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La petite Catherine de Heilbronn

ou
L’Epreuve du feu
de

Henri de Kleist
Traduit par René Jaudon

PERSONNAGES :
L’EMPEREUR GERHARDT, archevêque de Worms
LE COMTE FRÉDÉRIC WISTTER DE STRAHL
LA COMTESSE HELENE, sa mère
ÉLEONORE, nièce de la comtesse
LE CHEVALIER FLAMMBERG, vassal du comte
GOTTSCHALK, écuyer du comte
BRIGITTE, intendante du château du comte
CUNÉGONDE DE THURNECK
ROSALIE, sa suivante
THEOBALD FRIEDEBORN, armurier de Heilbronn
LA PETITE CATHERINE, sa fille
GOTTFRIED FRIEDEBORN, son fiancé
MAXIMILIEN DE FREIBURG, comte bailli
GEORGES DE WALDSTAEDTEN, son ami, fiancé de Cunégonde
LE COMTE DU RHIN DE STEIN
Ses amis :
FRÉDÉRIC DE HERRNSTADT
EGINHARDT VON DER WART
Conseillers impériaux et juges du tribunal secret :
LE COMTE OTTO VON DER FLUHE
WENZEL DE NACHTHEIM
HANS DE BAERENKLAU
JACOB PECH, un hôtelier
Trois seigneurs de Thurneck. — Les vieilles tantes de Cunégonde. — Un petit apprenti
charbonnier. — Un veilleur de nuit.— Plusieurs chevaliers. — Un héraut. — Domestiques.—
Messagers. — Deux charbonniers. — Archers. — Valets. — Peuple.

SOUABE, XVIe SIÈCLE

ACTE PREMIER
PREMIER TABLEAU
Une caverne souterraine, éclairée par une lampe. Insignes de la Sainte-Vehme.
SCÈNE I
LE COMTE OTTO VON DER FLUHE préside. WENZEL DE NACHTHEIM, JEAN DE
BAERENKLAU l'assistent. Plusieurs comtes, chevaliers et seigneurs, tous masqués. Des archers
avec des torches, etc., etc... THÉOBALD FRIEDEBORN, citoyen de Heilbronn, le COMTE
WETTER DE STRAHL sont devant la barre, l'un comme plaignant, l'autre comme accusé.
LE COMTE OTTO, se levant.
Nous, juges du suprême tribunal secret, sergents terrestres de Dieu, hérauts des armées ailées
qu'il passe en revue dans ses nuages, nous qui poursuivons le crime jusque dans le creux de la
poitrine où, terré comme une salamandre, il échappe à la justice des hommes, nous t'ordonnons,
Théobald Friedeborn, honnête et fameux armurier de Heilbronn, de déposer ta plainte contre
Frédéric, comte Wetter de Strahl. Il a répondu, en effet, au premier appel de la Sainte-Vehme et
demande ce que tu veux. A ta requête, notre envoyé l'a cité, en frappant par trois fois la porte de
son château de la poignée de notre épée.
(Il s'assied.)
THÉOBALD
Vous, grands, saints et mystérieux seigneurs ! Si celui que j'accuse s'était fait équiper chez moi,
de la tête aux pieds, supposez en acier noir ou en argent, avec des éclisses et des anneaux d'or, et
s'il m'avait répondu le jour où je lui aurais demandé mon salaire : «Théobald, que veux-tu ? Je ne
te dois rien.» — s'il était venu devant les magistrats attaquer mon honneur avec une langue de
vipère. — si, surgissant la nuit des bois sombres, il avait attenté à ma vie avec son épée ou son
poignard, aussi vrai que Dieu est avec moi, je crois que je ne l'aurais pas appelé devant vous.
Depuis cinquante-trois ans que je vis, j'ai tant souffert de l'injustice que mon âme est comme
cuirassée contre son aiguillon, et tandis que je forge des armes pour d'autres qui se vengent d'une
piqûre de cousin, moi, je me laisse piquer par un scorpion, me contentant de lui dire : «Va-t-en».
Frédéric, comte Wetter de Strahl a séduit mon enfant, ma Catherine. Vous, sergents terrestres de
Dieu, prenez-le et livrez-le aux bandes armées qui agitent leurs lances flamboyantes à la porte de
l'enfer. Je l'accuse de sorcellerie infâme, d'artifices ténébreux et d'association avec Satan.
LE COMTE OTTO
Maître Théobald de Heilbronn, pèse bien tes paroles ! Tu prétends que le comte de Strahl que
nous connaissons tous a séduit ton enfant. Tu ne l'accuses pas de sorcellerie, j'imagine, parce qu'il
a détourné de toi le cœur de ton enfant ? C'est une fille à l'imagination vive. Elle se sera éprise de
ses joues rouges qui rayonnaient sous le casque ou, plus simplement encore, il aura fait sa
conquête en lui demandant : «Comment t'appelles-tu ?» Cela se voit tous les jours. On n'est pas
sorcier pour cela.
THEOBALD
C'est vrai, messeigneurs, je ne l'ai pas vu errer la nuit et commercer avec les feux follets, le long
des marais et de leurs rives couvertes de roseaux. Je ne l'ai pas trouvé sur les cimes des monts, le
bâton de magicien à la main, et mesurant l'invisible empire de l'air. Je ne l'ai pas entendu
prononcer des formules d'incantation dans les grottes souterraines qu'aucun rayon n'éclaire. Je
n'ai pas vu à ses côtés Satan et ses cohortes, avec des cornes, des queues et des griffes, comme ils
sont représentés à Heilbronn, au-dessus de l'autel. Pourtant, si vous me laissez parler, je pense par
un simple récit des faits vous faire bondir et crier : «Nous, nous sommes treize et le quatorzième
est le diable.» Je ne doute pas que vous ne couriez aux issues et, dans votre précipitation, ne
semiez le bois environnant de vos manteaux et de vos panaches, sur une étendue de trois cents
pas.
LE COMTE OTTO
Allons, parle, vieux et sauvage plaignant !
THEOBALD
Avant tout, il faut que vous sachiez, messeigneurs, que ma petite Catherine était âgée de quinze
ans aux Pâques dernières. Elle était saine d'esprit comme purent l'être les premiers hommes, une
enfant comme Dieu les aime.
Au calme déclin de ma vie, elle est montée dans ma solitude comme monte dans le ciel la fumée
des myrtes et des genévriers. Vous ne pourriez vous imaginer un être plus tendre, plus pieux, plus
cher, même si, portés par les ailes de l'imagination, vous en veniez aux petits anges, dont les yeux
clairs regardent à travers les nuages, sous les mains et les pieds de Dieu. Suivait-elle la rue, dans
sa parure de citadine, avec son chapeau de paille en vernis jaune et son justaucorps de velours
noir à fines chaînettes d'argent, de fenêtre en fenêtre volait ce murmure : «C'est la petite
Catherine de Heilbronn, la petite Catherine de Heilbronn!», Messeigneurs, comme si le ciel de
Souabe l'avait engendrée, et la ville qui s'étend sous lui, engrossée par son baiser, l'avait mise au
monde.
Cousins et cousines avec lesquels la parenté avait été oubliée depuis trois générations la
nommaient aux noces et aux baptêmes leur chère petite parente, leur chère petite cousine. Tout le
quartier paraissait à sa fête, s'empressait et rivalisait à la combler de présents. Qui l'avait vue une
seule fois et reçu d'elle un salut en passant, ajoutait quelques mots pour elle à sa prière pendant
huit jours, comme on fait pour quelqu'un qui vous a rendu meilleur.
Possesseur d'un bien que le grand-père lui avait légué à mon exclusion, pour montrer à la
mignonne adorée tout son amour, elle était déjà indépendante, et une des plus riches bourgeoises
de la ville. Cinq fils de vaillants bourgeois, épris d'elle jusqu'à en mourir, l'avaient déjà demandée
en mariage. Les chevaliers qui traversaient la ville pleuraient de ce qu'elle n'était pas une
damoiselle. Ah ! si elle l'avait été, l'orient se serait entrouvert et aurait jeté des perles à ses pieds.
Des nègres lui auraient apporté des diamants. Mais le ciel préserva son âme et la mienne de la
fierté, et comme Gottfried Friedeborn, le jeune villageois dont les biens confinent aux siens, la
désirait pour femme, je la questionnai. Elle me répondit : «Père ! Ta volonté sera la mienne». —
«Que Dieu vous bénisse», m'écriai-je alors en pleurant de joie, et je décidai de les conduire à
l'église aux Pâques prochaines. — Voilà comment elle était, messeigneurs, avant que celui-là ne
la séduisît.
LE COMTE OTTO
Eh bien ? Et comment te l'a-t-il enlevée ? Par quels moyens l'a-t-il détournée des sentiers où tu
l'avais conduite ?
THÉOBALD
Par quels moyens ? Si je pouvais le dire, mes cinq sens le comprendraient, et je ne serais pas
devant vous à me lamenter sur toutes les abominations de l'enfer. Vous me demandez par quels
moyens ? Que répondre ? L'a-t-il rencontrée à la fontaine lorsqu'elle puisait de l'eau, et lui a-t-il
dit : «Fillette, qui es-tu ?» Posté près du pilier lorsqu'elle venait de la messe, lui a-t-il demandé :
«Chère enfant, où habites-tu ?» La nuit, s'est-il glissé furtivement sous sa fenêtre et, lui mettant
au cou un collier, lui a-t-il dit : «Chère enfant, où dors-tu ?» Tout cela, messeigneurs, n'aurait pu
la séduire. Notre Sauveur ne devina pas plus vite le baiser de Judas qu'elle ne devinait de
semblables artifices. Depuis qu'elle était née, elle ne l'avait de ses yeux vu ; elle connaissait
mieux encore son propre dos et le signe qui est dessus, héritage de sa défunte mère.
(Il pleure.)
LE COMTE OTTO, après un silence.
Et pourtant s'il la séduite, étrange vieillard, il faut que ce soit arrivé quelque part et quelque jour.
THÉOBALD
La sainte veille de la Pentecôte où il vint cinq minutes dans mon atelier pour, disait-il, se faire
ressouder une éclisse de fer qui s'était brisée entre l'épaule et la poitrine.
WENZEL
Quoi?
HANS
En plein midi ?
WENZEL
Où il vint cinq minutes dans ton atelier pour faire ressouder une éclisse à son armure?
(Un silence.)
LE COMTE OTTO
Remets-toi, vieux, et raconte ce qui se passa.
THÉOBALD, s'essuyant les yeux.
Il pouvait être environ onze heures du matin, lorsqu'il arrêta son cheval devant ma maison. Une
troupe de cavaliers le suivait. Tout cuirassé d'airain, il sauta à terre et entra. Les plumes de héron
vacillaient sur son heaume, et il dut baisser la tête pour passer sous la porte. «Maître, dit-il, je
marche contre le comte palatin qui veut renverser vos remparts, et tiens ! la joie de le rencontrer a
fait sauter mes éclisses. Prends du fer et du fil de fer, et soude-les, sans que j'aie besoin de me
dévêtir. — Messire, répondis-je, le palatin laissera nos murs intacts si le cœur vous bat si fort !»
Je le prie de s'asseoir au milieu de la pièce sur un siège, je crie à la porte : «Du vin ! du jambon
fraîchement fumé !», et j'approche un banc chargé d'outils, pour arranger l'éclisse. Dehors, les
coursiers hennissent et piaffent, soulevant des nuages de poussière comme si un chérubin était
descendu du ciel. La fillette ouvre lentement la porte et entre, portant sur la tête un grand plateau
d'argent plat, avec des bouteilles, des verres et la collation.
Maintenant écoutez, si le Seigneur Dieu m'apparaissait au milieu de la nue, je me conduirais à
peu près comme elle se conduisit. En apercevant le chevalier, elle laisse tomber plateau, coupes
et repas. Pâle comme une morte, les mains jointes en adoration, elle s'abat à ses pieds comme si
un éclair l'avait anéantie. «Dieu m'ait en merci ! Qu'a l'enfant?», m'écriai-je.
Je la relève et elle s'affaisse dans mes bras, telle la détente d'une lame de canif. Son visage
étincelant est tourné vers lui, comme si elle avait une apparition. Le comte de Strahl lui prend la
main et demande à qui est cette enfant ? Compagnons et servantes se précipitent et se lamentent :
«Dieu nous aide ! Qu'est-il arrivé à la jeune maîtresse?»
Cependant, comme après quelques timides regards jetés sur son visage elle se remet, je pense que
l'accès est bien passé et je retourne à mon travail avec poinçons et pointes. Puis l'ayant achevé, je
dis au comte : «Eh bien, messire chevalier, maintenant vous pouvez joindre le comte palatin ;
l'éclisse est raccommodée, le cœur ne la fera plus sauter.» Il se lève, contemple la petite qui lui va
à la poitrine et, se penchant, il la baise au front, en disant : «Dieu te bénisse, te protège et te
donne sa paix, amen !» Et comme nous nous approchons de la fenêtre au moment où il enfourche
son cheval, la fillette, semblable à une égarée, les mains levées, se jette sur le pavé de la rue,
d'une hauteur de trente pieds. Et elle se brise les deux cuisses, messeigneurs, les deux tendres
petites cuisses, juste au-dessus des rotules d'ivoire ; et moi, vieillard, lamentable fou qui voulais
appuyer ma vie chancelante sur elle, il me faut la porter inanimée sur mes épaules, tandis que
celui-là — que Dieu le damne ! — demande au peuple qui s'amasse ce qui est arrivé.
Six semaines interminables, elle gît immobile sur son lit de souffrances, dévorée par une fièvre
ardente, sans prononcer un mot. Même le délire, ce rossignol de tous les cœurs, n'ouvre pas le
sien ; nul ne peut lui arracher son secret. Et examinez le fait, lorsqu'elle est à peu près rétablie,
elle fait son paquet et, aux premiers rayons du soleil, elle franchit le seuil.
« Où ?, lui demande la servante.
— Au comte de Strahl», répond-elle et disparaît.
WENZEL
Ce n'est pas possible ?
HANS
Disparaît?
WENZEL
Et abandonne tout derrière elle ?
HANS
Fortune, pays et fiancé?
WENZEL
Et ne demande même pas ta bénédiction?
THÉOBALD
Disparaît, messeigneurs, m'abandonne moi, et tout ce à quoi l'attachaient le devoir, l'habitude et
la nature. Elle baise mes yeux fermés par le sommeil et disparaît. Que ne les a-t-elle fermés pour
toujours !
WENZEL
Par le ciel ! Un cas étrange !
THÉOBALD
Depuis ce jour, elle le suit aveuglément de lieu en lieu, comme une prostituée. Les pieds nus,
exposés aux cailloux, elle va, guidée par le rayonnement de ce regard qui lui étreint l'âme,
comme ferait un cordage cinq fois tordu. Pour se préserver des brûlures du soleil ou de la fureur
des éléments déchaînés, elle n'a que son chapeau de paille et cette petite robe courte qui flotte au
vent sur ses hanches. Où que le cours des aventures conduise les pas du comte, par les ravins
brumeux, par les plaines sans fin que roussit le midi, par la nuit des bois sauvages, elle marche
derrière lui, tel le chien qui a goûté à la sueur de son maître. Et elle couche maintenant dans ses
écuries, pareille à une fille de ferme, elle qui était habituée à dormir sur de doux oreillers,
sensible, dans le tissu des draps, au moindre petit nœud échappé à sa main inattentive. Quand
vient le soir, elle se laisse tomber, harassée, sur la paille qu'on jette à ses fiers palefrois.
LE COMTE OTTO
Comte Wetter de Strahl! Ceci est-il véridique ?
LE COMTE DE STRAHL
C'est vrai, messieurs ; elle me suit à la trace. Lorsque je me retourne, j'aperçois deux choses :
mon ombre, et elle.
LE COMTE OTTO
Et comment vous expliquez-vous ces faits ?
LE COMTE DE STRAHL
Juges inconnus de la Sainte-Vehme ! Si le diable a ses vues sur elle, je lui sers en la circonstance
comme les pattes du chat servirent au singe. Que je sois un coquin, si c'est pour moi qu'il cherche
la noix! Voulez-vous que je le jure simplement sur la Sainte Ecriture? Oui, oui ; non, non ; bien !
Sinon, j'irai à Worms et je prierai l'empereur d'ordonner Théobald, chevalier. Provisoirement je
lui jette mon gant !
LE COMTE OTTO
Vous avez ici à répondre à nos questions ! Comment justifiez-vous qu'elle dorme sous votre toit,
elle qui appartient à la maison où elle naquit et fut élevée ?
LE COMTE DE STRAHL
Il peut y avoir douze semaines, au cours d'un voyage qui me conduisait à Strasbourg, dans le fort
de la chaleur, je m'étais endormi de fatigue sur une pente rocheuse. Je ne songeais plus, même en
rêve, à la fillette qui s'était jetée par la fenêtre à Heilbronn, et voilà qu'à mon réveil elle repose à
mes pieds, semblable à une rose tombée du ciel comme la neige ! «Par le diable ! C'est la petite
Catherine de Heilbronn !», dis-je aux varlets épars sur le gazon. «Catherine ! Fillette ! D'où
viens-tu ainsi, si loin au bord du Rhin, à quinze lieues de Heilbronn? — Monseigneur, répond-
elle, j'ai une affaire qui m'appelle à Strasbourg.» Sur ce, elle ouvre les yeux et rattache son petit
chaperon qui avait glissé pendant son sommeil. «J'ai peur de traverser les bois, si seule, et je me
suis jointe à votre suite.»
Là-dessus, je lui fais servir des rafraîchissements dont mon écuyer Gottschalk a la garde, et je
m'informe de sa chute, de son père, de ce qu'elle compte faire à Strasbourg. Cependant, comme
elle ne parle pas de bon cœur, je me dis : «Aussi est-ce que cela te regarde?» Je lui donne un de
mes gens pour l'accompagner dans la forêt, je monte en selle et pars.
Le soir, à l'auberge sur le chemin de Strasbourg, au moment où je me couche, arrive Gottschalk,
mon écuyer. Il raconte que la fillette est en bas et demande à passer la nuit dans mon écurie.
«Avec les chevaux? demandé-je. Si c'est assez moelleux pour elle, cela ne me gêne pas.» Et
j'ajoute encore en me retournant dans mon lit : «Gottschalk, aie soin d'elle et donne lui une botte
de paille.»
Le lendemain, levée avant moi, elle reprend la grand' route, et couche de nouveau dans mon
écurie, et y couche chaque nuit, accompagnant ma troupe comme si elle y appartenait.
Eh bien, messieurs, j'ai permis cela par amitié pour ce vieillard, barbon à tête grise, et voilà ma
récompense. Gottschalk en effet, dans sa bizarrerie, s'était attaché à l'enfant et la soignait
vraiment comme sa fille. Je pensais à part moi : «Si tes pas te ramènent jamais à Heilbronn, le
vieux t'en remerciera.»
A Strasbourg, je la retrouve encore chez moi dans le palais archiépiscopal. Entièrement vouée à
mon service, elle lavait et ravaudait comme s'il n'y avait rien de mieux à faire aux bords du Rhin,
et je comprends de suite qu'elle n'a rien à y faire. Alors, un jour que je la vois sur le seuil de
l'écurie, je vais à elle et lui demande ce qui la retient à Strasbourg. «Ah! monseigneur !» répond-
elle, et une telle rougeur empourpre son visage que je crois que son tablier va s'embraser. «Que
demandez-vous? Vous le savez bien !» — «Holà ! Est-ce cela?» pensé-je, et j'envoie sur le
champ le message suivant au père, à Heilbronn : «La petite Catherine est près de moi ; je veille
sur elle. Il vous sera loisible de venir prochainement la chercher au château de Strahl où je vais la
remmener.»
LE COMTE OTTO
Eh bien ? Et qu'advint-il ?
WENZEL
Le vieux n'alla-t-il pas chercher sa fille ?
LE COMTE DE STRAHL
Il arrive chez moi, vingt jours après, et, en le conduisant dans la salle des ancêtres, je remarque
avec stupeur qu'il plonge les doigts dans le bénitier et m'asperge avec l'eau qui pouvait s'y
trouver. Moi, pas mauvaise nature, je l'invite à s'asseoir, lui raconte ingénument ce qui s'est passé,
et, dans mon zèle, lui indique les moyens de tout arranger selon ses vœux. Je le console et le
mène à l'écurie pour lui rendre la fillette qui était en train de me dérouiller une arme. Au moment
où il entre, les bras ouverts et les yeux pleins de larmes, elle se jette à mes pieds, pâle comme une
morte et me supplie par tous les saints de la protéger contre lui. A cette vue, il s'arrête pétrifié, et
avant que je me sois remis, il s'écrie, épouvanté, en me regardant : «C'est Satan en personne.» Il
me jette son chapeau à la tête, comme pour chasser une abomination, et s'enfuit à Heilbronn,
croyant tout l'enfer à ses trousses.
LE COMTE OTTO
Divagues-tu, voyons, étrange vieillard ?
WENZEL
Qu'y avait-il dans la conduite du chevalier qui méritât un reproche ? Est-ce sa faute si le cœur de
ta folle enfant se tourne vers lui ?
HANS
Qu'y a-t-il dans toute cette aventure qui l'accuse ?
THÉOBALD
Qui l'accuse ? O toi — être plus horrible que les mots ne l'expriment et la pensée ne le conçoit —,
n'es-tu pas là devant moi, aussi immaculé que si les chérubins avaient orné ton âme de leur
splendeur lumineuse comme un jour de mai ? Ne dois-je pas trembler devant l'être qui a
transformé le cœur le plus pur qui fût jamais créé au point que, le visage blanc de craie, elle fuit
son père comme un loup qui voudrait la déchirer, son père venu pour offrir sa tendresse à ses
lèvres?
Eh bien, triomphe donc Hécate, princesse de la sorcellerie, reine de la nuit, au parfum de marais !
Jaillissez, forces démoniaques que les lois humaines s'efforçaient autrefois de déraciner,
fleurissez sous l'haleine des sorcières, devenez des forêts dont les cimes se fracassent, et qu'elle
pourrisse dans le sol la plante du ciel qui germe ! Et vous, sèves de l'enfer, coulez, dégouttez des
troncs et des tiges, tombez en cataracte sur le pays, et que votre vapeur asphyxiante et
pestilentielle en monte jusqu'aux nuages ! Inondez, noyez toutes les artères vitales, et dans un
universel déluge, engloutissez innocence et vertu !
LE COMTE OTTO
Lui a-t-il versé un poison?
WENZEL
Penses-tu qu'il lui ait servi des breuvages enchantés?
HANS
Des opiums dont la puissance secrète enchaîne le cœur de l'homme qui les absorbe ?
THÉOBALD
Du poison ? De l'opium? Quelle question, messeigneurs ! Je n'ai pas bouché les bouteilles dont
elle a bu sur cette pente rocheuse. Je n'étais pas là à l'auberge, tandis qu'elle passait des nuits dans
ses écuries. Puis-je savoir s'il lui a versé un poison? Patientez neuf mois; c'est alors que vous
verrez comment son jeune corps s'en est trouvé.
LE COMTE DE STRAHL
Vieil âne, va ! En réponse, je ne lui jetterai que mon nom ! Appelez-la, et si elle dit un mot qui
sente cela même de loin, nommez-moi le comte du bourbier puant, ou comme il plaira à votre
juste courroux!
SCÈNE II
CATHERINE, les yeux bandés, conduite par deux archers. — LES ARCHERS lui enlèvent le
bandeau et se retirent. — LES PRÉCÉDENTS.
CATHERINE, regarde l'assemblée et, apercevant le comte, fléchit le genou devant lui.
Monseigneur !
LE COMTE DE STRAHL
Que veux-tu ?
CATHERINE
On m'a appelée devant mon juge.
LE COMTE DE STRAHL
Je ne suis pas ton juge. Lève-toi. C'est là qu'il siège : ici, je suis un accusé comme toi.
CATHERINE
Monseigneur, tu te moques.
LE COMTE DE STRAHL
Non! Entends-tu? Qu'as-tu à courber devant moi ton front dans la poussière ? Je suis un sorcier;
je l'ai déjà avoué, et je délivre ta jeune âme de tous les liens avec lesquels je l'avais enchaînée.
(Il la relève.)
LE COMTE OTTO
Ici, jeune fille, s'il vous plaît, c'est ici qu'est la barre.
HANS
Ici siègent tes juges !
CATHERINE, regardant autour d'elle.
Vous me tentez.
WENZEL
Approche ! C'est ici que tu as à répondre.
(Catherine se place auprès du comte de Strahl et regarde les juges.)
LE COMTE OTTO
Eh bien?
WENZEL
Cela viendra-t-il ?
HANS
Vas-tu, s'il te plaît, te donner la peine ?
LE COMTE OTTO
Obéiras-tu à l'ordre de tes juges ?
CATHERINE, se parlant à elle-même.
Ils m'appellent...
WENZEL
Oui !
HANS
Que dit-elle ?
LE COMTE OTTO, étonné.
Eh bien, messieurs, qu'a donc cette bizarre créature?
(Ils se regardent.)
CATHERINE, à part.
Ils sont là assis, masqués de la tête aux pieds comme au jugement dernier.
LE COMTE DE STRAHL, la réveillant.
A quoi rêves-tu, étrange fille ? Que fais-tu ? Tu es ici devant le tribunal secret ! Je suis cité pour
les maléfices au moyen desquels j'ai gagné ton cœur, tu sais. Va et dis ce qui s'est passé !
CATHERINE, le regarde et place ses mains sur son sein.
Tu me tourmentes si cruellement que j'en pleurerais ! Instruis ta servante, mon noble maître,
comment dois-je me conduire en ce cas?
LE COMTE OTTO, impatienté.
Instruire — quoi !
HANS
Par Dieu ! A-t-on jamais ouï cela ?
LE COMTE DE STRAHL, avec une sévérité encore douce.
Va immédiatement à cette barre et réponds à ce qu'on te demandera.
CATHERINE
Non, parle ! Tu es accusé ?
LE COMTE DE STRAHL
Tu entends.
CATHERINE
Et ces hommes-là sont tes juges ?
LE COMTE DE STRAHL
Oui.
CATHERINE, allant à la barre.
Dignes messieurs, qui que vous puissiez être, abandonnez sur-le-champ votre siège, et cédez-le
lui! Car, par le Dieu vivant, je vous le dis, son cœur est pur comme sa cuirasse et, comparés au
sien, le vôtre et le mien sont noirs comme vos manteaux. S'il y a péché, c'est lui qui est le juge, et
vous devez vous tenir à la barre en tremblant !
LE COMTE OTTO
Et d'où te vient cette prophétie, folle, à peine délivrée du cordon ombilical ? Quel apôtre t'a
confié cette nouvelle?
THÉOBALD
Voyez la malheureuse!
CATHERINE, apercevant son père et allant à lui.
Mon cher père !
(Elle veut saisir sa main.)
THÉOBALD, sévèrement.
C'est à la justice que tu appartiens maintenant.
CATHERINE
Ne me repousse pas.
(Elle prend sa main et la baise.)
THÉOBALD
Reconnais-tu encore les cheveux que ta fuite a fait blanchir ?
CATHERINE
Chaque jour, je songeais à leurs boucles qui tombaient. Patience ! Ne désespère pas. Si la joie
peut rendre aux cheveux leur couleur première, tu refleuriras comme un adolescent.
LE COMTE OTTO
Archers ! Saisissez-la ! Amenez-la ici !
THÉOBALD
Va où l'on t'appelle.
CATHERINE, aux juges, lorsque les archers s'approchent.
Que me voulez-vous ?
WENZEL
Vit-on jamais une enfant aussi insensée?
LE COMTE OTTO, à Catherine, qui est maintenant à la barre.
Tu as à répondre brièvement à nos questions ! Car nous sommes tes juges de par notre
conscience, et tu le sentiras au châtiment si tu es coupable.
CATHERINE
Parlez, messeigneurs, que voulez-vous savoir de moi ?
LE COMTE OTTO
Lorsque Frédéric, comte de Strahl, parut dans la maison de ton père, pourquoi t'es-tu jetée à ses
pieds, comme on fait devant Dieu ? Lorsqu'il remonta en selle, pourquoi t'es-tu précipitée par la
fenêtre, semblable à une égarée ? Et pourquoi, à peine guérie, l'as-tu suivi, de par l'horreur des
nuits et des brumes, où que son cheval portât ses pas?
CATHERINE, cramoisie, au comte.
Cela ! Dire cela devant ces hommes ?
LE COMTE DE STRAHL
L'insensée, la folle, l'enchantée, que me demande-t-elle ? Ces messieurs t'ordonnent de
t'expliquer. N'est-ce pas assez ?
CATHERINE, tombant à terre.
O maître, prends-moi la vie si j'ai failli ! Ce qui s'est passé dans le silence de mon sein et que
Dieu ne punit pas, nul homme n'a besoin de le savoir. C'est de la cruauté de m'interroger. Si tu
veux le savoir, eh bien, parle, car pour toi s'ouvre mon âme !
HANS
Vit-on jamais pareille chose depuis que le monde existe ?
WENZEL
Elle gît devant lui, dans la poussière.
HANS
A genoux.
WENZEL
Comme nous devant le Sauveur !
LE COMTE DE STRAHL, aux juges.
Messieurs, j'espère que vous ne m'imputez pas la démence de cette fille ! Il est clair qu'elle est
victime d'une illusion, bien que ni vous ni moi nous n'en connaissions la cause. Permettez-moi de
l'interroger. Vous verrez bien, à ma façon d'agir, si je suis coupable ou non.
LE COMTE OTTO, le fixant attentivement.
Soit ! Essayez, comte.
LE COMTE DE STRAHL, se tournant vers Catherine toujours à genoux.
Catherine, des pensées qui sommeillent dans ton cœur — comprends-moi bien — veux-tu me
donner la plus secrète ?
CATHERINE
Tout mon cœur, o maître, veux-tu ? Tu seras ainsi sûr de ce qu'il contient.
LE COMTE DE STRAHL
Dis-moi, en quelques mots, ce qui t'a poussée à quitter la maison de ton père, ce qui t'enchaîne à
mes pas.
CATHERINE
Monseigneur ! Tu m'en demandes trop. Si j'étais devant ma propre conscience comme je suis
maintenant devant toi, supposons-la trônant sur un siège de juge, en or, et tous les remords, en
armures de feu, à ses côtés, eh bien ! chacune de mes pensées répondrait encore à ta demande :
«Je ne sais pas.»
LE COMTE DE STRAHL
Jeune fille, tu me mens ? Tu veux m'induire en erreur, moi qui règne sur toi ? Moi, devant le
regard de qui tu gis là, telle la rose qui ouvre à la lumière son frais calice? — Que t'ai-je fait une
fois, tu sais? Que t'est-il arrivé, à l'âme et au corps ?
CATHERINE
Où?
LE COMTE DE STRAHL
Là ou ailleurs.
CATHERINE
Quand ?
LE COMTE DE STRAHL
Hier ou les jours précédents.
CATHERINE
Aide-moi, monseigneur.
LE COMTE DE STRAHL
Oui, je vais t'aider, étrange créature. (Il s'arrête.) — Ne te rappelles-tu rien? (Catherine a les yeux
baissés.) De tous les endroits où tu m'as vu, quel est celui qui t'est le plus présent à l'esprit ?
CATHERINE
Surtout le Rhin.
LE COMTE DE STRAHL
Très exact. C'était précisément là. C'est ce que je voulais savoir. Le rocher au bord du Rhin, où
nous reposions ensemble, dans la chaleur de midi. — Et tu ne te rappelles pas ce qui t'arriva là ?
CATHERINE
Non, monseigneur.
LE COMTE DE STRAHL
Non? Tu ne te rappelles pas? Qu'ai-je offert à tes lèvres pour les rafraîchir?
CATHERINE
Comme je ne voulais pas de ton vin, tu envoyas Gottschalk, ton fidèle écuyer, puiser une coupe à
la grotte.
LE COMTE DE STRAHL
Mais moi, je te pris par la main et tendis à tes lèvres... Non! Tu hésites?
CATHERINE
Quand ?
LE COMTE DE STRAHL
A ce moment-là.
CATHERINE
Non, monseigneur.
LE COMTE DE STRAHL
Mais plus tard ?
CATHERINE
A Strasbourg?
LE COMTE DE STRAHL
Ou avant.
CATHERINE
Tu ne m'as jamais prise par la main.
LE COMTE DE STRAHL
Catherine !
CATHERINE, rougissant.
Ah ! pardonne-moi : à Heilbronn !
LE COMTE DE STRAHL
Quand ?
CATHERINE
Lorsque mon père arrangea ta cuirasse.
LE COMTE DE STRAHL
Et à part cela ?
CATHERINE
Jamais, monseigneur,
LE COMTE DE STRAHL
Catherine !
CATHERINE
Moi, par la main ?
LE COMTE DE STRAHL
Oui, ou autrement, que sais-je ?
CATHERINE, réfléchit.
A Strasbourg, une fois, je me souviens, par le menton.
LE COMTE DE STRAHL
Quand ?
CATHERINE
J'étais assise sur le seuil ; je pleurais et ne te répondais pas.
LE COMTE DE STRAHL
Pourquoi ne répondais-tu pas ?
CATHERINE
J'avais honte.
LE COMTE DE STRAHL
Tu avais honte ? Très exact. A ma proposition, tu rougis jusqu'au cou. Quelle proposition te fis-je
?
CATHERINE
Tu disais que là-bas, en Souabe, le père s'affligeait à mon sujet, et tu me demandais si je ne
désirais pas retourner près de lui à Heilbronn, avec tes chevaux.
LE COMTE DE STRAHL, froidement,
Il n'est pas question de cela. Où donc, où t'ai-je encore rencontrée ! — J'ai été te voir à l'écurie
quelquefois?
CATHERINE
Non, monseigneur.
LE COMTE DE STRAHL
Non? Catherine !
CATHERINE
Tu n'es jamais venu me voir à l'écurie, et encore bien moins m'as-tu touchée.
LE COMTE DE STRAHL
Quoi ! Jamais ?
CATHERINE
Non, monseigneur.
LE COMTE DE STRAHL
Catherine !
CATHERINE, avec insistance.
Jamais, monseigneur, jamais.
LE COMTE DE STRAHL
Eh bien, ma parole, voyez la menteuse.
CATHERINE
Que je sois maudite, que je perde le ciel si tu...!
LE COMTE DE STRAHL, avec une violence feinte.
La voilà qui jure et se damne, la frivole fille, et elle s'imagine encore que Dieu pardonnera à son
jeune sang !... Qu'est-il arrivé, il y a aujourd'hui cinq jours, au soir, dans mon écurie, tandis que la
nuit tombait déjà, et que je commandais à Gottschalk de s'éloigner ?
CATHERINE
O Jésus! Je n'y pensais plus !...
LE COMTE DE STRAHL
Enfin nous y voilà ! Et pour cela, elle s'est parjurée ! Je l'ai donc visitée dans l'écurie de Strahl !
(Catherine pleure. — Un silence.)
LE COMTE OTTO
Vous tourmentez trop l'enfant.
THÉOBALD, touché s'approche d'elle.
Viens, ma fille.
(Il veut la relever.)
CATHERINE
Laisse, laisse !
WENZEL
Ce sont des procédés inhumains.
LE COMTE OTTO
En définitive, il n'est rien arrivé dans l'écurie de Strahl.
LE COMTE DE STRAHL, les regardant.
Par Dieu, Messieurs, si vous êtes de cet avis, moi aussi ! Ordonnez, et nous nous séparons.
LE COMTE OTTO
Nous désirons que vous l'interrogiez, mais non que vous la railliez, en barbare triomphateur.
Admettons que la nature vous ait donné une semblable puissance : ainsi exercée, elle est plus
haïssable encore que l'art infernal dont on vous accuse !
LE COMTE DE STRAHL, relevant Catherine.
Messieurs, je n'ai agi ainsi que pour la relever triomphalement devant vous ! Je n'ai plus rien à
faire ici... (Montrant le sol.) Mon gantelet, jeté devant le tribunal, me représentera ! Si vous la
croyez innocente, comme elle l'est vraiment, permettez donc qu'elle s'éloigne.
WENZEL
Il semble que vous ayez bien des raisons de le désirer ?
LE COMTE DE STRAHL
Moi ? Des raisons ? Décisives ! J'espère que vous n'allez pas cruellement vous jouer d'elle ?
WENZEL, significatif.
Nous voudrions pourtant bien entendre encore, si vous l'autorisez, ce qui se passa alors à Strahl.
LE COMTE DE STRAHL
Vous voulez encore cela, messieurs ?
WENZEL
Parfaitement.
LE COMTE DE STRAHL, écarlate, se tournant vers Catherine.
A genoux.
(Catherine tombe à genoux devant lui.)
LE COMTE OTTO
Vous êtes très osé, monsieur le comte de Strahl !
LE COMTE DE STRAHL, à Catherine.
Tu ne répondras à personne d'autre que moi.
HANS
Permettez ! Nous...
LE COMTE DE STRAHL, même jeu.
Ne bouge pas ! Seul celui auquel ton âme se donne librement a le droit de te juger.
WENZEL
Monsieur le comte, on aura ici les moyens...
LE COMTE DE STRAHL, avec une violence contenue.
Non, vous dis-je ! Que le diable m'emporte si vous lui faites violence!... Que voulez-vous
savoir, messieurs.
HANS, se levant.
Par le ciel !
WENZEL
Une pareille morgue doit...
HANS
Holà ! Archers !
LE COMTE OTTO, à mi-voix.
Laissez, amis, laissez ! N'oubliez pas qui il est.
LE PREMIER JUGE
En admettant qu'il soit coupable, il n'a pas du moins procédé à son interrogatoire avec ruse.
LE DEUXIÈME JUGE
Je suis aussi de cette opinion ! On peut lui laisser l'affaire.
LE COMTE OTTO, au comte de Strahl.
Demandez-lui ce qui est arrivé, il y a cinq jours, dans l'écurie de Strahl, à l'heure où la nuit venait
déjà, et où vous avez commandé à Gottschalk de s'éloigner.
LE COMTE DE STRAHL, à Catherine.
Qu'est-il arrivé, il y a cinq jours, dans l'écurie de Strahl, à l'heure où la nuit tombait et où j'ai
commandé à Gottschalk de s'éloigner?
CATHERINE
Monseigneur ! Pardonne-moi si j'ai mal fait ; je vais tout t'exposer point par point.
LE COMTE DE STRAHL
Bon. Eh bien, je t'ai touchée, et même... Non ? Assurément ! Tu l'as déjà avoué !
CATHERINE
Oui, monseigneur.
LE COMTE DE STRAHL
Allons ?
CATHERINE
Monseigneur ?
LE COMTE DE STRAHL
Qu'est-ce que je veux savoir ?
CATHERINE
Ce que tu veux savoir ?
LE COMTE DE STRAHL
Parleras-tu ! Qu'as-tu à hésiter ? Je t'ai prise, caressée, je t'ai embrassée, entourée de mon bras...
CATHERINE
Non, monseigneur.
LE COMTE DE STRAHL
Quoi alors ?
CATHERINE
Tu m'as repoussée du pied.
LE COMTE DE STRAHL
Du pied ? Non ! Je ne traite pas mes chiens ainsi. A cause de quoi ? Que m'avais-tu fait ?
Pourquoi ?
CATHERINE
Parce qu'épouvantée, j'avais tourné le dos à mon père qui, plein de bonté et de dévouement était
venu me chercher, et que j'étais tombée à tes genoux, sans plus savoir ce que je faisais, te
suppliant de me protéger contre lui.
LE COMTE DE STRAHL
Alors je t'aurais repoussée du pied ?
CATHERINE
Oui, monseigneur.
LE COMTE DE STRAHL
Ah, plaisanterie, hein ! Ce n'était qu'une farce à cause du père. Tu n'en restas pas moins au
château.
CATHERINE
Non, monseigneur.
LE COMTE DE STRAHL
Non ? Où donc ?
CATHERINE
Je m'en fus lorsque, le visage courroucé, tu saisis le fouet ; j'allai devant le pont-levis couvert de
mousse, et je campai là dehors, où le rempart est effondré, là où, dans les buissons embaumés de
genévriers, un serin gazouilleur a bâti son nid.
LE COMTE DE STRAHL
Mais je t'ai chassée de là avec mes chiens ?
CATHERINE
Non, monseigneur.
LE COMTE DE STRAHL
Et lorsque tu fuyais, traquée par le glapissement des chiens, n'ai-je pas appelé le voisin pour te
poursuivre ?
CATHERINE
Non, monseigneur ! Qu'est-ce que tu dis là ?
LE COMTE DE STRAHL
Non ? Non ?... Ces messieurs me blâmeront de ne pas l'avoir fait.
CATHERINE
Tu ne t'inquiètes pas de ces messieurs. Le troisième jour, tu envoyas Gottschalk me dire que
j'étais ta chère petite Catherine, mais que je devrais bien être raisonnable et m'en aller.
LE COMTE DE STRAHL
Et que lui répondis-tu ?
CATHERINE
Je lui répondis que tu tolérais bien le serin qui gazouillait dans les buissons embaumés de
genévriers, et que tu pourrais bien tolérer aussi la petite Catherine.
LE COMTE DE STRAHL (Il la relève.)
Et maintenant, messieurs de la Sainte-Vehme, prenez-la et faites de nous ce que vous voudrez.
(Un silence.)
LE COMTE OTTO, fâché.
Absurde rêveur, qui n'a pas su comprendre l'universelle poésie de la nature!… Messieurs, si votre
jugement est mûr comme le mien, je rassemble les voix.
WENZEL
La clôture !
HANS
Aux voix !
TOUS
Recueillez les voix !
UN JUGE
Quel fou, que ce vieux ! Le cas est clair : il n'y a rien à juger.
LE COMTE OTTO
Héraut de la Sainte-Vehme, ton casque, et recueille les voix.
(Le héraut recueille les boules et apporte au comte le casque où elles sont.)
LE COMTE OTTO, se levant.
Frédéric Welter, comte de Strahl, tu es acquitté à l'unanimité par la Sainte-Vehme. Et toi, là bas,
Théobald, je te conseille de ne plus déposer de plaintes tant que tu n'auras pas de meilleures
preuves. (Aux juges.) Messieurs, la séance est levée.
(Les juges se lèvent.)
THÉOBALD
Mes dignes seigneurs, vous l'acquittez ? Vous dites que Dieu a fait le monde de rien ; et lui, qui
l'anéantit avec rien de rien, et le précipite dans le chaos primitif, il ne serait pas le diable en
personne ?
LE COMTE OTTO
Tais-toi, vieux fou à barbe grise ! Nous ne sommes pas ici pour rétablir tes sens détraqués. Archer
de la Sainte-Vehme, à ton poste ! Bande-lui les yeux, et reconduis-le dehors, dans la plaine.
THEOBALD
Quoi ! Dans la plaine ? Moi, un vieillard sans aide ? Et cette enfant, mon unique enfant ?
LE COMTE OTTO
Monsieur le comte, quant à cela, la Vehme s'en remet à vous ! Vous nous avez donné tant de
preuves éclatantes de de votre puissance : donnez-nous la plus belle, avant que nous ne nous
quittions, et rendez-la à son vieux père.
LE COMTE DE STRAHL
Soit. Vierge !
CATHERINE
Monseigneur.
LE COMTE DE STRAHL
Tu m'aimes ?
CATHERINE
De tout mon cœur !
LE COMTE DE STRAHL
Eh bien, fais quelque chose pour moi !
CATHERINE
Que veux-tu ? Parle !
LE COMTE DE STRAHL
Ne me suis pas. Retourne à Heilbronn ! Veux-tu ?
CATHERINE
Je te l'ai promis.
(Elle tombe sans connaissance.)
THÉOBALD, la recevant dans ses bras.
Mon enfant ! Mon enfant ! Dieu du ciel, aide-moi !
LE COMTE DE STRAHL, se détournant.
Archer ! le bandeau.
(Il se bande les yeux.)
THÉOBALD
Oh ! sois maudit, esprit de basilic dont le regard donne la mort ! Me fallait-il encore cette preuve
de ton art ?
LE COMTE OTTO, descendant de l'estrade.
Qu'est-il arrivé, messieurs ?
WENZEL
Elle est tombée.
(Ils l'examinent.)
LE COMTE DE STRAHL, aux archers.
Emmenez-moi !
THÉOBALD
En enfer, Satan, va ! Que ses gardes dont les cheveux sont des serpents te reçoivent à l'entrée,
sorcier ! Qu'ils te saisissent et te jettent à dix mille toises de profondeur, là où on ne voit même
plus leurs plus sauvages flammes.
LE COMTE OTTO
Tais-toi, vieux, tais-toi !
THÉOBALD, pleurant.
Mon enfant ! Ma petite Catherine !
CATHERINE
Ah!
WENZEL, joyeusement.
Elle ouvre les yeux !
HANS
Elle se remettra.
LE COMTE OTTO
Qu'on la porte dans la demeure du veilleur ! Sortons !
(Tous sortent.)

