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L'IMAGINAIRE RADICAL
Nicolas Poirier
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La critique du marxisme
1. Cf. Domaines de l’homme [p. 179] : « Depuis soixante ans, la situation et le sort effectif du
travailleur russe dans la production sont essentiellement identiques à ce qu’ils ont toujours été sous
le capitalisme. […] À considérer strictement le procès de travail et de production, la classe ouvrière
russe se trouve soumise au rapport de “salariat” autant que n’importe quelle autre classe ouvrière. »
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2. Conception qui, d’après Castoriadis, est aussi bien celle de Marx – l’imaginaire en tant
qu’idéologie est une représentation inversée de la réalité – que de la psychanalyse, en particulier
de Lacan.
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À partir de la fin des années soixante, Castoriadis va donc infléchir son tra-
vail selon une direction nouvelle : après l’autodissolution du groupe Socialisme
ou barbarie (1966), il démissionne du poste d’économiste qu’il occupait à
l’OCDE depuis 1948, pour devenir psychanalyste (1973), puis professeur à
l’EHESS (1981).
Sans abandonner les interrogations qui ont été les siennes pendant plus de
vingt ans, mais estimant toutefois qu’une reconstruction théorique était néces-
saire au-delà de la seule critique du marxisme, il va s’atteler à repenser les cadres
et les catégories de la « pensée héritée » – soit les fondements du projet philo-
sophique gréco-occidental.
L’essentiel pour Castoriadis consistait désormais en un travail d’élucidation
critique qui devait permettre d’émanciper la philosophie – définie comme prise
en charge de la totalité du pensable – des gangues d’un rationalisme métaphy-
sique trop étroit. Ce n’est qu’à cette unique condition, pensait Castoriadis, que
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l’on pourrait faire revivre le projet d’émancipation sociale et politique axé désor-
mais selon les visées de l’autonomie individuelle et collective.
Théorie et pratique s’avéraient dès lors liées de manière indissoluble : le
projet révolutionnaire, lorsqu’il est porté par l’activité autonome et lucide des
masses, n’est finalement rien d’autre que cette activité, c’est-à-dire le projet lui-
même en acte. Et c’est d’ailleurs pourquoi, comme l’explique Castoriadis,
« le terme même de révolution n’est plus approprié à la chose. Il ne s’agit pas
simplement d’une révolution sociale, de l’expropriation des expropriateurs, de
la gestion autonome de leur travail et de toutes leurs activités par les hommes.
Il s’agit de l’auto-institution permanente de la société, d’un arrachement
radical à des formes plusieurs fois millénaires de la vie sociale, mettant en cause
la relation de l’homme à ses outils autant qu’à ses enfants, son rapport à la
collectivité autant qu’aux idées, et finalement toutes les dimensions de son avoir,
de son savoir, de son pouvoir » [La société bureaucratique, p. 53].
Les notions d’imaginaire et d’imagination devaient désormais occuper une
place centrale dans la réflexion de Castoriadis, qui allait s’étendre à tous les
champs du savoir, et ne plus concerner les seules dimensions politiques et
sociales : ce sont les fondements mêmes de l’ontologie que le concept
d’imagination permettait de réinterroger.
Il est remarquable, note Castoriadis [cf. Fait et à faire, p. 227 à 230; Domaines
de l’homme, p. 327 à 331], que l’imagination n’ait jamais acquis la place cen-
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À partir du moment où l’on pose les bases d’une ontologie qui conçoit l’être
comme être-déterminé et l’étance (ou substance) en tant que déterminité, il est
nécessaire de concevoir un mode de discours susceptible d’en faire ressortir
les caractères fondamentaux ; de sorte que, l’être étant pensé comme être-
déterminé, il existe une logique de la détermination qui puisse rendre compte
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les uns des autres. Car il n’y a de legein possible que si, à un certain niveau de
l’être, la totalité des choses existantes peut être identifiée en un ensemble cohé-
rent, fait d’une part, des différentes réalités séparées les unes des autres
(« l’homme », « l’animal », « la raison »…), d’autre part, des relations
mettant en liaison cette pluralité d’objets (« l’homme est un animal doué de
raison »…).
D’où le présupposé fondamental de cette logique : propriété = classe ; à
savoir qu’appartenir à une certaine classe d’objets (« les êtres humains ») défi-
nit une propriété bien précise (« la réflexion »), et réciproquement, que possé-
der telle qualité (« la réflexion ») définit tel groupe d’objets (« les êtres humains »).
« En elle se noue cette énigmatique identité de l’être et du penser scellés dès
Parménide, puisqu’elle revient à dire que “ce qui est – ce qui peut être pensé”
peut et doit toujours pouvoir être bien défini et bien distinct, composable et
décomposable en des totalités définies par des propriétés universelles et
comprenant des parties définies par des propriétés particulières » [Les carrefours
du labyrinthe I, p. 269].
La logique ensidique est un discours qui doit nécessairement poser des caté-
gories universelles (« essences » chez Platon, « catégories » pour Aristote et
toute la philosophie ultérieure) valables quels que soient l’objet et le domaine
considérés : « Ce n’est pas un accident, ni un aspect secondaire, mais une néces-
sité s’originant dans le plus profond de l’organisation héritée que d’affirmer en
fait l’existence de catégories transrégionnales possédant un sens plein et le même
sens quel que soit le type d’objet considéré » [ibid., p. 278]. De sorte qu’il soit
possible de constituer un tableau des catégories comme constituants essentiels
et universels de ce qui est, et de ce qui peut en être dit.
