants qui dérangeaient les autres, sans prendre
garde à nos exhortations ; observés par le médecin, il s’agissait
bien souvent d’enfants normaux. Nous mettions alors une petite
table dans un coin de la salle pour isoler le dérangeur, le faisant
asseoir dans un petit fauteuil, en face de ses compagnons, et lui
donnant tous les objets qu’il désirait. Cet isolement a toujours
réussi à le calmer : de sa place, il voit l’ensemble des camarades,
et leur manière d’ agir est une leçon objective plus efficace sur son
comportement que ne peut l’être la parole de la maîtresse ; res­
l ’a m b ia n c e 47
sentant peu à peu les avantages d’être avec les autres, il souhaite
faire comme eux. Nous en avons ainsi ramené beaucoup à la
discipline, qui nous semblaient rebelles. L ’enfant isolé était celui
qui avait le plus besoin de soins spéciaux, tout comme un pauvre
ou un malade : moi-même quand j’entrais, j’allais tout d’abord
à lui, lui faisant fête comme à un bébé ; je me tournais ensuite
vers les autres, m’intéressant à leur travail comme s’ils avaient
été des hommes. Je ne sais ce qui se passait dans leur cœur : mais
la « conversion » des isolés fut toujours profonde et définitive.
Ils étaient ensuite tout heureux de savoir travailler avec dignité ;
la plupart de ces enfants-là avait une vraie tendresse pour la
maîtresse et pour moi-même.

Liberté du développement

La conception de liberté dans l’éducation de la première enfance


doit être considérée comme étant biologiquement la condition la
plus favorable au développement, tant physiologique que psychique.
Si l’éducateur avait le culte de la vie, il respecterait et observerait
avec passion le développement de la vie enfantine. La vie enfantine,
ce n’est pas une abstraction : il s’agit de la vie de chaque enfant.
La seule véritable manifestation biologique, c’est la vie de
Pindividu. Et c’est à chacun de ces individus, observés un à un,
que doit être apportée l’éducation, c’est-à-dire Yaide active au
développement normal de la vie. L ’enfant est un corps qui croît
et une âme qui se développe ; la double forme physiologique et
psychique a une source éternelle : et c’est cela la vie. Nous ne
devons ni vicier ni étouffer les potentiels mystérieux, mais attendre
leurs manifestations successives.
Le facteur ambiance peut modifier, c’est-à-dire aider ou détruire ;
mais jamais il ne crée. Les origines du développement sont inté­
rieures, L ’enfant ne grandit pas parce #w’il se nourrit, parce qu’il
respire, parce qu’il est dans des conditions de climat favorables ;
il grandit parce que la vie, en puissance chez lui, s’épanouit ;
parce que le germe fécond d’où provient cette vie se développe
selon le destin biologique fixé par l’hérédité. En effet, l’adulte
continue à se nourrir, à respirer ; il reste dans les mêmes condi­
tions barométriques et thermiques ; mais il ne grandit pas. La
puberté ne vient pas parce que l’enfant a ri, ou a dansé, ou a fait
de la gymnastique, ou s’est plus ou moins bien nourri ; mais
parce que ce phénomène physiologique existe. La vie se mani­
feste, la vie crée, la vie s’épanouit : et elle se maintient entre des
limites et des lois invincibles.
48 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

Quand nous parlons de la « liberté » du petit enfant, nous n’en­


tendons pas les actes désordonnés qu’accompliraient des enfants
abandonnés à eux-mêmes, et qui se livreraient à une activité
sans but ; mais nous donnons au mot « liberté » un sens profond :
il s’agit de « libérer » l’enfant des obstacles qui empêchent le
développement normal de sa vie.
L ’enfant est poussé par une grande mission : croître et devenir
un homme. Mais comme il est inconscient de ses besoins intérieurs,
les adultes, dans l’impossibilité de les interpréter, se sont substi­
tués à lui ; et notre vie sociale, familiale et scolaire, basée sur
bien des erreurs, fait obstacle à l’expansion de la vie enfantine.
Redresser ces erreurs en étudiant plus profondément les besoins
intimes et occultes de la première enfance afin de l’aider, c’est
libérer l’enfant.
Cette conception implique de la part de l’adulte plus de soin et
une observation plus fine de ses véritables besoins. En premier
lieu, on est conduit à créer une ambiance adaptée, où l’enfant
puisse se dépenser en vue d’une série de buts intéressants, cana­
lisant ainsi son irréfrénable activité, dans l’ordre et vers le per­
fectionnement. Or, son type d’intelligence est différent du nôtre.
Nous pourrions dire que nous, nous saisissons avec notre intelli­
gence, mais lui, rien qu’en vivant, il apprend à parler la langue de
sa race. C ’est un véritable chimiste mental. Nous, nous nous
rappelons les impressions qui sont versées en nous ; nous les
conservons en notre esprit, mais nous les conservons distincte­
ment, comme l’eau reste distincte du verre. L ’enfant, lui, opère
une transformation chimique. Les impressions ne font pas que
pénétrer dans son esprit : elles le forment, elles s’incarnent.
L ’enfant fait sa propre « chair mentale » en se servant de ce qui
l’environne. Nous avons appelé cette forme d’esprit « l’esprit
absorbant ». Il est difficile de se représenter la puissance de
l’esprit absorbant dont est doué le petit enfant. Tout ce qui est
autour de lui pénètre en lui : habitudes, coutumes, religion.
Il apprend le langage avec toute la perfection ou toutes les imper­
fections qu’il trouve autour de lui, sans aller à l’école.

Exercices de vie pratique : Matériel de développement

Dans le milieu décrit plus haut, joyeux et meublé proportion­


nellement à l’enfant, nous avons placé des objets lui permettant
d’atteindre un but déterminé ; par exemple, certains « cadres »
grâce auxquels il peut apprendre à boutonner, à lacer, à nouer,
etc. ; des lavabos dans lesquels il peut se laver les mains ; des
L'AMBIANCE 49
toiles avec lesquelles il peut nettoyer le carrelage ; des balais, des
essuie-meubles avec lesquels il peut enlever la poussière ; des
brosses variées, pour nettoyer les souliers ou les vêtements ;
tous objets qui 1’ « invitent » à agir, à accomplir un travail vrai
dans un but réel, facile à atteindre. Étendre les petits tapis par
terre, puis les rouler après s’en être servi ; mettre la nappe pour
dresser un couvert à l’heure du repas, la replier et la reporter
soigneusement quand le repas est fini ; manger correctement
puis défaire le couvert, laver la vaisselle en reposant chaque
objet à sa place sur le meuble destiné à le recevoir, ce sont des
travaux dont les difficultés sont graduées et qui nécessitent un
développement graduel du caractère ; il faut avoir la patience de
les exécuter et assumer une responsabilité pour les mener à bonne
fin (photos 2-3).
Tous ces exercices sont « des exercices de vie pratique ». Une
vie réelle se déroule à la Maison des Enfants où les tâches domesti­
ques sont confiées aux petits ; ils s’en acquittent avec ardeur et
dignité.
En plus de ces objets-auxiliaires enseignant tous les actes de
a « vie pratique », il y en a d’autres (et je m’en aperçus peu à peu)
nécessaires à développer graduellement l’intelligence et à l’amener
à la culture : ce sont des systèmes combinés pour l’éducation
des sens, et d’autres pour l’enseignement de l’alphabet, des
chiffres, de l’écriture, de la lecture, de l’arithmétique. Nous
appelons ces objets « matériel de développement » pour les distin­
guer de ceux dont on se sert pour les exercices de « vie pratique ».
Quand nous parlons de milieu, d’ambiance, nous comprenons
l’ensemble des objets que l’enfant peut librement choisir et dont
il peut se servir autant qu’il le désire, c’est-à-dire qui répondent
à ses tendances et à ses besoins d’activité. La maîtresse ne fait
rien autre que de l’aider, en principe, à s’orienter entre tant
d’objets divers, et de lui en enseigner l’usage précis : elle l’initie
ainsi à la vie ordonnée et active de ce milieu ; mais ensuite, elle
le laisse libre dans son choix et dans l’exécution du travail. En géné­
ral, les enfants manifestent des désirs différents : l’un s’occupe
d’ une pièce du matériel, pendant que l’autre s’occupe d’une autre,
sans qu’il en survienne de désordre. Ainsi se déroule une vie
sociale pleine d’activité énergique, et empreinte d’une joie pai­
sible ; les enfants résolvent eux-mêmes les problèmes de « vie
sociale » que l’activité individuelle libre et multiforme soulève
à chaque pas. Un pouvoir d’éducation est diffus dans ce milieu
dont les personnes — enfants et maîtres — font partie.
L A SA N T É

Mens sana in corpore sano. On interprète, en général, le fameux


dicton latin dans le sens littéral, c’est-à-dire qu’il faut avoir
un corps sain pour posséder un esprit sain. On pourrait dire le
contraire. En effet, la santé du corps dépend de celle de l’esprit ;
entendons le calme intérieur, la satisfaction morale, la clarté des
idées, qui permettent d’aspirer à des fins extérieures, avec une
plus grande élévation spirituelle. « L ’homme ne vit pas seulement
de pain. » Et devant les petits enfants misérables qui emplissaient
les premières « Maisons des Enfants » de San-Lorenzo, ma pre­
mière pensée fut de leur procurer des reconstituants et une ali­
mentation substantielle. Mais, pendant un an, ce fut impossible.
Les enfants vécurent pourtant dans une telle atmosphère de
joie, qu’à la fin de l’année les visages étaient embellis et colorés,
pleins de santé ; les yeux brillaient grâce à une vie meilleure. La
satisfaction de la vie intérieure, la possibilité de s’épanouir, c’est
donc un apport et, sans doute, le secret de la santé, même de la
santé physique. L ’esprit sain rend le corps sain ; c’est-à-dire que
le corps, pour être sain, doit rester uni à un esprit dont le rayonne­
ment est normal. La santé est un tout : une maladie, une faiblesse
physique qui dépend de facteurs psychiques provoque une
multitude de phénomènes qui ne se trouvent pas seulement chez
les adultes, mais davantage encore chez les enfants. La difficulté
que ceux-ci rencontrent pour s’adapter à une ambiance créée
pour l’adulte, l’oppression que, si souvent, l’adulte exerce sur
eux sans s’en rendre compte, oppriment la jeune âme qui ne
peut se défendre ni par des mots, ni par des actes : et cela fait
languir le corps du petit enfant, en même temps que son caractère.
Lui faire le don d’« être compris », de recevoir ce qui correspond
à ses besoins profonds, c’est lui ouvrir les portes de la santé.
On a dit que ma méthode ne prenait pas suffisamment en con­
sidération l’hygiène physique de l’enfant. Rien n’est plus faux.
La constatation faite dans nos écoles que, d’une part, la santé
influe sur le coefficient psychique et que, d’autre part, tant de
maladies d’enfants sont guéries par le régime du bonheur, nous
amène à ne pas changer les conditions de vie physique, mais à les
considérer sur un plan inférieur aux conditions morales.
LA SANTÉ 51
La phrase : « Cherche Dieu avant tout, et le reste viendra par
surcroît avec un fruit abondant », est sans doute la base de notre
conviction, établie sur des faits.
Cette conception est toutefois loin de nous faire négliger Tin-
fluence des facteurs physiques sur la santé : et surtout à Kâge de
la croissance ; il suffit de penser à Taccroissement matériel du
corps, pour comprendre qu’une négligence serait absurde à Tégard
de la respiration ou de Talimentation.
Notre critérium ne sort d’ailleurs pas des limites purement
physiologiques : la santé physique ne dépend pas uniquement de
« l’absorption des matières nécessaires », mais surtout de la façon
dont l’organisme peut les « utiliser ». Cette utilisation découle
du système nerveux : et Ton sait combien le grand sympathique,
qui préside aux fonctions végétatives, est soumis aux états de
dépression d’origine psychique, en corrélation, le plus souvent,
avec les états émotifs. Des pulsations du cœur aux fonctions
glandulaires et à celles qui comportent le fin travail de l’échange
matériel à travers les capillaires, le mouvement involontaire de
la vie végétative dépend des innervations. Ainsi, la nutrition
définitive dépend du fonctionnement normal du système nerveux
et du système circulatoire. La joie est en dernière analyse le sti­
mulant le plus sûr et le plus énergique de la vie végétative ; et
vice versa, les causes de dépression sont inhibitrices de l’activité
nerveuse et, par conséquent, des échanges. La santé n’est donc
pas seulement assurée par les conditions physiques, mais aussi
par les conditions morales.
Pour aider l’enfant, il faut accepter les lois de la vie et les
seconder. La vie repose sur le jeu réciproque d’influences variées ;
et pour utiliser les énergies, il s’agit précisément de respecter
ce jeu des influences réciproques sur lesquelles la nature a établi
la santé dans sa plénitude.
Il faut donc construire un milieu comportant les conditions
d’hygiène les meilleures. En ce qui concerne leur vie végétative,
il faut assurer aux enfants les moyens physiques dont le corps
a besoin, leur donner leurs repas à l’école, et leur offrir la possi­
bilité de vivre au maximum au grand air : c’est un axiome pour
une éducation qui se soucie de la valeur de la personnalité de
l’enfant.
Les conseils du médecin transmis aux mères par l’intermédiaire
de la maîtresse sur l’hygiène individuelle de chaque petit enfant
ou sur l’hygiène enfantine en général seront toujours utiles. La
maîtresse ajoutera des indications pour l’éducation individuelle
de l’enfant j mais là, nous ne pouvons que suggérer.
L A N A T U R E D AN S L ’É D U C A T IO N

Itard, dans son admirable étude sur « les premiers développe­


ments du jeune sauvage de l’Aveyron », expose en détails le drame
d’une éducation singulière, gigantesque, qui tente à la fois de
vaincre les ténèbres psychiques d’un idiot et de saisir un homme
à l’état de nature libre.
Le sauvage de l’Aveyron était un enfant abandonné dans un
bois où des malfaiteurs croyaient l’avoir tué ; il s’était guéri tout
seul et avait survécu quelques années, libre au milieu des bêtes.
Un jour, il fut capturé par des chasseurs et entra dans la vie
civilisée de Paris, racontant par les cicatrices dont son petit corps
était couvert, l’histoire de sa lutte avec les bêtes et de ses chutes
du haut des rochers.
L ’enfant était et resta muet ; sa mentalité, considérée par
Pinel comme celle d’un idiot, demeura à peu près inaccessible
à l’éducation intellectuelle.
La pédagogie positive doit ses premiers pas à cet enfant. Itard,
médecin des sourds-muets, étudiant en philosophie, entreprit son
éducation par des méthodes qu’il avait déjà partiellement expé­
rimentées pour rendre l’ouïe aux sourds : il pensait que le Sauvage
présentait ces caractères d’infériorité, non point à cause d’un
organisme défectueux, mais par carence d’éducation. Disciple
du principe d’Helvétius, « l’homme n’est rien sans l’œuvre de
l’homme », il croyait à l’omnipotence de l’éducation, contraire­
ment au principe de Jean-Jacques Rousseau, qui avait lancé,
avant la Révolution : « Tout est bien, sortant des mains de l’Auteur
des choses, tout dégénère dans les mains de l’homme ».
Les caractères du Sauvage, suivant l’illusion d’Itard, démon­
traient donc expérimentalement la vérité de la première asser­
tion. Quand il s’aperçut, aidé par Pinel, qu’il se trouvait devant
un idiot, ses théories philosophiques donnèrent lieu aux plus
admirables essais de pédagogie expérimentale.
Itard divisa en deux parties l’éducation du Sauvage : dans
la première, il tenta de ramener l’enfant de la vie naturelle à la
vie sociale. Dans la deuxième, il tenta l’éducation intellectuelle
de l’idiot. Dans sa vie d’épouvantable abandon, l’enfant avait
trouvé un bonheur : il s’était comme assimilé à la nature. En
LA NATURE DANS L ’ ÉDUCATION 53
faisant ses délices, la pluie, les nuages, les tempêtes, l’espace
illimité avaient été ses spectacles, ses compagnons, son amour.
Itard a décrit son action morale qui conduisit le Sauvage à la vie
civilisée, en multipliant les besoins de l’enfant et en l’entourant
de soins amoureux. Cet observateur des expressions spontanées
de son élève peut véritablement donner par ce récit une idée de
la patience et de l’abnégation nécessaires devant les phénomènes
à étudier. « Quand on l’observait à l’intérieur de sa chambre,
on le voyait se balancer avec une monotonie déprimante, dirigeant
continuellement son regard errant du côté de la fenêtre, dans le
vide. Mais si le vent soufflait brusquement en bourrasque, si le
soleil caché derrière les nuages se montrait tout à coup éclairant
vivement l’atmosphère, c’étaient de bruyants éclats de rire, une
joie presque convulsive. Quelquefois, à la place de ces mouvements
de joie, éclatait une espèce de rage frénétique : il se tordait les
bras, s’enfonçait les poings dans les yeux en grinçant des dents,
devenant dangereux pour son entourage.
» Un matin qu’il neigeait abondamment, alors qu’il était encore
au lit, il lança un cri de joie en s’éveillant, sauta de son lit, courut
à la fenêtre, puis à la porte ; il allait et venait impatiemment de
l’une à l’autre ; et puis il s’enfuit tout dévêtu au jardin. Là, faisant
éclater sa joie, avec les cris les plus aigus, il courait, se roulait dans
la neige la ramassant, la mangeant — l’engloutissant avec une
incroyable avidité.
» Mais ses sensations ne se manifestaient pas toujours de façon
si vive et si bruyante devant les grands spectacles de la nature.
Il faut retenir qu’en certains cas, elles semblaient prendre l’expres­
sion calme de la complainte et de la mélancolie. Ainsi, quand la
rigueur du temps chassait tout le monde du jardin, c’était le
moment que le Sauvage choisissait pour y descendre. Il en faisait
plusieurs fois le tour et finissait par s’asseoir sur le bord de la
fontaine.
» Je me suis souvent arrêté des heures entières, avec un indicible
plaisir, à l’observer dans cette attitude, à voir comme, insensible­
ment, sa physionomie insignifiante ou contractée par l’amorphie
assumait une expression de tristesse et de mélancolique nostalgie,
tandis que son regard se fixait sur la surface de l’eau, où il jetait,
de temps en temps, quelque feuille morte.
» Quand, la nuit, par un beau clair de lune, un rayon pénétrait
dans sa chambre, il manquait rarement de s’éveiller et de se
mettre à la fenêtre. Il restait là une grande partie de la nuit, droit,
immobile, le cou tendu, les yeux fixés sur la campagne éclairée
par la lune, en proie à une espèce d’extase contemplative dont
l’immobilité et le silence n’étaient interrompus, à longs inter­
54 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

valles, que par une inspiration profonde comme un soupir, qui


se terminait par une faible lamentation. »
En d’autres passages, Itard raconte comment l’enfant ne connais­
sait pas la « marche » dont nous nous servons dans la vie civilisée,
mais seulement la « course » et comment lui, Itard, courait derrière
lui, au début, quand il le conduisait dans les rues de Paris, plutôt
que de freiner violemment cette course.
La conduite graduelle, très douce, du Sauvage à toutes les
manifestations de la vie sociale, l’adaptation première du maître
à l’élève, bien plutôt que de l’élève au maître, l’attraction pour
une vie nouvelle dont les séductions successives devaient conquérir
l’enfant, sont autant d’expressions éducatives qui peuvent se
généraliser et s’appliquer à l’éducation des enfants.
Je crois qu’il n’existe aucun texte saisissant sur le vif un con­
traste aussi éloquent entre la vie naturelle et la vie sociale, et
démontrant comment cette dernière est faite de renoncements et
de contrition.
Il suffit de penser à la course freinée dans le chemin, au cri
de la voix aiguë maîtrisée dans les modulations de la parole
humaine.
A notre époque et dans notre société civilisée, les enfants
vivent très éloignés de la nature, et. rares sont pour eux les possi­
bilités d’entrer en rapport intime avec elle et d’y puiser des
expériences directes.
Pendant longtemps, l’influence de la nature sur l’éducation de
l’enfant n’a été considérée que comme un facteur moral. Ce que
l’on recherchait, c’était le développement de sentiments suscités
par les fleurs, les plantes, les animaux, les paysages, les vents,
la lumière...
Plus tard, on a essayé de lier l’activité de l’enfant à la nature en
l’initiant à la culture de « petits champs éducatifs ». Pourtant,
la conception de « vivre » dans la nature, et pas seulement de la
connaître, est l’acquisition la plus récente de l’éducation. Le plus
important, c’est de libérer l’enfant des liens qui l’isolent dans la
vie artificielle des villes.
Cette partie de l’éducation physique, qui consiste à mettre
les enfants un peu plus en contact avec l’air dans les jardins
publics et avec l’eau et le soleil au bord de la mer, vient seulement
d’être cultivée, de même que la simplification des vêtements :
sandales, ou nudité des petits pieds ; ce sont de timides tentatives
pour libérer l’enfant des obstacles excessifs et inutiles de la vie,
dite civilisée. La nature s’est peu à peu réduite, dans notre con­
ception, aux fleurs qui végètent, aux animaux utiles à notre ali­
mentation, à nos travaux ou à notre défense. Et c’est avec cela
LA NATURE DANS L’ ÉDUCATION 55
que notre âme s’est recroquevillée : elle s’est adaptée à ces contrastes
et à ces contradictions ; nous avons confondu jusqu’au plaisir
de contempler des oiseaux prisonniers en de petites cages avec
un nébuleux « amour de la nature »!
La nature, en vérité, fait peur à la plupart des gens. On craint
l’air et le soleil comme des ennemis mortels. On a peur de la brise
nocturne comme d’un serpent caché dans l’herbe. On craint
presque autant la pluie que l’incendie. Si, aujourd’hui, les exhor­
tations de l’hygiène poussent un peu l’homme civilisé, ce prison­
nier satisfait, vers la libre nature, elle le fait timidement, avec de
grandes précautions. Dormir à l’air, s’exposer aux vents et aux
pluies, se méfier du soleil, se baigner dans l’eau, constituent des
choses dont on parle, mais qu’on ne met pas toujours en pratique.
Personne ne doute qu’une longue promenade à la campagne
soit un effort héroïque, un risque... Il faut y être habitué, dit-on,
et on ne bouge pas. Comment s’y habituera-t-on, alors? Sans
doute les petits enfants devront-ils s’y habituer? mais non. C ’est
eux les mieux protégés. Et c’est la bonne nurse qui les transporte,
déjà grands, en petite voiture, à l’ombre, quand il fait beau ; mais
elle ne les laisse ni marcher longtemps ni agir spontanément.
Non ; le sport est né comme une véritable victoire des jeunes,
plus robustes et plus courageux : ceux-là même que l’on appelle
sous les drapeaux pour combattre l’ennemi.
Il serait encore prématuré de dire : lâchez les enfants ; qu’ils
courent dehors quand il pleut, qu’ils enlèvent leurs souliers quand
ils trouvent un peu d’eau et, quand l’herbe des prés est humide
de rosée, laissez leurs pieds nus la fouler ; qu’ils se reposent
paisiblement quand un arbre les invite à dormir à son ombre ;
ils crient et rient quand le. soleil les éveille le matin, comme il
éveille toute créature vivante qui divise sa journée entre la veille
et le sommeil. Mais nous, nous nous demandons, anxieux, com­
ment faire dormir l’enfant après l’aurore, et comment lui enseigner
à ne pas enlever ses souliers et à ne pas courir dans les prés.
C ’est quand il est diminué par nous, irrité dans sa prison, qu’il
tue les insectes, les petits animaux inoffensifs ; et cela semble
« naturel » ; et nous ne nous apercevons pas que cette petite âme
est déjà devenue étrangère à la nature. Tout ce que nous sou­
haitons pour lui, c’est qu’il s’adapte à la prison sans que cela
l’ennuie.
Les énergies musculaires des enfants, même tout petits, sont
bien supérieures à ce que nous supposons : il faut libérer leur
nature, pour qu’elle puisse se révéler.
L ’enfant à la ville se déclare fatigué après la moindre prome­
nade ; et nous le croyons, à cause de cela, sans forces. Mais sa
56 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

langueur est la conséquence de l’artifice du milieu : l’ennui, les


vêtements inadaptés, le tourment que souffre le petit pied, enfermé
dans des souliers de cuir, qui battent sur le macadam des cités,
la proximité agaçante des gens qui s’affairent, indifférents, et
sans sourire, autour de lui, si heureux. L ’attrait de vêtements
à la mode, sans doute admirés dans un salon, sont des choses
qui n’existent pas pour lui. Il est tenu en laisse. La paresse l’enva­
hit, et il voudrait être porté.
Mais quand les enfants sont libres de se mouvoir dans la nature,
leur force se révèle. Même au-dessous de deux ans, les enfants
normaux, s’ils sont bien constitués, bien nourris, couvrent des
kilomètres. De raides et longues côtes sont dévorées au soleil par
les petites jambes infatigables. Je me rappelle qu’un enfant
d’environ six ans disparut pendant des heures ; il s’était enfui
sur une colline, avec l’idée que, s’il pouvait atteindre la cime, il
verrait le monde, de l’autre côté. Il n’était pas fatigué quand il
rentra : seulement déçu de n’avoir pas trouvé ce qu’il cherchait!
J’ai connu jadis un jeune couple qui avait un bébé de deux ans
à peine ; voulant aller se promener sur une plage assez lointaine,
ces jeunes parents avaient pensé emmener l’enfant sur leurs bras
à tour de rôle : mais la fatigue était excessive pour eux. Et il
advint que l’enfant fit lui-même toute la route avec enthousiasme,
et qu’il répéta chaque jour la promenade. Au lieu de le porter
sur leurs bras, les parents faisaient le petit sacrifice de marcher
plus doucement, et de s’arrêter, quand il s’arrêtait pour cueillir
une petite fleur ou pour découvrir la beauté d’un âne qui broutait
dans un pré ; l’enfant s’asseyait, sérieux et méditatif, pour tenir
société un instant à cet être privilégié. Au lieu de porter leur
enfant, ces parents avaient résolu le problème en le suivant.
Le poète sent la fascination d’un fin ruisseau surgissant entre
les pierres ; le petit enfant la sent aussi ; il s’enthousiasme et rit,
et veut s’arrêter pour le toucher de la main, comme pour le
caresser. Personne, que je sache, sauf saint François, n’a aussi
bien, qu’un de ces petits enfants, admiré le modeste insecte
ou le parfum d’une petite herbe sans attrait.
Mais conduisez, je vous prie, dans vos bras, un enfant qui n’a
pas encore commencé à marcher ; tenez-le à la campagne dans un
chemin d’où l’on découvre un horizon magnifique ; tenez-le,
dis-je, de façon à lui faire tourner le dos au panorama. Vous le
verrez faire des efforts pour se retourner et regarder le spectacle.
Arrêtez-vous avec lui, afin qu’il goûte cette beauté, alors qu’il
ne sait pas encore se tenir sur ses pieds, et que sa langue ne sait
pas encore vous demander de vous arrêter. Oui, nous pouvons
bien le dire : « il ne vit pas seulement de lait ».
LA NATURE DANS L ’ ÉDUCATION 57
Les avez-vous jamais vus sérieux, s’affairant autour du cadavre
d’un petit oiseau tombé du nid, courant, désolés, d’avant en
arrière, raconter, s’enquérir, s’agiter avec un vrai chagrin? Eh
bien! ce sont ces mêmes enfants qui, dans un proche avenir,
seront amenés à chasser les nids.
Le sentiment de la nature croît avec l’exercice, comme pour
toute autre chose ; et il n’est certainement pas inculqué par
quelque exhortation pédante à un enfant inerte, entre quatre
murs, habitué à voir et à entendre que la cruauté envers les
animaux est une nécessité. Ce sont les expériences qui le gâchent :
la mort de la première colombe tuée volontairement par l’un des
siens reste un point noir dans le cœur de presque tous les enfants.
Nous leur devons une réparation plus qu’une leçon. Il nous faut
guérir les blessures inconscientes, les maladies spirituelles qui
se trouvent déjà dans ces petits prisonniers d’un milieu artificiel.

La nature dans l’éducation scolaire

L ’éducation à l’école pourra fixer l’attention de l’enfant sur


des objets particuliers qui se préciseront d’autant plus qu’ils
auront pu développer le sentiment de la nature, réveillant en lui
des sentiments latents ou perdus. Donner aux enfants des motifs
d’activité et, à la fois, des connaissances qui les intéressent, c’est
là, pour toutes les branches, la possibilité de l’éducation scolaire.
L ’enfant, qui est le plus grand observateur spontané de la
nature, a indubitablement besoin d’avoir à sa disposition un
matériel avec lequel agir.

Les soins empressés. — Les soins empressés pour les êtres vivants
constituent la satisfaction d’un des instincts les plus vivaces de
l’âme enfantine. Aussi peut-on organiser facilement un service de
soins aux plantes et spécialement aux animaux. Rien n’est plus
efficace pour réveiller une attitude de prévenance chez le petit
enfant qui vit son instant présent sans souci du lendemain. Quand
il sait que ces animaux ont besoin de lui, que ces plantes sèchent
s’il ne les arrose pas, son amour relie l’instant qui passe au jour
suivant afin de le voir renaître, grâce à un lien nouveau.
Un beau matin, après des soins patients, il a disposé le petit
abreuvoir et l’eau près des colombes qui couvent — voici les
petits! Un autre jour, ce sont de magnifiques poussins qui se
trouvent à la place des œufs que la poule couvait sous ses ailes
depuis si longtemps. Quelle tendresse, et quel enthousiasme! Le
désir en naît d’aider davantage : préparer des paillasses avec des
58 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

bouts de tissu ou des morceaux d’ouate, pour les oiseaux qui


nichent sous le toit ou dans les arbres du jardin. Et le pépiement
grandissant remercie les enfants.
Les métamorphoses des insectes et les soins des mères pour
leurs petits sont l’objet de patientes observations. Les raisonne­
ments provoqués sont souvent stupéfiants. Un petit enfant resta
un jour tout désolé de la métamorphose des têtards ; il racontait
leur développement en rappelant les différentes phases de la
grenouille, comme un vrai petit savant.
La nature végétale a, elle aussi, ses appels. Dans une Maison
des Enfants de Rome, n’ ayant pas de terrain à cultiver, nous avions
disposé des vases de fleurs tout autour d’une grande terrasse.
Et les enfants n’oubliaient jamais d’arroser les plantes avec un
petit arrosoir. Un matin, je les trouvai assis par terre, tous en
cercle autour d’une splendide rose rouge éclose depuis la nuit ;
ils étaient silencieux et tranquilles, plongés dans une contempla­
tion muette.
Une enfant, grandie dans le culte des fleurs et des jardins que
sa mère et ses maîtresses n’avaient jamais manqué d’entretenir
en elle, regardait au loin, dans un enthousiasme agité : « Là-bas,
disait-elle à sa mère, il y a tout un jardin de choses à manger ».
C ’était en effet un potager, mais qui semblait indigne d’admira­
tion à la maman ; la petite fille en était émerveillée.

Le préjugé du jardin. — Même au sein de la nature, nous sommes


la proie de préjugés dans lesquels il est difficile de reconnaître
la vérité. Nous nous sommes fait une idée trop symbolique des
fleurs ; et nous cherchons davantage à adapter l’activité de
l’enfant à nos propres idées qu’à le suivre pour interpréter ses
goûts propres et ses véritables besoins. C ’est ainsi que, même
dans le jardinage, l’enfant a été contraint à une activité artifi­
ciellement établie par l’adulte. L ’enfouissement d’un germe en
terre et l’attente de la petite plante est un travail trop bref, une
attente trop longue pour que les enfants s’y intéressent. Ceux-ci
souhaitent accomplir de grands travaux, et mettre leur activité
en rapport direct avec les produits de la nature.
Aucun doute que les enfants aiment les fleurs ; mais ils ne se
contentent pas de rester inactifs pour en contempler les corolles
multicolores. Ils sont profondément heureux d’agir, de connaître,
d’explorer ; et cela, indépendamment de la beauté extérieure.

Le travail bienfaisant. — Dans les expériences que nous avons


faites, les enfants, laissés libres dans leur choix, nous ont apporté
divers critères.
LA NATURE DANS L’ ÉDUCATION 59
Le travail le plus heureux pour eux n’est pas celui de l’ense­
mencement, mais bien celui de la récolte, travail qui n’est pas
moins intense que l’autre ; mais c’est la récolte qui donne son
intérêt à celui des semailles. Quand on a déjà l’expérience de la
récolte, on trouvera bien plus intéressant le travail occulte de
l’ensemencement (photos 8-9).
Une de nos expériences les plus brillantes fut celle de la récolte
du froment et du raisin : la culture d’un champ envahi par les
ronces et la récolte, en gerbe liées avec des nœuds de vives cou­
leurs, ont obtenu un véritable succès ; ce peut être l’origine de
fêtes champêtres. Le soin des vignes, l’épuration des grappes,
comme la disposition des fruits dans les paniers, peuvent égale­
ment avoir des applications dans des fêtes variées.
Tous les arbres fruitiers se prêtent à des travaux analogues :
la récolte des amandes intéresse les plus petits enfants ; ils savent
se rendre utiles, par leur diligence à ramasser les amandes tom­
bées et à les amonceler dans les paniers. La cueillette des fraises,
cachées entre les feuilles, est un travail qui ne rend pas moins
heureux que celle des violettes parfumées.
Les semailles d’un champ éveillent l’intérêt de l’enfant qui
attend tout ce qui s’ensuivra. Seul l’adulte peut préparer les
sillons : mais les enfants savent faire les petits tas avec le grain
à semer. Après l’avoir mis dans des paniers, ils le jettent habile­
ment dans les sillons. La naissance de toutes ces petites herbes
tendres satisfait leurs yeux et leur cœur. On en remarque mieux
la croissance devant de longues lignes parallèles qui se dessinent
et se colorent. Une impression de grandeur surgit de l’ensemble
de ces faits tout simples qui, séparément, sont privés d’intérêt.
Les épis jaunes qui se balancent au vent et grandissent peu à peu,
jusqu’à atteindre les épaules de l’enfant, enthousiasment les
petites équipes qui attendent la récolte. Bien que nos planta­
tions eussent été faites pour l’eucharistie, nous pûmes constater
combien la vie aux champs était plus adaptée à la mentalité de
l’enfant que la philosophie et le symbolisme des fleurs. Les
parterres d’herbes aromatiques offrent aussi un intérêt pratique ;
l’enfant doit distinguer les herbes de parfums variés en les cueil­
lant. L ’exercice qui consiste à assembler des semblables et à recon­
naître un parfum dans une fleur est un exercice très fin ; il néces­
site un effort intérieur et suscite la joie de découvrir quelque
chose qui se cachait.
Naturellement, les fleurs aussi les intéressent : mais cueillir
les fleurs est un geste qui n’a pas sa raison naturelle, comme
de recueillir les fruits offerts grâce aux fleurs. Ainsi, devant cette
petite récolte si passagère avaient-ils l’air d’insectes aidant à accom­
60 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

plir leur mission d’éternité. Les enfants éduqués ainsi s’asseyent


souvent auprès des fleurs pour les admirer ; et puis, très vite, se
lèvent à la recherche d’une activité.

Simplicité. — Le travail a besoin en soi de variété. Nul n’est


besoin de la finalité des semences ou de la récolte pour animer
l’enfant ; il s’adapte volontiers aux gestes les plus simples qui
ont un but immédiat, ou qui nécessitent un effort : comme, par
exemple, enlever les mauvaises herbes, balayer les feuilles sèches,
ou enlever quelques vieilles branches ; enfin, l’enfant doit avoir
un vaste champ d’activité, l’occasion de nouvelles expériences et
la satisfaction de son esprit qui le pousse à pénétrer dans le
monde.
Les soins des serres et la préparation de l’eau pour les plantes
aquatiques, la pose des filets qui défendent l’eau des insectes,
sont des travaux qu’il est difficile de pratiquer dans un milieu
qui en est généralement privé ; mais ils ne trouveront jamais
obstacle dans les forces ou dans la volonté de l’enfant.

Notre jardin. — Un autre critère qui nous fut donné pour


mettre l’enfant en mesure de manifester librement ses besoins,
fut celui de « limiter » le champ ou le jardin à ses besoins spirituels.
L ’idée qu’il est souhaitable de donner aux enfants « un espace
infini » est commune. C ’est que l’enfant était considéré d’un
point de vue physique ; les limites semblaient désignées par
l’agileté de ses jambes qui courent. Pourtant, si nous voulions
limiter son terrain de course, nous le trouverions beaucoup plus
réduit que celui que nous imaginons. Dans un terrain immense,
les enfants jouent et courent toujours dans un certain lieu, dans
un certain coin, dans un espace réduit. Tous les êtres vivants
cherchent à se localiser, à se donner des limites.
Ce critère s’ applique aussi bien à la vie psychique. Les limites
doivent se trouver en cette juste mesure qui se situe entre l’excès
et l’insuffisance d’espace et d’objets. L ’enfant n’aime pas ce
«petit champ éducatif » trop restreint pour lui ; propriété misérable,
qui ne satisfait pas son amour-propre individuel. Que ce soit
sa propriété ou non, peu importe à l’enfant satisfait dans ses
besoins. Ce qu’il veut, c’est précisément cette satisfaction. Il doit
pouvoir surveiller autant de plantes qu’il en entre dans sa conscience,
qu’en peut fixer sa mémoire, de façon qu’elles lui soient connues.
Pour nous aussi, un jardin avec trop de plantes, trop de fleurs,
est un endroit plein d’ « inconnu », étranger à notre âme. Les
poumons respireront bien, là-dedans, mais l’âme n’éprouvera pas
sa correspondance. De même qu’un petit parterre ne peut nous
LA NATURE DANS L’ ÉDUCATION 6l
satisfaire : ce qu’il contient est une misère, ne répond pas à nos
besoins, ne satisfait pas l’appétit de notre esprit qui veut être
en contact avec la nature. Il y a donc des limites : les limites de
« notre jardin », où chaque plante nous est chère et nous apporte
son aide sensible pour fortifier notre moi intime.
Le critère des limites a apporté beaucoup d’intérêt et l’inter­
prétation d’un jardin ainsi compris fut essayée dans beaucoup
de pays : il répond aux besoins de l’esprit enfantin ; aujourd’hui,
l’architecture de nos jardins s’inspire de ces expériences1.i.

i. Dans les expériences successives dues spécialement à M. Mario


Montessori, la connaissance de la nature s’est scientifiquement amplifiée.
Il est impossible de décrire ici le travail et le matériel — exclusivement
basé sur l’intérêt et l’activité montrés par les enfants. Qu’il nous suffise
d’indiquer qu’une grande part y est faite à la morphologie et à la classifi­
cation du règne animal et du règne végétal, préparant, initiant l’enfant
à l’étude expérimentale de la physiologie et aux vues de la fonction cosmique
de la biosphère.
L ’H OM M E R O U G E E T L ’H OM M E B L A N C

Un point que je crois bon d’éclairer pour les éducateurs, c’est


la distinction entre la vie végétative et la vie de relations. La vie
végétative, la tête, dépend du système de circulation du sang ; et
la vie de relations, de celle du système nerveux.
Le système nerveux peut être divisé en deux : le système ner­
veux du grand sympathique qui préside spécialement aux fonc­
tions viscérales, dont beaucoup correspondent aux états émotifs,
et le système nerveux central avec ses irradiations infinies de
nerfs qui, provenant des sens, mettent en rapport les centres
avec le monde extérieur ; ils aboutissent aux muscles, et dépen­
dent de la volonté. Il suffit de ces deux indications sur « les émo­
tions » et sur « la volonté » — pour faire comprendre combien
le système du grand sympathique est soumis à l’autre et dépend
de lui. Ne perdons jamais de vue que notre but est l’éducation.
Mettons un instant les deux grands systèmes ensemble, de
façon schématique : celui de la circulation, ayant pour centre
le cœur, se répand à la périphérie dans le très minutieux système
des vaisseaux capillaires ; et le système nerveux, ayant pour centre
le cerveau, envoie d’infinies ramifications qui se répandent en de
microscopiques terminaisons nerveuses périphériques.
Comme on sait, les capillaires et les dernières terminaisons
nerveuses se trouvent jusque dans les plus infimes parties du
corps ; ils y envoient le sang — nutrition matérielle — et les
filaments nerveux, qui donnent le ton vital à chacune de ces parties,
même histologiques. Pour avoir une claire notion de la distribu­
tion du système capillaire et du système nerveux périphérique,
il suffit de penser qu’une piqûre d’épingle, en quelque partie du
corps qu’elle se fasse (à l’extérieur comme à l’intérieur), produit
une sortie de sang et une impression de douleur. Si, par hypothèse,
nous pouvions séparer complètement le système sanguin du
système nerveux, il en résulterait la reproduction du corps dans
tous ses détails : dans un cas un homme rouge, et dans l’autre
un homme blanc.
A l’homme rouge appartient la vie végétative : il comprend les
systèmes qui servent à recueillir du milieu la matière nécessaire
aux échanges : l’alimentation et l’oxygène, et les organes destinés
l ’h o m m e rouge et l ’h om m e blanc 63
à expulser ce qui est refusé. A l’homme blanc, les organes des
sens, qui servent à recueillir dans le milieu extérieur les sensa­
tions, et l’immense système musculaire, destiné à l’activité
motrice. Bien que les deux « hommes » soient très distincts l’un
de l’autre, et nettement séparés par leurs fonctions (l’un prend
la matière du corps, et l’autre, celle de l’esprit), ils sont entre­
lacés si étroitement, leurs rapports réciproques sont si intimes,
qu’ils ne pourraient fonctionner nulle part dans l’organisme, sans
la réciprocité de leur action : le cœur bat et repousse le sang
parce qu’il est innervé ; les centres nerveux et les nerfs agissent
parce qu’ils sont pleins de sang.
Ce sont les muscles qui forment la partie massive dans la com­
position du corps ; ils sont fixés sur le squelette, qui leur apporte
un point d’appui et protège, en outre, les centres du système
nerveux et du système de la circulation ; ils sont chargés de toute
l’activité de relations avec le monde extérieur, ainsi que de toute
l’expression. Les petits organes des sens sont comme des spirales,
grâce auxquelles l’esprit absorbe les images nécessaires à sa
construction psychique ; mais c’est aux muscles qu’est réservé
le travail pratique de la vie. Tout le travail de la volonté se déploie
grâce à ce merveilleux instrument du mouvement. Grâce à tous
ces moyens d’expression, l’idée devient action, le sentiment se
réalise en œuvre.
Les muscles, qui ont un but aussi élevé et qui, pour y atteindre,
se contractent en un travail de coordination très compliqué,
facilitent en même temps la circulation du sang, fonction du cœur.
C ’est une « conséquence » matérielle de ce mouvement qui agit
au service des actions de relation.
Il s’est trouvé pourtant que l’homme (spécialement dans l’en­
fance) a été contraint à une vie inactive, à un travail psychique
artificiellement isolé des organes auxquels il aurait dû rester lié ;
en effet, le travail psychique n’est pas seulement le fruit du cer­
veau, mais aussi des organes des sens et du système musculaire.
Une décadence physique en a été la conséquence, parce que la
vie végétative fait, elle aussi, partie de l’unité de l’individu. Les
conséquences dans l’éducation furent un appel à la vie active;
c’est-à-dire à la vie motrice pour revivifier et intensifier la vie
végétative dont la langueur s’accompagne de faiblesse physique,
d’altération dans les échanges et, par conséquent, de prédisposi­
tion aux maladies. On se servit de ce système musculaire, à qui
reviennent les hautes fonctions de la vie de relation, pour aider
le sang à retrouver sa fluidité dans son trajet difficile et compliqué.
Une telle transposition des fonctions ne pouvait certes remettre
l’homme dans son « activité normale » ; à l’erreur de l’apathie
64 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

a suivi une erreur fonctionnelle. On a remédié à une erreur par


une autre. Et la vie psychique en est restée plus offensée, de même
que son expression morale, parce que l’acrobatie et la lutte phy­
sique, les jeux et réactions de ce genre ne font que dissiper la
vie supérieure de l’homme.
Comment se fait-il quand une articulation est luxée qu’il se
produise des déformations, des douleurs et des maux de toutes
espèces? Il faut remettre l’os en place pour rétablir la fonction
normale. Et toutes les conséquences, qui n’étaient que l’effet
d’ une cause unique, disparaissent d’un coup. L ’erreur de l’édu­
cation fut donc de laisser vaguer la pensée et la fantaisie vaine­
ment, alors que les sens et les muscles languissaient, inertes,
puisque les centres nerveux et les muscles forment un tout. Il
faut pour corriger cet état de choses, faire fonctionner les organes
en relation avec la vie psychique. Le travail mental doit être
accompagné des sensations de vérité et de beauté qui le raniment
et des mouvements qui, permettant d’extérioriser les idées,
en laissent la trace dans le monde. Pour aider les hommes, les
exercices musculaires doivent toujours être au service de la vie
psychique ; ils ne doivent pas abdiquer pour se précipiter au
service de la partie matérielle de la vie végétative, au service de
« la vie physique ». Ainsi, le travail devient un exercice muscu­
laire au service de la personnalité psychique ; quand l’homme
travaille, le sang est indirectement aidé à circuler, les poumons
à respirer.
Le problème de la santé est, lui aussi, un problème de travail.
Travailler au grand air, dans de bonnes conditions de nutri­
tion, dans les limites de la fonction la plus élevée que la personne
humaine comporte, c’est vivre normalement et atteindre la
plénitude de la santé.

L’Éducation des mouvements

Dans les écoles communes, on appelle « gymnastique » une


discipline musculaire collective qui tend à faire exécuter les
mouvements commandés à l’ensemble de la classe. Il existe
également la gymnastique à la palestre, qui est un premier pas
vers l’acrobatie.
Les écoliers étant obligés d’avoir une vie sédentaire pour leurs
études, maintenus dans une position déterminée par la discipline
de la classe, assis, rigides, sur des bancs de bois, ces différentes
espèces de mouvements se sont trouvées être utiles pour contre­
balancer l’inertie musculaire. La gymnastique a, dans ces condi­
l ’hom m e rouge et l ’h om m e blanc 65
tions, représenté un remède commandé à un mal imposé : rien
de plus symbolique du vieux régime que ces action et contre-
action imposées par le maître, qui élargit à volonté maux et
remèdes à l’enfant passif : « discipliné ».
Les courants modernes qui préconisent, par exemple, les jeux
en plein air, comme en Angleterre, ou la gymnastique rythmique
initiée par Dalcroze, considèrent déjà l’enfant avec plus d’huma­
nité ; ils lui donnent la possibilité de « s’extirper » de la position
forcée avec plus de bonne volonté au regard de sa personnalité.
Toutes innovations sont pourtant des réactions à une vie com­
primée par l’erreur, et ne modifient pas la vie même. Ce sont,
en quelque sorte, des divertissements en dehors de l’existence
ordinaire.
Une des principales tâches pratiques de notre méthode a été
de faire pénétrer l’éducation musculaire dans la vie même des
enfants, en la reliant à la vie quotidienne ; nous avons ainsi intro­
duit pleinement l’éducation des mouvements dans l’ensemble
unique et inséparable de l’éducation de la personne enfantine.
Comme chacun le constate, l’enfant est en proie à une mobilité
continuelle : le besoin de remuer, irrésistible chez lui, va apparem­
ment s’atténuant ; c’est que les pouvoirs inhibiteurs, en se déve­
loppant, s’harmonisent avec les impulsions motrices, et con­
struisent les ressorts destinés à obéir à la volonté. L ’enfant le
plus développé est celui dont les ressorts moteurs sont les plus
obéissants ; quand une volonté extérieure agit sur la sienne, il
peut dominer son impulsion. Ce principe reste à la base même
de la vie de relation ; c’est précisément la caractéristique qui
distingue non seulement l’homme, mais tout le règne animal, du
monde végétal. Le mouvement est le sine qua non de la vie ;
et l’on ne peut concevoir l’éducation comme une modératrice
ni, pis encore, comme une inhibitrice du mouvement, mais
comme une aide à répartir convenablement les énergies et à les
laisser se développer normalement.
Les enfants ont en eux un guide qui les conduit à modifier leur
façon de se mouvoir : nul besoin de le démontrer. Ils ont des
mouvements incoordonnés et continus ; l’enfant de 3 ans bouge
tout le temps, tombant souvent en courant, touchant à tout ;
l’enfant de 9 ans marche, sans plus éprouver le besoin de se
traîner par terre ni de s’accrocher à tous les objets qu’il rencontre.
Ces modifications viennent d’elles-mêmes, indépendamment de
toute influence éducative. Il se produit une transformation exté­
rieure des proportions du corps entre la longueur du buste et
celle des membres inférieurs : chez le nouveau-né, la longueur
du buste, du sommet de la tête au pli inguinal, est égale à 68 % de
66 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

la longueur totale du corps ; c’est-à-dire que les jambes ne repré­


sentent que 32 % de la stature (voir fig.) ; alors que l’adulte
a le buste et les jambes d’une longueur sensiblement égale. La
transformation de ces proportions fait partie de la croissance.
Quand l’enfant entre dans nos écoles à l’âge de 3 ans, ses jambes
correspondent aux 38 % de sa
stature ; et puis, elles crois­
sent relativement au buste
jusqu’à dépasser de beaucoup
les proportions de l’adulte :
à 7 ans, ses jambes atteignent
57 %. On remarque qu’après
la puberté, c’est, au contraire,
la croissance du buste qui pré­
vaut, jusqu’à atteindre les
proportions définitives. Il suf­
firait de considérer un détail
aussi élémentaire de la crois­
sance pour comprendre que
les enfants doivent éprouver
un besoin de se mouvoir diffé­
rent du nôtre, et qu’il faut les
observer dans leurs mouve­
ments spontanés pour les
aider, grâce à l’éducation, à
atteindre les fins de la crois­
Proportions comparées du corps du sance. Nous désignerons ici
nouveau-né et de l’adulte. quelques caractères fonda­
mentaux : les enfants aux
jambes courtes doivent faire de grands efforts pour établir un
équilibre parfait ; ils suppléeront par la course à la difficulté de
marcher alors que, pour se reposer, ils étendront le buste par terre
en levant les jambes. Alors que la position normale de l’enfant
serait d’avoir le buste étendu sur le dos et les pieds en l’air se
rencontrant avec les mains étendues, l’enfant de 3 à 5 ans cherche
sa position de repos en s’étendant à plat ventre sur le sol, élevant
les jambes depuis les genoux et soulevant les épaules pour s’ap­
puyer sur les coudes ; il assume la position ventre à terre. Il est
aussi nécessaire pour lui de chercher différentes positions de
repos que de s’asseoir sur une chaise ; il aime à rester par terre,
prenant pour base toute la longueur de ses jambes croisées ou la
longueur de ses jambes repliées : il se donne ainsi une base d’appui
plus vaste. En considération de ces nécessités naturelles, du
besoin d’un repos qui interrompe le mouvement continu, nous
l’h om m e rouge et l ’h om m e blanc 67
avons pourvu les « Maisons des Enfants » de petits tapis, qui
restent roulés et rangés quelque part dans la salle : les enfants
qui veulent travailler par terre, après avoir été assis à leur table,
doivent auparavant prendre un petit tapis, le dérouler sur le sol
et s’installer dessus. Aucun adulte ne dirige l’alternance de ces
positions : l’enfant suit ainsi tranquillement ce que lui dicte sa
nature.

Gymnastique et travail

Il serait intéressant d’établir un parallèle entre les exercices


musculaires que l’on fait faire communément aux enfants
pendant les heures d’éducation physique et l’exercice musculaire
nécessité par les divers « exercices de vie pratique » spontané­
ment choisis et exécutés par nos enfants. On verrait alors qu’il
s’agit d’une véritable gymnastique dans laquelle s’exercent tous
les muscles dans toutes les parties du corps dans le milieu
même où vivent les enfants. Elle se différencie pourtant des
exercices communs de la gymnastique : c’est que les exercices
de vie pratique ont tous un but intelligent attrayant, à l’époque
de la formation et du perfectionnement de la coordination muscu­
laire. Non seulement cela explique le succès de ces exercices
auprès des enfants, mais cela fait sauter aux yeux leur valeur
formatrice. On atteint, grâce à eux, une coordination des muscles
entre eux, en même temps qu’ils aident l’enfant à créer cette
coordination d’après le guide et sous le commandement de l’intel­
ligence. Rouler un tapis, brosser une paire de souliers, laver
une petite cuvette ou un plancher, mettre le couvert, ouvrir et
fermer des tiroirs, des portes ou des fenêtres, mettre en ordre
une chambre, ordonner les sièges, tirer un rideau, transporter
un meuble, etc., sont des exercices où tout le corps est en mouve­
ment, et où le mouvement s’exerce et se perfectionne peu à peu.
L ’enfant apprend aussi à mouvoir bras et mains, à fortifier ses
muscles, plus que par la gymnastique ordinaire. Il ne faudrait
toutefois pas considérer les exercices de vie pratique comme une
simple gymnastique musculaire : ils constituent un « travail ».
C ’est le travail des muscles qui agissent sans se fatiguer, parce
que l’intérêt est ranimé à chaque mouvement par la variété. C ’est
l’exercice naturel de l’homme qui doit avoir un but à atteindre
quand il agit. Les muscles devraient toujours être au service de
l’intelligence et rester ainsi à la disposition de la fonction unique
de la personne humaine. Si l’homme est à la fois intelligent et
musculairement actif, son repos réside dans l’activité intelligente,
de même que le repos de tout être se trouve dans l’exercice normal
68 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

de ses propres fonctions. Il nous faut donc offrir à l’enfant, dans


l’ambiance qui l’entoure, des « moyens » pour exercer son activité,
en se rappelant que la Maison des Enfants reçoit des enfants
d’âges variés1 qui vivent ensemble comme feraient des frères et
sœurs en famille et qu’ils ont besoin d’occupations différentes.
Les objets qui servent pour la vie pratique n’ont pas une
détermination scientifique : ce sont ceux que l’enfant voit employer
dans la maison de son père, construits pourtant spécialement
dans les proportions adaptées au petit homme. Leur quantité
n’est pas fixée par la méthode, mais dépend des possibilités de
l’école, et surtout du temps que l’enfant y passe durant la journée.
Si l’école jouit d’un jardin, l’entretien des plantes, la récolte des
fruits entreront dans les travaux pratiques. Si l’horaire est long,
les occupations relatives aux repas y prendront place, qui mènent
à des exercices plus difficiles, mais des plus intéressants : mettre
soigneusement le couvert, servir à table, manger convenablement,
laver les assiettes et les verres, apporter et puis ranger les ser­
viettes, etc.

Le travail. — L ’enfant qui arrive à l’école se déshabille lui-


même. Des porte-manteaux fixés au mur, assez bas pour qu’un
bras de 3 ans y atteigne commodément, sont à sa disposition. Des
lavabos sont installés à la hauteur du genou de l’adulte, surmontés
de planchettes pour recevoir les savons, les brosses à ongles ; de
petits essuie-mains sont à sa portée ; faute de lavabo, il y aura,
posée sur une table basse, une cuvette, petite, avec un petit broc
et un petit seau pour y déverser l’eau dont on s’est servi. Il faut
aussi un tiroir pour les brosses à souliers, des sacs accrochés au
mur, destinés à recevoir des brosses à vêtements ; il faut qu’une
minuscule main puisse saisir ces objets pratiques (photos 6-7).
Et, si possible, il faut qu’un miroir, assez bas pour y faire mirer
un espace situé à mi-chemin entre le pied et le genou de l’adulte,
puisse permettre au petit enfant de s’y regarder en étant assis :
quand les cheveux ont été emmêlés par le chapeau ou par le vent
de la rue, il peut ainsi les remettre en ordre ; il y a là une brosse
et un peigne. L ’enfant revêt son tablier ou sa blouse de travail, et
le voilà prêt à faire son entrée en classe.
Si la classe n’est pas en ordre, il faudra l’ordonner. Peut-être
y a-t-il des fleurs un peu fanées qu’il sera bon de jeter ; l’eau sans
doute a besoin d’être changée. La statue du petit Jésus n’a pas
été époussetée : il faut la nettoyer. Des instruments de genres

1 . Les classes Montessori conduisent en trois stades les enfants jusqu’à


l’Université.
l ’h om m e rouge et l ’h om m e blanc 69

variés pendent ici : un plumeau aux vives couleurs ; on choisit


l’instrument le mieux adapté et l’on commence le nettoyage. Une
table est tachée! Il faut la laver : savon et éponge. Et puis, il est
tombé par terre quelques gouttes d’eau : il faut vite les essuyer.
Ou si quelque miette de pain ou quelque feuille sèche est tombée,
le balai est là, petit, léger, invitant par ses claires couleurs et par
la peinture qui en décore le manche luisant de vernis. Quoi de
plus gracieux que de recueillir toutes ces petites saletés? De
pareilles occupations se présentent toujours quand on en recherche
l’occasion : nous n’avons d’horaire ni le matin, ni l’après-midi.
L ’enfant guette avec une attention continuelle son ambiance, sa
« maison » ; quand une chaise n’est pas à sa place, ce qui donne un
aspect désordonné, nous pouvons être certains que ce seront les
enfants les plus petits qui s’en apercevront : avant l’âge de trois
ans, le désir de mettre les choses en ordre constitue le travail
le plus élevé et le plus anoblissant, par conséquent, celui qui
invite davantage à l’action (photos 10-11-12).

La voix des choses. — Il est vrai, la maîtresse surveille ; mais ce


sont les objets de genres variés qui « appellent » les enfants d’âges
variés. Vraiment, la lumière, les couleurs, la gaîté des objets
décorés sont autant de «voix » qui appellent l’attention de l’enfant
et le stimulent à l’action. Tout cet ensemble a une éloquence
qu’aucune maîtresse ne pourrait atteindre. « Prends-moi », disent-
ils, « conserve-moi », « mets-moi à ma place ». Et l’acte, accompli
d’accord avec l’invitation des choses, apporte à l’enfant cette
satisfaction, ce réveil des énergies qui le prédisposent aux travaux
les plus difficiles de son développement intellectuel. Souvent,
pourtant, il n’y a pas qu’une voix qui l’appelle : l’appel est un
ordre complexe ; certains travaux importants nécessitent non
seulement un enfant, mais une collectivité organisée, requérant
un apprentissage, une préparation. Ainsi, le travail qui consiste
à mettre le couvert, à servir le repas, à replier les serviettes.

Les talents. — Ce serait une erreur que de vouloir juger, avant


de l’avoir expérimentée, la capacité des enfants selon leur âge, et
d’exclure certains d’entre eux parce qu’on suppose qu’ils n’ap­
porteront pas d’aide. La maîtresse doit toujours ouvrir les voies,
ne jamais en repousser un par manque de confiance. Les enfants
— même très petits — désirent agir, et souvent avec plus d’ardeur
et de vigueur que les plus grands. La véritable maîtresse cherchera
donc quelle contribution pourra apporter le plus petit. Ce sera
le pain, sans doute, qui incombera à l’enfant de 2 ans 1/2 ; tandis
que celui de 4 ans 1/2 ira chercher la marmite de soupe chaude.
70 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

Peu importe aux enfants l’importance du travail : ils sont satis­


faits quand ils ont donné le maximum de leur capacité, et qu’ils
ne se voient pas exclus des possibilités qu’offre le milieu pour
les exercer. L ’œuvre la plus admirée est celle qui a dû faire appel
au maximum des possibilités de chacun. Ils ont une espèce d’am­
bition intérieure qui consiste à faire fructifier pleinement les
« talents » que Dieu leur a consignés, comme dans la parole de
l’Évangile ; et quand ils y réussissent, ils attirent l’intérêt de tous
les admirateurs. Les enfants invités au banquet ne veulent pas
seulement manger ; ils aiment cette occasion d’exciter leurs
forces intérieures et leurs sentiments nobles (attendre les cama­
rades, dire les prières, etc.). Ils ne perdent pas de temps, et savent
profiter des occasions. Ce minuscule valet de chambre, couvert
d’un grand tablier blanc, immobile et pensif devant la table sur
laquelle il vient d’étendre la nappe, est en méditation sur le nombre
de convives et sur la meilleure disposition des couverts qu’il va
bientôt y déposer. Cette enfant riante qui verse l’eau dans les
verres avec une sage lenteur dirige sa petite main pour que la
bouteille ne touche pas le bord du verre et ne laisse pas tomber
la dernière goutte d’eau sur la nappe. Un groupe de serveurs
arrive, courant et se balançant, chacun d’eux portant une pile
d’assiettes : la vaisselle pour chaque table ; c’est la satisfaction
qui a allégé et stimulé leur corps comme une musique.

Précisions. — Quand on reste en contact avec ces enfants, on


s’aperçoit que, sous l’activité qui les fait atteindre différents buts
pratiques, existe un secret particulier de succès : c’est la précision,
l’exactitude avec lesquelles doivent s’accomplir les gestes. Le but
extérieur — verser l’eau dans un verre — intéresse moins que de
la verser sans toucher le bord du verre avec la bouteille, et sans
verser la dernière goutte d’eau sur la nappe. Se laver les mains,
c’est un acte bien plus attrayant, s’il faut se rappeler avec précision
la place du savon et l’endroit où doit être accroché l’essuie-main.
Le mouvement générique est une fonction brute ; mais si un
motif de perfectionnement se glisse en lui, il augmente de valeur :
ce n’est plus seulement pour être propres qu’on se lave les mains,
mais pour acquérir l’habileté de les laver à la perfection. En se
lavant les mains, ce n’est pas seulement la propreté que les enfants
soignent, mais leur habileté ; ils acquièrent un raffinement qui
rend supérieur l’enfant aux mains propres. Cette révélation des
enfants qui n’aiment pas seulement l’activité tendant vers un
but, mais qui sont attirés par des détails et, par conséquent, par
l’exactitude de l’exécution, a ouvert un champ plus vaste à l’édu­
cation. U éducation des mouvements surgit ici en première ligne :
l 'h om m e rouge et l 'h o m m e blanc 71

l'enseignement des gestes matériels n’est pas seulement un appel


extérieur, il stimule un besoin profond d'organisation, dont il
est le motif apparent.

L'âge sensible. — Les enfants sont donc à un âge auquel les


mouvements prennent un intérêt fondamental : ils paraissent
avides d’équilibrer leurs connaissances avec leur besoin de se
mouvoir. Ils traversent l’époque de la vie à laquelle il est néces­
saire de devenir maître de ses actes. Sans que nous en percevions
les raisons physiologiques intimes, les ressorts musculaires et
nerveux se trouvent à cette période à laquelle s’établit la coordi­
nation des mouvements. C ’est l’époque précieuse et passagère
de la construction définitive. Initiés à la perfection dès cette
époque de la vie, les enfants profitent immensément du travail
éducatif : la maîtresse y voit la plus grande récolte avec la plus
petite fatigue d’ensemencement. Elle enseigne à des êtres avides.
Plus que d’enseigner, elle a l’impression de donner, de faire acte
de charité. Plus tard, ces mêmes enfants obtiendront plus diffi­
cilement l’exactitude des mouvements ; l’époque constructive
des coordinations musculaires commencera à décliner ; ils n’éprou­
veront plus ce même amour. Leur âme doit parcourir un chemin
déterminé, indépendant de leur propre volonté, comme de l’ha­
bileté de la maîtresse. C ’est le sens du devoir qui leur fera obtenir,
plus tard, grâce à leur volonté, ce qu’ils créaient abondamment
à l’âge de l’amour. Il existe donc la possibilité d’initier les tout
petits enfants à l’analyse des mouvements.

L’Analyse des mouvements

Chaque acte accompli se décompose en des temps successifs


bien distincts ; un temps suit l’autre. Essayer de reconnaître et
d’exécuter exactement et séparément ces gestes successifs, c’est
analyser les mouvements.
Quand on s’habille ou se déshabille, par exemple, on exécute
des actes complexes, que nous, adultes, nous accomplissons assez
imparfaitement. L ’imperfection consiste à confondre dans l’exécu­
tion divers mouvements successifs de l’action. Il se passe quelque
chose de comparable à la mauvaise prononciation de mots où
plusieurs syllabes se chevauchent en un son incertain et quelque­
fois incompréhensible. C ’est que la personne parle mal : elle ne
fait pas l’analyse des sons qui composent le mot. L ’élimination
ou la confusion des sons n’a rien à faire avec la lenteur ou la
rapidité du langage. On peut parler clairement et rapidement.
72 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

Celui qui prononce mal ses mots peut être lent dans son élocution.
Il n’est donc pas question de rapidité, mais d’exactitude. Ainsi
nous, nous faisons certains mouvements avec une inexactitude
qui provient d’un manque d’éducation ; bien que nous en soyons
inconscients, ce manque est resté en nous et nous a marqués
comme un véritable stigmate. Supposons par exemple que nous
voulions boutonner notre manteau : après l’avoir plus ou moins
complètement enfilé, nous commençons à passer le pouce dans
la boutonnière et à gratter le pan d’en face à la recherche du
bouton ; et nous ne prenons pas conscience de la façon dont ce
bouton a été arraché quand nous l’avons déboutonné. Alors que
le geste précis doit mettre d’abord l’un en face de l’autre les deux
bords du manteau ; et puis placer le bouton dans le sens de la
boutonnière et le faire passer dedans pour, enfin, le redresser.
C ’est ainsi que font les couturières quand elles habillent leurs
clients. Les vêtements se conservent alors intacts, tandis que
trois ou quatre boutonnages risquent de les gâcher. Nous abîmons
les serrures à cause de la même imprécision, y mettant les clefs en
aveugles, et mêlant les deux temps successifs où l’on doit tourner
la clef d’abord et tirer ensuite la porte. Nous tirons souvent la
porte au moyen de la clef, même quand cette dernière n’est pas
destinée à cet usage, comme le dénoncent les anneaux plus ou
moins tordus. Nous abîmons pareillement nos meilleurs livres
en les feuilletant, parce que nous le faisons avec des gestes ina­
daptés à leur but. Il en résulte que le mauvais usage que nous
faisons des objets retombe sur nous, parce que nos mouvements
conservent une brutalité, une grossièreté qui gâchent l’harmonie
de la personne, alors qu’une personne raffinée n’a que des mouve­
ments complets dans leurs phases successives.

