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M.

Jean-Jacques Courtine – Anthropologie du corps


Paris-III – Sorbonne Nouvelle – 2010-2011
Renaud Oulié – M2 Lettres modernes

LE CONTROLE DU CORPS DANS LA CITE DU SOLEIL

( L’EDUCATION COMMUNAUTAIRE, LA SEXUALITE ET LA PROCREATION )

LA CITE DU SOLEIL

OU

IDEE D’UNE REPUBLIQUE PHILOSOPHIQUE


DIALOGUE

(CIVITAS SOLIS, VERS 1613)

L’UTOPIE DE L’ECCLESIASTIQUE TOMMASO CAMPANELLA

-1-
Sommaire

Introduction . . . . . . . . . 3

I – Vie de Campanella . . . . . . . . 4
1 – Un « pur intellectuel » . . . . . . 4
2 – La prison et les tortures . . . . . . 5
3 – L’esprit, exutoire à la torture du corps . . . . . 6

II – La Cité du Soleil . . . . . . . . 8
Le dispositif narratif : un dialogue de type platonicien . . . 8
Le contrôle du corps, de la communauté à la procréation . . . 8

1 – Embrigadement ? . . . . . . . 9
Le corps sans la famille : prise en charge collective de l’éducation . 9
Une formation pluridisciplinaire, et fort disciplinée... . . 10

2 – L’eugénisme astrologique . . . . . . 11
Un projet : améliorer la « race » humaine . . . . 11
Le moyen : sélectionner les géniteurs . . . . 12

3 – La sexualité contrôlée . . . . . . 13
L’acte sexuel ritualisé à l’extrême . . . . 13
La nature : facteur d’interdiction ou de permission ? . . 15
L’âge et les pratiques selon Campanella . . . 15
L’âge et les pratiques selon Sade . . . . 16
Retour « logique » à l’éducation communautaire . . . 18

4 – La beauté et l’amour dans la Cité . . . . . 18


La beauté (des femmes, forcément) . . . . 18
L’amour, l’amitié et la concupiscence . . . . 19

Conclusion . . . . . . . . . 21
Eu-topie ou dystopie ? . . . . . . . 21
Nature et civilisation . . . . . . . 22
L’utopie du bonheur humain . . . . . . 22

Bibliographie . . . . . . . . . 24

-2-
Introduction

L’utopie, depuis Thomas More, est un genre aussi répandu que providentiel, quand on
veut connaître les aspirations profondes d’une classe donnée à une époque donnée. La Cité du
Soleil ne fait pas exception ; elle propose un modèle d’organisation sociale extrêmement
hiérarchisé, une cité-état idéale à la manière antique, censée remédier aux défauts de la société
contemporaine. Tous les problèmes de la vie quotidienne sont abordés, les inégalités sociales,
la disette, les techniques agricoles et artisanales, l’insécurité militaire, les relations entre les
sexes, l’hygiène, la transmission des connaissances, l’architecture, la justice... Etant donnée la
position de l’ecclésiastique Tommaso Campanella, son auteur, dans la société, et son histoire
personnelle particulièrement douloureuse, j’ai trouvé intéressant d’exploiter cette utopie du
point de vue de l’anthropologie du corps, et du contrôle systématique qu’il souhaite lui faire
subir.

Je tenterai de dégager en quoi ce contrôle s’inscrit dans la ligne du processus de


civilisation que décrit Norbert Elias dans La civilisation des mœurs, c’est-à-dire un corsetage
progressif du corps entre le Moyen Age et les Temps modernes, la différenciation puis
l’éloignement de la sphère publique de la sphère privée, la naissance puis la progression d’un
seuil de pudeur et de honte, en ce qui concerne les fonctions corporelles, et la nécessité
d’embrigadement des corps pour le travail et la guerre, dans une société dont les hiérarchies
se systématisent et se rigidifient.

La Cité du Soleil, dans l’anthologie des Voyages aux pays de nulle part (éditions
Laffont, collection Bouquins), établie par Francis Lacassin, est précédée d’une préface de
Louise Colet (dont j’ai découvert, à cette occasion, qu’elle avait fait autre chose que recevoir
des lettres de Flaubert !) datant de 1842. Comme Lacassin précise, dans une première note,
que « Malgré le tour romanesque de ce travail sur Campanella, chaque description de lieu,
chaque fait historique, chaque date, chaque détail est scrupuleusement vrai1 », j’y ai puisé
quelques éléments pour tenter d’expliquer la conception du corps de Campanella. Le « tour
romanesque » de Louise Colet prend même souvent le ton d’un conte pour enfants. Pour ne
pas sombrer dans une explication de type « l’homme et l’œuvre », j’y ajouterai des
considérations historiques et anthropologiques plus générales issues d’autres sources.

1
Campanella, Tommaso, La Cité du Soleil, dans Voyages aux pays de nulle part, p. 207.

-3-
I – Vie de Campanella (Préface de Louise Colet)

1 – Un « pur intellectuel »

Nous voyons Campanella, jeune novice dominicain de dix-sept ans (en 1585), lire
attentivement la Somme de Saint Thomas d’Aquin dans le jardin claustral du couvent de Stilo,
sur la côte de la Calabre. « Dans ce livre, un des plus grands monuments de l’esprit humain au
Moyen Age, le jeune novice voyait avec admiration se dérouler un système entier de morale
et de politique, système qui avait pour base la suprématie de l’intelligence sur la force, de
l’autorité spirituelle du chef de l’Eglise sur la puissance matérielle des princes de la terre1 ».
Le spirituel domine déjà le matériel, pour lui. Campanella est un génie extrêmement précoce :
« A treize ans, Campanella était poète et se livrait à l’étude avec ardeur et constance, mais
aussi avec toutes les fantaisies d’un esprit libre et hardi ; il travaillait avec passion ; il eût
voulu en une heure comprendre et définir ce que d’autres mettaient des années à concevoir ;
sa jeune tête plia sous le poids de sa pensée. A quatorze ans, il faillit succomber à une fièvre
cérébrale. » Le portrait est celui d’un jeune homme fortement porté à l’érudition abstraite,
philosophique et religieuse, et de là ayant une certaine propension à la pensée spéculative.
Première précision intéressante à propos de la vision du corps de l’intellectuel : « Lorsqu’il
fut guéri, son père, pour l’arracher à ses études obstinées, qui minaient son corps et dévoraient
son âme, voulut l’envoyer à Naples apprendre la jurisprudence près d’un de ses oncles,
professeur de droit dans cette ville2 ». L’esprit, cultivé de manière excessive et déséquilibrée,
dévore le corps. Plus loin, nous lisons que « Les couvents étaient alors l’asile des plus grands
esprits » : les moines érudits sont, par une métonymie très courante, réduits à leur esprit.

