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Annales.

Economies, sociétés,
civilisations

Autour des origines idéologiques lointaines de la Révolution


française : élites et despotisme
Denis Richet

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Richet Denis. Autour des origines idéologiques lointaines de la Révolution française : élites et despotisme. In: Annales.
Economies, sociétés, civilisations. 24ᵉ année, N. 1, 1969. pp. 1-23;

doi : https://doi.org/10.3406/ahess.1969.422030

https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1969_num_24_1_422030

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ETUDES

Autour

des origines idéologiques lointaines

de la Révolution française :

EUTES ET DESPOTISME

Qu'il y ait eu en 1789 non une révolution mais le télescopage 1 de


trois révolutions, que le ressentiment des classes inférieures urbaines
et le mécontentement paysan se fussent provisoirement rencontrés
avec la volonté novatrice d'une partie des groupes dirigeants, voilà
qui a singularisé la France dans l'Europe des princes éclairés 2 et en
partie conditionné son destin jusqu'à nos jours. Cette spécificité des
bouleversements révolutionnaires français, lors même que l'on tient
compte de leur environnement « atlantique » 3, est-elle seulement le
fruit d'un accident du court terme ? Ni la dépression intercyclique ni
la « Pré-révolution » 4 n'enferment dans leurs limites un mouvement
qu'il faut suivre au plan de la longue durée. Michelet l'avait bien vu :
la maturation des forces qui ont convergé en ce grand été de la
Libération a été pluriséculaire. On ne reviendra pas sur les aspects
économiques et sociaux de ce long enfantement. D'autres, plus qualifiés, en
ont esquissé les phases 5. Ce qui nous retiendra, ce sont les
représentations mentales que, de Louis XII à Louis XVI, les divers groupes
de la société française ont subies avant de les modifier. Pour l'heure,
il s'agit de saisir la lente prise de conscience d'une élite, la façon dont
cette élite a pensé sa propre légitimité et sa composition idéale, à
travers quelles vicissitudes elle a rêvé ses rapports avec le Pouvoir, avant
de transformer son rêve en réalité. Ce faisant, l'on tentera de répondre

1. F. Furet, in Furet et Richet, La Révolution française. Hachette, 1966.


2. J'ai tenté de le montrer dans ma préface à Léo Gershey, L'Europe des Princes
éclairés (Fayard, 1966).
3. R. P. Palmer, The Age of Democratic Revolution (1959) et Jacques Godechot,
Les Révolutions 1770-1799. P.U.F., 1963.
4. Jean Egret, La Pré-révolution française. P.U.F., 1962.
5. Fernand Bratxdel, Civilisation matérielle et capitalisme. A. Colin, 1967.

Annales (24e année, janvier-février 1969, n° 1)


DENIS RIGHET

à la suggestion insidieuse niais pertinente d'un critique x : doit-on


parler de Révolution bourgeoise ou de Révolution des Lumières ?

Saisir les élites, ce n'est pas reprendre le débat « ordres et classes »


qui a suscité, ces temps derniers, publications 2 et colloques 3. Si l'on
adoptait le modèle, élaboré par la sociologie américaine d'hier, de
« stratification sociale », on s'exposerait, comme l'a remarquablement
démontré Louis Dumont 4, à s'enfermer dans un cercle vicieux. Une
telle problématique n'a de sens qu'à l'intérieur d'une « idéologie mère »,
d'un système de valeurs propre à notre temps et à notre espace
culturels, où le rapport essentiel est celui de l'égalitarisme. « En d'autres
termes — écrit Dumont — l'homme ne fait pas que penser, il agit. Il
n'a pas seulement des idées, mais des valeurs. Adopter une valeur,
c'est hiérarchiser, et un certain consensus sur les valeurs, une certaine
hiérarchie des idées, des choses et des gens est indispensable à la vie
sociale. Cela est tout à fait indépendant des inégalités naturelles ou de
la répartition du pouvoir ». Sans doute, pour qui étudie, comme
Dumont, les castes des Indes, cette distanciation entre enquêteur et
enquêtes, pour difficile qu'elle soit, est-elle rendue quasi nécessaire
par l'écart spatial autant que temporel qui les sépare. Remonter à
travers le temps dans l'espace français nous fait trébucher sur d'autres
pièges. Notre propos est de discerner ce type de hiérarchie élaboré
lentement à travers les temps modernes, et qui survivra aux avatars des
révolutions du XIXe siècle. Hiérarchie fondée sur un ordre d'abord
naturel et divin, puis historique et rationnel, que la société accepte et
ne remet pas en cause. Qu'on ne nous objecte pas les contestations
révélées par les crises révolutionnaires (la Ligue, la Fronde, la Révolution
des Sans-Culottes). Ce que révèlent ces crises, ce sont des phénomènes
de « décharge », de « renversement » 5, d'inversion temporaire des valeurs
fondamentales de la société.
Trouverons-nous cette hiérarchie dans ce qu'Olivier-Martin a appelé
« l'organisation corporative de la France d'Ancien Régime 6 » ? Dans

1. Claude Mazauric, « Sur une nouvelle conception de la Révolution française »


in Annales historiques de la Révolution française, juillet-septembre 1967.
2. Roland Mousïïier, « Problèmes de stratification sociale », in Mousnier, Laba-
tut et Durand, Deux cahiers de la noblesse. P.U.F., 1965.
3. Deux colloques sur ce thème ont eu lieu en 1966-1967, l'un au Centre de
Recherches sur la Civilisation de l'Europe moderne (Sorbonně), l'autre à l'École
Normale Supérieure de Saint-Cloud.
4. Louis Dumont, Homo Hierarchicus. Gallimard, 1966.
5. Elias Canetti, Masse et puissance. Gallimard, 1966.
6. Olivier-Martin, L'Organisation corporative de la France d'Ancien Régime.
Paris, 1938.
ORIGINES LOINTAINES DE LA RÉVOLUTION

les pesants traités de Loyseau г dont on nous parle tant ? Sans doute
— et c'est ce que M. Mousnier a le mieux mis en lumière 2 —
l'importance fondamentale de la notion de sanior pars dans le mode de
représentativité à l'intérieur des corps et communautés représentés auprès
du roi, périodiquement ou continuement, révèle-t-elle l'existence d'une
grille, le plus souvent implicite, à laquelle se plient dominants et
dominés. Malheureux le clerc de notaire qui, en transcrivant sur un méchant
papier les noms des électeurs à une « fabrique » paroissiale, plaçait un
procureur au Parlement avant un marchand épicier ! Il devait raturer
fébrilement sa minute 3. Mais quelles étaient les mailles de cette grille ?
Nous voudrions montrer que la hiérarchie réelle ne se confond pas avec
celle dés ordres, et qu'elle se définit davantage par ceux qu'elle exclut
que par ceux qu'elle intègre, ou, si l'on préfère, que sa construction
part d'en bas et non d'en haut.
Trop d'historiens du droit nous ont donné des « ordres », des « états »,
une image quelque peu simpliste. Il n'exista en fait, après 1560, et à la
faveur des sacrifices financiers doublement exigés par l'opinion et par
la monarchie, qu'un seul ordre, bénéficiant d'une représentation à la
fois permanente et périodique : le clergé. La noblesse, exaltée par tant
d'aspirants à l'intégration, n'obtint jamais, malgré ses tentatives lors
de la Fronde 4 un tel privilège. Bien des raisons expliquent cet échec.
En dépit des minutieux traités sur les préséances5, en attendant les
gémissements de Saint-Simon e, la noblesse fut le groupe [où le
sentiment d'une égalité originelle, s'ajoutant à la représentativité la plus
large lors des consultations demandées par la monarchie 7, l'emporta
le plus fréquemment sur les dissensions internes. Quant au Tiers- État
— et cette qualification même est signifiante — il n'eut jamais qu'une
existence juridique. Ce fut, si j'ose dire, un ordre négatif, qui se
définissait seulement par ce dont il était exclu : non pas certes les
privilèges (chacun sait qu'il était lui-même constitué d'un faisceau de
privilèges) mais le sang bleu et le service de Dieu. Quantitativement un