Économie des mouvements

L ’analyse des mouvements va de pair avec l’économie des


mouvements : n’exécuter aucun mouvement superflu, c’est
atteindre le degré de perfection qui permet au mouvement d’être
harmonieux. L ’attitude des statues grecques et de ceux qui s’en
inspirent dans certains ballets constitue une sélection des moments
indispensables dans la succession analytique des gestes. Mais cela
n’a pas trait seulement à l’ art : c’est un principe général pour
tous les gestes de la vie. Un mouvement disgracieux, vulgaire, est
en général gonflé de gestes inutiles. Celui qui, en descendant
de voiture, ouvre la portière un peu avant l’arrêt de la voiture,
ou qui tend lç pied vers le marche-pied, fait inconsciemment des
l’homm e rouge et l ’h om m e blanc 73

mouvements inutiles puisqu’il ne peut encore descendre. Tous


ces gestes ne sont pas seulement inutiles : ils révèlent la vul­
garité.
Cette simplicité dans les mouvements semble difficile à ensei­
gner : mais il est un âge auquel ces exercices sont passionnants,
auquel les instruments musculaires et nerveux sont malléables ;
l’exécution en reste gravée pour l’avenir : c’est l’âge de l’enfance ;
l’adulte en gardera la distinction.

Les cadres d'habillage. — Entre autres objets qui exercent les


enfants à analyser leurs mouvements, il y a les cadres de laçage
(voir photo 14) : un cadre de bois portant deux rectangles
d’étoffe, qui peuvent s’unir. Chaque cadre présente une possi­
bilité différente de fermeture : boutons, ganses, lacets, nœuds,
agrafes, fermetures automatiques, etc. Ces objets développent
l’habileté des gestes nécessaires à s’habiller ; les deux morceaux
d’étoffe doivent d’abord être juxtaposés de façon qu’aux deux
parties correspondent réciproquement les œillets dans lesquels
s’enfile un lacet, les boutonnières et les boutons, les rubans
à nouer, etc. Cela nécessite des manœuvres différentes, et suffi­
samment complexes pour pouvoir faire distinguer à l’enfant
ses gestes successifs qui doivent être au complet avant de procéder
à une autre opération, par exemple — le bouton doit être tenu
d’une main, tandis que l’autre tire la boutonnière de façon qu’elle
rejoigne le bouton mis en place ; puis le bouton passe ; et ensuite
on le replace horizontalement. Après que la maîtresse a montré
avec exactitude la façon de procéder, l’enfant continue à essayer
et à réessayer, boutonnant et déboutonnant jusqu’à ce qu’il ait
acquis habileté et souplesse (photo 13).

Autres moyens. — L ’énumération suivante peut servir d’exemple


pour trouver des gestes analogues.
Enclayer ou déclayer en distinguant bien les gestes : enfiler
la clef en la tenant horizontalement, puis la tourner, enfin tirer
le tiroir ou la porte.
Ouvrir convenablement un livre, et tourner ensuite les pages
une à une, en les prenant délicatement.
Se lever et s’asseoir sur une chaise, transporter des objets,
s’arrêter avant de les déposer, marcher en évitant les obstacles,
c’est-à-dire en ne heurtant personne ni rien : voilà une série
d’exemples d’exercices qui peuvent se répéter dans les « Maisons
des Enfants ».
Une autre série de gestes doit s’introduire dans la vie pratique
de l’enfant : ce sont ceux qui sont nécessaires à la forme exté-
74 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

Heure des rapports sociaux : saluer, ramasser et tendre à autrui


un objet tombé, éviter de passer devant quelqu’un, céder le pas
et s’excuser, etc.

La ligne

En tous ces exercices réside l’expression multiple d’un seul


objectif, clef d’un problème général : l’équilibre de la personne.
Nous avons donc pensé à un moyen qui aide les petits enfants à
rendre plus sûr l’équilibre de leur personne, et à perfectionner
le mouvement fondamental entre tous : la marche.
Une fois dessinée par terre une ligne en forme de longue
ellipse (soit à la craie, soit en vernis pour qu’elle dure plus long­
temps), on marche en mettant le pied entièrement sur la ligne,
c’est-à-dire de façon qu’elle semble courir le long de la plante
du pied. La disposition exacte du pied est la première chose qu’il
faille montrer : la pointe et le talon sont ensemble sur la ligne.
En avançant successivement les pieds en cette position, quiconque
n’en a pas fait l’expérience a l’impression de tomber. C ’est donc
un effort à faire, qui conduit à assurer l’équilibre. Dès que
l’enfant a assuré sa démarche, on passe à une autre difficulté :
les pieds doivent être posés de façon que le talon du pied qu’il
vient d’avancer soit en contact avec la pointe de l’autre pied.
L ’exercice comporte non seulement l’effort pour se tenir en
équilibre, mais exige de la part de l’enfant une grande attention
pour diriger ses pieds dans la position voulue. C ’est une utilisa­
tion de l’instinct que nous avons tous constaté chez les enfants,
de marcher le long d’un tronc d’arbre ou sur une barre quel­
conque ; et cela explique le grand intérêt que prennent les nôtres
à ces exercices sur la ligne.
Une maîtresse joue du piano, non pour que les enfants chemi­
nent selon un rythme musical, mais simplement pour leur apporter
dans les mouvements l’animation qui leur est si utile quand ils
doivent faire un effort.

Exercices annexes. — Nous mettons aujourd’hui dans nos


écoles, entre autres objets du matériel établi, un socle supportant
de petites bannières différentes et dont les couleurs vives sont
attrayantes. Les enfants ont plaisir à les manier. A peine ont-ils
dépassé les premières difficultés et atteint leur équilibre, qu’ils
peuvent prendre un de ces petits drapeaux, pour peu qu’ils
sachent bien le tenir en l’air. S’ils ne contrôlent pas leur bras avec
beaucoup d’attention, le petit drapeau s’abaissera peu à peu. Il
l ’h o m m e rouge et l ’h o m m e blanc 75
leur faut donc partager leur attention entre le contrôle des pieds
se posant adroitement sur la ligne, et celui du bras qui soutient
le drapeau.
Nous leur apportons les difficultés successives au moyen
d’exercices toujours plus minutieux du contrôle des mouvements :
voici maintenant une série de verres contenant un liquide coloré ;
le liquide atteint le bord, et il faut marcher en tenant le verre
bien droit afin que le liquide ne tombe pas (voir photo n° i);
toute la main doit donc être dominée par cette même volonté qui,
en même temps, oblige les pieds à ne jamais abandonner la ligne.
Nous avons aussi des sonnettes qu’il s’agit de prendre au
passage, et de tenir droites et immobiles : il ne faut pas qu’un son
résonne en cheminant sur la ligne ; et chaque inattention est
dénoncée par la sonnette.
A ce moment, l’intérêt est né ; il pousse à dépasser des diffi­
cultés toujours croissantes. L ’enfant est lancé dans une gymnas­
tique joyeuse qui lui apporte peu à peu la maîtrise de tous ses
mouvements. Sa confiance en lui se mue souvent en une véri­
table audace ; j’ai vu des enfants tenir à la main plusieurs cubes
posés l’un sur l’autre en colonne, et transporter cet appareil tout
autour de la pièce sans en rien faire tomber. D ’autres se placent
des corbeilles sur la tête et avancent avec précaution.

Immobilité et Silence

Un tout autre genre d’exercices de contrôle des mouvements


est celui qui permet de rendre possible (en ce qui concerne les
enfants) le silence absolu. Il n’est pas question d’un silence
approximatif, mais d’une perfection atteinte graduellement sans
qu’un son soit émis, sans qu’on laisse entendre le plus petit bruit,
pas le moindre mouvement de pieds, ni de mains, pas même
une respiration. Le silence absolu équivaut à une absolue
immobilité. Mais nous considérons le silence comme un des
exercices sensoriels, et la simple désignation que nous en faisons
ici est destinée à compléter le tableau des exercices d’analyse et de
coordination des mouvements.

Accès à des voies nouvelles. — Ces exercices ont pour but le


perfectionnement de l’individu. Les voies qui s’ouvrent à de
nouvelles possibilités sont multiples : l’individu, affiné sur le
chemin de la perfection, devient capable d’une bien plus grande
activité et le perfectionnement ne reste pas stérile en conséquences
pratiques.
76 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

L ’enfant, devenu maître de ses actes grâce à un exercice répété,


satisfait par l’emploi de son activité motrice utilisée de façon
plaisante et intéressante, est un enfant joyeux et bien portant, qui
se distingue par son calme et par sa discipline.
Il a tout naturellement conquis bien des habiletés d’ordre
pratique. Son corps est prêt à répondre aux vibrations musicales :
il s’est admirablement préparé à la gymnastique rythmique. La
musique prendra la direction intérieure des mouvements qui
obéiront à son rythme.
Dirigeons-nous vers un autre ordre de préoccupations. Nos
petits enfants sont prêts à entrer en un lieu sacré, où l’immobilité
et le silence sont une obligation pour celui qui veut en être digne.
Les voilà actifs dans leur ascension qui se distribue en chaque
muscle. Ils sont capables de marcher sans bruit, de se lever, de
s’asseoir, de transporter les chaises sans troubler la paix du
sanctuaire. Non pas religieux pour cela, mais pratiquement prêts à
entrer avec dignité dans le lieu où se pratique la religion. C ’est un
enfant affiné : il est capable de pénétrer en tous lieux d’élévation.

La vie libre. — Ces conquérants d’eux-mêmes ont aussi conquis


la liberté, puisque tant de réactions désordonnées et inconscientes,
qui nécessitent le contrôle continuel de l’adulte, disparaissent.
Ils peuvent se distraire dans un jardin sans abîmer les parterres
ni gâcher les fleurs ; courir dans l’herbe sans la dégrader. La
dignité et la grâce du comportement, la désinvolture des mouve­
ments sont des dons superposés à leurs laborieuses acquisitions
fondamentales. Ce sont des êtres « contrôlés » ; et c’est leur propre
contrôle qui les libère du contrôle des autres. Voilà pourquoi
celui qui pénètre notre méthode en reçoit l’impression opposée
au préjugé qu’il s’en était formé : « l’enfant est libre de faire ce
qu’il veut! » Et il se met à trembler pour ce petit enfant grandi
librement, qui marche avec le souci de poser ses pieds rigoureuse­
ment sur une ligne, qui s’exerce à réduire son petit corps à une
minutieuse immobilité, qui travaille avec la patience d’un serf,
et qui analyse chacun de ses mouvements. Seule la pratique lui
démontre que ces enfants sont « heureux de se donner pleinement
à ce sacrifice » et le convainc que les besoins de ces petits enfants
en voie de développement sont fondamentalement soumis au
« besoin de se développer ».

La réalité. — Les exercices d’équilibre et d’analyse, en assurant


l’enfant dans ses mécanismes d’équilibre,, et en habituant son
attention à suivre chacun de ses mouvements, influent sur le
perfectionnement de chaque geste. Les exercices de vie pratique
l ’h o m m e rouge et l ’h o m m e blanc 77
éveillent sa conscience sur tant d’actions qu’il va accomplir
pendant sa journée, qu’il en résulte une influence réciproque :
l’analyse aide la synthèse et ses applications et vice versa.
Le secret du perfectionnement consiste dans la répétition, et
par conséquent dans la liaison des exercices avec les fonctions
habituelles de la vie courante. Si l’enfant ne mettait pas la table
pour une communauté de personnes qui prennent vraiment le
repas, s’il n’avait pas à sa disposition de vraies brosses qui net­
toient, de vrais tapis à nettoyer chaque fois qu’il s’en est servi ;
s’il ne devait pas laver et essuyer vraiment assiettes et verres,
jamais cette habileté ne lui viendrait. Et s’il ne plongeait pas dans
une vie sociale, observant les règles de l’éducation, jamais il
n’acquerrait cette désinvolture si attrayante chez nos petits.
Aussi bien que la force de gravité a raison de la sphère la plus
lisse qui roule sur la voie la plus plate, aussi bien quiconque ne
veut pas s’arrêter sur le chemin de perfection doit lutter conti­
nuellement. Ce ne serait rien d’avoir acquis le raffinement le plus
élevé, s’il n’était hé à la pratique habituelle ; chaque motif d’acti­
vité doit témoigner du fruit de l’habileté acquise. La brusquerie,
l’inexactitude, pousseraient comme la mauvaise herbe entre les
pierres arides.

La transposition des exercices dans la vie pratiqueIl

Il faut distinguer entre enseigner la manière d’agir, en laissant


l’enfant fibre dans les applications pratiques, et (ce qui se fait
d’ordinaire) conduire les moindres gestes des enfants en super­
posant l’habileté et la volonté de l’adulte aux leurs. Avec l’an­
cienne manière, on prétend défendre la liberté de l’enfant, mais
on le laisse sans habileté ni volonté, puisqu’on y substitue celle
de l’adulte. Nous entendons, au contraire, que notre éducation
ne soit pas négative ; elle n’est pas destinée à empêcher, mais
à intensifier et à affiner.
Il faut tout enseigner en reliant tout à la vie ; mais il ne faut
point supprimer, en dirigeant un à un chaque geste que l’enfant
a appris à accomplir et à transposer dans la vie pratique. Cette
transposition des actes à leur propre place est un des efforts les
plus élevés qu’il ait à accomplir. Non seulement il a appris à faire
le silence, mais il a appris à le faire à bon escient : il sera silen­
cieux à l’église. Non seulement il a appris à faire une génuflexion,
mais il a appris à la faire à l’endroit convenable : devant l’autel.
Non seulement il a appris diverses espèces de saluts, mais il a
appris à s’en servir selon qu’il s’adresse à un autre enfant, à un
78 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

parent, à une personne étrangère, ou à un personnage vénérable.


C ’est-à-dire que ce qu’il a appris à faire parfaitement, c’est main­
tenant à lui à en déterminer l’usage, selon les moments et les
circonstances de la vie. C ’est lui qui décide ; c’est l’application
et le travail de sa conscience, l’exercice de sa responsabilité. C ’est
ainsi qu’il sera libéré du plus grand des dangers : celui de laisser
entre les mains de l’adulte la responsabilité de ses actes, con­
damnant sa propre conscience au sommeil.
La nouvelle éducation ne consiste pas seulement à donner les
moyens de développement pour les simples actions ; mais aussi
à laisser à l’enfant la liberté d’en disposer.
C ’est cela qui le transforme en un petit homme pensant et
actif qui prend ses décisions dans le secret de son cœur, et
qui choisit sans doute différemment de ce que nous aurions
supposé.
Le travail intime de l’enfant a comme une espèce de pudique
sensibilité ) et il s’exprime seulement quand l’adulte n’intervient
pas par sa surveillance, ses conseils et ses exhortations. Laissons
l’enfant libre dans l’application de ses habiletés ; et il se montrera
sensible aux conquêtes supérieures qui s’ensuivront. Il se comporte
avec une scrupuleuse diligence en mettant chaque activité à sa
place, comme l’enfant d’un âge inférieur (ceux de deux ans)
éprouve de l’orgueil à savoir remettre les objets à la leur.
Quant il salue la personne qui vient visiter l’école, il ne se contente
pas de savoir saluer, mais il donne la juste valeur à son salut. Quand
il s’assied à l’école ou qu’il s’agenouille à l’église, c’est lui qui
accomplit dans l’ordre les gestes appris. C’est à la fois une connais­
sance et une capacité qui élèvent la conscience. Le petit enfant
qui a fini la première assiettée de soupe n’en demande pas une
autre s’il a appris que cela ne devait pas se faire, si l’inhibition
de l’instinct a été faite à temps. Et il attendra patiemment que
le petit serveur, anxieux comme lui de bien faire et de mettre à
sa place chaque chose apprise, commence son second tour, invitant
ceux qui ont fini à se resservir.
Convives ou serveurs, artistes ou étudiants, la satisfaction
intime de l’enfant réside en ce que — consciemment — il fait
bien, selon des principes élevés.

La gymnastique et les jeux. — Que devraient être la gymnastique


communément comprise et les jeux au grand air? Une façon de
dépenser les énergies exubérantes, « le trop plein » de ces énergies.
Elle devrait être l’utilisation joyeuse des forces que l’organisation
du travail quotidien n’a pas utilisées. Cette conception est bien
différente de celle qui considère la gymnastique en soi comme
l’h o m m e rouge et l ’h om m e blanc 79
l’unique refuge de l’exercice physique, la réaction salvatrice aux
dangers de l’inertie.
On parle aujourd’hui de l’influence morale du sport ; ce n’est
pas seulement à cause de la libération d’énergies anormalement
contenues, et qui constituent un danger pour l’équilibre que
l’homme doit maintenir à force de volonté ; mais, et c’est là un
des points les plus importants, parce que les jeux sportifs nécessi­
tent une grande exactitude ; ils doivent, par conséquent, apporter
une coordination exacte des mouvements et une discipline de
l’attention.
Les travaux de vie pratique comportent une partie de ces
mêmes avantages : par exemple, l’exactitude dans l’usage des
objets, la discipline de l’attention et la perfection finale à laquelle
atteignent les mouvements. Le but moral est pourtant différent,
parce que ces exercices ne sont pas poussés par un sentiment
d’émulation ou de compétition, mais par l’amour des enfants
pour le milieu qui les entoure. Avec ce genre de gymnastique on
arrive à développer un véritable « sentiment social », parce que
les enfants travaillent dans leur ambiance ordinaire, en commu­
nauté, sans se soucier s’ils travaillent pour eux ou pour l’avantage
commun. En effet, ils corrigent avec la même promptitude et le
même enthousiasme toutes les erreurs : les leurs comme celles des
autres, sans chercher le coupable pour lui faire réparer sa faute.

Le libre choix

Les matériels de développement sensoriel établis dans nos


écoles à la suite de recherches expérimentales font partie du
milieu.
Peu à peu, selon les indications établies par la méthode après
une longue expérience, la maîtresse « présente » tantôt une pièce
tantôt une autre du matériel, selon l’âge de l’enfant et la progres­
sion systématique des objets.
Mais cette présentation n’est qu’un premier geste qui sert
à faire connaissance, et rien de plus. C ’est seulement après que
commencent les actes importants. Selon les attraits variés, l’enfant
choisira spontanément parmi les objets qui lui ont déjà été pré­
sentés.
Le matériel est exposé ici : l’enfant n’a qu’à tendre la main
pour le saisir. Il peut poser l’objet choisi là où il lui plaît : sur
une petite table près de la fenêtre ou dans un coin obscur, ou sur
un petit tapis étendu par terre, et s’en servir en répétant l’exercice
autant de fois qu’il en éprouvera le besoin.
80 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

Qu’est-ce qui le pousse à choisir un objet plutôt qu’un autre?


Ce n’est pas l’imitation, puisque chaque objet n’est là qu’en un
seul exemplaire ; et si un enfant est en train de s’en servir, un
autre ne pourra le prendre en même temps.
Ce n’est donc pas l’imitation. La façon même dont l’enfant s’en
sert le prouvera, parce qu’il arrive à se concentrer sur son exercice
avec une telle intensité qu’il ne s’aperçoit plus de ce qui l’entoure,
et qu’il continue à travailler, répétant son exercice uniformément
des dizaines et des dizaines de fois consécutives : c’est le phéno­
mène de la concentration et de la répétition de Vexercice auquel
est lié le développement intérieur. Personne ne peut se concentrer
par imitation ; l’imitation relie à l’extérieur ; et il s’agit ici d’un
phénomène absolument opposé : de l’abstraction du monde
extérieur et du lien étroit avec le monde intime et secret de
l’enfant.
Ce n’est pas non plus l’intérêt d’apprendre qui pousse l’enfant,
ni aucune autre finalité extérieure : rien de cela ne peut être relié
à ce mouvement de déplacement des objets qui retournent inva­
riablement à leur position primitive. Il s’agit donc d’un fait tout
intérieur, en relation avec les besoins présents de l’enfant et, par
conséquent, avec des conditions caractéristiques de son âge. En
effet, un adulte n’éprouverait jamais envers ces objets simples
un intérêt assez puissant pour répéter des dizaines de fois leur
déplacement en en éprouvant du plaisir. La maîtresse se trouve
sur un plan psychique tout différent de celui de l’enfant ; elle
ne pourrait pas le moins du monde influer sur ce phénomène.
Nous sommes pourtant devant une véritable révélation du monde
intérieur. Les stimulants extérieurs tels qu’une catastrophe,
peuvent mettre à nu des manifestations profondes de l’âme. Mais
nous nous trouvons ici devant un phénomène de développement
normal, pur et simple.
Quand on observe les agissements du petit enfant, ce phéno­
mène s’éclaire, bien que se manifestant quelquefois sur le seul
plan moteur : il consiste à transporter un à un les objets d’un
endroit à un autre. Ce n’est que plus tard que l’enfant aimera
transporter les objets dans un but extérieur : mettre un couvert,
ranger les affaires dans un tiroir, etc. ; il existe donc une période
de formation pendant laquelle les gestes n’ont aucun but, aucune
explication extérieure. Des faits analogues se rencontrent lors du
développement du langage, quand l’enfant, pendant longtemps,
répète des sons, des syllabes ou des mots, sans encore utiliser le
langage ni l’appliquer aux objets extérieurs.
Il faut, pour observer ces manifestations, que l’enfant soit
laissé libre dans le choix des objets ; le phénomène surviendra
l ’h om m e rouge et l ’homm e blanc 8i

d’autant plus facilement que l’on aura éliminé les obstacles entre
l’enfant et l’objet auquel il aspire inconsciemment.
L ’obstacle, ce sera toute chose extérieure, et plus encore toute
activité extérieure déviant cette impulsion vitale, fragile et occulte
qui le guide, bien qu’encore inconsciente. C ’est la maîtresse qui
peut devenir l’obstacle principal, puisque son activité est plus
énergique et plus consciente que celle des enfants. Dans le milieu
où les stimulants sensoriels sont exposés au libre choix de l’enfant,
la maîtresse (après un premier temps pendant lequel elle les aura
présentés et en aura indiqué l’usage) doit donc chercher à s’éli­
miner.
L ’activité de l’enfant est poussée par son propre moi et non par
la volonté de la maîtresse.
G É N ÉR A LITÉS SUR L ’É D U C A T IO N
SEN SO RIELLE

La méthode que j’expose ici pour l’éducation des sens ouvre,


sans doute, une voie nouvelle aux recherches psychologiques,
puisqu’il n’existait pas de méthodes actives pour la préparation
rationnelle des individus aux sensations.
En dehors de l’intérêt purement scientifique, l'éducation des
sens offre un puissant intérêt pédagogique.
L ’éducation générale se propose, en effet, un but biologique et
un but social il s’agit d'aider le développement naturel de l’indi­
vidu et de le préparer à son milieu. L ’éducation professionnelle
enseigne à l’individu à utiliser ce milieu. Le développement des
sens précède celui des activités supérieures intellectuelles, et
l’enfant de 3 à 6 ans est dans la période de la formation.
Nous pouvons donc aider le développement des sens, précisé­
ment à cet âge, en graduant et en adaptant les stimulants ; de
même qu’il faut aider la formation du langage avant qu’il soit
complètement développé.
Toute l’éducation de la première enfance doit être pénétrée de
ce principe : aider le développement naturel de l'enfant.
L ’autre partie de l’éducation, celle dont le but est l'adaptation
de l'individu à son milieu, prendra le pas quand la période intense
du développement sera dépassée.
Ces deux parties de l’éducation sont toujours entremêlées ;
mais leur prédominance dépend de l’âge de l’enfant.
La période de la vie qui va de 3 à 6 ans est une période de
croissance physique rapide, en même temps que de formation
des activités psychiques et sensorielles. A cet âge, l’enfant déve­
loppe ses sens : son attention est donc portée vers l’observation
du milieu.
Ce sont les stimulants, et pas encore les causes qui attirent son
attention ; aussi, est-ce l’époque où l’on doit doser méthodique­
ment les stimulants sensoriels, afin que les sensations se dévelop­
pent rationnellement ; on prépare ainsi la base sur laquelle se
construira une mentalité positive.
En outre, l’éducation des sens permet de découvrir et de corriger
éventuellement des défauts qui passent encore aujourd’hui
GÉNÉRALITÉS SUR L ’ ÉDUCATION SENSORIELLE 83

insoupçonnés dans les écoles, du moins jusqu’à la période à laquelle


ces défauts se manifestent avec évidence, alors qu’ils sont devenus
impossibles à corriger ; il en résulte une inadaptabilité au milieu
(surdité, myopie, etc.).
C ’est donc bien Yéducation physiologique qui prépare directe­
ment Yéducation psychique en perfectionnant les organes des sens
et les voies nerveuses de projection et d’association.
Mais la partie de l’éducation concernant l’adaptation de l’indi­
vidu au milieu est aussi atteinte indirectement. Et nous préparons
l’enfance de Vhumanité de notre temps. Les hommes de notre civi­
lisation sont éminemment des observateurs du milieu, parce qu’il
leur faut utiliser au maximum toutes ses richesses.
L ’art se base, lui aussi, comme au temps de la Grèce, sur l’ob­
servation de la réalité. La science positive progresse précisément
sur l’observation ; et toutes les découvertes et leurs applications
qui ont transformé le monde civilisé au siècle dernier se sont
développées en suivant cette voie. Il nous faut donc préparer les
nouvelles générations à cette attitude.
Grâce aux observations, nous voyons naître la découverte des
rayons, des ondes, des vibrations du radium ; et nous en attendons
des applications magnifiques, analogues à celle de Marconi. A
aucune époque, la pensée ne fut aussi prometteuse dans les spécu­
lations philosophiques et dans les voies spirituelles, grâce aux
expériences positives. Les théories sur la matière elle-même
ont amené à des conceptions métaphysiques, à la suite de la
découverte du radium.
On pourrait donc dire qu’en préparant /’observation, nous
avons préparé la voie aux découvertes spirituelles.
L ’éducation des sens, en formant des observateurs, n’accomplit
pas seulement une tâche d’adaptation à notre époque; mais c’est
aussi une préparation directe à la vie pratique (photo 15).
Nous nous sommes fait jusqu’ici une idée très imparfaite de
ce qui était nécessaire dans la vie. Nous avons toujours eu pour
principe qu’il faut partir des idées pour descendre aux voies motri­
ces,. Ainsi, l’éducation a consisté à enseigner intellectuellement,
pour n’arriver qu’ensuite à l’exécution. Nous avons parlé de l’objet
qui nous intéresse, et nous avons essayé, après seulement, d’amener
l’écolier, quand il avait compris, à exécuter un travail en rapport
avec cet objet. Mais bien souvent, l’écolier qui avait compris Vidée
trouvait pourtant d’énormes difficultés à exécuter le travail,
parce qu’il avait manqué à l’éducation un facteur de première
importance : le perfectionnement des sensations.
Si nous disons à une cuisinière d’acheter du poisson frais, elle
comprend l’idée et s’active pour exécuter l’ordre. Mais si la
84 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

cuisinière n’a pas la vue et l’odorat exercés, elle ne pourra pas


exécuter l’ordre reçu.
Ce manque sera plus manifeste encore dans l’opération culi­
naire. La cuisinière pourra être cultivée et connaître à merveille
les doses et les temps décrits dans son livre de cuisine, elle saura
exécuter les manipulations nécessaires à donner leur forme aux
pâtes, mais alors qu’il s’agira d’en apprécier l’odorat, le temps
exact de cuisson ou, avec le goût, le moment d’introduire les con­
diments, elle sera en défaut, si ces sens ne sont pas suffisamment
exercés. Il lui faudra acquérir cette habileté par une longue
pratique, et cette pratique n’est autre chose qu’une éducation tar­
dive des sens qui, souvent, n’est plus efficace chez l’adulte. De
même pour les médecins. Les étudiants travaillent théoriquement
les caractères du pouls ; mais, s’approchant des patients avec
toute leur bonne volonté, si leurs doigts ne savent pas en sentir
les battements, c’est en vain qu’ils auront travaillé. Pour devenir
médecins, il leur manque la capacité discriminative des stimulants
sensoriels. Pareillement pour les battements du cœury que l’étudiant
apprend en théorie, mais que l’oreille ne sait pas ensuite distinguer
dans la pratique.
On sait bien qu’un médecin peut être docte et intelligent sans
être un bon praticien ; pour former un bon praticien, il lui faut une
longue pratique. En réalité, cette longue pratique n’est autre
qu’un exercice tardif et souvent inefficace des sens. Après avoir
assimilé les brillantes théories, le médecin doit déceler les symp­
tômes. Voici donc le débutant qui procède méthodiquement aux
palpations, aux per eussions, à Yauscultation, afin de reconnaître
les bruissements, les résonances, les tons, souffles et rumeurs qui,
seuhy pourront lui permettre de formuler le diagnostic. D ’où, le
douloureux découragement, la désillusion des jeunes années,
sans parler de l’immoralité d’exercer une telle profession, sans la
capacité de déceler les symptômes! Tout l’art médical est fondé
sur l’exercice des sens, alors que les écoles préparent les médecins
par l’étude des classiques ! Le magnifique développement intel­
lectuel du médecin reste impuissant devant l’insuffisance de ses
sens.
J’entendis un jour un chirurgien donner à des mères d’un
milieu populaire des leçons sur le dépistage des premières défor­
mations du rachitisme chez les enfants, pour les convaincre
d’amener leurs enfants au médecin, dès le début de la maladie,
alors que l’intervention thérapeutique peut encore être efficace.
Les mères avaient bien compris le sens, mais elles ne savaient
pas reconnaître les déformations initiales ; l’exercice sensoriel
capable de faire discriminer des formes à peine déviées de la
GÉNÉRALITÉS SUR L ’ ÉDUCATION SENSORIELLE 85

normale leur avait manqué. Les leçons demeurèrent donc inutiles.


Mais l’éducation sensorielle est difficile chez l'adulte, comme
le devient l’éducation de la main pour le pianiste. Il est donc
indispensable de commencer l’éducation des sens dans la période
de formation, si nous voulons, par la suite, perfectionner ces sens
et les faire servir par l’éducation à toutes les formes de la culture.
L ’éducation sensorielle doit donc être commencée avec méthode
dès le jeune âge, et continuée pendant la période de l’instruction,
qui préparera l’individu à se mouvoir dans son milieu.
Autrement, nous isolons l’homme de ce milieu : quand nous
croyons compléter l’éducation par la culture intellectuelle, nous
faisons des penseurs qui vivent hors du monde. Et quand nous
voulons pourvoir par l’éducation au côté pratique de la vie, nous
négligeons la partie fondamentale de l’éducation pratique : celle
qui met l’homme en rapport direct avec le monde extérieur.
Le travail professionnel prépare presque toujours l’homme à se
servir de son milieu; il lui faudra donc, par la suite, suppléer
à ce manque, et exercer ses sens alors que son éducation est
accomplie.
L ’éducation sensorielle est également nécessaire, comme base
de l’éducation esthétique et de l’éducation morale. En multipliant
les sensations, et en développant la capacité à apprécier les plus
infimes différences entre les stimulants, on affine la sensibilité.
La beauté réside dans l’harmonie, non dans les contrastes, et
l’harmonie est affinité ; il faut donc une finesse sensorielle pour
la percevoir. Les harmonies esthétiques de la nature et de l’art
échappent à ceux dont les sens sont grossiers. Le monde en est
réduit et âpre. Il existe dans notre milieu quantité de sources de
joies esthétiques, devant lesquelles les hommes passent comme
des insensés ou comme des bêtes, cherchant la jouissance dans les
sensations fortes, parce que ce sont les seules qui leur soient
accessibles.
L ’habitude du vice naît souvent dans les jouissances grossières ;
en effet, les forts stimulants n’aiguisent pas la sensibilité, mais
atténuent le sens qui en a besoin de toujours plus violents.
Les sens sont des organes de « préhension » des images du
monde extérieur, nécessaires à l’intelligence, comme la main est
l’organe de préhension des choses matérielles nécessaires au
corps. Mais les sens et la main peuvent s’affiner au delà de leur
simple rôle, en devenant les serviteurs toujours plus dignes
du grand moteur intérieur qui les tient à son service.
L ’éducation qui élève l’intelligence doit élever toujours
davantage ces deux moyens, capables de se perfectionner indéfi­
niment.
86 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

Le matériel de développement destiné à l’éducation


sensorielle

Le matériel sensoriel est constitué par une série d’objets groupés


selon une qualité déterminée des corps, telle que la couleur, la
forme, la dimension, le son, le degré de rugosité, le poids, la
température, etc. Ainsi, par exemple : un groupe de clochettes qui
reproduisent les tons musicaux ; un ensemble de tablettes de
différentes couleurs ; un ensemble de solides ayant la même forme,
mais de dimensions graduées ; d’autres objets qui se différen­
cient entre eux par la forme géométrique ; d’autres encore de
poids différents et de même grandeur, etc., etc.
Chacun de ces ensembles accuse la même qualité, mais à un
degré différent : il s’agit donc d’une gradation dans laquelle la
différence d’objet à objet varie régulièrement et, quand c’est
possible, mathématiquement établie.
Ce critère générique sera sujet à une détermination pratique
qui dépend de la psychologie de l’enfant. Seul un matériel qui
« intéresse » effectivement le petit enfant sera choisi après expé­
rience, comme étant susceptible de l’éduquer et de l’entretenir
en un exercice spontanément choisi et répété.
Chaque ensemble d’objets (matériel de sons, matériel de
couleurs, etc.) représentant une gradation se compose donc, à ses
extrêmes, du « maximum » et du « minimum » de la série ; ils en
déterminent les limites qui sont d’ailleurs fixées de façon plus
précise par l’usage qu’en fait l’enfant. Ces deux extrêmes rap­
prochés présentent la différence la plus évidente qui existe dans
la série et établissent le « contraire » le plus éclatant qu’il soit
possible de rendre avec le matériel. Le contraste étant évident,
rend évidentes les différences ; et l’enfant est capable de s’y
intéresser même avant de s’y exercer.

Isolement d’une qualité unique dans le matériel

Comment devrons-nous donc procéder pour que la série


d’objets mette en évidence une seule qualité? Il faut en isoler
une seule. La difficulté grandit avec les séries et les gradations :
il faut donc préparer des objets identiques en tout, sauf pour
une qualité qui varie.
Si nous voulons préparer des objets qui servent à faire distin­
guer, par exemple, les couleurs, il faut les construire de la même
substance — formes et dimensions — et ne les faire différer que
GÉNÉRALITÉS SUR L ’ ÉDUCATION SENSORIELLE 87

par la couleur. Si nous voulons préparer des objets dont le but


est de faire observer les tons de la gamme musicale, il faut que
ces objets soient parfaitement semblables en apparence comme,
par exemple, les clochettes dont nous nous servons dans notre
système : elles ont même forme et même dimension, et s’appuient
toutes sur un socle identique ; mais, en les frappant d’un petit
marteau, elles donnent des sons différents ; c’est l’unique diffé­
rence perceptible aux sens.
Les petits jouets musicaux, faits de tubes disposés en tuyaux
d’orgue, ne se prêtent pas- à un véritable exercice du sens musical
destiné à différencier « les sons », car l’œil peut aider à les distin­
guer, guidé par les dimensions différentes, alors que l’oreille
doit être seul récepteur et seul juge.
Du point de vue psychologique, on a remarqué que, pour mieux
révéler la qualité particulière, il faut, autant que possible, isoler
les sens : une impression tactile est plus claire s’il s’agit d’un
objet qui n’est pas conducteur de la chaleur, c’est-à-dire qui
n’apporte pas en même temps des impressions de température ;
et l’impression sera d’autant plus perceptible si le sujet se trouve
dans un endroit obscur et silencieux où il ne peut recevoir d’im­
pressions visuelles ni auditives qui troublent ses impressions
tactiles. Le procédé d’isolement peut donc être double : isoler
le sujet des autres impressions du milieu, et graduer le matériel
selon une seule qualité.
Cette précision, qui est comme la limite de la perfection vers
laquelle il faut tendre, rend possible un travail d’analyse inté­
rieure et extérieure propre à ordonner l’esprit de l’enfant.
Le petit enfant qui, par sa nature, est un explorateur passionné
du milieu, parce qu’il n’a encore eu ni le temps ni le moyen d’en
faire une connaissance exacte, souvent « ferme les yeux » ou se
les bande pour se soustraire à la lumière, quand il explore les
formes avec ses mains ; ou volontiers, il accepte l’obscurité pour
arriver à percevoir les bruits les plus fins.

Qualités fondamentales communes à tout ce qui entoure


l’enfant dans l’ambiance éducative

i° Isolement d’une qualité dans le matériel dont nous venons


de parler.
20 Le contrôle de Verreur. — Il faut que le matériel offert à l’en­
fant contienne en soi le « contrôle de l’erreur » ; par exemple,
dans les emboîtements solides, les socles de bois où sont ménagées
des cavités cylindriques de hauteurs et de diamètres gradués,
88 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

doivent contenir exactement des cylindres de bois gradués exacte­


ment comme les cavités. Il n’est donc pas possible de replacer
tous les cylindres si une erreur a été commise, puisqu’il en resterait
un qui ne trouverait plus sa place : il dénoncerait l’erreur.
C ’est précisément ce qui se passe pour une boutonnière quand
on s’est trompé, car le bouton oublié se révèle à la fin de l’exercice
par une boutonnière vide. Dans d’autres pièces du matériel
comme dans les trois séries de cylindres sans emboîtements, la
grandeur, la couleur, etc. des objets et l’expérience acquise par
l’enfant à constater les erreurs, les rendent évidentes.
Le contrôle matériel de l’erreur amène l’enfant à accompagner
ses exercices d’un raisonnement ; son sens critique et son attention
sont toujours plus tendus vers l’exactitude, avec un affinement
qui lui permet de distinguer les différences les plus infimes ;
la conscience de l’enfant est ainsi préparée à contrôler ses erreurs,
même quand ce ne sont plus des erreurs matérielles.
Tout dans le milieu, et pas seulement les objets destinés à l’édu­
cation sensorielle et à la culture, est préparé de façon à faciliter
ce contrôle. Les objets, du mobilier au matériel de dévelop­
pement, sont tous dénonciateurs ; on ne peut fuir leur voix de
surveillance.
Les couleurs claires et la lumière dénoncent les taches ; la légèreté
des meubles dénonce les gestes brusques et encore imparfaits qui
les laissent tomber ou qui les traînent bruyamment. Tout l’entou­
rage se comporte comme un éducateur sévère, une sentinelle en
alerte, et chaque enfant est sensible à cette surveillance.

3° L'esthétique. — Il faut que les objets offerts aux enfants


soient attrayants. Il faut soigner tout autour d’eux la couleur,
le brillant, l’harmonie des formes, et pas seulement dans le matériel
sensoriel ; tout ce qui les entoure doit être conçu en vue de les
attirer.
« Sers-toi de moi avec soin » semble dire chaque petite table
claire ; « ne me laisse pas oisif » semble dire chaque petit manche
peint ; « viens ici plonger tes mains » semblent dire les lavabos
bien propres, garnis de leur savon et de leurs brosses à ongles.
Et les métiers à lacer et à boutonner, avec leurs boutons argentés
cousus sur les étoffes vertes, les cubes roses, les tablettes de
63 nuances graduées ou les lettres de couleur de l’alphabet,
rangées chacune dans son compartiment, sont autant d’invita­
tions.
Et l’enfant obéit à l’objet qui correspond à son plus grand
besoin d’activité du moment. Aussi bien dans un champ, les
GÉNÉRALITÉS SUR L’ ÉDUCATION SENSORIELLE 89

pétales de fleurs appellent-ils les insectes de toutes leurs couleurs


et de tous leurs parfums ; mais l’insecte choisit, lui aussi, la fleur
qui lui convient.

40 Possibilités <Tauto-activité. — Il faut que le matériel de déve­


loppement se prête à Vactivité de l’enfant. La possibilité de main­
tenir avec intérêt son attention ne dépend pas tant de « la qualité »
contenue dans les objets, que des possibilités d’activité qu’ils
offrent.
Pour rendre un travail intéressant, il ne suffit pas qu’il soit
intéressant en soi : il faut qu’il se prête à l’activité motrice de
l’enfant. Il faut donc de petits objets à déplacer ; et c’est, plus
que les objets eux-mêmes, la main de l’enfant qui le garde actif,
qui lui fait faire et défaire, déplacer et replacer tant de fois de
suite les objets, prolongeant l’occupation. Un très beau jouet,
une vision attrayante, un récit stupéfiant, peuvent naturellement
éveiller l’intérêt ; mais si l’enfant n’a qu’à « regarder », à « écouter »
ou à « toucher » un objet immobile, l’intérêt sera superficiel et
passager ; il faut donc que le milieu soit entièrement combiné
pour se prêter à l’activité enfantine ; s’il n’était que beau, cela
n’intéresserait l’enfant qu’un jour ; mais chaque objet pouvant
être pris, manié et remis en place, l’attrait est inépuisable.

50 Les limites. — Voici enfin un principe général pour tous les


« moyens matériels » construits en vue d’éduquer ; pour être,
jusqu’à présent, assez peu compris, il est pourtant du plus haut
intérêt pédagogique ; le matériel doit être « limité » en quantité.
Une fois constaté, cela devient logique et clair : l’enfant normal
n’a pas besoin de « stimulants qui le réveillent », qui « le mettent
en rapport avec son milieu réel ». Il est éveillé, et ses rapports
avec son milieu sont innombrables et continuels. Il a besoin, par
contre, d’ordonner le chaos qui s’est formé dans sa conscience
à cause de la multitude des sensations que lui a apportées le
monde. Il n’est pas un « dormeur » dans la vie, comme l’enfant
déficient, mais un « hardi explorateur dans ce monde, neuf pour
lui » ~; en sa qualité d’explorateur, ce dont il a besoin, c’est un
chemin qui le conduise à son but, et lui épargne les déviations
fatigantes qui entravent l’avance. Alors, il s’ « attaque passionné­
ment » à ces objets limités et directs qui ordonnent son chaos, et
qui, en même temps que l’ordre, apportent la clarté à son esprit
d’explorateur.
Nous nous sommes tous trompés en croyant que l’enfant
« riche en jouets », « riche en aide » devrait être plus développé.
La multitude désordonnée d’objets aggrave, au contraire, l’état
90 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

de son âme en semant un nouveau chaos ; elle l’opprime en le


décourageant.
Les secours qui aident l’enfant à ordonner son esprit et à lui
faciliter la compréhension des choses innombrables qui l’en­
tourent, doivent être limités au minimum nécessaire à épargner
ses forces, et à le faire avancer avec sécurité sur le chemin difficile
du développement.

Comment la maltresse doit donner sa leçon


« ... Que tes mots soient comptés... »
D ante, L ’ Enfer, ch. x.

La leçon est un appel à l’attention : c’est la présentation d’un


objet dont la maîtresse explique l’usage, et dont elle donne le
nom. L ’objet, s’il correspond aux besoins intérieurs de l’enfant
et s’il représente le moyen de le satisfaire, l’entraîne dans une
activité prolongée, parce qu’après s’en être emparé, il s’en sert en
répétant son exercice.
Les mots ne sont pas toujours nécessaires : souvent, il est
suffisant de montrer simplement comment on se sert de l’objet.
Mais quand il faut parler et initier l’enfant à l’ usage des différents
matériels, la caractéristique de cette leçon, c’est la brièveté ; sa
perfection réside dans la recherche du « minimum nécessaire et
suffisant ». Dante aurait pu enseigner ces maîtres quand il disait :
« ... que tes mots soient comptés ».
Une leçon deviendra d’autant plus parfaite qu’elle comptera
le minimum de mots ; il faut apporter un soin spécial pour
préparer la leçon, compter et choisir les mots qui devront être
prononcés.
Il faut aussi qu’elle soit simple et dépouillée de tout ce qui
n’est pas la stricte vérité. Que la maîtresse ne se répande pas
en de vaines paroles, c’est la première qualité ; la seconde est
un dérivé de la première : chaque mot compte et doit exprimer
la vérité.
La troisième qualité de la leçon, c’est son objectivité; il faut
que la personnalité de la maîtresse disparaisse, et que seul, Yobjet
sur lequel elle veut attirer l’attention de l’enfant reste en évidence.
La leçon brève et simple est tout au plus une explication de l’objet
et de l’usage que l’enfant peut en faire.
La maîtresse observera alors si l’enfant s’intéresse à l’objet
présenté, comment il s’y intéresse, pendant combien de temps,
etc. ; et elle aura soin de ne jamais oublier de suivre celui qui n’a
pas semblé s’intéresser à sa proposition. Si donc la leçon préparée
GÉNÉRALITÉS SUR L’ ÉDUCATION SENSORIELLE 91

dans sa brièveté, sa simplicité et sa vérité n’est pas comprise par


lui, la maîtresse doit en tirer deux avertissements : i° ne pas
insister en répétant sa leçon ; 20 ne pas faire comprendre à l’enfant
qu’i/ s’est trompé ou qu’il n’a pas compris ; car cela risquerait
d’arrêter — pour longtemps — cette mystérieuse impulsion
à agir qui est à la base de tout progrès.
Supposons par exemple que la maîtresse veuille enseigner
à un enfant les couleurs rouge et bleue. Elle va essayer d’attirer
son attention sur les tablettes de couleurs ; elle lui dira donc :
« Regarde! » Puis, pour lui enseigner les couleurs, elle dira, en
montrant la tablette rouge : « Ça, c’est rouge ! » (ce faisant, elle
élève la voix et prononce lentement le mot rouge) ; et puis, mon­
trant l’autre tablette : « Ça, c’est bleu ! » Pour vérifier si l’enfant
a compris, elle lui dira : « Donne-moi le rouge ; donne-moi le
bleu ». Supposons que l’enfant se trompe ; la maîtresse ne répétera
pas ; elle n’insistera pas, elle caressera l’enfant et enlèvera les
couleurs.
Les maîtres ordinaires restent tout étonnés d’une telle simpli­
cité. « Tout le monde sait faire cela », disent-ils. Bien sûr, et c’est
un peu l’histoire de Christophe Colomb ; mais la mesure, c’est
très difficile ; et davantage encore pour les maîtresses préparées
par les méthodes anciennes : elles flagellent l’enfant avec un déluge
de mots inutiles et de mensonges.
Par exemple, une maîtresse ancienne manière se serait tournée
vers la collectivité, en donnant beaucoup d’importance à la chose
toute simple qu’elle doit enseigner, obligeant tous les enfants
à la suivre, alors que, sans doute, ils n’y étaient pas tous disposés.
Elle aurait probablement commencé sa leçon ainsi : « Mes enfants,
devinez un peu ce que j’ ai dans ma main? » Elle sait que les enfants
ne peuvent pas deviner ; elle appelle donc leur attention par
quelque chose de faux. Puis, elle aurait dit ensuite : « Regardez
un peu le ciel. Et regardez maintenant mon tablier ; savez-vous
de quelle couleur il est ? Est-il de la même couleur que le ciel ?
Regardez maintenant cette couleur-ci : c’est la même couleur
que le ciel et que mon tablier : elle est bleue. Y a-t-il quelque
autre objet bleu? Et savez-vous de quelle couleur sont les cerises?
etc., etc. »
Ainsi, après l’étourdissement de la devinette, se déverse dans
l’esprit de l’enfant un tourbillon d’idées : le ciel, le tablier, les
cerises, etc. ; au milieu de cette confusion, il est douteux qu’il
puisse accomplir le travail de synthèse : extraire le but de la leçon,
qui est de reconnaître les deux couleurs bleue et rouge. Ce travail
de sélection est déjà difficile pour son esprit ; et il n’est pas capable
de suivre un long discours.
92 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

Je me rappelle avoir assisté à une leçon d’arithmétique où l’on


enseignait aux enfants que 2 + 3 font 5. On se servait pour cela
d’un damier où l’on fixait de petites boules. On mettait deux
boules en haut, plus trois en bas, et enfin cinq boules. La maî­
tresse devait mettre au-dessus des petites boules supérieures une
poupée de papier habillée de bleu, baptisée du nom d’une enfant
de la classe : « Celle-ci est Mariette » ; et puis, à côté des trois
autres boules, une autre poupée habillée différemment qui s’appe­
lait Ginette. Je ne me rappelle plus bien comment la maîtresse
parvenait au total, mais certes, elle conversait longuement avec
cette petite poupée; or si moi, je me rappelle davantage les petites
poupées que le processus de l’opération, que peut-on penser des
enfants? Si par un tel moyen ils sont arrivés à apprendre que
2 + 3 font 5, il leur aura fallu faire un grand effort mental, et la
maîtresse aura dû converser avec les petites poupées pendant
bien des heures !
Obtenir des maîtresses préparées aux méthodes communes
une leçon simple, c’est très laborieux. Je me rappelle avoir demandé
à l’une d’elles d’enseigner la différence entre un carré et un
triangle au moyen des emboîtements1. La maîtresse devait
simplement faire entrer un carré et un triangle de bois dans un
espace vide correspondant, faire toucher par l’enfant les contours
des pièces d’emboîtements et des cadres et lui dire : « Ça, c’est
un carré » — « Ça, c’est un triangle ». La maîtresse, faisant toucher
les contours, commença ainsi : « Ça, c’est une ligne, une autre,
une autre, une autre : il y en a 4 : compte un peu avec ton petit
doigt combien il y en a. Et les pointes? Compte les pointes ;
sens-les avec ton petit doigt, il y en a aussi quatre. Regarde bien :
c’est un carré! » Je courus à la maîtresse pour lui dire que ce n’est
pas ainsi que l’on enseigne à reconnaître une forme ; elle apportait
les notions de côtés, d’angles, de nombre, choses différentes de
ce qu’elle devait enseigner. « Mais, se défendait-elle, c’est la
même chose. » Non, ce n’est pas la même chose ; c’est l’analyse
géométrique et mathématique de la chose. On peut avoir idée
de la forme carrée, sans savoir compter jusqu’à quatre ni apprécier
le nombre des côtés et des angles. Les côtés et les angles, ce sont
des abstractions ; c’est-à-dire qu’ils n’existent pas en soi ; ce qui
existe, c’est ce morceau de bois d’une forme déterminée. Les
explications ultérieures de la maîtresse, non seulement appor­
taient une confusion dans l’esprit de l’enfant, mais survolaient
l’abîme qui existe entre le concret et l’abstrait, entre la forme d’un
objet et la mathématique.

1. Voir explication du matériel plus loin.


GÉNÉRALITÉS SUR L’ ÉDUCATION SENSORIELLE 93

« Supposez, disais-je à la maîtresse, qu’un architecte vous


montre une coupole dont la forme vous intéresse : il pourrait
vous apporter deux sortes d’explications : vous faire remarquer
la beauté des contours, l’harmonie des formes, vous faire descendre
et monter autour de la coupole pour vous en faire apprécier les
proportions ; ou bien il pourrait vous faire compter les fenêtres,
les corniches larges et droites et, enfin, dessiner la construction,
illustrer les lois statiques et énoncer les formules algébriques
nécessaires pour résoudre les problèmes de l’architecte par des
calculs relatifs à leurs lois. Dans le premier cas, vous retiendriez
la forme de la coupole ; dans le second, vous ne comprendriez
rien ; et vous auriez ainsi l’impression que cet architecte s’imagine
parler à des ingénieurs, alors qu’il parle à des touristes. Il en
adviendrait autant si, au lieu de dire à un enfant : « Ça, c’est un
carré », en le lui faisant simplement toucher afin qu’il en constate
matériellement les contours, nous procédions à des analyses
géométriques. Nous nous imaginons que l’enseignement des
formes géométriques planes à l’enfant est précoce, précisément
parce que nous en avons, nous, la conception mathématique.
Mais l’enfant n’est pas mûr pour en apprécier la simple forme ;
en effet, il peut observer sans effort une fenêtre et une petite
table carrée ; il regarde toutes les formes autour de lui ; alors il
suffit d’appeler son attention sur une forme déterminée : c’est en
éclairer et en fixer l’idée. Il n’en advient pas autrement pour
nous ; si nous regardons distraitement les rives d’un lac, et qu’un
artiste tout d’uD coup s’exclame : « Comme c’est beau, le coude
que fait la rive à l’ombre de cette colline », nous prenons con­
science de cette image que, pourtant, nous voyions ; mais elle
prend vie dans notre conscience, comme illuminée par un brusque
rayon de soleil ; et nous avons la joie de percevoir ce que nous
avions imparfaitement aperçu. »
Notre devoir à l’égard de l’enfant est de lui apporter le rayon
de lumière et de passer outre.
Nous pouvons comparer les effets de ces premières leçons aux
impressions d’un solitaire qui se promène dans les bois en médi­
tant ; à ce moment, il laisse sa vie intérieure s’épancher librement.
Tout à coup, une cloche tinte, qui le rappelle à lui-même. Il
ressent alors plus vivement cette béatitude naissante qui était
en lui à l’état latent.
Stimuler la vie, en la laissant libre de se développer, voilà le
premier devoir de l’éducateur. C ’est un véritable art qui est
nécessaire pour une tâche aussi délicate. L ’intervention doit être
limitée afin de ne pas déranger ni dévier l’activité. Il s’agit d’aider
l’âme qui naît à la vie, et qui vivra par ses propres forces. La
94 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

méthode scientifique, grâce à cet art, fait ressembler nos leçons


aux expériences de psychologie expérimentale.
Quand la maîtresse aura ainsi touché une à une l’âme de ses
enfants, réveillant et ravivant en eux la vie commune, elle les
possédera, fée invisible ; et il lui suffira d’un signe, d’un mot, pour
que chacun le reconnaisse, l’entende et l’écoute.
Un jour viendra où, à son grand étonnement, elle s’apercevra
que, non seulement tous les enfants lui obéissent, mais qu’ils
n’attendent qu’un signe d’elle.
L ’expérience nous l’a révélé ; et c’est ce qui surprend le plus
les visiteurs d’une Maison des Enfants: la discipline collective
s’y obtient comme par magie. Cinquante ou soixante enfants de
2 ans 1/2 à 6 ans, tous ensemble, savent, sur un signe, se taire
assez parfaitement pour obtenir un silence absolu, un silence de
désert. Et si un ordre, doucement exprimé à voix basse, murmure
aux enfants : « Levez-vous, marchez un instant sur la pointe des
pieds et retournez à votre place en silence », tous ensemble, comme
s’ils n’étaient qu’un, se lèvent et exécutent l’ordre avec un
minimum de bruit. D ’un mot, la maîtresse a parlé à chacun ;
et chacun espère quelque lumière de son intervention, quelque
oie intérieure.
Ici aussi, c’est un peu comme l’œuf de Christophe Colomb. Il
faut qu’un chef d’orchestre prépare un à un ses élèves pour
obtenir l’harmonie de l’œuvre collective ; et chaque artiste doit
se perfectionner avant d’obéir aux ordres muets de la baguette.
A l’école commune, nous sommes, au contraire, comme un
chef d’orchestre qui enseignerait à la fois le même rythme mono­
tone et pourtant discordant à des voix et à des instruments les
plus différents les uns des autres.
Ainsi, les hommes les plus disciplinés sont-ils les plus parfaits
dans la société : mais il ne faut pas confondre la perfection du
comportement des citoyens anglais, par exemple, avec la disci­
pline matérielle et brutale de la soldatesque.
Nous sommes pleins de préjugés en ce qui concerne la psycho­
logie enfantine. Jusqu’à présent, nous avons voulu dominer les
enfants de l’extérieur, par la force, au lieu de les conquérir de
l’intérieur, pour les diriger comme des âmes humaines. Ils ont
ainsi passé sans se faire connaître à côté de nous.
Mais nous ressaisissant contre l’artifice avec lequel nous avons
voulu les manier et la violence avec laquelle nous avions l’illusion
de les discipliner, permettons-leur de se révéler à nous sous un
nouvel aspect.
Leur douceur est absolue et leur désir de connaître rompt les
liens auxquels on croyait liés leurs désirs inférieurs.
GÉNÉRALITÉS SUR L ’ ÉDUCATION SENSORIELLE 95

Comment initier l’enfant aux exercices avec le matériel


sensoriel — Contrastes, identités et gradations

Il faut commencer à procéder avec très peu d'objets contrastant


entre eux pour établir ensuite une gradation entre une quantité
d'objets dont la différence devient graduellement plus fine et imper­
ceptible. S’il s’agit, par exemple, de reconnaître des différences
tactiles, on commencera avec deux surfaces seulement, dont l’une
parfaitement lisse, et l’autre tout à fait rugueuse ; s’il s’agit de
comparer le poids des objets, on présentera d’abord une tablette
parmi les plus légères de la série et l’autre parmi les plus lourdes ;
pour les bruits, on offrira les deux extrêmes de la série de la boîte
graduée ; pour les couleurs, on choisira les teintes les plus vives
et les plus contrastantes, comme le rouge et le jaune ; pour les
formes, un cercle et un triangle, et ainsi de suite. Il est bon de
mélanger « les identiques » avec les contrastes (qui contrastent
précisément par leurs grandes différences), en présentant une
double série des objets, afin de mettre davantage en lumière les
différences ; ainsi faire trouver dans un mélange de paires d’objets
ceux qui sont égaux deux à deux ; ou bien deux bruits également
forts et deux bruits également légers ; ou bien deux objets du
même jaune, et deux d’un rouge identique \ l’exercice qui consiste
à chercher les contrastes entre les semblables rend les différences
évidentes.
L ’exercice final — celui des gradations — consiste à disposer
dans un ordre gradué un système d’objets pareils bien mélangés,
par exemple une série de cubes de la même couleur, mais dont
les différences de dimensions sont graduées systématiquement :
une différence de i centimètre des angles de cube à cube, par
exemple. La première présentation d’une série d’objets jaunes
sera analogue : la teinte en sera graduellement diluée du sombre
au clair ï ou bien une série de rectangles ayant une des dimen­
sions égale et l’autre systématiquement décroissante. Ces objets
doivent se déposer l’un à côté de l’autre selon la gradation.
LES EXERCICES

Technique pour l’initiation aux exercices tactiles

Bien que le sens tactile soit diffus sur toute la surface de


la peau, les exercices auxquels nous voulons initier les enfants
se limitent au bout des doigts, et spécialement à ceux de la main
droite.
Cette limitation est rendue nécessaire par la pratique ; elle
est aussi une nécessité éducative, du fait qu’elle prépare à la vie
dans le milieu où l’homme utilise le sens tactile précisément au
moyen de ces régions.
Mais elle est spécialement utile à notre but éducatif, parce que,
comme nous le verrons, les divers exercices de la main constituent
une préparation indirecte et lointaine à l’écriture.
Nous faisons donc se bien laver les mains à l’enfant, dans une
petite cuvette, avec du savon ; nous les lui faisons immerger
ensuite brièvement dans un bain d’eau tiède dans une cuvette
à côté. Nous les lui faisons ensuite essuyer ; ce massage complète
l’œuvre préparatoire du bain. Après quoi, nous enseignons
à l’enfant le toucher, c’est-à-dire la façon de toucher une surface.
Il faut prendre les doigts de l’enfant et les faire glisser très légère­
ment sur une surface. Un autre détail à observer pour cette
technique, c’est d’enseigner à l’enfant à tenir les yeux fermés
pendant qu’il touche, en lui expliquant qu’il sentira mieux
ainsi et qu’il reconnaîtra le changement de contact sans le voir.
Il apprend très vite et il en éprouve une grande satisfaction ;
depuis le début de ces exercices, il nous arrivait de voir accourir
des enfants qui, en fermant les yeux, nous touchaient de la paume
de la main avec une extraordinaire légèreté. Ils exercent vraiment
leur sens tactile, et ils ne semblent jamais rassasiés de toucher
les surfaces lisses ; ils deviennent excessivement habiles dans le
discernement des finesses entre les différents papiers de verre.

Le matériel, pour la première présentation, consiste :


a) en une tablette de bois aux rectangles allongés, divisée
en deux rectangles égaux, l’un recouvert d’un petit carton très
lisse, l’autre de papier de verre ;
LES EXERCICES 97

b) en une tablette semblable à la précédente, mais où alternent


les bandes de papier lisse et les bandes de papier de verre ;
c) en une troisième tablette où sont disposés les papiers de
verre et les papiers émeri, de plus en plus fins, en gradation ;
d) en une quatrième tablette où sont disposés des papiers
différemment lisses et uniformes, du papier buvard au carton
lisse de la première tablette.

Ces tablettes servent à préparer la main à un toucher léger


qui permet de percevoir systématiquement les plus petites diffé­
rences.
Les yeux fermés, l’enfant touche successivement les différentes
bandes de la tablette, et il apprend ainsi à apprécier les distances
d’après le mouvement du bras.
Comme dans beaucoup d’exercices sensoriels, le stimulant
sensitif est un moyen qui amène à déterminer des mouvements.
Après cette première série, nous avons préparé du matériel
« mobile » : chaque groupe de ce matériel détermine un exercice
séparé.

Ce sont des collections :


a) de papiers lisses variés ;
b) de papiers émeri gradués ;
c) de diverses étoffes.

On emploie la même technique avec ce matériel, c’est-à-dire


que l’on mélange les objets d’une même série en les mettant
tantôt par paires, tantôt par séries.
Les étoffes sont égales deux à deux, disposées dans une petite
armoire qui contient du velours, de la soie, de la laine, du coton,
du lin, du voile, etc., dont les enfants apprendront les noms.
Tous ces exercices se font les yeux bandés.

I mpressions de température

Nous utilisons pour ces exercices différents de petits récipients


métalliques de forme ovoïde, hermétiquement fermés. Nous
mettons des quantités graduellement différentes d’eau à 750 dans
chaque paire de récipients, emplissant deux à deux le reste avec
de l’eau à 150. Bien que la température varie rapidement, nous
obtenons une certaine exactitude dans cet exercice.
Une série de substances conduisant différemment la chaleur,
telle que le bois, le feutre, le verre, le marbre, le fer, servent
à des exercices plus délicats.
98 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

I mpressions de poids

Pour l’éducation du sens borique, nous avons les tablettes rec­


tangulaires de 6 cm x 8 et de y2 cm d’épaisseur de trois qualités
de bois différentes : glycine, noyer et sapin.
Elles pèsent respectivement : 24, 18, 12 gr ; c’est-à-dire qu’elles
diffèrent entre elles de 6 gr. Elles doivent être bien lisses et enduites
de vernis incolore, la couleur naturelle du bois restant visible. L ’en­
fant, en observant ces tablettes, sait qu’elles sont de poids diffé­
rents ; il peut donc avoir un contrôle à son exercice ; il en prend
deux en main, les pose sur le bout de ses doigts étendus, et fait
un mouvement de bas en haut pour évaluer le poids : ce mouvement
doit peu à peu se faire insensible. On conseille à l’enfant les
tablettes se trouvant aux limites de la différence, et de garder
les yeux fermés ; il s’habitue ainsi à s’exercer de lui-même, très
intéressé de voir « s’il devine ».
Les modalités indiquées sont nécessaires pour atteindre l’exacti­
tude dans l’évaluation des poids. En effet, on doit arriver à poser
légèrement l’objet sur la peau en évitant les impressions de tempé­
rature (puisqu’il s’agit de bois) et pour obtenir l’impression
réelle du poids de l’objet. En altérant la pression atmosphérique,
le mouvement de la main de haut en bas altère légèrement le
poids et le rend plus sensible. C ’est pour cela que ce mouvement
de « souplesse » est instinctif : mais pour amener à une évaluation
plus exacte du poids de l’objet, il faut le réduire au minimum.
Ce procédé permet la réalisation d’une exactitude, intéres­
sante en soi.

