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5 - JEUX

Mabel Seijas
Phénomène de société et secteur économique en plein essor, le jeu est au cœur
du développement des TIC en 2005. Le modèle classique de diffusion des innovations,
qui voulait que les innovations naissent dans les entreprises et se diffusent ensuite dans
le grand public, a été renversé : c’est maintenant souvent le contraire. Mais le jeu est
une activité finalement bien mystérieuse. Nous débutons donc par une analyse théorique
du jeu, suivie d’une description économique. Les jeux « de casino » sont aussi touchés
par les TIC : nous en proposons un panorama pour finir.

Entrons dans le jeu : en quête de la reconnaissance


narcissique

Mabel Seijas

Assis à côté de nous, dans un transport en commun, mordillant incessamment


son crayon, absorbé, il lève les yeux dans un certain « vide ». Il est ailleurs, il répond au
défi : trouver le synonyme d’ « utopie » en quatre lettres. Il « réussit », il l’inscrit dans
le journal gratuit. Il laisse sa trace. Petite compensation du moi.
Elle cherche, par contre, les bons numéros pour compléter le sudoku, qui fait
fureur. Un autre se plonge dans son portable ou son petit ordinateur de poche. Derrière
son écran, dans son bureau elle fait en cachette d’innombrables parties de solitaire. Lui,
11 ans, dans sa maison, installe Soccer 5 et « joue » des matchs au réalisme
époustouflant, il n’est plus lui, il est « dedans ». En regardant un match télévisé, le
spectateur est appelé à rentrer dans un autre jeu : devinez qui a été le meilleur joueur de
l’année ?
Quel pays a été champion de la Coupe du Monde en .... ? Allez, téléphonez,
bougez, gagnez !
Dedans, dehors, au milieu : le jeu dans tous ses états.
Qu’est-ce qui se cache ou se dévoile derrière cette passion envoûtante pour les
jeux ?

Freud a été le premier à accorder une attention particulière à ce sujet et il en a


réalisé d’importantes analyses. Sur les jeux de mots ou de l’esprit et leur rapport à
l’inconscient. Son travail a ouvert des voies sur la psyché et le composant ludique des

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rêves. De même, il a donné une « interprétation » au jeu d’enfant. Matériel interprétable
puisque significatif.
Entrer dans un jeu est « signifiant », nous y entrons en tant que sujets. Le « je »
narcissique occupe une place d’importance.
C’est D.W. Winnicott qui a élaboré toute une théorie basée sur les « objets
transitionnels » et la création d’un espace intermédiaire entre le dehors et le dedans.
Grâce à sa théorie, on a pu avoir une vraie voie d’accès pour comprendre la signification
du « jouer ». 1

Le verbe « jouer » est sans doute d’une impressionnante charge sémantique, l’un
des plus utilisés métaphoriquement dans la langue française.
Déjà dans sa préface à Jeu et Réalité de D.W. Winnicott2 , J.- B. Pontalis
signalait les souffrances du traducteur : « Ici la difficulté se reconnaît dès le titre : le mot
« jeu » n’est assurément pas l’équivalent de playing. D’abord parce que le français ne
dispose pas, à la différence de la langue anglaise, de deux termes pour designer les jeux
qui comportent des règles (game) et ceux qui n’en comportent pas (play) ; pour l’adulte
engagé dans une partie de football ou de go et pour le petit enfant qui babille avec son
ours en peluche, nous parlons également de jeux. Et peut-être n’avons-nous pas tout à
fait tort car l’absence de règles explicites et reconnues n’empêche pas l’absence de toute
règle, même si celle-ci échappe à l’observateur et au joueur. 3
La « condensation » de sens du mot jouer et sa polysémie permettent déjà une
voie d’analyse. Dans une première acception « jouer » a comme but le plaisir, la
distraction ou l’amusement (jouer à cache-cache, aux cartes, aux échecs, au football).
Mais aussi quelqu’un « joue d’un instrument de musique », ou quelqu’un
interprète, représente (fait semblant, joue la comédie) au cinéma ou au théâtre. Et il
existe aussi la catégorie de « jeux intéressés » (roulette, poker) ou jouer à la Bourse.
Donc « risquer ». Jouer le tout pour le tout.
Jouer est aussi plaisanter, ou jouer avec quelque chose : avec sa vie, avec le feu.
Jouer avec les « mots ». En espagnol, en revanche, il existe trois verbes distincts pour le
verbe « jouer » :
• Tocar (toucher) est utilisé pour la pratique d’un instrument de musique ;
• Actuar (jouer un rôle) pour les représentations artistiques (théâtre, cinéma) ;

1
C’est Lacan qui a poursuivi la réflexion sur les rapports psychanalyse/jeu et il s’est notamment intéressé
à la place du « mort » dans le jeu du bridge.
2
Titre Original : Playing and Reality, La traduction française a été éditée par Gallimard en 1975.
3
« Il suffit de penser à l’émoi, proche de la panique, qui nous saisit, enfant ou adulte quand les règles
sont méconnues – moins transgressées que laissées de côté, moins le « tu triches » que « c’est pas d’jeu »
– pour voir effectivement avec l’auteur, dans les games, avec ce qu’ils comportent d’organisé et de
volonté de maîtrise, une tentative qui cherche à prévenir ce qu’il y a d’affolant dans le dérèglement du
jeu », op.cit p. VIII.

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• Jugar pour tout le reste : les jeux d’enfants, la pratique sportive, les jeux
d’adresse et de hasard.
Trois activités différenciées en espagnol, sont, donc, l’équivalent du français
« jouer ». Dans les trois acceptions réunies, concentrées dans le verbe français nous
pouvons trouver une caractérisation essentielle de la pratique ludique : il s’agit d’un
autre espace/temps (physique ou psychique) où quelqu’un produit, soit une musique,
soit « fait semblant » (il est autrui, dans une pièce).
Dans ces deux cas, ou bien nous sommes en train de jouer, dans une pratique
« active », ou bien nous sommes des spectateurs et jouissons par procuration. Nous nous
situons dans ce cas de l’autre côté de la frontière. Il en va de même avec le sport, déjà
surgi comme pratique spectaculaire aux Jeux Olympiques. Le poids prépondérant des
médias (« la société du spectacle ») a probablement accentué cette tendance à être
« extérieurs » aux jeux.
Nous insisterons plus tard sur les mécanismes de « retournement » mis en place
par les jeux télévisés, ou la « télé réalité » avant d’aborder l’attitude ludique qu’on
trouve dans les jeux vidéo.
La troisième activité (et parler d’être actif n’est pas anodin), le « simple jouer »
implique le fait de se « mettre », de rentrer dans un jeu (à la maman, aux cartes, aux
échecs, aux chiffres et aux lettres…). L’éventail est énorme et exige, bien entendu, une
compréhension approfondie.

