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LA MODERNITÉ ET SON DEVENIR CONTEMPORAIN

Notices bibliographiques sur quelques parutions récentes


Vincent Citot

Vrin | « Le Philosophoire »

2005/2 n° 25 | pages 153 à 162


ISSN 1283-7091
ISBN 9782353380268
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2005-2-page-153.htm
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Pour citer cet article :


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Vincent Citot, « La modernité et son devenir contemporain. Notices bibliographiques

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sur quelques parutions récentes », Le Philosophoire 2005/2 (n° 25), p. 153-162.
DOI 10.3917/phoir.025.0153
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La modernité et son devenir contemporain
Notices bibliographiques sur quelques parutions récentes

Vincent Citot

Sociologie du temps présent. Modernité avancée

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ou postmodernité ?, de Y. Bonny

Yves Bonny, Sociologie du temps présent. Modernité avancée ou


postmodernité ?, A. Colin, coll. U sociologie, 2004.
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C onformément à la vocation de la collection U, cet ouvrage se veut


complet et didactique. Il brosse un tableau général de cette question
fondamentale de sociologie contemporaine : comment penser le temps présent,
sommes-nous dans une phase accélérée de la modernité, ou bien dans la remise
en cause de ses valeurs ? Divisée en trois parties et huit chapitres, et dotée d’une
abondante bibliographie, cette étude relève le pari de faire le tour du problème et
d’analyser les contributions au débat de tous les grands auteurs contemporains.
Une multitude de références, donc, convoquées à chaque fois dans un souci
pédagogique d’explication et de contextualisation. L’auteur prend la peine de
résumer les doctrines auxquelles il se réfère, ce qui se révèle parfois fort utile.
L’ouvrage d’Y. Bonny sert donc bien son projet de départ, qui est d’exposer le
réseau des problématiques liées à cette question de la modernité/postmodernité/
hypermodernité.
Mais l’ouvrage a nécessairement le défaut de ses qualités. A force
de contenter tout le monde et de faire droit à tous les points de vues, il devient
difficile d’y voir clair dans cette question pourtant simple : vivons-nous une sur-
modernité ou une sous-modernité ? La richesse de l’analyse fait du tort à l’esprit
de synthèse. Certes, il est difficile, par rapport au projet pédagogique initial, de
prendre parti, d’exclure, de contourner telle tout telle querelle locale. Mais du
coup, l’architecture même du livre semble dictée de l’extérieur par l’enchaînement
historique de doctrines, lesquelles se succèdent en ayant l’air de se compléter.
L’accumulation d’informations finit par rendre impossible leur traitement. De fait,
Bonny n’a pas de thèse à défendre ; il se contente de classer des points de vues et
des éclairages multiples. Ce qui, notons-le bien, est déjà en soi un grand mérite, et
pour le lecteur d’une grande utilité.
154 La Modernité

Bonny cherche tout de même à rassembler son propos en conclusion, et


à faire le bilan de la recherche. Mais cette conclusion est à l’image de l’ouvrage :
elle propose un « modèle interprétatif complexe ». Pas de solution facile, donc :
« il faut « complexifier les modèles d’analyse » (p. 220). Ni modernité avancée,
ni postmodernité : cette alternative est trop simpliste. Il faut « repérer, nous dit
l’auteur, les caractéristiques dominantes et les tonalités les plus significatives »
(id.) — mais oui, c’est exactement ce que l’on attendait de l’ouvrage ! L’auteur se
risque donc finalement à une synthèse. Il y aurait « trois logiques structurantes » :
la « condition post-traditionnelle » comme « processus de désenchantement du
monde » et de réduction des transcendances, « l’approfondissement et la diffusion
des références de légitimation et des cadres institutionnels de la modernité libérale
et démocratique », et « le développement de modes de régulation et de reproduction
des rapports sociaux en rupture avec les principes et institutions de la démocratie
libérale » (pp. 221 et 222). Cette synthèse est peut-être « complexe », mais elle est
surtout compliquée. Les formules brouillent les pistes plus qu’elles ne clarifient
les idées. De plus, la « seconde logique structurante » contredit la « troisième » :

