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Pour Jacques Lacan, on ne fait que rêver, surtout lorsqu’on 104


ne dort pas. On ne se réveille jamais, le réveil absolu serait
la mort, disait-il en 1974. Quel usage font aujourd’hui
les psychanalystes des rêves dans le dispositif inventé
par Sigmund Freud ? Dans la civilisation des excès et du

du désir
la cause
jouir, est-il encore donné de rêver ? Quelle portée
pousse à jouir
clinique donner au rêve et au réveil dans la perspective de
l’inconscient réel, de l’une-bévue vidée de ses significations
et quelle place garde encore l’interprétation, seul instrument tu rêves
encore
analytique dans cet abord ?
Entre rêve et réveil, ce numéro de La Cause du désir cherche
à ouvrir à chacune de ses pages la porte à ce qu’il est urgent

?
de tenir en éveil.

Jacques Lacan, Jacques-Alain Miller, Éric Laurent


Entretiens avec Jeanne Balibar, Delphine Horvilleur, Betsy Jolas,

tu rêves encore
Paul B. Preciado.

Christiane Alberti, François Ansermet, Dalila Arpin, Silvia Baudini,


Marie-Hélène Brousse, Gil Caroz, Aurélie Charpentier-Libert,
Myriam Cherel, Doménico Consenza, Hervé Damase,
Valentine Dechambre, Florencia Fernandez Shanahan,
Francisco-Hugo Freda, Sophie Gayard, Nathalie Georges-Lambrichs,
Deborah Gutermann Jacquet, Luc Garcia, Nouria Gründler,
Angelina Harari, Jocelyne Huguet-Manoukian, Carolina Koretzky,
Virginie Leblanc, Anaëlle Lebovits-Quenehen, Clotilde Leguil,
Sophie Marret-Maleval, Omaïra Meseguer, Catherine Meut,
Fabián Abraham Naparstek, Aurélie Pfauwadel, Mathieu Siriot,
Valeria Sommer-Dupont, Marie-Claude Sureau.

Dessins de François Matton


Image de couverture : From Cythera C 01, 2020 © Salvatore Puglia

Graphisme couverture Carole Peclers

revue de l’école de la cause freudienne


Jacques Lacan :
Prix : 16 euros | Diffusion Difpop/Pollen | ISSN : 2258-8051 | ISBN : 978-2-37471-025-9
« On ne se réveille jamais : les désirs entretiennent les rêves »

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tu rêves
encore

la cause du désir
revue de l’école de la cause freudienne
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SOMMAIRE

6 ÉDITORIAL
L’une-bévue du rêve, Fabian Fajnwaks
ARCHIVES LACAN
9 Improvisation. Désir de mort, rêve et réveil, Jacques Lacan
LA PSYCHANALYSE AU XXIe SIECLE
12 Présentation, Pascale Fari
13 Le rêve du réveil, Jacques-Alain Miller
USAGE DU RÊVE DANS LA CLINIQUE LACANIENNE
25 Introduction, Valeria Sommer-Dupont
26 La différence absolue du rêve, Angelina Harari
28 Rêve réel et rêve transférentiel, Fabián Abraham Naparstek
30 Le recours secret, Silvia Baudini
ÉVEIL
34 Rien de plus concret que le rêve, son usage, son interprétation,
Christiane Alberti
41 Rêves inspirés par le réveil, Carolina Koretzky
45 Le rêve et les rêves : le rêve et le nœud, Francisco-Hugo Freda
49 Corps de rêves, Marie-Hélène Brousse
HISTOIRE DE RÉVEIL
53 De l’ombilic au réveil, et retour, Anaëlle Lebovits-Quenehen
UNE ŒUVRE ET SON INVITÉE À ÉCRIRE
59 Images du rêve carrollien, Sophie Marret-Maleval
EXPLORATIONS RÊVEUSES
63 Des usages des mythes poétiques et psychanalytiques,
Nathalie Georges-Lambrichs
RENCONTRE AVEC JEANNE BALIBAR,
69 L’indéfinissable et la vraie vie, propos recueillis par Ariane Chottin,
Fabian Fajnwaks et Omaïra Meseguer

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LA PASSE, AVENTURE DU SIÈCLE


Rêve-t-on pour dormir ou se réveiller ?
Premiers témoignages
79 La chute de la chute, Sophie Gayard
83 Savoir parler à l’École du regard moqueur, Marie-Claude Sureau
Le mystère des rêves de fin d’analyse
87 Des rêves instruments du réveil, Myriam Chérel
91 De l’agitation de la mer/e au tremblement de terre, Doménico Consenza
94 Le rêve-écriture du trauma, Clotilde Leguil
97 Rêves électriques, Aurélie Pfauwadel
APRÈS LES JOURNÉES 49 « FEMMES EN PSYCHANALYSE »
100 Introduction, Gil Caroz
101 La lettre féminise, Delphine Horvilleur
106 Entretien avec Paul B. Preciado par François Ansermet et Omaïra Meseguer
109 Remarques sur trois rencontres entre le féminisme et le non-rapport sexuel,
Éric Laurent
RÊVES, RÊVERIES ET RÉVEILS DANS LA CLINIQUE
121 L’amour de loin, Catherine Meut
125 Portrait de famille, Dalila Arpin
128 Se réveiller du beau rêve de l’enfance, Aurélie Charpentier-Libert
131 Quand le rêve crève l’écran, Valeria Sommer-Dupont
135 S’orienter de l’énigme, entretien avec Nouria Gründler
RENCONTRE AVEC BETSY JOLAS
141 Cette voix qui parle de nous, propos recueillis par Valentine Dechambre
DÉTOURS
151 Plotin et la doctrine de l’Un dans le dernier Lacan, Mathieu Siriot
À LA LETTRE
157 Rêver dit-elle, à propos de Croire aux fauves de Nastassja Martin, Virginie Leblanc
UN MIROIR DE NOTRE CIVILISATION : CINÉMA
161 Le rêve en abîme : Inception, Jocelyne Huguet-Manoukian
BRÈVES
165 Valentine Dechambre, Hervé Damase, Deborah Gutermann Jacquet, Luc Garcia
FENÊTRES – RENCONTRE AVEC FRANÇOIS MATTON
169 Il reste des blancs, propos recueillis par Ariane Chottin et Omaïra Meseguer

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ÉDITORIAL
FABIAN FAJNWAKS L’UNE-BÉVUE DU RÊVE

Le titre de ce numéro souligne la place que nous accordons à l’interprétation des


rêves, cent-vingt ans après l’invention de la psychanalyse par Sigmund Freud. Quel
usage font les psychanalystes du rêve depuis que Jacques Lacan nous a appris à consi-
dérer l’inconscient dans sa dimension réelle, comme l’une-bévue qui n’est ni à déchiffrer
ni à interpréter ?
Le rêve et son interprétation n’occupent pas la même place au début et à la fin
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d’une analyse – tel est le fil rouge qui traverse ce numéro, à la façon de celui que l’ar-
tiste Salvatore Puglia a cousu sur les ruines romaines de la couverture. Là où il s’agit
de donner d’abord consistance aux significations présentes dans le rêve pour que le
sujet entende l’équivoque des signifiants qui le déterminent, l’avancée de la cure dévoile
derrière ces mêmes articulations langagières un élément réel présent dans l’Un du plus-
de-jouir qui s’y satisfait.
Le rêve ainsi abordé en tant qu’accident, coupure, ne recèle plus de significations
à révéler dans les signifiants qui lui donnent corps ; il se limite – comme les haïkus
étudiés par Roland Barthes dans L’Empire des signes – à donner à voir quelque chose
qui a lieu, un phénomène : à indiquer « ça ».
L’inconscient pulsionnel de Freud, présent dans la deuxième topique, se réduit à la
fin d’une analyse à la coupure radicale et irrésorbable que produit la rencontre avec la
jouissance dans ses formations imagées. Quelques rêves évoqués ici par les Analystes de
l’École en attestent. Les signifiants du rêve viennent habiller le réel du Un de la jouis-
sance, que ce soit la jouissance traumatique qui marque le corps, ou celle du trouma-
tisme qu’implique la sexualité pour tout être parlant. Les cas publiés dans la rubrique
clinique démontrent de manière originale quel usage il peut être fait des rêves dans la
clinique, même et surtout avec de jeunes êtres parlants ! S’en trouvent modifiées l’in-
tervention de l’analyste comme la place de l’interprétation, réduite aux équivoques que
l’homophonie, la grammaire et la logique – telles que Lacan l’indique dans L’Étourdit –
permettent de produire. L’interprète devient l’inconscient lui-même, déchiffrant
l’énigme de la pure contingence que suppose la rencontre du corps avec la jouissance.
« On ne se réveille pas : les rêves entretiennent le désir » nous dit Lacan dans la note
de 1974 publiée dans ce numéro. Affirmation qui a son poids et qui contrecarre l’idée

Fabian Fajnwaks est psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne.

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FABIAN FAJNWAKS, L’UNE-BÉVUE DU RÊVE

initiale, développée dans ses premiers séminaires, qu’on se réveille pour continuer à
dormir. Dans cette même note, Lacan situe la mort du côté du réveil, comme un rêve
de la vie : « La vie est quelque chose de tout à fait impossible qui peut rêver de réveil
absolu. C’est du côté du réveil que se situe la mort ».
Une lecture originale de l’interprétation du rêve nous est proposée par Marie-
Hélène Brousse qui l’aborde comme un texte venant recouvrir de ses signifiants ce qui
échappe au langage et qui a marqué le corps dans son irruption traumatique. Plus d’al-
térité donc, mais la manifestation de la jouissance du corps qui se fait entendre par les
signifiants du rêve. Une orientation nouvelle se dessine grâce à ce texte, qui situe l’Un
tout seul de la jouissance dans la contingence que suppose « l’accident aléatoire qu’est
le corps vivant sans l’Autre ».
Cette perspective permet de cerner autrement le « bout de réel » présent dans le
symbolique que l’Unerkannt freudien, l’incognoscible du rêve, trouvé par Freud au fond
de la gorge d’Irma : il ne s’agit plus d’une incrustation du réel dans le signifiant du récit,
mais plutôt de comment ce réel pointe son nez dans le rêve. Perspective qui ajoute
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alors une articulation nouvelle entre le symbolique du récit du rêve et le réel qu’il vient
recouvrir, au-delà de la perspective freudienne plus connue de l’ombilic.
Les témoignages de fin d’analyse et d’outre-passe se révèlent ici précieux pour véri-
fier ce rapport que le rêve entretient avec le réel. Le rêve y faisant bord au réel de la
jouissance, en lui donnant forme, corps à travers ses signifiants, tout en la métamor-
phosant : c’est bien cela le rêve dans la perspective de l’inconscient réel, de l’une-bévue.
L’événement qu’ont été les 49es Journées de l’École de la Cause freudienne trouve
un écho dans ce numéro, avec l’intervention de Delphine Horvilleur qui nous a
brillamment démontré que la pratique de la lecture et de la lettre n’est pas du seul
domaine de la psychanalyse ; avec l’entretien qui eut lieu, après la lecture de son mani-
feste, entre Paul B. Preciado, François Ansermet et Omaïra Meseguer ; et enfin avec
un passionnant article d’Éric Laurent sur la rencontre manquée du féminisme avec la
proposition de Lacan « Il n’y a pas de rapport sexuel ».
Comme « l’esp d’un rêve » 1, l’art ne s’interprète pas, il permet de faire bord au réel
qui habite celui qui crée, à travers une construction fictionnelle ou imagée – ainsi les
dessins de François Matton qui ponctuent ces pages. La démarche d’une analyse
résonne avec celle de l’artiste, c’est ce qui s’entend dans la voix de Jeanne Balibar qui
serre avec intensité son « savoir-faire avec le trou » dans son métier d’actrice, et dans
« cette voix qui parle de nous » sur laquelle veille la compositrice Betsy Jolas.
Force est de constater que les rêveries proposées par la civilisation de l’excès et ses
régulations comportementales ne réussissent pas à faire taire cet autre abord du rêve
ouvert par la pratique freudienne rééclairée par Jacques Lacan. Alors, tu rêves encore ?

1. Laurent É., « Le Réveil du rêve ou l’esp d’un rev », texte d’orientation au XIIe Congrès de l’AMP « Le rêve. Son
interprétation et son usage dans la cure lacanienne », Buenos Aires, 13-17 avril 2020, disponible sur internet.

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ARCHIVES LACAN

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JACQUES LACAN IMPROVISATION


DÉSIR DE MORT, RÊVE ET RÉVEIL

Publiés l’année de la création de l’École de la Cause freudienne dans le magazine L’Âne


no 3 à l’automne 1981, ces développements remarquables de Jacques Lacan nous appren-
nent qu’on ne se réveille jamais et que les rêves se rapportent au réel du non-rapport sexuel
chez l’être parlant.
Ces notes prises sur le vif par la psychanalyste Catherine Millot sont d’une brûlante
actualité pour quiconque s’intéresse à la fonction et l’interprétation des rêves depuis l’ou-
vrage princeps de Sigmund Freud. Nos remerciements vont à C. Millot pour avoir accepté
que ce texte soit publié dans La Cause du désir.
Laura Sokolowsky
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« Enseignante, alors débutant au Département de Psychanalyse de l’Université de
Vincennes, j’eus l’occasion, en 1974, de poser au Docteur Lacan une question que je
résumerai en ces termes : le désir de mort est-il à situer du côté du désir de dormir ou du
désir de réveil ? Le Docteur Lacan, qui était assis à son bureau, garda le silence, et j’avais
déjà renoncé à l’entendre sur cette question, lorsqu’au bout d’une demi-heure, il me
donna sa réponse d’une façon assez circonstanciée pour que je sois amenée à prendre les
notes les plus complètes possibles. C’est la transcription de ces notes que je livre ici. »

Catherine Millot

Le désir de dormir correspond à une action physiologique inhibitrice. Le rêve est


une inhibition active. Ce point est celui où l’on peut concevoir que vienne se brancher
le symbolique. C’est sur le corps que se branche le langage, du fait du paradoxe biolo-
gique que constitue une instance qui empêche l’interruption du sommeil. Grâce au
symbolique, le réveil total c’est la mort – pour le corps. Le sommeil profond rend
possible que dure le corps.

Au-delà du réveil

Ce que Freud imagine de la pulsion de mort comporte que le réveil du corps est sa
destruction. Parce que dans le sens opposé au principe de plaisir, cela, il le qualifie
d’un au-delà : cet au-delà, c’est une opposition.
La vie, quant à elle, est bien au-delà de tout réveil. La vie n’est pas conçue, le corps
n’en attrape rien, il la porte simplement. Quand Freud dit : la vie aspire à la mort, c’est
pour autant que la vie, en tant qu’elle est incarnée, en tant qu’elle est dans le corps,

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ARCHIVES LACAN

aspirerait à une totale et pleine conscience. On peut dire que c’est là que se désigne que
même dans le réveil absolu, il y a encore une part de rêve qui est justement de rêve de
réveil.
On ne se réveille jamais : les désirs entretiennent les rêves. La mort est un rêve,
entre autres rêves qui perpétuent la vie, celui de séjourner dans le mythique. C’est du
côté du réveil que se situe la mort. La vie est quelque chose de tout à fait impossible
qui peut rêver de réveil absolu. Par exemple, dans la religion nirvanesque, la vie rêve
de s’échapper à elle-même. Il n’en reste pas moins que la vie est réelle, et que ce retour
est mythique. Il est mythique, et fait partie de ces rêves qui ne se branchent que du
langage. S’il n’y avait pas de langage, on ne se mettrait pas à rêver d’être mort comme
d’une possibilité. Cette possibilité est d’autant plus contradictoire que même dans ces
aspirations non seulement mythiques mais mystiques, on pense qu’on rejoint le réel
absolu qui n’est modelé que par un calcul.
On rêve de se confondre avec ce qu’on extrapole au nom du fait qu’on habite le
langage. Or, du fait qu’on habite le langage, on se conforme à un formalisme – de
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l’ordre du calcul, justement – et on s’imagine que du réel, il y a un savoir absolu. En
fin de compte, dans le nirvana, c’est à se noyer dans ce savoir absolu, dont il n’y a pas
trace, qu’on aspire. On croit qu’on sera confondu avec ce savoir supposé soutenir le
monde, lequel monde n’est qu’un rêve de chaque corps.
Qu’il soit branché sur la mort, le langage seul, en fin de compte, en porte le témoi-
gnage. Est-ce que c’est ça qui est refoulé ? C’est difficile de l’affirmer. Il est pensable que
tout le langage ne soit fait que pour ne pas penser la mort qui, en effet, est la chose la
moins pensable qui soit. C’est bien pour cela qu’en la concevant comme un réveil, je
dis quelque chose qui est impliqué par mon petit nœud SIR (symbolique, imaginaire,
réel).
Je serais plutôt porté à penser que le sexe et la mort sont solidaires, comme c’est
prouvé par ce que nous savons du fait que ce sont les corps qui se reproduisent sexuel-
lement qui sont sujets à la mort.
Mais c’est plutôt par le refoulement du non-rapport sexuel que le langage nie la
mort. Le réveil total qui consisterait à appréhender le sexe – ce qui est exclu – peut
prendre, entre autres formes, celle de la conséquence du sexe, c’est-à-dire la mort.

Le non sens du réel

Freud fait une erreur en concevant que la vie peut aspirer à retourner à l’inertie
des particules, imaginées comme matérielles. La vie dans le corps ne subsiste que du
principe du plaisir. Mais le principe du plaisir chez les êtres qui parlent est soumis à
l’inconscient, c’est-à-dire au langage. En fin de compte, le langage reste ambigu : il
supplée à l’absence de rapport sexuel et de ce fait masque la mort, encore qu’il soit
capable de l’exprimer comme une espèce de désir profond. Il n’en reste pas moins
qu’on n’a pas de preuves chez l’animal, dans les analogues du langage, d’une conscience

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JACQUES LACAN, IMPROVISATION DÉSIR DE MORT, RÊVE ET RÉVEIL

de la mort. Je ne pense pas qu’il y en ait plus chez l’homme, du fait du langage : le fait
que le langage parle de la mort, ça ne prouve pas qu’il en ait aucune connaissance.
C’est la limite très reculée à laquelle il n’accède que par le réel du sexe. La mort, c’est
un réveil qui participe encore du rêve pour autant que le rêve est lié au langage. Que
certains désirs soient de ceux qui réveillent indique qu’ils sont à mettre en rapport avec
le sexe plus qu’avec la mort.
Les rêves, chez l’être qui parle, concernent cet ab-sens, ce non sens du réel constitué
par le non-rapport sexuel, qui n’en stimule que plus le désir, justement, de connaître
ce non-rapport. Si le désir est de l’ordre du manque, sans qu’on puisse dire que ce soit
sa cause, le langage est ce au niveau de quoi se prodiguent les tentatives pour établir
ce rapport – sa prodigalité même signe que ce rapport, il n’y arrivera jamais. Le langage
peut être conçu comme ce qui prolifère au niveau de ce non-rapport, sans qu’on puisse
dire que ce rapport existe hors du langage.
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la cause du désir n° 104 11


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LA PSYCHANALYSE AU XXI e SIÈCLE

Demain, tout sera différent, s’imagine-t-on. Demain…, c’est le


rêve d’un possible réveil. Mais l’expression pour toujours est aussi
bien un autre nom de ce rêve d’éternité qui nous hante, ce « rêve
d’une sortie hors du temps  », comme le formule Jacques-Alain
Miller. Ainsi éclaire-t-il le souci qui ouvre le dernier Séminaire de
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Jacques Lacan – « On passe son temps à rêver. […] L’inconscient,
c’est très exactement l’hypothèse qu’on ne rêve pas seulement
quand on dort. »
Or, si l’éternité est increvable, c’est qu’elle tient à la nature même
du symbolique. J.-A.  Miller montre qu’au point de départ de
Lacan, le concept, le mot, est vraiment l’« agalma de l’éternité ».
Véritable casse-tête que de s’arracher à cette transcendance du
signifiant, à sa contemplation béate qui fait notre débilité.
Au moment de conclure son enseignement, Lacan procède alors à
« une mise à plat » de la psychanalyse, note J.-A. Miller, relevant
avec finesse que l’intitulé « la topologie et le temps » est l’envers de
« la géométrie et l’éternité ». À l’abstraction des formes invariables et
des créatures éternelles s’opposent les déformations des figures topolo-
giques et leur tissage qui fait l’étoffe du corps vivant. C’est une façon
de prendre en compte « le temps comme réel, celui qui ne peut pas
être surmonté par le pour toujours ». À partir de cette mise à plat,
la pratique analytique aura chance de venir à l’invention.

Pascale Fari

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JACQUES-ALAIN MILLER LE RÊVE DU RÉVEIL

Voici le moment de conclure sur « Le moment de conclure » ; et pour moi, de


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pousser ma dernière chansonnette de l’année *. Je suis content de ce que j’ai fait cette
année, parce que je ne le referai pas. Quand je rouvre mon dossier du texte établi de
ce tout dernier enseignement, je me retrouve à toutes les lignes devant la même
perplexité qu’au début. Il faudra que je lise mon cours de cette année pour y
comprendre quelque chose du Séminaire de Jacques Lacan. Comment suis-je arrivé
jusque-là ? Je ne sais plus, mais je m’en félicite. Alors, une fois encore, la dernière, je
m’y remets. Est-ce la même perplexité ? Je voudrais toujours retrouver le fil de Lacan
dans des leçons qui apparaissent parfois décousues. Je conserve l’hypothèse que des
idées intermédiaires ne sont pas dites et qui, si on les découvrait, rendraient compte
du passage d’un énoncé à l’autre. J’en donnerai l’exemple tout à l’heure, l’exemple
d’un progrès que j’ai fait. Enfin, pour faire court, il faut choisir un fil et voilà celui que
j’ai choisi de tirer.

Rêve de sortie hors du temps

Quoi que Lacan dise contre la logique, et Dieu sait s’il dit beaucoup contre la
logique dans son tout dernier enseignement – non pas en étendue, il s’agit seulement
de quelques phrases, mais en intensité –, c’est pourtant à la logique qu’il recourt pour
situer celui-ci, puisqu’il l’a mis sous le chef du « Moment de conclure ».
Sur le moment de conclure, sur cette expression et son concept, qui sont de lui, il
ne dit rien dans son Séminaire  XXV, sinon qu’il en fait son titre, après avoir confié à
ses auditeurs, pour commencer l’année, qu’il n’avait pas la moindre envie de s’ex-
primer et qu’il aurait pu saisir le prétexte d’un incident – on ne sait plus lequel, une
grève, une coupure de courant… – pour ne pas le faire. Il s’esbaudit sur la gentillesse
de ceux qui viennent suivre ce qu’il a à dire, qu’il place sous le titre du « Moment de
conclure », et nous laisse rêver là-dessus.

* Leçon du 6 juin 2007 du cours de J.-A. Miller « L’orientation lacanienne. Le tout dernier Lacan », enseignement
prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII.
Version établie par Pascale Fari. Texte oral non relu par l’auteur et publié avec son aimable autorisation.

la cause du désir n° 104 13


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LA PSYCHANALYSE AU XXIe SIÈCLE

Ce n’est pas un simple C’est fini, même si c’est ainsi que je l’avais entendu quelques
jours avant le début de cette année-là, quand il m’avait confié ce titre en me regardant
dans les yeux, m’avait-il alors semblé. Ce n’est pas un simple C’est fini, c’est une réfé-
rence à une élaboration sur le temps qui date d’avant le commencement de son ensei-
gnement proprement dit. Vous la trouvez dans le volume des Écrits sous le titre « Le
temps logique et l’assertion de certitude anticipée ». Lacan a apparemment élucubré
ce texte pendant la dernière guerre et, ayant décidé de s’abstenir de toute publication
durant cette période, il a publié ces pages à la Libération. Le temps, cela l’occupe dans
la première leçon du « Moment de conclure ». J’ai déjà eu l’occasion de citer et d’uti-
liser le passage, mais permettez-moi de le relire comme je l’ai fait pour moi-même.
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L’analyse dit quelque chose. On peut se demander s’il n’aurait pas fallu transcrire ou
établir l’analyste, mais la phrase précédente, qui se termine sur le mot l’analyse, pousse
à conserver le terme. L’analyse dit quelque chose. Qu’est-ce que ça veut dire, dire ? Dire
a quelque chose à faire avec le temps. L’absence de temps est une chose qu’on rêve, c’est ce
qu’on appelle l’éternité, et ce rêve consiste à imaginer qu’on se réveille. Là, j’ai placé un
paragraphe, dans le rythme que je donne à ces énoncés – On passe son temps à rêver.
On ne rêve pas seulement quand on dort. L’inconscient, c’est très exactement l’hypothèse
qu’on ne rêve pas seulement quand on dort.
Je l’ai souligné, l’éternité occupe le dernier Lacan. On trouve sur ce mot tel
passage que je vous ai resservi du Séminaire  XXIII, Le Sinthome. Les termes sont
chaque fois les mêmes : la récusation de l’éternité 1. Cette récusation prend ici la
forme de définir l’éternité comme un rêve, et précisément le rêve du réveil. Cette
jolie assonance m’a conduit à vérifier l’étymologie de ces deux mots pour m’aperce-
voir que, si cela sonne bien à notre oreille dans la langue française, leurs étymolo-
gies n’en sont pas moins hétérogènes : « rêve » viendrait – selon Le Robert, que je me
suis contenté de consulter 2 – du verbe gallo-romain esvo. Ce verbe voulant dire
« vagabond » procédait du latin populaire exvagus. Tandis que « réveil » procède
d’« éveiller », qui vient de exvigilare, avec la mention qu’il s’agit d’un verbe du latin
populaire – « veiller sur ou s’éveiller ». Voilà deux mots qui n’ont apparemment rien
à voir ensemble et qui, dans ce passage de Lacan, se trouvent poétiquement associés
dans la langue.
Définir l’éternité comme le rêve d’un réveil ne va pas de soi. L’éternité, ce pourrait
être la continuation indéfinie du temps. Or l’indication donnée par Lacan est qu’il
s’agit du rêve d’une sortie du temps, une sortie hors du temps. À le dire ainsi, dans le
contexte culturel que nous partageons tout de même avec Lacan, cela s’associe avec la
notion de contemplation, du vrai, du pour toujours. Il y a là une note platonicienne.

1. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 148.
2. Cf. Dictionnaire historique de la langue française (s/dir. A. Rey), Paris, Le Robert, 2012.

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JACQUES-ALAIN MILLER, LE RÊVE DU RÉVEIL

De toute éternité

Mais, au-delà, cela n’évoque-t-il pas l’expression, relativement familière, utilisée


dans de nombreux contextes, du sub specie æternitatis – sous les espèces de l’éternité,
de toute éternité – ? Le sub specie æternitatis est de Spinoza ; très occupé par la notion
d’éternité, il en a fait le pivot du moment de conclure de son Éthique, le pivot du
Livre V, De libertate – « De la liberté ».
Si vous suivez toujours le fil, vous vous apercevez que « Le moment de conclure »
de Lacan débute par un dialogue avec Spinoza, qui fait déjà entendre ses premières
notes dans le Séminaire du Sinthome. Je vais jusque-là : il s’agit d’une réplique à
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Spinoza. Bien sûr. Comment ne pas s’en être aperçu plus tôt ? N’est-il pas tout à fait
naturel qu’au moment de se lancer dans son « Moment de conclure », Lacan soit
remonté jusqu’à Spinoza, comme à son instant de voir ? La dilection particulière qu’il
a montrée très jeune pour L’Éthique de Spinoza est un fait connu, publié, de sa biogra-
phie ; vers ses 13-14 ans, il aurait essayé de dresser la cartographie qui lie entre elles
les propositions. Il faut se représenter ça, Lacan avec le plan total de L’Éthique de
Spinoza, comme on représente Paul Flechsig avec un cerveau agrandi. Et Lacan avait
choisi comme exergue de sa thèse une proposition du Livre III de L’Éthique dont j’avais
jadis commenté la pertinence à cette place.
Rien de plus naturel à ce que l’éternité qui hante Lacan au « Moment de conclure »
soit l’éternité de Spinoza, celle dans laquelle on entre, ou plutôt celle dans laquelle on
s’aperçoit qu’on était déjà lorsque l’âme se considère elle-même – je cite Spinoza – sans
relation à l’existence du corps, ce qui a toujours paru aux exégètes une difficulté à fran-
chir, puisque l’âme est par ailleurs définie par Spinoza comme l’idée d’un corps.
Pour parvenir à ce point de vue où l’on considère l’âme sans relation avec l’existence
du corps, il faut toute une propédeutique que Spinoza détaille dans la première partie
du Livre V où l’on voit l’âme, rationnelle, s’employer à réguler, à contrôler l’affectivité
et à élargir ainsi le domaine de la raison. C’est une façon d’inviter l’âme à s’y retrouver,
à discerner ce dans quoi elle s’empêtre. Spinoza a l’idée que si l’âme apprend à former
des idées claires de ses affects – c’est-à-dire à se faire une idée de leur cause –, ces affects
cesseront d’être des passions, elle cessera d’en pâtir. C’est une invitation à s’y retrouver
dans son fonctionnement mental, à saisir enfin comment les affects se forment à partir
de certaines causes et, par là, à prendre de la distance à l’endroit des affects dont elle
pâtit. Il pense cela possible, par la bonne volonté, en lisant L’Éthique. Bon.
Nous, pour parvenir à cela, nous avons une voie plus compliquée, plus dialogique
et qui dure plus longtemps sans doute. Mais voilà qui n’est pas sans écho pour nous.
Spinoza propose en quelque sorte d’élever l’affect à la dignité de la connaissance, à la
dignité de la connaissance des causes, tout en restant sous ce qu’il appelle ratio temporis,
la règle du temps. Il dégage la ratio temporis qui ordonne la vie affective – c’est comme
l’entreprise, il est pour le moins difficile de la contrôler –, il isole la ratio temporis parce
qu’il a l’idée qu’on peut s’esbigner.

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LA PSYCHANALYSE AU XXIe SIÈCLE

Or, il ne le dit pas ainsi, mais après la proposition  XX, il pousse une porte avec
l’idée que l’âme peut être soustraite à la ratio temporis, à la règle du temps et à l’exis-
tence du corps. Sans doute est-ce une conquête, mais qui nous ramène à ce qu’il y a de
plus réel en nous – dirions-nous dans notre langage… Avec la proposition XXIII, Spinoza
est capable de formuler cet énoncé qui n’a pas cessé de rouler à travers les siècles avec
un accent de culot, de culot spinoziste – nous sentons et nous expérimentons que nous
sommes éternels. C’est donc un scandale de placer cela au niveau du vécu, alors que
nous sommes submergés par le chaos des affects, qui est précisément là pour recouvrir,
voiler, faire oublier que l’éternité est en chacun ou que chacun est aussi dans l’éternité.
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De la géométrie à la topologie

Il est en effet une expérience qui, pour Spinoza, nous fait nous sentir éternels, même
si on ne s’en aperçoit pas. Pour le dire plus franchement que cela ne figure dans
L’Éthique, c’est l’expérience de la démonstration géométrique. Ah ! Quand vous avez
commencé à faire de la géométrie euclidienne en classe de sixième, vous êtes-vous
sentis éternels ? Sans doute pas, car c’était passé dans la routine de l’enseignement.
Mais au temps où cela a impacté Spinoza, tout comme Hobbes, ce dernier a témoigné
de son émotion de faire de la géométrie après avoir été gavé de rhétorique et d’histoire,
je crois l’avoir évoqué jadis. Là, en effet, vous pouvez avoir le sentiment d’accéder à un
autre ordre de réalité, à une nécessité ne varietur – c’est pour toujours comme ça. Nous
avons accès à ce pour toujours. Il faut donc que quelque chose en nous soit homogène
au pour toujours : c’est notre intellect. Tel est le sens à donner, me semble-t-il, à
l’énoncé qui figure dans la scholie de la proposition  XXIII. Les yeux de l’âme – mentis
enim oculi –, ce sont les démonstrations elles-mêmes.
Dès lors, l’existence de l’âme ne peut pas se définir par le temps, c’est-à-dire s’ex-
pliquer par la durée, dit Spinoza, mais il faut la considérer sub æternitatis specie, du
point de vue ou sous l’angle de l’éternité. Le sub æternitatis specie s’appuie, se fonde sur
les démonstrations nécessaires de la géométrie euclidienne, où l’on voit se conjoindre
le rationnel, le géométrique, l’éternel et le nécessaire.

- Rationnel
- Géométrique
- Éternel
- Nécessaire

Voilà précisément à quoi Lacan s’adresse dans la première leçon du « Moment de


conclure ». Après le passage que je vous ai lu sur l’éternité – L’inconscient, c’est très exac-
tement l’hypothèse qu’on ne rêve pas seulement quand on dort – arrive une phrase sur le
raisonnable, qui n’est que fantasme. Cela nous donne l’angle lacanien – non pas le
rationnel, mais simplement le raisonnable.

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JACQUES-ALAIN MILLER, LE RÊVE DU RÉVEIL

Lacan évoque précisément la géométrie – La géométrie euclidienne a tous les caractères
du fantasme. Cela semble disjoint à la lecture du Séminaire. D’abord, il parle de l’éter-
nité, ensuite, il arrive à la géométrie qui serait fantasme. Mais ce n’est décousu que si
vous n’avez pas trouvé le fil que je viens de vous indiquer et que je suis très content
d’avoir trouvé. On peut relire cela de très nombreuses fois, on peut même l’écrire, et
puis, seulement à la fin, cela s’éclaire. C’est d’ailleurs cohérent avec ce que Lacan évoque
déjà dans le Séminaire XXIV, « L’insu que sait… », à savoir que la géométrie, c’est pour
les anges, c’est-à-dire pour ce qui n’a pas de corps, pour l’âme sans relation avec l’exis-
tence du corps. Dans « Le moment de conclure », Lacan se félicite qu’on en soit sorti
et qu’on ait tout de même une topologie, c’est-à-dire une géométrie qui a un corps.
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Corrélativement, on comprend que le culte de l’éternel soit récusé et que ce soit au
contraire – que va-t-on dire ? – le temporel, le tempestif, qui prévaut, dont il faut
préserver l’instance.
Et à la primauté du nécessaire Lacan oppose la promotion constante du contingent.

- Rationnel Raisonnable
- Géométrique Topologie
- Éternel Temporel
- Nécessaire Contingent

Autrement dit, « Le moment de conclure » est placé sous le patronage de Spinoza,
c’est-à-dire de ce qui fut, dans l’ordre intellectuel, l’instant de voir de Lacan, ce qui a vrai-
ment eu pour lui de la résonance. Tout ce que Lacan déploie du mos topologicus dans son
tout dernier enseignement tend à manifester la sortie hors de la géométrie euclidienne.
Chez Spinoza, tout cela converge vers cet amour de Dieu qu’il appelle « l’amour
intellectuel de Dieu » : l’âme baigne dans la joie, dans la jouissance, dans une sérénité
qui va jusqu’à la béatitude. Cet ensemble est induit par l’intangible vérité nécessaire
de la démonstration euclidienne ; delectamur, dit-il, nous nous délectons. Certains
voudraient que je sois ainsi. Je m’efforce de les satisfaire, mais je traîne dernière moi
le tout dernier Lacan, qui met l’inhibition à la place de la béatitude. Ce n’est pas l’apai-
sement, mais le souci qui donne sa note fondamentale, sa Stimmung à ce tout dernier
enseignement. C’est le je me casse la tête que lance Lacan, ajoutant et je ne sais même
pas sur quoi 3, qui restitue bien cet accent, cette tonalité fondamentale. Alors, je ne
vous fais peut-être pas assez rire, mais au moins je ne vous fais pas pleurer !
C’est par rapport à Spinoza qu’on saisit le rappel par Lacan qu’il ne faut pas penser
sans le corps. Il ne faut pas que la pensée pense sans relation avec le corps, mais ce, de
la bonne façon, c’est-à-dire en ne se modelant pas sur l’image du corps. Ne pas penser

3. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 10 mai 1977,
inédit.

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LA PSYCHANALYSE AU XXIe SIÈCLE

sans le corps, contrairement à l’invitation de Spinoza dans le Livre  V de L’Éthique,


c’est ce à quoi nous ouvre la topologie en tant qu’elle restitue l’importance du tissage.
Ce point anti-spinoziste est d’autant plus sensible si l’on rappelle – comme je l’ai
fait la dernière fois – que le titre de ce qui aurait pu être le Séminaire XXVI, le titre sous
lequel Lacan a continué de prendre la parole est « La topologie et le temps ». On s’aper-
çoit que ce dont on a fait un grand mystère s’éclaircit si l’on comprend que c’est l’en-
vers de la géométrie et de l’éternité.
Je pourrais encore évoquer la phrase par laquelle, à un moment, Lacan réfléchit
sur le mot idée et donne pour corps à l’idée, le mot – cela aussi prend son sens par
rapport à Spinoza.
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Au cours de sa trajectoire, il cherchera à isoler le corps du symbolique, lalangue, le
corps de l’imaginaire, le corps du réel, jusqu’à équivoquer entre corps de et corde.

corps de – corde

Le mot, agalma de l’éternité

L’instant de voir spinoziste de Lacan, l’instant de voir spinoziste tout court, c’est
la primauté du mos geometricus, de la façon, de la manière géométrique – c’est la
conception de la démonstration comme œil de l’âme.
L’instant de voir lacanien, après son moment spinoziste, est évidemment celui dont
témoigne sa conférence sur le symbolique, l’imaginaire et le réel, publiée depuis lors 4
et développée dans son texte « Fonction et champ de la parole et du langage… » De
cet instant de voir, deux thèses fondamentales peuvent être distinguées. La première
est celle de la triplicité du symbolique, de l’imaginaire et du réel ; la seconde thèse est
celle de la primauté du symbolique qui fait du signifiant le ressort déterminant qui
intéresse l’imaginaire et domine le réel.
En revanche, à l’autre bout, « Le moment de conclure » – et plus largement le dernier
enseignement de Lacan – conserve la première thèse et sacrifie la seconde. Au début du
« Moment de conclure », Lacan fait un sort à la proposition le mot fait la chose, il la
récuse précisément. C’était aussi la proposition qui permettait de dire que la logique est
la science du réel, comme cela lui est arrivé. Voilà ce qu’il a abandonné derrière lui.
Pour avoir une idée de l’instant de voir lacanien dans « Fonction et champ… »,
voyez la page 276 des Écrits, où Lacan redit à peu près la même chose trois fois de
suite : le concept engendre la chose – le texte complet est le concept, sauvant la durée de
ce qui passe, engendre la chose. Voilà le goût du premier Lacan pour l’éternité : le concept
sauve la durée de ce qui passe. Deuxième formulation : l’univers des choses vient se ranger

4. Cf. Lacan J., « Le symbolique, l’imaginaire et le réel », in Des Noms-du-Père, texte établi par J.-A. Miller, Paris,
Seuil, 2005.

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JACQUES-ALAIN MILLER, LE RÊVE DU RÉVEIL

dans l’univers de sens d’une langue. Vous voyez donc la langue, son supposé univers de
sens – comme s’il y avait là un univers – et puis les choses, qui viennent ainsi se mettre
juste à leur place. Cela dessine un monde de cohérence et d’harmonie, sans doute défait
à d’autres endroits du texte, mais qui prédomine, pour se terminer par Da da da, la
voix du tonnerre. C’est la fin de « Fonction et champ… » Troisième formulation : C’est
le monde des mots qui crée le monde des choses. Ces trois énoncés sont les formulations les
plus élémentaires et très philosophiques de la seconde thèse, dont je ne crois pas excessif
de marquer le ridicule au regard du tout dernier enseignement de Lacan. Ce n’est pas
l’hôpital qui se moque de la charité, mais Lacan qui se moque de Lacan !
Le dernier énoncé se rallonge : le monde des choses, d’abord confondues dans l’hic et
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nunc du tout en devenir. Voyez la dépréciation à l’œuvre : les choses sont confondues, elles
sont dans le chaos quand on ne les repère que sur l’ici et maintenant du devenir. Cet anti-
héraclitéisme du premier Lacan est un essentialisme, puisqu’il dit que le monde des mots
donne son être concret à l’essence des choses. C’est aussi un point de vue hégélien. Par
le mot, ce qui est transitoire, ce qui meurt accède à son essence éternelle – Lacan ajoute
donne sa place partout à ce qui est de toujours. Pour fixer l’esprit du lecteur sur cette gloire
de l’éternité conceptuelle et linguistique, illustrée dans le Séminaire I par le mot éléphant
qui subsiste même si les éléphants se dirigent vers le cimetière – par le mot, ils durent.
Pour fixer encore pour le lecteur cette postulation vers l’éternité et la rendre inoubliable,
Lacan sort du grec kτῆµα ἐς ἀεί, ktèma es aéï. J’ai retrouvé cette citation dans Thucydide :
es aéï veut dire pour toujours, et ktèma, c’est quelque chose comme agalma, c’est d’abord
le bien en tant que propriété, c’est ensuite passé à désigner la chose précieuse, le trésor,
l’objet désirable. Donc ktèma es aéï, c’est trésor pour toujours. Voilà ce qu’est, pour le
premier Lacan, le concept, le mot : l’agalma, l’agalma de l’éternité. Il faut ce rappel pour
comprendre l’air que Lacan tape sur son tambour, dans « Le moment de conclure », à
propos de l’éternité, bien loin de ce trésor pour toujours. Cette phrase de Thucydide est
très spinozienne, le Livre V de L’Éthique se dirige vers le trésor pour toujours.

