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MÉLANCOLIE ET MÉDITERRANÉE, JALONS POUR UNE HISTOIRE

Olivier Douville

ERES | « Cliniques méditerranéennes »

2018/2 n° 98 | pages 281 à 295


ISSN 0762-7491
ISBN 9782749261799
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Olivier Douville, « Mélancolie et Méditerranée, jalons pour une histoire », Cliniques
méditerranéennes 2018/2 (n° 98), p. 281-295.
DOI 10.3917/cm.098.0281
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Cliniques méditerranéennes, 98-2018

Olivier Douville

Mélancolie et Méditerranée,
jalons pour une histoire 1

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La dépression est un terme en vogue, et l’expression si répandue de
bipolaire est une façon aisément adoptée par bien de nos patients et analy-
sants pour désigner une exténuation à de ne plus être soi, tant l’identité
semble se dissoudre dans des tumultes d’humeur rapidement et rudement
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contrastés. Un des traits de personnalité les plus prisés des subjectivités


contemporaines serait-il la recherche d’une vie exemplaire à force d’anonymat,
le refus de toute condition tragique ou tragi-comique de nos existences ?
Une telle médicalisation de nos joies et de nos peines s’accompagne de cette
obstination qui place toute cause à la douleur d’exister, de nos jours, dans
les méandres de notre cerveau. La prétention scientiste cassera sans mal
dans les maigres évidences des cartographies cérébrales le « fourre-tout » de
nos émotions les plus sombres. En résulte, avec une candeur cruelle, qu’il
est tenu que dépression, tristesse et mélancolie seraient de la même eau.
L’épaisseur anthropologique de la mélancolie se trouve alors subir une telle
cure d’amincissement qu’elle en deviendra pellicule censée ourler de son
lustre résiduel la dépression la plus ordinaire. Ce coup de rabot nous fait
perdre de vue que la mélancolie n’est pas et ne fut jamais le nom d’un simple
affect dépressif. Cette situation mélancolique de l’être au monde, loin de se
réduire à une affliction triste, est le nom d’un rapport intransigeant et cruel
entre sujet, discours et vérité, lorsque la séduction des semblant mondains
n’a plus de prise sur celle ou celui qui s’avance, à nu, sur la scène du monde
en dénonçant, non sans vigueur et cruauté parfois, ce qui des semblants de
la vie ordinaire vire à la fausseté.

Olivier Douville, psychanalyste, maître de conférences, université Paris Nanterre, et laboratoire CRPMS,
université Paris Diderot, 22 rue de la Tour d’Auvergne, F-75009 Paris, douvilleolivier@noos.fr
1. Texte élaboré à partir d’une intervention faite à Montpellier, lors du colloque de l’Association
internationale francophone de libre psychiatrie, le 28 juin 2012.

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Le pari que tente cet article est de montrer, à partir, d’une exposition
historique de la naissance de « mélancolie » et de l’examen de ses plus presti-
gieux destins méditerranéens, de l’Antiquité à la fin du Moyen Âge combien
il est nécessaire de ne pas réduire cette position subjective et anthropologique
à une dépression grave. D’autres passions se coalisent en la mélancolie qui
peut s’exalter et se consumer en tant que passion furieuse pour le nihil.
Écoutons cette sombre épopée de la mélancolie qui encore aujourd’hui inter-
roge l’exténuation affective contemporaine

De la théorie des humeurs : physique et/ou métaphysique ?

Dans son livre La mélancolie rédigé vraisemblablement à Kairouan lors


du Xe siècle de notre ère, soit un peu moins de trois siècles après l’Hégire, le
médecin irakien Ishâq Ibn Imrân, commentant Rufus d’Éphèse, qu’il nomme

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Rufus El Alfasi, notait que le terme de mélancolie désigne à la fois le nom
de la maladie et le nom de la cause. Effectivement en grec, mélancolie veut
dire « bile noire ». Le mot grec μελαγχολία (melankholía) est composé de μέλας
(mélas), « noir » et de χολή (khōlé), « bile ». La bile noire, ou du moins son excès
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résiduel serait la cause de la mélancolie.


Dans un premier temps, dessinons l’histoire de la bile noire, une des
quatre humeurs. Déjà le chiffre 4 nous intrigue par sa signification ésoté-
rique. Avec Pythagore, une figure géométrique très simple, le tétraèdre, que
nous appelons le carré, permet d’envisager qu’on puisse découper le monde
en quatre composantes. Les quatre éléments furent déjà repérés par Empé-
docle en leur état de nécessaire composition, alors que pour des philosophes
antérieurs un seul élément était tenu pour la cause de tous les éléments ;
il en fut ainsi pour Héraclite qui donnait prééminence au feu ou pour Thalès
qui pensait que l’eau était l’élément premier. Ces éléments sont encore les
nôtres : terre, air, feu et l’eau ; dans d’autres cultures, comme la Chine par
exemple, il y a cinq voire six éléments, le bois et le métal sont en plus. À ces
éléments correspondent quatre saisons et quatre âges de l’homme. Au sein
de ce tétraèdre la pensée grecque antique qui va de Pythagore à Empédocle
va loger quatre composantes : le sang, les deux biles (la noire et la jaune) et
le flegme. Ce bouclage du tétraèdre pythagoricien se fait sur l’alliance du
microcosme, soit l’homme et son corps, avec le macrocosme, le cosmos. Il ne
sera achevé que par Empédocle. Vient ensuite le fait que ce modèle très fixiste
et qui durera bien longtemps, ouvre plus de questions qu’il n’en résout.

