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Economies, sociétés,
civilisations
Richet Denis. Autour des origines idéologiques lointaines de la Révolution française : élites et despotisme. In: Annales.
Economies, sociétés, civilisations. 24ᵉ année, N. 1, 1969. pp. 1-23;
doi : https://doi.org/10.3406/ahess.1969.422030
https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1969_num_24_1_422030
Autour
de la Révolution française :
EUTES ET DESPOTISME
les pesants traités de Loyseau г dont on nous parle tant ? Sans doute
— et c'est ce que M. Mousnier a le mieux mis en lumière 2 —
l'importance fondamentale de la notion de sanior pars dans le mode de
représentativité à l'intérieur des corps et communautés représentés auprès
du roi, périodiquement ou continuement, révèle-t-elle l'existence d'une
grille, le plus souvent implicite, à laquelle se plient dominants et
dominés. Malheureux le clerc de notaire qui, en transcrivant sur un méchant
papier les noms des électeurs à une « fabrique » paroissiale, plaçait un
procureur au Parlement avant un marchand épicier ! Il devait raturer
fébrilement sa minute 3. Mais quelles étaient les mailles de cette grille ?
Nous voudrions montrer que la hiérarchie réelle ne se confond pas avec
celle dés ordres, et qu'elle se définit davantage par ceux qu'elle exclut
que par ceux qu'elle intègre, ou, si l'on préfère, que sa construction
part d'en bas et non d'en haut.
Trop d'historiens du droit nous ont donné des « ordres », des « états »,
une image quelque peu simpliste. Il n'exista en fait, après 1560, et à la
faveur des sacrifices financiers doublement exigés par l'opinion et par
la monarchie, qu'un seul ordre, bénéficiant d'une représentation à la
fois permanente et périodique : le clergé. La noblesse, exaltée par tant
d'aspirants à l'intégration, n'obtint jamais, malgré ses tentatives lors
de la Fronde 4 un tel privilège. Bien des raisons expliquent cet échec.
En dépit des minutieux traités sur les préséances5, en attendant les
gémissements de Saint-Simon e, la noblesse fut le groupe [où le
sentiment d'une égalité originelle, s'ajoutant à la représentativité la plus
large lors des consultations demandées par la monarchie 7, l'emporta
le plus fréquemment sur les dissensions internes. Quant au Tiers- État
— et cette qualification même est signifiante — il n'eut jamais qu'une
existence juridique. Ce fut, si j'ose dire, un ordre négatif, qui se
définissait seulement par ce dont il était exclu : non pas certes les
privilèges (chacun sait qu'il était lui-même constitué d'un faisceau de
privilèges) mais le sang bleu et le service de Dieu. Quantitativement un
1. Loyseau, Cinq Livres du droit des offices, suivis du Livre des seigneuries et de
celui des ordres. Paris, 1610.
2. Roland Mousnier, La participation des gouvernés à Vactivité des gouvernants
dans la France du XVIIe et du XVIIIe siècles, in Recueils de la Société Jean Bodm
(vol. XXIV).
3. Archives nationales. Minutier central. (Nombreux exemples.)
4. Ouvrage de Loyseau, cité plus haut.
5. Villeroy, Discours des rangs et séances de France, manuscrit français 3383,
Bibliothèque nationale. Borzon, Des dignités temporelles, Paris, 1683.
6. Saint-Simon, « Mémoire sur la renonciation », Écrits inédits de Saint-Simon,
t. IL Paris, 1880.
7. J. Russel-Major, The Deputies of the Estates General in Renaissance France.
Madison, 1960, a démontré, sur des bases du reste contestables, l'écrasante
prépondérance de la petite noblesse lors des consultations de 1484, 1560, 1576, 1588, 1593
et 1614.
