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Livret Lhote Le Jeu Une Histoire de L Humanite PDF
Livret Lhote Le Jeu Une Histoire de L Humanite PDF
par
Jean-Marie LHÔTE
Le Jeu : une histoire de l’Humanité
par
Jean-Marie LHOTE
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Sommaire
Le Hasard ...................................................................................................................................... 7
Apparition de la notion de hasard
Les instruments du hasard
Comment tirait-on au sort?
Bibliographie ................................................................................................................................. 47
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Le hasard
7
Apparition de la notion de hasard
Quatre notions cernent la notion de hasard dans la langue latine :
Casus : l’accidentel, le fortuit, les circonstances imprévues…
Alea : l’aléatoire des tirages des dés et autres instruments du même
genre.
Fors : l’univers du sort et de la divination.
Fortuna : la déesse présidant au destin des hommes.
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Les instruments du hasard
Le hasard pur naît de l’utilisation d’un instrument : un coquillage lancé, un fruit dissymétrique, quel-
ques petites plaquettes d’ivoire, un osselet, un ou plusieurs dés… viendront ensuite les cartes à jouer,
les billets et les roues de loterie. Aujourd’hui les procédés de tirages aléatoires électroniques se géné-
ralisent.
Les osselets constituent un repère intéressant en ce sens car deux d’entre eux ont été retrouvés dans
une tombe d’Europe centrale, datés de 4.200 ans avant Jésus-Christ l’un est en os, l’autre en or ; ils
auraient pu servir d’amulettes. Ces osselets sont les plus anciens instruments de tirage au sort actuel-
lement connus, fabriqués ou travaillés par l’homme.
Pendant toute l’antiquité gréco-latine l’usage des osselets comme instrument de jeux et de divination
est répandu car leurs quatre faces distinctes étaient affectées d’une valeur différente.
Les plus anciens dés cubiques connus datent pour leur part de 2.600 ans, avant Jésus-Christ et pro-
viennent de la vallée de l’Indus.
Dans l’Antiquité, d’autres dés sont des polyèdres à douze Dés allongés à quatre faces, Inde, XIXe siècle.
faces ou davantage – comme ceux qui sont utilisés de nos Paris, coll. Jean Vérame.
jours dans certains jeux sur plateau.
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Le jeu représentation du monde
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Antiquité des jeux
Les jeux de force et d’adresse naissent et se développent en même temps que
l’homme lui-même. D’ailleurs, les animaux jouent ! Si la domestication du
feu remonte à 400.000 ans, on peut imaginer que les premiers jeux d’adresse,
les poursuites, le cache-cache se sont développés à partir de 200.000 ans…
Viennent ensuite les jeux se pratiquant sur des tabliers, avec des cailloux, des
graines, des pions : les mancalas africains, dont l’awélé est la forme la plus
simple, pourraient avoir connu leurs premières formes à la même époque
vers -4000. De même quelques jeux de pions très simples pratiqués sur des
diagrammes dessinés à même le sol.
Mehen faïence bleue. Egypte,IIème dynastie époque thinite, vers 3000 avant Jésus-Christ.
Paris, musée du Louvre.
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Les tabliers de jeux
(3000 avant Jésus-Christ)
De nombreux diagrammes de jeux sont dessinés à même le sol, ce qui donne tout l’intérêt aux premiers ta-
bliers transportables qui datent des premières dynasties égyptiennes, environ 3000 ans avant JC. D’autres
apparaissent presque simultanément en Mésopotamie ; nous sommes à l’époque de l’invention de l’écriture et
comme la pointe du stylet rencontre le support d’argile, les pions évoluent sur les cases des tabliers de jeux.
Pendant deux millénaires et demi l’Égypte et le Moyen Orient connaissent un type de jeu et un seul, fondé sur
le parcours des pions qui traversent une série de cases selon les indications de lancers de dés ; le premier qui
arrive au terme est le gagnant. Parfois les cases sont remplacées par des trous dans lesquels les joueurs placent
leurs fiches.
Outre le Senet et le Mehen égyptien, il faut mentionner le célèbre jeu royal d’Ur et les jeux dits des trente
points.
De nombreuses variétés de parcours s’observent ainsi, le principe étant le même. Ces parcours évoquent la
chevauchée des guerres, les razzias, l’ivresse des conquêtes où le hasard se confond avec le destin.
Détail tablier de jeu des vingt cases. Mehen, Egypte, Ier ou IIéme dynastie
Sumer, tombe royale d’Ur, vers 2600 avant Jésus-Christ. vers 3000 avant Jésus-Christ.
Bois incrusté de coquillage, calcaire rouge et lapis-lazuli. Paris, musée du Louvre.
Londres,British Museum.