Classification et caractéristiques des « jeux »


C’est J. Huizinga avec son Homo Ludens 4 qui a été l’un des premiers à tenter
une définition du jeu : « Le jeu est une action ou une activité volontaire, accomplie dans
certaines limites fixées de temps et de lieu, suivant une règle librement consentie, mais
complètement impérieuse, pourvue d’une fin en soi, accompagnée d’un sentiment de
tension et de joie, et d’une conscience d’être autrement que dans la vie courante ».
Or cette définition est complétée (et d’une certaine manière remise en cause) par
Roger Caillois dans son ouvrage phare Les jeux et les hommes 5 auquel nous ferons
souvent référence. Ce dernier constate que la définition de Huizinga exclut simplement
les paris et les jeux de hasard (casinos, loteries, champ de courses) qui occupent
précisément une part importante dans l’économie. 6

4
Homo Ludens, traduction française pp. 34-35.
5
Caillois, Roger : Les jeux et les hommes. Le masque et le vertige. Gallimard, 1ère édition en 1958.
Édition revue et augmentée, 1967.
6
Si nous avons évoqué plus tôt la « condensation » du mot « jouer » en français et le peu de synonymes,
nous constatons que dans le domaine des « jeux de hasard » plusieurs autres mots sont comparables
comme miser, parier. Cela montre déjà une certaine « différence » dans la classification, que l’étude de
Caillois va superbement éclaircir.

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Nous allons suivre Caillois dans sa définition du jeu : 7
Une activité, donc :
1. libre : à laquelle le joueur ne saurait être obligé sans que le jeu perdre aussitôt sa
nature de divertissement attirant et joyeux ;
2. séparée : circonscrite dans des limites d’espace et de temps précises et fixées à
l’avance ;
3. incertaine : dont le déroulement ne saurait être déterminé ni le résultat acquis
préalablement ;
4. improductive : ne créant ni biens ni richesse (sauf déplacement de la propriété au
sein du cercle de joueurs) ;
5. réglée : soumise à des conventions qui suspendent les lois ordinaires et qui
instaurent une législation nouvelle ;
6. fictive : accompagnée d’une conscience spécifique de réalité seconde ou de
franche irréalité par rapport à la vie courante.
C’est Roger Caillois qui s’est posé la question d’une vraie classification des jeux
et qui a trouvé les quatre principes fondamentaux qui peuvent nous orienter encore
aujourd’hui. L’importance de cette classification tient tout d’abord au fait de prendre en
considération non un simple « groupement » par type de jeux, mais une recherche des
attitudes et de l’investissement mis en œuvre par les « sujets ». « La multitude et la
variété infinies des jeux font d’abord désespérer de découvrir un principe de classement
qui permette de les répartir tous entre un petit nombre de catégories bien définies »8
Il fait un premier constat intéressant sur le « jeu de hasard » « Je m’arrête
cependant sur cette dernière expression. Pour une fois, elle fait allusion au caractère
fondamental d’une sorte bien déterminée de jeux. Que ce soit lors d’un pari ou à la
loterie, à la roulette ou au baccara, il est clair que le joueur observe la même attitude. Il
ne fait rien, il attend la décision du sort. Au contraire le coureur à pied, le joueur
d’échecs ou de marelle met tout en œuvre pour ga gner. Peu importe que tantôt ces jeux
soient athlétiques et tantôt intellectuels. L’attitude du joueur est la même : l’effort de
vaincre un rival placé dans les mêmes conditions que soi. »
Deux attitudes (passivité et activité) qui permettent une première classification et
d’où découlent les quatre rubriques principales : Agôn, Alea, Mimicry et Ilinx
• Agôn : groupe de jeux considérés comme une compétition, c'est-à-dire comme
un combat où l’égalité des chances est artificiellement créée pour que les
antagonis tes s’affrontent dans des conditions idéales, susceptibles de donner une

Notons en passant que la « récompense » est une partie intégrante de la plupart des jeux. Or, cette
récompense-là est symbolique : lauriers, coupes, médailles, fiches, points qu’on fait miroiter pour montrer
l’excellence de l’ego.
7
Op.cit p.p. 42-43.
8
Op. cit. p. 45.

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valeur précise et incontestable au triomphe du vainqueur. 9 Rappelons que le mot
« agôn » du grec « lutte » se retrouve dans une importante famille de mots :
protagoniste, antagoniste, agonie, etc.
• Alea : (du latin « chance ») pour tous les jeux fondés, à l’exact opposé de l’agôn,
sur une décision qui ne dépend pas du joueur. Le joueur y est entièrement passif.
A l’inverse de l’agôn, l’alea nie le travail, la patience, l’habileté, la qualification.
L’agôn est une revendication de la responsabilité personnelle, l’alea une
démission de la volonté, un abandon au destin.
• Mimicry : (« imitation » en anglais) le jeu peut consister à devenir soi- même un
personnage illusoire (« in luso » : en jeu). Le sujet joue à croire, à se faire croire
ou à faire croire aux autres qu’il est un autre que lui- même. Activité,
imagination, interprétation.
• Ilinx : (du grec « tourbillon ») poursuite du vertige et tentative de détruire pour
un instant la stabilité de la perception et d’infliger à la conscience lucide une
sorte de panique voluptueuse.
Ces quatre principes fondamentaux peuvent donner lieu à plusieurs
combinatoires. Mais il y a toujours la prédominance de l’un des principes.

Force est de constater le développement croissant des «jeux ». Ils envahissent


tous les territoires ont atteint leur apogée. Dans les magasins qui vendaient à l’origine
des livres et des disques, la surface de ces derniers rétrécit pour laisser la place aux
produits high- tech et surtout aux jeux vidéo.
Le rapport entre jeux et société a été abordé à partir de diverses disciplines :
l’anthropologie, la psychologie, la psychanalyse, la sociologie, la sémiologie,
l’économie. Selon la perspective choisie nous pourrions donner différentes
interprétations. Chacune sera incomplète et toutes seront complémentaires car le
phénomène « jeu » est multiple et offre des significations variées.
Les jeux sont- ils le symbole d’une société ludique, puisque joyeuse, ou sont-ils
le résultat, au contraire, d’une indicible angoisse ? Ou joie et angoisse ne sont plus de
mise ?
En tout cas, les jeux nous interpellent. Enigme à résoudre, provocation et défi.