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approfondissement de la démocratie libérale versus rupture avec celle-ci. Il n’y
aurait donc pas de tendance dominante, mais seulement un entrecroisement de
directions divergentes, voire opposées. Mais, à y regarder de plus près, cette
« troisième logique » est un véritable fourre-tout : décisions « technocratiques »,
autonomisation de la « technoscience », globalisation du « capitalisme »,
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impérialisme géopolitique, « terrorisme », « fondamentalisme », etc. L’auteur


précise que l’on peut appeler tout cela du postmodernisme… En réalité, il n’y a
guère d’unité dans cette partie, et l’appeler postmoderne ne contribue en rien à
clarifier les rapports de la modernité à la postmodernité ou à la modernité avancée.
La conclusion est donc un peu décevante, parce qu’elle ne répond pas au besoin de
synthèse que le lecteur était en droit d’attendre. La complexité ayant pris la forme
de la complication, nous ne savons plus très bien quoi penser de la question de
départ : modernité avancée ou postmodernité ?

Le hors-série de Sciences Humaines sur Foucault-Derrida-Deleuze,


et la question du devenir de la pensée postmoderne

Foucault Derrida Deleuze Pensées rebelles. Sciences Humaines hors-série


spécial n°3, mai-juin 2005.

La revue Sciences Humaines diagnostique un retour sur le devant


de la scène de ces trois noms de la philosophie française, après une éclipse
dans les années 80. Les colloques qui leur sont consacrés et l’intense activité
éditoriale autour de leurs œuvres ne se réduiraient pas à quelques hommages
de circonstance : il semblerait que l’on assiste en France à un come back du
trio rebelle — d’où l’idée de leur consacrer un numéro hors-série, et ainsi de
contribuer à créer le phénomène diagnostiqué.
Ce diagnostic est-il juste et objectif ? Nous manquons de recul pour en
juger. Mais il est vrai que, dans le monde de la philosophie, y compris universitaire,
La modernité et son devenir contemporain 155

Foucault-Derrida-Deleuze ont plutôt le vent en poupe, et que l’on ne peut en dire


autant de leurs critiques des années 80 (les nouveaux philosophes, les nouveaux
humanistes, les critiques de « la pensée 68 »). C’est ce que fait remarquer la
rédactrice en chef Catherine Halpern : « L’époque où il était de bon ton de
stigmatiser la “pensée 68” semble bien lointaine » (p. 8). Deux interprétations
sont possibles : nous ne stigmatisons plus ces penseurs de circonstance parce que
l’époque qui les portait n’est plus, et donc il n’est plus besoin de se démarquer
d’une pensée qui a vécu. Ou bien nous ne les critiquons plus parce que nous
redécouvrons la pertinence et la richesse de leurs pensées — c’est l’interprétation
globale de la revue Sciences Humaines. Interprétation très optimiste en un sens, et
qui justifie le hors-série qui leur est consacré.
Ce numéro est en effet très bien conçu, diversifié, illustré, enrichi
d’entretiens et d’encarts tout à fait intéressants. Nous ne pouvons qu’applaudir ce
beau travail, sauf sur un point peut-être : la partie critique est réduite à la portion
congrue, et le lecteur est plus invité à s’enthousiasmer sur ces trois “génies” qu’à
se forger une pensée critique sur le sens de leurs œuvres. Certes nous trouvons

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un article consacré aux multiples erreurs et « défaillances théoriques » du travail
de Foucault, lesquelles pourraient « remettre en cause tout l’édifice intellectuel »
(p. 38) ; mais, comme si cela était nécessaire, nous retrouvons en conclusion de
l’article une sorte de rachat inespéré : « au-delà des faiblesses de son œuvre,
le philosophe n’a-t-il pas été à l’origine d’une nouvelle façon de concevoir
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l’histoire des modes de pensée et des dispositifs de normalisation de la société