La topologie, le corps et le temps

Le temps dont on ne sort pas est, pour le dire vite, un réel, du réel – non pas le
temps symbolique qu’est le temps compté, numérisé, non pas le temps imaginaire
qu’est le temps vécu, mais le temps comme réel, c’est-à-dire celui qui ne peut pas être
surmonté par le pour toujours. « Le moment de conclure » s’oppose à ce pour toujours.
Cela requiert de prendre avec des pincettes la référence au temps logique que
comporte le titre du « Moment de conclure ». Sans doute, le temps presse pour
Lacan, mais il presse autant par les nécessités du corps vivant que par l’urgence du
mouvement logique.
Y a-t-il une assertion de certitude anticipée dans « Le moment de conclure » ? L’as-
sertion de certitude anticipée demande d’abord une certitude, qui se dérobe dans « Le
moment de conclure ». Dans ce Séminaire, il n’y a pas d’autre certitude que le doute, la

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LA PSYCHANALYSE AU XXIe SIÈCLE

tentative, l’essai. Et s’il faut un acte pour engendrer la certitude, cet acte est ici suspendu,
pourrait-on dire. C’est ce que Lacan appelle l’anticipation. L’assertion de certitude renvoie
à un acte qui va créer les conditions de vérification de l’assertion. C’est un acte par rapport
auquel la vérité n’est pas préalable, un acte qui pose une assertion et qui, ce faisant, pose
en même temps les conditions pour qu’elle soit vérifiée, c’est-à-dire faite de vrai.
Telle était la valeur secrète de la phrase de Picasso reprise à son compte par Lacan
– je ne cherche pas, je trouve. Cela voulait dire je trouve d’abord, dans l’acte d’anticipa-
tion, et je cherche ensuite. Nous avons toujours vu Lacan procéder ainsi – trouver
d’abord et explorer ensuite les conséquences et les entours de la trouvaille. Il fait cepen-
dant quelque chose de cet ordre dans la mesure où, appelant à un signifiant nouveau
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qui n’aurait aucune espèce de sens à la fin du Séminaire XXIV, il est clair que son asser-
tion de certitude est que celle-ci est à trouver du côté de la topologie. Sur la base de
cette assertion, il cherche, sans trouver cette fois. Néanmoins, il a trouvé d’abord que
c’était du côté de la topologie et il cherche ensuite ce qui peut ici servir, être utile à s’y
retrouver dans l’expérience analytique.
Deux choses sont à mettre en valeur à propos de cette topologie : la fonction temps et
la fonction corps. Il faut tout de même que je justifie pourquoi la topologie est de ce côté-
là, du côté du temps et non pas de l’éternité, à la différence de la géométrie euclidienne.
Dans la topologie – Lacan se plaît à le montrer à de multiples reprises –, il y a tout
un problème de reconnaissance des formes. En effet, dans la géométrie euclidienne, les
figures sont raides, elles sont passées à l’amidon, elles sont invariables. Vous pouvez
prendre le cube, le poser sur une face ou une autre, voire l’imaginer sur une pointe, c’est
le même. Cela vous donne l’image d’une forme éternelle. Qui plus est, vous savez que
même si vous changez la longueur du côté, vous retrouverez des relations identiques
entre les différents termes. Tandis qu’en topologie, vous avez des déformations – autre-
ment dit, vous êtes tout le temps à vous demander est-ce le même ou n’est-ce pas le
même ? Ces déformations et reformations que vous essayez d’identifier sont nécessai-
rement temporelles. Le cube ou les autres entités euclidiennes, vous les déplacez, mais
le déplacement n’est pas la déformation. Le déplacement reste extérieur à la chose
même, alors que la déformation suppose un processus temporel – faire des trous et
faire passer par des trous. Vous distinguez un temps, un autre, vous tirez sur des ficelles.
Vous avez un petit nœud borroméen bien reconnaissable, déjà fiché, bien rangé à sa
place dans l’univers des sens. Puis vous tirez sur les ficelles et vous arrivez à produire
un embrouillamini extraordinaire qui n’en reste pas moins le nœud borroméen. Il va
vous falloir du temps, tirant sur les ficelles, imaginant tel ou tel ordre, pour lui
retrouver une forme, pour redonner une forme humaine, si je puis dire, au nœud
borroméen. La fonction temps est là inéliminable et la topologie respecte le réel de la
fonction temps, qui est évacuée par l’abstraction euclidienne.
Quant à la fonction corps, dont Lacan ne cesse pas de parler, toujours brièvement,
dans cette matière topologique, elle est précisément le tissu, l’étoffe, à distinguer des
lignes métriques dans l’espace euclidien, qui sont de pures créatures du symbolique,

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JACQUES-ALAIN MILLER, LE RÊVE DU RÉVEIL

des créatures fantasmatiques, fantomatiques – alors que dans la topologie le tissu fait
matière. Je retrouve là le mot d’esprit de Lacan qui, dans « L’insu que sait… », invite
à écrire l’âme-à-tiers. Précisément, la matière est le contraire de l’âme spinozienne qui,
dénouée du corps, est géométrisée.

Mise à plat de la psychanalyse

Je pourrais encore noter que « Le moment de conclure », si on se réfère au « Temps


logique… », ressortit à une logique collective qui est absente de ce Séminaire, même si
Lacan s’entoure d’un certain nombre de collaborateurs. Le « Temps logique… », l’article
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de 1944-1945, expose les conditions d’une sortie en groupe. Pas pour une excursion !
Une sortie en groupe déterminée par une démonstration qui comporte des scansions et
où des prisonniers s’enfuient. Que pourrais-je dire ici  ? Que le Séminaire  XXV du
« Moment de conclure », c’est Lacan sortant de la prison du lacanisme. Telle est la valeur,
très sérieuse, à donner à son énoncé je ne suis pas lacanien, qu’il fera entendre trois ans
plus tard. Il n’est pas lacanien et il en donne témoignage avec ce qu’il articule dans son
« Moment de conclure ». Il est vrai qu’il a aussi dit je suis freudien. D’une part, c’est un
leurre – pour être quelque chose – ; d’autre part, c’est sa référence à Freud comme étant
celui qui a inventé la façon de faire dont nous avons pris l’habitude. En cela, nous
sommes freudiens, nous procédons de l’art freudien de la psychanalyse.
La thèse de ce « Moment de conclure » est que la psychanalyse est un art. En tout
cas, Lacan dit que ce n’est pas une science et, précisément, sa première thèse est que
la psychanalyse est une pratique. C’est une des thèses positives du « Moment de
conclure ». Et ce, au point que Lacan réduit le sujet supposé savoir à supposer savoir
comment opérer – du moins l’évoque-t-il.
Proférer la psychanalyse est une pratique, quand on a vingt-quatre Séminaires derrière
soi, il faut bien le dire, c’est une mise à plat de la psychanalyse. Il n’y a pas de doute,
Lacan aplatit la psychanalyse, là où au contraire, jadis, il faisait montre de ses rapports
à la transcendance – la transcendance du signifiant bien entendu. Là où il y avait trans-
cendance, il y a désormais mise à plat. On gagne toujours à mettre à plat, dit le tout
dernier Lacan.
Il propose des réflexions sur la pratique. La clinique, quand il l’évoque, procède
intégralement de la pratique ; la théorie, il n’en fait qu’une élucubration, donnant à
la manipulation des tores et des nœuds un autre statut que celui de la théorie. Dans
théorie, il y a toujours contemplation. Ici, il s’agit au contraire de manipulations, ce qui
fait déjà une différence.
Deuxièmement, il définit la psychanalyse comme une pratique qui durera ce qu’elle
durera. Ce n’est pas fait pour nous surprendre, et pas seulement comme une notation
banale : cela signifie précisément que la psychanalyse ne s’inscrit pas du côté gauche,
elle ne vaut pas sub specie æternitatis. Dans son anticipation, Lacan la regarde aussi déjà
sous l’angle où elle disparaîtra.

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LA PSYCHANALYSE AU XXIe SIÈCLE

Troisièmement, la psychanalyse est une pratique de bavardage, dit-il. C’est déjà


nous éloigner de la fonder seulement sur la structure de langage et, si l’on veut, donner
une nouvelle valeur à ce qu’il appelait jadis la parole vide. Il lui préférait alors la parole
pleine, celle qui fait mouche, la parole de vérité. Là, il lui restitue, si je puis dire, sa
dignité, ou son indignité, puisqu’il propose une pratique sans valeur qui a ce nom de
bavardage – plutôt que parole vide, disons une parole trouée dont Lacan trouve, si
l’on veut, une matérialisation dans le tore.
Quatrièmement, la primauté de l’imaginaire, qui est partout. D’abord celle de
l’imaginaire du symbolique qui nous donne le raisonnable ou la géométrie, c’est-à-
dire, en définitive, un fantasme – ce qu’on pourrait appeler, comme le fait Lacan, le
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symboliquement imaginaire, l’imaginaire inclus dans le symbolique.

Cela fait glisser tout naturellement nos élucubrations vers le fantasme, la poésie ou
le délire, à quoi il oppose, je l’ai déjà dit, imaginer le réel, ce qu’on pourrait traduire
par le réellement imaginaire – le terme ne se trouve pas dans le texte de Lacan.

L’imaginaire inclus dans le réel, voilà qui explique tel ou tel passage où Lacan mêle
imaginaire et réel. Par exemple, parlant du tissu dans sa dernière leçon du « Moment
de conclure », il dit à l’occasion c’est l’imaginaire, mais aussi c’est le réel. Je crois que ceci
est à entendre à partir de ce schéma élémentaire, à savoir qu’il y a un imaginaire inclus
dans le réel – en tout cas, s’il y a une assertion de certitude anticipée dans « Le moment
de conclure », c’est celle-là.
Je voudrais également relever ce passage – que j’ai déjà évoqué à un autre propos –
où, vers la fin du Séminaire, Lacan évoque Freud dans des termes surprenants. Freud
avait pris la précaution d’être fou d’amour pour ce que l’on appelle une femme. Il faut le
dire, c’est une bizarrerie, une étrangeté. Pourquoi le désir passe-t-il à l’amour ? J’ai fait un
sort à la phrase – Les faits ne permettent pas de l’expliquer, il y a sans doute des effets de
prestige, etc. 5 Freud était-il religieux ? Il est certain qu’il faut se poser la question. Il est

5. Cf. Miller J.-A., « Les trumains », leçon du 2 mai 2007 du cours « L’orientation lacanienne. Le tout dernier
Lacan », disponible en ligne sur le site du XIIe congrès de l’AMP.

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JACQUES-ALAIN MILLER, LE RÊVE DU RÉVEIL

tout de même curieux qu’il y ait quelque chose qui s’appelle la mystique, la mystique est un
fléau comme le prouvent bien tous ceux qui tombent dedans.
Comment lire ces propositions et leur enchaînement ? Eh bien, à partir, me semble-
t-il, de ce mot d’amour qui y figure. J’y vois encore un écho anti-spinoziste. En effet,
l’éthique de Freud n’ouvre pas sur l’amour intellectuel de Dieu, mais au contraire sur
l’amour pour une femme. Voilà pourquoi Lacan donne à cet amour la valeur d’une
précaution. L’amour pour une femme est une précaution qui évite de tomber dans
l’amour de Dieu. Ainsi, juste après, il demande Freud est-il religieux ? Autrement dit,
outre son amour pour une femme, avait-il la notion de l’amour de Dieu sous les espèces
de la mystique dont certains échos se font entendre, en particulier dans les passages sur
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la béatitude, dans le Livre V de L’Éthique ?
À cela, Lacan oppose : Mettre à plat quelque chose, quoi que ce soit, ça sert toujours.
Et ça doit s’entendre par rapport à cela.

Exfoliation

Oh ! Mais j’avais encore des choses à dire ! Il faut que je les dise… Ah non ! je ne
les conserverai pas pour l’année prochaine, je passe à ma conclusion qui, d’abord,
exploite un mot qui figure dans le Séminaire, à la fin de la première leçon – et qui
figure d’ailleurs aussi dans le texte du « Temps logique… » : exfolier. Dans « Le moment
de conclure », Lacan formule – pour que l’imaginaire s’exfolie, il n’y a qu’à le réduire au
fantasme. Vous savez ce que veut dire « exfolier » : exfolier une plante, c’est faire tomber
ses feuilles ; en médecine, cela qualifie aussi la chute des parties nécrosées comme les
ongles ; s’exfolier, c’est se détacher par feuilles, par parcelles. Ce mot me faisait penser
que « Le moment de conclure » ouvrait à une exfoliation de l’enseignement de Lacan,
son détachement par parcelles ; ainsi faudra-t-il le mettre à profit dans l’avenir.
« Le moment de conclure » est quelque chose comme Lacan juge de Jacques Lacan,
pour rappeler le titre de Jean-Jacques Rousseau. Et Lacan juge de Jacques Lacan le
condamne, ou du moins prend ses distances. On ne peut pas se défendre de l’idée que
ce Séminaire ultime est animé chez Lacan d’un transfert négatif à son propre endroit,
si je puis dire. Il s’était vanté de son transfert négatif à Freud, mais on ne peut mécon-
naître ici un transfert négatif à Lacan lui-même, un transfert négatif à l’endroit de son
savoir. Faut-il rémunérer ce défaut d’amour intellectuel en célébrant à sa place la
majesté, l’utilité de sa construction ?
Tout ce que je sais au moment où je vous parle c’est que, au moins pour moi,
Lacan ne sera plus jamais le même après ce cours. Il demande à être exfolié.
Au-delà de ce que nous ne savons pas, l’analyse ne sera plus jamais l’analyse qu’elle
a été. Nous en avons tous les jours l’expérience. C’est ce qui laisse toute la place pour
qu’elle vienne à l’invention.

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USAGE DU RÊVE DANS LA CLINIQUE LACANIENNE


INTRODUCTION

Freud a rencontré une pierre sur la voie royale d’accès à


l’inconscient, une limite au travail d’interprétation signifiante
qu’il appela « l’ombilic du rêve ». Lacan fera de cet obstacle une
pierre angulaire qui oblige à repenser ce que l’on fait des rêves en
analyse : au regard de l’ Unerkannt (non-reconnu), placé comme
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point de départ logique et structural, les sens que l’on donne aux
rêves apparaissent comme des hystoires à dormir debout, des
men-songes. Or, cette torsion opérée par Lacan, loin d’être une
incitation à abandonner le champ du sens, de la vérité et de la
parole, nous invite à y rester à condition de se tenir au plus près
de la dimension matérielle du signifiant. Mettant la vérité à sa
place, sans l’ébranler, l’orientation lacanienne conduit à faire
usage du rêve à partir d’un point de réel, seule manière de
contrecarrer l’inconscient soporifique, façon d’accueillir
l’inconscient sophorrifiant. Fabián Naparstek souligne ce double
aspect de l’inconscient en reprenant l’étude de Carolina Koretzky
sur les rêves faits par des sujets ayant vécu la terrible expérience
des camps de concentration. Il déplie ce qui se présente comme un
paradoxe : lorsqu’ils vivaient un cauchemar dans les camps, la
nuit ils rêvaient ; lorsqu’ils récupèrent leur liberté, leurs nuits
tournent au cauchemar.
Angelina Harari extrait le terme d’usage du Séminaire XXIII de
Lacan et précise sa portée dans cette nouvelle clinique des rêves
qui, au regard du premier abord freudien, apparaît comme
subversive.
Enfin, Silvia Baudini présente un cas où l’on peut suivre
comment l’analyste, en lisant un rêve que l’analysant lui adresse,
en fait usage dans la cure. Si les trois auteurs que vous lirez à la
suite rendent compte, chacun à sa manière, des conséquences
épistémiques et cliniques de la subversion lacanienne, les trois
coïncident sur ce point éthique : la psychanalyse comme discours
soutenu par le désir de l’analyste s’avère un rempart contre la
raison moderne dont le sommeil engendre des monstres.
Valeria Sommer-Dupont

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ANGELINA HARARI
LA DIFFÉRENCE ABSOLUE DU RÊVE

« J’ai quand même le droit, tout comme Freud, de vous faire part de mes rêves.
Contrairement à ceux de Freud, ils ne sont pas inspirés par le désir de dormir. C’est
plutôt le désir de réveil qui m’agite. Mais enfin, c’est particulier. » 1 Ce propos de Lacan
est l’exergue de l’argument du XIIe Congrès de l’Association mondiale de psychanalyse
(AMP) 2. Il sera mon point de départ pour parler de son thème  : «  Le rêve. Son
interprétation et son usage dans la cure lacanienne ».
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Le désir de dormir ou le désir de réveil sont deux axes de travail à prendre en
considération. S’agit-il d’un retour à Freud ? Oui ! Non que la psychanalyse se serait à
nouveau détournée de sa voie, comme lorsque Lacan, écrivant son «  Acte de
fondation », entendait revenir à Freud pour en restaurer le tranchant. Retour à Freud,
oui, mais pour mieux nous orienter à partir d’un point de vue proprement lacanien,
à partir de l’orientation lacanienne.
Dire que le rêve est interprétable, telle fut la grande découverte freudienne, le pas
fondateur, inouï quand on y songe, accompli par Freud vers l’inconscient. Dans notre
retour aux origines de l’invention de la psychanalyse, il s’agit avant tout de considérer
la spécificité de la cure lacanienne, de la direction de la cure aujourd’hui concernant
le rêve, afin de la mettre à ciel ouvert. En choisissant le thème du rêve, notre Congrès
vise donc le cœur de notre pratique.
Dans « Le moment de conclure », Lacan nous signale qu’on « passe son temps à
rêver, on ne rêve pas seulement quand on dort » 3. Le rêve-réveil est donc à distinguer
du passer son temps à rêver, à distinguer aussi du rien n’est que rêve freudien, soit du rêve
en tant qu’il protège du réveil. Lacan est conduit à conclure que « tout le monde est fou,
c’est-à-dire délirant » 4. Il ajoute que l’inconscient, « c’est très exactement l’hypothèse
qu’on ne rêve pas seulement quand on dort » 5. Il ne s’agit donc pas seulement de mettre
en relief le désir de réveil au détriment du rêve gardien du désir de dormir.

Dans l’après-coup de l’Année Zéro du Champ freudien, initiée par Jacques-Alain Miller,
le prochain Congrès de l’AMP a choisi comme axe la cure lacanienne par le biais du rêve
Angelina Harari est psychanalyste, AME de la Escola Brasileira de Psicanalise.
Texte issu de l’intervention de la présidente de l’AMP prononcée lors du Congrès de la New Lacanian School
« Urgence ! », Tel Aviv, 1-2 juin 2019. Il compte parmi les textes d’orientation du XIIe Congrès de l’AMP « Le rêve.
Son interprétation et son usage dans la cure lacanienne », Buenos Aires, 13-17 avril 2020. Il est paru dans Lacan
Quotidien, no 847, 6 juillet 2019, disponible sur internet.
1. Lacan J., « La Troisième », La Cause freudienne, n° 79, Paris, 2011, p. 24.
2. Le XIIe Congrès de l’AMP « Le rêve. Son interprétation et son usage dans la cure lacanienne », Buenos Aires, 13-
17 avril 2020.
3. Lacan J., « Une pratique de bavardage », Ornicar ?, n° 19, 1979, p. 5.
4. Lacan J., « Journal d’Ornicar ? », Ornicar ?, n° 17/18, 1979, p. 278.
5. Lacan J., « Une pratique de bavardage », op. cit.

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ANGELINA HARARI, LA DIFFÉRENCE ABSOLUE DU RÊVE

– au singulier. L’interprétation est un moyen sûr d’envisager le rêve. Le rêve interprète
l’emporte sur le rêve interprété par l’analyste dans la cure lacanienne6. Nous nous intéresserons
donc plus particulièrement à l’usage du rêve qui concerne au plus près la cure lacanienne.
Qu’il s’agisse du rêve-interprète, du rêve interprété ou de son ombilic, la maîtrise
de l’être relève d’un impossible. Pour Freud, « le noyau de notre être se situe au niveau
du désir inconscient, et ce désir ne peut jamais être maîtrisé ni annulé, mais peut
seulement être dirigé. C’est ce que Lacan visait en pensant sa pratique sous le titre “La
direction de la cure…” » 7. Qu’est-ce qui guide notre pratique à l’égard des rêves dans
les cures que nous dirigeons ?
Mettre l’accent sur l’usage du rêve, c’est dessiner une autre voie pour considérer le
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rêve dans la direction de la cure, une voie moins centrée sur le discours de l’Autre,
« débarrass[ée] des scories héritées du discours de l’Autre » 8. C’est une étude du rêve
qui ne passe pas par le déchiffrage et qui nous mène vers le trou que Lacan dégage
dans son dernier enseignement. J.-A. Miller souligne que le renoncement à l’ontologie
conduit Lacan du manque-à-être au trou ; il franchit les limites de cette ontologie au
moment où il profère son Yad’lUn, qui n’est de l’ordre ni du manque ni de l’être.

Cette voie semble essentielle pour penser les rêves conclusifs. Il apparaît que les passants
rapportent souvent un rêve conclusif 9, lequel instaure une coupure par rapport au matériel
ancien. On l’observe dans les rêves rapportés par ceux qui ont été nommés AE, Analystes
de l’École. Or dans la passe, il ne s’agit pas de parler depuis un « pour tous ». « La vérité de
la passe donne la clef de la déflation du désir, à savoir que le désir n’a jamais été que le désir
de l’Autre. » 10 Aussi les AE auront-ils une place importante dans notre prochain Congrès.
Dans le Séminaire XXIII, Lacan fait valoir le terme d’usage 11. L’usage, la valeur
d’usage du rêve, voilà ce qui nous met sur la voie de repenser notre pratique à partir
de ce que le sinthome de l’Un comporte d’absolu, à partir de la différence absolue de
l’Un : nous avons ici à opérer un léger déplacement dans l’enseignement de Lacan par
rapport à ce qu’il nommait la différence absolue du désir de l’analyste dans le Séminaire XI 12.

6. Cf. Brousse M.-H., intervention lors de « Une soirée de rêve. Vers le XIIe congrès de l’AMP », organisée par l’AMP
à l’ECF, Paris, 28 janvier 2019, inédit, disponible sur le site du Congrès.
7. Miller J.-A., «  L’être, c’est le désir  », établi par C. Alberti et Ph. Hellebois, cours du 11 mai 2011 de
« L’Orientation lacanienne. L’Un tout seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psych-
analyse de l’université Paris VIII, inédit ; texte d’orientation au XIIe Congrès de l’AMP « Le rêve. Son interpréta-
tion et son usage dans la cure lacanienne », Buenos Aires, 13-17 avril 2020, disponible sur internet.
8. Miller J.-A., « En deçà de l’inconscient », La Cause du désir, n° 91, novembre 2015, p. 103.
9. Cf. rapport d’un cartel de passe de l’ECF : « Rapport conclusif du cartel I », rédigé par Cottet S., La Cause freu-
dienne, nº 75, 2010, p. 98. Ce numéro informe sur la procédure dite de la passe dans les Écoles de l’AMP, les
témoignages des « passants » et la nomination des AE.
10. Miller J.-A., « L’être, c’est le désir », op. cit.
11. Cf. premier chapitre intitulé par J.-A. Miller « L’usage logique du sinthome », in Le Séminaire, livre XXIII, Le
Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005.
12. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller,
Paris, Seuil, 1973, p. 248.

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USAGE DU RÊVE DANS LA CLINIQUE LACANIENNE

La psychanalyse pourrait alors être définie comme la voie d’accès à la consistance


absolument singulière du sinthome, au savoir y faire avec son sinthome, pour lequel
Lacan indique que « c’est là la fin de l’analyse » 13. À cet égard, J.-A. Miller met en relief
deux termes de Lacan dans le Séminaire XXIV à propos du sinthome : « savoir le
débrouiller, [savoir] le manipuler » où l’expression « savoir le manipuler » indique que
« le corps est dans l’affaire ». À ce niveau, ce n’est ni dit ni déchiffré, car le sinthome,
considéré comme ce que l’on a de plus singulier, est « indéchiffrable » 14.

Avec la différence absolue de l’Un comme horizon, notre défi majeur sera de
montrer comment nous intervenons par rapport au rêve dans notre pratique lacanienne
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d’aujourd’hui. Autant vous dire que la pratique fera la matière essentielle de ce
Congrès, la pratique exposée étant un vecteur essentiel de garantie pour la formation
des analystes dans l’AMP.

13. Lacan J., Séminaire XXIV, Ornicar ?, nº 12/13, 1977, p. 7.


14. Miller J.-A., « En deçà de l’inconscient », op. cit., p. 103.

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USAGE DU RÊVE DANS LA CLINIQUE LACANIENNE


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FABIÁN ABRAHAM NAPARSTEK
RÊVE RÉEL ET RÊVE TRANSFÉRENTIEL 1

Je vais me référer à certains rêves dans des situations traumatiques ainsi qu’aux
rêves traumatiques que j’ai trouvés délicatement traités dans le livre de Carolina
Koretzky 2. Je souhaite m’arrêter sur certains témoignages de rêves faits par des détenus
dans les camps de concentration pour souligner le paradoxe et la tension en jeu entre
les témoignages de rêves faits dans les camps et ceux survenus après l’enfermement.
Pendant l’enfermement, divers auteurs comme Primo Levi, Jean Cayrol, Charlotte
Delbo témoignent qu’ils rêvaient qu’ils étaient dans un autre lieu. En général, ils rêvaient
qu’ils étaient dans un lieu connu avant l’arrivée au camp. Ils rêvaient de quelque chose de
banal ou de quotidien de leur vie précédente : l’un se dit être dans sa cuisine, l’autre dans
sa maison ou dans une chambre. Il n’y avait pas d’autre sens que cela : se rêver ailleurs.

Fabián Abraham Naparstek est psychanalyste, AME de la Escuela de la Orientación Lacaniana.


1. «  Vers le XIIe Congrès de l’AMP  », texte réécrit de l’intervention présentée aux journées de l’EOL des 27 et
28 septembre 2019 : « El psicoanálisis y los discursos en la ciudad ¿ Qué goces y semblantes la habitan ? ».
2. Cf. Koretzky C., Le réveil. Une élucidation psychanalytique, Rennes, PUR, 2012.

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FABIÁN ABRAHAM NAPARSTEK, RÊVE RÉEL ET RÊVE TRANSFÉRENTIEL

Les témoignages indiquent que c’était une façon de sortir du camp. Un détail est à épin-
gler : ils rêvaient qu’ils étaient eux. En se rêvant dans la vie quotidienne, ils rêvaient qu’ils
redevenaient eux-mêmes. Certes, ils subissaient les pires humiliations dans leurs corps,
mais une des pires choses qui pouvait leur arriver dans ce lieu, c’était de perdre leur iden-
tité. Il est vraiment fondamental qu’au moment où ils enduraient la torture, la famine, le
froid, leur préoccupation la plus décisive était celle de la perte de leur identité. Réduits à
un numéro tatoué sur le corps, ils rêvaient qu’ils redevenaient eux-mêmes.
Pour beaucoup d’entre eux ces rêves les ont aidés à rester en vie. Ces rêves, dans
certains cas, servaient à garder un espace de liberté singulier et de vie, où l’effroi n’en-
trait pas. C’était également l’espace où pouvait être sauvegardé quelque chose de l’in-
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time. Dans ces rêves se vérifie encore, dans le pire des mondes, qu’il peut subsister un
univers intime et préservé et que cela a un lien à l’inconscient.
Je me réfère à une perspective de l’inconscient qui suppose quelque chose du vivant.
De fait, dans le rêve apparaît quelque chose de l’ordre du plus intime et du plus vivant
qui, même dans le pire des mondes, ne peut être soustrait au sujet.
Sauf qu’après leur sortie de l’enfermement, les détenus rêvaient du camp de concen-
tration et ne pouvaient pas s’arrêter de rêver à l’horreur vécue. Nuit après nuit revenait
l’horreur comme un rêve traumatique.
Pouvons-nous dire que l’inconscient a un double visage ? Je fais l’hypothèse que l’in-
conscient qui faisait rêver les détenus de leur vie intime précédant l’enfermement, c’est
l’inconscient transférentiel – comme Jacques-Alain Miller l’appelle – qui s’accroche à
l’Autre et à la vie même. Mais il y a un autre inconscient qui ramène nuit après nuit,
itérativement, à la cruauté de l’horreur.
Dans certains cas ils rêvaient d’un mot, d’un mot en polonais, qui n’était rien
d’autre que le mot qui ordonnait de se réveiller. Ils rêvaient d’un signifiant desserré et
sans sens. Une manifestation inconsciente sans aucun sens et sans loi. Comme le dit
Mauricio Tarrab dans Papers, « un rêve peut être une image, un fragment qui évoque
toute une histoire, il peut être un conte, un seul mot, un bruit »3.
Au moment où les détenus vivaient dans un monde sans loi, traumatique et réel,
l’inconscient leur donnait un sauf-conduit par la voie du rêve, mais une fois revenus,
l’inconscient les faisait revenir à l’horreur du réel.
Il y a quelque chose d’encore plus paradoxal : un rêve souvent répété et narré dans
les témoignages. Je fais référence au rêve que faisaient les détenus en étant dans le camp
de concentration. Ils rêvaient d’un proche, un père, une mère, un fils, une sœur à qui
ils tentaient de transmettre ce qu’ils étaient en train de vivre dans le camp. Au moment
où ils commençaient à parler, cet Autre tournait le dos et partait. Carolina Koretzky
appelle cela : « L’Autre s’en va » 4. L’Autre ne voulait rien savoir de ce qui avait lieu.

3. Tarrab M., « Pas de méprise pour le rêve. Un tour d’écrou supplémentaire sur le rêve de la belle bouchère »,
PAPERS+Un, 2019, disponible sur internet.
4. Koretzky C., op. cit., p. 156.

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USAGE DU RÊVE DANS LA CLINIQUE LACANIENNE

Je veux souligner que non seulement il y a des sujets qui veulent continuer à
raconter leurs rêves, mais qu’il faut qu’il y ait un Autre pour écouter l’horreur. Chacun
a son horreur du réel et son propre trauma. Il est nécessaire qu’il y ait quelqu’un qui
ouvre un lieu à cela en écoutant ces rêves pour qu’il y ait une possibilité d’inscription
de cette horreur du réel dans le champ de l’Autre.
La psychanalyse est au service d’entendre cette horreur du réel dans un monde qui
n’en veut rien savoir. Peut-être qu’à l’opposé de l’époque actuelle, la psychanalyse
ouvre un lieu au fait que chaque sujet, de manière singulière, puisse inscrire son réel
dans le champ de l’Autre. Comme Marcus André Vieira le souligne : « Freud ne fait
aucune différence entre le rêve et son récit »5. Lacan nous indiquait qu’on avait le droit
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de raconter ses rêves 6. Mais il faut quelqu’un qui soit disposé à entendre le récit qui, dans
certaines occasions, nous amène vers le plus opaque et hors-sens d’un réel sans loi.
Nous attendons que chaque collègue mette en circulation les rêves de sa pratique,
ses interprétations et ses usages dans la cure lacanienne. Une pratique qui s’ouvre au
droit inaliénable à ce que, dans ce monde, encore, chacun compte sur un Autre à qui
narrer ses rêves.

5. Vieira M., « Durer ? », PAPERS+Un, 2019, disponible sur internet.


6. Cf. Lacan J., « La Troisième », texte établi par J.-A. Miller, La Cause freudienne, no 79, octobre 2011 : « J’ai quand
même le droit tout comme Freud, de vous faire part de mes rêves. »

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USAGE DU RÊVE DANS LA CLINIQUE LACANIENNE


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SILVIA BAUDINI LE RECOURS SECRET

Le 28 janvier 2019, le prochain Congrès de l’AMP a commencé son parcours épis-


témique 1. Ce texte suit l’orientation donnée par Angelina Harari lors de la « Soirée de
l’Argument » : « En choisissant le thème du rêve, notre Congrès vise donc le cœur de
notre pratique » 2. Dans cette perspective, je reprendrai quatre points dont la lecture
est ordonnée au dernier et au tout dernier enseignement de Lacan.

Silvia Baudini est psychanalyste, AME de la Escuela de la Orientación Lacaniana.


1. Cf. Baudini S. et Naparstek F., « Le Rêve, son interprétation et son usage dans la cure lacanienne », texte présenté
lors de « Une soirée de rêve », le 28 janvier 2009 au local de l’ECF, Hebdo Blog, no 178, 1er septembre 2019, dispo-
nible sur internet.
2. Harari A., « La différence absolue du rêve », texte présenté lors de la Soirée de l’Argument à l’EOL, le 29 avril 2019,
publié sur le site du Congrès, disponible sur internet.

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SILVIA BAUDINI, LE RECOURS SECRET

Le corps rêvant

On considère que le rêve au singulier, c’est le rêve d’un parlêtre, qu’il est lié au rêveur,
à un corps qui rêve et qui parle de ce rêve-là à son analyste. Il se distingue de la référence
aux rêves au pluriel, au déchiffrage selon la logique œdipienne, d’accomplissement du
désir ou de gardien du sommeil. Le rêve d’un corps implique un autre abord de l’in-
conscient. Freud dans « Le maniement de l’interprétation des rêves » nous dit : « Il ne
convient presque jamais que le but thérapeutique cède le pas à l’intérêt suscité par l’in-
terprétation des rêves » 3 indiquant ainsi qu’il ne faut pas s’occuper de l’interprétation de
façon exhaustive si cela retarde l’intérêt de l’analyse. Aujourd’hui, cent-vingt ans après,
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il convient de se demander quel est cet intérêt de l’analyse. L’époque contemporaine
n’admet plus le binarisme névrose / psychose ; la psychose ordinaire ouvre à une clinique
des débranchements et à une pratique où le rêve est démontré sur son versant d’usage.

La pratique

Il s’agit d’une patiente que je reçois depuis dix ans. Cette femme ne croit pas au
père, elle désigne le sien comme son « géniteur » et précise que celui-ci ne peut en
aucun cas être appelé père. Son profond désir de mort se formule ainsi : « monter sur
le toit et me jeter de là-haut ». Rien de ce qu’elle fait ne la satisfait, pourtant elle vit et
possède un humour bien particulier qui en fait une amatrice de stand-up. Le dérou-
lement des entretiens est émaillé de propos sur le non-sens de sa vie, sur son désir de
dormir et de récits pleins d’humour. Elle me remet un jour un papier où un rêve est
écrit : « Je rêve que je rentre chez moi en crochetant une serrure de la baie vitrée située
sur mon balcon. Il n’y a plus de rideaux, je suis exposée, on me voit. Mes voisins sont
là. Je ne leur fais plus confiance depuis hier soir, je me fais baiser. » Voilà ce qu’elle a
écrit. Je lui dis : « Oh ! Mais vous disposez de ressources 4 ! Quand vous ne pouvez pas
entrer par la porte, vous le faites par la fenêtre ! »
Peu de temps après, elle vient, s’assoit et me dit : « Vous voyez ce dossier vert ? » En
effet, un dossier vert sort de son sac. « Ce sont les documents à signer pour qu’on me
donne la maison de ma grand-mère ». Cette grand-mère qui venait de mourir était le seul
lien de cette patiente à quelqu’un qu’elle respectait. Pourtant, elle refusait systématique-
ment de faire usage de la propriété dont elle avait hérité. « Et c’est à vous et à Maria (son
ancienne analyste) que je le dois », ajoute-t-elle. Ce recours, non sans la psychanalyse,
rend possible pour elle deux mouvements. D’une part, une revitalisation de son lien morti-
fère à l’Autre. D’autre part, une nouvelle adresse à un Autre qu’elle peut remercier.

3. Freud S., « Le maniement de l’interprétation des rêves en psychanalyse », La Technique psychanalytique, Paris,
PUF, 1981, p. 44.
4. En espagnol, le mot recurso s’emploie tant pour ressource que pour recours.

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USAGE DU RÊVE DANS LA CLINIQUE LACANIENNE

Le rêve le dit littéralement : elle passe du désir de se jeter dans le vide – rendant
compte du manque du cadre fantasmatique – à une fenêtre encadrée par l’analyse –, car
elle écrit ce rêve-là à son analyste – lui permettant d’ouvrir la porte d’une maison qui
pourrait améliorer la précarité de ses conditions de vie. Cependant, il n’est pas souhai-
table de rendre trop évidente cette amélioration ; car pour vivre, elle a besoin d’un
Autre un peu ruiné, échoué, incurable.

Éthique

Je reviens à la question : quel est l’intérêt de l’analyse ? Dans « Habeas corpus »,


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J.-A. Miller nous dit : « il faut qu’il y ait, à l’origine, un sujet qui décide de ne pas être
indifférent au phénomène freudien » 5. Cette position d’un sujet qui décide, c’est ce que
l’on a appelé l’éthique du sujet analysant, hors de tout diagnostic.
Il ne suffit pas de rêver, il faut qu’un acte fasse que ce rêve-là s’adresse à l’analyste.
Cette patiente m’adresse un rêve ayant un élément de persécution et un élément qui
montre ce qui chez elle n’est pas fermé : « il n’y a plus de rideaux », « je suis exposée ».
Il n’y a pas de voile.
En 1975, année du Séminaire Le Sinthome, dans sa réponse à Marcel Ritter, Lacan
dit en parlant de l’ombilic du rêve : « C’est le point justement d’où sort le fil, mais ce
point est aussi fermé qu’est fermé le fait qu’il est né dans ce ventre-là et pas ailleurs,
qu’il y en a dans le rêve même le stigmate, puisque l’ombilic est un stigmate. » 6 Ceci
permet le nouage des trois consistances.
Chez cette patiente, cette fermeture n’a pas eu lieu ; faute de l’Austossung aus dem
Ich freudienne, cette constitution de l’Un, son origine, s’est liée à l’indignité. Rappe-
lons-nous que, dans son texte sur la Verneinung 7, Freud rend compte de la constitu-
tion du moi à partir de l’expulsion. Éric Laurent l’explicite : il s’agit de « l’expulsion
hors du sujet. “C’est cette dernière qui constitue le réel en tant qu’il est le domaine de
ce qui subsiste hors de la symbolisation” 8. C’est sur ce fond qu’il faut lire l’introduc-
tion par Lacan, en contrepoint de la séparation des Uns, de la place du sentiment qui
inclut dans sa nouvelle définition la haine et l’amour » 9. L’étranger, le haï, le mauvais
s’expulsent, dit Freud. C’est ainsi que l’Ego peut se constituer.
Or notre patiente est une femme qui n’a jamais déclenché. D’où tient-elle alors
sa consistance ? La première partie du rêve illustre le recours à l’invention, une
forme de mégalomanie compensatoire à la manière joycienne, se manifestant par sa

5. Miller J.-A., « Habeas corpus », La Cause du désir, no 94, novembre 2016, p. 166.
6. Lacan J., « L’ombilic du rêve est un trou », La Cause du désir, no 102, février 2019, p. 36.
7. Freud S., « La dénégation », Résultats, idées, problèmes, t. II, Paris, PUF, 1985.
8. Lacan J., « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 388.
9. Laurent É., « Disruption de la jouissance dans les folies sous transfert », Hebdo Blog, no 133, 15 avril 2018, dispo-
nible sur internet.

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SILVIA BAUDINI, LE RECOURS SECRET

profonde ironie pointant l’autre dans sa misère. Dans son cours « Pièces détachées »,
Jacques-Alain Miller se réfère au « recours secret de chacun […] qu’on peut quali-
fier psychiatriquement de mégalomanie. Chez Joyce ça prend la forme méthodique
d’une ambition, […] la promotion de son nom propre […] à la place de l’hommage
qu’il n’a pas rendu au Nom-du-Père » 10. Et ceci face à la démission du père.

L’intérêt de l’analyse

Lacan considère que Joyce avait réussi à obtenir, sans elle, la meilleure chose qu’on
peut attendre d’une analyse. Joyce permet à Lacan de situer la clinique du sinthome
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comme étant transstructurale, ce qui nous offre la possibilité d’aborder la pratique sans
le tourment du diagnostic.
Joyce n’a pas pu nouer de façon borroméenne l’imaginaire au réel et à l’inconscient ; l’ima-
ginaire reste détaché, comme le vérifie la scène de la raclée : Joyce et son corps ne sont pas affectés.
L’autre conséquence, c’est que Joyce est désabonné de l’inconscient transférentiel.
C’est-à-dire qu’il ne s’adresse pas à un analyste afin d’obtenir un savoir sur ses produc-
tions inconscientes. Son Ego s’est constitué à partir de ce qui fera parler de lui, et inter-
préter les autres à partir des interprétations que d’autres feront : les universitaires avides
de savoir ce que veut dire ce que Joyce écrit. L’Ego de Joyce tient lieu de nœud borro-
méen. Lorsque Lacan affirme que le témoignage de Joyce à propos de la raclée rend
compte non seulement de son rapport au corps, mais également de la psychologie de
ce rapport-là, il emploie le mot psychologie pour souligner qu’il n’y a aucune relation
psychanalytique, aucun lien à l’inconscient transférentiel pour Joyce. Il précise : « la
psychologie n’est pas autre chose que l’image confuse que nous avons de notre propre
corps. […] pas sans comporter des affects, pour appeler ça comme ça s’appelle » 11.
Je voudrais m’arrêter sur ce dernier point : cet affect pouvant se nouer à l’imaginaire et
lui donner sa consistance lorsque le nœud a un défaut, comme dans le cas de Joyce. Dans
le cas que je présente ici, le remerciement de ma patiente marque un affect accompagnant
son inscription possible dans une généalogie et la possibilité de faire usage de l’héritage de
sa grand-mère. Lacan nous apprend que la jouissance est une affaire d’usage, d’usufruit.
Le rêve est l’instrument d’un certain réveil voilé, il opère une coupure dans l’éter-
nisation du temps mélancolique. Un gain de savoir.
Récemment, à partir d’un autre rêve, elle a pu revisiter son histoire : « Ma mère doit
avoir eu une crise psychotique et mon frère m’a dit que mon père était alcoolique ; je
ne leur pardonne pas, mais là je peux les comprendre. »
Traduit par Lore Buchner et Laura Vigué

10. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Pièces détachées », enseignement prononcé dans le cadre du départe-
ment de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 24 novembre 2004, inédit.
11. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 149.

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ÉVEIL

Toc, toc, toc. Wake up ! Jacques Lacan savait sur lui-même
qu’un désir de réveil l’agitait. Son idée du rêve était plus
proche de la discontinuité qui éveille que du gardien du
sommeil qui laisse le dormeur tranquille. Saisir ce qui fait
irruption dans le rêve, ce qui ouvre une brèche, c’est
l’orientation lacanienne. La voie royale du rêve concerne aussi
le corps, le corps qui s’agite, qui s’éprouve et qui est pris
d’assaut par l’éclair du réveil. Les rêves changent tout au long
d’une analyse, ils se tricotent autour de ce qui ne peut pas se
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dire, autour d’un point qui ne sera jamais interprété. Un
point indéchiffrable, après l’asséchement du sens. Pschitt… à
la fin d’une analyse, le rêve se dégonfle. Cette rubrique éveille !

CHRISTIANE ALBERTI RIEN DE PLUS CONCRET QUE


LE RÊVE, SON USAGE, SON INTERPRÉTATION

Mes rêves n’ont d’intérêt que dans leur rapport à la psychanalyse. Hors de l’expé-
rience d’une analyse, le récit de rêve est aussi ennuyeux que le récit des chagrins, « rien
ne vous concerne moins » 1 remarque justement Nathalie Azoulay.
Durant la cure, le rêve interpelle, touche, intrigue. Il nous parle et parle de nous.
Encore aujourd’hui, n’en déplaise à ceux qui taxent la démarche de ringardise freu-
dienne, des femmes, des hommes, des enfants adressent leurs rêves à la psychanalyse.
Le rêve appelle l’élucidation, la lumière, le sens, car par sa face la plus profonde, le
rêve est « désir d’être interprété » 2. Si l’on ne confie pas ses rêves au premier venu, le
rêve n’est cependant pas ce que nous avons de plus intime mais ce que nous avons de
plus concret. À condition de le rapporter à l’expérience de la parole dans le champ du
langage.

Christiane Alberti est psychanalyste, AME de l’École de la Cause freudienne.