I mpression des formes par la seule palpation (éducation du


sens stéréognostique)

Reconnaître la forme d’un objet rien qu’en touchant ses con­


tours ou en le palpant (comme font les aveugles), ce n’est pas
exercer le seul sens tactile.
En effet, le « toucher » ne permet de percevoir que la qualité
superficielle de lisse et de rugueux.
Mais quand la main et le bras se meuvent autour d’un objet,
l’impression de mouvement vient s’ajouter à celle du toucher.
Cette impression est attribuée à un sens spécial — le sens muscu­
laire — qui permet de déposer les impressions dans une « mémoire
musculaire », une mémoire des mouvements accomplis.
Ainsi nous sommes capables, sans rien toucher, de nous rap­
peler et de reproduire dans sa direction et dans ses limites un
mouvement accompli (également conséquence de sensations
LES EXERCICES 99
musculaires) ; mais quand nous faisons un geste en touchant
quelque chose, les deux sensations se fondent ensemble : sensation
tactile et sensation musculaire, mettant en action ce sens que les
psychologues appellent « le sens stéréognostique ».
Dans ce cas, ce n’est pas seulement une impression du mouve­
ment accompli qui se fixe, mais la « connaissance » d’un objet
extérieur. Cette connaissance peut compléter la connaissance
visuelle en y apportant une exactitude plus complète ; surtout chez
les petits enfants qui semblent reconnaître plus sûrement et plus
facilement les choses quand ils les palpent. Cette observation
est rendue évidente par la nature même des enfants en bas âge.
En effet, « ils touchent à tout », acquérant une image double (visuelle
et musculaire) des différents et innombrables objets qu’ils ren­
contrent dans leur milieu.
Mais, plus qu’une simple « vérification » de la vision, le « touche
à tout » est, selon notre expérience, l’expression d’une très vive
sensibilité musculaire qui se trouve chez l’enfant à l’époque où
se fixent en lui les coordinations fondamentales des mouvements.
Il ne s’agit donc pas de « vérifier » seulement la vision, mais
d'exercer le mouvement en lui-même et de construire cet édifice
physiologique qu’est la coordination des mouvements, nécessaire
pour préparer les organes de l’expression.
D ’ailleurs, le fait que presque tous les exercices sensoriels
sont accompagnés de « mouvements » démontre combien la
« sensibilité musculaire » est prédominante au tout jeune âge.
C ’est pour cette raison que nous avons largement utilisé le sens
stéréognostique, pour l’acquisition même de la culture, en tout
ce qui comporte ses manifestations expressives (dessin, écriture,
etc.) ; nous en avons particulièrement soigné le développement
pendant la période créatrice de la première enfance.
Nous avons obtenu de merveilleux succès éducatifs, grâce
à ces expériences qui méritent d’être indiquées à la maîtresse.
Le premier matériel employé, ce fut les petits cubes et les
grandes briques de Froebel. Une fois l’attention de l’enfant
attirée sur les formes des deux solides, nous les lui faisions palper
soigneusement, les yeux ouverts, en répétant quelques phrases
pour maintenir son attention fixée sur les formes et sur les détails.
Ensuite, nous disions à l’enfant de mettre les cubes à droite et les
briques à gauche « sans les regarder ». Enfin, l’exercice fut répété
par les enfants, les yeux bandés.
Presque tous le réussissaient et, en quelques séances, toute
erreur était éliminée : les briques et les cubes étaient en tout au
nombre de 24 ; aussi l’attention pouvait-elle être fixée longtemps
sur cette espèce de « jeu » ; mais, sans doute, la conscience qu’avait
100 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

l’enfant d’être « guetté » par ses camarades, curieux et prompts


à rire de ses erreurs, était-elle de nature à soutenir cette attention,
de même que la fierté d’ avoir « deviné ».
Un jour, une des directrices me présenta une fillette de 3 ans,
une des plus petites, qui répétait l’exercice à la perfection. Nous
installâmes l’enfant convenablement assise de façon qu’elle fût à
son aise, bien appuyée dans son petit fauteuil devant sa table; nous
mîmes les 24 objets sur la table en les mélangeant et, après avoir
appelé l’attention de la petite fille sur leur forme, nous lui dîmes
de poser les petits cubes à droite et les grosses briques à gauche.
Et puis, nous lui avons bandé les yeux ; alors, elle a commencé
l’exercice comme nous le lui avions enseigné, c’est-à-dire en
prenant à la fois des deux mains deux objets à la fois, les palpant
et les mettant à leur place. Quelquefois, elle tombait sur deux
petits cubes ou sur deux grosses briques ; ou bien la brique se
présentait à sa main droite et à sa gauche le cube : l’enfant devait
reconnaître la forme et se rappeler pendant tout l’exercice la
distribution des objets. Ce travail me paraissait très difficile
pour une enfant de 3 ans ; mais, en l’observant, je m’aperçus que,
non seulement elle l’accomplissait facilement, mais qu’il lui était
superflu de palper les objets. En effet, dès qu’elle en avait pris
deux avec vivacité et légèreté, comme elle était gracieuse de
mouvements, s’il arrivait que la brique fût dans sa main droite
et le cube à gauche, immédiatement elle les échangeait, et puis
commençait la palpation laborieuse enseignée par nous, et qu’elle
croyait être une obligation ; mais les objets avaient déjà été recon­
nus au seul toucher léger, c’est-à-dire repérés en même temps que
pris. Je m’aperçus par la suite que la petite fille avait une ambi-
dextrie fonctionnelle ; c’est très fréquent chez les enfants de
3 ou 4 ans, et cela disparaît presque toujours plus tard. Je fis
donc répéter l’exercice à plusieurs enfants, et je m’aperçus qu’ils
reconnaissaient les objets avant de les palper : et cela, le plus
souvent chez les petits. Nos méthodes constituaient donc une
merveilleuse gymnastique d’association, tout en éduquant le
jugement auquel elles donnaient une rapidité surprenante ; elles
s’adaptaient admirablement à l’âge de l’enfant.
Ces exercices du sens stéréognostique peuvent s’étendre ; ils
sont très amusants, parce qu’ils n’apportent pas la simple per­
ception d’un stimulant, comme un exercice thermique, mais ils
reconstruisent un objet dans sa totalité quand il a été bien observé.
On peut palper les petits soldats de plomb, les billes, et surtout
les pièces de monnaie. On arrive à faire discriminer des formes
toutes voisines et toutes petites, comme celles du mil et du riz.
Les enfants sont fiers de voir sans yeux : ils le clament en mon­
LES EXERCICES IOI

trant leurs mains : « Voilà mes yeuxl je vois avec les mains ; je
n’ai plus besoin de mes yeux! »
Nos petits nous étonnaient par leurs progrès imprévus ; ils
allaient au delà de nos prévisions, et nous apparaissaient quelque­
fois fous de joie.
Ils eurent spontanément, par la suite, une inspiration qui s’est
propagée, et qui fait aujourd’hui partie des exercices les plus inté­
ressants des « Maisons des Enfants ». Ils reprirent systématique­
ment tout le matériel susceptible de se prêter à être reconnu par
le toucher : les emboîtements solides, comme les formes géomé­
triques ou les trois séries de cylindres. Les enfants qui, depuis
déjà longtemps, les avaient abandonnés pour passer à des exer­
cices supérieurs, revenaient prendre les emboîtements solides
et, les yeux bandés, palpaient les petits cylindres et les cases
correspondantes, prenant les trois blocs, et mélangeant les cylindres
des trois séries. Ou bien ils reprenaient les formes géométriques et,
les yeux fermés, en touchaient soigneusement les contours d’un
air méditatif, cherchant les profils correspondants dans les emboî­
tements. Souvent, ils se mettaient par terre sur le petit tapis,
touchant et répétant le geste le long des barres, faisant courir leur
doigt d’un bout à l’autre, comme pour constater l’extension du
mouvement du bras ; ou bien ils se groupaient autour des cubes de
la tour rose, et la construisaient, les yeux bandés.
L ’exercice musculaire refait donc toute l’éducation pour l’ap­
préciation exacte des différences de formes et de dimensions
déjà obtenue par la vue.

Éducation sensorielle du goût et du sens olfactif

Les exercices sensoriels relatifs au goût et au sens olfactique


sont peu susceptibles d’une systématisation attrayante.
Voici quelle fut notre expérience que les enfants purent répéter
entre eux. Nous leur faisions respirer des violettes et des jasmins ;
ou bien nous nous servions des roses prises dans leur propre vase
de fleurs. Et puis, nous bandions les yeux d’un enfant en lui
disant : « Maintenant, nous allons te régaler. » Et un camarade
lui approchait du nez un bouquet de violettes, par exemple, que
l’enfant devait reconnaître.
Et puis, vint l’idée plus simple de laisser à l’ambiance une
grande partie de cette œuvre éducatrice.
Quelques sachets enrubannés furent attachés au mur, comme
ornement, à la mode chinoise. Les fleurs du jardin, les savons
aux parfums naturels — amandes ou lavande — furent déposés
autour des enfants.
102 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

Plus tard, nous avons fait des plantations d’herbes aromati­


ques, un véritable verger de verdure — afin que la couleur n’ap­
pelât point l’attention par des fleurs voyantes ; les plus intéressés
à reconnaître les différentes odeurs étaient les enfants de 3 ans ;
à notre étonnement, nous vîmes des tout-petits nous apporter
des herbes que nous n’avions pas cultivées ; nous ne les considé­
rions pas comme odorantes ; mais sur l’insistance des enfants
qui les respiraient avec ferveur, nous découvrîmes qu’en effet
elles avaient un parfum délicat.
Quand l’attention est soigneusement éveillée par différents stimu­
lants sensoriels, le sens olfactique devient lui-même plus « intel­
ligemment » exercé ; il devient un organe d’exploration du milieu.
Mais le sens olfactif, qui est tout naturellement le coadjuteur
du « goût w, nous fut démontré plus clairement encore par les
plus petits enfants, qui acceptaient ou refusaient des aliments.
Cette partie de l’éducation se confond avec la vie végétative, mais
elle est si délicate qu’elle mérite un traitement spécial. En effet,
si l’on réfléchit que le goût ne distingue que les quatre saveurs
les plus simples, on comprend qu’un des lieux les plus naturels
pour l’exercice du sens olfactique soit le réfectoire.
Faire distinguer les sensations dues exclusivement au goût en
enseignant aux enfants les quatre saveurs fondamentales, c’est d’un
intérêt certain. Entre le doux et le salé existent des gradations ;
l’amer, lui aussi, est recherché, comme expérience, et l’acide, spécia­
lement celui des fruits, peut se distinguer dans ses degrés différents.
Une fois l’intérêt appelé sur les saveurs et sur leurs limitations
si nettes, la grande variété du monde des odeurs se distingue
plus clairement dans les sensations mixtes olfactivo-gustatives ;
elles s’expérimentent avec le lait, le pain frais et le pain rassis,
le bouillon, les fruits, etc. Les sensations tactiles de la langue,
celles des substances mauvaises conductrices, huileuses, etc.,
se distinguent des sensations « gustatives et olfactives » par un
travail de l’intelligence qui constitue une véritable exploration de
soi et du milieu.

Distinctions visuelles

P erfectionnement dans la distin ction des dimensions par


LA SIMPLE PERCEPTION VISUELLE
Matériel :
Séries présentant différentes dimensions :
— Dans la première série, les différences n’affectent qu’une
seule dimension (hauteur ou longueur).
LES EXERCICES IO3

— Dans la deuxième, existe une différence graduelle en deux


dimensions (section).
— Dans la troisième, la différence existe dans les trois dimen­
sions (volume).

i° Emboîtements solides. — Quatre socles massifs de bois naturel


passés au vernis transparent ; tous quatre égaux en forme et en
dimensions (longs de 59 cm, hauts de 6 cm, larges de 8 cm). Ils
portent chacun dix pièces emboîtées qui sont autant de petits
cylindres bien lisses ; ces cylindres sont surmontés d’un bouton grâce
auquel ils peuvent s’introduire facilement dans les cavités creusées
dans le socle, et qui correspondent parfaitement et exclusivement
à chaque cylindre.
L ’ensemble formé par chaque socle avec ses cylindres corres­
pondants a l’apparence d’une « boîte de poids » commune.
En chaque cylindre existe pourtant une différence cachée
à l’intérieur des socles, régulièrement graduée :
a) Dans le premier socle, les cylindres sont tous de section
égale, mais de hauteur différente ; le plus bas est haut de 1 cm,
et les autres sont en augmentation de 1 cm % jusqu’au dernier
qui a 55 mm de haut.
b) Dans le deuxième socle, les cylindres ont tous une hauteur
égale ; mais c’est la section circulaire qui décroît régulièrement :
tandis que le diamètre de la section du cylindre le plus mince
est égal à 1 cm, le diamètre des autres sections croît par % cm
jusqu’à atteindre un diamètre de 55 mm.
c) Dans le troisième socle, les cylindres diminuent par les
trois dimensions, résumant les différences rencontrées dans les
deux premiers emboîtements.
d) Enfin, dans le quatrième socle, les cylindres diminuent de
section circulaire en s’élevant en même temps par y2 cm jusqu’au
dixième qui atteint 5 cm de haut, si bien que le plus court est
en même temps le plus gros, et que le plus haut est le plus mince.
Les enfants prennent en principe un seul de ces socles, c’est-
à-dire que quatre enfants peuvent y trouver à la fois leur occu­
pation. L ’exercice est le même dans les quatre emboîtements :
on pose les socles sur une petite table, on enlève tous les cylindres
que l’on mélange, et puis on les réintroduit en cherchant pour
chacun son propre emplacement (cet exercice est fondamental).
Cette correspondance exacte entre le cylindre et la cavité qui se
trouve dans le socle permet le « contrôle de l’erreur » (photos 16-17).
En effet si, dans le premier emboîtement, par exemple, l’enfant
se trompe en déposant son cylindre, ce cylindre disparaîtra
à l’intérieur trop profondément ; par contre, un autre émergera
104 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

trop, par manque de profondeur ; et l’irrégularité qui en résulte,


visible et palpable, constitue un contrôle absolu et matériel de
l’erreur commise. D ’où nécessité de déplacer attentivement les
objets, d’en essayer et réessayer la correspondance, afin que
tous soient à leur place pareillement au niveau du socle.
L ’erreur est encore plus visible dans le deuxième emboîtement,
apparemment semblable au précédent qui pourtant s’en différencie.
Les petits cylindres y sont, en effet, tous de la même hauteur ;
mais les sections circulaires sont graduellement différentes, du
plus petit au plus grand cercle de section.
C ’est-à-dire qu’il y a des cylindres plus fins et des cylindres
plus gros, au lieu qu’ils soient plus haut et plus bas comme ceux
du premier socle. Si on les déplace par le petit bouton et que
l’on enfile un cylindre trop mince pour l’espace qui le reçoit,
l’erreur peut, tout d’abord, passer inaperçue ; en continuant
à introduire les cylindres dans les espaces restés disponibles, on
peut bien conserver quelque temps l’illusion de bien faire. Mais,
à la fin, il restera un cylindre implaçable.
Ici, l’erreur est si évidente qu’elle renverse immédiatement
l’illusion conservée quelque temps.
Il faut enlever tous les cylindres mal placés, et les remettre
chacun à sa place propre.
Encore un emboîtement pareil — le troisième : ici, les cylindres
sont gradués dans toutes leurs dimensions : non seulement les
sections circulaires diminuent graduellement comme pour ceux
du deuxième socle, mais les hauteurs diminuent également, du
plus grand vers le plus petit : ces cylindres sont donc « plus grands »
et plus « petits », conservant la même forme, mais en dimensions
différentes. Enfin dans le quatrième socle d’emboîtements,
toutes les dimensions varient encore, mais en sens inverse, si
bien que le plus « large » est en même temps le plus « bas », que
le plus « fin » est aussi le plus « haut », et que le rapport entre les
cylindres se trouve ainsi profondément modifié. C ’est pour cela
que l’emboîtement qui présente le contrôle matériel de l’erreur
se répète en un exercice analogue : les quatre emboîtements
qu’on ne peut, à première vue, distinguer les uns des autres
présentent leurs fines différences à l’enfant, et l’intéressent
davantage, au fur et à mesure que l’exercice se poursuit. La
répétition de l’exercice en est la conséquence, qui affine la vue,
aiguise le pouvoir d’observation, ordonne et guide l’attention ;
conduite systématiquement, elle provoque le raisonnement qui
s’arrête sur l’erreur et sur la correction ; on peut dire que la
personne psychique de l’enfant étant accrochée au moyen des
sens, la répétition permet un exercice constant et profond.
LES EXERCICES 105
2° Les blocs. — Avec une apparence extérieure tout à fait
différente, les trois séries de blocs répètent la gradation de 1, 2
ou 3 dimensions (photo 20).
Il s’agit ici de gros morceaux de bois verni, de couleur vive,
en trois systèmes que nous appelons : a) le système des barres et
des longueurs (« les barres rouges ») ; b) le système des prismes
(« l’escalier marron ») ; c) le système des cubes (« la tour rose »).
a) L e s b a r r e s r o u g e s . — Elles ont toutes les dix
la même section carrée de 13 mm de côté ; peintes en rouge, elles
se différencient les unes des autres de 10 en 10 cm : la plus longue
de la série mesure un mètre ; la plus petite aura donc un décimètre.
Le maniement de ces objets longs et encombrants obligera
l’enfant à un mouvement de tout son corps. Il doit aller et venir
pour transporter ses barres et les mettre les unes à côté des autres
par ordre de longueur, disposant l’ensemble en tuyaux d’orgue.
Le meilleur emplacement pour les déposer, c’est par terre ;
l’enfant aura préalablement étalé un petit tapis tout juste assez
grand pour le recevoir, avec son matériel. La disposition en
tuyaux d’orgue achevée, il la défait, mélange les barres et la
reconstitue à nouveau un nombre de fois suffisant pour se sentir
satisfait.
b) L ’ e s c a l i e r m a r r o n . — C ’est un exercice ana­
logue qui consiste à juxtaposer sur un petit tapis une série de
prismes de couleur marron, tous de la même longueur (20 cm),
mais de sections carrées différentes : 10 cm pour le côté du plus
grand carré, jusqu’à 1 cm pour celui du plus petit : les prismes,
du plus gros au plus mince, se disposent l’un à côté de l’autre
en gradation, de façon à obtenir une espèce d’escalier en miniature.
c) L a t o u r r o s e . — Enfin une série de dix cubes, dont
la dimension va de 1 à 1000 cm3 (voir photo 18), colorés d’un rose
vif, et qui varient selon les trois dimensions ; on place le plus
grand sur le tapis, puis les neuf autres en construisant une espèce
de tour, composée du « plus grand » au « plus petit ». Démolie,
on la reconstruit.

Efforts et mémoire musculaire. — Les enfants prennent les blocs


d’une seule main : la main d’un enfant de 3 ans à 3 ans y2 doit
faire un effort pour saisir des blocs larges de 10 cm. De plus —
et surtout — les prismes sont lourds pour l’enfant. L ’effort de
sa petite main la fait se tendre et se renforcer. En répétant l’exer­
cice avec tous les blocs, la main finit par acquérir automatique­
ment la précision nécessaire à couvrir un espace de 10, de 9,
de 8, de 7, de 6, de 5, de 4, de 3 ,2 ,1 cm, c’est-à-dire que la mémoire
io 6 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

musculaire se fixe par rapport aux gradations précises de l’espace.


Cela se répète avec les blocs roses. Un autre moyen de perfection­
nement s’y trouve encore : le cube plus petit doit se poser bien
au centre du précédent ; le bras et la main doivent, par consé­
quent, obéir en exécutant le mouvement avec précision. Le plus
difficile à placer est le cube le plus léger, celui de i cm d’angle :
il faut que le bras soit bien assuré pour déposer ce petit objet
bien au centre : l’attention intense de l’enfant et son effort évident
le prouvent.
Le sens de la vue se perfectionne sans aucun doute dans les
exercices avec les emboîtements solides et avec les blocs : peu
à peu, l’enfant commence en effet à distinguer des différences
qu’il ne distinguait pas auparavant.
S’il se sert ensuite de 3 ou 4 emboîtements solides ensemble
^voir photo 19), il les dispose en triangle ou en carré. Et, dans
l’espace central ainsi délimité, il range provisoirement les cylindres
des trois ou des quatre séries ; c’est un exercice à la fois de raison­
nement et de mémoire qui entre en action ; la comparaison entre
les cylindres est, en effet, plus compliquée ; en outre, il faudra
se souvenir des séries auxquelles ils appartiennent et, par consé­
quent, du socle qui pourra les contenir. C ’est là que réside l’attrait
de ces exercices : la jeune intelligence accomplit un effort naturel
et plaisant pour se livrer au travail maximum dont elle est capable.
C ’est encore l’œil qui s’exerce à reconnaître la gradation avec
les blocs et, par conséquent, à révéler les causes d’erreur dans son
maniement ; les tuyaux d’orgue mis en place, une apparence
d’escalier à marches irrégulières, une tour qui a une hernie causée
par un grand cube entre deux plus petits, déplaisent à la vue et
c’est cet ensemble qui amène l’œil à reconnaître l’erreur et la
main à la corriger.
L 'activité motrice est en jeu parallèlement à l’exercice de l’œil
soit par le maniement des objets à déplacer (les cylindres), soit
par le transport et la comparaison des blocs de bois (barres rouges
et tour rose), et les « mouvements » se coordonnent autour d’un
but intelligent.
C ’est bien le mouvement qui aide l’attention à se maintenir
avec une concentration constante sur un exercice répété.
Si l’on considère les différences relatives dans les trois séries
de blocs, on trouve en eux une proportion mathématique.
En effet, les dix barres — dites « barres rouges » — sont entre
elles dans le même rapport que la série des nombres.
i ; 2 ; 3 5 4 ; 5 ; 6 ; 7 ; 8 ; 9 ; io

Les dix prismes de même longueur — dits « escalier marron » —


LES EXERCICES IO7

qui, par contre, varient selon la section carrée, restent entre eux
dans le même rapport que le carré des nombres.

i ; 22 ; 32 ; 42 ; 52 ; 62 ; 72 ; 82 ; 92 ; io2
Enfin, les dix cubes — « la tour rose » — dont les trois dimen­
sions sont différentes, restent entre eux dans le rapport des cubes
des nombres.
I ; 23 ; 33 ; 43 ; 53 ; 63 ; 73 ; 83 ; 9 3 ; io3
Ces proportions, il est vrai, ne sont accessibles à l’enfant que
sensoriellement ; mais son esprit s’exerce sur des bases exactes,
susceptibles de préparer les attitudes mathématiques.
Celui de ces trois exercices que l’enfant trouve le plus facile
est celui des cubes (différence maxima) et le plus difficile, celui
des barres (différence minima).
Quand il arrive à s’intéresser à l’arithmétique et à la géométrie
dans les classes élémentaires, il reprend les blocs de sa première
enfance, et il les réétudie dans les proportions relatives, y appli­
quant la science des nombres.

Matériel des couleurs. — Le matériel destiné à faire reconnaître


les couleurs (éducation du sens chromatique), est le suivant —
nous l’avons établi à la suite d’une longue série d’expériences
sur les enfants normaux. Le matériel définitif est composé de
petites tablettes autour desquelles sont enroulés des fils de soie
de couleurs vives1 ; ces tablettes portent à leurs deux extrémités
une bordure de bois de façon que les soies ne s’emmêlent jamais
sur la table, et aussi afin que l’on puisse manier la tablette sans
en défraîchir les couleurs.
J’ai choisi neuf couleurs ; à chacune d’elles correspondent
sept gradations de différente intensité : cela fait donc 63 tablettes
aux couleurs suivantes : gris (du noir au blanc), rouge, orange,
jaune, vert, bleu, violet, marron, rose.

Exercices. — On choisit trois couleurs dans la gradation la


plus vive (par exemple : rouge, bleu et jaune) ; on en met deux
exemplaires de chaque sur la table, devant l’enfant ; on l’invite,
en lui présentant une couleur, à chercher son double (voir
photo 22) ; on lui fait déposer ainsi les tablettes en colonnes deux
à deux, c’est-à-dire accouplées selon la même couleur. Et puis
on accroît toujours le nombre des tablettes, jusqu’à présenter

1. On peut remplacer les fils de soie par de la peinture, à condition


que les tons soient respectés.
108 PÉDAGOGIB SCIENTIFIQUE

i l couleurs, c’est-à-dire 22 tablettes (gris, rouge, orange, jaune,


vert, bleu, violet, marron, rose, noir, blanc). Les 63 couleurs
graduées se trouvent dans une boîte ; dans une autre boîte, les
rouge, bleu et jaune en double exemplaire et, dans une autre,
les 22 tablettes. Par la suite, on choisira les tons les plus sombres
ou les plus clairs.
Enfin, on présentera deux ou trois tablettes de la même couleur
mais d’une intensité de ton différente, choisissant par exemple
la plus claire, la moyenne et la plus sombre parmi les gradations,
les faisant disposer en ordre jusqu’à présenter les sept gradations.
On dépose successivement devant l’enfant lesdites gradations
de couleurs différentes mélangées (par exemple rouge et bleue) ;
on fait séparer les groupes et disposer chacun en gradations ;
on procède ensuite en offrant, mélangées, des teintes de plus en
plus rapprochées (par exemple bleu et violet, jaune et orange, etc.).
Dans une Maison des Enfants, j’ai vu exécuter avec une rapidité
surprenante le jeu suivant : la maîtresse pose des groupes de
gradations sur la table autour de laquelle sont assis des enfants
(autant de teintes que d’enfants, par exemple 3) ; elle fait bien
observer à chacun d’eux la couleur qu’il a choisie ; et puis, elle
mélange tous les groupes sur la table ; chaque enfant saisit rapi­
dement dans le tas toutes les gradations de sa couleur, les réunit, et
puis procède au classement des tablettes en les juxtaposant par
ordre d’intensité ; cela donne l’apparence d’un ruban en dégradé.
Dans une autre Maison, j’ai vu les enfants prendre la boîte
entière des 63 couleurs, la renverser sur la table et, longuement,
mélanger les tablettes ; et puis reformer rapidement les groupes
et les déposer en gradation (voir photo 23), construisant ainsi des
espèces de petits tapis aux couleurs vaporeuses sur la table.
Ils arrivent très vite à acquérir une habileté devant laquelle
nous restons confondus. Ceux de trois ans réussissent à mettre
toutes les couleurs en gradation.
On peut expérimenter la mémoire des couleurs en en faisant voir
une à un enfant et en l’invitant à aller choisir sur une table éloignée
où sont alignées toutes les tablettes celle qui est semblable à la
sienne. Ce sont ceux de cinq ans que ce dernier exercice divertit
le plus. Ils aiment aussi confronter deux teintes et prendre une
décision pour juger de leur identité.

Emboîtements géométriques. — J’ai établi les emboîtements plans


correspondant aux formes géométriques, en donnant à chacun
un cadre emboîtant parfaitement la pièce. Chaque pièce de forme
différente (carré, rectangle, cercle, triangle, trapèze, ovale, etc.).
LES EXERCICES 109
de couleur bleu claire, est enduite d’un vernis transparent, tandis
que les cadres séparés les uns des autres sont carrés, de dimen­
sions égales et de la couleur du bois naturel. Ainsi, les pièces
séparées peuvent se combiner de façons diverses et multiplier
les groupements : il est facile de mettre les cadres carrés les uns
à côté des autres.
Pour fixer les groupes ensemble, j’ai fait préparer des tiroirs
de bois, de la grandeur de six cadres réunis et, par conséquent,
susceptibles de contenir six figures, en deux rangées de trois.
Le fond bleu de ces tiroirs de bois ressort quand les cadres y sont
déposés et que les formes sont enlevées ; sa forme et sa couleur
sont alors identiques aux pièces elles-mêmes.
Pour les tout premiers exercices, j’ai fait construire un plateau
constitué par un fond rectangulaire de la même dimension que
les tablettes décrites : le fond, bleu foncé, est entouré d’un enca­
drement rehaussé de l’épaisseur de 6 mm environ, large de
2 cm : sur cet encadrement s’établit un couvercle constitué par
des tringles de 2 cm environ d’épaisseur, se croisant de façon
à faire un encadrement qu’on puisse soulever, et divisé en six
tableaux égaux par une transversale et deux longitudinales ; ce
couvercle est ajouré tout autour d’un petit pivot, et se fixe inté­
rieurement au moyen d’une rondelle. Cela constitue un cadre
de présentation.
Six pièces carrées de 10 cm de côté, épaisses de 6 mm peuvent
s’adapter sur le fond bleu ; elles restent fixées quand le cadre est
fermé ; chaque bâtonnet qui forme l’ajourement se superpose
aux côtés des deux pièces adjacentes, de façon qu’elles restent
fixées avec sûreté ; l’ensemble se manie comme d’un seul tenant.
Ce cadre a, en plus de l’avantage que présentent les tiroirs,
celui de permettre la préparation de toutes les combinaisons
possibles en déplaçant les pièces, et aussi celui d’assurer l’immo­
bilité de chaque petit cadre.
Les contours extérieurs et intérieurs du métier sont vernis de
la couleur du bois, alors que les pièces à encastrer (les figures
géométriques pleines) sont bleues, comme le fond du métier.
J’ai fait fabriquer en outre quatre carrés pleins du même bleu
que les figures pour que l’on puisse adapter dans le métier seule­
ment une, deux, trois, quatre ou cinq figures géométriques aussi
bien que six ; en effet, il est bon, dans le premier enseignement, de
n’exposer que deux ou trois figures contrastantes ou, tout au
moins, très différentes dans leur forme (par exemple un cercle
et un carré ; ou bien un cercle, un carré et un triangle équilatéral).
Ce manège permet de multiplier la possibilité des combi­
naisons.
J 10 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

J’ai ensuite préparé un petit coffret à six étages qui peut être
de carton ou de bois : c’est une espèce de petite commode ; les
six tablettes superposées sur des soutiens latéraux se tirent à la
manière de tiroirs ; ils contiennent chacun six pièces : au premier
étage, les quatre pièces pleines et deux pièces en forme de trapèze
et de losange ; au deuxième, un carré et cinq rectangles de la
même hauteur et de largeur décroissante ; au troisième, six
cercles aux diamètres décroissants ; au quatrième six triangles ;
au cinquième les polygones, du pentagone au décagone ; au
sixième, diverses figures courbes : ellipse, ovale, triangle curviligne,
et une rosace (quatre arcs se croisant).

Les trois séries de cartons. — A ce matériel, sont annexés des


cartons blancs, carrés de io cm de côté ; sur une première série
de ces cartons est collée une figure géométrique en papier bleu,
de la couleur des figures de l’emboîtement, et qui répète, en forme
et en dimensions, toutes les figures géométriques de la collection ;
sur une seconde série de cartons égaux, est collé, également en
bleu, le contour des mêmes figures géométriques d’ une épaisseur
de I cm ; sur une troisième série de cartons égaux sont dessinées,
d'un simple trait noir, les figures elles-mêmes. Cette idée se retrouve
chez Séguin.
Il y a donc : le cadre de présentation, la collection des formes
géométriques et la collection des trois séries de cartons les reprodui­
sant, en plein, par un contour épais de i cm et par un simple trait.

Exercice avec les emboîtements. — Cet exercice consiste à présen­


ter à l’enfant le cadre avec des figures variées. On prend les pièces,
on les mélange sur la table, et l’on invite l’enfant à les ranger,
chacune à sa place, dans son cadre propre.
Ce jeu est accessible aux enfants, même avant trois ans ; il
retient longuement leur attention, quoique moins longuement
sans doute que les emboîtements solides : je n’ai jamais vu répéter
ici l’exercice plus de cinq ou six fois consécutives.
L ’enfant dépense une grande énergie pour cet exercice : il doit
reconnaître la forme et l’observer longuement. En principe,
beaucoup d’enfants réussissent par tâtonnements à encastrer les
pièces, essayant de mettre successivement, par exemple, un
triangle dans un cadre de trapèze ou dans celui d’un rectangle,
etc. ou bien, reconnaissant un rectangle, il essaye de l’introduire
à l’envers. Après trois ou quatre tentatives successives, il distingue
très facilement les figures géométriques, et les dépose avec une
sûreté qui lui donne une expression de nonchalance, voire de
mépris pour l'exercice trop facile.
LES EXERCICES III

C ’est le moment où il peut se diriger vers une « observation »


méthodique des formes, déplaçant aisément les pièces dans le
tiroir, et passant des contrastes aux analogies. Il s’habitue ainsi
à reconnaître les figures et à les déposer sans effort à leurs places
respectives.
Dans les premiers temps, c’est-à-dire celui des essais pendant
lesquels on lui présente des figures contrastant de forme, leur
repérage est facilité par l’association des sensations tactilo-muscu-
laires à la sensation visuelle. Il faut lui faire toucher les contours
de la forme (voir photo 24) avec Yindex de la main droite, de même
que le bord intérieur de la case qui devra le contenir, et qui répète
cette forme ; et cela devient une habitude pour lui. C ’est d’ailleurs
bien facile à obtenir, puisque les petits enfants aiment toucher
à tout : certains d’entre eux, qui ne reconnaissent pas encore
une forme rien qu’en la regardant, la reconnaissent en la touchant,
c’est-à-dire en exécutant le mouvement nécessaire pour suivre
ses contours. Embarrassés pour encastrer une pièce qui
peut tourner de tous côtés, ils y réussissent dès qu’ils touchent
successivement les contours de la pièce et ceux du cadre. Sans
aucun doute, l’association du sens tactilo-musculaire et du sens
visuel aide-t-elle de façon remarquable la perception des formes ;
elle en fixe la mémoire.
Le contrôle de cet exercice est aussi absolu que celui des emboî­
tements solides : la figure ne peut, en effet, entrer si le cadre n’y
correspond pas. L ’enfant pourra donc s’exercer tout seul et accom­
plir une véritable autoéducation sensorielle, en ce qui concerne
le repérage des formes géométriques.

Exercices avec les trois séries de cartons

Première série : On donne aux enfants des cartons représentant


les figures pleines et des pièces de l’emboîtement (c’est-à-dire
les formes géométriques sans la pièce qui l’encadre) correspondant
à ces cartons. On les mélange, et l’enfant doit ranger les cartons
en colonnes sur la table (ce qui lui plaît beaucoup), puis adapter
les formes dessus. Ici, le contrôle est dû à l’œil : l’enfant doit
reconnaître la forme et l’adapter sur le carton de façon à le couvrir
en le cachant entièrement. (L ’œil de l’enfant supplée ici à l’enca­
drement de l’exercice précédent.) Il doit, en outre, s’habituer
à toucher les contours de la forme pleine, à titre de simple exercice
(il exécute toujours volontiers les mouvements) ; et quand il a
superposé la pièce, il la contourne encore du doigt, comme pour
ajuster cette superposition et la rendre parfaite.
112 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

Deuxième série : On donne à l’enfant avec les formes des cartons


où le contour de ces formes a i cm d’épaisseur.
Troisième série : On présente à l’enfant des formes comme ci-
dessus avec des cartons sur lesquels elles sont dessinées d’un
simple trait.
Il se prépare donc à interpréter à la fois les contours des figures
dessinées — grâce à la vue — et le dessin de ces figures, grâce
aux gestes qu’il accomplit avec sa main (photo 2$).

Exercices pour la distinction des bruits et des sons

L ’éducation de l’ouïe nous amène aux rapports du sujet avec


le milieu en mouvement qui peut seul produire les sons et les
bruits. Là où tout est immobile, existe le silence absolu. L ’ouïe
est donc un sens qui ne peut recevoir de perception que par le
mouvement produit dans son milieu.
Une éducation de l’ouïe qui va de l’« immobilité » à la percep­
tion des bruits et des sons provoqués par le mouvement doit
partir du « silence ».
Nous exposerons plus loin l’importance donnée au silence par
notre méthode ; le silence devient le contrôle d’une immobilisa­
tion volontaire des mouvements dont il est la conséquence.
Il est aussi le résultat d’ « efforts collectifs » parce que, pour
obtenir le silence dans un lieu donné, il faut que toutes les person­
nes et tous les objets qui s’y trouvent soient dans une immo­
bilité absolue.
Aucun doute que la recherche du silence provoque un vif
intérêt, comme c’est le cas chez les enfants ; ils sont satisfaits par
cette « recherche en soi » (analyse des facteurs indépendants).
L ’ouïe s’affine (elle atteint à une plus grande acuité auditive)
en percevant des bruits de plus en plus légers. L ’éducation des
sens amène par conséquent à apprécier les plus petits stimulants,
et plus le « bruit perçu est infime », plus la capacité sensorielle
est grande.
Ainsi, on peut arriver à faire entendre à un demi-sourd (ainsi
que l’a magistralement démontré Itard) des bruits qu’il n’aurait
pu percevoir, livré à lui-même ; on peut l’amener à percevoir
les bruits d’une intensité moyenne, que perçoit l’homme normal
qui n’a pas reçu cette éducation.
Et Itard, sur cette base, grâce à une succession de stimulants,
allant du contraste à la gradation, en passant par les bruits les
plus infimes, permit à beaucoup de demi-sourds d’entendre la
parole, donc de parler eux-mêmes.
LES EXERCICES II3

Un autre principe de l’éducation sensorielle est de faire « dis­


tinguer » des différences entre les stimulants.
La préparation pédagogique consiste en une « classification »
des différents groupes de sensations ; chaque groupe est prati­
quement susceptible d’être gradué par la suite.
Nous pourrons distinguer ici les bruits avant les sons, en com­
mençant par les différents contrastes, pour aller jusqu’aux diffé­
rences imperceptibles ; et puis le timbre différent des sons qui
ont des origines différentes, tels que celui de la voix humaine,
celui des instruments et, enfin, la gamme des sons musicaux.
Nous distinguons quatre classes de sensations auditives pour
résumer et établir les séparations fondamentales. Ce sont : le
silence, la parole, les bruits, la musique.
Les leçons de silence sont des exercices séparés, indépendants,
qui obtiennent un résultat important pour la discipline.
L ’analyse des sons relatifs au langage, c’est l’exercice prépara­
toire à l’enseignement de l’alphabet.
Pour les bruits, notre système comporte un matériel assez
simple ; il consiste en une série de boîtes de bois, identiques
par paires, préparées de façon à donner des bruits gradués. Ana­
logues aux autres matériels sensoriels, le système des boîtes de
bruits s’emploie en les mélangeant, puis en les accouplant ;
remuées, elles doivent donner un bruit égal.
Pour l’éducation du sens musical, une série de clochettes que
Mlle Anna Maccheroni a fait préparer avec beaucoup de soin,
a été adoptée. Ces clochettes, fixées chacunes sur un petit socle
et indépendantes les unes des autres, forment autant d’objets
d’apparence identique ; mais, frappées par un petit marteau,
elles reproduisent les notes suivantes :

La seule différence perceptible est donc dans le son.


Chaque clochette, qui existe en double série, est déplaçable :
elles peuvent donc « être mélangées » exactement comme les autres
objets destinés à l’éducation sensorielle.
Le premier exercice consiste à reconnaître les deux clochettes
qui produisent le même son et à les mettre ensemble, l’une près
de l’autre (à l’exclusion des demi-tons). Elles doivent être maniées
par le socle, et elles vibrent grâce à un petit marteau. Vient ensuite
l’appréciation des tons dans la succession de la gamme; dans ce
cas, c’est la maîtresse qui dispose une série de clochettes dans
1 14 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

Tordre voulu, laissant l’autre série mélangée : il s’agit encore de


mettre les clochettes par paires ; l’exercice consiste à provoquer
le son d’une clochette déterminée d’une série, et à chercher la
clochette correspondante, en essayant les sons des clochettes
mélangées de l’autre série. L ’exercice est donc guidé ici par un
ordre déterminé.
Quand leur oreille est suffisamment habituée à reconnaître et
à se rappeler la succession des sons de la gamme, les enfants ont
alors la possibilité de ranger eux-mêmes les clochettes mélangées
selon l’ordre chromatique. La seule indication de leur oreille
musicale leur permettra d’y ajouter les demi-tons.
Comme pour les autres exercices, le nom accompagnera la
sensation, quand celle-ci sera clairement perçue (lisse, rugueux ;
rouge, bleu ; etc.). Ici aussi, le nom de la note accompagne le son,
dès que ce son est distingué sûrement.
La limite atteinte par l’enfant de six ou sept ans est de recon­
naître et de nommer un son isolé.
Aux tons s’unissent ensuite les demi-tons qui, pour ne pas
gaspiller inutilement les énergies de l’enfant, sont reconnaissables
au socle de la clochette, noir au lieu d’être blanc (rappel des
touches du piano) : c’est la comparaison entre les tons qui consti­
tue l’exercice sensoriel1.
Il ne faut pas confondre la technique générale de l’éducation
du sens musical — qui le délimite — avec l’éducation musicale.
On peut s’exercer à discerner les tons sans entrer pour cela
dans le domaine de la musique ; pas plus que sur le plan scienti­
fique ce ne serait faire des études de physique, que d’étudier les
vibrations de la matière, même dans cette forme spéciale qui
produit les sons musicaux.
L ’exercice sensoriel représente la base nécessaire à l’éducation
musicale.
L ’enfant qui a fait cet exercice est préparé excellemment pour
entendre la musique et, par conséquent, y faire de rapides
progrès.
Il n’est pas besoin d’ajouter que la musique sera le complément
de l’éducation sensorielle, comme la peinture sera celui de la
perception des couleurs, etc. La base exacte d’une perception
classée, bien fixée chez l’enfant comme une pierre d’angle,
comporte une valeur initiale inestimable pour les progrès qui
s’ensuivront.i.

i. C’est dans ces exercices de clochettes que fut signalé le maximum


de répétitions du même exercice en une seule fois ; on a compté jusqu’à
200 répétitions chez des enfants de 6 et 7 ans.
LES EXERCICES 115

Le silence

Il fut un temps où, dans les écoles, on croyait pouvoir obtenir


le silence au commandement!
On ne réfléchissait pas à la signification de ce mot. On ne savait
pas que demander « l’immobilité », c’était suspendre la vie pendant
l’instant où était réalisé le silence. Le silence, c’est la suspension
de tout mouvement. Ce n’est pas, comme on le pensait générale­
ment de façon assez rudimentaire, la suspension des « bruits
excédant le bruit normal toléré dans la classe ».
Le « silence » dans les écoles communes signifie « cessation du
bruit » ; c’est l’arrêt d’une réaction, la négation du vacarme et du
désordre.
Tandis que le silence doit s’entendre d’une façon positive,
comme un état « supérieur » à l’ordre normal des choses, comme
une inhibition instantanée qui coûte un effort, une tension de
la volonté, qui détache les bruits de la vie commune, isolant l’âme
des voix extérieures.
C ’est là le silence auquel nous sommes arrivés dans nos écoles :
silence profond, bien que produit dans une classe de plus de
quarante petits enfants de trois à six ans.
Jamais un commandement n’aurait pu produire la merveilleuse
conquête de la volonté que représente l’arrêt de tout geste, à cette
époque de la vie à laquelle le mouvement paraît être l’irrésistible,
la continuelle caractéristique de l’âge. •
L ’œuvre collective s’est effectuée dans la recherche d’une
satisfaction intérieure chez ces enfants habitués à agir chacun
pour son compte.
Il faut enseigner le silence aux enfants : pour cela, il faut faire
exécuter différents exercices qui contribuent à la surprenante
capacité de discipline de nos petits.
J’appelais l’attention des enfants pour faire avec moi le silence.
Je me tenais debout ou assise, immobile, silencieuse. Un doigt
pourrait en bougeant produire un bruit, pourtant imperceptible ;
on pourrait respirer fortement : mais non, tout est silence absolu.
Ce n’est pas chose facile. J’appelle un enfant et je l’invite à faire
comme moi : il s’ajuste au mieux, debout, voilà un bruit! Il remue
un bras en le glissant tout doucement sur le bras de son petit
fauteuil, c’est un bruit ; son souffle n’est pas encore calme, silen­
cieux, imperceptible comme le mien.
Entre ces manœuvres et quelques mots brefs, concis, entre­
coupés par l’immobilité et le silence, les enfants restent ravis,
aux aguets. Beaucoup d’entre eux s’intéressent à quelque chose
I l6 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

qu’ils n’avaient encore jamais observé : au bruit qu’ils faisaient


et dont ils ne s’étaient jamais aperçu ; et ils découvrent qu’ils
sont plus heureux dans le silence. C ’est un silence absolu, ou rien,
absolument rien ne bouge. Ils me regardent quand je m’arrête,
droite, au milieu de la salle ; et c’est vraiment comme si « je n’y
étais pas ». Alors, tous essayent de m’imiter et cherchent à m’égaler.
J’avertis, çà et là, qu’un pied remue presque imperceptiblement...
L ’attention des enfants est attirée sur chaque partie de leur corps,
dans une volonté anxieuse d’atteindre à l’immobilité. Pendant
qu’ils s’exercent, le silence obtenu est vraiment différent de celui
qui, superficiellement, s’appelle « silence ». Il semble que, gra­
duellement, la vie disparaisse ; que la salle se vide peu à peu,
jusqu’à n’y avoir plus personne. Alors, on commence à entendre
le tic tac de l’horloge au mur ; et ce tic tac semble croître d’inten­
sité au fur et à mesure que le silence se fait plus profond. De la
cour, qui semblait silencieuse, voilà des bruits variés qui arrivent :
un oiseau qui pépie, un enfant qui passe. On reste fasciné par ce
silence comme par une conquête. « Voilà que tout est tranquille,
comme s’il n’y avait plus personne. »
Je fermais alors les fenêtres et je disais aux enfants : « Main­
tenant, écoutez une voix qui vous appelle tout légèrement par
votre nom. »
Alors, d’une pièce voisine, à travers la porte fermée, j’appelais
à voix basse, mais en articulant chaque syllabe, comme si j’appe­
lais quelqu’un à la montagne ; et cette voix, comme clandestine,
semblait atteindre le cœur même des enfants et s’adresser à leur
âme. Chaque enfant appelé se levait silencieusement, essayant
de ne pas bouger sa chaise en marchant sur la pointe des pieds,
assez imperceptiblement pour ne pas se faire entendre : son pas
résonnait toutefois dans le silence absolu, mais ne l’interrompait
pas, grâce à l’immobilité persistante de tous les autres. Il atteignait
alors la porte, le visage joyeux, exécutant quelques petits sauts
dans la pièce voisine, étouffant de petits éclats de rire, ou bien
s’accrochait à ma robe en s’appuyant sur moi ; ou bien il se pen­
chait pour regarder ses camarades, encore dans l’attente silen­
cieuse. L ’enfant appelé considérait avoir reçu un privilège, un
don, une récompense, sachant bien que tous seraient appelés,
mais on commençait par le plus silencieux de la salle. Ainsi, chacun
essayait de mériter l’appel certain en une attente parfaite. Je vis
un jour une petite fille de trois ans essayer d’étouffer un éter­
nuement... et y réussir! Elle retenait sa respiration dans sa petite
poitrine secouée, et résistait, jusqu’à la victoire.
Ce jeu ravissait les enfants : leur expression tendue, leur patiente
immobilité révèle l’attente d’un grand plaisir. Au début, alors
LES EXERCICES II?

que l’âme de l’enfant m’était encore inconnue, j’avais pensé


montrer des bonbons et des joujoux, les promettant à l’enfant
appelé ; je supposais que les cadeaux seraient l’attrait nécessaire
pour obtenir de tels efforts de l’enfance. Mais je m’aperçus bien
vite que c’était inutile.
Les enfants atteignaient les émotions et les joies du silence
après avoir soutenu leurs efforts, comme des navires atteignent
au port : heureux d’avoir éprouvé quelque chose de nouveau
et d’avoir remporté une victoire. C ’était là leur récompense. Ils
oubliaient la promesse du bonbon, et ne se souciaient pas de
prendre l’objet promis. J’abandonnai ainsi ce moyen inutile,
et je vis avec stupeur que le jeu répété se perfectionnait toujours
plus, jusqu’à maintenir les enfants de trois ans immobilisés dans
le silence pendant tout le temps nécessaire à l’appel ; j’arrivais
à faire sortir une quarantaine d’enfants ! C ’est que l’âme enfantine
possède en soi ses récompenses et ses joies spirituelles. Après ces
exercices, ils semblaient m’aimer davantage : certains étaient
devenus plus obéissants, plus « gentils » ; en effet, nous étions
comme isolés du monde, et nous avions passé quelques minutes
dyunion : moi, à les désirer et à les appeler ; eux, à recevoir, dans
le plus profond silence, la voix qui se tournait vers chacun d’eux
personnellement, le jugeant à ce moment le meilleur de tous!

La leçon sur le silence. — Voici un incident qui fut très efficace


pour perfectionner notre silence. Un jour, me rendant à une
Maison des Enfants, je rencontrai dans la cour une maman qui
tenait dans ses bras son bébé de quatre mois — emmailloté comme
c’était encore l’habitude à Rome, dans le peuple. Le bébé, tran­
quille et dodu, semblait l’incarnation de la paix.
Je le pris dans mes bras où il resta immobile. Alors, je m’avançai,
le bébé dans les bras : les enfants s’étaient tous précipités au dehors,
à ma rencontre, comme ils le faisaient souvent, me saisissant si
violemment à la hauteur des genoux qu’ils me jetaient presque
par terre. Je leur souris, montrant la poupée dans ses langes ; ils
sautèrent autour de moi, me regardant avec des yeux qui riaient
de plaisir, mais sans me toucher, par précaution pour le petit
bébé que je portais. J’entrai ainsi dans la salle, les enfants
tournoyant autour de moi. Je m’assis alors en face d’eux, sur
une grande chaise et non sur un de leurs petits sièges comme
c’était mon habitude ; c’est-à-dire que je m’assis avec solennité.
Ils regardaient le bébé avec un mélange de tendresse et de joie :
nous n’avions pas encore prononcé un mot, quand je leur dis :
« Je vous ai apporté un maître. » Ils se regardèrent, surpris, et
rirent : « Un maître? oui! parce que personne ne peut rester aussi
I l8 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

tranquille que lui. » Tous les enfants s’installèrent, immobiles,


à leur place. « Même les jambes ; personne ne peut garder les
jambes aussi immobiles. » Et tous d’ajuster soigneusement leurs
jambes pour qu’elles ne soient pas en désordre. Je les regardais
en souriant « Oui, mais elles ne seront jamais aussi immobiles
que les siennes : vous les bougez un petit peu ; lui, pas. Personne
ne peut être comme lui. » Les enfants étaient tout sérieux, péné­
trés de la supériorité de leur « maître ». Aucun ne souriait et leurs
yeux semblaient dire que c’étaient les langes qui en avaient le
mérite. Je continuai : « Personne ne peut rester aussi silencieux ».
Silence général. «Écoutez sa respiration... comme elle est délicate...
approchez-vous sur la pointe des pieds. » Quelques-uns se levèrent
et s’avancèrent tout doucement sur la pointe des pieds, l’oreille
tendue vers le bébé. Grand silence. « Personne ne pourra respirer
aussi silencieusement que lui. » Les enfants regardèrent, étonnés ;
ils n’avaient jamais pensé que, même immobiles, ils faisaient du
bruit, et que le silence des bébés est plus profond que le leur.
Ils essayèrent de retenir leur souffle. Je me levai. « Et maintenant,
je m’en vais doucement, doucement. » (Je marchai sur la pointe
des pieds, sans faire aucun bruit.) « Et pourtant, quoique je fasse
doucement, on m’entend : mais lui! Il s’en va avec moi, tout
silencieux. » Les enfants sourirent, émus, faisant la part de vérité
et de plaisanterie de mes paroles. Je restituai par la fenêtre la
poupée à sa maman.
Dans son sillage, une émotion subsistait : rien n’est plus doux
que le silence d’une respiration de nouveau-né. L ’expression de
Wordsworth sur la silencieuse paix de la nature pâlit en compa­
raison : « quel calme, quelle quiétude, le seul bruit des gouttes qui
tombent de l’aviron en suspens... »
Les enfants ressentent, eux aussi, la poésie de ce silence d’une
paisible vie humaine qui naît.

NOTA : Le silence, devenu une des caractéristiques les plus connues


de la méthode Montessori, fut adopté par beaucoup d’écoles communes ;
il a, de ce fait, contribué à y faire pénétrer, en quelque sorte, l’esprit montes-
sorien. C’est son influence qui a inspiré « la minute de silence » dans les
manifestations publiques, on s’en est également servi pour l’éducation reli­
gieuse.
L A M AITR ESSE

La maîtresse qui veut se consacrer à cette éducation doit bien


se convaincre de ceci : qu’il ne s’agit pas d’enseigner à l’enfant
des connaissances, les dimensions, les formes, les couleurs, etc.,
au moyen d’objets. Pas plus que notre but n’est d’amener l’enfant
à savoir se servir « sans erreurs » du matériel qu’on lui présente
en réussissant un exercice. Cela mettrait notre matériel au niveau
de n’importe quel autre, et réclamerait la collaboration conti­
nuellement active de la maîtresse ; elle devrait déverser ses con­
naissances, s’affairer à corriger chaque erreur, jusqu’à ce que
l’enfant ait appris. Enfin, le matériel n’est pas un moyen nouveau
susceptible d’être mis entre les mains de l'ancienne maîtresse
active pour l’aider dans son enseignement.
Non ; il s’agit d’un déplacement radical de l’activité qui existait
auparavant chez la maîtresse, et qui est ici laissée en majeure
partie à l’enfant.
L ’éducation se partage entre la maîtresse et le milieu. A l’an­
cienne maîtresse « enseignante » est substitué tout un ensemble,
beaucoup plus complexe ; c’est-à-dire que beaucoup d’objets
(les moyens de développement) coexistent avec la maîtresse et
coopèrent à l’éducation de l’enfant.
La différence profonde qui existe entre cette méthode et les
« leçons objectives » des anciennes méthodes, c’est que « les
objets » ne sont pas une aide pour la maîtresse qui doit les expli­
quer, mais que ce sont des « moyens didactiques ».
Cet ensemble constitue une aide pour l’enfant qui les choisit,
se les approprie, s’en sert et s’y exerce selon ses propres tendances
et besoins, d’après l’impulsion qu’il ressent. Les objets deviennent
ainsi « moyens de développement ».
C ’est tout cet ensemble, et non pas le seul enseignement de la
maîtresse, qui est le point essentiel : et comme c’est l’enfant qui
l’emploie, c’est lui qui est l’entité active et non pas la maîtresse.
La maîtresse a toutefois de nombreuses tâches, qui ne sont pas
faciles ; sa coopération n’est pas du tout exclue : mais elle devient
prudente, délicate et multiforme. Ses paroles, son énergie, sa
sévérité ne sont pas nécessaires ; mais ce qu’il faut, c’est sa science
occulte de l’observation ; c’est la façon de servir, d’intervenir ou
120 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

de se retirer, de parler ou de se taire, selon les cas et les besoins.


Elle doit acquérir une agilité morale qui n’était requise par
aucune autre méthode ; agilité faite de calme, de patience, de
charité et d’humilité. Ce sont les vertus, et non les mots qui la
préparent.
Si l’on veut résumer son devoir principal dans la pratique, on
peut dire que la maîtresse doit expliquer Yusage du matériel. Elle
est avant tout un trait d’union entre ce matériel et l’enfant. C ’est
un devoir simple, modeste, et pourtant bien plus délicat que dans
les anciennes formules où le matériel n’était qu’un trait d’union
destiné à faciliter la correspondance intellectuelle entre « la
maîtresse » — qui transmet ses idées — et l’enfant qui les reçoit.
Elle ne fait ici autre chose que faciliter à l’enfant le travail
actif et continu, l’éclairer, car c’est à lui à « choisir les objets »
et à « s’exercer avec eux ». On pourrait comparer ce travail à celui
qui se poursuit dans une salle de gymnastique où sont successive­
ment nécessaires le maître et les instruments : le maître enseigne
l’usage des barres ou des escarpolettes ; il montre comment
manier les poids, et les élèves s’en servent ensuite ; par l’usage, le
matériel de gymnastique « développe » la force, l’agüité et tout ce
qui est possible de se développer quand les énergies musculaires
sont en contact avec les moyens que leur offrent les exercices de
manège.
Ce professeur de gymnastique n’est pas un orateur ; il est
un indicateur. Et comme il ne réussirait pas à rendre ses élèves
robustes avec des mots, de même l’ancienne école était impuis­
sante à fortifier la personnalité et le caractère des enfants. Dans
nos classes où la maîtresse se contente d’indiquer et de diriger,
de mettre à la disposition des enfants une gradation d’exercices
mentaux, ceux-ci se renforcent ; ils deviennent des individus au
caractère robuste, à la discipline profonde ; ils acquièrent une
santé intérieure qui est précisément le résultat de la libération
de l’âme. La tâche de la maîtresse est double ; il faut qu’elle
connaisse le travail qu’on attend d’elle, et le rôle réservé au
« matériel », c’est-à-dire « aux moyens de développement ». Il
est difficile de préparer « théoriquement » cette maîtresse ; elle
doit « se former elle-même », apprendre à observer, à être calme,
patiente et humble, à contenir ses propres impulsions ; sa tâche
est éminemment pratique, sa mission délicate. Elle a plus besoin
d’un tremplin pour son âme que d’un livre pour son intelligence.
Son devoir, toutefois actif, peut s’apprendre clairement et
facilement : être Ventité qui met Venfant en rapport avec son réactif.
Elle doit savoir choisir l’objet et le présenter de façon à susciter
l’intérêt de l’enfant.
LA MAITRESSE 121

Il faut donc qu’elle connaisse parfaitement le matériel, l’a it.


continuellement présent à l’esprit, et apprenne avec exactitude la
technique de sa présentation, et la manière de traiter Fenfant afin
de pouvoir le guider efficacement. Elle pourra étudier théoriquement
des principes généraux qui lui seront utiles dans la pratique, mais
ce n’est qu’avec l’expérience qu’elle acquerra cette modalité
délicate qui varie selon les tempéraments ; on ne peut retenir
des esprits déjà trop évolués sur un matériel inférieur qui entraîne­
rait l’ennui ; et l’on n’offre pas des objets que l’enfant ne peut
encore apprécier et qui éteindraient par le découragement le
premier enthousiasme.

Connaissance du matériel

Pour connaître le matériel, la maîtresse ne doit pas se contenter


de le voir, de l’étudier d’après le livre ou d’en apprendre l’usage
suivant l’exposition d’une théorie. Il lui faut s’exercer longuement ;
chercher à apprécier, par l’expérience, les difficultés ou l’intérêt
que peut présenter chaque objet ; interpréter, bien qu’impar-
faitement, les impressions que peut en recevoir l’enfant. Si, par
la suite, elle montre autant de patience qu’un enfant à répéter
l’exercice, elle pourra mesurer par elle-même l’énergie et la
résistance dont il est capable à un âge déterminé. Elle pourra,
dans ce but, réunir les objets du matériel selon le degré d’avance­
ment de ses enfants et mesurer ainsi l’activité dont ils peuvent
faire preuve à leurs âges respectifs (voir plus haut le chapitre sur
l’ordre des exercices).

Soin de Fordre. — Outre que la maîtresse doit mettre l’enfant


en relation avec le matériel, elle doit aussi le mettre en relation
avec l’ordre qui l’entoure. C ’est la règle sur laquelle se base une
« organisation extérieure de discipline » très simple, mais suffisante
pour garantir un travail tranquille.
Chaque objet doit avoir son emplacement déterminé où il reste
tant qu’il n’est pas en usage. Un enfant ne peut en prendre un
qu’à l’endroit où il est « exposé au libre choix », et le remettre,
après usage, à cette même place, dans des conditions identiques
à celles où il l’a pris.
C ’est-à-dire qu’aucun enfant ne peut en finir avec un exercice
sur la seule satisfaction de sa première impulsion ; mais il doit
mener son travail jusqu’au bout, exerçant ainsi sa volonté pour
respecter les règles qui dirigent son milieu. Jamais un enfant ne
peut céder son matériel à un camarade, ni le prendre de lui.
122 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

Cette organisation, instituée dès le début, élimine toute compé­


tition. L ’objet qui n’est pas exposé n’existe pas pour celui qui le
cherche. Et s’il le désire très fort, il ne peut faire autre chose
que patienter, attendre que le petit camarade ait fini de s’en
servir et l’ait reposé à sa place.
Vigilance. — Enfin, la maîtresse « veille » à ce que l’enfant
absorbé dans son travail ne soit dérangé par aucun autre ; et ce
rôle d’ « ange gardien » répond à un de ses devoirs les plus
précieux.
Les leçons. — Dans cette tâche, elle doit distinguer deux périodes :
elle met d’abord l’enfant en communication avec l’objet, « l’initie »
à son usage (temps de l’initiation).
Ensuite, elle intervient pour éclairer l’enfant qui, grâce à des
exercices spontanés, a déjà réussi à distinguer les différences entre
les objets. C ’est à ce moment que la maîtresse peut le mieux
déterminer les idées acquises spontanément par l’enfant, et la
nécessité d’apporter la nomenclature des différences perçues.

La technique des leçons

P remière période : les initiations

Isolement de Vobjet. — Quand elle donne sa leçon, la maîtresse


peut aider l’enfant à utiliser le matériel sensoriel ; il faut que
Yattention soit isolée de tout ce qui n’est pas l’objet de la leçon.
Elle aura donc soin de placer une petite table vide auprès de lui
et d’y déposer le matériel qu’elle veut présenter.
Uexécution exacte. — L ’aide de la maîtresse doit consister
à présenter le matériel à l’enfant pour lui indiquer comment
on l’emploie, en exécutant elle-même une ou deux fois l’exercice :
par exemple, en enlevant les cylindres des emboîtements solides,
en les mélangeant et en les remettant à leur place. Ou bien, en
mélangeant les tablettes de couleur à appareiller, en en prenant une
au hasard (correctement afin de ne pas en toucher la couleur) et en
la disposant à côté de la tablette correspondante, et ainsi de suite.
Appel de Vattention. — Chaque fois que la maîtresse offre un
objet à l’enfant, elle doit le faire avec enthousiasme ; son intérêt
est nécessaire pour attirer l’attention du petit enfant.
Vempêchement de Vusage erroné. — Si la maîtresse voit se servir
du matériel d’une façon qui ne correspond pas à son but, c’est-
à-dire qui n’apporte aucune aide au développement de l’intelli­
gence enfantine, elle doit en empêcher l’usage : avec la plus grande
LA MAITRESSE 123
douceur toutefois, si Penfant est tranquille et en bonne disposition ;
par contre, s’il oppose une volonté de désordre, elle l’en empêchera
énergiquement ; il ne s’agit pas d’apporter un châtiment, mais
d’imposer à l’enfant une volonté intelligente.
L ’autorité devient, en effet, dans ce cas, le « soutien » de l’enfant,
en désordre par suite d’un déséquilibre momentané ; il a donc
besoin d’une force à laquelle s’arc-bouter ; on peut le comparer
à quelqu’un qui tomberait, et qui aurait besoin de s’accrocher
pour se maintenir debout. L 9aide consiste à ce moment-là à tendre
une main secourable.
Quand, au contraire, l’enfant « travaille », il se trouve en par­
fait équilibre ; et c’est du matériel que son esprit a besoin pour
s’exciter, comme le corps, cherchant à perfectionner son agilité,
a besoin de gymnastique.
Il nous faut distinguer nettement deux espèces d’erreurs que
peut commettre l’enfant :
i° Verreur contrôlée par le matériel lui-même: elle vient de ce
que l’enfant, malgré toute sa bonne volonté, ne réussit pas encore
l’exercice parce qu’il n’est pas mûr pour le faire parfaitement ;
ou parce qu’il ne distingue pas sensoriellement les différents sti­
mulants ; ou parce qu’il n’arrive pas à exécuter des mouvements
déterminés dont il n’a pas encore développé les mécanismes. Par
exemple, les erreurs dans les exercices avec les encastrements
peuvent venir de ce qu’il ne sait pas en distinguer la différence.
Ces erreurs sont contrôlées par le matériel qui ne permet pas de
continuer l’exercice sans que l’enfant s’en aperçoive ; elles ne
peuvent être corrigées que par le perfectionnement de l’enfant ;
sa « modification » sera la conséquence d’un patient exercice avec
le matériel. On peut ranger ces erreurs dans la catégorie de celles
qui sont salutaires. La bonne volonté les surmonte grâce à l’aide
des moyens offerts par l’extérieur.
2° U erreur dictée par la mauvaise volonté, par la négligence des
enseignements, comme par exemple de tirer les blocs de cylindres
comme une brouette, ou de construire des maisons avec les
tablettes de couleurs, ou de marcher sur les barres mises à la
file, ou de se passer un cadre de laçage autour de la tête, etc. C ’est
là un usage du matériel qui répond à un désordre, à des besoins
différents de ceux qu’il peut satisfaire : il s’ensuit la dispersion des
énergies, le bavardage ; toute action qui éloigne l’enfant de la
possibilité de se concentrer, l’éloigne par conséquent du but
à atteindre. On peut comparer cette dispersion à une hémorragie
qui gaspillerait le sang dont le rôle est de se concentrer dans le
cœur. On ne peut « s’instruire en se trompant » ; et plus longtemps
dure l’erreur, plus la possibilité d’apprendre s’éloigne.
12 4 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

C ’est alors que l’autorité de la maîtresse vient au secours de


la petite âme en péril en lui apportant une aide tantôt douce,
tantôt énergique.
Respect de l'activité utile. — Si, par contre, l’enfant se sert du
matériel en imitant la façon exacte dont la maîtresse s’en est
servie, ou même d’une façon différente imaginée par lui, mais
avec des modifications qui révèlent un travail de l’intelligence,
une invention utile à son développement, la maîtresse devra le
laisser répéter le même exercice ; il tentera des expériences autant
de temps qu’il le désirera, sans être interrompu dans son activité ;
on ne doit pas davantage corriger les petites erreurs qui arrête­
raient le travail craintif fait péniblement.
Bien terminer l'exercice. — Quand l’enfant a spontanément
abandonné son exercice et que cet élan qui le poussait à s’y appli­
quer est par conséquent arrêté, la maîtresse peut, et même doit,
intervenir afin qu’il remette à sa place l’objet dont il se servait,
afin que tout reste dans un ordre parfait.

D euxième période : les leçons

Le second temps est celui pendant lequel la maîtresse intervient


pour mieux déterminer les idées de l’enfant qui, après avoir été
initié, a déjà fait plusieurs exercices, et a réussi à distinguer les
différences présentées par le matériel sensoriel.
Cette intervention est destinée à enseigner une nomenclature
exacte.
On aide ainsi l’enfant a acquérir une correction de langage facile
à établir à ce jeune âge.
Un des soins les plus délicats doit être celui d’offrir les mots
exactement appropriés, et correspondant à l’idée que le matériel
doit fixer dans l’esprit de l’enfant. En apportant ces mots exacts,
la maîtresse les prononce correctement, clairement, scandant les
syllabes, sans toutefois emprunter une façon inusitée de parler,
c’est-à-dire sans affectation.