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500 avant Jésus-Christ :
la Grèce invente le tablier carré
Aucun des tabliers pour les jeux de parcours de l’Égypte et de la Mésopotamie ne sont carré ; ces derniers
apparaissent en Grèce. Alors les joueurs qui étaient concurrents en se déplaçant au coude à coude deviennent
adversaires affrontés face à face. La transformation s’effectue vers 500 avant JC en évoquant l’esprit des
géomètres et surtout le nouveau type de guerre entre cités ou deux groupes de fantassins armés d’une longue
lance et défendus par un bouclier foncent l’un vers les uns vers les autres pour tuer le maximum d’ennemis.
Le hasard a disparu ; que les plus valeureux gagnent.
Nous connaissons mal les jeux grecs mais ils illustrent de principe où les pions sont des armes qui avancent
vers les pions adverses pour les détruire, selon des règles qui évoquent de loin la manière de notre jeu de da-
mes.
À noter qu’une famille de jeu nouvelle ne se substitue pas à ce qui existe, mais s’ajoute en développant les
ressources ludiques.
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Les deux nouveautés des échecs
Une troisième famille de jeux prend naissance en Inde vers le Ve siècle après J.-C., c’est-à-dire un millénaire
après l’apparition des jeux d’affrontement en Grèce – les phases de développement des familles de jeux ont
des durées qui étonnent ; deux millénaires et demi pour les jeux de parcours au Moyen-Orient, un millénaire
ici !
Cette nouvelle famille trouve rapidement en Perse son statut particulier qui fonde le jeu d’échecs. Deux prin-
cipes nouveaux interviennent :
1) Les pièces sont hiérarchisées, c’est-à-dire que leurs déplacements sur les cases de l’échiquier obéissent à
des mouvements différents, ce qui augmente ou réduit, selon les cas, leur puissance.
2) La victoire ne s’obtient plus par le plus ou moins grand nombre de combattants anéantis mais par la mort
du chef, le fameux « échec et mat », le roi est mort.
Le sage Bouzourgemir explique le jeu des échecs aux hindous. Miniature du Shahname (Le Livre des rois),
Perse, vers 1340.
New York, Metropolitan Museum of Art.
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Le Roi, le Vizir et la Reine
(VIIIe - Xe siècle)
Dans les débuts du jeu d’échecs le jeu ne connaît pas encore sa forme actuelle. L’évolution est progressive
et se manifeste essentiellement dans les mouvements du Roi et de son Vizir qui se transformera plus tard en
Dame, lors de l’arrivée du jeu en Europe.
Le vizir se déplace d’une seule case en diagonale en restant toujours à proximité de son roi ; il est un timide
respectueux incapable de prendre la moindre initiative. Si l’on ajoute que la pièce qui deviendra notre fou se
déplace seulement de deux cases en diagonale, il en résulte un déroulement de la partie lente et sans grand
relief. En revanche le char de guerre se déplace comme notre Tour actuelle ; de même pour le cavalier.
L’évolution postérieure aura pour effet d’accélérer le rythme, de raccourcir la durée des parties, de réveiller
les joueurs, en quelque sorte.
Quand le Vizir se transforme en Reine sous l’influence de l’amour courtois européen, la nouvelle pièce con-
serve sa réserve, sa timidité, ses mouvements lents mais le fou peut dépasser les deux cases en diagonale aux-
quelles il avait droit antérieurement pour se déplacer en augmentant ainsi sa puissance.
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Où la Dame devient la pièce maîtresse
À la fin du XVe siècle, un événement considérable se produit dans l’univers échiquéen et dans le monde en
général. En se limitant à une seule date : 1492 est celle de la découverte de l’Amérique. Par ailleurs un mou-
vement féministe a pris naissance au tout début du siècle quand Pierre de Hauteville, échanson du roi Charles
VI, imagine la Cour amoureuse dédiée à la glorification du sexe féminin. Une impulsion décisive intervient
en 1424 avec le célèbre poème d’Alain Chartier le Lai de la Belle Dame sans mercy qui met en scène une
dame décidée à s’affranchir de l’amour courtois. Le scandale causé par ce texte est considérable et influence
la belle société pendant tout le siècle. Un autre auteur, Martin Le Franc, compose un long poème à la gloire
de la femme sous le titre Le champion des dames où il invite directement les dames à prendre leur destin en
main ; il emploie pour la première fois l’expression « dame enragée » Son manuscrit est imprimé vers 1490
et voyage. Ce mouvement féministe est illustré par un certain nombre de princesses guerrières en Italie et en
Espagne – sans parler de l’exemple de Jeanne d’Arc.