Le tétraèdre séduit par la simple perfection de sa formalisation ; il dispose


quatre humeurs… Toutefois, les questions se précipitent. Comment s’arti-
culent de telles humeurs ? Peuvent-elles se changer l’une en l’autre ? Et que

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se passe-t-il si le modèle d’Empédocle, l’alliance parfaite, idéale, toujours


espérée et jamais réalisée entre le microcosme et le macrocosme souffre dans
son majestueux équilibre en raison soit de l’excès, soit du défaut d’une des
quatre composantes, comme cela peut se produire dans l’équilibre psycho-
somatique du sujet. On parlera – nous retrouverons encore l’expression chez
Molière – d’humeur peccante, terme précieux qui indique que ces humeurs
peuvent, par leur excès ou leur défaut, modifier un individu, tant au plan du
physique que du moral.

Il revient au médecin et physiologiste Alcméon de Crotone qui suivit les


enseignements de Pythagore de travailler sur la notion de stase, c’est-à-dire
de résidu d’une humeur en excès. Pour cela, il propose un schéma général
qui va devenir dynamique, alors que celui d’Empédocle figeait les intui-
tions et les calculs de Pythagore. Au sang, correspond le printemps, chaud

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et humide. À l’été, correspond la bile jaune, chaude, sèche. La bile noire est
caractéristique de l’automne, du froid et du sec alors que le flegme, en hiver,
se caractérise par un aspect froid et humide.
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La mélancolie et l’excès

Le médecin grec qui, à l’époque classique, se met à penser la raison et


l’équilibre, use pour cela d’une langue très physique, très axée sur le visible,
et il rencontre la problématique de l’excès. Cet excès qui le fascine et l’hor-
rifie a pour nom l’hubris (« ὕβρις  »). Ce terme désigne toute démesure, et
tout orgueil pouvant attirer sur la vie d’un mortel le courroux des dieux.
La pensée médicale grecque « classique » ne scinde pas le corps de l’esprit.
Le dérèglement de l’esprit renvoie à un déficit des mécanismes régulateurs
de l’équilibre soma/psyché. Durant la splendeur athénienne, ce dérèglement
de l’humeur va donner lieu à des descriptions très précises d’extases ou de
sorties de soi-même dans la fureur. Nous ne trouverons pas, dans un premier
temps, de telles descriptions des liens entre hubris et folie chez les médecins
– il est vrai que de nombreux manuscrits sont considérés comme perdus ;
nous trouverons ces descriptions dans les œuvres des auteurs des tragédies.
Cela est vrai en particulier de Sophocle et surtout pour sa pièce Ajax. Ajax,
héros de la guerre de Troie, convoitait les armes du défunt Achille. Aveuglé
et rendu fou furieux par Athéna, il sort de lui-même et massacre le bétail
de l’armée, le prenant pour les chefs grecs – les compagnons d’Ulysse et les
Atrides qu’il accuse de tromperie. Ne supportant pas l’horreur de son acte,
il se suicidera par la suite se jetant sur l’épée arrachée au troyen Hector.
Il reviendra à la philosophie de considérer la nature de ce qu’est l’excès
car pour la philosophie, surtout celle d’Aristote, il ne convient pas seulement

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que le sujet soit équilibré, il doit rompre les charmes de la morne adaptation
et se dépasser. Comment peut-il toucher l’extase nécessaire sans sombrer
dans la folie ? C’est tout à fait, par exemple, l’enjeu du débat entre Socrate et
Phèdre dans ce dialogue platonicien Phèdre où il est discuté des différentes
sources qui causent le délire qu’il voit dans une forme de métaphysique
envoyée par les dieux, au premier rang desquels Apollon, Bacchus ou les
Muses.

Du Phèdre de Platon au Problème xxx, 1 d’Aristote

Attardons nous un peu sur les premiers moments de ce dialogue ; que


lisons-nous ? Phèdre et Socrate vont à philosopher en dehors de la ville
et tiennent des propos tout à fait bucoliques (« Phèdre : “J’ai bien fait, me
semble-t-il, de venir pieds nus ; toi c’est ton habitude. Aussi pourrions-nous

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facilement suivre ce filet d’eau, en y trempant les pieds ; et ce ne sera pas
désagréable, surtout en cette saison de l’année et à cette heure du jour.” »)
Là, on se demande ce que cette remarque peut bien faire dans un dialogue
philosophique ? Or, cette introduction est essentielle pour qui veut com­­
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prendre la mise en place du primat du logos. Platon nous explique quelque


chose de neuf et de révolutionnaire, loin du naturalisme d’antan : en effet, si
la philosophie a un lieu de naissance qui est l’Agora, cette place, où circule
la parole et les biens (on y tient marché), et qui se trouve au sein de la cité,
il ne saurait être question qu’elle s’arrête aux limites de la cité ; en somme, la
partition entre la cité comme lieu de la Raison et la nature doit être vaincue
par la philosophie et l’on peut très bien philosopher dans la nature parce
que l’on peut aussi philosopher sur la nature. La nature peut être pleinement
domestiquée dans les filets de la raison, la seule connaissance qui vaille
est celle du « monde commun à tous » c’est-à-dire du monde pris dans les
mailles de la Raison. La fureur pour Platon n’est pas nécessairement une
mauvaise chose. Ce ne serait pas simplement que la fureur fût un mal, tant
elle est déjà une énergie qui peut se mettre au service d’un dépassement de
soi, d’une sortie hors de soi. Dès lors, une autre question est ouverte qui est
le retour au monde de la raison de celui qui connaît l’extase que ne manquent
de prodiguer ces états de dépassements furieux.
Ce défi est vaste ; en effet, l’apaisement de la fureur ne produit pas
un retour à l’état initial. Ce serait une perte sèche pour la philosophie si ce
qu’apporte l’excès ne permettait en rien de vivifier notre rapport à la raison
et d’enrichir de la sorte, et par retour, la raison commune. L’expérience de
la déraison apporte des lumières qui, à leur tour, doivent être débattues et
consignées en raison. S’esquisse ici un défi qu’Aristote va relever, nous
le verrons : il ne s’agira plus de ramener l’excès mélancolique à un état