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Cet effort des officiers pour constituer un ordre distinct, même s'il
témoigne d'une conscience de groupe autrement puissante que celle
que l'on trouve chez les parlementaires rampants du xvne siècle, se
solda par un échec e. On en comprend aisément les raisons. La noblesse
« de race » n'était pas assez italianisée — et l'on sait la haine que
provoquèrent les fuorisciti florentins — pour accepter cette concurrence
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exprimé son mépris pour les campagnes. D'Olivier de Serres aux Phy-
siocrates, certains ne cessèrent d'exalter la résidence et les distractions
rustiques. Mais de quelle campagne s'agit-il ? Jean Meuvret a montré
ce que cachait la misérable littérature agronomique des xvie et
xvne siècles x. Nous négligerons ici la signification proprement
économique de ses conclusions. Mentalement elles vont étayer nos hypothèses :
l'horticulture, les jardins, les occupations du propriétaire champêtre
ne sont que projection, hors des murs de la cité, d'un monde issu de la
ville, y puisant sa sève, y renouvelant ses goûts, fasciné par ce
qu'exprime le mot « civilisation ». Globalement, le mépris du laboureur
l'emporte sur les nostalgies rustiques, et transparaît dans les
dictionnaires de Richelet et de Furetière 2. Dans une lettre à Marillac, Etienne
Pasquier exprimait admirablement ce sentiment commun : « Quelle
est la fin pour laquelle nous sommes establys en ce monde, sinon pour
la conservation de ceste humaine société ?... Je ne veux pas vrayement
dire que le laboureur, qui est membre de nostre république, n'estudie
en quelque façon à cest entretenement : mais que son estât y aspire de
telle sorte que le nostre, je ne l'estimeray jamais... Es villes affluent
les grandes traffiques, non seulement des marchandises, ains des esprits.
Es villes séjourne le méchanique industrieux ; es villes héberge le grand
Magistrat, qui est la bride et retenail de tout le peuple. Es villes les
bonnes lettres et disciplines, par lesquelles nous nous rendons excellens
par dessus tout le commun peuple... Aussi disons nous que le
laboureur traine avec sa charrue tout le malheur du temps quant et soy. » 3
On trouve le même ton chez Du Rivault de Flurance 4.
La ville, ce sont les bourgeois : titre auquel les nobles eux-mêmes
ont aspiré dans la mesure où il signifie lieu d'habitation et exclut
« artisans ou gens exerçans les Arts mécaniques » 5. Examinant les cinq
conditions requises pour accéder à la noblesse, la Roque insiste sur la
nécessité de « n'avoir exercé aucun art mécanique », et distingue parmi
les non-nobles, les honorables, les vulgaires, les vils et abjects e. « Les
honorables sont ceux dont les vacations sont au dessus du commun...
et ceux-là parviennent aux premières charges des villes, et ont souvent
des dignitez personnelles ou réelles. » Sont ici qualifiés les notables des
échevinages et les bourgeois vivant noblement, c'est-à-dire de leurs
rentes 7. « Les vulgaires font une profession moins relevée mais sans
1. Jean Meuvket, in Mélanges offerts à Lucien Febvre.
2. Notations forts intéressantes sur ce point dans : Lionel Ruthkrug, Opposition
to Louis XIV, p. 113.
3. Etienne Pasquier, Lettres, livre II. Cité d'après l'édition de 1723.
4. David Du Rivault de Flurance, Les Estais. Lyon, 1596.
5. La Roque, Traité de la Noblesse. Paris, 1678.
6. Ibidem.
7. Од sait qu'à Paris du moins, le bourgeois, toujours distingué du marchand et
de l'officier, est celui qui vit de ses rentes. Cf. Registres des délibérations de l'Hôtel
de Ville de Paris.
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On ne retrouvera pas cette division dans la façon dont les élites ont
conçu leurs relations avec le pouvoir. Et, sur ce plan, s'est située la
véritable révolution qui a précédé, en dépit du modèle magnifiquement
présenté par Marx dans sa préface à la Contribution à la critique de
l'Économie Politique*, l'essor des nouvelles « forces productives ». Pour
la saisir il faut, cette fois encore, remonter en arrière, et suivre du
XVIe au xvine siècle les contestations théoriques du régime émanées
de la noblesse d'épée, des robins, ou des hautes couches de la roture.
Précisons d'entrée de jeu ce qui est exclu de cette investigation.
Sur la nature de la monarchie absolue, ses lois fondamentales, ses
différences de nature avec les régimes orientaux, la description qu'en
ont donnée, de Bodin à Guyot, ses théoriciens, il est inutile de revenir
après lés travaux d'Olivier-Martin 5 et de M. Mousnier e. Tout au plus
souhaiterait-on — mais ce n'est pas notre propos — que des nuances
soient apportées au tableau général 7. Nous ne nous attarderons pas
non plus — -pour des raisons évidentes — aux luttes effectivement
menées, sur le terrain des faits, contre tel souverain ou tel ministre.