Martin Le Franc propose un solide repère dans la mutation des pouvoirs de la Dame aux échecs car le phé-
nomène se produit en Espagne à partir de 1495, peu après l’édition de son ouvrage et le nouveau jeu prend le
nom d’Échecs à la dame enragée par opposition au jeu classique Les échecs du roi. Ce changement de déno-
mination est tout un programme.
Les autres modifications sont mineures ; elles concernent la possibilité d’échanger les positions du Roi et de
la Tour (le roque) ou la possibilité d’avancer les pions de deux cases quand ils quittent leur ligne de départ…
Bientôt de grands tournois internationaux seront organisés et le jeu fixera sa forme définitive aux XVIe et
XVIIe siècles, c’est-à-dire un millénaire après l’apparition en Inde. L’histoire des jeux illustre les durées con-
sidérables qui constituent les civilisations.
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Les cartes à jouer
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Les cartes à jouer
La diffusion de la gravure sur bois donne naissance à un nouvel instrument de jeu : les cartes à jouer. Des
figures et des points imprimés sur des petits cartons constituent des ensembles cohérents : en Europe le jeu
classique comporte cinquante-deux cartes réparties en quatre séries repérées par des “enseignes”.
Deux grandes familles d’enseignes naissent dès l’origine et se perpétuent jusqu’à nos jours :
En France : Carreau, Cœur, Pique, Trèfle.
En Italie et en Espagne : Denier, Coupe, Épée, Bâton.
Des variantes s’observent en d’autres régions.
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1370 : Les cartes à jouer.
Un acte de naissance particulier
Au cours de cette première période, tous les spécimens ont été perdus. On peut supposer que, ne possédant pas
de valeur marchande pour la plupart, les cartes étaient jetées quand elles ne pouvaient plus servir. En revan-
che les premiers spécimens conservés sont précieux, peints à la main comme des miniatures. C’est le cas des
superbes tarots enluminés de la famille Visconti, réalisés dans les années 1450.
Avant l’apparition des cartes à jouer, les jeux de société concernent essentiellement deux classes sociales si-
tuées aux deux extrémités de la population ; les princes dans les châteaux qui jouent aux échecs, aux tables et
aux dés, et les soldats ou autres aventuriers qui jouent aux jeux d’argent dans les tripots. Le peuple pratique les
jeux de force et d’adresse les dimanches et jours de fête ; les jeux d’argent sont pour lui d’un autre monde.
J.-M. Lhôte pense que le jeu a pénétré dans la bourgeoisie en formation par l’intermédiaire des cartes à jouer.
Il ne s’agit pas de jeux de hasard pur, mais de hasard raisonné où, une distribution étant faite, le jeu consiste à
en tirer le meilleur parti possible, à l’image des qualités qui se trouvent en chacun à la naissance, qu’il convient
d’utiliser au mieux.
Aux Trois Maures. Adresse d’un maitre cartier. La tireuse de carte, Luca de Leyde, vers 1509.
Paris XVème siècle. Paris, musée du Louvre.
Cette diffusion correspond dès l’origine à une grande variété de jeux différents, selon quatre familles princi-
pales :
1) Le décompte, quand le gagnant additionne les points de ses cartes.
2) La série quand il s’agit de constituer une suite donnée de cartes.
3) Les levées lorsque les joueurs s’affrontent à chaque coup pour comptabiliser leurs “plis” après épuisement
de leurs cartes.
4) Les combinaisons de plusieurs cartes dans une main.
Ces familles peuvent évidemment se combiner entre elles, donnant naissance à des jeux de plus en plus
nombreux et qui peuvent devenir au fil des années très complexes.
Fabrique de carte à jouer dans une maison de la place Dauphine, vers 1610.
Paris , musée Carnavalet.
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Les vertus pédagogiques
des cartes à jouer
D’une certaine manière, la pédagogie du calcul semble légitimer le matériel ludique qu’est la carte à jouer.
Commerçants et bourgeois ne pratiquent pas les jeux de cartes à déroulement rapide, nécessitant peu de ré-
flexion. Le jeu qu’ils affectionnent alors est le piquet, un jeu à la fois simple puisqu’il se pratique à deux avec
trente-deux cartes seulement mais où de nombreuses combinaisons sont possibles donnant lieu à une compta-
bilité difficile, à une époque où l’instruction scolaire est fort limitée.
Cet aspect du jeu dédouane ceux qui jouent. Il les soulage de cette honte qu’ils pourraient avoir de jouer, puis-
qu’au moins, on s’entraîne à compter.
Il faut souligner que les jeux de cartes ne sont pas pour autant des jeux pédagogiques. En effet, c’est plutôt
la pédagogie qui naît de l’exercice du jeu. D’ailleurs nous considérons qu’un jeu est toujours pédagogique, il
apprend toujours quelque chose, mais sa finalité n’est pas l’enseignement, elle est de jouer.
