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Recension de l’ouvrage Quand le geste fait sens, de Lucia Angelino (dir.), Paris, Éditions
Mimésis, 2015, par Justine Prince, doctorante à l’université Paris I Panthéon Sorbonne.
Le développement de pratiques artistiques dans lesquelles le geste est constitutif de la
création a suscité un vif débat interdisciplinaire et international sur la question de la valeur
esthétique du geste[1]. Cet ouvrage collectif s’inscrit dans ce débat en explorant plus
spécifiquement l’idée d’une signification immanente du geste en art. L’énigme du geste
signifiant se heurte à deux présupposés philosophiques : le sens est traditionnellement
associé à l’essence plutôt qu’au mouvement, et la signification réservée au langage
discursif plutôt qu’au geste. Or ce livre se propose d’attester la possibilité d’une
signification immanente au mouvement en formulant l’hypothèse suivante : le geste fait
sens à même le corps en vertu de sa dimension vécue et temporelle. L’intérêt des
contributions rassemblées ici réside principalement dans leur caractère interdisciplinaire :
l’ouvrage a le mérite de mettre en perspective des champs d’étude variés, et ne se limite
pas aux deux arts traditionnels du geste (musique et danse) mais s’intéresse également au
geste dans les arts visuels ou la littérature. Il faut également souligner l’effort constant pour
surmonter l’opposition admise entre les pôles de la création et de la réception : il s’agit de
comprendre comment un geste fait sens non seulement pour le performeur qui l’exécute
mais aussi pour le spectateur qui l’interprète.
Cette idée initiale conduit à affirmer la possibilité d’une intelligence non discursive. C’est ce
que Richard Shusterman appelle « sentiment somatique » dans sa contribution. Le
sentiment somatique manifeste une pensée sans paroles, accessible via l’expression
gestuelle. Ce terme de sôma permet au philosophe de distinguer le corps vivant et sentant
de la simple matérialité inerte du corps. Il s’agit ainsi de donner du sens et de la
compréhension à nos mouvements, qui mettent en œuvre une véritable « sagesse muette »
(p. 154). Dans une autre perspective, Jessica Wiskus décèle dans le geste mélodique de
l’écriture des Confessions de Saint-Augustin la constitution d’un mode de compréhension
indépendant de toute référence au langage. Le mouvement n’est pas expressif parce qu’il
aurait une fonction sémantique ou représentationnelle, mais parce qu’il résulte de la
résonance de plusieurs mouvements vécus tenus ensemble dans la durée de la mémoire.
Ces deux propositions introduisent en fait les deux principales hypothèses explorées dans
l’ensemble de l’ouvrage : un geste peut signifier en lui-même parce que la signification est
ancrée à même le corps, et parce qu’elle se déploie dans une temporalité spécifique.
Cette temporalité spécifique porte un nom sur lequel la plupart des auteurs s’accordent : le
rythme. Toute l’originalité de l’ouvrage consiste ainsi à faire du rythme la notion clef pour
comprendre la signification immanente du geste. Une première définition en est donnée par
L. Angelino en introduction : le rythme désigne la durée intérieure que le geste symbolise
et transmet. A. Boissière prolonge cette idée en reprenant la notion de rythme telle qu’elle a
été développée par Henri Maldiney dans sa lecture d’Erwin Straus[3]. Intensité vitale qui
anime la forme, le rythme « se manifeste dans une mise en mouvement immédiate,
ouvrant sur un espace au-delà de soi. » (p. 127). J. Wiskus ajoute à ces premières
définitions la conception du rythme pour le musicien comme intervalle ou proportion entre
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sons articulés. Soulignant le entre, elle insiste sur le fait que le rythme va regrouper des
sons pourtant isolés en une mélodie unifiée. Si les auteurs ont choisi ce concept de rythme
c’est donc pour sa capacité à renvoyer à un dynamisme intérieur, une intensité créatrice
qui se déploie dans une profondeur spatiale et temporelle.
L’originalité méthodologique
Nous voudrions souligner la fécondité de l’approche interdisciplinaire mise en œuvre dans
cet ouvrage collectif qui parvient à proposer des réponses claires et unifiées tout en
confrontant des méthodes variées (phénoménologie, pragmatisme, neurologie, histoire de
l’art).
L’un des intérêts de l’ouvrage consiste tout d’abord à renouveler notre approche du geste
en mettant des thèses phénoménologiques et pragmatistes au profit de la réflexion
esthétique. Les articles de L. Angelino, A. Boissière, J. Wiskus, et L. Perreau mobilisent
ainsi les idées phénoménologiques de mouvement vécu, de moment pathique de la
sensation ou de danser primordial[4] qui permettent de mieux saisir la spécificité de la
signification immanente du geste. Cela leur permet de soutenir une théorie esthétique qui
ne limite pas l’œuvre à un objet fixe au contour bien délimité comme le ferait une théorie
classique du dessin, mais désigne par œuvre le processus de formation dans son
ensemble. Ils proposent dès lors une esthétique fondée sur une théorie originale de la
forme : la forme n’est pas la simple trace achevée d’une activité mais désigne la courbe de
l’activité. Loin d’être une entité fixe, réalisée, objectivée, la forme est une puissance
mouvante, en devenir[5]. D’autre part, les contributions de R. Shusterman et B. Formis, en
prolongeant des thèses pragmatistes, nous permettent de comprendre la manière dont le
geste compose avec la réalité du monde.