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d’équilibre antérieur, mais de conserver le bénéfice de savoir poétique que


cet excès peut apporter au mélancolique s’il est accueilli, soigné et tempéré,
Pour Aristote, il est clair que le mélancolique est bien la personne capable
d’une extase qui la déporte hors d’elle-même au risque de la folie. En ce
sens, le mélancolique n’est pas seulement l’être de l’excès ou du manque,
il n’est pas seulement le sujet qui est soumis aux effets de la bile noire ; la
mélancolie est à la fois le nom d’une maladie et le nom d’une position qui
est celle d’exception. Tel est le sens que nous pouvons attribuer à la fin du
Problème XXX, 1 : « Mais puisqu’il est possible qu’il y ait un bon mélange
de l’inconstance, et que celle-ci soit, en quelque sorte, de bonne qualité,
et qu’il est possible, au besoin, que la diathèse trop chaude soit en même
temps, tout au contraire, froide (ou inversement en raison de l’excès qu’elle
présente), tous les mélancoliques sont donc des êtres d’exception, et cela
non par maladie, mais par nature » (1988, p. 107).

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Retour sur la bile noire

Exposons ici quelques repères sur ce fluide qu’est la bile noire ou atra-
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bile, que la bile secrète. Il ne s’agit point seulement de la définir comme


une matière encore convient-il d’en préciser la circulation, soit ses destins
psychosomatiques ? La bile noire est un fluide qui est produit par deux états
matériels. Le plus couramment l’humeur noire normale est secrétée de la
façon suivante : suite à un régime froid et sec, la rate attire les éléments les
plus grossiers de cette humeur, se nourrit des meilleurs et elle envoie le reste
à l’entrée de l’estomac ; ensuite le devenir de la bile noire peut se trouver
figé de façon anormale. Cette stase se produit lorsque l’excès de stockage
de la bile noire vient du fait, non pas seulement qu’il y ait trop de bile noire
mais surtout que cette bile noire ne puisse plus se transformer et qu’elle reste
permanente dans sa nature. Pour situer de façon claire cette explication de
la maladie mélancolique par une telle stagnation il faut tenir compte du fait
que le système classificatoire des éléments et des humeurs devient dyna-
mique ; c’est un système de transformation que propose donc le médecin
et astronome Alcméon de Crotone, en tout premier lieu. L’attention clinique
prend d’abord en considération la circulation de ces humeurs et on suppose
alors que le sang peut se changer en bile jaune, que la bile jaune peut se
changer en bile noire, que tout ça est instable et mouvant, à cela près qu’il
y a une humeur qui ne peut pas se changer et qui reste résiduelle. On aura
compris que cette humeur qui ne peut pas se métamorphoser est aussi un
des états de la bile noire qui alors se fait si lourde et si oppressante que, pour
la dissoudre et la changer, l’équilibre naturel de compensation et de trans-
formation cyclique ne suffit plus. Il faut un soin. Ce thème du résidu et de

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l’incomplète coction des humeurs connaîtra un développement lors des XVIe


et XVIIe siècles de notre ère ; seule la découverte de la circulation sanguine
par Harvey en 1668 lui portera un coup fatal (Flourens, 1857).
Le mélancolique devient ainsi l’homme du résidu, l’homme du reste.
N’oublions pas que cet état est aussi un défi pour la philosophie, à cette
époque où les savoirs n’étaient pas cloisonnés et où les médecins étaient
souvent des philosophes. Avec Hippocrate puis avec Aristote, nous rentrons
dans une lecture beaucoup plus naturaliste de la mélancolie d’où un retour
très important à une cette théorie des humeurs et une éviction de l’idée que
la mélancolie puisse être causée par une intention droite venue des dieux
vengeurs ou taquins de l’Olympe. C’est bien ce matérialisme qui intéresse
Aristote dans deux textes qu’il consacre à la mélancolie, soit De la vérité des
songes et le Problème XXX, 1 « L’homme de génie et la mélancolie ». Je ne
mentionne que rapidement ce premier texte De la vérité des songes dans

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lequel le philosophe accorde au mélancolique le pouvoir d’avoir des songes
justes mais pour l’unique raison qu’il fait tellement de songes qu’il serait
bien étonnant qu’ils soient tous faux.
Ce qui est traité de façon radicale par Aristote dans le Problème XXX, 1
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est moins de fonder le mariage du génie et de la folie que de théoriser le


lien qui peut être fait entre exception, folie et vérité. Le Problème XXX, 1
a marqué toute la Renaissance ; il est une des sources d’inspiration très
importantes de Marsile Ficin, de Giovanni Pico de la Mirandole et de son
neveu Jean-François. L’ouverture de ce texte est absolument fondamentale :
« Comment se fait-il que tous les hommes de génie soient sans exception des
mélancoliques ? »
C’est la place faite à l’exception qui importe et cela est pour Aristote
une affaire de logique ; Aristote commence à découper le monde dans des
catégories qui vont être énormément utilisées et conservées, et nous les
aurions oubliées s’il n’y avait pas eu la culture arabo-musulmane compilant
et condensant les sources grecques, produisant les textes hybrides que
furent l’Organon et la dite Métaphysique d’Aristote, qui est de la métaphysique
mais non point un texte d’Aristote.
Revenons aux textes d’Aristote en eux-mêmes. Lorsque Aristote désigne
l’exception comme « ce qui ne rentre pas dans le genre », il va refonder du
même coup la théorie des humeurs. Ainsi, la proposition qu’un homme est
sanguin devient la condition physiologique et morale générale de l’humain ;
le sang peut se transformer aisément, plus aisément sans doute en bile jaune
qu’en bile noire, mais le phénomène central de la conversion des humeurs est
celle de la transformation du sang dans les autres humeurs. Le type sanguin
n’a donc aucun privilège d’exceptionnalité philosophique ou psychopatho-
logique ; il est soit un aspect pittoresque mais banal également d’un caractère