Observons, d’abord, le déplacement de l’attitude et de la place du spectateur


dans le cinéma et la télévision. Les grandes superproductions du cinéma américain sont
faites à partir des « effets spéciaux » qui ne cherchent rien d’autre qu’à provoquer

9
Op cit. p. 50.

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« ilinx », le vertige, l’étourdissement (image et sons) comme le font d’ailleurs, le grand
huit ou la montagne de Zeus à Disney et au parc Astérix. 10
Sous l’influence des Etats-Unis, les chaînes de télévision françaises ont intégré
la « télé réalité ». Celle-ci permet aux spectateurs de passer de l’autre côté de l’écran
pour «raconter » ou montrer «sa vie ». Ce n’est plus le rêve mais la triste réalité qui
attire la curiosité.
C’est sans doute une idée magistrale d’utiliser des êtres anonymes que l’on fait
chanter, danser, jouer du théâtre et qui vont être choisis grâce à leurs performances (dit-
on) par d’autres anonymes qui vont s’activer en téléphonant pour voter (les tarifs du
coût d’appel et SMS sont indiqués à l’écran). Allez, devenez « star »….
Le « Et vous, comment jouez- vous avec la vie ? », publicité bien connue, est
significatif du retournement opéré. Bien que nous soyons habitués à la force des mots
dans les slogans publicitaires, dans une société chaque jour plus anonyme, en perte de
repères, désenchantée, on nous donne le rôle du « maître » du destin. Vous n’êtes pas
une marionnette, c’est vous qui tenez le fil.

L’ordinateur joue !
Nous ne nous apercevons même pas que nous sommes dans un monde
numérique. C’est sans doute que la mathématique qui est à l’origine de l’évolution
technologique reste imperceptible. L’utilisateur de technologies est séduit par les
avancées et les progrès dans le domaine sans se poser plus de questions.
Mais depuis les origines les scientifiques ont vu un rapport entre ordinateur et
jeu. En 1953, l’un des premiers supercalculateurs d’IBM utilisait le morpion pour
démontrer son « intelligence » et sa rapidité de calcul. En 1958 un physicien américain
réussit à fabriquer un rudimentaire jeu de tennis. En 1962, une fois les laboratoires
d’universités dotés d’ordinateurs, un groupe d’enseignants et d’étudiants du MIT
mettent au point Spacewar… Et ce jeu fait le tour des universités. Nous avons aussi
connu Pong le plus célèbre jeu vidéo puisqu’il incorpore « le son de la balle ».
Une longue histoire ou préhistoire, les premiers pas dans la planète numérique 11 .
Quand un champion mondial d’échecs a perdu une partie face à un programme
d’ordinateur en 1997, beaucoup de gens ont eu un frisson. Jusqu’où pourrait-on aller ?
La science- fiction a exploré, parallèlement, ces rapports ambivalents entre la
science et l’existence humaine. Mais, que l’ordinateur puisse jouer est significatif :
10
« L’enfant aime qu’on lui fasse peur ». Qui d’autre sinon Hitchcock « père fondateur » a saisi si
profondément ce plaisir niché dans l’être ? Il traite les spectateurs exactement comme des enfants, il nous
séduit, nous malmène, nous secoue, nous fait « frissonner ». Sentir la mort aux trousses. Nous parlons
expressément de « mort » et nous y reviendrons plus tard en abordant les « jeux vidéo ».
11
Pour en savoir plus nous renvoyons au mémoire de 5ème année pour le Diplôme national supérieur
d'expression plastique (vrai mémoire de « joueur »). Billon Lanfrey, Matthieu mbillonlanfrey.free.fr

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simuler une pensée et une stratégie pour gagner, nous sommes vraiment dans notre
sujet…
Les jeunes « interfacés » d’aujourd’hui se moqueraient ironiquement de ces
dinosaures d’il y a une cinquantaine d’années. Nés dans les dernières décennies du
XXème siècle, ils ont été bercés par la télé. Nous pourrions constater l’importance de
trois types de sensations : visuelle, auditive et tactile. Il suffit de les observer : avec un
MP3 ou un baladeur connecté à l’organe auditif, un téléphone portable sur lesquels ils
sont branchés presque en permanence : ils envoient des textos en créant une nouvelle
écriture, codée. La main : ils manipulent le clavier avec une dextérité éblouissante.
Derrière les écrans, le cliquètement de la souris est un vrai « jeu d’enfant ». Les images
et la musique font partie indissociable de cet univers. Les vidéoclips sont devenus
indispensables pour un lancement discographique. Le «chat », la communication par
excellence. Le blog, une pratique en expansion.
Ils sont habitués à manipuler clavier, souris et manettes. Leur acuité visuelle est
impressionnante. Ces attitudes presque automatisées expliquent aussi la facilité qu’ils
ont pour jouer. La vue rythme, pour les émoticones et les « clins d’œil », un écran qui
bouge en permanence… ou des films de style Matrix. Nous pouvons constater un
certain manque de concentration, presque un impérieux besoin de « mouvement ».

L’univers des jeux vidéo


Les rapports entre cinéma et jeux vidéo sont d’une palpitante actualité. De même
on soupçonne que les jeux vidéo sont en train de devenir un « 8ème art ».
« A la fois art et industrie, un nouveau média est né ». « Une véritable révolution
culturelle ». « Les futures générations regarderont peut-être 2004 comme le moment où
notre monde a changé de paradigme. Cette année- là, pour la première fois dans
l’histoire de la France, le produit «culturel » le plus diffusé fut un jeu vidéo. (Grand
Theft Auto, vendu à un million d'exemplaires, il détrônait le livre Da Vinci Code et ses
800 000 exemplaires.) »12
Avant de rentrer dans cet univers il faut nommer les trois premiers acteurs
majeurs impliqués : l’industrie et les concepteurs, l’œuvre ou le « produit », et les
joueurs, (nous y reviendrons).
Le quatrième acteur (qui met en relief l’ampleur et les répercussions du
phénomène) est constitué par les critiques, chercheurs, théoriciens et journalistes. Ils
sont nombreux, venant d’horizons et disciplines variés (psychanalyse, game designer,
médias, audiovisuel, cinéma). Une énorme quantité de publications sur les nouvelles
pratiques ludiques sont parues ces dernières années. Rien d’étonnant que des « jeunes »,
(disons- le d’emblée : des « pratiquants actifs ») consacrent mémoires, thèses et livres à