La leçon en trois temps

A cet effet, j’ai trouvé excellente, même pour les enfants nor­
maux, la leçon en trois temps employée par Séguin pour obtenir,
chez l’enfant déficient, l’association entre l’image et le mot cor­
respondant ; nous avons adopté cette leçon dans nos écoles.
Premier temps: Exactitude du mot et association de la percep­
tion sensorielle avec le nom. La maîtresse devra d’abord prononcer
LA MAITRESSE 125
les noms et les adjectifs nécessaires sans rien y ajouter : elle doit
prononcer les mots très détachés les uns des autres d’une voix
claire, de façon que les sons qui composent le mot soient distinc­
tement perçus par l’enfant.
Ainsi, par exemple, en faisant toucher le papier lisse et le papier
émeri, dans les premiers exercices sensoriels, elle dira : « il est
lisse !» — « il est rugueux ! » en répétant plusieurs fois le mot
avec des modulations différentes de la voix, mais toujours d’une
voix claire et en détachant les syllabes : « lisse, lisse, lisse » — « ru­
gueux, rugueux, rugueux ».
De même, pour les sensations thermiques, elle dira : « C ’est
froid !» — « C ’est chaud ! » et puis : « C ’est glacé !» — « C ’est
tiède !» — « C ’est brûlant ! »
Ensuite, elle commencera à se servir du mot générique « cha­
leur » — « plus de chaleur, moins de chaleur », etc.
Puisque la leçon de nomenclature doit consister à provoquer
l’association du nom avec l’objet ou avec l’idée abstraite que
représente le nom, Yobjet et le nom doivent uniquement servir
à frapper la conscience de l’enfant : c’est pour cela qu’il est indis­
pensable qu’aucun autre mot ne soit prononcé.
Deuxième temps: Distinction de Vobjet correspondant au nom.
La maîtresse doit toujours obtenir la preuve que sa leçon a atteint
le but qu’elle se proposait.
La première preuve sera de constater que le nom reste associé
à l’objet dans la conscience de l’enfant. Il faudra pour cela laisser
s’écouler le temps nécessaire ; c’est-à-dire qu’entre la leçon et
l’épreuve, elle devra observer un instant de silence. Et puis elle
demandera à l’enfant lentement, et en prononçant très clairement
le nom seul (ou l’adjectif) enseigné : « Qu’est-ce qui est lisse?
Qu’est-ce qui est rugueux ? »
L ’enfant désignera l’objet du doigt, et la maîtresse saura si
l’association est obtenue.
Ce second temps est le plus important ; c’est lui qui contient
la véritable leçon, l’aide pour la mémoire et l’association. Quand
la maîtresse a constaté que l’enfant a compris et qu’il est intéressé,
elle répétera plusieurs fois les mêmes questions : « Qu’est-ce qui
est lisse? » — « Et... qu’est-ce qui est... lisse !» — « Qu’est-ce qui
est rugueux? »
En répétant plusieurs fois sa question, la maîtresse insiste sur
ce mot qui sera finalement enregistré ; et à chaque répétition,
l’enfant, qui répond en indiquant l’objet, répète l’association qu’il
est en train de fixer. Si toutefois la maîtresse s’aperçoit, dès le
début, que l’enfant n’est pas disposé à faire attention, s’il se
trompe sans faire effort pour bien répondre, au lieu de corriger
126 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

et d’insister, la maîtresse devra suspendre la leçon pour la recom­


mencer à un autre moment ou un autre jour. En effet, pourquoi
corriger? Si l’enfant n’arrive pas à associer le nom avec l’objet,
la seule façon de l’y faire réussir sera de répéter le geste et de répéter
le nom ; c’est-à-dire répéter la leçon. Mais si l’enfant s’est trompé,
cela signifie qu’il n’est pas disposé à ce moment pour l’association
psychique qu’on voulait provoquer en lui ; il vaudra donc mieux
choisir un autre moment.
Si, par la suite, nous lui disions, par exemple : « Non, tu t’es
trompé »... et ainsi de suite, tous ces mots destinés à lui faire
des reproches frapperaient plus son esprit que les autres (lisse,
rugueux) et c’est ceux-là qui resteraient dans son esprit, retardant
la fixation des mots essentiels. Le silence qui suit l’erreur laisse, au
contraire, la conscience enfantine intacte ; et la leçon suivante
pourra se superposer efficacement à la première.
Troisième temps: Souvenir du nom correspondant à Tobjet. Le
troisième temps est une vérification rapide des leçons faites précé­
demment. La maîtresse demande à l’enfant : « Comment est
ceci?... » et si l’enfant est mûr pour répondre, il dira les mots
attendus : « C ’est lisse » — « C ’est rugueux ».
Et comme il arrive que les enfants ne sont pas sûrs de la pro­
nonciation de ces mots, souvent neufs pour eux, la maîtresse
peut insister et les faire répéter une fois ou deux, en réclamant une
prononciation plus claire : « Qu’est-ce que c’est? » — « Qu’est-ce
que c’est?... » Et si l’enfant affecte des défauts notoires de pro­
nonciation, c’est le moment de les relever avec exactitude pour
d’éventuels exercices de prononciation.

Illustrations pour l’application du matériel

E mboîtements solides

Dimensions. — Quand l’enfant s’est longuement exercé à manier


les quatre emboîtements solides, et qu’il a acquis la sûreté de cet
exercice, la maîtresse, après avoir disposé tous les cylindres de
hauteurs égales sur la table, l’un à côté de l’autre, choisit les
deux extrêmes et dit : « C ’est le plus gros » — « C ’est le plus
mince » ; puis elle les rapproche l’un de l’autre pour rendre la
comparaison plus nette ; les prenant alors par le bouton, elle les
fait pivoter sur leur base pour faire remarquer la différence et
puis elle les repose l’un près de l’autre, les juxtaposant dans le sens
de la verticale, afin de bien montrer qu’ils sont également hauts ;
elle répète plusieurs fois : « gros », « mince ». A chaque fois doit
suivre le temps de vérification pendant lequel la maîtresse
LA MAITRESSE 127
demande : « donne-moi le plus gros » — « le plus mince » et pour
faire l’épreuve du langage : « Comment est celui-ci? » Dans des
leçons successives, elle prend au fur et à mesure les deux cylindres
qui restent chaque fois aux extrémités ; enfin, elle se sert de toutes
les pièces, en choisit une au hasard et demande : « donne-moi un
cylindre plus gros que celui-ci » — « un plus mince »...
Avec le second emboîtement solide, on procède pareillement :
ici, on sort du socle les cylindres qui ont une base assez large
pour se tenir debout, et l’on dit : « C ’est le plus haut » — « C ’est
le plus bas », ensuite on juxtapose les pièces extrêmes, les prenant
à la file ; on les fait ensuite pivoter sur leur base, démontrant bien
qu’ils sont égaux. Des extrêmes, on passe à ceux du milieu, comme
pour le premier exercice.
Avec le troisième emboîtement solide, la maîtresse, après avoir
disposé tous les cylindres par ordre gradué, fait remarquer ce
qu’elle a dit précédemment : « C ’est le plus grand » — « C ’est le
plus petit ». Ensuite elle les pose l’un près de l’autre, et fait remar­
quer comme ils sont différents de hauteur et de base. Le procédé
est analogue à celui des deux exercices précédents ainsi qu’à celui
du quatrième.
On procède de la même manière avec les systèmes des prismes
gradués, des barres et des cubes : les prismes sont gros et minces
(dans l’escalier marron), mais d’égales longueurs ; les barres sont
longues et courtes (dans les barres rouges), mais de grosseur égale ;
les cubes sont grands et petits (dans la tour rose) et se différencient
dans les trois dimensions.

Les formes. — Après que l’enfant a prouvé qu’il distinguait


sûrement les formes des emboîtements plans, la maîtresse com­
mence les leçons de nomenclatures avec les deux formes opposées :
le carré et le cercle, suivant la même méthode. Elle n’enseignera
pas tous les noms relatifs aux figures géométriques, mais seule­
ment quelques-uns des principaux, comme le carré, le cercle,
le rectangle, le triangle, l’ovale, faisant remarquer spécialement
qu’il y a des rectangles étroits, des rectangles longs et d’autres
larges et courts, tandis que les carrés sont égaux dans tous leurs
côtés et ne peuvent être que grands ou petits. Cela se démontre
aisément avec les emboîtements : en effet, si on retourne la, pièce
carrée, elle entre toujours dans son emboîtement ; au contraire, le
rectangle qui se superpose dans le mauvais sens ne peut plus
y entrer. L ’enfant s’exerce très volontiers à cet exercice ; il dispose
dans le cadre un carré et une série de rectangles ayant le grand
côté égal au côté du carré, et l’autre côté décroissant graduellement
dans les cinq pièces successives.
128 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

On procède pareillement pour démontrer la différence entre


l’ovale, l’ellipse et le cercle : le cercle entre, quel que soit le sens
dans lequel on l’emboîte ; l’ellipse n’entre pas de travers ; mais elle
entre sens dessus dessous ; au contraire, non seulement l’ovale
n’entre pas de travers, mais pas davantage sens dessus dessous ;
il faut mettre la forme du côté de sa large courbe dans la partie
large de l’emboîtement, et la partie étroite du côté étroit. Les
cercles grands et petits entrent en tous sens. Je conseille de ne
faire remarquer les différences entre ovales et ellipses que plus
tard, et pas à tous les enfants : seulement à ceux qui semblent
s’intéresser particulièrement aux formes, soit par la fréquence
dans leur choix, soit par leurs questions ; il serait préférable que
ces différences ne soient reconnues que spontanément par les
autres enfants, plus tard, dans les classes élémentaires.

Le guide de l’enfant

Le travail de la nouvelle maîtresse est celui d’un guide. Elle


guide pour l’utilisation du matériel, pour la recherche des mots
exacts, pour éclairer chaque travail ; elle guide pour empêcher
toute perte d’énergie ; pour, éventuellement, redresser l’équilibre.
Véritable guide sur le chemin de la vie, elle ne pousse ni ne
ralentit ; elle est satisfaite de sa tâche quand elle a garanti à ce
précieux voyageur qu’est l’enfant la justesse du chemin.
Pour être un guide sûr et pratique, il lui faut s’exercer beaucoup.
Ayant compris que les époques de l’initiation et de l’intervention
sont différentes, elle reste souvent incertaine sur le degré de
maturité de l’enfant et sur l’opportunité de passer d’une période
à l’autre. Quelquefois, elle attend trop que l’enfant se soit exercé
lui-même à distinguer les différences avant d’intervenir pour lui
enseigner la nomenclature.
Je trouvai un jour un enfant de cinq ans qui savait composer
tous les mots, connaissait très bien l’alphabet (qu’il avait appris
en quinze jours) ; il savait écrire sur son ardoise. Ses dessins
libres prouvaient qu’il était non seulement un observateur, mais
que, d'intuition, il connaissait la perspective, à la façon dont
il avait dessiné une maison et une petite table. Pour l’exercice du
sens chromatique, il mélangeait les sept gradations des neuf cou­
leurs employées par nous, c’est-à-dire qu’il mélangeait soixante-
trois tablettes recouvertes chacune d’une soie de couleur ou d’une
gradation différente ; il séparait rapidement tous les groupes, et
puis disposait les objets par gradation, remplissant une table par
leur juxtaposition ; on eût dit un tapis aux tons dégradés. Je fis
LA MAITRESSE 129
avec lui cette expérience : je lui montrai, près de la fenêtre, en
pleine lumière, une tablette de couleur, l’invitant à la bien regarder
pour se la rappeler, et puis je l’envoyai à la petite table sur laquelle
étaient disposées toutes les autres tablettes, afin de choisir celle
qui lui paraissait identique à la sienne. Il commettait souvent de
très légères erreurs ; il arrivait quelquefois à choisir la teinte
identique, mais plus souvent la teinte voisine ; très rarement une
teinte éloignée de deux degrés. Il avait donc une puissance de
discrimination et une mémoire des couleurs vraiment extraordi­
naires. Il était, comme presque tous, passionné par les exercices
du sens chromatique.
Je lui demandai le nom de la couleur blanche, et il hésita
longuement ; ce n’est qu’après quelques secondes qu’il dit, incer­
tain, blanc. Un enfant de cette intelligence pouvait donc sans
intervention spéciale de la maîtresse avoir appris le nom de cette
couleur en famille.
La maîtresse m’expliqua que, devant la grande difficulté de cet
enfant à retenir les noms des couleurs, elle s’était limitée à laisser
l’exercice sensoriel se développer tout seul.
Elle avait cru ne pas devoir encore intervenir. Certainement,
l’éducation de cet enfant était un peu désordonnée et la direction
libre à l’excès. Quoiqu’il soit louable de baser les idées sur l’édu­
cation sensorielle, il convient pourtant d’associer, à un moment
donné, le langage aux perceptions.
La maîtresse doit éviter le superflu, mais ne doit pas oublier
le nécessaire.
L ’apport du superflu et le manque du nécessaire sont les deux
principales erreurs ; la ligne de démarcation entre ces deux
extrêmes indique le niveau de la perfection. Le but à atteindre
est d’établir avec ordre l’activité spontanée de l’enfant.
Aucun maître ne peut fournir à l’élève l’agilité qu’il acquiert
par la gymnastique ; il doit se perfectionner de lui-même.
Il n’y a qu’à se rappeler ce que fait le professeur de piano :
il enseigne la position du corps à son élève ; il lui apporte la
notion des notes ; il lui montre la correspondance entre la note
écrite et celle qu’il touche sur l’instrument, la position des doigts ;
puis il le laisse s’exercer.
Le pianiste aura donc dû se former lui-même ; et la réussite sera
d’autant plus grande que ses tendances naturelles l’auront amené
à insister sur les exercices : toutefois, le pianiste ne se serait pas
formé par le seul exercice, sans la direction du maître.
Il est souvent difficile d’empêcher l’intervention de la maîtresse
quand le petit enfant reste longuement embarrassé devant l’erreur,
et qu’il fait des efforts répétés pour se corriger. Elle est prise de
I30 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

pitié et intervient, mue par un irrésistible désir de l’aider. Mais


quand on arrive à empêcher l’intervention, et que l’on a seulement
un mot d’encouragement, bien vite le petit élève montre, par son
visage souriant, la joie d’avoir vaincu un obstacle.
Les enfants normaux répètent ces exercices un grand nombre
de fois, plus ou moins, naturellement, selon l’individu ; certains
sont fatigués après cinq ou six répétitions ; mais il y en a d’autres
qui déplacent et ramassent les pièces plus de vingt fois sans jamais
perdre leur expression d’intérêt. Après avoir constaté seize exer­
cices exécutés de suite par une petite fille de quatre ans, je fis,
un jour, chanter un hymne à toute la classe, pour distraire son
attention ; mais elle continua, imperturbable, à retirer, à mélanger
et à remettre les cylindres en place.
Une maîtresse intelligente peut se livrer à des études de psycho­
logie individuelle bien intéressantes et, jusqu’à un certain point,
mesurer le temps de résistance de l’attention aux divers stimulants.
En effet, quand l’enfant s’éduque par lui-même et que le
contrôle et la correction de l’erreur sont cédés au matériel, il ne
reste plus à la maîtresse qu’à observer.
Elle enseigne peu, observe beaucoup ; par-dessus tout, sa fonc­
tion consiste à diriger les activités psychiques des enfants et leur
développement physiologique. C ’est pour cela que j’avais changé
le nom de maîtresse en celui de directrice.
Ce nom faisait sourire, les premiers temps, parce qu’on se
demandait qui devait être dirigé par cette maîtresse qui n’avait
pas de sous-ordre, et qui devait laisser la liberté aux petits écoliers ;
mais sa direction est bien plus profonde et bien plus importante
que celle que l’on entend communément par ce mot, car cette
maîtresse dirige la vie et les âmes.
Les maîtresses doivent savoir clairement que leur devoir est
de guider, et que Vexercice individuel est l’œuvre de l’enfant.
Ce n’est qu’après avoir fixé cette conception qu’elles sont capa­
bles d’appliquer rationnellement une méthode destinée à guider
l’éducation spontanée de l’enfant, et de lui communiquer les
notions nécessaires. C ’est dans l’occasion et dans la modalité de
l’intervention que réside Yart personnel de l’éducatrice.

Entretien sur les préjugés

Le devoir de nos maîtresses est très simplifié par rapport


à celui des maîtresses ordinaires. Le « nécessaire » est indiqué,
il leur est enseigné d’éviter le « superflu » qui forme obstacle au
progrès des enfants, c’est-à-dire qu’il est donné une limite.
LA MAITRESSE 13 1

Les vieilles conceptions et les vieux préjugés sont la source


d’une déperdition d’attention et d’énergie chez l’éducateur.
Ils font tous allusion à ces « degrés dans la difficulté » que
l’écolier doit gravir et au « repos nécessaire à l’enfant ».
Les préjugés sur la facilité et sur la difficulté des connaissances
constituent un des soucis dont nous avons libéré la maîtresse. La
facilité et la difficulté des choses ne peuvent se juger qu’à la lumière
d’une expérience directe.
Il semble à bien des maîtres qu’en enseignant par exemple les
formes géométriques, on enseigne la géométrie, et que cette étude
soit prématurée dans les classes enfantines. D ’autres remarquent
que, pour présenter des formes géométriques, il conviendrait
de se servir de solides plutôt que de figures planes.
Un mot est donc nécessaire pour combattre ces préjugés.
Observer une forme géométrique, ce n’est pas l’analyser ; or,
c’est dans l’analyse que commence la difficulté. Si l’on parlait
à l’enfant, par exemple, de côtés et d’angles, en les lui expliquant,
on entrerait vraiment dans le champ de la géométrie, ce que je
crois être prématuré pour la première enfance. Mais Yobservation
de la forme peut être adaptée au jeune âge : le plan de la table
devant laquelle l’enfant s’assied pour manger sa soupe est sans
doute un rectangle ; le plat qui contient le mets désiré est un
cercle ; et nous croyons certes l’enfant assez mûr pour regarder
la table et le plat.
Les pièces d’emboîtement que nous présentons n’appellent
l’attention que sur une seule forme. Quant au nom qui s’ensuit,
il est analogue aux autres noms de la nomenclature ; pourquoi
trouverions-nous prématuré d’enseigner à l’enfant les mots cercle,
carré, ovale, alors qu’il entend dire chez lui un rond pour une
assiette? N ’est-ce pas un affront à l’intelligence de l’enfant? Il
entendra bien dire aussi chez lui que la table est carrée, que le
tabouret est ovale, etc.; et ces mots d’usage resteront confus dans
son esprit et dans son langage, si une aide semblable à celle que
nous apportons pour l’enseignement des formes n’intervient pas
ici.
Il faut bien nous dire que, constamment, l’enfant, livré à lui-
même, fait un effort pour comprendre le langage des adultes et
les choses qui l’entourent, alors qu’un enseignement opportun,
qu’une méthode rationnelle préviennent cet effort ; donc, pas une
fatigue, mais un repos pour l’enfant, et la satisfaction de son désir.
Ici aussi existe un préjugé : on pense ordinairement que l’enfant,
laissé â lui-même, repose complètement son esprit : s’il en était
ainsi, il resterait indifférent au monde ; nous le voyons, au con­
traire, conquérir spontanément notions et langage. Il est comme
13 2 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

un voyageur qui observe autour de lui les choses neuves qui se


présentent, et qui cherche à entendre le langage inconnu qui
l’entoure. Il fait donc de grands efforts spontanés pour comprendre
et pour imiter. L ’enseignement que l’on donne aux petits doit
précisément atténuer leurs efforts en transformant la conquête
en joie ; nous sommes les cicerone de ces voyageurs ; ils font leur
entrée dans la vie de la pensée humaine, et nous les aidons à ne
perdre ni leurs forces, ni leur temps, en efforts inutiles.
L ’autre préjugé auquel je faisais allusion est qu’il vaudrait
mieux présenter à l’enfant des solides géométriques que des plans
(sphère, cube, prisme, etc.).
Laissons de côté le point de vue physiologique, qui démontre
que la vision des solides est plus complexe que celles des plans,
et restons sur le plan plus pédagogique de la vie pratique.
Les objets qui se présentent au regard en plus grand nombre
dans le milieu extérieur sont comparables à nos enboîtements
plans : les portes, l’encadrement d’une fenêtre, le cadre d’un
tableau, le plateau d’une table : ce sont bien des objets solides,
mais avec prédominance des deux dimensions déterminant la
forme du plan ; et nous disons que cette fenêtre est rectangulaire,
que cette corniche est ovale, que ce tabouret est carré.
Les solides déterminés par la forme de leur plan prédominant sont
donc véritablement — et presque uniquement — ceux qui s’offrent
à notre vue ; ces solides sont d’ailleurs représentés par nos emboî­
tements plans.
L ’enfant reconnaîtra très souvent dans son milieu les formes
ainsi apprises ; mais il reconnaîtra plus rarement les formes des
solides géométriques.
Que le pied d’un tabouret soit un prisme ou un cône tronqué
ou un cylindre allongé, il ne le verra que bien plus tard ; il saura
d’abord que le plan de la table sur laquelle il pose les objets est
rectangulaire. Nous parlerons ensuite de la forme en prisme ou en
cube d’une armoire ou d’une maison. En fait, les pures formes
géométriques solides n'existent jamais dans les objets extérieurs,
mais seulement des combinaisons de formes ; d’où l’énorme diffi­
culté de déterminer du regard la forme compliquée d’une armoire ;
il faudra que l’enfant y reconnaisse une analogie de forme, non
une identité.
Par contre, il reconnaîtra parfaitement les formes géométriques
représentées par les fenêtres, par les portes, par les faces des
objets domestiques et les tableaux qui ornent les murs, les murs
eux-mêmes, les planchers, etc.
C ’est la connaissance des formes présentées dans les emboîte­
ments plans, qui sera pour lui une espèce de clef magique pour
LA MAITRESSE 133
l’interprétation de tout son milieu extérieur, et qui pourra lui
apporter l’illusion consolante de connaître les secrets du monde.
Un jour que j’avais emmené se promener avec moi, à Rome,
un enfant d’une école élémentaire qui étudiait le dessin géomé­
trique et qui connaissait les figures géométriques planes, nous
nous étions arrêtés sur une terrasse d’où l’on découvre une grande
place et l’étendue de la ville, et je lui dis : « Regarde, toutes ces
œuvres des hommes : c’est un amoncellement de figures géomé­
triques » ; en effet les rectangles, les ellipses, les triangles, les demi-
cercles perforaient et ornaient de cent manières diverses les
façades rectangulaires des édifices. Cette uniformité sur une telle
étendue semblait éprouver la limitation de l’intelligence humaine,
alors que, dans un petit jardin voisin, les herbes et les fleurs
illustraient l’infinie variété des formes de la nature.
L ’enfant n’avait jamais fait ces observations : il avait étudié
les angles, les côtés, les constructions des figures géométriques
linéaires, sans penser à autre chose ; il n’en éprouvait que l’ennui
d’être obligé à un travail aussi aride. Tout d’abord, il rit, à l’idée
de l’homme qui amoncelle les figures géométriques, puis il s’y
intéressa, regarda longuement : je vis dans son expression qu’il
réfléchissait.
A droite d’un pont, les armatures d’une usine en construction
limitaient aussi des rectangles : « Ce qu’ils peinent ! » dit-il,
désignant les ouvriers : et puis nous allâmes vers le petit jardin
et nous y restâmes silencieux, contemplant les herbes qui y pous­
saient toute seules : « C ’est beau ! » dit-il encore ; mais ce « beau »
correspondait à un mouvement intérieur de son âme.
Je pensai alors que, dans l’observation des formes géométri­
ques, des emboîtements plans et des plantes cultivées par les
enfants — et qu’ils voient croître sous leurs yeux — se trouvaient
des sources précieuses pour l’éducation spirituelle.
Une autre préoccupation de la maîtresse ordinaire est celle de
gonfler les connaissances de l’enfant par des applications conti­
nuelles au milieu, ou par des « généralisations ». Or le fait de « tout
lui faire voir » « de réfléchir sur tout » est un travail anxieux ; de
plus, c’est un éteignoir pour les énergies enfantines ; un véritable
arrachement de tout ce qui eût créé en lui un « intérêt ».
Nous touchons à la partie spirituelle de cette fatale intervention
de l’adulte qui veut se substituer à l’enfant ; ce faisant, il apporte
l’obstacle le plus sérieux à son développement. Les beautés
découvertes spontanément par l’enfant dans le monde extérieur
qui l’entoure, et qui lui apporteraient d’une fois à l’autre joie
et satisfaction, à cause de l’instruction de l’adulte qui les lui
déflore, ne lui causent que l’ennui de l’inertie mentale.
134 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

Notre maîtresse ne se préoccupe donc pas des « applications » ;


elle ne doit pas craindre que l’enfant, comme tant de gens veulent
l’insinuer, s’arrête misérablement au matériel que nous avons
limité, le substituant à la variété des choses offertes par la nature,
ni au milieu plus vaste de l’école ou de la maison.
Il est bien certain que si, en s’exerçant avec le matériel sensoriel,
il a accru sa capacité de distinguer entre les choses, et s’il a ouvert
à son âme la route vers une activité toujours croissante de travail,
il est devenu un observateur plus parfait et plus intelligent ;
et celui qui a été intéressé par le moins le sera par le plus.
Ce que nous devons attendre des enfants normaux, c’est l’explo­
ration spontanée du milieu extérieur — l’exploration volontaire
de l’ambiance. Les enfants trouvent une joie à chaque nouvelle
découverte : il se développe chez eux un sens de dignité et de
satisfaction qui les encourage indéfiniment à chercher autour d’eux
de nouvelles sensations, et qui les rend spontanément observateurs.
La maîtresse devra guetter avec un soin toujours croissant
l’enfant dont l’esprit atteint ces généralisations. Ainsi, un jour
qu’un de nos petits garçons de quatre ans courait sur la terrasse,
il s’arrêta en s’écriant: « Oh !... le ciel est bleu ! » et il resta immo­
bile, regardant longuement l’étendue du ciel.
Une autre fois, en entrant dans une Maison des Enfants, cinq
ou six petits enfants s’arrêtèrent autour de moi, caressant silen­
cieusement mes mains et ma robe en disant : « C ’est lisse, c’est
du velours »; alors beaucoup d’autres enfants vinrent à moi et,
avec le plus grand sérieux, répétèrent les mêmes mots en me
touchant. La maîtresse voulait intervenir pour me libérer, je lui
fis signe de ne pas bouger et je restai moi-même immobile et
silencieuse, admirant cette activité spontanée. Notre plus grand
triomphe sera toujours d’obtenir le progrès spontané de l’enfant.
Ainsi, un enfant qui s’exerçait à remplir au crayon de couleur
des figures linéaires, s’empara d’un crayon rouge pour colorier
un arbre ; la maîtresse voulut intervenir : « T e semble-t-il que les
arbres aient le tronc rouge? » Je la retins et laissai l’enfant colorier
son arbre en rouge. Ce dessin était précieux pour nous. Il révélait
que le milieu n’était pas observé avec exactitude. Mais le même
enfant continuait, en classe, les exercices du sens chromatique ;
puisqu’il allait au jardin avec ses camarades, il pouvait observer
la couleur des troncs d’arbres ; et l’exercice sensoriel ayant appelé
son attention sur les couleurs de son milieu, ce fut un beau moment
quand il s’aperçut que le tronc des arbres n’était pas rouge. Il
s’empara par la suite d’un crayon marron pour colorier le tronc ;
il fit les branches et les feuilles en vert. Enfin, il coloria les branches
en marron, ne mettant en vert que les feuilles.
LA MAITRESSE 13$

Nous obtenons ainsi la preuve du progrès intellectuel de


l’enfant.
On ne fait pas des observateurs en disant : « observe », mais en
donnant le moyen d’observer ; et ce moyen, c’est l’éducation des
sens. Une fois le rapport établi entre l’enfant et son milieu, le
progrès est assuré : les sens affinés aident à mieux observer, et
le milieu, avec ses variétés qui retiennent l’attention, perfectionne
l’éducation sensorielle. Au contraire, il est stérile de séparer
l’éducation sensorielle de la connaissance des qualités des corps.
Ainsi, quand le maître a enseigné, par les vieilles méthodes, le
nom, par exemple, des couleurs, il a apporté une connaissance sur
une qualité déterminée mais il n’a pas éduqué l’intérêt pour la
couleur. L ’enfant connaîtra ses couleurs en les oubliant une
à une, et restera totalement dans les limites des leçons qu’il aura
reçues de son maître. Quand le maître, toujours selon la méthode
ancienne, aura ensuite provoqué la généralisation de l’idée en
disant, par exemple : « de quelle couleur est cette fleur? ce ruban? »
etc., l’attention de l’enfant restera languissante, fixée sur les
exemples proposés par l’éducateur.
Si nous comparons l’enfant à une horloge ou à un mécanisme
quelconque, nous pouvons dire que l’ancienne méthode consiste
à prendre les dents d’un rouage immobile avec l’ongle pour le
faire tourner ; le tour correspond exactement à la force motrice
appliquée par l’ongle ; la culture reste limitée à la pression du
maître sur l’enfant ; la méthode nouvelle est au contraire sem­
blable à Yélan qui pousse tout le mécanisme en un mouvement
spontané, mouvement qui se trouve être en rapport direct avec
la machine, et non avec l’œuvre de celui qui a donné l’élan. Le
développement psychique spontané de l’enfant continue indéfini­
ment ; il reste en rapport direct avec le potentiel psychique de
l’enfant lui-même et non avec l’œuvre du maître.
Le mouvement — ou l’activité psychique spontanée — part,
dans notre cas, de l’éducation des sens ; il est maintenu par
l’intelligence observatrice. Ainsi, le chien de chasse qui reçoit
son habileté, non de l’éducation de son patron, mais de Vacuité
spéciale de ses sens ; il prend plaisir puis se passionne pour la
chasse, en affinant de plus en plus ses perceptions sensorielles.
Le même phénomène se produit avec le pianiste qui, en affinant
à la fois son sens musical et l’agilité motrice de sa main, aime
toujours davantage tirer de son instrument des harmonies nou­
velles ; l’exercice affinant le sens et l’agilité, il est lancé sur une
voie de perfectionnement, qui n’aura pour limites que celles de
sa personnalité psychique. Par contre, un physicien pourra con­
naître toutes les lois de l’harmonie qui font partie de sa culture
136 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

scientifique ; mais il ne pourra pas exécuter la plus simple compo­


sition musicale ; et sa culture, quoique vaste, aura pour limites
celles de la branche de sa science — l’acoustique.
Notre but éducatif pour la première enfance est d’aider le
développement, non d’ apporter la culture. Aussi, après avoir offert
à l’enfant le matériel destiné à provoquer le développement de
ses sens, nous faut-il attendre que survienne en lui l’ activité
observatrice.
L A PIERRE D E T O U C H E

L’observation

Nous serons bien souvent stupéfaits de voir des enfants, non


seulement observer spontanément le milieu en apercevant ce
qu’ils n’y distinguaient pas auparavant, mais faire des comparaisons
avec ce qu’ils se rappellent ; certains de leurs jugements révèlent
une accumulation d’observations, une espèce de « pierre de touche »
que nous ne possédions pas. Ils confrontent les choses extérieures
avec les images qui se sont fixées dans leur esprit, et ils expriment
des jugements surprenants d’exactitude. A Barcelone, un ouvrier
entra un jour dans une classe en apportant une vitre qu’il devait
remettre à une fenêtre. Un enfant de cinq ans déclara : « Ça n’ira
pas : elle est trop petite ». C ’est seulement en l’appliquant que
l’ouvrier s’aperçut qu’elle était en effet trop courte d’un centimètre.
Deux enfants de cinq et six ans discutaient ainsi dans une
Maison des Enfants de Berlin : «Crois-tu que le plafond soit haut de
3 m ? — Non, il doit avoir 3 m 25 ». La hauteur était en effet un
peu supérieure à 3 mètres.
Une petite fille de cinq ans, voyant entrer une dame, lui dit :
« La couleur de votre robe est exactement celle de la fleur qui est
là-bas ». La dame alla dans la pièce voisine et y trouva une fleur
qui n’était pas visible de la pièce dans laquelle elle était entrée ;
confrontant la fleur avec sa robe, elle trouva l’identité surprenante.
Évidemment la faculté maximum de la dame consistait à recon­
naître l’identité de couleurs entre deux objets, mais la petite fille
avait quelque chose de plus : une acquisition intérieure à laquelle
elle pouvait recourir, ici pour la fleur, là pour la robe, tout comme
nous avons fixé une unité de mesure qui nous permet de juger
des rapports entre les choses mesurables, ou une pierre de touche.
On peut considérer cette pierre de touche qui permet des manifes­
tations si étonnantes chez les enfants et qui les pousse sur un plan
qui nous est souvent inaccessible, comme un phénomène inconnu
jusqu’ici. Il semble que certaines acquisitions psychiques ne sont
possibles qu’à certains âges, et ne le sont plus par la suite. La pos­
sibilité des petits enfants de se rappeler et de reproduire les sons
du langage et d’en apprendre les mots, en est une preuve suffisante.
13 8 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

L ’âge auquel s’imprime le langage de façon indélébile, c’est


« la période » en laquelle la nature a déposé une « sensibilité
extraordinaire », destinée à fixer les accents et les mots. On ne
peut revenir en arrière dans la vie ; et ce que l’esprit a acquis
durant une période sensible, c’est l’acquisition définitive qui
ne pourra plus jamais se retrouver à aucune autre époque. Ainsi,
l’acquisition primitive des images sensorielles et la fixation des
mouvements se trouvent dans des périodes de l’enfance qui, une
fois passées sans fruits, ne peuvent être remplacées.
Quand notre attention est éveillée sur ces faits, nous percevons
des variations plus petites qui les confirment toujours plus forte­
ment. L ’enfant de trois ans est capable de répéter quarante fois
de suite un exercice (par exemple, celui des emboîtements solides),
que l’enfant de six ans ne peut répéter plus de cinq ou six fois de
suite. Par contre, l’enfant de six ans est capable d’exercices supé­
rieurs à ceux dont est capable un enfant de trois ans, que de plus
petits enfants, non seulement seraient incapables de faire, mais
auxquels ils resteraient tout à fait étrangers.
L ’observation se répète sur le plan moral. La période de forma­
tion vivace de la première enfance est aussi celle où peut s’établir
une forme d9obéissance parfaite ; c’est cette forme d’obéissance que
l’on considérait comme de l’« imitation ». Quand on approfondit
ce phénomène, et quand les circonstances ambiantes sont favo­
rables au développement de l’enfant et, par conséquent, à ses
expressions les plus profondes, on voit chez lui la possibilité d’une
étonnante adaptation aux êtres qui l’entourent ; c’est cette adap­
tation que nous devons essayer d’établir sur une base d’ « amour ».
Plus tard, à moins d’une très haute perfection morale — excep­
tionnelle — due à des forces surnaturelles, on ne retrouvera
plus cette forme d’obéissance ; mais seulement une « adhésion
raisonnable » ou une « soumission forcée ».
On remarque le même phénomène avec une extraordinaire
évidence dans le développement du sentiment religieux. L e petit
enfant a une tendance qui ne peut mieux se qualifier que de
« période sensible » de l’âme ; il a durant cette période des intui­
tions et des élans religieux. Celui qui n’a pas eu l’occasion d’ob­
server l’enfant libre d’exprimer le besoin de sa vie intérieure en
reste surpris. Il semblait au début que ces petits enfants fussent
exceptionnellement doués d’intuitions surnaturelles, alors qu’il
est impossible de donner rationnellement cette « éducation reli­
gieuse » ; à l’âge dit de raison, l’enfant pourra saisir et approfondir
avec l’intelligence illuminée de la foi.
La « période sensible » est une base d’acquisitions merveilleuses.
L ’homme ne pourra plus l’acquérir plus tard.
LA PIERRB DE TOUCHE 139

L’ordre mental

L ’esprit du petit enfant n’est certainement pas vide de connais­


sances ni d’idées quand débute l’éducation des sens ; mais les
images restent confuses, « sur le bord de l’abîme ». L e chaos de
son âme n’a pas besoin de choses nouvelles, mais seulement de
mettre de Yordre dans celles qui existent. Il commence à distinguer
les caractères des objets, la quantité de la qualité ; il sépare ce
qui est forme de ce qui est couleur ; il distingue les dimensions,
selon leur prédominance, en objets longs et courts, gros et minces,
grands et petits. Il les sépare en groupes, les appelant par leur nom :
blanc, vert, rouge, bleu, jaune, violet, noir, orange, marron, rose.
Il distingue la couleur dans son intensité, appelant clair et foncé
les deux extrêmes. Le goût est séparé des odeurs, la beauté de la
laideur, les sons des bruits.
Comme l’enfant avait appris à mettre « chaque chose à sa place »
dans le milieu extérieur, il est arrivé, grâce à l’éducation des sens,
à trouver un classement basé sur ces images mentales. C ’est la
première manifestation d'ordre de l’esprit qui se forme : c’est le
point de départ pour que la vie psychique se développe en évitant
les obstacles.
La « conquête du monde extérieur », avec ses images sensibles,
sera désormais facile et ordonnée. La mise en ordre qui vient de
commencer a préparé les conditions de vie.
C ’est ainsi que ceux dont on a dit qu’ils étaient des « illuminés »
procédèrent pour l’observation du monde ; ils commencèrent par
distinguer les choses, les regrouper puis les classer ; et puis
ils inventèrent des noms pour les distinguer, et ils constatèrent
que cela était bien. Ils unirent alors la connaissance exacte au
langage scientifique.
Et ce fut le début de toutes les sciences qui étudient les choses
existantes.

L’ Élévation

Le silence — Les abstractions matérialisées

Dans les écoles communes, on institue un état « d’ordre » moyen


bien qu’on ne l’ait jamais bien défini. C ’est cet état de la classe
qui rend possible la leçon du maître.
Et comme cet état n’est obtenu que dans une atmosphère de
contrition, la classe cherche toujours à sortir de cet état moyen
d’ordre, pour tourner au désordre ; là, des mouvements de tous
140 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

genres — incoordonnés et sans but — produisent un bruit, une


agitation qui rend la leçon difficile ou impossible ; l’ordre moyen
en est troublé. Il faut alors un énergique appel au « silence »,
désignant précisément l’ordre moyen par ce mot.
Et comme cet « ordre moyen » est normal et « habituel » il suffit
d’un simple rappel pour l’obtenir.
Pour nous, « l’ordre moyen » (qui a une autre forme parce qu’il
résulte du travail individuel des écoliers) est un point de départ
pour s’élever à un degré supérieur : un degré encore inconnu. Le
silence est donc une conquête positive qui s’obtient grâce à la
connaissance et à l’exercice.
La conscience doit être amenée à contrôler le moindre mouve­
ment dans tous ses détails, pour obtenir l’immobilité absolue
qui engendre le silence : le silence, cette chose impressionnante,
neuve, qui n’avait pas encore été appréciée. Dans les écoles
communes, le but de l’appel au « silence » est de permettre à la vie
normale de continuer.
Alors que le silence de l’immobilité suspend la vie normale,
suspend le travail utile, n’a aucun « but pratique ». Toute son
importance, tout son attrait tiennent à ce que, en suspendant la
vie commune, il hausse l’individu vers un niveau supérieur ;
ce n’est pas l’utilité qui est recherchée, mais une conquête.
Quand nous voyons que de petits enfants de trois ou quatre ans
demandent à « faire le silence » ou que, invités à le faire, ils y
répondent avec enthousiasme, nous avons la preuve que les enfants
goûtent les plaisirs supérieurs. Ceux qui ont assisté à quelques-unes
de ces scènes auront été surpris : le maître, qui voulait écrire au
tableau le mot silence, avant même d’avoir terminé le mot, était
environné d’un silence total dans cette.réunion de quarante ou
cinquante petits enfants qui, l’instant d’avant, s’affairaient à leurs
travaux.
La vie motrice était suspendue par contagion, avec enthou­
siasme. Quelques enfants avaient « lu » les premières lettres du
mot que l’on écrivait au tableau ; ils avaient compris l’ordre :
« silence ! » chacun suspendait ses mouvements, commençait
à établir ce silence; chacun, intuitivement, s’y associait; le silence
appelait le silence, sans qu’aucune voix l’eût sensiblement
invoqué.
Dans les écoles ordinaires, un certain niveau moyen représente
« le bien », un bien qui n’est pas défini, pas étudié, mais qui se
maintient par habitude au niveau scolaire, et qu’il faut atteindre.
Dans nos écoles, on part d’une bonne moyenne, celle qui est
atteinte spontanément par le travail individuel, pour s’élever vers
un état plus élevé, vers une fin de « perfection ».
LA PIERRE DE TOUCHE 141
Il est évident que s’il n’existait « sous forme de besoin » une
aspiration rendant cette élévation possible, elle ne serait jamais
atteinte pratiquement par l’enfant.
Puisqu’elle existe, et puisqu’on peut l’atteindre, les éducateurs
doivent sentir un devoir nouveau d’ éclairer leur mission.
En effet, l’enfant voit les objets dans leur unité, avec leurs
caractères multiples. La rose avec ses couleurs et ses parfums ;
la coupe de marbre avec sa forme et son poids, et ainsi de suite.
La leçon sur les objets réels tels qu’ils sont est donc bien la bonne
leçon.
Si donc nous considérons « l’ordre moyen », non pas comme le
but à atteindre, mais comme le point de départ, nous pouvons
être sûrs que les petits enfants observeront spontanément beau­
coup plus de « leçons de choses » que nous ne pouvons leur en
donner. Ils ont une tendance vitale à explorer. (Nous parlons,
bien entendu, des enfants libres d’observer selon leur instinct,
et non pas de ceux qui sont atteints « d’inhibition organique »,
c’est-à-dire de la peur d’agir tout seul.)
L ’enfant explore son milieu comme il écoute le langage ; il
doit, en effet, connaître le monde extérieur ; il doit apprendre
à parler, poussé par un instinct impétueux. Nous disons que c’est
une période sensible de sa vie qui lui fait observer ainsi les choses
ambiantes, comme le son de la voix humaine.
Il n’ a donc pas besoin de commentaires ; mais seulement de ne
pas être réprimé dans l’instinct d’observation dont la nature l’a
doué.
Si nous voulons l’aider, il faut le faire s’élever vers un degré
supérieur. Il faut que nous lui apportions plus que ce qu’il serait
capable d’acquérir par ses seules forces.
Il faut lui donner la philosophie des choses.
Commençons par l’abstraction : les idées abstraites sont des
conceptions synthétiques de l’esprit ; rendues indépendantes
des choses réelles, elles sèment certaines qualités communes
qui n’existent pas en soi, mais qui existent dans les objets réels.
Par exemple, le poids est une abstraction parce qu’il n’ existe pas
en soi, mais seulement dans les « objets pesants ».
Cela se dit aussi des formes et des couleurs. Ces mots désignent
en effet des qualités abstraites ; elles sont, par conséquent, syn­
thétiques parce qu’elles accumulent abstraitement, en une idée
unique, une qualité répandue sur un nombre infini d’objets réels.
Les enfants qui aiment à palper les objets plus encore qu’à les
regarder, apparaissent comme les esprits les plus incapables de
se faire une idée abstraite. Mais ici intervient une fine distinction :
est-ce le manque d’objets qui rend inaccessible l’abstraction chez
142 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

le petit enfant, ou est-ce une réelle incapacité mentale à s’intéresser


à ces synthèses qui embrassent une infinité de choses ?
Si nous arrivons à « matérialiser » l’idée abstraite, en la présen­
tant sous la forme adaptée à l’enfant, c’est-à-dire celle d'objets
palpables, son esprit sera-t-il capable de l’apprécier, de s’y inté­
resser profondément?
Le matériel sensoriel peut être considéré à ce point de vue
comme une « abstraction matérialisée ». Il présente la « couleur »,
la « dimension », la « forme », l’« odeur », le « bruit » de façon
tangible et distincte, classés en gradations qui permettent d’en
observer et d’en analyser la qualité.
Quand le petit enfant se trouve devant le matériel, il répond
par un travail concentré, sérieux ; qui semble extrait du meilleur
de sa conscience. On dirait vraiment que les enfants sont en train
d’atteindre à la plus haute conquête dont leur esprit est capable :
le matériel ouvre à l’intelligence des voies, sans lui inaccessibles
à cet âge.
U N P A R A L L È L E E N T R E L ’É D U C A T IO N
DES E N F A N T S N O R M A U X E T C E L L E DES
D É FIC IE N T S

Sachant que cette méthode d’éducation pour les enfants nor­


maux a ses origines dans celle qu’Itard et Séguin élaborèrent
pour les déficients, on objecta qu’il est impossible de confondre
ces deux catégories d’enfants en un même traitement. D ’autant
que l’on tente aujourd’hui de distinguer les niveaux mentaux
avec une exactitude toujours croissante et de séparer en différentes
catégories les enfants normaux eux-mêmes ; on distingue et on
traite différemment ceux qui, du point de vue de l’intelligence,
sont différemment doués comme, par exemple, les « super-
normaux ».
Je crois bon pourtant de relever la différence qu’éclaire de
façon si évidente notre enseignement entre enfants « riches d’un
esprit vital » et ceux qui en sont pauvres. Les mêmes moyens,
employés avec les uns et les autres, provoquant des réactions
différentes, servent à illustrer une confrontation extrêmement
frappante.
La première différence fondamentale entre un enfant mentale­
ment inférieur et un enfant normal mis en présence du même
matériel, c’est que le déficient n’y apporte pas un intérêt spontané :
il faut continuellement vivifier son attention, susciter son obser­
vation, l’exhorter à l’action.
Supposons que nous lui présentions d’abord une pièce des
emboîtements solides ; l’exercice, comme on sait, consiste à enlever
de leurs cases les cylindres, à les mettre sur la table et à les réintro­
duire chacun à sa place, après les avoir mélangés.
Pour l’enfant apathique et mentalement déficient, il faut com­
mencer par des exercices aux stimulants plus contrastants ; et
l’on n’arrive à celui-là qu’après beaucoup d’autres.
Pour les enfants normaux, c’est au contraire le premier objet
qui peut se présenter ; et, de tout le matériel sensoriel, c’est le
préféré des petits enfants de deux ans et demi à trois ans et
demi.
Il faut, pour les déficients arrivés à cet objet, raviver conti­
1 44 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

nuellement leur attention, en les invitant à l’observation, à la


confrontation ; et une fois qu’ils sont arrivés à replacer tous
les cylindres dans leur boîte, ils s’arrêtent, et le jeu est fini. Quand
le déficient se trompe, si on le corrige ou qu’on le pousse à se
corriger, il reste en général indifférent, même s’il constate son
erreur.
Au contraire, l’enfant normal prend spontanément un intérêt
très vif au jeu ; il se corrige tout seul, et la correction elle-même
l’amène à intensifier son attention sur les différences de dimen­
sions, et à les comparer entre elles.
Quand l’enfant normal est concentré sur ces exercices, il refuse
l’intervention de celui qui voudrait l’aider : il veut rester seul
en face de son problème. Il s’ensuit une activité spontanée qui
va bien au delà d’une simple constatation et qui comporte le
maximum de valeur. Ainsi, le matériel s’est-il révélé comme une
clef qui met en rapport l’enfant avec lui-même, et qui ouvre son
âme à l’expression et à l’activité.
La concentration sur un exercice spontané répété longuement
indique la supériorité de l’enfant normal.
Une autre différence réside dans la « distinction » entre ce
dont l’enfant normal est capable pour les choses essentielles, et
les moyens secondaires, qui servent souvent à les mettre en relief.
Nous avons déjà dit que l’isolement du sens à exercer entre
dans la technique de l’éducation sensorielle ; il est bon, par
exemple, de soustraire l’enfant aux impressions visuelles s’il
doit constater des différences tactiles. On peut, soit obscurcir
la pièce, soit bander ses yeux. En d’autres cas, c’est le silence qu’il
faut provoquer.
Toutes ces modalités réussissent à aider l’enfant normal à se
concentrer sur un stimulant isolé ; elles accroissent son intérêt.
L ’enfant déficient est, au contraire, facilement distrait, pré­
cisément par ces modalités ; il est détaché par elles du motif prin­
cipal qui devrait retenir son attention ; dans l’obscurité, il s’en­
dort facilement ou se livre à des gestes désordonnés ; le bandeau
est ce qui attire son attention, au lieu que ce soit le stimulant senso­
riel, et ainsi l’exercice dégénère en un jeu inutile ou en une source
de joie bruyante.
Enfin, il faut remarquer que ce que j’ai appelé « la leçon en trois
temps » de Séguin, qui fait associer si simplement et si clairement
le mot à l’idée acquise, a un excellent effet, aussi bien sur les
déficients que sur les enfants normaux.

Cela nous indique que la différence entre la personnalité supé­


rieure et la personnalité inférieure s’atténue ou disparaît quand
PARALLÈLE 145
l’enfant — à l’état passif — reçoit la « leçon » active du maître
qui agit sur lui.
La leçon simple et psychologiquement parfaite — comme
celle de Séguin — atteint son but dans toutes les Maisons.
C ’est la preuve éloquente que les différences individuelles ne
se révèlent et ne s’intensifient que dans le travail spontané et dans
l’expression non provoquée : dans les manifestations directes des
impulsions intérieures.
L ’association du « nom » avec la perception sensorielle dans la
leçon de Séguin réussit non seulement à fixer cette association
dans l’esprit du petit déficient, mais aussi à raviver ses énergies
perceptives. Le déficient est aidé par cette leçon à mieux observer
l’objet, qui semble désormais doublement attaché à lui, par
l’apparence et par le nom.
L ’enfant normal n’a pas besoin de cette aide pour observer.
Aussi, son « observation » précède-t-elle le besoin de ’a leçon. Il
reçoit la leçon avec une grande joie quand il a déjà fixé les distinc­
tions sensorielles. Alors la leçon du nom est claire et complète,
le travail spontané. L ’idée est notée, vivante par sa propre œuvre ;
et voilà qu’arrive le baptême : le nom, la consécration. Constatons
la joie de l’enfant qui a associé un nom à son acquisition sensorielle.
Je me rappelle avoir un jour enseigné à une petite fille, dont
les trois ans n’étaient pas révolus, le nom de trois couleurs.
J’avais fait mettre par les enfants une de leurs petites tables
devant la fenêtre et, assise moi-même, je fis asseoir la fillette à ma
droite sur une petite chaise pareille à la mienne. J’avais sur la
table six tablettes de couleurs semblables deux à deux, c’est-à-dire
deux rouges, deux bleues et deux jaunes. Comme premier temps,
je mis devant l’enfant une des tablettes et la priai de m’indiquer
la semblable. Et je répétai l’exercice pour les trois couleurs, les
faisant mettre en colonnes. Je passai ainsi aux trois temps de
Séguin ; la petite fille apprit ce jour-là à reconnaître le nom des
trois couleurs.
Elle était si heureuse qu’elle me regarda longuement ; et puis
elle se mit à sauter ; en la voyant sauter autour de moi, je lui répétai
en riant : « T u sais les couleurs ? et elle me répondait « oui », tou­
jours en sautant. Elle sautait sans arrêt autour de moi pour s’en­
tendre répéter la même question et pour répondre son « oui »
joyeux.
Le déficient est aidé, au contraire, à « comprendre » le matériel
grâce à la leçon ; son attention est attirée avec insistance sur les
différents contrastes, et il finit par s’y intéresser et par se mettre
à travailler ; l’objet en soi est un stimulant insuffisant pour éveiller
son activité.
146 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

Parallèle entre notre pédagogie et la pédagogie


expérimentale

On établit généralement un parallèle assez intéressant entre les


recherches d’Itard pour l’éducation des enfants sourds-muets
et déficients et cette tentative, venue beaucoup plus tard de
Fechner et Weber (et puis de Wundt), de soumettre la psychologie
à des recherches expérimentales, au moyen d’instruments et de
mensurations.
Itard, contemporain de la Révolution française, fut conduit
par ses études médicales d’oto-rhino-laryngologie, à expérimenter
une éducation sur des bases positives ; il cherchait des réactifs qui,
en excitant systématiquement les sens, pussent appeler l’attention
et réveiller l’intelligence, ainsi que l’activité motrice. De là, la
valeur de « stimulants » des objets imaginés par lui.
Plus tard, Fechner, Weber et Wundt tentèrent de fonder une
psychologie sur des bases expérimentales ; ils voulurent doser la
sensibilité existant chez les individus normaux par rapport à un
minimum de stimulants, et déterminer avec une exactitude mathé­
matique les temps de réactions nécessaires à chaque sujet. L ’im­
portance était donnée aux objets d’après leurs possibilités de cons­
tituer plus ou moins directement une « mesure » (estésiométrie).
Les deux tentatives procédèrent indépendamment ; la première,
en créant des écoles de sourds-muets et de déficients mentaux ; la
deuxième, en diffusant des instituts d*« estésiométrie », en vue
d’une science nouvelle basée sur des expériences.
Toutefois, en fondant la construction de leurs instruments
sur les réactions sensitives de l’homme, ces chercheurs arrivèrent
à la création d’objets se ressemblant beaucoup entre eux, bien que
constituant d’un côté un matériel d’éducation sensorielle, et de
l’autre un arsenal pour les mensurations psycho-sensorielles.
Le but des deux procédés est différent, bien que leurs bases
constructrices soient analogues.
En effet, l’estésiométrie cherche à saisir les plus infimes per­
ceptions chez l’homme déjà développé, ou sur l’enfant développé
au niveau correspondant à son âge pour une simple constatation.
L ’importance de ces constatations était de démontrer que des
phénomènes psychiques sont susceptibles de mensurations
mathématiques. La façon de percevoir et de reconnaître les sti­
mulants est donc une qualité naturelle qui n’est soumise ni aux
connaissances ni aux exercices méthodiques de l’esprit ni à la
culture intellectuelle ; elle ne dépend donc pas de différences
psychiques artificielles dues à l’éducation.
PARALLÈLE 147
S’apercevoir qu’un objet est plus ou moins grand qu’un autre,
sentir si un corpuscule est en contact avec notre peau, etc., sont
des constatations communes à tous ; les différences individuelles
sont des caractères dus à la nature qui produit des hommes plus
ou moins sensibles, comme elle en produit de plus ou moins
intelligents, des bruns ou des blonds. Ces jugements furent, par
conséquent, considérés comme des jugements sur Yhàmme dans
son développement psychique naturel. La psychologie s’est pro­
posé, en effet, plus tard de déterminer les caractères correspon­
dant au niveau psychique, selon l’âge et selon les différentes
personnalités (normales, au-dessous de la normale, etc.).
Le système d’Itard se proposait, au contraire, de construire des
stimulants aux contrastes forts, afin d’appeler l’attention senso­
rielle des enfants indifférents au milieu et incapables d’en tirer
naturellement des connaissances précises ; ces stimulants devaient
les amener, grâce à des exercices répétés, à percevoir peu à peu
des contrastes moins frappants et des différences de plus en plus
fines. Dans ce dernier cas, il ne s’agit pas d’une simple observa­
tion faite sur le sujet pour constater un état psychique, mais
d’une « action modificatrice » que l’on fait agir sur la conscience
pour la réveiller, pour raviver ses rapports avec le milieu, pour
harmoniser la conscience avec la réalité extérieure.
Cette action modificatrice qui augmente les pouvoirs de discri­
mination est une action « éducative ».
U éducation des sens conduit à affiner la perception de différence
entre les stimulants au moyen d'exercices répétés.
C ’est pour cela qu’une éducation sensorielle qui n’est pas prisée
en général, doit pourtant valoriser le développement psychique.
Ainsi, j’ai souvent vu adopter comme tests mentaux les cubes de
grandeurs variées, posés à des distances différentes, entre lesquels
l’enfant doit reconnaître le plus petit et le plus grand ; on chrono­
mètre le temps entre l’ordre et la réaction et l’on note l’erreur.
Je répète que, pour ces expériences, on oublie le facteur édu­
cation, entendons éducation sensorielle.
Nos enfants ont, eux aussi, pour l’éducation sensorielle, une
série de dix cubes de dimensions graduées. Nous l’avons vu,
l’exercice consiste à poser par terre — sur un petit tapis foncé —
tous ces cubes roses pâles et à construire une tour, en plaçant le
gros cube à la base et successivement les autres jusqu’au plus
petit. L ’enfant doit chaque fois choisir sur le tapis le cube « le
plus grand ». Ce jeu amuse même ceux de deux ans et demi ; dès
que la tour est construite, ils la défont à petits coups, admirant
les formes pâles tombées sur le fond sombre, et ils recommencent
indéfiniment la construction.
14 8 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

Si, devant ces tests, on met un de mes enfants de trois ou quatre


ans, et un enfant d’une première élémentaire de six ou sept ans,
le mien aura indubitablement un temps de réaction plus court ;
il sera plus rapide à choisir «le cube le plus grand » et «le plus petit »
sans commettre d’erreur.
On peut en dire autant pour les épreuves du sens chromatique,
du sens tactile, etc.
Cette constatation vient contredire la psychologie expérimen­
tale basée sur les tests, parce que l’âge et le niveau mental que
l’on croyait absolus sont déplacés.
Cette éducation peut donc intéresser ceux-là même qui font de la
psychologie expérimentale. Ils croient établir, avec des réactions
spontanées, le niveau du développement mental, en considérant
un simple détail comme une mesure d’ensemble absolue, tout
comme on mesure la croissance d’un corps à ses âges successifs.
L ’exercice systématique des sens bouleverserait ces moyens, en
démontrant qu’ils n’ont pas atteint un « absolu » dans la croissance
psychique.
Si l’on veut, par la suite, tirer de la psychologie expérimentale
une application pratique, ainsi qu’on l’a tenté pour réformer les
méthodes d’éducation à l’école, l’erreur de principe devient encore
plus flagrante.
Si une pédagogie scientifique doit surgir, elle prendra comme
point de départ les « stimulants, agents modificateurs » et non les
« stimulants mensurateurs ».
Ce critère constitue précisément le début de mes recherches, et
j’ai pu établir une pédagogie expérimentale pour les enfants
normaux, et relever en même temps des caractères psychologiques
encore inconnus chez tous les enfants.
La psychologie de laboratoire, introduite à l’école élémentaire
pour la réformer, n’a pas réussi avec ses réactifs et ses tests à
influencer les méthodes d’éducation.
Mais, comme conséquence logique, on en est arrivé à entrevoir
la possibilité de modifier « les examens », c’est-à-dire précisément
les « épreuves » de l’écolier ; pour quelque temps, les États-Unis
ont semblé assez hardis en considérant sérieusement la substitution
d’un examen scientifique d’aptitudes individuelles au vieil examen,
c’est-à-dire à l’épreuve des choses apprises ; on a placé ainsi à la
a fin des études » ce même examen adopté dans les instituts d’orien­
tation professionnelle pour ouvrir aux hommes l’accès au travail.
Par contre, les études d’Itard eurent une action immédiate et
pratique au cœur même de l’éducation ; on arriva à rendre l’usage
de l’ouïe à des enfants sourds-muets, grâce à des exercices d’acuité
auditive qui leur permirent d’acquérir aussi l’usage de la parole.
La Maison des Enfants

Photographies D. Planquette
Prises à l ’École Internationale Européenne
de Paris

1. ... Il faut marcher en tenant le


verre bien droit afin que le liquide
ne tombe pas (p- 75)
2-3. Les exercices de «vie pratique
Une vie réelle se déroule à la
Maison des Enfants (p. 49)
6-7. L’enfant qui arrive à l’école 8-9. Les exercices de vie pratique
se déshabille lui-même... (p. 68) se déroulent aussi dans la Nature.
« Le travail le plus heureux n ’est pas
celui de l ’ensemencement mais
bien celui de la récolte... » (p. 59)

6 7
12
10-11-12. ... Une table est tachée, vite
il faut la laver... L ’enfant guette avec
une attention continuelle
son ambiance, sa maison... » (p. 69)

13. Un cadre à boutonnage


« Après que la maîtresse a montré
avec exactitude, l ’enfant continue
à essayer et à réessayer,
boutonnant et déboutonnant... »
(P- 73)

14. Un cadre à nœuds


... Des manœuvres différentes et
complexes... (p. 73)
13

14
16-17. Cette correspondance exacte 20. Les blocs : « barres rouges »,
entre le cylindre et la cavité qui se « escalier marron » et « tour rose »,
trouve dans le socle permet le répètent la gradation de 1, 2 ou
« contrôle de l’erreur » (p. 103) 3 dimensions, (p. 105)

15. L’éducation des sens en formant 18. La tour rose :


des observateurs... (p. 83) « Démolie, on la reconstruit »
(p. 105)

19. « S’il se sert ensuite de 3 ou


4 emboîtements solides ensemble... »
(p. 106)

20
22-23. Les couleurs : 24-25. Les form es
« On l ’invite, en lui présentant « Il faut lui faire toucher les
une couleur, à chercher contours de la forme avec l ’index
son double... » (p. 107) de la main droite... (p. 1il)
... Reformer les groupes et les « Il se prépare à interpréter à la fois
déposer en gradation... (p. 108) le contour des figures dessinées -
grâce à la vue - et le dessin
de ces figures grâce aux gestes
qu’il accomplit avec sa main (p. 112)
Préparation directe à l’écriture

28. L'alphabet mobile


« ... chaque lettre- représente
un objet maniable... »
31. Les barres rouges et bleues
(numération)
« L ’avantage de ce matériel est
de pouvoir présenter réunies, bien
que distinctes... les unités qui
composent chacun des nombres
qu’elles représentent... » (p. 202)

31 bis. ... Chaque chiffre connu est


déposé sur la barre correspondante...
(P. 204)
V * 1

31 b is
32. Les fuseaux
« ... Il regroupe les unités
séparées... » (p. 204)

33
34. Le système décimal (p. 214)

34
35. Le besoin d ’observer, de
réfléchir... (p. 2 5 2 )
'
rrrrj
"
L E L A N G A G E GRAPHIQUE

Notre conception pédagogique qui consiste à « aider le dévelop­


pement naturel » de l’enfant, devra-t-elle s’arrêter devant les
acquisitions artificielles dues à la civilisation? Nous voulons
parler de l’enseignement de l’écriture et de la lecture. Il s’agit ici
d’« enseigner » clairement ce qui ne dépend plus de la nature
même de l’homme. Il est temps d’affronter le problème de la
culture par l’éducation et d’envisager, par conséquent, les efforts
nécessaires, fût-ce au détriment des impulsions naturelles. Nous
savons tous que la lecture et l’écriture constituent, à l’école, le
premier écueil, le premier tourment de l’homme, contraint de
soumettre sa nature aux nécessités de la civilisation.
Ceux qui se préoccupent de l’enfant lui-même, en arriveront
à retarder le plus possible une tâche aussi pénible ; ils pensent que
l’âge de huit ans est à peine adapté à une conquête aussi difficile.
On commence, en général, à enseigner l’alphabet et l’écriture
aux enfants de six ans, et l’on considère presque comme une faute
de mettre la première enfance en contact avec l’alphabet et avec
le langage graphique.
Le langage graphique, tel « une seconde dentition », n’est, pense-
t-on, valable qu’à une période avancée du développement : c’est
le langage qui permet d’exprimer la pensée déjà organisée logi­
quement, et de recueillir les idées de personnes invisibles ; on
peut donc remettre la dure peine d’enseigner à l’enfant ce langage
jusqu’à ce qu’il soit capable de l’utiliser.
Nous croyons, nous, que la solution se trouve dans une étude
plus approfondie de ce problème. Il faudrait avant tout considérer
les innombrables erreurs des méthodes d’enseignement de l’écri­
ture : mais ce n’est pas ici l’endroit de le faire. Nous n’apporterons
qu’un exemple : celui de la méthode employée par Séguin pour
enseigner à écrire aux déficients. L ’étude qui considère l’écriture
en soi, l’analyse de ses facteurs, la séparation de ces facteurs en
exercices indépendants, est susceptible d’être adaptée à des âges
différents. Cette étude pourra donc être apportée selon les possi­
bilités naturelles de l’enfant ; pour nous, nous y trouvons le cri­
térium qui nous instruit de ces possibilités et qui sera illustré
plus loin.
150 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

Des vieilles méthodes pour l’enseignement de la lecture


et de l’écriture

N ’a-t-on pas cru longtemps que pour apprendre à écrire il


fallait nécessairement faire des bâtons? Il semblait naturel que,
pour écrire les lettres de l’alphabet, qui sont toutes arrondies, il
fallait commencer par faire des lignes droites, et munir ces petits
bâtons de fils à angles aigus. On s’étonna ensuite, en toute bonne
foi, qu’il fût si difficile à l’enfant d’assouplir la dureté des angles
pour exécuter les belles courbes de 1*0, alors qu’il avait fallu
tant d’efforts de notre part — et de la sienne — pour l’astreindre
à écrire à angles aigus !
Qui donc est venu nous révéler que le premier signe à exécuter
devait être une ligne droite? Et pourquoi nous sommes-nous
obstinés à préparer des courbes en répétant des angles ?
Dépouillons-nous un instant de ces préjugés. Nous en éprou­
verons sans doute un grand soulagement, en épargnant à l’huma­
nité à venir tout effort pour apprendre à écrire.
Faut-il vraiment commencer par faire des bâtons? Il suffit de
penser logiquement pour répondre : non. L ’enfant nous démontre,
par l’effort trop pénible que lui coûte cet exercice, que le bâton
ne constitue pas la difficulté mineure à surmonter.
A vrai dire, le bâton est l’exercice le plus difficile à réussir:
seul, le calligraphe peut compléter régulièrement une page de
bâtons, alors qu’une personne qui écrit médiocrement pourrait
exécuter une page d’écriture présentable. En effet, la qualité de
la ligne droite est unique, parcourant la plus brève distance entre
deux points ; au contraire, toutes les déviations, dans quelque
direction qu’elles soient, forment une ligne qui n’est pas droite ;
les infinies déviations sont par conséquent plus faciles que Vunique
voie qui est la perfection. Si l’on demande de dessiner au tableau
une droite sans aucune autre préoccupation, chacun tracera une
ligne longue, dans des directions différentes, en commençant
tantôt d’un côté, tantôt de l’autre ; et peu à peu chacun y réussira
tant bien que mal. Si l’on demande ensuite de dessiner une
droite dans une direction donnée, en partant d’un point déterminé,
les habiletés primitives suivront beaucoup de plans et l’ on verra
apparaître une série bien plus grande d’irrégularités, c’est-à-dire
d’erreurs.
Presque toutes les lignes seront longues, parce que les enfants
auront dû prendre leur élan.
Or, nous demandons d’habitude que les lignes soient courtes,
et qu’elles aient des limites précises : les erreurs n’en seront que
LE LANGAGE GRAPHIQUE 151
plus grandes parce que l’élan est interdit, qui aidait à conserver
la direction. Ajoutons à cela que l’on doit tenir Pinstrument
d’écriture d’une façon déterminée, et non comme l’instinct le
dicte à chacun.
Ces bâtons doivent nous amener ainsi au premier acte d’écri­
ture proprement dite que nous voulons faire faire aux enfants ;
mais ce geste, qui doit conserver le parallélisme entre les simples
traits dessinés, constitue un travail difficile et aride, parce que
sans but pour les enfants qui n’en comprennent pas la significa­
tion.
J’avais remarqué que, dans les cahiers des enfants déficients que
j’avais vus en France — et Voisin fait aussi mention de ce phé­
nomène — les bâtons se terminaient à presque toutes les pages,
comme des C, c’est-à-dire que l’enfant déficient, dont l’attention
est moins résistante, épuisait son effort d’imitation, et que le
mouvement naturel se substituait graduellement au mouvement
provoqué. Les enfants normaux arrivent à maintenir leur effort
jusqu’à la fin de la page, ce qui permet à l’erreur didactique de
passer inaperçue. Mais si nous observons les dessins spontanés
d’enfants normaux sur le sable, nous ne verrons jamais de petites
lignes droites, mais de longues lignes courbes, tracées diversement.
Ce phénomène frappait Séguin quand il faisait tracer les hori­
zontales, qui devenaient aussitôt des courbes ; mais il l’attribuait
à l’imitation de la ligne d’horizon.
Et l’effort que nous avons cru nécessaire pour apprendre l’écri­
ture est un effort artificiel dû, non à l’écriture, mais aux méthodes
qui l’enseignent.