Enfin l’ouvrage a le mérite de s’appuyer sur un corpus riche qui ne limite pas la question du
geste à la musique et à la danse mais en examine toutes les subtilités à travers l’art
conceptuel, les mémoires, l’art visuel en général ou les performances. A l’intérieur même
de ces champs artistiques, les auteurs font l’effort de prendre en compte non seulement la
production mais la réception des œuvres. F. Pouillaude en formulant quatre critères pour
une bonne théorie de l’expression chorégraphique exprime la nécessité que cette théorie
s’applique à la fois à l’expérience du danseur et à celle du spectateur. Il introduit alors la
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notion clef d’empathie, pensée ici comme intermodalité sensorielle entre l’expérience
visuelle du spectateur et kinesthésique du danseur. L’empathie permet donc de penser un
vécu du geste par le spectateur. On pourrait à ce titre regretter que l’article de L. Angelino
sur l’improvisation musicale se place essentiellement du point de vue du compositeur. Elle
n’élargit son propos qu’en conclusion en appliquant ses hypothèses à tous les arts et à leur
réception[6]. Faut-il comprendre dans cet élargissement que le spectateur peut
expérimenter ce qu’elle a nommé « mouvement vécu », ou bien le vécu de cette réalité
profonde est-il réservé aux artistes, seuls capables de pousser les sentiments vécus à la
puissance d’expressivité supérieure qu’est le mouvement vécu ? La contribution de J.-M.
Chouvel propose une réponse plus nette. Toute sa réflexion consiste à montrer que le
geste de la musique n’est pas réductible au geste extérieur contraint par l’apprentissage et
l’exercice. Les auditeurs pourraient vivre par empathie le même mécanisme à l’œuvre chez
l’interprète ou le compositeur[7]. L’empathie désigne alors cette vertu particulière
d’imitation qui ne passe pas par la capacité réelle à reproduire techniquement les sons,
mais correspond au fait de devenir miroir d’une personnalité vivante, d’un style.
Cette variété des perspectives conduit toutefois à des positions divergentes sur un point
précis : celui de l’intentionnalité à l’œuvre dans le geste signifiant. La notion d’expression
doit rester neutre dans son rapport à l’intention pour F. Pouillaude, de même A. Boissière
précise que le mouvement signifiant est spontané : il ne relève pas d’une pulsion ou d’un
besoin d’expression. L. Angelino pense une intentionnalité immanente au mouvement, qui
prolonge l’émotion musicale. L. Perreau thématise l’idée d’une intentionnalité collective
expérimentée dans la relation de syntonie. Enfin C. Angelini conçoit la possibilité de penser
l’intention de l’artiste comme un geste à part entière dans l’art conceptuel. On pourrait
comprendre que le geste n’a pas besoin d’exprimer une intention subjective pour être
signifiant, mais peut exprimer une intentionnalité qui lui soit immanente, mais quelle serait
la nature de cette intentionnalité ? La question mériterait d’être clarifiée.
Conclusion
Ayant tenté de mettre en valeur l’apport théorique collectif de cet ouvrage, nous ne
pouvons qu’encourager le lecteur à aller lire chacune des contributions dans son détail afin
d’apprécier toute la richesse et la diversité d’analyses qui ont le mérite de ne jamais
dissocier la réflexion philosophique de la connaissance artistique.
[1] Pour citer les principaux ouvrages : Richard Shusterman, Vivre la philosophie. L’art à
l’état vif : la pensée pragmatiste et l’esthétique populaire, Paris, Editions de Minuit, 1992.
Anne Boissière, Catherine Kintzler (dir.), Approche philosophique du geste dansé. De
l’improvisation à la performance, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion,
2006. Barbara Formis (dir.), Gestes à l’œuvre, Paris, De L’incidence Editeur, 2008. Michel
Guérin, Philosophie du geste, Paris, Actes Sud, 2011. Helena de Preester, Moving
Imagination, Explorations of gesture and inner movment in the arts,
Amesterdam/philadelphia, John Benjamins Publishing Company, 2013. Ouvrages auxquels
nous pouvons ajouter les travaux du Laboratoire du geste et les apports du colloque
organisé par Michel Guérin, Le Geste entre émergence et apparence : éthologie, éthique,
esthétique.
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[2] Concept introduit par Hans Prinzhorn et qui renvoie à l’idée d’une forme en formation.
[3] Le rythme renvoie chez Henri Maldiney à un mouvement d’émergence qui ouvre un
espace-temps spécifique. Le rythme ouvre un espace qui ne sera ni l’espace objectif de la
représentation, ni l’espace subjectif de l’imagination, mais un espace « tensoriel, instant »
(Avènement de l’œuvre, Saint Maximin, Théétète, 1997, p. 97.). De même le rythme ne
s’explique pas selon un avant et un après : il implique nécessairement une suite de
moments articulés et unifiés. Ces moments qui constituent le rythme sont qualifiés d’ «
instant-lieu » par Maldiney qui les oppose à la fois à l’instantané extrait d’une durée et au
lieu extrait d’un espace objectif (ibid., p. 105).
[4] Les auteurs se placent ainsi dans la lignée des réflexions de Merleau-Ponty, Erwin
Straus et Henri Maldiney.
[6] « C’est bien en vertu de cet ancrage du sens dans le vécu du mouvement, qu’un
morceau de musique, une chanson, un spectacle de danse, un poème, un tableau sont des
formes vivantes qui nous donnent à vivre et à sentir ce que nous ne pourrions pas vivre
autrement ou par ailleurs : une réalité plus profonde de ce que nous appelons d’ordinaire le
réel » (p. 71).
[7] « Il est fort probable que ce même mécanisme soit à l’œuvre chez les auditeurs » (p.
80).
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