occidentale ? » (p. 41). Cette conception de l’histoire est peut-être nouvelle, mais
il a été montré dans ce même article qu’elle obéissait à des découpages artificiels,
à des interprétations discutables, à des « contresens » et des “arrangements”
chronologiques ad hoc. Quant à la notion de pouvoir chez Foucault, elle est aussi
largement critiquée comme « imprécise et diffuse », ne permettant aucunement
de faire le départ entre les systèmes totalitaires et les démocraties, donc comme
généralisation abusive d’un schème de pensée appliqué unilatéralement et sans
discernement à toutes les institutions. Dès lors, le sauvetage de fin d’article
apparaît bien comme une formule rhétorique, nécessaire pour se mettre en
adéquation avec une certaine ligne éditoriale.
Derrida n’est, lui aussi, guère soumis à une lecture critique. Il est plus
question de comprendre l’homme, la démarche et la réception de l’œuvre, que de
penser cette dernière dans sa signification philosophique fondamentale. Ceci dit,
la revue Sciences Humaines n’étant pas une revue de philosophie, cette remarque
est moins une critique qu’un simple constat. Quand il est question des limites de
l’œuvre de Derrida et des polémiques qu’elle a suscitée, la question se résume aux
débats Derrida-Foucault (sur un point de détail), Derrida-Habermas (sur une petite
querelle de forme) et Derrida-Searle (l’un reprochant à l’autre son hermétisme
inutile et terroriste, et l’autre pouvant rétorquer au premier qu’il n’a pas compris
son travail et qu’il ne faudrait pas confondre clarté et simplisme — les deux ayant
torts et raison tour à tour, il est heureux que nous n’ayons pas à choisir au sein de
cette alternative Searle-Derrida…).
Quant à Deleuze, tout est fait pour le sauver du contexte soixante-huitard
qui a vu surgir son œuvre, et pour en récupérer une substance philosophique “pure”
156 La Modernité

et actuelle. Interrogée sur L’anti-Œdipe, E. Roudinesco s’efforce de minimiser


les contresens et grossièretés de la lecture que proposent Deleuze-Guattari de la
psychanalyse freudienne et lacanienne. Une critique faite seulement du bout des
lèvres, comme s’il aurait été malvenu de parler franchement du contexte et de
l’apport réel de l’œuvre. L’accent est mis plutôt sur le côté subversif et novateur
du texte. La valorisation de la folie comme créativité et liberté n’est pas nouvelle,
note Roudinesco, (c’est même un poncif franchement naïf et dangereux) mais
encore lui semble-t-il nécessaire de conclure sur une “note positive”, et de
reconnaître que le rêve d’une « schizophrénie qui serait la forme ultime de la
liberté […] reste beau… » (p. 83).
Les trois penseurs sont au total présentés comme trois « rebelles », trois
subversifs, trois fous géniaux et libres-penseurs. Les contresens, les limites et les
dangers de leurs travaux ne sont guère qu’évoqués. Mais, en réalité, ce n’était
pas l’objectif de Sciences Humaines que de proposer une lecture philosophique
et engagée de ce trio, et on ne saurait, en conséquence, en regretter l’absence
relative. Du reste, la philosophie n’est nullement une science humaine (c’est-à-

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dire une science). Qu’il nous soit tout de même permis ici — au sein d’une revue
de philosophie — de modérer les espoirs placés dans la redécouverte des trois
philosophes. Ils ont été portés par une époque qui les a aussi irrémédiablement
fixé à elle. C’était « l’ère du soupçon », qui déboulonne toutes les grandes idoles
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de la modernité (la raison, le sujet, la vérité, le progrès, l’universalisme, l’autorité,