Tout dépend de la manière dont est considéré le jeu et de l’intention dans laquelle il est proposé. Si un puzzle
en forme de carte de France, par exemple, est donné à un enfant pour lui apprendre ses départements, l’aspect
ludique risque de s’effacer au profit de l’enseignement : dans quelle mesure peut-on parler encore de jeu ?
Les jeux de cartes, et bien d’autres, développent des qualités de calcul et de réflexion, sans avoir l’instruction
comme but ; l’efficacité “pédagogique” n’en est que plus grande.
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Le bridge et les échecs,
reflets de deux visions du monde
Considérer le monde sous le prisme du jeu peut aider à mieux le comprendre. Il est évident que la Chine
cultivant l’art du weiqi (le go) développe un esprit différent des Africains jouant à l’awélé. Dans le monde
occidental, deux jeux se sont imposés comme des chefs d’œuvre, ce sont pour les jeux de tablier, les échecs,
et pour les jeux de cartes, le bridge.
Tandis que le joueur d’échecs recherche les meilleures situations des pièces sur l’échiquier et réfléchit aux
effets de ses décisions, le joueur de cartes examine ses forces, celles des adversaires et du partenaire éventuel.
En ce sens, l’esprit des échecs diffère de celui du bridge, non pas tellement pas l’intervention ou non du ha-
sard, mais par les réflexes développés chez les joueurs : position et anticipation dans les échecs, évaluation et
partenariat dans le bridge. À partir de la Renaissance, la guerre croise les deux conceptions : le rôle des places
fortes et leur position se conjugue avec la recherche de coalitions puissantes. De plus on cherche à anticiper
l’avenir en créant des alliances solides par le mariage des princes entre nations.
Les dirigeants de pays comme la Russie ou le Moyen-Orient passionnés par le jeu d’échecs ne vont pas avoir
les mêmes réactions aux événements que d’autres où le bridge est à l’honneur. Même si l’observation peut
paraître caricaturale, il n’est pas mauvais de l’avoir à l’esprit quand nous observons l’évolution du monde
contemporain et le déroulement de ses guerres.
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La littérature sur les jeux
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Littérature sur les jeux
Les premiers auteurs s’étant intéressés aux jeux sont les éducateurs et les moralistes. En soi, le jeu n’est ni bon
ni mauvais. Tout dépend de l’usage qui en est fait. Se distraire est d’ailleurs une nécessité et les récréations
font partie de tous les « projets pédagogiques ».
Il n’en va pas de même pour les jeux d’argent. Ceux-ci sont condamnés par les autorités politiques en raison
des troubles qu’ils suscitent et par l’Église pour quatre raisons principales :
- Le joueur habité par une passion cesse d’être une personne raisonnable, digne de son humanité à l’image de
Dieu.
- Le joueur sort du cadre social en usage et d’une certaine façon le met en cause, ce qui est inacceptable.
- Le joueur a toute chance d’être un débauché ou de le devenir.
- Le joueur dilapide des biens qui auraient mérité un meilleur usage.
Aristote.
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Les premières règles écrites
Les règles des jeux de l’antiquité ne sont pas connues avec précision ; elles peuvent seulement être recons-
tituées avec vraisemblance. Tel est le cas pour le Senet égyptien ou pour le jeu royal d’Ur, dont des versions
modernes se trouvent aujourd’hui dans le commerce.
La plus ancienne règle écrite qui a été retrouvée se trouve sur une tablette babylonienne conservée au British
Museum, datée d’environ 300 avant Jésus-Christ. Elle a été déchiffrée par Irving Finkel dans les années 1990
et se réfère au parcours du jeu royal d’Ur.
Par la suite, des textes permettent de comprendre le fonctionnement d’autres jeux grecs et romains en laissant
malheureusement très souvent place à des incertitudes. Il faut attendre les VIIIe et IXe siècles après Jésus-
Christ pour disposer de manuscrits arabes donnant des problèmes d’échecs en forme de fins de parties.
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Alphonse X le sage,
roi de Castille (1283)
Jusqu’en 1283, les jeux sont considérés dans les textes essentiellement sous l’angle moral, c’est-à-dire en con-
damnant les pertes de temps et d’argent. Les jeux de hasard purs sont prohibés et le resteront. En revanche les
jeux de force et d’adresse, les jeux de kermesse sont valorisés dans la mesure où ils constituent des formes de
détentes nécessaires au physique comme au moral. Certains d’entre eux sont encouragés par la société quand
ils peuvent servir d’entraînement pour la guerre, comme le tir à l’arc ou à l’arquebuse.