Mes premières expériences sur les enfants déficients. — Rejetons


tout dogmatisme. Renonçons à la conviction dans laquelle l’usage
nous a ancrés de la nécessité de commencer à écrire avec de
petits bâtons, et supposons que notre esprit soit dépouillé comme
la vérité que nous voulons découvrir.
Observons un individu qui écrit, et analysons ses gestes, c’est-à-dire
les mécanismes qui interviennent dans l’exécution de l’écriture.
C ’est une étude psycho-physiologique de l’écriture, c’est-à-dire
un examen de l’individu qui écrit, non de l’écriture ; du sujet,
non de l’objet. Or, on avait toujours construit une méthode en
commençant par l’objet, c’est-à-dire en examinant l’écriture.
Une méthode partant de l’étude de l’individu, et non pas de
l’écriture, est une méthode entièrement originale.
Si j’avais jamais pensé donner un nom à cette nouvelle méthode
d’écriture, quand j’ai entrepris les expériences sur les enfants
normaux, sans encore en connaître les résultats, je l’aurais, en
152 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

effet, appelée méthode psychologique, à cause du point de vue


qui l’aurait inspirée. Mais l’expérience m’a fourni une surprise
et m’a procuré un autre titre : « méthode de l’écriture spontanée ».
Du temps que j’enseignais aux enfants déficients, il m’était
arrivé d’observer ceci :
Une petite idiote de onze ans, dont la main avait la mobilité
et la force normales, n’arrivait pas à apprendre à coudre ; pas
même à faire le premier point ; elle ne pouvait pas faire le
geste qui consiste à passer l’aiguille successivement du dessus
au dessous de la trame, en ne prenant et ne laissant que peu
de tissu.
Je mis alors cette enfant au tissage de Froebel, qui consiste
à faire enfiler une bande de papier transversalement entre des
bandes verticales de papier, fixées en haut et en bas. L ’analogie
entre les deux travaux me parut intéressante. Quand la fillette
réussit les tissages de Froebel, je la ramenai à la couture, et je vis
avec plaisir qu’elle exécutait le point.
Le mouvement nécessaire à la couture avait été préparé sans
coudre ; il fallait donc trouver la manière Renseigner les mouve­
ments avant de les faire exécuter ; on pouvait les provoquer et les
réduire à des mécanismes de répétition de l’exercice, en dehors
du travail direct pour lequel on voulait les préparer : l’enfant
s’était rendue au travail, déjà prête à l’exécuter sans s’y être encore
exercée directement : elle pouvait ainsi le réussir presque parfaite­
ment.
Je pensai alors pouvoir préparer ainsi l'écriture, et je m’éton­
nais de la simplicité de cette idée. Comment n’y avais-je point
pensé plus tôt? Ce procédé m’avait été inspiré par l’observation
de la fillette qui ne savait pas coudre.
En effet, après avoir fait toucher aux enfants les cor tours
géométriques des emboîtements plans, il ne restait qu’à leur faire
toucher du doigt, de la même façon, les lettres de Valphahet.
Je fis donc construire un superbe alphabet de lettres cursives,
dont le corps était haut de 8 cm, en bois verni d’une épaisseur
d’un demi cm (en bleu les consonnes, en rouge les voyelles).
A cet alphabet, en un seul exemplaire, correspondaient plusieurs
tableaux de bristol sur lesquels étaient peintes toutes les lettres
dans les mêmes couleurs et dimensions que les lettres mobiles,
et réunies selon les contrastes et les analogies de formes.
A chaque lettre de l’alphabet correspondait un tableau peint
à l’aquarelle où la lettre cursive était reproduite dans les mêmes
couleurs et dimensions ; à côté, beaucoup plus petite, était peinte
la lettre correspondante en imprimé minuscule ; par la suite, les
figures du tableau représentèrent les objets dont le nom commen*
LE LANGAGE GRAPHIQUE 153
çait par la lettre indiquée : par exemple, pour w, il y avait une
main, pour c un coq, etc. Ces tableaux servaient à fixer le son de
la lettre dans la mémoire.
Après avoir fait superposer la lettre mobile à la lettre corres­
pondante sur les cartons où elles étaient réunies, je les fis toucher
dans le sens de récriture cursive plusieurs fois de suite. Ces exer­
cices se multiplièrent ensuite sur les lettres simplement dessinées
sur les cartons ; ainsi, les enfants arrivaient à faire le mouvement
nécessaire pour reproduire les signes graphiques sans écrire. Je fus
frappée alors par une idée qui ne m’était encore jamais venue
à l’esprit : c’est qu’il faut, pour écrire, accomplir deux sortes
différentes de mouvements: celui qui reproduit la forme, et celui
par lequel on manie Vinstrument. En effet, quand les enfants
déficients étaient devenus habiles à toucher toutes les lettres de
l’alphabet selon la forme, ils ne savaient pas encore tenir la plume
en main. Tenir et manier avec sûreté un bâtonnet, c’est conquérir
un mécanisme musculaire spécial, indépendant du mouvement de
Vécriture ; ce mécanisme survient en même temps que les mouve­
ments nécessaires pour tracer les lettres de l’alphabet. C ’est donc
un mécanisme unique, qui doit exister simultanément dans la
mémoire motrice de chaque signe graphique. Il restait à préparer
le mécanisme musculaire pour la tenue et le maniement de l’ins­
trument ; je tentai de l’obtenir en ajoutant au temps décrit les
deux suivants : toucher la lettre, non plus seulement avec l’index
de la main droite, comme dans le premier temps, mais avec deux
doigts : l’index et le médium ; enfin, toucher les lettres avec un
bâtonnet de bois tenu à la manière d’un porte-plume.
Je faisais répéter les mêmes mouvements avec et sans adjonc­
tion de l’instrument.
On remarque que l’enfant devait suivre du doigt Yimage de la
lettre désignée. Or ce doigt était déjà exercé à suivre les contours
des figures géométriques ; mais cet exercice ne se révéla pas tou­
jours suffisant à l’usage. En effet, quand, par exemple, nous
examinons un dessin, nous ne savons pas parfaitement suivre
la ligne que, pourtant, nous voyons, et sur laquelle nous devrions
repasser le crayon. Il faudrait que le dessin comportât une attrac­
tion pour la pointe de notre crayon, comme un aimant qui attire
le fer ; ou bien que le crayon trouvât un guide mécanique sur le
papier où il passe, pour suivre avec exactitude la trace qui, en
réalité, n’est sensible qtTau regard. Les déficients ne suivent pas
toujours exactement le dessin ni avec le doigt, ni avec le bâtonnet :
et le matériel n’offrait aucun contrôle à leur travail ; il n’offrait que
le contrôle insuffisant du regard de l’enfant. Je pensai donc faire
garantir l’exactitude du travail ou, tout au moins, le guider en
154 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

préparant des lettres en creux ; dans ces espèces de sillons, on


pourrait faire courir le bâtonnet de bois ; je fis un projet, mais
l'exécution en était trop coûteuse.
Void ce qui fut enseigné et répandu pour les maîtres élémen­
taires, sans d'ailleurs qu'aucun d’eux en ait tiré la moindre idée
profitable, ainsi que l’écrivit avec surprise le Professeur Ferreri1.
« Résumé des leçons de didactique de la doctoresse Montessori
en 1900 : « Lecture et écriture simultanées » : A ce moment, se
présente le carton des voyelles peintes en rouge ; l'enfant voit la
forme en couleurs des figures irrégulières. On lui offre les voyelles
rouges pour les superposer sur les lettres de carton. On fait
toucher les voyelles de bois dans le sens de l'écriture et l'on dit
leur nom : les voyelles sont disposées par analogie de formes :

0 e a
1 u

» Puis on dit à l’enfant, par exemple : « Cherche-moi 0 ! Mets-le


à sa place. » — Et puis : « Quelle lettre est-ce? » Id , on verra que
beaucoup d’enfants se trompent en regardant simplement la
lettre, mais qu’ils la repèrent en la touchant. On peut faire des
observations intéressantes en relevant les divers types d’individus :
les visuels, les moteurs.
» On fait toucher ensuite à l’enfant la lettre dessinée sur le
carton, d'abord avec l'index seulement, puis avec l’index et le
médium, enfin avec un bâtonnet de bois, tenu à la façon d’un
porte-plume ; il faut que la lettre soit suivie dans le sens de l'écriture.
» Les consonnes sont dessinées en bleu et disposées sur diffé­
rents cartons, selon l’analogie des formes ; l’alphabet mobile en
bois bleu y est annexé, à superposer aux cartons comme pour les
voyelles. Il y a une autre série de cartons, annexée aussi à l'alphabet
où, à côté de la consonne équivalente à celle de bois, sont peintes
une ou deux figures d'objets dont le nom commence par la lettre
dessinée. Avant la lettre cursive est également peinte une lettre
plus petite, de la même couleur, en caractère imprimé.
» En nommant les consonnes phonétiquement, la maîtresse
indique la lettre, puis le carton ; elle prononce le nom des
objets qui y sont peints, en appuyant sur la première lettre, par
exemple, p... poire : « donne-moi la consonne />..., mets-la à sa
place ; touche-la, etc. ». C ’est ici que Von observera les défauts
de langage de Venfant.
1. G. F erreri, Pour VEnseignement de récriture (Méthode de la Docto­
resse Maria Montessori), « Bulletin de l’association romaine pour les soins
médico-pédagogiques des enfants anormaux et déficients pauvres ».
LE LANGAGE GRAPHIQUE 155
» Toucher les lettres dans le sens de récriture, c’est commencer
l’éducation musculaire qui prépare à l’écriture. Une de nos fil­
lettes du type moteur, instruite par cette méthode, a reproduit
avec une régularité surprenante toutes les lettres à la plume,
hautes de 8 mm environ, bien avant de savoir les reconnaître ;
elle réussissait aussi bien les travaux manuels.
» L ’enfant qui regarde, reconnaît et touche les lettres dans le
sens de l’écriture, se prépare à la lecture et à l’écriture simul­
tanément.
» Toucher les lettres et les regarder en même temps, c’est
fixer plus rapidement l’imagination grâce au concours de plusieurs
sens ; les deux exercices se séparent ensuite : regarder (lecture) ;
toucher (écriture). Selon les types individuels, certains enfants
apprendront d’abord à lire, d’autres à écrire. »
J’avais donc commencé bien des années auparavant ma méthode
pour l’écriture et la lecture, dans ses lignes principales. C ’est
avec une grande surprise que je remarquai alors la facilité avec
laquelle, un beau jour, ayant mis un morceau de craie dans la
main d’un petit déficient, il calligraphia d’une main ferme sur le
tableau toutes les lettres de l’alphabet, qu’il écrivait pour la
première fois. Et cela, beaucoup plus vite que je n’aurais supposé ;
des enfants écrivaient déjà avec la plume toutes les lettres avec
une très belle forme, alors qu’z'/s ne savaient en reconnaître aucune.
Chez les enfants normaux, le sens musculaire est très développé
depuis l’enfance : donc, Yécriture leur est facile. On ne peut en dire
autant de la lecture, qui comporte un long travail d’instruction, et
qui demande un développement intellectuel supérieur : il s’agit
d'interpréter les signes, de moduler les accents de la voix pour
entendre le sens des mots, et tout cela, au moyen d’un travail
purement mental ; dans l’écriture, l’enfant traduit matériellement
des sons en signes, grâce à ses doigts, et il se meut, ce qui est pour
lui toujours plus agréable. L ’écriture se développe chez le petit
enfant facilement et spontanément, de façon analogue au déve­
loppement du langage parlé qui est, lui aussi, une traduction
motrice de sons entendus. Au contraire, la lecture fait partie
d’une culture intellectuelle abstraite : c’est l’interprétation des
idées émises par des symboles graphiques, et qui ne s’acquiert
que plus tard.

Premières expériences sur les enfants normaux

Mes premières expériences sur les enfants normaux furent


commencées au début de novembre 1907.
156 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

J'avais inauguré une Maison des Enfants, à San-Lorenzo,


le 8 janvier, et une autre le 7 mars en n’appliquant que les exer­
cices de vie pratique et l’éducation des sens, jusqu’à fin juillet,
époque à laquelle les vacances en avaient interrompu le cours.
Comme tout le monde, j’étais obnubilée par le préjugé que l’on
devait commencer le plus tard possible l’enseignement de la
lecture et de l’écriture, évitant même de le faire avant l’âge de
six ans. Mais durant ces quelques mois, les enfants avaient l’air
de se demander quelle conclusion tirer de ces exercices qui les
avaient développés intellectuellement de façon surprenante. Ils
savaient s’habiller, se déshabiller, se laver ; ils savaient balayer
le plancher, épousseter les meubles, mettre les pièces en ordre,
ouvrir et fermer les tiroirs, manier les clefs dans les serrures,
replacer harmonieusement les objets sur la commode, arroser les
fleurs ; ils savaient observer, reconnaître les objets rien qu’en
les touchant ; quelques-uns venaient souvent nous demander
d’apprendre à lire et à écrire. Devant notre répugnance, certains
d’entre eux arrivèrent à l’école sachant dessiner des 0 sur le tableau ;
ils nous les montraient comme en un défi. Par la suite, les mères
vinrent, elles aussi, nous demander en grâce d’enseigner à écrire
à leurs enfants « parce que », disaient-elles « ici, ils s'éveillent et
ils apprennent facilement tant de choses, que si on leur enseignait
à lire et à écrire, ils apprendraient très vite ; on leur épargnerait
les peines de l’école élémentaire ». Cette foi des mères, qui pen­
saient que leurs petits apprendraient sans peine à lire et à écrire
avec nous, me frappa. En me rappelant les résultats obtenus
dans les écoles de déficients, je décidai en août de faire un essai
à la réouverture de l’école, en septembre. Puis, je réfléchis qu’il
vaudrait mieux reprendre en septembre l’enseignement interrompu,
et ne commencer l’écriture et la lecture qu’en octobre, à l’époque
de l’ouverture des écoles élémentaires, ce qui nous aurait donné
l’avantage de commencer en même temps le même enseignement.
Je me mis donc en septembre à chercher quelqu’un pour me
fabriquer le matériel, mais ne trouvai pas d’ouvrier qui y fût
disposé. Un professeur me conseilla de passer mes commandes
à Milan, ce qui me fit perdre beaucoup de temps. Je voulus
d’abord faire fabriquer un magnifique alphabet en bois peint et
verni et en métal comme ceux des déficients ; par la suite, je me
serais contentée des lettres en plâtre qu’on voit aux vitrines des
magasins, mais je n’en trouvai pas. Personne ne voulait m’en
fabriquer au détail. Dans une école professionnelle, je fus sur le
point d’obtenir des lettres creusées dans le bois (pour les toucher
avec un bâtonnet), mais le travail trop difficile et décourageant
fut suspendu.
LE LANGAGE GRAPHIQUE 157
Ainsi, tout octobre était passé ; déjà, les petits enfants de la
première élémentaire avaient rempli des pages de bâtons, et les
miens restaient encore dans l’attente. Alors, je me décidai, avec
les maîtresses, à couper de très grandes lettres dans des feuilles
de papier, que l’ une d’elles coloria en bleu clair. Pour faire toucher
les lettres, j’en découpai en papier émeri, et les collai sur du carton
lisse ; je fabriquai ainsi des objets très semblables à ceux des
premiers exercices du sens tactile.
Ce n’est qu'après avoir fabriqué ces simples objets que je
m’aperçus de la grande supériorité de cet alphabet sur le magni­
fique alphabet des déficients, après lequel j’avais en vain couru
pendant deux mois ; si j’avais été riche, j’aurais possédé à jamais
l’alphabet superbe, mais stérile, du passé. Nous recherchons
toujours les vieilles choses, parce que nous ne connaissons pas
les nouvelles, et nous cherchons toujours le grandiose périmé,
sans reconnaître dans l’humble simplicité des tentatives nouvelles
le germe que l’avenir développera.
Je compris donc qu’un alphabet en papier pouvait facilement
se multiplier en de nombreux exemplaires, et être ainsi employé
par beaucoup d’enfants à la fois ; ils peuvent, non seulement
y reconnaître les lettres, mais composer des mots ; avec l’alphabet
de papier émeri, j’avais donc trouvé le guide tant désiré pour le
doigt qui touche la lettre ; la vue n’étant plus seule à la reconnaître,
le toucher venait directement enseigner le mouvement de Vécriture
avec un contrôle exact. Dans l’enthousiasme de cette découverte,
nous nous mîmes, les deux maîtresses et moi, à découper le soir,
après l’école, une grande quantité de lettres en simple papier
à écrire, collant les unes sur du papier émeri, et teintant les autres
en bleu clair ; puis nous les semions sur les petites tables pour
les trouver sèches le lendemain matin. Tandis que nous travail­
lions ainsi, se présenta à mon esprit un tableau tout à fait clair,
si complet et si simple, de la méthode, que je me mis à sourire
à l’idée que je n’y avais pas pensé plus tôt!
Un jour qu’une des maîtresses était malade, je lui substituai
une de mes élèves, Mlle Anna Fedeli, professeur de pédagogie
dans une école normale ; quand j’allai la trouver le soir, elle
me montra deux modifications faites à l’alphabet : l’une consistait
en un bâtonnet transversal de papier blanc posé en bas et derrière
chaque lettre, afin que l’enfant reconnût le verso de la lettre que,
souvent, il tournait dans tous les sens ; une autre consistait en la
fabrication d’ un casier en carton pour contenir chaque lettre en
plusieurs exemplaires dans sa case, alors que, mélangées, c’était
confus. Je conserve encore ce casier, fabriqué avec le vieux carton
d’une boîte cassée qui se trouvait dans la loge de la concierge,
15 8 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

cousu grossièrement au fil blanc. Mlle Fedeli me le montra,


comme en s’excusant de l’indécence de son travail, mais j’en fus
enthousiasmée : je compris que le casier serait une aide précieuse ;
en effet, il offrait au regard des enfants la possibilité de comparer
toutes les lettres et de choisir celle qui était désignée.
Voilà les origines de la méthode et du matériel que je viens de
décrire.
Il suffit de noter qu’en décembre suivant, c’est-à-dire moins
de six semaines plus tard, alors que les enfants des écoles élé­
mentaires étaient en train d’oublier les petits bâtons et les angles
appris si péniblement et de se préparer aux courbes des 0 ou des
autres voyelles, deux des nôtres de quatre ans se mirent à écrire,
d’une écriture sans ratures et sans taches, de cette écriture qui
fut jugée plus tard comparable à la calligraphie qu’on obtient
en troisième élémentaire.

Le mécanisme de l’écriture :
Préparation indirecte de l’écriture

L ’écriture est un acte complet qu’il faut analyser. Une partie


vient du mécanisme moteur, une autre du travail de l’intelligence.
Dans le mécanisme moteur, faut-il encore distinguer deux
groupes : l’un destiné à manier l’instrument d’écriture, l’autre
à dessiner la forme des lettres. Ces deux groupes constituent le
« mécanisme moteur » de l’écriture qui peut, d’ailleurs, être rem­
placé par des machines ; mais alors, c’est un « mécanisme » d’un
autre genre qu’il faut développer pour la dactylographie.
Le fait qu’une machine peut permettre à l’homme d’écrire,
éclaire bien la distinction entre la fonction la plus haute de l’intel­
ligence, qui emploie le langage graphique pour s’exprimer, et
le mécanisme grâce auquel on obtient ce langage graphique.
Étudions les deux groupes de mouvements dont nous venons
de parler.
i° D ’abord, celui dont dépend le maniement de l’instrument :
il s’agit de la tenue de la plume ou du crayon qui doit se serrer
avec trois doigts de la main et se mouvoir de haut en bas, avec
cette sûreté que nous appelons « l’élan » de l’écriture ; c’est un
mouvement si personnel que chacun de nous, bien que pratiquant
le même alphabet, écrit selon son propre caractère, et qu’il y a
autant d’écritures que d’individus.
Il est à peu près impossible d’imiter parfaitement l’écriture
d’une autre personne. Ces différences infinitésimales sont inson­
dables dans leur origine ; mais il est certain qu’elles se « fixent
LE LANGAGE GRAPHIQUE 159
sensiblement » en chacun de nous, alors que notre propre « méca­
nisme » est établi, et nous empêche de les varier par la suite. Cela
devient un signe qui permet de reconnaître les points les plus
indélébiles de notre personnalité.
Comment se fixera en nous la modulation de la voix, l’accent de
la prononciation dans la langue maternelle? Tout cela requiert le
mécanisme de la motricité, et constitue nos propres « caractères
fonctionnels », destinés à survivre à nos traits physiques.
C ’est chez l’enfant, par son propre exercice, que s’élaborent
et se fixent les « mécanismes moteurs » obéissant à un processus
individuel invisible ; ce sont les caractères de sa personnalité.
A cet âge, les mécanismes moteurs se trouvent dans les « périodes
sensibles » ; ils sont prêts à obéir aux ordres occultes de la nature.
C ’est-à-dire que l’enfant éprouve, en tout effort moteur, la
satisfaction joyeuse de répondre à un besoin vital.
Il faut chercher à quel âge les mécanismes de l’écriture sont
prêts à s’établir ; et ils s’établiront alors « sans effort », naturelle­
ment, procurant du plaisir et accroissant les énergies vitales.
Ce n’est certes pas ce que l’on recherche dans les écoles ordi­
naires ; pour provoquer le mécanisme moteur de l’écriture, on
demande à la petite main, adulte désormais, puisqu’elle a fixé
beaucoup de ses mouvements, l’effort torturant, quasi déformant,
de « faire machine arrière » dans la voie de son développement.
La main de l’enfant de six ou sept ans a perdu sa période précieuse
de sensibilité motrice. Cette petite main délicate a dépassé le temps
où elle faisait ses délices de coordonner ses mouvements : cette
période en laquelle se « créait » la main « fonctionnelle » ; et la
voilà « condamnée » à un effort douloureux et contre-nature !
Il faut retrouver une main enfantine qui ne soit pas encore
coordonnée : la main fouineuse du tout petit enfant de quatre
ans qui « touche à tout », à la recherche irrésistible et inconsciente
de ses coordinations définitives.
Pour aider à l’établissement de l’écriture, il faut, après avoir
analysé les mouvements variés qui y concourent, chercher à les
développer séparément, indépendamment de l’écriture véritable.
C ’est ainsi que nous pouvons faire collaborer chaque âge, avec ses
propres possibilités, à la construction de ce mécanisme si compliqué.
20 Voyons maintenant le groupe des mécanismes qui permettra
de dessiner les formes de l’alphabet. Dans les exercices sensoriels,
qui s’accompagnent de fins « mouvements de la main », et qui
intéressent l’enfant au point de lui faire répéter indéfiniment
les mêmes gestes, nous trouverons le temps psychologique et
les moyens extérieurs adaptés pour la préparation des mécanismes
de l’écriture.
IÔO PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

La main qui écrit. — Si Ton doit pouvoir retenir entre ses doigts
un instrument d’écriture (porte-plume, crayon, etc.), le conduire
d’« une main légère » et « tracer » des signes déterminés, il ne faut
pas seulement, pour retenir l’instrument, le concours des trois
doigts qui le tiennent, mais aussi celui de la main qui doit courir
« légèrement » sur le plan où elle écrit.
En effet, la difficulté première, dans les écoles communes,
n’est pas tant celle de « tenir le porte-plume en main » que de
garder la « main légère » ; le petit écolier fait crier la craie sur
le tableau, la plume sur le papier ; et souvent, il casse craie et
plume ; c’est qu’il a serré convulsivement l’instrument pour
écrire ; l’effort consiste à combattre le poids insoutenable de sa
petite main.
De plus, la main dont les mouvements ne sont pas coordonnés
du tout ne peut exécuter des signes aussi précis que les lettres
de l’alphabet. Il y faut une main déjà capable de se diriger avec
détermination : « une main ferme », c’est-à-dire une main obéissant
à la volonté.
Ces acquisitions demandent de longs exercices ; répétés patiem­
ment, ils doivent faire partie de l’enseignement de l’écriture :
c’est-à-dire que si c’est une main grossière et inadaptée qui doit
s’affiner « en écrivant », c’est elle qui constituera le plus grand
obstacle au progrès de l’écriture.
Les petits enfants ont acquis dans nos Maisons « une main
affinée et prête à écrire ».
Ils s’y préparent inconsciemment quand ils assouplissent leur
main avec les exercices sensoriels dans des buts immédiats diffé­
rents, mais en répétant uniformément les mêmes gestes.
Les trois doigts qui tiennent Vinstrument. — A trois ans, les
enfants déplacent les cylindres des emboîtements solides en les
tenant avec trois doigts par le bouton, qui a sensiblement les
dimensions d’un petit bâton pour l’écriture. Les trois doigts font
et refont un grand nombre de fois cet exercice, qui coordonne
les organes moteurs de l’écriture.
La main légère. — Voici le petit enfant de trois ans et demi qui
a baigné le bout de ses doigts dans de l’eau tiède, à qui l’on a
bandé les yeux, et qui dirige ses énergies vers un effort unique :
celui de « garder sa main soulevée et légère » afin que ses doigts
« effleurent » à peine la surface du plan lisse ou rugueux. Et cet
effort pour garder et alléger la main est accompagné de l’aiguise­
ment de la « sensibilité tactile » des doigts, qui devront écrire
un jour : c’est ainsi que l’instrument le plus précieux de la volonté
humaine s’affine pendant la croissance.
LE LANGAGE GRAPHIQUE 161
La main ferme. — C ’est une habileté antérieure à celle de
tracer un dessin ; c’est la possibilité de mouvoir la main de façon
déterminée, de la diriger de façon exacte. Cette habileté est une
propriété générique de la main ; la possibilité plus ou moins
grande de coordonner les mouvements en dépend.
Voici alors l’exercice des emboîtements plans ; il consiste
à toucher avec exactitude les contours des diverses pièces géomé­
triques et de leurs cadres avec, pour guide, le relief en bois qui
aide la main inexperte à se maintenir entre des limites déterminées.
L ’œil s’habitue ainsi à voir et à reconnaître les formes que la main
est en train de toucher.
Cette préparation, si éloignée et si indirecte, est une prépara­
tion de la main pour écrire ; ce n’est pas une préparation de
l’écriture, et les deux ne doivent pas être confondues.

Préparation directe de l’écriture

L ’écriture contient un amoncellement de difficultés qui peuvent


être isolées les unes des autres, et être surmontées les unes et
les autres, non seulement par des exercices différents, mais aux
différentes époques de la vie. Les exercices relatifs à chaque
facteur doivent pourtant être indépendants de l’écriture. En effet,
si l’écriture est une résultante de facteurs variés, ces facteurs ne
sont plus l’écriture quand ils sont séparés. Pour prendre un
exemple en chimie, l’oxygène et l’hydrogène, provenant de
l’analyse de l’eau, ne sont plus de l’eau ; ce sont d’autres corps,
deux gaz, ayant chacun ses caractères propres, et pouvant exister
par eux-mêmes. En parlant donc d’analyse de facteurs, nous
entendons séparer les éléments qui constituent l’écriture en
exercices intéressants par eux-mêmes, et capables de constituer
des motifs d’activité chez les enfants. C ’est différent des analyses
qui sont destinées à séparer un tout en plusieurs parties consi­
dérées chacune comme un détail incomplet du tout et, par consé­
quent, sans intérêt (les bâtons, les courbes, etc.). Notre analyse
des facteurs vivifie, au contraire, chacun de ces facteurs par un
exercice indépendant. Il y a séparation, et aussi recherche dans
la séparation d’éléments qui existent par eux-mêmes, ou qui
sont susceptibles de s’appliquer à des exercices ayant un but
rationnel.
Premier facteur : le maniement d’un instrument d’écriture (voir
photo 26). Dessin. J’ai profité de cet instinct qui pousse les enfants
à remplir des figures déterminées par un contour, au moyen de
crayons de couleur. C ’est le dessin le plus primitif, c’est même
IÔ2 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

un acte précurseur du dessin. Pour rendre ce travail plus


intéressant, j’ai procuré aux enfants la possibilité de dessiner
eux-mêmes les contours des figures à remplir, en assurant à ces
contours une forme esthétique, et en laissant à l’enfant la possi­
bilité du choix. A cet effet, j’ai préparé un matériel — les encastre
ments de fer (dont je donne plus bas la description) — qui permet
de tracer les contours de figures géométriques. On obtient un
dessin décoratif qui n’a pas l’air d’être une préparation directe
à l’écriture.
Second facteur : exécution des signes alphabétiques (voir photo 27).
Pour l’autre groupe de mouvements, c’est-à-dire pour tracer
les signes graphiques, je présente à l’enfant un matériel consti­
tué par de petits cartons lisses sur lesquels sont appliquées les
lettres de l’alphabet sur papier émeri; l’enfant les touche dans
le sens de l’écriture, en répétant le geste. Le signe de l’alpha­
bet reste ainsi doublement dans la mémoire, grâce à la vue et au
toucher.
En résumé, les deux facteurs mécaniques de l’écriture se déve­
loppent en deux exercices indépendants, c’est-à-dire :
Le dessin qui rend la main habile à manier l’instrument d’écri­
ture et le toucher qui sert à fixer à la fois la mémoire motrice et la
mémoire visuelle de la lettre.
Description du matériel menant à Vécriture par le dessin : pupitres,
encastrements de fer, figures linéaires, crayons de couleur.
Deux pupitres égaux, légèrement inclinés sur un plan hori­
zontal, et soutenus par quatre pieds très courts ; bordant la partie
inférieure du pupitre, une baguette transversale empêche les
objets appuyés sur la tablette inclinée de glisser. Chaque pupitre
supporte quatre cadres carrés d’un encastrement marron de
10 cm de côté, en fer ; au centre de chacun se trouve la pièce
à encastrer, en fer également, coloré en bleu clair, et muni, au
centre, d’un bouton de métal.

Exercices. — Les deux pupitres, rapprochés l’un de l’autre,


peuvent avoir l’air de n’en faire qu’un : ils contiennent ainsi
huit figures ; ils peuvent être rangés sur une console, sur la table
de la maîtresse ou sur une commode.
L ’objet est élégant ; il attire l’attention de l’enfant qui peut
choisir une ou plusieurs figures et qui prend à la fois le cadre et la
pièce à y encastrer.
L ’analogie avec les emboîtements plans déjà indiqués est
complète : seulement, l’enfant a ici, à sa libre disposition, les
pièces lourdes et minces. Il prend le cadre, le pose sur une feuille
de papier blanc et contourne avec un crayon de couleur la partie
LE LANGAGE GRAPHIQUE 16 3

centrale évidée du cadre. Il enlève ce cadre, et il reste une figure


géométrique sur le papier.
C ’est la première fois que l’enfant reproduit une figure géomé­
trique en dessin ; il n’avait, jusqu’à présent, que superposé les
pièces des emboîtements plans sur les petits cartons des première,
deuxième et troisième séries. Donc, sur la figure qu’il a obtenue
lui-même, il pose la figure à encastrer, ainsi qu’il l’a fait pour
l’emboîtement plan sur les petits cartons de la troisième série ;
et il en dessine le contour avec un crayon d’une couleur différente.
Il soulève la pièce et, sur le papier, la figure reste doublement
dessinée en deux couleurs.
Alors, avec un crayon d’une couleur de son choix tenu comme
un porte-plume, il remplit la figure linéaire.
On lui enseigne à ne pas en dépasser les contours.
L ’exercice de remplissage pour une seule figure fait accomplir
et répéter à l’enfant les mouvements qui seraient nécessaires
à remplir dix pages de bâtons ; et cela, sans fatigue, parce que, en
coordonnant avec précision les contractions musculaires néces­
saires à cet exercice, il travaille librement, dans le sens qu’il
choisit, alors que, devant ses yeux, se dessine une grande figure
de couleurs vives.
Au début, les enfants emplissent des pages et des pages de ces
grands carrés, triangles, ovales, trapèzes rouges, oranges, verts,
bleus, roses...
En observant les figures successives disposées par le même
enfant, une double forme de progression se révèle : i° la couleur
déborde de moins en moins du contour jusqu’à être parfaitement
contenue, et le remplissage est touffu et uniforme à l’intérieur
des limites ; 2° les signes de remplissage, de courts et confus, se
font toujours plus longs et parallèles, jusqu’à ce que les figures
soient remplies par un véritable barrage régulier qui va d’une
extrémité du contour à l’autre. Il est certain qu’à ce moment,
l’enfant est maître de sa plume ; c’est-à-dire que les mécanismes
musculaires nécessaires au maniement de l’instrument d’ écriture
se sont établis. De l’examen de ces dessins, on peut donc juger
de la maturité de l’enfant pour l’écriture.
Pour alterner les exercices, on emploie les dessins linéaires
déjà cités qui font des combinaisons de figures géométriques et des
décorations variées, aussi bien que des fleurs ou des paysages. Ces
dessins perfectionnent le maniement des instruments, parce qu’ils
obligent l’enfant à limiter les signes à des longueurs variées ; ils
le rendent ainsi de plus en plus habile et sûr dans ce maniement.
Si l’on rangeait les bâtons produits par un enfant dans le colo­
riage d’une figure, on remplirait bien des dizaines de cahiers !
164 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

Aussi, la sûreté de l’écriture de nos enfants fut-elle comparée


à celle des écoliers des méthodes communes en troisième élé­
mentaire.
Quand ils prendront la plume en main pour la première fois, ils
sauront la manier.
Aucun moyen, je pense, ne pourrait être plus efficace pour
établir cette conquête en un moindre temps, et avec autant de
joie. Mon ancienne méthode employée par les déficients, qui
consistait à suivre les contours des lettres sur un carton avec un
bâtonnet était, en comparaison, bien misérable et bien stérile !
Même quand les enfants savent écrire, je continue ces exercices,
qui comportent une progression indéfinie, puisqu’on peut varier
et compliquer les dessins ; et les enfants, en faisant toujours
le même exercice, voient s’accumuler une galerie de tableaux
toujours plus parfaits. Nous ne nous contentons pas de provoquer
l’écriture, mais nous la perfectionnons avec ces mêmes exercices
que nous appelons préparatoires : la tenue du porte-plume se fera
de plus en plus assurée, non par des exercices répétés d’écriture,
mais grâce à ce remplissage de dessins linéaires. Les enfants se
perfectionnent dans Vécriture sans écrire.

Matériel pour toucher les lettres. — Tablettes de lettres alphabé­


tiques en papier émeri et tables de lettres groupées d'après la ressem­
blance de leur forme. — Ce matériel consiste en un exemplaire
de chacune des lettres de l’alphabet en papier émeri très fin, fixée
sur une tablette dont la dimension est adaptée à chacune d’elles.
La tablette est en carton recouvert de papier lisse vert, tandis que
le papier émeri est gris clair ; ou bien la tablette est en bois blanc
clair et le papier émeri est noir : les couleurs font se détacher
les lettres sur le fond.
Des tablettes analogues, mais beaucoup plus grandes, en carton
ou en bois, portent différentes lettres réunies, identiques aux
lettres correspondantes des petites tablettes, combinées en groupes
d’après le contraste ou l’analogie des formes.
Les lettres doivent affecter une belle forme calligraphique en
accentuant les pleins et les déliés. Elles sont en écriture verticale,
si tel est l’usage ; c’est-à-dire en caractères de «l’écriture en usage »;
le matériel ne veut aucunement réformer la façon d’écrire : son
but n’est que de faciliter l’écriture, quelle qu’elle soit.
Exercices. — On enseigne tout de suite les lettres de l’alphabet :
commençons par les voyelles, en les faisant suivre des consonnes ;
prononçons-les par leur son et non par leur nom ; unissons aussitôt
le son à une voyelle, en répétant la syllabe selon la méthode phoné­
tique.
LE LANGAGE GRAPHIQUE 165
L ’enseignement procède selon les trois temps déjà indiqués :
i° Sensations visuelles et tactilo-musculaires associées au son
alphabétique. La maîtresse présente à l’enfant deux petits cartons,
sur lesquels sont inscrites les lettres i et 0, en disant : « Ça, c’est i l »
« Ça, c’est 0 ! » (elle procédera pareillement pour les autres signes).
Elle les fait immédiatement toucher en disant : « Touche ! » et,
sans autre explication, elle amène l’enfant, en lui faisant d’abord
voir comment on touche, puis, si c’est nécessaire, en lui faisant
passer l’index de la main droite sur le papier émeri, à suivre la
lettre dans le sens de Vécriture.
Il « saura toucher » quand il tracera une lettre déterminée dans
le bon sens.
L ’enfant apprend très vite, et son doigt, déjà expert pour
l’exercice tactile, est conduit par la légère rugosité du papier émeri
fin, sur la trace précise de la lettre ; il peut répéter tout seul indé­
finiment le mouvement nécessaire pour produire lés lettres de
l’alphabet sans crainte de se tromper, rien qu’en suivant les
formes calligraphiques ; s’il dévie, l’impression de lisse le fait
aussitôt s’apercevoir de son erreur.
Les petits enfants de quatre à cinq ans aiment beaucoup répéter
ce jeu les yeux fermés, s’il y sont un peu exercés ; ils se laissent
conduire par le papier émeri à suivre la forme sans la voir, et
l’on peut dire que la perception tactilo-musculaire directe de la
lettre les aidera grandement dans leur conquête définitive.
Si l’exercice est offert à des enfants trop âgés (de six ans par
exemple), l’intérêt de la lettre présentée qui reproduit le son et
qui compose le mot est tellement prédominant, que le toucher
ne l’attire plus assez pour retenir l’exercice du mouvement ; et
l’enfant « écrira » moins facilement et moins parfaitement, ayant
déjà passé le stade des joies de la motricité.
Le maximum d’intérêt n’est pas apporté au petit enfant par
l ’image visuelle ; pour lui, c’est la sensation tactile qui conduit sa
main à exécuter le geste qui se fixera ensuite grâce à la mémoire
musculaire. Quand la maîtresse fait voir et toucher la lettre de
l’alphabet, les sensations visuelle, tactile et musculaire inter­
viennent simultanément ; Yimage du signe graphique se fixe alors
en un temps bien plus bref que la seule image visuelle par les
méthodes ordinaires.
On remarque ensuite que la mémoire musculaire est la plus tenace
chez le petit enfant, et aussi la mieux prête, puisque, s’il ne recon­
naît pas la lettre en la regardant, il la reconnaît en la touchant.
Ces images sont associées aux sensations auditives de l’alphabet.
2° Perception: U enfant devra savoir comparer et reconnaître
les figures en entendant les sons qui y correspondent. La maîtresse
1 66 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

demande à l’enfant, par exemple (et elle procédera de la même


manière pour les autres lettres de l’alphabet) : « donne-moi o!
donne-moi i ! » S’il ne sait pas reconnaître les signes rien qu’en
les regardant, on l’invite à les toucher ; mais si, même ainsi, il ne
les reconnaît pas, la leçon se termine et reprendra un autre jour.
La nécessité de ne pas relever l’erreur a déjà été indiquée, de
même que celle de ne pas insister sur un enseignement quand
l’enfant n’y répond pas aussitôt.
3° Le langage : Il faut que Venfant sache prononcer le son corres­
pondant aux signes alphabétiques. Quand les lettres sont restées
sur la table un instant, on demande à l’enfant : « Qu’est-ce que
c’est que celle-ci ? » Il devra répondre : « o, i », etc.
Pour l’enseignement des consonnes, dès que la maîtresse en a
émis le son, elle y unit une voyelle et prononce une syllabe ou
plusieurs en alternant plusieurs voyelles et en mettant toujours
en relief le son de la consonne ; enfin, elle répète ce son isolé ;
par exemple : m, m, m, ma, mi, me, m, m, m. Quand l’enfant
répétera le son, il le répétera isolément, et accompagné de voyelles.
Il n’est pas nécessaire d’enseigner toutes les voyelles avant de
passer aux consonnes ; mais dès que l’on connaît une consonne,
on l’accompagne aussitôt d’une voyelle pour former un mot.
Des modalités semblables sont laissées au libre arbitre de l’édu­
catrice.
Il ne semble pas qu’il soit pratique de suivre une règle pour
l’enseignement des consonnes. Très souvent, la curiosité de
l’enfant pour un signe amène la maîtresse à lui enseigner la con­
sonne désirée ; un nom prononcé éveille chez lui la curiosité de
savoir quelle est la consonne nécessaire pour le produire. Et ce
désir est un stimulant plus efficace qu’aucun raisonnement pour
indiquer la progression à suivre.
Quand l’enfant prononce les sons des consonnes, il en éprouve
un plaisir évident : c’est pour lui une nouveauté, que cette série
de sons si variés, cachés sous des signes énigmatiques — les
lettres de l’alphabet. Et le mystère provoque un indicible intérêt.
Un jour que j’étais sur la terrasse, entre des enfants qui jouaient
librement, j’en avais auprès de moi un tout petit de deux ans
et demi que sa mère m’avait confié un moment. J’avais posé sur
des chaises des alphabets mélangés, qu’il rangeait dans les casiers
respectifs. L ’enfant regardait. Il s’approcha, prit une lettre en
main — «/ ». Les petits garçons qui, à ce moment, couraient à la
queue leu leu, émirent tous ensemble le son correspondant en
voyant la lettre, puis passèrent. Le tout petit ne s’y trompa
point. Il déposa le /, et prit un r ; les garçons, tout en courant, le
regardèrent en riant, et lui crièrent : « r, r , r ! r , r r ! » Peu à peu,
LE LANGAGE GRAPHIQUE 167
le petit comprit que celui qui passait devant lui, quand il prenait
en main une lettre, émettait un son. J’observai combien de temps
durerait ce manège sans qu’il s’ en fatiguât ; j’attendis trois quarts
d'heure ! Les petits garçons s’étaient pris au jeu ; ils s’arrêtaient
en groupe, prononçant les sons en chœur, et riaient de l’étonne­
ment du tout petit. Enfin, celui-ci, qui avait plusieurs fois montré
le /, entendant toujours son public émettre le même son, le reprit
en le lui montrant et en disant lui-même : /, /, /. Il avait appris
ce son-là dans la grande confusion des sons entendus : la longue
lettre qui faisait rire les enfants dans leur défilé l’avait impres­
sionné.
Il est inutile de faire remarquer combien la prononciation sépa­
rée des sons alphabétiques révèle les particularités du langage ;
les défauts, presque tous liés au développement incomplet du
langage lui-même, deviennent ainsi manifestes, et la maîtresse
peut les noter facilement. C ’est la source d’un critérium de pro­
gression dans l’enseignement individuel, selon l’état de développe­
ment auquel se trouve le langage de l’enfant.
Il est opportun, pour corriger le langage, de suivre les règles
physiologiques de son développement, et de graduer les difficultés ;
mais quand l’enfant possède déjà un langage suffisamment déve­
loppé et qu’il prononce tous les sons, il est indifférent de lui faire
prononcer l’un plutôt que l’autre pour lui enseigner le langage
graphique ou la lecture des signes.
Une grande partie des défauts qui s’installent en permanence
chez l’adulte est due à des erreurs fonctionnelles du développement
du langage chez l’enfant. Si, au lieu de corriger le langage chez les
adolescents, on en dirigeait le développement chez les enfants,
on ferait œuvre de prophylaxie. Beaucoup de défauts de pronon­
ciation sont des défauts de dialectes, à peu près impossible à corriger
plus tard, mais qui seraient facilement évitables, si une éducation
spéciale se souciait de perfectionner le langage des enfants.
Ne parlons ici que pour mémoire des différents défauts de
langage dus à des anomalies anatomiques et physiologiques ou
à des faits pathologiques qui altèrent le fonctionnement du
système nerveux.
Arrêtons-nous seulement à ces altérations dues à la persistance
viciée de prononciation enfantine, à des imitations de pronon­
ciations imparfaites, parmi lesquelles les prononciations dialec­
tiques. Ces défauts, connus sous le nom de blèsement, peuvent
se retrouver dans l’émission de la plupart des consonnes. Et aucun
moyen n’est plus pratique pour la correction méthodique du
langage que cet exercice de prononciation qui sert à enseigner
le langage graphique par ma méthode.
168 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

Mais une question aussi importante mérite un chapitre à part.


Tous les mécanismes de récriture sont préparés. Revenons main­
tenant à la méthode de l’écriture : on remarque qu’elle est déjà
contenue dans les deux temps décrits, puisque l’enfant a, grâce
à ces exercices, la possibilité d’apprendre et de fixer les mécanismes
musculaires nécessaires à la tenue du porte-plume et à l’exécu­
tion des signes graphiques. Quand l’enfant s’est longuement
exercé comme nous l’avons décrit, il est « potentiellement » prêt
à écrire toutes les lettres de l’alphabet, et même les syllabes
simples, sans avoir jamais pris le crayon ni la craie en main pour
écrire.
Lecture et écriture mêlées embryonnairement. En outre, l’ensei­
gnement de la lecture commence en même temps que celle de
Yécriture. Quand on présente à l’enfant une lettre en en émettant
le son, il en fixe l’image avec son sens visuel et, en même temps,
avec son sens tactilo-musculaire ; il associe le son aux signes
relatifs, c’est-à-dire qu’il prend connaissance du langage graphique.
Quand il voit et qu’il reconnaît, il lit ; et quand il touche, il écrit ;
il initie ainsi sa conscience grâce à deux actions qui, par la suite,
se sépareront et constitueront les deux processus différents de
la lecture et de l’écriture.
La simultanéité de l’enseignement ou, plus exactement, la
fusion des deux gestes initiaux, mettent donc l’enfant devant une
nouvelle forme de langage, sans que soit déterminé lequel de ces
deux gestes devra prévaloir.
Nous n’avons pas besoin de savoir si l’enfant, dans son dévelop­
pement ultérieur, apprendra d’abord à lire ou à écrire, laquelle
de ces deux voies lui sera la plus facile ; c’est Yexpérience qui nous
le dira. Et cela permet par une étude de psychologie individuelle
très intéressante de continuer pratiquement notre méthode, qui
se fonde sur la libre expansion de la personnalité. Mais il reste
établi que si cet enseignement est appliqué à l’âge normal, c’est-
à-dire avant cinq ans, le « petit enfant » écrira avant de lire, alors
que l’enfant déjà trop développé (six ans)1 lira avant, se livrant
à un apprentissage difficile, avec ses mécanismes inhabiles.

L ’ intelligence libérée des mécanismes

La connaissance de l’écriture et celle de la lecture sont bien


distinctes de la « connaissance des signes alphabétiques ». Elles
sont acquises seulement quand « le mot » correspond au signei.

i. Les expériences ultérieures de Mme Montessori l*ont ancrée dans


la conviction que l’on devait avancer ces âges d’au moins un an.
LE LANGAGE GRAPHIQUE 169
graphique, de même que le début du langage parlé n’est indiqué
que par la première apparition de « mots » ayant une signification,
et pas seulement de sons que pourraient représenter des voyelles
ou des syllabes.
U intelligence déclenche les mécanismes que la nature ou l’édu­
cation ont préparés.
L ’analyse des mouvements de l’écriture représente l’acte
précurseur pour l’établissement de ces super-langages que sont
l’écriture et la lecture. La composition de « mots » au moyen de
signes graphiques ne doit pas nécessairement se confondre avec
l’écriture et la lecture : aussi doit-on séparer cette activité qui
peut être indépendante de son utilisation supérieure.
L ’intelligence de l’enfant éprouve un « grand intérêt » devant
ce fait étonnant de pouvoir représenter un mot rien qu’en mettant
ensemble des signes symboliques — les lettres de l’alphabet !
Créer des mots, c’est bien plus passionnant, en principe, que
de les lire ! et aussi bien plus « facile » que de les « écrire », parce
qu’il faut, pour les écrire, ce travail des mécanismes qui ne sont
pas encore fixés.
Nous offrons donc, en quelque sorte, en prélude, un alphabet
qui sera décrit plus bas ; en choisissant les lettres de cet alphabet
et en les mettant l’une à côté de l’autre, l’enfant arrive à composer
des mots. Son travail manuel ne consiste qu’à prendre les formes
dans une case et à les déposer sur un tapis. Le mot est composé
«lettre par lettre » en correspondance des sons qu’elles représentent.
Comme les lettres sont des objets déplaçables, il est facile, en les
déplaçant, de corriger la composition obtenue; cela représente une
analyse étudiée du mot, et c’est un moyen excellent pour perfec­
tionner l’orthographe.
Cet exercice de l’intelligence libérée des mécanismes constitue
véritablement une étude ; il n’est pas gâché par la « nécessité
d’exécuter » l’écriture. Et l’énergie intellectuelle, poussée par cet
intérêt nouveau, peut ainsi s’exprimer sans fatigue en un travail
dont la quantité nous étonne.
Matériel: il est constitué essentiellement par les alphabets.
Il s’agit des lettres de l’alphabet en forme et en dimension identi­
ques aux lettres en papier émeri, mais découpées en carton de
couleur, en cuir ou en matière plastique.
Les lettres sont libres, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas collées
sur les petits cartons ; aussi chaque lettre représente-t-elle un
objet maniable (photo 28).
Au fond de chaque case est collée une lettre fixe ; de la sorte,
l’enfant ne se fatiguera pas à chercher sa place dans les casiers,
puisqu’on la voit tout de suite au fond de la boîte.
170 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

Les lettres sont distribuées en deux casiers, dont chacun con­


tient toutes les voyelles. Elles sont découpées dans du carton
rouge, et les consonnes dans du carton bleu clair ; à la base de
certaines de ces lettres, une petite raie de carton blanc, tracée
transversalement sur l’envers, indique à la fois la position de la
lettre et le niveau auquel elle doit correspondre, selon la forme de
chacune (la petite raie en carton correspond à la ligne sur laquelle
on écrit).

Exercices. — Dès que l’enfant connaît quelques voyelles et quel­


ques consonnes, on pose devant lui la moitié du grand casier qui
contient toutes les voyelles, avec les consonnes qu’il connaît déjà
(parmi d’autres ignorées), marquées à l’envers par la petite raie
blanche. La maîtresse prononce très nettement un mot, par
exemple Marie ; elle appuie sur le son du M et le son du r très
clairement ; et répète plusieurs fois les sons, selon la nécessité.
Presque toujours, l’enfant cherche un m avec ardeur et le pose
sur la table. La maîtresse répète : ma-rie. L ’enfant choisit le a et
le place à côté ; et puis il compose le rie très facilement. Par contre,
l’enfant ne le lit pas aussi facilement : en général, il lui faut un
certain effort, si bien que nous l’aidons en lisant nous-même une
ou deux fois le mot avec lui, et en prononçant toujours très nette­
ment : Marie, Marie. Mais quand il a compris le mécanisme, il
continue tout seul, et avec le plus vif intérêt. Une fois un mot
prononcé, quelqu’il soit, pourvu que l’enfant en entende bien
séparément les sons, il le compose en mettant l’un à côté de l’autre
les signes qui correspondent à ces sons.
Il est très intéressant d’observer l’enfant qui se livre à ce travail :
il examine attentivement son casier en remuant imperceptiblement
les lèvres, prend une à une les lettres nécessaires, phonétiquement.
Les mouvements des lèvres sont provoqués parce qu’il répète
indéfiniment en lui-même les mots dont les sons se traduisent en
signes. C ’est ainsi que nous avons dicté à nos enfants des noms
allemands comme Darmstadt, Peterman; bien que, naturellement,
ils ne les aient jamais entendu prononcer, ils les composèrent
sans surprise ni difficulté, en traduisant tous les sons, c’est-à-dire
sans oublier aucune lettre. En général, on dicte plutôt à l’enfant
des mots qui lui sont familiers, afin que leur composition suggère
une idée ; il est alors spontanément amené à relire plusieurs fois
le mot et, pourrait-on dire, à le contempler.
Ces exercices ont des prolongements : l’enfant analyse, perfec­
tionne, fixe son propre langage parlé. On pose devant lui un objet
correspondant à chaque son, qui matérialise la nécessité d’émettre
tous ces sons avec force et clarté.
LE LANGAGE GRAPHIQUE I7I

Il fait ensuite un exercice d’association entre les sons entendus


et le signe graphique qui les représente.
Par la suite, la composition des mots est en soi un exercice de
Tintelligence : l’enfant trouve dans les mots prononcés comme
l’énonciation d’un problème qu’il doit résoudre, et qu’il résoudra
en se rappelant les signes, en les choisissant et en les disposant
convenablement ; il s’agit presque des termes d’une équation ;
et il aura la preuve de l’exactitude de sa solution en relisant le mot
composé, qui représente une idée pour tous ceux qui sauront le lire.
Quand l’enfant entend d’autres personnes lire le mot composé
par lui, il rayonne de satisfaction ; il en éprouve longtemps à la
fois étonnement et joie ; il découvre la communication symbo­
lique avec « les autres » grâce à ce langage qui, à ce moment,
représente pour lui un travail et lui apporte le fruit de sa propre
intelligence ; c’est le privilège d’une supériorité conquise.
Quand il termine la composition et la lecture du mot, il doit
remettre « en place » toutes les lettres, chaque lettre dans sa propre
petite case, obéissant aux habitudes d’ordre constant pour chacun
de ses gestes.
Cet exercice triple aboutit à la fixation de l'image par le signe
graphique. L ’enfant triple ses connaissances, en moins de temps
qu’il lui eût fallu par d’autres moyens. Bientôt, quand il entendra
un mot ou qu’il pensera à un objet, il verra tout simplement
s'aligner toutes les lettres nécessaires à sa composition.
Un jour, un enfant de quatre ans se promenant seul sur une
terrasse répétait, comme se parlant à lui-même : « Pour écrire
zèbre, il faut un z , un è> un 6, un r, et un e ».
Une autre fois, le professeur De Donato, en visite à la Maison
des Enfants, dit son nom : De Donato à un petit de quatre ans.
L ’enfant, composant aussitôt un mot avec les lettres minuscules
de l’alphabet, commença ainsi : d e t 0 n ... Le professeur corrigea
en prononçant plus clairement : De Donato. Alors, sans se troubler,
l’enfant enleva le to et le mit de côté, le remplaçant rapidement
par un doy plaça le a après le w, et prit le to qu’il avait mis de côté
pour compléter le mot. Ainsi en entendant, à la correction, que
to ne s’en allait pas du mot, il avait eu présent à l’esprit que ce to
y entrerait en un autre endroit; et c’est pour cela qu’il l’avait
mis de côté, afin de l’utiliser en son temps !
C ’est évidemment surprenant pour un enfant de quatre ans.
Cela s’explique par la claire et instantanée vision des signes
nécessaires pour former un mot entendu, mais aussi par la for-
motion d’un esprit de raisonnement ; les exercices successifs
spontanés de l’intelligence sont dus à une particulière « sensi­
bilité » aux mots.
172 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

L ’explosion de Vécriture. — Toute la méthode pour renseigne­


ment du langage pratique peut se résumer dans ces trois temps,
qui préparent séparément les gestes psycho-physiologiques con­
courant à déterminer récriture et la lecture.
Les mouvements musculaires pour l’écriture de l’alphabet sont
préparés à part, de même que les mécanismes de la tenue et le
maniement des instruments d’écriture ; la composition des mots
a sa source, elle aussi, en un mécanisme psychique d’association
entre les images auditives et visuelles.
Il arrive donc un moment auquel l’enfant, sans y penser, remplit
les figures géométriques avec des bâtons francs et réguliers ;
auquel il touche les lettres les yeux fermés et en reproduit la
forme d’un geste du doigt dans les airs ; auquel la composition
des mots est devenue une impulsion psychique, qui fait répéter
à l’enfant quand il est seul : « pour faire zèbre, il faut un z ».
Il est vrai, il n’a encore jamais écrit, mais il a déjà accompli tous
les gestes nécessaires à l’écriture.
Celui qui sait non seulement composer les mots à la dictée,
mais construire mentalement toute la composition littérale, est
capable aussi d’écrire, puisqu’il exécute les yeux fermés les
mouvements nécessaires pour produire quelques lettres, et qu’il
manie presque inconsciemment l’instrument de l’écriture.
Ces gestes, préparés chacun par un mécanisme capable de
donner une impulsion, devront se fondre en un acte brusque,
explosif d'écriture. C ’est la réaction merveilleuse à laquelle ont
abouti les enfants normaux dans une des premières « Maisons
des Enfants » de San-Lorenzo, à Rome.
C ’était par une journée ensoleillée de décembre, nous étions
tous montés sur la terrasse. Les enfants jouaient en courant libre­
ment ; quelques-uns étaient restés autour de moi ; j’étais assise
à côté d’un tuyau de cheminée, et je dis à un enfant de cinq ans,
en lui offrant un morceau de craie : « Dessine cette cheminée ».
Il s’accroupit par terre, et dessina de façon reconnaissable la
cheminée sur le plancher ; comme à mon habitude, je me répandis
en louanges.
L ’enfant me regarda, sourit, resta un moment comme prêt
à exploser de joie, puis s’écria : « J’écris ! moi, j’écris ! » ; penché
en avant, il continuait d’écrire sur le plancher : main1 ! puis
enthousiasmé, il écrivit encore : cheminée123 ! enfin, toit2! Tandis
qu’il écrivait, il continuait à s’exclamer : « J’écris ! je sais écrire ! »

1. En italien mano.
2. En italien camino.
3. En italien tetto.
LE LANGAGE GRAPHIQUE 173
Si bien que les autres enfants, accourant à ses cris, firent cercle
autour de lui, le regardant, ahuris. Deux ou trois d’entre eux
me demandèrent en frémissant : « La craie... ! Moi aussi, j’écris ! »
et, en fait, ils se mirent à écrire des mots divers : maman, papa,
Gina. Aucun d’eux n’ avait jamais pris la craie en main, ni aucun
autre instrument pour écrire : c’était la première fois qu’ils écri­
vaient. Ils traçaient un mot entier comme, la première fois qu’ils
avaient parlé, ils avaient dit un mot entier.
Mais si le premier mot prononcé par l’enfant apporte une
ineffable émotion à la mère qui a choisi ce premier mot : maman,
comme une récompense due à sa maternité, le premier mot
écrit par nos petits, leur donna à eux-mêmes une joie indicible.
Cette habileté qui se révélait à eux, c’était comme un don de la
nature, parce qu’ils n’étaient pas conscients des préparations
qui les y avaient amenés.
Ils pouvaient s’imaginer que, rien qu’en grandissant, un beau
jour, Us sauraient écrire ! Et, de fait, c’est bien vrai. Même pour
parler, l’enfant a dû préparer inconsciemment les mécanismes
psycho-musculaires qui l’ont amené à articuler des mots : ici,
l’enfant en fait à peu près autant, mais l’aide pédagogique directe
et la possibilité de préparer presque matériellement les mouve­
ments de l’écriture — bien plus simples et plus grossiers que
ceux de l’articulation du langage — font que le langage graphique
se développe beaucoup plus rapidement. Et puisque la prépara­
tion est complète, puisque l’enfant possède tous les mouvements
nécessaires à l’écriture, le langage graphique ne se développe pas
graduellement, mais de façon explosive : c’est-à-dire que l’enfant
peut écrire tous les mots.
Nous avons ainsi assisté à l’expérience des premiers développe­
ments du langage graphique de nos enfants. Les premiers temps,
nous étions bouleversés ; il nous semblait assister à un miracle...
L ’enfant qui écrivait un mot pour la première fois exultait de
joie ; on eût dit la poule qui a pondu un œuf. Personne ne pouvait
échapper à ses manifestations bruyantes : il appelait tout le monde
pour voir ; et si l’un de nous ne s’exécutait pas, il le tirait par son
vêtement pour l’y obliger ; il fallait que tous aillent voir cela, se
mettent autour des mots écrits pour admirer le prodige, et pour
unir ses exclamations d’étonnement aux cris de joie de l’heureux
auteur. Surtout quand ce premier mot avait été écrit par terre :
alors, le petit enfant se mettait à genoux, pour être encore plus
près de son œuvre, et pour la contempler plus immédiatement ;
après le premier mot, il continuait à écrire, le plus souvent au
tableau, avec une espèce de frénésie. J’ai vu des enfants s’agglo­
mérer autour du tableau, pour écrire derrière les plus petits ;
1 74 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

debout se formait une file d’enfants montés sur les chaises qui
écrivaient les uns au-dessus des autres, et qui écrivaient même
à l’envers du tableau. J’en ai vu d’autres, restés dehors, accourir
grossièrement, renverser les petites chaises sur lesquelles les
camarades étaient montés pour trouver un peu de place ; enfin
les vaincus se penchaient par terre et continuaient à écrire sur le
plancher, ou couraient vers les fenêtres et vers les portes, les rem­
plissant de leur écriture. Nous avons eu, en ces premiers jours,
une véritable tapisserie de signes écrits par terre : une tapisserie
d’écriture. La même chose se produisait en famille, et quelques
mères, pour sauver le plancher et jusqu’à la miche de pain sur
laquelle elles trouvèrent des mots, octroyèrent à leurs enfants
du papier et un crayon. L ’un d’eux m’apporta le lendemain une
espèce de petit cahier tout rempli, et la mère me raconta que
l’enfant avait écrit tout le jour et tout le soir, et qu’il s’était endormi
dans son lit, le papier et le crayon dans la main.
Ce travail impulsif, que je n’arrivais pas à freiner dans les
premiers jours, me fit penser que la nature est sage : en effet,
elle développe le langage parlé peu à peu, simultanément avec
le développement des idées. Si la nature avait agi aussi impru­
demment que moi, si elle avait laissé développer un matériel
riche et ordonné, et un patrimoine d’idées, puis, ayant com­
plètement préparé le langage articulé, avait simplement dit à
l’enfant, jusque-là muet : « Va ! parle », nous aurions assisté
à une brusque débauche où il parlerait sans arrêt et sans fin,
jusqu’à l’essoufflement de ses poumons et à la consomption de
ses cordes vocales, en prononçant les mots les plus difficiles et
les plus étranges.
Je crois, toutefois, qu’existe entre les deux extrêmes un milieu
renfermant la véritable voie : il nous faut donc provoquer le
langage graphique moins brusquement ; en le faisant naître
progressivement, il nous faut le provoquer comme un fait spontané
qui s’accomplit dès la première fois d’une façon presque parfaite.