le pouvoir, etc.) et qui ne croit plus qu’au multiple, au relatif, au différent, au local,
au désir, à la folie, etc.
Comment ne pas voir dans cette pensée antimoderne une simple
réaction négativement déterminée par ce qu’elle rejette ? Que Derrida-Deleuze-
Foucault ne se réduisent pas à une posture négative, c’est entendu, mais n’est-
ce pas d’abord de ce point de vue qu’il conviendrait de penser, ensuite, leur
apport et leur originalité ? Ils sont des penseurs postmodernes, en ce sens qu’ils
stigmatisent tout ce en quoi la modernité (philosophique et politique) avait cru,
et tout ce qu’elle avait légitimé. Mais cette posture critique et souvent unilatérale
ne pouvait durer qu’un temps, et il était naturel que l’on se démarquât du trio dès
les années 80. Quant à savoir si le début du XXIème siècle sonne le renouveau
de cette pensée des sixties et des seventies, c’est peu probable, et aucunement
souhaitable.
Disons que c’est probable au sens où tout courant de pensée génère
toujours son contre-courant. La modernité politique de la fin du XIXème siècle
a motivé l’antimodernisme préromantique puis romantique ; l’accélération de la
modernité dans les années 19601 suscite à son tour une réaction postmoderne ; il
est tout à fait possible qu’un nouveau coup d’accélérateur au début des années
2000 produise une résurgence de l’antimodernisme des sixties. Notre modernité
traîne toujours derrière elle, comme son ombre et son garde-fou, une pensée
antimoderne. Cette dernière n’est pas l’esprit du temps, mais l’esprit à contre-
temps (en avance ou en retard, comme on voudra). Il est vrai que les philosophes
se prêtent volontiers à ce jeu de l’inactualité critique et de la pensée intempestive
La modernité et son devenir contemporain 157

(penser à contre-courant et à rebrousse-poil) ; c’est même là une exigence


philosophique essentielle, dès lors qu’elle ne se substitue pas à cette autre :
l’exigence de vérité qui doit demeurer l’exigence première.
Or, le relativisme et l’irrationalisme des années postmodernes a quelque
chose de sophistique. Non qu’il n’y ait pas de pertinence à penser les limites
de la raison triomphante, de l’universalisme abstrait, de l’accès à une vérité
figée depuis une subjectivité autocentrée, etc., mais que toute pensée, même
sceptique, doive nécessairement rendre compte d’elle-même en sa vérité, au tout
au moins problématiser les conditions de son propre accès à la vérité qu’elle tente
d’énoncer. Or, pour une grande part, le trio postmoderne n’a pas su thématiser les
conditions de validité de son propre discours critique, ce qui tend à faire de celui-
ci une vaine contradiction performative. Si la critique n’est pas critique de soi, que
peut-elle valoir ? Raisonner sur les impotences de la raison, prétendre dire le vrai
en cassant la vérité (celle des autres, s’entend), jouir d’un pouvoir institué pour
mieux critiquer l’institution et le pouvoir en général, écrire de grandes synthèses
pour montrer la nécessité d’une pensée du multiple et du fragment, telles étaient

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leurs grandes spécialités.
Il ne serait pas bien difficile de montrer comment la « différance »
derridienne joue le rôle d’origine ou de fondement qu’elle voulait abolir, que la
célèbre leçon inaugurale de Foucault au Collège de France n’est qu’une somme
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de contradictions immanentes, parce que ce discours sur le discours s’ignore lui-


même comme tel. Il en va de même du livre sur le livre de Deleuze, qui échoue
à être lui-même ce « rhizome » qu’il voudrait être. Tout comme Qu’est-ce que la
philosophie ? qui légifère sur tout discours philosophique, sauf sur le sien propre.
Cette pensée postmoderne, à force de critiquer la réflexivité d’un sujet sur ses
propres actes et son fantasme d’adéquation, est devenue inconsciente d’elle-
même, c’est-à-dire philosophiquement impotente.

Note
1
Sur la question de la périodisation de la modernité et de son évolution historique, on pourra
se reporter à notre article « Le processus historique de la modernité et la possibilité de la
liberté », dans le présent numéro du Philosophoire. Le n°154 de nov. 2004 de la même revue
Sciences humaines consacrait un dossier à « L’individu hypermoderne » (recensé ci-après),
et diagnostiquait une « mutation anthropologique » sous l’effet de cette accélération de la
modernité depuis quelques dizaines d’années. Il paraît étonnant que ce nouveau numéro de
Sciences humaines n’ait pas cherché à établir un lien entre ce retour apparent de la pensée
postmoderne et la révolution hypermoderne qui était repérée il y a seulement quelques
mois… Il est vrai que l’hypermodernité en question était perçue comme un phénomène
social, alors que la pensée postmoderne concerne plutôt une certaine élite intellectuelle. Mais
c’est précisément cet écart entre l’infrastructure sociale et la superstructure intellectuelle qui
est ici significatif et qu’il serait nécessaire d’interroger.
158 La Modernité

L’individu hypermoderne, Sciences Humaines n°154

L’individu hypermoderne. Vers une mutation anthropologique ?,


Sciences Humaines n°154, nov. 2004.

