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DOSSIER CHINE

LA NOTION DE
PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE
EN CHINE
PAR NICOLAS OCCIS
Polytechnicien, promotion X95

La Chine est notoirement connue


pour les multiples violations de la propriété
intellectuelle constatées sur son territoire.
Malgré l’arsenal législatif créé par les autorités
sur la base des lois européennes et américaines,
la notion de propriété intellectuelle reste mal
assimilée par le plus grand nombre car ses
principes sont fondamentalement nouveaux.
Mais l’éducation d’un pays aussi vaste, nécessite
beaucoup de temps et d’argent. Plus vite la Chine
se développera, plus vite la notion sera comprise.
D.R.

En évoquant le sujet du statut de la pro- variés que l’industrie, le parfum, le prêt-à-porter,


priété intellectuelle en Chine face à un interlocuteur l’informatique, le négoce, l’édition, la chimie),
occidental qui n’est pas familier avec cette ques- d’avocats des deux nationalités, de journalistes,
tion, on peut s’attendre à deux réactions instinc- ainsi que d’universitaires et d’étudiants. Ce travail
tives : « La Chine est bien connue pour être un Far- a permis de cerner le statut de la notion de pro-
West de la propriété intellectuelle » ou « De toutes priété intellectuelle dans la société chinoise contem-
façons, leur culture est différente de la nôtre ; pour poraine, de la replacer dans une perspective histo-
eux, cette notion a peu de sens ». C’est possible. rique et culturelle pour expliquer son évolution,
Mais ces questions méritaient d’être approfondies. comprendre sa dynamique et essayer de prévoir
Ce fut l’objet d’une étude, réalisée à quel sera son avenir.
Shanghai d’avril à juin 1998 (1). Elle repose sur
trente entretiens, obtenus auprès de chefs d’entre- (1) Ce travail a été réalisé dans le cadre du stage d’option
prise français ou chinois (dans des domaines aussi scientifique clôturant la scolarité de l’École Polytechnique.

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fournir du travail à une entreprise locale. Comme il


UNE NOTION MALMENÉE était client d’une entreprise étrangère de télépho-
nie, il a tout simplement suggéré de copier l’une
DANS LES FAITS ET LES ESPRITS des cartes électroniques qu’il venait de se procurer
et dont il avait toute la documentation.
Un autre risque plane sur les brevets, au
Commençons par décrire la situation de sein des joint-ventures, ces sociétés mixtes contrô-
la propriété intellectuelle en Chine aujourd’hui. Le lées à la fois par des investisseurs chinois et étran-
pays est notoirement connu pour les multiples vio- gers. La contrepartie d’une installation occidentale
lations de la propriété intellectuelle constatées sur en Chine est souvent un transfert de technologie
son territoire. Ceci est vrai dans les trois domaines qui, s’il est mal maîtrisé, peut mettre en péril le
que l’on distingue habituellement au sein de la secret des processus de fabrication étrangers. Le
notion de propriété intellectuelle : brevets, pire cauchemar des industriels français en Chine,
marques, et droits d’auteur. malheureusement déjà avéré, est de voir se mon-
Les brevets déposés sont loin d’être res- ter, à côté de leur joint-venture, une entreprise chi-
pectés, bien au contraire : on s’empare de proces- noise jumelle réutilisant ses employés, quelquefois
sus brevetés (donc publiés) sans rémunérer leur ses équipements, mais surtout sa technologie.
inventeur, ou on effectue sur les produits du com- La situation des marques n’est pas non
merce un véritable « désossage » à l’aide des plus très satisfaisante. C’est dans le domaine du
informations conte- luxe que la contrefa-
nues dans la documen- çon est la plus connue
tation, de manière à et la plus visible.
les reproduire aussi Chaque grande ville
fidèlement que pos- de Chine possède des
sible (on parle de rues où s’alignent
reverse engineering). les échoppes des
Les cibles privilégiées petits distributeurs
sont celles dont la de produits contre-
reproduction nécessite faits, comme des
un coût faible en com- articles de Christan
paraison des sommes Dior (sans le « i »)
parfois considérables ou Givenzhy (avec
engagées en recherche un « z » en lieu et
et développement place du « c »).
pour concevoir le pro- La contrefaçon frap-
duit de départ. pe également le
Les contre- domaine industriel.
facteurs peuvent être Par exemple, dans
de tailles très la province du
variables. On trouve Guangdong, près de
quelquefois des entre- Canton, le distribu-
prises d’État, mais teur local de la
celles-ci prennent marque de plaques de
rarement l’initiative de plâtre THAI GYPSUM
produire des contrefa- PRODUCTS a décidé
çons lucratives pour a- de commercialiser
méliorer leurs résul- ses propres produits
tats, car leur dynamis- sous le nom THNI
me peut être compa- GYPSUM PRODUCTS,
ré, selon le directeur qui ne diffère que
chinois de la branche d’une lettre du précé-
shanghaienne d’une dent.
grande maison fran- De plus, il a utilisé
D.R.