Or en 1283, le roi Alphonse X le sage, roi de Castille, fait composer par les savants dont il s’est entouré une
série d’encyclopédies sur toutes les connaissances de son temps, de l’astronomie à la botanique et la zoolo-
gie…
Parmi l’ensemble de ces livres, l’un deux est consacré aux jeux en usage à l’époque ; il est d’autant plus pré-
cieux qu’il est illustré de cent cinquante miniatures dont dix en pleine page, constituant un véritable trésor. Les
échecs ouvrent l’ouvrage ; viennent ensuite les jeux de dés, les jeux de tables, ancêtres de notre backgammon
et enfin divers autres jeux comme la marelle, le jeu du moulin, la poursuite du lièvre…
Le premier exemple du genre parait en France en 1654 sous le titre Maison académique des jeux. Son signa-
taire, La Marinière, reste obscur quoiqu’il fréquente la cour de France. Ce petit livre aura un grand succès et
connaîtra une postérité qui se prolonge encore aujourd’hui. Une “académie” est le lieu où les règles se fixent
or à l’époque, elles peuvent encore varier d’une région ou d’un pays à l’autre pour un même jeu. Ainsi le jeu
entre dans le champ social en uniformisant les règles et les usages.
On trouve dans ce premier manuel les règles des échecs et du trictrac, mais non celles des dames, encore dans
les limbes sous sa forme moderne. Les principaux jeux de cartes sont présents ainsi que le billard, la paume…
et même le jeu de l’oie, qui peut faire l’objet d’enjeux d’argent.
Les ouvrages de ce genre constituent évidemment des mines de renseignements qui permettent de dater l’appa-
rition de tel ou tel jeu , de suivre les modes et les abandons, de juger des qualités intellectuelles nécessaires.
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Premier essai philosophique
sur le jeu (1938)
Une meilleure connaissance des règles des jeux, à partir du livre de La Marinière, accompagne des recherches
d’érudits dans le domaine de l’histoire. En 1694, l’Anglais Hyde publie une histoire des jeux orientaux (en
latin) mais reste longtemps un isolé avant que des travaux essentiels voient le jour au 19e siècle, consacrés
aux cartes à jouer, aux jeux des anciens, et un, plus tard, aux échecs avec l’ouvrage fondamental de Murray,
publié en 1913. En France, les magnifiques livres illustrés d’Henry-René D’Allemagne, dans les années 1900,
sur Les cartes à jouer, Les jeux et les sports, les récréations et les passe-temps sont des références essentielles.
Mais les jeux restent encore des objets de curiosité qui ne paraissent pas dignes de l’attention des philosophes.
Schiller, à la fin du 18e siècle, se trouve à peu près seul à proposer une réflexion en ce sens.
Ce sera le mérite de Johan Huizinga avec son Homo ludens, paru en 1938, de s’attacher à la fonction sociale
du jeu en composant le premier essai moderne concernant le jeu. Le nom d’homo sapiens ne convient pas très
bien à notre espèce parce que nous ne sommes pas si raisonnables. Celui d’homo faber nous définit encore
moins bien, car faber peut qualifier n’importe quel animal. Celui de ludens ne serait-il pas celui qui convien-
drait le mieux à l’espèce humaine ? C’est ce que propose Huizinga dans cet essai où il montre que le jeu est
un facteur fondamental de tout ce qui se produit au monde, de toutes les grandes manifestations de la vie col-
lective : culte, poésie, musique, danse, droit, science, guerre, etc.
En France, Roger Caillois apporte une contribution décisive à la connaissance du jeu.
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Les jeux d’argent
Tous les jeux peuvent faire l’objet d’enjeux, y compris les jeux de force et d’adresse qui suscitent souvent des
paris et jusqu’aux jeux de stratégie comme les échecs. Néanmoins ce sont les jeux de hasard pur qui consti-
tuent les supports privilégiés pour les enjeux d’argent.
À partir de ce principe, les tableaux de pari se sont multipliés en augmentant le nombre des cases, selon que
l’on joue avec deux et trois dés ou encore avec une roulette. En même temps des jetons numérotés tirés d’un
sac jouaient le même rôle pour diverses formes de lotos. A partir du XVIIIe siècle, graveurs et imprimeurs se
sont ingéniés à illustrer les cartons de lotos pour les rendre plus séduisants.
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Les loteries d’Etat
Le tirage de lots au sort est une pratique ludique ancienne : partage d’un gâteau, tirage de fèves, attribution de
cadeaux entre amis, etc. Parfois, il s’agit de choix moins agréable comme dans la chanson, où des marins tirent
à la courte paille pour savoir lequel d’entre eux serait mangé…
Au Moyen-Âge, des loteries sont organisées dans certaines grandes villes d’Europe pour le financement d’édi-
fices public : hôpitaux et ponts en particulier. Dès le XVe siècle, il existe des témoignages de loteries proches
des nôtres, mais il ne s’agit pas encore de loteries d’État.