Ce n’est pas la peine de développer les conséquences psychologiques du vœu de


chasteté, quand il est respecté. En tant que moine, Campanella a choisi de ne jamais satisfaire
un certain nombre de pulsions naturelles de son corps ; la plupart de ses sensations physiques
sont donc « sublimées », et forcloses dans le monde spirituel.

Un vent de renouveau souffle sur cette fin de XVIème siècle, depuis la découverte de
l’Amérique par Colomb, et le détachement de la moitié de l’Eglise chrétienne par Luther3. Le

1
Colet, Louise, Préface, op. cit., p. 208
2
Colet, op. cit., p. 209
3
Colet, op. cit., p. 213

-4-
jeune moine, bien que conforté par ses succès oratoires, craint de désobéir à son ordre et à
l’Eglise catholique en promouvant une trop grande nouveauté théologique, et pourtant il sent
la nécessité de ce renouveau en pratique : « Quelles étaient ses œuvres ? Du haut de sa
solitude, il regardait les populations qui souffraient à ses pieds et il rêvait pour elles une vie
moins rude, un travail plus facile, plus de lumière et plus de liberté. Une active charité
l’animait à la délivrance de ses frères1 ». Le constat de la dureté de la vie des paysans
calabrais le pousse à la charité, et au souhait d’une société meilleure, plus libre et plus égale.
Il constate la vanité du savoir pour lui-même. De plus, la Calabre est en train de se soulever
contre la domination espagnole, qui l’écrase d’impôts. Tout se prête à la mise au point de
nouvelles institutions de gouvernement. Poussé par certaines révélations de l’astrologie et les
sciences occultes (« ultime cercle » des sciences du pur esprit, auxquelles il a été initié par un
très vieux rabbin dix ans auparavant), il se place à la tête de la révolte, figure charismatique
qui fédère même les ordres monastiques rivaux.

2 – La prison et les tortures

La conspiration, prévue pour août 1599, échoue à cause de deux traîtres. Campanella
ne peut s’enfuir, il est livré au gouvernement espagnol, et c’est le début pour lui d’une période
de cachots et de tortures qui s’étend sur plusieurs dizaines d’années. La privation de liberté et
la souffrance physique, stoïquement refoulées, sont le second aspect important à retenir de
« l’histoire corporelle » de Campanella. Il raconte ce qu’il a subi, dans un cachot du château
de l’Œuf à Naples : « J’ai été enfermé dans cinquante prisons, et soumis sept fois à la torture
la plus atroce. La dernière fois elle a duré quarante heures. Garrotté avec des cordes très
serrées qui me déchiraient les os, suspendu, les mains liées derrière le dos, au-dessus d’un
pieu de bois aigu qui m’a dévoré la sixième partie de ma chair et tiré dix livres de sang, au
bout de quarante heures, me croyant mort, on mit fin à mon supplice ; les uns m’injuriaient,
et, pour accroître mes douleurs, secouaient la corde à laquelle j’étais suspendu ; les autres
louaient tout bas mon courage. Rien ne m’a ébranlé et l’on n’a pu m’arracher une seule parole
[...]. C’est pour cela qu’ils m’ont jeté, comme Jérémie, dans le lac inférieur, où il n’y a ni air,
ni lumière2 ».

1
Colet, op. cit., pp. 214-215
2
Colet, op. cit., p. 220

-5-
Campanella se pose en martyr en établissant un fort parallélisme avec des références
bibliques. La métaphore du pieu qui lui « dévore » la chair et littéralement boit son sang est
intéressante, calquée sur le motif de la transsubstantiation du corps du Christ. L’isolation
totale de l’air et de la lumière : « le soleil a été refusé à mes yeux1 », pendant plusieurs
années, complète les tortures. Il s’agit d’une technique classique pour briser la résistance
mentale d’un individu rebelle. Elle est reprise par tous les romans dystopiques du XXème
siècle, Orange mécanique, 1984, dans lesquels le héros est enfermé dans une pièce sans
fenêtres, violemment éclairée jour et nuit, qui lui fait perdre le sommeil et toute notion du
temps. Hors de l’univers fictionnel, malheureusement, c’est aussi une technique très utilisée
par les services secrets pendant les guerres d’Algérie, du Vietnam...

3 – L’esprit, exutoire à la torture du corps

Campanella étend rapidement l’objet de la plainte de ses souffrances personnelles à


une critique générale de la société : « Les puissants de ce monde se font un marchepied des
corps humains, des oiseaux captifs de leurs âmes ; une boisson de leur sang ; de leur chair,
une pâture à leur cruauté, de leurs douleurs et de leurs larmes, un jeu pour leur rage impie ; de
leurs os, des manches aux instruments de torture usés à nous faire souffrir ; et de nos membres
palpitants, des espions et de faux témoins qui nous font nous accuser quand nous sommes
innocents2 ».

Enfin, dernière étape de la genèse de La Cité du Soleil, Campanella se replie sur la


seule ressource encore à sa disposition, « les mondes de son intelligence » : « il ne demanda
pas sa grâce à ses persécuteurs, il ne sollicita que des livres, du papier et des plumes, ce qu’il
lui fallait pour nourrir son esprit et pour le répandre au-dehors. Ses premiers écrits furent des
vers [...]. A ces plaintes de la poésie succédèrent des études plus graves. Campanella consacra
les longs jours de sa prison à d’immenses travaux ; proscrit du monde, il dicta au monde des
codes de morale et de politique3 ». Campanella rédige des traités de théologie, des traités de
politique, de philosophie, de médecine, et enfin, comme une synthèse, il entreprend La Cité
du Soleil. Le choix de l’utopie, sous une forme dialoguée, correspond sans doute à une

1
Colet, op. cit., p. 220
2
Colet, op. cit., p. 220
3
Colet, op. cit., p. 221

-6-
volonté de « faire passer la pilule amère de la philosophie en l’enrobant de miel », selon le
projet de Lucrèce pour la philosophie d’Epicure. L’œuvre lui permet de diffuser son
enseignement sous la forme de la fiction, plus agréable à lire.

