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Comment se forme et s'exprime l'opinion publique ?

Introduction :
Au début des années 1930, George Horace Gallup mit au point une technique de sondage
qui, contre toute attente, prédisait la victoire de Roosevelt aux États-Unis en 1936.
Pourtant, son échantillon représentatif était très faible : 5 000 personnes seulement ! De
plus, une célèbre revue annonçait dans le même temps la victoire de son adversaire sur
la base d’une consultation de plus de 2 millions d'individus. Cette anecdote montre à quel
point l'opinion publique est difficile à mesurer.
S'agit-il de l'opinion d'un petit nombre ou de celle de la majorité des individus ? Comment
l'opinion publique évolue-t-elle et comment la mesure-t-on ?

Dans un premier temps, nous nous intéresserons à l’histoire de la notion d’opinion


publique. Dans un deuxième temps, nous évoquerons le rôle des sondages dans la
mesure de l’opinion publique. Enfin, nous verrons quelle influence peut avoir un
sondage dans la compétition politique et donc dans la démocratie.

1. L’émergence de l’opinion publique au sein des démocraties


contemporaines
Le terme d’opinion publique se développe au siècle des Lumières (XVIIIe siècle). Elle ne
concerne alors qu'un cercle restreint d'individus. Ce n’est que progressivement qu’elle s’est
étendue à l'ensemble des citoyens.

Définition
Opinion publique : L'opinion publique est l'ensemble des convictions et des valeurs
partagées, des jugements, des préjugés et des croyances de la population d'une
société donnée.

a. Une opinion des catégories « éclairées »


L’expression « opinion publique » apparaît au XVIIIe siècle dans les milieux bourgeois et
cultivés de Paris. Elle se diffuse dans des lieux spécifiques, au cours de réunions littéraires
et philosophiques appelées à l'époque « salons ». Dans ces salons, l’opinion publique
représente en réalité des opinions personnelles : celles de la bourgeoisie, alors en plein
essor économique.

Pour le philosophe Jürgen Habermas, l’opinion bourgeoise est indépendante du pouvoir


royal (la Cour) et du peuple. Cette opinion ne concerne qu’une « sphère de personnes
privées rassemblées en un public » qui conteste le monopole de l’information de l’Église et
de l’État. Dans les nombreux salons se déploie un nouveau mode de penser, communiquer
et échanger, sur le plan littéraire puis politique. On critique l’exercice du pouvoir au nom
de la raison mais aussi les passions du peuple.

 Les élites des salons contrôlent ainsi la vie intellectuelle.

L'opinion publique se diffuse grâce à des textes variés : pamphlets, brochures, etc.

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L’opinion publique est donc dans un premier temps le prolongement du courant des
Lumières. Elle relaie des idées reposant sur la raison afin de critiquer l’obscurantisme et
l’arbitraire du pouvoir. On fait parfois référence au « Tribunal de l’opinion ».

La diffusion de l’opinion publique éclairée est rendue possible par d’autres évolutions
sociales. Au cours du XVIIIe siècle, on observe notamment :

 un nombre de lecteurs fortement croissant : en France, 29 % des hommes étaient


alphabétisés en 1690 contre 47 % en 1790. Pour les femmes, on passe de 14 % à
27 % ;

 une évolution dans la pratique de la lecture : celle-ci s’individualise. On lit de plus


en plus de façon silencieuse et solitaire, c’est de moins en moins un acte collectif
et communautaire ;

 un désinvestissement du religieux : l’impression de livres religieux régresse. Alors


que la moitié de la production de livres concernait la religion à la fin du XVI e siècle,
on passe à un tiers en 1720, un quart au début des années 1750 et seulement un
dixième dans les années 1780 ;

 une évolution du statut du livre : des textes de plus en plus nombreux et de moins
en moins onéreux.

N.B.
L’opinion publique n'est, au départ, que celle d'une minorité critique vis-à-vis du
pouvoir de l’État et de l’Église. Il s’agit de l’opinion d’une élite cultivée et
bourgeoise qui s’oppose aux classes laborieuses de la population (la majorité) et
entend préparer l’avènement d’une société nouvelle.

b. Une opinion représentée et diffusée


Sous l’influence de la Révolution française, l’opinion publique va progressivement s’élargir
à un panel de plus en plus vaste de la population grâce notamment à l’élargissement du
suffrage et à l’action des partis politiques.

 L’opinion publique est alors indissociable du régime représentatif. Elle est la voix
du peuple souverain, par l’intermédiaire de ses représentants.

Ce phénomène est surtout visible au cours de la IIIe République entre 1870 et 1940.
Victor Hugo, Georges Clemenceau ou encore Léon Blum incarnent à merveille cet
élargissement de l’opinion publique : les grands discours des personnalités politiques sont
relayés par la presse et se diffusent dans l’opinion publique. Les partis politiques
organisent l’expression de l’opinion publique grâce au militantisme et aux manifestations
de rue.