Manière d’appliquer cet enseignement

Le développement ultérieur de notre expérience nous a conduits


à constater un phénomène plus calme. En voyant leurs camarades
écrire, les enfants sont poussés, par imitation, à écrire dès qu’ils
peuvent ; mais, quand un enfant écrit son premier mot, il n’a pas
encore tout l’alphabet à sa disposition : le nombre de mots qu’il
peut écrire étant limité, il n’est pas capable de trouver lui-même
toutes les combinaisons possibles avec les seules lettres dont il
LE LANGAGE GRAPHIQUE 175
dispose. Il conserve toujours la joie d’avoir « écrit son premier
mot », mais cela n’occasionne plus une stupéfaction, parce qu’il
voit chaque jour surgir des phénomènes semblables, et qu’il sait
que, peu ou prou, la même chose va lui arriver. Cela permet
d’obtenir une atmosphère plus calme, plus ordonnée et mer­
veilleuse en surprises.
Quand on visite une Maison des Enfants, même y ayant été la
veille, on trouve des faits nouveaux ; par exemple, deux enfants
tout petits qui écrivent tranquillement, tout vibrants d’orgueil et
qui, hier encore, n’écrivaient pas. La maîtresse raconte que l’un
d’eux a commencé à écrire hier matin à 11 heures et l’autre, dans
l’après-midi, à 3 heures.
L e phénomène est désormais accueilli avec l’indifférence que
donne l’habitude, et il est facilement reconnu comme une forme
naturelle du développement de l’enfant.
L ’art de la maîtresse décidera de l’opportunité et du moment
auquel il convient de pousser un enfant à écrire quand, déjà
avancé dans les trois temps de l’exercice préparatoire, il ne le fait
pas encore spontanément ; et cela, pour éviter qu’en retardant
l’écriture, l’enfant s’exalte ensuite en un travail tumultueux,
impulsif, dû à la connaissance de tout l’alphabet.
Les signes grâce auxquels la maîtresse peut reconnaître le degré
de maturité pour l’écriture spontanée sont : le parallélisme et la
rectitude des signes dans le remplissage des figures géométriques,
la distinction des lettres alphabétiques de papier émeri les yeux fer­
més, et la sûreté et la promptitude dans la composition des mots.
Avant d’intervenir pour provoquer l’écriture, il est pourtant bon
d’attendre au moins une semaine l’explosion spontanée après la
constatation de cet état de maturité.
C ’est seulement quand l’enfant a commencé à écrire spontané­
ment que la maîtresse doit intervenir pour le guider.
Son premier acte doit être de régler le tableau pour que l’enfant
soit guidé, et maintienne l’ordre et les dimensions de l’écriture.
Le second est d’inciter l’enfant hésitant à répéter le toucher
des lettres en papier émeri, sans jamais corriger directement
l’écriture exécutée ; c’est-à-dire que l’enfant ne se perfectionnera
pas en répétant les gestes de l’écriture, mais en répétant les gestes
préparatoires à l’écriture. Je me rappelle un petit débutant qui,
pour exécuter une belle lettre sur le tableau réglé, apportait près
de lui les petits cartons, touchait deux ou trois fois toutes les
lettres qui lui étaient nécessaires pour les mots qu'il devait écrire,
puis il écrivait ; et quand une lettre ne lui semblait pas assez
belle, il l’effaçait, touchait à nouveau cette même lettre sur le
carton, et s’en retournait la récrire.
176 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

Nos enfants, même ceux qui écrivent déjà depuis un an, conti­
nuent toujours les trois exercices préparatoires qui ont provoqué
si parfaitement le langage graphique : nos enfants apprennent
donc à écrire, et se perfectionnent dans l'écriture, sans écrire. La
vraie écriture est la preuve et l'aboutissement d’une impulsion
intérieure ; c’est l’explication d’une activité supérieure : ce n’est
pas un exercice.
Se préparer avant d’essayer, et se perfectionner avant de pour­
suivre est une conception éducative. Alors que poursuivre en
corrigeant ses propres erreurs, enhardit à poursuivre des choses
imparfaites, dont on est encore incapable, et réduit au silence la
sensibilité de sa propre erreur. Cet enseignement de l’écriture
contient une conception éducative neuve en imprimant à l’enfant
la prudence qui fait éviter l’erreur, la dignité qui rend prévoyant
et qui guide vers le perfectionnement, et aussi l’humilité qui le
tient en rapport constant avec les sources du Bien, les seules d’où
découlent et se conservent les conquêtes intérieures. En le garant
de l’illusion du succès, il suffira de le faire poursuivre sur le chemin
entrepris.
Le fait que tous les enfants, par la suite, répètent toujours
les mêmes actions, aussi bien ceux qui commencent à peine les
trois exercices que ceux qui écrivent déjà depuis plusieurs mois,
les unit et les fait fraterniser à un niveau apparemment égal.
Ici, point de caste de débutants et d’expérimentés : ils sont tous
en train de remplir des figures avec les crayons de couleur, de
toucher les lettres de papier émeri, de composer des mots avec
des alphabets mobiles ; les petits s’approchent des plus grands
qui les aident ; ils peuvent tous avoir l’illusion de faire la même
chose. Il y a celui qui se prépare et celui qui se perfectionne ; mais
tous sont sur la même voie. Égalité profonde, sans aucune diffé­
rence sociale ; tous les hommes sont frères, comme dans la vie
spirituelle.
L ’écriture est apprise en très peu de temps, parce que l’ensei­
gnement n’en est commencé qu’à ceux qui en manifestent le désir,
à ceux que l’on voit attirés spontanément par les leçons que la
maîtresse donne aux autres. Quelques-uns apprennent sans avoir
encore reçu de leçons, rien que pour avoir entendu les leçons
données aux autres.
Tous les enfants, dès quatre ans, ont, en général, un vif intérêt
pour l’écriture ; quelques-uns des nôtres ont toutefois commencé
à écrire à trois ans et demi. L ’enthousiasme le plus vif se mani­
feste pour le toucher des lettres de papier émeri. Durant la première
période de mes expériences, c’est-à-dire quand les enfants voyaient
pour la première fois les lettres de l’alphabet, je dis un jour à la
LE LANGAGE GRAPHIQUE 177
maîtresse d’apporter sur la terrasse où ils jouaient les différents
types de petits cartons qu’elle avait fabriqués. Dès qu’ils la virent,
ils se groupèrent autour d’elle et de moi, le doigt tendu ; par
dizaines, les petits doigts touchaient les lettres, tandis que les
enfants se poussaient les uns les autres. Finalement, les plus grands
réussirent à nous prendre des mains les petits cartons avec l’illu­
sion que, de les toucher, les en rendaient maîtres ; mais la foule
des petits les empêcha de continuer leur exercice. Je me rappelle
avec quel élan les possesseurs de petits cartons les brandissaient
comme des étendards, serrés à deux mains. Ils se mirent à marcher,
suivis de tous les autres, qui battaient des mains et poussaient
des cris de joie.
La procession passa devant nous : tous, grands et petits, riaient
bruyamment, tandis que les mamans, attirées par le bruit, regar­
daient des fenêtres le spectacle.
L ’intervalle moyen entre la première tentative d’exercices pré­
paratoires et le premier mot écrit est, pour les enfants de quatre ans,
d’un mois et demi ; pour ceux de cinq ans, c’est beaucoup plus
court : un mois environ ; mais l’un des nôtres apprit à écrire, avec
toutes les lettres de l 9alphabety en vingt jours. Les enfants de
quatre ans écrivent au bout de deux mois et demi quelques mots
dictés, et peuvent passer aussitôt à l’écriture à l’encre sur des
cahiers. En général, après trois mois, nos enfants sont éprouvés ;
ceux qui écrivent depuis six mois sont comparables à ceux de la
troisième élémentaire.
Enfin, l’écriture est une conquête facile et heureuse pour les
enfants.
Voilà pour le temps de l’apprentissage. Quant à l’exécution, dès
qu’ils commencent à écrire, nos enfants écrivent bien ; et la forme
arrondie et élancée des lettres est surprenante, en tout pareille
à celle des modèles en papier émeri. L ’excellence de cette écriture
est rarement égalée par les écoliers des écoles élémentaires qui
n9ont pas fait d9exercices spéciaux de calligraphie. Moi qui ai beau­
coup étudié la calligraphie, je sais combien il est difficile d’amener
les enfants de douze ou treize ans des écoles secondaires à écrire
les mots entiers sans détacher la plume (sauf pour le 0), et com­
bien la conduite d’un trait de certaines lettres présente souvent
une difficulté insurmontable et fait perdre le parallélisme des
barres ! Nos petits écrivent, eux, des mots entiers avec une sûreté
merveilleuse, d’un seul trait, maintenant un parfait parallélisme
dans les signes, et conservant la même distance entre les lettres.
En effet, la calligraphie est un « super-enseignement » nécessaire
pour corriger des défauts déjà acquis et fixés : c’est un « super-
travail » lourd et long, parce que l’enfant, en voyant le modèle,
178 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

doit exécuter le mouvement pour le reproduire, alors qu’entre


cette vision et ce mouvement n’existe aucune correspondance
directe.
En outre, la calligraphie s’enseigne à un âge où tous les défauts
sont établis, où la période physiologique, en laquelle la mémoire
musculaire est particulièrement réceptive, est passée ; sans parler
de l’erreur fondamentale, qui fait suivre à la calligraphie la même
voie d’apprentissage qu’à l’écriture, en partant des bâtons.
Nous préparons directement l’enfant, non seulement à l’écri­
ture, mais aussi à la calligraphie, dans ses deux attributs princi­
paux : la beauté de la forme (en faisant toucher des lettres calli­
graphiées) et Vélan du signe (exercices de remplissage des figures).

La lecture

L ’expérience m’a amenée à faire une distinction bien nette


entre Vécriture et la lecture, et m’a démontré que les deux acqui­
sitions n'étaient pas absolument simultanées ; l’écriture, quoique
cela contredise le préjugé, précède la lecture. Je n’appelle pas
lecture la preuve que fait l’enfant en vérifiant les mots qu’il a écrits,
c’est-à-dire en traduisant les signes en sons, comme il avait
d’abord traduits les sons en signes, parce que l’enfant connaît
déjà le mot qu’il s’est répété en écrivant. J’appelle lecture l'inter­
prétation d'une idée apportée par les signes graphiques.
L ’enfant qui n’a pas entendu dicter le mot, mais qui le recon­
naît en le voyant composé avec les lettres mobiles, et qui en sait
la signification (si c’est un mot qu’il connaît), celui-là lit.
Le mot lu correspond, dans le langage graphique, au mot du
langage articulé qui sert à recevoir le langage transmis par les
autres.
Mais jusqu’à ce que l’enfant reçoive l’idée transmise par les
mots écrits, il ne lit pas.
Dans l’écriture ainsi décrite, ce sont les mécanismes psycho­
moteurs qui sont les prédominants, alors qu’intervient dans la
lecture un travail purement intellectuel. Mais il est évident que
notre méthode pour l’écriture prépare la lecture de façon à en
rendre les difficultés presque insensibles. En réalité, l’écriture
prépare l’enfant à interpréter machinalement l’union des sons qui
composent le mot qu’il doit écrire. Il sait déjà lire les sons qui
composent les mots. Quand il compose les mots avec l’alphabet
mobile ou quand il écrit, il a le temps de penser aux signes qu’il
doit choisir : le temps d’écrire un mot est long, comparé à celui
qu’il faut pour lire ce même mot.
LE LANGAGE GRAPHIQUE 179
L ’enfant qui sait écrire, mis devant un mot qu’il doit interpréter
en lisant, se tait d’abord un moment puis, en général, il lit
les sons qui le composent avec la même lenteur qu’il aurait mise
à les écrire. Par contre, le sens du mot vient très vite quand il est
prononcé hâtivement avec les accents phonétiques. Mais pour
mettre les accents phonétiques, il faut reconnaître le mot, c’est-
à-dire l’idée qu’il représente : l’intervention d’un travail supérieur
de l’intelligence est nécessaire ici.
Je procède donc, pour les exercices de lecture, en les substi­
tuant à l’ancien syllabaire. Je prépare de petites fiches avec des
feuillets de papier ordinaire ; sur chacune d’elles est écrit, en cur­
sive haute de 1 cm, un mot familier, souvent prononcé par les
enfants. Si le mot se rapporte à un objet présent, je pose cet objet
sous les yeux de l’enfant, pour lui faciliter l’interprétation de la
lecture. Ces objets sont, le plus souvent, des jouets : les « Maisons
des Enfants » possèdent, en effet, non seulement la cuisine, les
torchons, des balles et des poupées, mais aussi des armoires, des
divans, des lits à une petite échelle, c’est-à-dire le mobilier d’une
maison de poupées ; des maisons, des arbres, des troupeaux de
brebis, des animaux en papier mâché, des oies de celluloïd flottant
sur l’eau ; des barques avec leurs marins, des chemins de fer qui
roulent, etc., etc. Dans une de mes « Maisons des Enfants » un
artiste m’avait offert de splendides fruits en céramique1.
Si l’écriture dirige et perfectionne le mécanisme du langage
articulé chez l’enfant, la lecture aide le développement des idées,
en développant le langage. Enfin, l’écriture aide le langage phy­
siologique, et la lecture, le langage social.
Il faut donc débuter, comme je l’ai indiqué, par la nomenclature ;
c’est-à-dire la lecture du nom des objets connus et, si possible,
présents.
Nous ne commençons pas par des mots faciles ou difficiles, parce
que les enfants savent lire les motsy en tant que composés de sons:
je laisse l’enfant traduire lentement le mot écrit en sons et, si
son interprétation est exacte, je me contente de dire : « plus vite ».
Alors, il lit plus vite et, souvent, sans comprendre encore. Je
répète encore : « plus vite, plus vite ». Et l’enfant lit de plus en
plus vite en répétant la même agglomération de sons et, finale­
ment, il devine ; alors, il regarde la maîtresse avec une espèce de
reconnaissance et prend cet air de satisfaction qui rayonne d’eux
si souvent.

1. Les premières a Maisons des Enfants » furent riches en jouets ; mais


la pratique les a fait peu à peu abandonner parce que les enfants ne les
recherchaient pas.
l8 0 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

Et c’est tout l’exercice de la lecture : exercice très rapide,


et qui présente, pour l’enfant déjà préparé par l’écriture, une bien
petite difficulté.
En vérité, tous les ennuis du syllabaire sont ensevelis en même
temps que les bâtonsl .
Quand il a lu, l’enfant pose le petit carton déplié sur l’objet
dont il porte le nom, et l’exercice est terminé. Il est préférable
que les enfants comprennent bien quel est l’exercice qui leur est
demandé, plutôt que de leur faire exécuter vraiment la lecture.
Pour rendre agréable les différents exercices de lecture qui doivent
être souvent répétés de façon à rendre la lecture elle-même rapide
et claire, j’imaginai le jeu suivant.

Jeux pour la lecture des mots

On dispose sur la grande table les jeux attrayants les plus


variés : à chacun d’eux correspond un petit billet sur lequel est
écrit un nom. On plie et roule les billets, on les mélange dans
une boîte, et on les fait tirer au sort par ceux des enfants qui savent
lire. Ils doivent alors emporter le billet à leur place, le déplier
très doucement, le lire mentalement sans le communiquer à leurs
voisins, le replier, gardant pour eux le secret qu’il contient, et
puis s’avancer vers la table, le billet replié en main. L ’enfant
devra prononcer à voix haute le nom d’un jouet, et présenter
à la maîtresse le billet pour vérification ; ce billet devient alors
comme une monnaie par laquelle le jouet nommé s’acquiert.
S’il prononce clairement le mot en indiquant l’objet du doigt
— et la maîtresse peut contrôler l’exactitude sur le billet — il
prendra le jouet et en fera ce qu’il voudra pendant un temps
déterminé.
Quand le tour est fini, la maîtresse appelle le premier enfant,
et puis tous les autres à la suite, dans le même ordre que celui
où ils avaient pris les jouets ; elle fait tirer au sort un autre billet
que l’enfant doit lire d’où il est, et qui porte le nom d’un des
camarades qui ne sait pas encore lire et qui, par conséquent, n’a
pas eu de jouet ; il doit alors offrir, par courtoisie, le jeu qu’il
possède de droit au camarade illettré. L ’offre doit être faitei.

i. Nous devons signaler que, pour la langue française, il est nécessaire


d’adjoindre des exercices supplémentaires. Outre les nombreuses diphton­
gues que nous devons apporter à l’enfant en plus des 26 lettres de l’alphabet,
il nous faut introduire une à une toutes les difficultés de la langue. A cet
effet, le matériel doit comprendre un certain nombre de jeux de lecture
progressifs. (N. d. T.)
LE LANGAGE GRAPHIQUE 181
gracieusement, accompagnée d’un petit salut. C ’est ainsi que
s’installe le sentiment qu’il faut être généreux envers ceux qui ne
possèdent rien, en même temps que la satisfaction de voir se
réjouir avec eux ceux qui ont mérité la récompense, et les autres
aussi.
Le jeu de la lecture marchait à merveille : on peut imaginer
le contentement de petits enfants pauvres ayant l’illusion de
posséder des jouets, et la satisfaction réelle de pouvoir jouer
longuement.
Mais quel ne fut pas mon étonnement quand les enfants, ayant
appris à comprendre ce qui était écrit sur les petits billets, refu­
sèrent de prendre les jouets ; ils ne voulaient plus perdre leur
temps à jouer ni à faire leurs offrandes aux petits camarades ;
mais, avec un désir insatiable, ils préférèrent tirer les billets lès uns
après les autres pour pouvoir les lire tous ! Je les regardais, essayant
de déchiffrer l’énigme de leur âme qui nous était restée inconnue !
et je méditais ainsi sur cette découverte que les enfants aiment
d’instinct la connaissance, et non le jeu vide de sens.
Nous avons donc relégué les jouets, et nous nous sommes mises
à fabriquer des centaines de petits billets écrits : noms d’enfants,
noms d’objets, noms de villes, de couleurs, et de qualités déjà
observées dans les exercices sensoriels... Nous les avons disposés
en plusieurs boîtes, et nous avons laissé les enfants y pêcher
librement. Je m’attendais au moins à l’inconstance qui les ferait
passer alternativement d’une boîte à l’autre ; mais non : chacun
finissait de vider la boîte qu’il avait sous la main, et ne passait
qu’ensuite à la suivante, véritablement insatiable de lecture. Un
jour, me rendant sur la terrasse, j’y trouvai, apportées par eux,
les petites tables et les petites chaises, transplantant brusquement
l’école au plein air. Certains d’entre eux jouaient au soleil ; d’autres
restaient assis en cercle autour des petites tables chargées de
lettres en papier émeri ; à l’ombre d’un arbre, la maîtresse, assise,
tenait une boîte d’enveloppes longues et étroites, pleines de
billets ; et sur toute la longueur de cette boîte étaient alignées de
petites mains qui pêchaient. Un groupe d’enfants lisait, ouvrant et
repliant les billets. « Vous ne me croirez pas, me dit la maîtresse ;
il y a plus d’une heure qu’ils sont ici, et ils ne sont pas encore
satisfaits ! » Par curiosité, nous avons apporté des balles et des
poupées : cette futilité disparaissait devant la joie de savoir.
Après une réaction aussi surprenante, je pensai faire lire de
l’imprimé ; et je proposai à la maîtresse d’écrire les mêmes mots
dans la double écriture sur quelques billets, mais les enfants
m’avaient prévenue : il y avait un calendrier dont certains mots
étaient écrits en caractères imprimés et d’autres en caractères
18 2 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

gothiques : dans leur frénésie de lecture, quelques enfants lurent,


à mon indicible surprise, l’imprimé et le gothique indifféremment.
Nous n’avions donc plus qu’à présenter un livre : ils y lirent
les mots. Mais je ne donnerai, en principe, dans les « Maisons
des Enfants », d’autres livres que ceux où, sous la figure d’objets
déjà vus, en soit imprimé le nom.
Les mères profitèrent aussitôt de ces progrès : nous surprîmes
en effet dans la poche de quelques-uns d’entre eux des petits
morceaux de papier sur lesquels étaient grossièrement écrites
des notes de dépenses : pâtes, pain, sel, etc. ; quelques-uns de nos
enfants s’en allaient faire les courses avec leurs notes ! Les parents
nous racontèrent qu’ils ne marchaient plus hâtivement dans la
rue, parce qu’ils s’arrêtaient pour lire les enseignes des boutiques.
Un petit garçon de quatre ans et demi, élevé chez lui, se com­
porta exactement de la même façon : son père, qui était député,
recevait beaucoup de courrier ; il savait bien que, depuis deux mois,
l’enfant avait commencé à apprendre à lire et à écrire ; mais il
n’y avait pas attaché autrement d’importance. Un jour qu’il lisait,
et que l’enfant, assis, jouait à côté de lui, un domestique entra
et déposa sur la table le volumineux courrier qui venait d’arriver ;
le petit garçon se retourna, mania les lettres, et se mit à lire à haute
voix toutes les adresses.
On peut se demander quel est le temps moyen nécessaire pour
l’enseignement de la lecture : l’expérience nous dit que, en par­
tant du moment auquel l’enfant écrit, le passage de ce travail
inférieur du langage graphique au travail supérieur de la lecture,
est en moyenne de quinze jours. La sûreté de la lecture est pour­
tant presque toujours postérieure au perfectionnement de l’écri­
ture. La plupart du temps, l’enfant écrit très bien, alors qu’il ne
lit encore que médiocrement.
Tous les enfants n’en sont pas au même point au même âge : et
puisque aucun d’eux n’était jamais forcé — pas même invité —
à faire si jeune ce qu’il ne voulait pas faire, il se trouva que certains
d’entre eux furent laissés de côté pour ne s’être pas spontanément
présentés ; ils ne savaient ni écrire ni lire.
Si l’ancienne manière qui tyrannise la volonté de l’enfant et
en étouffe la spontanéité ne croit pas devoir l'obliger au langage
graphique avant l’âge de six ans, nous le croyons encore moins !
En tout cas, la quasi-totalité des enfants normaux, traités avec
nos méthodes, commencent à écrire à quatre ans et, à cinq, savent
lire et écrire au moins aussi bien que ceux qui sortent de la
première classe élémentaire : ils pourraient donc passer dans la
seconde un an plus tôt que ceux qui sont admis à passer dans la
première.
LE LANGAGE GRAPHIQUE I8 3

Exercice des petits cartons classés

Ce jeu primitif de la lecture décrit plus haut fut repris, modifié,


puis établi pour l’apprentissage de la lecture dans les langues
non phonétiques (français, anglais, hollandais, etc.).
L ’exercice essentiel (qui peut être généralement appliqué, c’est-
à-dire pour les langues phonétiques et les autres) consiste en la
préparation d’une série d’objets et d’un nombre correspondant
de petits cartons où sont écrits les noms qui désignent ces objets ;
le carton, une fois lu, est déposé près de l’objet correspondant.
Pour les langues phonétiques, l’exercice a pour but de diriger
l’intérêt sur le mot écrit : la reconnaissance du nom d’un objet
présent donne l’impression d’avoir découvert un secret ; et le
fait de déposer le petit carton près de l’objet satisfait et ferme le
cycle de cette activité intime.
Désormais, le moteur intérieur a été touché ; l’intérêt a été
éveillé, et la communication entre la source de la vie et la con­
quête extérieure est établie.
Pour les langues non phonétiques, on rechercha, entre tous,
un groupe de mots phonétiques, car des mots de ce genre existent
toujours, même dans les langues qui ne le sont pas, sur la base
d’une vingtaine de sons différents : j’avais, par expérience, trouvé
que c’est environ ce nombre de sons isolés que les enfants de
trois à cinq ans peuvent distinguer clairement.
En déterminant le nombre de mots, nous ne devons pas être
préoccupés par d’autres difficultés que celles que représentent
la longueur des mots ou la complication des sons. Dans cette
recherche première, il s’agit seulement d’intéresser l’enfant : il
suffit pour cela que le mot soit phonétique et qu’il représente
des objets connus et présents. L ’intérêt déclenché pour le mot
écrit, on pourra accéder à des difficultés successives en prépa­
rant des groupes de mots selon la construction orthographique
de la langue. Il faut, en somme, que s’accomplisse un processus
dont le but est d’éveiller un intérêt très vif pour la lecture ; la
voie sera ensuite préparée pour surmonter les diverses difficultés
de l’orthographe. La nécessité d’une recherche intervient alors
pour regrouper matériellement les objets et les mots correspon­
dant aux objets, en établissant une série d’exercices successifs.
Une véritable classification des mots est nécessaire, jusqu’à ce
que soit éveillé chez l’enfant l’intérêt pour les difficultés elles-
mêmes et pour le regroupement des mots, ce qui l’amène à l’intérêt
pur de la lecture des mots, comme cela se produit dans les langues
phonétiques.
1 84 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

En Angleterre, on construisit de petites armoires contenant,


en différents tiroirs, des groupes de mots choisis selon certaines
difficultés orthographiques, et des groupes d’objets s’y rapportant.

Renversement de Vexercice. — Les avantages pratiques de


pareils exercices ont suggéré une autre application : renversant
le but de l’exercice précédent, on a groupé des objets intéressants
en soi, les accompagnant de petits cartons où sont également écrits
leurs noms correspondants. Tandis que, dans le premier exercice,
les objets étaient connus et que la difficulté de l’apprentissage ne
se rapportait qu’au mot, nous partons ici d’une connaissance
suffisante du mot pour enseigner le nom des objets qui se groupent
dans différentes branches de culture (voir photos n08 19 et I 9 bls).
Dans l’éducation religieuse, par exemple, on a préparé en minia­
ture divers objets concernant l’autel, les habits sacerdotaux, les
objets nécessaires à la messe, etc. Des exercices similaires fixent
les mots relatifs à une grande partie du matériel, comme le nom
des étoffes, des laçages, des polygones, etc. Enfin, une autre
application se rapporte à certains animaux, à certaines plantes,
à des termes scientifiques relatifs à leur classification, toujours
écrits sur de petits cartons séparés, qui doivent ensuite se super­
poser sur les objets reconnus.
Ces ultimes exercices visent par conséquent un but différent
de l’apprentissage de la lecture ; ils constituent une application
de la lecture un peu analogue à celle qu’emploient les botanistes
ou les jardiniers quand ils indiquent les noms latins des plantes
au moyen d’une petite étiquette.

Les ordres : la lecture des phrases

Dès que certains amis des premières « Maisons des Enfants » de


San-Lorenzo apprirent que les enfants lisaient les caractères
imprimés, ils leur donnèrent de splendides livres illustrés qui
formèrent le début de notre bibliothèque. En feuilletant ces
livres composés de simples fables, je vis bien que les enfants ne
pourraient pas les comprendre. Les maîtresses, tout heureuses,
voulaient me faire partager leurs illusions en me racontant que
la lecture de certains enfants dans les livres était beaucoup plus
rapide et plus parfaite que celle des enfants qui sortaient de la
seconde élémentaire. Je ne me laissai pas abuser et je tentai deux
expériences : faire raconter ces histoires par la maîtresse et observer
combien d’enfants s’y intéressaient spontanément. Au bout de
quelques mots, leur attention était distraite, et comme la maîtresse
LE LANGAGE GRAPHIQUE 185
avait interdiction de rappeler à l’ordre les distraits, le bruit et le
mouvement envahirent peu à peu la classe, du fait que chacun
retournait à ses occupations habituelles, sans écouter davantage.
Évidemment, les enfants qui semblaient lire ces livres avec
plaisir n’en goûtaient pas le sens ; ils jouissaient seulement du
mécanisme acquis, qui consiste à traduire les signes graphiques
en prononçant des mots qu’ils reconnaissaient. Évidemment, ils
lisaient le livre avec moins de constance que les petits cartons,
parce qu’ils rencontraient ici beaucoup de mots inconnus d’eux.
Ma deuxième expérience fut de faire lire le livre par un enfant
sans lui apporter les explications que la maîtresse s’empressait
d’accumuler, entremêlant les interrogations suggestives, telles que :
« T u as compris? — Qu’est-ce que tu as lu? — Que l’enfant s’en
allait en voiture, n’est-ce pas ? — Non ? — Mais lis donc bien ! —
Regarde ! » etc.
Je donnai donc le livre à l’enfant, me mettant près de lui en un
geste affectueusement confidentiel, et je lui demandai avec la
gravité simple avec laquelle j’aurais parlé à un ami : «Tu as compris
ce que tu as lu? » l’enfant me répondit : «Non », mais l’expression
de son visage semblait me demander pourquoi je lui posais cette
question. En effet, l’idée que, de la lecture d'une série de motsy
pût naître la communication des pensées d'autrui, devait être pour
mes petits une des plus lumineuses conquêtes de l’avenir, une
source nouvelle de surprise et de joie.
Le livre se rapporte au langage logique, non pas au mécanisme
du langage ; pour qu’il puisse être compris par l’enfant, il faut
que le langage logique se soit établi en lui. Entre savoir lire ses
mots et comprendre le sens d’un livre, existe la même distance
qu’entre savoir prononcer un mot et composer un discours.
Je fis donc suspendre la lecture des livres, et j’attendis.
Un jour, tandis que nous conversions, quatre enfants du même
âge se levèrent joyeusement, et écrirent au tableau des phrases
du genre de celle-ci : « Comme je suis content que le jardin soit
fleuri ». Ce fut une bien émouvante surprise pour nous : ils étaient
arrivés spontanément à la composition comme, spontanément,
ils avaient écrit leur premier mot. Le mécanisme était le même,
et le phénomène se déroulait logiquement : le langage logique
articulé provoquait un beau jour l’explosion du langage écrit.
Le moment était arrivé de procéder à la lecture de phrases:
j’eus recours au même moyen, c’est-à-dire à l’écriture au tableau.
« Vous m’aimez bien? » Les enfants lisaient lentement, à voix
haute, se taisaient un instant, comme pour réfléchir, puis
criaient très fort : « Oui, oui !» Je continuai à écrire : « Alors,
faites le silence et restez tous tranquilles » ; ils se remirent à lire
l8 6 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

en criant et, dès que la lecture fut finie, un silence solennel s’éta­
blit ; seuls quelques bruits de chaises étaient provoqués par les
mouvements faits pour se réinstaller convenablement.
Ainsi commença une communication bien intéressante pour eux
au moyen du langage écrit ; ils découvrirent peu à peu la puissance
de l’écriture, qui transmet la pensée ; quand je commençais
à écrire, ils frémissaient en attendant de connaître mon intention,
et ils la saisissaient sans que j’eusse à prononcer un seul mot.
En effet, le langage graphique ne demande aucune parole. Sa
grandeur est de permettre de s’entendre alors qu’on l’isole complè­
tement du langage parlé.
Précisément, alors que ce livre était en cours d’impression1,
nous avons assisté à d’autres joies apportées par la lecture, grâce
au jeu suivant : je décrivais, sur des feuilles de papier, en longues
phrases, des gestes que les enfants devraient accomplir, par
exemple : « Ferme les fenêtres, et va ouvrir la porte d’entrée ;
puis attends un moment, et remets les choses comme avant ». —
« Demande gentiment à huit de tes camarades de quitter leur place,
et de se mettre à la file, deux par deux au milieu de la classe ;
puis fais-les marcher en avant et en arrière sur la pointe des
pieds, très doucement, sans aucun bruit. » — « Demande genti­
ment à trois de tes plus grands camarades, à ceux qui chantent
le mieux, de venir au milieu de la classe ; mets-les à la file, et
chante avec eux une belle chanson de ton choix », etc., etc.
A peine avais-je fini d’écrire que les enfants m’arrachaient des
mains les petits billets pour les lire, alors que je les posais pour
sécher sur leur table ; ils lisaient spontanément, dans le plus
profond silence ; je leur demandais alors : « Compris ?» — « Oui,
oui !» — « Alors, faites-le » et, pleine d’admiration, je voyais les
enfants choisir aussitôt une action chacun et l’exécuter ponctuelle­
ment ; une grande activité, une mise en mouvement d’un genre
nouveau naquit alors dans la salle ; celui-ci fermait les rideaux
puis les rouvrait ; un autre faisait courir ses propres camarades
qu’il invitait à chanter ; un troisième allait écrire ou prendre des
objets sur la console, etc. La surprise, la curiosité provoquaient
un silence général, et le spectacle se déroulait dans la plus grande
émotion. Il semblait qu’une force magique rayonnât de moi,
stimulant une activité inconnue auparavant : cette magie, c’était
le langage graphique, la plus grande conquête de la civilisation.
Comme les enfants en comprenaient l’importance ! Ce jour-là,
quand je partis, ils se groupèrent autour de moi avec des mani­
festations d’amour, me disant : « Merci ! merci pour la leçon ! »

I. La première édition date de 1909.


LE LANGAGE GRAPHIQUE 18 7

Ils avaient fait un grand pas : ils avaient passé du mécanisme


de la lecture à l’esprit.
Aujourd’hui, ce jeu, qui est le préféré, se déroule ainsi : il
faut d’abord établir le silence ; ensuite, on présente une boîte
contenant des petits billets liés entre eux, sur chacun desquels
est écrite une longue phrase commandant une action.
Tous les enfants sachant lire viennent tirer au sort un de ces
petits billets : ils lisent mentalement, une ou plusieurs fois, jusqu’à
ce qu’ils soient sûrs d’avoir bien compris ; ils rendent ensuite
le petit billet déplié à la maîtresse et se mettent à l’œuvre. Comme
beaucoup de ces gestes impliquent l’intervention de camarades
qui ne savent pas lire, et que beaucoup de ces ordres font utiliser
les objets, ou les déplacer, il s’ensuit un mouvement général,
qui se déroule dans un ordre étonnant ; le silence n’est interrompu
que par un piétinement léger et par les voix qui entonnent des
chants, révélation inattendue d’une discipline spontanée parfaite.
L ’expérience nous a démontré que la composition doit précéder
la lecture logique, comme l’écriture précède la lecture des mots.
Et la lecture, de laquelle doit surgir le sens> doit être mentale et
non vocale.
La lecture à haute voix implique, en effet, l’exercice de deux
mécanismes du langage : articulé et graphique ; elle rend, par
conséquent, le travail plus compliqué. On sait bien qu’un adulte
qui doit lire un texte à haute voix en public se prépare en faisant
d’abord une lecture mentale pour le comprendre y la lecture à haute
voix est parmi les exercices intellectuels les plus difficiles. Donc,
les enfants qui commencent à lire et à interpréter la pensée, doivent
lire mentalement. Le langage graphique, quand il rejoint la pensée,
doit s’isoler du langage articulé. Il représente le langage qui
transmet la pensée à distance, alors que les sens et les mécanismes
musculaires se taisent : c’est un langage spiritualisé, qui met en
rapport tous les hommes de la terre.

Les symboles de grammaire

Cette « lecture interprétée » par laquelle l’enfant interprétant


d’abord la signification d’un mot, en le plaçant auprès de son
objet, puis ensuite la signification d’une phrase en accomplissant
l’action décrite l’amène à une plus parfaite compréhension du
langage graphique.
Il y a cependant d’autres aspects de ce langage que, peu à peu,
nous avons été amenés à montrer aux enfants de cet âge à cause
de l’intérêt très grand qu’ils prenaient à ces exercices de lecture.
i88 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

Les mots en effet n’ont pas seulement une signification propre,


ils ont entre eux des relations variables et dont l’étude amène
à une compréhension de plus en plus totale. Il y a l’aspect descrip­
tif, mais il y a encore le fonctionnement : et c’est la fonction du
mot dans la phrase par rapport aux autres mots qui, loin d’être
pour l’enfant une difficulté, s’est avérée être un nouveau point
d’intérêt dans l’étude de sa langue.
Chaque partie du discours a dans la
phrase son rôle propre à jouer, et chacune
a été représentée par un symbole parti­
culier. Ces symboles ont pour but de fixer
la fonction du mot dans la mémoire de
façon sensorielle. Considérant dans la
phrase d’une part une partie statique, le
nom, représentant la matière, permanente,
cette partie a été représentée par un
triangle noir, symbole visuel de cette
stabilité et, d’autre part, une partie dyna­
mique, le verbe, représentant l’énergie,
l’action, qui a été représentée par un
disque rouge, symbole visuel d’un facteur
toujours en mouvement.
Les autres symboles ont été groupés
autour de ceux-là, selon leurs relations
avec eux, des triangles pour les articles et
adjectifs— plus petits et d’autres couleurs
— un petit cercle pour l’adverbe.
La fonction même des mots invariables est présentée d’une
façon vivante, attrayante, pour des enfants de cinq ans.
L ’éducation ayant atteint ce niveau dans les « Maisons des
Enfants », tout l’ordre de l’école élémentaire devait en être changé.
Comment réformer les premières classes élémentaires en y
continuant nos méthodes ? Qu’il suffise pour l’instant de dire que
la première élémentaire est complètement abolie chez nous, puis­
qu’elle est intégrée par notre classe enfantine. Il faudrait donc que,
dans un temps à venir, les élémentaires accueillent des enfants
éduqués comme les nôtres : qui savent déjà s’habiller, se désha­
biller, se laver ; qui, connaissant les règles d’une bonne éducation,
sont disciplinés, s’étant développés en liberté ; des enfants qui
possèdent déjà, outre un langage sans défauts, le langage graphique
élémentaire, qui ont, par conséquent, un langage logique ; des
enfants qui prononcent bien, écrivent en calligraphie, dont les
mouvements sont gracieux ; en un mot, des enfants qui préparent
une humanité grandie sous le signe du raffinement.
LE LANGAGE GRAPHIQUE 189
Ils représentent l’enfance d’une humanité conquérante, parce
qu’elle comprend des êtres qui sont des observateurs intelligents
et patients, et qui apportent la liberté intellectuelle sous forme
de raisonnement spontané.

Le langage graphique chez l’enfant

Le langage graphique qui comprend la dictée et la lecture fait


travailler le mécanisme complet du langage articulé (organes
récepteurs, centre nerveux, organes moteurs) ; son développe­
ment doit être essentiellement basé sur le langage articulé.
Le langage graphique peut pourtant se considérer sous un double
point de vue :
a) Celui de la conquête d’un langage nouveau, d’une considé­
rable importance sociale, qui s’ajoute au langage articulé de
l’homme.
b) Celui des rapports entre les deux langages, qui apportent
la possibilité de se servir du langage écrit pour perfectionner le
langage parlé. Insistons sur cette considération neuve, qui donne
au langage graphique une importance physiologique.
En outre, le langage parlé est à la fois une fonction naturelle
de l’homme et un moyen de relation pour des fins sociales.
Je crois que si le langage graphique est hérissé de difficultés
à ses débuts, ce n’est pas seulement parce qu’il est enseigné
par des méthodes irrationnelles, mais aussi parce que nous pré­
tendons, à peine est-il acquis, lui confier le rôle élevé d’enseigner
la langue écrite fixée par des siècles de perfectionnement d’un
peuple civilisé.
Pensons à l’irrationnalité de cette méthode : il nous a fallu
analyser les signes graphiques, ainsi que les gestes destinés à les
produire, puisque les représentations visuelles de ces signes
n’ont pas un lien héréditaire avec les gestes moteurs, comme
pour l’audition de la parole avec les mécanismes moteurs du
langage articulé. Il est donc toujours difficile de provoquer
une action excito-motrice avant que le mouvement soit construit.
L ’idée ne peut directement agir sur les nerfs moteurs, surtout
quand l’idée elle-même est incomplète et incapable d’exciter la
volonté.
Ainsi, par exemple, l’analyse faite de l’écriture en bâtons et
en courbes a amené à présenter à l’enfant un signe sans significa­
tion, un signe qui ne l’intéresse pas par la suite, et dont la repré­
sentation est incapable de déterminer une impulsion motrice
spontanée. L ’acte constituait donc un effort de la volonté, qui se
190 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

traduisait chez l’enfant par une fatigue rapide, sous forme d’ennui
et de souffrance. A cet effort venait s’ajouter celui de créer les
associations musculaires coordonnant à la fois le mouvement de
la tenue et du maniement de l’instrument d’écriture.
Une véritable dépression accompagnait ces efforts, engendrant
des signes imparfaits, erronés, que les maîtres devaient corriger ;
la dépression ne pouvait qu’en être accrue par la mise en lumière
constante de l’erreur et par l’imperfection du travail obtenu.
Ainsi, alors que l’enfant était poussé à l’effort, l’éducateur le
déprimait, au lieu de raviver ses forces psychiques !
Même en suivant un chemin si erroné, il faudrait que le langage
graphique, si péniblement appris, fût tout de suite utilisé à des
fins sociales ; alors que, même imparfait et pas encore mûri,
on le fait servir à la construction synthétique de la langue et à l’ex­
pression idéale des centres psychiques supérieurs.
Il faut penser que, dans la nature, le langage parlé se forme
graduellement ; il est déjà établi par des mots9 quand les centres
psychiques supérieurs utiliseront ces mots pour ce que Kussmaul
appelle le dictorium, c’est-à-dire la formation grammaticale syn­
thétique du langage, nécessaire à l’expression d’idées complexes :
le langage de Vesprit logique.
Enfin, le mécanisme du langage doit préexister aux hautes
activités psychiques qui devront les utiliser.
Il y a, par conséquent, deux périodes dans le développement du
langage : une période inférieure, qui prépare les voies nerveuses
et les mécanismes centraux qui devront mettre en rapport les
voies sensorielles avec les voies motrices ; et une période
supérieure, déterminée par les hautes activités psychiques, et qui
syextériorise9 grâce aux mécanismes du langage formés aupa­
ravant.
Ainsi, dans le schéma que donne Kussmaul du mécanisme du
langage articulé, il faut avant tout distinguer une espèce d’arc
cérébral diastaltique, représen­
tant le mécanisme pur de la
parole qui s’établit dans la pre­
mière formation du langage
parlé.
Si l’oreille est en O, et l’en­
semble des organes moteurs de la
parole, figurés par la langue, en
L , le centre auditif de la parole
est en A, et le centre moteur en M. Les voies O et M L sont des
voies périphériques, la première, centripète, et l’autre, centrifuge ;
et la voie A M est une voie intercentrale d’association.
LE LANGAGE GRAPHIQUE IÇ I

Le centre A où résident les images auditives de la parole se


peut encore subdiviser en trois, comme
sur le schéma ci-contre, c’est-à-dire les
sons(Sn), les syllabes (Sy) et les paroles (P).
Les petits enfants eux-mêmes sont par­
ticulièrement sensibles aux simples sons
du langage sur lesquels les mamans atti­
rent leur attention — spécialement sur
les S — alors que, plus tard, ils le seront
aux syllabes que les mamans leur appor- m
teront en leur disant : « ba-be-pa-pi ».
Enfin, c’est le mot simple, tout au plus
bisyllabique, qui retient l’attention de
l’enfant.
La même chose peut se répéter pour
les centres moteurs ; l’enfant émet en
principe des sons simples ou doubles, comme W, gl9 ch que
la mère salue, tout heureuse,
avec de tendres invites, puis
des sons nettement syllabiques
commencent à se manifester :
ga9 ba et, enfin, le mot bisylla­
bique tout au plus labial :
maman, papa.
Nous disons que le langage
parlé commence chez l’enfant
quand au mot, prononcé par
lui, correspond une idée; quand,
par exemple, reconnaissant sa
mère, il dit en la voyant :
« maman » ; quand, voulant
manger, il dit « soupe ».
Nous considérons le début du langage quand il s’établit en
rapport avec les perceptions, alors
qu’il est encore tout à fait rudi­ P
mentaire dans son mécanisme psy­
cho-moteur. C ’est-à-dire quand,
au-dessus de l’arc diastaltique, où
la formation mécanique du langage
est encore inconsciente, survient
la reconnaissance du mot ; quand
le mot est perçu et associé à l’objet
qu’il représente.
Le langage se perfectionne au fur et à mesure que l’audition
192 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

perçoit mieux les sons qui composent les mots, et que les voies
psycho-motrices se font de plus en plus perméables à l’articu­
lation.
C ’est là le premier stade du langage parlé, qui a son début
propre ainsi que son développement, perfectionnant son méca­
nisme primordial à travers les perceptions ; c’est à ce moment
que vient s’établir ce que nous appelons le langage articulé. Ce
langage bien difficile à perfectionner et à corriger quand il sera
stabilisé, constituera pour l’homme le moyen d’exprimer ses
propres pensées ; il arrive, en effet, qu’une grande culture s’ac­
compagne d’une articulation imparfaite et empêche l’expression
esthétique de la pensée.
Le langage articulé se développe à cette période qui va de deux
à cinq ans : c’est l’âge des perceptions, en laquelle l’attention de
l’enfant est spontanément tournée sur les objets extérieurs, et
pendant laquelle la mémoire est particulièrement puissante.
C ’est l’âge aussi de la motricité où, les voies psycho-motrices étant
perméables, les mécanismes musculaires s’établissent. C ’est l’épo­
que de la vie à laquelle il semble que les perceptions auditives
et la possibilité de provoquer les mouvements compliqués du
langage articulé se développent instinctivement à la faveur de
stimulants, comme se réveillant d’un sommeil héréditaire, grâce
aux liens mystérieux qui unissent les voies auditives aux voies
motrices. On sait bien que ce n’est qu’à cet âge qu’il est possible
d’acquérir toutes les modulations caractéristiques de la langue,
qu’on essayerait en vain d’établir plus tard. Seule la langue mater­
nelle est parfaitement prononcée parce qu’elle a été établie par
l’enfant ; l’ adulte qui apprend à parler une langue étrangère
y apportera les imperfections caractéristiques du langage étranger ;
seuls les enfants au-dessous de sept ans, en apprenant à la fois
plusieurs langues, arrivent à percevoir et à reproduire toutes les
caractéristiques d’accents et de prononciation.
De même, les défauts acquis dans l’enfance, tels ceux qui vien­
nent d’un dialecte, où qu’ont établis de mauvaises habitudes, de­
meurent indélébiles chez l’adulte. Le langage supérieur, le dictorium,
qui se développe plus tard, n’a plus ses origines dans le mécanisme
du langage, mais dans le développement intellectuel1. De même
que le langage articulé se développe en exerçant les mécanismes
et s’enrichit par les perceptions, le dictorium se développe par
l’esprit et s’enrichit par la culture intellectuelle. En reprenant le
schéma du langage, nous voyons que, au-dessus de l’arc quii.

i. Ainsi, la machine à écrire n’a rien à faire avec Vidée de celui qui s’en
sert pour transmettre sa propre pensée.
LE LANGAGE GRAPHIQUE 193
délimite le langage inférieur, s’est établi le dictoriumy Z), duquel
partent, désormais, les impulsions motrices de la parole qui éta­
blissent la langue parlée destinée à ma­
nifester la pensée de l’homme intelli­
gent.
Jusqu’à présent, le préjugé s’était
établi que le langage écrit ne devait
intervenir qu’avec le développement
du dictoriumy comme moyen de pro­
pager la culture et de permettre l’ana­
lyse grammaticale et la construction de
la langue. Puisque les « mots s’envo­
lent » on admet que la culture intel­
lectuelle ne peut avancer qu’à l’aide
d’un langage établi, objectif, capable d’être analysé : le langage
graphique.
Nous qui reconnaissons la valeur du langage graphique, nous
le savons utile jusque dans les plus humbles devoirs, parce qu’il
fixe les mots qui représentent les perceptions, et qu’il permet
d’analyser les sons qui les composent. Il est indispensable à l’édu­
cation intellectuelle : fixant les idées, il aide l’esprit à assimiler
les pensées indélébilement écrites dans les livres ; il joue le rôle
d’une mémoire infaillible.
Gênés par un préjugé pédagogique, nous ne savons pas séparer
l’idée du langage graphique de celle de la fonction que, jusqu’à
présent, nous lui avions exclusivement fait accomplir ; il nous
semble que, en enseignant ce langage aux enfants à l’âge des
simples perceptions et de la motricité, on commette une erreur
psychologique et pédagogique.
Dépouillons-nous de ce préjugé ; considérons le langage gra­
phique en soi, reconstruisant le mécanisme psycho-physiologique.
Il est bien plus simple que le mécanisme psycho-physiologique
du langage articulé, et bien plus directement accessible à l’éduca­
tion.
L 'écriture est d’une singulière facilité. Considérons l’écriture
dictée: nous avons un parallèle parfait avec le langage parlé,
puisque, au mot entenduy doit correspondre une action motrice.
Ici, il est vrai, le mystérieux rapport héréditaire entre le mot
entendu et le mot articulé n’existe pas ; mais les mouvements de
l’écriture sont beaucoup plus simples que ceux du mot parlé ;
ils sont accomplis par des muscles moins diffus dans leur fonction
que ceux des cordes vocales et de la langue ; tous ceux sur lesquels
nous pouvons directement agir sont extérieurs, et préparent le
mouvement.
194 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

Nous préparons donc directement les mouvements de la main


qui écrit ; aussi l’impulsion psychomotrice du mot entendu trouve-
t-elle les voies motrices déjà établies ; elle aboutit à l’action d’écrire
comme une explosion.
La difficulté véritable est dans Yinterprétation du signe gra­
phique ; mais nous devons penser que nous nous trouvons devant
Yâge des perceptions auquel les sensations de la mémoire, tout
comme les associations primitives, sont précisément à une période
particulièrement sensible.
En outre, nos enfants sont déjà préparés par divers exercices
sensoriels et, par une construction méthodique des idées et des
associations psychiques, à percevoir les signes graphiques. L ’enfant
qui reconnaît le triangle et qui l’appelle « triangle », peut recon­
naître un 5 et l’appeler par son nom. C ’est facile.
Il n’est pas question d’enseignement précoce ; remettons-nous
en à l’expérience qui démontre comment les enfants procèdent
sans effort, mais avec des manifestations de plaisir, pour recon­
naître les signes graphiques qui leur sont présentés « concrè­
tement ».
Considérons le rapport entre les mécanismes des deux langages.
L ’enfant de trois ou quatre ans
P a déjà, depuis un certain temps,
commencé à parler en langage
articulé, selon notre schéma.
Mais il se trouve précisément à
cette période à laquelle le méca­
nisme du langage articulé se per­
fectionne ; à laquelle il conquiert
le contenu du langage grâce au
patrimoine des perceptions.
Les mots qu’il prononce, l’en­
fant ne les a sans doute pas enten­
dus parfaitement avec tous les
sons qui les composent ; et, s’il
les a entendus parfaitement, ces mots peuvent avoir été mal
prononcés ; ils peuvent donc avoir laissé une perception auditive
erronée. Il serait bon qu’exerçant les voies motrices du langage
articulé, l’enfant établît exactement les mouvements nécessaires
à une articulation parfaite, avant que les mécanismes erronés
soient fixés, car, passé l’âge des adaptations motrices faciles, les
défauts deviennent incorrigibles.
A cet effet, Yanalyse des mots est nécessaire. Pour perfectionner
la langue, nous aiguillons d’abord les enfants vers des composi­
tions de mots, et puis nous passons à l’étude grammaticale ; pour
LE LANGAGE GRAPHIQUE 195
perfectionner le style, nous enseignons d’abord à écrire gramma­
ticalement, puis nous en arrivons à l’analyse. De même, pour
perfectionner la parole, il faut tout d’abord que le mot existe
pour pouvoir l’analyser.
Comme l’enseignement de la grammaire et du style n’est pas
possible avec le langage parlé, il faut recourir au langage écrit, qui
garde le discours à analyser présent devant les yeux.
On ne peut analyser ce qui s’enfuit.
Il faut matérialiser le langage et le rendre stable. Voilà la nécessité
du mot écrit représenté par les signes graphiques.
Le troisième facteur qui doit concourir à l’écriture — la compo­
sition du mot — comprend précisément l’analyse de ce mot au
moyen d’objets ou de signes alpha- .
bétiques. C ’est-à-dire que l’enfant
décompose le mot entendu qu’il
perçoit entièrement en tant que
moty dont il connaît la signification,
les sons et les syllabes ; il le traduit
avec l’alphabet mobile.
Tandis que, dans le développe­
ment du langage parlé, le son com­
posant le mot pouvait être impar­
faitement perçu, dans l’enseignement
du signe graphique qui y corres­
pond, et qui consiste en la présentation d’une lettre en papier
émeri, il faut clairement nommer cette lettre, la faire voir et
toucher ; non seulement la perception du son entendu se fixe
clairementy mais cette perception s’associe à la perception motrice
et à la perception visuelle du signe écrit ; ce qui permet de cor­
riger de l’extérieur les images auditives de la parole.
Nous considérons, dans le schéma suivant, chacun des trois
temps de la leçon appliquée aux premiers enseignements de
l’alphabet :

Premier temps. — La maîtresse dit en montrant une lettre de


l’alphabet : « Ça, c’est A ! A ! A ! » Et aussitôt, elle prononce
un mot qui commence par A : « Ane »... ou « Avion »... ajoutant
d’autres mots contenant ce son, mais pas nécessairement au début
du mot. Pour enseigner une consonne, on procède pareillement,
mais en appuyant sur toute la syllabe qui contient le son indiqué.
Par exemple : « Ceci est M ! M ! M !... Comme Maman »... Et
la maîtresse répète à l’enfant: « Touche A »... puis «touche M »...
Il touche alors la lettre isolée, dans le sens de l’écriture. L ’image
motrice de la lettre touchée s’associe avec l’image auditive et avec
196 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

l’image visuelle du son alphabétique, et reste plus fortement


imprimée dans la mémoire.
Ce qui est indiqué en pointillé représente le langage articulé.

m = main
V = vision
Me = centre mo­
teur du lan­
gage parlé
Mm = centre mo­
teur du lan­
gage écrit
Oe = œil

Deuxième temps. — La maîtresse répète plusieurs fois : « Où


est A ? Montre A ! Touche A ! » Ou bien : « Où est M ? » Et ce
second temps, en provoquant plusieurs fois de suite la répétition
d’exercices semblables, renforce l’association déjà survenue
pendant le premier temps : exercice d'association.

Troisième temps. — La maîtresse demande à l’enfant en lui


indiquant une lettre : « Qu’est-ce que c’est que cela? » L ’enfant
répond : «A !» ou bien « M ! » et l’image visuelle du signe graphique
s’associe avec celle de la prononciation des sons ; et les deux
langages, graphique et parlé, s’associent : la vision et l’audition du
signe alphabétique provoquent en même temps sa prononciation.
L ’association survenue est représentée par deux triangles
AVM m et AVM e, ayant la même base pour l’association des
deux centres sensoriels :
AKm

c’est-à-dire le centre auditif de la parole parlée et le centre visuel


de la parole écrite ; tandis que les deux sommets se trouvent
LE LANGAGE GRAPHIQUE 197
respectivement en correspondance avec les deux centres moteurs,
l’un du langage parlé (Me), et l’autre du langage écrit (Mm).
La leçon, on le sait, ne représente qu’un détail d’initiation ou
d’éclaircissement ; il met en route le grand travail de l’enfant
qui consiste à répéter inlassablement le même exercice. Par consé­
quent, quand un enfant continue à toucher les lettres de papier
émeri en s’en rappelant les sons, et en les prononçant, il finit
par établir machinalement une association entre l’alphabet et
les sons qui composent les mots. La longueur de ces exercices
pourrait devenir dangereuse dans le développement de l’associa­
tion entre les sons et les gestes ; c’est pour cela qu’un travail de
formation analytique d’un langage nouveau est appliqué, capable
de provoquer machinalement l’analyse de la parole existant déjà.
La lettre de l’alphabet présentée au petit enfant peut alors se
comparer à un ressort qui fait s’échapper un son : et cela l’intéresse
beaucoup plus qu’une boîte à surprise. Il en reste tout absorbé
(période de concentration). Ce travail d’association est en vigueur
pendant une période de six mois ou plus, c’est-à-dire de trois ans
et demi environ à quatre ans ; c’est une période où la parole est
encore facile à désarticuler (analyse) parce que l’enfant est près
de la période précédente où la parole articulée s’était établie dans
le langage enfantin.
Ce n’est que plus tard (un peu après quatre ans) que l’enfant
affirmera ses mécanismes d’analyse et les utilisera dans l’intéres­
sant travail de composition des mots. Il ne fait alors que replier
ses mécanismes, comme ferait un paon avec les plumes de sa
queue. Et il met en rapport les deux analyses. Il est devenu
capable, grâce aux exercices précédents, de percevoir clairement
les mots, son par son, et d’en reconnaître, avec une facilité véri­
tablement mécanique, les signes alphabétiques qui y correspondent.
Les mots composés avec l’alphabet représentent alors la « pro­
jection extérieure » de la parole articulée ; et la maîtresse peut
pénétrer, si l’on permet l’expression, dans les méandres inté­
rieurs où s’élaborent définitivement les mots. Elle peut intervenir
en aidant les deux langages, et mettre l’enfant sur la voie de la
parole articulée parfaite et de la parfaite orthographe du langage
graphique.
Le même mécanisme existe, même pour les langues qui ne
sont pas phonétiques ; les sons représentés par une lettre de
l’alphabet peuvent plus facilement être analysés puis projetés
dans la composition du mot.
L ’exercice de composition dure encore plus longtemps que le
précédent, qui établit des mécanismes d’association entre les
deux langages : il est par conséquent suffisant pour faire acquérir
198 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

l’orthographe exacte avant l’explosion de l ’écriture. C ’est à ce


moment que réapparaîtront une grande quantité de mots déjà
composés, dans les langues non phonétiques, et tous les mots
dans les langues phonétiques.
Cette association entre deux langages — parlé et graphique —
est de la plus grande importance, et constitue la clef de tout le
développement de l’écriture. C ’est-à-dire que l’écriture devient
une seconde forme de langage, associée à la langue maternelle :
une voie de communication s’établit entre ces deux langages
grâce à des exercices répétés.
Dans les méthodes communes, l’écriture est une matière à part ;
on l’apprend indépendamment du langage parlé ; on l’étudie
objectivement, avec toutes ses difficultés supposées, et en l’épelant,
comme s’il fallait construire à nouveau le langage, oubliant qu’il
existe déjà ; or il est déjà formé ; l’enfant s’en sert depuis l’âge
de deux ans, et toutes les difficultés que présente le langage mater­
nel sont d’ores et déjà surmontées naturellement.
Notons les avantages de notre système.
Les lettres de l’alphabet influent sur le langage parlé en en
provoquant mécaniquement l’analyse.
C ’est le mot parlé qui arrive à être ainsi mis en relief, grâce
à l’analyse des sons qui le composent.
Une fois établie cette association des signes avec les sons, il
est possible de reconstruire, avec l’alphabet, tous les mots qui
existent dans l’esprit de l’enfant, ainsi que ceux qu’il entend
prononcer.
Alors, après avoir pris soin d’associer signes et sons, tout le
langage articulé peut être recomposé par les « signes graphiques »
et, brusquement, survient « l’explosion de l’écriture ».
Les signes alphabétiques sont peu nombreux ; en français, nous
en comptons vingt-six. Avec vingt-six sons, tous les mots sont
formés, qu’un gros dictionnaire ne suffit pas à contenir !
Chaque mot, quel qu’il soit, comprend toujours un ou plusieurs
sons parmi ces vingt-six. Donc, si on les apprend en les associant
aux lettres de l’alphabet qui les représentent, voilà que tout le
langage peut être traduit graphiquement. Et les enfants, prenant
les lettres correspondant aux sons, sont capables de composer
tous les mots d’une langue phonétique.
Pour la langue française, il est nécessaire d’ajouter aux vingt-six
lettres de l’alphabet, les nombreuses combinaisons (diphtongues
et associations de consonnes).
Un mot long ou un mot court nécessite le même effort : les
difficultés syllabiques supposées qui s’enseignent ordinairement
en une progression systématique, se réduisent forcément à tra­
LB LANGAGE GRAPHIQUE I99
duire les sons en signes, c’est-à-dire à reconnaître les signes
relatifs aux sons. Composer un mot simple comme « pipe » et
composer un mot difficile comme « table », c’est, en fin de compte,
la même chose ; parce que les deux mots existent déjà, formés
dans le langage maternel. Il suffit de donner la clef en faisant
reconnaître par l’enfant les sons qui composent les mots, ce qui
se produit dans l’analyse. Si l’enfant est arrivé à reconnaître les
sons contenus dans la syllabe « blé » et qu’il entend ces sons
séparément b-l-é, il pourra composer le mot graphiquement.
Il n’y a donc qu’une seule véritable difficulté, un seul travail
qui est tout intérieur : l’analyse mentale des sons.
Quant à la reproduction de la lettre de l’alphabet, elle ne suscite
ici aucune des difficultés artificielles qui surgissent quand on les
enseigne en une prétendue progression ; ainsi, l’enfant retient
beaucoup plus facilement i et 0, par exemple, quand sa main
a été éduquée par tous les exercices sensoriels ; il a fait ensuite
tant de dessins géométriques qu’il n’éprouve plus aucune difficulté,
ni dans les simples lettres, ni dans la combinaison des mots que
lui suggère son intérêt et qu’il est avide de fixer en écrivant. C ’est
ainsi qu’explose son écriture, et qu’il écrit brusquement, non
seulement des mots séparés les uns des autres, mais des phrases
entières.

D éfauts du langage dus au manque d ’ éducation

Les défauts de prononciation et ses imperfections sont dus en


partie à des causes physiologiques (malformations ou altérations
pathologiques du système nerveux), et en partie à des défauts
fonctionnels, acquis à l’époque de la formation du langage ; ils
consistent en une prononciation erronée des sons composant le
mot. Ces erreurs sont acquises par l’enfant qui entend prononcer
imparfaitement le mot, ou qui entend parler mal. Les défauts
dialectiques entrent dans cette catégorie ; mais les habitudes
mauvaises y entrent aussi ; elles font persister les défauts naturels
de son langage enfantin, ou bien elles provoquent en lui, par
imitation, les défauts de langage propres aux personnes qui l’ont
entouré pendant son enfance.
Les défauts naturels du langage enfantin sont dus à ce que les
appareils musculaires des organes du langage articulé ne fonction­
nant pas encore convenablement, sont incapables de reproduire
le son qui fut le stimulant sensoriel des mouvements innés. L ’asso­
ciation des mouvements nécessaires à l’articulation de la parole
s’établit peu à peu. Il en résulte un langage aux sons imparfaits
et souvent absents (donc, des mots incomplets). Ces défauts se
200 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

groupent sous le nom de blésité ; ils sont dus surtout à ce que


l’enfant n’est pas encore capable de diriger les mouvements de sa
langue. Ils comprennent principalement la prononciation impar­
faite de l’s, de l’r, de 17 , du g, des sons gutturaux, des labiales et,
selon certains auteurs, dont Preyer, la suppression du premier
son des mots.
Certains défauts de prononciation concernant aussi bien l’émis­
sion des voyelles, que celles des consonnes, sont dus à ce que
l’enfant reproduit parfaitement des sons imparfaits entendus.
Dans le premier cas, il s’agira d’une insuffisance fonctionnelle
de l’organe moteur périphérique et, par conséquent, des voies
nerveuses. La cause résidera dans l’individu.
Dans le deuxième cas, l’erreur est provoquée par le stimulant
auditif, et la cause est due au milieu.
Ces défauts persistent souvent, quoique atténués, chez l’ado­
lescent et chez l’adulte ; ils produisent définitivement un langage
défectueux, auquel s’adjoindront, dans l’écriture, certaines fautes
d’orthographe comme, par exemple, les fautes d’orthographe
dialectiques.
Si l’on pense au rayonnement de la parole humaine, il en
résulte indubitablement une infériorité pour celui qui ne possède
pas un langage correct ; et l’on ne pourrait imaginer une conception
esthétique de l’éducation, sans que des soins spéciaux soient
tentés pour perfectionner le langage articulé. Bien que les Grecs
aient transmis à Rome l’art d’éduquer le langage, cet usage n’a
pas été repris par l’humanisme. On s’est plus soucié de l’esthé­
tique du milieu et de la renaissance d’œuvres d’art que du perfec­
tionnement de l’homme.
On commence à peine aujourd’hui à introduire des méthodes
pédagogiques pour la correction des défauts graves du langage,
comme le bégaiement ; mais l’idée de la gymnastique du langage,
destinée à le perfectionner, n’a pas encore pénétré dans l’en­
seignement.
Quelques spécialistes des sourds-muets essayent aujourd’hui,
avec plus ou moins de succès, d’introduire dans les écoles élémen­
taires la correction des diverses formes de blésité, très fréquentes
chez les écoliers. Les exercices consistent essentiellement en une
cure de silence, qui calme et repose les organes du langage, en
patientes répétitions de chaque voyelle et de chaque consonne et en
gymnastique respiratoire. Tous ces exercices pour la correction
du langage se trouvent, d’ailleurs, dans notre enseignement :
a) les exercices du silence, qui préparent les voies nerveuses
du langage à recevoir parfaitement de nouveaux stimulants ;
b) les temps des leçons, qui comprennent la prononciation déta­
LE LANGAGE GRAPHIQUE 201

chée et claire de l’éducatrice — en peu de mots — (et spécialement


des noms que nous associons à l’idée concrète), source de stimu­
lants auditifs du langage clair, parfait ; ces stimulants sont répétés
par l’éducatrice, alors que l’enfant a perçu l’idée de l’objet repré­
senté par le mot (distinction de l’objet). Enfin, la provocation du
langage articulé chez l’enfant, qui ne doit répéter à voix haute
qu’un seul mot ;
c) les exercices du langage graphique, qui analysent les sons des
mots et les font répéter de plusieurs façons chacun, quand l’enfant
apprend la simple lettre de l’alphabet, et quand il compose ou
qu’il écrit un mot.
Je crois qu’à l’avenir la conception qui vient de naître, de
« corriger dans les écoles élémentaires » les défauts du langage dis­
paraîtra ; une autre, plus rationnelle, y sera substituée : éviter
ces défauts en soignant le développement du langage, dans les
« Maisons des Enfants », c’est-à-dire à l’âge même auquel le
langage s’établit.
E N S E IG N E M E N T D E L A N U M É R A T IO N
E T D É B U T D E L ’A R IT H M É T IQ U E

Les barres rouges et bleues

Le premier matériel dont on se sert pour la numération est la


série des dix barres semblables à celles dont on s’est déjà servi
pour l’éducation sensorielle. Ces barres sont, entre elles, dans
un rapport de i à io. La plus courte a io cm, la seconde 20, et
ainsi de suite jusqu’à la dixième qui a 1 mètre. Mais elles ne sont
plus d’une seule couleur, comme dans le matériel sensoriel dont
le but était de faire apprécier par l’œil les longueurs graduées.
Les différents segments de 10 cm sont ici colorés alternativement
en rouge et en bleu ; on peut, par conséquent, les distinguer et les
compter sur chaque barre. Si la première représente la quantité 1,
les autres représenteront successivement les quantités 2, 3, 4, 5,
6, 7, 8, 9, 10. L ’avantage de ce matériel est de pouvoir présenter
réunies, bien que distinctes et susceptibles d’être numérotées,
les unités qui composent chacun des nombres qu’elles représen­
tent. La barre de 5, par exemple, est en une pièce qui correspond
au nombre 5 ; mais tout au long, les cinq unités y sont distinctes,
grâce aux couleurs. On surmonte, par ce moyen, une très grande
difficulté : celle de la numération qui augmente chaque fois qu’on
ajoute séparément une unité à l’autre. Si l’on se sert, pour compter,
de petits objets égaux, pourquoi, en indiquant le premier, dira-
t-on 1? et pourquoi, en en indiquant un autre, dira-t-on 2, et
ainsi de suite? Le petit enfant dit un par rapport à chaque objet
nouveau qui s’ajoute, c’est-à-dire : « un, un, un, un, un » au lieu
de : « un, deux, trois, quatre, cinq » (photo 31).
Le fait que, de l’adjonction d’une nouveauté, s’agrandisse un
groupe, et qu’il faille considérer cet ensemble qui grandit, cons­
titue précisément Vobstacle qui s’oppose à la numération, quand
il s’adresse à des enfants au-dessous de trois ans et demi ou de
quatre ans. Le regroupement des unités, qui sont en réalité
séparées entre elles, est un travail mental qui lui est d’abord
inaccessible ; beaucoup de petits enfants comptent en récitant
de mémoire la série naturelle des nombres ; mais ils restent confus
devant les quantités qui y correspondent. Compter ses mains, ses
pieds et ses doigts, c’est déjà quelque chose de plus concret pour
ENSEIGNEMENT DE LA NUMÉRATION 203

l’enfant, parce qu’il peut toujours retrouver les mêmes objets


réunis invariablement en cette quantité déterminée. Il sait qu’il
a deux pieds et deux mains.
Rarement pourtant, il sait compter avec sûreté les doigts de
ses mains : en y arrivant, la difficulté est de savoir pourquoi il
faudra dire avec ce même objet : « un, deux, trois, quatre, cinq ».
Cette confusion, que l’esprit un peu plus mûr corrige, affecte
la numération à un plus jeune âge. L ’extrême exactitude et
l’esprit concret de l’enfant ont besoin d’une aide précise et claire.
Quand on présente les barres au tout petit enfant, on le voit
s’intéresser à la numération.
Les barres, correspondant chacune à un nombre, croissent en
longueur, graduellement, d’unité en unité ; elles donnent, par
conséquent, non seulement l’idée absolue, mais aussi l’idée rela­
tive du nombre ; et les proportions, déjà étudiées dans les exer­
cices sensoriels, se déterminent ici mathématiquement, donnant
lieu aux premières études d’arithmétique. Ces nombres, que l’on
peut manier et comparer, se prêtent tout de suite à des combi­
naisons et à des confrontations. Ainsi, en mettant la barre de
1 à côté de celle de 2, on obtient une longueur égale à la barre de 3.
De l’union des barres de 3 et de 2, résulte une longueur égale
à celle de 5. L ’exercice le plus intéressant consiste à mettre toutes
les barres les unes à côté des autres, tout comme on disposait la
série des barres rouges pour les exercices sensoriels. Il en résulte
la disposition en tuyaux d’orgue, dans laquelle le bleu et le rouge
se correspondent en formant de belles raies transversales. En
plaçant alors la barre de 1 à la suite de celle de 9 (c’est-à-dire en
ajoutant la plus éloignée à celle qui est la plus voisine de 10) et
ainsi de suite, la barre de 2 à la suite de celle de 8, celle de 3 à la
suite de celle de 7, et celle de 4 à la suite de celle de 6, on compose
des longueurs toutes égales à la barre de 10. Qu’est-ce donc que
cette combinaison de quantités, sinon le début d’opérations
arithmétiques ? C ’est en même temps un jeu plaisant qui consiste
à déplacer des objets ; au lieu de faire un effort inutile, de conce­
voir les groupes d’unités séparées, comme quantités représentant
un nombre, l’intelligence dépense son énergie fraîche en un
exercice supérieur : constater les quantités et les additionner. Et
le progrès avance jusqu’aux limites extrêmes que permet l’âge
de l’enfant.