1. Azoulai N., Titus n’aimait pas Bérénice, P.O.L. éditeur, 2015, p. 16.
2. Miller J.-A., « L’interprétation à l’envers », La Cause freudienne, no 32, Paris, février 1996, p. 13.

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CHRISTIANE ALBERTI, RIEN DE PLUS CONCRET QUE LE RÊVE, SON USAGE, SON INTERPRÉTATION

Le rêve, c’est son récit

Si le rêve incarne pour le sens commun l’obscur, l’ineffable, la méthode freudienne


ne s’en tient qu’à la seule parole du rêveur. Le rêve, c’est son récit. Il n’est rien d’autre
que son interprétation. À défaut de cette lecture, on en revient toujours à faire du rêve
un nouveau plan de réalité au sein duquel il peut faire l’objet d’une explication imma-
nente, et donc à faire de l’interprétation un métalangage.
Que l’on se souvienne ici que Georges Politzer avait précisément choisi l’exemple
du rêve pour démontrer que l’invention freudienne avait ouvert une voie royale et
inédite vers une démarche concrète, fondée en raison, véritable antidote à la psycho-
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logie formelle et abstraite 3. Si l’analyse freudienne du rêve est exemplaire pour Politzer,
c’est bien qu’elle lui permet de saisir que l’essence de la psychanalyse réside dans sa réfé-
rence au langage. Par l’association libre, le rêve nous est donné par un acte signifiant.
Le récit vient donc très exactement à la place de l’introspection. Il constitue la matière
objective du rêve. Ce qui en fait la charpente, c’est bien la matérialité signifiante. Elle
n’est ni intérieure, ni extérieure, mais signifiante.

Apprendre la psychanalyse sur son propre corps, selon l’heureuse formulation de


Freud, en passe sans nul doute par le récit du rêve et son interprétation. Dans une
psychanalyse, on apprend à parler l’inconscient. On y éprouve ce qui fait la saveur de
la matière signifiante : le signifiant prime sur le signifié, la matière sonore sur le sens.
La rhétorique toute spéciale de ce que Freud nomme processus primaire, s’y découvre,
faite d’allusions, de sous-entendus, d’équivoques, celle d’une langue tissée dans l’ho-
mophonie. Ce décalage du son et du sens est une expérience assurément marquante,
dépaysante pour le rêveur. L’effet assumé est de désarrimage du moi : effet sujet ponc-
tuel et évanouissant, fixité d’un désir d’un bout à l’autre de la vie.
Loin de découvrir les pensées souterraines de forces obscures, on réalise que l’in-
conscient s’attrape, au contraire, concrètement, à la surface, au ras du discours, dans les
jeux du signifiant. L’Einstellung, comme le relève Lacan, n’est rien d’autre que le glis-
sement du signifié sous le signifiant. On y fait l’épreuve d’un texte instable, fait de trans-
formations et de mutations incessantes, d’un personnage à l’autre, d’une chose à l’autre,
d’un mot à l’autre, d’une lettre à l’autre. Le rêve ne traduit pas un texte déjà là, mais se
constitue de récits sans cesse en mouvement qui en font en définitive un texte indéci-
dable. Il transporte et mobilise les signifiants qui contiennent le sujet autant qu’il les
contient : l’inconscient, c’est le discours de l’Autre. Par et dans les jeux du signifiant,
« le rêve est déjà en lui-même interprétation, sauvage certes, mais interprétation » 4.

3. Cf. Alberti C., « La langue concrète que parle l’inconscient », Ornicar ?, no 53, Paris, 2019, p. 145-161.
4. Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 197.

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ÉVEIL

Désir d’être

Dans ce glissement incessant, un désir s’y manifeste qui sans doute rend compte de
ce que nous aimons non pas nos rêves, mais que nous aimons rêver.
À propos de la thèse du « rêve-accomplissement de désir », remarquons la lecture
engagée que Politzer en avait fait en hommage à l’invention freudienne : « Il ne s’agit pas
de dire que le rêve est la réalisation du Désir en général, mais la réalisation d’un désir
particulier, déterminé dans sa forme par l’expérience particulière d’un individu particu-
lier. » 5 Autrement dit, Politzer restitue son sens fort au terme de réalisation. Freud ne dit
pas que le rêve met en scène, métaphorise un désir déjà-là, mais que par le rêve, dans le
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rêve, un désir s’accomplit. Politzer pousse sa lecture jusqu’à dire que par la théorie rêve-
désir, Freud « fait du rêve un acte, un acte du sujet particulier dont il est le rêve » 6. Il ne
s’agit donc pas simplement d’un rapport à établir entre le contenu du rêve et ce que l’on
sait du sujet, mais de concevoir le rêve comme « l’incarnation actuelle du Je », selon l’ex-
pression de Politzer. En faisant du rêve un acte du sujet, l’analyse de Politzer aurait pu
trouver sa cohérence avec la notion d’un « inconscient dont vous êtes sujet », ainsi que
Lacan le formule dans sa « Télévision » 7. Mais sans son exigence de préserver l’acte du Je
dans sa continuité, Politzer retombe dans les ornières de la psychologie universitaire
fondée sur un Je illusoire de la maîtrise, ainsi que Lacan en a fait la démonstration 8.

Le rêve, c’est effectivement d’abord l’expérience de la production d’un sujet, au


sens du produit singulier d’un sujet mais aussi au sens où ça détermine un sujet, ça
produit un sujet comme effet.
Juste à le raconter, le rêve nous file entre les doigts, s’évapore dès qu’on pense l’avoir
attrapé. Un abîme se creuse entre le récit du rêve et ce qui en reste au réveil, comme
s’il était animé d’une volonté autre, en tout cas une intention de signification venant
contrarier celle du rêveur 9. C’est dans la combinaison et la substitution même des
signifiants que s’accomplit ce want to be de l’inconscient, pour reprendre la formula-
tion proposée par Jacques-Alain Miller.
C’est en situant le rêve au niveau du processus primaire que Freud introduit l’ex-
pression « le noyau de notre être ». En somme, les « mouvements désirants inconscients » 10
seraient constitutifs de ce noyau. D’où la définition ontologique que J.-A. Miller, dans son
cours « L’Un tout seul », en a déduit, selon laquelle l’être, c’est le désir 11.

5. Politzer G., Critique des fondements de la psychologie, op. cit., p. 69.


6. Ibid.
7. Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 543.
8. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 70-71.
9. Cf. Miller J.-A., « L’interprétation à l’envers », op. cit, p. 5.
10. Cf. Freud S., L’Interprétation du rêve, traduction et présentation de Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Seuil, 2010.
11. Miller J.-A., « L’être, c’est le désir », cours du 11 mai 2011, établi par C. Alberti et Ph. Hellebois, extrait de
« L’Orientation lacanienne. L’Un tout seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psycha-
nalyse de l’université Paris VIII, inédit.

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CHRISTIANE ALBERTI, RIEN DE PLUS CONCRET QUE LE RÊVE, SON USAGE, SON INTERPRÉTATION

En somme plus le rêve interprète, plus on l’interprète, plus on fait être, plus on étoffe
notre être de désir. Le rêve et son interprétation nous donnent une épaisseur d’être.

Ce désir d’être, une certitude l’accompagne.

Certitude cartésienne

Le rêve donne à voir, donne à entendre. En somme, il s’offre à nous, non sans
susciter la perplexité, le doute mais ce dont nous sommes certains c’est qu’il nous
concerne. Qu’est-ce qui fonde cette certitude ? C’est la certitude que Lacan extrait de
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la démarche d’un Freud rêveur dont il soutient qu’elle s’apparente à une expérience
cartésienne. Il nous incite à relire le passage de Freud dans la Traumdeutung sur l’oubli
de rêve et le commente ainsi :

« Le terme majeur, en effet, n’est pas vérité. Il est Gewissheit, certitude. La démarche
de Freud est cartésienne – en ce sens qu’elle part du fondement du sujet de la certi-
tude. Il s’agit de ce dont on peut être certain. À cette fin, la première chose à faire est
de surmonter ce qui connote tout ce qu’il en est du contenu de l’inconscient – spécia-
lement quand il s’agit de le faire émerger de l’expérience du rêve – de surmonter ce qui
flotte partout, ce qui ponctue, macule, tachette le texte de toute communication du
rêve – Je ne suis pas sûr, je doute.
« Et qui ne douterait à propos de la transmission du rêve quand, en effet, l’abîme
est manifeste de ce qui a été vécu à ce qui est rapporté ?
« Or – c’est là que Freud met l’accent de toute sa force – le doute, c’est l’appui de
sa certitude.
« Il le motive – c’est justement là, dit-il, signe qu’il y a quelque chose à préserver. » 12

Revenons au texte que Lacan prend comme référence. Analysant l’oubli dans le
rêve, Freud commence par remarquer que nous n’avons «  aucune garantie de le
connaître tel qu’il s’est réellement passé » 13. Le récit que nous en faisons est truffé de
lacunes, d’infidélités et nous perdons les éléments les plus intéressants. Les fragments
que nous en conservons nous paraissent incertains. Mais ce qui soutient le récit c’est
le Je ne suis pas sûr, je doute. Dans un renversement éthique remarquable, Freud, loin
de faire de ce doute un obstacle à l’avènement d’une certitude, en fait son appui le
plus sûr. Il donne même l’exemple d’un petit procédé technique pour souligner
comment chaque fois que la mémoire défaille, que la parole du rêveur dérape, il consi-
dère qu’il y a là l’indice de ce qui est à préserver. Le doute ne concerne pas la production

12. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller,
Paris, Seuil, 1973, p. 36.
13. Freud S., L’Interprétation du rêve, op. cit., p. 554.

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ÉVEIL

du rêveur, il est le signe que quelque chose boite, cloche, rate. Et Freud s’en sert comme
dire, comme de quelque chose d’aussi sûr que le « signe brodé sur la tunique de Sieg-
fried » dont se sert Hagen. Le colophon du doute est à intégrer au texte même du rêve.
Le protéger, s’en servir afin de viser un progrès du savoir.

S’il y a analogie avec Descartes, elle porte bien sur la démarche initiale de la certi-
tude fondée du sujet : « Freud, là où il doute – car enfin ce sont ses rêves, et c’est lui
qui, au départ, doute – est assuré qu’une pensée est là, qui est inconsciente, ce qui
veut dire qu’elle se révèle comme absente. […] En somme, cette pensée, il est sûr
qu’elle est là toute seule de tout son je suis, si on peut dire, – pour peu que, c’est là le
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saut, quelqu’un pense à sa place » 14. La dissymétrie entre Freud et Descartes apparaît
en revanche dans la suite que Descartes donne au cogito initial où il lui faudra s’assurer
de l’existence d’un Autre non trompeur.

Dans le champ de l’inconscient, le sujet est chez lui, nous dit Lacan et c’est cette
certitude qu’il mobilise encore, lorsque faisant un pas de plus, il intègre la dimension
pulsionnelle du rêve, notamment dans le Séminaire XVI. C’est toujours dans la faille
d’une phrase que se dessine l’enjeu d’un rêve, comme dans le fameux Père ne vois-tu
pas… Ce qui doit nous guider ici dans l’interprétation indique Lacan, « n’est certes pas
qu’est-ce que ça veut dire ?, et non pas non plus qu’est-ce qu’il veut pour dire cela ?, mais
qu’est-ce que, à dire, ça veut ? Ça ne sait pas ce que ça veut, en apparence » 15. Certitude
qu’un vouloir jouir surclasse le vouloir dire, que le vouloir jouir trouve sa matière dans
le dire.

Quand ça se dégonfle…

Le caractère concret du rêve surgit aussi paradoxalement de ce que l’on éprouve


comme une limite de l’interprétation. Je fais référence à ces rêves qui ont une incidence
réelle qui marque un avant et un après dans le progrès de la cure. Il ne s’agit pas tant
des rêves qui vibrent du sens joui du fantasme, « une orgie de sens » 16 dit Marie-Hélène
Brousse. Ces rêves-ci, indéniablement, sont décisifs dans le déroulement d’une cure,
comme une mise au point de la phrase du fantasme. Je fais plutôt référence à ces rêves
surgis d’aucun lieu, nulle part, qui nous laissent on ne peut plus perplexes et qui pour-
tant resteront comme inoubliables. Freud le fait remarquer d’ailleurs : les rêves qui
ont le mieux rempli leur fonction sont ceux dont on ne sait rien dire au réveil.

14. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, op. cit., p. 36.


15. Lacan J., D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 198.
16. Brousse M.-H., « L’artifice, envers de la fiction – Quoi de neuf sur le rêve 120 ans plus tard ? », texte d’orienta-
tion du XIIe Congrès de l’AMP « Le rêve. Son interprétation et son usage dans la cure lacanienne », Buenos Aires,
13-17 avril 2020, disponible sur internet.

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CHRISTIANE ALBERTI, RIEN DE PLUS CONCRET QUE LE RÊVE, SON USAGE, SON INTERPRÉTATION

Le texte de Freud « Die Grenzen der Deutbarkeit » (« Les limites de l’interprétation »),
ce petit additif à la Traumdeutung et le commentaire qu’en fait Lacan m’ont conduit
à en préciser le ressort. Ce texte, qui fait partie de l’essai intitulé « Quelques supplé-
ments à l’ensemble de l’interprétation des rêves », fut rédigé par Freud en 1925 et
parut dans le volume 3 des G.W. Composé de trois parties « Les limites de l’interpré-
tation », « La responsabilité morale du contenu des rêves », « La signification occulte
du rêve », il était destiné avec deux autres articles à compléter L’Interprétation des rêves 17.
Il introduit autre chose que la thèse de l’accomplissement du désir.
Dans le premier texte, Freud se demande s’il est possible de donner « de chaque
produit de la vie onirique une traduction exhausive et fiable dans le mode d’expression
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de la vie éveillée [Bedeutung] » 18. Tout le commentaire de Lacan est centré sur le chif-
frage du rêve. Les limites dont il est question concernent donc le chiffrage et non pas
le déchiffrage – c’est là le point essentiel.
Freud relève que l’activité de rêver fait partie de celles qui apportent un gain de
plaisir, s’opposant ainsi aux activité utiles. Lacan l’interprète en soulignant que le rêve
vise un Lustgewin, un plus-de-jouir. Autrement dit, Freud ajoute ici une autre dimen-
sion du rêve : dans le chiffrage lui-même, on y gagne quelque chose. Le rêve mobilise
la dimension propre du langage en tant qu’il n’a d’autre visée que la jouissance et n’a
donc rien à faire avec la communication. Or, fait remarquer Lacan, si c’est bien dans
le chiffrage qu’est la jouissance (sommeil = le moins de jouissance possible), il ne peut
être poussé si loin que cela, il rencontre une limite. Lacan attire notre attention sur ce
qui signale cette limite : c’est précisément le même moment où « ça arrive au sens. À
savoir que le sens il est en somme assez court. C’est pas trente-six sens, qu’on découvre
au bi-du-bout de l’inconscient : c’est le sens sexuel. C’est-à-dire très précisément le sens
non-sens » 19. Si le sens sexuel tourne court, s’il est sens non-sens, c’est qu’il aboutit à
une relation [Beziehung] avec le rapport [Verhältniss] sexuel qu’il n’y a pas.
N’a-t-on pas déjà éprouvé en effet qu’il y a un moment où comme Lacan le dit, « le
rêve, ça se dégonfle, c’est-à-dire qu’on cesse de rêver et que le sommeil reste à l’abri de
la jouissance » 20. Le chiffrage rencontre donc une limite, du fait même de la nature du
langage. Lacan fait usage ici de la limite au sens mathématique du terme : la variable
peut augmenter, la fonction ne dépassera pas une certaine limite. Aussi loin que l’on
pousse le chiffrage, le langage ne parviendra pas à lâcher ce qu’il en est du sens, parce
que le langage est là à la place du trou du rapport sexuel.

17. Pourtant il ne fut republié ni dans l’édition suivante (8è, 1930) ni dans le volume 2/3 des Gesammelte Werke (1ère
édition 1942) correspondant à L’Interprétation des rêves, ou dans le tome 14 des G.W. qui regroupe les travaux
de Freud de 1925 (publié en 1948). Il a été inclus dans le dernier volume paru des G.W. (vol. 1, 1952).
18. Freud S., « Quelques additifs à l’ensemble de l’interprétation des rêves », Résultats, idées, problèmes, t. II, Paris, PUF,
1985, p. 141.
19  Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 20 novembre 1973, inédit.
20. Ibid.

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ÉVEIL

À ce moment, on touche à ce point, impossible à interpréter, indéchiffrable, car ce


n’est pas de l’ordre du chiffre, que Freud avait isolé comme le refoulé primordial, « ce
qui, de l’inconscient, ne sera jamais interprété » 21. De telle sorte que le rêve ici a plutôt
un effet de trou qu’un effet de sens ; ce qui dans le rêve se logifie à partir de l’absence
de rapport sexuel. L’interprétation propre à l’analyse ne doit-elle pas viser ce point ? Au
sens non pas de faire résonner l’équivoque de sens à sens, mais d’ajouter à l’ombilic du
rêve le vide de la signification. Comme l’indique J.-A. Miller, au sens d’un forçage par
quoi « un sens, toujours commun, peut résonner comme une signification qui n’est que
vide, qui n’est vide qu’à la condition qu’on s’y voue » 22.
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Dès lors, tout l’inconscient se révèle comme défense, élucubration de savoir sur
lalangue à partir de ce trou. Le langage apparaît du même coup comme une abstrac-
tion au regard de lalangue qui, elle, est à saisir dans sa matérialité concrète, la plus
stupide, substance jouissante qui ne souffre aucune attribution, aucune intention,
aucun destinataire. Le rêve fait saisir ici la notion d’un autre inconscient, pris au mot,
non pas le sens des mots, mais « les mots dans leur chair » 23 selon l’expression de Lacan,
pris dans leur matérialité. Dans cette orientation que J.-A. Miller a qualifié de maté-
rialiste, la notion de matière est fondamentale. Il avance que la matière sonore est très
exactement ce qui s’oppose au sens, elle fonde le même quand celle du sens fonde
l’Autre. Elle fonde concrètement le parlêtre, comme un corps appareillé et corps de l’ap-
parole, car elle ne ment pas d’être hors sens.

Ce que j’appellerai la qualité physique de ces rêves, leur usage rigoureusement


concret, nous enracine, en nous faisant apercevoir d’autres assises de l’existence plus
fermes, moins illusoires.

Un rêve : 
Un homme, une femme… il s’est passé quelque chose ? il vient juste de se passer quelque
chose ? il va se passer, quelque chose ? il ne se passe rien ? le rêve est nimbé de cet indécidable
absolu. Flop !
Jamais ils ne se rejoignent non pas parce qu’ils ne peuvent pas (rien à voir avec un désir
languissant) mais parce que le rêve se dégonfle brusquement et se termine sur un flop !

21. Lacan J., « La Troisième », texte établi par J.-A. Miller, La Cause du désir, no 79, octobre 2011, p. 30.
22. Miller J.-A., « En deçà de l’inconscient », La Cause du désir, no 91, novembre 2015, p. 126.
23. D’après Lacan J., « De la structure comme immixtion d’une altérité préalable à un sujet quelconque », La Cause
du désir, no 94, octobre 2016, p. 8.

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CAROLINA KORETZKY RÊVES INSPIRÉS


PAR LE RÉVEIL

Un réveil au-delà de l’angoisse


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« C’est un de mes rêves, à moi ; j’ai quand même le droit, tout comme Freud, de
vous faire part de mes rêves ; contrairement à ceux de Freud, ils ne sont pas inspirés
par le désir de dormir, c’est plutôt le désir de réveil qui m’agite. Mais enfin c’est parti-
culier. » 1 Des rêves inspirés par le désir de réveil ? Cette phrase énoncée par Lacan en
1974 semble énigmatique à plus d’un titre. Déclinons : d’une part, au regard de la
théorie freudienne du rêve cette phrase se pose en franche contradiction, car pour
Freud les rêves sont le résultat d’un compromis, ils sont une formation qui résulte
d’un accord trouvé entre un désir inconscient, interdit et infantile, et la barrière de la
censure qui impose ses prérogatives pour tout accès à la conscience ; c’est précisément
ce compromis-là qui permet de continuer à bien dormir. Le phénomène d’interrup-
tion brusque du sommeil s’est posé comme une exception à sa théorisation générale
du rêve. Cette contradiction, avant la découverte d’un au-delà du principe de plaisir,
est résolue par Freud : l’approche du désir inconscient qui n’arrive pas à être suffi-
samment déguisé (figurabilité) aboutit dans l’échec du compromis et l’angoisse fait
irruption afin de mettre fin au sommeil comme ultime recours. La théorie du rêve
chez Freud démontre qu’en fait, le grand désir du rêve est celui de garder le sommeil 2.
Nous voyons bien, en quoi, la thèse de Lacan : « on se réveille pour continuer à rêver »
ne s’écarte en rien de la conception freudienne des rêves. Pourtant, énoncer qu’il y
aurait des rêves inspirés par un désir de réveil semble une étrange affaire. Lacan pose
une ligne de démarcation entre le désir du rêve selon Freud et celui qui viendrait
indexer le sien. Mais que pouvons-nous entendre par « désir de réveil » ? Que serait un
rêve animé par un désir de réveil ?

Carolina Koretzky est psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne.


1. Lacan J., « La Troisième », La Cause du désir, no 79, octobre 2011, p. 24.
2. Cf. « Il y a un seul désir que le rêve cherche toujours à réaliser, désir cependant qui peut assumer plusieurs formes
et qui est celui de dormir ! On rêve pour ne pas être obligé de se réveiller, parce que l’on veut dormir. Tant de
bruit ! », Freud S., La naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1956, p. 251.

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ÉVEIL

Trois rêves de Lacan

Si les rêves de Freud, selon Lacan, sont « inspirés par le désir de dormir » 3, c’est
parce que la réalisation du désir inconscient que le rêve figure est indissociable du désir
de dormir. Contrairement à Freud, Lacan parle peu de ses rêves, mais il le fait à trois
reprises et à chaque fois, il s’agit d’un réveil.
Premièrement lors du Séminaire XI où un rêve se forme à partir des coups donnés
à la porte 4. L’intérêt de Lacan porte sur l’instant du réveil, moment où le petit bruit
arrive non pas à la perception mais à la conscience. Ce qui frappe et amène à l’éveil,
c’est la représentation forgée autour des coups. C’est exactement la manière dont Lacan
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va relire et renouveler l’interprétation freudienne du rêve « Père ne vois-tu pas que je
brûle » : Freud y voit se figurer l’accomplissement du souhait du père de voir le fils en
vie. Lacan portera toute son attention à ce qui, dans la phrase, réveille le père. Lacan,
tiré du rêve œdipien, attire notre attention vers le phénomène d’irruption et de rupture
– et non pas à ce qui permet la poursuite du rêve. Grâce à ce rêve, Lacan nous apprend
que ce n’est pas la réalité qui réveille – la preuve en est que le père poursuit son rêve
et intègre la réalité dans sa fiction –, ce qui réveille, ce sont les mots. Des mots qu’un
fils adresse à son père, des mots terribles et pleins de reproches.
Deuxième occurrence, Lacan livre, non pas le récit d’un rêve, mais de ce qui a lieu,
pour lui-même, dans cet espace entre le rêve et le retour à la réalité déterminé par les
discours : un bref éclair de lucidité. « C’est un de mes bateaux que “le réveil, c’est un éclair”.
Il se situe pour moi, […] au moment où effectivement je sors du sommeil, j’ai à ce
moment-là un bref éclair de lucidité, ça ne dure pas, bien sûr, je rentre comme tout le
monde dans ce rêve qu’on appelle la réalité, à savoir dans les discours dont je fais partie » 5.
Une troisième occurrence se trouve à la fin d’une conférence à l’Unesco en 1978 :
« J’ai parlé du réveil. Il se trouve que j’ai rêvé récemment que le réveil sonnait. Freud
dit qu’on rêve du réveil quand on ne veut en aucun cas se réveiller. […] Que j’hallu-
cine dans mon rêve le réveil sonnant, je considère cela comme un bon signe, puisque,
contrairement à ce que dit Freud, il se trouve, moi, que je me réveille. Au moins me
suis-je, dans ce cas, réveillé » 6.
Ainsi, si nous reprenons la phrase de 1974 où Lacan dit que ses rêves sont inspirés
par le désir de réveil, nous pouvons penser qu’il oriente l’interprétation du rêve par le
biais de ce qui l’interrompt, par le prisme de ce qui, dans le rêve n’est pas songe.
Aborder le rêve autrement que par ce qui permet de garder le sommeil, nous conduit
à le lire à partir de la disruption, de la discontinuité, du noyau traumatique autour
duquel le rêve se constitue, bref, aborder le rêve à partir de l’ombilic, du trou.

3. Lacan J., « La Troisième », op. cit., p. 24.


4. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A.
Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 67.
5. Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 11 février 1975, inédit.
6. Lacan J., « Le rêve d’Aristote », La Cause du désir, no 97, novembre 2017, p. 8-9.

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CAROLINA KORETZKY, RÊVES INSPIRÉS PAR LE RÉVEIL

Deux thèses

Le réveil dans ces trois rêves de Lacan apparait comme délié de la problématique
de l’angoisse ou du trauma ainsi que Freud l’a conceptualisé. L’angoisse et le trauma
n’épuisent pas la forme que le réveil pourrait prendre. Chez Lacan, le concept de réveil
et de termes voisins (la surprise, l’illumination, l’étonnement, l’éclair) semblent plutôt
signaler la présence des phénomènes de discontinuité rencontrés dans la pratique analy-
tique : moments de brusque dés-identification, irruptions inattendues des formations
de l’inconscient (les lapsus, les actes manqués), surprises. Bref, le réveil nous conduit
vers ces phénomènes de rupture qui signalent une rencontre manquée entre le signi-
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fiant et le réel. En somme, malgré la grande diversité de contextes où ce terme est
employé, le terme de « réveil » ne concerne rien de moins que l’élucidation du rapport
du sujet au réel dans l’analyse.
Au-delà de cette diversité d’usages du concept de réveil, nous pouvons extraire deux
thèses énoncées par Lacan dans des moments chronologiques différents de son ensei-
gnement : premièrement Lacan affirme qu’« on se réveille pour continuer à rêver dans
la réalité » 7. Cette première thèse suppose qu’on se réveille un peu, un instant, fuga-
cement, qu’on touche un point de réveil, souvent angoissant, pour aussitôt retomber
dans le sommeil. Elle suppose comme modèle le processus de réveil dans le rêve
nocturne : lorsque l’angoisse fait irruption, elle met fin à la figuration hallucinatoire
du désir, mais il faut tout de suite ajouter avec Lacan (mais aussi avec Freud) que le
sujet se réveille pour retomber dans le rêve en tant que, ça rêve définit le principe même
de réalité. Ça rêve, cet endormissement généralisé, définit la particularité du rapport
du sujet au monde et à la réalité. « Rêver ou dormir dans la réalité » est synonyme de
l’idée que le sujet rêve sa vie, que la vie est un songe qu’on ignore où le sujet entretient
son désir. Lacan accentue le fait que le sujet veut dormir, l’homme ne veut pas se
réveiller, la preuve en est qu’au moment où le rêveur s’approche trop d’une vérité
insupportable, il se réveille. Mais c’est un éveil à la réalité qui lui sert justement à éviter
le réveil à sa propre vérité. Le sujet veut l’homéostasie endormante du principe de
plaisir : il dort et rêve pour la maintenir et ne se réveille que pour la conserver.

Ce qui ne se réveille jamais

Plus tardivement, à partir des années soixante-dix, Lacan affirme qu’« on ne se


réveille jamais » 8. Faut-il imputer cette thèse à une forme de désenchantement, d’in-
croyance, de déception ou de pessimisme ? Mettre ces suppositions de côté permet
d’avancer vers l’élaboration des deux hypothèses venant expliquer ce changement

7. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 52-53.
8. D’après Lacan J., « Improvisation : désir de mort, rêve et réveil », notes de C. Millot, cf. dans ce numéro de La
Cause du désir, p. 9 ; précédemment publié dans L’Âne, no 3, automne 1981, p. 3.

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ÉVEIL

d’optique. Premièrement, Lacan énonce cette dernière thèse au moment même où il rééla-
bore la fin de l’analyse à partir du sinthome. Plus Lacan avance dans sa reconceptuali-
sation du symptôme dans la perspective non pas de ce qui change mais de ce qui reste,
moins les termes d’éclair, de traversée, de renaissance seront d’actualité. Tenir compte
d’un mode de jouir constant ainsi que du nouvel arrangement avec ce reste amené à
son point d’indéchiffrable, font appel à une autre logique que celle du franchissement.
En effet, « on ne se réveille jamais » quand il s’agit de trouver un accord avec l’incu-
rable. Ce reste ne répond plus au binaire conscient / inconscient, ce qui présuppose
l’effet de vérité, souvent surprenant, propre aux retours du refoulé. La logique en jeu
ici concerne plutôt l’opposition entre l’inconscient comme savoir et cette jouissance
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réfractaire au déchiffrement. Au fond, la clinique du sinthome est une clinique sans
révélation.
Deuxièmement, selon cette même logique, le désir de dormir prend tellement le pas
qu’il est arrivé à Lacan d’affirmer que « l’inconscient, c’est très exactement l’hypothèse
qu’on ne rêve pas seulement quand on dort » 9. Cet inconscient transférentiel, peut-on
ajouter, est tenu pour responsable, ajoute Lacan « de toutes ces bévues qui vous font
rêver » 10. Dire que l’inconscient est une hypothèse, c’est soutenir qu’il n’y a que des
bévues auxquelles le sujet ajoute une intentionnalité. Lacan l’explicite en disant que
« L’inconscient se limite à une attribution » 11. Donc, pas de réveil pour l’inconscient :
il est l’hypothèse même qu’on rêve éveillé. « On ne se réveille jamais » est à entendre
également comme : l’inconscient ne se réveille jamais, il parle mais ne conclut pas.
Comment peut-on penser le passage de l’inconscient transférentiel, un inconscient
du sens qui s’interprète en suivant Freud, vers un inconscient réel : celui d’un sujet
soumis à une impossibilité de se réveiller, puisqu’il ne s’agit pas là d’un sujet du signi-
fiant ni de l’identification mais d’un parlêtre ? Parlêtre dont l’Autre est destitué et pour
qui ne reste que le primat du réel avec la dimension parasitaire du signifiant. À partir
de là, de quelle façon le parlêtre découvrira-t-il le rêve de l’Œdipe – « un rêve de
Freud » 12 disait Lacan – et le réel du réveil qui ne sera pas moins un impossible ? Un
impossible peut être un horizon, un vecteur qui nous permet de repenser l’interpréta-
tion en venant faire raisonner autre chose que le sens.

9. Lacan J., Le Séminaire, livre XXV, « Le Moment de conclure », leçon du 15 novembre 1977, inédit.
10. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’Insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 10 mai 1977, inédit.
11. Ibid.
12. Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 148.

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FRANCISCO-HUGO FREDA LE RÊVE ET


LES RÊVES : LE RÊVE ET LE NŒUD

Mes réflexions s’appuient sur ce que Jacques Lacan formule dans le Séminaire XXIII,
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à savoir qu’il a l’intention de faire passer le « projet » de Freud à l’intérieur de la chaîne
borroméenne. J’essaierai de redéfinir le rêve dans la topique lacanienne IRS.
L’ordre a son importance et Lacan ne ménage pas ses efforts pour trouver l’ordre
le plus précis de ce que j’appellerai « la troisième topique » que la psychanalyse a
produite. RSI, ce n’est pas pareil que IRS ou que SRI.
Le cours d’une analyse met en évidence que les patients présentent à l’analyste les
trois consistances dès le premier instant. L’analyse n’est pas autre chose que les ordon-
nancements successifs de ces trois termes. Je pars de mon expérience clinique et du
constat des témoignages de passe.
L’homme rêve depuis toujours. C’est un fait bien connu que, depuis des temps
reculés, il a [toujours] voulu savoir ce que voulait dire son rêve. Freud a changé cela
quand il a « créé » le psychanalyste. Il l’a changé de telle façon que désormais le psycha-
nalyste interprète le rêve selon une logique très précise. Cela nous permet d’affirmer
que le rêve est différent avant et après Freud, à condition de comprendre que ce hiatus,
ou cette charnière, dans l’histoire du savoir, est marqué par la présence concrète du
psychanalyste. Mon point de départ sera donc : le rêve et le psychanalyste.

Le rêve et le psychanalyste

Dans toute analyse, il y a un premier rêve. Dans beaucoup de cas, ce rêve apparaît
dès les premiers entretiens. C’est avec raison que nous l’interprétons comme indice
du transfert. En général, ce qui est important n’est pas le sens du rêve mais l’indice que
quelque chose a commencé et qu’il y a un reste.
Qu’on l’appelle l’indice du transfert nous permet d’indiquer, au moins comme
hypothèse, que c’est le registre imaginaire qui oriente ce rêve. Plus précisément, le rêve
instaure le registre imaginaire, puisque l’analyste l’interprète comme un rêve qui lui est
adressé et, très souvent, le patient se souviendra plus tard, avec une certaine insistance,
de sa valeur inaugurale. Dire que la consistance imaginaire prime comme sens du

Francisco-Hugo Freda est psychanalyste, AME de l’École de la Cause freudienne.

la cause du désir n° 104 45


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ÉVEIL

transfert mérite d’être interprété. Ici, l’imaginaire n’a pas la même valeur que l’axe
a ‒ a´ du « Schéma L » 1. La consistance imaginaire du transfert contient aussi bien les
liens signifiants de la détermination qu’un point indestructible que Freud a appelé
« Le désir du rêve » qui ne cesse pas d’insister et devient ainsi impérissable.
Ceci dit, je soutiens que la consistance imaginaire, considérée à partir du nœud
borroméen, n’est pas ce qui empêche l’accès à l’inconscient ni ce qui appelle sa
traversée. C’est un point de fixation temporelle à partir duquel une chaîne, IRS, pourra
se construire.
Il y a une série de seconds rêves qui, dans la logique temporelle lacanienne, est
propre au temps pour comprendre. Instant de voir et rêve de transfert ouvrent un
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premier chapitre qui se ferme pour instaurer la logique temporelle d’une psychanalyse.

Le rêve et le temps pour comprendre

Il y a des seconds rêves. Il en émerge ce que nous pourrions appeler « la raison
d’être de l’inconscient » où se nouent constamment un sens nouveau et le désir qui
insiste. Le désir est indestructible, car sa réalisation inclut une insistance qui introduit,
dans la logique du déterminisme inconscient, ce que j’appellerai des « variations ». Il
s’agit des variations du même, qui apportent d’autres signifiants.
La relation du sujet avec la langue change en instaurant le registre de la poésie, soit
une métonymie du sens à l’infini. L’insistance est un des noms du désir dont l’inter-
prétation est donnée dans le registre propre à la formule de Lacan : « il n’y a pas d’Autre
de l’Autre » 2.
Le patient qui fait toujours le même rêve interprète les variations du même comme
l’apparition d’un savoir nouveau, un savoir différent, à partir du même. À la forma-
tion de l’inconscient que le rêve représente s’ajoute une formation de savoir différent
que l’interprétation indique. Un savoir inédit s’édite : il se symptômatise et rend l’in-
conscient possible.
L’expérience de tourner en rond crée en même temps une ligne droite : au fini du
sens s’ajoute l’infini du désir. Il faudrait alors se demander si l’analyse, finie ou infinie,
ne trouve pas sa définition dans l’architecture du cercle et de la droite.
Si Lacan a fait passer une droite dans la construction de la chaîne borroméenne,
c’était pour mettre en tension la finitude de la vérité et l’infini du savoir, ce qui nous
amène à proposer la formule suivante : dans tout rêve il y a une vérité finie et un savoir
infini. Quand nous disons vérité finie, nous ne la confondons pas avec la vérité absolue.
La vérité s’impose comme nécessaire et, en même temps, le savoir est possible.

1. Lacan J., Le Séminaire, livre II, Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, texte établi
par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1978, p. 284.
2. Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, texte établi par J.-A. Miller, Paris, La Martinière, 2013,
p. 353.

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FRANCISCO-HUGO FREDA, LE RÊVE ET LES RÊVES : LE RÊVE ET LE NŒUD

Savoir et vérité sont le produit d’un nouage du symbolique et de l’imaginaire, le


premier résultat étant qu’ils prennent tous deux la même valeur. Le rêve adressé à
l’analyste met en évidence ce constat.
Le rêve est un dire qui s’adresse à l’analyste à partir de la supposition de l’existence
d’un savoir. Le savoir n’est pas autre chose qu’une opération d’extraction d’un signi-
fiant qui s’élève à la catégorie du concept. Une telle opération mathématique crée une
série de syntagmes où le tumulte de l’histoire se réduit à la formule du sujet. C’est ce
que toute passe devrait mettre en évidence.

Rêves de fin d’analyse


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Je soutiens que la passe et l’interprétation des rêves ont le même fonctionnement.
L’interprétation du rêve est une opération de séparation et de réduction du récit du
rêve à ses signifiants fondamentaux.
Séparation et réduction sont les opérations que Freud avait déjà soulignées. Il disait
que dans tout rêve, même si le moment actuel était présent, ce n’était possible que par
l’existence de la marque infantile d’un désir non satisfait.
Revenons à la formule : « interprétation des rêves et passe ». Nous pouvons faire
un premier constat : les témoignages de passe mettent en évidence que certains rêves
marquent un avant et un après dans le cours d’une analyse. Le sujet les repère comme
des sauts dialectiques. Nous observons également, et avec une certaine constance, que
les AE témoignent en quoi c’est précisément un rêve, ce rêve-là, qui leur a permis d’af-
firmer qu’il était le signe que l’analyse était finie. Dire « signe » nous permet d’en
déduire que, comme tel, il renvoie à un autre signe. Quels sont les signes que cette arti-
culation met en évidence ?
- La chute du sujet supposé savoir.
- La présence d’un bout de réel.
- Ce qui se répète trouve sa définition comme solution.

Nous pouvons alors affirmer que le dernier rêve est la solution partielle que le sujet
invente sous la forme du sinthome qui, par définition, est inanalysable. C’est le rêve qui se
répète comme signe de ce dont on n’a jamais parlé parce qu’il ne peut être mis en mots. Cela
signe une possible fin d’analyse, ou du moins une fin qui permet de se présenter à la passe.
Le dernier rêve, avec les caractéristiques mentionnées précédemment, peut faire
ex-ister le réel noué à l’imaginaire et au symbolique, et le sinthome comme signe d’une
possible réparation de ce qui insiste dans le rêve.

Pour conclure : ce que j’ai exposé a pour but de rechercher le passage de l’em-
brouille du premier rêve, où R, S et I se confondent, au nouvel ordre borroméen dans
lequel, peut-être grâce au dernier rêve, chacun des registres prend une couleur différente
avec un ordre qui lui est propre, comme Lacan le propose.

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ÉVEIL

Il y a un réel désordonné au début de l’analyse et l’avènement d’un bout de réel


comme signe d’une fin possible. Est-ce que je veux dire qu’il y a de nombreuses fins
possibles ? Oui. Est-ce que je veux dire qu’il n’y a pas de fin définitive ? Oui. Le x de
l’inconscient et le nouveau réel inventé par Lacan donnent la raison à cet exposé. Le
rêve n’est peut-être pas autre chose qu’une poétique de ce parcours et de ce que la
parole ne peut dire.

Texte établi et corrigé par : Damasia Amadeo de Freda et Bernard Lecœur.


Texte traduit de l’espagnol par : Chantal Bonneau.
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MARIE-HÉLÈNE BROUSSE CORPS DE RÊVES

Le rêve, c’est un récit ou une image qui se racontent.


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Mais avant le récit, dans le sommeil, le corps en est traversé, agité : érections, pollu-
tions nocturnes, transpirations, ronflements, apnées, crises d’angoisse qui provoquent
un réveil dans le cas du cauchemar, somnambulisme… S’agit-il d’une prise du corps
dans les filets des signifiants-maîtres épars ou est-ce la prise de pouvoir du corps au-
delà de l’image reine et de son habit de peau ?
Mais qu’est-ce qu’un corps finalement dans le discours inédit qu’est le discours
analytique ? Un peu de rigueur s’impose. Ce fut, dès la publication du « Stade du
miroir », un déchirement entre l’image qui unifie mais qui se présente en même temps
comme le premier autre. L’image dans le miroir provoque « une assomption jubila-
toire » 1, car le « corps morcelé » du prématuré qu’est le petit de LOM y fait sa première
expérience de l’Un. C’est là une « Discorde » qui marque, ainsi que l’écrit Lacan,
combien la relation à la nature est altérée dans l’espèce humaine, soumise au langage,
par une « certaine déhiscence de l’organisme en son sein » 2. Le corps de l’image,
première identification à un autre, s’oppose au « corps morcelé » qu’est cet organisme
déhiscent. Lacan, dans ce même passage, souligne que ce dernier « se montre réguliè-
rement dans les rêves » 3. À cet endroit surgit sous sa plume la référence à la peinture du
« visionnaire » Jérôme Bosch, qui propose des variations à l’infini sur l’explosion de
l’image par les objets qui la fragmentent en une topologie aussi inédite qu’inventive. Les
différentes modalités du terme de jouissance, que Lacan dans le Séminaire XXIII 4 ainsi
que dans « La Troisième » 5 distribue de façon différentielle, sont déjà entrevues. La
perspective borroméenne lui permit en effet plus tard dans son enseignement de
décliner la jouissance en : jouissance du sens, J (A/), jouissance phallique et a : les jouis-
sances, donc, se nouent ou se dénouent, mais toujours ont des effets de corps.
Comme le met en évidence Jacques-Alain Miller dans son cours du 17 décembre
2008, à côté de l’inconscient qui parle et se déchiffre, il y a « le singulier du sinthome,

Marie-Hélène Brousse est psychanalyste, AME de l’École de la Cause freudienne.


1. Lacan J., « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 94.
2. Ibid., p. 96.
3. Ibid., p. 97.
4. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 72.
5. Lacan J., « La Troisième », La Cause freudienne, no 79, octobre 2011.

