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Mabel Seijas
Phénomène de société et secteur économique en plein essor, le jeu est au cœur
du développement des TIC en 2005. Le modèle classique de diffusion des innovations,
qui voulait que les innovations naissent dans les entreprises et se diffusent ensuite dans
le grand public, a été renversé : c’est maintenant souvent le contraire. Mais le jeu est
une activité finalement bien mystérieuse. Nous débutons donc par une analyse théorique
du jeu, suivie d’une description économique. Les jeux « de casino » sont aussi touchés
par les TIC : nous en proposons un panorama pour finir.
Mabel Seijas
Le verbe « jouer » est sans doute d’une impressionnante charge sémantique, l’un
des plus utilisés métaphoriquement dans la langue française.
Déjà dans sa préface à Jeu et Réalité de D.W. Winnicott2 , J.- B. Pontalis
signalait les souffrances du traducteur : « Ici la difficulté se reconnaît dès le titre : le mot
« jeu » n’est assurément pas l’équivalent de playing. D’abord parce que le français ne
dispose pas, à la différence de la langue anglaise, de deux termes pour designer les jeux
qui comportent des règles (game) et ceux qui n’en comportent pas (play) ; pour l’adulte
engagé dans une partie de football ou de go et pour le petit enfant qui babille avec son
ours en peluche, nous parlons également de jeux. Et peut-être n’avons-nous pas tout à
fait tort car l’absence de règles explicites et reconnues n’empêche pas l’absence de toute
règle, même si celle-ci échappe à l’observateur et au joueur. 3
La « condensation » de sens du mot jouer et sa polysémie permettent déjà une
voie d’analyse. Dans une première acception « jouer » a comme but le plaisir, la
distraction ou l’amusement (jouer à cache-cache, aux cartes, aux échecs, au football).
Mais aussi quelqu’un « joue d’un instrument de musique », ou quelqu’un
interprète, représente (fait semblant, joue la comédie) au cinéma ou au théâtre. Et il
existe aussi la catégorie de « jeux intéressés » (roulette, poker) ou jouer à la Bourse.
Donc « risquer ». Jouer le tout pour le tout.
Jouer est aussi plaisanter, ou jouer avec quelque chose : avec sa vie, avec le feu.
Jouer avec les « mots ». En espagnol, en revanche, il existe trois verbes distincts pour le
verbe « jouer » :
• Tocar (toucher) est utilisé pour la pratique d’un instrument de musique ;
• Actuar (jouer un rôle) pour les représentations artistiques (théâtre, cinéma) ;
1
C’est Lacan qui a poursuivi la réflexion sur les rapports psychanalyse/jeu et il s’est notamment intéressé
à la place du « mort » dans le jeu du bridge.
2
Titre Original : Playing and Reality, La traduction française a été éditée par Gallimard en 1975.
3
« Il suffit de penser à l’émoi, proche de la panique, qui nous saisit, enfant ou adulte quand les règles
sont méconnues – moins transgressées que laissées de côté, moins le « tu triches » que « c’est pas d’jeu »
– pour voir effectivement avec l’auteur, dans les games, avec ce qu’ils comportent d’organisé et de
volonté de maîtrise, une tentative qui cherche à prévenir ce qu’il y a d’affolant dans le dérèglement du
jeu », op.cit p. VIII.
4
Homo Ludens, traduction française pp. 34-35.
5
Caillois, Roger : Les jeux et les hommes. Le masque et le vertige. Gallimard, 1ère édition en 1958.
Édition revue et augmentée, 1967.
6
Si nous avons évoqué plus tôt la « condensation » du mot « jouer » en français et le peu de synonymes,
nous constatons que dans le domaine des « jeux de hasard » plusieurs autres mots sont comparables
comme miser, parier. Cela montre déjà une certaine « différence » dans la classification, que l’étude de
Caillois va superbement éclaircir.
Notons en passant que la « récompense » est une partie intégrante de la plupart des jeux. Or, cette
récompense-là est symbolique : lauriers, coupes, médailles, fiches, points qu’on fait miroiter pour montrer
l’excellence de l’ego.
7
Op.cit p.p. 42-43.
8
Op. cit. p. 45.
9
Op cit. p. 50.
L’ordinateur joue !
Nous ne nous apercevons même pas que nous sommes dans un monde
numérique. C’est sans doute que la mathématique qui est à l’origine de l’évolution
technologique reste imperceptible. L’utilisateur de technologies est séduit par les
avancées et les progrès dans le domaine sans se poser plus de questions.