Campanella ne retrouve la liberté qu’après vingt-six ans de prison, à la mort de


Philippe III d’Espagne ; mais il continue à être persécuté à Rome, où Urbain VIII l’a appelé, à
cause des réformes religieuses qu’il prônait. Il fuit en France, à Aix, puis à la cour de Louis
XIII et de Richelieu, où il est pensionné, admiré et consulté. Il meurt à Paris à soixante et
onze ans, après un court séjour en Hollande. A la fin de sa vie, il avait étayé la théorie
chrétienne de l’immortalité de l’âme par un mysticisme astrologique très prononcé. Nous
allons maintenant voir en quoi cette claustration, la torture et une spiritualité exacerbée
influencent fortement le traitement réservé au corps des citoyens imaginaires de la Cité du
Soleil.

-7-
II – La Cité du Soleil (de Tommaso Campanella)

Le dispositif narratif : un dialogue de type platonicien

La Cité du Soleil est un dialogue de type platonicien, c’est-à-dire dans lequel « le


Génois », dans le rôle de Socrate, expose les théories de Campanella et a toujours raison, et
« l’Hospitalier », dans le rôle de répondant niais, lui pose des questions d’une phrase pour
relancer ce qui est au final un exposé, et approuve de temps en temps d’un « tu as raison,
Socrate » (le Génois, en l’occurrence). Le Génois est un voyageur qui s’en revient de la Cité
du Soleil, et son interlocuteur le presse de lui décrire par le menu cette cité fabuleuse.

Le contrôle du corps, de la communauté à la procréation

Le contrôle du corps dans la Cité du Soleil est de deux ordres : dans un premier temps,
l’éducation communautaire dès l’enfance, la pratique régulière d’un grand nombre d’exercices
physiques par le futur citoyen-soldat, à la manière des républiques antiques, (quand on pense
à tous les problèmes d’obésité infantile, et cardio-vasculaires plus tard, imputables aux
réclames pour les produits frelatés de l’industrie agro-alimentaire dans notre société qui se dit
civilisée, ces modèles devraient peut-être encore nous inspirer), et dans un second temps le
contrôle de la procréation, selon des principes eugéniques basés sur l’astrologie, et
l’horoscope des partenaires putatifs. La rigueur du contrôle est particulièrement surprenante,
le contrôle social se présente comme le relais d’un contrôle cosmique de toute éternité, et tout
manquement est sévèrement puni. Les citoyens n’ont plus aucun mot à dire sur leur sexualité
ni sur leur descendance.

L’ordre chronologique de l’existence humaine voudrait qu’on commence par traiter de


la sexualité, de la procréation, puis de l’éducation des enfants (sauf si l’on a en mémoire le
paradoxe de la poule et de l’œuf). Je préfère garder l’ordre des thèmes de Campanella ; la fin
de la troisième partie, intitulée Retour « logique » à l’éducation communautaire, renvoie
donc ici, à la Prise en charge collective de l’éducation (mais ne le lisez qu’une fois, sinon
vous risquez de vous laisser happer pour l’éternité dans une boucle de lecture infinie).

-8-
1 – Embrigadement ?

Le corps sans la famille : prise en charge collective de l’éducation

Ce n’est qu’un des aspects de l’éducation communautaire qui est en vigueur dans la
Cité du Soleil (le Soleil étant le souverain-prêtre, le plus sage des philosophes, qui gouverne
la cité). Les enfants sont donc élevés en commun, pour le plus grand bien de la cité : « Après
l’accouchement, elles [les mères biologiques] nourrissent elles-mêmes l’enfant et l’élèvent
dans des édifices communs réservés à cet usage ; l’allaitement dure deux ans et plus, si le
médecin le juge à propos. Une fois l’enfant sevré, on le confie aux mains des maîtres et des
maîtresses, suivant son sexe1 ». C’est une question de propriété : « Ils disent que l’esprit de
propriété ne naît et ne grandit en nous que parce que nous avons une maison, une femme et
des enfants en propre2 ». Ce qui est expliqué plus loin : « tout ce dont ils ont besoin leur étant
donné par la communauté. Les magistrats empêchent qu’aucun n’ait plus qu’il ne mérite, mais
rien de nécessaire n’est refusé à personne3 ». On peut y voir ici un communisme « primitif »
(c’est-à-dire, d’après Socialisme utopique, socialisme scientifique d’Engels, avant la naissance
historique de la classe ouvrière) : la structure familiale traditionnelle comme modèle
embryonnaire de la société absolutiste est également remise en question par Engels dans son
Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat.

La société devient la seule famille : « Ceux du même âge s’appellent frères entre eux ;
ceux qui ont plus de vingt-deux ans sont appelés pères par ceux qui sont plus jeunes, et leur
donnent le nom de fils. Les magistrats veillent rigoureusement à ce que personne n’enfreigne
cette loi4 ». La menace permanente du législateur semble contredire le souci affiché de
s’émanciper de la famille traditionnelle comme d’un carcan ; s’il s’agit d’un affranchissement
et d’un soulagement désirés, pourquoi leur exécution doit-elle être surveillée d’aussi près ?
Cette forme d’organisation sociale est-elle plus « naturelle », plus spontanée que la
précédente ? Tout en gardant à l’esprit que « chez l’être humain, tout est naturel par culture,
parce que tout est culturel par nature », comme l’affirme Edgar Morin dans Le paradigme
perdu, la nature humaine. Il s’agit, en démembrant la logique patrimoniale de la famille, de
briser la reproduction des inégalités à l’intérieur de chaque génération. Tous les enfants

1
Campanella, op. cit., p. 249
2
Campanella, op. cit., p. 241
3
Campanella, op. cit., p. 241
4
Campanella, op. cit., p. 242

-9-
recevant la même éducation pluridisciplinaire et d’une très bonne qualité, dans les mêmes
conditions matérielles, les différences qui surgissent ne sont plus que celles du talent et de la
motivation, et ne sont plus dues à la faveur d’une naissance privilégiée1. On peut donc penser
que sur plusieurs générations, ces réformes forcées pourraient donner naissance à une société
plus équilibrée. Toutefois, le maintien par Campanella d’institutions de contrôle montre qu’il
craint clairement qu’un certain « naturel » ne revienne « au galop ».

Une formation pluridisciplinaire, et fort disciplinée...