1. Loyseau, Cinq Livres du droit des offices, suivis du Livre des seigneuries et de
celui des ordres. Paris, 1610.
2. Roland Mousnier, La participation des gouvernés à Vactivité des gouvernants
dans la France du XVIIe et du XVIIIe siècles, in Recueils de la Société Jean Bodm
(vol. XXIV).
3. Archives nationales. Minutier central. (Nombreux exemples.)
4. Ouvrage de Loyseau, cité plus haut.
5. Villeroy, Discours des rangs et séances de France, manuscrit français 3383,
Bibliothèque nationale. Borzon, Des dignités temporelles, Paris, 1683.
6. Saint-Simon, « Mémoire sur la renonciation », Écrits inédits de Saint-Simon,
t. IL Paris, 1880.
7. J. Russel-Major, The Deputies of the Estates General in Renaissance France.
Madison, 1960, a démontré, sur des bases du reste contestables, l'écrasante
prépondérance de la petite noblesse lors des consultations de 1484, 1560, 1576, 1588, 1593
et 1614.
DENIS RIGHET

fossé sépare la représentativité des délégués du Tiers et celle des


représentants des deux autres états. Le principe de la sanior pars joua peu
chez les gentilshommes, épisodiquement chez les clercs \ massivement
et durablement chez les roturiers 2. Il est fort remarquable que cette
situation ait provoqué, au milieu du xvie siècle, l'inquiétude des
théoriciens et la recherche d'une solution de rechange : si on « tirait du
panier » la fine fleur robině du Tiers pour en faire un ordre distinct, si
on groupait les officiers en un « quatrième état », ne pourrait-on pas
dresser ainsi une véritable barrière contre les barbares ? Chacun savait,
d'autre part, qu'il était difficle pour l'élite vouée au service de Dieu ou
aux armes, de rejeter dans la tourbe les milieux qui permettaient son
propre renouvellement. Dès 1519, Claude de Seyssel insistait sur les
lois biologiques qui nourrissaient la noblesse à partir du « moyen état » 3.
Et cette conception ne fut jamais perdue de vue par les officiers du
Roi. On sait que dans l'assemblée réunie par Henri II en 1558, ce
mode de ségrégation fut adopté. On connaît moins l'image qu'en donna
Du Bellay en 1567 4 :

« Vos antiques ayeuls, qui ont composé, Sire,


Tel que vous le voyez ce florrissant Empire,
Comme des quatre humeurs le corps est composé
Et comme en quatre parts le monde est divisé,
En quatre Vont party : en populaire tourbe,
qui le doz au travail éternellement courbe,
En la noblesse née aux guerres et aux combats,
Justice qui esteinct les procès et débats 5
Et le plus digne estât, qui ensemble les lie
D'une saincte Musique et parfaicte harmonie. »

Cet effort des officiers pour constituer un ordre distinct, même s'il
témoigne d'une conscience de groupe autrement puissante que celle
que l'on trouve chez les parlementaires rampants du xvne siècle, se
solda par un échec e. On en comprend aisément les raisons. La noblesse
« de race » n'était pas assez italianisée — et l'on sait la haine que
provoquèrent les fuorisciti florentins — pour accepter cette concurrence

1. Ibidem. La représentation du Haut clergé diminua pendant les guerres de


religion, mais dépassa en 1614 son niveau de 1484.
2. Ibidem. Les critères retenus par l'auteur ne sont guère satisfaisants. Mais
l'indicateur global est éclairant.
3. Claude de Seyssel, La Monarchie de France. 1519. Cité d'après l'édition Pou-
jol, Paris, 1961.
4. Joachim du Bellay, Ample discours au Roy sur le faict des quatre Estais du
Goyaume de France. Paris, 1567.
5. Souligné par nous.
6. Rxtssel-Majob, livre cité.
ORIGINES LOINTAINES DE LA RÉVOLUTION

déloyale. De son côté, la Robe, atteinte avant toute autre couche du


Tiers par la « trahison bourgeoise » г avait tout à gagner à effacer son
« métissage social » 2 en se coulant subrepticement, individu par
individu, dans les pores de la société aristocratique. On ne reviendra du
reste pas sur les longs conflits que vénalité des charges et mutations
des seigneuries provoquèrent entre « anciens » et « nouveaux » nobles,
tant en 1614 3 que pendant la Fronde l et lors du coucher du soleil
louis-quatorzien 6. Non que ces débats fussent pauvres en signification
historique. Dans la mesure seulement où ils se placent à l'intérieur
d'un même système de valeurs, quelles qu'en soient les nuances, ils
sont hors de notre propos. Car l'échec des robins, après 1558, doit être
surtout interprété comme le signe d'un grand refus de la société
globale : leur évasion hors du Tiers-État eût signifié nivellement dans une
roture dont chacun percevait les inégalités essentielles pour la
conservation même de la société.
Tout se jouait, en effet, à l'intérieur de la roture. Tous avaient
conscience qu'elle n'était pas homogène. Et la grande frontière passait
en son sein. En l'absence d'une étude fondée sur la lexicographie
quantitative, seule la lecture, artisanale et individuelle, des vieux textes
permet de jeter quelques lueurs sur ce problème à nos yeux décisif.
Écrits de témoins « engagés » dans les luttes religieuses et civiles ?
Ce sont les moins éclairants. Dans leur rage à s'attribuer l'approbation
des « gens de bien et d'honneur », des « personnages notables », et à
reprocher à leurs adversaires le soutien de la populace, « ceste beste
qui porte un million de testes, se mutine et accoure en désordre » •,
huguenots et ligueurs, mazarinistes et frondeurs ne faisaient que
témoigner de leur accord profond sur les valeurs essentielles. Les
situations conflictuelles, propres au monde dirigeant, ne sont guère
favorables à un diagnostic lucide des frontières qui séparent civilisation
et barbarie. Frontière signifie ici exclusion systématique de tous ceux
à qui est théoriquement interdit l'espérance d'accéder à la
respectabilité. Il s'agit, on s'en convaincra, d'une double exclusive : la ville
rejette de son univers mental le plat pays dont elle se nourrit, et, dans
la ville même les artisans et « gens mécaniques » sont appréhendés
comme des étrangers.
Il peut paraître surprenant qu'une société à idéal nobiliaire ait

1. F. Bratjdel. La Méditerranée... éd. de 1967.


2. L'expression est de Lucien Febvre.
3. En dehors des anciennes études, voir A. Lublinskaja : « Les États généraux
de 1614-1615 en France », Étude présentée à la Commission internationale pour
l'histoire des assemblées d'État, XXIII.
4. Moustier, livre cité.
5. Saint-Simon, livre cité.
6. Vindiciae contra tyrannos (1579).

5
DENIS RICHET

exprimé son mépris pour les campagnes. D'Olivier de Serres aux Phy-
siocrates, certains ne cessèrent d'exalter la résidence et les distractions
rustiques. Mais de quelle campagne s'agit-il ? Jean Meuvret a montré
ce que cachait la misérable littérature agronomique des xvie et
xvne siècles x. Nous négligerons ici la signification proprement
économique de ses conclusions. Mentalement elles vont étayer nos hypothèses :
l'horticulture, les jardins, les occupations du propriétaire champêtre
ne sont que projection, hors des murs de la cité, d'un monde issu de la
ville, y puisant sa sève, y renouvelant ses goûts, fasciné par ce
qu'exprime le mot « civilisation ». Globalement, le mépris du laboureur
l'emporte sur les nostalgies rustiques, et transparaît dans les
dictionnaires de Richelet et de Furetière 2. Dans une lettre à Marillac, Etienne
Pasquier exprimait admirablement ce sentiment commun : « Quelle
est la fin pour laquelle nous sommes establys en ce monde, sinon pour
la conservation de ceste humaine société ?... Je ne veux pas vrayement
dire que le laboureur, qui est membre de nostre république, n'estudie
en quelque façon à cest entretenement : mais que son estât y aspire de
telle sorte que le nostre, je ne l'estimeray jamais... Es villes affluent
les grandes traffiques, non seulement des marchandises, ains des esprits.
Es villes séjourne le méchanique industrieux ; es villes héberge le grand
Magistrat, qui est la bride et retenail de tout le peuple. Es villes les
bonnes lettres et disciplines, par lesquelles nous nous rendons excellens
par dessus tout le commun peuple... Aussi disons nous que le
laboureur traine avec sa charrue tout le malheur du temps quant et soy. » 3
On trouve le même ton chez Du Rivault de Flurance 4.
La ville, ce sont les bourgeois : titre auquel les nobles eux-mêmes
ont aspiré dans la mesure où il signifie lieu d'habitation et exclut
« artisans ou gens exerçans les Arts mécaniques » 5. Examinant les cinq
conditions requises pour accéder à la noblesse, la Roque insiste sur la
nécessité de « n'avoir exercé aucun art mécanique », et distingue parmi
les non-nobles, les honorables, les vulgaires, les vils et abjects e. « Les
honorables sont ceux dont les vacations sont au dessus du commun...
et ceux-là parviennent aux premières charges des villes, et ont souvent
des dignitez personnelles ou réelles. » Sont ici qualifiés les notables des
échevinages et les bourgeois vivant noblement, c'est-à-dire de leurs
rentes 7. « Les vulgaires font une profession moins relevée mais sans
1. Jean Meuvket, in Mélanges offerts à Lucien Febvre.
2. Notations forts intéressantes sur ce point dans : Lionel Ruthkrug, Opposition
to Louis XIV, p. 113.
3. Etienne Pasquier, Lettres, livre II. Cité d'après l'édition de 1723.
4. David Du Rivault de Flurance, Les Estais. Lyon, 1596.
5. La Roque, Traité de la Noblesse. Paris, 1678.
6. Ibidem.
7. Од sait qu'à Paris du moins, le bourgeois, toujours distingué du marchand et
de l'officier, est celui qui vit de ses rentes. Cf. Registres des délibérations de l'Hôtel
de Ville de Paris.
ORIGINES LOINTAINES DE LA RÉVOLUTION