Enfin nous écarterons provisoirement, en attendant d'y revenir, les
protestations écrites et orales des milieux plébéiens ou de leurs interprètes.
Quatre grandes étapes jalonnent les courants d'opposition nées dans
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les élites. Non selon une courbe continuement ascendante, mais avec
des hauts et des bas, les points de rupture décisifs se situant, selon
nous, autour de 1685 et autour de 1750. Il ne s'agit pas de retracer,
après tant d'autres, une « histoire des idées politiques », mais de nous
demander si et quand le système lui-même a été refusé, et quel système
différent on lui a opposé. La difficulté est de distinguer soigneusement
ce qui a été, au sens propre, utopie, et ce qui s'est dégagé comme
alternative concrète dont l'on définit et l'on presse la réalisation.
Des écrits huguenots des années 1573-1578, on connaît г les trois
fondements théoriques essentiels : une reconstruction mythique de
l'Histoire de France tendant à prouver que le pouvoir royal avait été,
jusqu'à une déviation récente, soumis au contrôle d'une assemblée;
le thème biblique des deux « alliances », des deux « contrats » (l'un entre
Dieu, le roi et le peuple, l'autre entre le roi et le peuple) z; enfin l'analyse
aristotélicienne du tyrannicide devenue tradition d'école depuis le
xine siècle. Plus audacieux, sans doute, que les Frondeurs de 1648, les
notables huguenots ne craignirent point de remonter aux origines du
pouvoir pour justifier la résistance des « gens de bien et d'honneur » 8,
des « nobles et autres personnages notables » 4, des « magistrats »5
contre les violations de la liberté de conscience. Mais on n'a pas assez
mis en lumière le double conservatisme qui imprègne cette polémique.
De cette résistance passive sont exclus « la populace » e, ces « furieux
et turbulents Anabaptistes que nous confessons tous pouvoir estre
dignement chastiez par le magistrat » 7, « le party des Séditieux » 8, les
« personnes du tout privées et sans aucune charge d'estat » 9. Surtout,
en condamnant Machiavel, en rappelant sans cesse la finalité chrétienne
du pouvoir royal, en soulignant la force des lois et coutumes qui bornent
ce pouvoir, Hotman et Duplessis-Mornay se plaçaient finalement sur
le même terrain que leurs adversaires, c'est-à-dire à l'intérieur du cadre
idéal de la monarchie absolue. Ils ne remettent en cause que son
fonctionnement en une circonstance particulière. Cette faiblesse théorique
explique le succès facile de la réfutation bodinienne.
On ne s'étonnera pas si nous passons ici sous silence les pamphlets
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ligueurs contre Henri III et Henri IV, dont on a trop souvent dit 1
qu'ils reprenaient, par un retournement tactique, les arguments des
huguenots de la veille. L'extrémisme ligueur, nous le montrerons
ailleurs, tirera de sources identiques des conclusions autrement
radicales : mais il ne concerne pas les élites. Quant à l'aile modérée de la
Ligue, elle conteste le Prince, non le système. Sauf en ce qui concerne
le débat juridique 2, on n'y rencontre rien qui fût contraire à la
constitution coutumière.