ACTE SECOND
DEUXIÈME TABLEAU
Une forêt devant la caverne du tribunal secret.
SCÈNE I
LE COMTE DE STRAHL entre, les yeux bandés, conduit par deux archers qui lui enlèvent son
bandeau et retournent alors dans la caverne. — Il se jette sur le sol et pleure.
LE COMTE DE STRAHL
Je veux m'étendre ici comme un berger et pleurer. Le soleil flamboie encore à travers les troncs
sur lesquels reposent les cimes de la forêt. Si je me relève dans un petit quart d'heure, aussitôt
qu'il sera tombé derrière la colline, et si je me presse un peu dans la rase campagne où la route est
plate, j'arriverai au château de Strahl avant que les lumières y soient éteintes.
Je veux m'imaginer que mes chevaux, là-bas où murmure la source, sont des brebis et des chèvres
qui grimpent aux rochers brouter l'herbe amère.
Je veux m'imaginer vêtu d'un léger tissu de lin blanc à nœuds rouges. Autour de moi volètent des
vents joyeux, qui porteront aux oreilles miséricordieuses des dieux, les soupirs échappés à mon
cœur oppressé de chagrin. Oui, oui ! Je fouillerai ma langue maternelle et je pillerai le riche
chapitre de l'émotion, au point que plus un rimeur ne pourra dire sous une forme nouvelle «je
pleure». Je dirai tout ce que la mélancolie a de touchant. La joie et la désolation alterneront dans
mes chants, et ma voix, pareille à une belle danseuse, aura les inflexions qui enchantent l'âme ; et
si les arbres ne sont pas véritablement émus et s'ils ne laissent pas couler leur douce rosée comme
lorsqu'il a plu, eh bien, ils sont de bois, et tout ce que les poètes nous content d'eux, n'est qu'un
pur conte délicieux.
O toi... comment te nommer? Catherine, vierge, petite Catherine ! Pourquoi ne puis-je te dire
mienne? Pourquoi ne puis-je t'enlever, t'emporter dans le grand lit odorant que ma mère a préparé
là-bas, dans l'appartement d'honneur ? Catherine, Catherine, petite Catherine ! Toi, dont la jeune
âme, nue devant moi il y a un instant, ruisselait toute, de voluptueuse beauté, telle la fiancée d'un
monarque persan, ointe des huiles qu'elle laisse dégoutter sur les tapis ! Petite Catherine !
Pourquoi ne le puis-je ? O toi, plus belle que mes chants ne sauraient l'exprimer, je veux inventer
un art nouveau pour te pleurer ! Je veux tous les philtres célestes ou terrestres. Je veux une
effusion si étrange, si sainte et si profane tout à la fois, un tel mélange de larmes que tous ceux,
au cou de qui je les verserai, diront : «Elles coulent pour Catherine de Heilbronn!»...
Vieillards barbus et gris, que me voulez-vous ? Pourquoi délaisser vos cadres dorés, portraits de
mes aïeux armés de pied en cap, qui peuplez ma salle d'armes ? Pourquoi vous rassembler autour
de moi, inquiets, en secouant vos vénérables chevelures ? Non, non, non ! Bien que je l'aime, je
ne la veux pas pour femme. Je me joins à votre fière lignée ; c'était chose décidée avant que vous
ne veniez. Mais toi, Winfried, qui la conduis, toi, le premier de mon nom, toi, dont la tête auguste
rappelle Jupiter, je te le demande : la mère de mes ancêtres fut-elle plus pieuse et plus vertueuse
qu'elle, fut-elle plus pure et plus ornée de grâce ? O Winfried! Vieillard gris ! Je te dois la vie et
je te baise la main; cependant, si tu l'avais pressée contre ta poitrine d'acier, tu aurais créé une
race de rois, et Wetter de Strahl commanderait à la terre !
Je sais que je me remettrai et que cette blessure se fermera, car quelle blessure ne se ferme pas
ici-bas? Mais si jamais je trouve une femme qui te vaille, Catherine, je parcourrai les pays et
j'apprendrai les langues du monde pour remercier Dieu dans chaque langue qu'on parle.
SCÈNE II
GOTTSCHALK, LE COMTE DE STRAHL
GOTTSCHALK, de dehors.
Holà ! Monsieur le comte de Strahl !
LE COMTE DE STRAHL
Qu'y a-t-il?
GOTTSCHALK
Par le diable!... Un messager de votre mère est arrivé.
LE COMTE DE STRAHL
Un messager?
GOTTSCHALK
Haletant, au grand trot, bride abattue. Sur mon âme, si votre château avait été un arc de fer et lui
une flèche, il n'aurait pu être expédié plus rapidement.
LE COMTE DE STRAHL
Qu'a-t-il à me dire?
GOTTSCHALK
Hé, chevalier Franz !
SCÈNE III
LE CHEVALIER FLAMMBERG, LES PRÉCÉDENTS
LE COMTE DE STRAHL
Flammberg ! Qu'est-ce qui t'amène si vite ?
FLAMMBERG
Monseigneur ! Un ordre de la comtesse votre mère ! Elle m'a commandé de prendre le meilleur
trotteur et de partir à votre rencontre.
LE COMTE DE STRAHL
Eh bien ! Et que m'apportes-tu ?
FLAMMBERG
Guerre, par mon serment, guerre ! Un cartel encore chaud des lèvres du héraut.
LE COMTE DE STRAHL, surpris.
De qui?... Pourtant pas du comte bailli, avec qui je viens de conclure la paix ?
(Il met son casque.)
FLAMMBERG
Du comte du Rhin, damoiseau de Stein, dont le castel est baigné par le Neckar aux vignes
fleuries.
LE COMTE DE STRAHL
Du comte de Rhin!... Qu'ai-je à faire avec le comte du Rhin, Flammberg ?
FLAMMBERG
Sur mon âme ! Et qu'aviez-vous à faire avec le comte bailli et avec tant d'autres avant lui ! Si
vous n'éteignez pas la petite étincelle grecque qui allume ces guerres, vous verrez encore surgir
contre vous tous les monts de Souabe et des Alpes, et le Hunsrück par-dessus le marché.
LE COMTE DE STRAHL
Ce n'est pas possible ! Mademoiselle Cunégonde...
FLAMMBERG
Le comte du Rhin exige au nom de Mademoiselle Cunégonde de Thurneck, le retour de votre
seigneurie de Staufen, de trois petites villes et de dix-sept villages et dépendances vendus à
réméré, à votre aïeul Otto par le sien Pierre, sous ladite clause. La même chose enfin que le comte
bailli de Freiburg et, avant lui, les cousins de la dame réclamèrent en son nom.
LE COMTE DE STRAHL, se levant.
Mégère forcenée, va ! Pour reprendre cette terre, n'est-ce pas le troisième chevalier de l'empire
qu'elle met à mes trousses comme si j'étais un chien ! Elle a donc apprivoisé tout le royaume !
Cléopâtre n'en trouva qu'un, et lorsqu'il se fut cassé la tête, les autres se tinrent cois, mais à elle,
tout ce qui a une côte de moins qu'elle lui sert, et pour un que je lui renvoie houspillé, il s'en lève
dix autres. — Quels motifs donne-t-il ?
FLAMMBERG
Qui ? Le héraut ?
LE COMTE DE STRAHL
Quels motifs invoque-t-il ?
FLAMMBERG
Eh, monseigneur, il en aurait rougi.
LE COMTE DE STRAHL
Il a parlé de Pierre de Thurneck, hein ? et de vente nulle ?
FLAMMBERG
Naturellement. Et des lois de Souabe. Tous les trois mots, il mêlait la conscience et le devoir à sa
harangue, prenant Dieu à témoin que les plus pures intentions avaient, seules, déterminé son
maître, le comte du Rhin, à prendre fait et cause pour la demoiselle.
LE COMTE DE STRAHL
Mais il a gardé pour lui ses joues rouges?
FLAMMBERG
Il n'en a pas parlé.
LE COMTE DE STRAHL
Que n'attrape-t-elle la petite vérole ! Je voudrais pouvoir recueillir la rosée nocturne dans des
seaux, et les jeter sur son cou blanc. Sa damnée frimousse est la véritable cause de toutes ces
guerres, et tant que je n'aurai pas empoisonné la neige de mars avec laquelle elle se lave, je
n'aurai pas la paix avec les chevaliers du pays. Mais patience !...
Où est-elle en ce moment ?
FLAMMBERG
Au château de Stein où, depuis trois jours déjà, on célèbre sa présence par un festin si somptueux
que la voûte céleste en a crevé, et qu'on ne voit plus ni le soleil, ni la lune, ni les étoiles.
Le comte bailli, qu'elle a congédié, couve vengeance, dit-on, et si vous lui envoyiez un messager,
je suis sûr qu'il marcherait avec vous contre le comte du Rhin.
LE COMTE DE STRAHL
Allons! Qu'on amène les chevaux et en route !
J'ai promis à cette petite instigatrice que, si elle ne laissait au repos les armes de son coquin de
minois, je lui jouerais un tel tour qu'elle serait obligée de le porter éternellement dans un étui. Et
aussi vrai que je lève ma main droite, je tiendrai parole!
Suivez-moi, mes amis!
(Tous sortent.)