bassesse. » Les six corps de métier de la capitale sont expressément


cités, ce qui préserve leur chance de promotion sociale. « Les vils et
abjects sont les Artisans. » Même condamnation sans appel chez Denis
Godefroy : « Nous appelions ordinairement mechanique tout ce qui est
vil et abject. » x L'opinion éclairée, lors même qu'elle exalte le produc-
tivisme et flétrit 1' « oysiveté » de nos voisins espagnols, rejette de son
idéal social tout ce qui est lié au travail manuel.
Alors finit par s'élargir, à partir de cette double exclusive, la notion
de noblesse, qui ne se confond plus avec sa définition juridique, et
inclut de larges cercles de la société urbaine. Regardons le tableau de
la société que nous propose, en 1685, le père Ménestrier, de la Compagnie
de Jésus : « Disons donc que la première noblesse a esté celle qui faisoit
la condition des libres, distinguez des serfs ou esclaves, et qu'enfin il
s'est fait depuis deux autres ordres de Noblesse, l'une Militaire et
l'autre Patricienne, que nous appelions encore aujourd'hui Noblesse
d'Ëpée, et de Robe. On a estably ces deux ordres pour se distinguer du
peuple, qui pour estre libre, n'est pas censé noble, faisant profession
des Arts mechaniques et du trafic. Cependant, les Marchands et les
Bourgeois ayant voulu se distinguer des Artisans et du Menu peuple
qui demeuroient avec eux dans les villes, ou qui habitoient à la
campagne firent comme un nouvel ordre de Noblesse Civile 2 donnant le nom
de Roturiers et de Vilains à ceux qui faisoient des professions basses,
et pour se distinguer d'eux, ils s'est ablirent seuls capables de tenir des
Dignitez Populaires et municipale, se firent chefs des Mestiers, de la
Milice bourgeoise, des Magistratures civiles, demandèrent mesme quelque
fois la chevalerie à leurs Seigneurs, et comme d'ailleurs ils prenoient la
qualité de Nobles et d'Escuyers par la tolérance des Princes, les Princes
et les Seigneurs avoient aussi quelque fois la complaisance de prendre
la qualité des Citoyens et de Bourgeois. » 3 Admirable description d'une
élite en perpétuel élargissement ! Au delà des querelles de préséances,
des confrontations de mérites, des conflits réels, c'est une société
ouverte qui s'esquisse en se distinguant toujours des bas étages. Osera-
t-on avancer que la société censitaire du xixe siècle ne procédera pas
autrement, quel que soit le changement d'ambiance ? Lorsque Guizot
explique, dans ses Mémoires, ce qui Га conduit à fixer le cens en 1817,
il écrit : « Ce n'est pas en partant des fortunes les plus élevées que je
suis descendu à cette limite... C'est au contraire en m'élevant des petites
fortunes jusqu'aux fortunes qui m'ont donné les garanties qu'exigeait
le bien de l'État ; dès que je les ai reconnues, je n'ai pas eu besoin d'aller
plus loin ; au-dessus je ne faisais plus aucune différence. » 4

1. Denis Godefroy, Abrégé des Trois Estais. Paris, 1682.


2. Souligné par moi.
3. Menestriek, Les diverses espèces de noblesse. Paris, 1685.
4. Guizot, Mémoires pour servir à Vhistoire de mon temps, t. I. Paris, 1858.
DENIS RIGHET

Revenons à la société antérieure à la Révolution. Quelles sont les


justifications idéologiques qu'elle s'est successivement données ?

Si la construction réelle part d'en bas, les justifications théoriques


de l'existence des élites ne pouvaient partir que d'en haut. Ce fut
nécessairement à travers l'idéal nobiliaire que nobles et notables (la
noblesse se renouvelant perpétuellement, non sans des blocages
périodiques) cherchèrent à se donner, et à donner aux autres, l'image la
mieux adaptée de la hiérarchie.
Longtemps, au xvie et pendant la plus grande partie du xviie siècle,
les deux thèmes majeurs ont été le reflet de la hiérarchie des anges et
du cosmos aristotélicien. Lieux communs que l'on rencontre chez presque
tous les auteurs, des plus grands aux minores. « Comme parmy les
Anges qui sont tous de purs esprits, il y a distinction d'ordres et de
hiérarchies, il y a aussi parmi les hommes des conditions différentes qui
servent à les distinguer notablement. » г Et Flurance admirait comment
la nature avait réglé la société humaine à l'image du monde végétal
et animal 2. Tous définissaient la noblesse par la vertu, mais la
hiérarchie à établir entre vertu militaire et vertu civile, la transmission
héréditaire de cette vertu posaient des problèmes d'interprétation
délicate, surtout pour qui voyait des petits-fils d'épiciers ou de merciers
accéder à la chevalerie. La supériorité de la vertu militaire,
généralement admise, s'allie parfois, au xvie siècle, à un certain scepticisme,
qui transparaît particulièrement dans ce passage des Recherches de la
France : « Quant à moy — écrit Pasquier — je ne me suis point icy
proposé de vilipender les Estats de ceux qui suivent la noble longue,
ny généralement de ceux qui se sont habituez es villes clauses : car en
ce faisant serois-je traistre et prévaricateur contre moy mesme. Aussi
scay-je bien que tout homme en tout estât, qui fait profession de vertu
et de vie sans reproche, est Noble, sans exception. Toutesfois si en une
République, c'est chose du tout nécessaire de faire degrez des ordres, et
mesmement qu'il soit requis de gratifier davantage aux hommes qui
se rendent plus méritoires, afin qu'à leur exemple chacun soit induit
à bien faire, je ne seray jamais jalou ny marry, qu'à ceux qui exposent
leur vie pour le salut de tous, soit attribuer le tiltre de Noble, plustôt
qu'à ceux qui dedans leurs Palais, à leurs aises, se disent vacquer au
bien des affaires d'une Justice, ceux là se moyennent ce nom de
Noblesse à la pointe de leurs espées, ceux-cy seulement à la pointe de
leurs plumes... Parqoy nous ne devons point envier au gendarme, qu'il
se donne quelque prérogative de Noblesse par dessus nous, moyennant
1. La Roque, livre cité.
2. Flurajîce, livre cité.
ORIGINES LOINTAINES DE LA RÉVOLUTION

qu'iZ ne se laisse point piper ďune folle imagination fondée en la mémoire


de ses ancestres... » x
Cette « folle imagination », on va pourtant bientôt la retrouver
dans la théorie « biologique » 2 parfaitement exprimée par La Roque :
« La vertu des ancestres donne cette excellente impression de Noblesse.
Il y a dans les semences je ne sçay quelle force et je ne sçay quel
principe, qui transmet et qui continue les inclinations des Pères à leurs
descendants. » 8 D'autres, plus sceptiques, croient davantage « aux
mille petits esguillons d'honneur, dont les enfans nobles ont leurs
tendres aureilles battues, par fréquens exemples de leurs
prédécesseurs » 4. C'est ce rôle de l'éducation nobiliaire que souligne, contre la
thèse biologique, Ménestrier : « La Noblesse est un avantage de la
Naissance que l'on a toujours considéré dans le monde, parce qu'il
semble 5 transmettre avec le sang des inclinations meilleures que ne sont
celles de personnes nées dans une fortune médiocre. L'éducation que
l'on prend soin de donner aux personnes dont la naissance est plus
illustre, et la condition plus avantageuse, contribue beaucoup à ces
sentiments généreux qui élèvent leur esprit au-dessus du commun. » e
Le bon jésuite n'oubliait pas que l'un des desseins de sa Compagnie
était de réconcilier, dans leurs collèges, les enfants des élites divisées.
Telles quelles, ces elaborations idéales souffraient, à la fin du
xvne siècle, d'un double défaut. Liées à la conception « organiciste »
d'ensemble du monde, elles ne pouvaient résister durablement aux
effets dévastateurs de la révolution philosophique et scientifique qui
venait de s'accomplir. Où trouver, dans l'univers infini de Pascal, cette
hiérarchie angélique, reflétée dans l'ordre du monde ? Il semble surtout
que cette noblesse, rajeunie par des métissages successifs, se trouvait
en quelque sorte « en l'air » vis-à-vis du pouvoir. Vouée au service du
Prince, elle dépendait, même par le biais de l'hérédité de son bon
vouloir. C'est déjà ce que lui avait rappelé avec insistance Flurance
pendant les troubles de la Ligue : « La Noblesse qui tient en l'Estat le
même rang que la faculté sensitive au corps humain remporte le
principal deshonneur du trouble et de la désobeyssance. » 7 Or, au moment
où, nous le verrons, la grande noblesse repense d'une façon
radicalement nouvelle ses relations avec la monarchie, elle a besoin de
conquérir sa légitimité autonome. Face à ces impasses théoriques, une
mutation décisive s'opéra entre 1680 et 1750. Le recours à l'histoire enracina