« Tous ensemble sont instruits dans tous les arts. D’un à trois ans ils apprennent
l’alphabet et la langue sur les murs [dans l’explication architecturale, on a appris que les sept
murs concentriques de la cité servaient de support à la somme de son immense savoir, divisée
en sept domaines], en se promenant. Les élèves sont répartis en quatre divisions et conduits
par quatre vieillards très instruits. Bientôt on les fait s’exercer aux jeux gymnastiques, tels que
la course, le disque et plusieurs autres jeux, qui fortifient également chaque membre. Ils
gardent toujours la tête et les pieds nus, jusqu’à l’âge de sept ans. On les conduit tous
ensemble dans les lieux où l’on pratique des métiers, dans les cuisines, les ateliers de peinture,
de menuiserie, où l’on travaille le fer et où l’on fait des chaussures, etc., afin que leur vocation
se détermine.
Après leur septième année, lorsqu’ils ont appris sur les murailles les termes
mathématiques, on leur enseigne toutes les sciences naturelles. [Ils inspectent également tous
les travaux des champs. Les plus doués deviennent magistrats dans leur spécialité]. Ils rient du
mépris que nous avons pour les artisans et de l’estime dont jouissent chez nous ceux qui
n’apprennent aucun métier, vivent dans l’oisiveté et nourrissent une multitude de valets pour
servir leur paresse et leur débauche ; cette manière de vivre engendre de grands maux pour
l’Etat ; une foule d’hommes pervers sortent d’une société pareille comme d’une école de
vices2 ».

Il s’agit à présent de discuter des travers et des mérites de la discipline : cette


éducation peut paraître très dirigiste, et aliénante par son effet de masse ; mais son effet

1
J’emprunte les concepts de reproduction, de patrimoine (de capital, donc), de différentiel, de privilège et
d’inégalité à Pierre Bourdieu, particulièrement dans les ouvrages Les héritiers, et La reproduction.
2
Campanella, op. cit., p. 243

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semble plutôt émancipateur, en donnant, par la connaissance (qui ne peut s’acquérir qu’avec
un minimum de contrainte !), la vraie liberté du choix. Cet encadrement strict semble garantir
une meilleure hygiène personnelle et une société plus « saine », dans la mesure où le
parasitisme en est exclu, et dans laquelle chaque membre peut exercer des talents agréables et
utiles pour tous. L’aspect utopique est ici « globalement positif », pour reprendre le mot
fameux de Georges Marchais à propos du bilan de l’URSS.
Les cris d’orfraie soulevés par le plan Obama pour l’établissement d’une sécurité
sociale aux Etats-Unis sont très intéressants : parce qu’il voulait mettre en place un système
d’encadrement des soins médicaux qui en faciliterait l’accès au plus grand nombre, des
milliers de manifestants, au nom de la liberté (sic), l’ont agoni d’un spectre d’injures qui allait
de « Obama socialist », « Obama marxist » à « Obama nazi » ! Outre leur ignorance, ces
juxtapositions montrent que le libéralisme est parvenu à éduquer les masses étasuniennes
(entre autres) à un individualisme « de bon aloi », qui en réalité fragilise les plus précaires en
disloquant les solidarités sociales. Où est la « liberté » là-dedans ?

Toutefois, « Maisons, chambres, lits, tout, en un mot, est commun entre eux. Tous les
six mois les magistrats désignent à chacun le cercle, la maison et la chambre qu’il doit
occuper. Le nom de celui qui l’habite momentanément est écrit sur la porte de chaque
chambre1 ». Ce brassage semble prévenir les attachements personnels ; nous passons ici à un
aspect plus grave (et corollaire ?) du contrôle communautaire, qui touche chaque individu
sexué en tant que tel, et non plus en tant que membre d’un groupe indéfini.

2 – L’eugénisme astrologique

Un projet : améliorer la « race » humaine

La première présentation du système apparaît très tôt, juste à la fin de la grande


description architecturale de la Cité, juste avant la présentation du gouvernement : « Le
magistrat Amour est chargé spécialement du soin de la génération, c’est-à-dire de faire en
sorte que les unions sexuelles soient telles qu’elles produisent la plus belle progéniture
possible. Aussi, les habitants de cette heureuse cité se moquent-ils de nous, qui donnons tous

1
Campanella, op. cit., p. 245

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nos soins à l’amélioration de la race des chiens et des chevaux, et qui négligeons celle de
notre espèce. Ce magistrat est aussi préposé à l’éducation des enfants, à la médecine, à la
pharmacie, aux semailles et aux moissons, aux récoltes des fruits, à l’agriculture, au soin des
troupeaux et à ce qui regarde le manger, enfin à tout ce qui a rapport à la nourriture, aux
vêtements et à la génération1 ».

D’un côté, le rapprochement avec plusieurs classiques de la littérature d’anticipation


dystopique est rapide : on pense immédiatement au Ministère de l’Amour d’Océania, dans le
1984 de George Orwell. Protégé par le procédé de la dissonance cognitive qui est au
fondement du Novlangue, il est chargé de veiller au bon déroulement des tortures. Et le grand
classique de l’eugénisme, Brave New World, d’Aldous Huxley, s’ouvre également sur la
présentation du laboratoire où sont conditionnés les embryons humains, la viviparité étant
devenue un tabou. Mais l’analogie s’arrête là : les citoyens du « meilleur des mondes » sont
conditionnés à détester la nature, au nom d’une civilisation parfaite, alors qu’on voit bien que
chez Campanella la génération procède d’un grand mouvement écologique indifférencié. Le
vivant englobe les règnes végétal et animal (même si le premier fournit bien souvent abri,
vêtement et nourriture au second), l’orchestration d’une croissance harmonieuse est un
objectif général, l’être humain fait partie du règne animal. Il semble donc logique de tenter
d’améliorer la « race humaine » dans la même mesure que les races canine ou chevaline.

Le moyen : sélectionner les géniteurs

« Dans les jeux publics, hommes et femmes paraissent sans aucun vêtement, à la
manière des Lacédémoniens, et les magistrats voient quels sont ceux qui, par leur
conformation, doivent être plus ou moins aptes aux unions sexuelles, et dont les parties se
conviennent réciproquement le mieux [...]. Les femmes grandes et belles ne sont unies qu’à
des hommes grands et bien constitués ; les femmes qui ont de l’embonpoint sont unies à des
hommes secs, et celles qui n’en ont pas sont réservées à des hommes gras, pour que leurs
divers tempéraments se fondent et qu’ils produisent une race bien constituée2 ».