TROISIÈME TABLEAU
La nuit. Une hutte de charbonnier dans la montagne. — Eclairs. — Tonnerre.
SCÈNE IV
LE COMTE BAILLI DE FREIBURG et GEORGES DE WALDSTAEDTEN, entrent.
FREIBURG, criant à la galerie.
Descendez-la de cheval !
(Eclair et coup de tonnerre.)
Aïe ! Frappe où tu voudras, mais pas sur le chef poudré de ma chère fiancée, Cunégonde de
Thurneck !
UNE VOIX, de dehors.
Hé ! Où êtes-vous ?
FREIBURG
Ici.
GEORGES
Vit-on jamais pareille nuit ?
FREIBURG
Cela coule du ciel, noyant les cimes des arbres et des monts, comme si un second déluge arrivait !
Descendez-la de cheval !
UNE VOIX, de dehors.
Elle ne bouge plus.
UNE AUTRE
Elle gît là comme morte.
FREIBURG
Bah, des farces ! C'est pour ne pas perdre ses fausses dents. Dites-lui que je suis Freiburg, le
comte bailli, et que j'ai compté ses vraies.
Là ! Amenez-la ici.
(Le chevalier Schauermann paraît, portant Mlle de Thurneck sur ses épaules.)
GEORGES
Il y a là une hutte de charbonnier.
SCÈNE V
Le CHEVALIER SCHAUERMANN avec Mlle DE THURNECK. Le CHEVALIER WETZLAF
et les cavaliers du comte bailli. DEUX CHARBONNIERS. LES PRÉCÉDENTS.
FREIBURG, cognant à la hutte.
Hé !
PREMIER CHARBONNIER, de l'intérieur.
Qui frappe?
FREIBURG
Pas de questions, drôle, et ouvre.
DEUXIÈME CHARBONNIER, de l'intérieur.
Holà ! Ce n'est bien sûr pas l'empereur qui attend à la porte ?
FREIBURG
Si ce n'est pas l'empereur, maraud, c'est du moins quelqu'un qui commande ici et ne va pas tarder
à arracher son sceptre aux branches pour te le montrer.
PREMIER CHARBONNIER, paraissant une lanterne à la main.
Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?
FREIBURG
Je suis chevalier, et cette dame qu'on porte, mourante, est...
SCHAUERMANN, du fond.
Pas de lumière ici !
WETZLAF
Otez-lui la lanterne des mains !
FREIBURG, lui prenant la lanterne.
Coquin ! Tu veux éclairer ?
PREMIER CHARBONNIER
Messieurs, il me semble que je suis le plus grand de vous tous !
Pourquoi me prendre ma lanterne ?
DEUXIÈME CHARBONNIER
Qui êtes-vous et que voulez-vous ?
FREIBURG
Des chevaliers, rustre, t'ai-je déjà dit.
GEORGES
Nous sommes des chevaliers en voyage que la tourmente a surpris, braves gens.
FREIBURG, l'interrompant.
Des gens de guerre qui viennent de Jérusalem, et cette dame qu'on porte, enveloppée des pieds à
la tête dans un manteau est...
(Un coup de tonnerre.)
PREMIER CHARBONNIER
Aïe ! Crie à en faire crever les nuages, toi là-haut !... De Jérusalem, dites-vous ?
DEUXIÈME CHARBONNIER
On ne peut pas comprendre un mot avec ce tonnerre qui gueule.
FREIBURG
Oui, de Jérusalem.
DEUXIÈME CHARBONNIER
Et la petite dame qu'on porte ?
GEORGES, désignant le comte bailli.
Est la sœur malade de ce seigneur, et désire, bonnes gens...
FREIBURG, l'interrompant.
C'est sa sœur, comprends-tu, gueux, et c'est ma femme. A moitié assommée par la grêle, elle est
malade comme tu vois, au point de ne plus pouvoir dire un mot. Elle désire une place dans ta
hutte, jusqu'à ce que l'orage soit passé et que le jour paraisse.
PREMIER CHARBONNIER
Elle désire une place dans ma cabane ?
GEORGES
Oui, braves charbonniers, jusqu'à ce que la tourmente soit passée et que nous puissions continuer
notre route.
DEUXIÈME CHARBONNIER
Sur mon âme, vous avez dit des paroles qui ne valaient pas la peine que vous avez eue à les
prononcer.
PREMIER CHARBONNIER
Isaac !
FREIBURG
Tu veux bien ?
DEUXIÈME CHARBONNIER
Mais, messieurs, je la donnerais aux chiens de l'empereur, cette place, s'ils hurlaient devant ma
porte... Isaac ! Polisson! n'entends-tu pas ?
LE GARÇON APPRENTI, dans la hutte.
Voilà ! Qu'y a-t-il ?
DEUXIÈME CHARBONNIER
Etends de la paille, polisson, et des couvertures dessus. Une malade va venir prendre place dans
la cabane ! Entends-tu ?
FREIBURG
Qui parle là-dedans ?
PREMIER CHARBONNIER
Oh, un blondin de dix ans qui nous aide.
FREIBURG
Bon ! Approche, Schauermann ! Un des liens s'est dénoué.
SCHAUERMANN
Où?
FREIBURG
Cela ne fait rien ! Porte-la dans un coin là-dedans ! Quand le jour paraîtra, je t'appellerai.
(Schauermann porte Mlle de Thurneck dans la hutte.)
SCÈNE VI
LES PRÉCÉDENTS sans SCHAUERMANN ni MADEMOISELLE DE THURNECK
FREIBURG
Et maintenant, Georges, vibrent toutes les cordes de l'allégresse ! Nous l'avons, nous avons cette
Cunégonde de Thurneck ! Aussi vrai qu'on m'a baptisé du nom de mon père, je ne donnerais pas,
pour tout le ciel que priait mon enfance, la joie qui m'est réservée lorsque l'aube luira !
Pourquoi n'es-tu pas venu plus tôt de Waldstaedten ?
GEORGES
Parce que tu ne m'as pas fait appeler plus tôt.
FREIBURG
O Georges ! Si tu l'avais vue tandis qu'elle s'en venait, pareille à une figure de la fable ! Les
chevaliers du pays entouraient son palefroi, telles les planètes le soleil ! Aux cailloux auxquels
elle arrachait des étincelles, elle semblait dire : fondez à mon aspect. Thalestris, la reine des
amazones, n'était pas plus tentante, plus divine, lorsqu'elle descendit du Caucase demander un
baiser à Alexandre le Grand.
GEORGES
Où l'as-tu capturée ?
FREIBURG
A cinq lieues, Georges, à cinq lieues du château de Stein où, durant trois jours, le comte du Rhin
avait donné d'éclatantes fêtes en son honneur. Son escorte de chevaliers l'avait à peine quittée que
je fais mordre la poussière à son cousin Isidore, demeuré près d'elle, et l'emmène au galop sur ma
selle.
GEORGES
Mais, Max ! Max ! Qu'as-tu ?
FREIBURG
Je vais te dire, ami...
GEORGES
Que te prépares-tu avec cette équipée fantastique ?
FREIBURG
Du miel de Hybla pour cette poitrine desséchée, lignifiée par la soif de la vengeance ! Mon cher !
Mon bon !
Pourquoi cette vaine idole, qui dépeuple les voûtes de nos temples chrétiens, trônerait-elle plus
longtemps sur un piédestal, semblable à une déesse de l'Olympe? Mieux vaut la saisir et la lancer
dans les décombres, la tête en bas, afin qu'on voie bien qu'il n'y a rien de divin en elle.
GEORGES
Mais au nom du ciel, dis-moi ce qui te remplit de si furieuse haine contre elle ?
FREIBURG
O Georges ! L'homme peut jeter à l'eau tout ce qu'il possède, mais pas un sentiment. Georges, je
l'aimais et elle en était indigne. Je l'aimais et je fus dédaigné, Georges, et elle n'était pas digne de
mon amour. Je vais te dire... mais cette seule pensée me fait pâlir. Georges! Georges! Quand le
diable sera embarrassé pour inventer quelque chose, eh bien ! qu'il demande conseil à un coq qui
a vainement tourné autour d'une poule, et s'aperçoit ensuite qu'elle est dévorée par la lèpre, et
incapable de le satisfaire.
GEORGES
Tu ne vas pas te venger d'elle en roturier?
FREIBURG
Non, Dieu m'en garde ! Elle n'est même pas digne de la vengeance d'un valet. Je veux la ramener
au comte du Rhin, à Stein, et ne rien lui faire d'autre que de lui enlever sa collerette : ce sera toute
ma vengeance !
GEORGES
Quoi ! Lui enlever sa collerette ?
FREIBURG
Oui, Georges, et rassembler le peuple.
GEORGES
Et ceci une fois fait ?
FREIBURG
Ah ! alors je veux philosopher sur elle. Je veux prononcer sur elle une sentence métaphysique,
comme Platon, et ensuite expliquer ma sentence à la façon plaisante de Diogène. L'homme est...
Mais silence !
(Il écoute.)
GEORGES
Eh bien ! L'homme est…?
FREIBURG
L'homme est, d'après Platon, un animal à deux jambes et sans plumes. Tu sais comment Diogène
le prouva. Il pluma, si je ne me trompe, un coq, et le lança au milieu de l'assistance. Et cette
Cunégonde, ami, cette Cunégonde de Thurneck, elle est d'après moi...
Mais silence ! Aussi vrai que je suis un homme, quelqu'un descend là de cheval.
SCÈNE VII
LE COMTE DE STRAHL et le CHEVALIER FLAMMBERG paraissent. Plus tard,
GOTTSCHALK. LES PRÉCÉDENTS.
LE COMTE DE STRAHL, cognant à la hutte.
Holà ! Braves charbonniers !
FLAMMBERG
Une nuit à aller demander asile aux loups dans leurs tanières.
LE COMTE DE STRAHL
Est-il permis d'entrer ?
FREIBURG, l'arrêtant.
Pardon, messieurs ! Qui que vous soyez…
GEORGES
…vous ne pouvez entrer ici.
LE COMTE DE STRAHL
Et pourquoi non ?
FREIBURG
Parce qu'il n'y a place ni pour vous, ni pour nous. Ma femme est là, couchée et malade, occupant
avec ses gens le seul coin libre. Vous ne voudriez pas la mettre dehors.
LE COMTE DE STRAHL
Non, sur ma foi ! Je désire au contraire qu'elle se rétablisse promptement. Gottschalk!
FLAMMBERG
Ainsi, il nous faut passer la nuit à la belle étoile.
LE COMTE DE STRAHL
Gottschalk !
GOTTSCHALK, de dehors.
Voilà !
LE COMTE DE STRAHL
Apporte les couvertures ! Nous allons nous arranger un campement sous les branches.
(Gottschalk et le petit apprenti charbonnier entrent.)
GOTTSCHALK apportant les couvertures.
Le diable seul sait ce que l'on fait ici. Le petit dit qu'il y a là-dedans un homme, vêtu d'une
armure, qui garde une demoiselle ficelée et bâillonnée comme un veau qu'on mène à l'abattoir.
LE COMTE DE STRAHL
Que dis-tu? Une demoiselle ? ficelée et bâillonnée ? Qui t'a dit cela ?
FLAMMBERG
Petiot ! D'où sais-tu cela ?
L'APPRENTI, effrayé.
Chut ! — Au nom de tous les saints ! Messieurs, que faites-vous ?
LE COMTE DE STRAHL
Viens ici.
L'APPRENTI
Chut ! vous dis-je.
FLAMMBERG
Qui t'a dit cela, petit ? Parle !
L'APPRENTI, secrètement, après avoir regardé autour de lui.
J'ai regardé, messieurs. J'étais couché sur la paille lorsqu'ils l'apportèrent, prétendant qu'elle était
malade. J'ai tourné la lampe et vu qu'elle avait des joues fraîches comme notre Laure. Elle
gémissait et me pressait les mains. Ses yeux disaient si clairement, à la façon des chiens
intelligents : «Délivre-moi, cher bambin, délivre-moi !» qu'il était impossible de ne pas
comprendre ce langage.
LE COMTE DE STRAHL
Eh bien, délivre-la, blondinet !
FLAMMBERG
Que tardes-tu?
LE COMTE DE STRAHL
Délie-la et envoie-la nous !
L'APPRENTI, timide.
Chut ! dis-je. Je voudrais que vous fussiez muets comme des carpes ! Trois de ces gens-là se
lèvent déjà et viennent voir ce qu'il y a.
(Il souffle sa lanterne.)
LE COMTE DE STRAHL
Mais non, brave garçon, mais non.
FLAMMBERG
Ils n'ont rien entendu.
LE COMTE DE STRAHL
Ils changent seulement de place, à cause de la pluie.
L'APPRENTI, regardant autour de lui.
Voulez-vous me protéger ?
LE COMTE DE STRAHL
Oui, aussi vrai que je suis chevalier.
FLAMMBERG
Tu peux être tranquille.
L'APPRENTI
Bien ! Je vais le dire au père. Regardez ce que je ferai, et si j'entre dans la cabane ou non.
(Il parle aux vieux qui sont derrière auprès du feu, et disparaît ensuite dans la cabane.)
FLAMMBERG
Qu'est-ce que c'est que ces hiboux-là? Chevaliers de Belzébuth dont la livrée est la nuit? Epoux
unis sur la grand' route par des chaînes et des menottes ?
LE COMTE DE STRAHL
Ils la prétendaient malade !
FLAMMBERG
Malade à la mort, et refusaient toute aide !
GOTTSCHALK
Attendez un peu ! Nous allons les désunir.
(Un silence.)
SCHAUERMANN, dans la hutte.
Hé ! O l'animal !
LE COMTE DE STRAHL
Debout, Flammberg !
(Ils se lèvent.)
FREIBURG
Qu'y a-t-il ?
(Le parti du comte bailli se lève.)
SCHAUERMANN
Je suis lié ! Je suis lié !
(Mlle de Thurneck paraît.)
FREIBURG
Dieux ! Que vois-je ?
SCÈNE VIII
CUNÉGONDE DE THURNECK, en costume de voyage, les cheveux dénoués. — LES PRÉCÉ-
DENTS.
CUNÉGONDE, se jetant aux pieds du comte de Strahl.
Mon sauveur ! Qui que vous soyez, défendez une femme qu'on insulte et qu'on outrage ! Si votre
serment de chevalier vous commande de protéger l'innocence, elle vous implore à genoux !
FREIBURG
Soldats, enlevez-la!
GEORGES, le retenant.
Max ! Ecoute-moi.
FREIBURG
Enlevez-la, vous dis-je; ne la laissez pas parler.
LE COMTE DE STRAHL
Halte-là, messieurs ! Que voulez-vous ?
FREIBURG
Ce que nous voulons ! Par le diable, je veux ma femme! En avant ! Saisissez-la !
CUNÉGONDE
Ta femme ? Effronté menteur !
LE COMTE DE STRAHL
Qu'on ne la touche pas ! Désormais cette dame m'appartient puisqu'elle s'est mise sous ma
protection. (Il la relève.) Si tu désires quelque chose d'elle, adresse-toi à moi !
FREIBURG
Qui es-tu, orgueilleux qui oses t'interposer entre deux époux ? Qui te donne le droit de me refuser
ma femme !
CUNÉGONDE
Ta femme ? Misérable ! Je ne suis pas ta femme !
LE COMTE DE STRAHL
Et toi, qui es-tu, vaurien, maudit polisson, lubrique ravisseur de filles, qui oses l'appeler ta femme
? Le diable seul, en enfer, vous a unis avec des chaînes et des menottes.
FREIBURG
Comment ? Quoi ? Qui ?
GEORGES
Max, je t'en prie.
LE COMTE DE STRAHL
Qui es-tu ?
FREIBURG
Messieurs, vous vous trompez lourdement...
LE COMTE DE STRAHL
Qui es-tu ? t'ai-je demandé.
FREIBURG
Messieurs, si vous croyez que je...
LE COMTE DE STRAHL
De la lumière !
FREIBURG
Cette femme que j'ai amenée est...
LE COMTE DE STRAHL
Des torches, ai-je dit !
(Gottschalk et les charbonniers avec torches et tisonniers.)
FREIBURG
Je suis...
GEORGES, secrètement.
Un fou, voilà ce que tu es ! Partons sur-le-champ ! Veux-tu pour toujours salir ton blason ?
LE COMTE DE STRAHL
C'est bien, mes braves charbonniers ; éclairez-moi ! (Freiburg abaisse sa visière.) Qui es-tu,
maintenant? Je te le demande. Lève ta visière.
FREIBURG
Messieurs, je suis...
LE COMTE DE STRAHL
Lève ta visière.
FREIBURG
Vous entendez...
LE COMTE DE STRAHL
Chenapan, penses-tu pouvoir refuser de répondre ?
(Il lui arrache son casque. Le comte bailli chancelle,)
SCHAUERMANN
Jetez à terre cet audacieux !
WETZLAF
Dégainez donc !
FREIBURG
Insensé, qu'as-tu fait ?
(Il se remet, dégaine et attaque le comte qui pare.)
LE COMTE DE STRAHL
Prétends-tu te mesurer avec moi, fiancé imposteur ? (Il l'abat d'un coup.) Eh bien, retourne en
enfer d'où tu viens, et célèbre-y ta lune de miel !
WETZLAF
Horreur ! Voyez ! Il chancelle, il s'affaisse, il tombe!
FLAMMBERG, chargeant.
A l'œuvre, les amis !
SCHAUERMANN
Fuyons !
FLAMMBERG
Tapez dedans ! Dispersez toute cette racaille !
(Les gens du comte bailli s'échappent. Georges reste penché sur lui.)
LE COMTE DE STRAHL
Que vois-je ? Freiburg ! Dieux tout-puissants ! Est-ce toi ?
CUNÉGONDE, oppressée.
L'ingrat et infernal renard !
LE COMTE DE STRAHL
Malheureux ! Que t'importait cette jeune fille ? Quels étaient tes desseins sur elle ?
GEORGES
Il ne peut parler. Le sang jaillit de sa tête et lui emplit la bouche.
CUNÉGONDE
Laissez-le étouffer dedans !
LE COMTE DE STRAHL
Il me semble que je rêve ! Un être comme lui, d'ordinaire si brave et si bon ! Qu'on lui vienne en
aide, vous autres !
FLAMMBERG
Vite ! Soulevez-le. Portez-le dans cette cabane.
CUNÉGONDE
Dans une fosse ! Des pelles ! Qu'il ait vécu !
LE COMTE DE STRAHL
Calmez-vous ! Il ne peut vous nuire dans l'état où il est, même non enterré.
CUNÉGONDE
De l'eau !
LE COMTE DE STRAHL
Vous ne vous sentez pas bien ?
CUNÉGONDE
Rien, rien... c'est... qui m'aide ? Un siège ?... Ah !
(Elle chancelle.)
LE COMTE DE STRAHL
Dieux ! Hé ! Gottschalk.
GOTTSCHALK
Les torches !
CUNÉGONDE
Laissez ! Laissez !
LE COMTE DE STRAHL, qui l'a conduite à un siège.
Cela passe-t-il ?
CUNÉGONDE
La lumière revient à mes tristes yeux.
LE COMTE DE STRAHL
Qu'est-ce qui vous a si subitement saisie?
CUNÉGONDE
Ah ! mon généreux sauveur, mon libérateur, quel outrage épouvantable et inhumain m'était
destiné ! Quand je songe à ce qui, sans vous, me serait peut-être déjà arrivé, mes cheveux se
dressent et mes membres se raidissent.
LE COMTE DE STRAHL
Qui êtes-vous ? Parlez ! Que s'est-il passé ?
CUNÉGONDE
O bonheur suprême ! Vous le révéler maintenant !
Ce n'est pas pour la première venue que votre bras a fait des exploits ; je suis Cunégonde,
baronne de Thurneck.
Toute une foule de parents reconnaissants vous remercieront encore, à Thurneck, pour douce vie
que m'avez conservée.
LE COMTE DE STRAHL
Vous êtes…? Ce n'est pas possible ! Cunégonde de Thurneck ?...
CUNÉGONDE
Oui, qu'est-ce qui vous étonne ?
LE COMTE DE STRAHL, se levant.
Eh bien, ma foi, je le regrette. Vous êtes tombée de Charybde en Scylla car je suis Frédéric
Wetter, comte de Strahl !
CUNÉGONDE
Quoi ! Votre nom ? Le nom de mon sauveur ?...
LE COMTE DE STRAHL
Est Strahl. Je suis au désespoir de ne pouvoir vous en dire un meilleur.
CUNÉGONDE, se levant.
Dieux célestes, comme vous éprouvez ce cœur !
GOTTSCHALK, à part.
La Thurneck ? Ai-je bien entendu ?
FLAMMBERG, étonné.
Foi de brave, c'est elle !
(Un silence.)
CUNÉGONDE
Soit ! Que cela ne trouble pas le sentiment qui embrase mon sein. Je ne veux penser à rien, je ne
veux être sensible qu'à l'innocence, l'honneur, la vie, le salut... la protection contre ce loup-là...
Approche, cher enfant, dont les cheveux sont d'or, toi qui m'as délivrée, reçois cet anneau de ma
main. C'est tout ce que je puis donner en ce moment ; un jour, jeune héros, je récompenserai plus
dignement la vaillance qui a brisé mes liens, m'a arrachée à l'ignominie, m'a sauvée, m'a rendue
heureuse !
(Elle se tourne vers le comte.)
Quant à vous, mon maître... à vous tout ce qui m'appartient ! Parlez ! Qu'avez-vous décidé de
mon sort? Je suis en votre puissance ; qu'ordonnez-vous ?
Dois-je vous suivre en votre manoir ?
LE COMTE DE STRAHL, non sans embarras.
Mademoiselle... Ce n'est pas trop loin. En montant à cheval, vous pourrez encore passer la nuit
chez la comtesse ma mère.
CUNÉGONDE
Amenez-moi un cheval !
LE COMTE DE STRAHL, après un silence.
Pardonnez, si les circonstances dans lesquelles nous...
CUNÉGONDE
Rien, rien ! Je vous en prie ! Ne m'humiliez pas ! Je me rendrai dans vos cachots sans me
plaindre.
LE COMTE DE STRAHL
Cachots ! Quoi ? Persuadez-vous...
CUNÉGONDE, l'interrompant.
Ne m'écrasez pas de votre magnanimité!... Votre main, je vous prie !
LE COMTE DE STRAHL
Hé ! Les torches ! Eclairez !
(Ils sortent.)