1. Pasquier, Recherches de la France, p. 135 (édition de 1723).


2. Marcel Reuîhard, « Élite et Noblesse dans la seconde moitié du xviii* siècle »,
Revue ďHistoire moderne et contemporaine, 1956.
3. La Roque, livre cité.
4. Flurance, livre cité.
5. Souligné par moi.
6. Ménestrier, livre cité.
7. Flurance, livre cité.
DENIS RIGHET

profondément la noblesse, et, à travers elle et pour demain, toutes les


élites, dans la dialectique du passé et de l'avenir.
Sans doute le mythe de la conquête franque était-il bien antérieur
à ces années : on le rencontre chez tous les juristes et les historiens du
xvie siècle. Mais ni chez François Hotman \ ni chez La Popelinière 2,
ni chez Du Haillan 3, ni chez Pasquier 4, ni chez Loyseau 5, il ne servait
de base à l'exclusivisme du groupe dirigeant. Loyseau, comme on Га
récemment montré e, concluait à un mélange des deux races — gauloise
et franque — dans la gentilhommerie. Incontestablement c'est lors de
la « crise de conscience », diagnostiquée hier par Paul Hazard, que le
goût de l'Histoire connut un développement dont la correspondance
avec les besoins de l'aristocratie est saisissante. On ne reviendra pas,
après l'excellent livre d'Élie Carcassonne 7, sur les œuvres qui ont
influencé les grands seigneurs et orienté leur intérêt passionné vers les
temps mérovingiens et carolingiens. Ce qui compte, dans cette
affirmation triomphante de la théorie germaniste, c'est qu'elle donnait, pour
la première fois, une base cohérente à l'image que la grande noblesse se
faisait d'elle-même. On a déduit un peu facilement de l'étroitesse de
ce groupe qu'il était « réactionnaire », et porté des jugements sévères
tant sur Fénelon — «féodal ranci » 8 — que sur Saint-Simon, « ce duc dans
la vétille » 9. Il nous semble au contraire que la prise de conscience de
l'élite ne pouvait commencer que par ses cercles supérieurs. Si, comme
nous le pensons, la Révolution est née d'abord de cette prise de
conscience, du sentiment que doit toujours exister — et d'abord parce
qu'aurait autrefois existé — une société autonome de notables ne
dépendant pas uniquement de la faveur royale, alors ces ducs et pairs
n'ont pas été seulement novateurs par leur comportement
démographique. Que l'avenir se drape dans les plis du passé est une de ces
ruses de l'Histoire auxquelles nous ne nous laissons plus prendre.
Il reste que, même étendue par Boulainvillier à l'ensemble de la
noblesse, la théorie germaniste semblait exclure des élites historiques
cette partie du Tiers-Ètat que l'opinion prenait en considération. Aussi
bien, le débat s'élargit-il après 1750, en prenant les dimensions d'un
véritable drame. Alors que la monarchie faisait de timides tentatives
pour intégrer dans la noblesse juridique des militaires et des négo-

1. F. Hotman, Franeogullia. Genève, 1573.


2. La Popelinière, Histoire de la France. La Rochelle, 1581.
3. Du Haillan, Histoire générale des Rois de France. Paris, 1576.
4. Livre cité.
5. Livre cité.
6. R. Mousnier, État et Société sous François Ier et pendant le règne personnel de
Louis XIV. C.D.U., 1966.
7. Élie Carcassonne, Montesquieu et Vidée de constitution au XVIIIe siècle. Paris,
1926.
8. R. Mousnier, in XVIIe siècle, 1952.
9. Montherlant.

10
ORIGINES LOINTAINES DE LA RÉVOLUTION

ciants x, la lutte devint intense, on le sait, sur le plan idéologique. Nous


voudrions montrer qu'il ne s'agit ni du passage de la société d'ordres
à la société de classes, ni d'un combat triangulaire entre un courant
aristocratique « historien », un courant « bourgeois » et rationaliste, et
un courant « plébéien » et démocratique. Sans doute la prise de
conscience bourgeoise — qui se manifeste clairement à travers les cahiers
de doléance de 1789 — est-elle un fait d'importance majeure. Mais
face à cette prise de conscience, le principal débat passe à l'intérieur
de la noblesse. Doit-elle maintenir dans toute sa pureté sa composition
idéale fondée sur le seul privilège (c'est-à-dire le privilège du sang) ?
Doit-elle au contraire s'ouvrir à la notabilité que propriété et talent
confèrent à des bourgeois, bien décidés, quant à eux, à respecter les
préséances de la noblesse ? Ce qui était en question dans ce débat, et
conforme à une évolution biséculaire, c'était l'élargissement de l'élite idéale.
Écartons d'abord les faux problèmes. Pourquoi ranger Montesquieu,
même lorsqu'on reconnaît la modernité de sa méthode, parmi les
« réactionnaires » 2 ? Serait-ce à cause de son germanisme « histori-
sant » ? Je sais bien que tout le courant rationaliste de la deuxième
moitié du siècle — pensons surtout au grand Condorcet — a par un
contresens, du reste riche en signification historique, vu en Montesquieu
le défenseur des barbaries gothiques. Mais l'auteur de l'Esprit des lois,
qui n'a pas ménagé ses sarcasmes à la noblesse de cour, était moins
sensible aux justices seigneuriales qu'à la nécessité d'une élite enracinée
dans l'Histoire comme fondement du libéralisme. Et, sous son influence,
le courant « historisant » n'a pas seulement servi, dans les luttes d'idées,
aux défenseurs des privilèges. Mably, on le sait, s'appuya sur les thèses
gemanistes pour élargir au Tiers-État les titres d'ancienneté d'abord
acquis par la noblesse 8. Et lorsque sous Necker se déclencha la lutte
entre « Aristocrates » et « Patriotes », il y eut, parmi ces derniers, des
publicistes qui puisèrent dans le germanisme les armes de leur combat 4.
Opposer radicalement histoire et raison, assimiler l'une au passé, l'autre
à l'avenir, semble être une simplification abusive. La prise de conscience,
de l'élite, qui avait nécessairement commencé par le thème de la
conquête, put se dépasser, chez les esprits les meilleurs, dans l'idée de
raison et de loi naturelle. A souligner unilatéralement les divergences, et
à se placer dans le seul temps court — l'extrême fin de l'Ancien Régime —
on négligerait les convergences et on briserait les continuités.
Pourquoi aussi, partant de l'hypothèse d'un rapport nécessaire
entre « infrastructure » et « superstructure », dépister a priori dans

1. M. Reikhard, article cité.


2. Louis Althussek, Montesquieu. P.U.F., 1959.
3. Mably, Observations sur Г Histoire de France, lIe partie publiée ед 1765 et
2e partie en 1788.
4. Textes cités par Carcassonne.

11
DENIS RIGHET

l'élaboration idéologique les traces d'un conflit majeur d'intérêts entre


noblesse et bourgeoisie ? Qu'il y ait eu des conflits, majorés par les
froissements d'amour-propre, nous le savons tous. Qu'il y en ait eu
d'autres, tout aussi importants, et non moins durables, comme celui
qui opposa, pour l'accès aux hauts grades de l'armée, noblesse
présentée et hobereaux de province, nous ne l'ignorons pas. Le problème,
pour nous, se pose autrement. Existe-t-il des représentations
communes à une société des Lumières dans laquelle la noblesse urbanisée
ne joue pas un rôle moins important que les hautes sphères du Tiers-
État ? Dans le domaine du goût littéraire, artistique, musical,
M. A. Dupront a révélé ces modèles communs et le jeu incitateur de
l'aristocratie dans leur élaboration г. En serait-il autrement quant à
l'idée que cette société s'est forgée d'elle-même ? Pour y répondre, il
faudrait, au delà des particularités biographiques (après tout, Mirabeau
et Condorcet n'étaient pas moins nobles que Montesquieu), retrouver
dans la masse des textes, la présence obsédante d'une coupure
fondamentale entre idéologie nobiliaire et idéologie bourgeoise.
Faute d'une étude quantitative 2, et sans prétendre avoir pris
contact même avec le centième de la production littéraire, on peut
interroger les plus grands. Au cœur des débats « philosophiques » qui
suivirent l'Esprit des Lois, au centre des polémiques ouvertes par l'annonce
de la convocation des États généraux, ce n'est pas le concept de
noblesse, c'est la notion de Privilège que l'on rencontre. Le mot prend
une résonance particulière : il ne désigne plus que secondairement ces
faisceaux de droits et de devoirs propres à chaque corps de l'ancienne
société, il ne s'accorde pas, malgré les apparences, aux exemptions
fiscales (on sait du reste que la noblesse les a abandonnées avant que se
réunissent les États généraux) 3, il ne s'étend naturellement pas à tous
les avantages que la démocratie du xxe siècle reprochera aux élites. Le
privilège, c'est ce qui enferme l'élite dans les barrières étroites de la
naissance noble. Quand ils combattent le privilège, ni les Physiocrates,
ni Condorcet, ni les Patriotes de 1789 ne condamnent la noblesse. Tous
— sauf Sieyès — lui reconnaissent des préséances, et distinguent, avec
Roederer « la prérogative légale de la noblesse » — qu'ils refusent — et
les « avantages qu'elle tient de l'opinion », qu'ils considèrent comme
naturels et justes 4. Encore revint-il à Sieyès lui-même, le mérite d'avoir,
dans un raccourci historique saisissant, expliqué pourquoi la noblesse
avait été pionnière dans le combat pour la liberté. « Je ne suis point
étonné, écrit-il 5, que les deux premiers ordres aient fourni les premiers