Les chiffres rugueux

Il est très facile à l’enfant d’apprendre les chiffres qui représen­


tent les nombres, quand il a commencé à lire et à écrire. Nous
204 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

donnerons les petits cartons sur lesquels sont collés des chiffres
en papier émeri, en même temps que l’alphabet : les enfants les
touchent pour apprendre à les écrire et pour apprendre leur nom,
comme pour apprendre les lettres. Nous donnerons, en outre,
une deuxième série de chiffres, imprimés cette fois. Chaque chiffre
connu est déposé sur la barre correspondante (voir photo 31 bis).
L ’union du chiffre écrit et de la quantité qu’elle représente est
un exercice analogue à celui que fait l’enfant en déposant un nom
écrit sur un petit carton contre l’objet correspondant. Cet exer­
cice est la base même d’un long travail que l’enfant peut désormais
continuer tout seul.
Bien que les barres constituent le matériel principal pour
initier l’enfant à l’arithmétique, d’autres groupes d’objets s’y
adjoignent.

Les fuseaux

L ’un d’eux amène à compter les unités séparées et à initier


l’esprit à la conception des groupes numériques et, en même
temps, à fixer la succession des signes de 0 à 9 devant les yeux de
l’enfant. Il se compose de fuseaux, en des cases préparées pour
chacun des chiffres, que l’on doit placer à la suite ; dans ces
casiers, l’enfant accumule, en groupes correspondant au chiffre,
de longs bâtonnets en forme de fuseaux, c’est-à-dire qu’il regroupe
les unités séparées (voir photo 32).
Un autre consiste en de petits cartons réunis dans une boîte
avec de petits objets ; les petits cartons sur lesquels sont inscrits
les chiffres de 0 à 9 sont mélangés. Il faut d’abord que l’enfant
dispose lui-même les petits cartons en ordre, prouvant ainsi
qu’il sait la série numérique et qu’il reconnaît les chiffres. Il
dispose ensuite sous chaque chiffre une quantité correspondante
de petits objets, les ordonnant deux à deux, c’est-à-dire une paire
sous l’autre ; il met ainsi instinctivement en relief la différence
entre les nombres pairs et impairs.
Les autres, enfin, ont pour objet, d’une part, la construction des
grandes opérations, grâce au matériel du système décimal et,
d’autre part, la connaissance des « tables » puisque, quelles que
soient les opérations à effectuer, il suffit de connaître les combi­
naisons de o à 9. Aucune combinaison supérieure à 9 + 9 ou
à 9 x 9 ne pouvant figurer en aucune colonne, lorsque nous
formons des combinaisons, nous devons toujours réduire les
quantités en dizaines, c’est-à-dire que nous formons des groupes
de dizaines, plus un certain nombre d’unités accompagnant
ENSEIGNEMENT DE LA NUMÉRATION

les dizaines. Supposons que nous ayons à faire cette addition :

5-555
+ 6.450
+ 1-524
+ 5-743
+ 4-365
+ 1.048

Nous voyons, dans chaque colonne, combien il y a de dizaines,


et nous les « retenons » pour les additionner à la colonne suivante,
en posant le nombre d’unités au bas de chaque colonne. Nous
trouvons 24.685. Il s’agit d’enseigner ces combinaisons à l’enfant.
C ’est le matériel que nous avons jugé nécessaire pour apporter
les fondations de la numération et les opérations arithmétiques.
Ce qui suit n’est qu’une description plus minutieuse destinée
à servir à la maîtresse.
Une fois les barres juxtaposées par ordre de longueur, on fait
compter à l’enfant les signes rouges et les signes bleus en commen­
çant par la pièce la plus petite, c’est-à-dire : un ; un, deux ; un,
deux, trois ; etc., recommençant toujours de un pour chaque
barre en partant de A.
206 p é d a g o g ie s c ie n t if iq u e

On fait ensuite nommer chacune des barres, de la plus courte


à la plus longue, selon le nombre total des segments qu’elles
contiennent, touchant du doigt les extrémités qui s’éloignent en
escalier du côté B ; la même numération se répète pour la plus
longue pièce : i, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10. Cette correspondance
au 10 par les trois côtés se fait vérifier par l’enfant, qui répète
plusieurs fois l’exercice spontanément, parce qu’il s’y intéresse.
Les exercices de numération s’uniront désormais aux exercices
sensoriels de reconnaissance des barres les plus longues et les
plus courtes ; mises par terre, ou mélangées sur une table, la
maîtresse en choisit une, puis davantage, pour les faire simple­
ment voir à l’enfant ; elle en fait compter les segments : par
exemple, 5. Ensuite elle demande à l’enfant : « Donne-moi la
barre la plus longue » ; l’enfant choisit à vue d’œil ; et la maîtresse
fait vérifier par l’enfant lui-même s’il a bien deviné, confrontant
ainsi les longueurs et comptant les morceaux. Ces exercices peuvent
se répéter un grand nombre de fois ; ils contribuent ensuite
à faire nommer toutes les pièces de cet escalier, qui s’appelleront
désormais : la barre de 1, la barre de 2, etc., et qui finiront, pour
la commodité du langage, par s’appeler à l’usage : le 1, le 2, le 3, etc.

Les signes graphiques des nombres qu’elles représentent. — A cet


endroit, si l’enfant sait déjà écrire, on lui présente les chiffres sur
de petits cartons émeri, avec la même méthode que pour tous les
autres objets, c’est-à-dire dans les trois temps : « Ça, c’est 1 ! »
« Ça, c’est 2 ! » « Donne-moi 1 ! » « Donne-moi 2 !» « Quel chiffre
est celui-ci? » Les chiffres doivent se faire toucher de la même
façon que les lettres.

Les Fuseaux. — Exercices avec les nombres : association du


signe graphique à la quantité.
Deux boîtes à cinq cases chacune ; sur chaque case est inscrit
un chiffre.
Première boîte : 0, 1, 2, 3, 4.
Deuxième boîte : 5, 6, 7, 8, 9.
L ’exercice est facile : il s’agit de déposer dans chaque case un
nombre de fuseaux correspondant au chiffre désigné. Nous nous
servons de petits fuseaux que j’ai fait fabriquer tout exprès ;
mais les petits cubes Froebel, les jetons du jeu de dames peuvent
aussi bien servir. Une fois posé près de l’enfant un groupe de
ces objets, il doit les ranger à leur place, c’est-à-dire mettre, par
exemple, un jeton ou un fuseau dans la case de 1 ; deux dans
celle de 2 ; etc. Quand il croit avoir fini, il est bon qu’il appelle
la maîtresse afin qu’elle vérifie.
ENSEIGNEMENT DE LA NUMÉRATION 207

Les leçons sur le zéro. — Nous attendons que l’enfant nous


demande de lui désigner la case du zéro : « Et ici, que faut-il
mettre? » pour répondre : « rien ; zéro, c’est rien ».
Mais cela ne suffit pas ; il faut faire sentir ce qu’est rien.
Pour cela, nous nous servons d’exercices qui amusent beaucoup
les enfants. Je me mets par exemple au milieu d’eux, assis sur
leurs petites chaises ; je me tourne vers l’un d’eux, qui a déjà fait
l’exercice des nombres, et je lui dis : « Viens, mon petit ; viens
à moi zéro fois ». L ’enfant, presque toujours, court vers moi,
puis retourne à sa place : « mais, mon ami, tu es venu une fois,
et je t’avais dit de venir zéro fois ! » L ’étonnement commence :
« Mais alors, qu’est-ce qu’il fallait que je fasse? — Rien ; zéro,
c’est rien. — Mais comment fait-on rien? — On ne fait rien.
T u ne devais pas bouger ; zéro fois, rien de fois ».
Nous répétons l’exercice : « Toi, mon petit, avec tes doigts,
envoie-moi zéro baiser ». L ’enfant tressaille, rit et reste tran­
quille. « Tu as compris? » Je répète l’invite avec insistance :
« Envoie-moi zéro baiser ! zéro baiser ! » Il est immobile. Rire
général. Je fais la grosse voix, comme m’étonnant de ce rire et
j’en appelle un sévèrement : « Toi, ici zéro fois ! T u as compris? »
Il ne bouge pas, les rires se font plus forts. Enfin, je gémis : «Pour­
quoi ne m’embrasses-tu pas ? Pourquoi ne viens-tu pas ? » Et tous
de crier à haute voix, pendant que les yeux brillent de rire :
« Zéro, c’est rien ! zéro, c’est rien ! — Ah ! vraiment? » Je fais
en souriant pacifiquement : « Eh bien alors, venez tous vers moi
une fois ! » et ils se précipitent !

Exercices sur la mémoire des nombres

Quand les enfants reconnaissent les chiffres écrits, et que leur


signification numérique leur est connue, nous procédons à l’exer­
cice suivant : j’ai plusieurs petits billets (nous nous servons
souvent pour cela des feuilles de calendrier, en en coupant le haut
et le bas) et nous choisissons autant que possible des chiffres
rouges qui portent en imprimé (ou à la rigueur, écrits à la main)
un chiffre de 0 à 9. Je plie les billets, je les mets dans une boîte et
« la pêche » est ouverte ! L ’enfant tire un billet, l’ emporte à sa
place, le regarde en secret, le replie et en conserve le secret. Puis,
un à un, ou même par groupes, les possesseurs des billets (ceux
qui connaissent les chiffres) s’approchent de la table de la maî­
tresse où se trouvent les groupes d’objets : et chacun prend la
quantité d’objets correspondant au numéro tiré. Le numéro est
resté à la place de chaque enfant, le petit billet mystérieusement
208 p é d a g o g ie s c ie n t if iq u e

replié. L ’enfant doit donc se rappeler son nombre, non seulement


pendant les allées et venues des autres enfants à la grande table,
mais aussi pendant qu’il recueille ses objets, en lés comptant
un à un ; la maîtresse peut ainsi se livrer à des observations indivi­
duelles intéressantes sur la mémoire des nombres chez chacun
d’eux.
Quand l’enfant a recueilli ses objets, il les dispose à sa place,
en files de deux ; et si le nombre est impair, il pose en dessous et
au milieu le morceau dépareillé. La disposition des nouveaux
nombres est la suivante :

O O 0 0 0 O 0 0 0
X X X X X X X X X X X X X X X X X
X X X X X X X X X X X X X
X X X X X X X X X
X X X X X
X

représentés par les petites croix ; à la place indiquée par le O,


l’enfant devra poser le billet plié. Puis, il attend la vérification.
La maîtresse arrive, déplie les billets, lit et jette des exclamations
de satisfaction quand elle constate qu’il n’a pas été fait d’erreur.
Au début du jeu, il arrive souvent que certains prennent plus
d'objets que ce qui correspond à leur nombre ; et cela, non pas
tant parce qu’ils ne se rappellent pas ce qu’ils ont lu, que par
manie d’en avoir davantage. Petite tricherie instinctive, qui est
proprement celle des hommes primitifs et incultes. La maîtresse
explique aux enfants qu’il est inutile d’avoir tant de choses sur
la table, et que le but du jeu consiste à deviner la quantité précise
des objets.
Ils se font difficilement à cette idée.
Il leur faut un véritable effort de volonté pour se maintenir
dans les limites, et ne prendre, par exemple, que deux objets
seulement, alors qu’il y en a une accumulation, et que d’autres
petits camarades en prennent davantage.
C ’est pour cela que je considère plus ce jeu comme un exercice
de volonté, que comme un exercice de numération.
L ’enfant qui a tiré le zéro ne bouge pas de sa place, tout en
voyant les autres se lever, aller, venir, prendre librement des
objets dans ce tas lointain qui lui est inaccessible. Le zéro échoit
souvent à un enfant qui sait déjà compter et qui éprouverait
un grand plaisir à accumuler un beau groupe d’objets, à les
disposer dans l’ordre voulu sur sa table et à attendre la vérification
avec une orgueilleuse supériorité.
ENSEIGNEMENT DE LA NUMÉRATION 209
Il est intéressant d’observer l’expression des possesseurs du
zéro. Les différences de réaction constituent une véritable révé­
lation des « caractères ». Certains enfants restent impassibles, dans
une attitude orgueilleuse, essayant de cacher leur déception inté­
rieure ; d’aucuns manifestent leur désappointement par des gestes
brusques ; d’autres ne peuvent réprimer le sourire qui naît du
sentiment d’une situation particulière, et qui attirera certainement
la curiosité des autres ; d’autres, enfin, suivent tous les mouve­
ments des camarades jusqu’à la fin de l’exercice avec une expression
de désir, presque d’envie ; et puis, il y en a qui sont résignés.
Il est aussi intéressant d’observer leur expression quand ils
avouent le zéro ; alors qu’on leur demande, pendant la vérification :
« Et toi, tu n’as rien pris ? — J’ai le zéro ! — C ’est zéro ! — J’avais
zéro ! » Ce sont les réponses uniformes du langage parlé ; mais la
mimique, le ton de la voix expriment des sentiments bien divers.
Rares sont ceux qui font le fier et qui apportent l’explication de
ce fait extraordinaire : la plupart d’eux sont désolés et résignés.
Il faut par conséquent donner des leçons sur le comportement :
« Attention ; le zéro vous passe devant le nez : faites les désinvoltes,
ne laissez pas deviner que vous n’avez rien ». En effet, après quelque
temps, le sens de la dignité prend le dessus, et les enfants s’habi­
tuent à recevoir avec désinvolture le zéro ainsi que les petits
nombres, contents de ne plus manifester les sentiments mesquins
dont ils étaient auparavant les esclaves.

Addition et soustraction de 1 à 20
Multiplication et division

Le matériel que nous employons tout d’abord pour enseigner


les premières opérations arithmétiques est celui qui a déjà été
employé pour la numération : ce sont les barres graduées dans leur
longueur, qui contiennent les prémisses du système décimal.
Les barres, nous l’avons dit, sont appelées du nom du nombre
qu’elles représentent : un, deux, trois, quatre, etc. Elles se dispo­
sent par ordre de numération, c’est-à-dire de longueur.
Le premier exercice consiste à regrouper les barres au-dessous
de dix, de façon à former dix : le moyen le plus simple est de
prendre successivement les barres les plus courtes en partant de
la première, et de les déposer au bout des barres les plus longues.
On fait procéder ainsi : « Prends un et ajoute-le à neuf ; prends
deux et ajoute-le à huit ; prends trois et ajoute-le à sept ; prends
quatre et ajoute-le à six. » Voilà formées quatre barres, toutes
égales à dix. Il reste le cinq, qui est seul ; mais en le faisant pivoter
210 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

dans le sens de la longueur, il passe d’une extrémité du dix à l’autre


extrémité : nous mesurons, et nous voyons que le dix est le résultat
de deux fois cinq.
Cet exercice se répète plusieurs fois et, peu à peu, on enseigne
à l’enfant un langage plus technique :
— neuf plus un égalent dix ; huit plus deux égalent dix ; sept
plus trois égalent dix ; six plus quatre égalent dix ;
— et, en dernier, cinq multiplié par deux égalent dix.
Enfin, on lui fait refaire ces opérations en lui en enseignant les
signes : plus, égal, multiplié par :
9 + i = io
8 + 2 = io
7 + 3 = io
6 + 4 = io 5 x 2 = io
On appelle ensuite son attention sur un nouveau travail :
quand toutes les barres sont placées de façon à former dix partout,
on enlève le quatre du dernier ensemble et il reste seulement six ;
si on enlève le trois de l’autre ensemble de dix, il reste sept ; si
on enlève le deux de l’autre, il reste huit ; le un de l’autre encore,
il reste neuf. Adoptons un langage plus technique et disons :
— dix moins quatre égalent six ; dix moins trois égalent sept ; dix
moins deux égalent huit ; dix moins un égalent neuf.
Quant au cinq qui reste, c’est la moitié de dix, et c’est ce qu’on
obtiendrait si l’on scindait en deux pièces égales la plus longue
barre, c’est-à-dire en divisant le dix par deux : dix divisé par deux
égalent cinq. D ’où l’écriture :
10 — 4 = 6
10 — 3 = 7
10 — 2 = 8
10 — 1 = 9 10:2 = 5
Quand les enfants savent faire ces exercices, ils les refont
spontanément. Pouvons-nous former deux ensembles de trois?
Mettons le un sur le deux, puis inscrivons, pour rappeler que
l’exercice est accompli : 2 + 1 = 3 . Pouvons-nous faire deux
ensembles de quatre? 3 + 1 = 4 ; et 4 — 3 = 1 ; 4 — 1 = 3 .

Multiplication et division. — La barre de deux, par rapport au


quatre, se comporte comme la barre de cinq par rapport au dix ;
c’est-à-dire qu’en pivotant, elle va d’un bout à l’autre ; elle y entre
juste deux fois : 4 : 2 = 2 ; 2 X 2 = 4 .
Maintenant, cherchons avec combien de barres on peut faire
ENSEIGNEMENT DE LA NUMÉRATION 2 11

le même jeu : avec le 3 pour faire le 6 ; avec le 4 pour le 8, c’est-


à-dire : 2 x 2 = 4 ; 3 x 2 = 6 ; 4 x 2 = 8 ; 5 x 2 = 10 et
10:2 = 5 ; 8: 2 = 4 ; 6 : 2 = 3 i 4 : 2 = 2 .
A ce point, nous ajoutons les petits objets pour ce jeu de la
mémoire des nombres :

2 4 6 8 10
X XX X X X X X X X X X X X X X
X X X X X X X X X X X X X X
X X X X X X X X X X
X X X X X X
X X

donc, nous voyons à vue d’œil, d’après leur disposition, quels


sont les nombres qui peuvent se diviser par deux : tous ceux qui
n’ont pas un petit objet seul au bout. Nous les appelons les nombres
pairs, parce qu’ils peuvent se disposer par paires, c’est-à-dire
deux à deux ; et la division par deux est très facile, parce qu’il
suffit de séparer les deux rangées de petits objets qui sont les
uns au-dessous des autres. En comptant ceux de chaque rangée,
on a le quotient. Pour recomposer ensuite les nombres primitifs,
il suffit de rapprocher les deux rangées : par exemple 2 x 3 = 6.
Rien de cela n’est difficile pour les enfants de quatre à cinq ans.
Aussi se mettent-ils rapidement aux répétitions de ces exercices.
Rien n’empêche, par la suite, de les varier. Nous prenons le système
des dix longueurs et, au lieu de mettre le un après le neuf, nous
le posons après le dix ; et le deux après le neuf, au lieu du huit ;
et le trois après le huit, au lieu du sept. On peut aussi poser le
deux après le dix, le trois après le neuf et le quatre après le huit.
Dans ce cas, on obtient des grandeurs supérieures à dix, qu’il faut
apprendre à nommer : onze, douze, treize, etc., jusqu’au vingt.
Il en va de même pour les petits objets ; pourquoi s’en servirait-on
seulement pour aller jusqu’à neuf, qui est si peu de chose?
Les opérations apprises sur le dix se continuent jusqu’à vingt.
La seule difficulté se trouye avec les nombres au-dessus de dix
pour lesquels il faut donner quelques leçons.

Leçons sur les nombres au-dessus de 10

Le matériel nécessaire consiste en deux tableaux rectangulaires


sur lesquels est imprimé le chiffre 10 répété neuf fois, en colonnes ;
et en petits cartons portant chacun un chiffre de 1 à 9.
212 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

On met à la file les nombres simples : i, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9.


Ce matériel est accompagné des barrettes de perles décrites plus
loin à propos du jeu du serpent. Quand les nombres sont supé­
rieurs à 10, il convient de recommencer du début et de reprendre

10 10 1 6

10 10 2 7

10 10 3 8

10 10 4 9

10 5
le 1. Ce 1 ressemble à ce qui dépasse de la barrette de dix après la
barrette de neuf ; après avoir compté toutes les barrettes jusqu’à
neuf, il n’y a plus de chiffres ; il reste cette ressource de recom­
mencer à désigner cette barrette par 1 ; mais c’est un 1 qu’il faut
distinguer de l’autre et, pour cela, nous mettrons à côté de lui
un signe qui ne vaut rien : un zéro. Et voilà le 10.
En couvrant le zéro par des chiffres indiqués sur les cartons
carrés, dans l’ordre de leur succession, voilà formés 11, 12, 13, 14,
15, 16, 17 18, 19. On compose ces nombres avec les barrettes
de perles en mettant successivement celle de un à la suite de celle
de dix, et puis, à sa place, celle de deux ; puis, en y substituant
celle de trois, etc., jusqu’à ajouter la barrette de neuif; ce faisant,
on obtient une barrette très longue ; en comptant les perles, on
arrive à dix-neuf (photo 33).
La maîtresse peut ensuite diriger les exercices du système des
nombres, en montrant les petits cartons de dix et des chiffres
superposés au zéro, par exemple, 16 ; l’enfant ajoute la barrette
de six à celle de dix. La maîtresse enlève le six du carton dix et
superpose au zéro le carton qui porte, par exemple, le nombre
ENSEIGNEMENT DE LA NUMÉRATION 213
huit : 18 ; et l’enfant enlève la barrette de six et la remplace par
celle de huit.
Chacun de ces exercices peut se transcrire ainsi, par exemple :
10 + 6 = 16 ; 10 + 8 = 18, etc. On procède de façon analogue
pour les soustractions.

10 10 10 60
10 10 20 70
10 ' 10 30 80
10 10 40 90
10 A 50

Quand un nombre commence à avoir un sens pour l’enfant, les


combinaisons se font avec les mêmes cartons, en disposant les
neufs chiffres sur les deux rangées de nombres inscrits sur de
longs cartons (fig. A et B).
Pour les cartons A, on superpose le 1 sur le zéro du premier 10 ;
le 2 au-dessous, etc. ; et, tandis que, dans la rangée de gauche, le
1 de la dizaine reste, dans celle
de droite, les chiffres se suivent,
de zéro à neuf, c’est-à-dire : 1 1 16
Pour les cartons B, les applications
sont plus compliquées ; les petits
1 2 17
cartons des chiffres sont superposés 1 3 18
et substitués en ordre de progres­ 1 4 19
sion numérique à chaque dizaine. 1 5
Après le neuf, il faut passer à la
dizaine suivante, et ainsi de suite,
jusqu’à la fin, qui est apportée par 100.
Presque tous nos enfants comptent jusqu’à 100, nombre qui
leur fut apporté en hommage à la curiosité qu’ils manifestaient
pour le connaître.
Il ne semble pas que cet enseignement nécessite davantage
d’illustrations.
La numération jusqu’à 100 et les exercices décrits plus haut, qui
élèvent la simple numération à une étude sur les premiers nombres,
nous semblèrent un enseignement important, parce qu’ils appor­
taient des éléments d’arithmétique rationnelle, au lieu d’associer
la numération uniquement à un exercice de mémoire.
Pendant plus de vingt ans, ils ont constitué les limites du déve­
loppement de l’enseignement.
2 14 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

J’étais persuadée, comme tout le monde, que l’arithmétique


représentait une grande difficulté, et que dépasser le résultat déjà
obtenu serait presque absurde à un si jeune âge.
A l’expérience, il se dénonçait, en fait, un manque d’intérêt
par rapport à l’enthousiasme et aux résultats surprenants obtenus
avec l’écriture. Cela confirmait apparemment le préjugé sur la
difficulté et l’aridité de l’arithmétique.

Systèm e décim al (Voir photo 34)

Cependant, j’avais préparé pour les plus grands de la classe


élémentaire (à laquelle on avait, dès le début, étendu une méthode
qui avait donné de si excellents résultats) un matériel destiné
à représenter les nombres sous la forme géométrique, et par des
objets mobiles permettant de les combiner. C ’est ce magnifique
matériel que nous appelons le « matériel de perles ». Les unités y
sont représentées par les petites perles dorées, la dizaine — ou 10 —
était formée de dix perles enfilées sur un laiton rigide, le 10, répété
en dix bâtonnets liés entre eux, en carrés, représente « le carré
de 10 », composé de cent perles. Enfin, dix carrés superposés et
liés ensemble, forment un cube — le cube de 10, c’est-à-dire mille.
Il arriva que les enfants de quatre ans furent attirés par ces
objets brillants et facilement maniables, et que, à notre stupéfaction,
ils se mirent à s’en servir comme ils le voyaient faire aux aînés.
Il s’ensuivit un tel enthousiasme pour le « travail avec les
nombres », et particulièrement pour le système décimal, que l’on
peut affirmer que les exercices d’arithmétique sont devenus les
exercices les plus passionnants.
Les enfants ont composé des nombres jusqu’à 1.000. Le déve­
loppement ultérieur est devenu étonnant ; à ce point que les
enfants de cinq ans ont pu faire les quatre opérations avec des
nombres de plusieurs milliers d’unités. M. Mario Montessori a
aidé ce développement en interprétant et en matérialisant beaucoup
d’exercices d’arithmétique, jusqu’à celui de l’extraction de la racine
carrée de 2,3, et même 4 chiffres. La combinaison des bâtonnets de
perles a permis d’introduire les premières opérations algébriques.

Les tables

C ’était sur le principe réalisé par le système des barres que les
enfants étaient arrivés à faire facilement les premières opérations
arithmétiques :
7 + 3 = i o ;2 + 8 = i o ; io — 4 = 6
ENSEIGNEMENT DE LA NUMÉRATION 215
Ce matériel est donc d’un usage excellent ; il est pourtant trop
limité et trop volumineux pour être manipulé et réparti à toute
une classe.
Voilà pourquoi, conservant la même idée, nous avons préparé
un matériel d’un format plus petit, accessible à plusieurs enfants
travaillant en même temps.
Il consiste en barrettes de perles reliées par un fil de laiton rigide,
arrêté aux deux extrémités par un repli en boutonnière : la barrette
de 2, de 3, de 4, de 5, de 6, de 7, de 8, de 9, de 10. Les perles
composant ces barrettes sont colorées différemment. Celle de 10
est dorée ; celle de 9 est bleu foncé ; celle de 8 est mauve ; celle de 7
est blanche ; celle de 6 est marron ; celle de 5 est bleu clair ;
celle de 4 est jaune ; celle de 3 est rose ; celle de 2 est verte ; une
perle isolée, rouge, représente l’unité.

Le serpent

Une autre série semblable de barrettes de perles noires et


blanches sera utilisée pour l’exercice du « serpent ». Dans cette
deuxième série, les barrettes jusqu’à celle de 5 sont faites de
perles noires. Dans les autres, les perles, jusqu’à la cinquième,
sont noires, les suivantes sont blanches. Ceci, afin de reconnaître
rapidement à la vue les barrettes qui ont plus de cinq perles.
Il n’y a qu’une seule série de ces perles noires et blanches.
L ’enfant fait un « serpent » avec les barrettes de couleur aussi
long que possible, et c’est très intéressant pour lui. Il compte alors
les deux premières barrettes de perles. Supposons qu’il arrive
à 17 : il met alors une barrette dorée de 10 et la barrette noire et
blanche de 7, enlève les deux déjà comptées et les met dans une
boîte. Supposons maintenant que la barrette suivante soit de 8.
L ’enfant compte le total de la barrette noire et blanche et la nouvelle
barrette de 8, et remplace ce 15 par une dizaine et une barrette
noire de 5. Il remet la barrette noire et blanche de 7 à sa place,
celle de 8 dans la boîte où il a déjà mis les deux premières.
Procédant de cette façon jusqu’à la fin du « serpent », l’enfant
finit par avoir toutes les barrettes de couleur dans une boîte,
tandis qu’un long serpent doré se substitue peu à peu au serpent
multicolore. Les enfants veulent toujours faire des « serpents »
de plus en plus grands et finissent par atteindre les milliers. Vient
alors la vérification, le contrôle de l’erreur. Ici, la question de
l’exactitude devient importante, car il s’agit d’acquérir la précision.
Cette vérification est un nouvel exercice que nous fournissons
216 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

à l’enfant et qui doit l’aider à apprendre toutes les combinaisons


qui font 10. Il reprend les barrettes de couleur qu’il a remises dans
la boîte et, prenant chaque fois deux barrettes qui font io, il les
remet le long des dizaines qui composent son « serpent » doré.
Cet exercice, l’enfant le fait longtemps, comptant d’abord les
perles une par une.
Cette manière de compter semble lui donner une grande joie
et il ne faut pas croire que ce soit pour lui une difficulté. Nous
ne lui demandons pas de se rappeler combien font 5 et 3 ; mais
tandis qu’il fait et répète ce jeu, les combinaisons se fixent d’elles-
mêmes dans sa mémoire.
Ce travail avec les perles s’est établi spontanément chez les
enfants dès son apparition. Les exercices premiers avec les barres
numériques ont assuré l’acquisition rapide du calcul mental. La
loi du moindre effort a amené l’enfant qui, peu à peu, ne compte
plus les perles, à reconnaître les nombres à la couleur : doré, 10 ;
marron, 6... Et, presque sans s’en apercevoir, il compte par les
couleurs, plutôt que par les quantités de perles. Il fait de véritables
calculs mentaux. Il a alors dépassé le matériel, il n’en a plus besoin.

Les tables d'addition. — Nous arrivons maintenant à une con­


naissance consciente de la table d’addition. Nous donnons à l’en­
fant un exemplaire imprimé de chacune des tables de 1 à 9 dont
les résultats ne sont pas indiqués, et qu’il devra remplir. La
table de 1, par exemple, se présente ainsi :

+ I
+ 2
+ 3
+ 4
+ 5
+ 6
+ 7
+ 8
+ 9

Le matériel utilisé par l’enfant pour remplir ses tables se com­


pose d’un tableau divisé en carreaux ; au-dessus de la première
rangée sont inscrits les nombres de 1 à 18 ; et de deux séries de
bandes en bois. N euf bandes bleues et neuf rouges. Les bandes
bleues vont de 1 à 9 en longueur (l’unité prise étant la longueur
des carreaux dessinés sur le tableau) et de même pour les bandes
rouges. La largeur des bandes est égale, elle aussi, au côté des
carreaux du tableau.
ENSEIGNEMENT DE LA NUMÉRATION 217

Ainsi, la bande « 1 » est égale à un carreau, la bande « 2 » est


égale à deux carreaux, et ainsi de suite. Les bandes rouges sont
subdivisées sur leur longueur en autant de carrés que représente
cette longueur. Ainsi, la bande 9 est divisée en neuf carrés, etc.
Le chiffre indiquant la longueur de chaque bande est inscrit
à l’extrémité droite de cette bande : sur les bandes bleues, le
chiffre est écrit en rouge ; sur les bandes rouges, il est écrit en bleu.
L ’enfant doit effectuer avec ces bandes les additions qui se
trouvent imprimées sur ses tables. Chaque opération étant déjà
imprimée, il n’a que le résultat à inscrire. La bande bleue sert
pour le premier nombre, les bandes rouges pour tous les nombres
qu’il faut lui ajouter ; ainsi, par exemple, pour faire la table de 7,
nous plaçons la bande bleue « 7 » sur la première ligne de carreaux
du tableau, puis, à sa suite, la bande rouge « 1 » ; le résultat « 8 »
se lit au-dessus, et doit être inscrit sur la table. Alors l’enfant
enlève la bande rouge, en met une autre à sa place et continue
ainsi jusqu’à ce que la table entière soit remplie.
L ’enfant avait acquis, grâce au jeu du serpent, une connais­
sance subconsciente : cet exercice la rend consciente. C ’est un
peu comme si l’on plongeait un cristal dans une solution sursaturée :
tout d’un coup, toute la substance liquide et transparente, qui
semblait ne rien contenir, se cristallise.
Ce procédé est répété pour toutes les tables de 1 à 9, c’est-à-dire
que successivement l’enfant devra ajouter toutes les bandes
rouges à toutes les bandes bleues. Il n’est pas nécessaire de con­
naître toutes les combinaisons du 1 avant de pouvoir commencer
celles du 2.
Il est intéressant de découvrir toutes les combinaisons possibles
pour obtenir un même nombre. L ’expérience est faite successi­
vement avec tous les nombres de 1 à 18.
L ’enfant contrôle son travail sur une table d’addition contenant
toutes les combinaisons depuis 1 + 1 jusqu’à 9 + 9. Parallèle­
ment aux découvertes qu’il peut faire sur le tableau quant aux
différentes combinaisons des nombres, il doit les contrôler grâce
à une série de tables de contrôle qui a été réalisée.

« Le serpent négatif. » — Cet exercice est analogue au précédent


serpent, mais son but est cette fois une préparation aux tables de
soustraction. Le matériel employé est le même que celui du
serpent positif, mais il s’y ajoute un matériel de perles dont la
forme est différente des autres (cubiques par exemple). Ces
perles sont dites « négatives » ; toutes les quantités représentées
par ces perles devront être retranchées au heu d’être ajoutées.
Ce serpent négatif est aussi une préparation indirecte à l’algèbre.
218 pédagogie scien tifiq u e

Tables de soustraction. — Elles seront présentées et effectuées


après le serpent négatif, comme les tables d’addition étaient pré­
sentées après le serpent positif, et au moyen d’un matériel analogue.

Tables de multiplication. — L ’enfant est tout d’abord préparé à


la notion des tables de multiplication au moyen du même matériel
que celui du serpent. En effet, cinq barrettes de sept, par exemple,
ne se comptent plus 7 + 7 + 7 + 7 + 7 > mais cinq fois sept, ou 7 x 5 .
C ’est la connaissance de toutes ces combinaisons depuis 1 X 1
jusqu’à 10 X 10 que l’enfant acquerra au moyen du matériel des
tables de multiplication : ce matériel se compose, d’une part, d’une
planchette carrée perforée de cent trous disposés en dix rangées de
dix. Au-dessus de la première rangée sont inscrits horizontalement
les chiffres : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10. Il y a sur la gauche
une petite fenêtre carrée dans laquelle on peut glisser un carton
portant un chiffre de 1 à 10, qui indique le multiplicateur.
D ’autre part, de perles séparées et d’un petit disque rouge
que l’enfant placera au-dessus de l’un des chiffres du haut pour
indiquer le multiplicande.

2 x 1 = 2
2 x 2 = 4
2 x 3 =
2x4 =
2 x 5 =
2 x 6 =
2 x 7 =
2 x 8 =
2 x 9 =
2 x 10 =

Ce matériel est accompagné de tables de multiplication impri­


mées sur lesquelles l’enfant devra inscrire le résultat. Supposons
qu’il veuille remplir la table de 2, il mettra d’abord le chiffre 2
dans la petite fenêtre de gauche et le disque rouge au-dessus du
ENSEIGNEMENT DE LA NUMÉRATION 219
chiffre 1, puis, sous ce disque, il placera deux perles et pourra
inscrire sur sa table en face de 2 x 1, le résultat qu’il a devant
lui : 2. Puis il bouge le petit disque rouge vers la droite au-dessus
du chiffre 2 et remet encore au-dessous de ce disque deux perles.
Il devra alors compter en commençant par la gauche : 1, 2, 3, 4
et pourra inscrire son résultat 4 en face de 2 x 2.
Enfin, l’enfant aura à sa disposition une grande table dè multipli­
cation de 1 X 1 jusqu’à 10 x 10, qui lui servira de contrôle. Peu à
peu, il sera initié à contrôler ses résultats sur la table de Pythagore.

Acheminement vers l ’algèbre

Inspirée par le plaisir évident que prenaient les enfants à ces


exercices, et par l’instinct qu’ils révélaient en maniant de petits
cubes géométriques (de même que Froebel l’avait compris en
préparant ses célèbres petits cubes et prismes réunis dans une
boîte cubique), j’eus l’idée de préparer des objets du même genre.
Seulement, au lieu de mettre tous les cubes et tous les prismes
égaux, je fis diviser un gros cube de bois (10 cm d’arête) en deux
parties inégales, puis un autre en trois parties inégales, et enfin
un troisième cube en quatre parties inégales ; en séparant les
parties selon ces divisions, il en résulte des cubes et jdçs prismes
rectangulaires de formes variées. C ’est la représentation maté­
rielle de synthèses algébriques, c’est-à-dire le cube d’un binôme,
d’un trinôme et d’un quadrinôme. Les faces des solides qui en
résultent sont de même couleur lorsqu’elles sont égales ; chaque
groupe de solides égaux a des couleurs différentes.
En ouvrant ainsi la boîte, il se présente un objet cubique réali­
sant un dessin en plusieurs couleurs ; les éléments qui le composent
doivent être alignés et disposés séparément en groupes ; ainsi, dans
le trinôme, il résulte trois cubes, chacun de dimension et de
couleur différentes ; puis des prismes égaux entre eux, avec une
face carrée, de couleur, par exemple, verte ; trois autres prismes
avec une face également carrée, mais d’autres dimensions, et de
couleur, par exemple jaune ; trois autres prismes à faces carrées,
différents des deux autres groupes, et de couleur, par exemple,
bleue; enfin, six prismes tous égaux entre eux, dont toutes les
faces sont rectangulaires et noires. Les faces rectangulaires des
trois premiers groupes de prismes sont également noires. Ces
objets multicolores sont fascinants ; il s’agit de les regrouper
d’abord selon la couleur, et puis de les disposer différemment,
en inventant une petite histoire : par exemple, que les trois cubes
sont trois rois ayant chacun des suivants, hauts respectivement
220 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

comme les deux autres rois. Enfin, il y a les gardes noirs. De cette
histoire naissent beaucoup de conséquences, dont l’une est l’ordre
de la formule algébrique : a3 + 3 a2b + 3 a2c + b 3 + 3 ab2
+ 3 b 2c + c3 + 3 ac2 + 3 bc2 + 6 abc.
E nfin, les petits cubes se placent en un certain ordre dans la
boîte, y construisant un grand cube de toutes les couleurs citées
plus haut : ( a + b + c ) 3.
En maniant ce matériel, l’image visuelle de la disposition
des solides se forme, et le souvenir de leur quantité et de leur
ordre s’imprime.
C ’est donc une préparation sensorielle de l’esprit. Aucun objet
n’est aussi attrayant pour les enfants de quatre ans. Et, par la
suite, en attribuant successivement un nom à chaque « roi » —
a, b, c — et en écrivant le nom de chacun des solides d’après sa
propre dimension, il se trouve que des enfants de cinq ans et,
en tout cas, ceux de six, conservent le souvenir de la formule
algébrique du cube d’un quadrinôme, sans plus regarder le maté­
riel, parce que la mémoire visuelle de la disposition des divers
objets s’est fixée. Cela donne une idée des possibilités ouvertes
dans la pratique.
Tout l’enseignement de l’arithmétique et de ces principes
d’algèbre — sous forme de lecture et de mémorisation des petits
cartons, et d’autre matériel, porte des fruits qui semblent fabu­
leux. C ’est la preuve que l’enseignement de l’arithmétique doit
être transformé, en prenant comme point de départ la préparation
sensorielle de l’esprit, basée sur des rapports concrets.
On comprend que ces enfants de six ans, en entrant dans une
école commune où l’on commence à compter 1, 2, 3... ne sont
plus à leur place, et qu’une réforme radicale des écoles élémen­
taires s’impose pour pouvoir continuer ce développement.
Mais, en dehors même de cet enseignement, dans lequel inter­
vient toujours le mouvement de la main qui déplace des objets,
et dans lequel il est fait si instamment appel à l’éducation des sens,
il faut penser aux « aptitudes particulières de l’esprit de l’enfant »
à l’égard des mathématiques. Il faut remarquer la facilité avec
laquelle, laissant le matériel de côté, ils aiment à écrire les opé­
rations ; ils se livrent alors à un travail mental abstrait, et acquièrent
des dispositions pour le calcul mental spontané.
Ainsi, un enfant sortant, à Londres, d’un autobus, avec sa
mère, lui dit un jour : « Si tout le monde avait craché, on aurait
recueilli trente-quatre livres... » Il avait lu la pancarte sur laquelle
il était écrit : « Défense de cracher sous peine de telle amende... »
L ’enfant avait passé son voyage à faire un calcul mental, réduisant
les shillings en livres.
L E DESSIN E T L ’A R T R E PR É SE N TA TIF

Les exercices de dessins que nous avons décrits plus haut


constituent en réalité une éducation de la main pour la prépara­
tion à l’écriture. Ils amènent, en effet, la petite main encore peu
sûre dans ses coordinations motrices, à réussir ce dessin minu­
tieux qu’est l’écriture. Ces éléments, ou facteurs, étudiés séparé­
ment, se rejoignent, par la suite, en une synthèse qui est une des
plus spécifiquement explosives. On peut quelquefois combiner
certains de ces éléments avec d’autres synthèses. Ainsi, ce dessin
particulier que nous avons décrit, devient par la suite un élément
artistique, une aide pour le dessin véritable. C ’est-à-dire qu’il
n’est ni dessin ni écriture, mais le début de l’un et de l’autre.
On parle beaucoup aujourd’hui du dessin libre ; le fait que je
limite des dessins rendant l’enfant esclave en l’obligeant à composer
des figures géométriques, qu’il remplit ensuite au crayon de couleur
d’une façon déterminée par les figures dessinées, étonne souvent.
C ’est pour cela qu’il me faut insister, pour faire bien comprendre
que cet exercice ne constitue qu’un facteur de Vanalyse dé Vécriture.
Nous avons observé que nos enfants ne produisent pas spon­
tanément, dans la liberté qui leur est laissée, ces dessins mons­
trueux qui s’exposent et que l’on exalte dans les écoles modernes
aux idées avancées. Ils dessinent toutefois des figures et des orne­
ments autrement clairs et harmonieux que ces étranges pâtés
appelés « dessins libres », où il est nécessaire que l’enfant explique
ce qu’il a voulu représenter dans ses tentatives incompréhensibles.
Nous ne donnons pas des leçons de dessin et, pourtant, beaucoup
d’enfants sont arrivés à dessiner des fleurs, des oiseaux, des
paysages, ou même des fantaisies, d’une façon admirable. On a
très souvent constaté qu’ils ornent leurs pages d’écriture ou de
calcul de dessins, soit qu’ils enguirlandent une page d’opéra­
tions, soit qu’ils représentent des enfants écrivant, ou des orne­
ments fantastiques. Leurs dessins géométriques encadrent quel­
quefois des figures, et la ligne d’une figure géométrique est
garnie de dessins ornementaux.
Il faut donc conclure que la préparation de la main et des sens
est une aide naturelle, non seulement à l’écriture, mais aussi au
dessin expressif.
222 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

Nous n’enseignons pas le dessin en faisant dessiner, mais en


apportant la préparation des instruments d’expression. Je pense
que c’est là une aide véritable au dessin libre, bien plus que
d’encourager à continuer ces dessins monstrueux et incompré­
hensibles.
L ’analyse des difficultés — l’analyse des « composants » — est,
elle aussi, un moyen efficace pour l’apprentissage de toutes les
connaissances.
Dans le dessin, précisément, se trouvent des éléments différents :
le contour et la couleur. Or, c’est la délimitation des encastre­
ments et le remplissage des dessins qui préparent la main à une
exécution musculaire sûre de ces deux éléments. Et nous donnons
différents moyens — crayons de couleurs, aquarelle — avec
lesquels on peut faire des représentations, même sans contour
linéaire. Nous pouvons aussi apporter le pastel, avec sa technique.
Ainsi l’enfant se perfectionne-t-il au moyen de l’éducation,
sans que l’on intervienne dans ses travaux spontanés. L ’interven­
tion dans le travail est toujours un obstacle qui interrompt l’im­
pulsion intérieure de l’expression.
Nous disons de notre procédé, tant pour l’écriture que pour le
dessin, que c’est une « méthode indirecte ». Le résultat est que les
enfants, toujours plus capables de s’exprimer, font des centaines
et des centaines de dessins, aussi infatigables que pour l’écriture.
Le progrès n’est pourtant pas constant, comme pour le langage
graphique, et il n’est pas dit que tous ces enfants deviendront
forcément des artistes. Mais à un certain moment, il se trouve
que presque tous se désintéressent du dessin quand d’autres
intérêts prédominent. Cet abandon des tendances artistiques pour
le dessin a souvent été constaté par des artistes.
Cizek, dans sa fameuse école d’art libre de Vienne, a remarqué
que beaucoup d’enfants qui semblaient avoir la passion des
exercices artistiques, et qui paraissaient prédestinés par la nature,
cessaient brusquement leur activité : l’intérêt s’arrête.
La doctoresse Revesz (psychologue spécialisée dans les arts)
parle ainsi de sa propre expérience : « Il y a des enfants qui, au
fur et à mesure que se développe leur faculté d’expressions lin­
guistiques, abandonnent complètement le dessin, soit qu’ils ne
s’y intéressent plus, soit qu’ils n’aient pas de talent, soit encore
qu’ils se soient concentrés sur un talent d’une autre nature.
» Ainsi, on constate souvent que des enfants spécialement
doués pour la musique ou particulièrement attirés par les concep­
tions abstraites (mathématiques, logique) ne réussissent plus du
tout en dessin, et l’abandonnent.
» Un cas semblable a été observé chez un jeune prodige musical.
LE DESSIN 223
Ses dessins confirment ce que nous venons de dire quand on
compare leur infériorité et leur faiblesse de développement
avec ses compositions musicales véritablement géniales, exécutées
à la même époque1. »
C ’est sans doute pour cela que nos enfants cessent quelque
temps de dessiner quand l’écriture devient chez eux une passion.
Et c’est seulement quand l’écriture est un fait accompli qu’ils se
mettent à orner leurs pages.
Quand c’est, au contraire, le sens artistique qui prédomine,
il s’impose à peu près exclusivement et donne naissance à un
artiste. C ’est ainsi qu’on raconte que Giotto, berger, quand il était
enfant, dessinait ses moutons si merveilleusement sur une pierre,
que Cimabue a sauvé, en l’instruisant, un génie incomparable.
Ainsi, les surprenants dessins en couleurs d’animaux en mouve­
ment que l’on trouve dans les cavernes de l’homme primitif
révèlent que le génie artistique exista dès les origines de l’homme ;
mais ces représentations n’étaient pas un simple moyen d’expres­
sion et de communication, elles étaient destinées à exprimer des
idées religieuses.
C ’est, en somme, un « instinct d’expression » qui cherche sa
voie ; et bien certainement cette voie est double : l’une, c’est
l’écriture, destinée à exprimer l’idée ; l’autre, c’est l’art représen­
tatif. Mais dans la majeure partie des cas, cet instinct inégalable
de l’enfant pour le dessin n’a aucun rapport avec le don artistique
ni avec des aspirations ultérieures vers l’art. C ’est plutôt une
espèce « d’écriture faite d’images » alors que l’enfant ne peut
encore exprimer les idées et les sentiments qui se forment en lui
sur le milieu et sur les choses qui l’ont impressionné.
C ’est-à-dire que la main tend à prendre part au langage ; et,
comme nous voyons l’enfant parler continuellement, de même il
dessine. Il s’exprime avec ses organes phonétiques, et il s’exprime
avec sa main, en manifestant ses tendances latentes, dont il n’a
pas encore conscience (photos 29-30).
L ’histoire de l’écriture démontre qu’elle fut primitivement
dessin, comme dans la pictographie. Les nombreux documents
les plus primitifs des divers peuples préhistoriques ressemblent
souvent au dessin spontané d’un enfant, particulièrement dans la
représentation de la figure humaine. Certains dessins étranges
ont un but bien clair : communiquer avec autrui autrement que
vocalement. Puis, de la pictographie primitive, on passe, selon
l’évolution de la civilisation, à des représentations symboliques
de syllabes — incompréhensibles, (comme bien des dessins d’en­

1. Géza Revbsz, The psychology of a musical prodige.


224 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

fants) ; c’est pourquoi il faut leur donner une signification con­


ventionnelle, par laquelle on peut trouver chez les peuples leurs
caractères distinctifs (hiéroglyphes égyptiens, par exemple).
Enfin, les dessins se simplifient avec l’alphabet (les lettres)
et représentent, non plus des syllabes ou des idées, mais les sons
mêmes dont est composé le langage articulé ; ainsi s’établit une
écriture facile, reproduisant avec précision le langage articulé.
Pour conclure, la meilleure façon d’influer sur le dessin est de
le laisser libre, mais de préparer les moyens naturels de le pro­
duire et d’éduquer la main. Le talent véritable se manifestera
de lui-même, et ce ne seront pas de méchantes leçons de dessin
qui pourront l’aider. Mais abandonner l’enfant à ses efforts pour
s’exprimer avec la main est un obstacle au développement spon­
tané du dessin. Il faut, au contraire, enrichir le milieu de moyens
d’expression, et préparer indirectement la main à perfectionner
sa fonction. L ’œil perçoit avec plus de finesse, la voie est ouverte
aux inspirations suscitées par les belles choses ; la main devient
plus habile et plus mobile. L ’enfant pourra atteindre son but
auquel le pousse sa nature avec plus de joie, quand il se sera
livré à des exercices préliminaires indirects.
La doctoresse Revesz, parlant de notre méthode, et répondant
aux critiques qu’elle suscite en général à propos du «dessin libre »,
dit : « L ’école Montessori ne réprime pas le dessin spontané ; elle
fait, au contraire, trouver à l’enfant son plus grand plaisir dans le
dessin spontané, grâce au libre développement du sens des couleurs
et des formes, et à l’exercice constant de la main et de l’œil. »
L ’éducation de la main est particulièrement importante, parce
que la main est l’instrument d’expression de l’intelligence humaine :
c’est l’organe de l’esprit.
Le docteur Katz, qui a particulièrement étudié les fonctions de
la main au point de vue de la psychologie, dit : « La méthode
Montessori, en se vouant au développement des fonctions de la
main, éclaire la surprenante versatilité de cet organe. Mes études,
qui s’étendent sur une période de douze ans, m’ont fait réfléchir
au merveilleux instrument qu’est la main, au point de vue de sa
sensibilité et de son mouvement. La main est le moyen qui a
permis à l’intelligence humaine de s’exprimer, et à la civilisation
de progresser, par le travail. Sans la main, la valeur intrinsèque
et la caractéristique des fonctions de l’humanité intelligente
auraient été milles. La main est l’organe de l’expression, et c’est
l’organe de la création. Et dans le monde de notre imagination,
la main a virtuellement dominé. Dans la première enfance, elle
a aidé le développement de l’intelligence et, chez l’homme, elle
est l’instrument de son destin terrestre. »
LE C O M M E N C E M E N T D E L 'A R T M U S IC A L

La brièveté de l’allusion à l’éducation musicale qui se trouve


dans ce livre n’est pas due à une négligence de la musique dans
l’éducation, mais au fait que la musique ne peut être commencée
chez des enfants si jeunes, et qu’elle n’a son développement qu’un
peu plus tard. Il faut, en outre, entourer l’enfant d’une production
musicale suffisante pour créer une ambiance, capable de développer
un « sens » musical, une « intelligence » musicale. Il faut avoir à sa
disposition une personne capable de faire de la musique, ou
posséder des instruments simples adaptés aux enfants ; on arrive
à constituer de charmants orchestres enfantins ; mais ce sont là
choses qu’on ne peut imposer comme condition sine qua non
dans une école qui doit être accessible à tous. Nous cultivons
pourtant l’éducation musicale, en laissant à l’enfant le libre choix
et la libre expression, comme pour toutes les autres branches de
son développement.
Mlle Maccheroni a fait de très belles expériences, publiées en
partie dans son livre VA UTO-ÉD U CA T IO N ; depuis, Lawrence A.
Benjamin, avec l’aide de musiciens distingués, à Vienne et à
Londres, a apporté une importante contribution à cette question,
spécialement avec un recueil de phrases musicales soigneusement
choisies dans la musique classique et dans le folklore de chaque
pays ; ces morceaux ont été définitivement fixés à la suite d’expé­
riences de plusieurs années dans les écoles Montessori de Vienne.
Procédons à un rapide coup d’œil sur l’analyse et sur le déve­
loppement des facteurs concourant à l’éducation musicale.

Rythme et gymnastique

On peut considérer la préparation motrice de la gymnastique


rythmique en cet exercice appelé « la marche sur la ligne », avec
laquelle les petits enfants acquièrent une parfaite sûreté d’équi­
libre ; ils apprennent à contrôler les mouvements de leurs pieds
en même temps que ceux de leurs mains.
C ’est pendant cette marche lente et contenue que la musique
peut être introduite pour soutenir l’effort. Une fois cet équilibre
226 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

acquis, on peut commencer l’éducation du rythme. Des « ber­


ceuses » sont bien adaptées pour accompagner ces mouvements
lents et uniformes qui ressemblent au mouvement de « bercer ».
La superposition de la musique au mouvement est, dans ce cas,
un véritable « accompagnement » du pas déjà établi, qui l’inter-
pénètre. En contraste avec cette musique, correspond la course :
et les deux rythmes sont ceux auxquels les petits enfants restent
le plus sensible. Comme les contrastes se trouvaient dans les
débuts de l’éducation sensorielle, ils se retrouvent dans l’éduca­
tion rythmique ; les pas lents et contrôlés — qui rendent l’équihbre
difficile — et la course sont les rythmes favoris des enfants entre
trois et quatre ans. Par contre, le saut rythmique est un mouvement
qui ne doit venir qu’après l’établissement du parfait équilibre ;
il demande un effort musculaire impropre à l’enfant, à cause des
proportions particulières de son corps. Les différents pas répon­
dant aux rythmes variés, ils correspondent aux exercices de
« gradations » dans l’éducation sensorielle ; ils ne sont reconnais­
sables que plus tard, au delà de cinq ans.
La technique consiste à déterminer une seule phrase musicale
facile à interpréter et à la répéter quantités de fois ; cela corres­
pond à la répétition de l’exercice. En dehors des deux pas con­
trastants du début, on peut choisir et répéter des phrases musicales
rythmées, particulièrement adaptées aux tout petits, pour déve­
lopper leur sensibilité musicale. En répétant un grand nombre de
fois chaque phrase, certains enfants de cinq et six ans deviendront
capables d’interpréter des rythmes qui appellent des mouvements
un peu dissemblables entre eux, comme le pas de l’andante, le
pas de la marche, etc. (en gradation).
Un certain enseignement peut être apporté utilement si la
maîtresse montre le pas correspondant à un rythme déterminé,
tout comme, dans les « leçons », elle dit : « C ’est grand, c’est
petit ». Toutefois, dès après cette indication, l’enfant doit être
laissé à ses propres interprétations, c’est-à-dire à la distinction
par lui-même des divers rythmes des phrases musicales1.
Il est fâcheux de jouer en battant fortement la mesure, ou
même de mettre l’accent sur la note qui tombe sur la division du
temps. On doit jouer avec toute l’expression que réclame la
mélodie ; la cadence rythmique se manifestera par la mélodie
elle-même. Jouer une note plus fort que l’autre, simplement
parce que c’est sur elle que tombe le temps, c’est enlever au
morceau toute sa valeur mélodique et, par conséquent, son don
de provoquer la réaction motrice en harmonie avec la musique. Il

x. L. A. B enjam in , An Introduction to music for Utile children.


l ’art m u s ic a l 227

faut jouer avec exactitude et sentiment : c’est-à-dire qu’il faut


donner une bonne interprétation musicale, dont résulte le « temps
musical » qui n’est pas le temps mécanique du métronome.
Les enfants sont sensibles au rythme d’une musique jouée
avec sentiment ; souvent, ils ne se contentent pas d’y répondre
avec le pas, mais aussi avec les bras et avec toute l’allure de leur
personne. Quelquefois même, de tout petits enfants peuvent se
manifester en des expressions rythmiques. Beppino, quatre ans,
bat la mesure avec l’index tendu de sa main droite ; la musique
(une chanson) a deux parties qui alternent : l’une liée et l’autre
piquée ; il fait un mouvement de main uniforme à la partie liée
et un mouvement détaché à l’autre.
Nannina, quatre ans, en suivant doucement une mélodie,
élargit gracieusement sa petite jupe, et jette la tête en arrière
avec un exquis sourire ; puis, au son d’une marche militaire,
elle raidit son corps en assombrissant son visage, et marche dure­
ment.
Intervenir en une leçon opportune pour montrer simplement
un pas, ou pour perfectionner quelque mouvement, c’est rendre
les enfants tout heureux.
Les petits élèves de Mlle Maccheroni s’embrassaient avec
exubérance et embrassaient la maîtresse pour avoir appris quel­
ques mouvements d’une danse rythmique. D ’autres remerciaient
celle qui les avait aidés à obtenir un bel effet de leurs pas et de
leur mouvement.
Quelquefois, les enfants écoutaient la musique en restant assis
autour de la salle, et regardaient les petits camarades marcher sur
la ligne ; souvent, ils battaient la mesure de leurs mains avec de
justes interprétations. Il y en avait un qui semblait se spécialiser
et que nous appelions le chef d’orchestre — quatre ans et demi ;
debout, les pieds joints, immobile au milieu de l’ellipse dessinée
par terre, il battait la mesure, le bras tendu, s’inclinant correcte­
ment à chaque temps ; ce mouvement du buste emplissait exacte­
ment l’espace d’un temps à l’autre, et sa figure prenait une expres­
sion parfaitement en harmonie avec celle de la mélodie.
La manière exacte avec laquelle l’enfant arrive à se rendre
compte .du temps de la mesure, sans que personne lui ait enseigné
la division à trois ou à quatre temps, est la preuve de ce qu’a
apporté l’éducation sensorielle au rythme musical. En principe,
les enfants suivent la mesure sans regarder le battement.
Mais il arrive un moment où, brusquement, ils entendent la
mesure ; alors, ils la suivent ; Marie-Louise, un peu plus de
quatre ans, marchait sur un air de marche ; tout à coup elle s’écrie :
« Regarde, regarde comme je fais 1 » Elle faisait un pas sauté, et
228 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

soulevait gracieusement ses bras sur le premier temps de chaque


mesure.
La valeur des notes n’est étudiée qu’avec des enfants déjà plus
âgés (voir pour le procédé : L. A. Benjamin, ouvrage déjà cité).
Et l’intérêt de cette étude sera d’autant plus grand que les enfants
auront déjà développé et analysé en eux le sens du rythme.