QUATRIÈME TABLEAU
Un appartement au château de Strahl.
SCÈNE IX
CUNÉGONDE, dans un déshabillé romantique, entre et s'assied devant une table de toilette.
Derrière elle, ROSALIE et la vieille BRIGITTE.
ROSALIE, à Brigitte.
Assieds-toi là, petite mère. Le comte de Strahl s'est fait annoncer chez mademoiselle ; je n'ai plus
qu'à la coiffer et, en attendant, elle t'écoutera volontiers bavarder.
BRIGITTE, qui s'est assise.
Ainsi, vous êtes mademoiselle Cunégonde de Thurneck ?
CUNÉGONDE
Oui, petite mère.
BRIGITTE
Et vous vous dites fille de l'empereur?
CUNÉGONDE
De l'empereur ? Non ! Qui te dit cela ? L'empereur actuel m'est étranger. Je suis l'arrière-petite-
fille d'un des anciens empereurs qui, dans les siècles passés, étaient sur le trône d'Allemagne.
BRIGITTE
O Seigneur ! Ce n'est pas possible? L'arrière-petite-fille...
CUNÉGONDE
Mais oui !
ROSALIE
Te l'avais-je pas dit ?
BRIGITTE
Doux Jésus ! Eh bien, je puis maintenant mourir : le rêve du comte de Strahl s'est réalisé !
CUNÉGONDE
Quel rêve?
ROSALIE
Ecoutez, écoutez ! C'est l'histoire la plus merveilleuse du monde !...
Mais sois brève, petite mère, et épargne-nous les préambules car nous avons peu de temps, tu
sais.
BRIGITTE
Vers la fin de l'avant-dernière année, le comte tomba malade après un étrange accès de
mélancolie dont personne ne put sonder la cause. Abattu, le visage enflammé,
il délirait. Les médecins qui avaient épuisé les remèdes, l'avaient abandonné. Dans l'ardeur de sa
fièvre, tous les secrets de son cœur lui venaient aux lèvres. Il disait mourir volontiers. La jeune
fille capable de l'aimer n'existait pas. La vie sans amour, c'était la mort. Il appelait le monde un
tombeau, et le tombeau un berceau dans lequel il allait renaître à une nouvelle vie.
Trois nuits de suite, pendant lesquelles sa mère ne quitte pas son chevet, il raconte qu'un ange lui
est apparu et lui a dit : Confiance, confiance, confiance !
Comme la comtesse lui demande s'il ne se sent pas réconforté par ce cri d'en haut, il répond :
«Réconforté? Non!» Et il ajoute avec un soupir : «Pourtant, pourtant, mère! Quand je l'aurai
vue!» La comtesse demande : «Et la verras-tu ? — Certainement, répond-il. — Quand? Où? —
Dans la nuit de la Saint-Sylvestre.Il me conduira à elle, quand viendra le nouvel an. — Qui?
chéri, et à qui? — L'ange. A ma fiancée.» Puis il se retourne et s'endort.
CUNÉGONDE
Bavardage !
ROSALIE
Ecoutez donc la suite... Eh bien?
BRIGITTE
Dans la nuit de la Saint-Sylvestre, au moment précis où change l'année, il se soulève sur sa
couche, fixe un objet dans la chambre comme s'il avait une apparition et, la main tendue : «Mère
! Mère ! Mère ! » s'écrie-t-il. — Qu'y a-t-il ? interroge-t-elle. — Là ! Là! — Où? — Vite!, dit-il.
— Quoi? — Mon casque ! Mon armure ! Mon épée ! — Où veux-tu aller ? demande la mère. —
Vers elle ! Vers elle ! Oui! Oui! Oui !» Et il retombe. «Adieu, mère, adieu!» Et il gît comme
mort, les membres étendus.
CUNÉGONDE
Mort?
ROSALIE
Oui, mort !
CUNÉGONDE
Elle pense semblable à un mort.
ROSALIE
Elle dit mort ! Ne la troublez pas... Allons ?
BRIGITTE
Nous écoutons à sa poitrine : c'était silencieux comme dans une chambre vide.
Pour voir s'il respirait encore, on lui met une plume devant la bouche ; elle ne remue pas. Le
médecin pensait vraiment que ses esprits l'avaient abandonné. Effrayé, il lui crie son nom dans
l'oreille, l'énerve avec des parfums pour l'éveiller, l'égratigne avec des pointes et des aiguilles, il
lui arrache un cheveu pour que le sang paraisse ; tout est vain, il ne bougeait aucun membre et
gisait comme mort.
CUNÉGONDE
Eh bien ? Et alors ?
BRIGITTE
Et alors, après un certain temps, il se relève, se tourne vers la muraille et articule avec une
expression de désolation : «Ah ! Voilà qu'ils apportent des flambeaux maintenant ! Elle s'est de
nouveau évanouie !» On eût dit que l'éclat de ces flambeaux l'avait effrayé.
La comtesse se penche sur lui et le presse sur son cœur : «Mon Frédéric ! Où étais-tu? — Près
d'elle, répond-il d'une voix joyeuse, près de celle qui m'aime, près de la fiancée que le ciel m'a
destinée ! Va, mère, va et fais prier pour moi dans toutes les églises car maintenant je veux
vivre.»
CUNÉGONDE
Et il se remet vraiment ?
ROSALIE
C'est précisément là le prodige.
BRIGITTE
Il se rétablit, mademoiselle, se rétablit en vérité ; dès lors, il retrouve ses forces comme par un
baume du ciel et, avant que la lune change, il est aussi bien portant qu'auparavant.
CUNÉGONDE
Et, raconte, que raconta-t-il alors ?
BRIGITTE
Ah! et il raconte et ne se lasse pas de raconter que l'ange l'a conduit par la main à travers la nuit,
qu'il a doucement ouvert la chambrette de la jeune fille et qu'à son entrée les murs se sont
illuminés. La gracieuse enfant dormait dans sa petite chemise. Prise de peur, elle avait ouvert de
grands yeux et appelé : «Marianne !»... Ce devait être quelqu'un de la chambre voisine... Puis
aussitôt, transfigurée de joie, elle était descendue de son lit et s'était prosternée à ses genoux, en
murmurant : «Monseigneur.»
Il raconte que l'ange lui avait dit qu'elle était fille d'empereur et montré un signe qu'elle portait à
la naissance de l'épaule, que lui, tressaillant d'un indicible enchantement l'avait prise par le
menton, pour bien regarder dans son visage, et qu'alors la malencontreuse servante, cette
Marianne, était arrivée avec de la lumière, faisant évanouir toute l'apparition.
CUNÉGONDE
Et alors tu penses que je suis cette fille d'empereur ?
BRIGITTE
Qui donc, sinon vous ?
ROSALIE
C'est aussi ce que je pense.
BRIGITTE
Lorsqu'on apprit qui vous étiez, tout le château de Strahl, à votre entrée, leva les mains au ciel en
criant : C'est elle !
ROSALIE
Il ne manquait plus que les voix des cloches chantant à toute volée : oui, oui, oui!
CUNÉGONDE, se levant.
Je te remercie, petite mère, de ton récit. Prends ces boucles d'oreille en souvenir de moi et
éloigne-toi.
(Brigitte sort.)
SCÈNE X
CUNÉGONDE et ROSALIE
CUNÉGONDE, qui s'est regardée attentivement dans la glace, va à la fenêtre, distraite et l'ouvre.
(Un silence.)
As-tu bien arrangé tout ce que je destine au comte, Rosalie? Documents, lettres, preuves ?
ROSALIE, qui est restée à la table.
Les voici dans cette enveloppe.
CUNÉGONDE
Donne-moi donc...
(Elle rentre un pipeau qui est placé dehors.)
ROSALIE
Quoi, mademoiselle ?
CUNÉGONDE, vivement.
Regarde, enfant ! N'est-ce pas l'empreinte d'une aile ?
ROSALIE, allant à elle.
Qu'avez-vous là ?
CUNÉGONDE
Des pipeaux. Je ne sais qui les a tendus à cette fenêtre !... Regarde ! Une aile les a déjà effleurés !
ROSALIE
Mais oui. Voici la trace. Qu'était-ce ? Un serin ?
CUNÉGONDE
C'était un passereau que j'ai essayé d'attirer toute la matinée.
ROSALIE
Voyez donc cette petite plume. Il l'a perdue !
CUNÉGONDE, songeuse.
Donne-moi donc !...
ROSALIE
Quoi, mademoiselle ? Les papiers ?
CUNÉGONDE, rit et la bat.
Coquine ! C'est le millet que je veux.
(ROSALIE va chercher le millet en riant.)
SCÈNE XI
UN DOMESTIQUE entre. LES PRÉCÉDENTS.
LE DOMESTIQUE
Le comte Wetter de Strahl et la comtesse sa mère !
CUNÉGONDE jetant ce qu'elle a dans la main.
Vite ! Enlève tout cela.
ROSALIE
De suite, de suite !
(Elle ferme la table de toilette et sort.)
CUNÉGONDE
Ils seront les bienvenus.
SCÈNE XII
LA COMTESSE HÉLÈNE, LE COMTE DE STRAHL entrent, CUNÉGONDE
CUNÉGONDE, allant au-devant d'eux.
Vénérable mère de mon sauveur ! A quelles circonstances, à qui dois-je le plaisir de voir votre
visage et de baiser vos chères mains ?
LA COMTESSE
Vous me confondez, mademoiselle. Je venais vous baiser le front et savoir comment vous vous
trouvez sous mon toit ?
CUNÉGONDE
Très bien. J'ai ici tout ce dont j'ai besoin. Je n'avais par rien mérité votre faveur et vous avez pris
soin de moi comme de votre fille. Seul ce sentiment humiliant troublait ma sérénité mais votre
vue a suffi pour délivrer mon cœur de ce conflit.
(Se tournant vers le comte.)
Comment va votre main gauche, comte Frédéric.
LE COMTE DE STRAHL
Ma main ? Mademoiselle ! Cette question me touche plus que sa blessure ! Je me suis seulement
heurté par mégarde à la selle, en vous descendant de cheval.
LA COMTESSE
Ta main a-t-elle été blessée?... Je n'en avais pas connaissance.
CUNÉGONDE
Le sang s'en échappait abondamment lorsque nous atteignîmes le château.
LE COMTE DE STRAHL
La main elle-même, vous le voyez, l'a déjà oublié. Si c'est à Freiburg que j'ai payé ce sang, en
luttant pour vous, je puis vraiment dire qu'il vous a vendue à un bien faible prix.
CUNÉGONDE
Vous l'estimez ainsi... moi pas.
(Se tournant vers la mère.)
Très gracieuse dame, ne voulez-vous pas vous asseoir ?
(Elle apporte une chaise. Le comte, les autres. Ils s'asseyent.)
LA COMTESSE
Que pensez-vous de votre avenir, mademoiselle? Avez-vous déjà examiné la situation où le
destin vous a jetée ? Avez-vous déjà pris un parti ?
CUNÉGONDE, émue.
Gracieuse comtesse, si cela m'est accordé, je compte passer près des miens les jours qui me
restent à vivre, en vous bénissant. Dans une éternelle vénération pour les vôtres et votre maison,
je me rappellerai le bienfait d'hier jusqu'au dernier soupir qui soulèvera mon sein.
(Elle pleure.)
LA COMTESSE
Quand songez-vous à retourner chez les vôtres ?
CUNÉGONDE
Je désirerais être reconduite demain si c'est possible — ou au moins prochainement — car mes
tantes m'attendent.
LA COMTESSE
Réfléchissez-vous à ce qui s'y oppose ?
CUNÉGONDE
Rien ne s'y oppose plus, madame, si vous me permettez de m'expliquer franchement devant vous.
(Elle lui baise la main, se lève et va chercher les papiers.)
Prenez ceci de ma main, monsieur le comte de Strahl.
LE COMTE DE STRAHL, se levant.
Mademoiselle ! Puis-je savoir ce que c'est ?
CUNÉGONDE
Ce sont les documents concernant notre querelle au sujet de la seigneurie de Staufen, les papiers
sur lesquels je fondais mes prétentions.
LE COMTE DE STRAHL
Mademoiselle, vous me confondez vraiment ! Si ce dossier appuie un droit, comme vous
paraissez le croire, je céderai, dût-il m'en coûter jusqu'à ma dernière
chaumière.
CUNEGONDE
Prenez, prenez, monsieur le comte ! Les lettres sont équivoques, je le reconnais ; le réméré est
prescrit. D'ailleurs mon droit, fût-il clair comme le soleil, je ne puis plus le faire valoir contre
vous.
LE COMTE DE STRAHL
Pardon, mademoiselle, pardon ! J'accepte avec joie la paix si vous voulez me l'accorder, mais non
les pièces qui appuient votre prétention si vous conservez le moindre doute sur leur valeur !
Portez votre affaire devant l'empereur, et que la loi en décide.
CUNÉGONDE, à la comtesse.
Délivrez-moi donc, vénérable comtesse, de ces funestes papiers qui me brûlent les mains, qui
offensent le sentiment qui m'anime et ne peuvent plus me servir à rien dans le vaste univers de
Dieu, dussé-je vivre quatre-vingt-dix ans.
LA COMTESSE, se levant de même.
Ma chère demoiselle, votre reconnaissance vous conduit trop loin. Vous ne pouvez aliéner, sous
le coup d'une émotion passagère, ce qui appartient à votre famille entière. Acceptez la proposition
de mon fils et faites étudier les pièces à Wetzlar. Soyez assurée que vous nous resterez chère,
quel que soit le jugement.
CUNÉGONDE, avec passion.
Eh bien ! Ce droit était ma propriété ! Point n'est besoin de demander à aucun parent sa
permission ; et à mon fils, je léguerai un jour mon cœur ! Je ne veux pas importuner ces
messieurs de Wetzlar. Mon cœur impétueux en décide ainsi !
(Elle déchira les papiers et les laisse tomber.)
LA COMTESSE
Chère et jeune étourdie, qu'avez-vous fait là ? Venez pourtant que je vous embrasse.
(Elle l'embrasse.)
CUNÉGONDE
Je veux que plus rien ne blesse désormais le sentiment qui s'est allumé en mon sein ! Je veux que
la muraille qui me séparait de mon sauveur tombe ! Je veux passer toute ma vie à le glorifier et à
l'aimer.
LA COMTESSE, touchée.
Bien, bien, mon enfant. Calmez-vous, vous êtes très émue.
LE COMTE DE STRAHL
Puissiez-vous ne jamais regretter votre action.
(Un silence.)
CUNÉGONDE, s'essuyant les yeux.
Quand puis-je retourner à Thurneck ?
LA COMTESSE
Mon fils vous conduira lui-même quand il vous plaira.
CUNÉGONDE
Eh bien... à demain.
LA COMTESSE
Je vous aurais volontiers vue chez moi plus longtemps. Vous nous ferez, n'est-ce pas, le plaisir de
paraître à table aujourd'hui ?
CUNÉGONDE, s'inclinant.
Si j'ai pu me remettre.
(Elle sort.)
SCÈNE XIII
LA COMTESSE HÉLÈNE, LE COMTE DE STRAHL
LE COMTE DE STRAHL
Aussi vrai que je suis un homme, j'en veux faire ma femme.
LA COMTESSE
Allons, allons, allons !
LE COMTE DE STRAHL
Quoi ! Non? Tu veux que j'en choisisse une, et ce ne serait pas celle-ci, pas celle-ci, pas celle-ci?
LA COMTESSE
Que veux-tu ? Je n'ai pas dit qu'elle me déplaisait absolument.
LE COMTE DE STRAHL
Je ne désire pas non plus que la noce ait lieu aujourd'hui... Elle est de la race des anciens
empereurs saxons.
LA COMTESSE
Et le rêve de la nuit de la Saint-Sylvestre parle en sa faveur ? Hein ? N'est-ce pas ?
LE COMTE DE STRAHL
Pourquoi le cacherais-je : oui !
LA COMTESSE
Nous y réfléchirons un peu.
(Ils sortent.)