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où ça – soulignons le ça qui s’invite ici –, ne parle à personne, que Lacan “qualifie


d’événement de corps” à entendre non comme événement de pensée, ni événement de
langage, ni événement de corps spéculaire, mais un événement du corps substantiel, celui
qui a consistance de jouissance » 6.
Parler du corps dans le rêve est essentiel, tant la clinique et les témoignages d’AE
montrent combien le rêve demeure, tant de temps après L’Interprétation des rêves, une
voie royale de la psychanalyse. Mais cela exige de différencier l’image reine et l’habit
de peau qu’elle mobilise de ce corps substantiel, cet organisme déhiscent. C’est d’autant
plus délicat qu’il se présente dans le récit du rêve comme écrit par des signifiants. En
effet, à la fragmentation de l’organisme s’ajoute la fragmentation signifiante. Ces deux
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mécanismes, qui la plupart du temps se recouvrent, produisent le découpage, consé-
cutif aux circuits pulsionnels, des objets, les objets a. Détachés du corps substantiel par
leur prise dans les rets du signifiant, ils sont mis dans l’Autre, ainsi que Lacan en fait
la démonstration dans les chapitres XXI et XXII du Séminaire X, L’Angoisse 7.
Mais dans certaines conditions, ils sont éjectés de l’Autre. Devenant réels, ils acquiè-
rent alors une valeur traumatique.
L’analyse peut être définie comme l’envers du traumatisme. Quand elle est poussée
au-delà de la chute des identifications, elle remet en jeu ce que l’Autre voilait. L’ana-
lysant passe, selon une formule de J.-A. Miller, du être parlé par sa famille et par l’Autre
qui l’ancrait dans le sens via le fantasme et les objets a, à un autre registre. Les signi-
fiants, épars, font voler en éclat la chaîne signifiante. Peuvent apparaître alors les évène-
ments de corps qui ont construit cette consistance absolument singulière que Lacan
nomme sinthome. Elle est du registre de l’Un. Mais il ne s’agit pas alors du Un de
l’image du corps, ni du Un de l’exception, ni du Un produit par l’universel. Il ne s’agit
pas non plus d’un retour de l’organisme, abstraction construite par la science. Plutôt
une solution singulière à cet accident aléatoire qu’est le corps vivant sans l’Autre.

Un rêve : tache et détachement

Un rêve d’analysante me servira d’appui pour dégager une manifestation clinique


d’un début de surgissement de cette consistance.

Temps 1 du rêve : « Une tache se propage, elle passe sous la porte, elle se répand. »
Temps 2 du rêve : « Elle est sans forme, puis devient un ou plusieurs êtres, difformes ».
Temps 3 réveil : « L’image qui se propage me fait penser à ces lavements qu’on
m’administrait. Ma mère n’intervenait pas, comme dans le cas où un oncle avait
moqué mon père devant elle. Elle gardait dans les deux cas le silence. »

6. Cf. Miller J.-A., « L’inconscient et le sinthome », La Cause freudienne, no 71, juin 2009, p. 77, 78 et 79.
7. Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004.

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MARIE-HÉLÈNE BROUSSE, CORPS DE RÊVES

Cette tache sans forme évoque la matière vivante. Pensons au morceau de cire de
Descartes. La cire une fois chauffée perd forme et couleurs. Mais elle ne disparaît pas.
Elle n’est plus définissable que par l’étendue. L’objet devient matière, la forme, diffor-
mité mouvante.
Cette tache qui s’étend n’est pas sans évoquer la lamelle que Lacan définit ainsi :
« La libido est cette lamelle que glisse l’être de l’organisme à sa véritable limite, qui va
plus loin que celle du corps […] Cette lamelle est organe d’être instrument de l’orga-
nisme » 8. Certes Lacan s’attache alors à produire ce qu’il nomme une articulation
symbolique à la libido freudienne et à démontrer que toute pulsion est pulsion de
mort. Mais il peut écrire : « Cet organe doit être dit irréel, au sens où l’irréel n’est pas
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l’imaginaire et précède le subjectif qu’il conditionne, d’être en prise directe avec le
réel » 9. La « tache » de ce rêve est en prise directe avec le réel.
Il s’agit du réel d’une expérience de corps vécue passivement devant une mère qui
laissait faire en se taisant. Il est certes corrélé à un objet, ici l’objet anal, et à une expé-
rience traumatique d’effraction orificielle. Mais en perdant toute forme, en devenant
tache, cet objet perd sa valeur phallique, corrélée à l’Autre de la demande, pour devenir
matière, hors le sens que lui donnait le fantasme et hors image du corps qui permet-
tait de croire encore à un dedans et un dehors.
Ce rêve, qui n’est pas un rêve de fin d’analyse, énonce une double chute : celle de
la forme et celle de la valeur phallique d’un objet a. Cette séparation d’avec le corps
comme image, associée à la disparition de la valeur phallique de l’objet a, fait apparaître
une substance énigmatique, dont le seul nom est « tache », « mancha » dans la langue
maternelle de l’analysante. Pour faire vite, disons que se condensent dans ce signifiant
le couple parental, la famille et par conséquent la place que le sujet y occupait.
Le rêve a produit une forme de dé-tachement, mot qui convient en français, langue
dans laquelle l’analysante le raconte. Ce dé-tachement a des effets d’allègement de la
position de relatif retrait silencieux dans le lien qui jusqu’alors prévalait chez ce sujet.
Il met de l’Un (matière sans forme) là où était l’Autre. Cette tache, incarnation vivante
d’un signifiant, est de l’ordre du réel. Elle met en évidence un vidage du sujet au profit
d’une matière charnelle, une trace de la jouissance du corps substantiel.

8. Lacan J., « Position de l’inconscient », Écrits, op. cit., p. 848.


9. Ibid., p. 847.

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HISTOIRE DE RÉVEIL
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ANAËLLE LEBOVITS-QUENEHEN DE L’OMBILIC


AU RÉVEIL, ET RETOUR

Si ce qui fait trou échappe à l’histoire,


Anaëlle Lebovits-Quenehen nous invite ici à faire
l’histoire de ce qui, dans le rêve, fait trou : de Freud
à Lacan, et retour. Car cette histoire n’est pas linéaire :
on y voit Freud et Lacan penser contre eux-mêmes.
C’est ce que l’auteure explore ici, jetant une lumière
« hyst » et « torique » sur l’ombilic et le réveil
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Il y a au moins deux grandes thèses sur le rêve, l’une est de Freud et l’autre de
Lacan. Celle de Freud affirme, qu’en un lieu, l’interprétation du rêve trouve sa limite
dans ce qu’il nomme « l’ombilic du rêve ». Celle de Lacan affirme quant à elle qu’on
rêve en permanence, qu’on soit endormi ou éveillé.
Partant de là, ma question est la suivante : y a-t-il le moindre rapport entre ces
deux thèses magistrales dont l’une date du début de l’œuvre de Freud tandis que l’autre
se fait jour à la fin de l’enseignement de Lacan ? C’est ce que nous prétendons appro-
cher ici, en nous livrant à l’inspection de deux grands moments de l’histoire psycha-
nalytique du rêve, dont nous ferons l’histoire, au sens où, étymologiquement, l’histoire
est d’abord une enquête. Enquêtons donc comme cette rubrique nous y invite pour
vérifier l’hypothèse selon laquelle c’est effectivement le même point qui est visé par ces
deux thèses, l’une freudienne et l’autre lacanienne, pour montrer que le réveil et l’om-
bilic sont deux modalités du trou. Le premier trou est celui sur lequel le rêve et son
interprétation sont « posés », et le second trou, celui qui perfore le sommeil généralisé
du parlêtre. Le réveil sera alors considéré comme un face à face avec ce trou sans arrêt
évité, et l’ombilic, ce à quoi la parole peut nous donner d’accès à ce trou.

L’ombilic du rêve

Commençons avec la première thèse qui nous intéresse et qui est affirmée par Freud
au chapitre VII de L’Interprétation du rêve. Il y note que même les rêves les mieux inter-
prétés nous contraignent à laisser des passages dans l’ombre. En approchant de ces
passages obscurs, la pensée se fait en effet semblable à une pelote, un nœud de pensées,
qu’on ne parvient pas à démêler. Cette pelote, ce nœud indémêlable est justement le

Anaëlle Lebovits-Quenehen est psychanalyste, AME de l’École de la Cause freudienne.

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HISTOIRE DE RÉVEIL

« nombril du rêve » 1, l’endroit où le rêve s’avère posé (aufsitzt) sur ce qui ne peut être
connu (Unerkannt). L’ombilic du rêve est ainsi une pelote de pensée qui surgit en un
point où le rêve s’avère troué par l’Unerkannt. Aussi Freud affirme-t-il que « les pensées
du rêve auxquelles on accède [alors] […] doivent […] rester sans achèvement » 2.
L’ombilic du rêve n’est donc pas le point où l’interprétation du rêve trouve sa limite
dans le silence : au contraire, sans s’épuiser, la pensée et la parole s’y enlisent. L’om-
bilic du rêve, Freud le saisit d’abord comme ce point où l’articulation signifiante voit
le sens échouer et atteindre une limite. C’est en quoi d’ailleurs cette pelote fait trou.
Lacan livre un commentaire lumineux de ce passage de L’Interprétation du rêve vers la
fin de son enseignement 3. Il y reprend l’ombilic du rêve comme ce point insondable,
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où le rêve s’avère être une porte d’entrée sur l’impossible à connaître. Il considère à cet
égard l’ombilic comme faisant signe du refoulé primordial (Urverdrängt). Impossible à
connaître et refoulé primordial pointent en effet tous deux que quelque chose « se
spécifie de ne pouvoir être dit en aucun cas, [...] à la racine du langage » 4. Nous avons
donc un point d’impossible à dire 5 qui fait la racine du langage et auquel la parole
semble spontanément revenir dans l’interprétation du rêve, spécialement quand elle
s’enlise jusqu’au point où « il n’y a aucun moyen de tirer plus sur la ficelle [de l’asso-
ciation libre], sauf à la rompre », car « on [en] perd son latin » 6. Ce point s’aborde
donc par deux bouts opposés (selon qu’on le situe à la racine du langage ou selon qu’on
le retrouve dans l’enlisement des interprétations d’un rêve) mais dans tous les cas, il
constitue le nombril ou l’ombilic du rêve. Il s’avère alors que la parole bute, à son
point d’arrivée, sur ce qui constitue aussi son point de départ, sa condition d’émer-
gence : un trou dont on fait l’expérience comme nœud.
Le trou désigné par l’ombilic pointe ainsi l’Urverdrängt et l’Unerkannt comme le
point central autour duquel la parole s’ordonne. Nous retrouvons là la dimension
centrale du nombril sur le corps. Mais Lacan le considère aussi dans sa dimension de
cicatrice, soit comme ce trou refermé, ce point cicatriciel où s’atteste que le petit
d’homme n’est pas sans rapport au ventre d’où il vient 7. Ce ventre n’est bien sûr pas
le ventre anatomique de sa mère, mais désigne plus fondamentalement le désir dont
le petit d’homme procède. « [C]’est bien d’être né d’un être qui l’a désiré ou pas désiré,
mais qui, de ce seul fait le situe d’une certaine façon dans le langage, qu’un parlêtre se
trouve exclu de sa propre origine. Et l’audace de Freud dans cette occasion, c’est

1. Freud S., L’Interprétation du rêve, trad. par F. Lefebvre, Paris, Points, 2013, p. 568.
2. Ibid.
3. Comme nous le rappelle la précieuse note de présentation de ce texte (Lacan J., « L’ombilic du rêve est un trou »),
par Sokolowsky L., « À propos de la réponse de Jacques Lacan à Marcel Ritter », La Cause du désir, no 102, juin
2019, p. 33-34.
4. Lacan J., « L’ombilic du rêve est un trou », La Cause du désir, no 102, juin 2019, p. 36.
5. C’est le sens de l’Un dans le terme Unerkannt qui connote en allemand l’impossible. Sur ce point, cf. ibid., p. 37.
6. Ibid.
7. Cf. ibid., p. 36.

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ANAËLLE LEBOVITS-QUENEHEN, DE L’OMBILIC AU RÉVEIL, ET RETOUR

simplement de dire qu’on en a quelque part la marque dans le rêve lui-même [...]
puisque l’ombilic est un stigmate » 8.
L’ombilic du rêve est donc à la fois l’indice du point d’émergence et d’achèvement
de la parole, de toute parole, et à la fois, la trace d’un désir singularisé qui véhicule et
oriente chaque parlêtre dans le monde de langage où il a chu. Et c’est précisément en
ce point que l’inconscient se trouve exclu de sa propre origine : « que l’être humain soit
dans un champ déjà constitué par les parents concernant le langage, c’est bien à partir
de là qu’il faut voir son rapport à l’inconscient. Et ce rapport à l’inconscient [...] a un
ombilic. À savoir qu’il y a des choses qui sont à jamais fermées dans son inconscient,
[...] ça se désigne comme un trou, non reconnu, Unerkannt » 9.
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Le rêve présente donc un trou que nous pouvons indexer à la façon dont un parlêtre
est véhiculé et orienté dans le monde où il a chu par le désir de ses parents, car de cela,
il ne reste pas de souvenirs. Il en reste toutefois des traces, des stigmates, dans l’in-
conscient.
À présent que nous y voyons plus clair sur l’ombilic du rêve, sur ce nœud qui fait
trou, venons-en à la seconde thèse qui nous intéresse ici. La transition nous est servie
sur un plateau par Lacan dans ces mêmes réponses à Marcel Ritter, lorsqu’il affirme :
« la notion d’impossible me paraît à situer d’une façon tout à fait centrale, [...] qui
permettrait de spécifier [...] l’être humain comme étant, non pas le chef d’œuvre de la
création, le point d’éveil de la connaissance, mais au contraire le siège d’une autre
spéciale Unerkennung » 10. À suivre Lacan, loin d’être le point d’éveil de la connais-
sance, « l’être humain » se révèle bien plutôt comme le dormeur de la connaissance,
en ce point désigné par Freud comme l’ombilic du rêve. Du fait de cet Urverdrängt,
ce refoulé originaire, ce trou fermé dont seul l’accès permettrait un véritable éveil, l’im-
possible fait le cœur du savoir, de la connaissance, de la vérité et l’être parlant appa-
raît dès lors voué aux mirages savants.

Condamnés à rêver ?

Éveillé ou pas, le parlêtre semble donc condamné à rêver, ce dont il atteste de bien
des manières, la plus paradoxale étant celle par laquelle il prétend, à l’instar de
Descartes, sortir du rêve pour savoir quelque chose de sûr 11. C’est très exactement ce
que nous indique Lacan – nous sommes alors deux ans avant sa réponse à M. Ritter –
quand il vise la connaissance comme étant de l’ordre du rêve : « le monde de l’être plein
de savoir, ce n’est qu’un rêve, un rêve du corps en tant qu’il parle, car il n’y a pas de
sujet connaissant » 12. Ainsi donc, pas de sortie du rêve depuis que le trou s’est refermé

8. Ibid.
9. Ibid., p. 41.
10. Ibid.
11. Cf. Descartes R., Les Méditations métaphysiques, Paris, livre de poche, 1990, p. 35.
12. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 114.

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HISTOIRE DE RÉVEIL

pour laisser place à la fermeture cicatricielle. Et nous voilà condamnés à rêver plus que
nous ne le voudrions. Lacan va en ce sens jusqu’à affirmer radicalement que l’incons-
cient tient précisément à cette hypothèse qu’on ne rêve pas uniquement quand on
dort 13.
Et Freud n’a, semble-t-il, pas échappé à la règle en abordant le rêve par l’associa-
tion libre, puisque Lacan considère que L’Interprétation du rêve témoigne de ce qu’il
rêve sur le rêve 14. Lacan poursuit en s’en prenant non plus seulement au Freud de L’In-
terprétation du rêve, mais aussi bien à lui-même, en ces temps où tâchant de s’y
retrouver avec ce que Freud avançait dans L’Interprétation du rêve, il faisait si grand cas
de la linguistique 15. Lacan associe ainsi ce moment de son enseignement au Freud trai-
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tant les rêves par l’interprétation, mais c’est pour mieux faire émerger un autre Lacan
et un autre Freud, et nommément, le Lacan de l’éveil comme le Freud de l’ombilic,
c’est-à-dire le Freud qui fait valoir la limite de l’interprétation produisant du sens.
Nous avons donc là : Freud et Lacan contre Freud et Lacan ! S’ensuit une question
concernant l’analyse : comment ne pas y poursuivre nous aussi notre rêve ?
Lacan note à ce propos que la psychanalyse met en jeu une pensée, ou ce qu’on
nomme telle, et qu’on exprime avec lalangue qu’on a 16 –  la référence à lalangue,
toujours maternelle, nous ramène aux traces laissées par les mots qui ont plu 17 sur
notre corps, ceux-là même qui indexent le désir dont nous procédons et dont les traces
qu’ils ont laissées se tiennent au plus près de la fermeture du trou ombilical. Comme
elle, ils sont cicatrices, stigmates. Ce qui semble décisif dans la parole analysante, dès
lors qu’on y a affaire à lalangue, cette lalangue qui s’offre à l’équivoque, ce n’est donc
pas tant de savoir si on rapporte un rêve, des pensées ou quoi que ce soit d’autre, mais
que nous les exprimions dans une langue qui est certes ordonnée par les lois du langage,
mais qui plus fondamentalement encore, emprunte des mots qui nous ont marqués et
font résonner le désir qui nous singularise.

Vers le réveil

Poursuivons notre chemin pour voir ce que serait l’alternative au rêve sur le rêve,
comme Lacan considère l’interprétation freudienne. Une indication de Jacques-Alain
Miller 18 reprise dans l’argument de notre prochain congrès de l’AMP, nous semble très
éclairante à ce sujet. Il y note que l’analyste doit produire une interprétation qui a
valeur de cauchemar. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas de plonger l’analysant

13. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXV, « Le moment de conclure », leçon du 15 novembre 1977, inédit.
14. Cf. ibid., leçon du 11 avril 1978.
15. Cf. ibid.
16. Cf. ibid.
17. Cf. Lacan J., « Lituraterre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 17.
18. Cf. Miller J.-A., « La ponencia del ventrílocuo », XIIIe Journées du Champ freudien en Espagne, le 3 mars 1996.

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ANAËLLE LEBOVITS-QUENEHEN, DE L’OMBILIC AU RÉVEIL, ET RETOUR

dans un cauchemar, car le cauchemar, pour terrifiant qu’il soit, n’en est pas moins
rêve. Mais le cauchemar réveille comme l’interprétation réveille dans les meilleurs cas.
En effet, si Lacan affirme : « qu’on ne se réveille que pour continuer à rêver – à rêver
[…] dans la réalité » 19, le réveil, en revanche, est cet état qui fait trou dans l’étoffe du
rêve diurne ou nocturne. Le réveil, au même titre que l’ombilic, est certes voué à nous
échapper à peine se présente-t-il, n’empêche, il nous arrache au rêve. Impossible à savoir
et réveil semblent ainsi avoir la même consistance de trou, à ceci près que si l’ombilic
n’est accessible que par sa fermeture, le réveil est quelque chose dont nous pouvons
faire l’expérience, même furtive « entre [...] la représentation du monde enfin retombée
sur ses pieds, les bras levés, [...] – et la conscience qui se retrame, qui se sait vivre tout
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cela comme un cauchemar, mais qui, tout de même, se rattrape à elle-même » 20.
Voici donc ma proposition à partir de ce que J.-A. Miller énonce dans le texte
précédemment cité : l’acte analytique vise le réveil et il l’atteint d’autant mieux qu’il
vise en même temps l’impossible à dire. Or, ce qui nous en approche le plus, ce sont
justement les traces de jouissance que lalangue a laissées accessibles sinon au souvenir,
disons du moins à même lalangue dont nous usons, dans ses résonances singulières.
Loin de rêver sur le rêve, ce sont donc ces traces que l’analyste a à faire résonner pour faire
vibrer l’ombilic, qui fait rempart à l’éveil.

Le réveil et la barre

« Un rêve, nous dit Lacan en ce sens, ça n’introduit à aucune expérience inson-
dable, à aucune mystique, ça se lit dans ce qui s’en dit » 21 dans une langue attestant « la
façon qu’a eue le sujet [...] d’être imprégné [...] par le langage » 22. Trois ans après ses
réponses à M. Ritter, Lacan définit ainsi l’analyste comme sujet-supposé-savoir-lire 23.
Entendre un rêve, c’est en effet le lire, c’est-à-dire en « prendre les équivoques au sens
le plus anagrammatique du mot » 24. Ainsi l’acte de l’analyste faisant activement équi-
voquer une parole, ou laissant plus discrètement place à l’équivoque depuis son silence,
ou les scansions qu’il opère, n’ouvre pas seulement à un sens resté jusqu’alors inaperçu,
il met en exergue la barre qui lie et sépare tout à la fois signifiant et signifié. C’est cette
barre qui résonne aussi quand une équivoque fait vibrer l’ombilic. C’est elle qui nous
fait apercevoir que, quand nous parlons, nous manquons toujours le réel en jeu, mais
c’est en y revenant que nous le manquons autrement, et même «  autrement que

19. Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 64.
20. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller,
Paris, Seuil, 1973, p. 67.
21. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 88.
22. Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », texte établi par J.-A. Miller, La Cause du désir, no 95, avril
2017, p. 11.
23. Cf. Lacan J., Le Séminaire, Livre XXV, « Le moment de conclure », op. cit, leçon du 10 janvier 1978, inédit.
24. Lacan J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, op. cit. p. 88.

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HISTOIRE DE RÉVEIL

quiconque » 25, depuis la singularité dont chaque langue matérialise l’inconscient. Il


s’agit donc de lire autrement pour manquer autrement, puisqu’on ne peut réussir qu’en
manquant. Et pour ce faire, prendre appui sur un trou qui se phénoménalise sous les
espèces du nœud ou de la barre, à l’occasion.
Dès lors, le rêve, au même titre que tout ce qui peut être rapporté dans le dispo-
sitif analytique, se lit avec les équivoques qu’il emporte. Il n’est alors donc plus l’unique
« voie royale de l’inconscient », mais en reste une, nous menant à ce moment suspendu
et hors sens qu’une équivoque produit, ramenant un corps parlant sur le littoral,
comme à ce point où le réveil est assuré – sans terreur, sur le mode du Witz bien
souvent – et à la bonne heure !
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25. Lacan J., Le Séminaire, livre XXV, « Le moment de conclure », op. cit.

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UNE ŒUVRE ET SON INVITÉE À ÉCRIRE


SOPHIE MARRET-MALEVAL IMAGES DU RÊVE
CARROLLIEN

C’est à l’alliance du rêveur et du mathématicien que Lacan rapporte le génie de


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l’œuvre carrollienne : « Il y a bien, comme on nous le dit, Lewis Carroll, le rêveur, le
poète, l’amoureux si l’on veut, et Lewis Carroll, le logicien, le professeur de mathé-
matiques. Lewis Carroll est bien divisé, si cela vous chante, mais les deux sont néces-
saires à la réalisation de l’œuvre. » 1
Il situe fort justement l’usage de l’illustration dans le fil du travail de l’homme de science,
qui marque le texte : « Je voudrai dire ce qui m’apparaît la corrélation la plus efficace à
situer Lewis Carroll : c’est l’épique de l’ère scientifique. Il n’est pas vain qu’Alice apparaisse
en même temps que L’origine des espèces dont elle est, si l’on peut dire, l’opposition. Registre
épique donc, qui sans doute s’exprime comme idylle dans l’idéologie. La corrélation des
dessins dont Lewis Carroll était si soucieux, nous annonce les bandes, j’entends les bandes
dessinées. Je vais vite pour dire qu’en fin de compte, la technique y assure la prévalence
d’une dialectique matérialisée – que m’entendent au passage ceux qui le peuvent. » 2
En effet, Carroll après avoir illustré lui-même la première version manuscrite
d’Alice, Les Aventures d’Alice sous terre 3, choisit de confier les illustrations de la version
publiée à Sir John Tenniel, contrôlant strictement leur usage. Le rapport du texte à
l’image est sensible en cette remarque du narrateur : « Si vous ne savez pas ce que c’est
qu’un griffon, regardez l’image » 4. L’image a vocation à donner « l’illustration, et même
la preuve » 5, des vérités qu’elle recèle.

L’apparence est néanmoins trompeuse, car c’est à d’autres types d’images que Lacan
confie la portée de l’œuvre, qu’il tient comme « un lieu élu à démontrer la véritable
nature de la sublimation dans l’œuvre d’art. Récupération d’un certain objet, ai-je dit,
dans une autre note que j’ai faite récemment sur Marguerite Duras, dont j’aurai bien

Sophie Marret-Maleval est psychanalyste, AME de l’École de la Cause freudienne.


1. Lacan J., « Hommage rendu à Lewis Carroll », texte prononcé le 31 décembre 1966 sur France Culture, sous le
titre « Commentaire d’un psychanalyste », transcription de Marlène Bélilos à partir de la bande sonore, texte
établi par J.-A. Miller, Ornicar ? no 50, 2002 , p. 11.
2. Ibid., p. 12.
3. Carroll L., Les Aventures d’Alice sous terre, traduction de Henri Parisot, in Lewis Carroll, Œuvres, Paris, Gallimard,
La Pléiade, 1990.
4. Ibid., p. 162.
5. Lacan J., « Hommage rendu à Lewis Carroll », op. cit., p. 9.

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UNE ŒUVRE ET SON INVITÉE À ÉCRIRE

aimé l’entendre aussi parler de l’œuvre en


romancière » 6. C’est là qu’entre en jeu le rêveur.

Rappelons l’origine du récit qui vint à


Carroll au fil d’une promenade en barque avec
les filles du doyen de Christ Church 7. Celles-ci
lui demandèrent de leur raconter une histoire. Il
en fit un premier ouvrage manuscrit en cadeau
à la plus jeune, Alice, puis lorsqu’il décida de le
publier, il le compléta en se levant la nuit pour noter les idées qui lui venaient à l’es-
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prit. Dans la préface de Sylvie et Bruno, il rappelle que tous ses écrits naquirent ainsi,
à partir du surgissement d’idées et de fragments de dialogues :
« Il était parfois possible de retrouver la source de ces éclairs intellectuels jaillis au
hasard, soit qu’ils fussent suggérés par le livre que je lisais, ou produits par le choc, sur
le “silex” de mon esprit, de “l’acier” d’une remarque faite tout à coup par un ami ; mais
ils avaient aussi une façon bien à eux de survenir à propos de rien, spécimens de ce
phénomène incurablement illogique, “l’effet sans cause”. Ce fut le cas, par exemple,
pour le dernier vers de La Chasse au Snark, qui surgit en moi [...] subitement, au cours
d’une promenade solitaire ; [...] au cours de rêves, et qu’il m’a été impossible de
rapporter à la moindre cause antérieure » 8.

Dans « Alice à la scène », il développe à nouveau les circonstances de la composi-


tion de ce poème nonsensique :
« Je me promenais, seul, sur une colline, par un beau jour d’été, quand soudain
surgit dans mon esprit un vers, un vers isolé : car le Snark était un Boujeum, voyez-
vous. Je ne savais pas, alors, ce qu’il signifiait ; je ne le sais pas aujourd’hui ; mais je le
notai et, quelques temps après, le reste de la strophe apparut, terminée par ce vers.
Ainsi, graduellement, à divers moments des deux années suivantes, le reste du poème
se composa, la strophe initiale en devenant la dernière. » 9

Dès lors, il n’est guère étonnant que l’écriture carrollienne présente de fortes affi-
nités avec les formations de l’inconscient. Peut-être d’ailleurs est-ce ce qu’il s’agissait
de recouvrir par un strict contrôle des images lors de l’édition de ses récits.
À l’orée de ses aventures, Alice, assise auprès de sa sœur en train de lire, s’ennuie : « à
quoi peut bien servir un livre sans images ni dialogues ? » 10, s’insurge-t-elle. Alors elle s’en-
dort et rêve. Le livre avec images et dialogues relève de l’utilité, de la pédagogie ; le récit

6. Ibid., p. 12.
7. Il emmena Alice Liddell et ses sœurs voir les illuminations d’Oxford à l’occasion du mariage du Prince de Galles.
8. Carroll L., Sylvie et Bruno, (1889 et 1893), in Lewis Carroll, Œuvres, op. cit., p. 404.
9. Carroll L., « Alice à la scène » (1887), in Lewis Carroll, Œuvres, op. cit., p. 248.
10. Carroll L., Les Aventures d’Alice au pays des merveilles (1872), in Lewis Carroll, Œuvres, op. cit., p. 97.

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SOPHIE MARRET-MALEVAL, IMAGES DU RÊVE CARROLLIEN

qui résulte du rêve de Carroll et nous plonge dans celui de l’enfant nous porte vers un tout
autre savoir. Les dialogues nonsensiques nous enseignent sur les impasses du langage. « Le
texte ni l’intrigue ne font appel à aucune résonance de significations qu’on appelle
profondes » 11, note Lacan. « Alors, comment cette œuvre a-t-elle tant de prise ? », inter-
roge-t-il. « C’est bien là le secret, et qui touche au réseau le plus pur de notre condition
d’être : le symbolique, l’imaginaire et le réel. Les trois registres par lesquels j’ai introduit
un enseignement qui ne prétend pas innover, mais rétablir quelque rigueur dans l’expé-
rience de la psychanalyse, les voilà jouant à l’état pur dans leur rapport le plus simple. » 12

Le texte carrollien se déplie au-delà du sens, comme combinaison d’images : « Des


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images, on fait pur jeu de combinaisons, mais quels effets de vertige alors n’en obtient-
on pas ? Des combinaisons, on dresse le plan de toutes sortes de dimensions virtuelles,
mais ce sont celles qui livrent accès à la réalité en fin de compte la plus assurée, celle
de l’impossible devenu tout à coup familier » 13. Il ne s’agit pas là d’évoquer les illus-
trations mais les images portées par les dialogues qui touchent à l’irreprésentable.
Songeons aux néologismes de « Jabberwocheux », poème nonsensique inséré dans De
l’autre côté du miroir 14. L’explication qu’en donne Humpty Dumpty échoue à former
une représentation des créatures qu’ils désignent : « Le Borogove est un oiseau tout
maigre, d’aspect minable, dont les plumes se hérissent dans tous les sens : quelque
chose comme un lave-pont qui serait vivant » 15. Ou encore :
« “Et qu’est-ce que les toves ?”
“Eh bien, les toves, c’est un peu comme des blaireaux, un peu comme des lézards
et un peu comme des tire-bouchons.”
“Cela doit faire des créatures bien bizarres.” » 16

Il devient impossible de fixer ces créatures en une représentation. Rappelons-nous


encore qu’une scène de De l’autre côté du miroir ne fut jamais publiée, car Tenniel
capitula, se disant incapable de représenter un frelon à perruque.
Dans l’œuvre carrollienne, l’imaginaire se trouve réduit à la corde, pointant vers
l’objet, comme nous l’enseigne encore La Chasse au Snark. Carroll refusa à Henri
Holiday, son illustrateur, de représenter le Snark. Lorsque le héros, le boulanger,
rencontre enfin le Snark, il disparaît en s’exclamant : « C’est un bou... ». L’objet d’an-
goisse s’y trouve représenté par un signifiant qui se défait dans le temps de sa rencontre.
Le narrateur conclut « Car ce Snark, c’était un boujeum, figurez-vous » 17 (« you see »
en anglais soit : « voyez-vous »). Le lecteur précisément ne voit rien, pointant vers
11. Jacques Lacan, « Hommage rendu à Lewis Carroll », op. cit., p. 10.
12. Ibid.
13. Ibid.
14. Carroll L., De l’autre côté du miroir (1872), in Lewis Carroll, Œuvres, op. cit., p. 267-268.
15. Ibid., p. 319.
16. Ibid., p. 318.
17. Carroll L., La Chasse au Snark (1876), in Lewis Carroll, Œuvres, op. cit., p. 399.

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UNE ŒUVRE ET SON INVITÉE À ÉCRIRE

l’objet perdu comme cause du désir des aventuriers du conte. Ainsi Lacan peut-il
pointer la valeur d’objet (en cette période – f) que prend Alice pour Carroll et
comment le récit articulé autour de cette figure véhicule un savoir sur ce dernier :
« C’est parce qu’elle incarne une entité négative, qui porte un nom que je n’ai pas à
prononcer ici, si je ne veux pas embarquer mes auditeurs dans les confusions ordinaires.
De la petite fille, Lewis Carroll s’est fait le servant, elle est l’objet qu’il dessine, elle est
l’oreille qu’il veut atteindre, elle est celle à qui il s’adresse véritablement entre nous tous. » 18

Alice est l’image d’un désir qui anime le récit, mais aussi son support qui pointe vers l’objet
perdu qui le cause, tant la pulsion est évoquée en ses lignes, qu’elle soit orale ou scopique.
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Les jeux de langage, marqués du savoir du mathématicien, entraînent le rêveur aux
confins de la logique, là où la rupture – qui se profile en cette discipline, avec le sens et l’on-
tologie – laisse entrevoir la réduction du langage à un « pur jeu de combinaisons »19, apte à
dégager la voie pour une saisie du réel. Le savoir du rêveur le porte néanmoins au-delà de la
science de son époque, plutôt sur les pas de la psychanalyse, jusqu’à faire le deuil d’une vision
platonicienne de la science par laquelle tout le réel pourrait s’écrire pour nous entraîner sur
la piste de « l’impossible devenu tout à coup familier »20. Le rêve vire au cauchemar.

Alice alors se réveille. Notons que dans les deux épisodes des aventures d’Alice, le
réveil survient quand les figures de l’Autre sont mises à mal, Alice redécouvre qu’elles
n’étaient que cartes à jouer et pions d’échecs. Elle confirme encore l’intuition lacanienne
que ce qui réveille, n’est autre que la seule réalité de la faute de l’Autre. Entre rêve et
réveil est passée « la rencontre toujours manquée » 21. Ainsi Carroll met-il en acte le
double sens de l’éveil qui nous invite à oublier que « Le réel, c’est au-delà du rêve
que nous avons à le rechercher – dans ce que le rêve a enrobé, a enveloppé, nous
a caché, derrière le manque de la représentation dont il n’y a là qu’un tenant-
lieu.  » 22 Sans doute l’illustration de Tenniel, qui nous
ramène dans un monde victorien ordonné et policé,
vise-t-elle à cacher celle qui concluait les aventures
d’Alice sous terre, un dessin de Carroll, reproduction
d’une photo de la « véritable Alice » dont les yeux
dévoilant un regard plein de curiosité se muent en une
zone opaque et noire où la pupille n’est plus discer-
nable, lui conférant un caractère sombre et inquiétant
qui absorbe le regard du lecteur.

18. Lacan J., « Hommage rendu à Lewis Carroll », op. cit., p. 9.
19. Ibid., p. 10.
20. Ibid.
21. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller,
Paris, Seuil, 1973, p. 57.
22. Ibid., p. 59.

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EXPLORATIONS RÊVEUSES
NATHALIE GEORGES-LAMBRICHS DES USAGES
DES MYTHES POÉTIQUES
ET PSYCHANALYTIQUES 1

Le rêve, ce voile posé sur la poussée des Enfers


– autrement dit la pulsion – en informe les circuits,
étant donné sa structure langagière. Le chiffrage du
désir inconscient est poème, c’est-à-dire réponse
du sujet, cet avant-poste du parlêtre.
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Flectere si nequeo Superos, Acheronta movebo

La scène est sur l’Olympe. On célèbre un mariage ; Allecto, la déesse de la discorde


– tête d’une série dont la fée Carabosse est un avatar – n’est pas conviée. Elle se venge,
en jetant au milieu de l’assemblée une pomme d’or, avec un billet sur lequel on peut
lire : « pour la plus belle ». C’est la « pomme de discorde » qu’elles sont trois (Héra,
Athéna et Aphrodite) à s’arracher, et Zeus de les envoyer sous la bonne garde d’Hermès
sur le mont Ida où se trouve Pâris. Gardant des moutons. Pourquoi ? Ce n’est pas
Homère mais Pindare qui nous le dit : Hécube, sa mère, a, enceinte, reçu un présage :
le bébé sera un monstre, un brandon qui mettra le feu à Troie. Effrayé, Priam son
père ordonne qu’on l’assassine. On l’expose donc sur le mont Ida où un berger le
recueille. Le jeune homme jouit de la protection d’Aphrodite, qui lui promet à son tour
de lui donner la plus belle des femmes. Alors, quand Zeus lui ordonne de trancher
qui est la plus belle, c’est la fille que Leda eut de lui qui, au bras de Pâris, entre dans
le poème de la guerre de Troie.
Homérique, virgilienne, gongorique, shakespearienne, racinienne, claudélienne, la
poésie chante la discorde, ce ver qui frétille dans le fruit, avec ses butées, ses impasses
et ses issues.
Tard venue, il y a un peu plus d’un siècle, la psychanalyse se l’est alliée (Freud), l’a
forcée jusqu’à la trahir (les postfreudiens), en a recensé et renouvelé les expressions et
les pouvoirs jusqu’à la réduire au mot, motus (Lacan), en a condensé les fondamentaux,
renouant avec sa fin, l’acte (Jacques-Alain Miller).

Flectere si nequeo Superos Acheronta movebo : « si je ne peux fléchir les puissances
d’en haut j’ébranlerai l’Achéron ». Ainsi s’ouvre, sous l’égide de Virgile, L’Interprétation

Nathalie Georges-Lambrichs est psychanalyste, AME de l’École de la Cause freudienne.


1. Une première version de cet article écrit pour la revue Appunti est parue en italien dans le no 139, juin 2018,
traduite par Francesca Carmignani, puis en français dans Lacan Quotidien, no 838, 13 mai 2019.

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EXPLORATIONS RÊVEUSES

du rêve de Freud. J’ai rencontré sur internet une lecture de ce diptyque par Marie
Blaise 2, qui s’est adjoint la compagnie de Jean Starobinski et de Jacques Le Rider,
lecteurs aussi avisés qu’érudits, dont ces vers ont attiré l’attention. J. Starobinski s’est
appliqué à analyser le contexte virgilien de la fameuse apostrophe proférée par Junon
au chant VII de L’Énéide. Marie Blaise s’en inspire pour étayer sa propre interprétation.
Au chant précédent, Virgile narre comment Énée (berger, fils des œuvres d’An-
chise et d’Aphrodite qui le séduisit sur le mont Ida) alla jusqu’aux Enfers pour
retrouver son père mort et s’entretenir avec lui. Parler. Alors Junon, impuissante, verra
les Troyens, sous la houlette d’Énée devenu un héros romain, prendre pied dans le
Latium – Énée, qui a aussi croisé Didon dans les Enfers et demandé son pardon pour
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pouvoir épouser Lavinia. Junon a perdu, elle le sait, mais ce n’est pas pour autant
qu’elle s’y résigne. Si elle ne peut vaincre, du moins fera-t-elle tout ce qui est en son
pouvoir pour retarder le triomphe d’Énée et le lui faire payer au prix fort, d’une
nouvelle guerre. C’est dans cette zone qu’elle fait retentir la vraie femme qui n’a pas
obtenu que Zeus l’exauce : « Mais moi, sa noble épouse, ô rage, ayant tout fait, /Tout
osé, tout tenté, je tombe par Énée ! /Dans mon divin pouvoir si je me sens bornée » ;
elle n’a plus rien à perdre, et tombe de ses lèvres l’apostrophe glaçante : « Flectere si
nequeo Superos, Acheronta movebo » 3.
Soulignons que les deux mentors de Marie Blaise penchent en faveur d’une sorte
de catharsis du héros, propice à une « reconstruction stabilisatrice » au moyen de
l’anamnèse. Censée reposer sur une exploration des forces inconscientes, celle-ci ména-
gerait à qui l’entreprend un accès à une position de sagesse éclairée, dispensatrice d’un
sentiment de la vie augmenté.
Marie Blaise ne semble pas souscrire pleinement à ces conclusions quand elle
souligne qu’il est « indéniable [que] Freud connaît bien son Virgile » et qu’il ne choisit
pas Énée. Dès lors qu’il y a choix, c’est que nous sommes, en effet, devant un ou bien
ou bien. Marie Blaise ne suit pas la voie d’une Aufhebung, ou d’une Versöhnung qui ne
dirait pas son nom. Elle poursuit : « Au rameau d’or dont se saisira James Frazer,
[Freud] préfère l’invocation de Junon. Junon dont on pourrait pourtant questionner
le rôle civilisateur, Junon qui, simplement pour retarder le destin d’Énée et l’avènement
de Rome, déchaîne une furie, Allecto la semeuse de deuils, cet être au cœur nourri de
guerres lamentables, de fureur, de ruses et de nuisances criminelles […] que Pluton lui-
même hait, comme ses sœurs du Tartare haïssent ce monstre qui prend tant de visages,
des aspects si redoutables avec sa tête sinistre où pullulent les serpents » 4.
Commentant cette vision, Marie Blaise juge « curieux que dans le livre qui par
excellence présente la fondation d’une nouvelle civilisation, Freud choisisse pour y

2. Blaise M., «  “Flectere si nequeo Superos, Acheronta movebo”  : Merlin, Freud et le rameau d’or  », Fabula  /  Les
colloques, université de Montpellier III, « L’anatomie du cœur humain n’est pas encore faite » : Littérature, psycho-
logie, psychanalyse, 19 février 2012, disponible sur internet.
3. Virgile, L’Énéide, chant VII, vers 309-10 et 12.
4. Ibid., chant VII, v. 324, 329.

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NATHALIE GEORGES-LAMBRICHS, DES USAGES DES MYTHES POÉTIQUES ET PSYCHANALYTIQUES

introduire la déesse qui veut retarder par tous moyens l’édification de cette civilisa-
tion ». Elle pose alors la question : Freud ne voudrait-il pas « affirmer l’importance
“mythologique” de la poussée des Enfers – Trieb, la pulsion ? » C’est elle, en effet, que
le héros doit affronter, c’est avec elle que son rêve lui recommande, au livre VIII, de
compter, ce pourquoi l’intercession de Junon lui sera nécessaire.
Marie Blaise n’ignore pas que les pulsions sont nos mythes, lorsqu’elle avance que
« Freud fait entendre déjà, à travers le vers de L’Énéide, qu’il est conscient de deux
ébranlements dans la culture occidentale : d’une part la mobilisation des forces popu-
laires qui changent la société depuis le bas contre les puissants d’en haut et, de l’autre,
le bouleversement de la culture d’en haut par la révélation des forces de l’inconscient
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ou du désir », et elle tient à attribuer à Freud une part de responsabilité dans ce second
ébranlement.
Nous ne la suivrons pas quand elle croit pouvoir en déduire que Freud adopte une
position romantique, et une autre occurrence de ce vers, relevée par J. Le Rider, ne me
semble pas non plus aller dans ce sens. J. Le Rider attire notre attention sur une lettre
de la correspondance de Freud, datée de janvier 1927, postérieure donc à la formula-
tion de la seconde topique, où celui-ci revient sur le choix de son épigraphe, non sans
humeur, car son interlocuteur y avait vu un défi « prométhéen » : « Vous traduisez
Acheronta movebo par “remuer les fondements de la terre”, alors que ces mots signifient
plutôt “remuer le monde souterrain”. J’avais emprunté cette citation à Lassalle pour
qui elle avait sûrement un sens personnel et se rapportait aux couches sociales et non
à la psychologie. Pour moi, je l’avais adoptée uniquement pour mettre l’accent sur
une pièce maîtresse de la dynamique du rêve. La motion de désir [Wunschregung]
repoussée par les instances psychiques supérieures (le désir refoulé du rêve) met en
mouvement le monde psychique souterrain (l’inconscient) afin de se faire percevoir.
Que trouvez-vous de “prométhéen” en tout cela ? » 5
Nul n’ignore que l’Achéron est un fleuve des Enfers. De là à camper Freud en héros
prométhéen, en effet il n’y a qu’un pas, ce faux pas qui résulte de la seule usure, du
gauchissement des mots qui finissent par être cette monnaie usée que l’on se repasse
en silence, pour citer ici Lacan citant lui-même Mallarmé. Il est plaisant de constater
que celle dont le patronyme indexe la discipline dissonante qui combine l’histoire et
la psychanalyse, selon une méthodologie dont l’ouvrage de Nathalie Jaudel 6 a montré
les failles, s’y est fait prendre, sans tenir compte de ce que Freud lui-même écrivait en
1927 à Werner Achélis 7. Pour elle, « Freud a franchi l’Achéron ». Or, nul vivant ne
saurait franchir l’Achéron, et Freud le savait mieux que quiconque. Mais ce « fran-
chir » ne fait-il pas le pont entre deux fleuves dont les noms ont des consonances

5. Freud S., « Lettre à Werner Achelis, 30 janvier 1927 », Correspondance, 1873-1939, trad. Anne Berman et Jean-
Pierre Grossein, Paris, Gallimard, 1979, p. 408.
6. Jaudel N., La Légende noire de Jacques Lacan, Paris, Navarin, 2014.
7. Freud S., « Lettre à Werner Achelis », 30 janvier 1927, Correspondance, 1873-1939, op. cit.