1
Campanella, op. cit., p. 240
2
Campanella, op. cit., p. 248

- 12 -
Ici, le lecteur contemporain se pose de sérieuses questions quant aux motivations de
Campanella, et à son expérience personnelle de la sexualité. Ce dispositif ressemble au
fantasme maniaque d’une bande de vieillards lubriques et voyeurs, qui à leur gré font se
reproduire ou non des jeunes gens, nus devant eux, à la manière des Sims, un jeu électronique
de simulation totale (habitation, meubles, travail, famille) de la vie de personnages virtuels.
Outre l’alchimie comique du chiasme des « gras » et des « maigres », on voit que
l’appariement est mécanique, et ne laisse aucune place au choix ou aux inclinations des
intéressés. Il s’agit bien, exactement comme pour des chevaux ou des chiens, d’obtenir par
sélection la plus belle « race » possible. Cette instrumentalisation de la génétique rappelle les
heures les plus noires du IIIème Reich, et le projet de Hitler (qui était petit et brun) de créer
une « race » prétendument aryenne de grands blonds aux yeux bleus, par sélection rigoureuse
des géniteurs. On sait maintenant, au contraire, qu’un brassage des gênes important permet
d’éviter les tares de la consanguinité (la débilité, notamment, qui affectait les derniers
empereurs romains, nés d’unions consanguines), et que le métissage, par les migrations, a
toujours créé et continue de créer l’extraordinaire diversité des visages humains.

3 – La sexualité contrôlée

L’acte sexuel ritualisé à l’extrême

L’astrologie permet de ritualiser (et donc de contrôler) l’acte sexuel lui-même jusqu’à
la caricature, ou à l’obsession maniaque : « C’est après s’être baignés, et seulement toutes les
trois nuits qu’ils peuvent se livrer à l’acte générateur [...]. Le soir, les enfants viennent
préparer les lits, puis vont se coucher, sur l’ordre du maître et de la maîtresse. Les générateurs
ne peuvent s’unir que lorsque la digestion est faite et qu’ils ont prié Dieu. On a placé dans les
chambres à coucher de belles statues d’hommes illustres, pour que les femmes les regardent et
demandent au Seigneur de leur accorder une belle progéniture. L’homme et la femme
dorment dans deux cellules séparées jusqu’à l’heure de l’union ; une matrone vient ouvrir les
deux portes à l’instant fixé. L’astrologue et le médecin décident quelle est l’heure la plus
propice ; ils tâchent de trouver l’instant précis où Vénus et Mercure, placés à l’orient du

- 13 -
soleil, sont dans une case propice à l’égard de Jupiter, de Saturne et de Mars, ou tout à fait en-
dehors de leur influence1 ».

Le détail de la digestion atteint au plus haut burlesque, et nous montre que cet acte de
procréation relève finalement plus de l’hygiène corporelle, de l’exercice de santé personnel et
social que de la sexualité humaine, censément dirigée par le désir et le plaisir. Toute trace de
ces derniers a ici disparu : une « matrone » donne le top départ (ce qui doit donner lieu à des
détails techniques qu’il serait intéressant de développer), selon l’indication du médecin-
astrologue, à la conjoncture favorable des planètes, et Madame (et pas Monsieur ?) est priée
de regarder les statues plutôt que son consciencieux partenaire, et de penser à l’homme illustre
qu’elle souhaite engendrer. Les partenaires ne sont plus que des « générateurs » !

C’est l’astrologie qui dicte le choix de l’heure et des partenaires. Cette superstition,
extrêmement forte, perdure jusqu’au XVIIIème siècle dans les campagnes européennes. Il
s’agit d’une hérésie mystique, qui cohabite facilement avec les préceptes chrétiens, prétendant
que chaque destin est inscrit dans les astres, selon la position des planètes dans le ciel. Chaque
planète a un symbole et un lien avec une matière, une humeur du corps, une saison, scellant le
lien entre microcosme et macrocosme. Le déterminisme est total, l’homme n’est plus qu’un
rouage de la grande horloge de l’Univers. Cette croyance se répandait dans la population au
moyen d’almanachs, mais les calculs astrologiques, d’une complexité mathématique
effarante, étaient effectués par des ecclésiastiques et des nobles de la plus haute société,
difficilement suspectables d’illettrisme ! Les sciences, et en particulier la physique, la chimie
(alchimie !) et la médecine sont entièrement soumises à l’astrologie, jusqu’au XVIIème siècle
environ.

La purification : « Ils regardent comme une chose défavorable que le géniteur n’ait pas
été trois jours sans voir charnellement de femme avant l’union, et qu’il ne soit pas pur de
toute mauvaise action également depuis trois jours, ou que du moins il ne soit pas réconcilié
avec Dieu après avoir péché ». C’est bien la rhétorique chrétienne qui ressurgit ici sous la
plume de l’ecclésiastique Campanella, emprisonné et torturé. Il s’agit de vertu, de péché. On
peut penser, d’autre part, à de semblables rituels de purification qui existaient chez de
nombreuses populations. Les chasseurs « Indiens » d’Amérique du Nord devaient s’abstenir

1
Campanella, op. cit., p. 248

- 14 -
de relations sexuelles trois jours avant le début de la chasse, afin de ne pas souiller l’esprit des
proies qu’ils allaient tuer. Quoi qu’il en soit, les Solariens sont encadrés de manière
totalement dictatoriale avant, pendant et après l’acte sexuel, réduit à une pratique biologique
(ou mécanique ?) de reproduction de l’espèce, dénuée de toute forme d’érotisme.

La nature : facteur d’interdiction ou de permission ?

L’âge et les pratiques selon Campanella

Le contrôle de la « génération » est développé quelques pages plus loin : « L’âge


auquel on peut commencer à se livrer au travail [sic] de la génération est fixé, pour les
femmes, à dix-neuf ans ; pour les hommes, à vingt et un ans. Cette époque est encore reculée
pour les individus d’un tempérament froid, mais en revanche il est permis à plusieurs autres
de voir avant cet âge quelques femmes, mais ils ne peuvent avoir de rapports qu’avec celles
qui sont ou stériles ou enceintes. Cette permission leur est accordée, de crainte qu’ils ne
satisfassent leurs passions par des moyens contre nature : des maîtresses matrones et des
maîtres vieillards pourvoient aux besoins charnels de ceux qu’un tempérament plus ardent
stimule davantage. Les jeunes gens confient en secret leurs désirs à ces maîtres, qui savent
d’ailleurs les pénétrer [sic] [enfin, était-ce vraiment nécessaire] à la fougue que montrent les
adultes dans les jeux publics. Cependant, rien ne peut se faire à cet égard sans l’autorisation
du magistrat spécialement préposé à la génération, et qui est un très habile médecin dépendant
immédiatement du triumvir Amour1 ».