ACTE III
CINQUIÈME TABLEAU
La montagne et une forêt. Un ermitage.
SCÈNE I
THÉOBALD et GOTTFRIED FRIEDEBORN aident CATHERINE à descendre d'un rocher.
THÉOBALD
Fais attention, ma chère petite Catherine, il y a une crevasse dans le sentier de la montagne. Pose
ton pied sur cette roche moussue.
Si je savais où trouver une rose, je te le dirais...
Là.
GOTTFRIED
Catherine, je crois bien que tu n'as pas raconté au bon Dieu le voyage que tu voulais faire
aujourd'hui?...
A la croix du chemin, où il y a une image de la Vierge, je pensais que deux jeunes hommes de
haute stature, deux anges aux ailes de neige, allaient apparaître et nous dire : «Adieu, Théobald !
Adieu, Gottfried ! Retournez-vous-en. C'est nous qui accompagnerons maintenant Catherine sur
le chemin qui la mène à Dieu.» Mais il n'est rien venu et nous avons dû te conduire jusqu'à la
porte du couvent.
THÉOBALD
Les chênes épars sur les monts sont si calmes ! On entend les coups de bec des pics. Je crois
qu'ils savent l'arrivée de Catherine et écoutent ses pensées. Si je pouvais me dissoudre dans l'air
pour les connaître ! L'harmonie des harpes ne doit pas être plus douce que son âme ; elle aurait
détourné Israël de David et inspiré de nouveaux psaumes à son peuple...
Ma chère petite Catherine !
CATHERINE
Mon bon père !
THÉOBALD
Dis un mot !
CATHERINE
Sommes-nous au but ?
THÉOBALD
Nous y sommes. Les cellules silencieuses des pieux moines Augustins se trouvent dans cette
sereine demeure qu'enserrent les rochers. Vois-tu les tours ? Et voici le saint lieu où ils prient.
CATHERINE
Je me sens abattue.
THÉOBALD
Asseyons-nous. Viens, donne-moi la main que je te soutienne. J'aperçois un banc, là, devant cette
grille, sous la verdure. Regarde, c'est le plus délicieux endroit que je vis jamais.
(Ils s'asseyent.)
GOTTFRIED
Comment te trouves-tu ?
CATHERINE
Très bien.
THEOBALD
Pourtant tu es pâle, et la sueur couvre ton front.
(Un silence.)
GOTTFRIED
Tu étais si alerte jadis, tu pouvais faire des lieues par les forêts et les champs, et, pour te reposer,
il ne fallait qu'une pierre avec le petit sac que tu portais sur l'épaule, en guise d'oreiller. Et
aujourd'hui, tu es si fatiguée que tous les lits de l'impératrice ne pourraient te délasser.
THÉOBALD
Veux-tu te désaltérer ?
GOTTFRIED
Que j'aille puiser une coupe d'eau ?
THÉOBALD
Chercher où mûrit un fruit ?
GOTTPRIED
Parle, ma chère petite Catherine !
CATHERINE
Je te remercie, cher père.
THÉOBALD
Tu nous remercies ?
GOTTFRIED
Tu fais fi de tout ?
THÉOBALD
Tu ne désires qu'une chose, c'est que j'en finisse, que j'aille au prieur Hatto, mon vieil ami, et lui
dise : le vieux Théobald est là qui veut enterrer son enfant unique.
CATHERINE
Mon cher père !
THÉOBALD
Eh bien, soit ! Cependant, avant de faire le pas décisif sur lequel on ne revient plus, je veux
encore te dire quelque chose. Je veux te communiquer l'idée qui nous est venue en chemin, et qui,
à notre avis, doit être exécutée avant que nous ne parlions au prieur. Veux-tu la savoir ?
CATHERINE
Dis.
THÉOBALD
Tu veux entrer au cloître des Ursulines, qui dort au seul des monts, dans sa solitude de pins. Le
monde, le doux théâtre de la vie, n'a plus de charmes pour toi. Le visage de Dieu, contemplé dans
une pieuse retraite, doit remplacer pour toi père, mariage, enfants, et le radieux baiser des enfants
de tes enfants.
CATHERINE
Oui, mon cher père.
THÉOBALD, après un court silence.
Eh bien, pourquoi ne retournerais-tu pas dans les ruines, une quinzaine de jours, pour réfléchir un
peu à la chose, puisque la température est si douce ?
CATHERINE
Comment ?
THÉOBALD
Pourquoi ne retournerais-tu pas au château de Strahl, sous le buisson de genévriers, tu sais, où le
serin s'est bâti un nid, là, au flanc du roc, d'où le château étincelant sous les rayons du soleil
domine la contrée.
CATHERINE
Non, mon cher père.
THÉOBALD
Pourquoi non ?
CATHERINE
Le comte, mon maître, me l'a défendu.
THÉOBALD
Il te l'a défendu. Bon. Et tu ne peux pas faire ce qu'il t'a défendu. Pourtant si j'allais le prier de te
le permettre ?
CATHERINE
Comment ? Que dis-tu ?
THÉOBALD
Si je le suppliais de t'accorder cette petite place où tu te sens si bien, et de me permettre de t'y
apporter tout ce qui te serait nécessaire ?
CATHERINE
Non, mon cher père.
THÉOBALD
Pourquoi pas ?
CATHERINE, oppressée.
Tu ne ferais pas cela ; et, si tu le faisais, le comte ne voudrait pas, et, si le comte le voulait, je
n'userais pas de sa permission.
THEOBALD
Petite Catherine ! Ma chère petite Catherine ! Je veux le faire. Je me mettrai à ses pieds comme je
le fais en ce moment devant toi, et je lui dirai : «Monseigneur ! souffrez que la petite Catherine
habite sous le firmament étendu sur votre château. Lorsque vous sortirez à cheval, permettez
qu'elle vous suive de loin, à une portée de trait, et, quand viendra la nuit, cédez-lui une petite
place sur la paille qu'on jette à vos fiers destriers. Cela vaut mieux que de la voir mourir de
chagrin.»
CATHERINE, se jetant de même à ses pieds;
Dieu du ciel ! Tu me tues, tes paroles me crucifient, sont des glaives dans mon cœur !
Maintenant, je ne veux plus aller au cloître ; je veux retourner à Heilbronn avec toi ; je veux
oublier le comte, et épouser qui tu voudras, dût le lit nuptial être pour moi un tombeau de huit
aunes.
THÉOBALD, se levant et la relevant.
Tu m'en veux, petite Catherine ?
CATHERINE
Non, non ! Quelle idée !
THÉOBALD
Je vais te conduire au couvent !
CATHERINE
Jamais, jamais plus ! Ni au château de Strahl, ni au couvent !
Fais-moi seulement préparer un lit chez le prieur, pour que je me repose. A l'aube, si c'est
possible, nous repartirons.
(Elle pleure.)
GOTTFRIED
Qu'as-tu fait, vieux ?
THÉOBALD
Ah ! Je l'ai blessée !
GOTTFRIED, sonnant.
Le prieur Hatto est-il là ?
LE PORTIER, ouvrant.
Loué soit Jésus-Christ !
THÉOBALD
Dans les siècles des siècles.
GOTTFRIED
Peut-être se ravisera-t-elle!
THÉOBALD
Viens, ma fille !
(Tous disparaissent.)

SIXIÈME TABLEAU
Une auberge.
SCÈNE II
LE COMTE DU RHIN DE STEIN, FRÉDÉRIC DE HERRNSTADT entrent. Ils sont suivis de
JACOB PECH, l'aubergiste, et de valets.
LE COMTE DU RHIN, aux valets.
Qu'on desselle les chevaux ! Placez des sentinelles autour de l'auberge dans un rayon de trois
cents pas ; laissez entrer tout le monde mais sortir personne ! La ration aux chevaux ! Restez dans
les écuries et montrez-vous le moins possible. Quand Eginhard reviendra de sa reconnaissance à
Thurneck, je vous donnerai de nouveaux ordres.
(Les valets sortent.)
Qui habite ici ?
JACOB PECH
Moi et ma femme, pour vous servir, monseigneur.
LE COMTE DU RHIN
Et là?
JACOB PECH
Des bestiaux.
LE COMTE DU RHIN
Quoi?
JACOB PECH
Des bestiaux... Une truie et sa portée, pour vous servir ; c'est une étable à pourceaux couverte en
lattes.
LE COMTE DU RHIN
Bon... qui habite là?
JACOB PECH
Où?
LE COMTE DU RHIN
Derrière cette troisième porte ?
JACOB PECH
Personne, pour vous servir.
LE COMTE DU RHIN
Personne ?
JACOB PECH
Personne, monseigneur, sûr et vrai. Ou plutôt, tout le monde ; elle mène en plein champ.
LE COMTE DU RHIN
Bon... Comment t'appelles-tu ?
JACOB PECH
Jacob Pech.
LE COMTE DU RHIN
Va-t-en, Jacob Pech.
(L'aubergiste sort.)
Je veux me pelotonner ici comme une araignée, au point d'avoir l'air d'un petit tas de poussière
insignifiant, et, quand elle sera dans ma toile, cette Cunégonde, bondir sur elle, et enfoncer le
dard de la vengeance dans son traître sein : tuer, tuer, tuer et conserver son squelette dans les
combles du château, comme le monument de la parfaite coquette !
FRÉDÉRIC DE HERRNSTADT
Calme-toi, calme-toi, Albert ! Eginhard que tu as envoyé à Thurneck pour confirmer tes soupçons
n'est pas encore de retour.
LE COMTE DU RHIN
Tu as raison, ami ; Eginhard n'est pas encore de retour. Dans son billet, la mioche m'écrivait que
désormais il n'était plus nécessaire que je m'occupe d'elle puisque Stauffen lui était cédé
amicalement par le comte de Strahl.
Par mon âme immortelle, si tout cela est honnêtement explicable, je l'avalerai, et je disperserai les
troupes que j'ai rassemblées pour elle. Mais, si Eginhard vient me dire ce que la renommée m'a
déjà conté, s'ils sont fiancés : alors, je m'en vais plier ma gentillesse en deux, comme un canif
dont on n'a plus besoin, et lui faire payer les frais de guerre, dussé-je pour cela la retourner, et lui
secouer le total des poches, liard par liard.
SCÈNE III
EGINHARD VON DER WART entre. LES PRÉCÉDENTS
LE COMTE DU RHIN
Eh bien, ami, fidèle compagnon, salut à toi! Que se passe-t-il au château de Thurneck?
EGINHARD
Amis, tous les bruits qui courent sont vrais ! Ils voguent à pleines voiles sur la mer d'amour et,
avant que la lune ne change, ils aborderont au port du mariage.
LE COMTE DU RHIN
La foudre tordra leurs mâts avant qu'ils ne l'atteignent !
FRÉDÉRIC DE HERRNSTADT
Sont-ils fiancés ?
EGINHARD
Franchement, je ne le crois pas. Mais si les regards peuvent parler; les jeux de physionomie écrire
; et les serrements de main sceller; le contrat de mariage est prêt.
LE COMTE DU RHIN
Comment s'est faite la donation de Staufen? Raconte cela!
FRÉDÉRIC DE HERRNSTADT
Quand lui a-t-il fait le cadeau ?
EGINHARD
Ah! Avant-hier, à l'aube de son jour de naissance, où ses cousins lui avaient, à Thurneck, préparé
une fête éclatante, l'orient empourprait à peine son lit que déjà le document se trouvait sur sa
couverture. Le document, comprenez-moi bien, accompagné d'un poulet du comte amoureux et
de l'assurance que c'était son cadeau de fiançailles, si elle voulait lui accorder sa main.
LE COMTE DU RHIN
Et elle a accepté? Naturellement! Elle s'est mise devant la glace, a fait une révérence et l'a pris,
hein?
EGINHARD
Le document ? Bien entendu.
FRÉDÉRIC DE HERRNSTADT
Mais la main qui lui était offerte en échange?
EGINHARD
Oh ! elle ne la refusa pas.
FRÉDÉRIC DE HERRNSTADT
Quoi! Pas?
EGINHARD
Non ! Dieu me garde ! Quand refusa-t-elle jamais sa main à un prétendant?
LE COMTE DU RHIN
Mais quand la cloche sonnera, elle ne tiendra pas parole !
EGINHARD
Vous ne m'aviez pas donné mission d'apprendre cela.
LE COMTE DU RHIN
Que répondit-elle à la lettre ?
EGINHARD
Qu'elle était si touchée que ses yeux coulaient comme deux sources et noyaient son écriture ! Que
la langue, à laquelle elle avait recours pour exprimer ses sentiments, était une pauvresse !
Qu'avant ce sacrifice, il avait déjà un droit éternel à sa reconnaissance ! Que tout était gravé au
diamant dans son cœur! Bref, une lettre pleine d'équivoque qui, comme un taffetas chatoyant,
montre deux couleurs et ne dit ni oui, ni non.
LE COMTE DU RHIN
Eh bien! amis, sa sorcellerie mourra de ce tour de passe-passe ! Elle m'a trompé et n'en trompera
plus d'autres. Avec moi se ferme la série de ceux qu'elle a conduits par le bout du nez.
Où sont les deux estafettes ?
FREDERIC DE HERRNSTADT, appelant à la porte.
Hé!
SCÈNE IV
DEUX ESTAFETTES entrent. LES PRÉCÉDENTS.
LE COMTE DU RHIN, tirant deux lettres de son pourpoint.
Prenez ces deux lettres... Toi, celle-ci. Toi, celle-là. Et portez-les... toi, celle-ci, au prieur des
Dominicains Hatto, comprends-tu ? Dis-lui que j'irai, à sept heures du soir environ, recevoir
l'absolution dans son cloître.
Toi, celle-là, à Pierre Quanz, majordome du château de Thurneck. Tu lui diras qu'à minuit battant
je serai devant le château avec mes troupes. Ne t'introduis qu'à la nuit tombante et ne te laisse
voir par personne, compris ?
Quant à toi, tu n'as pas à redouter la lumière du jour. M'avez-vous compris ?
LES ESTAFETTES
Bon.
LE COMTE DU RHIN, leur reprenant les lettres des mains.
Il n'y a pas de confusion, hein ?
FRÉDÉRIC DE HERRNSTADT
Non, non.
LE COMTE DU RHIN
Non?... Ciel et terre !
EGINHARD
Qu'y a-t-il ?
LE COMTE DU RHIN
Qui les a cachetées ?
FRÉDÉRIC DE HERRNSTADT
Les lettres ?
LE COMTE DU RHIN
Oui.
FRÉDÉRIC DE HERRNSTADT
Mort et destruction ! C'est toi-même qui les a cachetées !
LE COMTE DU RHIN, rendant les lettres aux estafettes et cette fois se trompant. C'est juste !
Tenez, prenez ! Je vous attendrai au moulin près du torrent.
Venez, mes amis.
(Tous sortent.)

SEPTIEME TABLEAU
Une chambre au château de Thurneck.
SCÈNE V
LE COMTE DE STRAHL est assis, pensif, à une table où sont deux candélabres. Il tient un luth
et fait quelques accords. Dans le fond, GOTTSCHALK s'occupe des armes.
UNE VOIX, du dehors.
Ouvrez ! ouvrez ! ouvrez !
GOTTSCHALK
Qui ?
LA VOIX
Moi !
GOTTSCHALK
Toi?
LA VOIX
Oui !
GOTTSCHALK
Qui?
LA VOIX
Moi!
LE COMTE DE STRAHL, posant son luth.
Je connais cette voix.
GOTTSCHALK
Sur mon âme ! Moi aussi, je l'ai entendue quelque part.
LA VOIX
Monsieur le comte de Strahl, ouvrez ! Monsieur le comte de Strahl !
LE COMTE DE STRAHL
Par Dieu ! c'est...
GOTTSCHALK
Aussi vrai que je vis, c'est...
LA VOIX
C'est Catherine de Heilbronn ! La petite Catherine de Heilbronn !
LE COMTE DE STRAHL, se levant.
Comment ? Quoi ? Au diable !
GOTTSCHALK, jetant tout ce qu'il a dans la main.
Toi, petite? Quoi? O chère petite ! Toi!
(Il ouvre la porte.)
LE COMTE DE STRAHL
Vit-on jamais, depuis que le monde existe…?
CATHERINE, entrant.
C'est moi.
GOTTSCHALK
Voyez, voyez, par Dieu, c'est elle-même !
SCÈNE VI
CATHERINE, avec une lettre. LES PRÉCÉDENTS
LE COMTE DE STRAHL
Mets-la à la porte ! Je ne veux pas d'elle !
GOTTSCHALK
Quoi ! Ai-je bien entendu ?
CATHERINE
Où est le comte de Strahl ?
LE COMTE DE STRAHL
Jette-la dehors ! Je ne veux pas d'elle !
GOTTSCHALK, la prenant par la main.
Comment, gracieux maître, accordez... !
CATHERINE, lui tendant la lettre.
Là ! Prenez, monsieur le comte !
LE COMTE DE STRAHL, se retournant brusquement vers elle.
Qu'as-tu à chercher ici ?
CATHERINE, effrayée.
Rien !... Dieu me protège ! Cette lettre, je vous prie.
LE COMTE DE STRAHL
Je n'en veux pas ! Qu'est-ce que c'est que cette lettre ? D'où vient-elle ? Que contient-elle ?
CATHERINE
Cette lettre est...
LE COMTE DE STHAHL
Je n'en veux rien savoir ! Va-t-en ! Donne-la, en bas, dans l'antichambre.
CATHERINE
Monseigneur ! Je vous en prie, laissez-moi vous dire...
LE COMTE DE STRAHL, furieux.
La fille, l'effrontée coureuse ! Je ne veux rien savoir d'elle ! Va-t-en, te dis-je ! Retourne à
Heilbronn ; c'est là ta place.
CATHERINE
Mon maître ! de suite, je vous quitte ! Daignez prendre de ma main cette lettre qui est très
importante.
LE COMTE DE STRAHL
Et moi, je ne veux pas ! Cela ne me plaît pas ! Va-t-en ! Sors, sur le champ.
CATHERINE
Monseigneur !
LE COMTE DE STHAHL, se retournant.
Où est le fouet ? A quel clou est-il accroché ? Nous allons bien voir si je ne puis avoir la paix
chez moi, avec des filles dévergondées !
(Il décroche le fouet du mur.)
GOTTSCHALK
O gracieux maître ! Que faites-vous ? Que faites-vous ? Pourquoi aussi, ne pas prendre avec
bienveillance cette lettre dont elle n'est pas l'auteur?
LE COMTE DE STRAHL
Tais-toi, vieil âne, toi.
CATHERINE, à Gottschalk.
Laisse, laisse !
LE COMTE DE STRAHL
Je suis ici à Thurneck et sais ce que je fais. Je ne veux pas prendre la lettre de sa main! — Vas-tu
sortir, maintenant ?
CATHERINE, vivement.
Oui, monseigneur !
LE COMTE DE STRAHL
Eh bien, allons !
GOTTSCHALK, à mi-voix, à Catherine qui tremble.
N'aie pas peur, ne crains rien.
LE COMTE DE STRAHL
A l'entrée, il y a un valet, tu la lui donneras et tu t'en iras.
CATHERINE
Bon, bon. Tu me trouveras docile à tes ordres. Seulement, ne me frappe pas tant que je parlerai
avec Gottschalk.
(A Gottschalk.)
Prends la lettre, toi.
GOTTSCHALK
Donne, ma chère enfant. Qu'est-ce qu'elle contient ?
CATHERINE
La lettre est du comte de Stein, comprends-tu ? Il y est question d'un complot qui doit être
exécuté aujourd'hui même, un complot contre la belle demoiselle Cunégonde, la fiancée de
monseigneur le comte.
GOTTSCHALK
Un complot contre le château. Ce n'est pas possible ! Et du comte de Stein ? Comment es-tu en
possession de la missive ?
CATHERINE
Elle fut justement remise au prieur Hatto, tandis que, par la permission du ciel, je me trouvais
avec mon père dans sa cellule silencieuse.
Le prieur, qui n'en saisissait pas le contenu, voulait déjà la rendre au messager, mais moi, je la lui
ai arrachée des mains, et j'ai vite couru à Thurneck vous appeler aux armes. Car aujourd'hui, à
douze heures battant de nuit, doit déjà s'accomplir le sanguinaire attentat.
GOTTSCHALK
Quel rapport entre le prieur Hatto et la lettre ?
CATHERINE
Cher, je n'en sais rien ; c'est indifférent. Tu vois qu'elle est adressée à quelqu'un qui habite le
château de Thurneck. Ce qu'elle faisait chez le prieur, on ne le comprend pas. Mais j'ai moi-
même vu que le complot était véritable car, pour tout dire, le comte s'approche déjà de Thurneck.
Je l'ai rencontré sur la route, en venant ici.
GOTTSGHALK
Tu vois des fantômes, petite !
CATHERINE
Des fantômes ! Non! Aussi vrai que je m'appelle Catherine ! Le comte campe dehors, en face du
château, et qui veut monter à cheval pourra apercevoir tout le grand bois entouré et rempli de sa
cavalerie !
GOTTSCHALK
Prenez donc la lettre, monsieur le comte, et voyez vous-même. Je ne sais ce que j'en dois penser.
LE COMTE DE STRAHL, jette son fouet, prend la lettre et la déplie.
«A minuit, quand la petite cloche sonnera, je serai devant Thurneck. Laisse les portes ouvertes.
Aussitôt que la flamme crépitera, j'entrerai. Je n'en ai qu'après Cunégonde et son fiancé, le comte
de Strahl. Fais-moi savoir où ils habitent.»
GOTTSGHALK
Un crime infernal ! Et la signature ?
LE COMTE DE STRAHL
Trois croix.
(Un silence.)
A combien estimes-tu leur troupe, Catherine ?
CATHERINE
A soixante ou soixante-dix hommes, monseigneur.
LE COMTE DE STRAHL
L'as-tu vu lui-même, le comte de Stein ?
CATHERINE
Lui, non.
LE COMTE DE STRAHL
Qui conduisait ses troupes ?
CATHERINE
Deux chevaliers, monseigneur, que je ne connais pas.
LE COMTE DE STRAHL
Et ils campent maintenant devant le château, dis-tu ?
CATHERINE
Oui, monseigneur.
LE COMTE DE STRAHL
A quelle distance d'ici ?
CATHERINE
A trois mille pas, disséminés dans la forêt.
LE COMTE DE STRAHL
A droite de la route ?
CATHERINE
A gauche, dans la vallée des pins, là où il y a un pont sur le torrent.
(Un silence.)
GOTTSCHALK
Un complot exécrable et inouï.
LE COMTE DE STRAHL, mettant la lettre dans sa poche.
Appelle-moi de suite messieurs de Thurneck ! La nuit est-elle avancée ?
GOTTSCHALK
Onze heures et demie, juste.
LE COMTE DE STRAHL
Il n'y a plus un moment à perdre.
(Il met son casque.)
GOTTSCHALK
De suite, de suite ; j'y vais !
Viens, chère petite Catherine, que je réconforte ton cœur épuisé ! Par Dieu, combien de
reconnaissance nous te devons ! Courir ainsi la nuit, par la forêt, les champs et les vallées...
LE COMTE DE STRAHL
Jeune vierge, à part cela, as-tu encore quelque chose à me dire ?
CATHERINE
Non, monseigneur.
LE COMTE DE STRAHL
Que cherches-tu là ?
CATHERINE, cherchant dans son sein.
L'enveloppe qui t'est peut-être très utile. Je crois que je l'ai... Je crois qu'elle est...
(Elle réfléchit.)
LE COMTE DE STRAHL
L'enveloppe?
CATHERINE
Non, elle est ici.
(Elle la prend et la donne au comte.)
LE COMTE DE STRAHL
Donne ! (Il examine le papier.) Ton visage est enflammé ! Ne bois pas avant d'être un peu
calmée, Catherine, et mets tout de suite un fichu... Mais, tu n'en as pas ?
CATHERINE
Non...
LE COMTE DE STRAHL
(Il tire son écharpe, se retourne brusquement et la jette sur la table.)
Eh bien, prends ton tablier.
(Il met ses gants.)
Quand tu voudras retourner chez ton père, il va de soi que je...
(Il s'arrête.)
CATHERINE
Que feras-tu ?
LE COMTE DE STRAHL, apercevant le fouet.
Que fait ce fouet ici ?
GOTTSCHALK
C'est vous-même qui l'avez détaché !...
LE COMTE DE STRAHL, courroucé.
Ai-je des chiens à rosser ici ?
(Il jette le fouet par la fenêtre, cassant les vitres.
A Catherine.)
Chère enfant, je te donnerai des chevaux et une voiture qui te ramèneront saine et sauve à
Heilbronn. Quand penses-tu partir ?
CATHERINE, tremblant.
Tout de suite, monseigneur.
LE COMTE DE STRAHL, lui caressant les joues.
Tout de suite, non ! Tu peux passer la nuit à l'auberge...
(Il pleure.
A Gottschalk.)
Qu'est-ce qu'il a à écarquiller les yeux, lui ? Va, emporte les éclats !
(GOTTSCHALK, ramasse les morceaux de verre. LE COMTE prend l'écharpe sur la table et la
donne à Catherine.)
Là, quand tu seras calmée, tu me la rendras.
CATHERINE, elle veut baiser sa main.
Monseigneur !
LE COMTE DE STRAHL, se détournant.
Adieu ! adieu ! adieu !
(Dehors, tumulte et sons de cloche.)
GOTTSCHALK
Dieu tout-puissant.
CATHERINE
Qu'est-ce? Qu'y a-t-il ?
GOTTSCHALK
N'est-ce pas l'attaque ?
CATHERINE
L'attaque ?
LE COMTE DE STRAHL
Debout ! Messieurs de Thurneck ! Par le Dieu vivant, le comte du Rhin est déjà là.
(Tous sortent.)