Mais depuis les origines les scientifiques ont vu un rapport entre ordinateur et
jeu. En 1953, l’un des premiers supercalculateurs d’IBM utilisait le morpion pour
démontrer son « intelligence » et sa rapidité de calcul. En 1958 un physicien américain
réussit à fabriquer un rudimentaire jeu de tennis. En 1962, une fois les laboratoires
d’universités dotés d’ordinateurs, un groupe d’enseignants et d’étudiants du MIT
mettent au point Spacewar… Et ce jeu fait le tour des universités. Nous avons aussi
connu Pong le plus célèbre jeu vidéo puisqu’il incorpore « le son de la balle ».
Une longue histoire ou préhistoire, les premiers pas dans la planète numérique 11 .
Quand un champion mondial d’échecs a perdu une partie face à un programme
d’ordinateur en 1997, beaucoup de gens ont eu un frisson. Jusqu’où pourrait-on aller ?
La science- fiction a exploré, parallèlement, ces rapports ambivalents entre la
science et l’existence humaine. Mais, que l’ordinateur puisse jouer est significatif :
10
« L’enfant aime qu’on lui fasse peur ». Qui d’autre sinon Hitchcock « père fondateur » a saisi si
profondément ce plaisir niché dans l’être ? Il traite les spectateurs exactement comme des enfants, il nous
séduit, nous malmène, nous secoue, nous fait « frissonner ». Sentir la mort aux trousses. Nous parlons
expressément de « mort » et nous y reviendrons plus tard en abordant les « jeux vidéo ».
11
Pour en savoir plus nous renvoyons au mémoire de 5ème année pour le Diplôme national supérieur
d'expression plastique (vrai mémoire de « joueur »). Billon Lanfrey, Matthieu mbillonlanfrey.free.fr
12
G. Grallet, J.S. Stelhi, Jeux vidéo, Nous allons tous craquer, L’Express, 24-11-2005.
13
C’est grâce à Internet, bien entendu, qu’on peut consulter d’innombrables articles dédiés à ce sujet.
14
Il existe une vaste typologie de jeux : de simulation, de stratégie, de combat, d’aventure, d’exploration,
etc.
15
Sur cet autre aspect intéressant de l’échec des ventes de ces logiciels, nous renvoyons à la lecture de
Fanny Georges, Du stade du miroir au stade de l’écran, in OMNSH Observatoire des Mondes
Numériques en Sciences Humaines.
16
Sébastien Genvo, 2005, Le game design de jeux vidéo : quels types de narration ? ICHM05, 22.09
Paris.
Sur les avatars, les guilds, l’immersion ludique, les univers persistants
Les jeux multi- utilisateurs en ligne 17 regroupent plusieurs milliers de sujets
(forte population ado et post-adolescente masculine). Ils fonctionnent tout le temps,
indépendamment des joueurs et ils n’ont pas de fin. Le joueur crée son avatar : nom,
genre, apparence physique, caractéristiques. C’est par son intermédiaire qu’il va pouvoir
découvrir et s’approprier le monde virtuel, rencontrer et se lier à d’autres avatars,
accomplir des actions qui vont consolider la puissance et la singularité de son
représentant. On va constituer des groupes stables, puis des guilds. 18 Ce dernier mot, de
résonance moyenâgeuse, est révélateur de liens qui s’établissent : compagnonnage,
fratrie, corporation. Un « corps » social avec des caractéristiques définissables.
Notons les fortes implications narcissiques du sujet : il se renomme avec son
pseudonyme, il se recrée avec une apparence choisie.
Comme le signale à juste titre Etienne A. Amato « l’univers dit persistant se
perpétue sans cesse. Déjà renforcé par cette autonomie temporelle et capacité
cumulative, la consistance de ce monde parallèle au nôtre paraît d’autant plus forte
17
Dénommés MMORPG, Massive Multiple Player Online Role Playing Games
18
Se rapporter à Thomas Gaon, L’avenir d’une illusion, in OMNSH Observatoire des Mondes
Numériques en Sciences Humaines.
Les images palpables ou « actées » sont les images dotées d’une propriété
interactive et il faut agir sur leur contenu. D’où l’auteur parle d’ « habitabilité » de
l’image numérique. « C’est une image habitacle qui accueille la présence d’un regardeur
intégré au contenu de la figuration. En quelque sorte elle l’héberge, lui aménage une
place centrale, autour de laquelle s’articule l’ensemble des éléments représentés ». « Il
19
Etienne Amato, L’immersion en milieu ludique partagé et ses conditions de validité. De l’interactivité
humain-ludiciel à l’interaction finalisée inter-personnages, in OMNSH Observatoire des Mondes
Numériques en Sciences Humaines .