çaise de cosmétiques, un logo de même


à celui de « dinosaures agonisants ». C’est souvent forme et de même couleur.
l’un des employés qui tire parti de la passivité Enfin, le droit d’auteur subit des viola-
ambiante pour détourner les moyens de production tions généralisées en matière de logiciels (une ver-
de l’entreprise au bénéfice d’un commerce de pro- sion non officielle de Windows 98 se vend pour une
duits contrefaits. Il peut encore s’agir d’une com- dizaine de francs à Shanghai) et d’audiovisuel, avec
mande exécutée docilement. À titre d’exemple, un un nombre sans cesse croissant de compact-
notable chinois s’est vu demander par le gouverne- disques vidéos (VCD) – copiés – en circulation.
ment de la grande ville dans laquelle il habitait de Toutefois, le bilan ne doit pas être tout-à-fait pes-
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simiste : l’édition est par exemple maintenant un gulière au regard de ce que l’on observe en
domaine où le droit d’auteur s’applique en général, Occident. On peut lui reconnaître trois fonctions
alors que dans les années 1980, des sections spé- distinctes. Tout d’abord, la copie est le mode d’ap-
ciales interdites aux étrangers regroupaient dans prentissage qui est privilégié dans de nombreux
les librairies les ouvrages occidentaux reproduits domaines. L’exemple le plus évident est celui de
ou traduits sans autorisation. l’écriture. Les premières années de scolarité des
Pourtant, la Chine ne peut pas être accu- jeunes Chinois sont surtout consacrées à la copie
sée d’avoir un appareil légal insuffisant pour proté- sans cesse répétée des caractères proposés par
ger la propriété intellectuelle sous toutes ses l’enseignant, jusqu’à l’assimilation complète de mil-
formes. Certes, ses lois sont relativement récentes, liers d’entre eux. Le grand nombre de caractères
puisqu’elles datent de l’ouverture de la Chine à chinois quasiment identiques impose de savoir les
l’étranger dans les années 1980, mais elles sont tracer parfaitement, d’autant plus que l’écrit a une
quasiment similaires à leurs homologues occiden- importance toute particulière en Chine, puisqu’il
tales. Le problème réside dans leur application. est le seul mode de communication qui permette
Même en réunissant des preuves manifestes de la aux Chinois de se comprendre d’un bout à l’autre
violation de leur propriété intellectuelle, les entre- du pays. En effet, la prononciation des caractères
prises victimes sont loin d’avoir systématiquement varie tellement selon les régions qu’un Pékinois ne
gain de cause. Les faits sont une chose, mais les comprendra pas un Cantonais, à moins d’y avoir
mentalités en sont une autre. Les violations de la loi été entraîné. La place de la copie est tout aussi pri-
ne renseignent pas sur l’assimilation d’un concept, mordiale en poésie, en calligraphie ou en peinture :
qui peut être respecté sans être compris, ou violé dans un premier temps, on apprend en reprodui-
en toute connaissance de cause. Le grand nombre sant le travail du maître. D’ailleurs, le verbe chinois
de violations du droit de propriété intellectuelle xue signifie aussi bien « apprendre » qu’« imiter ».
n’est pas seulement explicable par des motivations Copier est aussi une manière de rendre