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sans gravité, soit la condition de base d’une complexité plus large de la


personnalité si la circulation des fluides se fait plus complexe et plus souple.
Il n’en est pas du tout de même pour la mélancolie.

De l’exception mélancolique

Aristote, dans son Problème XXX, 1, nous renvoie à la nécessité de savoir


ce qu’un sujet peut faire de son état d’exception Sur ce point, Aristote va
donner des exemples de mélancoliques ; il va utiliser rétrospectivement
la mythologie puisque voilà Hercule qui, dans un excès de folie, a tué
ses enfants et qui est également couvert d’ulcères, ce qui est un signe du
tempérament mélancolique ; avec l’exemple Hercule est soulignée l’unité
psychosomatique. Est aussi fait mention de la folie d’Ajax ; ou encore de la
mégalomanie du général Lysandre, seul général à s’être fait statufié de son

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vivant, ce qui épouvante évidemment les tenants de la démocratie. On a
oublié Lysandre mais son excès est un scandale pour le démocrate athénien.
Est certainement plus poignante encore la figure torturée de Bellérophon.
Bellérophon, c’est le plus vaillant, le plus admirable des guerriers dont il
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est fait mention dans l’Iliade. Ulysse n’était pas tant vénéré par les Grecs. Il a
été assez moqué par le Moyen Âge (voir, par exemple, le livre XX de L’enfer
de Dante), il fut seulement réhabilité à la Renaissance. Voici un fragment
de sa légende : à Bellérophon, Athéna et Poséidon, permettent de capturer
Pégase, près de la fontaine de Pirène, pour le récompenser de sa vaillance.
Montant ce cadeau extraordinaire, ce cheval ailé, Pégase, un des fils de
Poséidon, Bellérophon vainc la Chimère. Dès lors, il ne se sent plus d’aise,
il chevauche de nouveau Pégase et va tutoyer les dieux de l’Olympe et là,
Zeus est en plein courroux. Zeus, on ne le dérange pas même quand on est
un mortel héroïque, et que l’on chevauche Pégase. Et Zeus va exercer un
pouvoir de rétorsion cruel : il agit de la même façon que Héra sanctionnant
Io, il envoie un taon, cette mouche féroce pique Pégase. Bellérophon et sa
monture tombent au sol. Et comme il est dit de Bellérophon dans le Chant VI
de l’Iliade, « et désormais rongeant son cœur, il errait dans la plaine aélienne
[ou le désert d’Alèios] redoutant le pas des humains ».
Mentionnerions-nous ici avec Aristote une de ses anecdotes dont
raffolaient les Grecs. Oui et non, telle serait la réponse parce qu’aussi bien
qu’Ulysse et Bellérophon, et ce jusqu’à Homère 2, sont des figures de la
terreur grecque, de la terreur de voir disparaitre la cité. Voici ce que raconte
l’Iliade : la crainte de la disparition d’une ville ; et voilà ce que ce sont
Les guerres du Péloponnèse de Thucydide : cette épopée concrète qui relate

2. L’aède est classé par Aristote dans la série des mélancoliques prestigieux dans l’ouverture du
propos.

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la possibilité de reconstruire une ville à partir d’un mur. Et voilà, encore,


ce qu’est Bellérophon : une vision grecque du désert qui en fait un lieu où
l’on ne peut pas découper le moindre espace humanisant sur cette terre.
Le désert ne recèle ni promesse ni tentation. Le mélancolique, pour Aristote,
n’est pas simplement un malade, il présente ce qui mettrait en péril toute
l’organisation politique et philosophique, soit l’alliance entre la ville et la
raison, autrement dit, il questionne la polis à mesure qu’il la met en péril.
Pourtant il ne suffit pas là de s’alarmer ou de s’inquiéter, il serait contraire
à la raison philosophique de conjurer la puissance de questionnement dont
fait montre le mélancolique dans ces dénonciations furieuses, ses refus des
semblants et des convenances. Aristote va rendre un hommage au mélanco-
lique parce que la grande affaire d’Aristote, nous semble faire écho à ce qui
occupe Platon dans ses derniers dialogues infiniment plus pessimistes que ne
l’est La République. Parmi les derniers dialogues de Platon, considérons celui