En France, la première du genre est instituée en 1539 par un édit de François 1er, mais les tirages sont très
irréguliers et le fonctionnement si mal assuré qu’il n’est pas possible de la prendre en compte. Cette loterie
se nommait “blanque” car l’urne servant au tirage comportait un certain nombre de billets blancs qui ne ga-
gnaient rien et lorsqu’ils étaient sortis et montrés au public, l’opérateur criait “blanque”.
C’est au milieu du XVIIIe siècle en Europe que les loteries prennent véritablement leur envol.
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De Casanova à la Loterie Nationale
(le jeu à grande échelle)
Après quelques essais peu concluants sous le règne de Louis XIV, le
vrai départ est donné en 1757 par Louis XV quand il cherche des fonds
pour terminer la construction de l’École Militaire. De passage à Paris,
Casanova réussit à convaincre le Contrôleur Général des Finances d’or-
ganiser une loterie sur le modèle de celles qui se réalisent en Italie. À la
fois séducteur et joueur, il réussit même à se faire attribuer la gérance de
plusieurs bureaux de loterie.
L’organisation était un vrai spectacle nécessitant des bureaux dans les principales
villes du royaume et des courriers annonçant les résultats pour cette première loterie
fonctionnant une fois par mois. Cependant d’autres loteries dites “de charité”, orga-
nisées souvent par des institutions religieuses, continuaient de fonctionner parallèle-
ment, jusqu’en 1776, date à laquelle Louis XVI impose un monopole de fait en créant
la Loterie Royale. La Loterie d’État s’impose alors. Entre temps, Casanova avait
quitté la France pour d’autres cieux.
Cette loterie, jugée immorale, subit une courte interruption pendant la Révolution française, bien vite remise
en fonction pour cause de déficit chronique des finances. Napoléon n’eut garde de la supprimer et elle disparu
seulement en 1836, pour reprendre vie après la guerre de 1914-1918, au profit des grands blessés survivants
– les “gueules cassées”. La loterie nationale n’a plus cessé de fonctionner depuis, même sous le gouvernement
de Vichy pourtant des plus moralisateurs.
Tandis que les cartes à jouer avaient fait pénétrer le jeu de hasard raisonné chez la bourgeoisie, les loteries
introduisaient le hasard pur dans le peuple.
Tandis que la loterie est interdite en France à partir de 1836 et les autres jeux d’argent, prohibés, les villes
d’eaux à l’étranger profitent de l’occasion pour proposer à leur clientèle fortunée des distractions en rapport
avec leur situation.
Jusqu’ici les curistes, oisifs la plupart du temps, jouaient certainement dans des salons privés et voici que les
administrateurs de ces stations de soins et de repos vont édifier à leur intention des hôtels de luxe, dotés de
salles de jeux magnifiques qui vont désormais régner sur l’univers des jeux d’argent sous le nom de Casino.
Cette fois, ces jeux plus ou moins honteux antérieurement, ou tout au moins discrètement pratiqués, trouvent
leurs temples. Rien n’est assez riche dans les installations, ni assez facile d’accès. Une ère nouvelle s’ouvre
où le Casino et la Bourse vont désormais déployer leurs séductions en générant des profits considérables pour
les organisateurs. Socialement pour la collectivité et psychologiquement pour les individus, le jeu d’argent a
trouvé son honorabilité.
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Les caractéristiques
des jeux en boîte
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Les jeux en boîte
Jusqu’à la fin du XIXe siècle, la plupart des instruments de jeux permettent d’en pratiquer plusieurs ; c’est le
cas des dés, des cartes à jouer, des damiers… Les exceptions confirment la règle avec les jeux de l’oie ou les
petits chevaux, par exemple. L’expression “jeu en boîte” vient rappeler qu’avec les instruments qui se trou-
vent dans cette “boîte” on peut jouer à un jeu et à un seul. Impossible de jouer à un autre jeu que le Monopo-
ly avec une boîte de Monopoly, de même pour le Scrabble, le Trivial Pursuit, etc. Par ailleurs, les auteurs de
ces jeux cessent d’être anonymes ; ils éditent leurs jeux comme on édite des livres où de nombreux tombent
dans l’oubli, tandis que s’imposent quelques best-sellers.