12
G. Grallet, J.S. Stelhi, Jeux vidéo, Nous allons tous craquer, L’Express, 24-11-2005.

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ce sujet, en aya nt acquis une connaissance approfondie de par leur propre expérience.
Ils ont vécu, en plus, en côtoyant l’évolution accélérée de ce nouveau média. 13 Les
théoriciens sont parfois aussi des acteurs. En jouant, ils arrivent à mieux préciser,
comprendre et exp liquer la spécificité de cette pratique.
Nous insistons sur un aspect qui nous semble pertinent – et c’est une vraie
« révolution » dans la perception – on ne peut pas en parler en étant « dehors ». La
méconnaissance des « gens d’autres âges » dans ce doma ine s’explique, face à ce qui
possède une réelle étrangeté, une difficulté à être cerné ou partagé. Ce qui a fait couler
tellement d’encre : la réalité virtuelle, est simplement la « réalité » vécue comme telle
pour les joueurs.
Parallèlement, pour quelqu’ un de néophyte, la simple lecture d’un petit article de
presse consacré aux nouveautés ludiques est absolument incompréhensible, mais d’une
extrême clarté pour le public des connaisseurs.
Mais, bien que « jouissance technologique » et, sans doute, d’une qualité plus
« ressentie », les nouvelles pratiques sont apparentées à celles que procurent d’autres
types de jeux, anciens de plusieurs siècles. Pourrions-nous comprendre quelles
sensations et quels sentiments provoquent le déplacement de pièces sur un échiquier,
quel autre espace/temps/réalité est créé ? Là où le temps ne compte plus, là où la réalité
c’est le mécanisme combinatoire dans cet espace, monde infini et imprévisible.
Pourrions- nous comprendre le langage des critiques de parties ? Où analyser ce que, au
niveau symbolique, « une fin de partie » représente ? Peut-être un mécanisme de jeu
n’est- il pas explicable sans avoir été vécu de l’intérieur ? Puisque, c’est sûr, nous
« vivons un jeu ».
Aujourd’hui comme nous l’avons évoqué, cette nouvelle génération de joueurs a
des codes, des expériences ludiques différents, d’autres manières de communiquer, mais
aussi un nouveau « langage », très souvent composé de termes empruntés à l’anglais,
réadaptés pour signifier « autre chose » et qu’ils utilisent pour « valoriser » et juger les
jeux.
Nous ne pouvons pas parler d’une homogénéité des joueurs ni, loin de là, d’une
homogénéité des jeux14 . Mais il existe des classes : les bons joueurs et les autres (que
les premiers méprisent parfois). Ils savent et ne sont pas dupes. Ils sont exigeants : un
nouveau logiciel produit et acclamé par certains articles de presse peut être démoli par
des sentences catégoriques : « un copain m’a dit que le dernier King Kong n’est pas
bien…. »
Nous voyons les dangers de tels jugements qui décrètent le succès ou l’échec. Il
faut être attentif à plusieurs facteurs en prenant en considération les énormes coûts qui

13
C’est grâce à Internet, bien entendu, qu’on peut consulter d’innombrables articles dédiés à ce sujet.
14
Il existe une vaste typologie de jeux : de simulation, de stratégie, de combat, d’aventure, d’exploration,
etc.

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sont derrière l’élaboration d’un logiciel ludique. Il est très intéressant de voir les
confusions, notamment dans ce qu’on appelle les logiciels ludoéducatifs ou
culturels. « Si Versailles fait partie des jeux les plus vendus au monde on avance que ce
ne serait pas le joueur qui l’achète, mais sa mère » signale Fanny Georges. « Ce que le
joueur rejette, ce n’est pas la composante culturelle ou le savoir, mais bel et bien
l’intérêt qu’il aura à apprendre ces informations pour les mettre au service de sa
victoire ». 15
Parallèlement nous avons les « accros » au jeu vidéo en ligne. Gratuits et
payants.
Toute une gamme de « multi-joueurs » variée que les spécialistes essayent de
définir pour mieux en rendre compte et analyser la spécificité de la pratique ludique.
Toutes ces caractéristiques sont, bien entendu, prises en compte par les cabinets
d’études et conseil. Puisque la réussite d’un produit et les enjeux économiques sont
d’une énorme importance de nos jours, il faut avoir une connaissance approfondie des
différents profils des joueurs. Nous reviendrons sur ces aspects économiques en
dernière partie.
Notre propos ici n’est pas d’approfondir ce nouveau domaine fascinant, mais
nous voudrions laisser la parole aux spécialistes et donner surtout quelques références
aux lecteurs pour qu’ils puissent trouver des réponses, ou, pourquoi pas faire émerger
d’autres interrogations. C’est sans doute un sujet ouvert et en ébullition et une analyse
sociologique s’impose aussi : quelles sont les images véhiculées par les jeux ? Et la
place de la femme ? Et les aspects « interculturels » des jeux planétaires ? Sans doute,
trop de choses à dire.
Nous avions évoqué la « nouveauté » du langage pour se référer aux jeux vidéo,
donc nous allons définir quelques termes de base.

Gameplay, game design et level design


Selon Sebastien Genvo 16 , le gameplay c’est ce qui fait la spécificité du jeu : « il
est nécessaire que l’utilisateur soit actif et par ce fait participe à la construction d’une
représentation de l’énoncé. Une partie du contenu est indéfinie ». Cette partie
« indéfinie du contenu », qui laisse place à l’expression de l’utilisateur renvoie à un
terme spécifique du domaine vidéo ludique : celui de gameplay.
Pour les passionnés, le gameplay constitue l’un des critères fondamentaux de
qualité d’un bon jeu vidéo.

15
Sur cet autre aspect intéressant de l’échec des ventes de ces logiciels, nous renvoyons à la lecture de
Fanny Georges, Du stade du miroir au stade de l’écran, in OMNSH Observatoire des Mondes
Numériques en Sciences Humaines.
16
Sébastien Genvo, 2005, Le game design de jeux vidéo : quels types de narration ? ICHM05, 22.09
Paris.

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En reprenant ces deux concepts que nous avons évoqués au début selon
Winnicott : la tension entre liberté d’action (play) et les règles strictes (game) est
primordiale dans l’intérêt que suscite un jeu. L’équilibre entre la liberté de jouer et les
règles et paramètres induit un bon gameplay. Pour qu’un récit soit énoncé, il est
nécessaire que le joueur s’investisse à tout moment du jeu. Il est impératif d’inciter
l’utilisateur à agir. Les concepteurs doivent trouver des artifices d’interaction entre le
jeu et l’utilisateur.
Le game design est le travail consistant à concevoir ces mécanismes ludiques.
De là, les « emprunts transmédiatiques » qui peuvent faire partie de ces artifices
permettant d’investir l’utilisateur dans le monde virtuel qui lui est présenté. Les artifices
s’ancrent directement dans la représentation de l’espace qui est faite au joueur par
l’intermédiaire du level design. Ce terme renvoie à l’environnement et à l’architecture
dans lesquels le joueur va évoluer, ou sa progression dans le niveau de jeu.
Genvo signale aussi que ces trois aspects sont inextricablement liés et c’est
généralement au game designer qu’il incombe de s’occuper de ces trois aspects de
l’œuvre vidéo- ludique.
D’autres termes sont indispensables pour distinguer les multiples possibilités qui
s’ouvrent aux joueurs à partir de la focalisation et l’ocularisation c'est-à-dire la
différence entre savoir et voir.