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EXPLORATIONS RÊVEUSES

proches, et l’Achéron ne cache-t-il pas ici le Rubicon ? Certes, celui-ci n’appartient pas
à la géographie des Enfers ; certes, son franchissement par César, était une transgres-
sion, puisqu’il était en armes, et avait précipité le destin tragique de celui qui allait
faire le lit de l’empire romain. Du Rubicon à l’Achéron, il n’y eut donc pour César
qu’un pas.
Le socialiste Ferdinand Lassalle a mis en exergue le fameux diptyque à son livre
intitulé La Guerre d’Italie et le Devoir de la Prusse, dont la publication allait lui coûter
l’amitié de Marx et d’Engels. Il y évoque en particulier le jeu des alliances en Europe
à la fin des années 1850, alors que s’affrontent l’armée franco-piémontaise et celle de
l’empire d’Autriche. « Au nom de la Realpolitik qu’il défend, et contre l’avis de Marx
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et Engels, Ferdinand Lasalle (1825-1864) soutient dans un pamphlet, qualifié par
Marx d’“énorme bévue” 8, la non-intervention de la Prusse. Les communistes ne
sauraient défendre la puissance de réaction que constitue l’Autriche, et Napoléon III,
autre Allecto, en la combattant [aux côtés du Piémont], s’allie malgré lui aux forces
révolutionnaires... », écrit Jacques Le Rider, cité par Marie Blaise qui rappelle la ques-
tion que tout le monde s’était posée alors : « le devoir de la Prusse [était]-il d’intervenir
dans cette guerre ou son abstention [était]-elle préférable ? »
Freud lit donc Lassalle et s’enchante de l’exergue, car ces vers, il les porte dans sa
mémoire depuis longtemps, il en a déjà fait part à Fliess. Certes, il n’amalgame pas les
puissances du monde souterrain que sont les forces pulsionnelles avec les forces révo-
lutionnaires, alliées ou non à la bourgeoisie ; il ne les compare même pas. À chacun
son domaine, laissons à Lassalle sa « signification personnelle » écrit-il en substance.
Pourtant, cette référence ne fait-elle pas entendre ainsi, d’autant mieux, que cet exergue
annonce déjà Psychologie des foules et analyse du moi et Malaise dans la civilisation où
ces deux courants sont envisagés à l’échelle collective, anticipant le dit de Lacan selon
lequel le collectif se révèle être le sujet de l’individuel ? Si tel est le cas, rendons à César
son franchissement, qui permet de serrer de plus près la place de l’enfer dans notre
destin collectif, dans la mesure où l’enfer ne semble jamais très loin de la pente que la
civilisation peine à remonter.
Ce n’est donc pas que le romantisme et le classicisme, les passions et la raison, l’in-
dividu et le collectif forment des oppositions strictes, mais plutôt que ces couples défi-
nissent les impasses où l’imaginaire et le symbolique semblent rivaliser d’impuissance,
pour mieux déchaîner le réel dont la guerre, en tout état de cause inéliminable, est un
nom, et dont ces guerres, d’indépendance, sont le réel contemporain de la jeunesse de
Freud. Car la première cible d’Allecto déchaînée par Junon est Amata, la mère de
Lavinia, promise à un étranger par l’oracle, que son père a reconnu dans Énée quand
Amata voulait qu’elle épousât Turnus. Alors, en proie à une fureur de bacchante elle
en appelle à toutes les mères du Latium pour se livrer aux furies.

8. Cf. https://wikirouge.net/Ferdinand_Lassalle

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NATHALIE GEORGES-LAMBRICHS, DES USAGES DES MYTHES POÉTIQUES ET PSYCHANALYTIQUES

Si les temps de détresse et de guerre sont favorables à la poésie, il n’y a pas pour
autant rupture franche entre les temps de guerre et les supposés temps de paix. Il n’y
a que des variations, ou plutôt, il y a des déformations lentes qui, soudain, changent
radicalement l’espace et le temps qui semblaient immuables. La poésie les accompagne,
car en elle pulse l’affectio societatis.

Deux films coréens illustreront mon propos. Dans l’un, Ivre de femmes et de pein-
ture de Kwon-taek Im (2002), un homme naît à son don artistique au moment où
craquent les carcans sociaux qui, une génération plus tôt, lui auraient interdit même
de songer à s’y consacrer. Le film écrit la vie de cet homme occupé à faire réalité de son
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rêve, le peintre Ohwon Jang Seung-Up (1843-1897) orienté par son pinceau et sa rage
de peindre, traversant les guerres et les émeutes, les femmes, les familles et les famines,
sans jamais lâcher son instrument ni ses supports, jusqu’à choisir sa mort, au terme
d’une vie en peinture.
Le second, Poetry, réalisé en 2010 par Lee Chang-dong, nous parle d’une femme.
La scène inaugurale « comme dans un rêve » est celle d’un diagnostic. L’héroïne n’a que
le temps de mettre ses affaires en ordre, avant de perdre définitivement ses repères.
Jeune fille elle fut, puis mère ; grand-mère elle est devenue, et femme, elle est encore,
quand même on ne saura rien de l’homme qui la fit mère, cette lacune étant offerte aux
interprétations. On ne peut exclure que la narration, apparemment linéaire, de sa vie,
soit plus complexe qu’il y paraît. Que le destin de la jeune fille violée par son petit-fils
et quelques autres au cours d’une de ces soirées tournantes auxquelles se livrent des
adolescents égarés, l’intéresse au point que l’on peut se demander s’il n’évoque pas le
sien. Alors le film tout entier serait compris dans une bulle hors mesure, entre le
moment où, en connaissance de cause encore, elle enjambe le parapet du fleuve, préci-
pitant la fin de sa vie pour mourir dignement, et celui où le spectateur est invité à
regarder flotter, à la surface, cette chose indistincte qui se révèle être un corps privé de
vie, au commencement.
La poésie œuvre ainsi, dans la trame où chaque son, réson, délivre un infini actuel,
aussi sensible qu’incommunicable, indicible et pourtant énonçable pour cette part qui
cesse d’être maudite. L’artiste tend à la transfigurer. L’analyste a à s’en faire partenaire,
et à accompagner parfois les effets de création qui peuvent en découler ou s’y substi-
tuer.

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RENCONTRE AVEC JEANNE BALIBAR
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© Carole Bellaiche

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L’INDÉFINISSABLE ET LA VRAIE VIE

C’est le matin, Jeanne Balibar nous reçoit chez elle.


Il y a du café, un chat qui dort, un autre qui va et
vient. Nous venons avec un exemplaire de « Celles
qu’on dit femmes » 1 et la perspective de ce numéro-ci
sur le rêve. Un fil va se tendre entre les deux pendant
qu’elle nous parle de son film Merveilles à
Montfermeil 2, de la pratique de son métier,
de l’expérience du raptus, du trou, de l’évanouissement,
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de la découverte de la sororité.
Dans l’enregistrement, il y a, en plus, la voix,
le rythme soufflé des cigarettes, les suspens, les rires,
la « vraie vie » !

Propos recueillis par Ariane Chottin, Fabian Fajnwaks, Omaïra Meseguer

— Chère Jeanne Balibar, votre film Merveilles à Montfermeil vient de sortir. Pouvez-vous
nous dire quelques mots de cette sortie ? C’est toujours un moment délicat.

Jeanne Balibar — Il y a beaucoup de gens qui aiment ce film et de nombreux témoi-


gnages d’estime, mais je me heurte à quelque chose de très difficile et totalement miso-
gyne : une femme n’a pas le droit de faire un film décousu ! Si c’est Roberto Fellini, si
c’est Luis Buñuel, si c’est Le Joker, etc., c’est formidable ! Mais si c’est une femme,
« on ne comprend rien ! Elle ne mène pas bien son histoire ! » À aucun moment on
envisage que c’est fait exprès, que c’est une prise de position sur la narration. Une
femme n’a pas le droit de parler de la banlieue si elle n’y est pas née ! Or le public en
banlieue adore le film et le défend : ils organisent des débats, j’y vais, c’est génial ! Les
critiques, même les bonnes, ne s’engagent pas à la hauteur de mon engagement pour
réaliser ce film. C’est d’une violence et d’une haine monumentales, rien que pour avoir
dit : « on peut penser autrement » et faire autrement et… rêver à autre chose. Rien que
pour avoir dit ça en tant que femme et l’avoir fait ! C’est irrecevable !
On dit « c’est un film brouillon qu’on ne comprend pas, que les gens ne peuvent
pas suivre ».

1. La Cause du désir, no 103, novembre 2019.


2. Merveilles à Montfermeil, film français écrit et réalisé par Jeanne Balibar, 2020.

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RENCONTRE AVEC JEANNE BALIBAR

On ne comprend pas ? Et alors ? Combien y-a-t-il de films où on ne comprend pas


et où c’est justement ça qui fait l’intérêt du film ? Et qu’est-ce qu’on ne comprend pas ?

— Dans l’émission que vous avez faite avec Marie Richeux 3, était diffusée une archive de Sarah
Bernhardt qui déclamait dans une langue très difficilement compréhensible, et vous disiez « on
ne comprend rien et j’adore ! C’est ça aussi la poésie, ne rien comprendre et comprendre quand
même parce que ça se passe ailleurs ». Il y a de ça dans Merveilles à Montfermeil…

« La vitalité du plaisir »


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J. B. — Oui, effectivement. Pour les gens qui sont nés et ont grandi en banlieue, qui
ont une expérience de la banlieue, mon film leur paraît parler plus réellement de ce
qu’ils vivent que Pan ! Pan ! Boum ! Boum ! et ça me remplit de joie ! Ce qu’ils iden-
tifient c’est la vitalité du plaisir. Et c’est ce qu’ils aiment voir : être représentés là où ils
ne se sentent jamais représentés. Ça, Ramzy Bedia me l’a dit au téléphone ; pourquoi
les autres ne veulent-ils pas l’entendre ?

— La passion de l’ignorance ?

J. B. — Je ne suis pas sûre que cela soit la « passion de l’ignorance ». Je pense que c’est
une « passion de la passion triste », on voudrait que les classes défavorisées soient aussi
« défavorisées » au niveau du bonheur.

— C’est très intéressant ce que vous dites sur le bonheur comme un privilège. C’est un des
renversements qu’opère votre film, votre manière de raconter les choses… Alors, nous n’al-
lons pas vous demander « Est-ce qu’on peut rêver encore ? » mais plutôt : « Qu’est-ce qui
réveille aujourd’hui ? »

J. B. — Ces derniers jours, en pensant que vous alliez venir avec cette question sur le
rêve, je faisais le constat que d’une certaine manière, je ne fais plus que ça, rêver, et c’est
très triste ! C’est-à-dire que même ce film, au fond, suit la logique du rêve à tout point
de vue : c’est un rêve de société et c’est décousu comme un rêve.
« Est-ce que vous rêvez toujours ? » Au début je m’étais dit que je répondrais : « pas
tout à fait tout le temps ! » (rires) Mais après cette expérience de la sortie de ce film, je
me dis qu’il ne me reste que ça : fuir dans le rêve tout le temps.
Je suis quelqu’un qui se souvient très bien de ses rêves et je ne fais presque jamais
de rêves agréables. Depuis longtemps, rêver la nuit ça veut dire « cauchemarder ». Je

3. Par les temps qui courent, émission de Marie Richeux du 7 janvier 2020, avec Jeanne Balibar : « Faire semblant,
c’est un passeport pour la nullité », France Culture, disponible sur internet.

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L’INDÉFINISSABLE ET LA VRAIE VIE

me suis fait une raison, c’est comme ça ! Il paraît qu’on peut peut-être changer cela…
Donc là j’en suis à un point où la nuit je fais des cauchemars, et le jour il n’y a plus
que le rêve parce que rien de ce qui est réel dans le réel n’est une porte.

— Vous dites dans la même émission sur France Culture : « on peut parler d’un certain
nombre de choses très dures “tranquillou”, on peut les aborder avec le rire, avec une certaine
tendresse ». Ce traitement du réel par l’humour, la tendresse et une forme de pudeur, propose
d’entendre et de voir autrement : ça ouvre une porte !

J. B. — Pour rebondir sur cette histoire de « tranquillou », j’ai été portée pendant
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toute la préparation de ce film, qui a été très longue, et pendant le tournage aussi, par
un sentiment de facilité. C’était extrêmement facile. Il y avait des difficultés bien sûr,
des obstacles – le manque d’argent, le nombre de séquences à tourner par jour… Mais
fabriquer un objet comme ça, à trois cents personnes qui ne se connaissent pas, qui
n’ont pas les mêmes vies, pas les mêmes métiers, pas les mêmes origines et qui n’ont
littéralement pas les mêmes langues… a été incroyablement facile ! C’est peut-être ça au
fond ce que ça a réveillé en moi et que j’ai voulu que ça réveille pour les autres.

— C’est un film qui s’éprouve ! Il y a quelque chose de l’expérience. La scène de la fête est
bouleversante. Dans votre façon de filmer les corps, il y a quelque chose de très charnel que
l’on n’a pas l’habitude de voir : tous ces corps, ces langues… C’est saisissant de se laisser aller
à ne pas comprendre ce qui se passe.

« Éprouver une expérience, c’est ça l’art »

J. B. — Éprouver une expérience, c’est exactement ça l’art pour moi. Rien d’autre que
ça… et c’est un combat. Placer l’art du côté d’éprouver une expérience d’une part, et
d’autre part ce que vous décrivez : être un spectateur actif, mais qu’à un moment il
puisse y avoir un rapt. Pour moi c’est ça l’expérience de l’œuvre d’art.

— Ça, c’est du côté du réveil !

J. B. — Je ne sais pas si c’est du côté du réveil. Mon film ne fait pas l’unanimité parmi
les intellectuels et récemment quelqu’un de mon entourage, universitaire et cinéphile,
m’a dit : « j’ai pas tout compris ». Et comme j’étais assez fâchée, j’ai répondu : « tu sais
en art il ne s’agit pas de comprendre, il faut perdre connaissance ! » comme disait Paul
Claudel dans le Partage de midi, et ça je le pense absolument ! Alors il a dit : « mais tu
sais pour des gens comme nous ce n’est pas si facile de perdre connaissance ! Notre
objet petit a est du côté du concept… » Tant pis pour lui ! Est-ce que perdre connais-
sance c’est du côté du réveil ?

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RENCONTRE AVEC JEANNE BALIBAR

— …Ou du rêve !

J. B. — … Ou de la fuite ! Je suis quelqu’un qui tombe dans les pommes énormément,
depuis que je suis toute petite, j’en suis même venue à adorer tomber dans les pommes,
j’adore m’évanouir (rires). Je me souviens qu’un jour un journaliste de la télévision avait
dit en me présentant dans son émission : « Jeanne Balibar cette actrice évaporée ». Alors c’est
vrai que je suis du côté de l’évanouissement, de l’évaporation, de l’évanescence… Dès qu’il
y a quelque chose qui se passe d’important, ma première réaction c’est pouf de m’évanouir !
Quand j’étais enfant, ça me paniquait terriblement et puis je m’y suis faite. C’est-
à-dire que maintenant, ça ne me précipite plus dans l’angoisse. J’ai appris à recon-
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naître le moment où je vais m’évanouir. Petite, je ne savais pas, donc je tombais.
Maintenant, je m’assois, je dis : « je vais m’évanouir ! » je m’allonge et je m’évanouis.
J’adore ce moment de l’évanouissement et surtout le moment du retour, du réveil. Ça
non plus, ça ne m’angoisse plus. Quand je sens que je reviens, je me dis : « profitons
de ces quelques secondes de retour à la réalité ! »
J’ai peu d’expériences médicales de l’anesthésie, mais j’en ai eu une récemment, et
le moment dans la salle de réveil… quelle joie ! L’année dernière, après une petite
opération, quand je suis revenue à moi – parce que c’est ça au fond : revenir à soi –
j’étais dans cette salle de réveil et je voyais tous ces infirmiers, ces infirmières… tous
ces gens ! C’est grand une salle de réveil dans un hôpital parisien… je les voyais devenir
de plus en plus précis. Si un jour on accepte que je refasse un film, peut-être qu’il
faudrait que je mette ça dans le film ! À la fois revenir lentement à soi et voir se préciser
sous ses yeux l’image du service public.

— Vous savez que ces moments de précision de votre regard, de revenir à vous ne durent
que très peu de temps : après, c’est le sommeil… pardon, le réveil !

J. B. — L’état de se réveiller…

« Être saisi par un raptus »

— Quelle place cela tient-il dans votre travail d’actrice ?

J. B. — Je ne sais pas comment c’est pour les autres parce que je n’ai pas tellement parlé
de ça avec mes amis acteurs ou actrices, mais pour moi, je ne fais aucune différence
entre être spectatrice et être actrice. L’expérience est la même : d’un coup être saisie par
un raptus – je le dis en latin parce que c’est plus parlant que rapt. Quelque chose qui
vous saisit, qui survient en vous, de complètement inattendu. C’est ce que j’aime
quand je suis spectatrice et c’est exactement ce que j’aime quand je joue.
Jouer ça consiste à mettre en place les conditions de possibilités pour ça. Et une des
manières dont on peut « éprouver » ça, c’est le trou ! En scène je n’aime rien tant que

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L’INDÉFINISSABLE ET LA VRAIE VIE

d’avoir un trou ! On ne peut pas s’empêcher d’associer ce type de vocabulaire avec la


féminité. Le jeu, l’espace de la scène ou de la prise c’est l’espace où je fais l’expérience
de la jouissance d’avoir un trou. Récemment, dans une émission télévisée qui s’appelle
« L’instant cinéma »4, Olivier Assayas était interviewé et il a exactement dit ça !

[J. Balibar nous montre alors un extrait de cette émission :


O. Assayas — Jeanne est quelqu’un qui a une place complètement à part dans le cinéma
français […] Elle est in-absorbable par l’industrie de quelque façon que ce soit. Elle est
trop libre pour ça ! C’est quelqu’un dont j’ai toujours été émerveillé par la liberté d’inven-
tion. C’est une actrice qui est unique elle est en dehors du rationnel […] elle est dans quelque
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chose de ne jamais faire ce qu’on attend d’elle, de ne jamais faire ce qu’on attendrait –
comme le ferait une autre actrice – en réalité c’est une manière d’être au cœur du truc […]
Jeanne, vous lui donnez la scène la plus banale à jouer, elle va inventer un truc qui va la
transformer, qui va trouer le plan, je ne sais pas comment dire… il y a quelque chose
qu’elle-même ne comprend pas, ne sait pas, et elle est traversée par quelque chose – il y a
quelque chose encore une fois de chamanique, de visionnaire, il y a même une espèce de
transe à l’intérieur du plan que peu d’actrices savent atteindre.
Le présentateur — […] “visionnaire” nous dit Olivier Assayas, “une sorte de transe”, “de
blanc”, vous sentez ça ? Vous allez chercher quelque chose en tout cas quand vous jouez ?
J. Balibar — C’est-à-dire que je vais chercher […] – ce n’est pas très élégant – mais quelque
chose comme il dit […] qui va trouer le plan. Si je n’ai pas l’impression qu’il y a eu un trou
d’air, ou une faille, j’ai l’impression que je n’ai pas fait mon travail ! »]

J’étais tellement étonnée de voir arriver cela de l’extérieur ! Ce n’était pas la première
fois que je pensais à cette histoire de trou, j’y pense depuis la première fois que j’ai eu
un trou ! Mais ça m’a permis de formuler : « sinon je n’ai pas fait mon travail ».

Au fond c’est ça mon travail, faire passer un trou d’air et ça vient d’une expérience
très concrète. Ça rejoint ce que l’on disait sur « éprouver l’expérience » en réalité, les
choses qu’on pense viennent de la pratique. Il n’y a pas de choses que l’on pense qui
ne viennent pas d’une élaboration de la pratique.

« L’inattendu de la vraie vie »

— De l’expérience ?

J. B. — Au-delà de l’expérience, de la pratique d’un métier en réalité. Ce que j’ai appris


en exerçant mon métier, c’est que si on accueille le trou sans peur alors surgit la vraie
vie. C’est ça que j’ai remarqué. Parce que je pense que pour moi la place de l’actrice

4. Il s’agit de l’émission « L’instant cinéma », diffusée sur Canal plus, le 3 janvier 2020, disponible sur internet.

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RENCONTRE AVEC JEANNE BALIBAR

est la même que la place de la spectatrice, mais pas du tout la même que la place de la
commentatrice. « Commenter », ce n’est pas faire l’expérience du spectateur. Tandis
que, en tant que personne qui a la pratique de faire le métier d’actrice, j’ai remarqué
que si on laisse venir les trous, les suspens, si on attend sans peur, alors se produit l’in-
attendu de la vraie vie. Et c’est seulement comme ça qu’on rend ce que l’on fait vivant.
Sinon on peut donner à cela tous les noms possibles… c’est de la « récitation », c’est
du « rabâchage », du « dressage », du « confortage », du « consolidage », mais ce n’est pas
l’irruption de la vie !

— Vous dites autre chose encore : vous dites avoir un certain savoir-faire avec le trou !
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J. B. — Oui ! J’ai un savoir-faire avec le trou…

— Le trou, c’est une chose, mais trouer, c’est autre chose ! Vous avez, à partir du rôle que
l’on vous donne, trouvé un point de faille, un point d’où vous allez faire surgir « la vraie
vie », et là il y a un point du réel de la vie !
En vous écoutant, on saisit pourquoi votre interprétation de Barbara a été si récompensée.
Vous avez réussi quelque chose de troublant dans ce film : vous avez réussi à faire passer
quelque chose de l’indicible qui ne concerne en rien le fait de bien jouer Barbara.

J. B. — C’est ce que j’ai essayé de dire quand j’ai reçu le César. J’ai dit : « Nous, les
actrices, nous avons un combat commun pour l’indéfinissable ! » Et ça j’y tiens beau-
coup ! Et là quand vous avez dit « trouer », tout d’un coup j’ai pensé à cette fameuse
phrase de Picasso : « en art on ne cherche pas on trouve ! » Eh bien peut-être que nous
les femmes on dit : « On ne cherche pas, on troue ! »

— Magnifique !

J. B. — Avant de faire ce discours aux César, je m’étais dit : c’est l’année #MeToo, je
vais probablement l’avoir, le César de la meilleure actrice ; si je vais sur scène pour
recevoir le César de la meilleure actrice, je ne peux pas ne rien dire sur #MeToo, sur ce
qui se passe cette année, il faut dire quelque chose… mais quoi ? J’ai réfléchi et je me
suis dit : c’est ça, c’est le grand gain, le seul qui soit vraiment tangible pour le moment
– j’ai envie de parler de la sororité. Il y avait mille manières possibles d’aborder le sujet,
j’avais envie de dire « nous les femmes nous sommes ensemble ! Nous ne sommes pas
les unes contre les autres. Parce que nous monter les unes contre les autres, ça c’est la
stratégie de la domination masculine ».
De la même manière que monter les gens les uns contre les autres, c’est la stratégie
capitaliste. C’est pour cela que j’ai dit qu’il y avait plein de choses dans #MeToo et
grâce à ça et au-delà de tout ça et même en dehors de tout ça, il y a notre combat
commun pour l’indéfinissable.

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L’INDÉFINISSABLE ET LA VRAIE VIE

Cela a pacifié quelque chose en moi de le formuler. Ça m’a fait sortir du jugement
sur les autres femmes actrices. Cela m’a permis de comprendre – pour le coup, vrai-
ment de comprendre – qu’en réalité nous sommes toutes dans des stratégies de survie.
Les hommes ont des rentes de situation dans ce métier : ils seront systématiquement
à Cannes. Nous n’avons que des stratégies de conquête et ensuite des stratégies de
survie – c’est-à-dire un truc épuisant – et face à cela, notre « échappatoire / réveil »,
c’est l’indéfinissable. Et peut-être c’est cela la seule liberté qu’on puisse exercer. Le seul
sens que l’on puisse donner au mot « liberté » c’est d’être du côté de l’indéfinissable.
C’est pour cela que le film Merveilles à Montfermeil, je voulais qu’il soit du côté de
l’indéfinissable.
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— C’est ce que vous cherchez quand vous jouez ?

J. B. — Je cherche toujours le moment où on ne pourra pas dire « ah ok j’ai compris
c’est ça ! ». Parce qu’en fait je crois que dire : « ah ok j’ai compris c’est ça ! », c’est
toujours faux. C’est ça que je veux dire avec la vraie vie.

« La pratique du métier d’actrice »

Quand je suis devenue actrice, je me suis sauvé la vie, j’ai trouvé un point d’an-
crage à partir duquel lire pour moi-même, en moi-même, tous les aspects de l’exis-
tence. Et je vois bien que tout ce que je pense – c’est peut-être un peu effrayant
même – se réfère à la pratique du métier d’actrice. Par exemple, je pense – je ne sais
pas si on pourrait le formuler comme ça – que le moi n’existe pas. Je pense que tout
est rôle et costume. C’est pour cela qu’il y a autant de déguisements dans le film. Je
ne crois pas à l’existence des habits, ce qui existe ce sont les costumes, les déguise-
ments. Et je pense que même le corps est un déguisement. C’est-à-dire que mon corps
à moi, avec le poids que je fais, la manière dont ma colonne vertébrale est alignée ou
pas, c’est construit ! Le corps d’un garçon qui fait du bodybuilding ou qui n’en fait pas,
c’est un déguisement. On a choisi ce déguisement-là ; de la même manière je pense
que personne ne sort dans la rue sans être déguisé, c’est impossible. Même si on sortait
nu, on sortirait encore déguisé.
Quand je me fais attaquer parce qu’il y a des femmes voilées dans le film, je dis que
s’il y a des femmes qui choisissent le déguisement de femme voilée, pourquoi pas ?
Moi je choisis bien le costume de bourgeoise branchée de cinquante ans. On me
répond : « c’est un costume qui signale la soumission à une religion ». Mais tous les
costumes signalent une soumission à une religion ! Le costume trois pièces concerne
beaucoup plus de monde, et la version féminine, le tailleur, signalent la soumission à
la religion de l’argent, au fétichisme de l’argent. Tous les costumes signalent une
soumission. Si on ne sortait pas dans la rue en signalant une soumission, on n’oserait
pas y aller, on ne pourrait pas y aller ! Après on se débrouille, une fois affichée cette

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RENCONTRE AVEC JEANNE BALIBAR

soumission pour trouver ses espaces de liberté, d’écart, etc., mais en fait on ne peut pas
le faire si on ne commence pas par sortir en arme, c’est-à-dire en costume.
De la même manière je pense qu’il n’y a que des emplois. Au théâtre on dit qu’il
y a l’emploi de la marquise, de la soubrette, du jeune premier, du séducteur, etc. Tout
le monde entre dans le jeu social par un emploi, puis dans un jeu de rôle et chacun
interprète ce jeu ; et c’est bien connu, faire jouer des acteurs dans des contre-emplois
c’est magnifique !
Tous les grands auteurs ont fait ça. Dans La Serva amorosa, Carlo Goldoni fait
jouer à l’emploi de la servante les tourments amoureux de la marquise, etc. Les emplois
et les contre-emplois se nourrissent les uns des autres.
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Je tiens beaucoup à cela, tout ce que je dis repose sur la pratique du métier d’actrice.
Si j’étais cordonnière, banquière, ou infirmière, je dirais autre chose…

Texte établi par Judith Zabala

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APRÈS LES J49 FEMMES EN PSYCHANALYSE

La puissance du souffle de vitalité que Delphine Horvilleur nous a


amenée au début des Journées 49 de l’ECF n’est pas un simple effet de
son charme incontestable. Elle n’a pas lu Lacan, avait-elle dit, mais elle
est manifestement imprégnée d’une expérience profonde des effets néfastes
de la logique du tout quand celle-ci porte l’ambition de mettre au pas,
voire réduire à zéro, le pas-tout. Nous ne pouvons nous empêcher de lire
dans son indication que « les hommes disent et étudient constamment des
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textes qui font d’eux les femmes de Dieu » 1 un écho à St Jean de la Croix
dont Lacan disait qu’il était aussi bien que les femmes, car il pouvait se
mettre du côté du pas-tout, et dont l’amour de Dieu passait par
une poésie susceptible d’assumer « un nouvel ordre de relation symbolique
au monde » 2. L’exégète n’est pas nécessairement poète, mais Delphine
Horvilleur nous transmet bien l’existence d’un rapport à la lettre qui
ouvre vers un savoir nouveau sur la jouissance féminine.
D’autres résonances nous ont renvoyés au « Séminaire sur “La Lettre
volée” » où Lacan décrit l’effet de féminisation que subit celui qui
détient la lettre volée. De l’avoir en sa possession, il en est possédé.
Une missive, diriez-vous, et non pas une lettre en tant que matérialité
du signifiant. Pourtant, quelle joie de se laisser conduire par cette
« admirable ambiguïté du langage » 3 qui permet au « sophiste et [au]
talmudiste, [au] colporteur de contes et [à] l’aède » 4 de faire vivre le texte,
le mettant à l’abri de l’immuabilité dans laquelle l’esprit fondamentaliste
voudrait le fixer. La volonté que les choses soient écrites « une fois pour
toutes » est régie par la pulsion de mort. Nous préférons mille et une fois,
et encore plus, la joie des « obsédés textuels » 5, ceux qui font véhiculer
le désir dans la métonymie signifiante. Car le faisant, ils savent aussi bien
opposer le mot d’esprit aux pires moments de l’émergence du réel.
Se passer du père, bien sûr ! Mais s’il n’est pas indispensable,
il n’est pas interdit de s’en servir.
Gil Caroz
1. Horvilleur D., En tenue d’Ève. Féminin, pudeur et judaïsme, Paris, Grasset & Fasquelle, 2013, p. 116.
2. Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 91.
3. Lacan J., « Le Séminaire sur “La Lettre volée” », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 30.
4. Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 250-251.
5. D’après l’expression du rabbin Marc-Alain Ouaknim, reprise par D. Horvilleur, En tenue d’Ève. Féminin, pudeur
et judaïsme, op. cit., p. 33.

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DELPHINE HORVILLEUR LA LETTRE FÉMINISE

Je tiens à remercier les organisateurs de cette journée pour cette invitation et aussi
pour la façon dont ils l’ont formulée. Vous m’avez demandé de commenter cette
phrase : « la lettre féminise », en m’expliquant qu’il s’agissait d’une idée extraite du
« séminaire sur “La Lettre volée” » 1 de Lacan, un séminaire que je n’ai pas lu.
C’est ma première confession, et je vous préviens, je vais en faire d’autres ce matin.
Car l’heure est venue de vous révéler un certain nombre de choses. Par exemple ceci :
je n’ai pas lu Lacan. Et là où les choses deviennent intéressantes (et d’ailleurs c’est ce
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qui explique peut-être la raison de cette invitation), c’est que je ne compte pas, ces
dernières années, le nombre de fois où j’ai reçu des messages, des lettres (pas du tout
volées), des commentaires après mes conférences, où mon interlocuteur me disait :
« vous, on voit que vous avez lu Lacan ». Alors je voudrais dissiper ce malentendu : non,
je ne l’ai pas lu !
Et j’en suis parfois la première troublée. Quand, par exemple, j’ai rendu mon
dernier manuscrit à mon éditeur, j’avais développé tout un chapitre sur ce que j’avais
intitulé le « pas-tout », sans avoir la moindre idée que ce n’était pas de moi. J’aurais
adoré pouvoir accuser Lacan de m’avoir plagié, mais c’était un peu compliqué.
Et puisque l’heure est aux confessions, je vais en faire une autre : je n’ai pas non plus
fait de psychanalyse ! Et pourtant, un jour, tout près de chez moi, un de vos collègues
dont je tairai le nom par charité chrétienne m’a arrêtée dans la rue et m’a dit, je cite :
« Vous, madame le rabbin, quand je vous écoute, je peux dire que vous avez été très
bien analysée ». Je me suis tout de suite sentie beaucoup mieux.
Mais plus sérieusement, je me suis souvent demandé, ces dernières années, pour-
quoi tant de gens au sein du monde psychanalytique avaient l’impression que mes
sujets dialoguaient avec les leurs. Ou alors que je faisais du « midrash » de l’interpré-
tation de textes de Freud ou de Lacan qu’a priori je n’avais pas lu.
Et ce, jusqu’à cette invitation aujourd’hui.
Quand Gil Caroz m’a proposée de vous parler de « la lettre féminise », je ne savais
pas qu’il s’agissait d’une phrase lacanienne, mais je me suis tout de suite dit qu’a priori
j’aurais très bien pu intituler comme ça un chapitre d’un de mes livres.
J’aurais peut-être même pu appeler comme ça mon tout premier livre, intitulé En
tenue d’Ève 2 où il est précisément question du féminin dans les pensées religieuses et
de l’obsession partagée du corps féminin couvert et pudique, au sein de toutes les

Delphine Horvilleur est une femme rabbin française du Mouvement juif libéral de France et directrice de la rédaction
de la revue Tenou’a. Elle est l’auteur de plusieurs ouvrages édités chez Grasset. Nous publions ici le texte de son inter-
vention du 17 novembre 2019 aux 49es Journées de l’École de la Cause freudienne, « Femmes en psychanalyse ».
1. Lacan J., « Le séminaire sur “La Lettre volée” », Écrits, Paris, Seuil, 1966.
2. Horvilleur D., En tenue d’Ève. Féminin, pudeur et judaïsme, Paris, Grasset, 2013.

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APRÈS LES JOURNÉES 49 FEMMES EN PSYCHANALYSE

orthodoxies religieuses : la perception de la femme comme un corps ouvert, exposé et


potentiellement une source de tentation et de contamination pour le groupe.
J’aurais peut-être dû choisir ce titre lacanien pour le livre.
J’en profite d’ailleurs pour ouvrir une parenthèse et vous raconter une anecdote.
Lorsque mon livre est paru, j’en ai beaucoup voulu à mon éditeur qui m’avait laissée
choisir ce titre. Je ne sais pas si vous imaginez combien de fois j’ai dû me rendre à des
salons du livre ou des manifestations où les organisateurs annonçaient : « retrouvez-
nous au stand du libraire, car dans quelques minutes, Delphine Horvilleur vous dédi-
cacera son livre En tenue d’Ève ». Je ne sais pas dans quelle mesure cette promesse a
contribué au succès de l’ouvrage. Mais vous voyez, parfois, tout est affaire de malen-
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tendu, et ce n’est pas à vous que je vais apprendre cela.
Mais revenons à notre sujet. « La lettre féminise », je le disais donc, aurait très bien
pu être le titre d’au moins un des chapitres du livre. Et en réalité de bien des recherches
que j’ai pu mener ces dernières années. Je me suis en effet beaucoup intéressée au lien
subtil qui existe entre le féminin et l’activité de la lecture et d’interprétation en général,
dans la pensée talmudique et dans la littérature juive. Ou pour le dire autrement :
pourquoi les rabbins qui font de la lecture l’activité la plus sacrée qui soit (puisque
c’est celle qui fonde leur autorité) vont simultanément dans cette activité se percevoir
comme féminin. Attention, pas comme des femmes, mais comme mettant en œuvre
un attribut féminin dans cet exercice. Je pourrais donner mille exemples de cela, mais
le plus emblématique est sans doute un récit du Talmud, avec lequel vous êtes peut-
être familiers.
Dans le Talmud, dans un traité qui s’appelle « Baba Metzia » – la porte du milieu –
est racontée une rencontre très particulière : la rencontre entre deux hommes très
importants du Talmud, deux grands sages. Au départ, c’est l’histoire d’un brigand, un
gladiateur qui s’appelle Rish Lakish. Un jour, il croise en chemin un célèbre sage du
Talmud nommé Rabbi Yohanan. Ils ne se connaissent pas encore, mais cette rencontre
va changer leur vie et bientôt Rish Lakish va devenir lui aussi un immense maître de
la maison d’étude. Le Talmud raconte qu’au début, Rish Lakish voit Rabbi Yohanan
se baigner dans les eaux du Jourdain, et il le prend pour une femme. Alors il jette son
couteau près de la rivière, il saute à l’eau, apparemment dans l’intention de violer celui
qu’il a pris pour une femme. Et là, Rabbi Yohanan engage la conversation et va réussir
à convaincre Rish Lakish de changer de vie, de rejoindre la maison d’étude et c’est
ainsi qu’il va devenir son meilleur ami et un très grand esprit du Talmud.
Cette histoire est celle d’une conversion au monde des rabbins, initiée par une
conversation. Ce qui est intéressant, c’est qu’elle oppose deux types de virilité, celle de
Lakish, qui vient d’un monde de gladiateurs, ou la puissance virile et musculaire de
l’univers romain ; et de l’autre côté, il y a Yohanan que l’on prend pour une femme,

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DELPHINE HORVILLEUR, LA LETTRE FÉMINISE

mais qui est l’idéal masculin de la maison d’étude. Pourquoi est-il ainsi féminisé ? Le
Talmud affirme qu’il avait une particularité physique. Il n’avait pas de barbe. Il était
imberbe, comme une femme. Ce qui n’est pas très commun chez les rabbins ! Mais que
symbolise ce détail si ce n’est que le monde des rabbins se perçoit comme l’incarna-
tion d’une autre masculinité, d’un autre genre ? Pas la virilité du mâle alpha, mais une
masculinité qui puise sa force dans ce que les rabbins appellent « Herev Pipiot » – l’épée
de la bouche – c’est-à-dire la force de la parole et de l’interprétation qu’ils détiennent
et qui leur donne une certaine puissance. Les rabbins sous les traits de Rabbi Yohanan
affirment qu’ils ne sont pas comme Rish Lacan… pardon ! comme Rish Lakish ! Et
d’ailleurs, lorsque Rish Lakish change de camp et décide de les rejoindre, étrangement,
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nous dit le Talmud, Lakish avait perdu toute sa force physique ; il avait renoncé à son
couteau, c’est-à-dire au symbole phallique par excellence pour endosser une autre
forme de masculinité. Une sorte de « masculinité féminine », d’une certaine manière.
Ce qui n’est pas simple à définir. C’est comme si les rabbins du Talmud disaient :
« vous voyez, nous sommes des femmes comme les autres ».
Vous vous doutez que des voix, disons plus conservatrices que la mienne et plus
barbues que moi, ne feraient pas nécessairement du texte la même interprétation. Mais
toujours est-il que l’activité de lecture et d’interprétation relève pour les exégètes d’une
forme d’activation du féminin en soi.
Encore faut-il s’entendre sur ce que l’on entend par féminin, et qui – vous le
percevez bien – n’est pas qu’entre les mains des femmes, voire pas du tout entre les
mains des femmes quand, comme c’est le cas dans de nombreuses traditions religieuses,
précisément on les empêche d’accéder à la lecture et à l’interprétation. Lire devient
alors une activité féminine sans femmes, ce qui peut surprendre. Pour comprendre ce
qu’est le féminin, permettez-moi de faire un petit tour par l’hébreu. En hébreu, le
féminin se dit « Nekeva ». L’hébreu est une langue polysémique et chaque mot est
construit sur la base d’une racine qui veut dire une chose et parfois autre chose et
même parfois son contraire. Sachez que « Nekeva » vient d’une racine qui signifie en
hébreu « faire un trou », « oblitérer ». Le féminin, en hébreu, c’est le trou. Le trou de
sens, le trou de peau, le trou de signifiant, le trou de mémoire, etc. Tout cela relève
étymologiquement de la racine « Nekeva ».
Or le rapport des rabbins au texte, leur activité de lecture, est ce qu’on pourrait
appeler un « dialogue avec le trou ». Ça ne sonne pas très bien comme cela, mais ce
que je tente de dire, c’est que de leur point de vue, le texte est toujours manquant. Le
propre de ce texte sacré révélé est qu’à leurs oreilles, il a beau être révélé, il n’a pas fini
de parler, pas fini de dire. Le texte reste à être interprété et ne peut par définition être
explicite. Les rabbins ne croient jamais au sens littéral du texte, celui qui suggère que
le texte ne veut dire que ce qu’il veut dire. Ils croient toujours qu’il peut dire plus qu’il
ne veut dire. Chaque génération se doit d’hériter des « pouvoirs dire » passés et d’y

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APRÈS LES JOURNÉES 49 FEMMES EN PSYCHANALYSE

ajouter les siens, le travailler pour que des sens cachés ou en attente de découverte
puissent sortir du trou, et aussi pour que le trou ne soit jamais colmaté, et qu’il reste
toujours suffisamment de manque pour que la génération suivante continue de tisser
du sens. Et c’est leur travail d’exégète de faire cela.
Le métier qui à mon sens s’approche le plus de leur entreprise, de leur artisanat à
eux, c’est sans doute l’art de la couture. Les rabbins se refilent le texte comme on se
passe un tissu, une fabrique en attente de retouche, de surpiquage, dans la conscience
que le tissu ne sera pas réparé une fois pour toutes. Alors, on raconte souvent que les
Juifs ont une histoire d’amour avec le tissu, avec ce qu’on appelle en yiddish le
« Shmattes » – « le rebut », « le chiffon ». Mais cette histoire de rapport au textile est
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en fait une histoire de rapport au texte, ni plus ni moins. On le touche et on le
retouche, et on y ajoute des points, et encore des points, des points droits, des points
zigzags, des points cachés, points feston, etc. Et vous le savez, si vous avez lu les contes
et la mythologie – l’histoire de Pénélope ou de la Belle au bois dormant – l’activité de
couture est une activité du féminin par excellence.
De la même manière, la lecture, quand elle considère qu’elle fait de la reprise, elle
est toujours une activité qui « féminise la lettre ». Dans la mesure où elle tisse les fils
autour d’un trou. Elle compose avec le vide, le creux qui permet que du neuf surgisse.
Faire surgir du neuf : ce n’est pas sans lien avec le problème que pose le féminin aux
institutions religieuses, sous la forme du corps féminin, ou pire encore, de son esprit
ou de son leadership. Tout ce qu’il faut tenir à distance de l’institution parce qu’il la
menace d’impudeur ou représente la tentation ou la contamination.
Si toutes les religions tentent de conserver la femme à l’intérieur, la cacher, la voiler
ou l’éclipser ou de limiter son rôle aux fonctions d’épousailles ou de maternité, cela a
bien sûr à voir précisément avec le trou, le creux qui permet que du neuf surgisse et
qui menace toute institution quand, précisément, elle se veut garante du plein, de ce
plein où ne surgit aucun neuf (ou : aucun œuf ?). Le féminin, à travers le corps de la
femme, devient alors la menace d’ouverture, c’est-à-dire la menace que de l’autre entre
en nous-même. Et c’est là où il y a un paradoxe particulier au sein de nos pensées reli-
gieuses. Un paradoxe que je vous soumets, auquel je ne réponds pas : nos pensées reli-
gieuses, nos rites considèrent que le féminin est essentiel. Et que l’homme dans sa
religiosité doit l’explorer en lui.
Je vous en donne un exemple dans le judaïsme. Si vous êtes déjà entrés dans une
synagogue, vous avez sans doute aperçu cela. Généralement, les hommes en prière
portent des phylactères, des tefilines – vous savez, ces lanières de cuir que l’on place sur
sa tête comme un diadème, ou autour de ses bras comme des bracelets. C’est comme
si dans la prière, dans la relation au divin, l’homme travaillait bel et bien le féminin en
lui. Le féminin, c’est bien sûr le genre de la réceptivité, d’une certaine humilité du

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DELPHINE HORVILLEUR, LA LETTRE FÉMINISE

pôle qui reçoit, face à un transcendant masculin, un divin qui s’épanche. Et ce n’est
pas propre au judaïsme. Ça se traduit dans toutes les religions. Il vous suffit de regarder
les robes des prêtres pour arriver à peu près à la même conclusion.
Vous le voyez, dans la vie religieuse, les hommes se disent parfois qu’ils sont des
femmes comme les autres. Pour le dire autrement, les hommes dans nos traditions reli-
gieuses sont tout à fait prêts à se percevoir comme à la fois masculins et féminins. Par
contre – et c’est là où votre expertise m’intéresse tout particulièrement – ils ont beau-
coup plus de mal à faire de la place à une femme qui se percevrait comme autre chose
que toute féminine. Et c’est comme si chaque fois qu’une femme s’exprime par d’autres
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codes que ceux de la stricte féminité domestique – de l’intériorité et de la maternité –
elle constituait une menace subversive pour le système, aux yeux des hommes en charge
des institutions. Voilà qui vaudrait sans doute une interprétation psychanalytique.
Certains, je le sais, me diront que ce n’est pas propre aux religions, et que peut-être
même au sein du monde psychanalytique, on reconnaîtra beaucoup plus facilement à
un homme la possibilité de faire parler le masculin et le féminin en lui qu’on ne le
permettra à une femme. On pourrait alors comprendre autrement cette phrase : « la
lettre féminise ». Et se dire que bien souvent des hommes se sont abrités derrière la
lettre, ou leur interprétation de la lettre, pour empêcher la femme d’être autre chose
que toute féminine, c’est-à-dire de coller à cette représentation un peu caricaturale du
féminin qu’ils y avaient lue.
Je crois que bien des choses rapprochent nos mondes et nos expertises, le monde
de l’exégèse rabbinique et celui de la psychanalyse, à commencer par la conscience
qu’un texte n’a jamais fini de dire, que l’on n’a jamais fini de lire, quand notre écoute
est prête à faire entendre les mots autrement.
Je voudrais conclure sur une citation d’un auteur que j’aime énormément. L’écrivain
israélien Amos Oz, récemment disparu. Dans un de ses livres, Juifs par les mots 3, écrit
à quatre mains avec sa fille, il tente de définir l’indéfinissable : décrire ce qu’est selon
lui l’identité juive. Sur quoi repose-t-elle ? À quoi tient-elle ? Nul ne le sait vraiment.
Toujours est-il qu’à la fin du livre, dans le tout dernier chapitre, Amos Oz écrit :
« Partout dans ce livre, à chaque fois que vous voyez le mot “Juif”, essayez de le
remplacer par le mot “lecteur” et vous verrez, ça marche aussi ».
Je soupçonne que si vous le remplacez par le mot psychanalyste, ça marche aussi.
Ça marche peut-être pour tous ceux qui savent que l’identité ne se construit pas sur
un plein, mais sur un trou, que l’identité se consolide toujours sur un pas-tout. Un
pas-tout lu, un pas-tout dit, un pas-tout soi-même.
En clair, les psychanalystes aussi peuvent être des femmes comme les autres.