À partir de 1965, on assiste plutôt au développement d’une « démocratie du public » avec


le développement des médias et des sondages. Le débat politique se déplace vers l’arène
médiatique et les ménages français prennent davantage le pouls de l’opinion via un écran.

 L’électeur devient un spectateur qui réagit à des propositions essentiellement


médiatiques élaborées par le personnel politique grâce à des sondages.

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2. Le rôle des sondages dans la mesure de l’opinion
a. Qu’est-ce qu’un sondage ?

Définition
Sondage d’opinion : Un sondage d’opinion désigne une enquête statistique visant à
donner une indication quantitative, à une date déterminée, des opinions d’une
population par l’interrogation d’un échantillon.

Les sondages offrent une photographie à un instant t de l’opinion publique. En quelques


décennies seulement, ils sont devenus un outil de référence permettant de la mesurer. Ils
sont le plus souvent effectués par des instituts privés.

Le développement de cet outil commence dans les années 1930, mais le sondage devient
central dans l’opinion à partir des années 1960. Il s’impose comme un procédé scientifique
permettant de faire parler le peuple sans intermédiaire.
Pour de nombreux observateurs (journalistes, personnel politique, entreprises, instituts…)
les sondages enrichissent la démocratie représentative en permettant de reconstituer
le principe de publicité.

Définition
Principe de publicité : Principe introduit par le philosophe Jürgen Habermas selon
lequel les choix politiques doivent être soumis à la critique et au jugement des
citoyens.

b. Les débats relatifs à l’interprétation des sondages


L’utilisation répétée des sondages au sein de nos démocraties soulève de nombreux
débats. Nous pouvons relever deux types de critiques concernant leur utilisation.

 Des limites quantitatives


Les statisticiens critiquent souvent les échantillons utilisés afin de rendre compte de
l’opinion. En effet, les échantillons sont parfois très faibles et ne tiennent pas assez compte
de l’ensemble des caractéristiques sociales. Pour le dire autrement, l’échantillon retenu
n’est pas assez représentatif de la diversité de la population. Ces limites peuvent entraîner
d’importants écarts, notamment au moment des résultats finaux.

 Des limites qualitatives


 Tout le monde peut-il avoir un avis sur tout ?

Le sociologue français Pierre Bourdieu se montre très critique à l’encontre des sondages.
Il publie un célèbre article en 1973 intitulé « L’opinion publique n’existe pas ». Selon lui,
les sondages ne mesurent pas l’opinion, ils produisent de l’opinion.
D’ailleurs, ils sont très souvent commandés par les partis politiques eux-mêmes puis
relayés dans les médias. Les instituts de sondage considèrent comme acquis le fait que
tout le monde peut avoir une opinion, que toutes les opinions se valent et que les questions
posées doivent être posées. Pour Bourdieu, tout cela est illusoire. Pour preuve, il insiste
sur le nombre très élevé de non réponse au cours des sondages. De nombreuses personnes
refusent de répondre aux questions posées. Pourtant, les instituts de sondages ne donnent
jamais à voir ce chiffre. De plus, ce sont souvent les individus les plus défavorisés
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culturellement et économiquement qui s’abstiennent de répondre. Dès lors, le sondage
n’est qu’une opinion parmi d’autres, qui plus est une opinion socialement située.

 L’effet Tocqueville

Les individus qui répondent à un sondage ont également tendance à ne pas forcément
répondre par rapport à leur opinion personnelle mais plutôt par rapport au résultat
attendu du sondage. C’est ce qu’indique un des précurseurs de la sociologie, bien avant
le développement des sondages : Tocqueville. Ce dernier observe qu’au moment de la
Révolution, l’opinion exprimée était anticléricale alors qu’en réalité, une majorité de la
population conservait « l’ancienne foi ». Les individus sont incités à rejoindre le camp
majoritaire pour ne pas être isolé, même s’ils pensent le contraire.

N.B.
Les sondages soulèvent à la fois des limites quantitatives et qualitatives en matière
de mesure de l’opinion publique. Ils supposent que tous les individus ont un avis à
donner, même lorsque ceux-ci choisissent de ne pas se prononcer. De plus, les
sondés sont influencés par le résultat attendu du sondage et peuvent donc émettre
une réponse contraire à leur opinion réelle.

3. L’impact des sondages sur le processus démocratique : vers une


démocratie d’opinion ?

Définition
Démocratie d’opinion : Le terme démocratie d’opinion désigne un mode d’exercice
du pouvoir politique dépendant fortement de l’opinion publique entendue comme la
volonté de la majorité des citoyens. Par extension, cette notion renvoie à la
tendance à recourir à des enquêtes et des sondages dans le but d’orienter les choix
politiques avec une plus grande réactivité.

a. Une quête de popularité en question


L’actualité économique, sociale ou politique est de plus en plus influencée par la lecture
de sondages d’opinion. On peut prendre l’exemple des sondages sur les côtes de
popularité qui évaluent l'appréciation des dirigeants politiques et des leaders de partis.
En France, il n’y a pas une mais des côtes de popularité car chaque institut de sondage
pose sa propre question. Ifop, Ipsos, Kantar (TNS-Sofres), BVA, CSA, ou encore
Opinion way sont les principaux instituts mesurant la popularité du personnel politique.
Les questions posées peuvent être légèrement différentes car chaque institut tente de se
démarquer de ses concurrents.