La génération est un « travail », et on assiste ici à un véritable commerce institutionnel


des partenaires sexuels, un marché régi par des lois et des législateurs. L’image de la nature
comme élan généreux en prend un coup. La complexité du contrôle hiérarchique des relations
sexuelles est proprement hallucinante, le nombre de prohibitions et le faible couloir de
permissions restantes, si j’ose m’exprimer ainsi, rappellent 1984 et sa ligue anti-sexe, censée
canaliser l’énergie de la jeunesse vers l’ardeur et la haine guerrières.

1
Campanella, op. cit., p. 248

- 15 -
Il y a également des passions « contre nature » : « Ceux qu’on surprend en flagrant
délit de sodomie sont réprimandés et condamnés à porter pendant deux jours leurs souliers
pendus au cou, comme pour dire qu’ils ont interverti les lois naturelles, et qu’ils ont mis, pour
ainsi dire, les pieds à la tête. S’il y a récidive, la peine est augmentée jusqu’à ce qu’elle
atteigne enfin graduellement jusqu’à la peine de mort1 ». L’acharnement du législateur est ici
clairement visible. L’ecclésiastique reprend le dessus sur le philosophe, la sodomie est un mal
social car elle détourne l’énergie procréatrice. Il s’agit ici de réfréner un penchant « contre
nature » qui semble bien fort : il est prévu que les sodomites (homo- ou hétérosexuels, ce
n’est d’ailleurs pas précisé) persistent jusqu’à la mort ! L’éloge de la chasteté qui suit fait
définitivement pencher le passage dans la raison chrétienne : « Mais ceux qui gardent leur
chasteté jusqu’à l’âge de vingt et un ans et mieux encore de vingt sept ans, sont honorés et
célébrés par des vers, chantés à leur louange, dans les assemblées publiques2 ».

Enfin, la déchéance attend celles qui ne peuvent être mères, recréant une hiérarchie
naturelle, donc fondamentalement injuste, entre les femmes : « Lorsqu’une femme n’a pas
conçu par suite d’une première union charnelle, on l’unit sexuellement avec un autre homme.
Si enfin elle est reconnue être stérile, elle devient commune [sic ! Comme une « fosse
commune » ?]. Mais, en ce cas, on ne lui accorde pas les honneurs dont jouissent les mères, ni
dans le conseil de la génération, ni à table, ni dans le temple ; afin de contenir, par cet
exemple, les femmes qui pourraient se rendre stériles par libertinage3 ». On reconnaît ici la
glorification chrétienne de la maternité, et la condamnation du libertinage (féminin surtout).

L’âge et les pratiques selon Sade

A l’inverse, on pense aux « foutoirs publics » prônés par Sade dans le réjouissant
pamphlet « Français, encore un effort si vous voulez être républicains », micro-utopie
(d’après l’expression de Guillaume Ansart) extraite du cinquième dialogue de la Philosophie
dans le boudoir : « Différents emplacements sains, vastes, proprement meublés et sûrs dans
tous les points, seront érigés dans les villes ; là, tous les sexes, tous les âges, toutes les
créatures seront offerts aux caprices des libertins qui viendront jouir, et la plus entière

1
Campanella, op. cit., p. 248
2
Campanella, op. cit., p. 248
3
Campanella, op. cit., p. 249

- 16 -
subordination sera la règle des individus présentés ; le plus léger refus sera puni aussitôt
arbitrairement par celui qui l'aura éprouvé1 ».

« Un homme qui voudra jouir d'une femme ou d'une fille quelconque pourra donc, si
les lois que vous promulguez sont justes, la faire sommer de se trouver dans l'une des maisons
dont j'ai parlé ; et là, sous la sauvegarde des matrones de ce temple de Vénus, elle lui sera
livrée pour satisfaire, avec autant d'humilité que de soumission, tous les caprices qu'il lui
plaira de se passer avec elle, de quelque bizarrerie ou de quelque irrégularité qu'ils puissent
être, parce qu'il n'en est aucun qui ne soit dans la nature, aucun qui ne soit avoué par elle. Il ne
s'agirait plus ici que de fixer l'âge ; or je prétends qu'on ne le peut sans gêner la liberté de
celui qui désire la jouissance d'une fille de tel ou tel âge2 ».

Le parallèle est intéressant, car dans une commune intention de légiférer, l’opposition
est totale : Sade propose une libération absolue du désir sexuel par le gouvernement de la
Cité, et un aménagement pratique qui le favorise. La nature ici englobe au contraire toutes les
« passions » possibles des individus. Enfin, Sade annihile toute idée de limite d’âge.

« Si nous admettons, comme nous venons de le faire, que toutes les femmes doivent
être soumises à nos désirs, assurément nous pouvons leur permettre de même de satisfaire
amplement tous les leurs ; nos lois doivent favoriser sur cet objet leur tempérament de feu
[...]. Je dis donc que les femmes, ayant reçu des penchants bien plus violents que nous aux
plaisirs de la luxure, pourront s'y livrer tant qu'elles le voudront, absolument dégagées de tous
les liens de l'hymen, de tous les faux préjugés de la pudeur, absolument rendues à l'état de
nature [...] ; je veux que la jouissance de tous les sexes et de toutes les parties de leur corps
leur soit permise comme aux hommes ; et, sous la clause spéciale de se livrer de même à tous
ceux qui le désireront, il faut qu'elles aient la liberté de jouir également de tous ceux qu'elles
croiront dignes de les satisfaire3 ».

L’égalité entre les sexes est garantie par la réciprocité de l’édit ; la référence à
l’origine naturelle et souveraine des désirs est renouvelée. Au-delà de l’égalité des sexes, Sade
affirme même la suprématie complète des penchants féminins pour la luxure !