Ce petit dossier fort intéressant et stimulant fait le point sur un certain


nombre de recherches récentes en sciences sociales, qui diagnostiquent une
« mutation anthropologique ». Depuis quelques dizaines d’années (l’imprécision
est volontaire), les sociétés occidentales seraient entrées dans une nouvelle ère de
la modernité : l’hypermodernité. L’hypermodernité serait une exacerbation de la
modernité, une accélération du temps, une façon nouvelle pour les individus de se
rapporter à eux-mêmes et à la signification de leur existence.
En fait, comme la modernité n’est jamais rigoureusement ni
explicitement définie par les auteurs du dossier, l’hypermodernité sera elle-
même ambiguë. Le lecteur est souvent obligé de déduire quelle idée se fait un

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auteur de la modernité en fonction de ce qu’il dit de l’hypermodernité. Comme
ces auteurs eux-mêmes n’entendent pas la même chose sous ces termes, il faut
faire preuve d’esprit de synthèse pour saisir la pertinence, pourtant réelle, de
cette idée d’hypermodernité. Difficile également de trouver dans ce dossier une
périodisation claire : quand commence l’hypermodernité ? L’absence de critère
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explicite pour définir la modernité rend cette périodisation aléatoire. C’est un


défaut récurrent chez les sociologues que de parler d’un présent plus ou moins
extensif, sans éprouver le besoin de fixer clairement des repérages temporels. En
somme, il manque à cette étude le point de vue d’un historien, qui ait le recul
nécessaire pour envisager l’originalité des temps présents.
Autre défaut notoire des sociologues : croire que l’époque qui est
la leur est nécessairement exceptionnelle, en rupture avec les précédentes,
qu’elle inaugure des temps nouveaux, etc. Or, pour bien juger du présent, il
faut le comparer au passé. Mais on ne trouve aucune contribution qui prenne
cette peine. Donc, pour dire les choses telles qu’elles apparaissent à la lumière
de ce dossier : les observateurs contemporains ont l’impression de vivre une
mutation anthropologique. En fait, non seulement il manque à ces études un recul
historique, mais il manque aussi une véritable étude de sociologie scientifique :
non pas une sociologie phénoménologique des impressions de changement, mais
bien une analyse rigoureuse de statistiques, de résultats d’enquêtes de terrain.
Comment peut-on annoncer une révolution anthropologique (ce n’est pas rien !)
sans prendre la peine de justifier cette affirmation par une recherche statistique,
par une tentative de quantification des phénomènes observés — a fortiori
quand on est sociologue ? Ce manquement a de lourdes conséquences : faute
d’une enquête systématique, les impressions d’hypermodernité pourraient ne
concerner que les couches sociales fréquentées par nos auteurs… Mais sont-elles
représentatives de toute une société ? Impossible de le savoir sans un véritable
travail de décentrement.
Ainsi, on comprend que l’ajout du point d’interrogation au titre du
dossier est le bienvenu : « Vers une mutation anthropologique ? ». La question
La modernité et son devenir contemporain 159

reste ouverte. Tout dépend en somme du degré de représentativité, par rapport


à toute une société, des individus « hypermodernes ». Il y a fort à parier que
cette hypermodernité ne s’est pas encore généralisée à l’ensemble de la société
française, ou à l’Occident en général. A ce propos, justement : de quelle société
parle ce dossier ? Cela n’est pas même précisé clairement. Le lecteur ignore s’il
a affaire à de simples observateurs de la société française, ou bien à une réflexion
générale sur les pays développés, ou bien encore s’il lui est permis de généraliser
à toute société moderne quelques réflexions sur la société française… Il manque
donc également un travail de synthèse qui permette au lecteur d’apprécier la
généralité de cette « mutation anthropologique » : quel pays est concerné ?
Depuis quand ? Quelle classe sociale ? Quelle tranche d’âge ?