Ces jeux se sont développés à partir de la fin du 19e siècle en s’inspirant souvent de la stratégie militaire, avec
des reproductions de batailles utilisées dans la formation des officiers. La plupart des jeux de simulation que
nous trouvons aujourd’hui ont puisé ici leur origine. Viennent ensuite des jeux en relation avec la vie éco-
nomique, et la bourse en particulier ; ils sont à l’origine du Monopoly, pour ne citer qu’un seul exemple – le
Monopoly inventé par l’américain Charles B. Darrow en 1929.
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Le jeu de l’oie (vers 1600)
Le jeu de l’oie est l’un des derniers jeux important à ne pas avoir d’auteur connu. Les recherches de Thierry
Depaulis permettent de situer son apparition au tout début du XVIIe siècle, très vraisemblablement en Italie.
Comme pour les tarots, la construction du jeu de l’oie obéit à une numérologie calculée ; le nombre des cases
est 63 (9 x 7 = 63). Les oies sont disposées de neuf en neuf cases ; cette répartition prend un relief particulier
dans les premiers jeux dont les cases ne sont pas illustrées en dehors des accidents classiques : pont, hôtel,
prison, etc. Pierre Dietsch, grand collectionneur et savant en ce domaine a publié des pages éclairantes sur ce
thème.
Étymologiquement, nous nous interrogeons encore sur l’origine du nom “Jeu de l’oie”. Fait-on référence à
l’animal domestique ou doit-on plutôt considérer “oie” comme une forme altérée de “ouie” ? Rappelons le
titre de l’ouvrage de Charles Perrault édité en 1697, “Les contes de ma mère l’Oye”, faisant référence aux
contes populaires de la tradition orale. Quand on dit de quelqu’un qu’elle est une personne entendue, c’est
qu’elle sait des choses ignorées du commun des mortels.
Jeu de l’oie, Bologne fin du XVIème - début du Jeu de l’oie. Espagne, début XVIIème siècle.
XVIIème siècle. Coll. privée. Panneau incrusté d’ivoire. Coll. privée.
Au même titre que l’œuvre de Perrault, il est légitime de considérer que le jeu de l’oie est le jeu de l’ouie, le
jeu de l’entendement. Le jeu de l’oie est la représentation symbolique de notre monde avec la prison, les acci-
dents, toutes sortes de péripéties, bonnes ou mauvaises, qui composent la vie. Selon l’analyse de Jean-Marie
Lhôte le jeu de l’oie [qui fait remarquer de surcroît que le jeu de l’oie est contemporain des premières anato-
mies de l’oreille, avec son labyrinthe en spirale] est de la famille des “Contes de ma mère l’Oye” sur la forme
“Oyez, Oyez bonne gent, c’est la vérité que je vais vous raconter à travers ce jeu qui est le jeu de la vie”. Cette
interprétation, seduisante en français, l’est moins évidente en italien mais l’oie reste un oiseau mystique.
Très tôt, l’imagerie s’empare du jeu pour produire des jeux plus ou moins luxueux traitant de tous les thèmes :
pédagogie, économie, politique, religion… tout est passé à travers le prisme du jeu de l’oie.
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Le Scrabble (1931)
Inventé par l’américain Alfred Butts, le Scrabble est un jeu de lettres qui a la particularité de se pratiquer sur
un plateau. Dans les jeux de lettres antérieurs (le Diamino, le Lexicon…), les lettres étaient posées sur la ta-
ble sans plateau, c’est-à-dire sans position plus ou moins favorables pour le décompte des points. Ce plateau
instaure une tension ludique très supérieure car le jeu et à la fois un exercice intellectuel classique et un jeu
de territoire.
Le Scrabble a été diffusé en Angleterre à partir de 1952 et en France en 1960, avec une légère adaptation pour
la langue française. Dès son arrivée en Europe, il a reçu un accueil enthousiaste. Clubs de joueurs, fédérations
nationales, compétitions allant jusqu’à des championnats du monde amplifient l’audience du jeu. Pour couron-
ner le tout, il donne pour les jeux de lettres à la télévision une légitimité spectaculaire.
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LeTrivial Pursuit (1979)
Ce jeu, apparu au Canada en 1979, a pour auteur Chris Haney et Scott Abott.
Le stimulant apporté par le Scrabble aux jeux de lettres avec son plateau aux cases privilégiées, se retrouve
avec le Trivial Pursuit, cette fois dans la manière de compter les points.
Les jeux de questions – réponses sont anciens et la Renaissance en donne des exemples fameux, mais com-
ment les organiser en compétition, comment désigner les gagnants sans contestation? La solution habituelle
consiste à faire comptabiliser les points par l’un des joueurs qui note chaque résultat sur une feuille de papier,
le score final étant connu seulement à la fin de la partie. L’idée lumineuse du Trivial Pursuit est de visualiser
la progression des participants, à l’aide de ce fameux “camembert” curieux et spectaculaire.
