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Olivier Douville
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Olivier Douville
Mélancolie et Méditerranée,
jalons pour une histoire 1
Olivier Douville, psychanalyste, maître de conférences, université Paris Nanterre, et laboratoire CRPMS,
université Paris Diderot, 22 rue de la Tour d’Auvergne, F-75009 Paris, douvilleolivier@noos.fr
1. Texte élaboré à partir d’une intervention faite à Montpellier, lors du colloque de l’Association
internationale francophone de libre psychiatrie, le 28 juin 2012.
Le pari que tente cet article est de montrer, à partir, d’une exposition
historique de la naissance de « mélancolie » et de l’examen de ses plus presti-
gieux destins méditerranéens, de l’Antiquité à la fin du Moyen Âge combien
il est nécessaire de ne pas réduire cette position subjective et anthropologique
à une dépression grave. D’autres passions se coalisent en la mélancolie qui
peut s’exalter et se consumer en tant que passion furieuse pour le nihil.
Écoutons cette sombre épopée de la mélancolie qui encore aujourd’hui inter-
roge l’exténuation affective contemporaine
La mélancolie et l’excès
que le sujet soit équilibré, il doit rompre les charmes de la morne adaptation
et se dépasser. Comment peut-il toucher l’extase nécessaire sans sombrer
dans la folie ? C’est tout à fait, par exemple, l’enjeu du débat entre Socrate et
Phèdre dans ce dialogue platonicien Phèdre où il est discuté des différentes
sources qui causent le délire qu’il voit dans une forme de métaphysique
envoyée par les dieux, au premier rang desquels Apollon, Bacchus ou les
Muses.
Exposons ici quelques repères sur ce fluide qu’est la bile noire ou atra-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.216.167.32 - 15/11/2018 13h58. © ERES
De l’exception mélancolique
est fait mention dans l’Iliade. Ulysse n’était pas tant vénéré par les Grecs. Il a
été assez moqué par le Moyen Âge (voir, par exemple, le livre XX de L’enfer
de Dante), il fut seulement réhabilité à la Renaissance. Voici un fragment
de sa légende : à Bellérophon, Athéna et Poséidon, permettent de capturer
Pégase, près de la fontaine de Pirène, pour le récompenser de sa vaillance.
Montant ce cadeau extraordinaire, ce cheval ailé, Pégase, un des fils de
Poséidon, Bellérophon vainc la Chimère. Dès lors, il ne se sent plus d’aise,
il chevauche de nouveau Pégase et va tutoyer les dieux de l’Olympe et là,
Zeus est en plein courroux. Zeus, on ne le dérange pas même quand on est
un mortel héroïque, et que l’on chevauche Pégase. Et Zeus va exercer un
pouvoir de rétorsion cruel : il agit de la même façon que Héra sanctionnant
Io, il envoie un taon, cette mouche féroce pique Pégase. Bellérophon et sa
monture tombent au sol. Et comme il est dit de Bellérophon dans le Chant VI
de l’Iliade, « et désormais rongeant son cœur, il errait dans la plaine aélienne
[ou le désert d’Alèios] redoutant le pas des humains ».
Mentionnerions-nous ici avec Aristote une de ses anecdotes dont
raffolaient les Grecs. Oui et non, telle serait la réponse parce qu’aussi bien
qu’Ulysse et Bellérophon, et ce jusqu’à Homère 2, sont des figures de la
terreur grecque, de la terreur de voir disparaitre la cité. Voici ce que raconte
l’Iliade : la crainte de la disparition d’une ville ; et voilà ce que ce sont
Les guerres du Péloponnèse de Thucydide : cette épopée concrète qui relate
2. L’aède est classé par Aristote dans la série des mélancoliques prestigieux dans l’ouverture du
propos.
3. N’oublions pas que ces derniers furent les premiers thérapeutes, tel Antiphon, sans doute car
leur connaissance superlative de la rhétorique faisait d’eux des grands entendeurs du mi-dire
de la parole humaine.
ce qui ne garantit toutefois nul savoir y faire avec l’occasion. Il s’écrit toujours
dans le XXX, 1 et ses reprises tardives à la Renaissance, un dépassement total
de la médecine hippocratique.