économiques encouragées par une application hommage à des artistes aînés. On peut par exemple
laxiste de la loi. En fait, la notion même de pro- trouver sur l’un des murs de l’aile internationale
priété intellectuelle est loin d’avoir fait son chemin d’un grand aéroport asiatique une peinture murale
dans les esprits chinois. Cette idée peut être illus- peinte par un artiste chinois et représentant une
trée dans les trois domaines de la propriété intel- scène de festival. Sous le nom du peintre figure cet
lectuelle. Prenons un exemple dans celui du droit éloge : « l’un des plus fameux artistes de son
d’auteur. Il y a moins d’un an, l’un des plus grands temps, si populaire qu’il fut copié de nombreuses
journaux de Chine publié à Shanghai a utilisé des fois ». Enfin, copier permet de garder vivante
photos tirées d’un magazine de langue chinoise. En l’image du passé et de préserver des styles anciens
fait, ce magazine était publié à Hong-Kong, mais le menacés de disparition par les aléas historiques et
journal l’ignorait. Le magazine s’est plaint et s’est climatiques. Ainsi existait-il autrefois en Chine un
entendu répondre : « Désolé, nous pensions que art consistant à copier (souvent à la demande de
vous étiez un magazine local », sous-entendu : l’Empereur) les œuvres anciennes, en utilisant les
dans ce cas, vous auriez même dû vous sentir techniques exactes de l’époque d’origine. De même,
honorés que nous reprenions vos photos. de nombreux temples, dont les guides prétendent
Ces quelques constatations appellent de qu’ils ont jusqu’à 700 ans, sont en fait régulière-
nombreuses questions. Pourquoi la notion de pro- ment reconstruits à l’identique au même endroit.
priété intellectuelle est-elle encore mal intégrée ? Cela n’est pas vécu comme une trahison du passé,
Est-elle culturellement difficile à assimiler ? mais au contraire, comme un hommage qui lui est
Pourquoi n’est-elle apparue dans la législation chi- rendu, en tentant d’en conserver les vestiges.
noise que récemment ? Quels sont, au contraire, La copie se voit également dotée en
les moteurs de son assimilation grandissante ? Chine de deux valeurs qui lui sont refusées en
Occident. La première est une valeur intellectuelle.
Alors que la copie est valorisée en Chine pour ses
nombreuses fonctions que nous venons de décrire,
PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE elle a été investie en Europe dès la civilisation
ET CULTURE CHINOISE grecque, et en particulier depuis Platon, d’une
forte connotation négative. C’est un sous-degré
d’être. La copie d’une peinture est l’imitation de la
représentation du monde matériel, qui n’est lui-
Il existe des facteurs culturels profonds même que le pâle reflet du monde des Idées. La
qui font de la notion de propriété intellectuelle un seconde valeur attribuée à la copie en Chine est
objet a priori difficile à assimiler pour un Chinois. marchande. Alors qu’en Occident, le prix d’un faux
Leur existence paraît indéniable, même si leur por- ne sera jamais du même ordre que celui de l’origi-
tée est discutable. nal (sauf dans certains cas très précis), les copies
Commençons par évoquer la place de la en Chine peuvent atteindre des prix très élevés, à
copie dans la civilisation chinoise. Elle est assez sin- condition que l’imitation soit excellente et utilise