Sur les avatars, les guilds, l’immersion ludique, les univers persistants
Les jeux multi- utilisateurs en ligne 17 regroupent plusieurs milliers de sujets
(forte population ado et post-adolescente masculine). Ils fonctionnent tout le temps,
indépendamment des joueurs et ils n’ont pas de fin. Le joueur crée son avatar : nom,
genre, apparence physique, caractéristiques. C’est par son intermédiaire qu’il va pouvoir
découvrir et s’approprier le monde virtuel, rencontrer et se lier à d’autres avatars,
accomplir des actions qui vont consolider la puissance et la singularité de son
représentant. On va constituer des groupes stables, puis des guilds. 18 Ce dernier mot, de
résonance moyenâgeuse, est révélateur de liens qui s’établissent : compagnonnage,
fratrie, corporation. Un « corps » social avec des caractéristiques définissables.
Notons les fortes implications narcissiques du sujet : il se renomme avec son
pseudonyme, il se recrée avec une apparence choisie.
Comme le signale à juste titre Etienne A. Amato « l’univers dit persistant se
perpétue sans cesse. Déjà renforcé par cette autonomie temporelle et capacité
cumulative, la consistance de ce monde parallèle au nôtre paraît d’autant plus forte

17
Dénommés MMORPG, Massive Multiple Player Online Role Playing Games
18
Se rapporter à Thomas Gaon, L’avenir d’une illusion, in OMNSH Observatoire des Mondes
Numériques en Sciences Humaines.

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qu’autrui en vérifie l’évidence. La simple présence d’un sujet tiers accrédite
l’authenticité de cette simulation d’existence. »19 .
En effet, cet auteur, en utilisant comme méthode de recherche l’observation
participative (et en s’appuyant sur l’ethno- méthodologie et la semio-pragmatique),
produit une intéressante analyse du jeu Dark Age of Camelot. Quelques définitions et
remarques sont nécessaires puisque, à notre avis, elles peuvent s’appliquer à un
ensemble de pratiques « ludiques ».

L’autre façon de jouer pour de l’argent

Il existe en Chine des entreprises spécialisées, comme IGE, qui travaillent


pour les riches joueurs du monde entier. Ces derniers font jouer les employés à leur
place pour qu’ils leur accumulent de la « monnaie virtuelle » nécessaire pour pouvoir
créer des avatars plus puissants dans certains jeux massivement multi-joueurs.
Par ailleurs, il existe un marché très florissant d’accessoires virtuels, légal ou
parallèle. Ainsi, la société Black Snow, qui commercialisait des objets virtuels, a été
attaquée en justice par les développeurs de Dark Age of Camelot. En revanche, la
société Nexon aurait vendu tout à fait légalement pour 250 M$ d’accessoires virtuels
en 2005. Pour son jeu Kart Rider, on peut acheter des véhicules plus perfectionnés,
des kits de peinture, etc.
Le jeu Project Entropia utilise une monnaie liée au dollar (le PED, valant
0,1$). Les joueurs déposent de l’argent (réel) sur un compte et dépensent leurs PED
au cours du jeu pour acheter des objets virtuels comme une île ou une station
spatiale 20.

Les images palpables ou « actées » sont les images dotées d’une propriété
interactive et il faut agir sur leur contenu. D’où l’auteur parle d’ « habitabilité » de
l’image numérique. « C’est une image habitacle qui accueille la présence d’un regardeur
intégré au contenu de la figuration. En quelque sorte elle l’héberge, lui aménage une
place centrale, autour de laquelle s’articule l’ensemble des éléments représentés ». « Il

19
Etienne Amato, L’immersion en milieu ludique partagé et ses conditions de validité. De l’interactivité
humain-ludiciel à l’interaction finalisée inter-personnages, in OMNSH Observatoire des Mondes
Numériques en Sciences Humaines .
20
Benjamin Chapon, Le deal de pixels, un business bien réel, 20 minutes, 16-11-2005
Moon Ihlwan, Dude, where’s my digital car ?, Business Week, 4-7-05.

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est intéressant de considérer que l’image inscrivant la présence de l’inter-acteur et
englobant sa manifestation s’avère, selon les jeux, plus ou moins hospitalière. Dans les
jeux vidéo, son hôte est invité à y vivre un régime d’existence particulière : précaire,
évolutif et incertain. En tant que joueur, il peut à tout moment en être délogé par un
échec (la mort, la non-atteinte des objectifs) qui retransformera l’image numérique en
milieu hostile et extérieur où il n’est plus possible de survivre. ». « Vu sous cet angle,
l’un des enjeux majeurs des jeux vidéo basés sur la victoire est de se maintenir dans
l’image, de s’y accrocher, pour ne pas être éjecté, pour continuer à se voir agir à
l’écran en direct »21 .
Rien de plus significatif que la colère et la frustration manifestées quand
quelqu'un de l’extérieur fait arrêter le jeu.

Continuer à se voir agir à l’écran, en direct. Le « combat », la lutte (l’agôn) et


« la victoire » sont les ressorts inépuisables mis à l’œuvre dans la plupart des jeux
(vidéo et on line). C’est cette possibilité de se sentir autre dans le personnage de l’avatar
(digne représentant de la mimicry) qui fait preuve de cette relation spéculaire et qui
augmente la densité du vécu.
D’égale importance est la notion de corps imaginaire, d’après celle que le
cinéma a construit. Ainsi Jean-Louis Weissberg déclare : « Au cinéma on commence à
être un peu de l’autre côté, mais pris dans une volonté automatique – la série temporelle
des images enregistrées. Avec des personnages de jeux vidéo, pour la première fois, on
est des deux côtés ; car manipuler une figurine c’est se voir agir d’une certaine façon. Et
se voir agir est la condition pour apprendre à jouer. Jouer c’est se fabriquer ce corps
imaginaire par une sorte de dilatation de notre corps, qui va rencontrer celui de la
figurine : on se voit dedans, mais pas à la manière du cinéma, on se voit dedans par le
cumul mémoriel des effets des actes qu’on a tentés, réussis ou ratés ». 22
L’action qui se déroule à l’écran implique donc un investissement complet du
sujet. Le gameplay fonctionne, comme nous l’avons évoqué, si et seule ment si cette
condition est réalisée. Cette notion « Mais pas à la manière du cinéma » selon
Weissberg nous fait revenir sur les emprunts constants de ces deux médias et voir la
hantise que chacun exerce sur l’autre. 23 Et nous permet d’entrer dans le débat actuel.
Quel avenir dans le rapport jeux vidéo et cinéma ?