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qui est une violente charge contre les sophistes et contre la démocratie et qui
a pour nom Le Politique. Il fait suite au Théétète et au Sophiste. Qu’est-ce que
le « politique » ? Un dialogue avec quelqu’un, l’étranger d’Élée. Cette place
de l’étranger a une valeur logique incroyable ; ce n’est pas un membre de
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la gentry athénienne, ce n’est pas un interlocuteur issu du plus petit peuple


athénien, ce n’est pas même l’esclave, c’est l’étranger, celui qui n’est pas
passé par les mêmes fondations que son interlocuteur. Le Verbe de l’étranger
ne saurait ici être menteur ; aucun empiètement de barbarie ne pèse sur ses
dires. Le désenchantement souverain de ce dialogue exprime une méfiance
pour l’opinion, que seule la probité du législateur peut sortir de l’égarement.
L’étranger platonicien et le mélancolique aristotélicien, l’un écouté par le
philosophe, l’autre aidé par le médecin, sont deux allégories éloignées des
séductions de l’opinion, rebelles aux charmes corrompus de la démagogie.
Leur puissance de révélation politique et poétique ne se corrompt pas en
rumeur publique. Certes trop rapprocher le Problème XXX, 1 et Le Politique
serait un tour de force autant gratuit qu’assez mal venu, mais une question
traverse ces deux textes, celle de la défiance de la philosophie par rapport
à l’opinion commune, écervelée. L’opinion vraie a fait son temps. Voilà
pourquoi Platon est désenchanté, voilà pourquoi enfin Aristote innove dans
la pensée politique. Car le Problème XXX, 1 est aussi un texte politique.
L’opinion touche au vrai par hasard, et c’est dans les mains du législateur
et le dire du médecin habile à recueillir les dessillements mélancoliques.
Un mot encore sur l’étranger : sa condition n’est plus celle du barbare. Ainsi
que l’énonce Isocrate, l’un des dix orateurs attiques dans le panégyrique
d’Athènes : « Nous sommes athéniens, non par la naissance mais par l’édu-
cation. » Voilà bien une phrase démocratique par excellence et actuelle,
ô combien.

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Le dire mélancolique à l’épreuve du discours philosophique

Que certains mélancoliques soient malades est un fait, et par cette


maladie certains parmi eux peuvent toucher à cette vérité mélancolique d’un
dire qui se soucie le moins possible du semblant. Aussi, pour l’approche
philosophique, le mélancolique est le sujet dont le « dire » dérange. Aristote,
tout à son travail de classer en fonction de leur cohérence les diverses formes
d’argumentation, ne peut que s’intéresser à cette dimension de vérité que
contient l’exaltation parfois poétique de la parole mélancolique. Aristote
croise le fer avec les sophistes 3, Pourquoi cela ? Parce que connaître les
pouvoirs ambivalents de la parole prédispose à l’écoute. Ce qui retient toute
l’attention Aristote est que la parole du mélancolique doit être préservée
dans la mesure où un des effets de l’atrabile chez ceux qui sont mélan-
coliques par nature et non par accident est de donner au mélancolique la

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possibilité de s’exprimer à travers une gamme de comportements multiples.
Instable, ambivalent, le mélancolique n’est pas nécessairement un malade.
Il possède, en raison de sa labilité, une propension à aimer la métamorphose
et la métaphore. De sorte que, ainsi que le soulignait J. Pigeaud dans son
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introduction au Problème XXX, 1, certains dires du mélancolique vont être


hissés au rang de l’inspiration poétique, et c’est cette intuition fulgurante qui
a donné son passeport à ce texte.
Nous tenons là une des sources qui permet de comprendre la répu-
tation d’inspiré qui fut généreusement prêtée au mélancolique. En effet,
cette parole de l’excès, dite parole poétique, est une position de dignité.
Certes, certains sont malades ; certes, le mélancolique n’est pas toujours très
fréquentable, on ne le présente pas comme chagriné nécessairement ; il va
falloir attendre la médecine arabo-musulmane pour faire le lien entre mélan-
colie et tristesse avec Ishâq Ibn Imrân, principalement. Mais il est furieux, il
est irritable, il est radin, il n’est pas de bon commerce mais ce n’est pas une
raison pour refuser que sa parole puisse sinon dire le vrai du moins mettre
à mal la dégradation de l’opinion, la platitude de l’expression commune.
Le texte d’Aristote sur la mélancolie est à ce moment-là un texte tout à fait
esthétique et politique.
L’homme exceptionnel, cet homme du résidu, cet homme de la bile noire
non convertible, indécomposable, reste quelqu’un qui apporte sa touche,
son originalité, son urgence, voire sa violence à une nécessaire bonne santé
dialectique du lien social. En ce sens, le méson, soit l’état du mélange instable
du mélancolique, peut permettre une vraie habileté dans la saisie de l’occasion,

3. N’oublions pas que ces derniers furent les premiers thérapeutes, tel Antiphon, sans doute car
leur connaissance superlative de la rhétorique faisait d’eux des grands entendeurs du mi-dire
de la parole humaine.

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ce qui ne garantit toutefois nul savoir y faire avec l’occasion. Il s’écrit toujours
dans le XXX, 1 et ses reprises tardives à la Renaissance, un dépassement total
de la médecine hippocratique. 
Nous l’avons rappelé, cette médecine va être conservée dans la méde-
cine arabo-musulmane. Nous allons maintenant explorer par quels détours,
et détournements aussi, parfois, ce legs fut conservé et transmis

Exil des médecins Nestoriens

Presque un millénaire sépare la mort d’Alexandre le Grand, qui eut


Meneehme et surtout Aristote comme précepteurs, de celle du Prophète de
l’Islam. Une décision politique et théologique se produit dans la chrétienté,
en 489, bien avant l’Hégire. L’Église chrétienne, catholicos, a commencé à
édifier les plus rudes de ses dogmes concernant la nature du corps christique,