1. A. Dupboiît, Art, Littérature et Société au XVIII0 siècle. C.D.U., 1963-1965.


2. Cf. Livre et société. Mouton, 1966.
3. Égbet, livre cité.
4. Ibidem.
5. Sieyès, Qu'est-ce que le Tiers-État ? 1789.

12
ORIGINES LOINTAINES DE LA RÉVOLUTION

défenseurs de la justice et de l'humanité. Les talents tiennent à


l'emploi exclusif de l'intelligence et aux longues habitudes. Les Membres
de l'ordre du Tiers-État doivent, par mille raisons, y exceller ; mais les
lumières de la morale publique doivent paraître d'abord chez les hommes
mieux placés pour saisir les grands rapports sociaux x et chez qui le
ressort originel est moins communément brisé : car il est des sciences qui
tiennent autant à l'âme qu'à l'esprit. » Ce texte illustre
merveilleusement le mouvement continu que nous avons tenté d'esquisser. Ce que
veulent philosophes et patriotes, c'est cette élite ouverte, acceptant
les préséances de la noblesse, mais intégrant la propriété, la fortune et
le talent qui était en gestation depuis le xvie siècle. Comme l'écrivait
Lacretelle en 1789 : « Aujourd'hui les propriétaires et les rentiers,
nobles ou non, ont un égal intérêt à la prospérité publique. » 2
Mais jamais chez ces novateurs ne disparaît la conscience de la
barrière fondamentale qui sépare l'élite des classes inférieures. Le mot
« égalité » ou bien est repoussé, ou bien — et c'est le cas le plus
fréquent — est compris comme l'inverse du privilège, c'est-à-dire d'une
égalité à l'intérieur du cercle des propriétaires. D'Holbach, qu'on nous
présente parfois comme un démocrate, distinguait soigneusement les
propriétaires d'une part, et « la populace imbécile qui privée de lumière
et de bon sens peut à chaque instant devenir l'instrument et le
complice des démagogues turbulents qui voudraient troubler la société ».
« Ne réclamons jamais, poursuit-il, contre cette inégalité qui fut toujours
nécessaire. » 3 Condorcet exprima plus clairement ce que signifiait
égalité pour les hommes des Lumières : « Le droit d'égalité n'est pas
blessé si les propriétaires seuls jouissent du droit de cité, parce qu'eux
seuls possèdent le territoire, parce que leur consentement seul donne
le droit d'y habiter ; mais il est blessé si le droit de cité est partagé
inégalement entre différentes classes de propriétaires parce qu'une
telle distinction ne naît pas de la nature des choses. » 4 Au bout de trois
siècles, triomphe une image de la notabilité qui s'épanouira en 1791,
plus explicitement dans la constitution de l'an III, et dominera le
premier xixe siècle.
Le drame, ce fut le grand refus qu'opposa à cet élargissement de
l'élite une partie de la noblesse. Refus affirmé par l'obstination avec
laquelle les « Aristocrates » exigèrent le vote par ordre, puis par
l'émigration et la Contre-révolution 5. Refus qui explique peut-être
partiellement ce dérapage de la Révolution dont nous avons parlé ailleurs e.

1. Souligné par moi.


2. Cité par Égret.
3. D'Holbach, Politique naturelle ou Discours sur les vrais principes du
gouvernement, 1773.
4. Condobcet, Idées sur le despotisme, 1789.
5. J. Godechot, La Contre-révolution. P.U.F., 1961.
6. Livre cité.

13
DENIS RICHET

La comparaison entre cette attitude et celle de la noblesse anglaise a


inspiré à Tocqueville x et à Balzac 2 des pages bien connues. Mais
personne ne pense plus, avec le premier, que le « franc-fief » ait été un
obstacle décisif à l'osmose des élites, ni avec le second, que c'est pour
s'être « cramponnée fatalement aux insignes » que l'aristocratie
française fut emportée par la tourmente. Faut-il chercher les raisons de ce
refus dans l'existence de cette pauvre et pléthorique noblesse de
campagne, humiliée dans l'armée du xvine siècle comme elle le sera demain
dans l'émigration ? 3 Ou bien dans la résistance de parlementaires
fraîchement annoblis et d'autant mieux attachés à leurs privilèges ?
N'oublions pas non plus cette noblesse de cour qui, par le système des
pensions, vivait de l'Ancien Régime. Cette division des élites sur le terrain
du privilège a en tous cas pesé sur le destin des monarchies censitaires.

On ne retrouvera pas cette division dans la façon dont les élites ont
conçu leurs relations avec le pouvoir. Et, sur ce plan, s'est située la
véritable révolution qui a précédé, en dépit du modèle magnifiquement
présenté par Marx dans sa préface à la Contribution à la critique de
l'Économie Politique*, l'essor des nouvelles « forces productives ». Pour
la saisir il faut, cette fois encore, remonter en arrière, et suivre du
XVIe au xvine siècle les contestations théoriques du régime émanées
de la noblesse d'épée, des robins, ou des hautes couches de la roture.
Précisons d'entrée de jeu ce qui est exclu de cette investigation.
Sur la nature de la monarchie absolue, ses lois fondamentales, ses
différences de nature avec les régimes orientaux, la description qu'en
ont donnée, de Bodin à Guyot, ses théoriciens, il est inutile de revenir
après lés travaux d'Olivier-Martin 5 et de M. Mousnier e. Tout au plus
souhaiterait-on — mais ce n'est pas notre propos — que des nuances
soient apportées au tableau général 7. Nous ne nous attarderons pas
non plus — -pour des raisons évidentes — aux luttes effectivement
menées, sur le terrain des faits, contre tel souverain ou tel ministre.
Enfin nous écarterons provisoirement, en attendant d'y revenir, les
protestations écrites et orales des milieux plébéiens ou de leurs interprètes.
Quatre grandes étapes jalonnent les courants d'opposition nées dans

1. Tocqueville, I? Ancien Régime et la Révolution, t. II, д. 150. Gallimard.


2. Balzac, La duchesse de Langeais.
3. Godechot, livre cité. Léonard, L'Armée et ses problèmes au XVIIIe siècle.
Pion, 1958.
4. Marx, Contribution à la critique de l'Économie politique, 1959.
5. Olivier-Martin, Histoire du droit français (édition de 1948).
6. R. Mousnier, in XVIIe siècle, 1955.
7. Cf. P. Mesnard, « L'État de la Renaissance et son évolution vers
l'absolutisme », (t. X de Г Encyclopédie française).