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des procédés d’époque : la qualité prime sur l’au- sonnalité, de créativité. À l’opposé, la société
thenticité. Le deuxième facteur culturel rendant chinoise est traditionnellement articulée autour de
difficile l’assimilation de la notion de propriété deux principes fondamentaux : celui d’harmonie,
intellectuelle est lié à sa nature même. En effet, elle qui passe par une primauté du groupe sur l’indivi-
a ceci de particulier que son objet est fondamenta- du, qui doit s’y fondre parfaitement, et celui de hié-
lement intangible (à la différence bien sûr de son rarchie et de soumission aux strates supérieures.
support), alors que, pour un Chinois, la réalité est Dans ce contexte, quelle place accorder à la
matérielle. Le sentiment de propriété et de valeur propriété intellectuelle, qui repose sur un droit
est principalement attaché à des éléments visibles individuel qu’il s’agit de faire valoir devant toute la
comme la maison ou des objets, mais pas à des société ?
technologies ou des marques. L’exemple le plus Certes la validité de ces facteurs culturels
frappant aujourd’hui est peut-être celui de l’infor- dans la société contemporaine est discutable et on
matique : la plupart des Chinois qui en ont les ne peut pas les invoquer comme seule justification
moyens sont prêts à payer un certain prix pour du de la situation. Néanmoins, il existe des tendances
matériel (hardware) comme un ordinateur, mais en fortes et leur pertinence est souvent mise en avant
C’est dans
aucun cas pour des logiciels (software). De même, par des responsables chinois ayant voyagé à l’exté- le domaine du luxe
le prix de la technologie n’est pas toujours bien rieur de la Chine et donc, devenus sensibles à l’exis- que la contrefaçon
compris. On ne compte plus le nombre de fois où tence de facteurs culturels. est la plus connue et
des Français engagés dans une joint-venture avec la plus visible. Chaque
un Chinois ont entendu de la part de leur partenai- grande ville de Chine
re un discours ressemblant à « certes vous avez fait possède des rues
des dépenses pour obtenir cette technologie, mais UNE NOTION où s’alignent les
maintenant que vous l’avez, elle ne vous coûte plus échoppes des petits
APPARUE TRÈS RÉCEMMENT distributeurs de
rien, elle est payée ».
produits contrefaits,
Enfin, un autre facteur culturel s’oppose comme des articles
aux fondements même de la propriété intellectuel- de « Christan Dior »
le comme droit individuel. La propriété intellectuelle n’est véritable- ou « Givenzhy ».
En Occident, la propriété intellectuelle est ment apparue en Chine que dans les années 1980,
P. Zachmann/
associée à l’idée d’affirmation individuelle de per- au moment de l’ouverture du pays à l’étranger. MAGNUM PHOTOS

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Demandons-nous ce qui a empêché son émergence venant de l’extérieur car la Chine s’était isolée du
avant cette date et ce qui a favorisé son éclosion à reste du monde. De plus, le système législatif était
partir de ce moment. quasiment inexistant et la gestion du pays basée
Il est maintenant prouvé qu’il faut sur la réglementation administrative : il était sim-
remonter loin dans l’histoire de la Chine pour trou- plement inenvisageable de faire valoir sérieuse-
ver les premières traces ment un quelconque
connues de protec- droit. L’innovation a
tion de la propriété été découragée par
intellectuelle. Par ce contexte écono-
exemple, le droit mique et législatif,
d’auteur existait mais aussi politique :
sous la dynastie comment faire
Song (960-1279), à preuve d’initiative à
une époque où de un moment où les
nombreux hommes habitudes du régi-
d’affaires possé- me se devinaient
daient des imprime- derrière le prover-
ries. La loi restait be : « c’est l’arbre
muette sur le pro- qui dépasse les
blème de la copie, autres qui se sou-