Nous l’avons rappelé, cette médecine va être conservée dans la méde-
cine arabo-musulmane. Nous allons maintenant explorer par quels détours,
et détournements aussi, parfois, ce legs fut conservé et transmis
Ce corpus est marqué par la théorie des humeurs même s’il est riche
d’un certain nombre d’échappées philosophiques. Jamais les textes de deux
grands auteurs grecs, qui ne se sont pas pliés à la théorie des auteurs, n’ont
fait partie de ce corpus ; évoquons ici le méthodiste Soranos d’Éphèse qui
ne s’intéressait pas à l’effet des causes et plaidait pour des diagnostics sur le
vivant, alors que Galien méprisait la chirurgie. Les diagnostics dus à Soranos
et son école étaient très poussés et justes alors que, quand même, la plupart
des diagnostics étaient dans la médecine grecque classique faits par déduc-
tion logique. Soranos est le père de l’école méthodiste, de la méthode ; il nous
reste quelques textes de lui qui sont publiés aux Belles Lettres en particulier
La maladies des femmes. Soranos échappe à ce primat donné à la logique qui
nous vient d’Hippocrate, puis repris par Galien et qui, certainement, fut
systématisé par le traducteur.
Le deuxième grand penseur grec dont les textes ne font pas partie du
corpus, est Arétée de Cappadoce ; on ne trouvait pas trace de ses œuvres à
Bagdad. Bien que se voulant des plus fidèles à Hippocrate, au point d’écrire
5. Manfred Ullman l’a un petit peu commenté ; j’ai pu en lire des fragments dans une édition
qui a été travaillée par Oukaïa Boubakeur et reprise par Mohamed Rafik.
une description sans nul doute en partie reprise du texte de Rufus d’Éphèse,
mais pas uniquement : d’ardentes nouveautés y fulgurent. Ainsi, Ishâq Ibn
Imrân précise-t-il que si on pose sur la tête de ce patient la masse lourde
d’un casque, il consentira à dire qu’il a mal là, mais jamais ce patient ne dira
qu’il a mal à la tête ; il a mal dans cet endroit. « D’autres sentent leur corps
plus lourd qu’il ne l’est en réalité, qu’il est pétri d’argile [ça, c’est nouveau,
surgit ici une vision du corps mélancolique qui est compact, lourd, un corps
qui est fait d’une unique matière dont on ne sait pas très bien si l’argile,
c’est la matière initiale de l’homme ou tel que c’est placé dans le texte, une
espèce de matière compacte et résiduelle] ; d’autres en sont atteints dans
leur jugement et leur intelligence. » L’un deux, par exemple, toujours dans
le texte d’Ishâq Ibn Imrân, refusait de marcher sous le ciel craignant que
celui-ci ne tomba sur lui et disait : « À force de tenir le ciel à la main, dieu
finira par se fatiguer et le lâcher sur l’univers et tout périra, de tels cas sont
Bibliographie
Résumé
Cet article propose l’évocation partielle d’une histoire qui intéresse la clinique et
la philosophie, c’est l’histoire de la mélancolie autour de la Méditerranée pendant
quelque dix siècles. De nos jours la mélancolie disparaît des classifications et s’éva-
qui n’est pas de simple muséographie. Ce texte a comme ambition de redonner une
vigueur à une clinique non déficitaire de la mélancolie entendue comme position
subjective et non réduite à un trouble de l’humeur.
Mots-clefs
Fureur, médecine grecque, médecine arabo-musulmane, mélancolie, passion.
Abstract
This article will propose the partial evocation of a history that interests the clinic and
philosophy: the history of melancholia around the Mediterranean over a period of
ten centuries.
Nowadays, melancholia has disappeared from classifications and has vanished into
the fuzzy notions of depression or bipolarity. Now, this term is not only of interest to
psychiatric medicine and psychopathology. Since Greek antiquity, it has represented
a moral problem in that it could be attached to passions. Examining the trajectory
of this term of melancholia, from Greek medicine to the early days of Arab-Muslim
medicine, allows us to position its archeology, which is not just museography.
This text aims to restore vigor to a non-deficient clinic of melancholia, understood as
a subjective position and not reduced to a mood disorder.
Keywords
Fury, Greek medicine, Arab-Muslim medicine, melancholia, passion.