21
Il est intéressant de poursuivre la réflexion sur la théorie des quatre instances corporelles : agissante,
perceptive, gestuelle et opérative.
22
Amato Etienne A, Weissberg Jean-Louis . « Le corps à l’épreuve de l’interactivité : Interface,
narrativité, gestualité », in Interfaces, Anomalie digital_arts, n°3, 2003 édition HYX, p.50. Excellent
article de confrontation et d’échange de propositions.
23
Influence mutuelle, il suffit de se rappeler du film Elephant de Gus Van Sant (2003), inspiré par les
principes du jeu vidéo. Voir, par exemple, l’interview de Gus Van Sant par Gerald Peary disponible sur :
http://www.geraldpeary.com

L’année des TIC 2005 Jeux 12


On s’intéresse dans l’actualité aux rapports cinéma/jeux, et à ce qu’on dénomme
frontières perméables. « L’année dernière aux Etats-Unis, les jeux ont rapporté 8
milliards de dollars, presque autant que le cinéma (9 milliards). Le blockbuster de Noël
2005 devrait être le King Kong réalisé par Peter Jackson, le metteur en scène de la
trilogie du Seigneur des Anneaux ». 24
Nous ne pouvons qu’être attentifs à ce que sera le résultat de ces influences
mutuelles dans un futur proche. Et à des batailles qui ne font que commencer.
Dans un article très intéressant paru dans The New York Times 25 , John Leland
s’interroge sur la place des jeux en se demandant si ceux-ci peuvent provoquer des
émotions physiques et intellectuelles comme les arts « consacrés ». Il transcrit les
propos de Steven Spielberg sur le modèle à suivre : le cinéma. En s’adressant aux
étudiants développeurs de jeux de l’Université de Californie du Sud (USC), le grand
cinéaste défie l’industrie d’améliorer l’argument, le développement et le contenu
émotionnel des personnages, comme on a perfectionné l’image et l’action. Selon
Spielberg, « le média aura atteint sa majorité d’âge quand quelqu’un
confessera qu’il a crié au niveau 17 »26 .
Les frontières et contacts sont encore incertains, même si
l’auteur de l’article signale que les nouvelles consoles comme la X Box 360 permettent
aux jeux de ressembler plus au cinéma. Il faut, quand même, prendre en considération le
coût de développement d’un jeu (environ 25 M$ avec les prix des licences pour les
acteurs et la musique). Même s’il est vrai qu’en 2005, plusieurs des jeux les plus vendus
étaient issus de films du Top Ten.
Mais il faut remarquer le début du développement d’une esthétique indépendante
tendant à un budget plus réduit, les casual games (simples/légers). Eric Zimmerman, de
game.Lab, s’oppose à la conception de Spielberg : « l’impulsion de faire pleurer les
gens est une idée erronée sur la représentation émotionnelle. Il y a dans les jeux, par
nature, une incroyable implication émotionnelle. Regardons le poker. Il y a une
implication émotionnelle, de stratégie […]. Les jeux sont des systèmes dynamiques et
participatifs. Il y a un niveau d’argument que le film ne peut pas avoir. Bien que les jeux
ne produisent pas les larmes de M. Spielberg, ils sont un moyen pour faire expérimenter
la culpabilité, puisque le joueur est responsable des actions du personnage de l’écran. »
Et John Leland remarque, à juste titre, comment, dans une société où l’on
montre un certain dégoût pour la « mort », les jeux sont l’un des moyens « de mettre sa
propre mort comme élément central : le défi des développeurs de jeux, donc, ce n’est
pas tellement de faire crier les utilisateurs face à la mort d’un autre, mais de trouver un

24
Article cité.
25
Vidéo Games seek a place in Art’s Realm, Sélection Hebdomadaire du journal Le Monde du
17/12/2005.
26
Traduction de l’auteur.

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sens dans sa propre mort. Ceci est, après tout, une condition humaine universelle. C’est
ce qui permet aux jeux d’ajouter la seule antidote : la possibilité de cliquer pour
recommencer. »
Comme nous le voyons, l’évolution de ce média peut prendre plusieurs voies.
Les positions de Spielberg et Zimmerman explicitent deux conceptions différentes.
C’est vrai que les développeurs et l’industrie cherchent une scénarisation plus
parfaite, et pour un joueur c’est un élément important. Mais le modèle du cinéma exclut
absolument (au moins pour l’instant) ce qui, comme nous l’avons évoqué plus tôt,
définit la spécificité d’un jeu vidéo. Et on ne peut pas tricher avec les règles.
La mort (être effrité, délogé de l’image ou bien tirer/tuer dans le cas de jeux
appelés shooters) est l’une des composantes habituelles de certaines pratiques ludiques.
Mais en général il s’agit de la déjouer, « le recommencement » ou la victoire produit un
plaisir extrême. Pour le joueur il s’agit bien d’une autre réalité, qui n’a rien à voir avec
la vie, même si cela inquiète et déroute les parents. 27

Joueurs professionnels

Pour les passionnés (hard core gamers), il existe depuis plusieurs


années des tournois de jeux vidéo. Les World Cyber Games de Singapour de 2005 sont
comme les Jeux olympiques. : 39 000 spectateurs, 700 concurrents de 67 pays, 600
PC et 30 Xbox, 1000 combats. Il y avait 9 compétitions, dont CounterStrike, Fifa
Soccer, etc. Les Etats-Unis, suivis de la Corée du Sud et du Brésil se sont distingués.
Il existe aussi une ligue des cyberathlètes professionnels (CPL,
Cyberathlete Professional League) dont la compétition finale a eu lieu à New York en
novembre 2005. Sa star, l’Américain Jonathan Wendel, a déjà gagné 350 000 dollars
de prix en 38 tournois depuis qu’il est devenu professionnel en 1999.
Et il y a aussi eu une Coupe du monde qui s’est tenue à Paris en 2005,
avec 750 concurrents et environ 40 000 spectateurs...
www.lacoupedumonde.org

Cette étape intermédiaire entre « l’être petit et le devenir grand » qui caractérise
l’adolescence est assez paradoxale. La recherche de grandeur qui est mise en œuvre
27
Le Dr. Marc Vailleur, hôpital Marmottan, dans : La dépendance au jeu est une drogue, dans une
interview parue dans Ouest France le 11-06-2004 (article en ligne sur freud-lacan.com) déclare : « nous
avons beaucoup de demandes pour des problèmes d’abus ou de dépendance aux jeux vidéo sur Internet
[…] ou le « jeu d’aventures en univers persistant ». – Pour vous, c’est du pur divertissement qui n’apporte
rien ? – Pas du tout. Ces jeux sont tout à fait intéressants, utiles psychologiquement et socialement. C’est
très maturant pour des enfants, des adolescents. Ils permettent de canaliser l’agressivité. »

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dans les jeux vidéo répond certainement à ces inquiétudes. 28 Sur la sorte d’éternité
concédée au joueur (la gestion ludique de la mort) et le rapport « désinvolte et
humoristique », nous renvoyons à la lecture de « La figuration de la mort dans les jeux
vidéo de rôles et d’aventures. De la fonction euphémisation de l’imaginaire ». 29
Nous allons procéder à un croisement de regards, après avoir tenté d’expliquer
les ressorts mis en place dans l’immersion ludique nous devons nous interroger sur
d’autres aspects aussi pertinents : les aspects économiques.