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cette opération de définition de la substance christique sera verrouillée avec
les deux conciles de Nicée (325 et 787), celui d’Éphèse (431) puis bien après
lors du troisième concile d’Aix-la-Chapelle en 809, enfin en 1215 avec le
Concile de Latran IV 4.
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Il est clair le dogme d’une homologie de substance entre le fils et le père,


que consacra Nicée 1 s’est fait au prix de sacrifier l’arianisme. Cette opération
fut loin de gagner tous les milieux chrétiens et en particulier le milieu chré-
tien le plus cultivé qui est celui des Nestoriens. Ils soutiennent, eux, la thèse
d’une double nature de l’homme et de dieu en la personne du Christ.
Si déjà Nicée 1 avait tracé quelques lignes de démarcation, c’est bien le
concile d’Éphèse, troisième concile œcuménique de l’histoire du christia-
nisme, qui entraîna la rupture. Convoqué en 430 par Théodose, il réaffirme
l’union hypostatique des deux natures du Christ et marque la proclamation
décisive du Christ comme homme et Dieu. Nestorius, archevêque de
Constantinople, se refusant à nommer Marie comme la mère de Dieu, intro-
duisait, lui, une division entre ces deux natures. Cette position dogmatique
de Nestorius le met sous la coupe du Canon 6 qui excommunie ceux qui
refusent les conclusions du Concile. On peut supposer que l’accent mis sur
la nature humaine du corps du Christ favorise le développement de l’idée
d’une nature du corps humain, et cette réflexion sur la nature d’un corps
humain prédispose certains des Nestoriens à explorer la médecine et à
commencer à penser peut-être l’anatomie. Il faut de suite ajouter qu’est passé
là le travail de Galien. Les intuitions de Galien sur la chirurgie et l’anatomie
furent moins dictées, il est vrai, par l’observation clinique que par un certain

4. La marche progressive de ces conciles fut d’édifier la souveraineté du pouvoir du pape en


même temps que s’affirmait jusqu’au dogme de la Trinité l’unité de substance entre Le père et le
Fils. Latran IV consacre l’autorité du pape et du Saint-Siège sur la chrétienté occidentale.

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Mélancolie et Méditerranée, jalons pour une histoire 291

nombre de calculs mathématiques et logiques sur les états du corps et de ses


éléments, méthode menée en bon aristotélicien qu’il était. Toujours est-il que
l’enseignement des Nestoriens va paradoxalement résister à la qualification
d’hérésie destinée à les stigmatiser puisque l’évêque de Nisibe, Ibas, tout
en adhérant à l’anathème frappant Nestorius, et le renouvelant, fonde, à
Edesse, une école où les principaux textes du corpus nestoriens sont
étudiés. En 489, l’empereur byzantin Flavius Zénon ferme cette école
« nestorienne » et les principaux adeptes et théoriciens du nestorianisme
vont se réfugier en Perse ; ils vont être accueillis ensuite au IXe siècle à
Bagdad où est fondée la « Maison de la Sagesse » laquelle envoie des ambas-
sades à Constantinople pour récupérer les livres dont on connaît le prix :
les livres de médecine, les livres de philosophie. En même temps, à Bagdad,
fleurissent des institutions charitables qui donnent naissance à des associa-
tions de bienfaisance ou à des hôpitaux.

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Il y aurait bien d’autres choses à écrire sur cette médecine perso-
nestorienne-arabo-musulmane, cela dépasserait le cadre de cet article, il
aurait fallu ici s’attarder en particulier asur les figures de Muhammad Ibn
Zakariyâ ar Razi (Rhazes) ou d’Avicenne.
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Le corpus ainsi conservé

De quoi se composait le corpus dont une telle médecine a pu disposer ?


Une bonne partie de ce corpus a été donnée par un des plus grands traduc-
teurs de tous les temps qui est Hunayn Ibn Ishaq, ou Abū Zayd Ḥunayn ibn
Isḥāq al-’Ibādī. Voulant se fonder sur un texte de base qui soit le plus impec-
cable possible, on doit à ce dernier d’avoir compilé et comparé tous les écrits
de Galien, par lui réunis ; il a ensuite traduit le corpus en syriaque puis en arabe.
Il est bon ici de situer deux faits : la bibliothèque dont disposait ces
savants arabes n’est pas celle de la Grèce ancienne, ce n’est pas celle dont
on disposait à l’époque de Platon ou d’Aristote ; c’est celle de l’hellénisme
tardif ; d’autre part, si un certain nombre de ces textes était connu, pensons,
par exemple, à ceux de Rufus d’Éphèse, ils ont aujourd’hui disparu et si
nous trouvons trace de quelques textes grecs, c’est par le truchement de leurs
commentateurs arabes. L’on connaît ainsi beaucoup de fragments de Rufus
d’Éphèse grâce à Ishâq Ibn Imrân. Nous pouvons donc avancer que cette
médecine repose sur un corpus parcellaire toutefois plus important que celui
dont nous pouvons maintenant disposer, tant d’œuvres ayant été, depuis,
égarées ou détruites.

Ce corpus est marqué par la théorie des humeurs même s’il est riche
d’un certain nombre d’échappées philosophiques. Jamais les textes de deux

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grands auteurs grecs, qui ne se sont pas pliés à la théorie des auteurs, n’ont
fait partie de ce corpus ; évoquons ici le méthodiste Soranos d’Éphèse qui
ne s’intéressait pas à l’effet des causes et plaidait pour des diagnostics sur le
vivant, alors que Galien méprisait la chirurgie. Les diagnostics dus à Soranos
et son école étaient très poussés et justes alors que, quand même, la plupart
des diagnostics étaient dans la médecine grecque classique faits par déduc-
tion logique. Soranos est le père de l’école méthodiste, de la méthode ; il nous
reste quelques textes de lui qui sont publiés aux Belles Lettres en particulier
La maladies des femmes. Soranos échappe à ce primat donné à la logique qui
nous vient d’Hippocrate, puis repris par Galien et qui, certainement, fut
systématisé par le traducteur.
Le deuxième grand penseur grec dont les textes ne font pas partie du
corpus, est Arétée de Cappadoce ; on ne trouvait pas trace de ses œuvres à
Bagdad. Bien que se voulant des plus fidèles à Hippocrate, au point d’écrire