Ces réserves étant faites, la lecture de ce n°154 demeure tout à


fait essentielle, ne serait-ce que pour se tenir au courant des interrogations
sociologiques actuelles. Pas d’article véritablement “scientifique”, certes, mais
des descriptions passionnantes de la mentalité contemporaine, et des tentatives

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d’interprétation tout à fait formatrices. Si la figure de l’individu hypermoderne
n’est pas encore généralisable à toute une société, du moins renseigne-t-elle sur
son devenir et sur les valeurs vers lesquelles elle tend. Les descriptions proposées
dans ce numéro sont donc un très bon baromètre de l’air de temps. Pas de mesure
quantitative précise, mais des analyses propres à éveiller l’esprit sur la nature de
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nos contemporains. En somme, ce Sciences humaines est un excellent stimulant


intellectuel, qui attend des confirmations scientifiques. En outre, une (trop) petite
bibliographie commentée à la fin peut donner de bonnes idées de lectures pour
poursuivre la réflexion.
Deux mots tout de même sur cet « individu hypermoderne » : c’est un
individu en quête de lui-même, qui, pour compenser la perte de sens et de repère
qui caractérise la fin des années 70 (fin des idéologies politiques, dépérissement
de la religion, désillusion du progrès scientifique et du progrès en général, etc.),
n’a pas d’autre possibilité que de trouver le sens de sa vie en lui-même, dans une
sorte d’hyper-autonomie qui peut s’avérer maladive. L’individu hypermoderne
veut être le sculpteur de sa vie, intégralement responsable de lui-même et de
ses choix. C’est un hyperactif, il entretient un rapport boulimique au temps, à la
communication et à la socialisation, comme pour compenser un vide intérieur.
C’est aussi un hyperréflexif, qui se demande toujours quel est le bon dosage entre
sa demande de bien-être et son exigence intime de performance et de dépassement
de soi. C’est donc un individu amoureux de sa liberté et de son bonheur, qui en
vient souvent à ne pouvoir profiter ni de l’un, ni de l’autre.
Si la valeur cardinale de la modernité est bien la liberté (c’est ce que
nos avons voulu montrer dans notre article au sein de ce même Philosophoire),
alors cet individu-là est bien un hypermoderne, un hyper-autonome. Mais s’il
finit écrasé par le poids de sa propre liberté, et comme malade de sa trop grande
autonomie (voir les analyses d’A. Ehrenberg dans La fatigue d’être soi), alors il
retombe dans une hétéronomie hypomoderne. Pour saisir les contradictions de
cet individu contemporain et pour s’interroger sur le devenir contemporain de la
modernité, ce numéro de Sciences humaines demeure une excellente introduction,
quelles que soient les réserves émises sur l’aspect scientifique du travail.
160 La Modernité

Les actes du colloque L’individu hypermoderne, dirigés par N. Aubert

L’individu hypermoderne, sous la direction de Nicole Aubert, Érès, 2005.

Ce recueil d’articles souffre des mêmes défauts repérés dans le dossier


du n°154 de Sciences humaines : pas une seule contribution d’historien, alors
qu’il est question d’interroger l’accentuation d’un processus historique… Les
auteurs sont soit sociologues, soit psychologues, soit psychosociologues (plus
un psychanalyste et deux philosophes). Mais comment la sociologie, et a fortiori
la psychologie, pourraient-elles trancher une telle question du devenir de la
modernité sans le secours de l’histoire ? Comment décider du temps présent
sans saisir son rapport au passé ? Comment penser rigoureusement le concept
d’hypermodernité sans déterminer au préalable le sens de la modernité ? Et
comment penser la modernité sans l’apport du point de vue historique ?
Outre cette carence structurelle, le recueil souffre aussi d’un manque