D.R.
mais toute personne met de lui-même
se sentant lésée au vent » ?
pouvait émettre une Si la
plainte à la cour de notion de propriété
l’Empereur et obtenir éventuellement la destruc- intellectuelle s’est développée de manière significa-
tion des ouvrages incriminés et le versement de tive dans les années 1980, c’est justement parce
compensations. On a également retrouvé des que cette situation s’est considérablement modi-
aiguilles de la même époque, estampillées d’une fiée. Cette époque marque la rupture de l’isolement
marque symbolisée par un lapin. Mais ces exemples chinois et du début de la multiplication en Chine
ne doivent pas masquer le fait que la protection de d’entreprises étrangères sollicitant des garanties.
la propriété intellectuelle n’a existé que de manière On observe aussi une amorce de transition vers
discontinue en Chine Ancienne, et son impact est l’économie de marché, protégée par un vrai systè-
demeuré faible. me légal et dynamisée par une relance de l’innova-
La technologie, quant à elle, était princi- tion. Apparaît donc une pression étrangère, à la
palement protégée par les règles strictes de sa fois des gouvernements occidentaux (en particulier
transmission de père en fils ou de maître à appren- des États-Unis) lors des négociations commerciales
ti. En fait, avant 1949, le contexte n’était pas favo- internationales, et de grandes entreprises dont la
rable à l’émergence d’un statut durable pour la Chine verrait l’implantation d’un bon œil. Mais la
propriété intellectuelle : le commerce et l’industrie pression est aussi interne, en provenance des
étaient insuffisamment développés, la primauté entreprises chinoises qui souffrent des violations
était donnée à l’agriculture et au contrôle idéolo- de la propriété intellectuelle en Chine et dans toute
gique, et le pays manquait de la stabilité nécessai- l’Asie. C’est ainsi qu’une affaire célèbre a opposé
re, aussi bien dans les domaines politique et éco- l’une des marques de bière chinoises les plus
nomique, que législatif. connues et un contrefacteur, lui aussi chinois ; de
Après 1949 et la fondation de la même, des groupes chinois qui essaient de s’instal-
République Populaire de Chine, la situation de la ler dans des pays proches découvrent que leur
propriété intellectuelle s’est même dégradée, mais marque a déjà été déposée sur place par une entre-
pour des raisons différentes. L’organisation com- prise qui exploite leur notoriété : c’est le cas, par
muniste s’est révélée antithétique aux principes exemple au Japon, avec le vin et les médicaments,
fondamentaux de la propriété intellectuelle. Tout ou en Malaisie pour les bicyclettes et les machines
d’abord, la propriété intellectuelle implique la à coudre.
notion de propriété individuelle, qui n’est pas exac- Toutefois, un système fort de protection
tement dans la ligne du système communiste. de la propriété intellectuelle est-il vraiment dans
Aucune entreprise ne devait garder par-devers elle l’intérêt de la Chine ? Cette question s’inscrit dans
une innovation susceptible d’être utile à tous et le une controverse qui divise les experts du dévelop-
droit d’auteur ne pouvait se développer dans une pement. Les avantages d’une protection forte de la
société où la transmission de la connaissance était propriété intellectuelle sont multiples : soutenir
censée être gratuite. De plus, la concurrence, fac- l’innovation interne, encourager le financement
teur du développement des brevets et des privé de la recherche, favoriser les transferts de
marques, n’existait pas, ni venant de l’intérieur technologie à partir de l’étranger. Mais, d’un autre
puisque l’économie était planifiée et centralisée, ni côté, une protection faible de la propriété intellec-