Notons que les jeux de dés de la famille du backgammon fonctionnent sur le même principe en permettant à
chacun de suivre la progression de ses pions sur un tablier qui est en fait un instrument de décompte, de même
l’utilisation d’abaques où les joueurs déplacent des fiches dans les trous d’une tablette dans certains jeux de
cartes permettant de visualiser la partie en cours ; le Trivial Pursuit développe avec bonheur les mêmes prin-
cipes, dans le domaine des jeux d’esprit.
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Le spectaculaire et le vivant
Aujourd’hui, les grands jeux peuvent se pratiquer sur ordinateur, à commencer par les échecs et le bridge mais
également de nombreux jeux modernes transposant les jeux de guerre et de simulation joués à leur naissance
sur des plateaux. On ne peut dire cependant que l’informatique ait donné lieu à l’apparition d’une nouvelle
famille de jeux de société. L’ordinateur suscite seulement des manières différentes de jouer et permet des
échanges entre joueurs parfois très éloignés, selon des modalités inconnues auparavant.
Echecs. Awalee.
Civilization III.
Même remarque en ce qui concerne les jeux télévisés qui prolifèrent. Ils mettent au goût du jour des divertis-
sements de salon ou des jeux de kermesse des siècles passés, en cherchant à en faire des spectacles populaires.
La “nouveauté” tient essentiellement à la mise en scène qui les transforme en spectacles.
Quant aux lotos et loteries, leur emprise est désormais universelle, depuis les grands tirages médiatisés jus-
qu’au geste intime de l’amateur du ticket à gratter.
Face à ces trois mécanismes extraordinaires (Ordinateur, Télévision, Loteries) un renouveau remarquable
s’observe à travers de multiples jeux de société foisonnants d’intelligence. Sortant de l’anonymat, une géné-
ration d’auteurs conçoit des jeux comme des écrivains leurs livres. Ils les font connaître dans les concours
d’inventeurs de jeux, dans les festivals et par des éditions. Certains jeux deviennent des best-sellers et d’autres
restent confidentiels mais ce mouvement est profond et semble irréversible. L’Allemagne est aujourd’hui un
foyer vivant en ce domaine. Ce phénomène, dont le grand public n’a pas encore pris conscience, est de grande
importance intellectuelle et ludique.
Au premier rang des appuis privilégiés que mérite l’inventivité des auteurs d’aujourd’hui à la rencontre d’un
public vivant, se trouvent les ludothèques.
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Bibliographie
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CAILLOIS Roger (éd.), Jeux et sports. –Paris, Gallimard. - Encyclopédie de la Pléiade; 23, 1967.
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et d’aujourd’hui).
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national d’études humanistes, Tours, juillet 1980. 1982. - Paris: J.Vrin. - (De Pétrarque à Descartes; 43)
AUTREMENT. - 1982. - Passions de joueurs: poker, casinos, bourse : ils ont choisi le risque, le jeu, la peur.
- Paris: Autrement. - 240 p. - (Autrement; 45).
DUFLO Colas. - Le jeu: de Pascal à Schiller. – 1997, Paris : Presses universitaires de France.
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THIBAUD Robert-Jacques, Le jeu de l’oie, Pratique d’un labyrinthe initiatique et divinatoire, Bibliothèque
de l’initié.
BETBEZE Jean-Paul, Le loto. - 1982. - Paris: Presses universitaires de France. - (Que sais-je?; 1959).
BRUNO Bernard (et al.),Loterie nationale (Belgique), Loteries en Europe: cinq siècles d’histoire. - 1994. -
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FREUNDLICH Francis, Le monde du jeu à Paris 1715-1800. -1995. Paris: A. Michel. - (Bibliothèque Albin
Michel. Histoire).
GUILBERT Jean-Claude, DESCOTILS Gérard, Le grand livre des loteries: histoire des jeux de hasard en
France. - 1993. - Paris: L’Archipel: La Française des jeux.
YONNET Paul, Jeux, modes et masses: la société française et le moderne 1945-1985. – 1985, Paris: Galli-
mard. - (Bibliothèque des sciences humaines).
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De l’Egypte à l’Europe, en passant par la Perse, un spécialiste retrace l’histoire des jeux
comme le méhen, le sénet, les échecs ou le jeu de l’oie.
Grâce à des repères chronologiques précis, Jean Marie LHÔTE entreprend ce voyage dans
le temps à la recherche des jeux qui reflètent notre monde.
Objectifs pédagogiques :
- Donner des points de repères dans le temps sur les différents types de jeux.
- Découvrir l’histoire des jeux anciens et l’origine des jeux actuels.
- Comprendre en diachronie les relations entre jeu et société.
CARAVANSERAIL DEVELOPPEMENT
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