14
ORIGINES LOINTAINES DE LA RÉVOLUTION

les élites. Non selon une courbe continuement ascendante, mais avec
des hauts et des bas, les points de rupture décisifs se situant, selon
nous, autour de 1685 et autour de 1750. Il ne s'agit pas de retracer,
après tant d'autres, une « histoire des idées politiques », mais de nous
demander si et quand le système lui-même a été refusé, et quel système
différent on lui a opposé. La difficulté est de distinguer soigneusement
ce qui a été, au sens propre, utopie, et ce qui s'est dégagé comme
alternative concrète dont l'on définit et l'on presse la réalisation.
Des écrits huguenots des années 1573-1578, on connaît г les trois
fondements théoriques essentiels : une reconstruction mythique de
l'Histoire de France tendant à prouver que le pouvoir royal avait été,
jusqu'à une déviation récente, soumis au contrôle d'une assemblée;
le thème biblique des deux « alliances », des deux « contrats » (l'un entre
Dieu, le roi et le peuple, l'autre entre le roi et le peuple) z; enfin l'analyse
aristotélicienne du tyrannicide devenue tradition d'école depuis le
xine siècle. Plus audacieux, sans doute, que les Frondeurs de 1648, les
notables huguenots ne craignirent point de remonter aux origines du
pouvoir pour justifier la résistance des « gens de bien et d'honneur » 8,
des « nobles et autres personnages notables » 4, des « magistrats »5
contre les violations de la liberté de conscience. Mais on n'a pas assez
mis en lumière le double conservatisme qui imprègne cette polémique.
De cette résistance passive sont exclus « la populace » e, ces « furieux
et turbulents Anabaptistes que nous confessons tous pouvoir estre
dignement chastiez par le magistrat » 7, « le party des Séditieux » 8, les
« personnes du tout privées et sans aucune charge d'estat » 9. Surtout,
en condamnant Machiavel, en rappelant sans cesse la finalité chrétienne
du pouvoir royal, en soulignant la force des lois et coutumes qui bornent
ce pouvoir, Hotman et Duplessis-Mornay se plaçaient finalement sur
le même terrain que leurs adversaires, c'est-à-dire à l'intérieur du cadre
idéal de la monarchie absolue. Ils ne remettent en cause que son
fonctionnement en une circonstance particulière. Cette faiblesse théorique
explique le succès facile de la réfutation bodinienne.
On ne s'étonnera pas si nous passons ici sous silence les pamphlets

1. Au vieux livre de George Wedll (1891), on préférera : Pierre Mesnard, L'essor


de la philosophie politique au XVIe siècle, 1952 ; Vittorio de Caprariis, Propaganda
e pensiero politico in Francia. Naples, 1959.
2. Notons du reste que même parmi les absolutistes les plus farouches certains
n'oublièrent jamais cette théorie du double contrat d'origine. Cf. le Père Le Moyne,
L'Art de Régner. Paris, 1665.
3. Hotman, livre cité.
4. Vindiciae contra tyrannos (déjà cité).
5. Th. de Bèze, Du droit des magistrats sur leurs sujets, 1574.
6. Vindiciae...
7. Le Réveille Matin des Français, 1573.
8. Ibidem.
9. Th de Bèze, livre cité.

15
DENIS RIGHET

ligueurs contre Henri III et Henri IV, dont on a trop souvent dit 1
qu'ils reprenaient, par un retournement tactique, les arguments des
huguenots de la veille. L'extrémisme ligueur, nous le montrerons
ailleurs, tirera de sources identiques des conclusions autrement
radicales : mais il ne concerne pas les élites. Quant à l'aile modérée de la
Ligue, elle conteste le Prince, non le système. Sauf en ce qui concerne
le débat juridique 2, on n'y rencontre rien qui fût contraire à la
constitution coutumière.
La Fronde, par contre, même si elle ne fut pas d'origine
aristocratique 3, fournit aux élites alors divisées l'occasion d'exprimer leur idéal
de gouvernement. Les cahiers de la noblesse, récemment publiés 4, si
riches quant aux revendications corporatives de l'ordre, sont d'une
navrante pauvreté sur le plan de l'imagination politique. De
l'oligarchie municipale et marchande, l'on sait aujourd'hui la fidélité
monarchique 5, que justifiaient du reste ses intérêts bien compris e. Quant
aux robins, il est difficile de comparer leurs exigences avec celles des
libéraux de 1814 7 et de penser qu'avec les Propositions de la chambre
Saint-Louis « ils essayaient de faire une révolution » 8. Sans espérer
dompter l'océan des mazarinades, et sans tenir compte du «
radicalisme » plébéien de Paris et de Bordeaux, les pamphlets |se
caractérisent, en général, par un respect obséquieux de l'absolutisme : volonté
de se démarquer nettement de la Ligue 8 et de la Révolution
d'Angleterre 10 de distinguer dans les termes bodiniens la monarchie française de
la monarchie « seigneuriale ». Plus significative encore, cette crainte
diffuse de « déchirer le voile qui couvre le mystère de l'état » X1 qui se
révéla, lorsqu'en février 1648, Mazarin demanda au Parlement de
préciser jusqu'à quel point, il estimait avoir le droit de s'opposer aux
ordres du roi. La consternation régna dans le Sénat. Le conseiller Le
Prévost opina « qu'il était dangereux de s'étendre sur la matière en
question ». Le fameux Broussel : « qu'il ne fallait point agiter de telles
questions dont les seules propositions ébranlent l'autorité du Roi et
diminuent l'obéissance des peuples ». Finalement les conseillers una-

1. Henri Hauser, Les Sources de l'Histoire de France : le XVIe siècle, t. 3,


introduction.
2. R. Villers, in Revue Historique du Droit Français et Étranger, 1959.
3. B. Porchnev, Les soulèvements populaires en France de 1623 à 1643.
S.E.V.P.E.N., 1963.
4. Mousnier, Durand, Labatut, Leyde, 1954.
5. Kossman, La Fronde, Leyde, 1954.
6. Mme Lxjblinskaia a récemment insisté sur ce point, in : L'absolutisme
français au début du XVIIe siècle (en russe, mais avec résumé en français). Moscou, 1965.
7. Saint- Atxlaire, Histoire de la Fronde, 1824.
8. Lavisse, Histoire de France.
9. Les souhaits de la France, 1649.
10. Lettre d'un Milord d'Angleterre, 1649.
11. Cardinal de Retz, Mémoires.

16
ORIGINES LOINTAINES DE LA RÉVOLUTION

nimes, « confessent qu'ils ne peuvent ni ne doivent décider sur une


question de cette qualité, pour laquelle il faudrait ouvrir les cachets et
les sceaux de la royauté, pénétrer dans le secret de la majesté du
mystère de l'Empire » г. A lire Claude Joly 2, qui passe pourtant pour le
théoricien le plus anti-absolutiste de la Fronde, on retrouve aisément
la même prudence, le même accord de principe avec les thèmes de ses
adversaires politiques. Vue sous l'angle de la capacité des élites à
imaginer un nouveau contrôle du pouvoir, la Fronde apparaît comme
une période d'étiage, un avilissement général (accompagné d'une ato-
misation des choix politiques), un bas palier entre les révoltes archaï-
santes mais viriles du xvie siècle, ces poussées de modernité qui se
heurtèrent au plafond culturel du cosmos aristotélicien, et les prises
de conscience triomphantes des Lumières.
A quel moment parvinrent-elles à percer la nuit ? Un indicateur
pertinent est le destin des mots « despote », « despotique » et «
despotisme ». Pendant longtemps le vocable grec Sscttotjxoç avait été traduit
en français par « seigneurial » et il n'occupait dans les dictionnaires
comme dans la littérature courante qu'une place très réduite. Quand
Bodin et Loyseau parlaient de « monarchie seigneuriale » 3 ou de
« Princes seigneurs » 4, ils ne faisaient que reproduire le changement
d'images proposé par les « trésors » 6 et les traductions e à propos de la
terminologie aristotélicienne. Par contre, dans les premiers lexiques 7,
le mot despote est ignoré. Longtemps après, lorsque les véritables
dictionnaires apparurent, il n'aura qu'une signification géographiquement
et historiquement limitée : « titre donné aux souverains de Valachie et
quelques autres voisins dépendant de l'empire ottoman » 8. Ce fut
seulement en 1694 que « despotique » est assimilé à « absolu » • et en 1721
que « despotisme » devient la forme de gouvernement « dans lequel le
souverain est maître absolu » 10. Mais bien avant d'avoir droit aux
colonnes des dictionnaires, ces vocables explosifs avaient commeneé

1. Cités par Kosmann.


2. Claude de Joly, Recueil de maximes véritables, 1652.
3. Bodin, Les Six Livres de la République, 1576.
4. Loyskatj, livre cité.
5. Robert EstienNe, Thesaurus graeco-latinus, 1570, art. ЪгбпбххС ; John Baret,
An Alvearie or quadruple dictionary, 1570, idem.
6. La Politique d'Aristote (et partieulièremejit le chapitre V du livre III, où il est
question de la monarchie seigneuriale) fut traduite en 1568 par Loys Le Roy, dit
Regius de Costentin, réédition en 1600. Aucune traduction nouvelle avant celle de
Champagne en 1797.
7. Outre le Thesaurus d'Estienne : Jean Nicot, Trésor de la langue française, 1606 ;
César de Rochefort, Dictionnaire général et curieux des lexiques. Lyon, 1585 ; César
Oudin, Trésor des trois langues, espagnole, française, italienne, 1627.
8. Richelet, 1630 ; Furetière, 1690 ; Trévoux, 1904. Les deux premières
éditions du Dictionnaire de Г Académie française sont muettes.
9. Dictionnaire de V Académie française, 1694.
10. Dictionnaire de Trévoux.

17

Annales (24« année, janvier-février 1969, n° 1) 2


DENIS RIGHET

à miner le consensus qui liait depuis des siècles l'opinion au souverain.