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en ionien, il n’en reste pas moins un des premiers penseurs de la causalité
psychique.
Les écrits de ces deux derniers auteurs ne figurent pas dans les sources
apportées par les Nestoriens qui firent des transcriptions des volumes de
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médecine contenus dans la bibliothèque de Constantinople et de Pergame ;


cela explique la nature mais aussi la limite de cette source grecque si décisive
dans la médecine arabo-musulmane

La mélancolie et les débuts de la médecine arabo-musulmane

Complétons ce panorama par une brève mention : le thème de la mélan-


colie ne quitte pas la réflexion médicale depuis Hippocrate et surtout depuis
Aristote Nous en avons pour signe le très beau traité de la mélancolie d’Ishâq
Ibn Imrân dont il y a une édition en Europe, à la pinacothèque de Berlin 5. Par
le truchement de Constantin l’Africain, ce texte sera une des sources théo-
riques et pratiques de l’École de Salerne (la première école de médecine du
Moyen Âge européen) ; l’aspect génial de ce texte préfigure complètement
ce qui a pu être établi de la mélancolie délirante chez un psychiatre français
du XIXe siècle, Jules Cotard ; pourtant il fut écrit dans les années 904-933 de
notre ère. Je cite : « Oui, leurs sens leur font percevoir des choses en elles-
mêmes inexistantes, illusions peut-être. Tels d’entre eux croient apercevoir
des formes qui ne veulent plus rien dire, hideuses, noires et sans contour.
Illusions, presque pas, déjà perte de la vision mentale ; des objets qui se
découpent, n’ont plus aucune énergie, plus aucune forme, plus aucune signi-
fiance, plus aucune brillance. Tel autre s’imagine qu’il n’a plus de tête. » Voilà

5. Manfred Ullman l’a un petit peu commenté ; j’ai pu en lire des fragments dans une édition
qui a été travaillée par Oukaïa Boubakeur et reprise par Mohamed Rafik.

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Mélancolie et Méditerranée, jalons pour une histoire 293

une description sans nul doute en partie reprise du texte de Rufus d’Éphèse,
mais pas uniquement : d’ardentes nouveautés y fulgurent. Ainsi, Ishâq Ibn
Imrân précise-t-il que si on pose sur la tête de ce patient la masse lourde
d’un casque, il consentira à dire qu’il a mal là, mais jamais ce patient ne dira
qu’il a mal à la tête ; il a mal dans cet endroit. « D’autres sentent leur corps
plus lourd qu’il ne l’est en réalité, qu’il est pétri d’argile [ça, c’est nouveau,
surgit ici une vision du corps mélancolique qui est compact, lourd, un corps
qui est fait d’une unique matière dont on ne sait pas très bien si l’argile,
c’est la matière initiale de l’homme ou tel que c’est placé dans le texte, une
espèce de matière compacte et résiduelle] ; d’autres en sont atteints dans
leur jugement et leur intelligence. » L’un deux, par exemple, toujours dans
le texte d’Ishâq Ibn Imrân, refusait de marcher sous le ciel craignant que
celui-ci ne tomba sur lui et disait : « À force de tenir le ciel à la main, dieu
finira par se fatiguer et le lâcher sur l’univers et tout périra, de tels cas sont

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nombreux. »
Il est avéré par plusieurs sources que ce texte n’est là qu’une transpo-
sition d’une remarque de Rufus d’Éphèse qui dit que le monde est soutenu
par Atlas et que, pour le mélancolique, Atlas ne soutiendrait plus le monde.
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Transposition ? Certainement, mais plus encore, s’écrit là un bouleversement


total du rapport entre la créature et son créateur parce qu’Atlas est un demi-
dieu, un héros, un titan ; mais des dieux, il y en a d’autres. Là, c’est tout à
fait différent : il s’agit presque d’une impossibilité logique, Dieu est parfait
et pourtant il pourrait laisser tomber le monde. Il y a et c’est bien évidem-
ment le fait de l’islam, une imposition symbolique autre, à savoir qu’avec ce
dieu et bien, il y a de « l’Un » et que le mélancolique n’est pas quelqu’un
qui est lâché par un dieu parmi d’autres, mais quelqu’un qui pourrait
être nié, même, par son créateur. Nous ne sommes plus chez les Grecs. La
mélancolie ne se repose plus dans le trésor du savoir médical et philoso-
phique grec, elle s’en émancipe sur un cruel paradoxe. Déjà en 902, le fait
que le mélancolique soit un négateur et un négateur ontologique – ce trait
souligné bien ultérieurement par Jules Cotard – avait été mis en valeur par
Ishâq Ibn Imrân. Ce ne sont plus la fureur ou l’extase qui sont les traits les
plus marquants de la maladie mélancolique, mais bien la tristesse et la peur.

