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la crise du Covid, l’Union, à son tour, serait en train


d’accomplir cet acte fondateur : mutualiser la dette de
UE: les ambiguïtés du «moment
ses États membres, et raffermir sa souveraineté.
hamiltonien»
PAR LUDOVIC LAMANT De son côté, Stéphane Séjourné, chef de la délégation
ARTICLE PUBLIÉ LE MERCREDI 3 JUIN 2020
LREM à Strasbourg, a répondu à Bellamy :
Des observateurs ont parlé d'un « moment « Davantage qu’un “moment hamiltonien”, c’est
hamiltonien » après la proposition de la Commission un moment “rooseveltien” : on défend un “Green
de créer de la dette en commun en Europe, face à la Deal”, on assume un agenda qui fixe une politique
crise du Covid. Mais la référence aux pères fondateurs industrielle nouvelle ». Simple passe d’armes entre
des États-Unis est-elle pertinente pour penser les deux eurodéputés et concurrents politiques en
institutions de l’UE ? désaccord sur le degré d’intégration que l’UE doit
atteindre ? Sans doute, mais pas seulement.
Tous deux invités à un point presse pour réagir
aux annonces de la Commission européenne sur la Le débat qui se dessine est plus vaste : les défenseurs
relance de l’après-Covid, François-Xavier Bellamy d’une Europe intégrée ont-ils des leçons à tirer de la
et Stéphane Séjourné se sont engagés, la semaine constitution du fédéralisme aux États-Unis de la fin du
dernière, dans un débat acrobatique. Le premier, XVIIIe siècle ? Est-il pertinent, encore aujourd’hui, de
eurodéputé LR, avait prévenu : « Il est très dangereux penser l’Europe de 2020 au regard des États-Unis ?
d’utiliser une crise pour faire avancer un agenda Ces interrogations ne sont pas neuves. Enclenchée en
fédéraliste. L’UE ne doit pas connaître de “moment 2001, la Convention sur l’avenir de l’Europe, qui avait
hamiltonien” ». abouti à un projet de Constitution, rejeté en France
en 2005, avait par exemple pris pour modèle explicite
la convention de Philadelphie de l’été 1787. Cette
réunion avait débouché sur la Constitution des États-
Unis, toujours en vigueur aujourd’hui.
Autre écho transatlantique : en 2018, la Commission
de Jean-Claude Juncker, qui cherchait à relancer la
construction européenne, avait commandé au Peterson
Institute, une boîte à idées américaine, un rapport sur
les leçons à tirer de l’histoire des États-Unis « pour
l’intégration de l’UE ». Joint par Mediapart, l’ex-
eurodéputé Alain Lamassoure, qui avait participé aux
travaux de la convention sur l’Europe, et partisan
Un portrait d'Alexander Hamilton. d’une Union plus intégrée, reste prudent sur les
Bellamy s’empare ici de cette expression relayée par apprentissages du cas américain : « Les contextes
certains titres de presse anglo-saxonne, en référence politiques sont très différents, et nous avions été
à Alexander Hamilton (1757-1804). Le premier déçus, à l’époque de la convention, quand nous avions
secrétaire au Trésor de l’histoire des États-Unis était étudié en détail les rouages de la convention de
parvenu à transformer la dette publique des treize Philadelphie, un huis clos qui n’a duré que deux
États – issus d’anciennes colonies anglaises –, en une mois. » Retour en trois temps sur les ambiguïtés du
dette fédérale : un moment considéré comme inaugural « moment hamiltonien ».
pour l’État fédéral américain. Face aux défis nés de Le « moment hamiltonien » de 1790