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de rigueur scientifique caractéristique de toute une part de la “sociologie”
contemporaine. En réalité, il s’agit moins de sociologie que d’essais sur la
société contemporaine : nos sociologues sont devenus des essayistes. Ce n’est
pas un mal en soi, mais ce n’est tout simplement plus de la science, parce que les
énoncés produits ne sont plus falsifiables. Si la sociologie est une science, elle
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doit pouvoir se mettre à l’épreuve des faits. Or, les articles du recueil relèvent plus
d’une sorte de “sociologie phénoménologique” que d’une science sociologique.
Ils en appellent à une expérience partagée de l’air du temps, sans produire des
documents attestant de la justesse des interprétations. Pas un graphique, pas un
tableau comparatif, pas de statistiques, très peu de date et de chiffres. Donc, s’il
faut lire cet ouvrage — et il faut en effet le lire — c’est en sachant au préalable
ce que l’on y trouve et ce que l’on n’y trouve pas, pour harmoniser les espoirs du
lecteur avec l’effectivité d’une publication.
Il faut le lire, parce que l’on y trouve d’excellentes contributions, qui
permettent de saisir la “psychologie” de l’individu hypermoderne (pour une
caractérisation générale de ce psycho-type, se reporter à la fin de la précédente
recension). Les deux interventions de N. Aubert — « Un individu paradoxal », et
« L’intensité de soi » — sont passionnantes à ce titre. Elle y indique la triste ou
l’heureuse condition de l’individu hypermoderne (selon le point de vue) : « une
quête éperdue de soi-même et d’un sens à donner à sa vie, dans un contexte où
aucun système existant ne vient plus apporter de réponse extérieure » (pp. 80-81).
Du coup, « chacun devient l’artisan de sa propre sphère de sens et forge lui-même
le sens qu’il entend donner à sa vie » (p. 83). Mais alors, « une exigence forte
pèse sur chaque individu, qui représente à la fois la rançon de sa liberté et l’une
des causes de sa vulnérabilité » (id.). Telle est en effet le dilemme de l’individu
hypermoderne : sa liberté finit par lui peser. La responsabilité totale qui est la
sienne est souvent difficile à assumer, lui qui doit trouver en lui-même le sens de
sa vie, et qui a pour projet de construire celle-ci de toutes pièces, conforme à sa
volonté. Il sera donc aussi responsable de tous ses échecs, sans excuse.
La modernité et son devenir contemporain 161

R. Castel travaille, lui, sur le revers de cette médaille. Il montre que


l’individu hypermoderne génère son contre-modèle : « l’individu par défaut »,
sorte d’exclu de l’hypermodernité. Il est un hypermoderne en négatif : aspire à
l’être sans en avoir la possibilité matérielle. V. de Gaulejac s’intéresse lui aussi
aux « looser » de la modernité, ceux qui souffrent de ne pas être à la hauteur de
leur exigence intérieure : cet impératif d’être extraordinaire, d’être exceptionnel
et original. Victimes d’eux-mêmes et de leurs exigences, ils le sont surtout de la
société qui véhicule ces valeurs et qui les incorpore en chacun de nous. L’impératif
d’être exceptionnel est social avant d’être individuel. On voit là encore l’ambiguïté
d’une « hypermodernité » qui ressemble fort, sous certains aspects, à une nouvelle
figure de l’hétéronomie — alors que la recherche d’autonomie est ce qui définit en
propre la modernité.
On retiendra aussi l’article sur « Le corps hypermoderne » de E.
Tissier-Desbordes. L’un des rares où une analyse comparative avec des périodes
antérieures est menée, de façon à mieux saisir les nouveautés de celle-ci.
Le thème transversal du corps permet en outre d’éclairer la question de la