20
Benjamin Chapon, Le deal de pixels, un business bien réel, 20 minutes, 16-11-2005
Moon Ihlwan, Dude, where’s my digital car ?, Business Week, 4-7-05.
21
Il est intéressant de poursuivre la réflexion sur la théorie des quatre instances corporelles : agissante,
perceptive, gestuelle et opérative.
22
Amato Etienne A, Weissberg Jean-Louis . « Le corps à l’épreuve de l’interactivité : Interface,
narrativité, gestualité », in Interfaces, Anomalie digital_arts, n°3, 2003 édition HYX, p.50. Excellent
article de confrontation et d’échange de propositions.
23
Influence mutuelle, il suffit de se rappeler du film Elephant de Gus Van Sant (2003), inspiré par les
principes du jeu vidéo. Voir, par exemple, l’interview de Gus Van Sant par Gerald Peary disponible sur :
http://www.geraldpeary.com
24
Article cité.
25
Vidéo Games seek a place in Art’s Realm, Sélection Hebdomadaire du journal Le Monde du
17/12/2005.
26
Traduction de l’auteur.
Joueurs professionnels
Cette étape intermédiaire entre « l’être petit et le devenir grand » qui caractérise
l’adolescence est assez paradoxale. La recherche de grandeur qui est mise en œuvre
27
Le Dr. Marc Vailleur, hôpital Marmottan, dans : La dépendance au jeu est une drogue, dans une
interview parue dans Ouest France le 11-06-2004 (article en ligne sur freud-lacan.com) déclare : « nous
avons beaucoup de demandes pour des problèmes d’abus ou de dépendance aux jeux vidéo sur Internet
[…] ou le « jeu d’aventures en univers persistant ». – Pour vous, c’est du pur divertissement qui n’apporte
rien ? – Pas du tout. Ces jeux sont tout à fait intéressants, utiles psychologiquement et socialement. C’est
très maturant pour des enfants, des adolescents. Ils permettent de canaliser l’agressivité. »
Tous les jeux vidéo ne sont pas à mettre entre toutes les mains, surtout
depuis qu’il y a beaucoup de joueurs adultes. Depuis 2003, les jeux reçoivent donc un
label PEGI (Pan European Game Information ) qui donne des préconisations par âge et
avertit en cas de violence ou d’autres contenus non destinés aux mineurs.
28
Le concept de « grandeur » initié par Boltanski et Thévenot a été utilisé par Trémel dans : Jeux de
rôles, jeu vidéo, multimédia, les faiseurs du monde, PUF, Paris 2001.
29
Article de Delphine Grellier, in OMNSH Observatoire des Mondes Numériques en Sciences
Humaines.
Jeux vidéo
Nous allons nous référer d’abord aux trois pôles qui font face aux joueurs : les
constructeurs de consoles, les studios de développement et les éditeurs, qui ont, comme
le signale Le Diberder, des rapports asymétriques 31 : « les fabricants de consoles
dominent les éditeurs. Plus l’éditeur est petit, plus cette domination est brutale. Les
éditeurs, eux, dominent les studios de développement. En contrepartie d’un rôle de
banquier, ils leur imposent des contrats qui leur font supporter le risque de la production
et les confinent dans le rôle d’atelier à façon. »
Donc les «studios de développement » sont les créateurs des jeux, les éditeurs
prennent en charge la « vie » du jeu après sa création intellectuelle : financement,
marketing, commerce en gros. Les grands éditeurs sont Electronic Arts (Etats-Unis),
Atari (France), Ubi Soft (France), Eidos (Royaume Uni), Enix (Japon). Ces pôles
peuvent être fondus au sein d’une même structure. Ainsi un ou plusieurs studios
peuvent être intégrés à un éditeur.
30
Raphaël Garrigos , Isabelle Roberts, Jeu déprime, Libération, 15-10-2005.
31
Le Diberder, Alain, Le Diberder, Frédéric, L’Univers des jeux vidéo, La Découverte 2001 ; également :
La création de jeux vidéo en France en 2001, Développement Culturel, 139, juillet 2002.