1
Sade, La philosophie dans le boudoir, p. 150
2
Sade, op. cit., p. 154
3
Sade, op. cit., p. 155

- 17 -
Retour « logique » à l’éducation communautaire

Dans le passage qui suit immédiatement celui-ci, Sade traite la question de la


procréation : « Quels sont, je le demande, les dangers de cette licence ? Des enfants qui
n'auront point de pères ? Eh ! Qu’importe dans une république où tous les individus ne
doivent avoir d'autre mère que la patrie, où tous ceux qui naissent sont tous enfants de la
patrie ? Ah ! Combien l'aimeront mieux ceux qui, n'ayant jamais connu qu'elle, sauront dès en
naissant que ce n'est que d'elle qu'ils doivent tout attendre ! N'imaginez pas de faire de bons
républicains tant que vous isolerez dans leurs familles les enfants qui ne doivent appartenir
qu'à la république1 ».

Bien que découlant d’arguments absolument opposés, les conclusions de Sade et de


Campanella sont identiques : Sade réaffirme la nécessité de briser la cellule familiale, afin que
la loyauté des citoyens aille à la république seule. Campanella, en des termes similaires,
conclut : « Nous croyons que la nature exige que nous connaissions et que nous élevions ceux
que nous engendrons ; que nous ayons une maison, une femme et des enfants à nous. Eux le
nient et pensent, avec saint Thomas, que la génération est faite pour conserver l’espèce et non
l’individu. La reproduction regarde donc la république et non les particuliers, si ce n’est
comme partie du tout, qui est la république. Et comme les particuliers engendrent et élèvent
très mal leurs enfants, il peut en résulter un grand mal pour la république qui, dans ce cas, a
raison de ne s’en remettre qu’à elle-même sur un point de cette importance. La sollicitude de
la paternité regarde donc bien plus la communauté que l’homme privé2 ».

4 – La beauté et l’amour dans la Cité

La beauté (des femmes, forcément)

« Les femmes, grâce à l’exercice qu’elles se donnent, ont des couleurs vives, des
membres robustes, et sont grandes et agiles. La beauté des femmes consiste pour les Solariens
dans la force et la vigueur, et l’on punirait de mort celles qui farderaient leur visage pour
s’embellir, se serviraient de chaussures élevées pour se grandir, ou porteraient de longues

1
Sade, op. cit., p. 155
2
Campanella, op. cit., p. 250

- 18 -
robes pour couvrir des pieds défectueux [...]. Ils disent que de tels abus naissent chez nous de
l’oisiveté des femmes et de leur paresse qui les affaiblissent, les pâlissent, et diminuent leur
taille en la ployant. Alors il faut simuler la fraîcheur du coloris, se grandir par des chaussures
élevées et paraître belle par la frêle délicatesse des formes, et non par la force d’une bonne
constitution ; et c’est ainsi qu’elles détruisent leur tempérament et celui de leurs enfants1 ».
La dissymétrie sexuelle reparaît ici : il s’agit de « conserver » les femmes, leur vertu,
leur « naturel », mais il n’est nulle part fait mention de la beauté des hommes, des artifices
qu’ils pourraient utiliser, et du désir des femmes. Les directives de la nature sont encore
alléguées, et on assiste au déploiement d’une rhétorique de la force physique, de l’agilité, et
de la simplicité. Il y a une condamnation morale de l’oisiveté, et un lien physiognomoniste est
établi entre le moral et le physique : les vertueux sont beaux, selon leurs critères. Enfin, la
sentence de mort semble totalement disproportionnée à l’application de fards ! La présence
d’un législateur quasiment divin qui a pouvoir de vie et de mort montre à quel point
Campanella, consciemment ou non, a l’impression de contrarier des penchants « naturels ».

L’amour, l’amitié et la concupiscence

« Si, par hasard, un homme et une femme s’éprennent mutuellement l’un de l’autre, il
leur est permis de converser et de jouer ensemble, de se donner des guirlandes de fleurs ou de
feuillage et de s’adresser des vers. Mais s’ils ne sont pas dans les conditions voulues pour une
bonne génération, ils ne peuvent en aucun cas s’unir sexuellement, à moins que la femme ne
soit déjà enceinte (ce que l’amant attend avec impatience), ou bien qu’elle ne soit stérile. Au
reste, ils ne connaissent guère que l’amitié en amour, et ne sont presque jamais poussés par la
concupiscence2 ».

La barrière qui est opposée ici à la réalisation du désir sexuel est assez comique ; je me
demande si ces douces compensations bucoliques sont de nature à contenir les esprits du
péché ; car c’est bien de cela qu’il s’agit. Le péché est autant de consommation charnelle que
de désobéissance à l’autorité du magistrat. La violence de l’interdit psychologique qui est
infligé est maladroitement contournée par l’expression, par Campanella, de la croyance en

1
Campanella, op. cit., p. 251
2
Campanella, op. cit., p. 251

- 19 -
une sorte de vertu et de pudeur innée, « amitié » s’opposant à « concupiscence » pour
l’amour, ce qui criminalise et culpabilise le désir sexuel.

Dans son essai sur La civilisation des mœurs, Norbert Elias décrit de manière très
précise ce processus de criminalisation des pulsions, à propos des Colloques d’Erasme, un
traité de bienséance à l’usage des jeunes garçons : « Mais il est tout aussi manifeste que
l’objectif du traité est précisément d’inculquer des sentiments de pudeur. La motivation de la
maîtrise des pulsions à laquelle on invite l’enfant, par l’omniprésence des anges, est tout à fait
caractéristique à cet égard. En effet, les motifs de la peur que l’on désire susciter dans
l’adolescent pour qu’il réprime ses manifestations de plaisir conformément aux normes de
comportement de la société varient avec les siècles. A l’époque d’Erasme, on explique et
concrétise – pour soi-même et pour les autres – la peur qu’inspirent les pulsions ou la
répression des pulsions comme une peur d’esprits extérieurs. [...] Dans les milieux populaires,
l’ange gardien restera longtemps encore l’instrument du conditionnement des enfants. Il est
vrai qu’il s’éclipse peu à peu, à mesure que les mises en garde contre les actes
« préjudiciables à la santé », que les motivations « hygiéniques » sont plus fréquemment
invoquées pour obtenir le degré requis du refoulement des pulsions et du contrôle de
l’affectivité1 ».

Le parallèle entre l’utopie et les Colloques est facilement établi par leur visée
didactique commune. On voit que Campanella, bien que profondément novateur, et revenant
sur nombre de préjugés sociaux de son temps, comme la fatalité des inégalités humaines, le
bien-fondé de l’esclavage ou l’élitisme de la culture, reste à beaucoup d’égards pris dans le
processus de civilisation de son temps, à cette époque cruciale de contrôle progressif du corps
et des pulsions par la société.