La Fronde, par contre, même si elle ne fut pas d'origine
aristocratique 3, fournit aux élites alors divisées l'occasion d'exprimer leur idéal
de gouvernement. Les cahiers de la noblesse, récemment publiés 4, si
riches quant aux revendications corporatives de l'ordre, sont d'une
navrante pauvreté sur le plan de l'imagination politique. De
l'oligarchie municipale et marchande, l'on sait aujourd'hui la fidélité
monarchique 5, que justifiaient du reste ses intérêts bien compris e. Quant
aux robins, il est difficile de comparer leurs exigences avec celles des
libéraux de 1814 7 et de penser qu'avec les Propositions de la chambre
Saint-Louis « ils essayaient de faire une révolution » 8. Sans espérer
dompter l'océan des mazarinades, et sans tenir compte du «
radicalisme » plébéien de Paris et de Bordeaux, les pamphlets |se
caractérisent, en général, par un respect obséquieux de l'absolutisme : volonté
de se démarquer nettement de la Ligue 8 et de la Révolution
d'Angleterre 10 de distinguer dans les termes bodiniens la monarchie française de
la monarchie « seigneuriale ». Plus significative encore, cette crainte
diffuse de « déchirer le voile qui couvre le mystère de l'état » X1 qui se
révéla, lorsqu'en février 1648, Mazarin demanda au Parlement de
préciser jusqu'à quel point, il estimait avoir le droit de s'opposer aux
ordres du roi. La consternation régna dans le Sénat. Le conseiller Le
Prévost opina « qu'il était dangereux de s'étendre sur la matière en
question ». Le fameux Broussel : « qu'il ne fallait point agiter de telles
questions dont les seules propositions ébranlent l'autorité du Roi et
diminuent l'obéissance des peuples ». Finalement les conseillers una-
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riens \ n'a pas été favorable au « coup d'état Maupeou ». Sauf Voltaire,
les « philosophes », les réformateurs (pensons à Turgot), les futurs chefs
du « parti national » (Target notamment) condamnèrent la réforme ou
gardèrent le silence. On a reproché à Louis XVI d'avoir renvoyé
Maupeou 2 et à Turgot d'avoir laissé rétablir le Parlement. Il est toujours
aisé de donner rétrospectivement des conseils politiques aux
responsables d'hier ! Le véritable problème historique doit être ainsi posé :
l'état de l'opinion permettait-il le vide, l'absence de tout organe capable
de faire entendre sa voix ? L'échec même de l'expérience Turgot est
éclairant. L'étonnant n'est pas qu'il se fût heurté aux mécontentement,
populaires et aux forces conservatrices de la Cour et du Parlement, mais
la faiblesse de ses appuis. Edgar Faure observe, à bon droit, que si
Turgot gardait la confiance d'une partie importante de l'opinion, c'était
une opinion qui ne comportait ni secteurs organisés ni moyens de
pressions 3. On peut sans doute aussi se demander si en inversant les
priorités, en commençant par réunir les assemblées qu'il avait prévues pour
plus tard, il n'aurait pas allumé un contre-feu face à l'incendie
provoqué par les privilégiés. Peut-être toute tentative de réformisme qui ne
s'appuyât pas sur la consultation de la Nation, c'est-à-dire des
propriétaires, était-elle condamnée à l'échec.
Quand Calonne réunit les Notables, ce fut, comme l'a
remarquablement montré M. Égret 4, une explosion d'enthousiasme. « La grande
nouvelle du jour — écrit un chroniqueur — est la convocation d'une
Assemblée nationale, qui produit dans le public la plus vive sensation.
On voit avec autant d'admiration que de reconnaissance notre monarque
appeler à lui la nation ». On sait aussi, toujours grâce à M. Égret, que
le renvoi de Calonne sous la pression des Notables ne fut pas dû
principalement à une résistance aveugle de privilégiés à un ministre
novateur. Ancien intendant, incarnant parfaitement ce corps de hauts
fonctionnaires nourris du souci jaloux de l'autorité de l'État, Calonne ne
voulait pas entendre parler d'États généraux, et les assemblées
provinciales qu'il proposait n'auraient eu, à la différence de celles que
Necker avait créées à Bourges et à Montauban, qu'un rôle consultatif 5.
Au contraire, par le biais de sa réforme administrative, Loménie de
Brienne alla droit à l'essentiel — la consultation des élites — et souleva
l'enthousiasme d'une grande partie de la noblesse de province. Mais
1. « Les anciens magistrats avaient régné par la crainte. Quand ils furent abaissés
leur impopularité éclata. » Pierre Gaxotte, Le siècle de Louis XV. Fayard.
« La réforme fut acceptée par l'opinion. » H. Methivier, Le Siècle de Louis XV,
(PUF, Que sais-je ?)
2. « Louis XVI n'avait aucun sens de l'État. » R. Mousnier, article cité.
3. Edgar Faure, La disgrâce de Turgot. Gallimard, 1962.
4. Jean Égret, La Pré-révolution (tout ce qui suit s'appuie sur ce livre).
5. Cf. Tocqueville, à propos de ce Tenvoi : « La haine de l'arbitraire parut donc
un moment la passion unique des Français », livre cité, t. II, p. 52.
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