Jeux vidéo : faits récents


Le jeu vidéo est aussi un outil de formation et de recrutement. Ainsi,
les simulateurs de vol sont similaires dans leur architecture à des jeux et on se
souvient des polémiques qui avaient eu lieu au sujet de Flight Simulator au moment
des attentats du 11 septembre 2001. Ce logiciel de simulation de pilotage d’avion
avait été accusé (à tort) de permettre l’entraînement de terroristes. L’armée
américaine franchit un pas supplémentaire : elle a fait développer un jeu (America’s
Army : Rise of a soldier), téléchargeable gratuitement. Le jeu est une introduction
réaliste aux missions et métiers de l’armée de terre.
En matière de simulation, les progrès ont été tellement importants
qu’un coureur automobile comme Alexandre Prémat a pu préparer sa course sur le
nouveau circuit d’Istanbul avec un jeu vidéo du commerce… (et il a gagné le Grand
prix de Turquie en catégorie GP2).

Tous les jeux vidéo ne sont pas à mettre entre toutes les mains, surtout
depuis qu’il y a beaucoup de joueurs adultes. Depuis 2003, les jeux reçoivent donc un
label PEGI (Pan European Game Information ) qui donne des préconisations par âge et
avertit en cas de violence ou d’autres contenus non destinés aux mineurs.

En novembre 2005, la Poste française a émis un carnet de timbres illustrant


les principaux personnages de jeux vidéo, comme Mario, Rayman, Lara Croft, Pac-
Man ou les Sims.

28
Le concept de « grandeur » initié par Boltanski et Thévenot a été utilisé par Trémel dans : Jeux de
rôles, jeu vidéo, multimédia, les faiseurs du monde, PUF, Paris 2001.
29
Article de Delphine Grellier, in OMNSH Observatoire des Mondes Numériques en Sciences
Humaines.

L’année des TIC 2005 Jeux 15


Et les autres jeux ?
La principale catégorie, ce sont les jeux télévisés. Il en existe de
multiples variétés, comme les quiz (Le maillon faible, Questions pour un champion),
les exploits divers (Fort Boyard), les jeux de télé-réalité (depuis les célèbres Big
Brother et Loft Story). D’une part, ces jeux peuvent avoir des durées de vie
extrêmement longues : on a fêté, par exemple, en 2005, la 5000ème émission de
Questions pour un champion, 17 ans à l’antenne sur FR3. Le record est détenu en
France par Des chiffres et des lettres, créé en 1965 par Armand Jammot – c’était à
l’époque Le mot le plus long. Mais, les spécialistes pensent que le domaine des jeux
télévisés est actuellement sinistré. Il n’y a plus trop d’idées nouvelles et les
audiences reculent 30.
Les jeux sur mobiles sont traités dans le chapitre sur la convergence.

Le marché des jeux : une machine à sous ?


Pourquoi le jeu marche-t-il ?

Jeux vidéo
Nous allons nous référer d’abord aux trois pôles qui font face aux joueurs : les
constructeurs de consoles, les studios de développement et les éditeurs, qui ont, comme
le signale Le Diberder, des rapports asymétriques 31 : « les fabricants de consoles
dominent les éditeurs. Plus l’éditeur est petit, plus cette domination est brutale. Les
éditeurs, eux, dominent les studios de développement. En contrepartie d’un rôle de
banquier, ils leur imposent des contrats qui leur font supporter le risque de la production
et les confinent dans le rôle d’atelier à façon. »
Donc les «studios de développement » sont les créateurs des jeux, les éditeurs
prennent en charge la « vie » du jeu après sa création intellectuelle : financement,
marketing, commerce en gros. Les grands éditeurs sont Electronic Arts (Etats-Unis),
Atari (France), Ubi Soft (France), Eidos (Royaume Uni), Enix (Japon). Ces pôles
peuvent être fondus au sein d’une même structure. Ainsi un ou plusieurs studios
peuvent être intégrés à un éditeur.

30
Raphaël Garrigos , Isabelle Roberts, Jeu déprime, Libération, 15-10-2005.
31
Le Diberder, Alain, Le Diberder, Frédéric, L’Univers des jeux vidéo, La Découverte 2001 ; également :
La création de jeux vidéo en France en 2001, Développement Culturel, 139, juillet 2002.

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Coût de production d’un logiciel ludique

Pour le patron d’Ubisoft, le budget moyen d’un titre est de 30 M€. King Kong
a coûté au moins 60 M€. Pour qu’un jeu soit rentable, il faut vendre 1,5 million de
copies, indique David Nadal, l’un des cofondateurs d’Eden.
Les enjeux économiques des jeux vidéos concernent aussi les annonceurs.
L’agence de publicité TBWA prédit l’arrivée de jeux spécialement créés par des
marques, les advergames. Ainsi, l’équipementier de loisirs Lafuma a fait développer
un jeu. Lafuma Unlimited, qui porte sur la nouvelle discipline de course, le trial. Le
jeu ne fait pas directement de publicité mais véhicule les valeurs de la marque.
Par ailleurs, la plupart des marques essaient de se rendre visibles dans les
jeux. Certaines licences sont très recherchées et coûtent cher. On peut penser aux
images des stars du football - et un jeu comme Fifa (football) comporte près de 10
000 joueurs. D’autres marques sont heureuses de voir leurs productions faire de la
figuration. D’autres enfin refusent. Ainsi, dans le jeu Pro Cycling Manager, une
quinzaine d’équipes cyclistes ont accepté, mais T-Mobile a refusé. Le coureur Jan
Ullrich est donc devenu Jan Ullrach. Pour le jeu Project Gotham Racing 3 (Blizzard)
on a reproduit des photos de Tokyo, Londres, New York et Las Vegas et on a demandé
aux commerçants l’autorisation pour reproduire leurs magasins. De même, il faut
négocier pour reproduire des voitures comme les Lamborghini et Ferrari.

Le Monde, 8-7-05 ; Les Echos, 15-12-05.

Dans un entretien, Alain Le Diberder 32 signale : « il y a une phase initiale où les


innovations de produit sont essentielles. Ensuite, à mesure qu’un marché de masse est
conquis, les innovations de procédé de fabrication d’un produit désormais banal sont
déterminantes et vient le règne du marketing. La question n’est plus qui a la meilleure
fiche technique, mais qui sait le mieux vendre et maîtrise le mieux ses coûts. »
La concurrence est donc forte entre les éditeurs de jeux vidéo et les risques sont
élevés. C’est ce qui explique le succès de suites de jeux, car les éditeurs préfèrent les
recycler pour minimiser la prise de risques.

32
Interview avec Alain Le Diberder réalisée le 9-03-2004, Revue de Web de la mission pour l’Economie
numérique, disponible à : http://www.men.minefi.gouv.fr/webmen/revuedeweb/jeuxvideo.html

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L’ouverture du marché pour conquérir un public « adulte » est un secteur qui est
en plein développement. Selon une étude de la Sofres, près de 30 % des amateurs
correspondent à la tranche d’âge des plus de 35 ans. De même la prolifération des
consoles dans les salons va permettre les « jeux » conviviaux.