Pour le patron d’Ubisoft, le budget moyen d’un titre est de 30 M€. King Kong
a coûté au moins 60 M€. Pour qu’un jeu soit rentable, il faut vendre 1,5 million de
copies, indique David Nadal, l’un des cofondateurs d’Eden.
Les enjeux économiques des jeux vidéos concernent aussi les annonceurs.
L’agence de publicité TBWA prédit l’arrivée de jeux spécialement créés par des
marques, les advergames. Ainsi, l’équipementier de loisirs Lafuma a fait développer
un jeu. Lafuma Unlimited, qui porte sur la nouvelle discipline de course, le trial. Le
jeu ne fait pas directement de publicité mais véhicule les valeurs de la marque.
Par ailleurs, la plupart des marques essaient de se rendre visibles dans les
jeux. Certaines licences sont très recherchées et coûtent cher. On peut penser aux
images des stars du football - et un jeu comme Fifa (football) comporte près de 10
000 joueurs. D’autres marques sont heureuses de voir leurs productions faire de la
figuration. D’autres enfin refusent. Ainsi, dans le jeu Pro Cycling Manager, une
quinzaine d’équipes cyclistes ont accepté, mais T-Mobile a refusé. Le coureur Jan
Ullrich est donc devenu Jan Ullrach. Pour le jeu Project Gotham Racing 3 (Blizzard)
on a reproduit des photos de Tokyo, Londres, New York et Las Vegas et on a demandé
aux commerçants l’autorisation pour reproduire leurs magasins. De même, il faut
négocier pour reproduire des voitures comme les Lamborghini et Ferrari.
32
Interview avec Alain Le Diberder réalisée le 9-03-2004, Revue de Web de la mission pour l’Economie
numérique, disponible à : http://www.men.minefi.gouv.fr/webmen/revuedeweb/jeuxvideo.html
Jeux en réseau
Personne ne peut prédire, à l’heure actuelle, quelle sera l’évolution du secteur.
Est-ce que les jeux on line sont des concurrents des jeux off line ? Acheter un jeu ou
s’abonner (à un petit prix) pour télécharger à volonté ? C’est vraiment, à notre avis, une
question assez importante qui peut peser très lourd et avoir d’énormes conséquences sur
le plan économique.
Si Pinault PPR (à qui on ne peut certainement pas nier un certain flair pour les
affaires), propriétaire du site surcouf.com lance avec Metaboli une plate- forme de
téléchargement à volonté de jeux vidéo, nous pouvons être sûrs que le phénomène a le
vent en poupe. D’ailleurs, tous les autres (Atari, Ubisoft, THQ, Eidos) se lancent aussi.
Metaboli mérite notre attention, avec d’une part des projets audacieux, et d’autre part
une stratégie claire concernant la qualité des produits proposés et l’expansion du
marché. Ce distributeur en ligne lève 6 M€ pour son développement européen. Le site,
créé en 2001, entre ainsi dans une deuxième phase de son développement. Intel Capital,
Innovacom et Alven Capital sont les trois nouveaux fonds d’investissement qui
rejoignent le capital de la société.
Dans une interview, le PDG de Metaboli, Pierre Goubet 33 , explique son
positionnement et sa future politique : « la plupart des portails proposant la vente et le
téléchargement de jeux sur Internet proposent des jeux casual, légers et simples. Nous
nous positionnons sur des « vrais jeux vidéo » comme ceux qui sont proposés dans le
commerce, grâce à des partenariats que nous avons pu mettre en place, avec, entre
autres Atari, Codemasters, Microsoft ou Ubisoft. C’est un positionnement quasi unique
en Europe. Notre modèle a été validé en France. Nous comptons aujourd’hui 25 000
abonnés, dont 20 000 acquis au cours des douze derniers mois. Notre chiffre d’affaires a
été multiplié par quatre en l’espace d’un an et nous tablons sur un revenu supérieur à 3
M€ en 2005. Nous pensons donc que nous pouvons désormais exporter ce modèle sur
les principaux marchés européens. » A la question sur l’évolution probable des jeux en
ligne, P. Goubet répond que, selon une étude récente, ils pourraient passer de 23
milliards de dollars en 2004 à 55 milliards en 2008.
Ce qui peut attirer les internautes ludiques c’est cette possibilité de
téléchargement à des prix pas trop élevés (formules à 9,90 € et 19,90 €) pour utiliser
l’ensemble d’un catalogue. Et jouer à volonté.
33
http://www.journaldunet.com/ 05-11-2005
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WWWW
W .. O
OSST
TIIC
C .. IIN
NFFO
O
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