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L'expression s'inspire du titre d'un classique de Hamilton plaidait pour une politique industrielle,
sciences politiques paru en 1975 aux États-Unis, quand Jefferson, lui, misait sur une économie agraire
Le Moment machiavélien, qui se proposait de pour le développement du pays », explique Desmedt.
revisiter, pour mieux la défendre, la pensée de
l'humaniste florentin de la Renaissance. Dans les
années 1980, explique à Mediapart l'économiste
Ludovic Desmedt (université de Bourgogne), des
universitaires américains, dont Richard Sylla, ont
revisité la figure d’un des pères fondateurs de l'histoire
des États-Unis, Alexander Hamilton, un peu tombé
dans l'oubli à l'époque. Ils en font un Machiavel
américain.
« Hamilton était très isolé de son vivant, mais il était
aussi le seul à penser de manière un peu moderne
la finance », assure Desmedt. Avocat né dans les
Antilles, domicilié à New York, il s'opposait à d'autres
pères fondateurs, dont Thomas Jefferson et James
Madison, originaires du sud des États-Unis. « Alors
que les anciennes colonies se libéraient à peine de
la tutelle britannique, Hamilton s'inspirait beaucoup Les « Federalist Papers », co-écrits par Hamilton (1787-88)

du modèle anglais pour penser la monnaie ou la En ce qui concerne la mise en commun des dettes
politique économique, ce qui agaçait énormément. publiques, une opposition se structure, exactement
inverse à celle que connaît l’Europe aujourd’hui : ce
sont les États du sud, les moins endettés, emmenés
par Jefferson et Madison (Virginie, Géorgie, etc),
qui s’opposent à une mutualisation, quand le Nord,
moins « vertueux », plaide pour plus de solidarité
fédérale. « Cela s’explique tout simplement parce que
les combats de la guerre d’indépendance ont eu lieu
au nord, et pas au sud », précise Desmedt.
Lorsque Hamilton propose, en avril 1790, de fusionner
les dettes fédérales des treize États – ce qui représente
à l’époque 70 millions de dollars, soit un tiers du PIB
de l’époque –, il échoue au Congrès. Défait, il parvient
tout de même à se faire inviter des semaines plus tard
à un dîner de réconciliation chez Jefferson. Il propose
alors une transaction : lâchez sur la mutualisation des
dettes, et vous obtiendrez la future capitale dans le sud
du pays. Jefferson accepte (même s’il dira plus tard
avoir fait la plus grande erreur de sa vie). Et New York
laisse la place à Washington, plus au Sud, pour devenir
la capitale politique du pays.

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Fort de ce succès, Hamilton parvient par la suite à and resilience facility, dans l’euro-jargon –, alimenté,
ouvrir en 1791 la première banque centrale du pays, la lui, à hauteur de 310 milliards d’euros. Wolfgang
First Bank, censée financer les investissements d’une Münchau, éditorialiste vedette du Financial Times,
future politique industrielle. Madison, une fois élu a sorti la calculette : « En répartissant le fonds
président, la fermera en 1811. L’épisode fait dire de 310 milliards d’euros sur quatre ans, j’en arrive
à Ludovic Desmedt que, « sans Hamilton, il n’y à un stimulus budgétaire de 0,6 % du PIB de
aurait pas eu de politique industrielle aux États- l’UE en 2019. Ce n’est pas rien. Mais ceux qui
Unis ». Hamilton, qui fonde également la première réclament un “moment hamiltonien” vont devoir
bourse de commerce à New York en 1792, incarne chercher ailleurs. »
à la perfection ce moment de bascule américaine En 1790, Hamilton proposait une mise en commun
des années 1790, où se fixent en quelques mois des de l’ensemble des dettes des États – un geste radical.
marqueurs essentiels : la capitale, la monnaie, les Aujourd’hui, Ursula von der Leyen élabore dans la
orientations économiques… précipitation un empilement de fonds et de dispositifs
C’est un certain Paul Volcker, ex-patron de la exceptionnels, qui n’aboutiront qu’à la mutualisation
FED américaine, et ancien conseiller économique d’une infime partie de la dette des Européens. Ce qui
de Barack Obama sur les questions financières (à fait dire avec ironie à Nouriel Roubini, économiste
l’origine de « lois Volcker » largement détricotées réputé pour ses analyses sombres, que l’UE n’est
depuis), qui va reprendre l’expression de « moment toujours pas sortie d’une « confusion de type non
hamiltonien », pour l’appliquer à l’Union européenne. hamiltonien ».
Dans un discours prononcé en 2011, il lâche : Mais la présidente de la Commission avait-elle
« L’Europe connaît son moment hamiltonien mais les moyens, politiques et juridiques, de proposer
sans Alexander Hamilton en vue. » L’expression n’a davantage ? Alors que le budget européen est censé,
cessé, depuis, d’être reprise. si l’on s’en tient aux traités, rester en permanence
Les limites d'un « moment hamiltonien » à l’équilibre, et qu’il y a de fortes chances que des
pour l’Europe citoyens européens attaquent en justice cette amorce
Le rapprochement entre 1790 aux États-Unis et de mise en commun des dettes dans les mois à venir, la
2020 en Europe fait-il sens ? Pas certain. D’abord voie semblait de toute façon étroite. D’autant que rien
parce que les annonces bruxelloises sont, à ce stade, ne dit qu’il existe aujourd’hui une majorité de citoyens
au conditionnel. Paris, Berlin et d’autres capitales européens favorables à un saut fédéral musclé.
ont abattu leurs cartes, tout comme la Commission
européenne, et le Parlement. Mais il reste aux 27 à
se mettre d’accord, à l’unanimité, sur un mécanisme.
La partie est loin d’être gagnée. Le dispositif avancé
par Ursula von der Leyen de dette en commun, risque
d’être amendé. Il pourrait par exemple ne concerner
que les 19 membres de la zone euro. Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne
(à droite), aux côtés de deux commissaires, Margrethe Vestager et
Autre difficulté : l’ampleur des montants. Si le Margarítis Schinás, mercredi au Parlement européen à Bruxelles © AFP