3. Oz A., Oz-Salzberger F., Juifs par les mots, Paris, Gallimard, 2014.

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ENTRETIEN AVEC PAUL B. PRECIADO1

Paul B. Preciado était l’un des invités de l’École de la


Cause freudienne à l’occasion de ses journées annuelles,
le 17 novembre 2019 au Palais des Congrès à Paris, pour
une conversation. Celle-ci fut précédée d’un exposé lu par
Paul B. Preciado devant les participants.

Nous étions deux avec lui. L’idée était de discuter, il a choisi


de lire un manifeste. Les jours qui ont suivi, il nous est arrivé
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de nous référer à « l’entretien qui n’a pas eu lieu ». Ce qui est
faux. L’entretien a été bref, mais nous l’avons accueilli comme tel.
Le « Rapport pour une académie » de Franz Kafka a été
sa manière de nous interpeller. Certes, Paul B. Preciado
a commencé par mettre tous les psychanalystes dans
la même cage et c’est à ça que son manifeste répondait.
Dans l’après-coup de ce court échange, nous soutenons que
la pratique de la psychanalyse, œuvre toujours ouverte, se doit
de faire accueil aux changements dans la société, de façon subversive,
sans cesser de les interroger. Elle est vivante, en tant qu’elle se
réinvente selon l’heur et à l’heure des « défis » qu’elle rencontre.

Par François Ansermet et Omaïra Meseguer, aux 49es journées de l’ECF

François Ansermet — Paul, merci. Nous avons bien saisi que vous aviez d’abord quelque
chose à nous dire !
Et c’est probablement un moment particulier, inaugural, que vous nous proposez.
Vous avez commencé avec la métaphore de la cage. Il y a effectivement la cage du binaire,
la cage de l’anatomie, la cage de l’épistémologie, la cage coloniale, la cage de l’identité, la
cage de la norme… Et nous voilà dans la cage du temps : nous devons terminer à 16h28 !
La cage du temps, c’est aussi celle du temps présent. Que se passe-t-il dans le temps
présent ? Le manifeste que vous venez de prononcer révèle à quel point le monde se
transforme : une évidence dont on doit tenir compte. Le monde change parfois plus vite
que notre capacité à le suivre, à le saisir. Le curseur du symbolique court plus vite que

1. Cet entretien a été précédemment publié dans Lacan Quotidien, no 868, 10 février 2020, disponible sur internet.
Nous remercions Ève Miller-Rose pour sa lecture attentive.

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ENTRETIEN AVEC PAUL B. PRECIADO

nous. Le réel risque de nous dépasser. Vous nous proposez une thérapie politique des
préjugés ! En effet ! Je partage cette position qui, d’ailleurs, devrait être celle de la psycha-
nalyse. Je pense que nous sommes nombreux ici à tenir à une pratique sans a priori, par-
delà tout présupposé. Dire que le curseur du symbolique court plus vite que nous, ce n’est
pas dire qu’il y a une crise du symbolique, que « tout fout le camp » – le Père, l’Œdipe,
etc. –, mais c’est dire au contraire qu’il s’agit de vivre dans cette dimension nouvelle.

Paul B. Preciado — Même si tout fout le camp ! Je suis d’accord avec vous, avec ce que
vous dites. Mais tout de suite vous voulez quand même rattraper quelque chose…
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F. A. — Je ne pense pas que je veuille rattraper quelque chose. Je pense au contraire
qu’il y a un monde qui s’invente. La psychanalyse, c’est aussi une pratique de l’inven-
tion. C’est là qu’on converge : vous nous convoquez à une pratique de l’invention, à
la responsabilité que nous avons de réinventer la psychanalyse, dans un monde auquel
on participe. (Applaudissements)
J’ai été frappé par un magnifique entretien que vous avez eu à Beaubourg avec
Philippe Mangeot, ici présent, dans L’Observatoire des passions 2, autour de la passion
d’être un autre. À un moment, vous dites qu’on vit un moment révolutionnaire, mais
personne ne le sait.

P. B. P. — Exactement. C’est peut-être le moment de faire place aussi, je ne sais pas


si les 3000 autres personnes qui sont là pourront s’exprimer.
Pour moi, me retrouver ici en tant que personne trans diagnostiqué par la médecine
normative, une personne du genre non binaire, me retrouver devant vous, devant cette
assemblée, c’est extrêmement important.

F. A. — Pour nous aussi !

P. B. P. — Exactement ! Et penser cette assemblée aujourd’hui comme une assemblée


constituante, comme un mouvement et un moment transformateur. Effectivement,
quand j’ai accepté votre invitation, quand j’ai été inventé… invité à venir ici avec vous…

Omaïra Meseguer — C’était ma question, pourquoi avez-vous dit oui ?

P. B. P. — J’ai dit oui parce que je pense que vous avez une responsabilité sociale,
historique et politique extraordinaire. Je pense que vous devez être présents dans le
discours politique contemporain. Il y a les forces de la pharmacologie, des neurosciences ;

2. Dans le cadre du programme de rencontres Paroles à Beaubourg, et à l’occasion de L’Observatoire des passions#5,
Philippe Mangeot, ex-président d’Act-Up Paris, co-fondateur de la revue Vacarme, recevait Paul B. Preciado et
Volmir Cordeiro, le 17 juin 2018.

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APRÈS LES JOURNÉES 49 FEMMES EN PSYCHANALYSE

je pense que vous allez pouvoir garder votre place et le lieu que vous avez inventé histo-
riquement dans la mesure où vous serez capables d’entrer en dialogue et d’être en rela-
tion avec le présent, avec la radicalité politique contemporaine.

F. A. — Nous serons d’autant plus présents que, comme vous le dites dans votre livre,
« la vie est un rêve et que les rêves font aussi partie de la vie ». Vous nous amenez là à
une position très fortement politique à travers le discours que vous avez tenu, mais,
dans votre livre, vous suivez aussi le fil du rêve.

P. B. P. — C’est vrai, les rêves sont très importants pour moi, mais pas les rêves confis-
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qués, uniquement regardés au niveau de la psychanalyse, en tout cas au niveau d’une
psychanalyse normative.
C’est vrai que, quand je dis « la psychanalyse », vous voyez bien que je ne parle pas
concrètement de vous, parce que je sais que peut-être vous êtes déjà dans une démarche
de transformation de votre pratique. Mais je parle des textes fondateurs de la psycha-
nalyse et de l’institution psycho-analytique dominante.
C’est donc que quelque part je voulais aussi me réapproprier mes rêves, et c’est
d’ailleurs un rêve qui m’a apporté le nom que je porte aujourd’hui.

F. A. — En plus, si je ne me trompe pas, ce rêve était le 16 novembre 2016. Là, on est
juste un jour après le 16 novembre, nous sommes le 17 novembre, et je trouve étonnant
que cet entretien ait lieu à cette date, que ça marque cette étape, que ça la ponctue…

P. B. P. — Je voudrais vous transmettre à quel point on vit un moment révolutionnaire.


On est en pleine mutation de cette épistémologie de la différence sexuelle. Vous ne
pouvez pas continuer à pratiquer la psychanalyse ni comme pratique discursive ni comme
pratique clinique comme si on était au milieu du XIXe siècle – même pas dans les années
1950 où Lacan travaille. Il faudrait prendre en considération le fait qu’on est en train de
vivre une révolution. Je vous invite, si vous voulez, à descendre de ces divans patriar-
caux, bourgeois et coloniaux, à sortir de ce qui a été installé par Freud puis par Lacan, et
de nous rejoindre dans une révolution active aujourd’hui, dans toutes ses dimensions.

F. A. — Donc vous nous invitez au contemporain, qui est aussi l’inactuel ! Donc à faire
entrer l’inactuel dans nos pratiques.
Je termine donc avec une citation de Paul B. Preciado – vous ! –, page 243 d’Un
appartement sur Uranus 3. Vous écrivez : « Je ressens un certain vertige ». Je crois que
vous nous avez bel et bien amené un message où ce vertige sera désormais au travail !

Texte établi par Lily Naggar, relu par P. B. Preciado et publié avec son accord.

3. Preciado P. B., Un appartement sur Uranus, Paris, Grasset, 2019.

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ÉRIC LAURENT REMARQUES SUR TROIS


RENCONTRES ENTRE LE FÉMINISME
ET LE NON-RAPPORT SEXUEL

Les violences faites aux femmes et le féminicide,


l’écriture inclusive, la féminisation du discours et le
mouvement #MeToo donnent l’occasion à Éric Laurent
d’explorer ici trois modes de rencontre entre le
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féminisme de la quatrième vague et le non-rapport

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sexuel. Comment l’enseignement de Lacan permet-il
d’éclairer ces phénomènes de civilisation qui
concernent une certaine haine masculine des corps
de femmes, à la lumière de l’absence d'un signifiant
pour nommer la femme ? L’unarisme lacanien est
le début d’un développement pour réfuter un supposé
binarisme psychanalytique face à la multiplicité des
conduites sexuelles contemporaines.

La temporalité des mouvements féministes contemporains est particulière. Elle ne


s’énonce pas dans la continuité linéaire. On parle plutôt de vagues successives qui font
l’histoire des féminismes. Le moment actuel serait celui d’une quatrième vague, selon
certains auteurs 1. Il s’agit d’une conjoncture particulière des discours, qui mérite d’être
explorée. Un renouvellement du discours féministe se produit, autour de trois mouve-
ments qui traversent la civilisation occidentale. D’un côté, la dénonciation du fémi-
nicide, de l’autre, la réouverture du débat sur le viol par le mouvement #MeToo, enfin
dans les milieux universitaires soucieux des communautés LGBT et de l’importance du
mouvement Trans, le forçage de la langue par l’écriture inclusive. La dénonciation du
féminicide est première et la question de savoir comment s’articulent ces divers mouve-
ments, et s’il y a un rapport de causalité entre eux, se pose. Ils convergent cependant
pour produire une urgence nouvelle, celle d’un débat, au-delà de la différence des sexes
sur ce qu’est une femme 2.

Éric Laurent est psychanalyste, AME de l’École de la Cause freudienne.


Texte publié dans Lacan Quotidien n° 861 du 13 décembre 2019.
1. Bourlet E., « Le féminisme est révolutionnaire ou il n’est pas », à propos de Koechlin A., La Révolution féministe,
Paris, Amsterdam, 2019, disponible sur internet.
2. Beard M., « The Greer Method », London Review of Books, vol. 41, 24 octobre 2019, p. 12-14.

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APRÈS LES JOURNÉES 49 FEMMES EN PSYCHANALYSE

De quoi témoignent les violences faites aux femmes et le féminicide ?

C’est d’abord en Amérique latine, au Mexique et en Argentine, rappelons-le, que


la dénonciation du féminicide a commencé, au début des années 2010. « Le 6 janvier
2011, Susana Chávez, poète mexicaine qui avait lutté sans relâche contre les fémini-
cides […], était retrouvée mutilée et assassinée à Ciudad Juáres, ville tristement célèbre
pour les nombreux meurtres de femmes qui y ont été commis depuis 1993 et auxquels
fait référence le roman 2666 de Roberto Bolaño. […] En 2015, le meurtre de Chiara
Páez, adolescente de 14 ans enceinte de trois mois, en Argentine, déclenchait des mani-
festations au slogan de “Ni Una Menos” réunissant plus de 300 000 personnes à travers
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le pays » 3. Maintenant la vague de dénonciation a gagné l’Europe, l’Espagne et la
France particulièrement. Les manifestations de septembre 2019 à Madrid le montrent ;
viols et meurtres y sont dénoncés ensemble dans des slogans clairs : « Ils nous tuent »,
« il n’y a pas de justification », « la vie des femmes compte ». Ce qui est caractéristique
de la situation espagnole est que l’Espagne dispose pourtant depuis 2004 de « la
première loi en Europe contre les violences faites aux femmes, prévoyant une assis-
tance juridique gratuite et des tribunaux spéciaux pour les victimes. Les députés ont
adopté fin 2017, toujours à l’unanimité, d’autres mesures destinées à renforcer la loi
initiale » 4. Néanmoins, « 1 017 femmes ont été tuées en Espagne par leurs partenaires
ou ex-partenaires depuis le début du recensement officiel de ces meurtres, en 2003.
Depuis le début de l’année, quarante-deux femmes ont été tuées dans le pays lors de
violences conjugales, dont dix-neuf pendant l’été, selon les chiffres du ministère de l’in-
térieur » 5. En dépit de ces dispositions législatives renforcées, la violence ne cesse pas.
En France, une loi est en préparation, précédée d’un vaste débat organisé par
Marlène Schiappa, secrétaire d’État à l’égalité entre les femmes et les hommes. Ce
« Grenelle des violences conjugales » s’est conclu le 29 octobre et a rendu public
soixante propositions qui ont donné lieu à des mesures gouvernementales annoncées
lors de la « Journée internationale de l’élimination des violences à l’égard des femmes »,
ce 25 novembre 6.
La violence continue contre le corps des femmes résonne particulièrement avec le
dit de Lacan selon lequel les hommes ne savent pas quoi faire avec le corps des femmes.
« Il n’y a qu’une seule chose dont il [un homme] ne sache littéralement que faire […]
– c’est une femme. Il n’y a rien dont il sache moins que faire, que d’une femme. Inter-
rogez-vous. Qu’y a-t-il de plus embarrassant pour un homme qu’un corps de femme ?
C’est au point que même Platon s’en est aperçu. Il s’en est aperçu dans Le Banquet, où

3. Cf. Bourlet E., « Le féminisme est révolutionnaire ou il n’est pas », op. cit.
4. « En Espagne, des milliers de personnes manifestent contre les violences faites aux femmes », Le Monde avec AFP,
21 septembre 2019, disponible sur internet.
5. Ibid.
6. Bouchez Y. & Cordier S., « Soixante propositions pour lutter contre les violences conjugales », Le Monde, 28
octobre 2019, disponible sur internet.

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ÉRIC LAURENT, REMARQUES SUR TROIS RENCONTRES ENTRE LE FÉMINISME ET LE NON-RAPPORT SEXUEL

il raconte, à un niveau mythique – c’est très commode, le mythe, et même indispen-


sable – qu’ils n’en faisaient qu’un, de corps – et, ce qui est très embêtant, que ça ne
s’est jamais revu. Freud, tombant dans le panneau, nous raconte que l’Éros, c’est la
tendance vers l’Un. C’est justement là qu’est toute la question – le réel, lui, il est bel
et bien deux, à partir de là, il est tout à fait clair que le réel, comme je l’exprime, c’est
justement l’impossible. À savoir, l’impossible de ce qui donnerait un sens à ce rapport
dit sexuel » 7. L’écrivaine Patricia Highsmith, qui nous a laissé des classiques comme
Strangers on a train et The talented Mr Ripley, elle-même très talentueuse et tourmentée,
en témoigne à sa façon dans son journal personnel à paraître : « Le mâle américain ne
sait pas quoi faire avec une fille une fois qu’il l’a eue. Il n’est pas réellement déprimé
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ou inhibé par ses contraintes puritaines héritées ou reçues par son environnement : il
n’a tout simplement pas de but dans la situation sexuelle. » 8
Le féminicide témoigne que devant l’énigme du sexe, une exigence de jouissance
du corps d’une femme peut s’absolutiser sans limites. Dans son « Kant avec Sade »,
Lacan avait fait objection à l’exemple de Kant, qui comptait beaucoup sur la Loi pour
protéger les femmes : « Supposez que quelqu’un prétende ne pouvoir résister à sa
passion, lorsque l’objet aimé et l’occasion se présentent ; est-ce que, si l’on avait dressé
un gibet devant la maison où il trouve cette occasion, pour l’y attacher immédiatement
après qu’il aurait satisfait son désir, il lui serait encore impossible d’y résister ? » 9 Lacan
objecte « qu’un tenant de la passion […] fît problème à Kant, de le forcer à constater
que nulle occasion ne précipite plus sûrement certains vers leur but, que de le voir
s’offrir au défi, voire au mépris du gibet […]. Le désir, ce qui s’appelle le désir suffit à
faire que la vie n’ait pas de sens à faire un lâche » 10. L’homme de désir est celui qui
refuse de perdre ce qui fait dans ce désir même le sens de sa vie. Lacan cite en latin la
maxime de Juvénal, l’homme de désir est celui qui refuse « Pour vivre, [de] perdre la
raison de vivre ». Si nous y ajoutons l’homme de jouissance, le pervers sadique, comme
l’a fait Jacques-Alain Miller dans un commentaire de cette « Éthique de la psychana-
lyse », alors nous voyons comment le pervers peut parfaitement ne reculer devant rien
pour accomplir son forfait et tuer sadiquement une femme 11. Dans les cas de fémini-
cides plus ordinaires, il est frappant de constater que les hommes qui tuent le font
malgré les rappels de la Loi et les interdictions policières et judiciaires après souvent
de longues péripéties. La récidive est aussi très fréquente. La violence ordinaire
témoigne bien de ce que le corps de l’être aimé/haï, la seule chose qu’un sujet homme

7. Lacan J., « Le phénomène lacanien », texte établi par J.-A. Miller, tiré à part des Cahiers cliniques de Nice, n° 1,
juin 1998, Section clinique de Nice, 2011, p. 24.
8. Alter A., « Patricia Highsmith’s diaries to see print », New York Times, International edition, 31 octobre 2019.
9. Kant E., Critique de la raison pratique, Paris, PUF, 1971, p. 30, cité par Lacan dans « Kant avec Sade » (1962),
Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 781.
10. Lacan J., « Kant avec Sade », op. cit., p. 782.
11. Cf. Miller J.-A., « La Etica del psicoanalisis », conférence d’ouverture du Séminaire du Champ freudien de Madrid,
10 décembre 1988, publiée dans Introducción a la clínica Lacaniana. Conferencias en España, Barcelone, ELP-RBA,
2006, republiée dans El Escabel de la Plata, n° 1, EOL Sección La Plata, 2018, p. 37.

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APRÈS LES JOURNÉES 49 FEMMES EN PSYCHANALYSE

a tendance à faire est de le marquer. « L’Autre, à la fin des fins […], c’est le corps […]
fait pour inscrire quelque chose qu’on appelle la marque […]. On l’a toujours fait,
[…] le premier commencement du geste d’amour, c’est toujours, un petit peu, d’ébau-
cher plus ou moins ce geste » 12. Cela va de la chatouille à la marque violente. Il faut y
ajouter aussi, dans les féminicides, l’acide qui permet de marquer le corps que l’on
défigure. Dans le féminicide, nous pourrions parler d’une absolutisation ordinaire de
la jouissance, qui vient voiler le trou du non-rapport sexuel.

Écriture inclusive et féminisation du discours


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Une autre façon de voiler le trou du non-rapport sexuel n’est pas du côté de la
jouissance et de sa condition absolue. Elle joue sur le pouvoir du signifiant de neutra-
liser les différences, la sexuelle entre autres. Aux États-Unis, spécialement, le discours
universitaire s’est acharné à vider le discours des passions haineuses. Pourtant, les
étudiants des campus ne se sentent pas plus heureux ou liés les uns aux autres. Les
diverses communautés auxquelles ils appartiennent fonctionnent comme refuge iden-
titaire. Finalement, le sentiment de solitude et de rejet des étudiants n’a jamais été
aussi grand. Les taux de suicide ont augmenté de manière spectaculaire chez les adoles-
cents depuis les années 2011-2012 (+25 % chez les garçons et +70 % chez les filles 13).
De nombreux campus ont récemment déclaré la lutte contre les « microagressions »,
alimentant encore le débat sur la considération à accorder à chacun, la politique de
l’identité et la liberté d’expression. La microagression qualifie les blessures subtiles qui
affectent les individus exposés à une forme de dévalorisation par l’intermédiaire du
langage. Ces phénomènes atteignent particulièrement les minorités en les renvoyant à
leur altérité. La tâche du politiquement correct est donc sans fin. Après avoir tenté de
toucher au niveau des grandes catégories des discours, on essaie d’aller plus loin pour
déminer les pouvoirs délétères des discours. La lutte contre les microagressions a, bien
entendu, commencé à New-York, et spécialement à Columbia. C’est un professeur, fils
d’immigrants chinois, Derald Wing Sue, qui a mis en valeur en 2010 les Microagressions
in everyday life. Race, gender, and sexual orientation 14. Il définit ainsi les microagressions :
des insultes ou attitudes « intentionnelles ou non » qui « communiquent des messages
hostiles ou méprisants ciblant des personnes sur la seule base de leur appartenance à un
groupe marginalisé ». L’extension du champ des microagressions qui, pour certains,
semble fondée et porteuse d’espoir est, pour d’autres, plutôt génératrice d’excès, qui
tendent à ajouter d’autres risques encore de ségrégation entre communautés 15. Sous la

12. Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, « La logique du fantasme », leçon du 10 mai 1967, inédit.
13. Lesnes C., « Sur les campus américains, la dénonciation des “microagressions” racistes fait débat », Le Monde,
29 novembre 2018, disponible sur internet.
14. Sue D. W., Microagressions in everyday life. Race, gender, and sexual orientation, Hoboken (New Jersey), Wiley, 2010.
15. Cf. Lesnes C., « Contre les microagressions, une illégitime défense ? », Le Monde, 1er décembre 2018, disponible
sur internet.

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ÉRIC LAURENT, REMARQUES SUR TROIS RENCONTRES ENTRE LE FÉMINISME ET LE NON-RAPPORT SEXUEL

position victimaire, certains voient monter les antagonismes entre les groupes sociaux
et les hypersensibilités aux agressions verbales. Un livre, paru en juillet 2018, The Codd-
ling of the American mind 16, voit à l’œuvre un désir de refuge, voire de bulle, dû au
coddling, au « dorlotage », dont les jeunes feraient l’objet depuis l’enfance. Les deux
auteurs, qui ne cachent pas leur hostilité au concept de microagression, décrivent les
excès de la culture de la sécurité sur les campus. Ils mettent en cause le rôle des réseaux
sociaux, qui facilitent les messages de haine et les agressions personnelles.
Le recours à l’écriture inclusive et les débats qu’elle soulève s’inscrivent dans la
volonté de remédier aux agressions entre les sexes. En Argentine, le mouvement a
maintenant pris racine non seulement à l’Université, mais dans son antichambre, au
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Carlos-Pellegrini : « Natalia Mira, vice-présidente du centre d’étudiants du lycée
Carlos-Pellegrini, un des plus prestigieux de la capitale, était interviewée à la télévision.
Un entretien devenu viral, non pas pour son contenu, mais pour sa forme. “Hay poques
diputades que estan indecises” (“Peu de député.e.s sont indécis.e.s”), avait-elle dit avec
un naturel déconcertant, et tout son discours de près de trois minutes était à l’ave-
nant. » 17 Les professeurs de l’université San Martin (UNSAM) à Buenos-Aires peuvent
aussi se voir proposer par certains groupes d’étudiants de ne plus parler que du « Gran
Otre », neutralisant le masculin du Gran Otro.
L’effort de l’écriture inclusive poursuit ce que J.-A. Miller avait repéré du mouve-
ment de féminisation de la langue par le discours féministe américain. « Vous savez
qu’aujourd’hui dans certaines bibles on ne dit plus de Dieu il a voulu que…, mais on
doit alterner de paragraphe en paragraphe tantôt il a voulu, tantôt elle a voulu. C’est allé
assez loin dans le sens de faire sortir de la langue les privilèges du genre viril. De la
même façon, on objecte à l’usage du mot mankind [humanité] dans lequel le mot man
désigne les deux sexes, l’espèce ; une académie féministe, avec de forts soutiens gays,
œuvre pour chasser du vocabulaire américain le mot mankind et le remplacer par une
création qui serait suffisamment dévirilisée pour pouvoir désigner à la fois l’homme et
la femme. Je ne blâme pas, je resitue, dans la ligne que nous indique Kojève un certain
nombre de phénomènes contemporains […]. La thèse de Kojève – le viril n’existe plus –
peut servir à interpréter des phénomènes contemporains. On peut aussi bien la faire
jouer par rapport à l’énoncé LA femme n’existe pas proféré plus tard par Lacan » 18.
En effet, au-delà des microagressions sur les identités, l’hypothèse du discours de
l’hystérie, un des noms du discours féministe comme tel, est de maintenir l’universel
du féminin. L’inclusion de l’écriture inclusive est à ce prix. Elle s’appuie sur le fait que
le signifiant comme tel peut effacer la différence sexuelle. En ce sens, elle vient masquer
de façon nouvelle la non-écriture du rapport sexuel, en jouant de façon inclusive sur

16. Lukianoff G. & Haidt J., The Coddling of the American mind, Penguin press, 2018.
17. Montoya A., «  “Quand je dis “todos”, je me corrige tout de suite”  : le langage inclusif prend racine en
Argentine », Le Monde, 10 octobre 2019.
18. Miller J.-A., « Bonjour sagesse », La Cause du désir, n° 95, avril 2017, p. 85.

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APRÈS LES JOURNÉES 49 FEMMES EN PSYCHANALYSE

le genre, que Lacan va ranger dans les caractères sexuels secondaires. « Assurément, ce
qui apparaît sur les corps sous ces formes énigmatiques que sont les caractères sexuels
– qui ne sont que secondaires – fait l’être sexué. Sans doute. Mais l’être, c’est la jouis-
sance du corps comme tel, c’est-à-dire comme asexué, puisque ce qu’on appelle la
jouissance sexuelle est marqué, dominé, par l’impossibilité d’établir comme tel, nulle
part dans l’énonçable, ce seul Un qui nous intéresse, l’Un de la relation rapport
sexuel. » 19 Il ajoute : « Et qu’on ne me parle pas des caractères sexuels secondaires de la
femme, parce que, jusqu’à nouvel ordre, ce sont ceux de la mère qui priment chez elle.
Rien ne distingue la femme comme être sexué, sinon justement le sexe. » La radicalité
de la définition de Lacan sur le sexe doit être appréciée dans toute son ampleur pour
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participer au grand débat sur ce qu’est une femme que certaines féministes appellent
de leurs vœux. Dire que ce n’est que du côté des femmes que le sexe vient à l’être
parlant, c’est se dégager de l’identification de la libido et du phallus pour affirmer que
le sexe comme tel, ce n’est rien d’autre que le maintien de cet écart entre la jouissance
obtenue d’une femme, son ex-sistence, et l’impossibilité de définir l’essence du féminin,
La femme. C’est dans cette perspective qu’il en vient à définir l’être sexué dans une
performance, dans un sens très différent de celui de Judith Butler : « L’être sexué ne
s’autorise que de lui-même […] et de quelques autres » 20. Aucun caractère sexuel secon-
daire ne peut venir fermer la question de cette « autorisation », pas davantage la posses-
sion du phallus qui n’est que fausse réponse à la question du sexe ainsi posée. La
jouissance phallique devient l’obstacle à ce que serait la jouissance du corps sexué d’une
femme : « Je vais un peu plus loin – la jouissance phallique est l’obstacle par quoi
l’homme n’arrive pas, dirai-je, à jouir du corps de la femme, précisément parce que ce
dont il jouit, c’est de la jouissance de l’organe. » 21
Les mouvements du féminisme contemporain, tressés ensemble, nouent une même
question sur la définition de ce qu’est une femme. Le débat pourrait gagner en clarté
en partant de ce que J.-A. Miller a nommé le partenaire-symptôme, qui permet de
distinguer soigneusement ce qui a lieu au niveau du signifiant et ce qui a lieu au niveau
de la jouissance.

Le mouvement #MeToo et le féminisme des années soixante-dix

Le mouvement #MeToo, amorcé par un article, est un hashtag qui s’est largement
diffusé sur les réseaux sociaux en octobre 2017 pour dénoncer les agressions sexuelles
et le harcèlement, plus particulièrement dans le milieu professionnel. Il a été lancé par
l’actrice et productrice de télévision Alyssa Milano, femme de pouvoir elle-même, qui
a encouragé les femmes à partager sur Twitter leurs expériences. Son message venait à

19. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 12-13.
20. Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 9 avril 1974, inédit.
21. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 13.

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ÉRIC LAURENT, REMARQUES SUR TROIS RENCONTRES ENTRE LE FÉMINISME ET LE NON-RAPPORT SEXUEL

point, il sera partagé plus de douze millions de fois en vingt-quatre heures. Elle l’a fait
à la suite de la publication d’une longue enquête sur les agissements du producteur
américain Harvey Weinstein, dont elle avait été victime. Ce hashtag reprend son inti-
tulé de la campagne #MeToo, lancée en 2007 par l’activiste afro-américaine Tarana
Burke pour dénoncer les violences sexuelles faites aux femmes appartenant à des
« minorités visibles ». L’article qui fait éclater le scandale de façon irréversible est écrit
par Ronan Farrow, le fils de Woody Allen et Mia Farrow, qui avait déjà poursuivi
Woody Allen. Il est publié dans le New Yorker en octobre 2017. Le journaliste a reçu
pour cette enquête (avec les journalistes du New York Times, Jodi Kantor et Megan
Twohey, qui ont, les premières, publié une enquête sur Harvey Weinstein) le prix
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Pulitzer dans la catégorie « journalisme de service public ». Le mouvement #MeToo a
bouleversé le débat sur la question du viol tel que les féministes américaines en avait
posé les termes dans les années 1970, en particulier Germaine Greer, la féministe
australienne, dans son best-seller La Femme eunuque 22, publié en 1970. On considère
que c’est le départ de la deuxième vague du féminisme. En janvier 2018, près de
cinquante ans après, elle donne une interview à un quotidien australien où elle prend
ses distances avec ce qu’elle appelle le #MeToo « business », un mouvement qu’elle
trouve « geignard ». Elle considère que ça ne marchera pas, car « tous ces hommes
puissants qui ont des ennuis sont déjà en train de mettre au point leur défense avec les
avocats. Ce sera le procès de O. J. Simpson, encore et encore, […] et j’ai peur que les
femmes qui ont témoigné vont être brisées en pièces, car le pouvoir est le pouvoir et
celles qui se plaignent n’ont pas le pouvoir » 23. Elle regrette enfin que ce mouvement
ne s’adresse pas aux femmes des minorités qui ont des emplois ordinaires. La même
année 2018, elle publie un livre sur le viol, On rape 24, qui expose ses vues sur le viol
ordinaire, à distinguer du viol violent. Avant sa publication, lors du Hay literary festival,
elle parlait du viol ordinaire comme non pas violent, mais « paresseux, négligent, insen-
sible ». Ces remarques ont été largement commentées et considérées comme blessantes
et dépassées. Certaines ont pointé qu’elles relevaient aussi de sa transphobie, en affir-
mant « qu’il ne suffisait pas de se couper le sexe et de mettre une jupe pour devenir une
vraie femme ». Le livre lui même est plus nuancé que les remarques à l’emporte-pièce
de l’auteure et une figure féministe aussi reconnue que Mary Beard a publié une appré-
ciation plus mesurée des propositions de G. Greer sur la nouvelle pénalisation du viol
qu’elle propose 25. Elle souhaiterait qu’il y ait plus de condamnations et dit qu’il faudrait
un délit moins lourd que le crime de viol pour qualifier le « viol ordinaire ». C’est un
débat qui a toute son actualité en Espagne où la qualification de simples « abus sexuels »
a été retenue par des juges pour des faits particulièrement cruels : « un tribunal de

22. Greer G., La Femme eunuque, Paris, Robert Laffont, 1998.


23. Flood A., « Germaine Greer criticises “Whingeing” #MeToo movement », The Guardian, 23 janvier 2018.
24. Greer G., On rape, Melbourne university press, 2018.
25. Cf. Beard M., « The Greer Method », London Review of books, 24 octobre 2019, disponible sur internet.

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APRÈS LES JOURNÉES 49 FEMMES EN PSYCHANALYSE

Barcelone a condamné pour “abus sexuel” cinq hommes reconnus coupables d’avoir
imposé des pénétrations et des fellations à une adolescente de 14 ans, ivre et droguée.
[…] “Une autre sentence indigne de la justice patriarcale”, a dénoncé la maire de
Barcelone, Ada Colau, sur Twitter » 26.
La différence de discours de l’ancien féminisme d’avec le mouvement #MeToo est
cependant parfaitement claire. Comme l’a exposé Jean-Claude Milner, le mouvement
fait apparaître que, dans le milieu hollywoodien, la règle était le viol et non l’exception
et que c’est lié à la nature même de l’acte sexuel. Le hashtag #MeToo a, dans son énoncé
même, une logique agrégative sans limites. Il implique « un mécanisme d’addition
indéfini » 27. J.-C. Milner constate que celui-ci consonne avec le programme de la civi-
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lisation américaine qui est de dompter la nature sauvage, spécialement la sauvagerie
sexuelle, sans s’arrêter au programme européen. Pour les Européens, ce « qui ayant
commencé à l’humanisme du Quattrocento avait atteint son apogée au début du XXe
siècle. Certes, les deux guerres mondiales avaient détruit la plupart de ses réussites.
Pourtant rien d’essentiel n’avait besoin d’être ajouté, spécialement sur les questions
sexuelles. La tâche était de restaurer ce qui avait été perdu » 28. Pour les Américains, le
programme est un work in progress et le mouvement #MeToo est l’occasion de prendre
un nouveau départ et de marquer une rupture avec le féminisme universitaire. Il ne
s’agit plus de microagressions identitaires, mais de la macroagression qu’est le coït
comme viol : « Selon #MeToo le champ de bataille décisif n’était plus le campus univer-
sitaire ; c’était plutôt l’opinion publique. L’utilité d’articles intelligents et de livres
brillants appartenait au passé. Les mass media et les réseaux sociaux étaient plus impor-
tants. La question du coït devait être posée brutalement ; pour le faire, des femmes
moins diplômées, d’une célébrité moins grande sur Internet étaient préférables aux
icônes des Women’s Studies » 29. J.- C. Milner va jusqu’à dire que le saut hors du discours
universitaire du mouvement renouvelle le débat sur le statut du rapport sexuel.
Lacan part du même point que Kant. Dans le non-rapport sexuel, deux reste deux.
C’est la constatation de Kant pour qui la copula carnalis implique « un usage également
réciproque de leurs caractéristiques sexuelles » 30. Mais alors surgit un problème majeur.
Chacun des partenaires, contrairement aux principes de l’éthique, traite l’autre comme
une chose, comme un moyen de sa jouissance. La solution, pour Kant, réside dans la
forme contractuelle, supposant un consentement explicite, qui seule justifie ce
manquement à l’éthique. Ce contrat est la « conséquence juridique de l’obligation où
nous sommes de ne pas nous engager dans une liaison sexuelle autrement que par la

26. Morel S., « Nouvelle polémique sur le statut juridique du viol en Espagne », Le Monde, 3-4 novembre 2019.
27. Milner J.-C., « Reflections on the Me Too movement and its philosophy », Problemi International, vol. 3, n° 3,
2019, p. 65.
28. Ibid., p. 66.
29. Ibid., p. 67.
30. Kant E., Métaphysique des mœurs (1796), Doctrine universelle du droit, §27, t. 3 des œuvres philosophiques,
Paris, Gallimard, La Pléiade, 1986, p. 539.

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ÉRIC LAURENT, REMARQUES SUR TROIS RENCONTRES ENTRE LE FÉMINISME ET LE NON-RAPPORT SEXUEL

médiation de la possession réciproque des personnes » 31. Les pays scandinaves, note
J.-C. Milner, ont été loin et continuent d’explorer dans leur législation, la nécessité
d’un consentement contractuel explicite dans toute relation à visée sexuelle. Aux États-
Unis, le souci explicite était moins marqué, mais la théorie du consentement mutuel
était supposée régir les relations sexuelles entre adultes et permettait de résoudre les
asymétries de pouvoir entre partenaires  ; l’«  affaire Weinstein a fait exploser ces
croyances […] les relations étaient toujours basées sur une inégalité » 32.
Sur ce point, la psychanalyse se sépare, et de la solution contractuelle, et de la solu-
tion du pur rapport de forces toujours constaté. Elle fait de l’accouplement sexuel,
quelle que soit sa forme, le lien de jouissance qui vient à la place de ce qui fait impasse
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dans le signifiant et qui le fera toujours, quelles que soient les inclusions subtiles que
l’on veut y faire miroiter. De cette double lecture, au niveau signifiant et au niveau
sexuel, Lacan fait de l’impasse une solution. C’est ce que J.-A. Miller a dégagé comme
théorie du partenaire-symptôme. Elle suppose deux façons de lire le rapport qu’il n’y
a pas.

L’Unarisme lacanien et le multiple des conduites sexuelles

Lacan commence son Séminaire Encore en supposant son public « au lit, un lit de
plein emploi, à deux » 33 et il oppose le Un de l’amour et du signifiant et le Un de jouis-
sance. Comme le souligne J.-A. Miller : « la relation de couple au niveau sexuel suppose
que l’Autre devienne le symptôme du parlêtre, c’est-à-dire un moyen de sa jouissance.
[…] C’est un moyen de jouissance […] de mon corps à moi. […] c’est un mode de
jouir du corps de l’Autre, et par corps de l’Autre, il faut entendre à la fois le corps propre,
qui a toujours une dimension d’altérité, et aussi bien le corps d’autrui comme moyen
de jouissance du corps propre. […] C’est ce avec quoi on va devoir se débrouiller, s’en
débrouiller. Le s’identifier avec le symptôme, ce n’est donc pas tout à fait pareil que de
s’identifier avec un signifiant. C’est plutôt de l’ordre du je suis comme je jouis » 34. Cette
identification au symptôme définit un savoir-faire ou un savoir y faire avec le partenaire
sexuel comme moyen de jouissance. « Connaître son symptôme veut dire savoir faire
avec, savoir le débrouiller, le manipuler. » 35 C’est ce que l’on fait avec le partenaire
sexuel : on arrive à peu près à se débrouiller avec celui-ci lors de la rencontre des corps.
C’est ainsi que Lacan inclut à la fois, les pratiques érotiques du maniement des corps,
la façon dont on les marque, et la débrouille, autre nom de l’embrouille, par laquelle

31. Ibid.
32. Milner J.-C., « Reflections… », op. cit., p. 74.
33. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 10.
34. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le partenaire-symptôme », enseignement prononcé dans le cadre du
département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 27 mai 1998, inédit.
35. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », texte établi par J.-A. Miller,
leçon du 16 novembre 1976, Ornicar ?, no 12 / 13, 1977, p. 6.