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tuelle empêche quiconque de monopoliser un d’abord, car elle se trouve piégée par la conjonction
savoir utile au pays en plein développement et de deux phénomènes. Le premier réside dans le fait
réduit le coût de la connaissance tout en augmen- que la Chine ne peut pas être qualifiée d’État de
tant sa disponibilité. Dans le cas particulier de la droit, la loi s’appliquant très mal au niveau local.
Chine, la volonté du gouvernement de rattraper le C’est un problème général qui n’est pas limité à la
retard industriel est réelle. Or, pour assouvir cette seule protection de la propriété intellectuelle. Tout
soif de technologie, la Chine n’a ni le temps, ni les d’abord, les cours de justice ne sont pas indépen-
moyens, de tout réinventer, d’où des raccourcis, dantes, puisqu’elles sont financièrement soumises
certains officiels (comme le transfert de technolo- aux gouvernements locaux, eux-mêmes liés aux
gie, l’envoi d’étudiants à l’étranger), d’autres un entreprises de la région, susceptibles d’être accu-
peu moins. D’autant plus que l’on peut ressentir sées dans un procès en contrefaçon. De plus, la
une volonté de revanche de la Chine vis-à-vis des notion chinoise de loi est très spécifique. Loin
pays occidentaux (depuis le traité de Nankin) et d’avoir la même valeur impérative qu’en Occident,
le désir de retrouver une suprématie perdue. elle est surtout considérée comme une collection de
C’est ainsi qu’un industriel français que nous avons grands principes fixant des orientations. La préoc-
rencontré s’est entendu dire textuellement de la cupation principale est de résoudre le problème en
part du partenaire chinois de sa joint-venture : ménageant toutes les parties, plus que de respec-
« Nos malheurs sont de votre faute, à vous les ter la loi à la lettre. Enfin, les juges – souvent des
étrangers ; c’est maintenant un juste retour des anciens militaires – sont très mal formés, en parti-
choses ; vous nous devez de nous aider à nous culier en matière de propriété intellectuelle.
développer gratuitement ». Dans ce cadre judiciaire, rien ne peut évi-
Dans ces conditions, il est légitime de se ter à la propriété intellectuelle de devenir victime
demander si les décisions prises en faveur de la de l’appât du gain, qui trouve dans la conjoncture
protection de la propriété intellectuelle et la maniè- actuelle de quoi donner sa pleine mesure. En effet,
re dont elles sont appliquées reflètent une volonté l’affaiblissement de la planification a rendu possible
réelle du gouvernement ou une totale hypocrisie. Il l’enrichissement individuel, encouragé par le gou-
existe trois thèses principales à ce sujet. La premiè- vernement (« s’enrichir est signe de gloire » a lancé
re soutient que la Chine joue un double-jeu, car la Deng Xiaoping). Or la demande en produits contre-
contrefaçon appuierait son développement bien faits de tous types est forte, cette activité est très
plus qu’une protection de la propriété intellectuelle lucrative et les garde-fous légaux sont peu cré-
qui ne servirait que des intérêts étrangers ; d’où dibles. La tentation est alors grande de gagner de
une bonne volonté de façade masquant un appui l’argent rapidement, au détriment de la propriété
des autorités aux contrefacteurs. La deuxième, qui intellectuelle, en se retranchant parfois derrière le
traduit la position officielle du gouvernement, veut paravent des différences culturelles dont nous
que la Chine fasse preuve d’une volonté ferme qui avons déjà parlées. « Vous savez, ici, on fait les
se heurte à des difficultés internes de mise en choses différemment », entend-on dire avec un
œuvre ; ceci trouverait sa confirmation dans l’amé- subtil mélange de cynisme et de mauvaise foi.
lioration progressive de la situation de la propriété Toutefois, cette phase de transition
intellectuelle en Chine. Selon la dernière thèse, la réunit de nombreux facteurs qui vont permettre
Chine désirerait satisfaire les puissances étran- une meilleure assimilation du concept de propriété
gères, sans être particulièrement intéressée par la intellectuelle. Tout d’abord, la course à l’argent,
propriété intellectuelle en elle-même. Le pays ferait dont nous venons de parler, et le développement
(dans son intérêt) preuve de bonne volonté envers des affaires, obligent les entreprises chinoises à
ses partenaires étrangers, mais sans comprendre s’adapter au nouvel environnement concurrentiel
vraiment les raisons de l’importance qu’ils accor- et ouvert, ce qui impose une assimilation des
dent à la propriété intellectuelle. Ceci serait bien notions de propriété intellectuelle en jeu. De plus,
illustré par ce que l’on peut observer à Shanghai : les questions de propriété intellectuelle sont de plus
l’alimentation des échoppes distribuant des VCD en plus fréquemment évoquées par le gouverne-
piratés est un bon baromètre de l’état des relations ment qui lance des programmes à grande échelle
diplomatiques de la Chine et des États-Unis. de sensibilisation et d’initiation destinés aux cadres
de l’administration et de l’entreprise, ainsi que par
les médias, qui relaient les affaires spectaculaires
liées à la contrefaçon et les débats commerciaux
LA PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE entre la Chine et ses partenaires. L’Université ne
PARTAGÉE ENTRE RISQUE ET ESPOIR propose pas de formation spécifique sur les ques-
tions de propriété intellectuelle, mais elle permet
de se familiariser avec la notion au sein de ses
enseignements d’économie, de droit, de politique
La phase de transition actuelle comporte internationale, etc. Enfin, les jeunes Chinois qui
à la fois des dangers, mais aussi une chance à sai- arrivent aujourd’hui sur le marché du travail dans
sir pour la propriété intellectuelle. Danger, tout les zones en fort essor comprennent que l’amélio-