Jeux en réseau
Personne ne peut prédire, à l’heure actuelle, quelle sera l’évolution du secteur.
Est-ce que les jeux on line sont des concurrents des jeux off line ? Acheter un jeu ou
s’abonner (à un petit prix) pour télécharger à volonté ? C’est vraiment, à notre avis, une
question assez importante qui peut peser très lourd et avoir d’énormes conséquences sur
le plan économique.
Si Pinault PPR (à qui on ne peut certainement pas nier un certain flair pour les
affaires), propriétaire du site surcouf.com lance avec Metaboli une plate- forme de
téléchargement à volonté de jeux vidéo, nous pouvons être sûrs que le phénomène a le
vent en poupe. D’ailleurs, tous les autres (Atari, Ubisoft, THQ, Eidos) se lancent aussi.
Metaboli mérite notre attention, avec d’une part des projets audacieux, et d’autre part
une stratégie claire concernant la qualité des produits proposés et l’expansion du
marché. Ce distributeur en ligne lève 6 M€ pour son développement européen. Le site,
créé en 2001, entre ainsi dans une deuxième phase de son développement. Intel Capital,
Innovacom et Alven Capital sont les trois nouveaux fonds d’investissement qui
rejoignent le capital de la société.
Dans une interview, le PDG de Metaboli, Pierre Goubet 33 , explique son
positionnement et sa future politique : « la plupart des portails proposant la vente et le
téléchargement de jeux sur Internet proposent des jeux casual, légers et simples. Nous
nous positionnons sur des « vrais jeux vidéo » comme ceux qui sont proposés dans le
commerce, grâce à des partenariats que nous avons pu mettre en place, avec, entre
autres Atari, Codemasters, Microsoft ou Ubisoft. C’est un positionnement quasi unique
en Europe. Notre modèle a été validé en France. Nous comptons aujourd’hui 25 000
abonnés, dont 20 000 acquis au cours des douze derniers mois. Notre chiffre d’affaires a
été multiplié par quatre en l’espace d’un an et nous tablons sur un revenu supérieur à 3
M€ en 2005. Nous pensons donc que nous pouvons désormais exporter ce modèle sur
les principaux marchés européens. » A la question sur l’évolution probable des jeux en
ligne, P. Goubet répond que, selon une étude récente, ils pourraient passer de 23
milliards de dollars en 2004 à 55 milliards en 2008.
Ce qui peut attirer les internautes ludiques c’est cette possibilité de
téléchargement à des prix pas trop élevés (formules à 9,90 € et 19,90 €) pour utiliser
l’ensemble d’un catalogue. Et jouer à volonté.

33
http://www.journaldunet.com/ 05-11-2005

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Jeu vidéo : une année 2005 exceptionnelle
Alors que le secteur pèse presque 33 milliards de dollars en 2005 selon ABI
Research, qu’il a dépassé en importance économique le cinéma et va rattraper la
musique, l’économie du jeu vidéo reste structurée par deux grands faits :
• D’une part, les progrès ultra-rapides et réguliers des micro-processeurs créent
une succession de générations de matériel, avec des sauts importants de
performance de l’une à l’autre. Sur ce marché mondial, les investissements sont
colossaux et seuls quelques acteurs peuvent prétendre y jouer un rôle
significatif : il y a quelques années Nintendo, Sega et Sony ; maintenant Sony,
Microsoft et Nintendo.
• D’autre part, il faut toujours associer consoles et jeux. L’édition des jeux eux-
mêmes se rapproche de celle de l’édition traditionnelle, avec des coûts fixes
élevés. Les grands éditeurs souffrent en 2005 et enchaînent les « avertissements
sur résultats », car ils sont dépendants des achats de consoles neuves.
En effet, l’année 2005 a été exceptionnelle sur ce point avec la sortie de
plusieurs nouvelles consoles en France :
• La DS (dual screen , 149 €) sortie en mars (aux USA : novembre 2004), console
portable très innovante de Nintendo. Avec ses deux écrans tactiles, son micro et
une liaison sans fil, elle accepte des jeux aux nouvelles fonctionnalités comme le
célèbre Nintendogs. Ce jeu, basé sur le principe du Tamagotchi, permet d’élever
des chiens virtuels. On leur parle grâce au micro de la console, on joue avec eux,
et ils communiquent d’une DS à l’autre par la liaison sans fil ;
• La PSP de Sony (250 €) sortie en novembre (au Japon, en septembre), est une
autre console portable multimédia dont le principal attrait est son grand écran.
Elle accepte naturellement les jeux, mais aussi la vidéo, la musique, etc. Sony
utilise un format propriétaire de DVD appelé UMD ;
• Enfin, la Xbox 360 de Microsoft (299 ou 399 € selon la version, sortie en
décembre), console de salon aux superbes performances. Les jeux sont plus chers
que pour les autres consoles (67 à 70 €). Mais le lancement mondial de cette
console, en quelques semaines, a buté sur de gros problèmes de disponibilité. Les
ventes ont été décevantes, très en- dessous des 3 millions d’exemplaires visés en
3 mois, car le produit est resté largement introuvable au moment crucial des
fêtes de fin d’année. Microsoft a dû mettre en place un pont aérien entre les
usines chinoises et l’Europe.

En 2006, on attend la sortie de la Playstation 3 de Sony et de la nouvelle


console Revolution de Nintendo.

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Notre pays est actuellement le troisième marché européen derrière le Royaume-
Uni et l'Allemagne avec plus d'un milliard d'euros de chiffre d'affaires, soit 15 % de
croissance annuelle et 15 millions de joueurs. Historiquement, la France est un pays de
création de jeux vidéo. Aujourd'hui encore, trois des dix plus grands éditeurs mondiaux
sont français : Ubisoft, Atari, et Vivendi Universal Games. Il en est de même pour les
éditeurs de jeux vidéo sur mobile, un secteur qui explose. Près d'une soixantaine de
studios de développement participent à la création de jeux sur le territoire, répartis
principalement autour de deux pôles, l’Ile de France et la région lyonnaise. Aujourd'hui,
on estime à 1 500 le nombre d'emplois directement liés à la création de jeux vidéo sur le
sol français. Pourtant, il y a cinq ans, le pays comptait 5 000 employés dans ce secteur
mais la concurrence du Canada et de l'Asie a provoqué une baisse des effectifs de 50 %
depuis 2000.
Dans le même temps, les éditeurs français deviennent des cibles pour les groupes
étrangers comme le leader mondial Electronic Arts qui est entré en décembre 2004 dans
le capital d'Ubisoft, devenant son premier actionnaire.

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