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APRÈS LES JOURNÉES 49 FEMMES EN PSYCHANALYSE

on prélève les objets a sur le corps de l’autre. Pour faire avec cette jouissance, qui est
un mixte de réel, de symbolique et d’imaginaire, il ne suffit plus de s’appuyer sur les
ressources du sens comme la première reformulation de l’inconscient freudien y invi-
tait – inaugurant la période dite « classique » de l’enseignement de Lacan fondée sur
l’abord de l’inconscient structuré comme un langage, c’est-à-dire sur l’opposition entre
le signifiant et le sens, elle ouvrait sur le sens du symptôme. En novembre 1976, se
dessine une nouvelle perspective, appuyée sur un savoir-faire quant au traitement de
l’image : « Ce que l’homme sait faire avec son image […] permet d’imaginer la façon
dont on se débrouille avec le symptôme » 36. On s’arrange avec le partenaire sexuel
comme on le fait avec son image. Il y a toujours un certain narcissisme dans le choix
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du partenaire. Mais, ce dont il s’agit n’est pas de l’ordre du ravissement par l’image,
mais du maniement que celle-ci permet : « Il s’agit […] du narcissisme secondaire,
qui est le narcissisme radical, le narcissisme qu’on appelle primaire étant en l’occasion
exclu » 37. Cette exclusion est une conséquence de l’altérité du corps marquée par le
« On l’a ».
La chicane des sexes au niveau du signifiant s’établit par le rapport au signifiant
phallique, ce que Lacan appelle le point de mythe du rapport des sexes, jouant sur le fait
que si le complexe d’Œdipe est un mythe, le complexe de castration n’en est pas un.
« La différence des sexes, Lacan l’a d’abord rétablie par le signifiant phallique, en posant
que […] le sujet de chaque sexe, avait un rapport spécifique avec le phallus […]. Les
êtres sexués ont une relation différente au phallus selon qu’ils sont homme ou femme.
C’est une version du “Il n’y a pas de rapport sexuel ” » 38. C’est une façon de dire – et c’est
ce que Lacan élabore dans « L’étourdit » – qu’il n’y a de rapport signifiant qu’au
phallus. Il n’y a pas de rapport sexuel, mais il y a quand même un rapport signifiant
au niveau sexuel, rapport signifiant qui n’est pas rapport à l’Autre, mais au phallus. Le
phallus était pour Freud une solution. Il y avait le phallus pour répondre au visible du
sexe, et le Penisneid faisait le reste pour la copule. Par contre, pour Lacan, le phallus
fait obstacle. Il en concluait que « le dialogue d’un sexe à l’autre étant interdit de ce
qu’un discours, quel qu’il soit, se fonde d’exclure ce que le langage y apporte d’im-
possible, à savoir le rapport sexuel, il en résulte pour le dialogue à l’intérieur de chaque
(sexe) quelque inconvénient » 39. Pourtant, l’impasse, qui n’a pas de solution au niveau
signifiant, se surmonte. Lacan avait déjà eu recours à la logique du « recouvrement de
deux manques » 40. Il propose, dans « L’étourdit », un « [savoir] se faire une conduite » 41
basée sur les « dit-mensions de l’impossible » 42 : « De tout cela il [le sujet du sexe] saura

36. Ibid.
37. Ibid.
38. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le partenaire-symptôme », op. cit., cours du 27 mai 1998, inédit.
39. Lacan J., « L’étourdit » (1972), Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 487.
40. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A Miller,
Paris, Seuil, 1973, p 195.
41. Ibid.
42. Ibid.

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ÉRIC LAURENT, REMARQUES SUR TROIS RENCONTRES ENTRE LE FÉMINISME ET LE NON-RAPPORT SEXUEL

se faire une conduite. Il y en a plus d’une, même des tas, à convenir aux trois dit-
mensions de l’impossible : telles qu’elles se déploient dans le sexe, dans le sens, et dans
la signification » 43. Cette tresse des trois dit-mensions de l’impossible, à prendre en
compte pour « se faire une conduite », conduira Lacan à la solution de l’écriture des
nœuds par où l’articulation des trois noms propres que sont R, S et I supplée mainte-
nant au phallus pour nommer les effets de jouissance. « L’esprit des nœuds », dit
J.-A. Miller, ce n’est pas la copule de la doctrine phallique ; « c’est essentiellement le
rappel de la disjonction qui fonde le nœud, celle du symbolique, du réel et de l’ima-
ginaire, c’est-à-dire le rappel que l’homme est composite, que ce n’est pas une
substance, un être qui tient au corps, ce n’est pas un être aristotélicien [:] c’est le
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sinthome qui lui donne une substance » 44. Cette substance est jouissance, obtenue par
un moyen qui dépasse les apories de l’Éros phallique et de son universel. Le sexe
comme tel ne peut se supporter que d’un refus logique du tout. Il n’est qu’étreinte du
pastoute. Relisons dans cette perspective la déclaration de « L’étourdit » : « Ce qu’on
appelle le sexe […] est proprement, à se supporter de pastoute, l’[Hétéros], qui ne peut
s’étancher d’univers. Disons hétérosexuel par définition, ce qui aime les femmes, quel
que soit son sexe propre. Ce sera plus clair » 45. Cette formulation reprend la critique
que Lacan avait faite du livre de Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, refusant le
binarisme qu’il impliquait. L’unarisme lacanien est radical. L’expérience du sexe
comme tel ne se fait qu’au point où manque la représentation, qu’au point où le sujet
ne peut en dire autre chose que : ça s’éprouve. Du silence central des femmes sur leur
jouissance, Lacan a fait clarté et positivité. Elle est expérience du sexe comme tel.
Sinon, ce qui s’éprouve, c’est la jouissance de l’organe, phallique spécialement. Les
différentes jouissances qui peuvent être recherchées sont des expériences, des expéri-
mentations sur l’opposition radicale entre jouissance sexuée et jouissance de l’organe.
Toutes sortes de conduites sexuelles sont en effet possibles. Ce sont autant de témoi-
gnages des rencontres avec l’impossible. Restons sur cette clarté.

43. Ibid.
44. Miller J.-A, « Pièces détachées », La Cause freudienne, no 61, novembre 2005, p. 151.
45. Lacan J., « L’étourdit », op. cit., p. 467.

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RENCONTRE AVEC BETSY JOLAS
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© Jean-Christophe Marmara

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« CETTE VOIX QUI PARLE DE NOUS »

Cet entretien a été réalisé en public le 30 octobre 2019


dans le cadre de la préparation de l’Association de
la cause freudienne-Massif central aux 49 es Journées
de l’ECF, en partenariat avec le festival « Musiques
démesurées » 1 à Clermont-Ferrand dont Betsy Jolas
était l’invitée d’honneur.
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Propos recueillis par Valentine Dechambre

L’œuvre musicale de Betsy Jolas, figure majeure de l’écriture musicale contempo-


raine, est reconnaissable par l’importance accordée au timbre vocal. Elle évoque ici sa
résistance à ce qu’elle nomme « l’emprise du sérialisme » qui a marqué sa génération,
son affirmation résolue d’une expérience singulière. Lors de cet entretien allegro vivace,
elle a fait entendre par sa seule énonciation ce quelque chose que l’on retrouve dans sa
musique, cette vibration de lalangue, cet « éclair premier […] qui nous relie si mysté-
rieusement au monde » 2. En aparté, elle nous a confié l’excellent souvenir, encore très
vif, de l’entretien qu’elle avait réalisé avec Judith Miller, pour le numéro de l’Âne sur
la musique, sous-titré « pourquoi le vocabulaire de l’oreille n’existe-t-il pas ? » 3

Transmettre la création

— Merci chère Betsy Jolas d’avoir accepté de vous entretenir avec nous sur votre création.
Les compositeurs qui ont à cœur de transmettre quelque chose de leur art ne sont pas si
nombreux. Parmi ceux qui vous sont chers, je pense à deux en particulier pour qui parler
de leur création est très important, Pierre Boulez et Pascal Dusapin.

Betsy Jolas — Pascal Dusapin a fait une conférence remarquable au Collège de France 4.


Mais c’est quand même un phénomène récent ce besoin qu’ont les compositeurs de
parler de la création. Il y a ceux qui laissent des écrits et c’est une chance pour nous de
les avoir. Mais je pense aussi à tous ces très grands artistes qui n’ont rien laissé. Trans-
mettre quelque chose d’un processus de création est devenu très important au

1. Festival Musiques démesurées, Clermont-Ferrand, 2019 : http://musiquesdemesurees.net/concerts


2. Jolas B., De l’aube à minuit, Paris, Hermann, 2017, p. 57.
3. L’Âne, numéro 10, « Le savoir musicien », Mai-Juin 1983, p. 44.
4. Cf. Dusapin P., Composer. Musique, Paradoxe, Flux, leçon inaugurale au Collège de France, le 1er février 2007,
disponible sur internet.

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RENCONTRE AVEC BETSY JOLAS

XXe siècle, surtout avec Pierre Boulez. Il avait une formation scientifique qui, je pense,
n’a pas été sans influence sur son besoin d’expliquer ce qu’il faisait, et c’est ensuite
devenu contagieux. Tout le monde s’est mis à vouloir parler de sa façon de composer,
à tel point que ça a fini par en devenir parfois ridicule ! Je pense à certains musiciens
qui passaient plus de temps à expliquer qu’à créer ! On a connu cette période, mais il
y a eu un moment ensuite où tout le monde s’est dit « ça suffit, assez parlé ».

— Ce besoin d’expliquer ne serait-il pas lié à cette rupture d’avec la tradition qui a marqué
le début du XXe siècle ?
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B. J. — Ça, c’est ce qu’il fallait dire ! Croire qu’il n’y avait rien eu avant nous ! Pierre
Boulez le soutenait ! En réalité, quand j’ai rencontré Boulez à vingt-cinq ans, j’ai bien
vu que c’était quelqu’un de cultivé qui avait dans son arrière-boutique Beethoven,
Mozart, Chopin, et tous les grands classiques. Il les connaissait très bien ! Je le dis ici
parce que personne ne le dit. Je soupçonnais ça. J’appelais ça la face cachée de Boulez.
Il voulait garder ça pour lui.

— Cette nécessité des compositeurs de parler de leur création à cette époque-là n’était peut-
être quand même pas sans lien à une confrontation avec un certain vide, l’absence de
référence concernant les nouvelles formes d’écriture musicale ?

B. J. — C’était sans doute surtout une nécessité de parler de sa souffrance, parce que
la création, c’est quand même toujours un peu ça  ! Par exemple, quand on me
demande ce que je fais dans la vie et que je réponds que je suis musicienne, les gens
pensent que je suis pianiste, instrumentiste. Et quand je précise que je compose, cela
ne suscite pas vraiment d’intérêt. Et ce n’est pas en tentant de dire ce qu’est la créa-
tion qu’on arrive à faire comprendre ce qu’elle est vraiment. Moi je parle de ce que je
fais, de temps en temps, avec des amis, des interprètes notamment, à qui je peux dire
pourquoi j’ai fait ceci ou cela… Je fais des conférences, j’écris des livres aussi.

Molto expressivo

— Alors qu’auriez-vous à cœur de nous dire à propos de votre création ?

B. J. — J’ai débarqué comme compositrice à une époque où il était de bon ton d’éviter
tout signe expressif. Moi, je pensais que ça n’avait pas de sens, et j’ai été amenée à en
parler dans une série de conférences aux États-Unis sur l’expression, publiées par la
suite dans mon livre Molto espressivo 5. L’émotion, c’est vraiment ça le problème de la
musique, pour moi.

5. Jolas B., Molto espressivo, Paris, L’Harmattan, 1999.

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« CETTE VOIX QUI PARLE DE NOUS »

— Vous situez d’ailleurs l’origine de votre destin de compositrice à la suite d’un choc
musical, quand vous étiez enfant, un moment où vous avez ressenti une intense émotion.

B. J. — Dans ma famille, qui était très cultivée, la question était de savoir ce que je ferai
plus tard. J’écrivais des poèmes, je peignais, je faisais du théâtre, de la musique aussi,
du piano ; j’avais un professeur de piano, mais je n’étais pas très douée. J’ai beaucoup
enseigné dans ma vie et j’ai eu des élèves superbement doués que j’ai toujours un peu
enviés ! La pratique instrumentale exigeait de moi un travail considérable. Alors, « Le
choc », cela a été la visite d’une dame, à l’école de ma mère – parce que ma mère avait
créé une école avant la guerre –, qui était venue nous parler de Mozart ; je ressens
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encore aujourd’hui cette émotion. Déjà avant, j’avais beaucoup de plaisir à entendre
chanter ma mère qui avait fait des études de chant. Dès que j’ai pu jouer du piano, je
l’accompagnais. C’est certainement ce qui a ancré l’importance de la voix dans mon
œuvre. La voix de ma mère, le son de sa voix, c’est quelque chose qui m’a marquée à
vie. Ce n’est pas quelque chose de neutre, une voix. J’ai acquis cette conviction très tôt.
Alors cette importance qu’a prise la musique dans ma vie a commencé à me poser des
problèmes : je me demandais ce que je pouvais faire avec ça, étant donné que je n’étais
pas très douée en piano. J’ai très jeune commencé à écrire quelques phrases musicales.
Il n’y avait pas à mon époque de femmes qui écrivaient de la musique, et quand une
femme se présentait comme compositrice, on la comparait tout de suite à ses rares
consœurs et c’était pour dire que bon, ça ne marcherait pas. Ce sont des histoires de
petite fille que je vous raconte là, mais ça a duré en fait très longtemps.

La vocalité au cœur de l’œuvre

— Vous avez voulu donner à la voix un statut singulier dans votre musique. Vous racontez
dans un de vos livres 6 comment cela s’est décidé, dans une rencontre avec un poète.

B. J. — J’ai eu la chance de rencontrer, très jeune, Pierre Reverdy, un très grand


poète. Je cherchais alors des textes à mettre en musique, car j’avais envie d’écrire ce
qu’on appelle des mélodies. J’ai mis alors en musique très vite six poèmes que j’ai
repris ensuite plusieurs fois, et souvent avec la même musique, mais recomposée. Ces
poèmes m’ont vraiment possédée, et j’y reviens encore aujourd’hui, après de très
nombreuses années.
Mais revenons à 1948. Imaginez à l’époque une jeune fille de vingt ans. J’écris à
Reverdy, à la façon dont on écrivait alors : « Cher monsieur, je vous envoie ces six
mélodies, j’espère n’avoir pas trahi votre pensée… ». À ma grande surprise j’ai reçu
une longue réponse du poète. Après m’avoir remerciée, Reverdy m’y disait en

6. Jolas B., De l’Aube à minuit, op. cit.

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RENCONTRE AVEC BETSY JOLAS

substance n’avoir pas à me soucier de trahir sa pensée, car il n’y en avait pas beaucoup
dans sa poésie. Suivait une analyse vraiment magistrale de ce que représente la mise
en musique d’un texte. Cette lettre revêtait un tel intérêt que j’ai eu l’autorisation de
la publier alors que Reverdy avait absolument interdit que l’on publie sa correspon-
dance. Elle figure ainsi en fac-similé dans mon livre De l’Aube à minuit 7, titre inspiré
de Debussy. Reverdy est ensuite venu chez moi, à Paris. Je lui ai joué ces mélodies et
je les ai chantées en même temps. Il a écouté très gentiment, très poliment et, après,
il m’a demandé si je pouvais les jouer au piano sans chanter. J’ai tout de suite compris
que ce qui l’avait dérangé, ce n’était pas que j’avais une vilaine voix, mais que mettre
un poème en musique c’est déjà le transfigurer et c’est ce qu’il m’a fait comprendre.
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J’ai donc tout rejoué au piano seul, sans chanter, et ça lui a suffi, il était très content.
Cela a été le début pour moi d’un questionnement, qui est toujours présent, sur ce
que j’appelle la vocalité dans la musique. J’ai fait peu après une conférence au Collège
de philosophie sous le titre « Voix et musique » 8 où j’ai soutenu, notamment, que la
voix n’était pas un instrument comme les autres, étant à la fois l’instrument et l’ins-
trumentiste. Dans la voix, c’est notre vie qui s’exprime.

— Comment l’avez-vous introduite dans votre création ?

B. J. — Notamment quand j’ai composé mon Quatuor II 9. Au départ ce devait être


un trio mais très vite une quatrième partie s’est invitée dans mon travail. J’ai mis
assez longtemps à admettre que ce serait une voix, car je ne voulais pas de texte. J’ai
fini par opter pour ce que j’ai appelé une voix instrumentale, j’entends par là, qui
fonctionnerait dans mon ensemble comme un instrument, mais sans en imiter
aucun. Elle fonctionnerait par exemple comme l’instrument à vent dans les quatuors
avec flûte ou hautbois de l’époque classique. Et là, je faisais référence à la tradition.
Il y a beaucoup d’œuvres de ce type au XVIIIe siècle, c’est alors une formation très
vivante !
On le voit, c’est bien aussi à partir de la tradition qu’à ce moment, j’ai abordé moi
aussi la composition. Et cela non seulement à travers la formation d’écriture que j’avais
reçue, mais aussi grâce à ma relation particulière avec les œuvres elles-mêmes ! Contrai-
rement à mes collègues de l’époque, je n’ai jamais cessé de m’y référer.
Aussi, bien souvent, quand mes élèves me font part d’une difficulté, je leur dis :
« Mais vous avez la solution chez Mozart, chez Chopin ! Allez chercher dans telle
mesure de telle œuvre ! ». À l’exemple de ce que je fais moi-même.

7. Ibid.
8. Jolas B., Voix et musique, conférence prononcée à la Société française de Philosophie sous la direction de Jean Wahl,
le 22 janvier 1972.
9. Jolas B., Quatuor II, œuvre pour soprano, violon, alto et violoncelle, composée en 1964.

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« CETTE VOIX QUI PARLE DE NOUS »

L’école Messiaen

— Vous citez vos sources !

B. J. — Ah oui ! Mes sources, voilà le mot lâché. J’ai toujours fait connaître mes
sources, à l’époque où Boulez prônait plutôt l’amnésie. Pour moi, oublier le passé
n’était pas pensable.
Le problème aujourd’hui, c’est qu’il y a beaucoup de jeunes compositeurs qui ont
suivi Boulez dans cette démarche et qui se sont dispensés de culture, tout simplement.
Quand j’ai commencé à enseigner, je ne comprenais pas pourquoi ils savaient si peu
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de choses. Pourquoi ils n’allaient pas aux concerts. Je passais mon temps à leur dire :
« Allez écouter ceci, cela… ». C’est ce que faisait aussi Messiaen dans sa classe. Tous
les grands compositeurs – même Beethoven ! – allaient bien souvent chercher leurs
sources ailleurs. Messiaen avait érigé ceci en principe pédagogique et l’enseignait à ses
élèves. Il les invitait à constituer un dictionnaire des œuvres qu’ils aimaient. Il leur
apprenait ensuite à les transformer selon leur goût et puis il leur disait : « C’est à vous ».

— Et pour la voix ?

B. J. — C’est bien dans le cadre de la tradition que j’ai commencé à réfléchir sur ce
vaste sujet, à la suite notamment de ma conférence au Collège de philosophie. À la suite
surtout de mon initiation à une part essentielle du répertoire vocal occidental grâce à
ma mère qui avait fait des études de chant très poussées. C’est alors que j’ai commencé
à étudier comment la voix avait profondément marqué la musique instrumentale,
remarquant que lorsqu’elle nous émeut le plus, c’est souvent parce qu’elle rappelle les
intonations expressives de la voix dans la vie courante. Elle le fait après en avoir stylisé
les contours. J’attache une grande importance à la notion de stylisation dans mes
œuvres. J’aimerais citer ici une œuvre qui a beaucoup compté pour moi dans cette
recherche : la symphonie Roméo et Juliette pour solistes, chœur et orchestre de Berlioz 10.
Il me semblait ici que les parties orchestrales sans voix étaient, si j’ose dire, plus vocales
que les parties avec voix, et j’attribuais cela à la présence dans l’orchestre de courbes
mélodiques reprenant les contours stylisés, dont je viens de parler, de façon si réaliste
qu’aucune voix n’arrivait à donner cette force. Je venais alors de composer mon Quatuor
avec voix et je croyais avoir écrit là une œuvre de musique pure comme on disait à
l’époque. Mais quand je l’ai entendue, j’ai réalisé que Mady Mesplé, ma merveilleuse
coloratura, me livrait – à travers les courbes que moi je confiais à sa voix – ses propres
émotions. Ce fut une découverte importante et qui marqua mes recherches futures.

10. Berlioz H., Roméo et Juliette, symphonie dramatique Op.17, 1839.

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RENCONTRE AVEC BETSY JOLAS

— N’est-ce pas dans la voix que nous pouvons saisir ce « grain », comme disait Roland
Barthes, qui nous fait tous si singuliers ?

B. J. — Absolument. Je suis une des rares à l’avoir souligné. J’avoue que je suis attristée
de voir que la plupart des jeunes compositeurs d’aujourd’hui traitent la voix comme
n’importe quel instrument. C’est comme s’ils n’avaient pas du tout réfléchi à la ques-
tion, et que leurs professeurs, souvent des compositeurs célèbres, ne les y avaient pas
incités. Pourtant la plupart de ces compositeurs ont bien montré dans leurs propres
œuvres que la voix était bel et bien pour eux un instrument à part. Dommage qu’ils
n’aient pas su ou voulu l’enseigner. Qu’ils n’aient pas montré par exemple tout ce
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qu’un Mozart fait avec la voix, comment il sait la ménager, sa façon aussi de préparer
ses points culminants. Pourquoi enfin il faut traiter la voix avec économie, ne pas en
gaspiller l’effet dans tous les sens. Personne ne semble vraiment avoir pensé à tout
cela… cette voix qui parle de nous.

— Lacan, que vous avez connu, disait à propos de Mozart, de son usage de la voix, que ce
qu’il n’arrivait pas à faire entendre dans ses séminaires depuis vingt ans était « si clair » 11
dans ses opéras.

B. J. — Il a dit cela ?

— Oui. C’est son neveu, Diego Masson, qui nous l’a rapporté.

B. J. — Je suis tout à fait d’accord avec ce qu’il dit là ! L’effet produit par la musique
est quelque chose que nous ressentons tous plus ou moins. Toutefois ce qu’évoque la
musique est pour chaque auditeur très différent, car elle fait appel à son expérience
personnelle. C’est pourquoi vous pouvez tous être émus, mais chacun à sa manière
par une même œuvre. Songeons aussi à l’exemple de La Mer de Debussy 12, une pièce
purement symphonique. Si le compositeur n’avait pas tenu à guider là notre imaginaire
par un titre et des sous-titres évocateurs, serions-nous si nombreux à l’apprécier ? Or
chacun a eu dans sa vie au moins une expérience liée à la mer, agréable ou pas. Ces
titres auront aidé ici à l’évoquer dans le son même de l’orchestre qui pourtant ne lui
ressemble guère.

— Vous évoquez dans votre livre « ces images sonores » qui nous relient « si mystérieuse-
ment au monde » 13… Jankélévitch disait « le mystère est la chose de la musique ».

11. « Lacan, la musique », Diego Masson converse avec Judith Miller, La Cause freudienne, no 79, octobre 2011, p. 60-61.
12. Debussy C., La Mer, trois esquisses symphoniques pour orchestre, CD 11,  œuvre symphonique créée le 15 octobre
1905.
13. Jolas B., De l’Aube à minuit, op. cit., p. 57.

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« CETTE VOIX QUI PARLE DE NOUS »

B. J. — Essayer de dire quelque chose de sensé sur la musique est toujours très
difficile. Au moment où dans les années soixante-dix on commençait à beaucoup
écrire sur la musique, je me disais parfois que seuls d’autres créateurs devraient
avoir ce droit.

— Jankélévitch a écrit quand même des choses assez belles sur la musique ! Il la connais-
sait bien, en particulier la musique française du XX e siècle.

B. J. — Oui. Mais quand il en parlait, c’était lui surtout qu’on écoutait ! On parlait
beaucoup de ses textes mais entre nous, compositeurs, qui avions alors surtout des
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questions techniques à résoudre, on se demandait à quoi ça pouvait servir.

Secrets de fabrication

— Revenons, si vous voulez bien, à cette articulation entre tradition et contemporain, qui
vous tient à cœur.

B. J. — Comme je le disais plus haut, je ne pense pas du tout que les mouvements
contemporains soient venus de rien. J’ai beaucoup écrit à ce sujet. Je ne crois pas en
art à la génération spontanée. En tout cas, je ne l’ai pas ressenti ainsi. Je n’ai ainsi
jamais cessé de citer dans mes œuvres d’autres compositeurs, et de le faire savoir, à
une époque où c’était mal vu, et on ne le remarquait pas, faute de culture justement.

— La citation… on y revient.

B. J. — Personne n’en parlait.

— Paradoxalement, vous dites que vous n’aimez pas que l’on voie comment vous construisez
vos œuvres, que l’on devine vos secrets de fabrication.

B. J. — Je raconte, dans De l’Aube à minuit, comment cela s’est passé quand j’ai montré
ma musique pour la première fois à Pierre Boulez. Il a été très réceptif. À un moment
j’ai voulu lui expliquer comment j’avais procédé. Il m’a répondu que ce n’était pas la
peine, qu’il le voyait très bien. Eh bien je me suis dit à ce moment-là que plus jamais
l’on ne verrait ma façon de composer !

— Au-delà de la technique, le secret de fabrication ne touche-t-il pas directement à la ques-


tion même de l’écriture ?

B. J. — L’écriture, c’est pour moi un autre problème.

la cause du désir n° 104 147


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RENCONTRE AVEC BETSY JOLAS

Souvenirs au piano avec James Joyce

— À ce sujet, je voulais évoquer avec vous cet écrivain dont la rencontre a été décisive pour
Lacan, pour le maniement tout à fait inédit, créatif, de son écriture : James Joyce . Vous
l’avez bien connu, je crois, car c’est votre père, Eugène Jolas, qui a publié Finnegans
Wake 14, sous le titre Work in Progress 15, dans sa revue Transition.

B. J. — Oui. La plus grande partie de Finnegans Wake y a été publiée sous forme de
feuilleton. C’est comme petite fille que j’ai connu James Joyce qui était un ami de la
famille. Je l’ai même accompagné au piano, chantant en duo avec ma mère, il avait une
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très jolie voix de ténor ! Mais il n’aimait que l’opéra du XIXe siècle, la musique contem-
poraine ne l’intéressait pas du tout.

— On sait que son père chantait ! Et que lui-même chantait quand il écrivait. On sait aussi
qu’il voulait être ténor de profession : il a passé un concours et il a échoué ; c’est très présent
dans son œuvre.

B. J. — Il chantait très bien, je m’en souviens. Mais il me faisait un peu peur !
J’avais douze ou treize ans. Quand il arrivait à la maison, il était toujours très élégant.
Pour son anniversaire, c’était le 2 février, ma mère faisait un petit dîner, qui se termi-
nait toujours en chansons. Quand mon père trouvait que ma mère devenait trop auto-
ritaire, il lui disait : « Sing ! Chante ! ». Et elle se mettait au piano, jouait et chantait.
À l’époque, les petites filles n’étaient pas admises à la table des grands, mais moi j’écou-
tais aux portes. Joyce pouvait être très joyeux. Il existe une très belle photo de lui à son
anniversaire : il porte son célèbre gilet brodé de chiens de chasse.
Mon père a raconté dans ses mémoires ces moments où Work in Progress était
envoyé à l’imprimeur, et celui-ci s’arrachait les cheveux parce que Joyce était tout le
temps en train de changer le texte. Je dois avouer que je n’ai jamais lu Finnegans Wake
en entier. Je le lis aujourd’hui comme souvent on lit la Bible, de temps en temps, deux
ou trois pages. Il vaut mieux pour cela comprendre l’anglais, car même avec des mots
inventés venus d’autres langues, la syntaxe reste ici le plus souvent anglaise. J’ai lu
Ulysse 16 très tard, en anglais et en français en même temps et dans deux endroits diffé-
rents ; et ça, c’était passionnant.

— Finnegans Wake, la façon dont c’est construit, diriez-vous que ça ressemble à de la


musique ?

14. Joyce J., Finnegans Wake, Paris, NRF, 1939.


15. Dans leur magazine littéraire Transition, (1927-1938), Eugène et Maria Jolas publient sous forme de feuilleton
plusieurs sections du roman de Joyce Finnegans Wake sous le titre Work in Progress (Travail en cours). 
16. Joyce J., Ulysse, sous la direction de J. Aubert, Paris, Folio Gallimard, 2006.

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« CETTE VOIX QUI PARLE DE NOUS »

B. J. — Je ne suis pas qualifiée pour vous parler de cela. Finnegans Wake me paraît
construit à partir d’associations de mots existants, simplement les mots ne sont pas
toujours présentés tels que vous les connaissez. La manière dont Joyce les triture donne
une idée de la signification. Mais il y a parfois plusieurs sens.

— Concernant cette problématique de continuité et rupture avec les compositeurs modernes,


quand on écoute l’œuvre de Schoenberg, on peut dire que c’est toujours mélodieux. Quant à
la question que vous évoquiez du titre donné aux œuvres, on peut penser au Catalogue des
oiseaux 17 de Messiaen qui, sans savoir, sans en connaître le titre, donne l’impression d’être
dans une rupture totale. Mais quand on connaît l’histoire, la façon dont Messiaen a écrit cette
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œuvre, quand on connaît le titre, on a aussitôt l’impression d’être dans le figuratif.

B. J. — Je suis assez d’accord par endroits avec ce que vous dites sur Schoenberg. Pierre
Boulez, lui, a plutôt fait reconnaître Webern que Schoenberg. Il y a eu ce fameux
article qui a fait scandale : « Schoenberg est mort » 18. Boulez a été à la fois du côté de
Webern et de Messiaen.

— Il y a des compositeurs de cette génération dont vous dites qu’ils vous ont « sortie du
purgatoire ».

B. J. — À l’époque où j’ai commencé à fréquenter le Domaine Musical, certaines expé-


riences me hérissaient. Alors sont venus, parmi les « grands », Luciano Berio, qui a
ravivé notamment l’idée de virtuosité, puis Stockhausen, qui m’ont marquée, plus que
Boulez, pour la beauté sonore de leurs œuvres. Berio avait une formation de chef de
chant. Il a beaucoup composé pour la voix, notamment pour sa femme, la grande
Cathy Berberian.

— Vous continuez de composer beaucoup. Comment travaillez-vous ?

B. J. — Je travaille toujours le matin, jamais la nuit, contrairement à beaucoup de


musiciens. Je ne sais pas pourquoi je suis si résolument « du matin ». Je pense que c’est
lié au fait que je suis une femme. Quand j’étais plus jeune, je me levais à deux ou trois
heures du matin et je travaillais quelques heures avant que les enfants ne partent à
l’école. Je me sentais formidablement bien comme ça, tôt le matin. Parfois ça ne
donnait rien. Mais je m’obstinais. J’ai d’ailleurs souvent recommandé cette solution
à mes élèves : de s’y mettre chaque jour même si rien ne vient. Je ne construis pas de
plan préalable, contrairement à d’autres compositeurs. Et j’ai remarqué que lorsque

17. Messiaen O., Catalogue des oiseaux, œuvre pour piano constituée de treize pièces, composée entre octobre 1956
et septembre 1958.
18. Boulez P., Schoenberg est mort, manuscrit autographe, 1952.

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RENCONTRE AVEC BETSY JOLAS

finalement une idée se présente, ce n’est généralement pas le début de ce que je


compose mais plutôt le milieu, la partie qui est toujours la plus dense. À partir de ce
noyau, je reviens en arrière, et je comprends alors ce que je veux faire !

— Nous allons devoir arrêter cet entretien pour nous rendre au « Concert-portrait : Betsy
Jolas » 19, où seront jouées des pièces pour piano et violoncelle avec deux musiciens excep-
tionnels qui vous sont chers : Nicolas Hodges et Anssi Karttunen. J’ai envie de conclure par
une citation, elle est de vous, elle est récente, qui me semble si représentative de ce souffle
exceptionnel, de cette force créative qui vous anime : « Je suis encore en train d’essayer de
faire des choses que je n’ai jamais faites. Je suis toujours en train de chercher ».
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Transcription assurée par Sylvie Poinas, Christine Cartéron,
Marianne Falcon, Zoubida Hammoudi

19. Concert-portrait, un concert d’œuvres de Betsy Jolas, invitée d’honneur du festival. En présence de la composi-
trice, mercredi 30 octobre 2019, au conservatoire Emmanuel-Chabrier, 3, rue Maréchal-Joffre, 63000
Clermont-Ferrand, France.

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DÉTOURS
MATHIEU SIRIOT PLOTIN ET LA DOCTRINE
DE L’UN DANS LE DERNIER LACAN

Référence de Jacques Lacan pour formuler son


Y a d’l’Un, la métaphysique de l’auteur néoplatonicien
se révèle indispensable pour saisir l’Un, à la fois
comme exception aux mondes, aux ordres établis,
et comme puissance de toutes choses tout en n’étant
aucune d’entre elles.
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Dans son cours L’orientation lacanienne, Jacques-Alain Miller fait référence à deux
reprises à Plotin (205-270 après J.-C.), philosophe gréco-romain et initiateur de la
pensée néoplatonicienne. La première fois, c’est dans son cours de 1986-1987, « Ce
qui fait insigne », dans lequel il dit avoir réussi à faire entrevoir, peut-être pour la
première fois, ce qui fut l’enjeu du dernier enseignement de Lacan. La deuxième fois,
c’est dans son célèbre et dernier cours achevé, « L’Un-tout-seul ».
Dans ce cours de 2011, J.-A. Miller aborde le dernier Lacan à partir de ce qu’il
avait introduit vingt-cinq ans plus tôt. La dichotomie entre l’Un et l’Être, entre deux
doctrines, l’hénologie et l’ontologie, devient le fer de lance de ce cours. Les références
plotiniennes (et néoplatoniciennes) abondent dans l’effort toujours présent de J.-A.
Miller de situer le statut du Un. Je le cite : « En criant Y’a d’l’Un, il [Lacan] s’inscri-
vait […] dans la tradition de l’hénologie, de la doctrine de l’Un, celle que les néopla-
toniciens ont fait fleurir et qui s’efforçait précisément de penser le Un […] au-delà de
l’être et de l’essence, de penser le Un comme supérieur, antérieur, indépendant par
rapport à l’être » 1. L’ontologie, soit la doctrine de l’être, s’étend, quant à elle, aussi
loin que s’étend le langage, c’est l’être équivoque, qui n’est qu’ombres et reflets, qui
n’est que semblant. Dans cette perspective continuiste de 1986, le grand Autre en
devient le lieu ontologique par excellence, le lieu où s’inscrivent le discours en tant
que semblant et l’abondance des effets de sens. En revanche, le Un-tout-seul en tant
qu’il existe, en tant qu’il est un réel hors structure, préside et conditionne toutes les
équivoques, tous les semblants d’être dans le discours. L’Autre qui n’existe pas veut dire
justement que le Un existe 2. Cet Un-tout-seul, antérieur et indépendant des
embrouilles de l’Être, se révèle être le signifiant originel, premier, qui affecte le corps

1. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un-tout-seul », enseignement prononcé dans le cadre du département
de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 9 mars 2011, inédit.
2. Cf. ibid., cours du 16 mars 2011, inédit.

la cause du désir n° 104 151


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DÉTOURS

d’un évènement de jouissance, qui le marque d’une jouissance hors savoir. Hors savoir
ne veut pas dire hors signifiant, et les termes d’évènement, de marque, font plutôt
référence à une écriture, à un bout de langue, hors sens, hors loi subjective (S1 – S2).
Si J.-A. Miller insiste autant dans son cours sur les néoplatoniciens, c’est parce que
Lacan en fait mention, dans son Séminaire Encore, au moment précis où il interroge
le statut de l’Un et où il prononce pour la première fois « qu’il y a de l’Un tout seul » 3.
C’est d’ailleurs dans ce même chapitre, « Dieu et la jouissance de La femme », qu’il
aborde la jouissance féminine, à savoir une jouissance du corps, supplémentaire, qui
va au-delà du phallus 4, et qu’il fait référence aux mystiques 5.
Plongeons-nous, comme le faisait Lacan, dans la doctrine néoplatonicienne, en
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nous centrant plus particulièrement sur Plotin.

Plotin et le néoplatonisme

Plotin est né à Lycopolis, en Égypte, en 205 après J.-C. Entre 232 et 243, il se
forme à Alexandrie à la pensée de Platon et de Pythagore. En 246, il se rend à Rome
pour fonder sa propre école. Plotin y propose une interprétation nouvelle du plato-
nisme, bien que « lui-même estim[ait] ne faire que ramener à sa pureté première la
pensée de Platon, dévoyée par la postérité, mais, en réalité, il inaugur[ait] une façon
théologique de lire son œuvre qui caractérise ce que nous appelons le “néoplatonisme” » 6.
Selon Émile Bréhier, agrégé de philosophie, « le thème plotinien par excellence,
c’est celui qui sera repris par les mystiques contemplatifs de tous les âges, c’est celui de
la solitude du sage, “seul à seul” avec le principe suprême auquel il est parvenu parce
qu’il a abandonné successivement toutes les réalités limitées et définies » 7. Le contem-
platif plotinien est un solitaire qui veut échapper à l’habitude de la réalité et à toute
relation particulière qui le fixait à un objet, en décelant la force intérieure, la profon-
deur intelligible des choses.

La métaphysique de Plotin : L’Un, cause de tout

La métaphysique de Plotin est à la fois « une solide construction rationnelle où les


diverses formes de la réalité sont liées les unes aux autres selon des lois nécessaires » 8,
et «  une expérience rare, discontinue, incommunicable, l’expérience mystique de

3. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 63-64.
4. Cf. ibid., p. 69.
5. Cf. ibid.., p. 70.
6. Morlet S., « Introduction », in Porphyre, Vie de Plotin, Paris, Les Belles Lettres, 2013, p. IX.
7. Bréhier É., La Philosophie de Plotin, Paris, Vrin, 2008, p. 11.
8. Ibid., p. 158.

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MATHIEU SIRIOT, PLOTIN ET LA DOCTRINE DE L’UN DANS LE DERNIER LACAN

communion avec l’Un » 9. Elle repose sur un système à trois hypostases : l’Un, l’Intel-
ligence et l’Âme. La réalité plotinienne est une vie spirituelle qui part de l’Un pour
arriver au monde intelligible et enfin au monde sensible. Sa particularité réside dans
le fait que l’Un fait exception aux mondes, aux ordres établis, et c’est à ce titre qu’il
est puissance de toutes choses tout en étant aucune d’entre elles. Dans son traité IX,
consacré à l’Un, Plotin explique cela avec une grande clarté. Tout d’abord, « C’est en
vertu de l’unité que tous les êtres sont des êtres […] dépourvus de l’unité […] les
choses que voici ne sont pas : assurément, il n’y a pas d’armée, si elle n’est pas une, pas
de chœur ou de troupeau, s’ils ne sont pas uns » 10. Si les choses fuient leur unité, elles
se fragmentent alors dans une multiplicité, perdant la réalité qui était la leur. L’unité,
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c’est par conséquent ce qui est premier, tandis que l’Intellect ne l’est pas, car il est
multiforme. L’unité d’un ordre est ainsi une réalité supérieure et antérieure à cet ordre
lui-même. De plus, « L’unité ne sera donc pas toutes choses, car, en ce cas, elle ne
serait plus une ; ni elle ne sera l’Intellect, car, dans ce cas aussi, elle serait toutes choses,
puisque l’Intellect est toutes choses ; ni elle ne sera l’être non plus, car l’être est toutes
choses » 11. Dans ce même traité, Plotin énumère le statut de cet Un, séparé de l’ordre
intelligible, disjoint donc du registre de l’Être : il est privé de figure de ce qui est 12 ; il
précède toute forme, le mouvement, et le repos 13 ; il est une cause 14 ; il est supérieur à
la science, qui est un discours, et le discours est multiple 15  ; aucun nom ne lui
convient 16 ; il est connu uniquement à partir de ce qu’il engendre, à savoir la réalité 17 ;
il n’est pas en rapport à autre chose, il est autarcique 18 ; il n’occupe aucun lieu, car ce
sont les choses qui s’établissent dans un lieu 19 ; et il n’a en lui aucune altérité 20.
Jean-Marc Narbonne, spécialiste de philosophie ancienne, commente et agrémente
ce traité IX. Sans l’Un, dit-il, l’Être, pensé sur fond d’infini, serait éparpillement, fuite,
multiplicité incontrôlable 21, et donc destruction. L’Un est ainsi la condition absolue
d’un système ordonné de l’Être, multiple et limité à la fois. Il est cause de tout, soute-
nant tout, ordonnant tout, une sorte de tout absolu avant le tout. Contrairement à tous
les êtres qui forment ensemble « un réseau, un tissu, un entrelacement » 22, la cause ne

<9. Ibid.
10. Plotin., Traités 7-21, Paris, Flammarion, 2003, p. 75.
11. Ibid., p. 79.
12. Cf. ibid., p. 81.
13. Cf. ibid.
14. Cf. ibid.
15. Cf. ibid. p. 82.
16. Cf. ibid., p. 84.
17. Cf. ibid., p. 85.
18. Cf. ibid., p. 86.
19. Cf. ibid., p. 87.
20. Cf. ibid.
21. Cf. Narbonne J.-M., Hénologie, Ontologie et Ereignis (Plotin – Proclus – Heidegger), Paris, Les Belles Lettres, 2000,
p. 82.
22. Ibid., p. 161.

la cause du désir n° 104 153


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DÉTOURS

peut être mise en communauté avec rien, se dispensant de toute association. Son
absence entraînerait l’impossibilité pure et simple de la pensée. L’Un est ainsi le levier
de la parole et de la pensée comme de l’Être, et il leur présubsiste. De cet Un, qui ne
peut être atteint par voie discursive, on ne parle jamais de lui, mais toujours et seule-
ment à propos de lui. Il est présent sans être présent. Il n’a aucun lieu, et en même
temps, il est à la fois toutes choses sans être aucune d’elles. Sa présence est plutôt de
l’ordre de la résonance et du retentissement, que de la simple et banale manifestation
ontique, et sa nature est une étrangeté qui fait signe vers nous 23.