On pourra nous objecter que les destins du vocabulaire sont peu
signifiants en eux-mêmes. Quelles qu'aient été les influences,
extérieures * ou intérieures 2, qui ont abouti à substituer une translation
à une traduction, les concepts de base se sont-ils modifiés ? Quant un
mot devient mobilisateur, quant derrière lui se pressent des images qui
cristallisent des passions, c'est qu'on a besoin de lui, c'est qu'il est une
arme, le facteur énergétique qui aide l'opinion éclairée à conquérir son
indépendance.
D'autant plus qu'associées à ce mot des notions très neuves se
précisèrent peu à peu. Ni dans certaines mazarinades ni dans l'œuvre de
Hay du Chatelet 8 « despotique » ne revêt d'aspects nouveaux. C'est
après la révocation de l'Édit de Nantes que le mot explosa. Non sans
doute chez tous les exilés. Un Élie Merlat * resta fidèle à l'absolutisme
persécuteur, et même Jurieu 5 fut en retrait par rapport à la polémique
protestante du xvie siècle. S'il rappela le contrat initial, il affirma que
le peuple peut se dessaisir de sa souveraineté et il marqua ses préférences
pour la monarchie absolue. C'est dans les Soupirs de la France esclave
(1689) qu'un pas décisif fut franchi. Utilisant avec insistance l'adjectif
« despotique », l'auteur de ce pamphlet lia fortement ce qui avait été,
selon lui, l'altération de la constitution coutumière, la confusion entre
monarchie absolue et « empire despotique », à la notion de nivellement
social. « Dans le Gouvernement présent tout est Peuple. On ne sçait
plus ce que c'est que qualité, distinction, mérite, naissance. » e On sait
que cette idée féconde fut approfondie, vingt ans plus tard, et dans une
tout autre ambiance idéologique (respect profond de la monarchie
absolue, refus de comparer avec le despotisme) par le Petit Troupeau
qui entoura le Duc de Bourgogne, quand celui-ci devint dauphin en
1711-1712. Grâce au recours à l'Histoire, Saint-Simon, Fénelon, Che-
vreuse et Beauvillier avançaient implicitement (car il y eut toujours
un hiatus entre leurs prémices et leurs conclusions politiques) une
exigence constitutionnelle profondément novatrice : le lien entre la
monarchie et la noblesse. Sur ce plan aussi, alors que certains cercles
marchands se plaçaient timidement sur le simple terrain de la lutte pour

1. Après avoir cherché vainement du côté des récits de voyageurs en Orient, je


pense que les traductions de Vanglais ont pu être importantes. Desporte — avec son
sens nouveau — apparaît dès 1611 dans le Dictionnaire anglo-français de Cotgbave,
et en 1652 dans la traduction du De corpore politico de Hobbes.
2. « Seigneurial » prêtait à équivoque dans la mesure où il confondait un régime
politique détesté et une institution à laquelle tous étaient accoutumés.
3. Hay dxj Chatelet, Traité de la Politique de France. Paris, 1669.
4. E. Merlat, Traité du pouvoir absolu. Cologne, 1685.
5. Jukieu, « 16e et 17e lettres pastorales », citées d'après la publication de F. Puaux.
Paris, 1917.
6. Les soupirs de la France esclave, 1689.

18
ORIGINES LOINTAINES DE LA RÉVOLUTION

la liberté du commerce x, les ducs et pairs furent les véritables ancêtres


du libéralisme. Seule l'apparence de leur combat était rétrograde. Tout
en respectant l'absolutisme, tout en se réclamant du passé pour
condamner le présent, tout en restant prisonniers —- comme, à sa manière,
l'auteur des Soupirs — de la distinction bodinienne entre des types de
régimes nécessairement distincts, ils proposaient un certain contrôle
social sur l'État. Que ce contrôle fut, en un premier temps, réservé à
un groupe restreint est moins important que cette exigence en elle-
même.
Ce fut Montesquieu qui fit sauter, avec éclat, les derniers verrous.
M. R. Aron 2 a fort bien dégagé ce qui, malgré la prudence des
formulations, était profondément révolutionnaire dans la méthode comme
dans la conception de l' Esprit des Lois. Pour la première fois, les
interrelations entre régime politique et structure sociale étaient
ouvertement affirmées comme une loi, historique et naturelle. Et c'est
pourquoi, comme l'avait montré Althusser 3, il existe une unité dialectique
entre la nature et le principe d'un gouvernement. Dans les corps
intermédiaires de la monarchie, « le pouvoir le plus naturel est celui de la
noblesse. Elle entre en quelque sorte dans V essence de la monarchie » 4.
Autre modification fondamentale : la conception du destin des régimes.
Depuis Bodin, les théoriciens de l'absolutisme et les hérauts de
l'opposition (on l'a vu pour les ducs et pairs) avaient considéré pouvoir
monarchique (ou monarchie royale) et empire despotique (ou
monarchie seigneuriale) comme des essences étrangères et immuables. Aussi
même les plus novateurs s'étaient-ils présentés comme des nostalgiques
du passé, les gardiens vigilants de la véritable constitution. Montesquieu
apprit à tous qu'un régime est sujet à dégénérer, que « les monarchies
vont se perdre dans le despotisme » 5. Contre ce risque, la seule barrière
est l'existence des élites, avant tout la noblesse.
Les débats qui suivirent Y Esprit des Lois furent centrés sur la
critique du despotisme e. Exceptons les Physiocrates dont l'apologie du
« despotisme légal » fut considérée par beaucoup, à commencer par
Turgot 7, comme une maladresse. Dans le courant majoritaire, deux
attitudes apparurent. Les uns — particulièrement dans les
Parlements — plus fidèles à la lettre qu'à l'esprit de Montesquieu
s'accrochaient à la distinction entre monarchie et despotisme pour critiquer

1. Lionel Rothkrtjg, livre cité.


2. Raymond Aron, Les Étapes de la pensée sociologique. Gallimard, 1967.
3. Althusser, livre cité.
4. Souligné par moi.
5. Esprit des Lois, livre VIII, chap. XVII.
6. « Les réflexions de M. De Montesquieu ont en quelque sorte fixé les idées sur la
nature du despotisme. » Anquetil-Duperron, Législation orientale, 1778.
7. Il écrivit à Dupont de Nemours : « La doctrine du despotisme légal n'a cessé de
salir les ouvrages des économistes. » Cité par Carcassokne.

19
DENIS RICHET

le régime 1. D'autres, plus nombreux, la niaient. Voltaire écrivit à Gin :


« Je commence par vous avouer que despotique et monarchique sont tout
juste la même chose dans le cœur de tous les hommes et de tous les êtres
sensibles. » 2 Mais chez tous — sauf peut-être chez Rousseau — la
condamnation de l'Ancien Régime se faisait au nom du libéralisme et de
la volonté des élites de contrôler le pouvoir 8. Rousseau lui-même, en
qui on a voulu voir récemment l'ancêtre de la « démocratie totalitaire » 4,
ou un chrétien de gauche en butte à la cabale des philosophes nantis 5,
conservait la liberté comme fondement essentiel e. C'est peut-être moins
sur le terrain de l'égalité — qu'il réservait pour le pouvoir constituant,
non pour le gouvernement 7 — que sur celui de la souveraineté qu'il se
montra réellement anticipateur, et à contre-courant de son siècle. Ses
contemporains auraient applaudi à ce discours prononcé par Sieyès
en l'an III, à propos de la souveraineté : « ce mot ne s'est présenté si
colossal devant l'imagination que parce que l'esprit des Français, encore
plein des superstitions royales, s'est fait un devoir de le doter de
pompeux attributs et de pouvoirs absolus qui ont fait briller les
souverainetés usurpées » 8.
On comprend mieux ainsi que ces élites, mêmes divisées sur le
problème du privilège, aient été profondément unies dans la revendication
fondamentale : la liberté. Ce ne fut pas, comme on l'a trop souvent
écrit, une alliance contre nature, un cartel accidentel et trompeur, mais
une même espérance et une même volonté. Que l'opposition des
Parlements à Louis XV aient recouvert, à côté de ces désirs sincères, des
intérêts mesquins, tous les « philosophes » s'en rendaient parfaitement
compte, mais cela ne les arrêtait pas. D'Holbach, qui déteste tous les
corps privilégiés et voit en eux les vestiges d'un passé barbare,
considérait qu'ils devaient, en l'absence d'une autre représentation 9, être
« le rempart toujours nécessaire entre l'Autorité suprême et la liberté
des sujets ». Mably, tout en désapprouvant l'éloge fait par Montesquieu
des corps intermédiaires, prévoit que les Parlements pourront jouer un
rôle utile en attendant qu'ils réclament la convocation des États
généraux 10. C'est pourquoi l'opinion, quoi qu'en aient dit certains histo-

1. Cf. Cakcassonne, livre cité.


2. Préface à la 2e édition du livre de Gin, Les vrais principes du gouvernement
français, 1777.
3. Dans son Essai sur le despotisme, 1775, Mirabeau écrivait : « Le respect de la
propriété est la base comme l'objet de toute société et de toute législation. »
4. J. L. Talmon, Les origines de la démocratie totalitaire, Calmann-Lévy, 1966.
5. Henri Guillemin, Préface à l'édition 10/18 du Contrat Social (Pion).
6. Contrat Social, livre II, chap. IV.
7. Ibidem.
8. Cité dans notre Révolution française.
9. D'Holbach, livre cité.
10. Mably, Les Droits et Devoirs du citoyen, publié en 1789, mais écrit dès 1758'
1759.