chiffre de 750 milliards d’euros a marqué les esprits, Le début du XXe siècle américain, le vrai moment
pour le futur fonds de relance européen, il faut de bascule ?
surtout se pencher sur les seuls 500 milliards d’euros,
promis sous forme de subventions (le reste consiste Si la comparaison avec les États-Unis de 1790
en des prêts, soumis à des subventions). Et plus semble hors sujet, d’autres universitaires plaident pour
particulièrement au nouveau véhicule créé – Recovery s’intéresser à une autre période américaine. Pour eux,

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c’est la première moitié du XXe siècle qu’il faudrait Mais ce fameux « saut fédéral » resterait bien plus
étudier, pour réfléchir aux contours d’une Europe plus difficile à accomplir en Europe aujourd’hui qu’aux
intégrée aujourd’hui. Création de la Réserve fédérale États-Unis au tournant des années 1930. Car les
en 1913, hausse des dépenses publiques, émergence dépenses publiques sont restées faibles jusqu’à la
d’un fédéralisme fiscal dans la foulée du New Deal de crise de 1929, et la création de programmes sociaux,
Roosevelt… sous l’impact du keynésianisme. Selon Georgiou, les
dépenses publiques ne dépassaient pas 2,5 % du
« Les États-Unis deviennent aussi, à cette époque,
PIB aux États-Unis jusqu’en 1914… Il suffisait donc
une véritable économie nationale, structurée par
d’augmenter progressivement les dépenses fédérales,
de grandes entreprises qui étendent leur structure
pour parvenir à davantage d’intégration.
de production sur tout le territoire. Cela rend la
comparaison pertinente avec l’UE, parce que les Le schéma européen est différent, puisque les
grandes entreprises de l’UE se sont européanisées dépenses publiques se situent déjà à des niveaux très
depuis quarante ans environ », explique Christakis supérieurs (plus de 55 % en France). Il s’agit non
Georgiou, politiste à l’université de Genève (et auteur pas d’augmenter le volume total, mais de transférer
d’un billet de blog sur le sujet dans le club de certaines de ces dépenses, de l’échelon national au
Mediapart). La comparaison se justifie d’autant plus niveau européen. L’opération, on s’en doute, est bien
que l’un des « pères fondateurs » de l’UE, Jean plus délicate d’un point de vue politique, puisqu’elle
Monnet, a travaillé aux États-Unis – il fut deux ans revient à saper en partie la souveraineté des États. Et
banquier à Wall Street – et cherchait à importer l’on en revient à cette question de fond, au risque de
certains éléments du modèle américain sur le continent mettre mal à l’aise plus d’un dirigeant européen – et
(lire par exemple cet entretien avec Antonin Cohen). à laquelle les écrits d’Alexander Hamilton ne seront
d’aucun secours : existe-t-il aujourd’hui une majorité
de citoyens européens partisans d’un saut fédéral ?

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