Vers la clinique des passions

Les autres intuitions d’Ishâq Ibn Imrân seront préservées et portées à la


connaissance des médecins européens grâce au le pillage qu’en fit Constantin
l’Africain. Ce flamboyant opportuniste apportera cette médecine à Salerne,
charmante cité italienne aujourd’hui de la côte amalfitaine. Voilà que s’af-
firme le développement de la médecine européenne qui doit évidemment à

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cet immense conservatoire de la pensée grecque que fut la médecine arabo-


musulmane. Une autre source de notre savoir sur la mélancolie nous vient
encore de Constantin l’Africain (Ben Yahia, 1954), attentif à s’approprier les
élaborations de Ibn Al Jazza, lequel avait repris également Galien. Ibn Al
Jazza est né à Kairouan dans le Viaticum et avait distingué comme cause de
la mélancolie, la passion amoureuse, ‫ بحلا قشاع‬que Constantin traduit par
ce mot d’Éros qui vient de l’hellénisme. La traduction ne tient pas et ne fait
pas autorité ; le disciple de Constantin, Atton, remplacera Éros par Héros, le
calligraphiera de mauvaise façon, on lira « Erus », ce qui veut dire noble, et
sur cet effet d’occultation que renforce ce lapsus calamni, prend souche tout
l’idéal de la mélancolie amoureuse et de la mélancolie passionnelle. Cela va
avoir un effet d’innervation de la clinique méditerranéenne de la mélancolie,
en particulier, qui donnera naissance au traitement de la fureur amoureuse
comme en témoigne par exemple l’Orlando furioso de l’Arioste. Par diffu-

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sion et capillarité cette figure de la mélancolie va se développer et s’étendre
dans les pays germaniques ; elle comptera pour beaucoup dans les diverses
sécrétions des rhétoriques de la passion qui se coaliseront dans la complexité
de ce qui fut nommé l’amour courtois. S’ouvre de la sorte la possibilité d’une
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psychopathologie orientée vers une clinique des passions 6.

Bibliographie

Ammar, S. 1984. Médecine et médecin de l’Islam, Paris, éd. Tougi.


Aristote. 1988. L’homme de génie et la mélancolie, traduction, présentation et notes de
J. Pigeaud, Paris, Payot et Rivages.
Ben Yahia, B. 1954. « Les origines arabes du De melancholia de Constantin l’Africain »,
Revue d’histoire des sciences et de leurs applications, t. 7, n° 2, p. 156-162.
Camelot, P.-T. 2006. Conciles d’Éphèse et de Calchédoine, Paris, Fayard.
Dante. 1314. L’enfer, trad. J. Risset, Paris, Flammarion, 1985.
Douville, O. 2016. « Introduction à Deuil et mélancolie », dans S. Freud, Deuil et
mélancolie, trad. H. Francoual, introduction et commentaires O. Douville, Paris,
In Press.
Forthomme, B. 2000. De l’acédie monastique à l’anxio-dépression, Paris, Éd. Synthélabo,
coll. « Les empêcheurs de penser en rond ».
Flourens, P. 1857. Histoire de la découverte de la circulation du sang, Paris, Garnier
frères libraires.
Hersant, Y. 2005. Mélancolies de l’Antiquité au XXe siècle, Paris, Robert Laffont, coll.
« Bouquins ».
Houdas, Y. 2003. La médecine arabe aux siècles d’or (VIIIe-XIIe siècles), Paris, L’Harmattan.

6. On se reportera ici à Starobinski, principalement. J’ai, pour ma part, tenté de prolonger


cet historique en faisant place aux psychiatries naissantes dans mon introduction à Deuil et
mélancolie de Freud (2016).

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Kraepelin, E. 1905. Introduction à la psychiatrie clinique, Paris, Bibliothèque des Analy-


tica, 1984 (ce texte situe peu avant la parution de la huitième édition du Traité
de psychiatrie).
Omrani, A. ; Holtzman, N.S. ; Akiskal, H.S. ; Ghaemi, S.N. 2012. « Ibn Imran’s 10th
century Treatise on Melancholy », J. Affect. Disord., n° 141(2-3), p. 116-119.
Ortiz De Urbina, I. 2006. Nicée et Constantinople, 324 et 381, Paris, Fayard.
Starobinski, J. 1960. Histoire du traitement de la mélancolie, thèse publiée à Bâle
et rééditée dans L’encre de la Mélancolie, Paris, Le Seuil, coll. « La libraire du
XXe siècle », 2012.
Ullman, M. 1868. Islam Islamic Surveys, Edinburgh University Press.

Résumé
Cet article propose l’évocation partielle d’une histoire qui intéresse la clinique et
la philosophie, c’est l’histoire de la mélancolie autour de la Méditerranée pendant
quelque dix siècles. De nos jours la mélancolie disparaît des classifications et s’éva-

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nouit dans les notions floues de dépression ou de bi-polarité. Or, ce terme n’est pas
qu’intéressant pour la médecine psychiatrique et la psychopathologie. Il a depuis
l’Antiquité grecque représenté un problème moral en cela qu’il pouvait être rattaché
à des passions. Lire le trajet de ce terme de mélancolie de la médecine des Grecs aux
premiers temps de la médecine arabo-musulmane permet d’en situer une archéologie
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qui n’est pas de simple muséographie. Ce texte a comme ambition de redonner une
vigueur à une clinique non déficitaire de la mélancolie entendue comme position
subjective et non réduite à un trouble de l’humeur.

Mots-clefs
Fureur, médecine grecque, médecine arabo-musulmane, mélancolie, passion.

Melancholia and the Mediterranean, milestones for a history

Abstract
This article will propose the partial evocation of a history that interests the clinic and
philosophy: the history of melancholia around the Mediterranean over a period of
ten centuries.
Nowadays, melancholia has disappeared from classifications and has vanished into
the fuzzy notions of depression or bipolarity. Now, this term is not only of interest to
psychiatric medicine and psychopathology. Since Greek antiquity, it has represented
a moral problem in that it could be attached to passions. Examining the trajectory
of this term of melancholia, from Greek medicine to the early days of Arab-Muslim
medicine, allows us to position its archeology, which is not just museography.
This text aims to restore vigor to a non-deficient clinic of melancholia, understood as
a subjective position and not reduced to a mood disorder.

Keywords
Fury, Greek medicine, Arab-Muslim medicine, melancholia, passion.

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