20
ORIGINES LOINTAINES DE LA RÉVOLUTION

riens \ n'a pas été favorable au « coup d'état Maupeou ». Sauf Voltaire,
les « philosophes », les réformateurs (pensons à Turgot), les futurs chefs
du « parti national » (Target notamment) condamnèrent la réforme ou
gardèrent le silence. On a reproché à Louis XVI d'avoir renvoyé
Maupeou 2 et à Turgot d'avoir laissé rétablir le Parlement. Il est toujours
aisé de donner rétrospectivement des conseils politiques aux
responsables d'hier ! Le véritable problème historique doit être ainsi posé :
l'état de l'opinion permettait-il le vide, l'absence de tout organe capable
de faire entendre sa voix ? L'échec même de l'expérience Turgot est
éclairant. L'étonnant n'est pas qu'il se fût heurté aux mécontentement,
populaires et aux forces conservatrices de la Cour et du Parlement, mais
la faiblesse de ses appuis. Edgar Faure observe, à bon droit, que si
Turgot gardait la confiance d'une partie importante de l'opinion, c'était
une opinion qui ne comportait ni secteurs organisés ni moyens de
pressions 3. On peut sans doute aussi se demander si en inversant les
priorités, en commençant par réunir les assemblées qu'il avait prévues pour
plus tard, il n'aurait pas allumé un contre-feu face à l'incendie
provoqué par les privilégiés. Peut-être toute tentative de réformisme qui ne
s'appuyât pas sur la consultation de la Nation, c'est-à-dire des
propriétaires, était-elle condamnée à l'échec.
Quand Calonne réunit les Notables, ce fut, comme l'a
remarquablement montré M. Égret 4, une explosion d'enthousiasme. « La grande
nouvelle du jour — écrit un chroniqueur — est la convocation d'une
Assemblée nationale, qui produit dans le public la plus vive sensation.
On voit avec autant d'admiration que de reconnaissance notre monarque
appeler à lui la nation ». On sait aussi, toujours grâce à M. Égret, que
le renvoi de Calonne sous la pression des Notables ne fut pas dû
principalement à une résistance aveugle de privilégiés à un ministre
novateur. Ancien intendant, incarnant parfaitement ce corps de hauts
fonctionnaires nourris du souci jaloux de l'autorité de l'État, Calonne ne
voulait pas entendre parler d'États généraux, et les assemblées
provinciales qu'il proposait n'auraient eu, à la différence de celles que
Necker avait créées à Bourges et à Montauban, qu'un rôle consultatif 5.
Au contraire, par le biais de sa réforme administrative, Loménie de
Brienne alla droit à l'essentiel — la consultation des élites — et souleva
l'enthousiasme d'une grande partie de la noblesse de province. Mais

1. « Les anciens magistrats avaient régné par la crainte. Quand ils furent abaissés
leur impopularité éclata. » Pierre Gaxotte, Le siècle de Louis XV. Fayard.
« La réforme fut acceptée par l'opinion. » H. Methivier, Le Siècle de Louis XV,
(PUF, Que sais-je ?)
2. « Louis XVI n'avait aucun sens de l'État. » R. Mousnier, article cité.
3. Edgar Faure, La disgrâce de Turgot. Gallimard, 1962.
4. Jean Égret, La Pré-révolution (tout ce qui suit s'appuie sur ce livre).
5. Cf. Tocqueville, à propos de ce Tenvoi : « La haine de l'arbitraire parut donc
un moment la passion unique des Français », livre cité, t. II, p. 52.

21
DENIS RIGHET

lorsque, contre les Parlements, il laissa Lamoignon revenir aux procédés


de Maupeou, il fut lâché par bien des novateurs (Condorcet
notamment) et se reforma contre lui l'alliance des libéraux conservateurs et
des libéraux de progrès. Dans un fort lucide Mémoire au Roi x, Males-
herbes écrivait : « Je dis que le Parlement de Paris n'est en ce moment-ci
que l'écho du public de Paris, et que le public de Paris est celui de toute
la Nation, c'est le Parlement qui parle parce que c'est le seul corps qui
ait le droit de parler ; mais il ne faut pas se dissimuler que si aucune
Assemblée de citoyens avait ce droit, elle en ferait le même usage.
C'est donc à la Nation entière que l'on a affaire. » Et il proposait
d'opposer une Assemblée moderne aux États généraux.
Dès que les États généraux furent convoqués, la question du vote
par ordre ou par tête divisa, on le sait, tenants du privilège et partisans
d'une élite ouverte à la richesse, aux talents et aux préséances de la
noblesse. Mais le combat entre « Aristocrates » et « Nationaux » n'a
nullement affaibli la volonté commune de mettre à bas le «
despotisme ». Et le programme des « Aristocrates », si conservateur qu'il fût
sur le terrain du privilège, n'était pas moins libéral que celui des
« nationaux ». D'Éprémesnil écrivait au comte d'Entraigues : « La liberté
individuelle, la liberté politique et la liberté de la presse, nous
obtiendrons sur ces trois points pour la Nation, ou nous périrons. » Ce
libéralisme conservateur qui aura la vie longue (pensons aux ultra de la
Restauration et aux Légitimistes de la Monarchie de Juillet) plongeait
ses racines, on l'a vu, dans une longue tradition. Le privilège n'a pas
été seulement, comme l'a écrit Jean Meuvret 2, le recours de la liberté,
il en a été lé véritable ancêtre, le père légitime, la source authentique.
A travers le passage de la « barbarie gothique » aux Lumières de la
raison, ce fut la noblesse qui enfanta ce système révolutionnaire de valeurs :
le libéralisme.

Devons-nous renoncer alors au concept de révolution bourgeoise ?


Il faut écarter ici toute équivoque. Au large plan des forces économiques,
s'opère, du xvie au xixe siècle, une lente mais révolutionnaire mutation,
qui est l'histoire même du capitalisme, l'un des faits majeurs des temps
modernes. Qu'on baptise, si l'on veut, révolution bourgeoise ce mou-
mouvement pluriséculaire dont l'étape décisive se place dans la deuxième
moitié du xixe siècle. Mais enfermer la Révolution française de 1789 dans
la théorie marxienne de la révolution — l'un des aspects les plus faibles

1. Cité par Égret.


2. Jean Meuvret, in XVIIe siècle, 1955.

22
ORIGINES LOINTAINES DE LA RÉVOLUTION

et les moins cohérents de l'œuvre gigantesque de Marx 1 — nous paraît


doublement impossible. Il n'y eut pas, jusqu'à la fin du xvine siècle
un essor tel des forces productives que s'imposât par la violence la
substitution de nouveaux « rapports de production » à ď « anciens » 2. Et
surtout, la Révolution de 1789 résulta d'une double prise de conscience
des élites réalisée à travers un long cheminement. Conscience de leur
autonomie, d'abord, par rapport à l'ordre politique, de leur nécessaire
contrôle, ensuite, du pouvoir. Conscience unanime où la noblesse joua
le rôle d'un initiateur et d'un éducateur, mais qui s'élargit à la richesse,
à la propriété et au talent. Ce fut la Révolution des Lumières.
Mais cette volonté commune avorta, temporairement, sur le terrain
de l'homogénéité du groupe dirigeant. Unies précocement sur
l'exclusion de masses du pays « légal », si l'on entend par là les lois de
l'Histoire et de la raison, les élites se divisèrent sur le problème du privilège.
Ni la Révolution, ni l'Empire, ni les monarchies censitaires ne
colmatèrent cette brèche, qui provoqua les étonnantes oscillations de la
courbe politique du xixe siècle français. C'est peut-être quand
commença la seconde révolution, la révolution démocratique, grâce à
Napoléon III puis au radicalisme, que se réconcilièrent ces élites. Pour
elles ce fut trop tard. Pour les masses, ce n'était pas encore
l'Avènement.

Denis Riche t.

1. Analyses remarquables dans : Kostas Papaicannou, « Classe et Luttes de


classes », in Contrat Social, vol. V, n° 2 et 3, 1961 ; B. Wolf, Le Maransme, une doctrine
politique centenaire. Fayard, 1967.
2. J'ai tenté de le montrer dans un rapport présenté au Colloque franco-hongrois
sur la croissance. Budapest, mars 1968.

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