 La mesure la plus ancienne est celle de l’Ifop qui demande aux sondés leur degré
de satisfaction.

 Un autre institut, Tns-Sofres, questionne, lui, le sondé sur la confiance accordée


au chef de l’État.

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La côte de popularité

Ifop Ipsos Kantar TNS-Sofres

Êtes-vous satisfait ou Quel jugement portez- Faites-vous tout à fait


mécontent d’Emmanuel vous sur l’action confiance, plutôt confiance,
Macron comme d’Emmanuel Macron en plutôt pas confiance ou pas du
président de la tant que président de tout confiance à
République ? la République ? Emmanuel Macron pour
résoudre les problèmes qui se
posent en France actuellement ?

Par téléphone Par téléphone En face à face

Environ Environ Environ 1 000 personnes


2 000 personnes 1 000 personnes

N.B.
Les côtes de popularité sont fortement dépendantes des événements. Si un sondage
mesurant la popularité est effectué après un évènement défavorable, il montrera un
résultat sans doute moins bon qu’un autre sondage effectué avant cet événement.

Les professionnels de la politique sont de plus en plus en plus attentifs à l’évolution de


leur côte de popularité. Ils sont d’ailleurs très souvent classés en fonction de celle-ci. C’est
également leur popularité qui permet aux candidats d’être davantage médiatisés.

b. La mesure des intentions de vote modifie-t-elle la compétition


électorale ?
À l'approche des élections, les sondages ont tendance à s’accumuler afin d’informer des
intentions de vote de la population. Ce type de sondage peut évidemment avoir un impact
sur l’issue d’une élection. En effet, un sondage montrant les intentions de vote à venir
peut encourager ou au contraire dissuader un électeur d’aller aux urnes.

En France, la loi du 19 juillet 1977 a longtemps interdit la publication de sondages une


semaine avant l’échéance électorale. Cela permettait de prendre en considération
l’influence de ces sondages sur l’issue du scrutin. Cependant, cette loi permettait aussi,
paradoxalement, de reconnaître l’existence de ces sondages et donc de l’institutionnaliser
dans les médias. Depuis 2001, les sondages sont autorisés jusqu’au weekend qui précède
l’élection.

Mais alors, le sondage a-t-il réellement une influence sur le vote final ?

Avec l’essor des sondages, les électeurs deviennent stratèges : un vote stratégique se
développe.
Par exemple, les sondages d’intention de vote peuvent créer une logique de « vote utile » :
les électeurs reportent leur intention de vote sur un candidat en position d’emporter le
suffrage (et non vers le ou la candidate la plus appréciée). C’est ce que l’on appelle, en
sciences politiques, les effets bandwagon (« prendre le train en marche »)
et underdog (« celui que l’on donne vaincu »).

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Dès lors, la préférence politique est directement influencée par le sondage. Les sondages
entraîneraient donc un moindre éparpillement, une plus grande polarisation des voix vers
les candidat-es en position de gagner.

Pour Jean Stoetzel (1910-1987) qui a théorisé la méthode des sondages d’opinion en
France, un sondage n’influence pas plus l’issue d’une élection qu’un autre type
d’information. Selon lui, les sondages n’ont que des « effets limités » :
 ils confirment les électeurs dans leurs intentions de vote ;
 ils permettent aux indécis de se décider ;
 ils permettent aux décidés d’être indécis.

Lorsque l’on interroge les électeurs sur le rôle joué par les sondages, ces derniers déclarent
que lors d’une campagne, les sondages ont un impact important. Pourtant, quand on leur
demande si leur choix est influencé par les sondages, ils répondent majoritairement que
ceux-ci n’ont aucun impact sur leur vote.

Conclusion :
L’histoire de l’opinion publique est relativement récente puisque cette notion est apparue
au siècle des Lumières. C’est seulement avec le développement de la démocratie
représentative qu’elle renvoie à l’opinion du plus grand nombre, notamment grâce à
l’ouverture du suffrage universel, à l'instruction et à l'essor de la presse. Ce n’est pourtant
qu’à partir des années 1960 que l’opinion publique commence véritablement à se
médiatiser, notamment grâce au développement des sondages.

Les sondages sont aujourd’hui omniprésents lorsqu’il s’agit de prendre le pouls de


l’opinion publique. Ce n’est pas un outil parfait mais c’est sans doute le moins mauvais
de tous. Un sondage n’est rien d’autre qu’une tendance d’un point de vue sur un sujet
donné. C’est donc un indicateur sans doute plus pertinent qu’un micro-trottoir ou qu’une
analyse de commentateur.

Depuis quelques années, une alternative aux sondages semble se dessiner avec le
développement des réseaux sociaux, bien que ces derniers ne soient pas encore
totalement représentatifs de l’opinion publique.

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