HUITIÈME TABLEAU
Une place devant le château.— La nuit. — Le château brûle. — Le tocsin sonne.
SCÈNE VII
UN VEILLEUR DE NUIT entre et sonne dans sa trompe.
LE VEILLEUR DE NUIT
Au feu ! au feu ! au feu !
Réveillez-vous, hommes de Thurneck, réveillez-vous, femmes et enfants du bourg! Secouez le
sommeil qui pèse sur vous comme un géant ; rassemblez vos esprits, levez-vous et debout !
Au feu !
Le crime est entré à pas de loup par la porte ! La mort est au milieu de vous avec son arc et ses
flèches, et la dévastation, pour lui éclairer, brandit ses torches à tous les coins du château !
Au feu ! au feu !
Oh, que n'ai-je des poumons d'airain et un mot qui sonne mieux que ce : feu ! feu ! feu!
SCÈNE VIII
LE COMTE DE STRAHL, LES TROIS SEIGNEURS DE THURNECK, SUITE, LE
VEILLEUR.
LE COMTE DE STRAHL
Ciel et terre ! Qui a mis le feu au château?... Gottschalk!
GOTTSCHALK, sort de la scène.
Hé !
LE COMTE DE STRAHL
Mon bouclier, ma lance !
LE CHEVALIER DE THURNECK
Qu'est-il arrivé ?
LE COMTE DE STRAHL
Pas de questions, prenez la première arme venue, volez aux remparts, battez-vous, et frappez
autour de vous comme des sangliers blessés !
LE CHEVALIER DE THURNECK
Est-ce que le comte du Rhin est devant les portes ?
LE COMTE DE STRAHL
Et il sera à l'intérieur, messieurs, avant que vous ne tiriez le loquet ; la trahison au cœur même du
château les lui a ouvertes !
LE CHEVALIER DE THURNECK
Horreur ! Un complot inouï !... Aux armes !
(Les chevaliers sortent avec la suite.)
LE COMTE DE STRAHL
Gottschalk !
GOTTSCHALK, du dehors.
Hé !
LE COMTE DE STRAHL
Mon épée ! Mon bouclier ! Ma lance !
SCÈNE IX
CATHERINE entre. LES PRÉCÉDENTS
CATHERINE, avec l'épée, le bouclier et la lance.
Les voilà !
LE COMTE DE STRAHL, ceignant l'épée.
Que veux-tu ?
CATHERINE
Je t'apporte tes armes.
LE COMTE DE STRAHL
Ce n'est pas toi que j'ai appelée.
CATHERINE
Gottschalk s'occupe du sauvetage.
LE COMTE DE STRAHL
Pourquoi n'envoie-t-il pas le valet ? Tu recommences déjà à t'imposer ?
(Le veilleur de nuit sonne de nouveau dans la corne.)
SCÈNE X
LE CHEVALIER FLAMMBERG avec des cavaliers. — LES PRÉCÉDENTS
FLAMMBERG
Aïe, sonne donc à t'en faire crever les joues ! Les poissons et les taupes savent qu'il y a le feu.
Est-il besoin de ton chant sacrilège pour nous l'annoncer ?
LE COMTE DE STRAHL
Qui va là?
FLAMMBERG
Gens de Strahl.
LE COMTE DE STRAHL
Flammberg !
FLAMMBERG
En personne !
LE COMTE DE STRAHL
Arrive !... Reste ici jusqu'à ce que nous sachions où le combat fait rage!
SCÈNE XI
LES TANTES DE THURNEGK entrent. —LES PRÉCÉDENTS
PREMIERE TANTE
Dieu nous assiste !
LE COMTE DE STRAHL
Du calme, du calme.
DEUXIÈME TANTE
Nous sommes perdues ! transpercées!
LE COMTE DE STRAHL
Où est mademoiselle Cunégonde, votre nièce ?
LES TANTES
Notre nièce?
CUNÉGONDE dans le château.
Au secours, au secours !
LE COMTE DE STRAHL
Seigneur ! N'est-ce pas sa voix ?
(Il donne bouclier et lance à Catherine.)
PREMIÈRE TANTE
Elle a appelé !... Vite, vite !
DEUXIÈME TANTE
Elle paraît là-bas, sous le portail !
PREMIÈRE TANTE
Vite ! Au nom des saints ! Elle chancelle, elle tombe !
DEUXIÈME TANTE
Courez, soutenez-la !
SCÈNE XII
CUNÉGONDE DE THURNECK. LES PRÉCÉDENTS.
LE COMTE DE STRAHL, la recevant dans ses bras.
Ma Cunégonde !
CUNÉGONDE, faiblement.
Le portrait que vous m'avez donné ces jours-ci, dans un écrin, comte Frédéric ! Le portrait !
LE COMTE DE STRAHL
Eh bien ? Où est-il ?
CUNÉGONDE
Dans le feu ! Malheur à moi ! Au secours ! Sauvez-le ! Il brûle !
LE COMTE DE STRAHL
Laissez, laissez ! Ne me possédez-vous pas, ma bien-aimée ?
CUNÉGONDE
Le portrait ! L'écrin ! Monsieur le comte ! Le portrait !
CATHERINE, s'avançant.
Où est-il ? Où est-il ?
(Elle donne le bouclier et la lance à Flammberg.)
CUNÉGONDE
Dans mon secrétaire ! Voici la clef, mignonne !
(Catherine part.)
LE COMTE DE STRAHL
Ecoute, Catherine !
CUNÉGONDE
Cours !
LE COMTE DE STRAHL
Ecoute, mon enfant !
CUNÉGONDE
Cours ! Pourquoi aussi vous opposer ?...
LE COMTE DE STRAHL
Mademoiselle, je vous donnerai dix autres portraits pour celui-là.
CUNÉGONDE, l'interrompant.
C'est celui-là que je veux et pas un autre !... Ce qu'il vaut pour moi, ce n'est ni le lieu, ni le
moment de vous l'expliquer.
Va, petite, va me chercher le portrait et l'écrin, tu auras un diamant pour ta peine !
LE COMTE DE STRAHL
Soit, va chercher ! Tant pis pour la folle ! Qu'avait-elle à faire ici ?
CATHERINE
La chambre de droite ?
CUNÉGONDE
De gauche, ma chérie ; au premier étage, là, vois-tu, où il y a un balcon.
CATHERINE
Dans la chambre du milieu ?
CUNÉGONDE
Dans la chambre du milieu, tu trouveras. Cours car le péril presse !
CATHERINE
Vite, vite ! Avec l'aide de Dieu, je vous l'apporterai !
(Elle disparaît.)
SCÈNE XIII
LES PRÉCÉDENTS sans CATHERINE
LE COMTE DE STRAHL
Braves gens, une bourse d'or à celui qui la suit !
CUNÉGONDE
Mais pourquoi?
LE COMTE DE STRAHL
Veit Schmidt ! Hans ! Et toi, Karl Bœtticher! Fritz Tœppfer ! Personne parmi vous?
CUNÉGONDE
Qu'est-ce qui vous prend?
LE COMTE DE STRAHL
Mademoiselle, en vérité, je dois avouer..
CUNÉGONDE
Quel zèle étrange? Quelle est cette enfant ?
LE COMTE DE STRAHL
C'est la jeune fille qui nous a servis aujourd'hui avec tant de dévouement.
CUNÉGONDE
Par Dieu, et quand elle serait la fille de l'empereur !... Que craignez-vous? Bien qu'en feu, la
maison est encore solide comme un roc sur ses soubassements.
Elle n'en mourra pas. L'escalier n'était pas encore atteint par les flammes ; la fumée est le seul
obstacle qu'elle rencontrera.
CATHERINE, apparaissant à une fenêtre en feu.
Mademoiselle ! Hé ! Dieu m'assiste! La fumée m'étouffe !... Ce n'est pas la clef.
LE COMTE DE STRAHL, à Cunégonde.
Mort et diable ! Pourquoi ne conduisez-vous pas mieux votre main?
CUNÉGONDE
Ce n'est pas la clef?
CATHERINE, d'une voix faible.
Dieu m'assiste! Dieu m'assiste!
LE COMTE DE STRAHL
Redescends, mon enfant!
CUNÉGONDE
Laissez, laissez !
LE COMTE DE STRAHL
Redescends, te dis-je ! Que veux-tu faire là-haut, sans clef?
CUNÉGONDE
Attendez un instant !...
LE COMTE DE STRAHL
Comment? Quoi? Par le diable !
CUNÉGONDE
Je me rappelle maintenant, chère enfant adorée !
La clef pend au clou de la belle glace qui est au-dessus de la table de toilette.
CATHERINE
Au clou de la glace?
LE COMTE DE STRAHL
Parle Dieu du monde! Je voudrais qu'il ne fût jamais né, celui qui m'a peint, et celui qui m'a
engendré par-dessus le marché !... Eh bien, cherche!
CUNÉGONDE
A la table de toilette, entends-tu, prunelle de mes yeux ?
CATHERINE, quittant la fenêtre.
Où est la table de toilette? Tout est plein de fumée.
LE COMTE DE STRAHL
Cherche !
CUNÉGONDE
Près du mur, à droite.
CATHERINE, invisible.
A droite ?
LE COMTE DE STRAHL
Cherche, te dis-je !
CATHERINE, faiblement.
Dieu m'assiste ! Dieu m'assiste !
LE COMTE DE STRAHL
Cherche, te dis-je !... Maudite soit cette servilité de chien !
FLAMMBERG
Si elle ne se hâte : la maison va s'effondrer !
LE COMTE DE STRAHL
Qu'on apporte une échelle !
CUNÉGONDE
Comment, mon bien-aimé ?
LE COMTE DE STRAHL
Une échelle ! Je veux y monter.
CUNÉGONDE
Mon cher ami ! Vous voulez vous-même?
LE COMTE DE STRAHL
Je vous en prie ! Faites-moi place ! Je vais vous chercher le portrait.
CUNÉGONDE
Patientez encore un instant, je vous en supplie. Elle l'apporte de suite.
LE COMTE DE STRAHL
Laissez-moi, vous dis-je !... Table de toilette, glace et clou lui sont inconnus ; à moi, pas. Je le
trouverai, ce portrait à l'huile et à la craie, et je vous l'apporterai selon votre désir.
(Quatre valets apportent une échelle.)
Ici ! Placez l'échelle ici !
PREMIER VALET, de devant, se retournant.
Holà ! Vous autres du bout !
UN AUTRE, au comte.
Où?
LE COMTE DE STRAHL
Là, où la fenêtre est ouverte.
LES VALETS, soulevant l'échelle.
Oh ! han !
LE PREMIER DE DEVANT
Nom d'un tonnerre 1 Restez en arrière, vous autres du bout ! Qu'est-ce que vous faites ? L'échelle
est trop longue !
LES AUTRES
Crevez la potence de la fenêtre ! là !
FLAMMBERG, qui a aidé.
Maintenant l'échelle tient solidement et ne bouge plus !
LE COMTE DE STRAHL, jetant son epée.
En avant !
CUNÉGONDE
Mon bien-aimé ! Ecoutez-moi !
LE COMTE DE STRAHL
Je suis de retour tout de suite !
(Il pose un pied sur l'échelle.)
FLAMMBERG, criant.
Halte ! Dieu du ciel
CUNEGONDE, effrayée s'enfuit de l'échelle.
Qu'y a-t-il ?
LES VALETS
La maison s'écroule ! Arrière !
TOUS
Sauveur du monde !
(La maison s'effondre. Le comte se détourne et presse ses deux mains sur son front. Tous ceux qui
sont sur la scène reculent et se détournent pareillement.)
SCÈNE XIV
CATHERINE débouche rapidement, avec un rouleau de papier, d'un grand portail qui est resté
debout. Derrière elle, un CHÉRUBIN sous les traits d'un adolescent, auréolé de lumière, boucles
blondes, des ailes aux épaules et une palme à la main.
CATHERINE, se retourne une fois sortie du portail, et se prosterne devant lui.
Protégez-moi, puissances célestes ! Que m'arrive-t-il ?
(Le chérubin touche «a têto avec l'extrémité de sa palme et disparaît.
Un silence.)
SCÈNE XV
LES PRÉCÉDENTS, sans LE CHÉRUBIN
CUNÉGONDE, regardant la première autour d'elle.
Par le Dieu vivant ! Je rêve, je crois !... Mon ami, regardez-donc !
LE COMTE DE STRAHL, anéanti.
Flammberg !
(Il s'appuie sur «on épaule.)
CUNÉGONDE
Cousins ! Tantes !... Monsieur le Comte ! Ecoutez-donc !
LE COMTE DE STRAHL, la repoussant.
Allez, allez !... Je vous en prie.
CUNÉGONDE
Fous que vous êtes ! Etes-vous changés en statues de sel ! Tout s'est bien passé.
LE COMTE DE STRAHL
Désespérance ! La terre n'a plus rien de beau pour moi. Laissez-moi en paix !
FLAMMBERG, aux valets.
Vite, compagnons, vite !
UN VALET
Au travail, avec crochets et pelles !
UN AUTRE
Fouillons les décombres et voyons si elle vit.
CUNÉGONDE, acérée.
Les vieux sots barbus ! La fille qu'ils croient brûlée et réduite en cendres, elle repose là,
tranquillement, sur le sol. Elle rit de tout son cœur derrière son tablier.
LE COMTE DE STRAHL, se retournant.
Où?
CUNÉGONDE
Là!
FLAMMBERG
Non, parlez ! Ce n'est pas possible.
LES TANTES
La fille serait ?
TOUS
O ciel! Regardez! Elle repose là.
LE COMTE DE STRAHL, allant à elle et la contemplant.
Eh bien, Dieu et ses cohortes planent sur toi !
(Il la relève.)
D'où viens-tu ainsi?
CATHERINE
Sais pas, monseigneur.
LE COMTE DE STRAHL
Il y avait une maison ici, il me semble, et tu étais dedans... Non ? N'était-ce pas ainsi ?
FLAMMBERG
Où étais-tu lorsqu'elle s'écroula ?
CATHERINE
Sais pas ce qui m'est arrivé, messeigneurs.
(Un silence.)
LE COMTE DE STRAHL
Et par-dessus le marché, elle a encore le portrait.
(Il lui prend le rouleau des mains.)
CUNÉGONDE, le saisissant.
Où?
LE COMTE DE STRAHL
Voici.
(Cunégonde pâlit.)
LE COMTE DE STRAHL
Non? N'est-ce pas le portrait? Mais si..
LES TANTES
Merveilleux.
FLAMMBERG
Qui te l'a donné ? Dis ?
CUNÉGONDE, lui donnant une tape sur la joue, avec le rouleau.
La sotte ! N'avais-je pas dit l'écrin ?
LE COMTE DE STRAHL
Par le vrai Dieu ; il me faut avouer... C'est l'écrin que vous vouliez ?
CUNÉGONDE
Oui, et pas autre chose ! Vous aviez écrit votre nom dessus ; il m'était cher. Je le lui avais
recommandé.
LE COMTE DE STRAHL
Vraiment, si ce n'était pas autre chose...
CUNÉGONDE
Vous pensez ? C'est à moi de juger cela, et non à vous.
LE COMTE DE STRAHL
Mademoiselle, votre bonté me rend muet.
CUNÉGONDE, à Catherine.
Pourquoi l'as-tu sorti de l'écrin?
LE COMTE DE STRAHL
Pourquoi l'as-tu sorti, mon enfant ?
CATHERINE
Le portrait ?
LE COMTE DE STRAHL
Oui!
CATHERINE
Je n'ai rien sorti, monseigneur. Le portrait, à moitié déroulé, traînait près de l'écrin, dans un coin
du secrétaire que j'ouvris.
CUNÉGONDE
Va-t-en !... Quel visage de guenon !
LE COMTE DE STRAHL
Cunégonde !
CATHERINE
Aurais-je dû le rentrer dans l'écrin ?
LE COMTE DE STRAHL
Non, non, ma chère petite Catherine ! Tu as bien fait, je te loue. Comment aurais-tu pu savoir la
valeur du carton ?
CUNÉGONDE
Satan lui conduit la main !
LE COMTE DE STRAHL
Sois tranquille !... La demoiselle ne t'en veut pas tant... Retire-toi.
CATHERINE
Oui, mais ne me bats pas, monseigneur!
(Elle se dirige vers Flammberg et se mêle aux valets dans le fond.)
SCÈNE XVI
LES SEIGNEURS DE THURNEGK, LES PRÉCÉDENTS
LE CHEVALIER DE THURNECK
Victoire ! Messieurs ! L'attaque est repoussée ! Le comte du Rhin se retire avec le crâne
ensanglanté.
FLAMMBERG
Quoi ! Il bat en retraite ?
LE PEUPLE
Victoire, victoire !
LE COMTE DE STRAHL
A cheval, à cheval ! Gagnons le torrent sans délai, et nous allons couper la bande en deux.
(Tous sortent.)

ACTE IV
NEUVIÈME TABLEAU
Un paysage montagneux. Des chutes d'eau et un pont.
SCÈNE I
LE COMTE DU RHIN DE STEIN passe le pont à cheval, avec une troupe d'infanterie. A leur
poursuite, LE COMTE DE STRAHL, à cheval. Bientôt après, le chevalier FLAMMBERG avec
des valets et des cavaliers à pied. En dernier lieu, GOTTSCHALK, également à cheval. Près de
lui, CATHERINE.
LE COMTE DU RHIN, à sa troupe.
Passez le pont, enfants, passez le pont ! Ce Wetter de Strahl gronde derrière nous comme le
tonnerre ; coupez le pont, ou nous sommes tous perdus !
(Il passe le pont. Les valets du comte du Rhin le suivent.)
Coupez le pont !
(Ils le détruisent.)
LE COMTE DE STRAHL, entre en scène, maîtrisant son cheval.
Arrière ! — Voulez-vous bien ne pas toucher au pont !
LES HOMMES DU COMTE DU RHIN lui lancent des flèches.
Tiens ! Voilà notre réponse !
LE COMTE DE STRAHL, faisant volter son cheval.
Assassins ! Hé! Flammberg!
CATHERINE, élevant un rouleau eu l'air.
Monseigneur !
LE COMTE DE STRAHL, à Flammberg.
Des arquebusiers, par ici!
LE COMTE DU RHIN, criant de la rive opposée.
Au revoir, monsieur le comte ! Nagez, si vous pouvez. Nous habitons au château de Stein, mais
sur cette rive.
(Il s'éloigne avec ses gens.)
LE COMTE DE STRAHL
Merci, messieurs ! Si le fleuve porte, j'irai vous souhaiter le bonjour !
(Il traverse.)
UN HOMME DE SA TROUPE
Halte ! par le bourreau, faites attention !
CATHERINE, restant sur la berge.
Monsieur le comte de Strahl !
UN AUTRE
Apportez des poutres et des planches !
FLAMMBERG
Quoi! Es-tu juif?
TOUS
Traversons ! Traversons !
(Ils le suivent.)
LE COMTE DE STRAHL
Suivez ! suivez ! C'est un ruisseau rempli de truites ; il n'est ni large, ni profond.
C'est cela! C'est cela ! Taillons en pièces cette racaille !
(Il disparaît avec ses troupes.)
CATHERINE
Monsieur le comte de Strahl! Monsieur le comte de Strahl !
GOTTSCHALK, se retournant.
Hé ! pourquoi ce bruit et ces cris ?... Qu'as-tu à chercher ici dans la mêlée ? Pourquoi nous y
accompagner ?
CATHERINE, s'appuyant à un tronc.
Ciel!
GOTTSCHALK, descendant de cheval.
Viens ! Retrousse-toi et saute en selle ! Je vais prendre le cheval à la bride et te faire traverser.
LE COMTE DE STRAHL, de derrière la scène.
Gottschalk !
GOTTSCHALK
Tout de suite, gracieux maître, tout de suite ! Que voulez-vous ?
LE COMTE DE STRAHL
Ma lance !
GOTTSCHALK, aidant Catherine à mettre le pied à l'étrier.
Je l'apporte !
CATHERINE
Le cheval est méchant ?
GOTTSCHALK, travaillant le mors.
Tranquille, animal !...
Allons, tire tes souliers et tes bas !
CATHERINE, s'asseyant sur une pierre.
Tout de suite !
LE COMTE DE STRAHL, de dehors.
Gottschalk !
GOTTSCHALK
Voilà, voilà ! J'apporte la lance... Qu'est-ce que tu as donc dans la main ?
CATHERINE, ôtant ses bas.
L'écrin, cher, qu'hier... tu sais !
GOTTSCHALK
Quoi ! Qui resta dans le feu ?
CATHERINE
Mais oui ! Au sujet duquel j'ai été grondée. J'ai cherché ce matin dans les décombres et, grâce à
Dieu... (Elle tire sur son bas.) Aïe donc !
GOTTSCHALK
Hé diable ! (Il le lui prend des mains.) Et intact, ma foi, comme s'il était de pierre ! Qu'y a-t-il
donc dedans ?
CATHERINE
Je ne sais pas.
GOTTSCHALK, sortant une feuille.
« Actes concernant la donation de Staufen par le comte Frédéric de Strahl.»... Malédiction !
LE COMTE DE STRAHL, de dehors.
Gottschalk !
GOTTSCHALK
De suite, gracieux maître, de suite !
CATHERINE, se levant.
Je suis prête maintenant.
GOTTSCHALK
Il faut que tu donnes cela au comte ! (Il lui rend l'écrin.) Viens, donne-moi la main et suis-moi.
(Il conduit Catherine et le cheval vers le ruisseau.)
CATHERINE au premier pas dans l'eau.
Ah!
GOTTSCHALK
Retrousse-toi un peu
CATHERINE
Me retrousser ? Non. Jamais de la vie.
(Elle reste immobile.)
GOTTSCHALK
Jusqu'à mi-jambe seulement, petite Catherine !
CATHERINE
Non ! Je vais plutôt chercher un gué.
(Elle revient sur ses pas.)
GOTTSCHALK, la retenant.
Jusqu'à la cheville seulement, enfant, jusqu'à la plante des pieds !
CATHERINE
Non, non, non, non, je te rejoins de suite.
(Elle s'échappe.)
GOTTSCHALK, sortant du ruisseau et criant.
Petite Catherine ! Petite Catherine ! Je me retournerai ! Je fermerai les yeux ! Il n'y a pas de gué à
une lieue à la ronde !...
Je voudrais que sa ceinture craquât ! La voilà qui court le long de la rive ; elle monte vers la
source, vers les cimes escarpées et blanches de la montagne. Sur mon âme, si un bachoteur n'a
pitié d'elle, elle va se perdre !
LE COMTE DE STRAHL, de dehors.
Gottschalk ! Ciel et terre ! Gottschalk !
GOTTSCHALK
Ah, crie tant que tu voudras, toi ! Voilà, gracieux maître, j'arrive !
(Il conduit en bougonnant son cheval dans l'eau et disparaît.)