1
Elias, Norbert, La civilisation des mœurs, p. 289

- 20 -
Conclusion

Eu-topie ou dystopie ?

Le voile qui sépare la Cité parfaite de la plus épouvantable des dictatures est très
mince, et les utopistes de toutes les époques le franchissent allègrement, et sans s’en
apercevoir. Le point d’achoppement me semble être la question du contrôle, de la vie privée
comme de la vie publique. A vouloir créer une organisation sociale idéale, on fabrique une
machine infernale dans laquelle l’humain n’a pas sa place, dans laquelle le biologique fait
place au mécanique. Les Nouvelles de nulle part de William Morris [News from Nowhere,
1890] sont la seule utopie équilibrée que je connaisse de ce point de vue.

Il n’est pas question pour autant de sombrer dans un idéalisme béat qui ferait
confondre les humains avec des bergers d’Arcadie, et d’imaginer une société parfaite et
éternelle ; mais l’utopie peut critiquer les sociétés qui lui sont contemporaines avec lucidité et
de proposer de nouveaux équilibres de manière pragmatique.

« Dans la cité du Soleil, au contraire, les magistratures, les arts, les travaux et les
charges étant également distribués, chacun ne travaille pas plus de quatre heures par jour. Le
reste du temps est employé à étudier agréablement, à discuter, à lire, à faire et à entendre des
récits, à écrire, à se promener, à exercer enfin le corps et l’esprit, tout cela avec plaisir1 ».
Ayant énoncé les quelques principes très simples qui permettent à une cité de répartir le
travail et ses fruits, pourquoi ne pas s’en tenir là ? Pourquoi chercher à légiférer à outrance,
jusque dans les chambres à coucher ? Il est intéressant de constater que Bertrand Russell2,
dans les années 1930, calcule que la durée du travail quotidien, réparti équitablement entre les
citoyens valides, serait de quatre heures, alors que le niveau technologique à son époque est
beaucoup plus élevé (certes, le progrès technique crée de nouveaux « besoins »).

Moins il y a de lois, plus elles sont simples, et plus elles sont respectées et
effectivement utiles : le projet marxiste, qui consiste à substituer à l’administration des
personnes la gestion des marchandises, semblerait de nature à résoudre ce problème du
contrôle.

1
Campanella, op. cit., p. 252
2
Russell, Bertrand, Eloge de l’oisiveté, 1932.

- 21 -
Nature et civilisation

L’alibi de la nature, qui est tout d’abord une belle reconnaissance de l’aspect
indifférencié du flot d’énergie qu’est la vie, sert finalement à interdire ou à contraindre les
citoyens à tout et n’importe quoi. Chez l’être humain, la question de ce qui est « naturel » ou
pas est insoluble, car l’être humain est, par nature, culturel, c’est-à-dire en partie sorti des
déterminations naturelles. Elias tranche ainsi la fausse controverse entre nature et civilisation :
« Toutes ces observations mettent une fois de plus en évidence le fait que les processus de la
nature et de l’histoire s’emboîtent d’une façon à peu près indissociable. La formation de
sentiments de honte et de malaise, la progression de ce qui est ressenti comme pénible sont
des phénomènes à la fois naturels et historiques. Toutes ces réactions émotionnelles sont en
quelque sorte des structures de la nature humaine correspondant à ces conditions sociales
données, qui, par un effet en retour, contribuent au déroulement du processus historico-social.
On ne voit pas très bien si l’opposition radicale entre « civilisation » et « nature »
exprime autre chose que l’oppression des âmes « civilisées », que les déformations
spécifiques de l’économie psychique telles qu’elles existent dans la phase moderne de la
civilisation occidentale1 ».

Ces considérations sont très précieuses à propos de l’utopie, qui est un laboratoire de
société, une aspiration, donc partiellement virtuelle. L’utopie nous en apprend autant sur son
auteur que sur les réformes qu’il souhaite pour la société de son temps, et les utopies les plus
célèbres rejaillissent souvent, du moins en partie, sur les pratiques sociales réelles des
générations suivantes : qu’on pense à More, à Fourier, à Owen, à Saint-Simon (et à Marx,
éventuellement, même s’il est discutable de le ranger dans la catégorie des utopistes), et à
l’influence qu’ils ont eu sur le développement de la société moderne, des débuts du
capitalisme au socialisme soviétique.

L’utopie du bonheur humain

La question de la spontanéité, des penchants, du plaisir, au contraire, a toute sa place


dans le projet d’une Cité harmonieuse (et non parfaite, ce qui est impossible, absurde, et

1
Elias, op. cit., p. 344

- 22 -
dangereux, à cause de l’immobilité impliquée par la notion de perfection), sans cesse en train
d’évoluer et de changer, au contraire, et dans laquelle chaque être humain crée et reçoit sa part
de plaisir (sexuel, artistique...). Ce qui constitue, il me semble, la finalité de toute vie
humaine.

Les croyances astrologiques, déterministes, au contraire, et surtout la mystique


chrétienne, en introduisant les concepts de chasteté, de vertu, de péché, qui sont absolument
contraires aux aspirations humaines les plus élémentaires, pavent la voie à tout un système de
contraintes qui rend la vie pulsionnelle humaine « invivable ». Le christianisme est à l’origine
de la plupart des névroses modernes, ayant transformé nos élans en péchés, c’est-à-dire en
crimes et en pathologies.

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Bibliographie

Œuvres principales

CAMPANELLA, Tommaso, La Cité du Soleil, dans Voyages aux pays de nulle part, Robert
Laffont, Bouquins, 1990 [1613].

COLET, Louise, Préface à la Cité du Soleil, op. cit. [1842].

Sources secondaires

COURTINE, Jean-Jacques, « George Orwell et la question de la langue », L’Arc, n°94,


Editions Le Jas, 1984.

ELIAS, Norbert, La civilisation des mœurs, Pocket/Calmann-Lévy, Agora, 2002 [1939].

ENGELS, Friedrich, Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat [1884], et


Socialisme utopique, socialisme scientifique [1880], www.marxists.org [consulté le 5 mai
2011].

HUXLEY, Aldous, Le Meilleur des mondes, Pocket, 2002 [1932].

ORWELL, George, 1984, Gallimard, Folio, 1972 [1949].

SADE, Donatien Alphonse François, « Français, encore un effort si vous voulez être
républicains » [cinquième dialogue], dans La philosophie dans le boudoir, GF Flammarion,
2006.

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