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modernité sous un angle original et stimulant. Bien d’autres articles seront lus
également avec l’attention qu’ils méritent, et permettront au lecteur de se faire
une idée plus précise du phénomène. Malheureusement, d’autres contributions
s’avèrent très décevantes, faute d’une analyse rigoureuse des concepts manipulés
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(modernité, postmodernité, hypermodernité). Le propos imprécis tourne alors à


la querelle terminologique, et les enjeux philosophiques et sociologiques passent
à l’arrière plan. Même l’entretien avec M. Gauchet s’avère décevant : après avoir
explicitement annoncé l’avènement d’une « vraie rupture anthropologique » (p.
298), d’un « nouveau type d’individu » (p. 300), et de l’avoir motivé durant tout
l’espace de l’entretien, il finit par conclure qu’il n’en sait rien du tout, et qu’il
laisse « la question ouverte » (p. 301). C’est donc au lecteur de décider du poids
des mobiles, en quelque sorte, c’est-à-dire des arguments que Gauchet a donnés
lui-même en faveur du discontinuisme historique.
Or, précisément, l’auteur, qui insiste beaucoup sur l’importance de la
« communication » aujourd’hui, envisage la rupture historique essentiellement
sous cette question du rapport à « l’autre » (ainsi qu’un nouveau rapport au
« temps » et au « corps »). L’idée d’un nouveau rapport à soi, à son identité, à
l’idée de sa liberté et de son autonomie, au sens de sa vie, etc. (qui ne se réduit
pas au « rapport au corps ») n’est pas du tout évoquée. Gauchet ne comprend
l’hypermodernité que comme un nouveau rapport de « dépendance » à la
communication (p. 298) ; et donc ignore ce qui nous paraît être au contraire au
principe de l’hypermodernité, à savoir une soif énorme d’autonomie. En fait,
la dépendance à la communication et à la socialisation n’est que l’envers du
phénomène principal, qui est cette quête de liberté, et qui passe en effet par la
volonté d’être « branché » et « connecté » tout le temps et partout, pour s’affranchir
de l’espace et du temps. L’hypermodernité est une logique d’affranchissement, et
la dépendance qu’observe Gauchet n’en est qu’un effet pervers.
162 La Modernité

L’invention de soi, de J.-C. Kaufmann

Jean-Claude Kaufmann, L’invention de soi. Une théorie de l’identité,


A. Colin, Individu et société, 2004.

J.-C. Kaufmann observe, décrit et explique un phénomène tout à fait


significatif de notre époque : l’individu est de plus en plus invité à construire son
identité avec ses propres ressources, et sans le secours des instances traditionnelles
d’identification. La rupture historique est celle des années 60, qui marquent la fin
d’une identité individuelle qui serait transmise ou héritée. L’individu sera seul,
et devra s’inventer lui-même : c’est la conséquence de « l’inexorable montée
historique du sujet (l’homme devenu maître de son existence, son propre
Dieu) » (p. 226). Du coup, puisque l’individu a en charge son identité, « la
réflexivité constitue une donnée centrale de la modernité » (p. 109). L’individu
contemporain se regarde, se questionne, doute de lui-même. Kaufmann parle

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d’une véritable « inflation de l’ego » (p. 279). En sociologue, l’auteur souligne
bien sûr l’importance des cadres sociaux dans la construction individuelle :
« l’ego ne s’invente pas n’importe comment », les inventions « s’inscrivent dans
des procédures socialement définies » (p. 291).
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Kaufmann réfléchit en conclusion sur les excès de notre univers de


compétition et de rivalité pour la reconnaissance individuelle. Il propose de
substituer à cette sorte d’agression réciproque un nouvel altruisme, un monde
de chaleur et de caresses… Ces conclusions rappellent son étude de 1988
intitulée La chaleur du foyer, où l’auteur prenait parti pour un certain « repli
domestique » comme « refuge » contre cette société compétitive. Il faisait une
apologie surprenante du « refus de liberté » et du retranchement des foyers
dans leur intimité. « Le besoin de sécurité identitaire est la contrepartie obligée
de l’éclatement produit par l’individuation » (p. 181). Le repli domestique lui
semblait être la solution à la difficulté pour l’individu de se construire une
identité, depuis le tournant des années 60. En fait, cette chaleur du foyer est peut-
être une solution d’urgence, une sorte de refuge, en effet, mais ne correspond pas
vraiment à l’idée que l’on peut se faire d’une société d’individus libres, ouverts,
curieux et volontaires. En outre, l’exigence moderne d’autonomie n’est pas du
tout synonyme de repli sur soi.

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