Reproduction musicale

La musique entendue et accompagnée de mouvements ryth­


miques est un élément de l’éducation musicale (en ce qui concerne
la succession des sons dans le temps et le ton expressif de la
phrase).
C ’est ensuite l’étude mélodique de l’harmonie qui sef prête
à un exercice individuel, mais seulement quand l’enfant a à sa
disposition des instruments qui lui sont adaptés, non seulement
par les dimensions, mais surtout par la simplicité, et laissés à son
libre usage, sans l’ennui d’une technique trop rigide. Alors, par
de brèves « initiations » ou leçons, semblables à celles que donnent
nos maîtresses pour utiliser le matériel en général, on met l’enfant
en état d’en tirer un intérêt toujours croissant, grâce à la simplicité
des instruments. Ces exécutions musicales atteignent un bel
effet quand les enfants donnent des concerts en groupes ; cela est
possible quand chacun d’eux s’est exercé individuellement sur son
propre instrument ; un véritable sentiment musical a pu surgir.
C ’est à ces résultats qu’est arrivé, en Angleterre, Dolmetch ;
en voulant se reporter à l’usage d’exquis instruments musicaux
supplantés aujourd’hui par le piano, il a eu l’idée de construire
des instruments simples pour les enfants. La foi de Dolmetch
dans le pouvoir de la musique, et aussi dans l’âme de l’enfant, l’a
amené à une méthode dont les principes sont voisins de la mienne.
(Un « matériel » adapté ; de courtes initiations dans le seul but
de mettre l’enfant en rapport avec ce matériel ; puis la liberté
laissée de jouer de son instrument.)
Beaucoup de ces enfants ne connaissent rien de la théorie ni
des notes musicales : ils n’ont jamais fait d’exercices rythmiques.
Leur développement musical consiste en de ravissantes auditions
que le vieux maître, passionné, a élargies partout où il s’est trouvé,
dans les salles, comme dans les bois ou sur les prés ; les enfants
s’asseyaient autour de lui ou s’étendaient sur l’herbe, l’écoutant,
recueillis. Le perfectionnement réside en outre dans l’oppor­
tunité de pouvoir toujours se servir d’un instrument, quand
l’inspiration les pousse à chercher quelque harmonie restée en eux.
l’ a rt m u s ic a l 229

Lecture et écriture musicale

Une initiation à l’écriture des notes de musique est par consé­


quent possible à la Maison des Enfants.
Elle s’appuie sur les exercices sensoriels : reconnaître les sons
musicaux des clochettes qui s’accouplent dans un premier exer­
cice, et qui se mettent ensuite par gradation.
Pouvoir « manier » les notes séparément (ou plus exactement les
objets qui les produisent) est une grande aide. Les clochettes,
toutes identiques, présentent les notes sous une forme matérielle,
similaire aux autres objets de l’éducation sensorielle. Il reste
à associer la note à son nom, comme faisaient les enfants pour
des exercices analogues. Les noms : do, ré, mi, fa, sol, la, si, sont
gravés sur autant de petits disques de bois (figurant les signes des
notes) que les enfants déposent, sur le socle de chacune, des clo­
chettes, en correspondance avec le son. De cette manière, et avec
la répétition de l’exercice, ils arrivent à connaître sûrement les
noms des notes correspondantes. Les petits disques qui portent
ces noms ne sont pas seulement des signes à disposer sur les
lignes musicales : ils sont, avant tout, des signes qui représentent
un son. Les enfants seront ainsi familiarisés avec les notes qu’ils
étudieront par la suite sur la portée.
Afin que le petit enfant puisse travailler tout seul, aidé par
son instinct de toucher et de déplacer les objets, nous lui avons
préparé une règle de bois, où sont « creusées » des cavités corres­
pondant à la place des notes : do, ré, mi, fa, sol, la, si, do. On
peut y encastrer les petits disques portant le nom des notes,
écrit sur le côté supérieur. Pour établir leur ordre, il y a un numéro
(1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8) dans chaque espace et, en correspondance,
sur la partie inférieure de chaque disque. Ainsi, en les rangeant
d’après l’indication des nombres, l’enfant se trouvera avoir
rangé toutes les notes de l’octave.
Pour un exercice suivant, il existe une autre règle, également
en bois, comme la précédente, mais sans cavités et sans nombres
de repère; une boîte de petits disques est annexée à cette règle
sur le côté supérieur desquels est écrit le nom de la note. Le
même nom est répété sur plusieurs disques. L ’exercice éprouve
la mémoire de l’enfant qui doit se rappeler la place des notes ;
et l’on procède ainsi : on prend les petits disques, au hasard,
que l’on met à leur place propre sur la face qui porte le nom
écrit, laissant ainsi leur face noire à découvert. Il se trouve plusieurs
disques placés sur la même règle le long du même espace. Quand
on a fini de ranger les notes, on les renverse toutes sans les déplacer ;
230 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

et les noms révèlent en devenant visibles les erreurs que l’enfant


a pu commettre.
Le troisième matériel est une double règle où les notes se
disposent en losange : en attachant les deux règles, il en résulte
la disposition des notes selon les deux clés du violon et de la
basse.
Les enfants sont capables, après cet apprentissage, de lire de
petits airs et de les reproduire sur les clochettes. Et vice-versa,
ils peuvent écrire de petits airs après les avoir reproduits pour
les éprouver sur les clochettes ou sur un instrument, et en avoir,
par conséquent, trouvé les notes.
De cette initiation à récriture musicale résulte un très grand
développement, à un âge un peu plus avancé, c’est-à-dire à celui
des classes élémentaires. Dans les écoles Montessori de Barcelone,
les enfants avaient des cahiers de musique presque en même temps
que des cahiers d’écriture.
On sait comment les trois exercices indiqués — les mouvements
rythmiques, la reproduction sur des instruments musicaux et
l’écriture de la musique — peuvent être séparés et indépendants.
On peut citer non seulement l’existence d’exercices indépendants,
mais des méthodes complètes se rapportant à un seul de ces
détails : ainsi, la méthode de Dalcroze ne développe que la gym­
nastique rythmique, et la méthode de Dolmetch développe l’art
de tirer des harmonies d’un instrument. Quant aux vieilles métho­
des, elles enseignent la musique en commençant par la connais­
sance des notes sur les lignes, indépendamment de la musique.
Mais cela, ce n’est qu’un exemple de ce que nous appelons analyse,
c’est-à-dire de la séparation des parties d’un tout difficile et com­
plexe en des exercices dont chacun peut être intéressant.
Le rythme, l’harmonie, l’écriture et la lecture s’unissent donc
à la fin et constituent trois intérêts, trois genres de travail gradué
et de joie, qui explosent dans la plénitude d’une seule conquête.
L ’É D U C A T IO N R ELIG IEU SE

Les lignes générales de l’éducation religieuse sont les mêmes


que pour le reste de notre enseignement : préparation d’une
ambiance où se distinguent différentes préoccupations, celles
que l’on pourrait appeler de vie pratique, et celles qui concernent
l’expansion du sentiment religieux, l’éducation du cœur et la
culture nécessaire pour connaître la religion. Il y a donc un parallèle
complet entre tout ce qui a été décrit jusqu’ici pour la Maison
des Enfants et l’éducation religieuse — vie pratique et développe­
ment de l’esprit. Cela suffit à faire comprendre qu’il est impossible
d’en exposer ici un traité entier. Mais les allusions qu’on peut
y faire suffiront à ouvrir la voie aux rapports nécessaires entre
les deux branches de l’éducation : celle qui instruit l’enfant par
rapport à la réalité du monde extérieur, et celle qui l’instruit sur
la réalité de la vie surnaturelle.
Ce fut à Barcelone, dans l’école modèle Montessori, école d’État,
mais où l’éducation religieuse catholique était considérée comme
but fondamental, que furent posées les premières bases de l’édu­
cation religieuse conformément à mes idées1. Le premier stade
fut de préparer une ambiance : /*église des enfants ; c’était le
lieu réservé aux fidèles, proportionné à l’échelle de nos enfants.
Nous l’avons garni de petites chaises à agenouilloirs, et nous y
avons placé, à la hauteur des genoux de l’adulte, de petits béni­
tiers et des tableaux accrochés très bas, que l’on changeait selon
les temps de l’année, des statuettes ou groupes de statuettes
représentant la Nativité ou la Fuite en Égypte, etc. ; aux fenêtres,
des rideaux légers, que les enfants eux-mêmes pouvaient tirer
pour tamiser la lumière. C’est eux qui, à tour de rôle, allaient
préparer l’église : ranger les chaises, disposer les vases de fleurs,
tirer les rideaux, allumer les cierges.
Un prêtre les instruisait et officiait. Dès que cette petite église
toute simple fut prête et qu’elle fut ouverte à l’activité des enfants,
un fruit de notre méthode apparut, à notre surprise, que nous
n’avions pas soupçonné : l’église se révéla être comme le buti.

i. Maria M ontessori, I bambini viventi nella Chiesa, Éd. Morano,


Naples.
232 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

d’une grande partie de l’éducation que notre méthode se proposait


d’apporter : quelques exercices, sans but extérieur déterminé,
ont trouvé là leur application. Le silence, qui avait préparé l’enfant
à être recueilli, devint le recueillement intérieur dans la Maison
de Dieu, dans l’ambiance semi-obscure, à la lumière tremblo­
tante des cierges. La marche silencieuse, qui évite tout bruit,
permit de déplacer les chaises, de se lever et de s’asseoir conve­
nablement, de passer entre les banquettes en évitant le moindre
heurt, de tenir en main des objets fragiles en faisant attention
qu’il ne leur arrive aucun mal ; l’habileté à transporter des vases
de fleurs pleins d’eau et à les reporter au pied de l’autel, à déplacer
des cierges allumés, sans se faire tomber de cire sur les mains ni
sur les vêtements, tout cela constituait comme des répétitions
et, en même temps, des applications de ce que l’enfant avait
appris à faire entre les murs de la classe. Cela apparaissait à ces
tendres intelligences comme le but de l’effort patiemment soutenu,
d’où surgissait pour eux un sens de joie et de dignité nouvelles.
Jadis, les enfants se livraient à ces exercices, mus par une im­
pulsion intérieure, mais sans but : depuis, ils ont eu la révélation
de la différence entre deux temps et deux lieux différents : les
semences et la récolte. Être capable de faire la différence entre des
actes comparables constitue déjà en soi une source de développe­
ment intellectuel. A l’enfant de quatre ans n’échappe pas la
différence entre la vasque d’eau bénite où il immerge la pointe de
sa main pour se signer, et la cuvette de la chambre voisine dans
laquelle il se la lavera. L ’intuition de ces différences entre des
choses semblables, c’est un travail intellectuel auquel s’initie
ce petit être que l’on juge incapable d’accéder à des conceptions
surnaturelles, quand il commence à se sentir le fils de Dieu,
hospitalisé amoureusement dans la maison du Père.
J’ai rencontré bien des incrédules : « Savez-vous, me disait l’un
d’eux, pourquoi mon petit neveu veut venir à l’école à l’heure de la
messe? Parce que vous lui faites éteindre des bougies dans une
cuvette d’eau. Ne vaudrait-il pas mieux appliquer cet exercice
plaisant à l’arithmétique? Tenir par exemple dix bougies allumées
et puis les faire éteindre en comptant i, 2, 3, etc. ? »
Quel manque d’entendement spirituel et quelle fausse con­
naissance des enfants avait le critique qui me parlait ainsi ! L ’intérêt
de son exercice arithmétique avec les bougies aurait duré tout au
plus une semaine, c’est-à-dire le temps nécessaire, plus ou moins
long, à apprendre à compter de 1 à 10. Mais dans l’église, ces
enfants, en grandissant, et en continuant à s’instruire — soit en
notions générales, soit dans les choses de la religion, conti­
nuèrent, des années durant, à éteindre les cierges qui se consu­
l ’ é d u c a t io n r e lig ie u s e 233
ment ; ils comprennent bien que leur geste ne constitue pas une
distraction d’enfants, mais une fonction religieuse qui doit être
respectueusement accomplie, parce qu’en un lieu sacré attenant
au culte du Seigneur.
Or, il est certain que l’enfant qui s’intéresse à tout, peut encore
être attentif à ce qui est symbolique et qui revêt une apparence
de majesté. En principe, ce sont les objets séparés et les actes
pour eux-mêmes qui attirent son attention. L ’autel, le livre, les
vases sacrés, les vêtements du prêtre, les différents gestes du culte,
le signe de Croix, la génuflexion, le baiser. Mais peu à peu, le
lien s’éclaire en lui, ainsi que la signification mystique de ce qui
se cache en ces divers éléments x.
Quand le prêtre eut commencé à expliquer les sacrements en se
servant des objets, et en reproduisant les scènes du culte, aidé par
les enfants, je pensais ne faire appel qu’aux plus grands. Mais les
plus petits voulurent se joindre à eux, et suivirent les mouvements
avec la plus profonde attention, même ceux de trois ans. Le prêtre
préparait, par exemple, les fonts baptismaux et les objets du rite :
il élisait entre les enfants le parrain et la marraine, faisait venir
un nouveau-né, et accomplissait un à un les rites pour l’administra­
tion de ce sacrement. Une autre fois, c’était un grand enfant qui
faisait le catéchumène et qui demandait le baptême ; et les autres
montraient un v if intérêt, en apprenant que le baptême, comme
dans les temps premiers de l’Église, se donne même aux adultes
quand ils se convertissent au christianisme, acquérant ainsi les
premières notions de l’histoire liturgique.
Quand les enfants furent capables de lire, on fabriqua, pour
leur permettre de s’instruire par eux-mêmes, les objets du culte
en miniature, mais avec une exactitude rigoureuse : les habits
sacerdotaux, l’autel, et jusqu’à certaines représentations histo­
riques, ou des scènes de l’Évangile ; puis on disposa de petits
billets, ou de simples phrases (comparables aux ordres des pre­
miers exercices de lectures). Cela permettait aux enfants une
répétition de l’exercice analogue aux procédés généraux de la
méthode. On eut même l’idée de grouper des objets, parallèlement
à ce qui est décrit pour les premières lectures où l’on groupe les
mots qui présentent les mêmes difficultés. Le groupe des objets
se rapportait ici à ce qui est nécessaire pour rendre un sacrement
valide. La séparation entre les divers groupes, perçue matérielle­
ment, et la séparation et recomposition de chacun de ces groupes,
répétées souvent, facilitaient la compréhension et le souvenir

I. Doctoresse Maria M ontessori, La Messe vécue pour les enfants3


Éd. Desclée De Brouwer.
234 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

exact de chaque détail, de même que la lecture et le placement


des petits cartons faisaient faire l’apprentissage des termes exacts.
L ’exercice consistait à sortir les objets d’un groupe et, en prenant
l’ensemble des petits cartons qui les accompagnaient, à déposer
sur chaque objet celui qui le désignait.
Depuis leur âge le plus tendre, ces enfants avaient vécu, si l’on
peut dire, dans l’Église ; et ils avaient acquis sans même s’en aper­
cevoir, une connaissance des choses de la religion, en même temps
qu’un respect peu ordinaire à cet âge.
L ’habitude prise à l’école de concentration dans le travail, de
silence, de calme dans un milieu où les rapports sociaux sont
constants entre enfants, libres de choisir leurs activités et habi­
tués à adapter spontanément leurs besoins à ceux des autres,
les prédispose à une autre acquisition morale d’une très grande
importance: à reconnaître, par ces habitudes de vie, le bien du
mal et, par conséquent, à examiner leur conscience et à chercher
à la purifier.
Une grande prudence est nécessaire de la part de la maîtresse
pour que les enfants, dans leur innocence et leur sensibilité, ne
restent pas blessés par leur propre repentir.
Religieux et libres dans leurs opérations intellectuelles et dans
le travail que notre méthode leur offre, ils se montrent des esprits
forts, exceptionnellement robustes, comme sont robustes corpo­
rellement des enfants propres et bien nourris. En grandissant
de cette façon, ils n’ont ni timidité ni peur. Ils montrent une plai­
sante désinvolture, du courage, une connaissance sereine des
choses, une foi avant tout en Dieu, auteur et conservateur de la
vie. Ils sont si capables de distinguer entre les choses naturelles
et surnaturelles que leur intuition nous a amenés à penser qu’il y
avait une période sensible religieuse : le premier âge semble lié
à Dieu comme le développement du corps dépend étroitement
des lois naturelles qui sont en train de le transformer. Je me
rappelle une petite fille de deux ans qui, devant une statuette de
l’Enfant Jésus, disait : « Ce n’est pas une poupée ! »

Les travaux champêtres dans Véducation religieuse. — Nous


avons pensé qu’il serait beau et digne de faire cultiver par les
enfants le grain et le vin destinés à devenir les Espèces Eucharis­
tiques, et à faire ainsi pénétrer dans les travaux et dans les joies
champêtres l’activité religieuse des tout-petits. Alors, une partie
de prairie où les enfants jouaient l’après-midi, fut destinée à la
culture de ce grain et de ce raisin. Deux rectangles furent déter­
minés par eux-mêmes, l’un à l’extrémité droite, l’autre à l’extrémité
gauche. On choisit ensuite une espèce de blé qui mûrit rapidement.
l ’ é d u c a t io n r e lig ie u se *35
Dans les sillons parallèles, les enfants en semèrent chacun un
peu, afin que tous aient contribué à la semence. Le geste des
semailles, le souci de ne pas faire tomber les grains en dehors des
sillons, le sérieux et la solennité avec lesquels la cérémonie cham­
pêtre se déroulait, firent aussitôt comprendre combien elle était
adaptée au but que nous nous étions proposé. Peu de temps après,
les vignes furent plantées ; ces vignes se présentaient comme des
racines sèches ; leur apparence semblait peu prometteuse pour la
merveille que les enfants devaient désormais en attendre : l’appa­
rition, un jour, de vraies grappes de raisin ! Ces ceps furent placés,
équidistants, chacun en un trou, en rangées parallèles. On planta
des fleurs tout autour, en hommage constant à ces plantes qui,
un jour, deviendraient les substances pour la Consécration Eucha­
ristique. Les enfants conservèrent l’autre partie de la prairie
pour y jouer : ils faisaient des constructions avec des briques,
creusaient des trous, préparaient de petites avenues pavées,
couraient, jouaient à la balle... A la joie de jouer, se mêlait celle,
plus profonde, d’assister de jour etf jour au miracle de la matu­
ration.
Des rangées parallèles de petites herbes vertes apparurent
bientôt dans le champ ; et ces herbes grandissaient, excitant tou­
jours davantage l’intérêt des enfants. Enfin, les ceps secs eux-
mêmes commencèrent à s’orner de petites feuilles pâles. Et l’on
se groupait pour les observer. Quelques enfants furent désignés
pour désinfecter les plans de vigne contre le phyloxéra ; et
quand les grappes firent leur merveilleuse apparition, nous les
revêtîmes d’un petit sachet de gaze blanche pour les défendre
des insectes.
On décida d’instituer deux fêtes champêtres à l’occasion de
l’ouverture et de la fermeture de l’année scolaire ; l’une, corres­
pondant à la moisson ; l’autre, aux vendanges. Ces fêtes furent
égayées par une musique rustique due à des instruments primitifs
et des chants populaires. On jouait et l’on chantait de ces harmo­
nies qui nous viennent des temps anciens et qui sont devenus les
chants sacrés.
Les alignements jaunes étaient richement ployés, et nous nous
demandions si la moisson pourrait être faite par les enfants eux-
mêmes. Ils brûlaient d’intérêt. Nous décidâmes de nous fier à leur
prudence. Comme à table nous leur avions mis entre les mains de
petits couteaux, nous fiant à leur éducation des mouvements et
de la volonté, ainsi leur avons-nous donné la faux. C ’étaient de
petites faux que nous avions fait fabriquer pour eux, au manche
blanc et brillant. Prudemment, et avec un plaisir évident, ils
fauchèrent tout le blé. Puis, la joie de faire les gerbes éclata,
236 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

de les lier avec des rubans de couleur, et de les ranger en


ordre avant de leur dire adieu et d’attendre le retour de la farine.
Ces notes sur notre expérience d’éducation religieuse ne repré­
sentent qu’une tentative ; mais elles indiquent la possibilité
pratique d’introduire la religion dans la vie du petit enfant
comme une source de joie et de grandeur.
L A D ISCIPLIN E
A L A « M AISON DES E N F A N T S »

L ’expérience s’est accumulée depuis la première édition du


livre italien jusqu’à aujourd’hui ; elle a confirmé ceci en le répé­
tant : dans nos classes, où nous comptons jusqu’à quarante — et
même cinquante — petits enfants, on obtient une discipline plus
parfaite que dans les écoles ordinaires. Le visiteur en est frappé.
Il admire quarante enfants de trois à six ans, attentifs chacun à son
travail : l’un fait des exercices sensoriels ; l’autre de l’arithmé­
tique ; un troisième touche les lettres ; celui-ci dessine, celui-là
travaille avec un cadre, ou enlève la poussière ; quelques-uns sont
assis à une table, d’autres par terre, sur un petit tapis. On entend
un bruit discret d’objets déplacés légèrement, d’enfants qui
marchent sur la pointe des pieds. De temps en temps, un cri de
joie mal réprimé, un appel aigu : « Mademoiselle ! Mademoiselle ! »
Une exclamation : « Regarde ! Regarde ce que j’ai fait ! »
Mais, le plus souvent, le recueillement.
La maîtresse se meut lentement et, silencieusement, s’approche
de celui qui l’appelle, est aux aguets pour accourir vers celui qui
a besoin d’elle, afin qu’il sente immédiatement sa présence, et que
celui qui n’en a pas besoin ne s’aperçoive pas de son existence.
L ’intérêt est si vif pour le travail que les enfants ne se disputent
pas les objets. Si quelqu’un accomplit un exploit extraordinaire,
il s’en trouve un autre pour l’admirer et se réjouir de la nouveauté ;
aucun cœur ne souffre du bien d’autrui, mais le triomphe de l’un,
source d’émerveillement et de joie pour les autres, crée souvent
des imitateurs. Tous ont l’air heureux et satisfaits de faire « ce
qu’ils peuvent », sans que ce que font les autres suscite l’envie
ou l’émulation pénible. Le petit de trois ans travaille pacifique­
ment à côté du garçon de six ; le petit est tranquille et n’envie pas
la stature du plus âgé. Tous grandissent dans la paix.
Si la maîtresse a quelque chose à demander à l’ensemble, par
exemple, ranger le travail qui les intéresse tant, il lui suffit de
dire un mot à voix basse, de faire un signe, et tous sont suspendus,
la regardant avec intérêt, « anxieux de savoir lui obéir ». Beaucoup
de visiteurs ont vu la maîtresse écrire des ordres au tableau, et
les enfants obéissant avec joie.
238 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

Pas seulement à la maîtresse ; souvent, les visiteurs qui vou­


draient entendre comment chante un enfant en train de peindre
le lui demandent, et l’enfant lâche aussitôt le pinceau pour lui
plaire ; mais dès qu’il a accompli son geste de courtoisie, il retourne
au travail interrompu. Les plus petits, par contre, terminent le
plus souvent le travail commencé avant d’obéir.
Un des exemples les plus étonnants de discipline se produisit
pendant les examens des maîtres qui avaient suivi mon cours.
C ’était pendant les épreuves pratiques y des groupes d’enfants
restaient à la disposition des postulants qui, selon le sujet tiré
au sort, faisaient exécuter des exercices à différents enfants. Les
petits qui attendaient pouvaient s’occuper comme ils l’enten­
daient ; or ils travaillaient continuellement, et ne s’interrompaient
que strictement pour la durée de l’examen. De temps en temps,
l’un d’eux venait nous offrir une aquarelle exécutée pendant
l’attente.
On aurait pu penser que ces enfants étaient dominés à l’excès ;
mais leur manque de timidité, leurs yeux brillants, leur aspect
joyeux et désinvolte, la promptitude avec laquelle ils invitaient
les étrangers à observer leur travail faisaient bien sentir que nous
nous trouvions devant de véritables petits « maîtres de maison » ;
et l’exubérance avec laquelle ils attiraient la maîtresse par les
épaules ou par la tête pour l’embrasser révélait bien un cœur qui
se dilate librement.
Quand on les voit mettre le couvert, on passe évidemment
d’appréhension en appréhension, d’étonnement en étonnement.
De petits maîtres d’hôtel de quatre ans prennent des couteaux
et les distribuent, transportent des plateaux contenant jusqu’à
cinq verres et, enfin, tournent de table en table portant la grosse
marmite de soupe chaude. Personne ne se coupe, personne ne
casse ni ne renverse. Pendant le repas, ils veillent avec assiduité ;
personne ne finit sa soupe sans qu’on vienne aussitôt lui en offrir
à nouveau. Jamais un enfant n’est obligé de réclamer d’un plat
ni d’avertir qu’il a fini.
Quel contraste avec les enfants de quatre ans qui crient,
cassent, ont besoin d’être servis. Cette énergie latente surgit
de la profondeur de l’âme.
Cette discipline ne pourrait jamais s’obtenir par des ordres,
par des sermons. Les reproches et les discours ne peuvent donner
qu’ une illusion d’obéissance, mais bien vite, aussitôt qu'apparaît
la véritable discipline, « le jour remplace la nuit ».
Les premières lueurs de la discipline naissent avec le « travail ».
Quand un enfant prend intérêt à un travail, l’expression de son
visage, son attention, la constance de son exercice le prouvent. Cet
LA DISCIPLINE 239
enfant est sur le chemin de la discipline. Peu importe que ce
travail soit un exercice sensoriel, un laçage, ou une vaisselle
d’assiettes.
Nous pouvons agir sur l’établissement de ce phénomène par
des « leçons de silence » répétées ; l’immobilité parfaite, l’attention
nécessaire à percevoir l’appel à voix basse de son propre nom, la
coordination des mouvements qui évitent de heurter lés objets,
la démarche légère des pieds sur le plancher sont une préparation
efficace pour ordonner la personnalité, tant motrice que psychique.
Le phénomène de concentration étant établi, nous devons le
surveiller très exactement, en graduant les exercices. « Notre effort
doit tendre à appliquer rigoureusement la méthode. »
Ce n’est pas avec les mots que l’on obtient la discipline : l’homme
ne se discipline pas en en entendant parler un autre : la prépara­
tion demande Inapplication intégrale d'une méthode d'éducation.
La discipline s’atteint donc par une voie indirecte, grâce au
développement du travail spontané. Chacun doit trouver la possi­
bilité de « se recueillir » ; l’activité calme et silencieuse, dont le
but n’est pas extérieur, maintient allumée cette flamme intérieure
qui éclaire notre vie.
Le travail ne peut pas être offert arbitrairement ; c’est là que
réside précisément « la méthode ». L ’enfant doit y aspirer occulte-
ment de toutes les forces latentes de la vie ; c’est ainsi qu’il ordonne
sa personnalité et lui ouvre des voies infinies ; s’il s’agit, par
exemple, de discipliner le petit enfant, sachons d’abord que son
indiscipline est fondamentalement musculaire ; il bouge conti­
nuellement et sans discernement: il se jette à terre, fait des gestes
étranges, crie, etc. Au fond de tout ce désordre réside la recherche
latente d'une coordination de mouvements qui s’établira plus tard;
l’enfant, c’est l’homme qui n’est pas encore agile ni pour le mou­
vement, ni pour le langage ; il devra le devenir ; mais il est aban­
donné à sa propre expérience ; ses efforts tendent vers un juste but,
mais ses erreurs sont cause d’une perte d’énergie dont il n’a pas
conscience.
Dire à l’enfant : « Tiens-toi tranquille comme moi », ce n’est
pas l’éclairer : un ordre ne peut ordonner le système psycho-
musculaire d’un individu en voie d’évolution. Nous confondons
son cas avec celui de ceux qui aiment le désordre. Dans ce cas,
il est quelquefois possible d’obtenir l’obéissance par un avertisse­
ment énergique qui oriente la volonté vers l’ordre. Mais ici, chez
le petit enfant, il s’agit d'aider l'évolution naturelle de la motricité
volontaire. Alors, il faut enseigner à coordonner tous les mouve­
ments en les analysant et en les développant à tour de rôle ; il faut
enseigner les differents degrés de l’immobilité conduisant au
240 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

silence : les mouvements pour se lever et s’asseoir, pour marcher


naturellement, pour marcher sur la pointe des pieds, pour marcher
sur une ligne dessinée par terre, en conservant son équilibre dans
la position verticale ; à déplacer des objets, à s’habiller et à se
déshabiller, grâce aux mouvements analysés dans les exercices
avec les métiers de laçage, etc... ; alors le perfectionnement suc­
cessif des mouvements et l’immobilité doivent survenir au simple
commandement : lève-toi, reste dans ta position, etc.
Il est tout naturel que de tels exercices corrigent Yindiscipline
musculaire propre à son âge, En effet, l’enfant obéit à la nature en
bougeant ; mais ses mouvements, qui tendent vers un but, n’ont
plus l’aspect du désordre;ils ont celui du travail. Voilà la discipline
qui représente un but en rapport avec une multitude de con­
quêtes, L ’enfant ainsi discipliné n’est pas l’enfant de jadis qui
sait être sage : c’est un individu qui s’est perfectionné, qui a dépassé
les limites habituelles de son âge, qui a fait un bond en avant, qui
a conquis son avenir dans le présent : il s'est grandi. Il n’aura pas
besoin qu’on lui répète en vain, confondant des idées opposées :
« Reste tranquille, sois sage ». Cette sagesse qu’il a conquise ne
peut plus le laisser inerte : sa sagesse est maintenant faite de
mouvement.
Les « enfants sages » sont ceux qui « remuent pour le bien ».
Ils se construisent avec les mouvements utiles et ordonnés.
Ce comportement extérieur est un moyen pour nous d’atteindre
le développement intérieur ; il nous apparaît comme son explica­
tion. Le travail perfectionne intérieurement l’enfant, et l’enfant
qui s’est perfectionné travaille mieux ; ce meilleur travail le pas­
sionne ; il continue ainsi à se développer intérieurement.
La discipline n’est donc pas un but, mais un chemin sur lequel
l’enfant conquiert la conception de la sagesse avec une précision
qu’on pourrait qualifier de scientifique.
Plus que quiconque, il savoure les joies de l'ordre intérieur,
atteint grâce à des conquêtes successives.
Il n’aura pas seulement appris à se mouvoir, à accomplir les
gestes utiles, mais encore il aura acquis une grâce des mouve­
ments ; l’harmonie de ses gestes, l’expression de ses yeux révèlent
la vie intérieure née en lui.
Que les mouvements coordonnés, en se développant spontané­
ment, représentent un moindre effort que les mouvements désor­
donnés accomplis par l’enfant abandonné à lui-même, c’est facile
à comprendre. Les muscles, dont la fonction est le mouvement,
trouvent le repos dans le mouvement ordonné, aussi bien que le
rythme normal de la respiration au plein air constitue un repos
pour les poumons. Soustraire les muscles au mouvement, c’est
LA DISCIPLINE 241
aller à Yencontre de leur propre impulsion ; c’est donc les
fatiguer que de les faire fonctionner dans le néant de la dégéné­
rescence.
Il faut comprendre que le repos de ce qui est fait pour se mouvoir
réside dans une forme de mouvement déterminé* correspondant
aux fins de la nature. Se mouvoir dans l’ordre* dans l’obéissance
aux ordres occultes de la vie* voilà le repos. Et puisque l’homme
est intelligent* les mouvements sont d’autant plus reposants qu’ils
sont plus intelligents. Un enfant qui saute de façon désordonnée
fait un effort d’où résulte une combustion des forces nerveuses et
une fatigue du cœur. Le mouvement intelligent qui lui apporte* au
contraire, la satisfaction intime d’avoir surmonté une difficulté
multiplie ses forces.
On pourrait analyser physiologiquement cette « multiplication
des forces » : le développement des organes par leur usage rationnel
engendre une meilleure circulation et détermine un échange
réactif des tissus ; ce sont des facteurs favorables au développement
du corps ; ils garantissent la santé physique.
L ’esprit aide le corps dans sa croissance. On pourrait en dire
autant du développement intellectuel de l’enfant : la mentalité
enfantine* caractérisée par le désordre est* elle aussi* « à la recherche
de ses fins » 1 mais il lui faut faire ses expériences dans l’abandon
et* trop souvent* dans la persécution.
J’observai un jour* dans notre jardin du Pincio, à Rome* un
enfant d’environ un an et demi qui s’amusait à remplir un petit
seau avec des cailloux. A côté de lui, une nurse très distinguée*
évidemment pleine de bonne volonté, avait pour lui les soins
les plus affectueux. C ’était l’heure de s’en aller* et elle l’exhortait
patiemment à abandonner son travail et à remonter dans sa petite
voiture. Comme ses exhortations échouaient devant la volonté
de l’enfant, la nurse emplit elle-même le seau de cailloux* puis
le déposa avec l’enfant dans la petite voiture* convaincue qu’elle
l’avait ainsi satisfait. Les hurlements* l’expression de protestation
contre la violence et l’injustice que reflétait le petit visage me
frappèrent. Quelle accumulation d’offenses emplissait ce cœur !
Le petit ne voulait pas que le seau fût plein de cailloux : il voulait
faire Vexercice nécessaire à le remplir ; c’est cela qui répondait à la
nécessité de son organisme orgueilleux. C ’était sa formation inté­
rieure, qui était son but* et non le fait extérieur d’avoir un seau
rempli de cailloux ! L ’attachement si vif au monde extérieur
était une apparence : le besoin vital, une réalité. En effet* s’il
avait rempli le seau, il l’aurait sans doute vidé encore pour le
remplir à nouveau jusqu’à satisfaction complète. C ’est bien pour
cela que je l’avais vu, peu de temps avant* le visage rosé, tout
242 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

souriant : la joie intérieure, l’exercice et le soleil collaboraient


tous trois à cette splendide vitalité.
Cet épisode tout simple est un exemple de ce qui arrive à tous
les enfants du monde, les mieux aimés. Ils ne sont pas compris
parce que l’adulte les juge à sa propre échelle : nous pensons que
l’enfant est préoccupé de buts extérieurs, et nous l’aidons amou­
reusement à les atteindre, alors que son but inconscient est de se
développer lui-même. C ’est pour cela qu’il méprise tout ce qui est
atteint, et qu’il aime tout ce qui est à atteindre. Ainsi, il préfère
l’action de s’habiller à l’état de se voir habiller, fût-ce magnifi­
quement ; il aime l’action de se laver plus que le bien-être de se
sentir propre; il aime se bâtir une maison,plus que de la posséder.
Il ne doit pas jouir de la vie, mais se la construire.
Le petit enfant de Pincio en est un symbole : il voulait coor­
donner ses mouvements ; exercer sa force musculaire en soulevant
des objets ; exercer son œil à l’évaluation des distances ; exercer
son intelligence dans le raisonnement relatif à l’action de remplir
son seau ; renforcer sa propre volonté dans la décision de ses
actes ; et voilà que celle qui l’aimait, croyant que son but était
de posséder des cailloux, le rendait malheureux !
Nous répétons fréquemment une erreur du même ordre en
imaginant que le but de l’écolier est la possession intellectuelle.
Alors, nous l’aidons à posséder intellectuellement quelques con­
naissances, et nous empêchons son développement : nous le rendons
malheureux. On croit généralement dans les écoles que la satis­
faction est atteinte quand on a appris quelque chose.
Mais en laissant nos enfants en liberté nous avons très clai­
rement pu les suivre sur la voie de la formation intellectuelle
spontanée.
Avoir appris, ce n’est pour l’enfant qu’un point de départ ; c’est
seulement alors qu’il commence à jouir de la répétition de l’exer­
cice ; et il répète ce qu’il a appris un nombre infini de fois avec une
satisfaction évidente. On ne peut alors que regretter ce qui se fait
aujourd’hui dans beaucoup d’écoles, quand le maître dit à un
écolier : « Non, pas toi, parce que toiy tu sais » ; pour interroger
celui qu’il suppose ne pas savoir.
Celui qui ne sait pas doit répondre, et celui qui sait doit se taire.
Voilà qui empêche inutilement chacun d’avancer. Que de fois
il nous arrive de répéter ce que nous savons le mieux, ce qui nous
passionne le plus, ce qui correspond à notre vie!
C ’est bien pour cela que nous aimons chantonner des airs
connus. Nous aimons répéter le récit de ce qui nous passionne,
même si nous avons parfaitement conscience de ne rien dire de
nouveau, d’avoir souvent répété ce récit.
LA DISCIPLINE 243
Pour répéter, il faut d’abord savoir, mais c’est dans la répéti­
tion et non dans le fait d’apprendre, que consiste Yexercice qui
développe la vie.
Quand l’enfant a atteint cet état, quand il répète un exercice,
il est sur le chemin du développement de sa vie, et il se manifeste
extérieurement comme un être discipliné.
Il n’arrive pas toujours à ce phénomène. D ’ailleurs on ne répète
pas les mêmes exercices à tous les âges. La répétition doit en effet
répondre à un besoin. C ’est ici que réside la méthode expéri­
mentale : il faut offrir les exercices qui correspondent aux nécessités
de développement de Vorganisme ; et si l’âge atteint a fait qu’une
nécessité déterminée est dépassée, on ne pourra plus obtenir
dans sa plénitude un développement qui a manqué en son temps.
C ’est en raison de ce manque que les enfants croissent souvent
imparfaits.
On peut aussi observer que les enfants qui font par eux-mêmes
leurs premiers essais, sont très lents à les exécuter. C ’est que leur
vie est régie par des lois différentes des nôtres.
Ainsi, les petits enfants accomplissent avec lenteur et constance
des actes compliqués pour eux, tels que s’habiller, se déshabiller,
se laver, manger, etc. Mais ils sont en tout cela très patients,
menant jusqu’au bout ces actes laborieux, surmontant toutes
les difficultés d’un organisme encore en voie de formation. Alors,
nous qui les voyons « peiner » et « perdre leur temps » pour accom­
plir un acte que nous accomplissons nous-même sans fatigue, en
un instant, nous nous substituons à Venfant en l’accomplissant
nous-même.
Toujours imbus de ce préjugé que le but à atteindre est exté­
rieur, nous habillons et nous lavons l’enfant, nous lui arrachons
des mains les objets qu’il aime tant manier ; nous lui donnons
à manger. Et après cela, nous le jugeons incapable. Nous le trou­
vons en outre impatient, quand c’est nous qui n’avons pas la
patience d’attendre que ses gestes obéissent aux lois du temps,
différentes des nôtres ; et tyrannique précisément parce que nous
employons la tyrannie.
Lui, comme tout fort qui défend ses droits à la viey se révolte
contre celui qui offense cette force intérieure à laquelle il doit
obéir ; alors il manifeste, par des gestes violents, par des cris
et par des pleurs, qu’il a été écarté de sa mission. Il se révèle
comme un rebelle, un révolutionnaire, un destructeur à celui qui,
ne le comprenant pas, le fait régresser en croyant l’aider.
Qu’adviendrait-il de nous, si nous tombions au milieu d’une
population de gens très rapides dans leurs mouvements, dans le
genre de ceux qui étonnent et font rire, au théâtre, par leurs
244 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

transformations immédiates? Continuant à nous mouvoir selon


nos habitudes, nous nous verrions assaillis par ces gens qui se
mettraient à nous habiller, en nous ballottant, à nous nourrir
sans nous donner le temps d’avaler, à nous arracher des mains
le travail pour l’accomplir plus vite eux-mêmes, à nous réduire
à une inertie indiciblement humiliante. Ne sachant pas nous
exprimer, nous nous défendrions à coups de poing et avec de
grands cris contre ces forcenés ; eux, pleins de bonne volonté,
dépités, nous traiteraient de méchants, de rebelles, de bons à rien !
Nous aurions beau dire à ces gens : « Venez dans notre pays ;
et voyez une splendide civilisation faite par nous ; voyez nos
œuvres » ; ils n’en croiraient pas leurs yeux.
C ’est un peu ce qui se passe entre les enfants et nous !
L ’enfant, qui s’exerce à percevoir des stimulants avec chacun
de ses sens isolément, concentre son attention et développe
chacune de ses activités psychiques, comme il ordonnait ses
activités musculaires grâce aux mouvements préparés isolément.
Il ne se limite pas à une gymnastique psycho-sensorielle ; il prépare
l’activité spontanée d’association d’idées, l’ordre dans ses raison­
nements qui se développent sur des connaissances positives,
l’équilibre harmonieux de son intelligence. Les explosions psy­
chiques créent tant de joie à l’enfant quand il fait des découvertes
qui ont leur racine dans cette gymnastique. Tandis qu’il médite
et qu’il admire les nouveautés qui se révèlent à lui, les produits
de la connaissance — écriture et lecture — explosent, comme
mûries spontanément : phénomènes de développement intérieur.
Il m’est arrivé de voir un enfant de deux ans, fils d’un de mes
collègues médecins, s’échappant des bras de sa mère qui me
l’avait amené, s’élancer sur les objets qui encombraient mon
secrétaire : le bloc de papier rectangulaire, le couvercle rond de
l’encrier. Je voyais avec émotion le petit enfant qui cherchait
de son mieux à faire des exercices que les nôtres répètent inlassa­
blement avec les emboîtements plans. Le père et la mère essayaient
de l’en empêcher, le grondaient, et m’expliquaient qu’ils n’arri­
vaient pas à empêcher l’enfant de toucher aux papiers et aux objets
de son père : « Le petit est irrespectueux ; il est méchant ». Tous
les enfants du monde sont grondés parce qu’ils « touchent à tout ».
Eh bien, c’est en guidant cet instinct naturel de toucher à tout
et de reconnaître l’harmonie des figures géométriques, que nos
petits hommes de quatre ans et demi ont fait surgir avec tant de
joie et tant d’émotion l’écriture spontanée.
L ’enfant qui s’élance sur le bloc de papier, sur les encriers, en
luttant pour atteindre son but, toujours combattu, toujours vaincu
par les adultes plus forts que lui, toujours agité et pleurant sur
LA DISCIPLINE 245
les désillusions de ses espoirs déçus, comprime ses énergies ner­
veuses ; c’est une illusion que de croire que cet enfant se repose ;
c’est un malentendu que de considérer comme méchant ce petit
homme qui désire ardemment poser les bases de son édifice
intellectuel. Bien au contraire, ce sont nos enfants, laissés libres
de déplacer les pièces géométriques dans les emboîtements plans
offerts à leurs instincts supérieurs de formation, qui se réposent ;
et, dans une parfaite paix psychique, ils ignorent que leur œil et
leur main s’initient aux mystères d’un nouveau langage.
Ces exercices calment nos enfants ; leur système nerveux
s’apaise ; nous disons alors qu’ils sont sages : la discipline exté­
rieure après laquelle on soupire dans les écoles ordinaires est
déjà largement dépassée.
Mais comme un homme calme et un homme discipliné, ce
n’est pas la même chose, le calme extérieur de ces enfants est un
phénomène trop physique qui nous cache la véritable discipline
se développant en eux.
Nous croyons souvent — et c’est encore un préjugé — que pour
obtenir un acte volontaire de l’enfant il suffit de le lui ordonner.
Nous prétendons faire surgir ce phénomène que nous appelons
« obéissance ». Nous trouvons spécialement désobéissants les
petits enfants. Leur résistance est telle, à trois ou quatre ans,
qu’elle nous désespère. Nous nous efforçons de vanter aux enfants
la « vertu de l’obéissance » qui, selon nous, devrait être la « vertu
enfantine » par excellence, précisément parce que nous ne la
trouvons chez eux que très difficilement.
C ’est une illusion très commune que d’espérer de l’enfant,
soit par la prière soit par ordre, ce qui est impossible à obtenir de
lui. Ainsi, nous lui demandons l’obéissance, et il nous demande
la lune.
U obéissance ne peut s’atteindre que grâce à une formation de la
personne psychique ; il faut, pour obéir, non seulement vouloir
obéir, mais aussi savoir obéir. Commander quelque chose, c’est
prétendre à une activité correspondante, factice ou inhibitrice ;
l’obéissance comprend par conséquent une formation de la
volonté et une formation intellectuelle. Préparer cette formation
par des exercices, c’est, bien qu’indirectement, pousser Venfant
vers Vobéissance.
Chaque exercice, dans nos classes, contient un exercice de la
volonté ; quand l’enfant accomplit des mouvements coordonnés
dans un but, et qu’il répète patiemment un exercice, il exerce
sa volonté.
Parallèlement, il éduque ses pouvoirs d’inhibition dans toute
une série d’exercices : par exemple, dans la leçon de silence ; l’en-
246 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

faùt, dans l’attente de son appel, doit contrôler rigoureusement ses


gestes ; quand il voudrait crier, courir vers celle qui l’appelle, il
se taity se meut légèrement, évitant les obstacles pour ne faire
aucun bruit. C ’est encore un exercice d’inhibition pour l’enfant
qui a tiré un numéro, mais qui né doit prendre, dans la quantité
d’objets apparemment à sa disposition, qu’un petit nombre
d’entre eux correspondant au numéro qu’il a tiré ; l’expérience
l’a démontré, il voudrait bien en prendre le plus possible ; mais
quand le zéro lui est dévolu, il reste, patient, les mains vides.
Dans la leçon du zéro où l’enfant, appelé à venir zéro fois, à donner
zéro baiser, reste immobile, il domine l’instinct qui le conduirait
précisément à obéir à l’appel. Celui qui porte la marmite de soupe
doit s’isoler de tout ce qui le distrairait, résister à la tentation de
sauter, et rester devant la grande responsabilité de ne pas laisser
tomber ni déborder la marmite.
Une fillette de quatre ans et demi faisait deux ou trois petits
sauts chaque fois qu’elle posait la marmite devant les convives ;
puis, elle attendait pour répéter ses petits sauts de l’avoir mise
à nouveau devant les convives suivants ; jamais elle ne laissait
son travail en panne ; elle passait ainsi avec la soupière entre
vingt petites tables, et jamais elle n’oubliait de contrôler ses gestes.
La volonté, comme toute activité, se renforce par des exercices
méthodiques ; chez nous, la volonté est éduquée par tous les
exercices intellectuels et, chez le petit enfant, de vie pratique. Il
semble n’apprendre que l’exactitude et la grâce des mouvements
mais, plus en profondeur, c’est la maîtrise de soi qu’il prépare : c’est
l’homme fort, prompt à vouloir.
On dit souvent que l’enfant doit plier sa volonté ; on dit aussi
que c’est l’obéissance qui éduque la volonté de l’enfant, et qu’il
doit se soumettre et obéir. C ’est tout à fait irrationnel parce que
l’enfant ne peut plier ce qu’il n’a pas. Nous l’empêchons de
former sa volontéy commettant ainsi l’abus le plus coupable.
La timidité est une espèce de maladie de la volonté qui n’a pas
pu se développer ; ce n’est pas une caractéristique enfantine.
Nos enfants ne sont pas timides : une de leurs qualités les plus
attirantes est l’aisance avec laquelle ils se comportent vis-à-vis
des grandes personnes, la facilité avec laquelle ils travaillent en
leur présence, leur montrant tout naturellement leurs travaux.
Outre l’exercice de la volonté, il faut d’abord, pour obéir,
savoir en quoi consiste l’acte à accomplir.
L ’obéissance naît d’un instinct latent chez l’enfant dès que sa
personnalité a commencé à s'ordonner. S’il commence à s’essayer
en un exercice déterminé une fois, et qu’il le réussit parfaitement,
il s’en étonne, regarde, veut recommencer, mais ne réussit plus
LA DISCIPLINE 247

cet exercice pendant un certain temps. Puis, il le réussit à nou­


veau presque chaque fois ; mais si on le lui demande, il n’y arrive
pas toujours ; c’est que le commandement extérieur ne provoque
pas encore l’acte volontaire. Mais quand il réussit l’exercice
chaque fois sûrement, c’est que le commandement extérieur
provoque des gestes ordonnés qui vont droit au but ; c’est que
l’enfant est maintenant en état d'exécuter à coup sûr Vordre reçu.
L ’expérience ordinaire que nous avons tous vu se répéter
dans les écoles et dans la vie nous indique que nous sommes en
présence des lois de formation psychique. Il arrive souvent qu’un
enfant dise : « J’ai fait cela, mais je ne sais plus le faire ! » Et qu’un
maître déclare : « Pourtant, il le faisait bien, et maintenant il ne
sait plus le faire. » La période de développement est accomplie
quand un enfant est — en permanence — capable de reproduire
un exercice appris.
Il existe donc trois périodes dans le développement de la volonté :
une, subconsciente, pendant laquelle l’ordre se fait dans l’intelli­
gence de l’enfant, grâce à une mystérieuse impulsion intérieure ;
conséquence : un acte extérieur parfait, mais impossible à repro­
duire volontairement, puisque se trouvant en dehors de la con­
science. Une seconde période, consciente, pendant laquelle la
volonté est présente dans le processus de développement et de
fixation des actes ; enfin, une troisième période pendant laquelle
la volonté dirige et provoque les actes en répondant au commande­
ment extérieur.
L ’obéissance suit un processus parallèle. Dans la première
période — désordre intérieur — l’enfant n'obéit pas, comme s’il
était psychiquement sourd. Dans la seconde, il voudrait obéir ;
il a l’attitude de quelqu’un qui comprend l’ordre reçu et qui
voudrait y répondre ; mais il ne peut pas ou, du moins, il n’y
arrive pas toujours ; il n’est pas prêt. A la troisième période
correspond l’enthousiasme, et ce perfectionnement dans les
exercices provoque chez l’enfant la joie de savoir obéir.
C ’est à ce moment-là qu’il accourt avec joie, abandonnant aux
plus imperceptibles commandements une occupation qui l’inté­
ressait.
C ’est de cet ordre, ainsi établi dans la conscience, où il y avait
primitivement le chaos, que surgissent les phénomènes de disci­
pline et de développement intellectuel. En cès âmes ordonnées où
se sépare « la lumière des ténèbres » se réalisent brusquement les
conquêtes intellectuelles. On y sent affleurer la gentillesse, l’amour,
le désir du bien qui promettent les « fruits de la vie spirituelle »
dont parle saint Paul : « Les fruits de l’esprit sont la charité, la
joie, la patience, la bénignité, la bonté, la mansuétude, la modestie ».
248 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

Ces enfants deviennent vertueux parce qu’ils exercent leur


patience en répétant les exercices : ils ont de la mansuétude en
cédant au désir des autres ; de la bonté en jouissant du bien d’au­
trui sans ressentir ni envie, ni émulation ; ils vivent en faisant le
bien dans la joie, dans la paix ; et ils sont étonnamment laborieux.
Ce sont les premières indications d’une expérience qui illustre
une forme de discipline indirecte ; le maître critique et prêcheur
est substitué par une organisation rationnelle du travail et par la
liberté chez l’enfant. Cela comporte une conception de la vie
généralement plus connue sur le plan de la vie intérieure.
On trouve donc, infuses dans la personnalité de l’enfant, des
vertus instinctives développées par de patients exercices ; ce sont
des vertus civiques, nées dans la libre vie en commun, et des
vertus religieuses. Ces dernières représentent les vertus précé­
dentes éclairées et haussées sur le plan conscient de la morale,
en relation avec Dieu et dans l’expectative des fruits surnaturels.
C O N C L U S IO N S E T IM PRESSIONS

Quand on a bien saisi l’idée d’ensemble de cette éducation,


on comprend combien son application matérielle est simple.
La figure de la maîtresse qui maintient péniblement la disci­
pline dans la dignité, et qui s’époumonne en raisonnements
a disparu ici.
Le « matériel de développement » s’est substitué à l’enseigne­
ment verbal ; il contient le contrôle de l’erreur, et permet à chaque
enfant de s’instruire grâce à sa propre énergie. La maîtresse
devient ainsi une « directrice du travail spontanée » : elle est un
personnage « patient » et « silencieux ».
Les enfants sont occupés chacun à un exercice différent ; et
cette « directrice » peut les surveiller, en faisant des observations
psychologiques ; recueillies avec méthode, ces observations
pourront, grâce à des critères scientifiques, servir à reconstituer
la psychologie enfantine et à préparer la pédagogie expérimentale.
Je crois avoir établi les conditions de travail nécessaires au déve­
loppement d’une pédagogie scientifique : et maintenant, chaque
école, chaque classe où l’on adoptera cette attitude constituera un
laboratoire de pédagogie expérimentale.
Nous sommes en droit d’en attendre la solution à tous les pro­
blèmes pédagogiques dont on parle : la solution du problème
de la liberté des écoliers, de l’auto-éducation et de l’harmonie
entre la famille et l’école est acquise.
Le problème de l’éducation religieuse, dont nous ne sentons
pas encore suffisamment l’importance devra, lui aussi, être résolu
de façon à donner à la religion une place prédominante.
En niant a priori le sentiment religieux chez l’homme, et en
privant l’humanité de l’éducation de ce sentiment, nous pourrions
aller vers la même erreur pédagogique que celle qui faisait a priori
nier l’amour de la connaissance chez l’enfant et qui nous poussait
à le dominer pour le rendre apparemment discipliné. En affirmant
que seul l’adulte s’adapte à l’éducation religieuse, nous commet­
trions une erreur comparable à celle qui nous fait négliger l’édu­
cation des sens à l’âge auquel ils sont éducables ; c’est de cette
négligence que résulte la faillite de la vie pratique ; le déséquilibre
qui s’ensuit est la source d’une déperdition de forces individuelles.
250 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

Sans vouloir établir de comparaison entre l’éducation des sens


— guide de la vie pratique — et l’éducation religieuse — guide
de la vie morale — je remarque combien souvent on observe de
faillites morales chez les non-religieux, combien de forces indi­
viduelles se dispersent misérablement. Que d’hommes ont fait
cette expérience ! Et alors que certains ont la révélation tardive
de leur propre conscience religieuse à l’âge adulte, ou sous le choc
d’expériences douloureuses, l’esprit est malhabile à rétablir un
équilibre placé trop longtemps sur un plan privé de spiritualité.
Alors, nous voyons des spectacles également pitoyables de
conversions à un fanatisme de religiosité formaliste et de luttes
intimes dramatiques entre le sentiment qui cherche son havre dans
la tempête, et l’esprit qui répudie inexorablement la conscience
entre les flots ballottants de la haute mer sans paix.
Nous sommes encore pleins de préjugés et d’idées préconçues :
de véritables esclaves de la pensée. Nous croyons que la liberté de
conscience et de pensée consiste en la négation de quelques prin­
cipes, dont les principes religieux ; alors que la liberté n’existe
jamais là où se livre un combat pour étouffer quelque chose ; la
liberté est là où est permise l’expansion illimitée de la vie. Celui
qui, véritablement, ne croit pas, ne peut craindre ce qu’il ne croit
pas, ni combattre ce qui, pour lui, n’existe pas.
D ’un point de vue pratique, notre méthode a l’avantage de
garder ensemble des enfants dont les degrés de préparation sont
très différents : dans notre première Maison des Enfants, des tout
petits de deux ans et demi — encore inadaptés aux plus simples
exercices sensoriels — étaient mêlés à des enfants de plus de
cinq ans qui, par leur culture, auraient pu passer rapidement en
troisième élémentaire. Chacun se perfectionnait par lui-même
et avançait selon ses propres possibilités. Cette simplification
pourrait faciliter l’instruction dans des écoles rurales, et dans
de petites villes où l’on n’a pas la possibilité de créer de nombreuses
classes. Notre expérience a prouvé qu’une seule maîtresse peut
suivre des enfants se trouvant à des niveaux aussi différents que
ceux des trois années de la garderie d’enfants à la troisième
élémentaire.
Et elle ne sera pas plus fatiguée de rester tout le jour avec des
enfants d’âges divers, qu’une mère avec les siens.
Les enfants travaillent seuls, conquérant la discipline active
en même temps que l’indépendance dans la vie pratique en déve­
loppant progressivement leur intelligence.
On a cru que l’éducation naturelle des petits enfants ne devait
être que physique ; mais l’esprit a, lui aussi, ses besoins, et la
vie spirituelle domine l’existence humaine à tous les âges.
CONCLUSIONS 251
Les moyens par lesquels nos méthodes aident le développement
psychique des enfants ont été établis à la suite d’observations et
d’expériences.
« Nos » enfants sont, on le sait, différents de ceux qui composent
le troupeau dompté des écoles : ils ont l’aspect serein de gens
heureux, conscients de leurs responsabilités. Quand ils accou­
rent à la rencontre des visiteurs, ils leur parlent avec simplicité,
leur tendant gravement leurs mains minuscules pour un cordial
shake hand.
Je pense toujours au poète anglais Wordsworth qui, demandant
à la nature le secret de la vie entière, disait : « le secret de toute
la nature est en l’âme de l’enfant ».
Il y avait découvert la synthèse de la vie qui siège dans l’esprit
de l’humanité. Mais cet esprit qui « enveloppe notre enfance »
est ensuite obscurci « par l’ombre de la prison qui commence à se
refermer sur l’enfant grandissant », l’homme « le voit mourir au
loin et s’évanouir dans la lumière quotidienne ». Vraiment, notre
vie sociale est bien souvent l’obscurcissement progressif et la
mort de la vie naturelle qui est en nous.
L E Q U A D R IG E T R IO M P H A N T

L e niveau d’instruction atteint par les enfants à la Maison des


Enfants représente celui qui est nécessaire pour entrer dans les
classes élémentaires. Cette détermination est, toutefois, arti­
ficielle. La Maison des Enfants n’est pas une « préparation aux
classes élémentaires », mais elle contient les principes de l’ins­
truction qui doit se poursuivre ensuite sans interruption. On ne
peut ici distinguer la période « pré-scolaire » de la période « sco­
laire ». En effet, ce n’est pas un programme qui conduit ici l’ins­
truction de l’enfant ; c’est l’enfant lui-même qui, en vivant et
en se développant grâce au travail physique et intellectuel, arrive
à délimiter certains niveaux de culture, correspondant en moyenne
aux âges successifs (photo 35).
Le besoin d’observer, de réfléchir, d’apprendre et aussi celui
de se concentrer, de s’isoler, et de suspendre de temps en temps
l’activité dans le silence s’est si clairement fait jour chez
l’enfant, que nous sommes autorisés à affirmer erronée l’idée que
le petit enfant se repose hors d’un lieu adapté à l’éduquer.
C ’est par conséquent un devoir que de diriger ses activités, en
lui épargnant les efforts inutiles qui dispersent ses énergies et
dévient ses recherches instinctives pour connaître ; ces efforts
sont bien souvent la cause de troubles nerveux qui entravent
son développement. Le devoir de se soucier de l’éducation des
tout petits enfants n’a donc pas pour but de faciliter l’accès à la
période de l’instruction obligatoire : c’est un devoir envers la
vie même de l’enfant.
Ce qui nous intéresse maintenant de déterminer ici, c’est le
niveau qui peut être considéré comme la ligne de démarcation
entre la Maison des Enfants et Yécole élémentaire.
Les enfants des « Maisons des Enfants » sont initiés à quatre
branches — dessin, écriture, lecture et arithmétique — qui se
poursuivront dans les écoles élémentaires.
Ces quatre branches ont leur point de départ dans l’éducation
sensorielle ; leur initiation propulsive atteint une véritable véhé­
mence. L ’arithmétique vient en effet d’un exercice sensoriel qui
évalue les dimensions, c’est-à-dire les rapports quantitatifs entre
les choses. Le dessin est le résultat d’une éducation de l’œil,
LE QUADRIGE TRIOMPHANT 253
qui évalue les formes et distingue les couleurs, et aussi de la
préparation de la main pour suivre les contours d’objets déter­
minés. L ’écriture est engendrée par un ensemble plus complexe
d’exercices tactiles qui conduisent la main légère à se mouvoir
en des directions exactes, l’œil à analyser les contours et les formes
abstraites, l’oreille à percevoir, la voix à moduler les sons qui
composent les mots ; la lecture, qui naît de l’écriture, élargissant
une conquête individuelle dans l’acquisition du langage révélé
par l’écriture d’autrui. Ces conquêtes, qui surviennent grâce aux
énergies intérieures en activité, manifestent un caractère explosif :
l’impétuosité des activités supérieures s’accompagne chez l’enfant
de joie et d’enthousiasme. Il ne s’agit donc pas d’un apprentissage
aride, mais d’une manifestation triomphante de la personnalité
qui trouve ses moyens de correspondre aux besoins profonds
de la vie. T el un quadrige antique, l’esprit de l’enfant, dirigé
et équilibré, guide lui-même ses quatre conquêtes intellectuelles.
Ce qu’il faut surtout retenir de cette vaste expérience, c’est
la preuve que la forme mentale de l’enfant de moins de six ans
est différente de celle qu’il développe après six ou sept ans ; donc
différente de celle de l’adulte. Plus les enfants sont petits, plus la
différence est grande. Cette forme d’esprit, que nous avons
qualifié «d’absorbant », est déjà indiquée dans Nuova Educazione
per un nuovo mondo (Éducation pour un monde nouveau). Mais
j’ai depuis traité ce sujet dans La Mente assorbente (L ’Esprit
absorbant).
Il est certain que des faits mystérieux appartenant à l’incon­
science première, puis au subconscient dans lequel peu à peu
apparaît la conscience, révèlent chez l’enfant un pouvoir d’absor­
ber les images du milieu, même celles qui sont en dépôt dans les
labyrinthes psychiques. On peut donner comme exemple la
faculté véritablement miraculeuse de l’enfant à absorber ce que
l’on appelle faussement « le langage maternel » dans tous ses détails
phonétiques et grammaticaux, alors qu’il n’a pas encore les
facultés mentales nécessaires pour apprendre : ni l’attention
volontaire, ni la mémoire. Et pourtant, ce qui a été absorbé
à cette période d’inconscience, grâce à la force de la nature, est
ce qui persiste le plus profondément chez l’individu ; ainsi la
langue maternelle devient un caractère de la race, une propriété
de l’être humain, tandis que les adultes n’apprennent que péni­
blement une langue étrangère ; ils arrivent rarement à imiter
parfaitement la prononciation et conservent l’accent de leur propre
langue en faisant le plus souvent des fautes de grammaire.
C ’est dans les deux premières années de sa vie que l’enfant
prépare, grâce à son esprit absorbant, tous les caractères de l’in­
254 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

dividu, bien qu’il en soit inconscient. A trois ans, son activité


motrice se manifeste ; ses expériences établiront la conscience
définitive de son esprit. L ’organe moteur de toutes ces transfor­
mations est essentiellement la main qui se sert des objets. Il est,
en effet, banal de dire que l’enfant veut toucher à tout ; il se con­
centre sur des jouets qui servent à la fois d’expériences à son intel­
ligence et à sa main.
Mais l’importance de la main comme collaboratrice de la
construction de l’esprit conscient chez l’enfant n’est pas encore
utilisée dans l’éducation.
Les pouvoirs de cet esprit absorbant se cachent au fur et à mesure
que la conscience s’organise et s’établit. Pourtant, ils existent
toujours chez les enfants, et leur permettent l’absorption de la
culture dans des proportions surprenantes, comme l’ont prouvé
nos expériences sur ceux de la plupart des races humaines.
Alors que, pendant un peu plus de deux ans, l’enfant est capable
de conquêtes miraculeuses, grâce à cette simple « absorption
mentale », ses expériences lui permettent, dès sa troisième année,
d’acquérir tout seul beaucoup de connaissances.
C ’est pendant cette période qu’il s’empare de son monde mental,
par sa propre activité, comme s’il le cueillait avec la main.
Il n’a toutefois pu acquérir la « maturité » qui lui permettra
d’apprendre, plus tard, en écoutant la parole de l’adulte. C ’est
pour cela qu’on l’a jugé incapable de profiter de l’enseignement
de l’école.
Mais il est certain que ce qui a été absorbé par son esprit
durant cette période se fixe non pas dans sa mémoire, mais dans son
organisme vivant, guidant sa formation psychique, son caractère
à lui. Aussi l’aide éducative est-elle apportée à cet âge grâce au
milieu et non par des enseignements verbaux. Mais ce qui est pris
par l’enfant sous forme de culture est une conquête permanente
qui allume son enthousiasme.
Voilà donc l’âge auquel l’homme travaille sans fatigue et assi­
mile la connaissance comme un aliment vivifiant.
Les psychologues commencent aujourd’hui à reconnaître une
forme de « dénutrition », de « famine mentale » chez les enfants
« difficiles » : ils semblent arrêtés dans leur développement et
déviés de ce qui devrait être la voie normale du développement.
Le problème n’est donc pas seulement pédagogique : c’est un
problème qui concerne l’humanité.
ORD R E E T PROGRESSION
D AN S L A P R É S E N T A T IO N D U M A T É R IE L

Il faut, pour appliquer la méthode, connaître les séries d’exer­


cices que l’on doit successivement présenter à l’enfant.
On est bien obligé, dans l’exposition du livre, d’indiquer une
progression pour chaque exercice ; mais dans les « Maisons des
Enfants », on commence à la fois les exercices les plus variés ; il
existe pourtant des degrés dans la présentation du matériel dans
son ensemble, c’est ce que nous indiquons comme suit :

P rem ier degré

Vie pratique :
Déplacer les chaises en silence, transporter les objets, marcher
sur la pointe des pieds.
Les cadres.
Exercices sensoriels :
Les emboîtements solides. Pour ces emboîtements, voici la
progression, du facile au difficile :
a) emboîtements de la même hauteur et diamètres décrois­
sants ;
b) emboîtements décroissants dans toutes les dimensions ;
c) emboîtements décroissants en diamètres et croissants en
hauteur ;
d) emboîtements décroissants seulement dans la hauteur.

D euxièm e degré

Vie pratique:
Se lever et s’asseoir en silence, enlever la poussière, verser de
l’eau d’un récipient dans un autre. Marcher sur la ligne.
Exercices sensoriels :
Matériel pour les dimensions : cubes, prismes, longueurs.
Exercices sensoriels variés dans la période du rangement des
objets par paires et par contrastes.
256 PÉDAGOGIE SCIENTIFIQUE

T ro isièm e degré

Vie pratique :
S’habiller, se déshabiller, se laver, etc.
Nettoyage des divers objets du milieu.
Manger correctement en se servant des couverts.
Exercices du mouvement:
Exercices variés de contrôle des mouvements en marchant sur
la ligne.
Exercices sensoriels :
Tous les exercices sensoriels dans la période des gradations
Dessin.
Exercices de silence.

Q uatrièm e degré

Exercices de vie pratique :


Mettre le couvert, laver les serviettes, mettre de l’ordre dans
la pièce, etc.
Exercices des mouvements :
Marche rythmique.
Analyse des mouvements.
Alphabet.
Dessin.
Arithmétique: exercices variés avec le matériel.
Entrée des enfants à Véglise.

C in q u iè m e degré

Vie pratique :
Tous les exercices de vie pratique, comme plus haut ; en plus :
soins raffinés de toilette personnelle (les dents, les ongles).
Lecture de mots scientifiques : noms géographiques et historiques,
biologiques et géométriques, etc.
Développement de la lecture avec des détails grammaticaux
accompagnés de jeux.
Ordres.
Connaissance des formes extérieures sociales (différentes manières
de saluer, etc.).
Aquarelles et dessins.
Premières opérations arithmétiques.
ORDRE ET PROGRESSION 257

Dans la même classe doivent se trouver mêlés des enfants de


trois âges différents ; les plus petits s’intéressent spontanément
aux exercices des plus grands et absorbent ainsi des connaissances.
Il faut les aider. Celui qui manifeste le désir d’exécuter ou d’ap­
prendre doit être laissé libre de le faire, même si c’est en dehors
de l’ordre, indiqué ci-dessus, pour la maîtresse qui fait débuter
une classe.
SOM M AIRE

I ntroduction .......................................................................... 7
CO N SID ÉR A TIO N S C R I T I Q U E S ..................................... 9
A N T É C É D E N T S D E L A M É T H O D E ............................. 21
Historique de la découverte de l’e n fa n t........................ 31

L ’A M B IA N C E ..................................................................... 35
Aménagement s c o la ir e ..................................................... 35
Nos enfants devant récompenses et châtiments . . . . 45
Liberté du développem ent............................................. 47
Exercices de vie pratique : matériel de développement 48

L A S A N T É ............................................................................. 50

L A N A T U R E D AN S L ’É D U C A T IO N (Le Sauvage de
l’A v e y r o n ) ............................................................................. 52
La nature dans l’éducation s c o la ir e ............................. 57

L ’H OM M E R O U G E E T L ’H O M M E B L A N C . . . . 62
L ’éducation des mouvements . . . ......................... 64
Gymnastique et tr a v a il..................................................... 67
L ’analyse des m o u v em en ts............................................. 71
Économie des m ouvem ents............................................. 72
La l i g n e .............................................................................. 74
Immobilité et s i le n c e ..................................................... 75
La transposition des exercices dans la vie pratique . . 77
Le libre c h o i x ................................................................. 79

G ÉN ÉRA LITÉS SUR L ’É D U C A T IO N SE N SO R IELLE 82


Matériel destiné à l’éducation sensorielle.................... 86
Isolement d’une qualité................................................... 86
Qualités co m m u n e s......................................................... 87
Comment la maîtresse doit donner sa le ç o n ................ 90
Comment initier l’enfant aux exercices avec le matériel
sensoriel. Contrastes, identités et gradations . . . 9$
zGo T AB LH DES MATIÈRES

LES E X E R C IC E S ..................................................................... 96
Technique pour l’initiation aux exercices du sens
t a c t i l e ............................................................................. 96
Éducation sensorielle du sens du goût et du sens
olfactif ......................................................................... 101
Distinctions visuelles :
Emboîtements solides, blocs..............................................103
Matériel des couleurs...................................................... 107
Emboîtements géométriques..............................................108
Exercices avec les emboîtements......................................HO
Exercices avec les trois séries de cartons......................I II
Exercices pour la distinction des bruits et des sons . . 112
Le s ile n c e .............................................................................. 115

L A M A ITR E SSE ...................................................................... 119


Connaissance du m a té r ie l..................................................121
La technique des le ç o n s ......................................................122
Première période: les initiations..................................122
Deuxième période : les leçons — la leçon en trois temps 124
Illustrations pour l’application du matériel :
Les emboîtements solides..................................................126
Les formes.......................................................................... 127
Le guide de l’e n fa n t.............................................................. 128
Entretien sur les p r é ju g é s ..................................................130

L A PIERRE D E T O U C H E ......................................................137
L ’observation.......................................................................... 137
L ’ordre m e n ta l...................................................................... 139
Le s ile n c e .............................................................................. 139

P A R A LL È L E entre l’éducation des enfants normaux et celle


des déficien ts......................................................................... 143
P A R A LL È L E entre notre pédagogie et la pédagogie expé­
rimentale .................................................................................. 146

LE L A N G A G E G RAPH IQU E ..............................................149


Des vieilles méthodes pour l’enseignement de la lecture
et de l’é c r itu r e .................................................................. 150
Premières expériences sur les enfants normaux . . . 155
TABLE DES MATIÈRES 261

Le mécanisme de récriture : Préparation indirecte de


l’écriture .......................................................................... 158
Préparation directe de l’é c ritu re ..........................................161
Manière d’appliquer cet enseignem ent............................. 174
La le c t u r e ...............................................................................178
Jeux pour la lecture des m o ts..................................................180
Exercice des petits cartons classés............................ .... . 183
Les o r d r e s .............................................................................. 184
Les symboles de g r a m m a ir e ......................................... 187
Le langage graphique chez l’e n fa n t..................................189

E N SEIG N E M E N T D E L A N U M É R A TIO N et début


de l’a rith m étiq u e......................................................................202
Les barres rouges et b le u e s ................................................. 202
Les chiffres r u g u e u x ..........................................................203
Les f u s e a u x .......................................................................... 204
Exercices sur la mémoire des n om b res............................. 207
Addition et soustraction de 1 à 2 0 ..................................... 209
Multiplication et d ivisio n ......................................................209
Leçons sur les nombres au-dessus de 1 0 ......................... 211
Système d é c im a l..................................................................214
Les t a b l e s .............................................................................. 214
Le s e r p e n t.............................................................................. 215
Acheminement vers l’a lg è b re ..............................................219

LE DESSIN et l’art représentatif............................................. 221


Le commencement de l’A R T M U S I C A L ............................. 225
Rythme et gym n astiqu e......................................................225
Reproduction m u s ic a le ......................................................228
Lecture et écriture m u sica le ............................................. 229

L ’É D U C A T IO N R E L I G I E U S E ............................................. 231
L A D I S C IP L IN E ..........................................................................237
C O N CLU SIO N S ......................................................................249
L E Q U A D R IG E T R I O M P H A N T ......................................... 252
ORDRE E T PRO GRESSION D AN S L A PR É SEN TA ­
T IO N D U M A T É R I E L ..........................................................255
Achevé d’imprimer le 10 novembre 2016
sur les presses de
L a M anufacture - Im prim eur - 52200 Langres
Tél. : (33) 325 845 892
N° imprimeur : 161093 - Dépôt légal : juin 2016
Im prim é en F ra n ce

e c .? )
MARIA MONTESSORI
DÉCOUVERTE
L’ ENFANT
Traduction Georgette J. J. Bernard
Préface Anne-Marie Gillet-Bernard

« ^ T'élevons pas nos enfants pour le monde d'aujourd'hui.


I ! Ce monde n'existera plus lorsqu'ils seront grands. Et
rien ne nous permet de savoir quel monde sera le leur :
alors, apprenons-leur à s'adapter. » Près d'un siècle
plus tard, comment ne pas souscrire à cette réflexion
de Maria Montessori (1870-1952), pionnière de la
pédagogie moderne ? Alors que nos sociétés connaissent
des changements permanents, alors que les modèles
d'autorité évoluent, l'exigence éducative apparaît plus
que jamais comme une préoccupation majeure. Dans
ce premier volume de la P é d a g o g ie s c ie n t if iq u e , publié
pour la première fois en 1926, Maria Montessori évoque
en particulier l'expérience fondatrice de la « Maison des
enfants », une pré-école établie en 1907 dans un quartier
populaire de Rome. Elle y développe les grandes intuitions
d'une pédagogie où la « préparation du milieu » est la
clef d'une éducation, d'une culture réelle de la personne
humaine depuis la naissance.

Prem ière fe m m e m édecin d'Italie ; Maria Montessori est


l'h éritière des idées pédagogiques de Jean-Jacques Rousseau. Elle
nous convie à considérer l'en fan t com m e une p ersonne com plexe
e t fragile, d otée de savoirs insoupçonnés. Ses vues éto n n en t par
leu r fra îch e u r e t leu r p ouv oir d'éveiller en chacun l'en fan t qu'il
a été.

Collection m a r i a
MONTESSORI J

9 782220 080246 21,90 €

Vous aimerez peut-être aussi