DIXIÈME TABLEAU
Le château de Strahl. — Une place avec des arbres, près du rempart effondré. Devant, un buisson
de genévriers formant une sorte de berceau naturel sous lequel se trouve un banc de grosses
pierres recouvertes de paille. Aux branches on voit une petite chemise, une paire de bas, etc.,
etc... pendus pour sécher.
SCÈNE II
CATHERINE repose et dort. LE COMTE DE STRAHL entre.
LE COMTE DE STRAHL, cachant l'écrin.
Gottschalk, en m'apportant l'écrin, m'a dit que la petite Catherine était revenue dormir sous le
buisson de genévriers, et il m'a supplié de permettre qu'on lui ouvre l'écurie. Cunégonde, dont le
château est brûlé, venait d'arriver aux portes du mien. J'ai répondu que je procurerais un gîte à
Catherine jusqu'à ce que son vieux père l'ait retrouvée, puis je me suis glissé ici pour exécuter un
plan.
Je ne puis plus voir cette misère. Je veux savoir pourquoi je suis condamné à traîner cette fille
après moi, comme une ribaude, elle qui était destinée à faire le bonheur du plus opulent des
bourgeois de Souabe. Je veux savoir pourquoi elle me suit à travers l'eau et le feu, comme un
chien, moi malheureux, qui n'ai que mes armes sur mon écusson. C'est plus qu'un simple élan de
sympathie, c'est une folie attisée par l'enfer. Chaque fois que je lui ai demandé : «Petite
Catherine, pourquoi as-tu eu si peur, lorsque tu m'as vu à Heilbronn, la première fois?»... elle m'a
regardé d'un air distrait, puis répondu : «Ah ! monseigneur, vous le savez bien !»...
La voici !
Oh ! quand je la vois ainsi reposer avec ses joues rouges et ses petites mains jointes, je me sens
devenir tendre comme une femme et je pleure. Que je meure de suite, si elle ne m'a pas pardonné
le fouet !... Ah, que dis-je ? Ne s'endort-elle pas en priant pour moi qui l'ai maltraitée...
Mais vite, avant que Gottschalk ne vienne me troubler ! Il m'a dit trois choses : premièrement,
qu'elle dort comme une marmotte ; deuxièmement, qu'elle rêve toujours comme un chien de
chasse ; et troisièmement, qu'elle parle pendant son sommeil.
Sur ces données, je veux baser mon essai. Si je fais mal, que Dieu m'absolve !
(Il s'agenouille devant elle et l'entoure doucement de ses bras. Elle fait un mouvement comme
pour se réveiller, mais immédiatement, elle retombe dans son immobilité première.)
Petite Catherine ! Dors-tu ?
CATHERINE
Non, monseigneur.
(Un silence.)
LE COMTE DE STRAHL
Et pourtant tes paupières sont fermées.
CATHERINE
Mes paupières ?
LE COMTE DE STRAHL
Oui, et bien fermées à ce qu'il me semble.
CATHERINE
Ah, va donc !
LE COMTE DE STRAHL
Quoi ! Non ? Tu aurais les yeux ouverts?
CATHERINE
Grands ouverts, autant que je puis, mon cher seigneur. Je te vois ; tu es à cheval.
LE COMTE DE STRAHL
Vraiment !... sur l'alezan... hein?
CATHERINE
Oh que non ! Sur le cheval blanc.
(Un silence.)
LE COMTE DE STRAHL
Où es-tu donc, enfant ? Dis-moi ?
CATHERINE
Je suis dans une belle prairie verte, pleine de fleurs aux mille couleurs.
LE COMTE DE STRAHL
Ah, des myosotis et des camomilles sans doute ?
CATHERINE
Et là des violettes ; regarde ! regarde !
LE COMTE DE STRAHL
Je vais descendre de cheval, petite Catherine, et m'asseoir sur le gazon, un moment, près de toi...
Veux-tu?
CATHERINE
Oh oui, monseigneur !
LE COMTE DE STRAHL, comme s'il criait.
Hé, Gottschalk ! Où vais-je laisser mon cheval ? Gottschalk, où es-tu?
CATHERINE
Hé, laisse-le donc, il ne se sauvera pas.
LE COMTE DE STRAHL sourit.
Crois-tu? Eh bien, soit !
(Un silence.
Il fait du bruit arec son armure.)
Ma chère petite Catherine !
(Il prend sa main.)
CATHERINE
Monseigneur !
LE COMTE DE STRAHL
Tu m'aimes bien ?
CATHERINE
Certainement! de tout cœur.
LE COMTE DE STRAHL
Mais moi... Que penses-tu? Moi pas?
CATHERINE, sourit.
Oh fripon !
LE COMTE DE STRAHL
Quoi ! Fripon ! J'espère !
CATHERINE
Oh va !... Tu m'aimes ; tu es épris comme un scarabée.
LE COMTE DE STRAHL
Un scarabée ! Quoi ! Je crois que tu es...?
CATHERINE
Qu'est-ce que tu dis?
LE COMTE DE STRAHL, avec un soupir.
Sa foi est ferme comme un roc ! Soit! Je me rends... Pourtant, petite Catherine, si c'est comme tu
dis ?
CATHERINE
Eh bien ! Que veux-tu ?
LE COMTE DE STRAHL
Parle, qu'en adviendra-t-il?
CATHERINE
Ce qu'il en adviendra ?
LE COMTE DE STRAHL
Oui, y as-tu déjà songé?
CATHERINE
Mais oui.
LE COMTE DE STRAHL
Et ce sera ?
CATHERINE
A Pâques, l’an prochain, tu m'épouseras.
LE COMTE DE STRAHL, étouffant son rire.
Ah ! T'épouser ! En vérité, je ne savais pas ! Catherine, écoute ! Qui t'a dit cela ?
CATHERINE
Marianne.
LE COMTE DE STRAHL
Vraiment ! Marianne ! Ah !... Qui est-ce donc Marianne ?
CATHERINE
La servante qui balayait notre maison.
LE COMTE DE STRAHL
Et elle, de qui le tenait-elle ?
CATHERINE
Elle avait mystérieusement fait fondre du plomb, dans la nuit de la Saint-Sylvestre .
LE COMTE DE STRAHL
Que me contes-tu là ? Alors elle prophétisait ?
CATHERINE
Qu'un beau et grand seigneur m'épouserait.
LE COMTE DE STRAHL
Et ainsi, tu penses tout gentiment que je suis ce chevalier?
CATHERINE
Oui, monseigneur.
(Un silence.)
LE COMTE DE STRAHL, touché.
Ecoute, mon enfant, c'est un autre, je crois. Le chevalier Flammberg... ou qui sais-je ? Qu'en
penses-tu?
CATHERINE
Non, non !
LE COMTE DE STRAHL
Non?
CATHERINE
Non, non, non !
LE COMTE DE STRAHL
Pourquoi non ! Parle !
CATHERINE
Une fois le plomb fondu, avant de m'endormir cette nuit-là, j'ai prié Dieu, si Marianne avait dit
vrai, de me montrer le chevalier en rêve. Et alors, à minuit, tu m'es apparu en personne, comme je
te vois en ce moment devant moi. Tu venais, plein d'amour, saluer ta fiancée.
LE COMTE DE STRAHL
Je te serais...? Petit cœur! Je n'en ai pas idée... Quand te serais-je... ?
CATHERINE
Dans la nuit de la Saint-Sylvestre... Il y aura deux ans à la prochaine Saint-Sylvestre.
LE COMTE DE STRAHL
Où ? Au château de Strahl?
CATHERINE
Non ! à Heilbronn, dans la chambrette où est mon lit.
LE COMTE DE STRAHL
Bavardage, ma chère enfant... J'étais couché au château de Strahl et malade à la mort, par-dessus
le marché.
(Un silence.
Elle soupire, se remue et cherche quelque chose.)
LE COMTE DE STRAHL
Que dis-tu ?
CATHERINE
Qui?
LE COMTE DE STRAHL
Toi.
CATHERINE
Moi ? Je n'ai rien dit.
(Un silence.)
LE COMTE DE STRAHL, à part.
Etrange ! Par le ciel ! Dans la nuit de la Saint-Sylvestre... (Rêvant.) Raconte-moi un peu, ma
petite Catherine ! Suis-je venu seul?
CATHERINE
Non, monseigneur.
LE COMTE DE STRAHL
Non ?… Qui était avec moi ?
CATHERINE
Ah ! va donc !
LE COMTE DE STRAHL
Parle donc !
CATHERINE
Tu ne le sais plus ?
LE COMTE DE STRAHL
Non, aussi vrai que je vis.
CATHERINE
Un chérubin était près de toi, monseigneur, avec des ailes blanches comme la neige et une
lumière... ô Dieu, il étincelait, brillait !... Il te conduisit par la main vers moi.
LE COMTE DE STRAHL, la fixant.
Aussi vrai que je veux être sauvé, je crois que tu as raison !
CATHERINE
Oui, monseigneur !
LE COMTE DE STRAHL, d'une voix oppressée.
Tu reposais sur un coussin de crin. Le drap du lit était blanc, et la couverture de laine rouge ?
CATHERINE
C'est cela ! C'est cela !
LE COMTE DE STRAHL
Tu n'avais qu'une petite chemise légère ?
CATHERINE
Je n'avais qu'une petite chemise légère ?... Non.
LE COMTE DE STRAHL
Quoi ! Non ?
CATHERINE
Une petite chemise ?
LE COMTE DE STRAHL
Tu appelas : «Marianne» ?
CATHERINE
J'appelai : «Marianne ! Vite donc servantes ! Arrivez donc ! Christine !»
LE COMTE DE STRAHL
Tu me regardas avec de grands yeux noirs ?
CATHERINE
Oui, je croyais que c'était un rêve.
LE COMTE DE STRAHL
Tous tes membres tremblaient. Tu descendis lentement de ton lit, et tu tombas à mes pieds ?
CATHERINE
Et murmurai...
LE COMTE DE STRAHL, l'interrompant.
Et murmuras : «Monseigneur !»
CATHERINE, souriant.
Tu vois bien ? L'ange te montra...
LE COMTE DE STRAHL
Le signe...
Protégez-moi, puissances célestes !
— Tu as ce signe ?
CATHERINE
Mais oui !
LE COMTE DE STRAHL, lui arrachant son fichu.
Où ? Au cou ?
CATHERINE, s'agitant.
Je t'en prie, je t'en prie.
LE COMTE DE STRAHL
O Eternel!... Et lorsque je levai ton menton pour regarder dans tes yeux ?
CATHERINE
Oui, alors la vilaine Marianne entra avec de la lumière... et tout disparut. Je gisais à terre dans ma
petite chemise, et Marianne se moquait de moi.
LE COMTE DE STRAHL
Eh bien, aidez-moi, vous, dieux ! Je suis double. Je suis un esprit qui erre la nuit !
(Il la quitte et se lève.)
CATHERINE, se réveillant.
Que m'arrive-t-il ?
(Elle se lève et regarde autour d'elle.)
LE COMTE DE STRAHL
Ce qui me paraissait un rêve est la pure vérité. J'étais au château de Strahl, mortellement atteint
d'une fièvre nerveuse, et mon esprit, conduit par un chérubin, la visitait dans sa chambrette à
Heilbronn !
CATHERINE
Ciel ! Le comte !
(Elle met son chapeau et arrange son fichu.)
LE COMTE DE STRAHL
Que faire maintenant ? Que faire ?
(Un silence.)
CATHERINE, tombant à genoux.
Monseigneur, je suis à tes pieds, attendant ce que tu décideras de moi ? Tu me trouves près du
mur de ton château malgré ta défense; je te jure, ce n'était qu'une petite heure de repos, et je vais
m'en aller tout de suite.
LE COMTE DE STRAHL
Malheur à moi ! Ebloui par la lumière miraculeuse, mon esprit s'égare sur l'effroyable pente de la
folie.
«Fille de mon empereur.»
Comment comprendre cette révélation qui tinte encore à mon oreille comme une cloche d'argent
?
GOTTSCHALK, de dehors.
Petite Catherine ! Hé! fillette !
LE COMTE DE STRAHL, la relevant vivement
Lève-toi vite ! Arrange ton fichu ! De quoi as-tu l'air?
SCÈNE III
GOTTSCHALK entre. LES PRÉCÉDENTS
LE COMTE DE STRAHL
Tu arrives à propos, Gottschalk ! Tu me demandais d'admettre cette jeune fille à l'écurie ? Ce
n'est pas décent pour plusieurs raisons. Catherine habitera au château près de ma mère.
GOTTSCHALK
Comment ? Quoi? Qui ?... Au château, là-haut ?
LE COMTE DE STRAHL
Oui, et immédiatement ! Prends ses affaires et suis-la.
GOTTSCHALK
Sapristi, petite Catherine ! As-tu entendu!
CATHERINE, s'inclinant gracieusement.
Monseigneur, j'accepte jusqu'à ce que j'apprenne où est mon père.
LE COMTE DE STRAHL
Bon, bon : Je vais m'en informer.
(Gottschalk rassemble les affaires, Catherine l’aide.)
Eh bien ? Est-ce fait ?
(Il ramasse un fichu et le lui donne.)
CATHERINE, rougissant.
Quoi ! Cette peine pour moi !
(GOTTSCHALK prend le paquet.)
LE COMTE DE STRAHL
Donne ta main !
CATHERINE
Monseigneur !
(Il la conduit au delà des pierres. Lorsqu'elle les a franchies, il les laisse aller devant, et suit.
Tous sortent.)

ONZIÈME TABLEAU
Un jardin. A l'arrière-plan, une grotte en style gothique.
SCÈNE IV
CUNÉGONDE, enveloppée de la tête aux pieds dans un voile couleur de feu, et ROSALIE
entrent.
CUNÉGONDE
Où le comte est-il allé ?
ROSALIE
Mademoiselle, on n'y comprend rien au château. Trois commissaires impériaux sont arrivés au
milieu de la nuit et l'ont réveillé. Il s'est enfermé avec eux et, ce matin, au point du jour, il est
monté à cheval et parti.
CUNÉGONDE
Ouvre-moi la grotte.
ROSALIE
Elle est déjà ouverte.
CUNÉGONDE
J'apprends que le chevalier Flammberg te fait la cour. A midi, quand je me serai baignée et
habillée, je te demanderai ce que cela signifie.
(Elle entre dans la grotte.)
SCÈNE V
Mlle ÉLÉONORE, ROSALIE
ÉLÉONORE
Bonjour, Rosalie !
ROSALIE
Bonjour, mademoiselle ! Qu'est-ce qui vous amène de si bonne heure ?
ÉLÉONORE
Je veux me baigner dans la grotte avec Catherine, la petite invitée du comte. Il fait
si chaud !
ROSALIE
Pardon! mademoiselle Cunégonde y est déjà.
ÉLÉONORE
Mademoiselle Cunégonde?... Qui vous a donné la clef ?
ROSALIE
La clef ?... La grotte était ouverte.
ÉLÉONORE
N'y avez-vous pas trouvé la petite Catherine?
ROSALIE
Non, mademoiselle, personne.
ÉLÉONORE
Ah ! La petite Catherine y est, aussi vrai que je vis !
ROSALIE
Dans la grotte ? Impossible !
ÉLÉONORE
C'est certain !
Elle doit-être dans une des salles... Elle était allée en avant. Je l'avais quittée pour demander un
peignoir à la comtesse... Mais, Dieu de ma vie, la voici !
SCÈNE VI
CATHERINE, sortant de la grotte. LES PRÉCÉDENTES.
ROSALIE, à part.
Ciel ? Que vois-je ?
CATHERINE, tremblant.
Eléonore !
ÉLÉONORE
Eh quoi, petite Catherine, déjà baignée?
Mais voyez comme elle étincelle, comme elle brille! On dirait un cygne, au port de roi, qui
émerge des ondes bleues d'un lac de cristal !...
As-tu rafraîchi tes jeunes membres ?
CATHERINE
Eléonore ! Viens !
ÉLÉONORE
Qu'as-tu ?
ROSALIE, pâle de frayeur.
D'où viens-tu ? De cette grotte ? Tu t'étais cachée dans les allées ?
CATHERINE
Eléonore ! Je t'en prie !
CUNÉGONDE, de l'intérieur de la grotte.
Rosalie !
ROSALIE
Tout de suite, mademoiselle !
(A Catherine.)
T'a-t-elle vue ?
ÉLÉONORE
Qu'y a-t-il? Parle donc !... Tu pâlis?
CATHERINE, tombant dans ses bras.
Eléonore !
ELEONORE
Au secours ! Dieu du ciel ! Petite Catherine ! Enfant ! Qu'as-tu ?
CUNÉGONDE, de la grotte.
Rosalie !
ROSALIE, à Catherine.
Eh bien, par le ciel ! il vaudrait mieux pour toi que tu t'arraches les yeux que de les laisser révéler
à ta langue ce qu'ils virent.
SCÈNE VII
CATHERINE et ÉLÉONORE
ELEONORE
Qu'est-il arrivé ? Que te reproche-t-on, mon enfant ? Qu'est-ce qui fait ainsi trembler tous tes
membres ? Si la mort t'était apparue dans cette maison, avec sa faucille et son sablier, tu ne serais
pas plus bouleversée !
CATHERINE
Je vais te dire...
(Elle ne peut parler.)
ÉLÉONORE
Parle! Je t'écoute.
CATHERINE
Mais tu me promets, Eléonore, de ne jamais le dévoiler à qui que ce soit?
ÉLÉONORE
A âme qui vive, non ! Tu peux en être sûre.
CATHERINE
Vois, je m'étais glissée par la porte dérobée, dans la grotte latérale. La grande salle du milieu était
trop claire pour moi tout d'abord, mais, le bain m'animant, j'y entre en riant... Imagine-toi que tu
es celle qui barbote là-dedans... et juste, mon œil aperçoit, descendant dans le bassin...
ELEONORE
Eh bien, quoi ? Qui ? Parle !
CATHERINE
Léonore, il faut que tu ailles de suite apprendre au comte...
ÉLÉONORE
Mon enfant ! Si je savais seulement ce que c'est !
CATHERINE
Cependant ne pas lui dire, non, au nom du ciel, que cela vient de moi. Entends-tu ! J'aimerais
mieux qu'il ne découvrît jamais l'abomination.
ELEONORE
Quelles énigmes, chère petite Catherine ! Quelle abomination ? Qu'as-tu donc vu ?
CATHERINE
Ah ! Léonore, je sens, c'est mieux que le mot ne vienne jamais sur mes lèvres !
Par moi, par moi, il ne peut être désillusionné !
ELEONORE
Pourquoi pas ? Quelle raison de lui cacher ?... Si seulement tu parlais...
CATHERINE, se retournant.
Ecoute !
ÉLÉONORE
Qu'y a-t-il ?
CATHERINE
On vient !
ÉLÉONORE
C'est la demoiselle avec Rosalie ; personne d’autre.
CATHERINE
Partons ! Vite ! Partons !
ÉLÉONORE
Pourquoi ?
CATHERINE
Partons, insensée !
ÉLÉONORE
Où?
CATHERINE
Fuyons ce jardin !
ÉLÉONORE
As-tu tes sens ?
CATHERINE
Chère Eléonore ! Je suis perdue si elle me trouve ici ! Fuyons ! Je me réfugie dans les bras de la
comtesse.
(Elles sortent.)
SCÈNE VIII
CUNÉGONDE et ROSALIE sortent de la grotte,
CUNÉGONDE, donnant une clef à Rosalie.
Tiens, prends !... Dans le tiroir sous ma glace... La poudre est dans une boîte noire, à droite.
Secoue-la dans son vin, dans son eau, dans son lait, et dis-lui : «Viens, ma petite Catherine !»...
ou plutôt, prends-la entre tes genoux...
Poison ! Mort ! Vengeance !
Fais comme tu voudras, mais qu'elle l'avale !
ROSALIE
Ecoutez-moi seulement, mademoiselle...
CUNÉGONDE
Poison ! Peste ! Putréfaction ! Rends-la muette, et ne parle pas !
Une fois qu'elle sera empoisonnée, morte, ensevelie, enterrée, réduite en poussière, une fois que
devenue tige de myrte, elle murmurera au vent ce qu'elle vient de voir, alors parle-moi de
douceur et de pardon, de devoir et de loi, et de Dieu, et de l'enfer, et du diable, et de repentir, et
de remords !
ROSALIE
Elle l'a déjà dévoilé ; cela ne servira à rien.
CUNÉGONDE
Poison! Cendres! Nuit! Chaos! Il y a assez de poudre pour dévorer tout le château, chiens et chats
y compris !...
Fais comme j'ai dit !
Elle me dispute son cœur, ai-je appris.
Et moi !...
Que je meure, si ce visage de singe ne le touche pas!
Qu'elle disparaisse, dissoute en vapeur ! Le monde n'a plus assez de place pour moi et pour elle !
(Elles sortent.)

ACTE V
DOUZIEME TABLEAU
Worms. Une place devant le château impérial. Sur le côté, un trône. A l'arrière-plan, un espace
réservé pour un duel judiciaire.
SCÈNE I
L'EMPEREUR sur le trône. A ses côtés, L'ARCHEVÊQUE DE WORMS, LE COMTE OTTO
VON DER FLUHE et plusieurs autres chevaliers, seigneurs et gardes du corps. LE COMTE DE
STRAHL, couvert d'une armure et d'un casque légers. THÉOBALD, revêtu des pieds à la tête
d'une armure complète. Tous deux sont devant le trône.
L’EMPEREUR
Comte Wetterstrahl ! Il y a de cela trois lunes, en traversant Heilbronn, tu as enflammé le cœur
d'une folle. La fille a dernièrement abandonné son vieux père et, au lieu de la renvoyer, tu la
caches dans une aile du château de tes aïeux.
Maintenant, pour embellir ton crime, tu répands des bruits risibles et impies: un chérubin te serait
apparu la nuit, et t'aurait confié que ton hôtesse est l'enfant de mes reins impériaux.
Je me moque, bien entendu, de ce compliment prophétique et de mauvais goût, et tu peux même
lui mettre la couronne sur la tête si tu veux, elle n'héritera pas de la Souabe, et elle restera
éloignée de ma cour, comprends-tu?
Mais il y a là un homme écrasé de douleur. Ce n'est pas assez de lui avoir pris sa fille, tu veux
encore déshonorer la mère. Il la trouva fidèle toute sa vie, et il se vante d'être le père infortuné de
l'enfant. Cédant à ses graves plaintes, nous t'avons donc appelé devant notre trône, pour montrer
quel outrage tu as fait à la tombe de la morte. Allons, en garde, l'ami des anges ! prouve par ce
combat la vérité de l'oracle. A ton épée de parler !
LE COMTE DE STRAHL, rouge de dépit.
Mon empereur ! Mon maître ! Voici un bras couvert d'acier, fameux à la guerre et débordant de
sève et de force. S'il rencontre cette tête grise, il la pourfendra comme un fromage de Suisse qui
fermente sur les planches des pâtres alpins.
Daigne me laisser expliquer ce conte ridiculement embrouillé. L'oiseuse subtilité du peuple l'a
forgé avec deux événements qui s'adaptent l'un à l'autre aussi merveilleusement, il est vrai, que
les deux moitiés d'un anneau.
Dans ta sagesse, considère, je t'en prie, l'aventure de la Saint-Sylvestre comme un effet de la
fièvre. De même que je ne me préoccuperais pas, si tu rêvais que je suis juif, de même ne te
préoccupe pas si, dans mon délire, j'ai affirmé que la fille de cet homme était la fille de mon
empereur vénéré !
L'ARCHEVEQUE
Sire, en vérité, le brave cœur du plaignant peut s'apaiser devant ces paroles.
Le comte de Strahl ne se vante pas d'en savoir bien long au sujet de ta femme, Théobald, et tiens :
n'a-t-il pas à l'instant môme rétracté ce qu'il avait dernièrement dit à Marianne, en secret. Il m'a
promis tout à l'heure de te rendre la petite Catherine si tu venais au château de Strahl. Console-toi
vieillard, va la chercher et laisse étouffer l'affaire ! Mon prince, ne punissez pas le comte pour
une bizarrerie de la nature, qui l'a un moment troublé !
THÉOBALD
Maudit hypocrite ! Tu oses nier que ton âme soit imprégnée de la croyance en son illégitimité?
N'as-tu pas recherché son jour de naissance à la paroisse ? N'as-tu pas calculé où tombe l'heure de
sa conception ? Infâme plaisanterie !... N'as-tu pas établi que la noble majesté de l'empereur avait
passé par Heilbronn, il y a seize printemps? Orgueilleux, issu du baiser d'un dieu sur la bouche
d'une furie ! Esprit parricide, auquel tout a réussi et qui ébranle les colonnes de granit du temple
éternel de la nature! Fils de l'enfer, ma bonne épée va te démasquer ou, retournée contre moi-
même, me précipiter dans la nuit du tombeau!
LE COMTE DE STRAHL
Sois maudit, être venimeux, acharné après moi qui ne t'ai jamais offensé. Je serais plutôt digne de
ta pitié, mais qu'il en soit fait selon tes désirs, buveur de sang !
Un chérubin, vêtu de splendeur, m'est apparu une nuit où j'étais mourant... pourquoi le nierais-je
plus longtemps... Il m'a révélé un secret puisé à la fontaine du ciel. Je suis ici devant le visage du
Dieu suprême, et je te lance à la figure cette affirmation :
«Catherine de Heilbronn que tu dis être ton enfant est l'enfant de mon empereur.»
Viens me prouver le contraire !
L’EMPEREUR
Trompettes ! Sonnez à la mort du blasphémateur !
(Les trompettes sonnent.)
THÉOBALD, dégainant.
Et si mon épée était un roseau à poignée molle, lâche, et de cire jaune, je ne t'en fendrais pas
moins de la tête aux pieds comme le champignon vénéneux de la lande, pour prouver au monde,
bandit, que tu en as menti !
LE COMTE DE STRAHL, dégainant et jetant son épée à terre.
Et si mon casque et mon front étaient minces comme le dos d'un couteau, transparents, fragiles
comme la coquille d'un œuf, ta lame n'en rebondirait pas moins en crachant des étincelles, brisée
comme au choc d'un diamant, pour prouver au monde que j'ai dit la vérité !
Frappe et montre-moi maintenant qui a raison ?
(Il tire son casque et s'avance sur lui de très près.)
THÉOBALD, reculant,
Mets ton casque !
LE COMTE DE STRAHL le suivant.
Frappe !
THÉOBALD
Mets ton casque !
LE COMTE DE STRAHL, le jetant à terre d'une poussée.
L'éclair seul de mes cils te paralyse ?
(Il lui arrache l'épée de la main et lui pose le pied sur la poitrine.)
Qui me retient dans ma juste fureur de t'écraser le cerveau avec mon talon?... Vis!
(Il jette l'épée devant le trône de l'empereur.)
Que les vieilles Parques dénouent le fil de tes jours ! Mais Catherine est la fille de Sa Majesté,
comme je l'ai dit !
LE PEUPLE pêle-mêle.
Ciel! Le comte Wetterstrahl est vainqueur !
L'EMPEREUR, se levant et pâlissant.
Retirez-vous, messieurs !
L'ARCHEVEQUE
Où?
UN CHEVALIER
Qu'est-il arrivé ?
LE COMTE OTTO
Dieu tout-puissant ! Qu'a Sa Majesté ? Messieurs, obéissez. Sa Majesté ne semble pas bien.
(Ils sortent.)