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ration actuelle de leur niveau de vie est liée à une faibles ; de plus, l’éducation d’un pays aussi vaste
façon différente de penser, issue de l’influence occi- que la Chine nécessite beaucoup de temps et d’ar-
dentale, dont il s’agit de comprendre les concepts gent. Selon un avocat chinois : « Plus vite la Chine
propres. se développera, plus vite la notion sera comprise ».
Quelles sont les perspectives pour la pro- La propriété intellectuelle apparaît donc
priété intellectuelle dans la Chine de demain ? Faire comme le siège d’une certaine ambiguïté. C’est une
des prévisions, en particulier quand il s’agit de la notion encore mal assimilée par le plus grand
Chine, est toujours périlleux. Néanmoins, il n’est nombre, car ses principes sont fondamentalement
pas déraisonnable d’essayer de dégager quelques nouveaux et elle émerge dans un système lourde-
tendances. Il est, en particulier, probable que la ment marqué par le poids du passé et des facteurs
protection de la propriété intellectuelle continuera culturels qui ne facilitent pas son apprentissage.
à progresser comme un facteur du développement Les mentalités sont en retard sur l’arsenal législatif
économique et de la crédibilité internationale de la créé par les autorités sur la base des lois euro-
Chine. péennes et américaines.
Mais le mouvement ne sera pas précipité D’un autre côté, on trouve certains
tant les enjeux sont énormes et tant ils impliquent hommes d’affaires chinois qui ont très bien saisi ce
un grand nombre d’individus. Le droit changera que les Occidentaux entendent par propriété intel-
vraisemblablement en fonction de l’évolution éco- lectuelle et qui profitent de la période de transition
nomique du pays, en attendant tout au long de ce actuelle pour la violer dans une relative impunité en
processus que les entreprises chinoises soient aptes mettant justement en avant la question des diffé-
à se réformer un peu plus. Toutefois les problèmes rences culturelles, sous les yeux d’un gouverne-
d’application de la loi sont si structurels qu’ils per- ment dont la position affichée semble parfois en
dureront certainement longtemps. Enfin, on peut décalage avec les faits observés.
estimer que l’évolution des mentalités sera elle- Ce n’est qu’au moment où les contrefac-
même soumise au développement économique. teurs seront perçus comme des délinquants par la
En effet, il ne semble pas très raison- grande majorité des Chinois que nous pourrons
nable de penser qu’un Chinois arrêtera d’acheter vraiment affirmer que l’assimilation de la notion de
des produits piratés parmi les centaines qui passent propriété intellectuelle aura franchi une étape
sous ses yeux chaque jour si ses ressources restent décisive. •

« Le ciel est haut,


les nuages sont clairs ; BIBLIOGRAPHIE
L’œil poursuit
l’oie sauvage
Nicolas OCCIS, La notion de propriété intellectuelle en Chine,
vers le sud infini. » rapport de stage d’option de l’École Polytechnique, 1998.
David BROWN et Robin PORTER, Management issues in China :
Calligraphie de Mao. vol 1 - Domestic entreprises, Routledge, 1996.
Premières lignes Patrick BRUNOT, La contrefaçon, Presses universitaires de
du poème France, coll. Que sais-je ?, numéro 2302, 1986.
Le Mont Lupian, R. Michael GADBAW et Timothy J. RICHARDS, « Intellectual
1935. property rights - Global consensus, global conflict ? », Westview
Press, « Economic competition among nations » series.
Lane KELLEY et Oded SHENKAR, International business in
China, Routledge, 1993.
Zhiling LIN et Thomas W. ROBINSON, The Chinese and the futu-
re – Beijing, Taipei and Hong Kong, American Entreprise
Institute (AEI), 1994.
US National Research Council, Global dimensions of intellectual
property rights in science and technology, National Academy
Press (États-Unis), 1993.

SITES INTERNET

1/ Le Bureau des brevets chinois : www.cpo.cn.net/


2/ Les textes de lois chinois présentés par l’Université
du Maryland : www.qis.net/chinalaw/
3/ Le site très documenté d’un cabinet d’avocats américains
spécialiste de la question : www.arentfox.com/home.html
4/ Le site de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) :
www.wto.org/
5/ Le site de l’Organisation mondiale de la propriété
D.R.

intellectuelle (OMPI) avec l’ensemble des textes :


www.wipo.int/

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