Le problème, c’est qu’en postulant un sens de l’être univoque, on présup-
pose l’homogénéité de ce qui est en fait hétérogène, et on oublie ainsi que la
signification des catégories organisatrices du réel vient aussi de ce que, chaque
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4. Un magma est ce dont on peut extraire des organisations ensidiques en nombre indéfini,
mais qui ne peut être lui-même objet d’une « ensidisation ».
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L’être-premier
L’être-vivant
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L’être-psychique
L’être-social-historique
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nécessairement tenir compte (qu’il lui soit soumis ou qu’il le conteste). Le social-
historique définit un nouveau mode d’être en tant qu’il désigne une forme
ontologique que l’on ne rencontre ni dans l’ordre du vivant en tant que tel ni
dans l’ordre de la psyché « pure » puisque celle-ci renvoie à un univers « pré-
social » : une totalité tenue par des institutions et par les significations que ces
institutions incarnent (« sociale ») nécessairement engagée dans un processus
d’auto-altération temporelle (« historique »).
Comme on l’a montré précédemment5, l’ontologie ensembliste-identitaire
ne peut – parce qu’elle se fonde sur une conception de l’être comme « être déter-
miné » – penser ce qui est hétérogène, ce dont la société et l’histoire sont l’ex-
pression par excellence. Car on ne peut déduire les différentes formes de l’être
« société » à partir d’un concept posé a priori, comme l’ont fait par exemple,
les différentes variantes du fonctionnalisme qui postulent l’existence de besoins
humains fixés une fois pour toutes et expliquent l’organisation de la société
comme l’ensemble des dispositifs et des fonctions visant à les satisfaire. Bien
entendu, la société ne peut exister sans une dimension fonctionnelle : il existera
toujours des besoins vitaux à satisfaire – ce que la collectivité est précisément
en mesure d’effectuer ; mais toute société « asservit » cette fonction à autre
chose : les significations imaginaires sociales. Et ce qui fait justement la spé-
cificité d’une société est celle du noyau central de ses significations imaginaires,
les besoins biologiques à satisfaire ne prenant sens que dans ce cadre : de ces
besoins vitaux, l’institution sociale est toujours et partout obligée de tenir compte,
mais cela s’opère au travers d’une transformation du fait naturel de ces besoins
en signification imaginaire sociale, laquelle renvoie au noyau central des
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société, mais attribuée à une source extra-sociale (les ancêtres, les dieux, la rai-
son) ne change rien quant au fond du problème : la société est toujours institu-
tion d’elle-même, donc auto-institution, autocréation, et par conséquent,
auto-altération. Le temps de l’histoire des hommes, le temps social-historique,
ne doit pas être conçu comme « simple médium abstrait de la coexistence suc-
cessive ou simple réceptacle des enchaînements dialectiques », mais comme
« temps de l’altérité radicale, altérité radicale non productible » [L’institution
imaginaire de la société, p. 259].
L’être-sujet
Nous devons bien comprendre que les modes d’être distingués ici ne ren-
voient pas à des domaines ou régions totalement séparés les uns des autres, et
qu’il n’y a pas différents types d’être qui auraient pour caractéristiques les uns
d’être « vivants », les autres « psychiques », les autres « historiques ». Dans
quelle catégorie faudrait-il par exemple, le cas échéant ranger l’être humain?
Ce n’est évidemment pas ainsi qu’il faut voir les choses : l’ontologie de l’être
en tant qu’imagination radicale développée par Castoriadis fournit en fait un
cadre de pensée rendant possible la coexistence de strates (ou couches) d’être
qui ne sont pas dialectiquement intégrées mais « réunies » en une totalité contra-
dictoire, sans pour autant qu’elle soit incohérente. Dans cette ontologie, les
niveaux « supérieurs » n’annulent pas les niveaux « inférieurs », pas plus qu’ils
ne se les intègrent : il y a seulement pour chaque « niveau d’être » des types de
processus et des objets spécifiques, des schèmes de significations qui sont
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les héros, les dieux, les lois de l’histoire ou celles du marché. Dans ces sociétés
hétéronomes, l’institution de la société a lieu dans la clôture du sens. Toutes les
questions formulables par la société considérée peuvent trouver leur réponse
dans des significations imaginaires et celles qui ne le peuvent pas sont non
tellement interdites que mentalement et psychiquement impossibles pour les
membres de la société » [La montée de l’insignifiance, p. 224].
En fait, cette situation est la plus fréquente dans l’histoire, et celle-ci n’a été
rompue, d’après Castoriadis, qu’à deux reprises : en Grèce ancienne et en Europe
occidentale, rupture qui s’exprime par la double création de la politique comme
mise en question des lois et institutions établies, et de la philosophie comme
mise en question des représentations collectivement admises. C’est dans un tel
mouvement de rupture que se définit l’être-sujet en tant qu’affirmation de l’auto-
nomie radicale du pour-soi humain pensé comme réflexivité :
« Il y a discontinuité, rupture de cette succession de sociétés hétéronomes, au
sens où dans certaines sociétés et périodes historiques surgissent l’interrogation
et la contestation portant sur les institutions existantes et les significations
imaginaires sociales correspondantes : c’est la naissance de la philosophie comme
interrogation illimitée et de la démocratie comme assomption par la collectivité
de ses pouvoirs et de ses responsabilités dans la position des institutions sociales »
[Sujet et vérité dans le monde social-historique, p. 45].
Cette rupture implique donc l’exigence pour l’individu de rendre raison de
ce qu’il dit et de ce qu’il pense; elle présuppose la réflexivité que l’on ne doit
pas confondre avec le raisonnement logique et le simple calcul, mais qui peut
se définir comme « la possibilité que la propre activité du “sujet” devienne
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