La primauté et la question du corps


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Pour Plotin et les néoplatoniciens, l’Un, la cause première, n’est pas sans rapport
avec la question du corps. Jean Derrida a écrit à cet effet un ouvrage sur la naissance
du corps chez les néoplatoniciens. Selon cet auteur, l’âme et le corps se déterminent
mutuellement chez ces philosophes de l’Antiquité tardive. Pour Plotin, plus spécifi-
quement, il existe une communauté du corps et de l’âme, l’un allant vers l’autre,
ouvrant ainsi un lieu commun : « l’âme à laquelle est attaché un corps particulier est
partout présente en ce corps comme si elle s’y diffusait et était intégralement en
chacune de ses parties ; c’est à cette condition qu’une certaine unité peut être conférée
au corps vivant » 24. Cette communauté résulte de l’Un, de cette indétermination
absolue de la vie même, source de toutes les déterminations possibles, de toutes les
formes de vie, qui s’étendent, se diffusent et se multiplient 25. Cette indétermination,
déterminante dans la naissance du corps, se révèle et s’appréhende par la pratique de
l’ascèse. Pour toucher à l’Un, dit Jean Derrida, l’Âme doit être dénuée de toute forme ;
et quand elle se trouve dans ce contact, elle perd tout ce qui la distinguait ou l’oppo-
sait au corps 26. L’Âme ne perçoit plus alors « son corps, ni qu’elle est en lui, et ne dit
pas non plus qu’elle est elle-même autre chose, ni un humain, ni un vivant, ni un
étant, ni rien du tout » 27. Dans Vie de Plotin, Porphyre fait d’ailleurs mention que
Plotin avait honte de son corps 28, qu’il voulait s’en libérer. L’expérience de l’extase a
comme finalité de se libérer de toute réalité limitée, fixée à un objet en particulier.
Plotin était sujet à ces états mystiques, de communion avec l’Un. Selon Porphyre, ce
fut le cas quatre fois 29. Pour le philosophe André Bord, l’extase plotinienne est accom-
pagnée de quiétude absolue, de stupeur joyeuse, et cette extase, contrairement à celle
de Jean de la Croix, est une finalité, toujours hasardeuse, exceptionnelle. Elle représente

23. Cf. ibid., p. 103.


24. Derrida J., La Naissance du corps (Plotin, Proclus, Damascius), Paris, Galilée, 2010, p. 28.
25. Cf. ibid., p. 88-89.
26. Cf. ibid., p. 20.
27. Plotin, Ennéades VI, 7, 34, 16-18, Paris, Les Belles Lettres, 1984.
28. Porphyre., Vie de Plotin, op. cit., p. 3.
29. Cf. ibid., p. 69.

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MATHIEU SIRIOT, PLOTIN ET LA DOCTRINE DE L’UN DANS LE DERNIER LACAN

la fin du voyage 30. Le sage plotinien se trouve alors en contact avec l’Un, qui est la
cause de tout, l’indétermination qui détermine tout, dont la réalité, la parole et le
corps. L’expérience mystique, ascétique permet de traverser le monde sensible et intel-
ligible, et d’atteindre une primauté, qui va au-delà de l’Être, et qui touche à la racine,
à la source de toutes choses.
Cette quête plotinienne, néoplatonicienne, de concevoir une pensée et une pratique
qui vont au-delà de l’Être, au-delà de ce qui fait ordre et monde, ne pouvait qu’inté-
resser Jacques Lacan dans sa recherche d’isoler un réel hors structure. C’est dans son
Séminaire Encore qu’il disjoint l’Un de l’Autre, le réel du symbolique, invitant la
pratique et la fin de l’analyse à se centrer sur l’Un-tout-seul, soit ce qui est à la racine
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de tout symptôme, de toute construction mentale, subjective.

30. Cf. Bord A., Plotin et Jean de la Croix, Paris, Beauchesne, 1996, p. 233.

la cause du désir n° 104 155


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À LA LETTRE
VIRGINIE LEBLANC RÊVER, DIT-ELLE.
À PROPOS DE CROIRE AUX FAUVES,
DE NASTASSJA MARTIN

« En ce jour du 25 août 2015, l’événement n’est pas : un ours attaque une anthro-
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pologue française quelque part dans la montagne du Kamtchatka. L’événement est :
un ours et une femme se rencontrent et les frontières entre les mondes implosent. Non
seulement les limites physiques entre un humain et une bête, qui en se confrontant
ouvrent des failles sur leur corps et dans leur tête. C’est aussi le temps du mythe qui
rejoint la réalité ; le jadis qui rejoint l’actuel ; le rêve qui rejoint l’incarné. […] C’est
juste moi et cet ours dans le monde contemporain indifférent à nos infimes trajec-
toires personnelles ; mais c’est aussi le face-à-face archétypal, c’est l’homme chancelant
au sexe dressé face au bison blessé dans le puits de Lascaux. […] Mais contrairement
à la scène du puits, la suite n’est pas un mystère, puisque aucun de nous ne meurt,
puisque nous revenons de l’impossible qui a eu lieu » 1.

Rencontre

Une femme marche, sur les hautes plaines désertes, là-bas, au bout du monde, elle
marche, seule, parce qu’elle a voulu échapper. À quoi ? Aux forêts peuplées de signes
du peuple Évène, auprès duquel elle vivait, rêvait et travaillait au recueil de ce qui
deviendrait données anthropologiques ? Aux deux compagnons de route dont l’exalta-
tion sur le sublime de la Nature l’horripilait ? À sa « mélancolie intérieure, que même
l’expédition la plus lointaine n’a pu guérir » 2 ? Elle marche, seule, croit-elle, et lui aussi,
égaré, « tout aussi déboussolé », lui aussi il avance, et c’est incompréhensible qu’un ours
se trouve là, loin des baies et des poissons dans cet amas de vent, de glace et de volcans.
Ce qui advient, comme Nastassja Martin n’a de cesse de le rappeler depuis, n’est ni
un accident, ni l’attaque d’un fauve, puisqu’elle même allait ainsi dans les montagnes de
l’Extrême-Orient, « sous sa forme fauve » 3. Bien plutôt est-ce l’accomplissement d’un
rêve, la mise en acte de ce qui germait dans son corps depuis sa venue au monde et peut-
être avant, tout comme le dévoilement de ce qui vient et dont elle est désormais porteuse.

Virginie Leblanc est psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne.


1. Martin N., Croire aux fauves, Paris, Verticales, 2019.
2. Ibid., p. 63.
3. Ibid., p. 61.

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À LA LETTRE

Mais d’abord et avant tout, c’est un fracas, corps de bête contre corps de femme,
amas de poils, sang et larmes, odeurs fortes, gueule béante, piolet lancé dans son corps
à lui, bout de sa mâchoire à elle dans sa gueule. C’est le réel qui fait effraction, réveille
et crée une béance ou plutôt un trou dans l’ordre et la trame des choses : « Nous
tombons l’un sur l’autre, si le kairos doit avoir une essence c’est celle-ci. » 4 Moment
d’extra-lucidité, « le tempo est celui, éclatant, fulgurant, autonome et ingouvernable,
du rêve, pourtant rien n’a jamais été plus réel et plus actuel » 5.
Il faudra tout le temps de l’après-coup, opérations chirurgicales, épopée hospita-
lière, explications à tout va par chacun de ses interlocuteurs, y compris les plus bien-
veillants, pour donner forme à ces « instants de fulgurance de la presque mort »,
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retrouver l’« impression de clarté et d’évidence qui s’est imposée » 6, en faire un événe-
ment, le sien, celui de la rencontre ; pour maintenir ouverte la brèche qui s’est dévoilée
et aussitôt revoilée. Le geste littéraire, l’écriture poétique, seront le lieu d’un tel ressai-
sissement porteur de la possibilité de transmettre un tel qui vive.

Seuils

Car partir, éprouver la vie en Alaska, auprès des tribus Gwich’in de Fort Yukon,
comme auprès des éleveurs de rennes Évènes qui ont fait le choix politique de retourner
vivre dans les forêts après la chute du bloc soviétique, puis décrire, collecter, repartir
et mettre en forme : tel est le quotidien de N. Martin. En disciple de Philippe Descola
elle s’est faite depuis de nombreuses années l’exploratrice des liens animistes qu’en-
tretiennent ces peuples du Grand Nord avec les esprits de tous les êtres qui occupent
eux aussi ces immenses frontières de la planète, de la façon dont ils le traduisent en
mythes, en rêves, pour en révéler en quoi ces multitudes de récits nous concernent.
« J’écris depuis des années autour des confins, de la marge, de la liminarité, de la zone
frontière, de l’entre-deux-mondes ; à propos de cet endroit très spécial où il est possible
de rencontrer une puissance autre, où l’on prend le risque de s’altérer, d’où il est diffi-
cile de revenir. » 7
Ainsi, Clarence, le vieux sage gwich’in par qui elle s’est laissée enseigner, lui a-t-il
appris à quel point tout était constamment enregistré, que « les arbres, les animaux, les
rivières, chaque partie de monde retient tout ce que l’on fait et tout ce que l’on dit, et
même, parfois, ce que l’on rêve et ce que l’on pense. […] Il existe selon lui un sans-
limites qui affleure à la surface du présent, un temps du rêve qui se nourrit de chaque
fragment d’histoire qu’on continue d’y adjoindre. » 8

4. Ibid., p. 136.
5. Ibid., p. 14
6. Ibid., p. 87.
7. Ibid., p. 127.
8. Ibid., p. 114-115.

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VIRGINIE LEBLANC, RÊVER, DIT-ELLE.À PROPOS DE CROIRE AUX FAUVES, DE NASTASSJA MARTIN

Mais auprès de Daria, la cheffe de clan qui l’a prise sous son aile, et auprès de tous
les siens qui, au petit matin, dans la yourte, se racontent leurs rêves en chuchotant,
pour ne pas risquer d’être entendus dehors, l’ethnologue est rattrapée par son sujet, à
son corps défendant. D’abord par la nomination dont les Évènes l’ont malicieusement
affublée, matukha, la femme ourse, elle dont le corps svelte bondit au vent couronné
de cheveux blonds comme une fourrure ; ensuite par les multiples rêves qui la peuplent
chaque nuit davantage, et que ses amis viennent recueillir comme autant de signes de
ce qui vient et qui parle, à travers elle ; enfin, et surtout, dans l’incarnation concrète
et physique de cette zone frontière en elle, devenue, après la rencontre avec l’ours,
miedka, mi-bête, mi-humaine, envahie par une force alter, la force animale mais aussi
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celle du staphylocoque qui la contamine à l’hôpital au décours d’une de ses multiples
opérations. « L’informe se précise, se dessine, se redéfinit tranquillement, brutalement.
Désinnerver réinnerver mélanger fusionner greffer. Mon corps après l’ours après ses
griffes, mon corps dans le sang et sans la mort, mon corps plein de vie, de fils et de
mains, mon corps en forme de monde ouvert où se rencontrent des êtres multiples,
mon corps qui se répare avec eux, sans eux ; mon corps est une révolution. » 9
Si Jacques Lacan a fait d’Antigone l’héroïne du désir pur, celle qui, au-delà du
signifiant, s’avance dans la zone inouïe de l’entre-deux-morts, territoire où de sa
rencontre avec le réel, on ne revient pas, Nastassja quant à elle s’approche jusqu’à la
lisière, l’habite et en revient, transfigurée, pareille à ces êtres des mythologies tradi-
tionnelles qui plongent dans la nuit du conte, sous la surface du monde, pour en
remonter, autres à eux-mêmes, « tous ces êtres qui se sont enfoncés dans les zones
sombres et inconnues de l’altérité et qui en sont revenus, métamorphosés, capables de
faire face à “ce qui vient” de manière décalée, ils font à présent avec ce qui leur a été
confié sous la mer, sous la terre, dans le ciel, sous le lac, dans le ventre, sous les dents » 10.

Vivre plus loin 11

Pour autant, c’est bien seule, au-delà de toutes les rationalisations, explications et
étiquettes brandies par l’autre social pour recouvrir le « vide sémantique, [ce] hors-
champ, qui concerne tous les collectifs et qui leur fait peur » 12, que la jeune femme
travaille à lire ce qui lui a été donné de rêver puis de vivre.
Il s’agit en premier lieu d’y reconnaître la part de ce qu’elle porte en elle depuis
toujours, elle qui croit « qu’enfant nous héritons des territoires qu’il nous faudra
conquérir tout au long de notre vie. […] Je crois qu’il ne faut pas fuir l’inaccompli qui
gît au fond de nous, qu’il faut s’y confronter » 13. Ainsi fait-elle de l’événement contin-

9. Ibid., p. 76.
10. Ibid., p. 140.
11. Ibid., p. 138.
12. Ibid., p. 111.
13. Ibid., p. 86 et 99.

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À LA LETTRE

gent de la rencontre son destin 14, payant concrètement la livre de chair arrachée et
emportée dans la gueule de l’ours.
Mais également de s’extraire de la réduction aussi bien psychologique qu’ethnolo-
gique, puisqu’elle ne se reconnaîtra ni dans l’interprétation de la violence qu’elle aurait
portée en elle depuis toujours, ni dans cette fonction que lui attribuent ses amis Évènes
d’être devenue cet être aussi fascinant que terrifiant de la femme-ourse.
Bien plutôt consentira-t-elle à se faire ce trait d’union entre Orient et Occident,
cette plaque sensible qui résonne physiquement de l’effondrement de notre monde, et
que ces peuples mesurent jour après jour, le sol se dérobant littéralement sous leurs
pieds : dégel du permafrost, migrations toujours plus lointaines des espèces sauvages,
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déboussolement généralisé des habitants du Nord, hommes et bêtes.
« Que fais-je d’autre qu’oser un pas de côté pour mieux voir les signes qui pulsent
en moi et qui annoncent L’Époque, ses contradictions, sa fureur, sa tragédie et son
impossible reproduction ? Mon problème, c’est que mon problème n’appartient pas
qu’à moi. Que la mélancolie qui s’exprime dans mon corps vient du monde. Je crois que
oui, il est possible de devenir “le vent qui souffle à travers nous”, comme disait Lowry.
[…] J’ai compris une chose : le monde s’effondre simultanément de partout, malgré les
apparences. Ce qu’il y a à Tvaïan, c’est qu’on vit consciemment dans ses ruines » 15.
Renaissance d’une femme, Croire aux fauves dévoile aussi la naissance d’un écrivain,
d’une voix qui charrie la puissance du rêve au-delà de son déchiffrement et du leurre
de l’unicité comme de la maîtrise : voilà pourquoi il est urgent de la lire, pour l’écouter,
et l’entendre.

14. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 162.
15. Martin N., Croire aux fauves, op. cit., p. 123.

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UN MIROIR DE NOTRE CIVILISATION : CINÉMA


JOCELYNE HUGUET-MANOUKIAN
LE RÊVE EN ABÎME : INCEPTION 1

Le rêve semble s’enrouler à la réalité en une topologie


moebienne. Mais il n’est de réalité que psychique.
Rêvons-nous lorsque nous dormons, ou lorsque nous
sommes réveillés ? Le film Inception fait résonner
le pathos du parlêtre, banni de toute possibilité
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de réveil qui ne serait irruption du réel.

Mourir, dormir ; dormir, peut-être rêver ; oui c’est là qu’est l’obstacle.


Hamlet, W. Shakespeare

Rêve et cinéma

Au cinéma, les rêves éveillés se partagent. Dans la vie on rêve seul, même quand on a
la même pensée de rêve qu’un autre. Nous rêvons, immobiles, d’apparitions qui ne sont
pas perceptibles à l’œil. Les images, les représentations du rêve s’hallucinent ; elles ne se
regardent pas. Elles se racontent. Et depuis Freud, elles se déchiffrent comme un rébus.
On rêve pour dormir, même si l’on rêve d’être réveillé. Selon la célèbre formule freu-
dienne, le rêve préserve le sommeil. Il veille. Il déguise ce qui secrètement insiste et menace
la tranquillité du rêveur. Face à ce qui presse, en travailleur silencieux, le rêve élabore l’in-
attendu, l’inavouable des restes infantiles, ces silencieux ersatz d’une jouissance indicible.
C’est le mystère du rêve, et surtout sa force créatrice sous contrainte, qui ont inspiré
Christopher Nolan pour faire du rêve la matière principale d’un film hollywoodien :
Inception. Construire les rêves, s’infiltrer dans ceux des autres, en modifier le cours :
voilà les idées maîtresses du film.
Rêve et cinéma ont une longue histoire commune, ce sont deux fabriques d’images
ayant un rapport spécifique au désir. Là où le rêve est apparu à Freud comme la satis-
faction hallucinée d’un désir insu, le cinéma pour Hervé Bazin substitue « à nos regards
un monde qui s’accorde à nos désirs 2 » L’image est au cœur de l’analogie entre rêve et
cinéma. Elle est la possibilité de monstration du désir qui en est le ressort. Dans un

Jocelyne Huguet-Manoukian est psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne


1. Inception, film anglo-américain de Christopher Nolan, 2010.
2. Citation attribuée à Hervé Bazin et qui ouvre le film Le Mépris de J.-L. Godard. Elle semble inspirée de celle de
Michel Mourlet dans « Sur un art ignoré », Les cahiers du cinéma, no 98, août 1959 : « Le cinéma est un regard
qui se substitue au nôtre pour nous donner un monde accordé à nos désirs. »

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UN MIROIR DE NOTRE CIVILISATION : CINÉMA

rêve, il n’y a pas de productions imaginaires libres, mais un ensemble logique de figu-
ration suggérée 3. Au cinéma, l’image est l’opposé du visuel, disait Serge Daney : elle
« nait d’une rencontre avec l’autre » de l’image, « fut-il l’ennemi », et non pas du spec-
tacle télévisuel « qu’un seul camp se donne à lui-même 4 ».
La première fois que l’on voit le film, il est difficile de se repérer dans le labyrinthe
du scénario d’Inception, construit à partir de rêves emboîtés les uns dans les autres. Néan-
moins, ce film complexe et plein d’ambiguïtés 5 a connu un succès mondial en 2010. Il
suscita polémiques et engouement  : le héros, Don Cobb, interprété par Léonardo
DiCaprio, était-il véritablement réveillé ou continuait-il de rêver à la fin du film ?
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Rêve et réveil

Sommes-nous vraiment réveillés ? Le tour de force de Christopher Nolan est d’in-


troduire l’idée du rêve dans le film comme si tout se passait dans la réalité, et non pas
de figurer le rêve. Ainsi le rêveur, tout comme le spectateur, ne sait pas qu’il rêve. Dès
la première scène, on est plongé dans l’univers onirique sans que l’on en ait le moindre
indice. C’est l’histoire d’un escroc, Don Cobb, qui vole les secrets les plus intimes de
ses victimes en les manipulant au moyen d’une technique de rêves partagés. Rongé
par le remords après le suicide de sa femme Mail (Marion Cotillard), Don Cobb
accepte une mission aussi inédite que périlleuse : elle consiste à implanter une idée
dans le subconscient du jeune héritier d’un important consortium afin de démanteler
l’héritage de son père. C’est l’Inception. En cas de succès, le pouvoir de son comman-
ditaire lui permettra de revoir ses enfants, dont il est séparé depuis l’accusation de
meurtre qui pèse sur lui suite à la mort de sa femme. Cette technique, il l’a déjà testée
sur sa femme, mais cette dernière, hantée par l’idée qu’elle rêve, ne trouvera d’autre
issue que le suicide dans un ultime désir de réveil.
Nolan joue de l’affinité structurale qui unit cinéma et rêve. Dans Inception, le rêve
partagé est utilisé pour travestir la réalité du rêveur. Le rêve provoqué y déroule ses
scénarios brisés, qui s’emboitent sans apparente articulation tout en gardant le fil
conducteur de l’intrigue. Il est construit comme un film de gangster. Tout s’y passe
comme si Don Cobb et ses acolytes écrivaient le scénario, inventaient le décor, puis
ajustaient l’intrigue avant de passer au tournage du rêve.

Du rêve au cauchemar

Une idée soutient le film : dans les rêves comme au cinéma, on peut construire le
monde en s’affranchissant des limites étroites de la réalité. Le rêve devient l’univers de

3. Cf. Freud, L’Interprétation du rêve, trad. par F. Lefebvre, Paris, Points, 2013, p. 372-373.
4. Daney S., La Maison cinéma et le monde, t. 3, Les années Libé, 1986-1991, Paris, P.O.L, 2012, pp. 18-57.
5. Ce que reconnait Christopher Nolan dans plusieurs de ses interviews en 2010 au moment de la sortie du film.

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JOCELYNE HUGUET-MANOUKIAN, LE RÊVE EN ABÎME : INCEPTION

la démesure, de l’ivresse et des surprises. Une des scènes les plus spectaculaires du film
est la première leçon de rêve partagé avec celle qui, véritable double de Don Cobb,
l’aide à construire l’espace de ses rêves de faussaires. L’architecte Ariane (Ellen Page)
réussit à retourner tout un quartier de Paris qui se replie littéralement sur lui-même à
la manière d’une bande de Moebius. Mais l’espace non orienté, comme la tempora-
lité brisée propre au rêve, s’avère évanescent.
Le thème de l’effondrement souligne la force et la fragilité de l’événement-rêve au
cinéma. Don Cobb et ses acolytes courent le risque que leur proie ne se réveille par le
délitement même du scénario du rêve avant qu’ils ne parviennent à leurs fins. C’est ce qui
se passe pour chaque niveau de rêve dès le début du film : le projet ne se déroule jamais
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comme prévu, et le rêve vire au cauchemar. Malgré la magie de l’image cinématogra-
phique, le film ne trahit pas toujours son objet : le rêve devient cauchemar du désir réalisé.
L’ingéniosité du scénario tient à l’idée du rêve partagé et construit sur la transgres-
sion. Peut-on y voir une résonnance avec la force d’opposition de la censure qui préside
à la logique du rêve individuel ? Dans le film, chaque rêve est un forfait, une jouissance
interdite. Et Don Cobb ne maîtrise pas tout dans ses rêves à lui. Il est aux prises avec
un autre désir plus intime, qui révèle la répétition traumatique de souhaits contradic-
toires : annuler la mort de sa femme pour la retrouver en rêve, et tenter de se séparer
définitivement d’elle, ainsi que du lourd remord, qui l’accable en rêvant de la tuer.
Le trope du rêve dans le rêve est utilisé pour confondre le rêveur. Celui qui fait l’objet de
l’effraction doit croire qu’il ne rêve pas alors qu’il est manipulé en rêve. Ce trope agit comme
une dévalorisation, un effacement du rêve initial et de la situation même de rêve. Pour arriver
à leurs fins, les protagonistes vont jusqu’à emboîter quatre niveaux de rêves, prenant le risque
de s’y perdre et entrainant le spectateur dans cette spirale. « L’inclusion d’un certain contenu
dans un “rêve dans le rêve” est donc à assimiler au souhait que ce qui a été ainsi désigné
comme rêve n’ait jamais eu à se produire », écrivait Freud6. Dans le film, la « récusation » du
projet même du rêve permet, à partir de son effacement, qu’il se poursuive tout en s’annu-
lant. Dans le film, les niveaux de rêve représentent différentes couches d’inconscient qui s’em-
boîteraient les unes dans les autres à la manière d’un labyrinthe susceptible d’effacer, chez la
victime, la matérialité singulière du rêve. Cette structure est celle d’un inconscient feuilleté et
prévisible, à rebours de l’irruption qu’est l’inconscient freudien dans le travail du rêve.

Vérité et structure de fiction

Ce film est un film qui rêve 7. Quel enseignement en extraire ? Si, comme le proposait
Bazin, « tout film est un documentaire social », Inception attire l’attention sur la place du
rêve aujourd’hui. Explorateur de l’incertaine frontière entre rêve et réalité, Nolan joue

6. Freud S., L’Interprétation du rêve, op. cit., p. 379.


7. Dans le film, plusieurs scènes sont des reprises quasi-intégrales de scènes de films précédents comme Matrix, Alice
aux pays des merveilles, James Bond… autant d’extraits de souvenirs de films insérés dans le film. Un tour d’ho-
rizon des films qui ont marqué C. Nolan.

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UN MIROIR DE NOTRE CIVILISATION : CINÉMA

avec nos limites. Il amène le spectateur au point où la vérité de la réalité révèle sa struc-
ture de fiction, sinon de cauchemar. Film d’action à multiples rebondissements, Inception
explore la dimension infantile de puissance illimitée dont les personnages jouissent dans
notre imaginaire. Il incarne l’insatiabilité du désir et son éternel retour dans les formations
de l’inconscient comme dans les sublimations. C’est peut-être pour cela que le scénario
relate, en abîme, l’énigme du lien père/fils, cœur émotionnel de l’intrigue. Inception, le rêve
d’un fils qui désespère indéfiniment de retrouver son père, ou inversement !
Ce film sans véritable thèse attire néanmoins l’attention du grand public sur le fait
qu’un rêve n’est pas qu’un rêve. À partir du rêve en abîme, de l’abîme de l’image, il se fait
fantasme partagé. Voilà que les scénarios les plus intimes sont susceptible d’être dérobés,
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remplacés par des images artificiellement greffées. C’est l’histoire du rêve volé ! Objet
précieux, depuis la psychanalyse, il est articulé au désir de voir là où s’élide toujours le
regard 8. Malgré la fin, le film rate « ce punctum » de l’image, l’absence dans la monstra-
tion même, ce qui en son cœur lui est structuralement extérieur et véritablement étranger.
Alors, Inception est-il à lire comme un symptôme contemporain ? Dans un monde de
rêveries partagées généralisé sur écrans, le sujet pris dans cette immersion se laisse-t-il encore
aller à rêver pour dormir, sans déconsidérer le contenu singulièrement étranger de ses rêves
propres ? Peut-il renoncer à la jouissance silencieuse, solitaire et infinie que procure l’image
« porno-graphiée » de l’objet lorsqu’elle suture le trou de l’inconscient réel 9 ?
Il reste qu’Inception repose sur une idée aussi simple que terrible : la possibilité de
voler ou manipuler le rêve. Karim Benchenane 10, chercheur au Centre National de la
Recherche Scientifique, soutient que cela est déjà partiellement réalisé par stimula-
tions neuronales positives ou négatives sur les souris endormies, et qu’il conviendrait
de s’en réjouir. Selon lui, cela ouvre de nouvelles possibilités de soins en psychiatrie.
La pratique de la psychanalyse suppose au contraire que le rêve ait un rapport à l’in-
conscient. S’il porte toujours la marque de son époque, de l’histoire et donc de la
mémoire de l’individu, il lui échappe en même temps. Pour la psychanalyse, il ne s’agit
pas de localiser et de renforcer les aires dans le cerveau où ont lieu les images de rêve,
mais d’en déchiffrer le texte et de tenter de dire, sous transfert, avec la lettre, ce qui de
la jouissance singulière peut cesser, de s’écrire.
Pour ce qui est des rêves au cinéma, concluons avec Serge Daney cité par Jean-
Louis Shefer : que leurs fictions nous regardent plus que nous ne les voyons 11. De ce
point de vue, Inception 12 laisse fort heureusement le spectateur embarrassé face à l’em-
boîtement mystérieux du rêve dans les limbes du réveil.

8. Cf. Lacan J., « Qu’est-ce qu’un tableau ? », chapitre IX de Le Séminaire, livre XI, Les Quatre concepts fondamen-
taux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, pp. 97-109.
9. Cf. Miller J.-A., « L’inconscient à venir », La Cause du désir, no 97, novembre 2017.
10. K. Benchenane est responsable de l’équipe « Memory, Oscillations and Brain states » à l’ESPCI-Paris, UMR CNRS,
8249. Il a montré qu’il est possible de créer des souvenirs artificiels pendant le sommeil grâce à l’utilisation d’in-
terfaces cerveau-machine chez la souris.
11. Cf. Shefer J.-L., L’Homme ordinaire du cinéma, Paris, Gallimard, 1980.
12. Inception signifie origine, création, éclosion d’un évènement qui va en générer d’autres en écho.

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FENÊTRE-RENCONTRE AVEC FRANÇOIS MATTON


« IL RESTE DES BLANCS »

François Matton ouvre des fenêtres dans les livres 1


pour y glisser des dessins. Du même trait, quelques
mots les accompagnent. Ne pas trop dire, ne pas tout
dire, ménager des blancs, des cases vides, garder « un
espace qui ne s’est pas encore déployé ». C’est précisément
« son invitation faite au lecteur de tourner son
attention vers le réel immédiat et la présence ordinaire
des choses infiniment variées qui nous entourent » 2
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que nous avons eu envie d’inviter dans nos pages…

Propos recueillis par Ariane Chottin et Omaïra Meseguer

Préambule

— Que vous inspire notre titre « Est-ce que tu rêves encore ? »

François Matton — Si je rêve encore ? Dieu merci non ! (Hum) Assez rêvé comme ça
– wake up everybody !
Je me suis toujours méfié de l’imaginaire, de la fiction, de la rêverie complaisante,
du fantasme de devenir, de l’espoir que plus tard puisse se réaliser ceci ou cela. Et
pourtant il semblerait bien que je ne cesse de rêvasser – ne serait-ce qu’en me défiant
de tout engagement – I would prefer not to. C’est un paradoxe peut-être intéressant à
explorer.
Par ailleurs, du fait de mon intérêt et plus que ça pour la spiritualité, le bouddhisme
Zen, la non-dualité de l’advaita vedânta, etc., j’entends par rêve une sorte d’hypnose
collective qui nous fait prendre pour réel ce qui justement ne l’est pas.
C’est la māyā, la puissance d’illusion.
S’éveiller de cela est l’invitation des sages de toujours.

« J’ai tout mon temps »

Étudiant, j’ai découvert un art contemporain conceptuel qui se coltinait au réel de


façon frontale, plutôt que de fuir dans un imaginaire baroque. Une école du réel !

1. Parmi ceux-ci : J’ai tout mon temps, Paris, P.O.L., 2004 ; 220 satoris mortels, Paris, P.O.L., 2013 ; Oreilles Rouges
et son maître, Paris, P.O.L., 2015 ; Exercices de poésie pratique, Paris, P.O.L., 2017.
2. « François Matton, Le pas suspendu du dessin », Genesis, Revue internationale de critique génétique, no 43, 2016, p 97.

la cause du désir n° 104 169


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FENÊTRE-RENCONTRE AVEC FRANÇOIS MATTON

J’étais passionné de découvrir les démarches libératrices de Robert Filliou, de Joseph


Beuys, de Marcel Duchamp, de Bruce Nauman. Je les voyais comme des philosophies
en acte très stimulantes, « L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art »,
merveille que cette expression de Robert Filliou !
L’imaginaire, le rêve, je le construis. Ne pouvant pas miser sur une intériorité qui
serait foisonnante, je crée un dispositif formel de façon à activer un imaginaire qui me
fait défaut. J’accumule, j’assemble des éléments distincts venant de registres très diffé-
rents. Je ne dessine qu’à partir de ce que j’ai sous les yeux. J’ai besoin de matière. Aussi
je pioche à droite à gauche des éléments qui s’accumulent en vrac dans mes carnets,
sans souci de composition. Je préfère que ça m’échappe, du coup je vais vite.
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À partir de ces sortes de rushes graphiques, un travail de montage plus élaboré peut
se faire. Souvent je juxtapose trois dessins contenus dans trois cases. Je ne sais pas du
tout quel lien il peut y avoir entre ces trois dessins. Je les pose comme ça, un peu au
hasard, et je m’invente ensuite une petite histoire qui vienne les lier. C’est à ce
moment-là que le texte apparaît.

— Attendre que quelque chose surgisse ?

F. M. — Oui. Et pour cela, d’abord convoquer le réel dans sa diversité ordinaire. J’ai
besoin de la présence des choses que je dessine, j’ai besoin de la charge du support
devant moi. Pour autant, j’aime quand ça décolle et qu’une histoire même très
sommaire surgisse.
J’ai fait un livre, J’ai tout mon temps, qui pouvait donner l’impression que je racon-
tais des souvenirs de voyage. Or c’est à l’opposé de mon mode de vie (je ne voyage pas
du tout). Le récit qui court sous les vignettes esquisse des vies imaginaires résumées en
trois cases. Je me suis inventé mille souvenirs de vies qui auraient pu être la mienne.

— Il y a cette question de l’écriture et du dessin.

F. M. — C’est volontairement le même trait tremblé qui trace les deux. Ça procède
du même élan. La plupart du temps l’écriture prolonge les dessins, mais parfois c’est
l’inverse.

— Au plus près de l’objet… : c’est très littéral, c’est comme ça que les psychanalystes
travaillent avec les rêves.

F. M. — Ce livre-ci, Autant la mer, est basé sur le journal que mon frère a tenu lors-
qu’il se préparait à vivre sur l’eau en vagabond des mers : la difficile mise en place de
ce rêve, les difficultés très concrètes qu’il rencontre. Une fois qu’il a finalement réussi
à mettre tout en place, ça n’a pas marché. Il s’est retrouvé sur son bateau, son rêve
était réalisé, et pourtant c’était comme avant : le même mécontentement, les mêmes

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« IL RESTE DES BLANCS »

peurs l’ont rattrapé. Il ne voulait plus naviguer, c’était fini. Il ne s’est pas tourné vers
la psychanalyse, il aurait pu, mais vers le bouddhisme. Depuis il vit dans une commu-
nauté bouddhiste.

— C’était ça le voyage ?

F. M. — Oui, paradoxalement le voyage consistait à « rentrer à la maison », comme


disent les sages. Pour ma part, contrairement à mon frère, ce n’est pas le bouddhisme
tibétain haut en couleur qui m’a attiré, mais le bouddhisme japonais, le Zen minima-
liste. Dans la pratique de zazen, on se retrouve face au mur, dans l’immobilité totale,
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on ne doit pas suivre les pensées mais les laisser passer sans les chasser et sans broder.
C’est ce même flux intérieur ouvert sur l’extérieur que j’ai essayé de transposer dans
mes livres.

— Face au mur c’est pareil que face à la feuille ?

F. M. — Oui, tout à fait. Avant d’élaborer quoi que ce soit, j’éprouve le besoin de
marquer un arrêt et de contempler le vide blanc de la page, écho du silence. C’est faire
table rase du blabla. Pour ne pas être embarrassé avec l’écriture, je commence par des
petits dessins en marge, trois fois rien, parfois juste un petit tourbillon pour tester mon
stylo. C’est une amorce, des bribes de dessins qui animent aussitôt la feuille. L’an-
goisse de la page blanche est ainsi surmontée. Du coup le rapport à l’écriture se fait avec
plus de légèreté, dans la continuité des gribouillis.

— Commencer par le dessin ça protège un peu du sens ?

F. M. — J’ai un rapport difficile au sens. Le sens éveille ma méfiance, ça me semble


un peu fermé. Je préfère ne pas trop savoir ce que je fais, ce que je dis. Donc j’y vais
de façon impulsive. Le sens m’échappe, ce n’est pas essentiel, ce n’est pas ce qui est visé.
Ça donne lieu à des livres un peu méditatifs, ouverts, sans direction imposée.

— Il y a le trait, votre rapport au crayon, au son du crayon …

F. M. — Cette dimension concrète, artisanale, de l’écriture et du dessin se perd avec


les ordinateurs – c’est une calamité ! Avec un carnet dans les mains, on reste bien plus
physiquement présent à ce qu’on fait.

— Le corps est concerné !

F. M. — Tout à fait ! Alors qu’avec l’ordinateur on est en apnée.

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FENÊTRE-RENCONTRE AVEC FRANÇOIS MATTON

Regarder pleinement

— Vous avez dit que dessiner vous aide à voir les choses, que si vous ne les dessinez pas, elles
n’ont pas le même statut.

F. M. — Oui, les choses révèlent leur présence quand on les dessine. C’est pour
moi un refuge de sentir que les choses sont là, très vivantes dès lors
qu’on les regarde pleinement. N’importe quelle chose
possède une présence vivante et amicale, même un
rouleau de scotch. C’est ce que j’aime chez Chardin par
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exemple : sentir cette simplicité vibrante des choses –
qu’il s’agisse d’un lièvre mort ou d’un pot en étain. C’est
une vraie joie de sentir que le vivant traverse tout, aussi
bien l’animé que l’inanimé.
Dans le Zen, pour y revenir, il s’agit de dépasser
les hiérarchies qui figent notre appréhension du réel.
La méditation crée une brèche verticale dans le vécu
horizontal de la petite histoire qu’on se raconte.
Cette verticalité est celle de la poésie qui coupe plus
qu’elle ne déroule. Ça ramène au silence. Ce même silence
duquel j’évite de trop m’écarter avec le dessin : il reste du blanc.
Je conçois mes livres comme une invitation à revenir à la présence qui ne se révèle
qu’à la condition de ne plus se projeter dans un devenir quelconque. S’arrêter est l’exer-
cice poétique en chef. S’arrêter et ouvrir les yeux. Tout est là, dans l’instant.

— Là vous pouvez regarder et vous savez qu’on est distrait de ça ; quelle différence entre
un objet comme une tasse et un corps ?

F. M. — Je fais beaucoup de dessins érotiques. Rien ne me réjouit aussi efficacement.


Dessiner, c’est caresser du regard et de la main. Tout corps est une masse vibrante. Un
chat, un arbre, une moto... tout vibre. Participer de cette vibration, c’est vivre pleine-
ment, sans cloisonnement.

— Parmi les dessins qu’on trouve sur votre blog, il y a une chaussure et une chemise – ce
sont des objets tellement vivants ; et il y a aussi des dessins de femmes : c’est la même sensua-
lité que pour la chaussure…

F. M. — À l’école, on nous apprenait à observer avec de la distance les modèles qui
posaient. Aujourd’hui ce n’est plus pareil. Je me sens très intime avec tout ce que j’ob-
serve. Il faut que le désir circule, sinon le dessin est mort.

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« IL RESTE DES BLANCS »

— Exactement !

F. M. — Bien sûr, quand je dessine un livre il faut que je recadre un peu cette effu-
sion amoureuse, c’est un autre travail. Lorsque mes dessins ont été acceptés par P.O.L.,
je me suis dit que c’était parfait, que ça allait me dispenser du White Cube des gale-
ries, que j’allais pouvoir me concentrer sur l’espace intime de la page. Je ne m’étais
pas trompé. L’espace du livre me va comme un gant. Les grands gestes, ce n’est pas trop
mon truc. J’associe ma pratique du dessin à l’écriture de livres.

— Vous dessinez des livres…


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F. M. — Voilà !

— Il y a des dessins-gribouillis…

F. M. — Oui, des embryons pour amorcer le désir, le préparer. Les calligraphes japo-
nais passent du temps à préparer leur encre avant de tracer quoi que ce soit ; et eux aussi
associent la peinture et l’écriture dans le même geste !
Bien sûr, le dessin peut être une écriture à part entière. Il y a des choses qui se disent,
des éléments circulent sans qu’il soit nécessaire de passer par les mots.
Dans une revue, par exemple, on peut « glisser » des dessins en marge, créer des
brèches, jeter des passerelles...

— Le rêve côté rébus ?

F. M. — La dimension du jeu m’intéresse, à la Perec.

— Aller du côté de ce qui dérange un peu ? Faire surgir quelque chose qui réveille !

F. M. — Exactement. Tous les moyens sont bons pour se réveiller : le transport amou-
reux, la prière, la transe, ralentir, s’immobiliser, lâcher l’heure et les projets, perdre la
tête, ouvrir les yeux encore et encore.

Tous les dessins reproduits dans ce numéro sont de François Matton


http://francois-matton.blogspot.com/

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COUVERTURE SALVATORE PUGLIA


FROM CYTHERA SERIES C (2018-2019)
Comme maints auteurs avant moi, je n’ai jamais mis les pieds dans l’île de Cythère, qui
reste éminemment un lieu de l’imaginaire. Gérard de Nerval, qui a restitué à l’île grecque un
statut de lieu réel, la décrit dans ses Voyages en Orient avec une précision due simplement au
plagiat d’autres récits de voyage (Castellan, Stéphanopoli). Et la célèbre image du gibet à trois
branches sur le rocher, reprise de manière si réaliste par Charles Baudelaire, est probablement
une pure invention littéraire.
J’ai à mon tour repris certaines gravures de la Hypnerotomachia Poliphili (Venise, 1499),
connue en français comme Le songe de Poliphile, que Nerval a utilisé comme un guide. L’essentiel
de l’histoire de Poliphile et de son amoureuse Polia se passe dans Cythère, l’île d’Aphrodite. Les
images sont indispensables à la compréhension du texte et en sont presque le prétexte. Il s’agît de
xylographies d’auteur anonyme, de milieu vénitien. Elles ont eu une énorme influence dans les
siècles successifs et notamment au XVIIIe, auprès d’architectes, peintres, concepteurs de jardins.
En reprenant à mon compte ces planches j’ai d’abord songé à me rendre sur les lieux, en un défi
posthume à Nerval. Finalement, je me suis décidé à commettre un faux historique.
Les xylographies de l’Hypnerotomachia sont superposées à des photographies de lieux réels
qu’elles sont censées décrire. Mais ces lieux, tout en se situant dans l’univers archéologique
classique, ne se trouvent pas sur l’île grecque de Kythira. Ils sont ma propre Cythère.
Il se trouve que j’habite une ville de l’ancienne Provence romaine, où se trouvent des jar-
dins bâtis au XVIIIe siècle autour d’une source sacrée et de bâtiments rituels païens. C’est là
où, en quinze minutes et dans 200 mètres carrés, j’ai repéré et photographié mes avatars du
songe de Poliphile.
http://spuglia.free.fr/

NOTE AUX AUTEURS

Les auteurs souhaitant contribuer à la revue de psychanalyse La Cause du désir


sont invités à adresser leurs manuscrits, susceptibles d’être publiés dans la revue papier et dans la revue
numérique (e-publication), à Fabian Fajnwaks : fabian.fajnwaks@orange.fr
Les auteurs retenus seront invités à confirmer que l’envoi d’un manuscrit les amènera à transférer à titre
gratuit la totalité des droits dont ils disposent sur l’œuvre qu’ils auront communiquée, étant précisé que
les droits transférés par l’auteur à l’éditeur emportent :

• le droit de reproduire l’œuvre, en tout ou en partie, séparément ou réunie avec d’autres œuvres,
sous toutes formes d’édition ;
• le droit de reproduire l’œuvre en tout ou en partie, par tout procédé et sur tout support
graphique ;
• le droit de reproduire l’œuvre et ses adaptations ou traductions, en tout ou en partie, sur tout
support d’enregistrement existant ou à venir qu’il soit électronique, analogique, magnétique ou
numérique, ou tout autre support permettant de stocker de manière transitoire ou permanente
des informations numérisées, permettant la consultation de l’œuvre hors ligne et en ligne, par le
biais d’une connexion numérique ou analogique ou tout autre procédé de communication
distante et/ou locale existant ou à venir ;
• le droit de télécharger en tout ou en partie, à des fins privées ou commerciales ;
• le droit d’intégration dans une œuvre multimédia ou d’adaptation sous forme d’œuvre multi-
média. Ce droit comprend le droit d’adapter l’œuvre sous forme d’œuvre audiovisuelle.

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