TREIZIÈME TABLEAU
Worms. Une chambre au château impérial.
SCÈNE II
L'EMPEREUR
L'EMPEREUR, se retournant sous la porte.
Que personne ne me suive ! Je ne veux voir que le comte bailli de Freiburg et le chevalier de
Waldstaedten.
(Il pousse violemment la porte.)
Foi d'empereur, je crois que l'ange de Dieu a eu raison d'assurer au comte de Strahl que Catherine
était ma fille ! On la dit âgée de quinze ans ; or, il y a juste seize ans moins trois mois, je donnais
à Heilbronn un grand tournoi, en l'honneur de ma sœur, la comtesse Palatine !
Il pouvait être onze heures du soir environ, et Jupiter, étincelant de lumière, se levait précisément
à l'est, lorsque je sortis du château. Inconnu parmi le peuple qui remplissait le parc, j'allais
respirer l'air frais et me reposer de la danse.
Et, en effet, une étoile douce et forte comme Jupiter brillait au ciel, à l'heure où j'aimai la mère.
A l'éclat des lampes mourantes, tandis que parmi les tilleuls odorants frémissait la musique des
danses, je m'entretins avec elle, dans une partie retirée du jardin. Elle s'appelait Gertrude, autant
que je me rappelle ; et la mère de la petite Catherine avait nom Gertrude !
Comme elle pleurait beaucoup, je détachai de ma poitrine une médaille à l'effigie du pape Léon,
et la lui donnai en souvenir de moi, qu'elle ne connaissait d'ailleurs pas... et la petite Catherine
posséderait une médaille semblable ! O Ciel ! Quelle catastrophe !
Si le comte de Strahl, cet initié des élus, peut se débarrasser de la coquine à laquelle il est
enchaîné, je le marie avec l'enfant. Je saurai bien trouver un prétexte pour décider Théobald à me
la céder. Sans cela, gare à moi, le chérubin va redescendre du ciel pour divulguer le secret que je
confie à ces quatre murs !
(Il sort.)
SCÈNE III
LE COMTE BAILLI DE FREIBURG et GEORGES DE WALDSTAEDTEN entrent. LE CHE-
VALIER FLAMMBERG les suit.
FLAMMBERG, étonné.
Monsieur le comte de Freiburg ! Est-ce vous ou votre esprit ? Oh! un moment, je vous prie !...
FREIBURG, se retournant.
Que veux-tu ?
GEORGES DE WALDSTAEDTEN
Qui cherches-tu?
FLAMMBERG
Mon maître si digne de pitié, le comte de Strahl ! Mademoiselle Cunégonde, sa fiancée... oh !
pourquoi vous l'avoir reprise !... Elle a tenté de corrompre le cuisinier et de lui faire empoisonner
la petite Catherine... empoisonner, messieurs, et pour une raison incompréhensible, mystérieuse,
abominable : parce que l'enfant l'avait surprise au bain !
FREIBURG
Et vous ne comprenez pas ça ?
FLAMMBERG
Non!
FREIBURG
Eh bien, je vais te le dire. Son corps est une mosaïque faite avec le concours des trois règnes de la
nature. Ses dents appartiennent à une fille de Munich, ses cheveux viennent de France, l'éclat de
ses joues des mines de Hongrie et, quant à ses formes admirables, elle les doit à une chemise
tissée en fer suédois.
As-tu compris?
FLAMMBERG
Quoi!
FREIBURG
Mes salutations à ton maître !
(Il sort.)
GEORGES
Les miennes aussi !…
Le comte est déjà de retour au château de Strahl. Dis-lui de prendre un passe-partout et de la
surprendre au matin, lorsque ses charmes traînent sur les chaises. Il en pourra du coup devenir sa
propre statue, et se faire ériger près de la hutte des charbonniers, en mémoire de sa prouesse.
(Il sort.)

QUATORZIÈME TABLEAU
Le château de Strahl. La chambre de Cunégonde.
SCÈNE IV
ROSALIE, occupée à la table de toilette de Mlle CUNEGONDE. CUNÉGONDE, au saut du lit,
non fardée. Bientôt après, LE COMTE DE STRAHL.
CUNÉGONDE, s'asseyant à la table de toilette.
As-tu fermé la porte ?
ROSALIE
Elle est fermée.
CUNÉGONDE
Fermée ! Quoi ! Est-elle verrouillée ? Voilà ce que je veux savoir ! Fermée et verrouillée chaque
fois !
(Rosalie va verrouiller la porte ; le comte vient au-devant d'elle.)
ROSALIE
Mon Dieu ! Vous ici, monsieur le comte ? Mademoiselle !
CUNÉGONDE, se retournant.
Quoi?
ROSALIE
Voyez, je vous en prie.
CUNÉGONDE
Rosalie !
(Elle se lève vite et sort.)
SCÈNE V
LE COMTE DE STRAHL et ROSALIE.
LE COMTE DE STRAHL, comme frappé par la foudre.
Quelle était la dame inconnue ?
ROSALIE
Où ?
LE COMTE DE STRAHL
Qui vient de passer comme la tour de Pise ? — Pourtant pas… j'espère ?
ROSALIE
Qui?
LE COMTE DE STRAHL
Mlle Cunégonde?
ROSALIE
Par Dieu, vous plaisantez, je crois !
C'était Sybille, ma marâtre, gracieux seigneur...
CUNÉGONDE, de l'intérieur.
Rosalie !
ROSALIE
Mademoiselle qui est au lit m'appelle. Pardonnez, si je…
(Elle apporte une chaise.)
Voudriez-vous vous asseoir ?
(Elle prend la boîte de toilette et sort.)
SCÈNE VI
LE COMTE DE STRAHL
LE COMTE DE STRAHL, anéanti.
Eh bien ! ciel tout-puissant, mon âme n'est plus digne d'être une âme ! Le mètre dont elle se sert
sur le marché du monde est faux. J'ai pris la hideuse méchanceté pour la suave bonté ! Misérable,
où me fuir moi-même ? Si un orage grondait en Souabe, je monterais à cheval, et j'irais demander
la mort à un carreau de la foudre ! Que faire, mon cœur ? Que faire ?
SCÈNE VII
CUNÉGONDE. Dans son éclat accoutumé. ROSALIE, et LA VIEILLE SYBILLE, qui sort avec
des béquilles par la porte du milieu.
CUNÉGONDE
Tiens, comte Frédéric ! Quel motif vous amène si bon matin dans mes appartements ?
LE COMTE DE STRAHL, suivant Sybille des yeux.
Quoi ! Les sorcières sont-elles doubles ?
CUNÉGONDE, regardant autour d'elle.
Quoi?
LE COMTE DE STRAHL se ressaisissant.
Pardon !... Je venais m'informer de votre santé.
CUNÉGONDE
Eh bien ?... Tout est-il préparé pour les noces ?
LE COMTE DE STRAHL, s'approchant et l'examinant.
A peu près tout, sauf la chose capitale...
CUNÉGONDE, reculant.
A quand est-elle fixée?
LE COMTE DE STRAHL
Elle l'était... à demain.
CUNÉGONDE
Un jour ardemment attendu par moi... Mais vous n'êtes pas gai, il me semble, pas joyeux?
LE COMTE DE STRAHL, s'inclinant.
Permettez ! Je suis le plus heureux des hommes !
ROSALIE, tristement.
Est-il vrai qu'hier, la petite Catherine, cette enfant à qui vous aviez donné l'hospitalité au
château… ?
LE COMTE DE STRAHL
O démon !
CUNÉGONDE, surprise.
Qu'avez-vous ? Parlez !
ROSALIE, à part
Malédiction !
LE COMTE DE STRAHL, se ressaisissant.
C'est la vie !
On l'a déjà portée au cimetière !
CUNÉGONDE
Que me dites-vous ?
ROSALIE
Pourtant pas déjà enterrée ?
CUNÉGONDE
Je veux encore la voir dans sa parure de morte.
SCÈNE VIII
UN DOMESTIQUE, entrant. LES PRÉCÉDENTS.
LE DOMESTIQUE
Gracieux seigneur, un messager de Gottschalk désire vous parler dans l'antichambre.
CUNÉGONDE
Gottschalk ?
ROSALIE
D'où vient-il ?
LE COMTE DE STRAHL
Du cercueil de la morte !
Je vous en prie, achevez votre toilette !
(Il sort.)
SCÈNE IX
CUNÉGONDE et ROSALIE
(Un silence.)
CUNÉGONDE, éclatant.
Il sait tout ! Tout est vain et inutile ! Il a vu ! C'en est fait de moi !
ROSALIE
Il ne sait rien.
CUNEGONDE
Il sait.
ROSALIE
Il ne sait rien ! Vous vous lamentez, et moi je sauterais de joie !
Il est persuadé que c'était Sybille, ma mère, qui était assise ici. Jamais hasard ne fut plus heureux
que celui de sa présence dans votre chambre. Elle allait justement remplir votre cuvette de neige
ramassée dans les montagnes.
CUNÉGONDE
Tu as vu comme il m'examinait, me toisait.
ROSALIE
Qu'importe ! Il n'en croit pas ses yeux !
Je suis joyeuse comme un écureuil dans les pins. Il se peut qu'il ait eu un vague doute, mais votre
apparition majestueuse l'a anéanti. Le diable m'emporte s'il ne jette son gant à quiconque doute
que vous ne soyez la reine des femmes ! Oh, pas de désespérance !... Combien pariez-vous ?...
Les premiers rayons du soleil de demain vous salueront comtesse Cunégonde Wetterstrahl !
CUNÉGONDE
Je voudrais que la terre m'engloutit !
(Elles sortent.)

QUINZIÈME TABLEAU
L'intérieur d'une caverne, avec vue sur un paysage.
SCÈNE X
CATHERINE, déguisée, est assise tristement sur une pierre, la tête appuyée à la muraille. LE
COMTE OTTO VON DER FLUHE, WENZEL DENACHTHEIM, HANS DE BAERENKLAU
en costumes de conseiller de l'empire, et GOTTSCHALK entrent. SUITE. Plus tard, L'EMPE-
REUR et THÉOBALD qui restent à l'arrière-plan, enveloppés dans leurs manteaux.
LE COMTE OTTO, un parchemin à la main.
Vierge de Heilbronn! Pourquoi, semblable à l'épervier, habites-tu dans cette caverne ?
CATHERINE, se levant.
O Dieu ! Quels sont ces seigneurs ?
GOTTSCHALK
Ne l'effrayez pas !...
Les desseins criminels d'une ennemie nous ont obligés à la cacher dans ces monts.
LE COMTE OTTO
Où est ton maître, le comte de l'empire ?
CATHERINE
Je ne sais pas.
GOTTSCHALK
Il ne va pas tarder à paraître.
LE COMTE OTTO, donnant le parchemin à Catherine.
Prends ce rouleau. C'est un écrit de sa majesté impériale. Parcours-le, et suis-moi. Ce lieu n'est
pas digne d'abriter une fille de ton rang. Worms t'ouvre désormais les portes de son château !
L'EMPEREUR, à l'arrière-plan.
Un gracieux tableau !
THÉOBALD
Oh ! un véritable ange !
SCÈNE XI
LE COMTE DE STRAHL entre. LES PRÉCÉDENTS.
LE COMTE DE STRAHL, surpris.
Des conseillers de l'empire !... en tenue solennelle !... de Worms !...
LE COMTE OTTO
Salut, comte!
LE COMTE DE STRAHL
Que m'apportez-vous ?
LE COMTE OTTO
Nous apportons un écrit impérial à cette jeune fille !
Interrogez-la vous-même ; elle vous expliquera...
LE COMTE DE STRAHL
O cœur, qu'as-tu à battre ?
(A Catherine.)
Que tiens-tu là, enfant ?
CATHERINE
Sais pas, monseigneur.
GOTTSCHALK
Donne, donne, ma petite.
LE COMTE DE STRAHL, lisant.
« Le ciel, sachez-le, a contraint mon cœur à donner raison à l'élu de Dieu. La petite Catherine
n'est plus la fille de Théobald l'armurier. Il me la cède. La petite Catherine est désormais ma fille,
et s'appelle Catherine de Souabe.»
(Il parcourt les autres papiers.)
Et ici : «Il est notifié...»
Et là : «Le château de Schwabach.»
(Un silence.)
Je voudrais maintenant me jeter aux pieds de la sainte Vierge, et les laver avec les larmes
brûlantes de ma reconnaissance.
CATHERINE, s'asseyant.
Gottschalk, soutiens-moi, je ne me sens pas bien !
LE COMTE DE STRAHL, aux conseillers.
Où est l'empereur ? Où est Théobald ?
L'EMPEREUR (ThéobaJd et lui jettent leurs manteaux.)
Les voici !
CATHERINE, se levant.
Dieu du ciel ! Père !
(Elle court à lui ; il la reçoit dans ses bras.)
GOTTSCHALK, à part.
L'empereur ! Aussi vrai que je suis Gottschalk, c'est lui !
LE COMTE DE STRAHL
Parle, ô toi !... Etre divin ! Comment te nommer ? Parle, ai-je bien lu ?
L'EMPEREUR
Oui, par le ciel, tu as bien lu ! Un empereur peut, sans déchoir, être le père d'une fille qui a pour
ami un chérubin ! La petite Catherine est maintenant la première devant les hommes, comme elle
l'était depuis longtemps devant Dieu. Celui qui la veut doit à l'avenir me la demander selon les
formes.
LE COMTE DE STRAHL, fléchissant le genou devant lui.
Eh bien, je t'en prie à genoux : donne-la-moi !
L'EMPEREUR
Monsieur le comte ! Qu'est-ce qui lui prend ?
LE COMTE DE STRAHL
Donne, donne-la-moi ! Quel autre but imaginerais-je à ta conduite ?
L'EMPEREUR
Ah ! Ah ! C'est ainsi qu'il l'entend !
Point d'argent, point de suisse. J'y mets une condition.
LE COMTE DE STRAHL
Parle, parle !
L'EMPEREUR, sérieux.
Tu prendras le père dans ta maison !
LE COMTE DE STRAHL
Tu railles !
L'EMPEREUR
Quoi ! Tu refuses ?
LE COMTE DE STRAHL
Mais de tout cœur ! Qu'il soit le bienvenu !
L'EMPEREUR
Eh bien, vieux, as-tu entendu ?
(Théobald lui amène Catherine.)
THÉOBALD
Allons, donne-la-lui ! On dit qu'il ne faut pas désunir ce que Dieu unit.
LE COMTE DE STRAHL, se levant et prenant la main de Catherine
Tu me rends bien heureux !
Pères, laissez-moi déposer un baiser, un seul baiser sur ses lèvres. Elles ont la douceur du ciel.
Eussé-je dix vies devant moi, je vous les abandonne joyeusement, après la nuit des noces.
L'EMPEREUR
Partons ! Qu'il lui explique l'énigme !
(Ils sortent.)
SCÈNE XII
LE COMTE DE STRAHL et CATHERINE
LE COMTE DE STRAHL, la prenant par la main et s'asseyant.
Viens, ma petite Catherine, viens ! Ma bouche a quelque chose à te confier, fillette !
CATHERINE
Monseigneur ! Parle ! Que signifie?...
LE COMTE DE STRAHL
Que je te dise d'abord, ma douce enfant : Je t'aime d'un amour indicible et éternel ! Le cerf qui,
torturé par la chaleur de midi déchire le sol de sa ramure aiguë, ne désire pas plus ardemment se
précipiter dans le torrent que moi dans tes jeunes charmes, maintenant que tu es mienne.
CATHERINE, rouge de pudeur.
Jésus ! Que dis-tu ? Je ne te comprends pas.
LE COMTE DE STRAHL
Pardonne si mes paroles souvent t'ont blessée, si mes allures rudes et grossières t'ont offensée.
Quand je pense à la dureté avec laquelle je t'ai repoussée jadis, et quand néanmoins je te vois
aujourd'hui, si bonne, si bienveillante pour moi, la douleur m'envahit, petite Catherine, et je ne
puis retenir mes larmes.
(Il pleure.)
CATHERINE, effrayée.
Ciel ! Qu'as-tu ? Qui t'émeut ainsi ? Que m'as-tu fait ? Je n'ai souvenance de rien.
LE COMTE DE STRAHL
Oh ! quand le soleil reparaîtra, je couvrirai d'or et de soie le pied qui s'est ensanglanté à me suivre
autrefois ! Un dais abritera ce front que la chaleur a brûlé. L'Arabie m'enverra son plus beau
cheval avec des harnais d'or, pour porter ma douce enfant, lorsque le son des cors m'appellera au
combat. Et si j'en reviens, ma petite Catherine verra s'élever un gai pavillon d'été au milieu des
genévriers qu'avait choisis le serin gazouilleur pour y bâtir son nid.
CATHERINE
Mon Frédéric, mon adoré ! Que dois-je penser de ces paroles ? Tu veux !... Tu dis ?...
(Elle veut lui baiser la main.)
LE COMTE DE STRAHL, la retirant.
Rien, rien, ma chérie !
(Il lui baise le front.)
CATHERINE
Rien !
LE COMTE DE STRAHL, essuyant ses larmes.
Rien. Pardon. Je croyais que nous étions demain... Que voulais-je donc te dire ?... Oui, c'est ça, je
voulais te demander un service.
CATHERINE, à mi-voix.
Un service ? Lequel ? Dis.
(Un silence.)
LE COMTE DE STRAHL
Tu sais que je célèbre demain mes noces. Tout est déjà prêt pour la fête. A midi, le cortège se
dirigera vers l'autel avec ma fiancée. Eh bien, je me suis imaginé une fête dont tu serais la déesse,
chère enfant. Par amour pour ton seigneur, tu quitteras demain ton costume habituel, et tu en
mettras un splendide que ma mère t'a préparé... Veux-tu?
CATHERINE, tenant son tablier devant ses yeux.
Oui, oui.
LE COMTE DE STRAHL
Sois très belle, entends-tu ? Simple, mais magnifique ! Juste comme ta nature et ta manière d'être
l'exigent.
On te donnera des perles et des émeraudes. Je voudrais que tu dépasses en éclat toutes les
femmes du château, même Cunégonde...
Qu'as-tu à pleurer ?
CATHERINE
Je ne sais pas, monseigneur. Il m'est tombé quelque chose dans l'œil.
LE COMTE DE STRAHL
Dans l'œil ? Où ?
(Il lui baise les larmes dans les yeux.)
Viens. Ça passera, va.
(Il la reconduit.)

SEIZIÈME TABLEAU
La place du château. A droite, au premier plan, un portail. A gauche, au second plan, le château
avec une rampe. A l'arrière-plan, l'église.
SCÈNE XIII
UNE FANFARE. UN CORTÈGE précédé d'UN HÉRAUT
A sa suite, des gardes du corps. Un baldaquin porté par quatre nègres. Au milieu de la place se
tiennent : L'EMPEREUR, LE COMTE DE STRAHL, THÉORALD, LE COMTE OTTO VON
DER FLUHE, LE COMTE DU RHIN DE STEIN, LE COMTE BAILLI DE FREIBURG et toute
la suite de l'empereur. Ils reçoivent le baldaquin.
Sous le portail à droite, Mlle CUNÉGONDE DE THURNECK, en parure de mariée, avec SES
TANTES et SES COUSINS.
Dans le fond, LE PEUPLE, FLAMMRERG, GOTTSCHALK, ROSALIE, etc...
LE COMTE DE STRAHL
Halte-là, le baldaquin 1 Héraut, remplis ton office !
LE HÉRAUT, lisant.
« Qu'on apprenne et sache par la présente, que Frédéric Wetter de Strahl, comte de l'empire,
célèbre aujourd'hui son union avec Catherine, princesse de Souabe, fille de notre très haut
empereur et maître. Le ciel les bénisse, et verse sur leurs chères têtes tous les trésors de bonheur
qui flottent dans les airs !»
CUNÉGONDE, à Rosalie.
Est-ce que cet homme est possédé, Rosalie?
ROSALIE
Par le ciel, s'il ne l'est pas, il est homme à nous le faire devenir.
FREIBURG
Où est la fiancée ?
UN CHEVALIER DE THURNECK
Ici, dignes messieurs !
FREIBURG
Où?
LE CHEVALIER DE THURNEK
Ici, sous ce portail.
FREIBIJRG
Nous cherchons la fiancée du comte de Strahl...
Messieurs, suivez-moi ! Allons la chercher !
(Le comte bailli de Freiburg, Georges de Waldstaedten et le comte du Rhin de Stein montent la
rampe et entrent au château.)
LES SEIGNEURS DE THURNECK
Enfer, mort et diable ! Que signifie ceci ?
SCÈNE XIV
CATHERINE en costume de fiancée impériale, conduite par LA COMTESSE HÉLÈNE et Mlle
ÉLÉONORE. Sa traîne est portée par trois pages. Derrière elle, LE COMTE BAILLI DE
FREIBURG etc., etc., descendent la rampe.
LE COMTE OTTO
Salut à toi, ô vierge !
LE CHEVALIER FLAMMBERG et GOTTSCHALK
Salut à toi ! Catherine de Heilbronn, princesse impériale de Souabe !
LE PEUPLE
Salut à toi! Salut à toi ! Salut à toi !
HERRNSTADT et VON DER WART, qui sont restés sur la place.
Est-ce la fiancée ?
FREIBURG
Oui, c'est elle.
CATHERINE
Moi ! Messeigneurs ! De qui ?
L'EMPEREUR
De celui que le chérubin t'a choisi. Veux-tu échanger cette bague avec lui ?
THÉOBALD
Veux-tu donner ta main au comte ?
LE COMTE DE STRAHL, l'étreignant.
Petite Catherine ! Ma fiancée ! Me veux-tu ?
CATHERINE
Que Dieu et les saints me protègent !
(Elle s'affaisse ; la comtesse la reçoit dans ses bras.)
L'EMPEREUR
Eh bien, monsieur le comte de Strahl, prenez-la et emmenez-la à l'église!
(Son des cloches.)
CUNÉGONDE
Peste, mort et vengeance ! Vous me paierez cet outrage !
(Elle sort avec sa suite.)
LE COMTE DE STRAHL
Empoisonneuse !
(Fanfares. L'empereur se place sous le baldaquin avec le comte de Strahl et Catherine. Les
dames et les chevaliers suivent. Les gardes du corps ferment le cortège.
Ils sortent.)

FIN

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